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kw {8} Découvrez Ia nouvelle version de 2édiger un commentaire HUMANITAS : ORIGINALITE D‘'UN CONCEPT CICERONIEN par Francois Prost Le mot et la chose I a langue latine repugne a I'abstraction: certes, les substan- ifs abstraits existent, mais leur effectif et leur usage restent considérablement plus limités qu’en grec; d'oil I'abondance de ces expressions concrétes, qui pourraient faire croire & une rela- tive incapacité & abstraire : res gestae, les « choses faites » pour I’his- toire, res novae, « les choses nouvelles » pour la révolution, etc. Le ‘cas du substantif humanitas n'en est que plus remarquable: d'abord, par sa signification trés abstraite ; ensuite, par son identité propre- ment latine: le terme n’a pas été forgé pour traduire un substantif grec, mais reflete une préoccupation latine - et dans son emploi le plus remarquable, cicéronienne. Les Romains, croit-on volontiers, ont pas la téte philosophique, et les spécialistes de la philosophie ancienne eux-mémes répugnent bien souvent & voir en Cicéron autre chose qu'un compilateur plus ou moins éclairé. Le fait est que c'est 2& lui que la tradition européenne doit le concept d’humanitas, sans lequel on ne peut comprendre ni les « humanités » classiques, ni « 'humanisme » renaissant ou universe, nila notion de « crime contre I'humanité», ni ensemble des engagements modernes relevant de « humanitaire ». Laccomplissement mérite d'etre salue. En latin (classique), si abstraction tend donc souvent 3 s’ex- primer par le concret, & inverse, le terme abstrait ne s‘emploie pas pour recouvrir une multiplicité concréte : pour cette raison, le terme d'humanitas ne désigne pas « I'humanité» au sens de l'ensemble des étres humains, du genre humain; ce n‘est qu'avec les auteurs eT HUMANITAS : ORIGINALITE O-UN CONCEPT CICERONIEN chrétiens que le terme rejoindra en ce sens le classique genus humanum’. Le substantif classique exprime une diposition, pensable abstraitement, manifestant les caracteres de humain. D‘autre part, le terme est de création assez récente: vraisemblablement au début du I siécle av. J.-C. Ses premitres occurrences littéraires se rencon- trent dans la Rhétorique & Hérennius (i, 24; 26; 50; IV, 12; 23) et dans le Pour Quintus cicéronien (51 et 97), deux textes datant des, années quatre-vingt. Dans ce contexte rhétorique, point important. A mon sens, e terme désigne, assez généralemert, une disposition de fraternité fondée sur le sentiment d’appartenance au genre humain. mais d'autres temoins permettent, des cette origine, de cerner la complexité de la notion. Les premiéres lettres conservées de Cicéron (années 68-59, CU, t. 1) suggerent une sorte d'éclate- ment du terme: dans les lettres privées ou de courtoisie, "huma- nitas parait un concept asse2 faible, peu défin, reccuvrant 'affabilité, la politesse, la complaisance, le bon gré: dispositions psychologiques qu'on ose & peine qualifier de vertus, et qui relbvent essentielle- ment de lurbanité des rapports sociaux; sans doute est-ce la le sens premier, commun et non specialise du terme, assez loin du concept ui sélabore a la méme époque. Enfin, comme tout met, humanitas 'appréhende dans un rapport opposition etde comparaizon avec d'autres termes. En occurrence, dans esprit des Romains, une trompeuse ressemtlance phonétique {8 apparié par contraste humanus (et termes derives) et immanis (e monstrueux», « affreux., «cruel», et.) ~ alors que, si humanus procéde de la méme racine que le grec chthén, laterre, immanis est antonyme de I'adjectif manis, « bon», qui n’est plus employé & repoque classique que dans Manes, « les Manes», les esprits des ‘morts désignés ainsi par antiphrase. Le Romain tend donc 8 penser impliciterent ou explicitement Hhumanus comms contraire postif de limmanis, lui-méme chargé en retour de la ntgation de toutes les valeurs humaines. D’autre part, cette fois dars les elaborations savantes, la confrontation avec le grec va tot conduire le substantif latin & absorber et réunir les deux notions grecques, a la fois philo- sophiques et culturelles, de philanthropia et de prideia, ‘Au bout ducompte, cst donc en synthése, complexe, de quatre perspectives que va se constituer I"humanitascicéronienne : une fac lite do rapportsinterpersonnels, prisée dane la haute sociétérattinés du temps; une idée de I'homme comme genre d’étres naturels, orteurs de vaieurs dont ta « monstruosité» sous toutes ses formes consacre la négation; un sentiment dattachement et de devoir de 2r un commentaire solidarité envers les autres membres de Vespace; enfin, une defini. tion de humain par ses ceuvres formant une culture. Uhumain et son contraire Les premitres occurrences qui attachent au terme un contenu lair de pensée sur la nature de "homme, se trouvent chez Cicéron dans des discours judicaires, relatifs 3 des affaires criminelles. Ains| discours de 80 pour Roscius &'Amérie, victime d'un coup monté par des proches en collusion avec I'éminence grise de Sys. Dans ce ‘contexte, 'appel 8 I’humanitas procede de la volonteé de definir un ‘cadre de référence, en quelque serte minimal, mais supérieur et pour- rait-on dire transcendant, en sortant la fois de lomniére d'un juri dizme tatillon d'aileurs pervert au principe par des vices de procédure, et du pidge tendu par la mainmise du pouvoir sur les tribunaux. accusation de parricide, portant atteinte au plus sacré des liens humains, ape tion & ses semblables, et le chatiment, archaique et exceptionne! (coupable cousu dans un sac, avec divers animaux juges porteurs de Pollution, etjeté vif dans le Tibre) renvoyat la société tout entire 2 ses origines, partagees entre une brutalité primitive et un effort pour sorts, notamment par le droit, de lenimalité. Pour Cicéron, i Sfagit alors de définir un ordre spécifique de Ihumain, par opposi- tion & une bestialité marquée parl'ignorance de tout droitet de tout s2cr6, un ragne naif de la violence égoiste, oi tout est permis parce que rien n’est interdit; de l'autre, par voie de conséquence, de _dénoncer les perversions (privées cher les accusateurs, publiques au sommet de l'état) de cet ordre méme, qui réintroduisent dans la ‘communauté humaine cette sauvagere, mais alors dépouilée de son innocence et travestie en dr és lors, deux lignes de force s’esquissent, & la fois valbles pour ‘elles-mémes et profondément lites au contexte de cise politique et de crise des valeurs & l'époque de la République tardive’. Ainsi le lien consubstantiel entre humanité et sociabilité, dans le spect de valeurs transcendantes, ordonnera la réflexion politique du De repu- blica (55) et du De legibus (52) :il ‘agit alors de poser ou restaurer les fondements d'une communauté humaine ordonnée selon la justice ‘et le droit, condition nécessare et suffisante & la sortie du ragne de Vanimalité, cela & un moment de crise ol tous les cadres institu tionnels paraissent céder 3 la pression de la force ambitieuse des imperatores. Uhumanitas seconstitue alors en sanctuaire ées valeurs réflexion sur la nature de homme dans ea rela- 3 ORIGINALITE D'UN CONCEPT Cc! RONIEN morales, percues d'une part, comme fondatrices de toute société de droit, d'autre part, comme héritage du mos maiorum, la tradition romaine inscrivant dans l'histoire ces valeurs. La négation de cette ‘humanitas est incarnée par la figure du tyrar, en acte ou en pui sance: immanis 3 la fois dans la sauvagerie de ‘a disposition person- nelle et dans son effort de destruction de la société humaine. Uhumanitas s'atfirme alors comme concept « engage», dirait-on aujourd'hui. La réflexion surla nature humaine est lige 3 une réflexion sur la société, en particulier la société politique, la place et le rdlede homme dans cette société, et va de pair avec un engagement par rapport au politique, en soi et tel qu'il se présente & une époque donnée. De ce point de vue, la conférence de Sartre en 45, marquée par 'engagement contre le nazisme et le fasiisme, et publiée sous le titre « Vexistentialisme est un humanisme », montre une belle fid6. lité a Vorigine, puisque c'est & ce concept d'humanisme que Sartre renvoie pour articuler une position philosophique (I'existentialisme comme « angoisse et « délaissement ») et un engagement politique (soutien critique au communisme au nom de la liberté, face aux marxistes contemporains, hostiles & légard de toute critique). ide reste cardinale dans la pensée éthique de Cicéron, mame si le terme d'humanitas n’apparait pas massivement dans les traités De finibus et Tusculanes (sans doute du fait qu'i n‘a pas de correspon- dant grec dans les sources de l'auteur). ensemble De senectute ~ De amicitia ~ De officis, qui a joué un réle capital dans la constitu- tionde lhumanisme renaissant, sera évoque plus loin. Disons imple- ment, sous le présent chapitre, que la persée cicéronienne de humanitas, dans "ensemble du corpus de phiosophie morale, s'or- donne, avec des géomeétries variables, autour de deux axes: le premier ‘est une distance critique, constamment prise par rapport aux natu- ralismes hellénistiques (stoicisme et épicurismel, qui définissent I’hu- manité de l'homme et avec elle le meilleur de ses valeurs par son inclusion dans une nature universelle, source de toutes valeurs, qu'il suffit & homme de suivre comme son guide pour trouver ou retro- ver, ala fois en elle et en lui-méme, les princpes directeurs de son action conduisant au plein épanouissement de sa nature d'homme. A ce principe qu’on pourrait appeler de nécessaire suffisance, Cicéron 1a de cesse d'opposer, avec plus ou moins de vigueur polemique, exigence d'une sortie de l'ordre naturel dénoncé pour ses dangers intrinséques (dans le cas de I'épicurisme) et so illusoire providence (Gans le cas du stoicisme). Corollairement, le second axe creuse I'an- tagonisme humanitas - immanitas, cette derriére tendant, notam- amentaire ment dans le De officis, & se dedoubler en feritas « besticlite » (qualité des ferae: les bétes sauvages). Le couple immanitas-feritas exprime homme qui (contre, fait la béte et la béte dans homme, figures complémentaires d'une négation essentielle inscrite sur un fond d’aporie. lorsque la nature manque 4 pourvoir tout. En tout «as, la legon sera retenue par les premiers humanistes renaissants, si Yon songe, par exemple, au mot d'ordre de Pétrarque, « humani- tatem induere feritatemque deponere», qui laisse cuverte la défi- nition positive de cette humanitas, au moins dans unpremier temps réduite a effort méme pour sortir de la bestialite. Une définition négative de I"humain ? Dans Vordre de l'éthique, les Anciensont volontiers sensé homme par rapport, d'un c6té, a animal, de Vautre, au dieut Chez Cicéron, fidele ala tradition platonicienne, effort pour arracher Thomme & la bestialité se complete par lappel a la transcendance du divin, qui dégage les valeurs d'un strict enracinement dans la nature. De fait, latentation estsouvent forte de franchir le pas, ¢'idertifierrhumain au sanctuaire de ces valeurs, Asavoir son Ame, essentiellement divine, immortelle, et appelée & rejoindre cette sphere supia-céleste dont lle émane: tentation qui se lit, notamment, dans le fragment du livre 6 du De republica, appelé le Songe de Scipion, comme dans I'an- thropologie des livres 1 et 5 des Tusculanes, et qui reformule lalecon platonicienne (ou pseudo-platonicienne, dans le cas dun apocryphe) du Premier Alcibiade. & savoir que I'homme nest pas autre chose que son ame. Mais cette « envolée» appelle deux réserves. D'abord, 2 ce discours philosophique s‘opposent, ou du moins font contre- point, nombre de textes contemporains, plus personnels et moins doctrinaux, qui avouent un doute persistant sur la validité de cette croyance, et jettent plus souvent une ombre de desolation sur les espoirs d'immortalité entretenus par le dernier Cicéron*: l'aporie sur {a nature uitime de homme rest pas défnitivement résorbée. D’autre part, et plus essentiellement, rhomme se doit certes daspirer 8 déve- lopper ce quil y a de divin en lui, mais il ne peut oublier qu'il n’est pas dieu ~cest erreur, empreinte d'habris, des deux naturalismes hrellénistiques que de croire qu'il peut s'y identifier vraiment ~ et stricto sensu, son entreprise est effort d'asimilation au divin, non pas identification: Finjonction fondatrice est ici celle du Théétete platonicien (1766), « homoidsis theo(i) » « dansla mesure du possible»; c'est cette mesure, jamais reduite, qui donne son sens 3 amentaire 36 Tenteprise, marque sa limite, et la constitue comme effort jamals achevé. Le apport au divin, versant complémentaire cu rapport a 'animal, ne suffit donc pas a constituer pleinement une nature humaine. Cet ‘aspect de la pensée cicéronienne est propre, si'on veut, & une époaue, ‘et 8 un contexte philosophique dominé parle naturalisme hellénis- tique. Toutefo’, les philosophes postérieurs a Ciéron, qui ontherité du concept d'humanitas et contribué a la construction de rhuma- nisme (sous divers visages), semblent partage’ avec lui une forte tension dans le rapport Ihumain. O'un cote, In centralité airmee de la question de homme (par opposition a rhésémonie d'une onto- logie ou dune théologie), del'autr, bien souvent, la reconnaissance 4u caractére sinon impossible, du moins problématique, de la déti- nition de "homme. En tout cas, onne part pas d'une défintion pleine et claire de homme pour édifier sur elle une doctrine; au contraire, la reffexion paralt sélatorer sur un vide, ou ur probleme, et cons- titue volontiers I'humanisme en conscience de cette lacune ou de Cette difficult, voirele le 8 une définition tantit impossible, tantot négative, de rhomme ~ comme si humanisme, comme démarche, consistait d'abord a penser la difficuté ou homme est de se défiir luieméme, voire, comme philosophie, a tirer les conséquences d'une analyse de ce que I'homme rvest pas, bien plutet que d'une petition de ce quiil serait. De ce point de vue, on peut rapprocher de Cictron, en tout premier lieu, Montaigne, chez qui bien des travaux récents ont souligné le aractére négatif d'une definition impossible de I'romme®. Montaigne, 8 la difference de Cicéron, tend a valoriser le modele animal, et autre part, via la foi, pense homme en rappert avec la perfection

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