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Arc 5 

: L’Empire d’Or

Auteur : Yorak
« La richesse est comme l’eau de mer. Plus on en boit, plus on a soif. »

Schopenhauer
Table des matières

Prologue.................................................................................. 4
Chapitre 1..............................................................................46
Chapitre 2............................................................................102
Chapitre 3.............................................................................154
Chapitre 4...........................................................................208
Chapitre 5.............................................................................257
Épilogue................................................................................. 319
Prologue

En direction pour Liris, quelques heures s’étaient écoulées.


Sans surprise, si nous prenions tellement de temps pour
rejoindre la ville après avoir franchi la frontière, c’était
simplement parce que les indications étaient mal faites. En
principe, rejoindre cette cité frontalière était un jeu d’enfant,
nous avait-on dit.
Oui, les gens qui ont le sens de l’orientation ne savent pas ni
indiquer ni flécher pour ceux qui en ont réellement besoin !
Au fond, d’ailleurs, s’ils savent si bien se repérer, pourquoi
mettre des panneaux ?
Cette tâche devrait incomber à nous autres nuls pour qu’on
puisse communiquer entre nous :
« Eh ! Suis ce chemin pourri dans le bosquet. Même s’il est à
moitié occupé par la broussaille, c’est le bon, je t’assure ! »
Ce genre de consignes nous auraient été bien pratiques !
En effet, depuis la frontière, il fallait traverser quelques
bosquets pour rejoindre la cité de Liris, rien de dramatique de
l’avis général, même pas une heure de marche mais, à la
première bifurcation, nous aurions sûrement dû prendre à
gauche, or le chemin avait été envahi par des sortes de fougères
et nous ne l’avions pas vu.

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La conclusion de notre aventure : deux heures après avoir
franchi la frontière, nous arrivâmes dans un village où on nous
indiqua avoir fait fausse route et on nous expliqua qu’il fallait
revenir à la première bifurcation.
Même savoir l’endroit où nous nous étions trompées ne nous
aida pas. De retour dans le bosquet, nous rebroussâmes chemin
et à la dite bifurcation, nous ne trouvâmes pas la route indiquée.
D’ailleurs, nous n’étions même plus sûres de quel était le
« premier croisement » à force de marcher dans cet endroit sans
repères.
C’est par le plus grand des hasards que Mysty repéra le
panneau à moitié couvert par la végétation que nous avions
manqué, ainsi que le bon chemin.
De toute manière, même pour l’elfe maladroite que j’étais, je
trouvais que la végétation poussait de manière étrange. Je
pouvais difficilement l’expliquer, c’était plus une impression.
— Sûrement à cause des guerres, me dit Naeviah. Ce coin
proche de la frontière a été le théâtre de nombreux conflits et
d’utilisation de rituels de magie tactique. Tu devrais savoir qu’ils
ont tendance à bouleverser les énergies naturelles.
— En effet…
Même si j’en connaissais la théorie, je n’avais jamais mené de
rituel offensif tactique. Il s’agissait de sorts (rituels) à très grande
échelle, un peu comme celui qu’essayait de lancer le géant
arcanique. Ce dernier l’exécutait seul, mais en principe les rituels
tactiques s’effectuaient en groupe et pouvaient causer la

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destruction de masse, annihilant une ville, jetant le fléau sur une
région, etc.
D’après mon mentor, cela faisait bien longtemps que même
les humains ne les utilisaient plus. Non pas par gentillesse, mais
simplement qu’au cours des guerres la majeure partie avaient été
perdus.
Il allait sans dire que les mages qui en avaient eu connaissance
avait été les cibles prioritaires et avaient souvent été assassinés
par des traîtres dans leurs propres rangs.
La nature, en tant que petite « fragile », n’aimait pas trop les
perturbations magiques. Le résultat était des arbres tordus, de la
végétation qui poussait follement d’un côté et aucunement d’un
autre.
Bref, ce n’était pas forcément le sujet qui m’intéressait le plus,
d’autant que j’étais fatiguée et énervée de m’être à nouveau
perdue.
C’est finalement en milieu d’après-midi que nous arrivâmes à
Liris. Mais, il nous fallut alors faire la queue pour entrer.
En tant qu’ancienne habitante de Tokyo, j’étais confiante dans
ma capacité d’endurer les files d’attente. Là-bas, il n’était pas rare
de devoir attendre simplement pour manger dans un restaurant à
la mode. Et je ne parlais même pas des événements comme le
Comiket ou les parcs d’attractions ou les ouvertures de centre
commerciaux.

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Néanmoins, au Japon, les files d’attente étaient bien
organisées, elles suivent des règles et étaient encadrées pour
éviter l’anarchie.
Mais ce n’était pas le cas ici : c’était un chaos total !
Les marchands avec leurs chariots étaient entassés, chacun
essayant d’avancer en volant la place des autres. Il fallait non
seulement être vigilant mais même agressif pour ne pas se faire
dépasser.
Pour notre part, nous avions Tyesphaine qui intimidait
naturellement avec son armure. De plus, il était difficile de la
bousculer sans s’embrocher sur ses pointes. Et Mysty était
habituée à ce genre d’ambiance. Elle surprit même un enfant qui
avait essayé de faire les poches de Naeviah. Le garnement ne
demanda pas son reste et s’enfuit. Suite à cet incident, Mysty
nous expliqua que certains enfants pauvres survivaient ainsi et
nous mis en garde contre ce risque.
D’après les autorités, il était censé y avoir plusieurs files : celle
des marchands avec des laissez-passer, autrement dit les
étrangers ; celle des paysans locaux qui pouvaient entrer
moyennant une inspection sommaire et une taxe ; celle des
résidents qui en principe n’avaient besoin de s’acquitter de rien
du tout, mais devaient montrer des documents ; et celle des
riches qui eux passaient par une porte spéciale.
Les trois files normales, dirons-nous, passaient toutes par la
même porte, tandis que les riches par celle à côté. Les résidents
avaient le droit d’utiliser la même porte que les riches, mais

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uniquement après s’être acquittés d’une taxe exceptionnelle. Les
autres étaient condamnés à attendre le bon vouloir des gardes.
Et autant le dire de suite, leur travail était bâclé au possible !
Que ce fût la gestion des files, qui s’étaient finalement mélangée
pour former un troupeau, mais aussi les contrôles, rien n’était
bien fait !
Apparemment, ils avaient des quotas et des ordres de
passages. Il était donc possible d’arriver au niveau des portes et
de simplement être rejeté car c’était le tour des marchands et non
des agriculteurs, et inversement.
D’autre part, la vitesse des contrôles dépendait totalement des
« pourboires » versés en plus des taxes.
Et enfin, il fallait savoir qu’il y avait des passeurs, des gardes
en période de repos qui faisaient des extras en proposant des
passages rapides moyennant finance. Puisqu’ils connaissaient les
gardes à l’entrée, ils pouvaient proposer leurs services au fond de
la file pour les faire traverser rapidement.
Dans les faits, le gain de temps m’avait paru risible et
totalement aléatoire. Nous n’avions pas tout de suite vu ce genre
de service à notre arrivée, aucun de ces agents particuliers n’avait
été là. D’ailleurs, c’était encore une fois Mysty qui nous en
expliqua le principe. Elle n’était jamais venue dans cette ville
mais elle en comprenait les magouilles et les corruptions assez
facilement.
De toute manière, j’aurais été contre l’emploi de ce
« service » qui n’aurait jamais pas dû exister. Payer un

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supplément pour un droit dont nous disposions de base, c’était
ridicule !
Toutefois, après quelques heures d’attente dans ce climat de
plus en plus frais, j’avais les pieds gelés et je m’intéressais en
silence aux activités de ces truands opportunistes. Bien sûr, je ne
reviendrais jamais sur ma décision... mais j’en avais bien
l’envie...
Comme je le disais, le gain de temps était très aléatoire. Je vis
une marchande et son mari passer de l’arrière de la queue
jusqu’à la porte. Refusés, leur passeur s’arrangea avec les gardes
de la porte spéciale, totalement inutilisées à ce moment-là (oui,
elle aurait pu servir à diviser la foule et les faire entrer plus vite,
mais non !), et ils purent avoir le privilège d’entrer de la sorte.
Par contre, des agriculteurs avec leurs charrues qui avaient
payé le même service, furent simplement refusés et ne purent
que gagner quelques places.
En gros, ce n’était jamais totalement inutile mais c’était
malgré tout payer sans garantie de résultat.
Le pire, ce fut lorsqu’arriva notre tour.
L’énorme porte de la ville se dressait devant nous, il n’y avait
plus que deux marchands devant nous. Le premier passa sans
problème. Le suivant eut droit à une inspection en détail qui me
parut durer une éternité.
Mais lorsque vint notre tour, les gardes fermèrent les portes et
nous lancèrent un simple : « pause repas », sans autre
explication.
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— Quoi ?! m’écriai-je en colère.
Ne pouvaient-ils pas affecter d’autres gardes plutôt que tout
fermer ?
Je me retins de détruire la porte avec ma magie. Naeviah était
dans le même genre d’état que moi. Il était évident que lorsque
les gardes reviendraient les choses tourneraient mal, nous avions
perdue toute notre patience.
Tyesphaine tenta de nous calmer, elle nous donna nos
sandwichs préparés par Mysty mais avec Naeviah nous étions
disposés à ne pas nous laisser faire.
Une heure plus tard, les gardes revinrent à leur poste pour les
dernières entrées de la journée. Considérant le monde qui restait
derrière nous, je ne voyais pas comment ils pouvaient faire
entrer tout le monde avant fermeture des portes de la cité.
Une fois de plus, Mysty m’expliqua ce qui n’était qu’une
illustration de plus de l’incompétence des gardes de la cité : les
derniers passaient simplement sans contrôle, mais les gardes
augmentaient automatiquement les taxes. Ceux qui ne voulaient
pas payer, étaient condamnés à dormir devant les remparts.
Bien sûr, retenir les gens dehors était une perte économique
pour les gardes qui se remplissaient bien les poches, aussi la taxe
additionnelle était très souvent à la tête du client.
Lorsque ce fut ENFIN notre tour…
Naeviah et moi jetâmes un regard décidé à en découdre à nos
gardes, mais Mysty nous devança et me donna même une claque
sur les fesses en passant :
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— Oh là ! Bien le bonsoir, messieurs les gardes ! Le repas
était bon ? Dites, dites, nous avons nous-mêmes la dalle, nous
pourrions entrer ? Nous avons bien sûr nos laissez-passer…
Elle tendit nos quatre documents— qu’elle nous avait dérobé
en douce pendant que nous avions pesté dans notre attente— en
même temps qu’une petite bourse dissimulée sous ces derniers.
Les gardes, qui n’avaient pas manqué de lui reluquer la poitrine
sans vergogne, lurent très rapidement les documents et nous
invitèrent à passer sans autre forme d’investigation.
L’un d’eux eut même le cran de nous souhaiter un bon repas
et un bon séjour. Naeviah et moi manquâmes de peu de lui
répondre agressivement mais Tyesphaine nous retint.
C’était ainsi, qu’au crépuscule, nous pénétrâmes enfin dans la
ville de Liris, après une journée exténuante surtout sur le plan
mental.
Nous choisîmes l’une des premiers auberges où il y avait de la
place et nous allâmes de suite nous reposer sans prendre d’autre
repas.
Je pris un bain dans un tonneau avec Tyesphaine (épisode que
j’ai déjà conté). Cela dissipa un peu de ma colère de la journée.
Je décidais de passer l’éponge sur ce qui nous était arrivé. Au
fond, je ne pouvais m’attendre à ce qu’un monde médiéval
fantastique ait le niveau d’organisation que le Japon.
Puis, les mésaventures de voyage arrivaient tout le temps,
même dans mon précédent monde.

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Mais, la journée du lendemain allait finir de me dégoûter de
la ville de Liris.
***
Au petit matin, la rue devint rapidement animée et bruyante,
me tirant de mon sommeil.
Liris était une grande ville selon les critères de ce monde. Elle
accueillait plus de 120 000 personnes et était une des plus
peuplée de la République d’Inalion. En réalité, sa population était
même un peu au-dessus puisque les plus pauvres n’allaient pas se
faire recenser.
Hey ! Bienvenue dans un monde de fantasy médiévale !
Ici, pas de papier d’identité pour les pauvres dont on ignorait
même la simple existence. En soi, ce n’était pas vraiment
différent à Hotzwald, mais nous allions apprendre que les
inégalités étaient bien plus marquée dans la république.
Liris était un peu le miroir de Segorim. Elle était la dernière
ville avant la frontière hotzwaldienne et accueillait donc une
intense activité commerciale.
Au niveau architectural, c’était assez proche de l’Hotzwald :
des maisons à colombages à plusieurs étages dans les rues
marchandes et dans les quartiers pauvres. Des rues
majoritairement pavées ou en terre battue pour les moins riches.
Liris se divisait en trois quartiers : commerçant, pauvre et
riche. Il n’y avait pas de château comme c’était toujours le cas
des villes hotzwaldiennes. À la place, il y avait un hôtel de ville,
autrement dit : la mairie.
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Je supposais que la volonté était de se distinguer des
monarchies du continent, aussi ils avaient abandonnés les
châteaux si typique au profit des hôtel particuliers qui
foisonnaient. Le quartier riche avait un agencement un peu
parisien (si je ne fais erreur, on appelle cela un agence urbain à
la Haussmann). Le résultat était des édifices tous bien alignés et
plus haut qu’à Hotzwald qui demeuraient très médiéval en terme
d’architecture.
De même, certains bâtiments avaient des coupoles dorées. Je
découvrirais en cours de journée qu’il s’agissait des temples du
dieu Oblis. L’un d’eux était réellement imposant, me manquant
pas de me rappeler les basiliques du Vatican.
Voilà pour la présentation de la ville. Sur le papier, elle avait
pourtant l’air agréable.
— Bonjour, Fiali…, me dit la petite voix de Tyesphaine.
Elle était encore à moitié endormie, ses cheveux roses en
désordre lui donnant un air un peu sauvage qui contrastait avec
sa douceur habituelle.
— Bonjour, Tyesphaine. Bien dormi ?
— Oui. Le bain d’hier m’a… bien détendue…
— Oh ? Je vois... Il faudrait qu’on en reprenne plus souvent
alors.
— Volontiers…
Je jetai un regard à l’extérieur depuis la fenêtre qui donnait
sur la rue. Le soleil brillait déjà dans le ciel, bien que d’une lueur

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blafarde annonçant les prochaines vagues de froid. Les portes de
la ville étaient déjà grande ouverte et accueillaient les
marchands.
— Les auberges du quartier commerçant sont du vol, dis-je à
basse voix.
— Pourquoi… ?
— Hein ? Tu m’as entendue ?
Tyesphaine acquiesça. Elle avait une ouïe fine, sûrement
parce qu’elle ne parlait elle-même pas très fort. Ce n’était qu’une
théorie personnelle mais les personnes qui parlaient
généralement fort avaient une audition moins fine.
— En fait, je dis ça parce que le prix est sûrement plus cher
qu’à l’intérieur de la ville et malgré tout on ne peut pas dormir
tard à cause du bruit des charrettes et des chevaux.
— Il est quelle heure ?
Je tournais mon regard vers le beffroi, car dans une ville
républicaine on ne l’appelait pas clocher, terme trop
monarchiste, et lui indiquait six heures trente.
— C’est tôt !
— À qui le dis-tu ? Et je parie que nos amies dorment
comme des bienheureuses.
— Mysty a le sommeil lourd…
— Haha ! Je ne comprendrais jamais rien à son sommeil de
toute façon. Mais ça contribue au charme du personnage !

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Tyesphaine baissa le regard et me demanda timidement :
— Tu aimes… Mysty ?
— Comme vous toutes. Pourquoi ?
J’avais répondu sans réfléchir, j’étais encore endormie pour
faire vraiment attention aux détails.
Je me rendis compte quelques minutes plus tard seulement
que j’avais donné une réponse typique de « harem master »… ou
plutôt de « harem mistress » ? Euh… ce terme n’aurait-il pas
une mauvaise connotation par hasard ?
— Merci… Fiali…
Tyesphaine rougit et n’osa pas me regarder. J’essayais de
détendre l’atmosphère avec la première chose qui me passa à
l’esprit.
— Euh… Tu veux que je te coiffe ? J’arriverais pas à me
rendormir, autant se préparer tranquillement et discuter un peu.
Je peux même te masser si tu veux.
— Non !
— Hein ?
Sa réponse vigoureuse me laissa sans voix. Elle me refusait ?
Pourquoi ?
Non pas que j’avais la prétention d’être irrésistible— je l’étais
cependant à cause de mon aura— , mais je ne comprenais pas
ses raisons de refuser.
— Je… pas les massages… je… je fais des bruits… Hiiiiii !!
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Elle ne parvint pas à finir son explication, elle engloutit son
visage dans son coussin en émettant cet étrange cri semblable à
une petite souris. Elle était si adorable !
— Ah, je vois. Il vaut mieux ne pas réveiller les autres clients,
en effet…, dis-je en me grattant la joue.
En réalité, j’étais un peu gênée également. La dernière fois
ses gémissements avaient été si érot… enfin bref !
Je pris mon peigne en os et vint lui démêler les cheveux. Ils
étaient si doux que j’avais envie de plonger mon visage dedans,
mais je m’abstins de peur de passer pour une perverse (avais-je
réellement besoin de m’en défendre alors que Naeviah m’avait
surnommée ainsi ?) et pour ne pas provoquer encore plus
d’embarras.
Car oui, le simple fait de toucher ses cheveux lui provoquait
des frémissements, à tel point que je la surpris se retenir de
gémir en serrant entre ses bras son coussin. Cela donnait des airs
de torture plus qu’autre chose, mais je savais ne pas lui faire mal.
— Si tu veux, je te laisserais t’occuper des miens.
— D’ac… d’accord…
Le marché était conclu. Je m’occupais avec le plus grand soin
de ses cheveux magnifiques et avant de m’en rendre compte…
— Tu… Tu aimes vraiment cette coiffure…
— Hein ?

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Je lui avais noué ses cheveux en couettes, sans y faire
attention. Impossible de le nier après tout, je me contentais de
sourire bêtement.
— À ton tour. Prends bien soin de mes cheveux, Tyesphaine.
Et n’hésite pas à me faire des couettes, j’adore ça !
Tyesphaine ne put s’empêcher de rire en couvrant ses lèvres
de sa main. Si je ne pouvais m’en défendre, autant plaisanter
dessus, avais-je pensé.
Je m’assis sur le lit, devant elle, entre ses jambes, et je lui
livrai ma précieuse chevelure noire.
— Ils sont si longs… et si beaux !
— Merci, Tyesphaine. Les tiens le sont tout autant.
— Non, les tiens sont plus beaux encore…
— On ne va pas se chamailler pour attribuer les mérites à
l’autre, si ?
— Oui, ne nous chamaillons pas. Haha !
Cette ambiance simple et douce, j’avais l’impression de ne
l’avoir découverte qu’en arrivant dans ce monde-ci. J’avais bien
sûr eu beaucoup d’amour dans mon précédent monde aussi,
mais, je ne saurais parfaitement l’expliquer, c’était comme si tout
était plus simple ici.
Les relations, la vie quotidienne, tout était une version plus
épurée de mon ancien monde. Bien sûr, je n’entendais pas par là
que les habitants de Varyavis étaient des simplets, mais leurs
préoccupations et priorités étaient différentes.
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Prendre simplement le temps de coiffer son amie, sans
arrières-pensées, n’était pas quelque chose que j’avais vécu dans
ma précédente vie. Mais peut-être n’était-ce que ma propre
expérience qui était faussée. Peut-être n’avais-je pas eu vraiment
de chance au cours de ma vie sur Terre.
Quoi qu’il en fût, les dents du peigne filaient dans mes
cheveux avec fluidité, mais dès que les mains de Tyesphaine
frôlaient mon cuir chevelu, j’avais des frissons dans tout le corps.
Je dus moi aussi me retenir de gémir.
— Je… je ne te fais pas mal ?
— Pas du tout… c’est même agréable…
— Agréa… Mmmm…
Avais-je dit quelque chose d’indécents ? Je n’en avais pas eu
l’impression pourtant…
Essayant de parler d’autre chose, pour ne pas lui avouer que
c’était pas juste agréable, mais « carrément trop bon ! », je
cherchais du regard un sujet de conversation. Le premier objet
que rencontra mon regard était la rapière de Tyesphaine.
— Tu as dit que son épée était un héritage familial, non ?
— Hein… ? Euh… oui…
— Donc tu as récupéré une armure maudite, une rapière et un
bouclier féerique. Ta famille semble plutôt spéciale.
— Oui, il faut croire que c’est le cas… mais tu l’es plus
encore…

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— Ah oui, forcément, je suis une elfe. Haha !
La balle était dans son camp, je ne pouvais le nier.
— Tu as appris le maniement de la rapière quand tu étais
petite ?
— Oui… enfin… on m’entraînait plus à l’épée longue…
enfin, en réalité, on ne voulait pas m’entraîner aux armes…
— Si c’est gênant, tu n’es pas obligée de me répondre. Ne te
laisse pas intimider par moi.
— Non… c’est bon. C’était… mes frères qui m’entraînaient…
en cachette. Mais j’ai appris toute seule… la rapière…
— Oh ? Pourtant son maniement est compliqué. Mon mentor
m’a appris à utiliser un peu toutes les armes blanches, de la
dague à l’épée à deux mains, mais la rapière et le fleuret ont des
fonctionnements plutôt différents.
— C’est vrai… Les attaques de taille sont impossibles au
fleuret et… à la rapière, il faut frapper en prenant en compte la
flexibilité de l’arme… Fiali, tu es impressionnante…
— Pas autant que toi, je t’assure. Je préfère les épées à lame
rigide, la rapière est principalement faite pour l’estoc. Et contre
les monstres, ce n’est pas si efficace.
— Oui… il faut parfois… entailler… Mais ma rapière est
féerique. Elle est un peu plus large… Tu veux la voir ?
— Si cela ne te dérange pas.

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Tyesphaine secoua la tête et marqua une pause dans les
mouvements du peigne, ce qui me permit de me déplacer sur le
lit et d’attraper la rapière avant de revenir à ma place.
La tirant de son fourreau, je pus l’observer en détail pour la
première fois.
Contrairement à un fleuret ou une épée de cour, la lame était
à section plate, elle n’était ni ronde, ni triangulaire, et elle
disposait bel et bien d’un tranchant aiguisé. Ce qui ne manqua
pas d’attirer mon attention était le métal dont elle était faite : ce
n’était pas de l’acier, mais quelque chose de plus brillant et léger,
avec des reflets bleutés.
Dans mon ancien monde, j’aurais pensé à du titane, mais
impossible que ce genre de métal existât ici. Naturellement,
l’autre candidat sur la liste aurait pu être l’orichalque, le métal
venu des étoiles, particulièrement solide, mais la couleur était
différente et j’étais certaine qu’il s’agissait d’acier féerique.
La différence ne sautait pas à l’œil. Les fées l’aimaient bien en
raison de sa légèreté associée à une grande résistance. Les elfes
l’utilisaient également et mon mentor avait des armes faites de ce
métal. Il m’avait promis un jour de m’offrir une épée longue en
métal féerique mais il avait disparu avant de pouvoir me l’offrir.
La longueur totale de la rapière de Tyesphaine était
sensiblement plus courte que mon épée longue. La lame
mesurait environ un quatre-vingt-dix centimètres, dans ces eaux-
là. Sa largeur à la base, qu’on appelait de mémoire ricasso, était
l’équivalent de trois de mes doigts, donc plus ou moins 4
centimètres.
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D’après mes connaissances, sa lame était plus large que les
rapières « classiques » (si tant est qu’on pût parler de classicisme
pour une arme ayant eu différentes variations), ce qui la classait
sûrement plus dans la catégorie des schiavone.
Sa garde, damasquinée, était plutôt de style italienne avec de
nombreux anneaux partant du ricasso et couvrant la main, tout
en dessinant des formes filiformes complexes évoquant des
feuilles.
Mes yeux de magicienne confirmèrent une fois de plus qu’elle
n’avait aucun enchantement magique, ce qui était bien dommage.
Si une telle lame venait à se briser, comme mon épée elfique, ce
serait réellement une perte.
— Très belle arme et un bien bel héritage.
— Merci…
— Et je comprends mieux pourquoi tu arrives à attaquer des
objets aussi solides avec une lame aussi fine, sans aucune magie.
— Ah ?
— Non seulement sa facture, mais son acier aussi est
féerique. Au début, j’avais pensé que c’était simplement son
allure qui s’inspirait des armes des dryades et des nymphes, mais
en réalité c’est une authentique arme forgée par les fées. Je
suppose que ton bouclier est du même genre.
Je sentis les doigts de Tyesphaine saisir ma chevelure avec
plus d’entrain. Elle me tira même un peu…
— Aïe !

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— Désolée, Fiali ! Mille excuses !
— Une seule me suffit, Tyesphaine. Ce n’est pas très grave,
puis, c’est normal : quand je parle des fées tu es toujours comme
ça.
— Vrai… Vraiment ?
— Oui ! Mais ne t’en préoccupe pas, c’est rigolo.
— Rigo…
Ses mains étaient redevenue douces et hésitantes.
— Finalement, la lame est plutôt rigide quand même. Ce n’est
pas si différent d’une épée longue. Même moi je pourrais
l’utiliser. Haha !
— Hein ? Mais… je… c’est… la mienne…
Je me rendis compte de suite du malentendu. J’agitai mes
mains en m’en défendant :
— Oh là ! Ne t’inquiète pas, je ne veux pas te la prendre. Je
préfère quand même une épée plus large, rassure-toi !
Tyesphaine ne répondit pas de suite, je l’entendis souffler par
le nez. Je pouvais aisément l’imaginer honteuse de s’être trompée
sur mes intentions, c’était son genre.
Je décidai de changer de sujet...
— En tout cas, j’espère que nous trouverons de quoi
l’enchanter : c’est l’arme idéale pour toi, aussi belle que
redoutable.

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Ses doigts se crispèrent, je pouvais les sentir dans ma
chevelure. Venais-je de dire quelque chose que je n’aurais pas
dû ?
Mais, rapidement...
— Merci… Fiali…
Ses doigts se posèrent sur mes épaules et maladroitement
m’agrippèrent avec force. Mais, rapidement, elle me relâcha
comme si elle s’était résignée.
Qu’avait-elle voulu faire au juste ?
Je l’ignorais, mais je me rendais compte que mes paroles
l’avaient émue. Cette arme devait avoir une valeur sentimentale
pour elle, peut-être un passé douloureux.
Sans trop savoir pourquoi, je décidai de me laisser tomber en
arrière, sur elle. Après coup, peut-être avais-je eu l’intuition
qu’elle avait cherché à m’enlacer mais n’avait pas osé.
À la place, c’était moi qui l’invitait à le faire.
Ma tête fut amortie par sa douce poitrine, tandis que je rougis
de ma propre audace.
— Fi…
— Si ça te dérange, je peux m’éloigner…
— Non… je… Merci…
— Je ne vois pas lieu de me remercier, mais je vais accepter
quand même.
Elle me prit dans ses bras, elle osa enfin.
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En baissant la tête, son menton se posa sur mon front et ses
cheveux vinrent répandre une sorte de rideau devant mes yeux.
Quelle bonne odeur ! Ses cheveux étaient si parfumés !
J’ignorais si c’était mon imagination ou alors la réalité, mais
je crus lui entendre marmonner :
— Merci d’exister.
Perplexe, je fermai les yeux et me laisser aller. Je vis,
toutefois, comme un serpent noir enroulé autour de mon cœur :
c’était de la mélancolie.
***
Lorsque nos deux amies nous rejoignirent dans la salle
principale, Naeviah était en colère. Ce n’était pas si étonnant,
mais je m’enquis, par habitude, de la raison :
— J’aime pas dormir dans la même chambre que Mysty. Elle
n’arrête pas de venir dans mon lit…
— Faut dire qu’il pèle la nuit ! J’avais sûrement envie de me
réchauffer un peu. Fiali ne dit rien pourtant.
Je fis un signe de victoire d’une main tout en posant un verre
d’eau devant Naeviah.
— Parce qu’elle est une sale perverse, c’est pour ça.
— Eh oh ! Je ne suis pas sale. Je me suis lavée hier soir.
Tiens, renifle comme je sens bon.
Naeviah repoussa ma main en faisant claquer sa langue.
— Tu es donc bel et bien une perverse… Je le savais !
24
— De toute manière, plus je m’en défends, plus tu t’entêtes,
donc j’arrête, c’est tout.
— C’est bien une manière retorse et perverse de penser, ça.
Quand elle était ainsi, il n’y avait rien à en tirer : quoi que je
disse, elle me traiterait de perverse. De fait, il valait mieux
affronter le problème autrement.
— Est-ce que Mysty t’a fait du mal ? lui demandai-je. Elle
vient souvent dans mon lit mais je ne me suis jamais réveillée
blessée. Au contraire, elle me tient chaud.
Et sa poitrine était un coussin 100 % biologique et 100 %
agréable… mais je me targuais bien de le dire à haute voix.
— Fiali ! T’es la meilleure ! Merci !
Mysty ne tarda pas à m’enlacer comme si j’étais sa peluche.
Sans aucun doute, nous attirions l’attention, mais puisque nous
ne comptions pas rester dans cette auberge, plutôt chère pour sa
qualité, cela importait peu : le petit-déjeuner serait notre dernier
moment dans cet établissement.
— Tsss ! Comment tu peux dire ça alors qu’elle m’a fait
perdre tout mon honneur ? Si ça se venait à savoir, je ne pourrais
même pas me marier à une catin…
Je commençai à avoir des doutes. Grâce à mon aura, dans ses
crises de somnambulisme, Mysty ne faisait que m’utiliser comme
dakimakura, mais qu’avait-elle fait au juste à Naeviah ?
Afin de ne pas attirer encore plus l’attention et ne pas
indisposer Tyesphaine qui se faisait toute petite (comme toujours

25
lorsque nous parlions des crises de Mysty), je m’approchai de
Naeviah et lui chuchotai :
— Elle t’a fait quoi au juste ?
— Ça t’intéresse, elfe perverse, hein ? me répondit-elle en
chuchotant et en me jetant un regard accusateur.
Je ne pouvais le nier, ma curiosité avait été piquée.
— Je ne te dirais rien pour la peine.
— Me faire souffrir par mon ignorance, c’est une attitude
sadique ! Tu es sûre de ne pas être plus perverse que moi ?
— QUOI ?!
Elle ne put s’empêcher de s’écrier de la sorte. Elle n’avait pas
été discrète du tout. S’en rendant compte, elle baissa rapidement
le ton en rougissant.
— Si tu m’appelles une fois de plus comme ça…
— Allez, si tu me le dis, je n’aurais plus de raison de le
penser. Car là, tu dis que même les prostituées ne voudraient pas
de toi, je suis obligée de penser qu’elle t’a souillée jusqu’aux
tréfonds de ton âme.
— Tu… tu… Va mourir !
— Tu préfères donc que je m’imagine ce genre de choses ?
Parfois, j’aimais bien taquiner Naeviah. Avec son caractère de
tsundere, elle était une proie à la fois facile et divertissante.

26
Qu’on ne s’y trompe pas : j’adorais la voir dans cet état, je ne
le faisais aucunement par méchanceté, au contraire, on aurait pu
le qualifier d’acte d’amour.
— Je… je vais te tuer moi-même en fait. Sors ces images de
ta tête !
Elle m’attrapa par le cou pour m’étrangler, mais avec la force
d’une fillette de deux ans. Autant dire qu’à cause de l’aura
dakimakura, elle ne serrait pas du tout, c’était même plutôt
comparable à une caresse.
Je ne pus m’empêcher de me mettre à rire, tandis qu’elle
passa le reste du repas à m’ignorer et à gonfler les joues.
Je n’obtins pas de réponse à ma question, mais je me doutais
qu’elle exagérait amplement. Je la commençais.
En fait, je n’étais même pas être sûre que Mysty lui ait fait
quoi que ce fût de réellement déplacé. Bien sûr, la cause de tout
ce remous n’avait aucun souvenir de ses actes nocturnes et
souriait de manière insouciante.
— Mysty, tu es une fille effrayante !
***
En ville, nous découvrîmes bien vite que le commerce
dominait en roi.
Si à Hotzwald, les vendeurs nous interpellait pour nous attirer
dans leurs échoppes, à Liris ils se ruaient littéralement sur nous
pour nous attraper et nous amener de force.

27
Ainsi, en passant devant un stand de rue de ventes de
vêtements :
— Mes belles jeunes dames ! Que voilà une fière équipée !
J’ai des robes et des vêtements d’aventurières paaaarfaitement
adaptés à vos goûts ! nous cria une jeune vendeuse aux cheveux
en bouclettes.
Bien sûr, elle ne connaissait rien de nos goûts, elle cherchait
juste à nous appâter.
— Les prix sont les meilleurs de la ville et nos étoffes de la
meilleure qualité !
Trop de répétition de la parole « meilleure », mon radar à
mensonge était en alerte.
— Nous ne sommes pas intéressées, dis-je puisqu’elle était
venue se placer devant moi.
Mais au lieu de passer son chemin, elle m’attrapa par la
main :
— Comment pouvez-vous dire ça sans même voir nos
produits ? Et ne me dites pas que vous n’en avez pas besoin, vous
n’allez pas vous promener nues, non ?
Certes, mais j’avais déjà des vêtements adaptés, je n’en avais
pas besoin d’autres.
Elle commença à m’entraîner vers la boutique lorsque Mysty
sépara nos mains.
— Oups ! J’ai trébuché. Bah ! Écoute miss, on a pas besoin
de fringues, not’kiff c’est se promener à poil. Tu devrais essayer
28
un peu, ça pourrait t’aider à piger certaines choses. Allez, on y va
les filles !
Je découvrais un nouveau visage de Mysty depuis notre
arrivée dans cette ville : elle pouvait particulièrement bien
dissimuler ses menaces ou ses sarcasmes et elle était loin d’être
étrangère à la corruption comme elle l’avait démontrée aux
portes de la ville.
Mon regard sur elle changea un peu, mais pas vraiment en
mal. D’un seul coup, elle me parut plus fiable que jamais.
D’ailleurs, mes compagnonnes pensaient sûrement comme
moi puisqu’elle devient un peu notre référente locale.
Ainsi, lorsqu’un guide touristique tenta de nous proposer ses
services en nous assurant qu’il était accrédité par la ville :
— Je suis moi-même guide, tu sais ? dit Mysty. J’ai la patente
de mes fesses-bis, je te la montre si tu veux.
Le soi-disant guide préféra s’éclipser sous prétexte qu’il avait
à faire.
Un autre escroc essaya de faire croire que Tyesphaine était sa
cousine éloignée et l’invita à manger chez lui :
— Ah ça tombe bien ! Moi, je suis sa demi-sœur par alliance
du côté de Breston, son père. D’ailleurs, voici les deux autres
frangines. J’te préviens, on mange comme huit et on a pas un
sous, cher cousin.
Finalement, l’homme avoua s’être sûrement trompé de
personne, il ne connaissait pas de Breston.

29
Naeviah se fit arrêter par un garde qui déclara qu’elle avait
besoin d’une autorisation pour exercer ses prières en ville et
qu’elle avait besoin, de surcroît, d’une seconde patente pour
dispenser des messes.
— Elle aime juste les fringues des prêtresses. En vrai, elle
prie aussi peu que moi, t’sais ? En plus, les deux gardes là-bas, ils
nous ont dit que c’était bon… Ah tiens ! Y paraît qu’ils
cherchent un charlatan qui se fait passer pour la milice, tu
saurais pas où qu’il se trouve par hasard ? Ils veulent lui couper
la langue et le foutre au trou. Ils proposent même cinq pièces
pour des infos. Va-y, on se fait 50-50 si ton tuyau est bon.
Ce garde-ci ne demanda pas son reste, il s’enfuit en courant.
Et il y en eut une demi-douzaine d’autres du même genre...
— Monstrueuse…
— Oui, cette ville est un enfer..., dis-je en m’asseyant sur un
banc devant une église.
Il s’agissait d’un temple d’Oblis, mais, à cet instant, je
l’ignorais.
— Non, je parlais de Mysty, dit Naeviah. Tu as vu sa maîtrise
pour nous défendre ?
— Oui, impressionnante !
Tyesphaine approuva en hochant la tête frénétiquement. La
concernée était un peu plus loin en train de nous acheter des
biscuits dans une boutique de rue.

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À la voir discuter avec le vendeur, on aurait dit qu’il y avait de
nouveau un problème mais aucune de nous trois n’eut le courage
d’aller voir. De toute manière, Mysty était la mieux placé pour
survivre à cet enfer ; au contraire, nous ne ferions que la gêner.
— Bonjour mes dames, dit un prêtre en s’approchant de nous.
Il portait une riche robe blanche avec plusieurs pièces de
tissus par-dessus, dont un tabard jaune, ou plus précisément
dorée. Oui, cette pièce de tissu entière qui partait de ses épaules
à ses genoux, de face et de dos, était tissée en fil d’or. Le
symbole brodé sur son torse représentait un coffre.
Autour de son cou, pendant au bout d’une chaînette en or, se
trouvait un porte-monnaie en cuir. Dans une ville de requin
affamés d’argent, je trouvais cela suspicieux.
Mais j’avais entendu dire autrefois qu’il valait mieux mettre
ce qui est important en évidence pour que les voleurs trouvassent
cela suspect et ne le prissent pas. Il y en avait également d’autres
qui disaient qu’il valait mieux laisser un appât et garder
précieusement ses biens ailleurs.
Ce n’était aucune des deux explications : il s’agissait
simplement d’un objet de culte, un peu comme la croix
chrétienne.
— Euh bonjour…, répondis-je voyant mes compagnonnes
épuisées au point de ne pas vouloir parler.
— J’espère que vous appréciez votre visite dans notre
merveilleuse cité.

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— Nous avons l’air de touriste ? demandai-je sans répondre à
la question.
Difficile de mentir en lui affirmant que nous adorions le séjour
puisque ce n’était pas le cas. Je préférai détourner la
conversation.
— Oui ! Au fait, cela fera 4 pièces de cuivres par personnes.
La durée de repos est établie à une heure, chaque heure
supplémentaire coûte 2 pièces supplémentaires par personne.
— Repos ? Vous prenez des réservations pour une auberge ?
demandai-je ingénument.
En tournant le regard vers Tyesphaine et Naeviah, elles
n’avaient pas l’air d’avoir mieux compris que moi. Nous étions
devant un temple, même pas le plus grand de la ville, il y avait
certes des auberges en vue, mais elles étaient disséminées dans la
circonférence de la place.
L’homme ne parut pas étonné de ma question, il nous
expliqua simplement :
— La location des bancs n’est pas gratuite, mes chères dames.
Comme je vous l’ai dit…
Mais à cet instant, Mysty revint avec une bourse en tissu où se
trouvaient les biscuits qu’elle avait acheté (et négocié).
Nos yeux implorants la fixèrent alors qu’elle nous observa en
clignant des yeux.

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— Quatre personnes donc… cela fera 8 pièces de cuivres. Le
Seigneur-Fortuné vous remercie, dit le prêtre en joignant les
mains.
Mysty me mit les biscuits en main tout en disant :
— Ah ! J’m’en doutais un peu… Huit pièces ? T’as vu des
hallucinations l’ami, c’est bien trop cher !
— C’est ce qu’il faut pour rendre grâce au Seigneur-Fortuné,
chère dame.
— J’apprécie le Seigneur-Fortuné, mais nos fesses ne sont pas
en or, t’sais ? Ch’suis sûre qu’il y a des tarifs différents pour les
culs de pauv’gens, pas vrai ?
Et la négociation dura ainsi quelques minutes, qui affirmant
que huit pièces était le tarif universel, qui déclarant qu’avec une
telle somme on pouvait manger une journée (j’en doutais dans
cette ville) et que le banc n’était même pas chauffé alors qu’il
faisait froid. Finalement, Mysty eut raison de lui et parvint à ne
payer que quatre pièces.
Sincèrement, j’étais à deux doigts de me lever pour lui dire
qu’on pouvait aller voir ailleurs, mais elle m’avait fait signe de la
main de rester assise.
Après nous avoir remercié, le prêtre, avec un sourire
commercial, s’en alla et Mysty vint nous rejoindre.
— Vous’êtes vraiment pas douée pour ce genre de trucs.
— Depuis quand les bancs sont payants ? demandai-je. C’est
un scandale, oui ! Puis quoi encore, il faut payer la prière ?

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— Bah ouais, justement, ici on paye la prière, dit Mysty.
— Hein ? Vraiment ?
— Yep. En fait, je connais un peu leur dieu, Oblis, c’est le
dieu du pognon et du commerce. Son credo c’est un truc du
genre : « tout ce qu’on peut faire raquer, faut le faire payer ».
— Ce ne serait pas plutôt… « Tout est soumis à
commerce » ? demanda Tyesphaine.
— Ah, tu connais ?
— Juste de nom… Et c’est écrit là-bas.
Tyesphaine indiqua une écriture sur une des statues de la
façade de l’église.
En effet, avec une telle devise, il devenait clair que tout
pouvait être vendu. J’avais peur de demander si on était
susceptible de payer l’air qu’on respirait, mais je ne voulais pas
ajouter une déception de plus à ma liste.
— Bien vu, Tyes. En tout cas, faut savoir que dans ce genre
de ville faut toujours négocier le prix. C’est un truc qui fait
plaisir à leur dieu. Du coup, leurs prix de base sont toujours au
moins le double du vrai prix.
— Quoi, tu veux dire que même après cette dure lutte on a
juste payé le prix normal pour s’as... ?
Je n’osais pas finir ma phrase. Payer pour s’asseoir sur des
bancs publics ? Bien qu’en y pensant, s’ils appartenaient à l’église
ils n’étaient pas vraiment publics... N’était-ce pas plutôt comme

34
aller boire sur la terrasse d’un restaurant ? Sauf que là, on ne
payait que le droit de s’asseoir, pas les consommations.
— Yep, c’était une mauvaise affaire, mais les prêtres sont des
durs à cuir.
— Première fois que j’entends parler de ce culte..., dis-je.
— Normal, il est spécifique à ce pays, expliqua Naeviah. Je
l’avais juste entendu cité dans une discussion entre instituteurs au
temple. Il paraît que c’est un culte propre à Inalion. Je sais juste
que leur dieu n’accorde pas de grâces.
— Pas de grâces ? Pas de magie, tu veux dire ?
— Ouais. Je suppose que c’est pour ça que les autres pays ne
croient pas en lui.
— Il y… a aussi des croyants dans les autres… pays…, dit
péniblement Tyesphaine qui semblait plus traumatisée que nous.
Mais ils… sont rares.
Étonnant. Avec un dieu dédié au commerce, on aurait pu
s’attendre à ce que tous les marchands du continent le priassent,
mais je supposais qu’il y avait des raisons politiques derrière.
— Assez parlé de trucs chiants ! dit Mysty. On les bouffe ces
biscuits ou pas ? J’ai pu en goûter un gratos (cette indication me
laissa penser que même la dégustation était payante,
normalement), y sont très bons.
Ces sucreries furent notre réconfort de la journée. Elles
étaient simples : deux biscuits ronds, en forme de pièces, avec

35
entre les deux de la confiture ou du miel, mais le goût était
extraordinaire !
Le vendeur les cuisinait en pleine rue, je m’étais attendue à
quelque chose de moyen, un peu la « junk food » de la
pâtisserie, mais je m’étais bien trompée.
— Merci Mysty ! Sans toi, je ne sais pas ce qu’on ferait !
La douceur sur ma langue me fit craquer. Au bord des larmes,
je me jetai dans les bras de Mysty.
— Oh là ! Une Fiali de passage me saute dessus… Héhé !
C’est plutôt agréable.
— Merci, Mysty !!
Chose plus incroyable encore :
— Je rejoins la perverse… Merci pour ta protection…
Naeviah, le visage complètement empourpré, m’imita et se
jeta dans les bras de Mysty. Cette dernière mit le biscuit qu’elle
avait en main dans sa bouche, puis nous caressa la tête à
chacune.
— Finalement, j’commence à bien aimé cet endroit. J’viens
de gagner deux p’tites sœurs ! Héhéhé !
Aucune de nous deux n’eut la force et l’envie de protester,
nous acceptâmes de nous en remettre à elle. Cet endroit était
effrayant ! L’enfer sur terre !
— Tu veux aussi un câlin, Tyes ? demanda Mysty après peu.

36
Elle avait certes un certain sens de l’équité, mais Tyesphaine
secoua la tête. Nous n’étions pas encore arrivées à cet extrémité
là.
***
Avant que tout ne fût plein, nous décidâmes de réserver une
auberge pour la nuit. Cette fois, nous laissâmes faire Mysty.
Aucune de nous trois n’avait assez confiance en elle pour
prendre une telle décision.
Petites explications complémentaires : demander son chemin
à un passant coûte une pièce de cuivre. Passer dans certaines
ruelles peut aller jusqu’à 2 pièces. Demander conseil à un garde
sur une auberge varie d’un beau sourire à 2 pièces. Prendre de
l’eau dans le puits demande également une pièce.
J’ai même vu un homme essayer de faire payer l’observation
d’une statue à des marchands de passage. J’étais sûre et certaine
que la statue ne lui appartenait même pas, mais il avait mis un
rideau dessus qu’il ne tirait qu’après paiement.
Argent. Tout était prétexte à en demander dans cette ville. Et
il était impossible de savoir qui était réellement en droit de
l’exiger.
Même la garde, sur son temps plus ou moins libre, faisait
commerce : protection, guide, etc.
Lorsque nous arrivâmes dans notre chambre d’auberge, car
nous n’avions pris qu’une chambre pour quatre, nous nous
laissâmes tomber sur les lits, abattues. La pièce était équipée de
deux lits doubles.
37
De prime abord, je m’étais posée la question de savoir à qui
elle pouvait être destinée. Est-ce des couples de couples venaient
louer ce genre de chambre ? C’était bizarre comme ambiance de
partager la chambre avec un autre couple… à moins qu’il ne
c’eut agi d’échangisme ?
Loin de moi l’idée de juger, chacun fait ce qu’il veut. Mais ce
genre de disposition me parut pour le moins singulière... jusqu’à
ce qu’à la découverte d’un paravent qui permettait de scinder la
pièce en deux. C’était donc une chambre pour marchands de
passage qui voulaient, comme nous, économiser.
— Partons d’ici ! Au plus vite !
Naeviah ne mâcha pas ses mots. Elle n’avait fait que dire tout
haut ce que nous pensions toutes les trois.
— Haha ! J’étais sûre que vous diriez ça ! dit Mysty. Ouais,
on a qu’à se faire la malle demain matin. Dire que j’avais enfin
deux adorables sœurs…
— Je reste ta sœur à jamais ! dis-je totalement apeuré en me
jetant de nouveau dans ses bras.
Cette fois, Naeviah qui avait un peu repris du poil de la bête
ne m’accompagna pas.
— Bah, si j’garde au moins Fiali, ça va ! Cassons-nous au
plus vite ! Mais du coup… on part où ? Avec tout ça, on a pas pu
demander not’chemin.
Pas faux.

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— Il faut… aller vers l’est… vers Oclumos…, dit timidement
Tyesphaine qui ne cessait de m’observer.
Était-elle jalouse ? Je n’étais pas la seule à le penser, puisque
Mysty me chuchota à l’oreille.
— Tu devrais aussi aller faire des câlins à grande sœur Tyes.
Depuis quand j’étais réellement devenue la petite sœur du
groupe ?
Cela dit, je lui répondis par une grimace alors que mes yeux
se rivèrent sur les pointes de son armure maudite qu’elle n’avait
pas encore retirée.
— Je ne pensais pas dire ça un jour, mais il me tarde d’arriver
à Oclumos. Je vous avais prévenu qu’Inalion est un sale endroit,
dit Naeviah sur un ton désabusé.
Me séparant de Mysty, je retirai mes bottes et m’assit en
tailleur sur le lit.
— Sacrée différence avec Hotzwald en tout cas.
— Oui. Si c’était pas pour t’aider avec ta quête, sincèrement,
je n’aurais pas accepté de te suivre dans cette république
décadente.
Je déglutis en me rendant compte en effet que tout était de la
faute de ma quête. Je m’inclinai pour m’excuser :
— Désolée et merci à vous toutes !!
— Pas de quoi ! Ch’suis ta grande sœur ! Héhé !

39
Mysty commençait à se plaire dans ce rôle. Naeviah fit
simplement signe de la main de laisser tomber les excuses et
remerciements et Tyesphaine me sourit délicatement, comme
toujours.
Plus tard, Naeviah et Tyesphaine, qui connaissaient plutôt
bien l’Histoire, nous transmirent ce qu’elles savaient d’Inalion.
Pour faire court, la république appartenait autrefois à Oclumos,
puis à Hotzwald.
Suite à une période sombre, des courants politiques
indépendantistes naquirent et une guerre civile éclata. Il vit
l’émergence de la Première République d’Inalion. Nous étions
actuellement à la neuvième.
De guerre en guerre, le pays parvint à étendre ses terres.
Encore trente ans auparavant encore, Inalion était en guerre
contre Hotzwald pour des raisons territoriales. Les trêves entre
les deux pays ne duraient pas bien longtemps, nous étions
actuellement dans l’une des plus longues périodes de paix.
Pris en étau entre deux monarchies, la République avait tout
fait pour se démarquer. À Inalion, c’était une insulte de traiter
quelqu’un de « monarchiste », bien plus que d’insulter sa mère
(au passage, la prostitution était complètement normale dans le
pays, c’était un commerce comme un autre).
C’était la raison pour laquelle il n’y avait pas de château et
pour laquelle Inalion avait promu le dieu Oblis en tant que
patron de sa patrie.
Néanmoins, si j’étais déjà fort perplexe quant à l’existence des
autres dieux majeurs, j’éprouvais des doutes évidents quant à
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celle d’Oblis. Un dieu qui ne donnait même pas de magie à ses
prêtres ? N’était-ce pas simplement une simple fabulation ?
Bien sûr, rien n’était impossible. Je voyais bien les dieux
capricieux que j’avais rencontrés jouer avec les humains de ce
monde en adoptant de nouvelles entités divines, mais depuis le
début j’avais surtout l’impression que le panthéon de Varyavis
était composé des subalternes des vrais dieux.
J’irais même plus loin : les dieux qui m’avaient envoyée ici
étaient sûrement ceux qui géraient le multivers et avaient placés
des gouverneurs dans les autres mondes existants. Ces derniers
étaient le seul panthéon connus par les mortels.
Bien sûr, tout cela n’était que ma théorie.
Même si Mysty s’en sortait mieux que nous, elle finit par
confesser :
— J’aime pas ce genre de villes, en vrai. J’commençais à
m’habituer à Hotzwald. Là-bas, les gens essayent pas de
t’arnaquer à chaque coin de rue, ici tout est régi par le fric.
— Désolée, Mysty de t’obliger à faire ça.
— Non, t’inquiète. J’aime notre quête des elfes. Pis, c’est
super marrant de voyager avec vous. Mais bon, j’peux pas dire
que j’aime cet endroit pour autant.
Naeviah serra ses poings et déclara :
— Donc on est toutes d’accord ! Quittons ce pays avant d’être
ruinées en buvant de l’eau fraîche !

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— Je préférerai me ruiner en biscuit, si déjà, dis-je en
plaisantant.
— Haha ! T’as bien raison, ma Fiali !
— Je… suis d’accord avec vous, dit Tyesphaine.
C’était donc décidé. Puisque nous n’avions plus la force et
l’envie de traîner dehors, je me mis à leur donner des cours
d’elfique. Mysty ne me lâcha pas, elle se mit derrière moi,
m’enlaça par derrière et s’endormit en posant sa tête sur mon
épaule.
Bien sûr, j’avais envie de me sortir de cette étreinte, certes
douce et chaleureuse, mais après tout ce qu’elle avait fait pour
nous, je ne me sentis pas le courage de la repousser. D’ailleurs,
même Naeviah qui d’habitude nous aurait séparées de force n’osa
pas ce soir-là. Nous étions toutes trop reconnaissantes envers
Mysty.
Sans surprise, cette nuit-là, Mysty vint se coller à moi. J’avais
déjà remarqué qu’elle faisait plus de crises de somnambulisme
lorsqu’elle était stressée.
Le lendemain matin, pendant notre toilette habituelle,
Naeviah nous surpris par une question impromptue :
— Au fait, Mysty ? Est-ce que ça ne serait pas mieux que je
m’habille en civile ?
— Hein ?
— Je… J’y ai pensé cette nuit et je me suis aperçue que hier
il y avait pas mal de gens qui sont venus à cause moi, non ?

42
Elle s’en était donc rendue compte ? En effet, plus d’une fois,
c’était elle à qui on avait demandé de l’argent. Et j’avais vu les
marchands la fixer longuement avant de nous donner l’addition.
— J’pense que les gens pensent que les prêtres sont tous pétés
de thune. Donc, ouais, ils augmentent les prix en te voyant.
Encore une fois, quelle malhonnêteté !
— Je vois… Merci pour ta franchise.
Naeviah ne semblait pas courroucée, elle ne dit rien de plus et
enfila la robe que nous avions achetée à Moroa. Elle passa son
symbole religieux sous ses vêtements.
Je savais à quel point c’était important pour elle, je dardais en
sa direction des regards d’encouragements.
— Quoi encore ? Pourquoi tu me fixes avec ces yeux de
perverse ?
— Non, rien… Ça te va bien, c’est tout.
— Hein ?! Tu pensais vraiment un truc de perverse donc ?!
Détourne ton regard, je veux plus que tu me regardes !
Elle était redevenue notre habituelle tsundere : j’étais rassurée.
En descendant, nous nous dispensâmes du petit-déjeuner de
l’auberge que Mysty trouvait trop cher. À la place, même si en
réalité c’était encore plus cher, nous nous arrêtâmes acheter les
biscuits de la veille avant d’arpenter la rue principale en direction
de la sortie de la ville.

43
J’étais un peu chagrinée malgré tout de n’avoir pas pu voir les
bons côtés de cette cité, il devait sûrement y en avoir, mais c’était
trop dangereux pour des belles biches comme nous de rôder dans
l’enclos des lions.
D’ailleurs, j’eus quelques surprises en quittant la ville.
La première était la taxe de sortie. Car oui, il fallait payer
pour entrer, mais également pour sortir de villes de ce pays. À ce
stade, je n’étais plus vraiment surprise.
Ce qui m’étonna bien plus, par contre, lorsque nous
contournâmes les remparts en direction de l’est (nous étions
sorties du mauvais côté, par la porte que nous avions empruntées
la vielle), c’est la découverte d’un bidonville.
Dans ce monde, ils l’appelaient la « cités des miséreux », mais
le principe était identique à des bidonvilles : des maisons faites
d’assemblage de bric et de broc, des récupérations d’un peu
partout, donnant un urbanisme disparate, très bas puisque plus
économe en matériaux. Les ordures traînaient un peu partout.
Celui-ci s’était construit à proximité de la décharge de la ville et
recyclait les déchets.
Il fallait bien comprendre une chose sur ce monde : si le
gouffre de richesse était plus important que dans mon précédent,
surtout au Japon un pays aisé, les bidonvilles n’existaient pas. Les
mendiants vivaient dans les cités où il était possible facilement
de recevoir l’aumône. D’autres pauvres, préféraient fuguer dans
les forêts et vivre en ermite. Ou alors se faire accepter dans des
villages.

44
Il y avait plus d’entraide de manière général, on ne laissait pas
mourir les gens de faim.
Le spectacle de cette cité des miséreux était un choc et
attestait, une fois de plus, des vicissitudes de cette république où
on pouvait trouver des prêtres vêtus d’or dans des basiliques aux
dômes recouvert du même précieux métal, aussi bien que des
endroits faits d’ordures.
Nous le traversâmes en silence, essayant de nous faire aussi
petites que possibles, et prîmes la direction de Lunaris. Au
moins, les panneaux de signalisation étaient gratuits… enfin,
j’espérais.

45
Chapitre 1

Je passerais rapidement sur le voyage jusqu’à Lunaris qui


nous prit une semaine.
Je commencerais pas parler du seul point positif des routes
Inaliennes : elles sont parfaitement fléchées. J’avais initialement
pensé que nous n’en trouverions seulement qu’à proximité de la
ville mais c’était une erreur : il y en avait tout le long de notre
voyage à intervalles réguliers.
Le pays a même mis en place des codes de couleur pour les
principales routes, c’est dire à quel point le système était bien
pensé.
La rouge, d’après ce que nous avait expliqué (gratuitement) un
marchand Hotzwaldien, était celle qui reliait Liris à Duhmond,
une des villes les plus au sud du pays ; elle passait par la capitale,
Utora. La jaune reliait également les deux villes mais en longeant
la côte et en passant par plusieurs petites villes. Puis, il y avait la
bleue, celle que nous empruntions, qui reliait Liris à la frontière
est en passant par Lunaris.
La route bleue longeait les montagnes, les Pics de Brukzak.
Ce marchand et sa troupe — car personne ne voyagerait seul
dans ce monde— , avaient un jeu de cartes très détaillées qu’il
n’avait pas hésité à nous laisser consulter. Si sa lecture m’avait
apparu comme trop complexe, je pus toutefois y découvrir les

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noms de quelques localités, des principales montagnes et des
cours d’eau.
Cela avait été une bien belle rencontre, très profitable et qui
nous avait redonné un peu d’espoir après le désastre qu’avait été
Liris.
Cependant, nous n’allions pas tarder à comprendre pour
quelle raison la voirie était aussi bien aménagée. Car oui, outre la
signalétique, l’état de la route était impeccable (j’ignorais si les
autres étaient du même acabit) : elle était parfaitement pavée, y
compris les passages dans les bosquets, et il y avait même des
aires de repos et des auberges relais.
Après la première impression de Liris, je ne me serais jamais
attendue à une telle efficacité dans ce pays. Mais, cette
bienveillance n’était évidemment pas gratuite. Tout avait été fait
dans un simple objectif commercial.
Les aires de repos étaient toutes payantes, et plutôt chères. La
route l’était également. Il y avait au moins un péage par jour à
s’acquitter.
Tout comme en ville, la capacité de négociation de Mysty
nous fit économiser la moitié au moins de la somme exigée. En
général, on nous avait demandé entre 4 et 5 pièces de cuivre par
personnes.
Au passage, les pièces de cuivre s’appelaient des
« marguerites » à Inalion, en raison de la fleur imprimée dessus.
Celle d’argent étaient des « tulipes » et celle en or étaient des
« roses ».

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Grâce à Mysty, nous finissions par avoir droit à la vraie
somme qui était de 2 ou 3 marguerites par personnes. Au final,
simplement en péages, nous dépensâmes 70 pièces de cuivre, soit
7 pièces d’argent, l’équivalent de trois tenues complètes
(chaussures comprises) ou d’un meuble.
À cela, il fallait additionner le coût du voyage en lui-même, ce
qui incluait les nuits passées dans les relais. Car, même si la
route était pavée, il était interdit de dormir dessus ou de dresser
un campement à proximité, hors des zones prévues à cet effet.
Les patrouilles de soldats qui passaient fréquemment étaient
draconiennes, elles avaient pour seul but d’empêcher le
brigandage (ce qui était positif, mais pas désintéressé) et obliger
les voyageurs à la dépense, voire de distribuer des amendes.
En somme, soit un voyageur dépensait 2 ou 3 pièces d’argent
supplémentaires par nuit, soit il devait payer une amende de 5
pièces d’argent par personne pour campement illégale sur
territoire privé (amende dont le montant pouvait augmenter en
fonction de la bonne volonté des soldats). À choisir, nous avions
préféré dormir dans des lits confortables plutôt que prendre ce
risque.
Les relais ne manquaient évidemment pas. Il y en avait un
tous les dix kilomètres en moyenne.
Résumons tout ça… Notre voyage d’une semaine avait fini
par nous coûter la « modique » somme de 75 pièces d’argent,
presque une pièce d’or.
C’était extrêmement cher ! Surtout si on comparait à
Hotzwald où les péages étaient inexistants.
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À la lumière de ce calcul, je finis par comprendre la raison
d’exister des bidonvilles de Liris. Entrer dans une ville se payer,
en sortir également, et se déplacer aussi. Les marchands qui
s’étaient ruinés pour acheter un laisser-passer et entrer à Inalion
se retrouvaient soudainement confrontés à la réalité des taxes
abusives du pays.
Ceux qui se perdaient trop longtemps à Liris tombaient dans
la banqueroute, incapables de vivre en ville et incapables de la
quitter. Afin de ne pas finir en prison en voyageant illégalement,
ils s’étaient regroupés autour des ordures de la ville et avaient
fondés leur petite communauté.
Mais peut-être que ma théorie n’était que partiellement juste,
ceux à l’origine du bidonville étaient probablement les citoyens
ordinaires tombés en disgrâce, plutôt que des marchands
itinérants. Avec une culture tournée exclusivement vers l’argent,
l’entraide était presque inexistante. Et piégés hors des murs de la
cité, ils n’avaient eu d’autres choix pour survivre.
C’était une bien triste et cruelle découverte sur la prétendue
république qui ne permettait pas à ses propres citoyens d’aller
rejoindre un village pour y vivre convenablement et les poussait
à se regrouper dans la misère la plus infâme, offrant un bien
triste spectacle.
La situation de Lunaris était un peu différente de Liris. La
bonne nouvelle était qu’il n’y avait pas de bidonville autour de la
cité. Par une sorte de curiosité malsaine tacite, toutes les quatre
l’avions cherché en faisant le tour des remparts.

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Cependant, l’explication résidait simplement dans les quelques
villages proches que nous avions vu en procédant sur la route
bleue. Puisqu’ils se trouvaient avant le premier péage en quittant
la ville, je supposais que les citoyens en faillite les rejoignaient
dans le pire des cas.
Désireuses d’aller au plus vite, nous ne nous étions pas
arrêtées par ces villages, qui de l’extérieur, nous avaient parus
plus pauvres que ceux d’Hotzwald.
Sur quel critère nous étions nous basées pour tirer une telle
conclusion ?
Sur l’état des maisons, les vêtements des paysans et leurs
outils de travail. Ceux que nous avions pu voir au loin nous
avaient parus tous harassés, vêtus de guenilles et utilisant des
outils en piteux état.

Mais, parlons plutôt à présent de la ville, la campagne n’est


pas mon fort.
Lunaris était plus petite que Liris. J’apprendrais par la suite
qu’elle comptait 60 000 habitants à peine. Elle était construite à
flanc de montagne.
Sa forme semi-circulaire était intéressante et lui donnait un
certain cachet. Et, de fait, la cité était stratifiée en cercles partant
de la montagne aux remparts.
L’administration et les nobles avaient généralement des
constructions troglodytes, donc dans la partie la plus intérieure.
Pour leur part, les riches marchands et bourgeois vivaient dans
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les strates limitrophes à la noblesse. Et, plus on s’éloignait, plus
la richesse et la beauté des bâtiments se réduisaient.
À l’opposé des villes classiques, les secteurs voisins aux
entrées, n’offraient pas vraiment un spectacle accueillant aux
visiteurs, puisque c’était là qu’étaient les édifices les plus
vétustes.
À l’approche de Lunaris, depuis la route bleue, nous avions
une belle vue plongeante sur l’ensemble de la cité. La lumière du
soleil, se couchant derrière les pics montagneux, illumina de
mille feux les dômes dorés des temples.
Naeviah et Tyesphaine, sûrement parce qu’elles s’ennuyaient à
force de marcher, se mirent à essayer de deviner à quels cultes
ces reflets étaient rattachés.
— Celui-là, le gros, c’est Oblis.
— Forcément…, dit Tyesphaine. Lui… en argent… peut-être
Yolean ?
— Mmm… moi, je pencherais plus pour Nyana.
— Tu penses... qu’ils ont un culte académique ?
— C’est vrai que ça paraît étonnant, mais la couleur argent est
plutôt associée à Nyana.
Parmi les dômes qui se reflétaient, trois seulement se
démarquaient vraiment. Après avoir fixé les deux premiers, elles
passèrent au dernier :
— Melphiso ?

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— Zephys !
Mis à part sur Oblis, elles n’étaient tombées d’accord sur
aucun autre dieu.
Les reflets étaient si brillants qu’il était difficile de distinguer
les bâtiments, en plus nous étions encore à bonne distance. Il
faudrait sûrement attendre le lendemain pour savoir qui avait
raison.
C’était ce que je pensais jusqu’à ce que les deux se placèrent
devant moi. Naeviah mit ses mains sur ses hanches tandis que
Tyesphaine croisa les siennes, timidement, devant elle.
— Eh ! Fiali, tu pourrais pas nous dire qui a raison ?
— Hein ? Vous voulez que je fasse comment ?
Naeviah plissa les yeux puis pointa les miens.
— Utilise tes yeux d’elfe, pardi ! Pour une fois qu’ils peuvent
servir à autre chose qu’à reluquer des poitrines et des fesses…
Elle était dure, mais j’étais habituée avec elle.
— Eh oh ! Je ne regarde ni l’un ni l’autre !!
— Ouais, ouais, t’es une perverse, inutile de t’en cacher.
La remarque avait bien sûr fait rire Mysty.
— En même temps, y a rien de mieux à mater. Héhé !
Bien sûr, Naeviah la fusilla du regard.

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Je cédai, je n’avais rien à perdre de toute manière si ce n’était
du temps, mais l’insistance de Naeviah m’en ferait perdre
également.
Après inspection, il s’avéra que le plus grand dôme était bien
celui d’Oblis, ce qu’elles avaient toutes les deux deviné. Le
second était dédié à Nyana, c’était donc Naeviah qui avait eu
raison. Le dernier à Altelyna et elles s’étaient donc trompée
toutes deux.
Évidemment, je n’avais pas les connaissances pour les
reconnaître du premier coup d’œil, j’avais simplement donné des
indices que mes deux amies avaient traduit. À cette distance,
même mes yeux ne pouvaient pas voir les détails sauf lorsqu’ils
étaient manifestes.
— Altelyna donc..., dit Naeviah. C’est pas illogique puisqu’il
s’agit de la ville la plus proche de la frontière d’Oclumos. Pour
s’en protéger, c’est normal.
— Altelyna ? C’est pas la déesse de la guerre ? demandais-je.
— Yep ! J’ai vu ses temples parfois, confirma Mysty.
Naeviah ne tarda pas à donner plus d’indications.
Altelyna était effectivement la déesse de la guerre, des armes
et des duels. Selon le pays et la région, cette dernière attribution
tombait parfois sous la coup de Yolean, le dieu de la justice. Elle
était également la déesse de la stratégie militaire. Son arme de
prédilection était l’épée longue et la lance. Sa magie : le renfort
physique.

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On la priait aussi bien pour gagner un conflit que s’en
protéger. Elle avait nombre d’adorateurs parmi les soldats, sans
grande surprise.
Fatiguées mentalement et physiquement, nous poursuivîmes
la route en silence, ce petit jeu de devinette nous avait distrait
qu’un bref instant, malheureusement.
C’est au soir, alors que tout était éclairé par des torches que
nous atteignîmes les portes. Ces dernières étaient certes fermées,
mais il y avait un « service de nuit » pour malgré tout pouvoir
entrer.
Dans notre état, nous offrîmes peu de résistance au versement
de la taxe spécial et versâmes même un généreux pourboire aux
gardes.
Économiser nos dépenses n’était pas notre priorité. Nous
étions décidées à quitter ce pays, le plus vite serait le mieux.
***
Bien que fatiguées de notre journée de marche, nous avions
pris le temps cette fois de choisir une auberge correcte, éloignée
de la rue marchande afférente à l’entrée de la ville.
Pour économiser le prix, notre sélection s’était portée sur une
chambre familiale équipée d’un seul énorme lit pour quatre. Les
habitants de ce monde était moins gênés de dormir tous dans le
même lit. Aussi, qui disait famille, disait un seul lit.
C’était le format le plus économique mais avec le moins
d’intimité. La chambre était à peine plus spacieuse qu’un
chambre double et le lit prenait presque toute la place.
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De toute manière, nous avions décidé de ne pas nous éterniser
en ville. Aucune de nous ne voulait rester à Inalion.
Le réveil, ce matin-là, fut particulièrement chaotique.
Je m’étais endormie entre Mysty, qui était en bord de lit, et
Naeviah, qui avait préféré cette place pour « avoir les deux plus
petites au centre ». Je m’étais demandé, sans oser poser la
question, de quelle taille elle parlait, puisqu’elle était un peu plus
haute que Mysty...
D’une manière ou d’une autre, j’étais devenue un peu la
préposée au rôle de dormir à côté de Mysty puisque Naeviah
faisait toujours des crises et Tyesphaine se tétanisait si elle
approchait trop.
Honnêtement...quitte à passer pour perverse... elles
exagéraient toutes les deux.
C’était ce que j’avais pensé jusqu’à ce matin-là.
Je supposais qu’il fallait donner la faute au froid qui devenait
de nuit en nuit plus mordant. Mais l’aura dakimakura avait
clairement joué son rôle également.
Je me demandais parfois s’il n’y avait pas un dieu voyeur et
pervers qui s’amusait à orchestrer ces situations embarrassantes ?
D’un côté, il y avait Mysty, qui après s’être déshabillé, une
fois de plus, avait eu froid et avait enfilé sa tête sous mon
pyjama. Je la sentais sous mon aisselle en train de souffler sur
ma poitrine. Ses mains étaient enroulées autour de mes hanches.

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De l’autre côté, Naeviah était comprimée contre moi et
Tyesphaine qui l’avait poussée afin de pouvoir passer ses bras
autour de ma tête.
Les seins de Tyesphaine enveloppaient Naeviah, tandis que
son menton était posé au sommet de mon crâne. Le bout de mon
oreille droite se trouvait entre ses lèvres humides, ce qui me
provoquait des frissons incroyables.
Les mains de Naeviah, dans la panique dirions-nous, s’étaient
empêtrées dans le bas de mon pyjama et menaçaient de
descendre ma culotte.
— Euh… vous… vous pourriez vous réveiller ? J’étouffe…
et… je crois que j’ai envie d’aller aux toilettes…
Cette situation était aussi incongrue, qu’embarrassante et
dangereuse. Mon cœur battait à mille à l’heure et mon corps
brûlait de l’intérieur.
Je répétai ma demande une seconde fois mais toujours pas de
réponse. En fait, il me fallut attendre pas mal de temps, coincée
de la sorte, avant que Tyesphaine ne se réveillât. J’avais
l’impression d’avoir passé au moins une heure, mais je savais que
l’impression du passage du temps était relatif, aussi c’était peut-
être une exagération.
Je sentis ses lèvres libérer mon oreille, qui était sûrement la
pire partie de cette configuration, puis sa poitrine s’éloigna de
moi.
Il faisait encore sombre dans la chambre, nous avions fermé
les volets. J’ignorais l’heure qu’il était.
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Tyesphaine, sans mot dire, se cacha le visage pendant un
instant, puis se coucha au bord du lit, par terre.
— Eh ! Tyesphaine ! Aide-moi, s’il te plaît !
Mais, même en répétant ma demande, elle ne répondit pas.
Son embarras était tel qu’elle m’ignorait.
Pauvre Tyesphaine ! Ce n’est pas ta faute, juste celle de cette
satanée aura et des dieux farceurs (pervers, à tous les égards) !
À mon tour, je me sentais coupable, aussi je n’insistai pas
plus.
De toute manière, avec Tyesphaine en moins, je venais de
gagner de la marge de manœuvre. Mon bras droit était toujours
limité par la tête de Mysty, mais je pouvais tenter de déjà
m’occuper de Naeviah pour commencer.
Le départ de Tyesphaine venait de l’agiter. Sûrement avait-
elle senti un courant d’air dans son dos puisqu’elle se blottit
encore plus proche de moi.
Mon soutien-gorge ne me couvrait plus entièrement et sa
main était à présent particulièrement mal placée. La décence
m’empêcher de dire clairement où elle se trouvait…
— Ohlà ! Naeviah, réveille-toi. Je… je vois aller aux toilettes
et ta main…
Pas de réponse. Étrange, en général, elle n’était pas une grosse
dormeuse, toutes les deux nous étions les premières debout.

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Je me décidai à gérer la crise la plus urgente : la main de
Naeviah. Une seule des deux était vraiment critique, l’autre me
tenait la cuisse pour se réchauffer.
J’attrapai son poignet et j’allais l’éloigner lorsque…
— Qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi j’ai ma main… à cet
endroit ?
— Enfin réveillé ? Je dois aller aux toilettes, tu peux me
libérer, s’il te plaît ?
— Qu’est-ce que tu me fais faire ?! Tu ne penses pas que tu
viens de franchir une frontière là ?
— Attends ! C’est moi la victime, tu sais ? Je ne t’ai rien fait
faire, tu…
— Je ne veux pas t’entendre ! Perverse ! Elfe libidineuse !
Dépravée !!
Les insultes habituelles commençaient à pleuvoir. Quelle que
fût l’heure, Naeviah avait toujours une répartie préparée pour
moi. Je supposais parfois qu’elle avait un coin de son cerveau qui
m’était consacré ; somnolente ou pas, elle arrivait toujours à
trouver des reproches.
Je la laissais se défouler un peu, ce qui réveilla lentement
Mysty, lorsque je lui fis remarquer en plissant les yeux :
— Je n’exerce aucune force sur ton bras et pourtant tu ne l’as
toujours pas retiré…
— Tu… tu… es une IDIOTE !!!

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Cette fois, elle retira ses mains en criant et vint tomber sur
Tyesphaine en roulant hors du lit. Son visage était rouge alors
que des larmes étaient apparues au coin de ses yeux.
J’avais prévenu : cette matinée était sous le signe du chaos.
Mysty qui émergea enfin…
— Je ne vois rien… il fait encore nuit ? C’est tout chaud, c’est
marrant…
— Tu… tu veux bien arrêter de jouer avec ça, Mysty ? Ça…
ça me chatouille… Hahahaha !
Bien sûr, comme une enfant, lorsque je lui avais dit d’arrêter,
elle avait compris l’inverse. Elle s’était mise à me chatouiller
avec ses doigts et à mordiller le soutien-gorge qu’elle n’avait
sûrement pas encore identifié.
Le problème était que je me retenais depuis un bon moment
déjà. Le fait de rire provoquait des contractions abdominales qui
titillaient ma vessie. Je me sentis soudain atteindre la zone
critique, pas encore la dernière limite, mais je m’y rapprochais
dangereusement.
J’étais incapable de me défendre des assauts de Mysty, qui
sans comprendre la situation s’en accommodait et en profitait.
Ma réaction la faisait rire. Les ignorants sont bénis...
Mais soudain, une sphère de lumière apparut dans la chambre
et Naeviah finit par lever la couette d’un coup sec : son embarras
s’était transformé en colère.

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Pendant ce temps, Tyesphaine avait préféré restée au sol
plutôt que de revenir sur le lit… sûrement pour rafraîchir ses
idées. Je supposais la connaissant qu’elle avait sûrement songé à
rouler sous le lit pour s’y cacher, mais le sommier était trop bas
et ne lui avait pas laissé l’espace suffisant pour ce faire.
— Qu… Que… que… qu’est-ce que vous FICHEZ ?!!!!
Naeviah se remit à crier en me découvrant à moitié nue. Je ne
pouvais qu’imaginer ce qu’elle voyait et qui prêtait à confusion.
Mysty finit par me relâcher en sentant l’air froid lui caresser le
corps.
— Brrr ! Ça caille ce matin ! Bonjour !!
— Toi !! Je… Je… C’est quoi ce « bonjour » ? lui reprocha
Naeviah immédiatement. Et qu’est-ce que… ?
— Je chatouillais Fiali, répondit innocemment Mysty. Par
contre, aucune idée comment je me suis retrouvée dans son
pyjama. J’pense que j’avais juste froid. Hahaha !
— Dans ce cas, il fallait garder le tien !!
Mysty répondit en riant sans être nullement gênée par sa
nudité.
Ce qui n’était pas mon cas.
— Je… je ne vais plus pouvoir me marier…, marmonnai-je.
— Comme si quelqu’un aurait voulu de toi !
— Moi, j’veux me marier avec elle.
— C’est pas la question !!
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Je finis par reprendre mes esprits et remettre de l’ordre à ma
tenue, non sans avoir jeté un regard embarrassé à Mysty… qui
me renvoya un simple sourire.
— Je… j’en peux plus, je vais aux toilettes…
J’étais presque à ma limite.
— Tu veux pas utiliser le pot de chambre ? demanda Mysty.
Il est compris dans le prix, t’sais ?
Naeviah et moi la fixâmes avec de grands yeux choqués :
c’était totalement absurde, à la limite de l’hérésie. Je m’attendais
presque à voir Naeviah se signer.
— Que… euh… non ! Je préfère aller aux toilettes !
— J’ai pas envie de la voir faire ça ici ! dit Naeviah. Tu es
folle, Mysty !!
— Bah, tant pis, va falloir raquer alors...
En effet, c’était un point qui nous avait été signalé la veille :
l’utilisation des toilettes était payante. Mais chaque chambre était
équipée d’un pot de chambre que le client s’engager à vider dans
la rue.
Je ne l’écoutais plus, je m’empressai de mettre mes bottes
(mais je gardais le pyjama) avant de me diriger vers la sortie.
— Attends ! Tiens, attrape !
Mysty me jeta une pièce de cuivre.
— Merci…

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— Si on te dit que ça suffit pas, tu n’as qu’à les menacer de
pisser dans le couloir, ça devrait les calmer.
Je ne ferais jamais une chose pareille ! pensais-je en ouvrant
la porte. Cependant, je ne savais pas si j’avais la force de revenir
dans la chambre si on me refusait l’entrée…
Par chance, on ne me posa pas de problème.
Les toilettes étaient divisés en deux, un peu comme dans mon
ancien monde. Une dame de ménage s’occupait juste de leur
entretien et étais assise à l’intersection des deux. C’était la
première fois que je voyais une telle chose dans une auberge de
ce monde.
Évidemment, c’était elle qui veillait au paiement. Je lui tendis
la pièce, elle me remercia et je pus entrer dans les toilettes.
C’est là, enfin seule, que je pus me remettre des émotions.
Cette journée commençait déjà sur les chapeaux de roues !
***
Le petit-déjeuner fini, nous décidâmes que nous ne resterions
que la matinée et partirions en après-midi. Nous en informâmes
l’aubergiste qui affirma le prendre en compte dans sa facturation,
mais dans les faits il nous fit payer jusqu’au lendemain malgré
tout.
« Journée entamée, journée payée », dit-il. Même Mysty ne
parvint pas à négocier de baisse de prix cette fois. Au moins,
nous n’aurions pas besoin d’amener nos affaires avec nous
pendant notre promenade matinale, il suffirait de revenir à
l’auberge avant notre départ de la ville.
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À notre départ de l’auberge, il était presque dix heures. Nous
n’allions pas avoir beaucoup de temps pour visiter… euh, nous
faire plumer. Nous avions déjà une destination à l’esprit.
— Encore des livres ? demanda Mysty. Vous faites pas une
fixette dessus ?
En effet, notre objectif était le temple de Nyana où nous
espérions pouvoir acheter ou consulter quelques livres.
— Il pourrait y avoir quelques indices qui aideraient Fiali…,
dit Tyesphaine timidement.
— Ouais, ouais, j’sais... Mais bon, c’est si amusant que ça de
lire ?
Elle nous avait déjà posé la question, nous échangeâmes
toutes les trois des regards puis acquiesçâmes.
— Bah, comme disait un des vieux de la caravane : « chacun
ses goûts, il ne faut pas les juger ». Mais j’vais vous guider, car
toutes seules dans cette ville, vous allez vous retrouver au bordel.
— Pourquoi irions-nous dans un tel endroit ? demandai-je
innocemment.
Naeviah prit son visage dans sa main : manifestement, je
n’avais pas compris quelque chose. Tyesphaine était déjà rouge,
impossible de savoir si elle avait compris ou alors si elle avait
juste réagi à la parole « bordel ».
— J’parlais pas en tant que clientes, m’expliqua simplement
Mysty. C’est peut-et’ différent par chez toi, mais en général
quand les filles n’ont plus d’argent, elles…

63
— C’est bon, j’ai compris Mysty !
En effet, ce n’était pas mon mentor qui m’avait appris cela,
mais simplement le bon sens. Quel que fût le monde, vendre son
corps était lucratif pour une femme. Je ne pus m’empêcher de
grimacer. Certains points noirs restaient identiques à mon ancien
monde, voire bien pires sur Varyavis : il y avait peu de chances
que quelqu’un ait pensé au bien-être des prostituées ici. Et
encore moins à Inalion où tout se vendait et s’achetait.
Mysty me passa la main sur l’épaule et dit en plaisantant :
— Ton prix sera le mien, ma belle Fiali.
— Un million de pièces d’or, répondis-je immédiatement.
— Whaaaa ! T’es la prostituée la plus chère au monde !
Hahaha !
Naeviah nous attrapa par l’arrière du col pour nous séparer et,
tout en plissant les yeux, elle nous pointa Tyesphaine qui était
accroupie et se couvrait le visage en pleine rue.
— Arrêtez de raconter n’importe quoi toutes les deux ! À
cause de vous, regardez l’état de Tyesphaine !
— En même temps, elle réagit à tous les mots du genre, dis-
je en grimaçant.
— C’est ton prix qui est trop cher, ma chère. J’t’en propose
100 pièces, pas plus ! Haha !
— Cent pièces d’or ? C’est déjà pas mal cher…

64
— J’voulais dire 100 pièces de cuivre. Puis tu pourrais faire
un tarif de groupe si j’viens avec Tyes et Nae.
— Cette discussion devient de plus en plus malsaine, Mysty.
— Et qui a dit que j’voulais venir avec toi d’abord !! lui
reprocha Naeviah.
— C’est pas le problème !! Arrêtez ! La pauvre Tyesphaine…
Dans un effort surhumain, notre pauvre amie leva simplement
le pouce. Nous nous jetâmes des coups d’œil d’incompréhension
ne sachant pas si elle voulait dire qu’elle allait bien ou si elle
aurait voulu suivre Mysty.
Quoi qu’il en fût, lorsqu’elle se sentit moins embarrassée,
nous nous mîmes en marche.
Au passage, elle ne portait pas son armure noire maudite,
sûrement pour reposer ses épaules. Je ne pouvais qu’imaginer ce
qu’elles devaient endurer au quotidien en portant un tel attirail.
Elle portait sa tenue d’aventurière composée d’une chemise, d’un
pantalon, de bottes en cuir et d’une cape à fourrure (récemment
achetée à Segorim). Malgré son style masculin, il était
impossible de la confondre, ses traits délicats, son visage, ses
cheveux et également sa poitrine proéminente étaient autant
d’indices.
D’ailleurs, je me posai la question à cet instant : combien de
kilos devaient peser ses seins au juste ?
Je n’étais pas sûre que ses épaules seraient vraiment reposée,
même sans son armure...

65
Naeviah avait abandonné sa robe cléricale, du moins elle
prévoyait de le faire jusqu’à notre arrivée à Oclumos. Je me
demandais soudain en y pensant s’il fallait un laissez-passer, ce
qui m’amena à le demander à mes amies :
— Ah oui ! Maintenant que tu l’dis ! Pas bête, Fiali !
— Dans notre précipitation à vouloir partir d’ici, j’avais
également oublié, confessa Naeviah.
— Je… j’en ai un. Enfin… je n’en ai pas besoin… je peux
vous amener…
Tyesphaine venait d’Oclumos et était une aristocrate, ce qui
voulait dire qu’elle y aurait nombre de passe-droits. L’idée d’en
profiter ne m’enchantait pas réellement, d’autant qu’elle me parut
plutôt gênée à cet égard...
— Si tu ne veux pas, on peut acheter des laissez-passer, je
suppose.
Mysty et Naeviah parurent surprises. Peut-être était-ce moi
qui avait imaginé cet embarras sur le visage de Tyesphaine,
j’étais confuse soudain.
— Ne… t’inquiète pas, Fiali… Merci…
Elle me remercia d’une toute petite voix que je fus seule à
entendre.
— En tout cas, tant mieux ! dit Mysty. J’imagine pas le prix
des laissez-passer de ce côté-ci. Peut-et’ que Fiali aurait pas été
la seule au bordel au final. Haha !
— Comment tu peux rire de ça ?
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— On peut rire de tout, disait un vieux de chez moi. Puis,
plutôt mourir que faire ça pour l’argent. J’veux ma Fiali à l’œil !
Sur ces mots, en pleine rue (nous manquions décidément
vraiment de retenue ce matin-là), Mysty m’enlaça et me fit un
bisou sur la joue.
Nos deux amies restèrent sous le choc. Sincèrement, je
m’attendais à quelque chose du genre. Aux yeux de Mysty,
j’étais une sorte de grande poupée ou peluche qu’elle adorait
câliner.
— Mysty, c’est gentil… même si tes paroles sont vulgaires…
Mais évite de faire ça en pleine rue, d’accord ?
— OK〜
Je savais qu’elle n’en ferait qu’à sa tête de toute manière, mais
bon…
Non sans avoir été agressées par les marchands, nous
arrivâmes au temple de Nyana une demi-heure plus tard. La ville
n’était pas si grande, mais devoir être arrêtées à chaque fois
prenait du temps.
À mesure de notre progression, inconsciemment, nous nous
étions toutes rapprochées de Mysty au point de finir presque
collées à elle. Elle n’avait pas manqué de nous dire au bout d’un
moment :
— Finalement, on pourrait vraiment rester ici. Vous êtes si
apeurées que je me sens enfin utile. Haha !
— Tu… Tu te sens inutile en général ?

67
J’avais eu peur que derrière sa plaisanterie il y avait eu une
pointe d’amertume réelle.
— Nope, ça va. Un peu parfois quand vous causez magie.
Mais bon, Tyes aussi n’en fait pas donc j’me sens moins seule.
— Euh… je fais un peu de magie aussi…
— Ouais mais c’est pas pareil que ces deux-là. Quand elles
causent magie, elles ont les yeux qui pétillent.
C’était la découverte de ce matin-là. Non pas que cela m’eut
réellement étonné, j’aimais la magie, mais c’était réellement ce
que mes amies pensaient de moi ?
— Je… je n’ai pas les yeux qui pétillent !!! Et ne m’associe
pas à cette perverse de la magie !
Une évolution dans mon statut venait d’être apportée.
— Donc je suis juste une perverse de la magie ?
— Non ! Tu es une perverse ET une perverse de la magie !
Tu es doublement la pire !!
Encore une fois, c’était de ma faute, je l’avais cherchée en
posant cette question.
Le temple de Nyana était grand, moins que celui d’Oblis qui
se trouvait de l’autre côté de cette immense place
particulièrement animée (c’était sûrement l’endroit le plus
populaire de la ville), mais tout aussi sublime. Le style
architectural, à l’instar des autres bâtiments importants d’Inalion,
m’évoquait le style baroque, voire rococo. À la différence que
puisque Nyana représentait la lune, elle était associée à l’argent
68
et non à l’or ; les statues, le dôme, les portes et bien d’autres
étaient argentées.
S’il y avait beaucoup de petits commerces de rue, des
charrettes avec des vendeurs à l’étalage, il y avait également
énormément de gardes. Plus précisément, c’était des paladins des
différents cultes qui s’occupaient de la sécurité des bâtiments
(plus que des personnes) et du respect des différentes taxes.
Aucun doute que les marchands payaient une belle commission
aux cultes locaux.
Nous traversâmes la place et arrivâmes à l’entrée du temple
de Nyana, bien moins fréquenté que celui d’Oblis, ce qui était
normal dans un monde avec un haut degré d’illettrisme….
— Tirage du thème astrale, 2 pièces de cuivre ! Pas cher !
criait un des prêtres sur une estrade.
Il portait une robe de bure noire avec des motifs jaunes en
forme d’étoiles. La tenue était différente de celle du monastère
de Moroa que nous connaissions.
— Thème astral ? demandai-je à mes amies.
— Ah oui, ce truc… Une stupidité sans nom, si tu veux mon
avis, répondit Naeviah.
— C’est quoi ? demanda Mysty.
— Un… tirage… euh non… une sorte de divination…,
expliqua Tyesphaine d’une petite voix.
— Divination, mes fesses ! Désolée...

69
Naeviah avait quelque chose contre l’astrologie, de toute
évidence. Nous la fixâmes jusqu’à ce qu’elle finît par s’expliquer.
— On a eu par le passé des soucis avec un charlatan de prêtre
inalien. Il disait aux gens qu’ils allaient mourir sous prétexte que
les étoiles le lui avaient dit. L’astrographie est une nouvelle
pratique d’Inalion, mais la communauté cléricale a du mal à
croire à ces divinations de bas étage.
— Vous ne pratiquez pas de divinations ? demandai-je.
— Bien sûr que si. Dans mon culte, la nécromancie est
parfois utilisée pour apaiser les vivants aussi. Et je vous arrête de
suite : non, nous ne ramenons pas les morts à la vie mais nous
leur permettons de s’entretenir une dernière fois avec leurs
proches.
Les yeux de Naeviah parurent fixer quelque chose de lointain,
elle me parut triste soudain. Le sujet n’était certainement pas
joyeux, mais c’était son travail pourtant.
Elle continua :
— Il y a des personnes… Non, en fait, la majorité des
personnes acceptent mal la mort de proches. Certains finissent
par surmonter tout seuls, d’autres n’y arrivent pas. Notre rôle à
nous autres prêtres d’Uradan n’est pas seulement de veiller au
respect des dépouilles, des cimetières, mais aussi à rendre l’idée
de la mort moins pensante pour les vivants. Et c’est en cela que
nous différons de l’autre branche du culte qui pense que nous
avons vocation à décider qui à le droit de revenir.

70
Elle l’avait déjà expliqué qu’une partie de son culte relevait
des morts-vivants. Au final, les cultes étaient très peu structurés
dans ce monde contrairement à ce qu’on aurait pu penser de
prime abord.
Ce n’était cependant pas très différent de l’histoire des
religions de mon précédent monde. La catholicisme, pour ne
citer que lui, avait eu différents courants et tous ne s’entendaient
pas entre eux. Certains furent même condamnés et exterminés
comme les Templiers, d’autres produisirent des schismes...
— En fait, j’pige que dalle…, dit Mysty.
Elle aussi était bien plus grave que quelques instants
auparavant lorsqu’elle plaisantait.
— Un jour… je vous parlerai de ma propre expérience.., dit
Naeviah en baissant le regard et en se tenant le bras. Mais là, je
n’ai pas envie.
Tyesphaine et moi eûmes la même réaction, nous lui prîmes
une main et lui caressâmes chacune un bras.
— Eh oh ! Me prenez pas en pitié toutes les deux ou je vous
colle des coups de pieds dans le train !!
Nous voulions juste la soulager, mais Naeviah le prit mal
malgré tout.
Elle dégagea ses mains et croisa les bras en toussotant.
— Quoi qu’il en soit, quelques cultes ont des formes de
divination. Chez Uradan, nous avons la nécromancie et la lecture
des entrailles aussi…

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— C’est dégueux !
— Quelques prêtres sont spécialisés là-dedans. Ceux
d’Albertus le font aussi. Ça sert principalement à prévoir les
grands cataclysmes comme les inondations, les tremblements de
terre ou les hivers rudes.
— Pratique..., dis-je.
Dans mon ancien monde, nous avions des scientifiques et des
appareils de mesures qui ne s’occupaient que de cela aussi, et
malgré tout la fiabilité n’était pas assurée.
— Oui, mais c’est pas fiable à cent pourcent non plus. Le
futur est en constant mouvement.
Au final, c’était vraiment comme la science.
— Nyana dispose de l’astromancie, qui permet de voir les
cataclysmes à travers les étoiles. Il paraît que les prêtresses
seraient au courant d’un tas de choses qu’elles refusent de
dévoiler par respect envers leurs chère Déesse.
Mon regard se tourna vers le prêtre qui vendait ses services
un peu plus loin.
Comme si elle avait lu le doute en moi, Naeviah fit la moue et
reprit :
— Précisément. Tu commences à comprendre, la perverse de
service. Le culte de Nyana d’Inalion est le seul à pratiquer ce
nouvel art divinatoire, l’astrographie, qui n’est pas reconnu par la
majorité des paroisses de Nyana des autres pays.
— Je commence à mieux comprendre, dis-je.
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— La religion… c’est compliqué, ajouta Tyesphaine.
— Ouais, c’est clair ! dit Mysty. Bref, si on résume : c’est du
vent qu’ils vendent bien cher, c’est ça ?
Je fis signe à Mysty de parler moins fort, elle se gratta la tête
en jetant des regards autour d’elle. Personne ne nous écoutait,
heureusement, le prêtre hurlait au-dessus de nos voix.
— Si on résume, c’est bien ça…, confirma Naeviah. Nyana ne
révélera pas les secrets de votre futur à ce prix-là, je vous le
garantis. Bon, arrêtons de perdre du temps et allons voir les
livres.
Ignorant la foule agglutinée autour du prêtre, nous
poursuivîmes vers les portes du temple où il y avait moins de
foule. Surtout des étudiants et des érudits barbus. Lorsqu’ils
virent approcher des femmes, leurs yeux s’écarquillèrent et leurs
mâchoires tombèrent.
J’étais un peu étonnée, je n’avais pas eu l’impression que ce
monde était si androcentrique. Le culte de Nyana était composé
majoritairement de femmes, pourtant.
Mais en réalité...
« Whaaa ! Elles sont mignonnes celle-là ! »
« Elles sont dans quel campus ? »
« J’ai envie de m’inscrire dans leur club de suite ! »
Hein ? Club ? Les écoles avaient des clubs ici aussi ?

73
Ce monde recelait bien des mystères qui m’étaient inconnus.
Le problème n’était donc pas le fait que nous soyons des femmes,
mais de belles femmes ? Mes amies ne parurent pas avoir
entendu ces commentaires, j’étais la seule à me sentir fière…
jusqu’à ce que j’entende.
« La petite, tu penses que c’est leur sœur ? »
« Dommage qu’on ne voit pas son visage et qu’elle soit aussi
plate. »
Je pris sur moi pour ne pas leur sauter dessus lorsqu’ils
échangèrent des propos encore plus graveleuses. Avoir une ouïe
anormalement bonne n’était pas toujours un avantage !
Au temple, nous demandâmes à acheter des livres, mais ils
coûtaient horriblement chers. Ce n’était étonnant, une fois de
plus, puisque tout l’était dans ce pays.
Nous demandâmes donc à en consulter, mais il aurait fallu se
soumettre à une inscription payante et attendre une validation du
grand prêtre. Nous n’avions pas le temps, aussi nous repartîmes
bredouilles.
Puisque Mysty nous mit en garde quant aux prix pratiqués sur
la grande place, bien plus élevés qu’ailleurs en ville, nous ne
tardâmes pas à décider notre départ prématuré.
Au final, nous ne garderions aucun bon souvenir de ce pays
mis à part les biscuits de Liris qui étaient vraiment bons.
J’étais bien incapable de dire si à Lunaris il y en avait
également, cette ville ne serait qu’un halte dans notre voyage.
J’avais commencé à m’habituer au plaisir de découvrir de
74
nouveaux lieux dans ce monde, mais il valait mieux quitter ce
pays avant de nous retrouver plumée et en banqueroute ; je
n’avais pas envie que les paroles de Mysty devinssent réalité !
— Si ça ne vous dérange pas, on pourrait prendre cette route
là pour rentrer. On a encore un peu de temps pour midi…,
proposa cette dernière.
Nous comptions manger à l’auberge vers midi puisque nous
avions payé le repas (compris avec la chambre). Autant ne pas
gaspiller.
C’est avec cet arrière-goût de frustration que nous fit répondre
positivement toutes les trois :
— Faut juste pas se perdre, dis-je. Ici, on est capable de nous
extorquer vingt pièces d’or pour juste nous indiquer qu’il faut
tourner à droite.
— Haha ! C’est trop ça ! Fiali, tu commences à piger
comment ça marche ! Hahaha !
— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle ! s’écria Naeviah. C’est
juste rageant !
— Calme-toi… Naeviah…
Mysty cessa de rire et vit tapoter l’épaule de Naeviah
amicalement.
— T’inquiète, j’me moque pas de vous. C’est juste que c’est
marrant de vous voir toutes les trois galérer dans une ville de
truands. Et encore, ici y a des lois. J’ai traversé des patelins où

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fallait poser des pièges autour de son lit sinon on te sautait dessus
la nuit.
— En vrai, nous aussi ça nous est arrivé, dis-je en me
tournant vers Tyesphaine.
Cette dernière acquiesça avec insistance. Lors de notre
première nuit dans le relais de voyage pendant que nous
cherchions les brigands, nous avions connu un épisode du genre.
Je ne pouvais pas dire qu’il s’en était fallu de peu, puisque nous
avions bien géré la situation, mais si nous avions été de faibles
donzelles, cela ne serait pas passé aussi bien.
— C’est vrai que j’vous ai rencontrées juste après. Bah, y a
des endroits encore pires. Bref, allons voir dans ces rues. J’gère,
t’inquiète !
Malgré ses propos assurés, j’étais bel et bien inquiète !
Aucune d’entre nous n’avait de sens de l’orientation. En ville,
nous nous en sortions quand même mieux, mais pas de quoi
pavaner.
C’est peu convaincues que toutes les trois nous jetâmes un
regard entendu et acceptâmes. Nous devions bien cela à Mysty
qui nous avait sauvées d’Inalion et le monstre « argent » qu’ils
vénéraient tous.
C’est particulièrement craintives que nous suivions Mysty de
près. Elle nous avait parlé de coupe-gorges et d’auberges
douteuses, nos imaginations s’affolaient en passant dans ces
ruelles à peine assez larges pour une seule personne.

76
Mysty marchait en tête d’un pas léger, mais ce n’était pas
notre cas. À un moment donné, Tyesphaine se colla tellement à
moi que je cognais sa poitrine. J’avais pensé sur le moment
qu’elle avait juste été maladroite mais en vrai, elle avait peur.
J’en connais des personnes qui auraient été envieuses de ma
situation.
Bien sûr, Naeviah faisait la fière, même si je savais que ce
n’était que façade.
Finalement, nous parvînmes à une petite place où il m’aurait
bien été impossible de revenir si je l’avais voulu, considérant le
dédale des ruelles que nous avions emprunté.
— En fait, j’crois que ch’suis paumée. Haha !
— Mysty !!!
Naeviah lui sauta au cou, les larmes aux yeux, et se mit à la
secouer. Mais Mysty continuait de rire.
Quelques boutiques se trouvaient là, ainsi qu’un vendeur de
rue. Il avait une petite charrette et vendait des curiosités.
— Oh là, mesdames ! Vous ne paraissez pas de la ville, vous.
C’était une accroche fréquente ici que je traduisis par : « Oh
là ! Vous ne seriez pas de la famille des belles colombes prêtes à
être plumées ? ».
J’allais l’ignorer lorsque Mysty lui répondit en souriant.
— Eh ! T’serais pas de la tribu des Sarzarim ?
— Ouais, carrément !

77
— Oh ! Trop cool ! Un mec du pays !
Mysty s’approcha et tendit la main au vendeur qui répondit
par une poignée de main pour le moins complexe. Je me rendis
compte à cet instant que nous n’avions jamais réellement pris la
peine de demander des informations sur la culture de Mysty et
des nomades du désert.
En tout cas, c’était un salut plutôt viril qui s’acheva en tapant
coude contre coude.
— Et du coup, tu vends quoi de beau ici ?
— Des Estarids. T’en veux, ma sœur ?
— J’en ai pas vraiment besoin, mais paraît que ceux des
Sarzarim sont top.
— Héhé ! T’es bien renseignée, ma jolie.
Nous nous approchâmes sans cacher notre surprise.
— C’est tes potes ?
— Mes sœurs… ou mes meufs.
— Eh oh ! Je ne suis pas ta meuf comme tu dis ! rétorqua de
suite Naeviah.
— Hahaha ! Elle a du répondant.
— Ouais, c’est la grincheuse.
— Toiiiii !!
Je saisis Naeviah pour qu’elle ne lui sautât pas au cou. Nous
avions enfin un allié potentiel, il n’était pas question de lui faire
78
mauvaise impression. Tyesphaine saisit au vol et m’aida à faire
taire notre prêtresse.
— Excusez-la, elle est un peu sauvage, dis-je.
Naeviah m’écrasa le pied puis me mordit la main.
— Aïe !!!
— Lâche-moi perverse ! J’en ai marre de cette ville !!
Le vendeur et Mysty se mirent à rire comme s’il y avait
quelque chose que nous n’avions pas saisi, puis il demanda :
— Des estarims, ça vous botte pas ?
Mysty nous expliqua qu’il s’agissait de porte-bonheur fait dans
une sorte de corail du désert. Ils avaient généralement la forme
d’étoiles et on y inscrivait des dictons ou des phrases de sagesses.
On les choisissait face cachée et c’était les dieux qui désignait
celui qui correspondait le plus à l’acheteur.
— C’est une spécialité de sa tribu. J’pense que ça peut être
pas mal. Puis, Naeviah m’a donné envie avec ses astro-machins.
— C’était l’inverse que je voulais provoquer…
— Pourquoi pas ? dis-je. Nous avons une coutume similaire
par chez moi…
Des biscuits avec des messages dedans. Mais bon, une fois
encore, cela deviendrait une coutume elfique.
— Combien pour quatre ? demanda Mysty. Je régale, va !
C’est pas tous les jours que j’peux vous offrir un truc de chez
moi.
79
— Merci Mysty !
— Me… Merci…
— Pfff ! J’espère que c’est à la hauteur de ce que tu
annonces… Mpff !
Le prix était raisonnable. Je compris à travers l’échange avec
Mysty qu’il nous faisait un prix vraiment bas par simple
patriotisme. Il en vendait pas mal d’après ses dires, les habitants
de Lunaris étaient en quelque sorte fascinés par les astres
célestes.
L’homme leva un tissu et révéla un plateau remplis de petites
étoiles de la taille d’un biscuit plus ou moins. Mysty nous interdit
de lire tout de suite ce qu’il y avait au dos.
— Nous les regarderons toutes les quatre à l’auberge, quand
nous serons tranquilles.
— OK…
— D’ailleurs, l’ami, tu pourrais m’aider ? Nous cherchons
l’auberge de…
Mysty profita de son achat pour récupérer gratuitement des
informations, l’air de rien. C’est ainsi que nous parvînmes à
rentrer à l’auberge, avec un peu de retard sur notre planning.
Nous commandâmes le plat du jour et en l’attendant nous
retournâmes nos estarims pour lire les divinations.
Sur la mienne était écrit : « Les ennemis d’aujourd’hui sont
les amis de demain ».

80
Hein ? Quels ennemis ? Une phrase très vague qui signifiait
en somme que je rencontrerais dans ma vie des personnes avec
qui je ne m’entendrais pas mais avec qui je deviendrais amie.
D’ailleurs, Naeviah pouvait correspondre à cette divination,
puisque nous avions commencé par l’affronter avant de devenir
amies.
En soi, ce n’était pas très différent des divinations de mon
monde : de simples phrases suffisamment générale pour toujours
trouver une réalisation ou un interprétation.
Naeviah eut : « Quand le cœur flanche, demande de l’aide ».
Tyesphaine : « Les rêves sont cruels. Ne les abandonne pas ».
Et Mysty : « Tu perdras quelque chose de cher, mais trouvera
un trésor en remplacement. »
Nous mîmes nos estarims en commun pour partager nos
divinations. Naeviah et moi étions les plus perplexes. Mysty
lâcha un « oooh », puis vint m’enlacer :
— J’serais toujours ta meuf ! Moi, j’deviendrais pas ton
ennemie, promis !!
— C’est bon, j’ai compris Mysty.
Puis, aussi brusquement, elle me relâcha et s’en alla enlacer
Naeviah :
— Pareil, si tu as besoin d’aide, demande ! J’suis là pour toi !
— Tu… Tu vas me lâcher avant que je te trucide ! Depuis
quand tu es aussi...

81
Mysty ne lui laissa pas le temps de finir sa phrase qu’elle sauta
au cou de Tyesphaine. La pauvre paladine n’eut pas le temps
d’esquiver. Elle était assise tranquillement sur sa chaise, mais
lorsqu’elle avait commencé à se douter des intentions de Mysty il
était déjà trop tard.
— J’ai rien compris à ton histoire de rêve, mais si tu veux du
soutien et des bisous, ch’suis là ! OK ?
— Hiiiiiiiiiiiiii !!
Je séparai Mysty de Tyesphaine avant que les lèvres de la
première n’atteignent les joues de la seconde. Tyesphaine parut
comme traumatisée, elle se figea sur sa chaise, son esprit ailleurs.
— Arrête, nous sommes en public, dis-je à Mysty.
— OK, je vous ferais plus de câlins quand on sera dans notre
chambre.
L’évocation de la chambre suffit à raviver un souvenir qui me
fit tomber les épaules. Trop peu de temps s’était écoulé, je
n’avais pas encore pu enterrer la honte.
Finalement, nous rangeâmes nos estarims dans nos poches et
mangeâmes dans le silence. Ces petites étoiles étaient au final
notre meilleur souvenir de la ville. Elles étaient simples, mais
jolie. Chacune avait une couleur différente avec des reflets
particuliers. L’initiative de Mysty avait été couronnée de succès.

82
C’est en me disant qu’il devait certainement y avoir d’autres
choses intéressantes en ville que j’ouvris la porte de notre
chambre. Il était temps de plier bagage et de partir.
Mais, je me pétrifiai sur place.
— Hein ? Y avait pas ton armure ici, Tyes ? Et les sacs…
— Merde ! On nous a…
Nos affaires avaient disparues !
***
— Qu’est-ce que vous voulez que j’vous dise, mes petites
dames ?
Nous étions descendues demander des comptes à l’aubergiste.
Puisque nous louions une chambre dans son établissement, nos
affaires étaient sous sa responsabilité.
Tout avait disparu : nos sacs, la robe de prêtresse, la chemise
de mithril et la faux de Naeviah, mais également le bouclier et
l’armure de Tyesphaine. Sans oublier une grande partie de notre
argent.
Car oui, j’en ai peut-être déjà parlé mais l’argent dans ce
monde est encombrant et lourd. Même si individuellement
chaque pièce ne pesait, selon mon estimation, qu’une dizaine de
grammes, le problème était que nous en portions beaucoup.
D’autant que, puisque tous les commerces n’avaient pas de
pièces d’argent à portée de main pour faire le change ou rendre
la monnaie sur une pièce d’or, il était donc indispensable d’avoir

83
majoritairement de la petite monnaie. Et dans ce monde, il
n’était pas question de billets ou de compte bancaire.
Chacune de nous était partie de l’auberge avec une petite
bourse remplie de quelques piècettes, le reste avait été caché par
Mysty dans différentes doublures de nos sacs.
Au final, plus que l’argent, c’était bien les affaires de
Tyesphaine qui m’inquiétaient le plus : c’était des héritages
familiaux auxquels elle tenait beaucoup.
De mon côté, j’avais l’essentiel de mes affaires sur moi :
vêtements, épée magique, un peu d’argent, on ne m’avait causé
grand tort au final.
— Nous avons loué dans votre auberge, c’est votre
responsabilité ! cria Naeviah en attirant l’attention des autres
clients.
J’étais de son avis, mais je voyais bien au visage de notre
interlocuteur que ce n’était pas le premier vol de cette auberge.
Il fit signe à sa femme de prendre le relais, passa son torchon
sur l’épaule et nous invita à monter jusqu’à notre chambre.
— J’vais voir ça de plus près…
Nous ouvrîmes la porte, la chambre s’offrit à nos regards.
L’aubergiste put confirmer que tout était bien en ordre, le lit
était fait, rien n’était cassé… justement, rien n’était cassé.
— La serrure me semble bonne… Vous avez fermé à clef ?
— Oui, répondis-je en essayant de garder mon calme.

84
J’avais l’impression de voir où il voulait arriver, son regard
inquisiteur cherchait des preuves contre nous.
— Ouais, elle n’a pas été forcée..., confirma-t-il après avoir
inspecté la serrure. Et la fenêtre ?
— Nous n’avons touché à rien ! répondit Naeviah cette fois.
Tout est comme nous l’avons trouvé.
L’aubergiste s’approcha de la fenêtre ouverte, un simple
système à espagnolette. Il inspecta le rebord.
— Pas d’effraction ici non plus. Elle était donc ouverte quand
vous êtes rentrées ?
— Oui ! Vous allez nous écouter à la fin ?
J’eus envie de m’effondrer : c’était précisément ce que
l’aubergiste avait tenu à entendre. Je n’avais pas les capacités de
négocier de Mysty mais j’étais plus psychologue que Naeviah,
manifestement. Je vis d’ailleurs à l’expression de Mysty qu’elle
avait réalisé la même chose que moi.
— Bah, y sont passés par la fenêtre. Si vous la laissez ouverte,
j’peux rien pour vous, vous savez ?
— Quoi ?! Mais c’est…
— Inutile, Nae, l’interrompit Mysty. Laisse tomber.
— Comment ça ?! Tu rigoles ! Mes précieuses affaires, elles
ont été…
D’entre toutes, la plus choquée était Tyesphaine. Je voyais
bien que son sourire était forcé et qu’elle retenait les larmes. Je

85
pouvais comprendre l’affection qu’on portait envers des objets,
j’avais été pareille dans ma précédente vie.
Mais depuis que j’étais revenue sous les traits de Fiali, je
n’avais plus développé d’attachement particulier de ce type. Il
fallait dire que l’industrie du loisir laissait un peu à désirer dans
ce monde, pas de quoi commencer des collections de mangas,
d’anime ou de jeux vidéo.
— Désolé, j’peux rien pour vous. S’y sont passé par la fenêtre
que vous avez laissé ouverte, c’est pas de ma faute.
— Comme si vous auriez assumé dans le cas inverse…,
marmonnai-je.
J’ignorai s’il m’avait entendue ou non, il se dirigea vers la
porte et nous dit simplement :
— La chambre est payée jusqu’à demain, profitez-en mes
p’tites dames.
— Pas question que je reste dans un établissement de la
sorte ! cria Naeviah. C’est un scandale !
— Ah ? Si vous ne comptez pas l’utiliser, vous pouvez laisser
les clefs à l’accueil. Y a des clients qui seraient intéressés…
Sur ces mots, sans attendre notre réponse, il s’en alla. Il ne
fallait probablement pas s’attendre à plus de la part d’un
aubergiste Inalien ; business is business, j’avais bien cerné la
politique de ce pays.
— Désolée les filles, dis-je en m’inclinant à quatre-vingt-dix
degrés.

86
— Hein ? De quoi tu t’excuses, perverse ?
— J’avais laissé mon alarme magique au niveau de la porte,
mais je n’ai pas pensé à en mettre une sur la fenêtre. Ce qui
arrive est entièrement de ma faute. Je vous rembourserai aussi
vite que possible.
L’aubergiste n’avait pas totalement tort : le ou les voleurs
n’étaient pas passés par la porte, je pouvais le certifier
également. Inclinée, j’esquissai un sourire douloureux en pensant
que finalement Mysty avait vu juste lorsqu’elle avait anticipé
notre ruine dans cette cité. J’espérais juste qu’elles ne me
demanderaient pas de les dédommager avec mon corps...
— Raconte pas n’importe quoi ! Les victimes ne sont jamais
fautives de leur sort ! C’est ridicule !
— Mais… J’ai bel et bien laissé la fenêtre ouverte.
Je m’en souvenais malheureusement. Pour aérer, je l’avais
laissée ouverte. Nous étions au troisième étage, j’avais douté du
fait qu’en pleine journée quelqu’un y grimperait. J’étais
convaincue de ma culpabilité : c’était bien moi qui l’avait laissée
ouverte.
— C’est… à cause de moi que… tu l’as ouverte…, avoua
Tyesphaine en rougissant en baissant le regard.
— Ah oui, c’est vrai ! s’écria Mysty. En fait, c’est moi qui t’as
dit de l’ouvrir, Fiali ! Tyes était rouge et avait l’air de ne pas se
sentir bien, j’pensais qu’on pouvait aérer un peu.
Plus elles ne parlaient, plus les souvenirs s’affinaient dans ma
mémoire. À l’origine, nous avions aéré pour Tyesphaine.
87
Néanmoins, cela n’avait rien à voir avec l’air, elle avait été
embarrassée de devoir se changer en notre présence. Je l’avais su
mais j’avais ouvert par souci de l’odeur que nous laisserions
derrière nous.
— C’est… ma faute… Pardonnez-moi !!
Tyesphaine se couvrit le visage en commençant à pleurer.
Mais aussitôt…
— D’un autre côté, c’est parce que Mysty venait de t’inspecter
la poitrine que tu as failli t’évanouir, dis-je en me tournant vers
la coupable.
Mysty leva les yeux et passa ses bras derrière la tête :
— C’est vrai… J’voulais voir s’ils avaient grossis.
— Je t’ai pourtant assurée qu’à notre âge ça ne pousse plus.
— Ouais, mais ils avaient l’air plus gros qu’hier, j’t’assure.
Puis, t’étais aux toilettes, je m’ennuyais moi.
— Tu tripotes Tyesphaine quand tu t’ennuies ? Et en plus tu
me donnes la faute ?
Tyesphaine était rouge pivoine, elle menaça de s’écrouler une
nouvelle fois.
— ON S’EN FICHE !!! C’est la faute d’aucune d’entre nous !
cria Naeviah pour nous interrompre.
Elle était rouge de colère et non d’embarras.

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— Les coupables sont les voleurs, c’est tout ! Si je les attrape,
je leur ouvrirais les portes du royaume de la Déesse avant
l’heure, je vous jure !!
Naeviah était attachée à ses affaires également. J’en prenais
note.
— Elle ne t’en voudras pas de le faire ? Uradan est là pour…
— Ta gueule Fiali ! Tu prends encore tout à la légère ! Nous
avions toutes nos affaires ! Même les laissez-passer et notre
argent ! Je vous rappelle qu’il faut payer tout au long des routes
ici !! Puis, sans l’armure de Tyesphaine nous n’irons pas loin !
En effet, si on se faisait attaquer, Tyesphaine serait plutôt
inutile. Sans armure et bouclier, avec sa seule rapière…
Néanmoins, elle avait la possibilité d’en créer une par magie,
mais comme elle nous l’avait déjà dit, son corps devenait faible
lorsqu’elle « trahissait » son armure maudite. Et nous ignorions
s’il y avait des effets supplémentaires en cas d’éloignement
prolongé. Lorsqu’on parlait d’objets maudits, il n’y avait pas de
limite, elle pourrait fort bien mourir si elle ne la récupérerait pas
dans les prochains jours.
— Désolée Naeviah. C’est vrai que j’ai pas perdu grand-
chose, c’est plus facile pour moi…
— Tu… Tu es toujours comme ça !
— Comme quoi ?
— Laisse tomber… Il faut retrouver nos affaires !
Mysty referma la porte et s’assit sur le lit.

89
— Le souci c’est comment ? T’sais Nae, les vrais voleurs
refourguent illico leur butin justement pour qu’on ne les retrouve
pas. D’ailleurs, en général, ils ont déjà des acheteurs avant même
de cambrioler.
— T’es drôlement renseignée, quand même. Tu as volé
combien de personnes au juste ?
Je me mis devant Naeviah et la fixait droit dans les yeux avec
mon regard le plus sévère.
— Arrête de dire ce genre de choses ! Mysty n’est pas
comme ça, tu le sais bien ! Je sais que tu es en colère, mais ne
finissons pas par nous en prendre les unes les autres.
Naeviah soutint mon regard. Malgré mon aura dakimakura,
elle ne voulait pas perdre la face contre moi. Sincèrement, je
n’avais pas la fierté de vouloir la soumettre ou quoi que ce fût du
genre, je voulais juste être sûre qu’elle avait compris le message.
Mais je n’eus pas le temps de me retirer du conflit que je
sentis un bras passer autour de mon cou et soudain ma tête
cogna celle de Naeviah. Sans nous laisser le temps de
comprendre, Mysty nous attrapa et nous attira sur sa poitrine
(couverte de son armure).
— Allez ! On va pas se discuter. Pis, t’sais bien que j’vais pas
le prendre mal. Nae est juste en colère.
— Je… Je ne voudrais pas que ça s’envenime, dis-je.
— Je… je ne le pensais pas… vraiment...

90
— Voilà ! Tu vois, ma choupi Fiali ! Nae ne le pensait pas.
On est toutes sœurs, c’est cool ! Pas de stress ! Héhéhé !
Naeviah m’avait reproché ma nonchalance, mais elle n’était en
rien comparable à celle de Mysty, m’était avis.
Lorsqu’elle nous relâcha, Tyesphaine, qui était embarrassée,
pour ne pas changer, fit une proposition :
— Nous pourrions… aller voir la garde…
L’idée était logique, c’est ce que j’aurais fait immédiatement
dans mon ancien monde, mais elle ne m’était pas passée par
l’esprit dans celui-ci. Pourquoi ?
J’aurais pu m’inventer des excuses et d’autres, mais je me
rendis tout simplement compte que contrairement à la personne
que j’étais autrefois, ici j’avais tué. Mon épée avait pourfendu
des monstres, mais également des brigands, donc des humains.
Au fond, je m’étais habituée à simplement me faire justice
toute seule. Le fait de déléguer ma défense à une autorité m’était
simplement devenue une pensée étrange. Était-ce quelque chose
d’inquiétant ou de normal ?
Toutes les trois nous considérâmes cette proposition…
— Je doute qu’ils nous aident réellement, dit Naeviah. S’ils
sont comme l’aubergiste… Puis, ils prendront des semaines et
nous n’avons plus d’argent.
— Et sans compter le fait qu’ils vont nous en demander, de
l’argent justement, ajoutai-je.

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Comme si la milice allait travailler gratuitement pour quatre
aventurières ! Tout était payant dans ce pays, depuis l’eau aux
informations. Si les Inaliens avaient eu les connaissances
scientifiques nécessaires, j’étais convaincue qu’ils auraient mis
des taxes sur l’air respirable.
— J’ai un peu de pognon, dit Mysty en se rasseyant. En fait,
c’est une vieille habitude, mais…
Elle retira ses bottes et y glissa la main. Elle en tira quatre
pièces d’or.
— Tu caches de l’argent à cet endroit ? demanda Naeviah.
— Yep ! J’ai même hésité à en foutre dans le soutif de Tyes, y
a de la place pour quelques pièces.
La concernée rougit et cacha sa poitrine avec ses mains,
tandis que nos regards étaient tous braqués dessus.
— Il… n’y… en a pas…
— Ouais, ch’sais, j’l’ai finalement pas fait. J’aurais dû !
Je pris une des pièces et me mit à la renifler sans penser à
mal.
— Elle pue les pieds…
— En même temps, ça fait des jours qu’elle traîne sous mes
panards. Ch’suis sûr que j’ai même la trace. Regarde !
Elle tendit les pieds dans ma direction pour me montrer que
le motif de la pièce s’était effectivement imprimé sur sa peau.
Bien sûr, comme Mysty ne portait pas de sous-vêtements, elle

92
n’aimait pas porter de chaussettes non plus. Comment faisait-elle
pour supporter le froid, je l’ignorais ?
— C’est vrai, juste là et là. T’as des pieds en or maintenant.
Haha !
— C’est ben vrai ! Hahahaha !
Mais le regard glacial de Naeviah m’invita à arrêter de rire et
me taire. Elle en avait contre moi, manifestement.
— Tant pis ! Essayons de voir la garde. Je ne supporte pas
l’idée de ne rien faire. Et remets ces pièces à leur place, c’était
une bonne idée, même si c’est immonde, dit Naeviah.
— Eh oh ! Mes pieds ne sont pas immondes ! Dis-lui, Fiali !
— Si je le dis, elle va me traiter de perverse. J’ai pas trop
envie…
— Tu le penses donc quand même… ?
Naeviah croisa les bras et me jeta un regard plein de dégoût,
comme si j’étais un déchet au bord de la route. En fait, quoi que
je fisse et disse, je serais toujours une perverse à ses yeux.
***
Un des avantages du système inaliens de milice était qu’il n’y
avait personne pour venir réclamer ou presque.
À notre arrivée, la caserne était presque vide. Deux personnes
se tenaient devant nous et attendaient d’être reçues, mais la
capitaine qui n’avait rien à faire, de toute évidence, et qui passait

93
par là s’enquit de la raison de notre venue et nous amena
directement dans son bureau.
— Je suis la capitaine Isabelle Sarling. Je commande cette
caserne. Expliquez-moi donc ce qui vous amène ici.
Elle était une femme aux longs cheveux noirs détachés et aux
yeux marrons. Sa forme de visage plutôt arrondies et délicate,
ainsi que ses petites lèvres brillantes en raison de l’utilisation
d’un baume, contrastaient avec sa lourde armure de plaque et son
tabard de la garde. Elle me parut bien trop douce pour occuper
un tel poste, mais j’étais dans un monde de fantasy, ce n’était pas
si surprenant en réalité.
Le bureau était plutôt grand mais simple. Il y avait deux
drapeaux entrecroisés contre un mur : l’un étant celui du pays et
l’autre celui de la ville. Je supposais que dans la caserne, elle
seule disposait d’un bureau individuel. De toute manière, les
miliciens normaux ne savaient pas lire et écrire, il ne leur aurait
servi à rien.
— Combien ça va nous coûter ? demanda Mysty sans détour.
— Cela dépendra de ce que vous me direz, mais j’écouterais
déjà votre plainte sans vous la facturer.
C’était étonnant, je ne m’étais pas attendue pas à ce que se
plaindre à la milice serait gratuit. Mysty fut autant surprise que
moi, ce qui invita la capitaine à nous expliquer :
— Vous savez, normalement nos services ne sont pas payants.
Mes hommes en profitent c’est tout.

94
Je répondis par un sourire gêné ; elle le savait, mais n’en
faisait rien...
— Puis, vous êtes des étrangères, ça se lit sur vos visages. Et
vous semblez désespérées. L’une d’entre vous n’est même pas
humaine, de surcroît.
J’essayais de ne pas me démasquer mais notre interlocutrice
avait les yeux braqués sur moi.
— Je reconnais une elfe quand j’en vois une, ce n’est pas une
capuche qui va me tromper.
— Vous… vous connaissez les elfes ?
Plus encore que le fait qu’elle m’ait dévoilée, le fait qu’elle
parlait des elfes comme si de rien n’était me surprit.
— J’en ai croisé une il y a quelques années. J’ai même pu
m’entretenir avec elle. Une personne brillante et pleine de bon
sens. Mais si vous vous demandez si mon traitement de faveur
provient de là, ma réponse est non. Je m’étonne juste de voir un
groupe de quatre belles aventurières passer le pas de ma caserne,
c’est tout. Bien qu’en soi, ce ne soit guère anormal : vous êtes des
cibles privilégiées.
Elle se référait sûrement au fait que nous étions de « faibles et
innocentes jeunes femmes », des proies appétissante pour les
rupins de la cité, un peu comme des vautours tournant autour
d’une charogne.
Démentir me semblait inutile à ce stade, je préférai poser
cartes sur la table.

95
— Je suis bien une elfe. Mon nom est Fiali. Nous voyageons
en direction d’Oclumos et avons été victimes d’un vol à l’auberge
du Poney Boiteux.
— Il faut que vous fassiez quelque chose ! dit Naeviah en
s’emportant et en claquant sa main sur le bureau. Notre argent,
nos affaires personnelles, même nos sous-vêtements étaient
dedans !
— Moi, ch’suis tranquille de ce côté-là…, dit Mysty avec
désinvolture.
Le regard noir de Naeviah s’arrêta sur elle l’invitant à cesser
ses plaisanteries.
Étant la plus calme et la plus apte à cette tâche grâce à mon
aura, je pris le soin de présenter mes amies et d’expliquer notre
situation. Néanmoins, pendant tout ce temps, la réelle question
qui me tourmentait concernait cette elfe qu’elle avait rencontrée.
Je me jurais de lui poser la question plus tard, lorsque mes amies
seraient moins perturbées.
— Je vois… Piètre situation. Je vais aller inspecter l’auberge
de mes propres yeux, neuf fois sur dix le voleur est le tenancier,
vous savez ?
— Le sale enfoi… !
Naeviah parvint à temps à se contenir, je ne pensais pas
qu’elle aurait été capable de telles grossièretés.
— En fait, je suis magicienne, dis-je. J’avais laissé un
sortilège sur la porte en notre absence.

96
— Donc personne n’est passé par la porte, c’est ce que vous
voulez me dire, Fiali ?
Perspicace et renseignée sur le fonctionnement de la magie.
Elle avait deviné que je parlais du sort d’« Alarme ». Et surtout
pas une once de surprise sur son visage sérieux et distant.
— Oui. Je pense que le voleur est bien passé par la fenêtre…
que nous avions laissée ouverte.
— Même si tel était le cas, un vol reste un vol.
— Ah voilà ! À la bonne heure ! ne put s’empêcher de crier
Naeviah.
— Puis, il arrive que certains tenanciers… Non, en réalité,
assez souvent, les tenanciers travaillent avec des voleurs
justement pour s’en prendre à des victimes faciles comme les
voyageurs. Rien ne le disculpe pour le moment.
— Euh oui…
En tant qu’ancienne habitante du Japon, ce genre d’idées ne
me serait jamais passée par l’esprit. Quel hôtelier vendrait ses
clients à des voleurs ? Ce serait contre-productif, plus personne
ne viendraient à cause de la mauvaise réputation de
l’établissement.
Mais, dans ce monde, les réseaux sociaux et internet
n’existaient pas. Les touristes de passage ne pouvaient pas
connaître la réputation d’un établissement. La devanture et la
localisation de l’auberge étaient généralement les seuls critères de
choix.

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Même à Mysty, qui l’avait choisie, avait pensé notre auberge
correcte, c’était dire que nous étions loin de nous douter de ce
qui serait arrivé. Néanmoins, à ce stade, rien n’était certain,
même s’il était malhonnête, l’aubergiste n’y était peut-être pour
rien.
— En tout cas, ne vous inquiétez pas, je m’engage à les
retrouver et les punir.
— Vous pensez qu’ils sont plusieurs ? demandai-je.
— Certainement. Le vol a eu lieu en journée, en passant par
la façade la plus visible du bâtiment, au troisième étage. Il fallait
plusieurs personnes pour faire le coup discrètement. S’il était
seul, l’enquête de voisinage nous l’indiquera très rapidement, je
vous l’assure.
Je n’y avais pas pensé, mais cela semblait logique.
— Qui plus est, cette armure dont vous parlez (nous ne lui
avions pas dit qu’elle était maudite) n’est pas commune, elle
devrait être facile à retrouver si elle est vendue au marché noir. Il
suffira de remonter la piste. Je vais signaler vos affaires aux
miliciens. Les forbans ne penseront sûrement pas que vous ayez
fait remonter l’affaire jusqu’à nous, personne ne le fait jamais.
Et pour cause, il faut payer ! Imaginons que nous ayons perdu
tout notre pécule, comment une telle chose aurait-elle été
possible ?
La capitaine se leva soudain.
— Grâce à vous, j’ai du travail qui m’attend.

98
— Euh… merci, capitaine.
— Merci à vous ! remercia Naeviah avec entrain.
— Merci… beaucoup… j’espère que vous trouverez… mon
armure…
— Ne vous inquiétez pas. Au fait, je suppose qu’après tout
cela vous n’avez sûrement pas assez d’argent pour vous loger,
non ?
Avec ce que nous avions dans nos poches et en comptant les
repas et les extras, nous pouvions tenir quelques jours, voire une
bonne semaine. Avec les pièces d’or cachées de Mysty, que nous
ne comptions pas révélé, toute capitaine qu’elle fût, nous
pouvions tenir plus longtemps.
En fait, l’argent n’était pas le problème immédiat, c’était bien
plus les affaires personnelles de Tyesphaine, et celles de Naeviah.
Quoi qu’en y pensant, dépouillées de nos vêtements de rechange,
il nous en faudrait de nouveaux. Avec le froid, nous n’avions pas
le luxe de nous en passer… cela coûterait pas mal d’argent et nos
réserves s’épuiseraient rapidement.
— Euh… quelques jours, tout au plus, dis-je assez
honnêtement.
— Venez donc loger chez moi. C’est un peu étroit, mais je ne
vous demanderai rien. Puis, au moins, je vous aurais facilement
à portée de main pour la suite de l’enquête.
Nous nous regardâmes toutes les quatre avec étonnement.
Dans une autre ville, dans un autre pays, nous aurions réagi avec

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embarras mais joie, mais là... nous étions simplement
abasourdies et suspicieuses.
Elle remarqua sûrement nos réactions bien trop timides
puisqu’elle afficha un sourire et nous expliqua en plaisantant :
— Je ne vais pas vous manger, rassurez-vous. Je peux
comprendre cependant que vous ayez des appréhensions, la ville
ne vous a pas fait un bon accueil, ça c’est sûr... Mais, à la base,
je ne suis moi-même pas originaire d’ici et j’ai peur qu’on s’en
prenne aux quatre belles jeunes femmes que vous êtes.
Elle passa la main dans ses cheveux dans un geste très
féminin.
— Mais vous pouvez refuser et aller dormir dans la rue. Je
trouverais cela désolant, mais c’est votre droit.
— Je m’en passerais bien ! dis-je la première. Nous… nous
acceptons votre hospitalité, capitaine Iseballe Sarling.
— Isabelle suffira.
— Merci… infiniment, dit Tyesphaine en levant sa jupe en
guise de salutation.
On sentait bien son éducation aristocratique. Naeviah l’imita,
elle aussi avec grâce et élégance.
— C’est super sympa. Merci, Isabella !
Bien sûr, Mysty et moi étions plus modestes.
— Parfait ! Voilà qui est décidé. Je ne peux vous obliger,
mais cela m’aurait fait mal au cœur d’abandonner des invitées

100
aussi prestigieuses que vous. Allez, suivez-moi : je vais donner
ordre à l’un de mes hommes de vous amener chez moi. N’hésitez
pas à y prendre vos aises.
— Merci encore.
Je n’étais pas vraiment rassurée par ce développement un peu
trop facile, voire commode. J’avais un peu l’impression d’être un
prospecteur qui découvrait une grosse pépite mais qui doutait
que le ciel ait pu lui faire un si beau cadeau.
Dans ce pays de pourris, une personne qui agissait par bonté
et devoir avait sûrement quelque chose à cacher. Mais en soi, ce
n’était qu’un préjugé de ma part : aucun peuple n’est composé
uniquement de bonnes ou mauvaises personnes, et certains
rejettent les valeurs de leur éducation.
Ayant moi-même été une personne marginale dans ma
précédente vie, je me hâtai de revoir mon jugement et laisser sa
chance à la capitaine Isabella.

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Chapitre 2

La maison de la capitaine Isabella était modeste. Même si elle


était en âge de se marier, elle vivait seule.
Pour être exacte, elle n’occupait pas une maison à elle seule,
mais une moitié. En effet, c’était une bâtisse à deux étages qui
était séparée en deux et occupée par une famille de chaque côté.
Il y avait deux entrées, tout était parfaitement séparé de sorte
qu’on aurait pu ne même pas s’en rendre compte.
Dans le quartier populaire où elle vivait, c’était la norme. Le
prix des maisons individuels étaient sûrement bien trop élevé.
Certains bâtiments dans le même quartier étaient encore plus
hautes et accueillaient des appartements.
L’intérieur était sobre. Les poutres étaient apparentes et les
murs recouverts d’un papier peint sobre. Le sol était en plancher,
ce qui m’incita naturellement à retirer mes chaussures, dans un
élan de nostalgie japonaise, mais notre hôte ne se déchaussant
pas je m’abstins.
Le rez-de-chaussé accueillait un vestibule, ainsi qu’un salon
qui était à la fois une cuisine et une salle à manger. Il y avait
également les commodités et la salle de bain.
L’étage, situé sous le toit et perdant de fait un peu de place,
était composé de deux pièces. L’une était la chambre à coucher
d’Isabella et la seconde son débarras et sa salle d’arme. En effet,

102
dans la pièce qui allait devenir notre chambre se trouvaient des
épées, des bâtons, des lances et autres armures.
C’était un spectacle était digne de l’image guerrière
qu’Isabella donnait.
L’après-midi s’écoula bien vite, nous l’occupâmes à
déménager les affaires du débarras à la chambre de notre hôte,
tandis que cette dernière s’occupait de son travail à la caserne.
Elle n’était pas très méfiante, elle nous avait laissé sa maison avec
tout son contenu en nous connaissant à peine.
Pourtant, en revendant certaines de ces affaires, nous aurions
eu plus d’argent que ce qui nous avait été dérobé, j’en étais
persuadée. Heureusement, nous n’étions pas des voleuses, mais
des victimes.
Après avoir effectué le nettoyage, le soir arriva et avec elle
Isabella qui nous apporta notre repas.
— J’ai reçu du pain, de la charcuterie, du fromage et des
légumes, dit-elle. Si l’une d’entre vous sait en faire quelque chose
de correct… Sinon, on part pour des sandwich.
Nos regards se tournèrent immédiatement vers Mysty qui
était assise nonchalante sur sa chaise.
— Hein ? Moi ? On dirait que j’suis devenue votre cuistot
attitrée. Hahaha !
— Ça me tue de le dire, mais tu as vraiment du talent, avoua
Naeviah. Fais-nous donc quelque chose de bon, va !
— On demande avec un « s’il te plaît », tu sais ?

103
Naeviah me jeta un regard froid et réprobateur, elle n’avait
pas apprécié que je la reprenne sur son manque de politesse. En
soi, son langage n’était pas grossier, mais j’avais déjà remarqué
qu’elle remerciait rarement et n’utilisait pas de marques de
politesse pour exprimer ses demandes.
Sur ce point, elle était bien plus aristocrate que Tyesphaine
qui se rabaissait constamment au-dessous de nous autres
roturières.
Comprenant que ce n’était pas le moment pour lui apprendre
les bonnes manières — d’autant que je ne me sentais pas
réellement capable de ce faire— je repris la parole :
— Je t’en prie, Mysty, prépare-nous un petit quelque chose.
Avec tout ce qui s’est passé dans cette journée… Sniff…
— Je… j’aimerais aussi… s’il te plaît…
Mysty parut se délecter de notre ton implorant, je ne lui
connaissais pas avant notre arrivée à Inalion ce petit penchant-là,
elle fit exprès de nous faire mariner en surjouant :
— J’suis un peu crevée moi aussi… après tout ce ménage…
Puis, ch’suis troublée… avec tout ce qui nous est arrivé…
On aurait dit une grande sœur contente d’être indispensable à
ses petites sœurs et qui ne voulait pas qu’elles ne prissent pas
l’habitude d’exiger.
Naeviah grommela en faisant la moue, Tyesphaine insista :
— S’il te… plaît…
Je me sacrifiai pour le bien général.
104
— Mysty, s’il te plaît ! Je te ferais un massage pour détendre
tes épaules plus tard.
— Oh ! Cool ! Bah, si c’est demandé si gentiment, j’vais m’y
mettre ! Hohoho !
Peut-être était-ce ce qu’elle avait visé dès le départ, en tout
cas, elle ne laissa pas cette proposition lui passer sous le nez.
Une digne fille de marchands.
Elle s’en alla dans le coin cuisine en emportant le panier
apporté par Isabella et se mit à fouiller sans gêne les meubles à la
recherche d’ustensiles de cuisine.
— Désolée, elle s’est permis…
— Ne vous ai-je pas dit en arrivant de faire comme chez
vous ? m’interrompis Isabella. Je vous l’ai dit, je ne suis pas
Inalienne, je ne pense pas en profit. Puis, l’hospitalité est une
valeur qui m’est chère, je le prendrai pas mal si vous faites des
manières.
— Héhé ! C’est pareil par chez moi, dit Mysty. Si quelqu’un
t’invite dans sa tente, faut que tu fasses comme chez toi. Ce sont
les bonnes manières !
— Comme je l’avais pensé, vous venez des nomades du
désert d’Adular. Votre peuple est réputé pour son hospitalité, son
commerce et ses belles femmes. Je confirme au moins deux de
ces caractéristiques.
Je ne pus m’empêcher de sourire ironiquement en coin. Était-
il possible qu’Isabella aussi était sensible aux charmes féminins ?

105
Après Syrle, encore une ? Était-ce notre destin de tomber sur
des femmes amoureuses des femmes ?
Non pas que cela me dérangeait, mais j’avais un peu
l’impression de perdre mes repères dans ce monde. En principe,
l’hétérosexualité était prédominante.
Cependant, nul doute que l’aura dakimakura jouait son rôle
dans le « hasard » de ces rencontres.
— Héhé ! Merci ! C’est vrai que mes parents m’ont plutôt
bien faite.
Pas très modeste notre Mysty, mais assurément une réponse
attendue de sa part. Notre hôte parut s’en amuser.
— Je m’en vais retirer mon armure. Je reviens…
Heureusement que les marches de l’escalier menant à l’étage
étaient petites, car avec tout son attirail, cela ne semblait pas très
évident de les monter.
— Et si nous appareillions la table ? proposai-je à mes deux
compagnonnes.
Naeviah m’observa comme si je venais de dire quelque chose
d’étrange, tandis que Tyesphaine acquiesça. Comprenant que je
ne tirerais rien de la première, c’était avec l’aide de la seconde
que je commençais à préparer la table avant de me rendre
compte…
— Euh… ils ont les mêmes coutumes dans ce monde-ci ?
La table était un sujet particulièrement marqué dans chaque
culture. Même dans mon ancien monde, on ne mangeait pas
106
pareil au Japon, aux États-Unis, en Europe ou en Afrique. Qui
mangeait avec des baguettes, qui avec des fourchettes, qui avec
ses mains ; qui utilisait des nappes, qui des plateaux, qui rien du
tout.
Je n’y avais pas pensé en proposant mon idée, mais ce serait
encore une fois l’occasion de dévoiler ma différence d’elfe, ce
que je ne désirais pas vraiment. Avec mon mentor, nous n’avions
jamais posé une table. D’ailleurs, nous n’en avions pas dans la
cabane où nous vivions.
En général, nous mangions à l’extérieur… euh, en forêt, pas
dans un restaurant. Une assiette sur les genoux ou une bûche
étaient suffisantes pour nous. Habituée aux manières japonais,
cela m’avait surpris lorsque ma conscience était peu à peu
revenue mais je m’y étais vite habituée.
De la même manière, en aventure, nous n’avions pas ce genre
de luxe, nous mangions où nous en avions l’occasion, cela ne
m’avait pas dépaysé.
Je pouvais imiter les tables des auberges qui étaient celles que
je connaissais le mieux dans ce monde, ou celle du monastère de
Moroa, mais je n’étais pas convaincue que c’était la manière
« normale » de disposer une table.
— Un souci… Fiali ?
Les yeux bleus profonds de Tyesphaine me dévisageaient
comme elle savait si bien le faire. Elle devait connaître les détails
de ma physionomie bien mieux que moi-même, j’en étais
convaincue.

107
— Euh… en fait, je sais pas comment faire…, avouai-je.
Avec mon mentor, nous ne mettions pas la table. Et chez les
humains, je ne connais que les tables d’auberge et de monastère.
— Désolée, j’aurais dû y penser… Tu… tu n’es pas
humaine…
Je lus dans son regard qu’elle venait de se dire : « non, tu es
une fée », mais cette fois encore je n’en démordis pas.
— Je… je vais prendre la direction…
Chose rare. La timide Tyesphaine était plutôt une suiveuse.
— Je m’en remets à toi.
Immédiatement, elle rougit en me regardant éberluée. Avais-
je dit quelque chose de mal ?
Je mis cela sur le compte de ses nombreuses étrangetés.
Finalement, sous le regard de Naeviah qui ne daigna pas venir
nous aider (je la soupçonnais de le faire exprès à cause de mes
précédentes paroles), nous appareillâmes avant le retour
d’Isabella.
— Quelle belle table ! nous dit-elle. En fait, elle n’a jamais
été aussi belle. Quand je suis seule je pose une assiette et c’est
tout…
En effet, j’avais pu le constater : tous les ustensiles et nappes
étaient neufs.

108
— Je crois que vous en avez trop fait toutes les deux, nous
reprocha Naeviah. C’est pas la table du duc de Maromago non
plus.
— Si tu nous avais aidées aussi…
Elle leva les sourcils et me prit de haut. Elle en avait contre
moi, j’en étais sûre. D’un autre côté, je lui en voulais un peu
aussi de se comporter ainsi. La pauvre Tyesphaine avait fait de
son mieux, ces critiques la touchaient la première.
D’ailleurs…
— Je… désolée… je ne pensais pas… c’est juste que… chez
moi…
Elle était noble, forcément ses critères n’étaient pas ceux du
peuple. La nappe, les bougies, les décorations et trois changes de
couverts était de trop, j’en convenais, mais au moins la table était
belle.
— Hoho ! On dîne chez une baronne ce soir ? demanda
Mysty en plaisantant.
Tyesphaine baissa les yeux et parut honteuse. Discrètement,
je lui pris la main pour la rassurer, elle tourna vers moi une
expression reconnaissante.
— Qu’il en soit ainsi ! dit Isabella. Ce soir, nous dînons chez
la comtesse Isabella Sarling. Soyez les bienvenues mes chères
invitées d’honneur !

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À présent vêtue d’une tunique, de braies et de bottes — des
vêtements d’homme, somme toute— elle fit une révérence
exagérée pour nous saluer.
J’entrais immédiatement dans son jeu, je le trouvais amusant.
— Bien le bonsoir, chère comtesse. Votre invitation me sied
et m’honore, moi, la baronne Fiali Lunaphula.
— Bienvenue ! Je vous prie de prendre place.
— Merci infiniment. Hohoho !
Nous surjouions toutes les deux. Les regards de Naeviah et
Tyesphaine étaient confus, mais Mysty vint rapidement s’installer
à côté de moi.
— Je suis le baron Mysty Lunaphula, merci de prendre bien
soin de ma femme. Enfin, pas de trop de cochonneries quand
même. Hohoho !
Comment avait-on fait pour en arriver là ?
— Eh oh ! C’est plus le même rôle là !
— Quoi ? J’ai entendu des histoires de nobles qui faisaient
des orgies, pourquoi j’ai pas le droit de prendre ce rôle là ?
— Pourquoi il faut toujours que ça finisse comme ça avec
toi ?
— Eh bien, désolée, comtesse Isabella. Ma femme est…
comment qu’on dit déjà ? Ah oui ! Elle est indisposée ! Elle ne
pourra pas s’amuser à faire galipettes avec vous ce soir.
Hohoho !

110
— C’est pas parce que tu mets des « hoho » que ça fait plus
noble ce que tu dis !
— Ch’suis pas noble moi, ce que j’en sais. J’ai juste copier le
baron d’un livre qu’on m’a lu !
— Je crois savoir de quelle œuvre il s’agit…, dit Naeviah en
soupirant. Forcément, venant d’une perverse comme toi, la seule
œuvre que tu connais est libertine. Quelle tristesse...
Mysty, contrairement à moi, avait plus de répondant, elle leva
les sourcils et afficha une expression de complicité.
— On dirait que notre duchesse Naeviah connaît aussi cette
œuvre infâme. Hohoho !
Naeviah réagit de suite en rougissant de colère et d’embarras.
Elle se leva et frappa la main sur la table en se défendant :
— Je… je ne l’ai pas lue ! Mais tout le monde connaît au
moins de nom Le Baron Noir Immaculé !
Tyesphaine se recroquevilla sur sa chaise en cachant
entièrement son visage. J’étais la seule à ne rien connaître de ce
livre et je n’avais pas accès à internet pour avoir une ébauche
rapide sur le sujet. Bien sûr, j’aurais pu demander à mes amies,
mais je m’attendais déjà à la remarque de Naeviah. Pour une fois
que je n’étais pas sa cible…
Néanmoins, sans l’avoir lu et sans avoir d’explications,
j’imaginais le genre de littérature dont il s’agissait.
— Vous êtes drôles toutes les quatre, vous le savez ?

111
— On nous l’a déjà dit, avouai-je en me grattant la joue avec
embarras. Cela dit, ne tenez pas rigueur de nos futiles
discussions : nous sommes des aventurières.
— Cela ne me dérange pas, dit Isabella. J’entends tous les
jours les discussions des miliciens et des soldats, je peux
t’assurer Fiali que c’est autrement plus graveleux. En
comparaison, vous êtes tendres, un peu comme comparer de la
soie à du chanvre.
Flatteuse comparaison qui me rassura un peu.
Mysty me fit un signe de victoire, je lui répondis en levant le
pouce et elle s’en alla chercher les plats qu’elle venait d’achever.
Alors que je me levai pour aller l’aider, Isabella me dit à voix
basse :
— Il est dans la bibliothèque du rez-de-chaussé. Si
d’aventure, tu désirais le lire…
Je lui répondis par un sourire gêné et me hâtai de rejoindre
Mysty.
Par la faute d’Isabella, je n’arrêtais pas de me demander si le
lire ou non. Je doutais que l’œuvre en elle-même parviendrait à
me choquer — je venais d’un monde où on était allés très loin
dans la perversion, bien plus qu’ici— mais je n’avais pas
vraiment envie de ce genre de contenu.
D’un autre côté… je mourrais de curiosité ! Se sentir rejetée
par ignorance dans une discussion m’était insupportable.

112
— Bah, peut-être en pleine nuit, en furtif… J’ai pas besoin de
lumière pour lire, me dis-je en posant les assiettes.
Le regard inquisiteur de Naeviah me laissa penser que je
devais avoir rougi ou m’être trahie d’une manière ou d’une autre.
Il valait probablement mieux laisser tomber l’idée…
Mysty avait fait de la magie une fois de plus ! Ni noire, ni
blanche, de la magie personnelle !
En si peu de temps et avec les ingrédients à disposition, c’était
un petit festin qu’elle nous régala. Des salades, des légumes
sautés, de la viande et tout un tas de petits plats.
Je me répète, mais Mysty aurait facilement pu se reconvertir
dans la restauration. Ses plats étaient du niveau des bonnes
auberges.
— Je crois que c’est la première fois que ces cadeaux ont été
si bien utilisés.
— Vous en recevez souvent ? demandai-je innocemment.
Isabella me répondit par un sourire entendu :
— Je suis capitaine de la garde.
En gros, on l’achetait en lui offrant des pots-de-vins. Même si
elle était différente des autres, elle restait une habitante de
Lunaris, elle n’était pas insensible à la corruption, ou du moins se
pliait à ce système.
J’en pris note intérieurement.
— Mysty… tu… merci beaucoup…

113
C’est les larmes aux yeux que Tyesphaine croqua dans une
tranche de pain moelleuse où reposait un accompagnement de
tomate, huile et de quelques herbes taillées finement.
Cette réaction me parut exagérée.
Notre hôte se leva en annonçant.
— J’espère que vous m’accompagnerez en prenant un peu de
vin.
Je ne buvais pas, mes compagnonnes non plus, mais je me
sentais gênée de refuser après tout ce qu’elle avait fait pour nous.
Alors que j’allais m’exprimer, Naeviaht me devança :
— Volontiers.
Satisfaite, Isabella s’en alla dans un coin de la pièce tirer une
trappe et descendit au cellier.
Dans ce monde, on ne connaissait pas forcément les méfaits
de l’alcool et ce n’était pas moi qui allait en parler. Nous n’avions
jamais eu besoin d’échanger à ce sujet avec mes compagnonnes
puisque aucune d’entre nous n’en commandait dans les auberges
et n’en apportait dans nos provisions. Cependant, nous avions
déjà été amenées à en consommer, généralement aux tables de
nobles et autres personnes influentes.
Est-ce que le vin était bon ? Mon palais d’enfant ne me
permettait pas de le déclarer. C’était du vin, assurément, mais
au-delà de cette affirmation… Je fis néanmoins semblant de le
trouver bon, ce qui n’était pas du tout le cas.

114
Tyesphaine et Naeviah donnèrent des avis plus élaborés, du
genre : « un peu fruité, c’est agréable » ou encore « on dirait une
cuvée Oisilleux, non ? ». Mysty resta plus simple en affirmant
simplement qu’il était bon.
Isabella proposa une seconde bouteille, mais cette fois nous la
déclinâmes. Après nous avoir fait conter nos aventures, du moins
une partie, nous prîmes la direction de nos sacs de couchage.
Isabella en avait emprunté dans les réserves militaires.
La maison se rafraîchit rapidement le soir, l’isolation n’était
pas comparable à ma précédente maison à Tokyo. Cependant, je
pense que le problème ne venait pas tant des murs que des
fenêtres et du toit qui n’étaient pas si bien élaborés.
Isabella nous avait fourni un petit poêle que nous remplîmes
de bois que je ne tardai pas à embraser par magie. Il diffusait
une agréable chaleur, nous nous plaçâmes tout autour pour en
profiter.
— C’est marrant, dit Mysty. C’est un peu comme un
campement dehors mais à l’intérieur. Ça me fait bien marrer.
— Il t’en faut vraiment pas beaucoup toi…, dit Naeviah.
— Héhé ! La vie est plus amusante comme ça. Penser trop,
c’est finir par déprimer. Faut que vous vous amusiez plus les
filles !
J’aurais bien aimé appliquer ce conseil, mais mon cerveau
n’avait pas de bouton ON/OFF pour l’empêcher d’analyser et
réfléchir aux situations.

115
— En tout cas… c’est gentil de sa part… Dehors… on aurait
été morte de froid…
— Ou on aurait fait le tapin, dit Mysty en rigolant.
Je lui donnais un coup de pied en même temps que Naeviah.
— Y a rien de drôle !! dîmes-nous en duo.
— Bah, ouais, c’est pas du tout marrant, en vrai… Je riais
parce que j’étais contente qu’on ait échappé à ça.
Une forme d’humour pour exorciser le mal ? Je comprenais
bien le principe, nous utilisions ce genre de méthode dans la
culture japonaise face aux situations critiques. Plutôt qu’en avoir
peur et sombrer dans le désespoir, il valait mieux en rire pour
aller de l’avant.
Je me rendis compte à cet instant que nos comportements à
toutes les quatre au cours de la journée avaient été différents de
nos habitudes. J’avais été un peu plus irritable. Naeviah aussi.
Mysty avait dit plus de choses insensées et Tyesphaine avait été
encore plus timide.
Était-ce la conséquence de l’odieux larcin dont nous avions
été victimes ? Ou bien de la situation dans laquelle il nous avait
mises ? Ou bien n’était-ce qu’en raison de l’enchaînement rapide
de tout cela ?
Quoi qu’il en fût, je décidai de me montrer plus ouverte et
tolérante envers leurs réactions. Dans les prochains temps, il me
faudrait faire un effort pour ne pas leur en tenir rigueur.

116
— Évite d’en parler malgré tout, Tyesphaine s’est cachée dans
son sac de couchage.
Suite aux paroles de Naeviah, nous tournâmes nos regards
vers Tyesphaine et découvrîmes qu’en effet elle avait rentré la
tête dans sa carapace.
Je soupirai.
— Tu vas bien au fait, Tyesphaine ? Sans ton armure, tu n’as
pas de problèmes de santé ?
Elle fit juste sortir sa main et leva le pouce en guise de
réponse. Nous ne tirerions rien de plus d’elle après les propos de
Mysty.
— J’espère qu’Isabella retrouvera rapidement nos affaires…,
dis-je. J’aimerais bien repartir.
— Ouais…
Peu à peu, après tout ce qui s’était passé, nos yeux se
fermèrent d’eux-mêmes et la discussion s’interrompit. Cette nuit
fut longue et reposante : nous dormîmes comme des loirs.
***
Privées d’argent, nous décidâmes de rester sagement à la
maison en attendant que l’enquête ait porté ses fruits.
— Un peu de repos pour une fois, c’est pas si mal, dit Mysty.
J’aime bien ne rien glander parfois.

117
J’étais un peu étonnée qu’une fille tout le temps si dynamique
et enthousiaste accepta aussi facilement de rester cloîtrée, mais
elle avait toujours été imprévisible.
Depuis la disparition de mon mentor cela faisait longtemps
que je n’avais pas passé de journée en intérieur. Dans mon
ancien monde, la plupart de mes activités étaient indoor, comme
on aimait les nommer en japonais.
Bien sûr, dans le monde de Varyavis, rester cloîtrer était
rapidement limité : pas de commandes en lignes, pas de jeux
vidéo, pas de light novel et pas d’anime. La base de la base d’une
bonne journée confiné, non ?
Même les jours d’étude avec mon mentor, lorsqu’il pleuvait
des cordes, nous étions obligés de sortir pour diverses tâches
triviales comme puiser de l’eau ou chasser (enfin, c’était lui qui
s’en occupait, je ne faisais que le suivre et transporter).
De fait, c’est avec une certaine nostalgie que j’entrevis le
programme de la journée.
Contrairement à Mysty, je ne comptais pas la passer à dormir
ou me prélasser ; je n’étais pas une grande dormeuse. En effet,
notre amie, aussitôt nous eûmes décidé de ne rien faire, elle
retira ses vêtements et se glissa dans son sac de couchage. La
vitesse et le naturel dont elle avait fait preuve me fit rire.
Pour une fois, aucune d’entre nous ne lui fit de remarquer sur
sa nudité : elle était en période de repos, elle pouvait faire ce
qu’elle voulait.

118
La matinée était bien avancée à notre réveil, la fatigue de ces
derniers jours avait été plus conséquente que je ne l’avais pensé.
Notre première activité fut simplement de trouver à manger,
d’autant que notre cuisinière attitrée n’était plus disponible.
Dans mon ancien monde, je serais directement allée ouvrir le
frigo, mais même s’ils existaient dans celui-ci chez les nobles,
sous la forme de coffres réfrigérés magiques, Isabella n’en
disposait pas.
En ouvrant les différents placards et le cellier, nous trouvâmes
rapidement de quoi nous contenter : du pain, des biscuits, du
fromage et de la charcuterie.
— Désolée pour l’intrusion…, dis-je à petite voix alors que
j’entrai dans le cellier.
L’entrée était sous la trappe que nous avions vu Isabella ouvrir
la veille. L’endroit était exiguë, à peine de quoi accueillir une
personne. J’avais été désignée à ce rôle par simple déduction
logique : j’étais la plus petite et je voyais dans le noir.
À l’intérieur, il n’y avait globalement que du vin et d’autres
alcools, ainsi que des pommes de terres, des oignons et patates
douces. C’était ces dernières qui m’intéressaient.
Je remontais avec mon butin, non sans me sentir un peu
coupable.
— Elle… elle a dit de faire… comme chez nous…, me
rassura aussitôt Tyesphaine.
Elle avait sûrement vu la culpabilité dans mon expression.

119
Isabella n’avait jamais mentionné le cellier, j’avais eu de fait
quelques réticences à y descendre. D’un autre côté, il n’était pas
caché ou verrouillé, c’était un placard souterrain de la maison.
J’acquiesçai et chassai mes doutes. Mis à part, sa chambre
personnelle, le reste de la maison nous était ouverte (et encore,
c’était d’un commun accord tacite que nous nous refusions
d’entrer dans sa chambre, la veille nous y avions déplacé les
affaires du débarras, nous la connaissions fort bien).
— Allez, ne traînons pas ! Aux fourneaux toutes les deux !
nous exhorta Naeviah.
Elle n’était pas la seule à avoir faim.
— Le souci, c’est que je ne suis pas vraiment experte en
cuisine, dis-je…
— Tu crois que je suis un cordon bleu, elfe perverse ?
— Je… je n’ai jamais cuisiné…, confessa Tyesphaine.
Je profitai de l’occasion pour persifler.
— C’est normal Tyesphaine : tu es une noble après tout.
La concernée baissa la tête en paraissant gênée.
— Je… je suis désolée… J’aimerai que vous… me voyez
comme une fille normale…
— Aucune d’entre nous ne l’est, dit Naeviah qui n’avait pas
encore compris mon attaque.
Je décidai d’être un peu plus agressive.

120
— Oui, ne t’inquiète pas. Personne ne choisit sa naissance et
la tienne te sied honorablement.
Elle rougit de plus belle. Impossible de lui faire un
compliment sans l’embarrasser. Mais à force, nous y étions
habituées. En général, il suffisait de la laisser dans son monde
quelques instants et elle finissait par se calmer toute seule.
— Ce que je ne m’explique pas, cela dit, c’est que Naeviah ne
sache pas cuisiner et soit si nulle dans les tâches ménagères. Tu
étais traitée en princesse dans ton temple ?
Ma remarque ne manqua pas de faire mouche, elle prit
aussitôt une expression des plus agacées.
— Tu… Et toi alors ? Tu ne sais rien faire non plus, je te
signale ! Sans ta magie !
— Bah oui, comme tu le soulignes, c’est parce que je suis née
avec de la magie que je n’ai jamais appris certaines choses. Mais
je me demande pourquoi une certaine prêtresse s’est dispensée
de leur apprentissage, c’est tout. Mmm… à moins que… À
moins que tu ne sois née avec une cuillère en argent ?
Je lui jetai un regard plein de sous-entendus. Elle s’approcha
de moi en colère, on aurait pu penser qu’elle allait me frapper
mais…
— Je t’en pose des questions, espèce de perverse magique !
Tu es aussi inutile que moi !
— Non, j’ai ma magie.
— Tu n’as que ça !

121
— Ne… ne vous battez pas les filles… la violence… c’est
mal…
D’un autre côté, nous l’utilisions constamment. Mais je ne
voulais pas en arriver là, je voulais juste dissiper le mystère sur
la noble extraction de Naeviah.
— Je vais t’en donner de la violence, moi !!
J’étais de toute manière à l’abri derrière mon aura
dakimakura, elle ne pourrait pas me frapper, c’était évident. Une
fois de plus, j’essayai de ne pas trop penser à l’injustice que
représentait cette malédiction.
Elle me sauta dessus, me fit tomber sur le canapé voisin et
commença à me chatouiller.
Eh oui ! Messieurs et Mesdames les divinités, voilà une des
failles de cette aura ! Les chatouilles ne sont pas considérés
comme un acte de violence, même s’ils peuvent le devenir.
Techniquement, on pourrait sûrement me torturer par ce biais.
— HAHAHAHAHAHAHA !!!
— Tu l’aimes bien ma cuillère en argent, hein ?
— Hahahaha ! C’est… indécent… ce que tu dis…
Hahahaha !
Réalisant mon sous-entendu, Naeviah redoubla de force dans
ses chatouilles. Je n’avais pas besoin de chercher Tyesphaine
pour la savoir rouge pivoine en train de se cacher.
Je n’étais pas une fille chatouilleuse, enfin, c’était ce que
j’avais toujours pensé. Mon mentor ne me l’avait jamais fait ou
122
alors uniquement à un âge dont je ne pouvais me souvenir.
Considérant son grand sérieux, je doutais même qu’il en
connaissait le principe.
Même si en temps normal, les doigts de Naeviah n’eurent
aucun mal à provoquer le fou rire, à ma grande surprise.
Je voulus contre-attaquer, mais en vain. J’étais totalement à sa
merci.
Cela dura quelques minutes, puis, elle s’éloigna de moi et s’en
alla s’asseoir dans un fauteuil en face.
— Alors, on fait moins la maligne, la perverse ?
— Tu… Tu as l’air plus perverse que moi en ce moment…
J’étais décoiffée, mes vêtements défaits et Naeviah était assise
les jambes croisées en face de moi telle une sorte de bourreau ou
une dominatrice satisfaite.
— Tu… Il faudrait te couper la langue, tu es la pire !!
Je souris satisfaite à mon tour. J’avais eu la victoire finale.
Cependant, la question de l’origine de Naeviah passa à la trappe,
ce qui en faisait plutôt un match nul.
Une fois le calme revenu, toutes les trois nous nous
interrogeâmes quant à quel plat préparer :
— Vous avez une idée toutes les deux ?
— Sandwich… ? proposa Tyesphaine.
— Nous avons des pommes de terre, ce serait dommage de
ne manger que des sandwichs, non ? Ah tiens ! Ça me fait penser
123
à quelques recettes simples que m’a appris mon mentor, si vous
voulez essayer.
— J’ai rien de mieux à proposer…
— Des recettes elfiques ? Ohhh !!
Tyesphaine était déjà bien trop motivée, elle croisait ses
mains alors que ses yeux pétillaient. Je ressentais d’un seul coup
une grande pression peser sur mes épaules. D’autant qu’en vérité
c’était bien plus de la cuisine de mon ancien monde que elfique.
Mis à part la viande grillée, je n’avais pas appris grand-chose
comme recette de mon mentor (il aimait bien cuisiner des
légumes aussi, mais je n’avais pas appris).
— Bon, eh bien, c’est décidé. Ne vous attendez à rien de
fabuleux, je suis une piètre cuisinière, habituée aux rations de
voyage.
— Il… me tarde de…
— Espèce de taré des fées, va ! ne put se retenir de lui
reprocher Naeviah. Bah, on s’en contentera. Fais de ton mieux,
perverse !
Elle prit un air hautain que je ne tardais pas à détruire en lui
tendant une patate et une couteau.
— Je n’ai pas dit que j’allais cuisiner seule.
— HEINNN ?!

124
L’expression de choc sur son visage était un pur bonheur, un
des petits plaisirs de la vie. Je ne pus m’empêcher de me mettre
à rire face à tant de sincérité.
— Je… je ne sais pas faire ça !!
— Tout le monde peut apprendre, tu sais ?
— Arrête de te foutre de moi !!
— Hahahaha !
Naeviah continua de se défendre, elle essaya bien de refuser
mais finit par céder (à cause de l’aura dakimakura ?). Quand je
me tournai vers Tyesphaine, elle se désigna du doigt.
— Moi ?
— Tu ne veux pas participer à l’élaboration d’une recette
elfique ?
— Ohhhh !! D’ac… d’accord !
— Espèce de manipulatrice ! Tu sais bien que Tyesphaine ne
refusera pas si tu utilises les mots fées ou elfes !!
Qui sont au passage séparés, mais Tyesphaine commençait à
contaminer tout le monde avec cette idée.
— Désolée toutes les deux, je voulais juste rigoler. Haha ! Je
vais confier ça à quelqu’un de plus expert que nous.
Sans incanter, je fis appel à mon sort de « Domestique ». Un
petit lutin de lumière apparut et saisit le couteau dans ma main.

125
— Il va s’occuper d’éplucher les patates douces et de préparer
les légumes, mais la cuisine sera quand même notre œuvre. Je
compte sur vous pour me seconder !
— Oui !!
— Mmmm…
— Je compte sur VOUS pour me seconder ! répétai-je.
Je jetai un regard insistant à Naeviah qui finit par accepter
malgré elle.
Avec le travail efficace de mon sortilège, il n’y avait pas
grand-chose. En réalité, j’aurais pu tout confier à mon
domestique magique, mais je pense l’avoir déjà dit, sa cuisine
était fade. Un sort de ce niveau de complexité ne comprend pas
le plaisir du palais, il prépare uniquement des plats nutritifs. Il
valait mieux l’utiliser comme assistant pour les tâches ingrates.
Ma cuisine était simple, c’était de la survie plus qu’autre
chose. J’avais développé cette compétence les jours où,
démotivée, je n’avais pas voulu pas sortir de chez moi pour aller
au konbini ou supermarché. Le principe reposait sur l’utilisation
de tout ce qui se trouvait dans le frigo pour concocter quelque
chose de mangeable.
Cette fois, cependant, j’avais un public à nourrir, j’essayais
réellement de rendre ma cuisine plus savoureuse.
Normalement, je n’aurais pas pensé à rajouter des herbes
pour assaisonner, mais je fis l’effort d’en rajouter dans les patates
douces sautées que je cuisinais. Le feu était alimenté par ma

126
magie, les ingrédients coupés par Naeviah et Tyesphaine après
avoir été épluchés par mon sort. Un vrai travail de groupe.
Nous n’avions pas d’huile, mais j’utilisais un morceau de
graisse pour le remplacer. Le goût n’en fut que meilleur.
J’ajoutais d’ailleurs du lard, des poivrons et des courgettes pour
rendre le plat plus variés. J’aurais bien aimé y mettre également
des œufs et du fromage fondant, mais nous manquions des
premiers et le seul fromage disponible était de la tomme. Cela
dit, c’était un mal pour un bien, je me souvenais que Naeviah
n’aimait pas le fromage et le lait.
J’avais également hésité à utiliser le sel contenu dans un
bocal. En soi, c’était ce qu’il fallait pour la recette qui serait un
peu fade sans, mais j’étais au courant qu’à l’échelle locale
certaine ville imposaient des taxes sur le sel, un peu comme la
gabelle au Moyen-Âge. Isabella nous accueillait à ses frais, je me
sentais coupable d’abuser, aussi je n’en mis qu’une minuscule
pincée qui disparut dans la grande quantité d’aliment présent
dans la poêle.
Encore une fois, j’avais eu de la chance : je n’avais pas pensé
que le lard et le saindoux utilisé pour la cuisson étaient déjà
salés. Avec plus de sel, j’aurais tout gâché.
L’odeur attira notre animal paresseux, nous vîmes Mysty
descendre les escaliers…
— Ça sent bon… Vous avez cuisiné quoi les filles ?
Elle n’était pas habillée.

127
— Comment tu fais pour ne pas avoir froid ? demandai-je
avec une goutte de sueur sur la joue.
— C’est tout ce que ça te fait, elfe délurée ?!! TOI,
l’exhibitionniste du désert ! Tu remontes t’habiller sinon pas de
déjeuner !
— Oui maman〜
— Je ne suis pas ta mère !!
En riant, Mysty retourna dans notre chambre s’habiller…
enfin, elle revint en pyjama, elle était vraiment en mode repos.
Même moi, dans ma période hikikomori, je ne restais pas en
pyjama à la maison toute la journée…
Une fois toutes les quatre attablées, j’apportai les assiettes
bien remplies. Sans me vanter, niveau quantité c’était
respectable. Cela dit, pour les grosses faims, il y avait encore du
pain, de la charcuterie (jambon et lard) et du fromage sur la
table.
— Ohhh !! Ça m’a l’air super tout ça ! C’est qui qui a eu
l’idée ?
Naeviah me pointa immédiatement du regard. Contrairement
à mes deux autres amies, Mysty paraissait véritablement tentée
par ce plat.
Je reconnaissais que l’apparence n’était pas des plus
attrayante, d’autant qu’il y avait un peu de brûlé par endroit
(j’avais essayé de mettre dans mon assiette tout ce qui l’était). On
ne le dit pas assez mais c’est difficile de cuisiner sur une flamme
magique.
128
Tyesphaine était sûrement déçue du plat elfique que je lui
apportais. Naeviah ne cachait pas ses réticences et sa prudence.
— Bon, j’attaque !!
Mysty ne se fit pas prier, elle planta sa fourchette et mit en
bouche.
— Whaaaa !! C’est vachement bon !!
— Vraiment ? Tu ne dis pas ça pour me faire plaisir ?
— C’est simple mais bon ! Il y a des trucs à améliorer, mais
j’adore ! J’en referai à l’occasion.
Je ne doutais pas qu’entre ses mains ce plat de survie
deviendrait de la haute gastronomie, mais cela me faisait plaisir
de recevoir des compliments.
Je goûtais à mon tour… En effet, c’était plutôt réussi. En tout
cas, cela convenait à mon palais, il restait plus qu’à satisfaire nos
deux autres compagnonnes.
Je n’eus pas le temps de parler que Mysty leur dit :
— Si vous ne goûtez pas, je ne cuisinerai plus pour vous ! Il
ne faut pas juger avant de goûter ! Puis, il n’y a que des bonnes
choses et Fiali a fait de son mieux !
Lorsqu’elle le disait ainsi, j’avais l’impression d’entendre une
mère féliciter le premier plat raté de sa fille adorée.
Les deux ne parurent pas si convaincue, mais je trouvais le
bon argument :

129
— Vous vous souvenez du plat de Mysty ? Celui qui
ressemblait à de la… Eh bien, au final nous n’avons fait qu’en
manger toute la semaine. Je ne me prétends pas au niveau de
notre magicienne de la cuisine, mais… s’il vous plaît, goûtez.
— J’suis pas magicienne.
— C’est une expression. Tu es juste douée à un niveau
impossible, de fait qu’on pourrait penser à de la magie.
— Kyaaaa ! Tu es si gentille, ma Fiali ! Tu es parfaite à
marier !
Mysty, assise à côté de moi, ne tarda pas à m’enlacer et
plonger ma tête dans sa poitrine.
Notre petite scène parut vexer Naeviah et embarrassa
Tyesphaine qui répétait « marier » dans sa barbe. Finalement,
elles firent l’effort de goûter.
— C’est bon ! dit simplement Tyesphaine.
— C’est pas mauvais, en effet…, dit plus modérément
Naeviah. Je m’attendais à un truc plus… libidineux, mais c’est
un plat normal.
— Comment ça pourrait-être libidineux au juste ?
— Avec toi et ta magie on sait jamais. Imagine qu’en le
mettant en bouche il y a des tentacules qui s’agitent dans ma
bouche.
— Tu racontes n’importe quoi, Nae ! Personne ne mange des
trucs à tentacules ! Hahaha !

130
— Le poulpe et le calamar sont super bons pourtant…,
marmonnai-je.
Les regards se tournèrent vers moi avec suspicion.
— Tu… as mangé ce genre d’horreurs ?
— Je… je… ne savais pas que ça se mangeait… C’est pas
utilisé que pour l’encre… ? demanda Tyesphaine.
— Oh ! J’sais même pas ce que c’est vraiment ! C’est pas une
sorte de poiscaille ?
— J’en parlerais une autre fois... Allez, mangeons tant que
c’est chaud !
Je me demandais soudain si dans les villes balnéaires les
mollusques étaient mangés ou non ? En tout cas, aucune de mes
compagnonnes n’avait de culture culinaire tournée vers la mer,
manifestement.
***
Le repas fini, nous nous mîmes à étudier au rez-de-chaussé.
Je confiais la vaisselle à mon sort de « domestique », bien trop
pratique dans ces circonstances, et nous attaquâmes directement
par des cours de théologie. En effet, je savais que mes deux
élèves, très motivées, ne me laisseraient plus partir une fois les
cours d’elfique débutés.
Mysty, à la manière d’un chat, s’était mise à paresser sur le
canapé. Elle n’avait pas voulu remonter, sûrement pour rester
avec nous même si elle ne désirait pas prendre part à nos
« devoirs d’école » comme elle disait.
131
Je pouvais la comprendre, il est parfois agréable de sentir des
présences familières à portée d’oreille, même si on interagit pas
avec elles.
Le cours de théologie professé par mes deux amies passa vite.
Il était amusant de constater qu’elles n’étaient pas toujours
d’accord sur certains sujets. La religion était tout aussi sujette à
débat dans ce monde que dans mon précédent.
Cependant, ces divergences me permettaient d’en apprendre
davantage que ce qu’elles pensaient. Je commençais, à défaut de
connaître les dogmes et les lithographies, à comprendre la
logique de leurs cultes respectifs. C’était important pour moi,
cela me permettrait de mieux cerner leurs opinions.
Lorsqu’on a affaire à un religieux, connaître son culte est la
clef d’une bonne négociation. Les athées sont plus difficiles à
cerner à cet égard, ils n’ont pas de texte sacré pour compiler leur
code de conduite.
Nous passâmes aussitôt après la théologie aux cours
d’elfiques.
Une fois de plus, je ne pouvais m’empêcher de remarquer à
quel point elles étaient sérieuses et motivées. En fait, très
souvent, je me sentais même coupable d’être une si mauvaise
enseignante. Je pensais qu’elles auraient pu progresser bien plus
avec quelqu’un de plus pédagogue.
Malgré les heures passés, elles n’arrivaient pas à tenir de
conversations faciles. Il fallait dire que l’elfique était une langue
particulièrement complexe pour des humains et, pour cause, il y
avait nombreuses subtilités basées sur nos sens surdéveloppés.
132
Ainsi, par exemple, nous avions cinq verbes pour simplement
exprimer l’équivalent « d’entendre », plus une flopée de
synonymes. Ces cinq-là différaient sur le distance d’écoute,
qu’elle fût plus ou moins éloignée. Ayant été humaine, je pouvais
facilement comprendre ce qui les butait. Avec un oreille humaine
on pouvait comprendre les trois premiers mais les deux autres
verbes se référaient à des distances d’écoute que le spectre
humain ne percevait pas.
Et, d’ailleurs, puisque je parle de spectre d’écoute, nous
avions également une flopée d’adjectifs pour exprimer plus
précisément les nuances de sons aiguës ou graves. Bien sûr,
personne ne parlait d’ultrason ou d’infrason ici, mais les oreilles
elfiques étaient capables d’en percevoir.
Ajoutons à cela le fait que nous avions des verbes basés
également sur la consistance du terrain. Ainsi, il y avait le verbe
« entendre quelque chose sur terrain ferme » mais également
« entendre quelque chose sur de la mousse ».
Et pour couronner le tout, il était possible par un système
complexe de mots-valises de mélanger les trois catégories de
verbes. Ainsi, un son entendu à distance sur un terrain meuble et
de nature grave était un mot à lui tout seul.
Les mêmes nuances, voire pire encore, existaient sur la
magie. C’était un pan que je n’oserais pas attaquer avec elles
avant bien des années, mais le langage elfe était particulièrement
méticuleux sur la nature, les sensations et la magie.

133
Puis, la grammaire générale était si différente de la langue
commune. Par certains aspects, l’elfique m’avait rappelé le
japonais, mais vraiment à moindre part.
Si je ne l’avais pas apprise enfant, alors que la mémoire de ma
précédente vie ne s’était pas encore éveillée, je n’aurais sûrement
jamais été capable de parler correctement ce langage.
Mais le but était que Tyesphaine et Naeviah pussent
s’exprimer au moins de manière compréhensible. De toute
manière, elles ne pourraient sûrement jamais parler l’elfique
comme des elfes.
Et malgré tout, elles m’en demandaient toujours plus et m’en
voulaient même lorsque je leur répondais : « nous verrons ça une
autre fois, je pense qu’à ce stade c’est un peu trop tôt... ».
D’un autre côté, je les comprenais : j’avais toujours détesté les
professeurs à l’école qui n’allaient pas au bout de leurs
explications.
L’après-midi passa rapidement grâce à l’assiduité de mes
élèves, et c’est avant que le coucher du soleil que notre hôte
débarqua soudainement.
— Nous avons retrouvé l’armure et une partie de vos affaires !
nous annonça-t-elle sans même nous saluer. La milice ne peut
pas agir, je compte y aller à titre personnel. Si vous voulez vous
joindre à moi...
L’enquête avançait. En moins d’une journée, Isabella avait fini
par retrouver nos biens.
***
134
La milice ne pouvait pas intervenir, nous avait annoncé
Isabella. La cause nous apparut évidente lorsqu’elle nous avait
expliqué les détails.
Le soir du même jour, une vente aux enchères aurait lieu dans
l’hôtel particulier d’un riche marchand. S’agissant d’une propriété
privée, d’un riche qui plus est, et sans preuves tangibles, il était
impossible à Isabella d’organiser une opération officielle.
Son réseau d’informations avait toutefois été attiré par la
présence d’une armure noire magique dans les annonces des
ventes.
À Lunaris, ce genre d’événement était soumis à des taxes, des
autorisations payantes et un certain contrôle. Mais, comme dans
ce pays la règle première était l’argent, la municipalité avait eu
un pot-de-vin conséquent permettant à la vente aux enchères de
Royim de se passer du moindre contrôle. La mairie y trouvait
son compte et la dispensait de devoir envoyer des employer tenir
l’inventaire et rechercher l’origine des biens vendus.
Pour entrer, il fallait des invitations qui se monnayaient rubis
sur ongle. Il n’était pas illogique d’y trouver des objets magiques
mis en vente puisque la clientèle était riche et avait les moyens
de dépenser des centaines de pièces d’or.
Grâce aux contacts d’Isabella, nous avions pu entrer en étant
engagées en tant qu’agent de sécurité. Je m’étais inquiétée quant
au fait qu’Isabella serait rapidement reconnue, mais lorsque je lui
avais partagé mes craintes, elle m’avait affirmé :
— Ne t’inquiète pas, Fiali. Je suis capitaine d’une caserne
dans un quartier populaire, mes accréditations ne me permettent
135
pas d’intervenir ici sans raison aussi personne ne m’y connait.
Les riches ont leur propre police qui s’appelle « fortune ».
Je n’avais pu m’empêcher de grimacer. L’argent dominait tout
dans ce pays, y compris la justice. C’était pourquoi il nous
tardait de le quitter.
Nos compétences de combat furent mises à l’épreuve, même
Naeviah, qui était la moins habile s’avéra être dans les critères de
recherche de la sécurité. Bien sûr, elle ne pouvait pas se
permettre de s’afficher en tant que prêtresse. Pourquoi un
membre du clergé occuperait un tel emploi ?
Néanmoins, après coup, cela aurait pu facilement se justifier
au nom de la rémunération, cette ville comprenait bien cet
argument.
Le plan que nous avions échafaudé avant notre admission était
simple : repérer les objets et les récupérer avant la vente. Il était
préférable ne pas faire de vagues en public, nous étions toutes
d’accord sur ce point.
Notre position nous permettrait d’aisément explorer l’hôtel et
d’avoir une vue sur les objets. C’était ce que nous avions pensé
mais une fois dans cette immense bâtisse, on nous affecta à une
certaine zone.
— Vous serez de faction jusqu’à demain matin dans ce
secteur. Du couloir ici, jusqu’à l’autre là-bas, nous dit le chef de
la sécurité. Et n’oubliez pas de jeter un œil à l’extérieur ! Il y a
des pièces ici qui valent plus que vos vies !

136
Je n’étais pas forcément convaincue par cette assertion, mais
dans un pays régné par l’or, c’était normal de se l’entendre dire.
Il y avait un groupe par couloir et par pièce, on ne pouvait pas
dire que le propriétaire des lieux lésinait sur les moyens.
— Comment va-t-on s’y prendre ? demandai-je.
— Il faut déjà localiser la salle de stockage, répondit Isabella
avec ses cheveux en chignons. L’une d’entre vous est discrète ?
Nos regards se tournèrent vers Mysty.
— Ouais, c’est vrai que vous êtes nulles en discrétion. J’m’en
occupe !
— Merci Mysty !
Sans tarder, les bras derrière la tête, elle quitta le couloir où
nous étions de faction. Sûrement en raison de nos capacités
physiques, on nous avait attribué l’un des coins les plus à risques
puisqu’il s’agissait d’un long couloir à l’arrière du bâtiment,
l’endroit où une intrusion était le plus probable (même si elle me
paraissait suicidaire).
En tout cas, s’il devait y en avoir une, nous laisserions
sûrement les voleurs faire pour récupérer nos biens à la sortie…
Enfin, s’ils se trouvaient bel et bien dans cette vente. À ce stade,
il n’y avait malheureusement aucune garantie.
— N’empêche, elle m’énerve quand elle se vante comme
ça…, grommela Naeviah.
— D’un autre côté, elle a raison : on est nulle en discrétion. Si
ça n’en tenait qu’à moi, je…
137
— Tu ferais tout exploser avec ta magie. On sait !
— Héhé ! On dirait que vous commencez à vraiment bien me
connaître.
Naeviah leva les sourcils, croisa les bras et m’ignora tandis
que Tyesphaine se mit à rire timidement en couvrant sa bouche.
— C’est vos méthodes habituelles ? demanda Isabella en
plissant les yeux.
Parler d’exploser un hôtel particulier devant la capitaine de la
garde n’était peut-être pas la meilleure chose à faire, je
commençais à me sentir mal à l’aise.
— Je… je ne l’ai jamais fait… enfin pas comme ça.
— Mais tu as failli nous ensevelir bien deux fois avec ton sort
de bourrin, dit Naeviah.
En temps normal, j’aurais été fière et contente mais face à
Isabella, j’essayai de me défendre :
— Tu exagères tellement… C’est un sort comme un autre…
— Ah bon ? C’est comme ça que tu le prends ? Je croyais que
rien n’égalait ta magie de destruction, c’est ce que tu n’arrêtes
pas de nous dire.
Naeviah ! Lis entre les lignes !!
Mais soudain Isabella se mit à rire. Elle avait entendu nos
histoires la veille, mais nous n’étions pas allées dans les détails.
Fatiguées et stressées par la journée que nous avions passées,
nous n’avions pas pris le temps de présenter nos capacités.

138
— Intéressant ! Vraiment intéressant. On aurait tort de juger
un livre à sa couverture… Tu parais si inoffensive, Fiali.
Je n’étais pas sûre de devoir le prendre bien ou mal, mais tant
qu’elle n’essayait pas de me jeter en prison…
— Fiali… est douce… et gentille… mais elle a un côté
ravageur… Haha !
Je ne savais pas ce qu’elle voulait dire au juste, mais
Tyesphaine n’acheva pas la phrase et couvrit sa bouche en riant.
— En fait, vous vous moquez de moi, c’est ça ? C’est pas
parce que je suis la plus petite que je suis faible et fragile. Ma
magie est redoutable !
— On… le sait… Fiali… Haha !
Tyesphaine était la seule à rire à ses propres blagues, j’étais
plus curieuse que jamais quant à ce qui passait dans sa tête.
— C’est bien la seule chose pour laquelle tu es douée, je
l’admets. Tu n’as certes pas de mérites puisque ça vient de ton
sang, mais ta magie c’est quand même quelque chose...
C’était rare que Naeviah me complimente (à moitié), je ne
pus m’empêcher de la prendre par les épaules en la fixant :
— Répète un peu ça ! Ma magie est comment ?
— T’emballes pas la perverse ! Et je t’ai déjà dit de ne pas me
toucher, je ne voudrais pas que tu me fasses un môme ou un truc
du genre !

139
— Je te l’ai déjà dit que je ne sais pas faire ça ! Ma magie a
des limites.
— Donc tu admets être nulle ? Voilà, tout est dit…
Elle détourna le visage avec un air hautain. Je gonflai les
joues, vexée, et finit par lui dire avant de m’éloigner :
— Un jour je vais vraiment le développer ce sort, faudra pas
te plaindre auprès de mon futur enfant.
Bien sûr, je n’aurais jamais fait cela. Déjà, parce que
considérant l’orientation de ma magie, c’était parfaitement
impossible. En effet, ma double spécialité ténèbres et feu me
rendait assez nulle dans toutes les magies créatrices.
Puis, plus important encore, je ne comptais pas donner vie à
un être par vengeance. Déjà que j’éprouvais des difficultés à
concevoir la natalité pour des raisons plus « légitimes »... Au
fond, l’existence est le résultat d’une ou deux volontés égoïstes,
personne ne peut demander à l’être qui va naître son avis.
La réaction de Naeviah fut exactement celle que j’attendais.
— Tu… Tu m’approches plus à moins de cinq mètres ! Sale
perverse ! J’hallucine ! Qu’est-ce que tu veux me faire ?!
— Admets que ma magie est surpuissante et je ne ferais
rien !
— Va mourir !
— Hahaha ! Je vais prendre ça comme une preuve de ma
victoire.

140
Isabella se remit à rire, plus bruyamment cette fois.
Tyesphaine était en train de se cacher derrière un rideau, rouge
comme une tomate et à deux doigts de pleurer ; rien d’anormal.
— Vous êtes vraiment des filles marrantes ! J’espère que
j’aurais l’occasion moi aussi de voir cette magie dont tu es si
fière, Fiali.
— Je parais être si fière que ça ??
Je n’avais pas non plus envie qu’on me prît pour une sorte de
folle aux chats version boule de feu !
Isabella ne répondit pas, malgré mes demandes répétées.
Finalement, Mysty revint dans le couloir.
— OK ! J’ai trouvé !
— Tu as trouvé nos affaires ? demanda Naeviah.
— Nope, mais j’ai découvert l’endroit où ils entreposent tout.
C’est en bas, dans un sous-sol. Y a qu’un escalier pour y aller et
pas de fenêtres. Si vous voulez, je peux aller y jeter un œil furtif,
question d’être sûre.
Elle pensait sûrement y entrer en se transformant en scorpion.
En principe, ce serait assez discret, d’autant qu’elle pouvait
marcher au plafond mais si quelqu’un la repérait, il voudrait
l’écraser, c’était évident.
J’avais peur pour elle considérant la quantité de gardes qui
patrouillaient.

141
— Pour le moment, ils sont encore en plein préparatifs, dit
Isabella. Même si on trouve le moyen d’y entrer, il y aura des
personnes dedans. Puis, considérant les allées-venues...
Nous restâmes en silence quelques instants à réfléchir à ce qui
nous pourrions faire. Si encore nous avions la certitude que nos
affaires étaient là-bas, il suffirait d’invoquer notre droit dessus,
mais là…
— J’me répète mais j’peux sûrement y arriver.
— Trop risqué, dit Naeviah.
À cet instant une idée me traversa l’esprit. Je supposais qu’elle
serait absurde, un simple réflexe de personne ayant vécu sur
Terre au XXIe siècle, mais…
— Ils aèrent comment au sous-sol ?
Les filles tournèrent leurs regards vers moi avec moult
interrogations, aussi je m’expliquai de moi-même :
— Si c’est un coffre-fort, je suppose que la porte qui y mène
est épaisse, parfaitement hermétique et il y a sûrement un
système qui court dans le mur pour qu’on ne préfère pas
l’attaquer à la place de la porte.
C’était un principe souvent oublié, mais la plus solide des
portes sur un mur fin en plâtre était une protection inefficace. Il
suffisait d’attaquer le plus fragile de deux. L’hôtel était
entièrement construit en pierre de taille, un matériel des plus
solides. La porte était sûrement en métal avec des tiges qui
devaient entrer dans le mur pour qu’on ne puisse pas la sortir
facilement de ses gonds.
142
S’il n’y avait pas de fenêtres, comment l’air pouvait y entrer ?
Je doutais fortement du fait que les commissaires-priseurs
travaillaient à la cave la porte ouverte.
Exposant ce point de vue aux filles, Mysty réagit la première.
— C’est pas con du tout ce que tu dis ! En plus, c’est vrai que
la porte en métal était fermée.
— Il doit y avoir un système qui laisse entrer l’air, dit
Naeviah.
— J’ai… déjà vu des manoirs avec des tubes d’aération…
Mon regard se détourna des filles et se fixa plus loin dans le
couloir.
— Est-ce que par hasard ce serait pas un truc du genre ?
En hauteur, il y avait une grille qui fermait une ouverture
assez petite, de quoi faire passer un enfant au mieux.
Je ne m’en rendais compte qu’à cet instant, mais j’entendais
des voix lointaines en sortir. J’avais cru au début qu’il s’agissait
de celles des autres gardes dans les couloirs voisins, mais en
réalité elles passaient par cette grille et provenaient du sous-sol.
Le hasard avait voulu que nous ayons été mis de faction dans
le couloir où sortait l’aération (ou une des aérations).
— Tu n’es pas seulement une destructrice, mais aussi une
excellent enquêtrice. Admirable, Fiali.
Une fois de plus, Isabella semblait m’avoir pris à la bonne.
Nul doute qu’il s’agissait d’un effet de l’aura dakimakura, elle
143
n’avait fait de tels commentaires qu’à moi, à aucun des autres
filles du groupe.
— J’vais jeter un œil…
Mysty fit attention qu’il n’y eut pas d’inconnus qui passaient
(quelques gardes traversaient de temps en temps notre couloir),
puis se transforma en scorpion sous le regard surpris d’Isabella.
— Voyez-vous ça…
— Gardez-le secret, s’il vous plaît, lui demandai-je.
— Pour sûr.
Je me retins de faire de commentaires mais les insectes me
provoquaient toujours autant de dégoût. Même en sachant que
c’était Mysty, je n’aurais pas voulu qu’elle me grimpât dessus.
C’était un secret que je comptais emporter dans la tombe, faute
de quoi je voyais déjà venir le chantage de sa part. Et encore, les
scorpions me faisaient moins peur que les araignées ou les
horribles G !!
Mysty disparut dans le conduit dont Isabella ouvrit la grille.
Je l’entendis s’éloigner et descendre ; j’avais l’impression à sa
position approximative que le conduit était raide.
Puis, elle entra dans la salle et les voix couvrirent ses petites
pattes.
Il nous fallut attendre quelques minutes avant de la voir
revenir. Elle reprit forme humaine derrière Naeviah qui sursauta
de surprise.
— Haha ! T’es trop marrante !
144
— Me refais plus jamais ça, idiote !
Mais Mysty se contenta de lui donner un bisou sur la joue
avant de s’approcher de Tyesphaine et de moi.
— L’armure est en bas. J’ai vu aussi ta faux, Nae, et aussi le
sac magique. Y avait aussi nos robes et tout.
— En gros c’était eux qui ont commandité le vol ?
— Ne tire pas de conclusion hâtive, Fiali, me reprit Isabella.
Le travail d’enquête m’échoit, mais si on ne veut pas que vos
affaires disparaissent, il faut agir soit immédiatement, soit entre
la fin de la vente et la remise du produit.
— Il vaut mieux agir maintenant, dit Naeviah. Si je me fiche
de rendre malheureux des voleurs, les clients eux ne sont pas
coupables. Ils ne pourront se plaindre d’avoir investi pour rien.
— Je suis de ton avis.
— OK !
Tyesphaine acquiesça et Isabella leva les épaules.
— Et comment va-t-on s’y prendre ? Mysty doit y aller
seule ?
J’observais la grille, puis déclarai :
— Je pense pouvoir passer aussi. Ce sera un peu étroit, mais
je peux t’accompagner, Mysty. Ils sont combien en bas ?
— Une dizaine, mais on ne dirait pas des guerriers. Le souci
c’est que même si j’entre en scorpion, je ne peux pas prendre les
affaires sans qu’ils ne voient.
145
— Et je suppose que tu ne peux pas non plus porter les
affaires en te transformant…, dit Naeviah sur un ton résigné et
insatisfait.
Mais je me hâtai de la rectifier.
— Sa transformation est assimilable à un effet magique de
transmutation de type terre. En principe, elle se transforme avec
tous les objets qu’elle est capable de porter. Ce n’est pas le cas de
tous les pouvoirs de ce genre, mais si le sien ne le permettait pas,
elle se retrouverait nue à chaque fois.
Ces connaissances magiques étaient pointus même pour un
pratiquant de la magie noire, d’autant plus lorsqu’il était lui-
même incapable d’utiliser l’élément « terre ».
Isabella siffla face à mes capacités de déduction et mes
connaissances magiques. C’était plaisant de recevoir des éloges,
une fois de plus.
— Ouais, comme dit Fiali. J’sais pas trop quelle est la limite,
mais j’suis pas à poil quand je me détransforme… sauf si je
l’étais avant de me transformer.
— Le problème est qu’on ignore comment réagira l’armure de
Tyesphaine. Tu n’as jamais eu recours à des pouvoirs de
transformation, je suppose, non ? demandai-je.
Tyesphaine secoua la tête pour signifier la négative.
— Il vaut mieux que je vienne aussi, au cas où il faut porter
l’armure.
— OK〜 !

146
Nous nous hâtâmes de passer à l’action.
Le conduit était à peine suffisant pour moi. Si je n’avais pas
été aussi souple et aussi fine (merci ma corpulence d’elfe), je ne
serais jamais parvenue à m’y glisser.
Même Mysty, qui était plus agile que moi et à peine plus
grande, aurait été coincée. J’avais retiré une partie de mes
vêtements pour y entrer, j’avais juste ma tunique et mes bottes,
et de fait j’avais froid.
Mais je pris sur moi et descendis lentement.
Mon arrivée ne resta pas inaperçue, je ne pouvais pas me
contorsionner dans le conduit d’aération et ne pas faire de bruit
en plus.
Je n’aurais jamais pensé faire une infiltration de jeu vidéo
dans un monde de fantasy. Une part de moi y prenait grand
plaisir, mais une autre avait franchement peur. Le risque de se
retrouver coincée dans un tel endroit, incapable de bouger, était
très angoissant.
Lorsque j’arrivais à la sortie du conduit, je tombai d’une
hauteur de deux mètres environ. Je parvins à me réceptionner
sans mal, mais je dus offrir un spectacle intéressant aux hommes
qui avaient assisté à la scène. En effet, ma tunique, remontée sur
ma tête en glissant et en tombant, avait dû donner une vue
intégrale de mes sous-vêtements.
Malgré la honte, c’était plutôt un mal pour un bien : personne
ne vit mon visage au moins.

147
Je remis de l’ordre dans ma tenue, désarmée, et entendis
Mysty profiter de la diversion pour assommer les commissaires-
priseurs, conformément au plan.
Deux d’entre eux essayèrent de s’enfuir en courant vers la
lourde porte de métal, mais je les rattrapai en courant. J’en
balayai un qui tomba à terre, tandis que l’autre s’assomma lui-
même en cognant la porte sous l’effet de la peur.
Mysty achevant de mettre K.O. les autres, nous eûmes
soudain champ libre pour agir.
Comme elle l’avait indiqué nos affaires étaient presque toutes
là. Il manquait les rations, le matériel de voyage et notre argent,
mais les robes de luxe, celles de maid, les objets magiques, les
potions et même le grimoire que j’avais commencé à écrire
étaient là.
Les laissez-passer avaient également disparus : normal, ils
étaient nominatifs, ils ne pouvaient rien en tirer et en plus ils
constituaient des preuves de leur forfait.
Nous n’avions pas le temps de traîner, je mis tout ce que je
pus dans le sac sans fond tandis que Mysty essaya de se
transformer en prenant l’armure de Tyesphaine : elle tomba au
sol en tintant sans fusionner avec elle.
— C’était à essayer, dis-je. Attends Mysty, je vais essayer de
la mettre dans le sac sans fond…
J’essayais avec un gantelet, il entra sans contre-effet
particulier.
— Si tu te transformes avec le sac, c’est bon.
148
— Cool !
Mais nous rencontrâmes malgré tout un problème : la
capacité de contenance du sac magique. Même s’il était souvent
appelé « sac sans fond », c’était loin d’être la vérité. Sa capacité
était simplement supérieure à un sac normal mais il avait malgré
tout ses limites.
— Je vais prendre le plastron, le reste entre sans problème.
Par chance, le ganbison qui n’était pas magique n’avait pas été
jeté non plus. À quelque part, on désirait vendre l’armure dans
son intégralité.
Cette armure de tissu que Tyesphaine portait sous son harnois
maudit n’avait rien de particulier, mais il aurait été désagréable
de porter l’armure de plaque à même la peau ou sur des
vêtements normaux. Elle était de plus ajustée à sa corpulence, il
nous aurait fallu du temps et de l’argent pour en retrouver une
autre à sa taille en ville.
Mais, à cause du ganbison, il n’y avait plus de place pour le
plastron.
— OK, je passe la première. Crie si t’as un souci, ma Fiali.
— Ça marche !
Une fois Mysty dans le conduit, je m’accroupis et bondis
jusqu’au rebord du conduit et me hissai, tant bien que mal
jusqu’à l’étage, avec la gêne de traîner le lourd et encombrant
plastron. Je fus aidée dans les derniers mètres par une corde
(servant normalement à tenir des rideaux) que me jetèrent les
filles.
149
Fort de notre butin (qui était le nôtre en vrai), nous quittâmes
l’hôtel sans demander notre reste et rejoignîmes la maison
d’Isabella.
— On a réussi !! s’écria Mysty une fois rentrée.
— Je… je retrouve enfin mes affaires… Quel bonheur ! dit
Naeviah.
— Mon armure… je ne suis même contente de la retrouver
mais bon…
Je comprenais le sentiment partagé de Tyesphaine : dans son
cas, c’était plus une nécessité qu’un vrai désir.
Néanmoins, elle fut heureuse de retrouver son bouclier
féerique.
D’ailleurs, les petits achats comme les statuettes, les jeux et
tout ça, se trouvaient également dans le sac. On en avait juste
retiré l’argent et les périssables. Je supposais que le sac aurait été
vendu avec des surprises à l’intérieur. Les sacs surprises étaient
une pratique courante au Japon durant la période du Nouvel An,
il fallait croire qu’elle existait ici également.
J’étais certes contente, mais je ne pus m’empêcher de
ressentir encore plus de haine à l’égard de cette ville. J’avais fait
une croix sur nos affaires, mais les retrouver raviva certains
souvenirs agréables : la petite boîte en bois qui contenait la
figurine de Marissa la Sombre était un instant serein que j’avais
partagé avec Naeviah à Moroa, par exemple. Et il y avait un
souvenir dans la plupart de mes affaires.

150
Même si je ne voulais pas retomber dans le matérialisme qui
m’avait été propre au cours de ma précédente vie, je me rendis
compte que j’avais eu tort de prendre tout cela à la légère. Les
objets n’étaient certes pas aussi important que des êtres vivants,
mais il rassemblaient les instants et les sentiments de leurs
porteurs ; ils valaient la peine qu’on se battît pour les récupérer.
— On va pouvoir repartir ! s’exclama Mysty.
— Mais comment ? dit Naeviah. Nous avons nos affaires,
certes, mais nous n’avons plus les laissez-passer et notre argent a
disparu. De plus, il nous en faudra racheter nos provisions et
affaires de voyage.
Nous n’avions plus de couvertures ou de sac de couchage,
luxe que nous avions gagné en même temps que notre sac
magique. Avec le froid de la saison, dormir sans sac de couchage
impliquerait d’utiliser ma magie. Même si cela ne me gênait pas,
le feu féerique diffusait sa chaleur de la même manière qu’un feu
normal. L’humidité et la froideur du sol restaient des problèmes.
Puis sur de longues périodes, dormir à même le sol nous
détruirait le dos et nous provoquerait des courbatures.
— Restez encore quelques jours, proposa Isabella. Je vais
plaider en votre faveur pour récupérer des laissez-passer et de
l’argent. Nous avons les preuves nécessaires pour amener cela en
justice. Ce ne sera pas long.
Isabella était une bonne personne, j’avais confiance en elle,
mais j’aurais préféré quitter cette ville au plus vite.

151
Outre notre incapacité à le faire efficacement, nous lui
devions bien cela. Elle nous avait hébergées et c’était la seule à
avoir écouter notre détresse. Puis, sans ses efforts, nous n’aurions
jamais retrouver nos affaires.
Nous nous observâmes avec les filles et, sans communiquer,
nous parvînmes à la même conclusion :
— Merci infiniment, Isabella. Nous nous remettons à toi
quelques jours encore, dis-je.
— Je… Cela me fait plaisir de vous avoir avec moi un peu
plus. Puis, en ma qualité de capitaine, je me serais sentie mal à
l’aise que des victimes prennent la fuite comme des voleuses.
Vous n’avez rien à vous reprocher.
C’était vrai, mais je n’étais pas une héroïne qui revendiquait la
justice et le bien. J’aurais facilement ravaler ma fierté si nous
étions parties dans l’heure.
— Allez, mangeons quelque chose, repris-je sur un ton plus
joyeux. Toutes ces émotions ne vous ont-elles pas ouvert
l’appétit ?
— J’crève la dalle ! avoua Mysty. J’vais me mettre aux
fourneaux de suite !
— Je vais nous déboucher une petite bouteille de vin que je
garde pour les grandes occasions. Vous me ferez bien l’honneur
de m’accompagner, n’est-ce pas ?
Une fois encore, difficile de refuser quoi que ce fût à notre
bienfaitrice.

152
La soirée s’écoula paisiblement. Nous avions moins de poids
sur nos épaules après avoir retrouvé nos affaires, mais la fatigue
était telle que cette nuit-là encore nous nous écroulâmes assez
rapidement une fois entrées dans nos sacs de couchage.

153
Chapitre 3

Deux jours s’étaient écoulés.


Nous étions à présent en prison. Ce n’était pas une blague,
nous y étions réellement !
En fait, au lendemain de notre intervention dans la maison du
riche marchand qui avait récupéré (ou dérobé) nos affaires, la
capitaine Isabella avait déposé une plainte. Elle avait demandé à
récupérer au moins notre argent ; nos affaires de voyage et les
consommables avait été ajoutés en guise de dommages et
intérêts, nous n’avions pas vraiment espérer les retrouver, mais
avec l’argent nous aurions pu en racheter de nouveaux.
Malheureusement… car les choses ne s’étaient pas passées
comme voulu.
On nous avait convoquées au tribunal pour le procès.
Contrairement à mon ancien monde, la justice était expéditive
dans celui-ci, ce qui voulait dire qu’elle allait également très vite.
Enfin, je généralisais un peu trop en disant cela, il existait
bien des procès qui duraient des années, d’autant plus lorsque des
personnes importantes étaient impliquées, mais ce n’était pas le
cas de quatre aventurières sorties de nulle part.
Condamner des personnalités influentes à la hâte portait
préjudice à tout le corps judiciaire qui ne pouvait pas se le
permettre. Puis il ne fallait pas oublier qu’il existait des nobles
154
avec des armées au moins aussi puissantes que celles des
royaumes. Une condamnation injuste pouvait mener à des
guerres entre suzerain et vassaux et l’issue n’était pas forcément
connue d’avance.
Généralement, les affaires du peuple étaient réglées en un seul
procès, avec peu, voire aucune, enquête. Au fond, il n’y avait pas
besoin de mandater un investigateur pour partager deux paysans
se querellant pour deux ou trois lopins de terre.
Pour les affaires plus criminelles, le témoignage et l’aveu
faisaient office de preuves majeures. Selon la richesse d’une ville
et l’importance de la charge, on faisait appel à des prêtres ou
prêtresses de Yolean. Certains disposaient en effet de sortilèges
permettant d’obliger à dire la vérité mais puisqu’ils n’étaient pas
d’une fiabilité absolue (leur efficacité était pondérée par la
résistance mentale de la cible), on préférait ne les utiliser qu’avec
parcimonie.
Et si lorsque le doute persistait, nombre de royaume
adoptaient le duel judiciaire, qu’il fût magique ou par les armes,
en guise d’ultime recours.
Tout cela était le fonctionnement normal de la justice dans les
différents royaumes du continent… mais nous étions à Inalion,
malheureusement. Dans la République, il n’y avait qu’un principe
souverain : l’argent.
Et la justice n’était pas épargnée de son influence.
Les tribunaux étaient plus simplistes que dans les autres pays :
celui qui avait le plus d’argent à donner gagnait le procès. Bien
sûr, ce n’était pas quelque chose d’ouvertement affiché, mais tous
155
les habitants étaient parfaitement au courant, ils grandissaient en
en ayant conscience.
Il n’était jamais question d’un pauvre traînant un riche au
tribunal, puisque ce dernier gagnait à tous les coups. Et c’était
précisément l’erreur que nous avions commises.
On avait mis les formes dans un procès de façade, mais il n’y
avait jamais été question de véracité et justice dans les propos
des officiels.
La charge avait été rapidement renversée, on avait fini par
nous accuser d’avoir pénétrer une propriété privée, d’avoir
usurper des identités, d’avoir rompu un contrat de travail, d’avoir
fait justice par nous-même et d’avoir user de violence sur le
personnel du marchand.
Seul le vol de nos propres affaires ne nous avait pas été
imputé. D’ailleurs le tribunal était mêle allé jusqu’à en
condamner l’accusé. Mais, malheureusement la somme qu’il
devait nous verser ne compensait pas celle que nous devions lui
payer.
Abasourdies, révoltées, nous fûmes jetées en prison faute
d’avoir les moyens de débourser notre condamnation.
Si nous détestions déjà ce pays, notre haine avait atteint son
comble au moment où le marteau du juge avait abattu son
verdict.
— Aaaaaaahhhh ! Ce pays est une insulte !! Qu’on le détruise
en entier !! cria Naeviah.

156
Aussitôt, des voix retentirent dans le couloir pour nous
intimer le silence.
La cellule où nous étions avait deux fois deux lits superposés,
pas de barreaux, mais une porte métallique. Les commodités
étaient communes et il n’était pas question — d’après ce que
j’avais pu me douter— de promenade à l’extérieur ou de faire du
sport ou quoi que ce fût du genre.
Les repas nous seraient glissés par la petite ouverture dans la
porte, d’après les dires des geôliers.
Bien sûr, toutes nos affaires nous avaient été confisquées, nous
avions pour seules tenues de longues tuniques avec une petite
cordelette en guise de ceinture.
J’étais trop dégoûtée pour répondre, je m’assis en boule sur
ma couche, dure comme de la pierre, et je ruminais.
Tyesphaine pleurait dans un coin.
— Ça me gratte un peu ces sous-vêtements, dit Mysty. Ça
vous dérange si je les enlève ?
Elle qui n’en portait jamais, elle avait été forcée d’en enfiler
lorsqu’on nous les avait donné. Il n’était pas question de garder
nos beaux sous-vêtements habituels, mais de simples bandes en
lin pour la poitrine et une culotte courte pour le bas.
— Fais comme tu veux…
Je m’étais forçée à répondre.
Naeviah frappa quelques coups sur la porte, les autres
prisonniers l’insultèrent et elle finit par se faire mal au poing.
157
Résignée, elle vint s’asseoir sur mon lit ; j’avais choisi celui du
bas.
— Tu vas tirer la gueule ou nous exploser toute la prison avec
ta magie ? me reprocha-t-elle aussitôt.
Je levai les yeux tandis que nous entendîmes Mysty se
déshabiller.
— En fait, ça gratte mais si je les enlève, il fait super froid…
Que faire ?
Les interrogations existentielles « majeures » de Mysty me
passaient au-dessus de la tête cette fois.
— Même si je détruis tout… On fait quoi ensuite ?
— On ravage cette ville en guise de vengeance !
— Tu n’es pas censée être une prêtresse de la déesse de la
mort ?
— Justement !
— Il paraît, d’après ton credo, qu’il ne faut pas hâter le départ
vers l’au-delà sans raison, non ?
Naeviah gonfla les joues, puis soupira :
— Considérant ce qu’ils ont fait, je suis certaine que la Mère
des morts me pardonnera.
— Tu penses pouvoir vivre sans regrets après avoir causé un
tel désastre ?
— Je m’en accommoderai… Ils l’ont cherché !

158
Je savais qu’elle mentait éperdument, elle était juste sous
l’emprise de la colère. En prenant conscience de ce qu’elle
ressentait, je finis par me calmer.
Au fond, est-ce que cette situation me déservait réellement ?
Aucune de nous n’avait été condamnée à mort. Dans notre
cellule à quatre, nous ne serions pas obligées d’interagir avec
d’autres prisonniers qui auraient cherchés à nous brutaliser. Il
fallait se méfier des gardes, mais nous pourrions les esquiver en
évitant de sortir de la cellule.
Avec la magie de Naeviah, nous avions de l’eau pour nous
laver. J’avais ma magie pour nous réchauffer et garder l’endroit
propre. Ce ne serait pas drôle, ni amusant, mais nous pouvions
tenir jusqu’à la fin de notre peine d’un an.
Les ruines elfiques m’avaient attendue des siècles durant,
qu’était-ce donc une seule année ?
Le tout était de préserver le moral de mes amies et notre
entente. J’étais prête à faire des compromis pour garder notre
alchimie de groupe.
— Si tu veux, je peux le faire, dis-je à Naeviah pour la tester.
Je pourrai vivre avec des centaines de morts sur la conscience,
mais nous risquons de nous faire tuer pendant notre évasion. Tu
veux quand même tenter ?
J’entendis les pleurs de Tyesphaine s’arrêter. Elle tourna son
regard dans ma direction et me dit :
— Non ! Je… je ne veux pas ! Tu ne peux pas devenir une
meurtrière !!
159
Malheureusement, ce n’était pas sa réponse que j’attendais
mais celle de Naeviah. J’essayais de lui faire comprendre par
mon regard que je n’étais pas sérieuse, mais elle était trop
troublée pour me comprendre.
— Eh oh ! Pas de vilaines pensées comme ça, les filles ! dit
Mysty.
Elle vint s’asseoir sur le même lit, derrière moi. Elle me passa
les bras autour du cou et posa sa tête sur mon épaule.
— Si tu essayes de le faire, je te ferais des trucs si
embarrassants que tu redeviendras ma gentille Fiali ! Hihihi !
Elle me lécha le cou de sa langue, me faisant frémir. Qu’avait-
elle en tête ?
En fait, j’avais bien une idée de ce à quoi elle pensait. Je
rougis malgré tout alors que je me mis à trembloter.
— Eh oh ! Je plaisantais ! Je voulais juste tester Naeviah ! Je
préfère attendre un an avec vous que de générer un massacre…
même si j’aime la destruction, OK ?
— Héhé ! Je préfère ça !
Mysty me donna un bisou sur la joue avant de m’enlacer avec
plus de force.
— Tu… Pourquoi tu me punis ? J’ai dit que je n’étais pas
sérieuse.
— J’ai simplement froid sans mes sous-vêtements et tu es
toute chaude ! Héhéhé !

160
— Ne le dis pas comme ça, on pourrait se méprendre !
— Bah, de toute manière, on va finir par le faire. On va se
faire chier pendant un an enfermée ici sans un peu de bon temps.
Toutes les trois nous rougîmes jusqu’aux oreilles. Tyesphaine
se jeta visage sur le lit pour se cacher, tandis que Naeviah se mit
à crier :
— Ça va pas ?! Tu crois qu’on va vraiment faire ça juste pour
ne pas s’ennuyer ? Nous ne sommes pas des… Aaaaahhh !
Pourquoi je me retrouve enfermée avec deux perverses dont une
magicienne inutile ?!
De mon côté, j’étais déjà dans la gueule du loup, je préférais
ne pas bouger et me faire oublier.
— Je vois pas le mal…, dit Mysty. C’est pas parce qu’on aime
se faire plaisir de temps en temps qu’on est une mauvaise fille.
Mais bon, vous êtes toutes timides, ça changera quand on aura
passer quelques mois ici. Han 〜  ! En tout cas, j’vais avoir le
temps de roupiller tranquillou.
Mysty était la reine de la désinvolture. Eh oh ! Nous étions en
prison ! Outre la perte de temps et de liberté, c’était aussi une
question d’honneur. Nous n’avions rien fait de mal ! Pourquoi
devions-nous être punies au juste ?
Mais je n’avais pas compris quelque chose à cet instant :
Mysty n’aurait jamais accepté de se laisser emprisonner, elle
n’avait simplement pas dit le fond de sa pensée.
— Au fond, Mysty a raison. Un an passera vite. L’important
c’est que nous soyons toutes les quatre saines et sauves. On
161
reprendra notre aventure dans un an et, cette fois, on quittera la
ville sans tarder.
Naeviah me fixa en plissant les yeux.
— C’est un trait commun aux pervers de se résigner comme
ça ? Je vous trouve un peu trop décontractées toutes les deux…
— Moi, c’est le procès qui m’a crevé. J’ai juste envie de
dormir avec Fiali dans mes bras… Mais tu peux te joindre à
nous, être en sandwich entre vous, ce serait tellement cool !
Elle se mit à bâiller. Elle n’avait apparemment pas prévu de
me lâcher, elle m’enserrait encore de ses bras et écrasait sa
poitrine sur mes épaules.
Naeviah grommela et nous sépara.
— Pas de sandwich ! Et pas d’autres cochonneries non plus !
On va plaider notre cause et partir d’ici. Au pire, j’utiliserais cet
explosif ambulant qu’est Fiali pour détruire tout ce qui nous fait
obstacle.
— C’est vrai qu’on peut juste détruire les murs et partir, dit
Mysty.
Elle se coucha sur le lit à côté de nous. Dans son attitude
nonchalante, elle ne couvrait ni ses jambes, ni ne faisait attention
à sa tunique qui révélait des choses qu’elles n’auraient pas dû.
Par pudeur, je détournais le regard, mais Naeviah s’empressa
de la recouvrir.
— Tssss ! Arrête de te dévêtir ! Si ça ne te gêne pas, nous ça
nous gêne !
162
— Ah bon ? Fiali aussi ?
Pourquoi ça aurait dû être différent pour moi ? Même Mysty
me voyait comme une perverse ou quoi ?!
Je ne savais que lui répondre… Bien sûr, c’était gênant, mais
je n’avais pas envie de lui imposer mes propres conditions de vie.
Je finis par lui dire la vérité :
— Mmm… C’est un peu gênant quand même, mais je ne
veux pas t’imposer quoi que ce soit. C’est à moi, de passer outre.
Puis… tu es mignonne, donc ça va…
La dernière partie était sortie un peu toute seule. J’étais
sûrement stressée à l’idée qu’elle le prît mal ; elle cherchait une
alliée et je venais de lui tourner le dos (même si en réalité, je
n’avais jamais prétendue être de son côté).
J’aurais dû m’abstenir…
— Oooohhh ! Tu me trouves mignonne ? Héhéhé ! Tu es un
amour, ma Fiali ! Je t’aime !!
Elle n’avait manifestement pas tenu compte de la première
partie de ma réponse. Elle me reprit dans ses bras. Naeviah nous
sépara un peu plus brutalement qu’auparavant.
— J’en ai marre de vous deux ! Allez faire vos trucs de
pervers ailleurs !
— Y a pas d’autres endroits ici, Nae, fit remarquer Mysty.
Faudra que tu endures ça un an. Héhéhé !
— Plutôt mourir !!

163
Je ne les écoutais plus vraiment. Je repensais à l’idée d’une
évasion…
— S’enfuir d’ici serait possible, dis-je à basse voix. Ce mur
donne sur la rue, non ?
Il y avait une maigre ouverture à plus de deux mètres de
hauteur avec des barreaux, c’était notre seul source de lumière.
— Yep, ça va dehors. Mais on est au troisième étage.
— Donc pas bon… Mais par contre, Mysty, tu peux sortir en
scorpion et espionner, non ?
— Ouais, j’y comptais bien.
Comme je l’avais dit, elle ne s’était jamais résignée à rester
dans cette cellule durant un an, elle venait de m’en donner la
confirmation.
— OK ! Ça se précise, dit Naeviah. On va donc tenter…
Je lui mis la main sur la bouche et lui chuchotai :
— Parle pas aussi fort ! Chuuutt !
Naeviah se calma un peu et je lui dis :
— Cela dit, se précipiter n’est pas une bonne idée. Il vaut
mieux que Mysty fasse du repérage durant les prochains jours.
Je peux facilement détruire la serrure. Le plus difficile sera de
quitter le pays sans nos affaires. Mais nous trouverons une
solution. Au pire, on peut retourner voir Isabella, je suis sûre
qu’elle nous aidera.

164
Naeviah réfléchit au plan puis me dit sur un ton un peu
perplexe :
— Au fait… Pourquoi n’a-t-elle pas été accusée ? Elle était
avec nous, non ?
En effet, nous seules avions subi le procès. Isabella avait été
simplement amenée à comparaître, elle n’avait même pas pu
plaider en notre faveur, l’issue avait été décidée avant même
notre arrivée.
— Bah, elle n’est pas descendue dans la salle des coffres, dit
Mysty. C’est Fiali et moi qui avons assommés les gardes.
— Dans ce cas pourquoi j’écope la même peine ? Et
Tyesphaine aussi ?
C’était des questions pertinentes et dans un autre système
judiciaire elles auraient eu leur place, cependant…
— Ne cherche pas de logique, Naeviah. Ce procès était
bidon. L’accusé a acheté le juge. Isabella est connue en ville, elle
est appréciée, c’est pour ça qu’ils ne s’en sont pas prise à elle. À
l’opposé, nous ne sommes que des voyageuses de passage.
Mysty approuva et Naeviah dut se ranger à notre avis, somme
toute réaliste.
Au fond, j’espérais que notre évasion ne porterait pas
préjudice à notre hôte. Elle avait été si agréable avec nous.
Mais elle n’eut jamais lieu. À peine deux heures après notre
incarcération, on nous libéra…
***
165
— Mille merci, Isabella ! dis-je en marchant à ses côtés.
Nous étions dans la rue en direction de chez elle.
— Il n’y a pas de quoi. Veuillez m’excuser de vous avoir fait
attendre si longtemps, il m’a fallu du temps pour récupérer les
fonds et le reste de la faute incombe à la lenteur de
l’administration.
— Non, t’as été géniale ! dit Mysty. On pensait déjà se faire la
malle avec la magie de Fiali.
— Cela aurait été désastreux. Votre condamnation n’était que
d’un an, mais la caution était dégressive. Sans aucun doute,
quelqu’un vous aurait fait sortir quelques mois après votre
incarcération.
— Quelqu’un ?
— Un employeur. La nouvelle n’a pas eu le temps de circuler,
mais les riches engagent parfois des repris de justice à qui ils
paient les cautions pour leur exiger des services.
— Donc ça n’aurait pas été un bordel qui nous aurait acheté ?
demanda Mysty.
La question nous fit grimacer, mais c’était Mysty.
— Vous auriez toujours eu la possibilité de refuser, mais de
telles propositions seraient sûrement arrivées. Les condamnés à
des peines lourdes ne sont généralement pas « rachetés », mais la
vôtre était tellement légère...
— Nous n’aurions même pas dû être emprisonnées à la base,
grommela Naeviah.
166
— Il est vrai que la base de tout le problème était le vol dont
vous avez été victimes. Mais que voulez-vous, c’est les règles de
cette cité. Pour le meilleur et surtout le pire…
Isabella n’était pas née à Lunaris, c’était sûrement pour cette
raison qu’elle pouvait se permettre une telle ironie et une telle
critique ouverte, pensai-je. Mais, en réalité, il était plus juste de
considérer que les habitants d’Inalion n’avaient tout simplement
aucune autre loyauté que l’argent ; je doutais que la patriotisme
était une de leurs valeurs.
— En tout cas, toutes mes excuses. Si je n’avais pas proposé
de récupérer votre or, vous…
— Non, ne vous excusez pas, Isabella ! dis-je.
— Ouais ! C’est grâce à toi qu’on est dehors. Puis, t’as rien
fait de mal !
— Et vous… vous nous hébergez… gratuitement… Merci
infiniment…
Tyesphaine sortait enfin de son mutisme. J’étais contente,
j’avais eu peur qu’elle ne se refermât sur elle-même suite au
traumatisme de cette affaire.
Deux heures n’étaient pas très longues en soi, mais devoir
subir le procès, puis le dépouillement de ses affaires et ne pas
entrevoir d’espoir m’avait un peu marquée aussi. À leur
différence, cependant, j’avais une espérance de vie
potentiellement illimitée et j’avais déjà vécu ma mort. Sans
vouloir me vanter, j’avais un mental plus endurant pour ce genre
de choses.
167
J’avais même réussi à accepter de simplement attendre une
année, même si mes amies m’avaient fait revenir dessus avec leur
idée d’évasion.
— Sincèrement, ce n’est pas grand-chose. En tout cas, je
pense que je vous le devais. Et j’ai bien fait de ne pas attendre, si
d’aventure vous vous étiez évadées, une chasse aurait été lancée.
En cas de capture, vous auriez été séparées et condamnées soit
aux travaux forcés, soit exécutées. Notamment, vous deux qui
lancez des sortilèges.
En gros, rien de très réjouissant. Mourir ne me faisait pas
peur, mais je ne voulais pas que mes amies eussent à subir une
mort minable du genre.
— Euh… oui, vous avez bien fait. Cela dit, on aurait
sûrement attendu quelques jours avant d’essayer quoi que ce soit.
— Ouais, Fiali voulait que je fasse déjà du repérage. Elle est
maligne, ça se voit que c’est une magicienne. Héhéhé !
— Je ne pense pas… que j’aurais tenu plusieurs jours…, dit à
très basse voix Tyesphaine.
Elle avait été dans un tel désarroi psychologique ? Je ne
m’étais pas rendue compte de sa détresse, j’avais honte de moi à
cet instant.
Cependant, en me tournant vers elle, je me rendis compte
qu’elle ne parlait pas vraiment de son état moral. Elle agitait
légèrement ses hanches me laissant penser que c’était de ses
besoins biologiques dont elle parlait.

168
Il était vrai que dans la cellule, il n’y avait eu aucune intimité.
Même simplement quelques jours nous aurait obligé d’user de
commodités devant le regard des autres.
J’étais la seule à l’avoir remarqué et, par délicatesse, je ne le
relevais pas.
— Nous essayerons de vous rembourser, dit Naeviah. Puis,
nous reprendrons la route. J’espère que cela vous convient.
— Je ne comptais pas vous garder éternellement chez moi.
Même si votre présence ne me dérange pas, bien au contraire. À
mon âge, je ne trouverais certainement plus de mari. Avec vous
à mes côtés, j’ai au moins l’impression d’avoir des sœurs qui
m’attendent le soir.
Je pouvais comprendre ce sentiment. La solitude n’était
jamais très facile.
— À ton âge ? s’étonna Mysty.
— C’est surtout étonnant que personne ne vous ai passé la
bague au doigt, vu votre apparence, dit Naeviah.
Je trouvais ses propos un peu directs, mais en effet Isabella
était une belle femme, le genre qui devait avoir des files de
prétendants. Et elle ne paraissait pas si âgée contrairement à ses
dires.
Cependant, j’avais vu des profils similaires au Japon. Il était
assez fréquent que la grande beauté de certaines femmes
intimidassent les hommes et qu’elles restassent célibataires
jusqu’à la mort.

169
Puis, après un certain âge, le travail prenait du temps, on
finissait par développer des habitudes et on s’habituait à la
solitude, m’avait dit l’une d’elles.
En somme, même belle, une femme n’était pas épargnée d’un
tel sort. L’amour, le mariage et tout cela, au final c’était une
grande loterie.
Avec l’aura dakimakura, j’étais assurée de ne pas subir ce
sort, mais je ne comptais pas vraiment me marier. Au contraire,
je pensais qu’à terme cette aura maudite m’attirerait des
déclarations amoureuses que je devrais refuser. Jusqu’à présent,
elle avait pas mal attiré de femmes, plus ou moins
entreprenantes. Par exemple, Syrle et Mysty n’étaient pas
opposées à se marier avec moi, j’en étais sûre.
En pensant à tout cela, je soupirai tandis que la discussion se
poursuivait autour de moi.
— Ma position de chef de la garde n’encourage pas vraiment
les déclarations amoureuses. Puis, je pense que la plupart des
hommes veulent être le dominant d’un couple, celui qui
protégerait la belle damoiselle. Or, je sais fort bien me défendre
et, en toute modestie, les personnes qui peuvent rivaliser avec
moi l’épée à la main dans cette ville sont rares.
Elle était si forte que ça ?
Elle me darda un regard et un sourire en coin.
— On peut croiser le fer si l’envie t’en dit. Je suis assez
curieuse de voir ton style de combat elfique.
Mes pensées avaient été si transparentes ?
170
— Pou… Pourquoi pas ? Mais je ne suis pas si forte, vous
savez ?
— Et pourtant derrière cette modestie, j’ai la nette impression
qu’il se cache un mensonge. Haha ! Qu’à cela ne tienne :
rentrons ! Vous pourrez récupérer de toutes ces mésaventures.
N’ayez aucune crainte, vous pouvez rester le temps qu’il vous
plaira.
— Merci beaucoup !
Tyesphaine et Mysty m’imitèrent et la remercièrent, mais je
prêtai attention au fait que Naeviah n’en fit rien.
Nous ne tardâmes pas à rentrer. Cette absence d’une seule
matinée m’avait parue une éternité.
Immédiatement, je m’assis dans le canapé prise d’une certaine
nostalgie.
— J’vais préparer à manger ! Vous avez une envie
particulière ? demanda Mysty.
— Tout ce que tu fais est succulent, je te fais confiance.
— Oooh ! Tu es gentille, Fiali !
— Un peu de viande ne serait pas de refus, répondit notre
hôte.
— Pareil…, dit Naeviah.
— Je… je n’ai pas de préférence…
— OK ! C’est parti pour de la barbac’ !

171
Mysty tira la langue et retroussa ses manches. Elle me donnait
vraiment l’effet d’être indestructible, comme si rien ne pouvait la
rendre triste ou malheureuse. Mais je me trompais sûrement : un
tel être n’existait pas.
Encore un repas formidable. Encore une bouteille de vin.
Je n’aimais toujours pas ce breuvage, mais à force je
commençais à m’y faire. Isabella semblait réellement l’apprécier,
à mon opposé. Je supposais qu’il était impossible de survivre au
milieu de soldats sans avoir au moins une addiction à l’alcool.
— J’ai congé cette après-midi, nous déclara-t-elle après le
repas. Vous voulez que je vous guide en ville ? Vous voulez faire
les magasins ?
— Euh… c’est que nous n’avons toujours pas d’argent, fis-je
remarquer avec une pointe de honte.
— C’est vrai…
— On pourrait pas aller à la guilde des aventuriers ? proposa
Mysty qui s’assit à côté de moi dans le canapé.
— Y en a-t-il seulement une ?
— Il y en a une, déclara notre hôte. Elle est plutôt active.
Leurs tarifs sont différents de ceux de la milice, il y a un marché
parallèle au nôtre. Vous pourriez aisément y trouver du travail.
Vous voulez essayer ?
— Volontiers, déclara Naeviah. Je l’ai dit avant : je souhaite
effacer l’ardoise. Combien nous vous devons, d’ailleurs ?
Isabella parut réfléchir, puis soupira.
172
— Sincèrement, je préférais que vous ne le preniez pas
ainsi… Je l’ai fait de bon cœur. Si vous me remboursez, ma
bonne action deviendra juste du business. J’en vois tous les jours
des affaires du genre, j’avais espéré une autre conclusion,
vraiment.
J’ai retranscrit par la parole « business », puisqu’il s’agissait
d’un mot d’argot qu’elle avait employé. Mysty l’avait déjà utilisé
également, c’est pourquoi je le connaissais.
— Je peux vous comprendre…, dis-je. Mais je comprends
aussi Naeviah. Votre gentillesse nous rend vos obligées. Ne
serait-il pas possible de trouver une solution pour satisfaire les
deux camps ?
Isabella se mit à y réfléchir. Je remarquai le regard
reconnaissant de Naeviah sur moi. C’était rare ces derniers
temps.
— Je… Et si au lieu de vous rembourser… nous vous
rendions service ? proposa timidement Tyesphaine. Par
exemple… nous pourrions nous occuper de… quêtes qui
arrangeraient la garde…
— Nous utiliserions l’argent pour nous refaire, tout en aidant
la cité, dis-je avec entrain.
En un sens, c’était juste délocaliser le mode de
remboursement : argent ou service, c’était toujours un
dédommagement, mais si Isabella préférait cette option...
— Mmm… Allons pour cette proposition.
— Yeah ! Trop cool, Isa ! Merci !
173
Mysty ne se gêna pas pour lui saisir la main et ensuite la
prendre dans ses bras.
Elle choqua profondément Naeviah qui écarquilla les yeux.
Mais, toute réflexion faite, Mysty avait fait de même avec Syrle
et les autres. Elle était amicale, sans arrières-pensées.
Enfin, elle ne prenait pas la peine de dissimuler ses désirs, elle
nous avait déjà plusieurs fois proposé de le faire avec elle… Et
c’était moi la perverse, au passage.
Je remerciai une fois encore notre bienfaitrice, Tyesphaine fit
de même et nous sortîmes toutes ensemble pour nous rendre à la
guilde des aventuriers.
***
À Lunaris, la guilde n’avait pas siège dans une auberge
comme à Ferditoris, mais avait ses propres locaux et, pour cause,
il y avait bien plus d’aventuriers à Inalion qu’à Hotzwald.
La définition du métier était un peu différente dans la
République. Si à Hotzwald et dans les autres royaumes, le terme
regroupait à la fois les voyageurs, les mercenaires, les garde du
corps et les homme-à-tout-faire, les aventuriers inaliens étaient
plutôt des sédentaires.
Considérant la sécurité sur les routes principales, il n’y avait
pas besoin d’aventuriers pour assurer la protection des convois.
Le métier de garde du corps était couvert par la guilde des
gardes du corps et le principe d’homme-à-tout-faire n’existait pas
réellement, puisque tout Inalien était prêt à n’importe quoi pour
de l’argent.
174
Enfin, le voyage avait un coup élevé dans la République, aussi
les aventuriers remplissait exclusivement des missions
d’extermination de monstres dont ne s’occupait pas la garde ou
l’armée. En ce point, ce n’était pas très différent des quêtes que
nous trouvions à Ferditoris, à un petit détail près…
— Les quêtes de la guilde sont celles soit trop dangereuses
pour que la milice s’y frotte ou bien trop éloignées, avoua
Isabelle. En effet, quand il s’agit d’aller aider un village à une
dizaine de kilomètres, les gardes refusent en général : trop loin,
pas assez payé, trop de péages. Et quand les monstres sont
puissants, ils préfèrent ne pas risquer leur vie pour des
clopinettes.
— En gros, les aventuriers font le sale travail ? demandai-je.
Isabella n’eut pas besoin d’approuver, la réponse était
évidente.
— C’est pourquoi, les aventuriers inaliens sont soit des
idéalistes qui vont bientôt avoir une place au cimetière, soit des
combattants d’élite. Les missions ne sont jamais simples, j’aurais
préféré vous trouver du travail plus paisible en réalité...
J’espérais quand même qu’Isabella exagérait. S’il y avait
autant d’aventuriers, c’était bien parce que le métier rapportait
gros et les risques modérés, non ?
Je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil autour de nous :
il y avait une vingtaine d’aventuriers aux allures très différentes
les uns des autres, tous assis autour de tables, en train de
discuter, de boire ou de manger, mais aussi de lire des annonces

175
de quêtes. Chacun semblait parfaitement à sa place, comme s’il
passait ses journées en ce lieu.
— La guilde sert aussi de taverne pour les aventuriers,
m’expliqua Isabella. Seuls ceux qui sont reconnus comme tels,
après avoir effectué une inscription, peuvent y manger à prix
raisonnable. Les personnes extérieures paient plus cher qu’un
restaurant normal.
— Je suppose que l’inscription est payante ?
— Et que la ristourne sur les consommations est un moyen
d’inciter à s’inscrire…, dit Naeviah avec un cynisme non
dissimulé.
Isabella acquiesça.
— La guilde se couvre comme elle peut. Rien n’empêcherait,
techniquement, des aventuriers indépendants d’aller chercher
leurs propres contrats ou de venir ici fureter les annonces pour
les accomplir à la place des membres. Mais la guilde négocie
avec les commanditaires qui sont obligés, sous peine de
dédommagements coûteux, de ne confier la prime qu’à ses
représentants.
— Chaque annonce doit être payante, je suppose.
— Je vais vous surprendre, mais non. La guilde garde une
part importante sur la récompense en guise d’intermédiaire,
généralement de l’ordre de vingt cinq à trente pourcent du
contrat. Si elle faisait payer ses services aux marchands ou à la
milice, ces derniers finiraient par se dispenser des services de la
guilde. Chaque mission menée à bien rapporte de l’argent à cette
176
dernière. Celles qui échouent ou ne sont pas choisies ne leur font
rien perdre de toute manière.
— Pour le coup, c’est un système honnête, même si c’est un
peu coûteux, dis-je. Les aventuriers n’ont pas à chercher leurs
contrats et sont assurés d’être payés à la fin.
Connaissant la ville, je voyais bien venir les commanditaires
refuser de payer une fois la mission accomplie, ce qui arrivait
parfois dans les autres royaumes également. Pourquoi ce genre
de pratique aurait été absente d’un endroit aussi avide d’argent ?
— En effet. En plus de la part de la guilde, une autre partie
est prélevée par l’état. Comptez que moitié de la prime n’est pas
perçue par les aventuriers.
— Et l’inscription sert à quoi ? demanda Naeviah. Et il arrive
quoi aux petits malins qui ne passent pas par la guilde ?
— En fait, on peut faire des missions pour la guilde sans s’y
inscrire. La part prélevée est dans ce cas maximale, tandis que
les inscrits voient cette dernière largement réduite. Quant à ceux
qui tentent de passer outre le système de la guilde, en général, ils
ne perçoivent rien du tout. Avec les exclusivités négociées par la
guilde, si admettons, un aventurier irait tuer des monstres, puis
irait négocier directement avec le commanditaire, ce dernier
refuserait de la lui donner et, pour cause, il a déjà payé d’avance
la guilde au moment où la quête a été placardée par les
aventuriers. L’organisme n’aime pas les payeurs insolvables, elle
prélève les donneurs de quête d’avance et les rembourse en cas
d’échec de mission ou si personne ne souhaite la mener à bien.

177
— En gros, un tel petit malin rendrait uniquement service à la
guilde en travaillant gratuitement.
— Tout à fait. L’inscription est vraiment recommandée : frais
amoindris, possibilité d’accéder à des emprunts monétaires,
accès aux tarifs préférentiels de la taverne et même des
renseignements gratuits.
— En effet, je ne vois pas de contreparties, dis-je.
— Il n’y en a qu’une : celle de ne pas travailler avec une autre
guilde du pays.
Ce qui sédentarisait encore plus les aventuriers et en en
faisant finalement un ordre de chasseur de monstres locaux.
— Bah, pour notre part, inutile que nous nous inscrivions,
nous ne comptons pas rester, dit Naeviah.
Après ces longues explications, nous restâmes en silence un
instant, attendant notre tour pour accéder au tableau de quête.
J’en profitai pour observer les aventuriers autour de nous. Ils
avaient des apparences très bigarrées, aucune armée n’aurait
jamais proposé une telle diversité : parmi eux, une brute musclée
jusqu’au menton en peau d’ours, une magicienne en robe rouge à
la poitrine débordante, un guerrier en armure intégrale et armet,
un casque intégral qui ne laissait même pas voir ses yeux.
Il y en avait un qui attira encore plus mon attention : un
homme fin et grand, habillé d’une armure de cuir limite sado-
maso, avec des cheveux longs coiffés de côté et une faux avec un
manche en os.

178
— C’est un paladin d’Uradan, nous dit Naeviah en
chuchotant. Ils sont rares.
— Oh ! Tu en avais déjà parlé, mais je ne m’attendais pas à
en voir un.
— Celui-là… Il me semble être un sacré poseur. En général,
ils sont bien plus sobres. Tsss !
Naeviah n’avait pas sa robe cléricale, je lui sentis une pointe
de jalousie.
— Pourquoi tu ne portes pas ce genre de fringues, Nae ? Ce
serait vachement marrant en plus.
— Ça… ça va pas !! cria-t-elle en virant au rouge.
Naeviah se tourna vers Mysty avec un air menaçant, tandis
que l’attention des aventuriers se dirigea vers nous. Timidement,
Tyesphaine s’inclina pour s’excuser du bruit, je l’imitai.
— Non, mais je te jure… Quoi ? Tu as un problème ? me
demanda Naeviah toujours rouge, tout en croisant les bras.
En effet, je m’étais mise à l’observer sans m’en rendre
compte.
— Non rien…
Mais mon esprit était déjà en train de l’imaginer avec une
tenue semblable à celle du paladin, voire pire.
Redoublant de rougeur, Naeviah me saisit par le col et me fixa
droit dans les yeux. Elle avait des larmes dans les siens, tant
l’humiliation était grande.

179
— Tu… Tu… Tu… tu étais en train de m’imaginer, pas
vrai ? Perverse !
— Non, je… je n’imaginais rien…
Je ne pouvais croiser son regard en mentant de la sorte, ce qui
me rendait encore plus suspecte.
— Tu l’as imaginé !! Je te déteste ! Tout ça c’est ta faute,
Mysty !!
— Moi, je kifferai pourtant ! Peut-êt’ même que j’porterais
les mêmes fringues ! Haha !
— Grrrr !!!
En grognant, Naeviah passa sa honte sur moi : elle se mit à
me secouer comme un prunier. Puisqu’il ne s’agissait pas d’une
action douloureuse pour moi, l’aura dakimakura ne l’en empêcha
pas.
Tyesphaine s’empourpra et finit même par sortir du local en
courant afin de reprendre son calme à l’extérieur. Son
imagination était pire que la mienne, fallait-il croire.
À son retour, nous pûmes enfin accéder au tableau des quêtes.
Il y en avait une dizaine, mais nous décidâmes rapidement, sous
les conseils avisés d’Isabella de prendre celle d’extermination des
Yordagrurs.
Je ne connaissais pas ces vilaines bêtes, c’est pourquoi la
réceptionniste nous dit :
— Ce sont des aberrations. Des sortes de scorpions géants
monstrueux. Outre leurs trois têtes, et leurs six pinces, ils ont une
180
queue-massue capable de détruire des boucliers. Les aventuriers
n’aiment pas les affronter à cause des coûts de réparation et de
remplacement de l’équipement.
J’étais surprise de cette explication des plus honnêtes. La
réceptionniste était une jeune femme d’environ la vingtaine, aux
cheveux blonds mi-longs. Elle était mignonne sans être un canon
de beauté et n’était pas aguicheuse.
À Inalion, d’après mon analyse personnelle, les vendeuses,
aubergistes et toutes les femmes qui devaient vendre quelque
chose n’étaient pas très timides pour exposer un peu de leur
corps : jupes fendues ou courtes, décolletés plongeants, etc. Les
seins ne faisaient pas vendre que dans mon ancien monde,
évidemment.
Au début, je me disais simplement qu’elle ne s’affichait pas
parce que ses formes étaient normales, sa poitrine était petite et
ses hanches fines, mais lorsqu’elle se pencha vers moi, elle me
chuchota :
— Si vous voulez voir, je peux faire un bon prix… Je ne le
propose pas à tout le monde, juste aux adorables filles comme
toi.
Je rougis immédiatement. C’était du racolage ! Maudite aura
dakimakura ! Pourquoi toutes les vendeuses voulaient me mettre
le grappin dessus ?
Voyant que je ne répondais pas, elle recula et me fit un clin
d’œil.
— La proposition tiendra toujours…
181
— Proposition ? répéta Naeviah en me fusillant du regard.
Je souris de manière gênée en me grattant l’arrière de la tête.
J’étais cependant inquiète : avais-je été si insistante en
l’observant ?
— Vous allez prendre cette quête ? nous demanda-t-elle sur
un ton innocent.
— Je pense qu’elle serait parfaite pour un début, dit Isabella
calmement.
— J’ignore votre puissance, mais les aberrations sont un peu
compliquées… je la recommanderais à des vétérans.
— Euh… Vous en dites quoi les filles ? demandai-je.
J’ignorais si la réceptionniste était toujours aussi prévenante
avec les aventuriers ou si elle le faisait à cause de moi, mais je la
remerciai intérieurement.
— C’est quoi les aberrations ? demanda Mysty avant de
bâiller.
— C’est une catégorie de monstres qui viennent des
Profondeurs, expliquai-je. Ils sont généralement très bizarres,
leur anatomie ne répond à aucune logique. On pense que les
strates les plus profondes de la terre accueillent des mondes aux
règles physiques différentes du nôtre, ce qui générerait
l’apparition de ce genre de créatures.
— Les Profondeurs ? Le monde sous terre ?
J’étais étonnée que Mysty parût être au courant. En effet,
l’existence d’un vaste réseau de tunnels souterrains accueillant
182
des cités perdues et nombre des pires monstres était une
connaissance peu diffuse.
Sûrement pour empêcher la population de paniquer, on n’en
parlait guère qu’entre magiciens ou érudits… d’après ce que
m’avait expliqué mon mentor. Les nains étaient censé avoir
occupé jadis les strates les plus hautes des Profondeurs, et plus
on descendait, plus les dangers était grands.
— Euh… oui. Tu es courant ?
— On m’en a parlé une fois. Paraît qu’y a des gros monstres
sous terre.
Naeviah leva les sourcils sous l’effet de la surprise.
— Parfois tes connaissances me surprennent…
— Je… j’en avais jamais entendu parler…, avoua
Tyesphaine.
— Les aberrations sont rares à la surface et, pour cause, il
faut qu’elles trouvent des accès pour sortir. Les points d’entrée et
de sortie vers les Profondeurs ne sont pas courants. S’il y a
plusieurs de ces créatures dans le coin, c’est peut-être que…
Isabella me posa l’index sur les lèvres pour m’interdire d’en
dire plus. Je tournai mon regard vers la réceptionniste qui
furetait autour d’elle avec un regard inquiet. Les autres
aventuriers ne devaient pas savoir.
— Venez, on va régler votre inscription pour la quête. Haha !
dit-elle en riant de manière forcée.

183
Dans notre groupe, quatre personnes sur cinq étaient au
courant pour les Profondeurs, il fallait croire que nous étions des
anomalies.
De fait, je m’inquiétai pour les aventuriers présents. La
réceptionniste m’avait parue honnête, mais pas suffisamment
pour expliquer une telle chose aux membres de la guilde.
Cependant, une telle connaissance était indispensable : si l’un des
aventuriers poursuivrait ces monstres à travers un des tunnels
reliant au Sous-Monde, c’était une mort assurée.
De plus, détruire ces entrées était clairement la meilleure
chose à faire. Au moins les aventuriers devraient être informés
de leur existence.
Je me rappelai des paroles d’Isabella : les aventuriers de la
guilde étaient soit forts, soit des débutants qui pensaient l’être.
Ceux qui étaient là semblaient être des habitués, cela voulait-il
dire qu’ils étaient forts ?
Dans ce cas, pourquoi ne pas leur expliquer ?
En gardant pour moi ces questions qui, au fond, ne me
concernaient pas réellement, je suivis le groupe jusqu’au
comptoir. Mysty vint s’appuyer derrière moi en passant le bras
autour de mon épaule.
Elle me chuchota :
— T’as la côte avec la réceptionniste, on dirait… Si tu veux
accepter, j’peux distraire les autres une petite demi-heure.
Elle me fit un clin d’œil pour appuyer sa proposition.

184
Elle avait donc entendu ? Je m’inquiétai un instant que
Naeviah et Tyesphaine aient également perçu les avances qui
m’avaient été faites, mais je me calmai en me rendant compte
que : Naeviah ne m’avait pas crié dessus (elle aurait été incapable
de se retenir si elle avait su) et Tyesphaine n’était pas
particulièrement embarrassée (enfin pas plus que son niveau
habituel).
— Ça ira, merci, Mysty.
— Comme tu veux… Mais si tu veux voir les miens, ils sont
gratuits pour toi, ma Fiali.
Je ne pus m’empêcher de me mettre à suer. Cette discussion
dérapait dangereusement ! Nous étions là pour une chasse aux
monstres, pas pour des grivoiseries !
Je remarquais que Mysty se montrait de plus en plus
entreprenante ces derniers temps, en prison elle n’avait pas
manqué de nous dire que : « ça arriverait forcément à un
moment donné ».
Je déglutis sans rien dire…
— Euh… Par contre, je ne peux pas accepter votre
inscription, capitaine…
— Je ne compte pas m’inscrire, dit Isabella. J’ai congé
aujourd’hui, je vais simplement accompagner ces filles qui sont
mes hôtes.
— Mais vous allez prendre part aux combats ?
— Sûrement.

185
— Mais vous ne serez pas payée…
— Ne vous en préoccupez pas.
— De toute manière la prime n’est pas par individu dans le
groupe mais par monstre tué, dit Naeviah en se penchant sur
l’annonce qui reposait sur le comptoir à présent. Comment faire
pour vous prouver leur mort ? Si ce sont des créatures massives,
on ne va pas pouvoir vous les ramener…
La réceptionniste, qui avait paru perturbée par le travail
gratuit d’Isabella, se reprit et répondit en croisant les mains
devant elle :
— En fait, puisque la zone de signalement est seulement à une
heure de la ville, il faudrait que vous envoyez quelqu’un nous
prévenir et nous enverrons un expert pour confirmer. Mais vous
êtes bien sûres de vouloir prendre cette mission ? Nous ne
sommes pas responsables des destructions de votre matériel. Les
pinces et la queue de ces monstres les brisent souvent…
Une fois encore, je la trouvai prévenante. C’était une chance.
Nous nous regardâmes toutes les quatre et finalement Mysty
accepta en notre nom :
— Pas de souci, on y arrivera ! Pis, j’veux bien voir à quoi ça
ressemble ces scorpions chelous. Héhé !
Puisqu’elle s’était déclarée elle-même une héritière des
scorpions, je supposais que les Yordagrurs devaient l’intéresser.
— Nous allons la prendre. S’ils croient nous impressionner !
Mpffff !

186
Je ne manquai pas de remarquer que Naeviah avait parlé un
peu plus fort et avait tourné son regard vers le paladin d’Uradan.
Y avait-il des rivalités entre prêtres et paladins ?
— S’il vous plaît…, ajouta Tyesphaine.
La réceptionniste parut un instant gênée, elle se gratta la tête
puis soupira.
— J’espère que tout se passera bien… Je me sentirai mal s’il
arrivait quelque chose à de jolies filles comme vous. Mais bon, si
la capitaine est avec vous, je pense que ça devrait aller.
Après avoir refusé l’inscription à la guilde, qui ne nous
arrangeait pas puisque nous comptions quitter Lunaris au plus
tôt, nous passâmes par quelques formalités puis nous sortîmes de
la guilde.
La réceptionniste me darda un clin d’œil à notre départ qui
me fit frisonner. J’espérai que personne ne l’ait remarqué mais
Isabella me chuchota :
— Il n’y a pas de mal à plaire. Mais si elle n’est pas à votre
goût, n’hésitez pas à la refuser.
— Euh… oui…
Je détestais cette aura dakimakura !! Pourquoi ça devait
toujours se passer ainsi ?!
***
J’ouvris les hostilités avec une boule de feu :

187
« Cendres aux cendres. Que la Parole s’envole et ouvre les
fourneaux du cœur du monde ! Embrasez le ciel, embrasez
mon ennemi ! Syelboer (Fire ball) !! »

Ma voix ne manqua pas d’attirer l’attention des trois


imposantes créatures qui se trouvaient à l’intérieur de cette
caverne. Mes yeux, bien sûr, n’avaient aucun mal à les
percevoir, mais ce n’était pas le cas de mes amies.

La luminescence de ma boule de feu révéla trois énormes


scorpions aussi imposants que des mini-vans, avec trois paires
de pinces, dix pattes et une queue-massue à pointes au lieu de
l’habituel dard. Ils avaient également quatre bouches munies
de crocs et deux yeux pédonculaires. Leurs chitines noires
semblaient épaisses.

L’explosion de flammes en engloba deux. Elle incinéra


également les carcasses d’animaux et d’humains dont ils
faisaient ripaille.

La caverne était très grande, il y en avait énormément dans


cette région. Pendant notre recherche des Yordagrurs, j’avais
pu me rendre comprendre que ce nombre rendait la
localisation d’une entrée vers les Profondeurs très complexe.

À peine, mes flammes s’éteignirent-elles sans rien avoir


embrasé d’autre que les vêtements des cadavres et les poils
des animaux qu’une petite boule de lumière se mit à luire au-
dessus du champ de bataille et permit à mes compagnonnes

188
de localiser les trois créatures. Il s’agissait d’un sort de
Naeviah.

— En formation ! Procédez comme convenu !

Isabella avait pris naturellement la tête du groupe. On ne


refaisait pas une capitaine.

Le plan était simple : Isabella et Tyesphaine bloquerait la


charge, car on savait que ces créatures à l’intellect animal
agiraient de la sorte, tandis que Mysty les contournerait pour
les prendre à revers. Naeviah resterait prête à nous soigner à
tout instant et nous appuierait avec sa magie, tandis que, de
mon côté, je ne rejoindrais la première ligne qu’en cas de
besoin, favorisant à la place mes sorts à distance.

Craignant pour l’arme de Tyesphaine, je lui avais prêté la


mienne. Je n’y portais pas d’attachement particulier, même si
elle cassait ce ne serait pas grave. Puis, elle était magique, ce
qui n’était pas le cas de sa rapière. L’enchantement la rendait
plus solide. Il m’avait fallu du temps pour la convaincre,
Tyesphaine pouvait se révéler être très têtue.

Pour ma part, j’utiliserais une dague prêtée par Mysty.

Mon attaque extirpa quelques cris stridents aux créatures,


mais elles étaient loin d’être vaincues. Comme convenu, les
trois en même temps nous chargèrent.

Celle qui n’avait pas été touchée par mon sort choisit
Isabella pour cible. Cette dernière esquiva la queue-massue
189
avec une certaine aisance, malgré son armure d’écailles. Elle
brandit au-dessus de sa tête sa flamberge, une épée à deux
mains ondulées, qui s’entoura d’une aura gelée et l’abattit sur
le monstre.

De son côté, Tyesphaine bloqua un coup de queue en


superposant sa barrière magique par-dessus son bouclier. Son
visage était inquiet, malgré sa fierté elle avait peur pour son
cher bouclier féerique, mais il tint bon.

Le dernier Yordagrur eut un temps de retard, il prit


également Tyesphaine pour cible. Mais, engagée déjà au
corps-à-corps, j’eus peur qu’elle ne dût interposer son bouclier
qui ne tiendrait peut-être pas un second coup. Aussi, faisant fi
du plan, j’enchantai ma dague de ténèbres et je fonçai sur
l’ennemi pour l’intercepter.

C’était une action-suicidaire en soi : chacune de ces


créatures devait peser au moins une tonne, mais j’avais
affronté des géants plus massifs encore. C’est adroitement que
je glissai entre ses gueules et ses pattes, en en sectionnant
deux au passage.

La chitine était plus solide que je ne l’avais pensé, mais en


relâchant ma magie, elle produisit une petite explosion de
ténèbres localisée qui en eut partiellement raison.

C’était suffisant pour que la créature s’écrasa au sol en


glissant aux pieds de Tyesphaine. J’avais à peine eu le temps

190
d’arriver derrière elle, il s’en était fallu de peu qu’elle ne
m’écrasât.

Sans sourciller, je me relevai d’un bond acrobatique et


tendit ma main :

« Zard (Darkness Arrow) ! »

Dix flèches de ténèbres vinrent se planter dans le dos du


monstre. Mais, soudain, je vis une pince s’abattre sur moi.
Contrairement à ce que j’avais pensé, les Yordagrur pouvaient
frapper également derrière eux. Leurs articulations ne
permettait pas de le supposer mais pourtant leurs membres
pouvaient effectuer une rotation complète. Comme toujours
avec les aberration, présumer était une erreur.

Le dos de la pince me heurta suffisamment violemment


pour que je me demandasse s’il ne m’avait brisé une côte ou
deux. Je fus projetée en arrière et retombai au sol quelques
mètres plus loin. Bien que stupides, ces créatures étaient
vraiment fortes.

Lorsque je me relevai, un peu sonnée, je vis que le


troisième Yordagrur m’avait prise pour cible : il était tournée
vers moi à présent.

— Fiali ! Qu’est-ce que tu fous ?! me hurla Naeviah.

Je crachai du sang par terre et inspectai mes côtes : tout


semblait en ordre malgré la douleur, l’aura magique de mon
sort de protection avait dû amortir l’impact.
191
— C’est bon ! Je gère ! Occupe-toi des autres !

— Tsss ! Tu gères rien du tout ! Tu n’as même pas ton épée !

— Dans ce cas, balance un sort au lieu de me crier dessus !

Le monstre se dirigea vers moi en faisant claquer ses pinces,


mais il attaqua malgré tout avec sa queue. Je bondis en arrière
pour l’esquiver et fit apparaître mon bouclier pour bloquer une
pince qui me prit de vitesse. Le bouclier magique tint bon mais
je ressentis que la force du monstre ne me permettrait pas de
compter dessus bien longtemps.

Heureusement, j’étais plus rapide et agile que lui. L’allonge


de mon arme et son rythme d’attaque de mon adversaire ne me
laissait hélas que le temps de me défendre.
« Astre des Dieux, entends ma prière, ô douce litanie. Que ta
lumière m’imprègne, que ton châtiment s’abatte. Forgaer ! »
Une rayon de lumière jaillit des mains de Naeviah et frappa
mon ennemi. La queue que le Yordagrur agitait au-dessus de lui
fut désintégrée à partir de sa base. L’étrange scorpion poussa un
cri strident horrible, si puissant qu’il manqua de m’assourdir.
D’autant que j’avais une ouïe plus fine que la normale. Mes
tympans parvinrent à tenir bon eux aussi.
— Eh oh ! Fais attention ! Ton rayon a failli me toucher !

Après avoir sectionné la queue, il avait poursuivi sa trajectoire et


était passé à moins d’un mètre de moi.

— Tu le mériterais, stupide elfe !!

192
— Aide les autres plutôt !

Sur ces mots, je bondis en arrière en commençant à incanter :

« Hymne des midians… »


Le monstre, malgré sa queue amputée, se mit à m’attaquer. Il
était un peu plus rapide qu’avant, comme si la douleur et la
colère lui avait donné une poussée d’hormones.
Mais c’était sans compter sur mon incroyable agilité.
J’esquivai les pinces tout en continuant d’incanter :
« … jaillit des profondeurs d’Outre-Monde, Érèbe de
flammes ! Que ton essence se déverse en moi et par les tablettes
des obscurs sabbats s’incarne … Aaahh ! »
Un coup me frappa dans le ventre et me projeta en arrière.
Mon bouclier magique avait dû bloquer un autre coup de pince
et j’avais échoué à esquiver. Je maudissais la pierre qui avait
glissé sous ma botte (qui était en réalité un morceau d’os) qui
m’avait fait perdre l’équilibre.
En percutant la paroi rocheuse, je sentis des pierres effilées
me couper la cuisse et le flanc. Décidément, ce n’était pas ma
journée.
Mon crâne, heureusement, ne heurta rien de dur, je gardai
donc conscience.
Je pris sur moi. J’avais sûrement été stupide en me jetant à
corps perdu dans la bataille, mais… je n’avais vraiment pas
envie de revoir le visage triste de Tyesphaine alors qu’elle

193
perdrait son précieux bouclier. Mes blessures guériraient par
magie, mais son bouclier deviendrait irrécupérable.
Je dus faire appel à toute ma concentration pour empêcher la
magie de mon sortilège de m’échapper ; elle menaçait de se
délier et se propager dans les airs si j’en perdais le contrôle,
m’obligeant à tout reprendre à zéro.
Me mettant à quatre pattes, j’esquissai un sourire douloureux
et finit par scander :
« Aesthy Solfylvyael (Flammes Ascension) ! »
C’était le nouveau sort que j’avais développé pendant le
combat contre Syrle.
Mes bras s’entourèrent de flammes que j’injectai dans le sol
rocailleux.
Immédiatement, le sol sous le Yordagrur que j’affrontais se
craquela et six sphères en jaillirent et fondirent sur son ventre.
Mélangeant feu et ténèbres, chaque sphère provoqua une petite
explosion qui souleva la créature qui alla jusqu’à cogner le
plafond avant de retomber au sol.
Les flammes froides ténébreuses avaient désintégrées sa
chitine, plus fine sous le ventre (comme je m’en étais doutée en
passant en-dessous) et avaient directement blessé sa chair. Elles
ne s’éteindrait pas si facilement, elles consumeraient tout jusqu’à
ne laisser que des cendres.
La créature eut beau s’agiter, elle ne pouvait plus leur
échapper. Un peu comme une araignée, le Yordagrur mourut en

194
se jetant sur le dos, dévoilant les larges trous béants,
parfaitement cautérisés, résultant de mon incroyable sort.
— Et de un ! dis-je fière de moi.

Je me levai et tournai mon regard vers mes amies.


Isabella était bonne combattante, ses coups étaient adroits et
puissants. De plus, elle arrivait à être suffisamment agile pour
esquiver les coups de queue. En quelques passes d’armes
seulement, je compris rapidement qu’elle réservait ses esquives
pour la queue et bloquait les pinces avec son épée.
Elle n’avait malheureusement pas l’occasion d’attaquer.
Soudain, Mysty sortit de l’obscurité et commença à lacérer le
monstre de ses dagues. Ses coups rapides et précis passaient dans
les interstices de la chitine et faisaient gicler un sang violacée.
De son côté, Tyesphaine tenait bon, mais je voyais à la
raideur de ses mouvements qu’elle ne savait pas comment contre-
attaquer au sein de ce déluge d’attaques. Au moins, elle n’était
pas blessée.
« ...Ô Déesse, domptez les infidèles, calcinez le mal et purgez
le crime au nom de votre protégée ! Nolkan Drovir ! »
Naeviah acheva son incantation et une colonne de flammes
tomba du plafond.
Tyesphaine bondit en arrière et observa l’ennemi brûler, mais
le Yordagrug ne tarda pas à sortir du rideau de feu.
— Il est résistant !! Je vais réitérer !
— Je… je vais tenter un assaut…
195
Je vis Tyesphaine entourer son épée longue de magie sacrée.
Elle essaya de porter une attaque en plongeant en avant, mais la
queue de la créature tomba sur elle...
« Shalysith (Purple Flames) ! »
Un oiseau de feu s’abattit sur le membre et en arrêta le
mouvement. Bien sûr, c’était moi qui venait de la lancer.
Même blessée et sonnée, je n’allais pas laisser Tyesphaine se
faire blesser sous mes yeux.
D’ailleurs, elle profita de cette ouverture dans la garde adverse
pour trancher d’un coup les deux yeux pédonculaires du
Yordagrur. Sans perdre le rythme, elle planta la pointe de l’épée
dans ce qui devait être la tête du monstre.
Au même instant, je criai :
— Recule, Tyesphaine !!
Comme je l’avais pensé, les Yordagrur n’avaient pas de
cerveau. Même en détruisant un de leurs ganglions, ils pouvaient
continuer d’agir.
Grâce à mon avertissement, Tyesphaine eut tout juste le
temps de bloquer plusieurs attaques de pinces.
Une colonne de lumière s’abattit sans tarder sur le scorpion
aberrant. C’était l’un des plus puissant sort de Naeviah : « 
Shi’zar’vorox ».

La lumière désintégra une grande partie de la carapace, le


Yordagrur s’écroula en suppurant du sang.

196
— Mer… ci… Fiali… Que… ?!
En tournant son regard vers moi, Tyesphaine sursauta et
afficha une expression terrifiée. J’étais dans un tel état ?
Elle hésita à venir m’assister, mais finit par se tourner vers le
dernier opposant. Sage décision, en plein combat, la place d’une
paladine n’était pas parmi les blessés.
Mysty et Isabella finirent leur combat avec brio. Les
mouvements du monstre étaient lents, c’était inhérent au poison
que Mysty lui avait injecté. Elle en avait parlé, elle était capable
de produire un poison magique dont elle enduisait ses dagues.
Au cours de nos combats, elle s’était plainte de ne pas avoir
eu le loisir d’y recourir : entre les morts-vivants, les géants, bien
trop gros pour être affectés par une telle quantité, c’était une
réclamation justifiée.
Profitant du manque de vitesse de son ennemi, Isabella put
enfin passer à la contre-attaque. Son épée magique de glace
trancha sans mal deux pinces, tandis que Mysty parvint à
neutraliser deux pattes en plantant des nerfs ou des ligaments, je
ne saurais trop dire.
Avant que la queue-massue rata une fois de plus Isabella,
cette dernier s’élança en avant et frappa de toutes ses forces. Son
épée à deux mains laissa non seulement une profonde entaille
dans la gueule mais délivra également une onde de glace qui se
répandit sur le reste du corps.
Le monstre s’immobilisa définitivement.
Elle était forte ! J’en étais convaincue à cet instant.
197
Ce n’était pas tant son physique, mais son mental qui était
incroyable. En duel, je perdrais sûrement contre elle.
Sur ces pensées, je soufflai d’épuisement et me laissai tomber
par terre.
— Fialiii ! cria Tyesphaine.
Je levai le pouce pour la rassurer, mais elle se rua malgré tout
sur moi.
— Tu ne mériterais pas que je te soigne, dit la voix
mécontente de Naeviah.
Je tournai mon regard vers elle et lui dit, peut-être un peu
abruptement :
— Tu n’as pas besoin de me soigner. Laissez-moi me reposer
quelques instants et je serai sur pied.
Mais Tyesphaine, paniquée, posa ses mains sur mes jambes
(sans rougir pour une fois) et utilisa sa magie curative.
Contrairement à celle de Naeviah qui avait un débit de magie
rapide et fulgurant, la sienne était plus lente et exigeait un
contact physique.
C’était une capacité dont disposaient souvent les paladins, une
sorte de pouvoir magique moins efficace que la magie curative
mais malgré tout appréciable.
L’hémorragie s’estompa rapidement et la douleur se fit plus
faible.
— Qu’est-ce qui t’es arrivée, Fiali ? me demanda Mysty en
s’approchant.
198
Lorsque la magie de Tyesphaine s’arrêta, je me forçais à me
lever. J’avais encore mal, les blessures n’étaient pas totalement
refermées, mais je prendrais sur moi.
Tyesphaine me fixait toujours avec un profonde inquiétude.
S’il n’y avait pas eu l’aura dakimakura, se serait-elle énervée ?
Elle m’attrapa les mains délicatement.
— Tu vas bien… ?
— Merci, Tyesphaine. C’est bon, je vous dis. Juste une
mauvaise esquive. J’ai mis le pied sur un caillou…
— Tu as surtout foncé sur l’ennemi sans raison ! Idiote !
Malgré ses paroles et son air courroucé, Naeviah me lança
quelques sorts de soins pour refermer mes plaies entièrement.
C’était un peu frustrant pour Tyesphaine sûrement, mais une
prêtresse restait d’un tout autre niveau.
Je m’empressai de remercier Naeviah également.
— En tout cas, votre style de combat à toutes les quatre est
impressionnant. Je ne m’attendais pas à ce que vous soyez aussi
fortes.
— Héhé ! Merci, Isa ! dit Mysty en faisant un signe de
victoire.
— Vous êtes encore plus incroyable. Cette dernière attaque…
Whaaa ! dis-je.

199
Isabella me remercia d’un hochement de tête, elle n’était pas
la personne la plus souriante, mais elle semblait contente de mon
compliment.
— Avant que le soleil ne se couche, je vais aller chercher
l’examinateur, proposa-t-elle.
— C’est notre quête, fit remarquer Naeviah.
— Mais Fiali est blessée… enfin, l’était. Et vous êtes fatiguées
d’avoir lancer de puissants sortilèges, non ? De plus, je connais
bien la région : j’irais bien plus vite que l’une d’entre vous.
— Je pourrais très bien m’en occuper ! protesta Naeviah.
Je ne comprenais pas vraiment pourquoi elle paraissait si mal
prendre la proposition d’Isabella, mais je supposais de la fierté
mal placée.
— Merci infiniment, Isabella, lui dis-je. Nous sommes nulles
en orientation, si l’une de nous s’y colle, on y sera encore
demain.
Naeviah croisa les bras et soupira en détournant le regard.
L’avais-je vexée ? C’était pourtant reconnu que nous nous
perdions constamment.
— Je ne me perds pas, rétorqua-t-elle comme si elle
commentait mes pensées. Je vis des aventures !
En effet, c’était son excuse.
— J’vais l’accompagner, si ça vous va ? J’voudrais pas qu’elle
se fasse attaquée seule. Même si elle est puissante, on sait
jamais.
200
Nous donnâmes notre accord à Mysty et ainsi elles quittèrent
toutes les deux la caverne.
De notre côté, restées en arrière, nous finîmes par nous
éloigner des cadavres et allâmes nous installer à l’extérieur de la
zone de combat.
Naeviah ne me parlait pas, Tyesphaine était timide.
Les minutes s’écoulaient sans un mot, nous étions assises sur
de grosses pierres. Je remarquais que Naeviah ne tournait même
plus son regard dans ma direction.
Aussi, je finis par en avoir assez et lui demandai :
— Vous m’en voulez à ce point, toutes les deux ?
— Oui ! s’écria Naeviah sans délicatesse.
— Ça a le mérite d’être clair…
— Je… je m’inquiète… Pou-Pourquoi tu as fait ça ?
Bien sûr, la gentille Tyesphaine n’avait pas le même ton. Elle
n’avait jamais eu de colère à mon égard, juste de l’inquiétude.
Je ne voulais pas répondre à cette question, je savais que
Tyesphaine se sentirait coupable.
— Car elle n’en fait qu’à sa tête, c’est tout. Elle se croit
puissante et invincible…
Naeviah leva les épaules avant de soupirer. Je pensais qu’elle
faisait référence au combat contre la succube, aussi…
— J’étais sous l’effet d’un sortilège cette fois-là, je n’ai pas la
prétention de me penser aussi invincible non plus.
201
— Mpfff ! Pour ça que tu te vantes de ta magie tout le
temps ?
— Je ne vais pas me rabaisser pour autant. Puis ma magie est
réellement puissante, j’en ai tué un presque toute seule, je te
signale.
— Heureusement que tu as rajouté ce « presque ».
Elle était vraiment fâchée cette fois. J’avais envie de lui
rétorquer de nombreuses choses, mais finalement je me résignai
à faire ce qu’on faisait en général lorsqu’on avait aucune envie
d’entrer en conflit avec autrui.
— Désolée si je vous ai inquiétées. Je ne le ferais plus.
D’une certaine manière ma réponse n’apporta aucune
satisfaction à Naeviah qui continuait de grimacer.
— Tu comptes t’en tirer avec ça à nouveau ?
— Mince, j’ai été grillée…, marmonnai-je dans ma barbe.
— Qu’est-ce que tu as dit ?
— Rien ! Écoute, tu veux que je te dise quoi ? J’ai pensé
pouvoir gérer le combat, j’y suis allée. Les affrontements ne sont
pas aussi ordonnés que le draconier, tu sais ?
— Arrêtez… je vous en… prie…
J’entendis parfaitement la voix de Tyesphaine et je ne
demandais pas mieux que d’y répondre, mais Naeviah reprit :
— À d’autres, tu veux ? Tu n’es pas le genre à perdre ton
sang-froid, ô loin de là !
202
— J’ai l’impression que tu me reproches quelque chose que tu
ne veux pas dire.
Le regard de Naeviah était parfaitement furieux, cette fois je
me demandais même si mon aura ne s’était pas désactivée ou
quelque chose du genre.
— Tu veux vraiment savoir ?
En réalité, non, j’aurais juste préféré qu’on arrêtât la
discussion et qu’on se remît à plaisanter.
Elle n’attendit pas ma réponse pour faire suite à sa propre
question.
— Tu sembles ne donner aucune importance à ta vie ! Voilà !
Cette manière de se battre… Ces sorts qui manquent de peu de
tuer tout le monde… Et on dirait constamment que le malheur te
passe au-dessus de la tête.
En un sens, il m’était difficile de lui donner tort : j’étais déjà
morte une fois, je n’avais sûrement pas aussi peur qu’elles. Je dus
reconnaître sa perspicacité une fois de plus, même si elle
semblait tout le temps à cran avec moi, elle m’observait en
détail. Avec ses capacités de raisonnement, Naeviah me faisait
l’effet d’être l’opposé de Tyesphaine qui m’écoutait avec son
cœur.
D’ailleurs cette dernière s’interposa en écartant les bras.
— Arrêtez !!
Sa voix était trop faible même pour un cri, c’était adorable. Je
ne pus m’empêcher d’esquisser un sourire en coin.

203
— Ne la défends pas tout le temps, Tyesphaine ! Cette fille
est bizarre… On dirait qu’il y a toute une gamme d’émotions qui
lui échappe.
— Comme la pudeur, c’est ça ?
J’essayai de détendre l’atmosphère, mais j’aurais dû m’en
abstenir.
— Tu te fiches de moi ?
— Euh… Kof kof ! Écoute, Naeviah, je ne suis pas comme
tu dis, je…
— Mysty est un cas à part, mais tu te rappelles ton attitude
alors qu’on nous avait volé ? Tu n’en avais rien à faire.
— Et donc ?
— Ce n’est pas la première fois, comme je l’ai dit. Je ne te
comprends pas. D’un côté, tu parais t’amuser de tout et de l’autre
tu es toujours si lointaine… comme inatteignable…
Je ne comprenais pas moi-même ce qu’elle voulait dire à cet
instant, mais voyant soudain son regard se baisser et devenir
triste, je finis par abandonner ma vaine résistance.
— OK, je vais le dire… Mais sache que ça sera de ta faute, je
ne pourrais pas revenir en arrière après l’avoir dit.
Les regards de mes deux amies se tournèrent vers moi, je me
sentis mal à l’aise. Ma voix s’enroua un peu sous l’effet du stress,
mais je repris la parole :

204
— Si j’ai foncé sur le monstre, c’est… parce que j’avais peur
pour le bouclier de Tyesphaine.
— Hein ?
— Mon bouclier… ?
J’acquiesçai.
— C’est un héritage familial, non ? Tu y tiens beaucoup,
n’est-ce pas ?
Tyesphaine me fixa avec de grands yeux qui se remplirent de
larmes : elle venait de comprendre.
— Quand on a été volée, c’est vrai que j’ai vite abandonné. Je
me fiche un peu de toutes ces affaires, mais j’ai pu voir que ce
n’était pas votre cas. Tyesphaine paraissait si triste et inquiète…
Quand j’ai vu la queue se diriger vers le bouclier, j’ai eu peur
qu’un deuxième coup le détruise. J’ai juste pensé que je pourrais
m’en occuper seule, c’est tout.
Je me grattais la joue et détournai le regard.
Soudain, j’entendis un tintement métallique et, en me
tournant vers l’origine du bruit, je fus saisie par une paire de bras
qui m’enveloppa.
— Merci… Fialiii !!
Tyesphaine me serra contre sa poitrine tout en se mettant à
pleurer à grosses gouttes. Elle avait eu l’initiative de se défaire de
son plastron avant de m’enlacer ; le bruit que j’avais entendu.

205
C’était la situation que j’avais voulu éviter… Tout était la
faute de Naeviah !
Au moins, dans cette position je ne pouvais pas voir le visage
en pleurs de mon amie, je ne sentais que les larmes sur ma
nuque.
Je me laissais faire et, quelques instants plus tard, Tyesphaine
prit mon visage entre ses mains et m’obligea à la fixer droit dans
les yeux. Ils étaient si beaux ! Ce bleu était si profond, si
ravissant !
J’avais rarement l’occasion de les voir d’aussi près et si
longtemps, elle fuyait sans cesse.
— Je… te préfère à mes affaires… ne risque plus ta vie…
pour ça… D’accord ?
Ses paroles étaient une mélodie qui pénétrait mes oreilles.
Comment pourrais-je refuser quoi que ce soit à cette femme qui
était sûrement plus proche que moi des fées qu’elle affectionnait
tant ?
Mis à part une nymphe, peu d’êtres vivants pouvaient rivaliser
avec sa capacité de persuasion.
— D’accord…
Elle me reprit dans ses bras et se remit à pleurer.
Naeviah ne dit mot.
Lorsque notre touchante scène se fut achevée, je lui présentai
mes excuses sincères :

206
— C’est bon… je me suis un peu emballée. Excuses
acceptées. La prochaine fois, explique-toi plus rapidement, par
contre.
— Oui, désolée d’avoir cacher mes motivations.
Mais le regard que je lui vis tourner vers moi me parut
incrédule. Cette histoire était loin d’être finie, j’en avais le
pressentiment.

207
Chapitre 4

J’étais en plein combat.


Mes adversaires étaient des cafards géants.
Enfin, je parle de combat, mais il s’agissait bien plus de fuir
que de les affronter. Ces horribles bêtes, ces infâmes démons nés
dans les entrailles du Tartare et vomis par les gueules du dragon
de Cocytus, agitaient leurs antennes en me poursuivant.
Ils étaient trois et ils avaient la taille de poney. Autant dire
qu’il s’agissait de l’horreur incarnée !!
Je pouvais combattre des créatures dantesques et
abominables, issues des rêves d’écrivains américain du début du
20e siècle, mais là c’était trop !
— Aaaaaaaaaaaaaaaaahhhhhhh !!!
Je hurlai en courant et en pleurant, mon cœur battant à un
rythme si rapide que je crus qu’il allait exploser. Si une de ces
créatures me touchait… Si elle souillait mon corps de leurs
pattes ou de leur bave… Je ne supporterais plus de vivre ! La
folie briserait mon esprit !
C’était ce que je pensais au moment où mon pied heurta une
petite marche et je m’écroulai de tout mon long.

208
Plus encore que la douleur, c’était la vision de ces trois
silhouettes massives et horripilantes qui m’alertait et me faisait
hurler.
Mais, alors qu’ils allaient m’atteindre, une forme s’interposa et
trancha le premier dans toute sa longueur. Avec des mouvements
si agiles qu’on aurait pu les prendre pour une danse, Isabella, car
il s’agissait d’elle, terrassa ces deux créatures dignes de figurer
aux côtés de l’Antéchrist le jour de l’Apocalypse.
Je ne cessais de pleurer, j’étais traumatisée.
— Tout ira bien, Fiali. Je serais toujours là pour te protéger,
me dit-elle en se tournant vers moi.
Elle me tendit la main, tandis qu’elle planta son épée dans le
sol.
Reprenant un peu de calme, je cessai de sangloter et essuyai
mes larmes.
— Mer… Merci…
Je lui pris la main et aussitôt, elle m’attira à elle. Ma tête
heurta délicatement la plaque de son froid plastron, elle
commença à me caresser la tête.
— Tout ira bien… Détends-toi… Je te protégerai.
Comment m’étais-je retrouvée dans cette situation ? Moi-
même je l’ignorais.
Mes derniers souvenirs étaient une chasse aux monstres avec
les filles en vue de récolter de l’argent pour rembourser Isabella

209
mais, pour des raisons encore obscures, je m’étais retrouvée
séparées d’elles.
Le danger passé, mes nerfs se relâchèrent et avant de m’en
rendre compte, je m’endormis dans les bras de ma sauveuse.
À mon réveil, j’étais couchée sur un sac de couchage. Isabella
me tournait le dos, elle alimentait un feu de camp. Nous étions
encore dans cette dense et imposante forêt.
— Tu vas mieux ?
— Euh… Oui… Mais les autres ?
— Elles sont rentrées à la maison. Nous allons les rejoindre
quand il fera jour. Il y a des créatures dangereuses qui rôdent la
nuit.
Et aussi en journée, pensais-je. Le souvenir des ignobles G
me fit tressaillir d’horreur.
Néanmoins, je ne me sentais pas le cœur de contredire celle
qui m’avait tiré d’affaire.
En tant qu’elfe, j’étais capable de vivre aussi bien de jour que
de nuit, ma vision nocturne ne me rendait pas inapte à la vie
diurne.
— Restons ici cette nuit… Merci encore, Isabella.
Elle me répondit par un léger hochement de tête.
— Tu penses que tu pourras prendre un tour de garde ? me
demanda-t-elle.

210
Lorsque j’étais tombée inconsciente, il faisait encore jour, or
là c’était la nuit. Isabella avait veillé sur moi jusqu’à mon réveil ;
elle devait être fatiguée.
— Pas de problème. Je me sens mieux. Puis, je suis une elfe,
je peux parfaitement voir dans l’obscurité.
Elle esquissa un léger sourire et me dit :
— C’est une qualité admirable. Il me coûte de devoir
demander ton aide, mais si cela ne te…
— Non, ça ne me dérange pas du tout ! Au contraire, je
serais contente de monter la garde. Cela rembourserait un peu la
dette que j’ai envers vous, avouai-je un peu honteuse.
Elle sourit une nouvelle fois, puis jeta le bout de bois avec
lequel elle piquait le feu dans ce dernier.
Je m’écartai du sac de couchage, nous n’en avions qu’un, pour
lui laisser la place.
— Est-ce que je pourrais te demander une faveur ? Pourrais-
tu m’aider à retirer mon armure ?
J’avais l’expérience de celle de Tyesphaine, je savais que
même s’il était possible de la retirer seule, c’était long et
fastidieux.
— Pas de problème.
C’est d’une main experte que je commençai à ouvrir les
sangles et boucles pour retirer le plastron. Isabella se montra
docile, elle se livra entièrement à mes doigts.

211
— Tu es douée.
— J’ai l’habitude avec Tyesphaine.
— Je vois. Elle a de la chance d’être servie par des mains si
petites et douces.
Je rougis malgré moi. C’était un joli compliment. Je
continuais mon travail un peu embarrassée.
— Voilà ! Avec ça, vous pouvez aller vous coucher.
— Il manque toujours quelque chose…
Elle avait déjà retiré son ganbison, elle était en pantalon et
chemise, une tenue somme toute similaire à celle de Tyesphaine.
— Hein ?
Elle me saisit le poignée et me jeta brutalement sur le sac de
couchage. Lorsque je rouvris les yeux, elle était à califourchon
au-dessus de moi.
— J’ai une bonne idée de remboursement…
Sur ces mots, elle retira sa chemise et dévoila son torse nu.
Sans être au niveau de Tyesphaine, la nature avait été généreuse
envers elle.
— Que… que… ?
— Ne te sens-tu pas redevable ?
— Euh… Oui, mais pas…
— Me trouves-tu repoussante peut-être ? Ne m’aimes-tu
pas ?
212
Honnêtement... ce n’était pas vraiment mon sentiment à cet
instant. Au contraire, mon sang n’avait fait qu’un tour. Je déglutis
et secouai la tête.
Isabella me sourit et approcha son visage.
— Dans ce cas, donne-moi une seule raison de ne pas
poursuivre et je n’en ferais rien…
— Je… je… n’en ai pas…, avouai-je.
Son souffle me caressa le visage, ses mains me saisirent les
joues fermement et son regard, pour la première fois depuis que
je la connaissais, brûlait de passion.
— Je serai douce… Je ne veux pas briser une aussi belle
créature que toi…
Elle colla ses lèvres aux miennes tout en attrapant mes mains
et en les mettant au-dessus de ma tête. On aurait pu penser
qu’elle cherchait à m’immobiliser mais, en réalité, elle
n’appliquait aucune force.
C’était plus comme si je… m’abandonnais à elle…
J’ai honte de le dire !
Séparant ses lèvres des miennes, elle fit glisser ses doigts sous
ma tunique et commença à me baiser le cou. Ses lèvres se
dirigeaient vers mes oreilles, ses mains dansaient sur ma poitrine
et mes cuisses.
Je commençai à gémir lorsque…
Mes yeux s’ouvrirent brutalement.

213
Il faisait nuit. J’étais allongée par terre, dans un sac de
couchage, dans la chambre d’invité qu’Isebella avait mis à notre
disposition.
— Qu’est-ce que… ?
Je réprimai ma voix pour ne pas réveiller mes amies, mais je
remarquai soudain qu’elles étaient également agitées.
C’était une des nuits où Mysty n’avait pas fait de crise de
somnambulisme, elle dormait dans son propre sac de couchage.
Tyesphaine poussa un petit cri, puis ouvrit brutalement les
yeux. Je me demandai quel genre de rêve elle avait pu faire.
Sûrement pas quelque chose d’aussi indécent que le mien…
J’avais honte à cet instant, seuls mes yeux dépassaient des
couvertures.
Pourquoi me mettais-je à rêver de choses du genre ? Puis,
avec Isabella ?! Pourquoi notre digne et amicale hôte ?
— Tyes ?
Mysty s’était également réveillée.
— Hein ? Je…
Notre paladine paniqua et, à la manière des tortues, elle
enfouie sa tête dans sa couche.
— Tu es réveillée aussi ? demandai-je à Mysty en chuchotant.
— Yep… J’ai fait un rêve chelou.
Sûrement pas du même calibre que le mien, pensais-je.
— Vous en faites du boucan…, dit Naeviah d’une petite voix.
214
Il devenait inutile de parler à basse voix, nous étions toutes
réveillées, manifestement.
— Nous avons toutes fait un cauchemar, on dirait…
— Moi, je dormais bien avant que vous… Han〜 !
Naeviah bâilla bruyamment.
— C’était pas un cauchemar, le mien..., dit Mysty en bâillant
à son tour. C’était un rêve cochon… Je… je vais me
rendormir…
Un quoi ?
Bien sûr, il n’y avait que Mysty pour en parler de la sorte. Je
n’avais pas envie de vendre la mèche, mais je voulais en savoir
plus. N’était-ce pas étrange de faire toutes les deux le même
genre de rêve en même temps ?
— Rêve cochon ? demandai-je.
— Ça t’intéresse la perverse ?
— Non, c’est pas ce que tu penses, Naeviah !
— Eh bien, explique-moi dans ce cas…
D’un seul coup, elle était parfaitement réveillée. C’était
suspect…
— Juste de la curiosité, objectai-je.
— Mais oui !
J’entendais Tyesphaine trembler dans son coin. Forcément,
lorsqu’on abordait ce genre de sujets…
215
— Haaaaaaaannn ! J’m’en souviens déjà plus trop… mais
Isa… elle me faisait des trucs…
Elle se mit à expliquer en détails. Je ne les avais jamais
demandé !!
Dans sa voix à moitié endormie, elle narra les différentes
scènes de son rêve qui était allé bien plus loin que le mien.
Même Naeviah n’osa pas l’interrompre.
En plein milieu, Tyesphaine cessa de bouger et d’émettre des
petits bruits dignes d’un rongeur. Soit elle s’était bouchée les
oreilles, soit elle était tombé inconsciente.
— Je… Je n’avais pas demandé autant !
— Ch’sais pas moi… J’suis défoncée… Elle m’a tellement
donné… je… je vais m’rendo…
Elle ne finit pas sa phrase. J’allais lui dire que ce n’était pas la
réalité, qu’elle n’avait rien « donné » mais c’était vain.
À la différence de Mysty, Naeviah et moi étions de fait
parfaitement réveillées. C’était un sujet qui avait eu le mérite de
donner une claque au cerveau et de secréter une grande quantité
d’hormones stimulantes.
— Quelle idiote celle-là…, marmonna Naeviah.
— Oui… sérieux…
Je trouvais étrange le fait que nous rêvions simultanément
d’Isabella, mais était-ce réellement anormal ?

216
Les rêves érotiques étaient naturels au fond. Ce n’était que le
timing qui me laissait perplexe. J’en venais à me demander s’il
n’y avait pas eu quelque aliment naturellement aphrodisiaque
dans la nourriture.
— Tu n’as pas fait... de rêve, toi ? demandais-je timidement à
Naeviah.
— Si tu cherches à me faire dire des horreurs comme Mysty,
je t’étrangle, puis t’arrache les yeux et la langue.
— Mmmm… même si c’est brutal, dans cet ordre-là je
souffrirai moins.
— Toi !
Je ne comprenais pas ce qu’elle me reprochait, mais elle
grommela à cet instant.
— Et toi, Tyesphaine ?
J’étais sûre qu’elle m’entendait, je l’avais entendue bouger à
nouveau.
— Hein ? Je… je… n’ai pas fait ce genre de…
— Tu n’as donc pas fait de cauchemar ?
— Ah euh… si… un cauchemar… avec Isabella.
Sa réponse resta évasive, c’était Tyesphaine il ne fallait pas
s’attendre à plus en pareille situation.
Naeviah se redressa et se frotta les yeux.
— Donc vous avez rêvée toutes les deux d’Isabella ?

217
— Toutes les trois, la corrigeai-je. J’ai aussi rêvé d’elle... mais
je préfère ne pas en parler.
Je me redressai à mon tour. Naeviah me fixait dans la
pénombre avec insistance. J’étais sûre qu’elle ne me voyait pas,
elle me cherchait.
— Si tu ne veux pas en parler, c’est que c’était pervers…
— Non, je n’ai pas dit ça… Je vais aller aux toilettes.
Pressentant qu’elle ne me laisserait pas le choix que d’en
parler, j’essayai de m’enfuir, mais elle me sauta dessus. Elle me
cogna la tête avec la sienne, elle ne voyait pas dans le noir, son
plaquage avait été des plus maladroits.
— Tu ne fuiras pas !
— Si tu ne me laisses, je vais faire quelque chose de vraiment
pervers ! Je te rappelle que j’y vois.
Naeviah ne voulait pas capituler, elle chercha à m’attraper,
mais n’y arriva pas. J’en profitai pour lui pincer la cuisse, elle
sursauta et me libéra.
— OK, je vais aux toilettes !
Je m’enfuis dae la pièce avant qu’elle n’ait pu réagir.
Je profitai de ma pause pour souffler un peu. Entre le rêve et
le fait d’en parler, j’étais plutôt exténuée par la honte. La théorie
d’un aliment aphrodisiaque commençait à se confirmer.
Mais pourquoi Naeviah n’avait rien ressenti, elle ?

218
Peut-être était-elle simplement trop peu réceptive, trop frigide
comme dirait le langage populaire… ?
Quoi qu’il en fût, à mon retour, je trouvai tout le monde
endormi, ce qui me soulagea.
J’entrai dans mon sac de couchage pour finir la nuit.
***
Le matin, après tous les événements nocturnes, je n’étais pas
très à même de faire une grasse matinée. Tyesphaine et Mysty,
pour leur part, dormaient encore.
À mon réveil, Naeviah n’était plus dans sa couche et, comme
toujours, Isabella était partie tôt.
— Bonjour, Naeviah ! lui dis-je en arrivant au rez-de-
chaussée.
— Ah ? Ouais, salut.
— Quel accueil…
J’étais encore en pyjama. Je comptais prendre un petit-
déjeuner, puis remonter me vêtir tranquillement.
Je pris du pain un peu dur de la veille et un peu de confiture,
puis vint m’installer sur la canapé du salon. Naeviah était devant
la bibliothèque, elle semblait chercher quelque chose. Elle tirait
les livres les uns après les autres.
Au passage, elle était déjà habillée. Depuis combien de temps
était-elle debout ?
— Tu cherches quelque chose ?
219
— Des indices.
— Des indices ? Par rapport à quoi ?
— À la vraie identité d’Isabella.
— De quoi tu parles au juste ?
J’étais perplexe. Elle se tourna vers moi, son visage sérieux.
Elle me fit signe de recroqueviller mes jambes pour lui laisser de
la place sur le canapé.
Une fois assise, elle m’expliqua :
— En fait, j’ai des doutes sur elle depuis le début.
— Hein ? Des doutes quant à quoi ?
— Sa gentillesse.
Il était vrai que cela m’avait aussi interloquée au début. Elle
était trop gentille avec nous sans réelles raisons. Enfin, en réalité,
il y en avait une : moi, ou plutôt mon aura.
— Ah oui, tu parlais de cela…
— Tu ne trouves pas ça louche que dans une ville pareille une
femme comme elle ait pu devenir capitaine ?
— Tu as vu sa manière de se battre ? Aucun doute qu’elle a la
puissance pour y arriver.
Naeviah grimaça, puis maugréa des sons inintelligibles.
— Il n’y a pas que la force pour devenir capitaine, Fiali. Il
faut des capacités à commander aussi et une certaine
perspicacité.
220
— Elle ne manque d’aucune de ces qualités, je dirais. En
réalité, il y a une autre chose qui te perturbe, pas vrai ?
Elle grimaça encore plus, ses lèvres devinrent d’adorables
vagues exprimant ses doutes.
— Vous avez toutes rêvé d’elle cette nuit… En même temps.
— Un hasard, je suppose…
— Tssss ! C’est quoi ce manque d’esprit critique ? Tu es
magicienne ou quoi ?
M’attaquer sur mon orgueil de magicienne ! C’était vil… mais
elle n’avait pas complètement tort.
Je me hasardai à lui donner mon explication…
— Il se peut qu’il y ait eu un aliment aphrodisiaque dans
notre nourriture.
— Aphro… quoi ?
— Désolée, je ne connais pas le terme dans la langue
commune.
J’avais utilisé de l’elfique en remplacement. Je lui expliquai la
définition de ce dernier.
— Un genre de philtre d’amour ?
— Pas aussi puissant et plus naturel. Disons que c’est un petit
remontant pour exciter.
Naeviah me fixa en plissant les yeux, je savais déjà ce qu’elle
allait dire :

221
— Tu t’y connais drôlement bien je trouve…
— J’ai de la culture, c’est tout ! Quoi qu’il en soit, l’influence
de ce genre d’aliment est subtile, tout le monde n’y est pas
forcément sujet. Toi, qui est moins perverse… Bah voilà, ça ne
t’a rien fait.
Je décidai qu’en brossant dans le sens du poil, mon argument
serait plus recevable. Si je lui avais dit qu’elle était frigide, elle
risquait de s’énerver.
— Ça ne se tient pas. Tyesphaine n’a pas fait de rêve de
perverse, elle.
— Tu le crois vraiment ?
— De quoi ?
— De son point de vue un rêve érotique n’est-il pas un
cauchemar ?
Naeviah parut réfléchir à mon argument, elle acquiesça
légèrement.
— Puisqu’elle n’a pas détaillé, ton explication pourrait se
tenir. Mais pourquoi Isabella dans ce cas ? Pourquoi tu n’as pas
rêvé, je ne sais pas… de moi ? Ou de Mysty, tiens ?
Pourquoi s’était-elle proposée en première ? Je trouvai
soudain son attitude un peu suspecte.
— Personne ne commande les rêves, difficile de te donner
une réponse.
— Et sinon… Tu… Tu as des sentiments pour elle ?

222
— Isabella ?
— Bah, oui de qui tu veux que je parle, idiote ?!
Naeviah paraissait un peu embarrassée, mais se cachait
derrière son habituel masque d’agacement.
Je pris un petit instant pour réfléchir à la question…
— Je ne pense pas que ça soit de l’amour… Mais c’est une
personne que j’apprécie.
— Au point de vouloir faire ce genre de choses… ?
— Eh oh ! Je t’arrête de suite ! Je me suis réveillée alors
qu’elle commençait à peine ! Je ne suis pas allée aussi loin que
Mysty !
À mon grand regret, je venais de me confesser. Naeviah me
fixa en croisant les bras.
— C’était donc bien un rêve cochon aussi…
Je détournai le regard en sifflotant.
Finalement, lorsque la discussion redevint normale :
— Bref, je ne pense pas qu’on puisse suspecter notre hôte
simplement à cause de nos rêves.
— Je ne suis pas vraiment convaincue, c’est pour ça que je
cherche des preuves. Contrairement à toi, je n’ai pas encore
décidé si je lui fais confiance ou non.
— Elle nous a sorti de prison, quand même. Tu as entendu
Mysty, nous aurions vécu pire que quelques rêves si nous y étions
restées…
223
Naeviah me colla son pied dans la figure.
— Et tu en rajoutes en plus !! Tu es vraiment une perverse !!
— Eh oh ! Ne… me salis pas le visage avec ton pied puant !
Il ne puait pas, mais si je m’étais permis de lui le dire.
— Il est bien trop noble pour toi, espèce de dégénérée !!
Je me glissai de côté pour l’esquiver, il tomba sur mon épaule,
dans le rideau de mes cheveux qui n’étaient pas encore attachés.
— Tsss ! Tu refuses donc ma gentillesse ?
— Je peux te dispenser la même si tu veux…
Je n’attendis pas sa réponse, je lui mis à mon tour mon pied
dans le visage, mais elle le dévia de sa main.
— Tu… un jour je te noierai dans un tonneau !
— Pourquoi un tonneau ? Naeviah, tu es une perverse aussi !
Finalement, notre discussion finit par devenir une bagarre de
gamines où l’une l’autre nous chatouillâmes les pieds. Je n’avais
jamais vécu ce genre de conflit avec une sœur, ni dans cette vie,
ni dans la précédente. ;; C’était inédit pour moi… et
rafraîchissant.
Après notre dispute la veille, j’avais eu peur qu’elle m’en
veuille réellement. Mais on ne jouait pas avec une personne
qu’on détestait, si ?
Lorsque nous nous arrêtâmes, nous étions toutes les deux
fatiguées et décoiffées.

224
Malgré tout, Naeviah reprit un air grave :
— Justement… la prison est sûrement ce qui m’a paru le plus
étrange dans son attitude.
— Pourquoi ?
— Trop rapide, déjà pour commencer. Puis, elle n’a même
pas été condamnée. D’ailleurs, en tant que capitaine, elle ne se
doutait pas que ce qui allait se passer ?
— L’erreur est humaine.
— Même elfique, je soulignerai. Mais… Pourquoi avancer
une telle somme pour des inconnues ? D’ailleurs, elle cachait ici
une telle somme d’argent à sa disposition ? Pourquoi ?
Je comprenais bien ses doutes, j’étais le genre à avoir les
mêmes. Mais à cet instant, je levai les épaules :
— Normalement, je penserais comme toi, mais
franchement… tu as l’impression qu’Isabella essaye de nous faire
un coup en douce ? Il se peut qu’elle soit juste l’exception qui
confirme la règle. Si nous avions été aussi suspicieuses quand
nous t’avons rencontrée, nous ne nous serions jamais devenue
compagnonnes.
— Je n’ai rien fait de si bizarre !
— Tu as essayé de nous tuer. Et tu as blessé Tyesphaine.
— Parce qu’elle avait son armure maudite, je te signale.
— Et justement ! Si nous l’avions jugée à ce moment-là, nous
l’aurions expulsée du groupe sans lui avoir donné une chance

225
nous montrer à quel point elle est un ange. Tu… Tu ne veux pas
laisser sa chance à Isabella ?
Être méfiante était une bonne chose en général, mais elle
pouvait aussi isoler l’individu par son rejet d’autrui. Je ne voulais
pas que Naeviah soit si craintive envers notre sauveuse, j’avais
envie qu’elle essayât de sympathiser avec elle, comme elle l’avait
fait avec nous.
Je ne pensais pas mon raisonnement erroné ou absurde, mais
Naeviah ne parut pas vraiment convaincue pour autant.
Et j’allais comprendre ce qui la tracassait réellement...
Elle baissa le regard, croisa les doigts, puis me dit :
— L’autre nuit, je l’ai entendue se lever. Vous étiez toutes
bien endormies. Elle a ouvert la porte de notre chambre et a
observé à l’intérieur. D’une manière ou d’une autre, elle a dû se
rendre compte que j’étais réveillée, elle l’a aussitôt refermée et
est partie.
— Tu n’as pas rêvé ?
— Non, je n’ai pas rêvé !
— Et pourquoi n’en as-tu pas parlé avant ?
— Parce que j’avais des doutes… Je me suis dit que ce n’était
rien de particulier.
Je ne savais que penser de ce qu’elle m’annonçait. En soi,
c’était inhabituel, mais il n’y avait rien de si étrange ou
malfaisant pour autant.

226
— Elle venait peut-être voir si tout allait bien, dis-je. Elle a
un côté maternel, tu n’as pas remarqué ?
En effet, il était difficile pour moi de ne pas la voir comme
une sorte de grande sœur… un peu comme Syrle. J’attirais
manifestement ce profil de femmes.
— Possible… Mais pourquoi n’a-t-elle rien dit dans ce cas ?
Elle aurait pu m’adresser la parole.
— Pour ne pas nous réveiller ?
— Mmmmm… ma foi, admettons.
Malgré tout, elle n’était toujours pas complètement
convaincue. Elle se leva.
— Ça coûte rien de chercher. Si elle est irréprochable, je ne
trouverai rien de toute façon.
— Euh… OK, fais donc ça.
Je ne voyais pas comment faire évoluer la discussion. Si cela
lui permettait de se réconforter et d’arrêter de soupçonner notre
bienfaitrice, c’était un mal pour un bien.
Je me levai à mon tour, il fallait que j’aille me laver et
m’habiller.
Avant de quitter le salon, je demandai à Naeviah :
— On part en mission cette après-midi ?
— Il faut bien la rembourser.
— D’accord, je vais donc me préparer et ensuite réveiller nos
deux marmottes.
227
Naeviah ne se retourna même pas, elle me fit signe de la main
de m’en occuper puis se remit à chercher dans les quelques livres
de la bibliothèque.
Je remontai sans plus tarder.
***
Nous étions devant le panneau des quêtes.
Puisque Isabella ne rentrerait pas avant tard le soir, d’après ce
qu’elle était venue nous annoncer, nous avions modifié nos
projets et décidé de pic-niquer.
Honnêtement, ce n’était pas l’idée qui m’enchantait le plus :
manger dehors, c’était souvent le risque de voir des fourmis et
d’autres insectes nous tourner autour. Puis, nous le faisions très
souvent pendant nos voyages…Mais Mysty avait proposé l’idée
et personne n’avait osé s’y opposer (c’était elle qui cuisinait).
Dans nos sacs se trouvaient donc de quoi déjeuner et, pour
joindre l’utile à l’agréable, nous avions prévu d’accomplir une
quête de la guilde en après-midi. Ce rythme deviendrait
sûrement le nôtre au cours des prochaines semaines, voire
prochains mois, le temps de tout rembourser.
La veille avec Isabella, nous n’avions pas vu une quête fort
bien récompensée : l’extermination d’un monstre qu’on nommait
« Énucléateur Aberrant ». Le nom déjà n’était pas
particulièrement réconfortant.
Lorsque nous arrachâmes l’affiche du tableau en vue de
l’amener au comptoir et d’en revendiquer l’exclusivité, aussitôt
les discussions se turent et les regards se braquèrent sur nous.
228
En face de nous la réceptionniste venait de s’immobiliser, la
bouche ouverte, en voyant la feuille que Naeviah étalait sur le
comptoir.
— On va vraiment prendre cette quête ? demandai-je à basse
voix.
Notre prêtresse tourna légèrement sa tête dans ma direction :
— Elle est très bien payée. Avec juste deux ou trois du genre,
on va pouvoir rembourser Isabella et mettre les voiles d’ici. Ce
n’est pas ce que tu veux ?
— Si bien sûr, mais…
N’avait-elle pas remarqué l’attention qu’on nous témoignait
soudain ?
— Euh… c’est peut-être dangereux…, dit timidement
Tyesphaine.
— Y a un truc qui va pas avec cette quête... Montre de
nouveau…
Mysty saisit l’affiche et l’examina. Je me plaçai derrière elle
pour en faire de même.
Peut-être qu’il y avait indiqué à quelque part : « quête que les
belles et jolies aventurières ne doivent surtout pas accepter ».
Mais elle disait simplement :
« Au village de Downfall, exterminer l’énucléateur aberrant,
responsable de morts civils et militaires. Aucune limite de

229
temps. Date d’ouverture de la quête… Récompense : 10 pièces
d’or. »
Elle avait été affichée deux semaines auparavant et la
récompense était bien supérieure aux autres, c’était ce qui nous
avait motivées à la choisir.
À ce stade, je me doutais de ce que nous allions apprendre :
— Vous… vous… voulez vraiment prendre cette… ?
— Oui, c’est ce que nous désirons, dit Naeviah en reprenant
l’affiche. Veuillez-nous enregistrer.
— Hein ? Mais… Attendez, je dois d’abord vous avertir…
— Les nouvelles vont prendre la quête du creveur d’yeux !
Elles ont pas peur ma parole !
— C’est du suicide !
Les voix autour de nous s’élevèrent les unes après les autres.
Le problème venait donc de la puissance du monstre.
Malheureusement, contrairement à un RPG de mon ancien
monde, sur les affiches de la guilde il n’y avait aucune
recommandation de niveau et nous ne connaissions pas les nôtres
de toute manière.
— Elle… est si terrible… ? marmonna Tyesphaine.
— Whooo ! On dirait que tout le monde est à cran. Ça
m’intrigue de plus en plus. Héhéhé ! s’amusa Mysty.
Bien sûr, les réactions des deux étaient parfaitement
opposées.
230
— Vous êtes tous bien bruyants. C’est bon, on a compris c’est
un monstre super fort blablabla. Vous me fatiguez ! C’est bon, on
la prend !!
Et Naeviah n’écoutait déjà plus personne et prenait un air
hautain juste pour faire son intéressante. Avec cela, elle se
permettait de critiquer mes « tendances téméraires, limites
suicidaires », hein ?
Je vins me coller au comptoir à côté de Naeviah que je
poussais légèrement d’un mouvement de hanches.
— Racontez-nous donc avant que nous n’acceptions.
Quelques gouttes de sueur perlaient sur le visage de la
réceptionniste qui nous prit l’annonce des mains et expliqua :
— Ce monstre qui attaque le village de Downfall est non
seulement fort mais cruel et malin. Il y a eu peu de survivants
des confrontations avec lui…
— Ouais, les gobelins aussi sont cruels et malin, dit Naeviah.
— Laisse-la parler, Naeviah. Veuillez continuer, s’il vous
plaît.
La réceptionniste s’épongea le front et inspira avant de
reprendre.
— Trente soldats l’ont déjà affronté et deux équipes
d’aventuriers. Il y a eu moins de quinze survivants.
— Ça va encore, dit Mysty.

231
— Euh… Trois seulement parmi les dix ont gardé leurs yeux.
Le nombre de villageois victimes s’élève à plus d’une quarantaine
en un mois.
— … ont gardé leurs yeux ? répéta Tyesphaine.
— Je suppose que c’est ce qui justifie son nom, dis-je.
Énucléer, c’est arracher les yeux.
— Oui ! Ce monstre ressemble à une sorte de méduse, il
arrache les yeux en plantant ses tentacules dedans.
— Beurkkk ! C’est dégueux ! dit Mysty. J’pige mieux
pourquoi personne veut l’affronter.
— Oui… La prime a décuplé, mais que ce soit les aventuriers
ou les soldats de la ville personne n’a envie d’aller se battre
contre lui. Son nom commence même à devenir un
croquemitaine auprès des enfants.
— Pourquoi les villageois ne viennent pas se réfugier en
ville ? demandai-je innocemment.
C’est Naeviah qui me répondit la première :
— À cause des taxes, ils sont enfermés dans leur village. Il est
à dix kilomètres…
C’était ce qui était écrit parmi les indications annexes : un
village au sud, à dix kilomètres, hors route.
La réceptionniste ne dit mot, mais me laissa comprendre que
Naeviah avait raison.

232
Quel horrible pays ! Les habitants étaient obligés d’attendre
leur extermination faute de ne pas être défendus et ne pouvaient
même pas se réfugier en ville !
Pourquoi payer des taxes si la protection minimale n’était pas
assurée ?
Plus je connaissais Inalion, plus je préférais Hotzwald, en
fait…
En plus, je supposais que la prime était en partie, voire
totalement, payée par le village lui-même. Dix pièces d’or, autant
dire qu’ils avaient mis les moyens.
Naeviah leva les épaules et prit un air encore plus hautain
qu’auparavant.
— Cela ne m’impressionne pas du tout. Nous allons nous en
débarrasser. À moins qu’une certaine mage destructrice n’ait les
pétoches, bien sûr…
Pourquoi elle en avait toujours après moi ?
Je me sentie un peu vexée, d’autant que j’étais sûrement celle
qui s’en fichait le plus de mourir. Perdre mes yeux me
refroidissait bien plus, mais au pire je pourrais incanter un
sortilège pour me tuer moi-même si les choses tournaient mal.
— Moi, ça me va… mais je ne voudrais pas qu’une certaine
personne mouille sa culotte de peur.
— Ah bon ? Une telle personne se trouverait dans notre
groupe ?
— J’en ai bien peur, ma chère.
233
Nous nous fixâmes avec un air de défi, j’étais décidée à lui
tenir tête cette fois et elle n’avait pas l’air de vouloir reculer.
— Tyes, t’es OK ?
— Je… je ne sais pas… Euh… OK, je… Acceptons. Il faut
que quelqu’un vienne en aide… à ces pauvres villageois.
— Héhé ! T’es une gentille toi !
Mysty donna une tape sur l’épaule de Tyesphaine (où plutôt
son armure) puis passa ses bras autour de Naeviah et moi,
mettant fin à notre duel de regard.
— C’est bon, on va la prendre ! Si ça chauffe trop, on prendra
nos jambes à nos cous… c’est comme ça qu’on dit, non ?
— Dans mon dictionnaire il n’existe pas une telle chose, dit
Naeviah. Nous vaincrons et c’est tout !
— Ton dictionnaire est un peu défaillant…, marmonnai-je.
— Et le tien est rempli de choses perverses…, me répondit-
elle.
Nous finîmes par détourner les yeux l’une de l’autre en
pouffant. Honnêtement, je ne savais même pas réellement
pourquoi je réagissais de la sorte. Je ne lui en voulais pas
réellement, mais j’étais vexée d’avoir été traitée de poule
mouillée.
C’est avec une expression confuse que la réceptionniste insista
pendant encore quelques minutes pour nous dissuader, mais nous
avions décidé.

234
Au-delà de notre orgueil et nos petites rivalités, Tyesphaine
avait raison : quelqu’un devait sauver ces pauvres gens.
***
Une fois de plus, pour des personnes sans aucun sens de
l’orientation le fléchage de ce pays était une aubaine. Après notre
rapide déjeuner, car finalement, après ce qui était arrivé nous
n’avions plus la tête à pic-niquer, nous avions tout de suite près la
route vers le village.
Quelques heures plus tard, et quelques postes de péages plus
loin, nous arrivions à Downfall. Je m’attendais à un tout petit
village comme ceux qui bordaient la Grande Forêt, mais il n’en
était rien : cette bourgade devait accueillir bien deux mille
personnes, ce qui expliquait de pouvoir débloquer une telle
récompense.
L’ambiance n’était pas au beau fixe. Les villageois avaient
tous l’air à cran et en arrivant nous remarquâmes que les champs
les plus éloignés n’étaient plus cultivés.
Ils devaient vivre avec la peur constante de se faire attaquer,
je ne les enviais pas.
Un responsable de la mairie nous accueillit et nous expliqua :
— Le monstre… Ah oui… En fait, on sait où il vit… Il y a un
tertre à deux kilomètres d’ici, il traîne dans le secteur. Les
précédents soldats et aventuriers qui sont partis l’affronter l’ont
trouvé là-bas, mais… Franchement… Vous pensez pouvoir
gagner ? Ce serait dommage, de si belles jeunes femmes…

235
Même si nous étions aventurières, même si Tyesphaine portait
une armure des plus inquiétantes, nous étions des femmes avant
tout à ses yeux.
Je n’y prêtais pas attention et demandai à ce vieillard plus
d’informations concernant la créature.
Il retira son chapeau et se mit à transpirer, il était terriblement
stressé en se la remémorant.
— Il ressemble à une méduse… Non pas que j’en ai vraiment
vue, mais comme celles des livres. Il vole et il a des tentacules…
À… à leurs extrémités… les yeux qu’il arrache. Il… est
intelligent et… il peut parler le commun…
Précieuse information que je ne manquerai pas de prendre en
compte.
— Il… est fort… très fort même. Et en plus, il peut se rendre
invisible… Et il est capable de faire voler les yeux autour de lui
pour tirer des rayons…
Cette capacité me semblait plus dangereuse encore que le
reste. Je les voyais bien opérer comme des drones. Il ne put m’en
dire beaucoup plus à ce sujet, mais le peu de choses qu’il en
savait confirmait mes doutes.
— Il est capable d’utiliser un nuage toxique. Ce dernier rend
aveugle mais ce n’est que temporaire, ça disparaît en quelques
heures. Et enfin, il régénère ses blessures.
— C’est quoi ce monstre abusé ! dit Mysty.

236
Je pouvais la comprendre : sur le papier il paraissait
réellement incroyable.
Considérant le fait qu’il avait des yeux capables d’agir
indépendamment de lui, comme des drones, je supposais que les
attaques-surprises allaient être impossible contre lui. Peut-être
même que s’il les envoyait fréquemment espionner le village, il
était déjà au courant de notre arrivée.
— Pouvons-nous emprunter une pièce pour nous concerter ?
demandai-je.
Naeviah me fixait, elle avait compris que j’avais une idée en
tête.
L’homme nous y autorisa et mit à disposition un petit salon où
il amena du thé et des biscuits (que je n’espérais pas déduits de
notre salaire).
— Pourquoi une pièce à part ? me demanda de suite Naeviah,
une fois seules.
— Pour plusieurs raisons : la première, c’est parce que je me
demande si le monstre n’a pas un complice dans le village.
— Hein ? Les monstres ont des potes chez les humains ?
s’étonna Mysty.
— Du moment… qu’il sait parler… c’est possible… je
présume…
Je pointai Tyesphaine de la main : elle avait pensé la même
chose que moi. Ce n’était pas une certitude, mais je n’excluai pas
l’hypothèse.

237
— Si les villageois parviennent à vivre aussi près d’un tel
monstre, ça ne peut vouloir dire que deux choses : soit qu’il
ménage son bétail, soit que les villageois ont négocié leur survie.
— C’est vrai que malgré les taxes, il serait préférable de fuir
quand même, dit Naeviah.
— S’ils passaient tous en même temps, j’pense pas que les
soldats pourraient les arrêter, dit Mysty. Et au pire, en prison en
ville, au moins on est en vie.
Toutes ces choses étaient sûrement des pensées que ne
pouvaient avoir que des personnes ayant goûté à la liberté. Des
villageois soumis à l’autorité oppressante de la République, avec
l’idée que l’argent était le maître du monde, n’auraient pas pu
pensé de la sorte.
Considérant, la situation je supposais que certains avaient
tenté de fuir, mais nous ne dispositions pas encore
d’informations à ce sujet, pas plus que sur les tentatives qui
avaient été menées pour terrasser le monstre, ou encore sur la
fréquence des attaques.
— L’autre raison est que je pense qu’il utilise ses yeux pour
espionner le village. Je n’ai aucune certitude cette fois encore,
mais je me demande s’il n’a pas un œil espion là au-dessus.
Je me rapprochai de la fenêtre pour observer le ciel et leur fit
signe de ne pas venir.
— Mysty, j’aimerais que tu restes transformée en scorpion,
sur l’épaule de Naeviah ou Tyesphaine, par exemple. Si le

238
monstre ne voit que trois personnes sortir d’ici, il n’aura aucune
raison de s’attendre à l’attaque surprise d’une quatrième.
— Héhé ! T’es futée, ma petite Fiali !
Mysty me passa le bras autour de l’épaule et se mit à jouer
avec ma joue.
— Merchi… Myshty…
— Mouais… Admettons que tu aies raison. Et donc ? Que
faisons-nous ?
Je me dégageai des bras de Mysty et poursuivit l’air de rien :
— Déjà, commençons par confirmer mes soupçons. Si les
attaques à l’encontre des villageois se sont raréfiées voire arrêtée
suite aux interventions des soldats et des aventuriers, on peut
présumé qu’ils ont effectivement vendus ces derniers en échange
de leurs propres vies.
— Ce serait… ignoble…
— Certes, mais ils n’ont pas la force de se défendre eux-
mêmes, on ne peut exclure un tel marché.
Naeviah approuva.
— Puis ?
— Puis, bah, rendons-nous à ce tertre et attirons-le dans un
double piège…
— Double piège ? s’exclamèrent les trois en même temps.
Je souris, fière d’avoir capter leur attention et leur expliquai
mon plan…
239
***
Quelques minutes plus tard, nous quittâmes l’hôtel de ville,
toutes les trois, avec Mysty en scorpion sur les épaules de
Tyesphaine à qui j’avais habilement réussi à le donner ; même s’il
s’agissait de Mysty, elle me dégoûtait sous cette forme.
Les informations sur les attaques n’avaient pas pu prouver
mes soupçons : le dernier paysan avait été attaqué quelques jours
auparavant seulement et cela faisait près de deux semaines
qu’aucun aventurier n’était venu affronter l’Énucléateur. Les
soldats avaient arrêté bien plus tôt encore de s’en occuper, c’est
pourquoi la quête était tombée aux mains de la guilde.
Sans pousser l’enquête plus loin, ces informations les lavaient
de mes suspicions (mais ne les absolvait pas définitivement pour
autant).
Si comme je le pensais, l’Énucléateur n’avait jamais été
surpris par les attaques, il avait au moins des yeux espions autour
du tertre ; même en observant, je n’en avais trouvé aucun au-
dessus du village.
Une chose m’apparaissait évidente : la créature n’attaquait pas
pour se nourrir, mais juste pour le plaisir de faire du mal.
D’après les dires, les cadavres des combattants qui avaient osé
l’affronter pourrissaient encore autour du tertre : c’était ce
qu’avaient rapporté les survivants des dernières attaques.
L’Énucléateur ne s’intéressait pas plus aux récoltes qu’au
bétail. Étant donné qu’il s’agissait d’une aberration, l’idée qu’il ne
mangeât pas me traversa rapidement par l’esprit, sans pouvoir le
confirmer.
240
Si j’évoque tout cela, c’est simplement parce qu’après dix
minutes de marche, nous découvrîmes un cadavre mutilé. C’était
un homme à qui il manquait un bras, ses yeux et qui était couvert
d’hématomes et de contusions.
— Ses blessures sont principalement dans le dos, expliqua
Naeviah. Il a sûrement essayé de fuir… Regardez ses éraflures et
les feuilles dans ses vêtements. Aveugle, il a essayé de s’éloigner
du tertre mais le monstre a joué avec lui… Tsss ! Fallait qu’on
tombe sur un monstre sadique.
— Je te signale que TU as décidé pour nous toutes ! lui
reprochai-je.
— Il fallait bien le faire de toute manière.
— Je ne vois pas l’intérêt de se plaindre alors…
— Je t’en pose des questions, elfe perverse ?
Je lui tirai la langue mais Naeviah menaça de me l’arracher.
C’était de bonne guerre.
— Si ça ne vous indispose pas, je vais utiliser ma magie pour
l’interroger.
— Ah… oui… tu peux faire ça, dit Tyesphaine.
— Je l’avais aussi oublié… Cela dit, rien d’étonnant pour une
prêtresse d’Uradan, dis-je non sans rechercher autour de nous un
œil flottant.
Malgré mes sens surdéveloppés, je n’en pas encore aperçu.

241
— Et donc, votre réponse ? Je préfère demander, car parler
avec les morts choque souvent les témoins.
Nous acceptâmes.
Naeviah soupira, puis, tourna le cadavre sur le dos. Elle prit
dans ses affaires six clochettes qu’elle disposa autour du cadavre
de sorte à former un hexagramme.
Elle les fit tinter à tour de rôle, ferma les yeux et se concentra
quelques minutes. Elle procéda ainsi trois fois avant de se mettre
à incanter au son de la dernière clochette qui cessait de tinter :
« Que les six cloches résonnent, que les âmes au-delà des
portes se regroupent et leurs voix expriment leur adoration
envers la Mère Bienveillante des terres mortuaires. Yid’jan ! »
Tyesphaine et moi restions silencieuses, mais aux aguets. Il
n’était pas question que notre adversaire en profitât.
C’est avec stupeur que nous vîmes soudain le corps se
redresser en position assise et ses lèvres s’agiter.
— Toi qui par-delà la mort m’a convoqué, qui
es-tu donc pour ainsi me tirer du repos
mérité ?

Le cadavre parlait en mortuaris. Je me demandais pourquoi ?


Il y avait peu de chance que le défunt ait connu cette langue
avant son décès, pourquoi d’un seul coup devenait-il capable de
l’employer ? Et en plus, dans des formulations compliquées…
— Je suis Naeviah, fille bien-aimée de la Déesse Outre-
tombale. Ma voix inspire le respect et ma foi ma légitimité.

242
— Parle sans plus tarder, ô épouse de la
mort.
— J’aimerais cueillir tes derniers instants, noble esprit. Nous
qui nous trouvons de ce côté des portes, cherchons à te venger et
porter justice. Tes informations nous seraient précieuses.
À chaque fois que le cadavre ouvrait la bouche, une puanteur
de charogne s’en dégageait. Honnêtement, c’était immonde. Mais
par respect envers ce brave mort au combat, je pris sur moi pour
rester impassible.
Tyesphaine eut plus de mal, elle toussota quelques fois. Ce
genre de pestilence n’était sûrement pas quelque chose qu’une
adepte de la beauté pouvait tolérer.
Dans les grandes lignes, il nous expliqua ce que nous avions
déjà deviné concernant sa mort : il avait perdu la vue, était parti
dans la direction opposée au monstre qui l’avait suivi et torturé
quelques minutes durant avant de se lasser et de l’achever.
Le combat avait sûrement eu lieu à quelques centaines de
mètres de notre position, considérant le temps qu’il disait avoir
marché. Les combats n’étaient donc pas centrés sur le tertre,
comme je le pensais, le monstre guettait jusqu’à des kilomètres
aux alentours.
Quant aux capacités de ce dernier, il répéta ce qu’on avait
appris plus tôt à l’exception de…
— Notre prêtre… de Nyana… il.. a
réussi à lui infliger une blessure… qui
n’a pas guéri… avec un sort d’étoile
filante…
243
Très précieuse information ! Il avait donc une capacité de
régénération conditionnelle.
Si la plupart des monstres qui régénéraient avaient pour limite
les blessures mortelles, telles que la décapitation, le
démembrement intégrale, il en existait d’autres dont la guérison
était telle qu’ils pouvaient se restaurer à partir de petits
morceaux. Généralement, la nature était ainsi faite (ou plutôt la
magie) qu’il y avait toujours l’un ou l’autre élément qui pouvait la
mettre en tort.
L’Énucléateur était sûrement de ce type-là et sa faiblesse
semblait être la lumière.
Par chance, nous avions une prêtresse capable d’en utiliser.
Ce qui fut doublement notre chance était le fait que Lunaris
accueillait un grand temple de Nyana.
En effet, mis à part les cultes de cette dernière et d’Uradan,
peu de prêtres avaient des sorts offensifs de l’élément
« lumière ». Nous connaissions bien la magie de Nyana, ayant
affronté Claryss en combat.
Je souris avec satisfaction en fixant Naeviah, qui fit de même.
Elle libéra l’âme du sortilège et lui rendit le repos éternel avec la
promesse de lui apporter les sacrements adéquats à notre retour.
Nous traduisîmes la conversation à Tyesphaine.
Notre plan d’attaque s’affinait.
***
Finalement, seule Tyesphaine et moi arrivâmes aux pieds du
tertre.
244
Naeviah nous suivait de plus loin, elle était l’un des
composants du piège. Je l’avais dit qu’il serait en deux étapes !
Cela dit, il aurait été plus juste de parler de « piège en oignon » à
ce stade...
— Eh oh ! Vous êtes là ? Vous, prédateur des souterrains, qui
avez pris pour cible le village ?
Pas de réponse. Je me tournai vers Tyesphaine et hochai
légèrement de la tête.
— Nous… aimerions vous proposer… un marché…, dit cette
dernière timidement.
— Nous venons en amies ! Si vous écoutez notre proposition,
vous pourriez avoir encore plus d’humains à énucléer, je vous le
promets.
— Nous… voulons juste leur… butin en échange…, dit
Tyesphaine.
Je savais pertinemment que si je pouvais passer pour crédible,
ce n’était pas le cas de notre paladine. Mais tout cela faisait
partie de notre plan.
En un sens, une créature puissante et stupide est parfois plus
difficile à manipuler qu’une créature puissante et intelligente. La
raison était simplement l’ego. Une créature intelligente en avait
forcément un, il était possible de la tromper et de tourner la table
à son avantage, là où un monstre stupide n’aurait fait que foncer
droit devant lui.
— Des mortelles qui me proposent un marché ? C’est fort
étonnant… et intéressant…
245
À ce stade, je savais déjà une chose : il avait mordu à
l’hameçon.
Sans l’incompétence à mentir de Tyesphaine (qui était tout à
son honneur), cela n’aurait certainement pas fonctionné aussi
bien. Si cette grosse méduse flottante, grosse comme trois
humains, venait de sortir du tertre c’était uniquement parce
qu’elle avait repéré que nous mentions.
Sa couleur était grisâtre, elle n’avait pas de bouche, mais, sur
le sommet de son corps, un semblant de faciès trop inhumain
pour être déchiffrable. Quelques plaques osseuses s’agitaient
dans son corps spongieux. Collés sur son épiderme des dizaine
de globes oculaires.
Elle s’était sûrement sentie insultée, ou alors pensai jouer avec
deux proies impertinentes. Selon ma supposition, elle avait
repéré Naeviah et savait que nous lui tendions un piège.
Pour rendre Naeviah plus attractive, elle s’était équipée de sa
faux, de divers accessoires et était maquillée en noir comme une
gothique ou une nécromancienne profane. Comme je l’avais dit,
il fallait que nous ayons l’air d’aventurières confirmées dont le
plan était amené à échouer.
Il aurait été possible de faire porter sa robe à Naeviah pour
que le monstre sût de suite qu’elle était une prêtresse, mais en
l’affublant d’un déguisement raté, car personne n’aurait tenu cet
accoutrement pour vrai, il relâcherait un peu sa garde (puis, il ne
la prendrait pas pour cible prioritaire).

246
— Oh ! Je suis ravie de vous voir venir à nous, noble
prédateur. Votre nom est conté en ville et dans tous les villages
alentours.
— Vous me flattez…
— Je n’exagère nullement. Voyez-vous, dis-je en faisant un
petit clin d’œil à Tyesphaine, nous nous fichons de tous ces gens
qui meurent. L’argent, c’est le nerf de tout ! Si pour vous, ces
petites choses étincelantes n’ont guère de valeur, elles en ont
pour nous.
— En effet, je ne peux nier n’avoir aucun intérêt pour la
monnaie humaine. Mais quel est donc ce marché qui me
dissuaderait de vous tuer ici-même ?
Je fis semblant d’être effrayée, je reculai d’un pas.
— Oh là ! Ne prenez pas ombrage de mes propos, noble
créature !
Je ne savais même pas où je trouvais la force de mentir
comme je le faisais. J’étais sûre qu’ultérieurement Naeviah me
traiterait de « vilaine fille ». De toute manière, après un plan
pareil, même moi je le pensais. Qu’il fût couronné de succès ou
non…
— Voyez-vous, les gens du village ont passé un accord avec la
ville, ils comptent tous partir. Votre réputation est devenue telle
que plus personne ne veut s’approcher d’ici. Mais, si nous
sommes là, c’est parce que nous pouvons tromper nos similaires
pour les attirer à vous.
— De quelle manière ?
247
— Déjà, nous pourrions leur dire que vous n’êtes plus en vie.
En rapportant les cadavres ci-présents, ils penseront que nous
vous avons vaincu. De même, il nous serait possible d’attirer les
voyageurs qui ne sont pas au courant de votre localisation.
Pendant que nous parlions, conformément au plan, Naeviah
faisait le tour pour l’attaquer de flanc.
— Et… nous pouvons également vous aider à trouver des
cachettes… pour échapper aux soldats… et vous faire approcher
du refuge… des humains…
La méduse géante garda le silence, elle semblait méditer
quant à nos propos.
— Ma foi, c’est la première fois que des humains semblent
être aussi sensés… Mmm... Scellons donc notre accord.
L’Énucléateur s’approcha de nous et s’arrêta à cinq mètres
environ. Le voir d’aussi près n’était vraiment pas rassurant, en
fait, il était sacrément écœurant…
— Peut-être qu’en gage de confiance, humaines, vous
pourriez déposer vos armes.
— Hein ? m’écriai-je. Nos armes ?
Il me testait. Je m’y étais attendue.
— Oui, y a-t-il un problème ?
— Je… Nous…

248
Je me tournai vers Tyesphaine et hochai la tête pour lui dire
que je m’en occupais. Puis, je déposais mon épée au sol et
m’avançai de quelques pas.
Le monstre s’avança également et tendit un tentacule comme
pour me serrer la main.
Mais à ce moment-là…
— Naeviah ! criai-je tandis que Tyesphaine dégaina sa
rapière.
Notre prêtresse se mit à incanter un sort de lumière et,
conformément à mes attentes, je vis une dizaine d’yeux sortir de
leur cachette dans les arbres pour flotter au-dessus d’elle en
cercle. Ils s’apprêtaient à faire feu lorsque je tendis la main :
« Syelboer (Fire Ball) !! »
Je visai une branche d’arbre, la boule de feu explosa en
englobant tous les yeux et en évitant Naeviah.
Cependant, Tyesphaine apprêta son bouclier et chargea. Je
me jetai de côté en effectuant une roulade : je savais fort bien ce
que l’Énucléateur allait faire.
Sortant par les pores de sa peau, un nuage de gaz violacé se
répandit autour de lui et déferla sur Tyesphaine. Je fus prise en
partie dedans. Le volume généré était bien supérieur à mes
attentes et ne me permit pas de complètement l’esquiver.
Néanmoins, j’avais prévu également la possibilité de mon
échec.

249
Rapidement, je perdis la vue. La suite de mon récit se base
sur ce que j’entendais et sur ce que les filles me rapporteraient
par la suite.
Tyesphaine tomba à genoux, mais c’était uniquement pour
tromper l’ennemi.
— Je… je ne vois plus rien…
Se cachant derrière son bouclier, elle utilisa une de ses
capacités pour s’immuniser temporairement à la maladie et aux
poisons. Elle aurait peut-être pu l’utiliser sur moi également,
mais j’avais prévenu qu’avec la quantité d’yeux qu’avait le
monstre, il serait capable de voir à 360 degrés, il serait donc
impossible de le faire discrétement.
Avec deux ennemis neutralisés, le monstre tourna ses
tentacules vers Naeviah qui venait d’achever son incantation :
« … que ton châtiment s’abatte. Forgaer ! »
Un rayon de lumière quitta ses mains et transperça en partie
le monstre qui poussa un hurlement de douleur. Naeviah ne
maintint pas l’attaque et, pour cause, elle savait que l’Énucléateur
la prendrait pour cible unique à présent.
Les tentacules se dirigèrent tous dans sa direction, mais
Mysty reprit sa forme normale et s’interposa. Habilement,
utilisant ses dagues, elle les trancha et les dévia. Deux d’entre
eux parvinrent malgré tout à la toucher et à l’enserrer. Avec
agilité, avant qu’ils ne pussent lui arracher les yeux, elle se glissa
hors de l’étreinte.

250
L’Énucléateur, les tentacules aux prises avec Mysty, projeta
autour de lui une dizaine d’yeux : c’était manifestement sa limite
de contrôle.
« Syelboer (Fire Ball) !! »
Je tendis les mains dans la direction que m’indiqua
Tyesphaine et tirai ma boule de feu.
— Maintenant...
N’écoutant que sa douce voix, je concentrai ma magie et fit
exploser la sphère magique en pleine course. Elle frôla Mysty et
Naeviah et carbonisa une fois de plus les dix yeux à la fois. Il ne
fallait absolument pas lui laisser le temps de commencer à tirer !
Je ne voyais rien. Mais Tyesphaine qui avait réussi à tromper
notre ennemi était devenu mes nouveaux yeux.
J’utilisais mes oreilles pour ajuster les informations reçues.
Contrairement à ce que j’avais vu dans certaines fictions de mon
ancien monde, le fait de perdre un sens ne rendait pas les autres
plus efficaces. Du moins, pas aussi rapidement, à la longue on
finissait par compenser, évidemment.
Surpris par mon intervention, le monstre eut un moment de
relâchement : Mysty en profita pour lui planter ses dagues
empoisonnées dans le corps avant se retirer en effectuant des
salto arrières. Par chance, il volait suffisamment bas à ce
moment-là pour qu’il fût atteignable.
Naeviah se remit à incanter :
« Que s’ouvrent les mains de la Fossoyeuse... »

251
Sa colonne de lumière était un choix judicieux mais risqué en
raison de Tyesphaine qui venait de lancer une charge. Voyant un
ennemi déferlé sur lui et un nouveau sort en préparation, le
monstre se rendit invisible grâce à un pouvoir magique.
C’était une bonne idée, mais c’était sans compter sur mes sens
elfiques.
En raison des différentes blessures que l’Énucléateur avait
déjà subi, je sentais assez distinctement l’odeur de son sang
malgré son invisibilité. D’ailleurs, cette dernière n’avait aucune
chance d’affecter quelqu’un qui ne voyait déjà plus.
Même si le fait qu’il flottait dans les airs réduisait grandement
le bruit qu’il engendrait, il était trahi par son hémoglobine.
— Tyesphaine, à droite ! Trois heures ! Maintenant !
Tyesphaine illumina sa rapière de sa magie sacrée et porta un
coup d’estoc qui s’enfonça dans la masse invisible. Grâce à elle,
Naeviah qui venait d’acheter son incantation put localiser sa
cible :
« …Que s’abatte son souffle sur mes ennemis !
Shi’zar’vorox ! »
Lorsque j’entendis Tyesphaine se jeter en arrière, j’achevai
également mon incantation :
« ...calcinez mon ennemi ! Shalysith (Purple Flames) ! »
La colonne de lumière et mon oiseau de feu s’abattirent toutes
deux en même temps sur notre ennemi qui redevint visible avant
de s’écrouler au sol, mort.

252
Par acquis de conscience et expérience des coups en traître,
Mysty ne manqua pas de débiter le cadavre tandis que Naeviah
fit tomber une colonne de flammes pour le réduire définitivement
en cendres.
— Yeah !! Ton plan c’était trop de la balle, Fiali !! T’es
vraiment une putain de tête en vrai !
— Héhé ! Tu en avais douté ? Je suis une magicienne, je te
rappelle.
Soudain, je sentis le contact de l’armure de cuir de Mysty ;
elle venait de me prendre dans ses bras. Elle se mit à frotter sa
joue contre la mienne. Impossible de résister étant encore
aveugle. J’étais de toute manière la poupée attitrée de Mysty, à
force, je m’y étais habituée.
— Ton plan… était impressionnant…
— Un piège en oignon, dis-je fièrement.
— Pour le nom on repassera…, rétorqua Naeviah.
— L’important c’est qu’il fonctionne. Par contre, ça va durer
encore combien de temps cette cécité, c’est pas très agréable…
— Tu veux dire que je suis pas assez douce ? Ah ! C’est à
cause de l’armure, tu préfères le contact direct avec mes seins,
c’est ça ? Quelle petite perverse ma Fiali !!
Je n’avais aucunement dit cela ! Mysty, ton excès de liberté
était parfois effrayant !
Comme je le pensais, on ne tarda pas à nous séparer. Naeviah
me prit la main.
253
— Je vais m’occuper de cette elfe aveugle. Si vous pouviez
faire le tour pour trouver tous les cadavres... J’aimerais les
ramener au village.
— Tsss ! Pourquoi j’peux pas m’occuper de Fiali ?
Mysty m’attrapa l’autre main.
— Parce que tu es trop amicale !
— Mais, y a pas de mal à l’être !
J’écoutais la conversation tiraillée des deux côtés.
— Je vais la guérir, c’est bon ! Je voulais lui faire regretter un
peu ses actions inconsidérées mais tu as tout gâché !
Elle avait un sort pour guérir le poison…
Quelles actions inconsidérées ? me demandai-je avant de
poser directement la question.
— Tu as failli nous carboniser, je te signale !
— Ah bon ? Pourtant, j’ai suivi les indications de Tyesphaine.
— C’est bon, y a pas mort de femmes ! Les flammes m’ont à
peine léchouillée, mais c’que t’as mis au monstre. Haha haha !
Mysty, toujours positive. Je m’en serais voulue de les avoir
brûlées pourtant…
— Mes indications… n’étaient pas assez bonnes… désolée…,
s’excusa Tyesphaine.

254
— Rien à voir, c’est cette idiote qui prend toujours des
risques. Comment tu voulais qu’elle soit précise sans ses yeux ?
C’est déjà remarquable qu’elle ait réussi malgré tout.
— Héhé ! Ne sous-estime pas mes sens elf…
— Ce n’était pas un compliment ! Je vais t’apprendre à
échafauder des plans pareils moi !
— Il avait quoi de mal mon plan ?
Elle ne m’avait toujours pas soignée, au passage. Quelle
ingrate !
— Moi j’kiff son plan : il avait des couilles !
— Je préfère ne pas en avoir, Mysty.
— Haha ! J’sais que t’en as pas des vrais, t’inquiète.
Je ne savais si être contente ou non de cette remarque, je levai
juste les épaules.
Naeviah repoussa tout le monde avec plus d’insistance et
m’assis contre un arbre.
— Je vais te soigner… mais un jour, tu vas y rester sans que
je ne puisse rien y faire, bougre d’idiote. Fallait que tu te mettes
dans une telle situation ?
Je voyai où ce qu’elle voulait dire, je comptais trop sur ses
soins. Mais, d’un autre côté, c’était ce qui nous avait permis de
remporter la victoire, pourquoi ne pas les prendre en compte
dans la stratégie de combat ?
Pour désenrayer cette crise, je dis simplement :
255
— Désolée…
Mes yeux s’ouvrirent et purent voir le visage de Naeviah
proche du mien, elle gonflait les joues en guise de reproche.
Mais je ne perçus aucune méchanceté dans ses yeux, au
contraire, ils était bienveillants.
Cette fille s’inquiétait vraiment pour moi, même si je ne
comprenais pas bien ce qu’elle voulait que je fisse.
Prise d’un moment de faiblesse et de tendresse, j’ouvris sans
réfléchir mes bras et l’enlaçai.
— Que… Que… QU’EST-CE QUE TU FICHES ?!!!
Elle essaya de se libérer mais Mysty, entraînant Tyesphaine,
vint se jeter sur nous.
— YEAH !! On est trop forte !!
— Attention… mes pointes…
— Je vais étouffer…
— Vous êtes toutes des IDIOTES !!!
Ainsi se conclut notre seconde mission pour la guilde qui
nous valut, malgré nous, une certaine renommée.

256
Chapitre 5

Suivant notre victoire sur l’Énucléateur Aberrant…


Je m’étais rendue en pleine nuit aux toilettes, la maison en
étant équipées. Endormie, je bâillai lorsque soudain la porte
s’ouvrit devant moi, à ma plus grande surprise :
— C’est occupé...
J’étais si endormie que je parvins même à rester calme dans
cette situation.
Je mourrais d’envie de retourner me recoucher. Je détestais
ces interruptions nocturnes dans mon sommeil, mais je ne
pouvais dicter à mon corps d’attendre le matin pour ses petits
besoins.
Naeviah me jeta un regard froid, prit une inspiration, puis se
jeta sur moi.
Les toilettes étaient exiguës, il n’y avait guère que quelques
pas à franchir pour m’atteindre.
— Que… qu’est-ce… ?
Prise par surprise et dans une situation désavantageuse,
Naeviah n’eut aucun mal à m’attraper les poignets, y passer des
fers (depuis quand en avait-elle ?) et ensuite mettre sa main sur
ma bouche.

257
Je rougis en me mettant à gigoter. Avant que je ne pus crier
pour appeler de l’aide, elle enfonça un bâillon dans ma bouche,
puis m’attacha les jambes à l’aide d’une cordelette.
Plus encore que la brutalité de l’acte, c’était surtout son
caractère inattendu qui me laissa sans réaction. Elle était mon
amie, pourquoi me ferait-elle une telle chose ?
Une part de moi refusait de croire ce qui se passait.
À moins que…
Des images fugaces de pratiques sexuelles à base de cordes
me passèrent par l’esprit. Il n’était pas impossible que, même si
elle n’en disait rien, Naeviah trempait dans ce genre de
fantasmes.
Chaque personne garde secret ses attirances en la matière, je
savais pertinemment ne pas connaître celles de mes amies… et
peut-être moi-même en avais-je que j’ignorais.
Néanmoins, au-delà du fantasme… ce n’était pas vraiment le
meilleur moment !
Naeviah m’installa sur le siège des toilettes, puis s’épongea le
front. Elle me fixa droit dans les yeux et approcha ses lèvres de
mes oreilles pour y chuchoter :
— Juste pour confirmation : est-ce que tu es d’accord pour
dire qu’Isabella est une vile traîtresse ?
Je ne comprenais pas le sens de sa question.
Naeviah était bizarre cette nuit-là. La lueur de la lune qui
filtrait à travers la petite fenêtre de la pièce lui donnait un air
258
réellement lugubre de conspiratrice. Je ne voyais pas ce que
Isabella venait faire dans cette affaire.
Malgré l’embarras de ma situation où je n’avais rien pour
couvrir la partie basse de mon corps, je n’avais pas envie de
mentir à Naeviah. Je secouais la tête pour répondre par la
négative.
Ma réponse la fit grimacer un instant, puis elle se ressaisit et
me dit :
— Si tu ne réponds pas positivement, je vais te faire des
choses… inavouables…
Ses yeux… ils étaient en pleine crise de folie alors qu’elle
baissa le regard vers mes jambes que je ne pouvais cacher. Je
remuais mais elle continua de me fixer. Si nous avions été dans
un manga, elle aurait eu les yeux en spirale avec une bouche en
vagues et un filet de bave.
Elle était sérieuse et je n’avais pas les moyens de me
défendre !
J’avais trop compté sur mon aura dakimakura ! Normalement,
elle aurait dû me mettre à l’abri de ce genre d’attaques inopinées
à mon honneur !
Les dieux me l’avaient-ils retirée pour s’amuser plus encore ?
Cela aurait été bien leur style, ces pervers de voyeurs.
« Ton aura se dissipera lorsque mille lunes brilleront au-
dessus de ta tête ! ». Un truc du genre !
Aaaaaaaaaahhhhh !!!
259
Je n’avais pas envie que cela se passe ainsi ! Pas dans des
toilettes au moins !!

Néanmoins, je devais reconnaître qu’il y avait une certaine
excitation en moi à l’idée d’être ainsi attachée, aux mains d’une
jolie fille. J’ai honte… Quelle elfe délurée… Si Naeviah avait lu
mes pensées, elle se serait enfuie, sans aucun doute.
Sûrement à cause de ambiguïté de ma position (…), je ne
parvins pas à hocher la tête. Une nouvelle fois, je la secouai pour
répondre par la négative face. Je ne voyais pas l’ombre d’une
traîtrise en Isabella.
Je savais à l’encontre de quoi j’allais, je m’apprêtai donc à
subir le châtiment.
Naeviah soupira, puis posa sa main sur mon genou en
rougissant jusqu’aux oreilles.
— Je suis sérieuse, tu sais ? Un simple « oui » et j’arrête
tout…
Le contact de sa main froide me fit frisonner. Mais une
troisième fois, je répondis pas un « non ».
Sa main remonta sur ma cuisse. J’entendis le rythme
cardiaque de Naeviah si fort… et le mien se mit au diapason.
Elle posa son autre main sur ma hanche et se rapprocha.
— Tu aimes vraiment ça alors… P.E.R.V.E.R.S.E…

260
Je gigotai pour lui répondre par la négative (était-ce
seulement mes réelles sentiments ?), mais elle continua de se
rapprocher et elle finit par poser son menton sur mon épaule.
— Je… je n’y arrive pas… C’est n’importe quoi ce que je
fais… Pfff !
Je ne comprenais pas le sens de ses paroles. Si elle ne voulait
pas le faire, elle aurait pu s’en dispenser. Venait-elle seulement
de se rendre compte de ce qu’elle faisait ?
Même dans cette situation, je n’arrivais pas à la voir comme
une ennemie.
Elle resta quelques instants ainsi, sa tête sur mon épaule, à
reprendre son calme tandis que je perdais un peu plus du mien.
C’était comme si je réalisai enfin être dans une situation des
plus vulnérables.
— Je reviens…
Naeviah s’écarta de moi et quitta les toilettes en silence.
Qu’était-ce donc que cela ? Une forme de sadisme ? Me
laisser là, attachée, à la merci de tous, sans rien m’expliquer ?
Pou… Pourquoi ?!
Heureusement, elle ne tarda pas à revenir avec une fiole en
main.
Que… Que… ? Elle voulait me droguer pour me transporter
ailleurs ?
NAEVIAHHHHH !!!!
261
Je m’agitai encore plus en essayant de hurler, mais elle me mit
la main sur la bouche et me fixa avec son habituel regard
courroucé.
— Arrête ça ! Si tu ne te calmes pas, je vais vraiment devoir
te faire du mal…
C’était facile à dire pour elle, j’étais livrée à ses caprices,
moi !
Sous intimidation, je finis par me calmer.
— Je vais baisser le bâillon, mais si tu essayes de crier…
Elle ne finit pas sa phrase, ses menaces me paraissaient
claires.
Sans défaire le bâillon, elle le baissa suffisamment pour
libérer ma bouche. Aussitôt, je voulus lui dire :
— Pourquoi tu… ?
Mais, elle enfonça le goulot de sa potion dans ma bouche et y
fit couler un liquide visqueux et amer. Je le recrachai aussitôt.
— Pourquoi tu veux rendre les choses difficiles… ?
grommela-t-elle.
Elle m’attrapa le visage d’une main et inséra à nouveau la
potion entre mes lèvres. Je me débattis, mais cette fois elle versa
tout le liquide sans ménagement. Sans me laisser le temps de
réitérer, elle me pinça mon nez pour m’obliger à avaler.
À cet instant, je me demandais bien quel genre de drogue elle
m’avait fait boire et ce qu’elle comptait me faire.

262
En tout cas, mon aura dakimakura était bel et bien perdue.
Considérant les actions violentes qu’elle entreprenait envers moi,
je ne pourrais plus jamais m’y fier. Il valait mieux que j’apprisse
à être prudente à nouveau... et à verrouiller la porte des toilettes.
Mais, en réalité, je me trompais : l’aura dakimakura faisait
toujours effet.
Je ne sentis aucune réaction dans mon corps après
l’absorption du liquide dont j’ignorais la composition. À part son
goût infect qui persistait en bouche, aucun effet.
— Fiali, fais-moi confiance. Même si j’ai été dure… et
violente… je… je n’ai pas l’intention de te faire du mal.
— Ce n’est pas vraiment ce qu’on pourrait penser.
— Je sais ! dit-elle en s’emportant un peu, avant de reprendre
sur un ton plus calme. J’ai besoin d’être sûre que ça a marché. Je
répète ma question : es-tu d’accord pour dire que notre hôte
Isabella est une traîtresse ?
Encore cette question ? Que voulait-elle entendre de ma part
au juste ?
Pourquoi tenait-elle à ce que je calomnie notre bienfaitrice ?
— Je ne pense pas qu’elle…
Naeviah afficha une mine contrariée, elle colla à nouveau sa
main sur ma bouche et, cette fois, avec plus de détermination me
dit :
— Réponds « oui », sinon tu sais ce que je vais faire…

263
Ses yeux étaient on ne peut plus sérieux ! Elle allait
réellement mettre les menaces en application cette fois !
J’acquiesçai immédiatement.
Mais…
— On dirait que ça a marché… Ouf !
Elle me relâcha et s’épongea le front. Son expression s’adoucit
d’un seul coup.
— Tu peux le dire à haute voix ? Enfin pas trop fort non
plus…
— Oui… Enfin, je ne pense pas qu’elle le soit, mais
admettons. J’ignore pourquoi tu tiens tant que à me le faire
dire…
— Tu me fais confiance ?
— Oui. Pourq… ?
— Plus qu’à Isabella ?
— Sans aucun doute. Je la connais à peine. Même si après ce
que tu viens de faire...
Naeviah posa sa main sur sa poitrine, j’avais l’impression
qu’elle souffrait.
— Tu as mal à quelque part ?
— Bien sûr, idiote !
Elle mit les mains sur sa bouche en remarquant qu’elle parlait
un peu trop fort. Elle tendit l’oreille dans le couloir et
n’entendant pas de réactions…
264
— Elle est de garde cette nuit, heureusement.
— Tu peux m’expliquer ? Non, avant ça, tu peux me libérer ?
Je n’avais pas vraiment fini, tu sais ?
Naeviah me jeta un regard de dégoût, puis défit les liens de
mes jambes puis retira les fers à mes poignets.
— Je t’attends au salon. Je… je m’excuse pour tout ça…
Même si je t’ai parue être une… détraquée… je…
— J’ai compris, tu ne le faisais pas pour t’amuser, mais pour
une vraie raison.
Elle acquiesça à la fois soulagée et contrariée. Je ne
comprenais pas la raison de cette contradiction émotive, mais
elle ne tarda pas à me demander :
— Tu vas me pardonner ? Si facilement ?
— Bah, oui. Je ne comprends pas encore tout, mais bon au
final, il ne m’est rien arrivé de mal.
Puis, je ne pouvais pas lui avouer certaines choses honteuses.
— Tsss ! Tu prends vraiment tout à la légère…
— Tu préférerais que je me mette à crier ?
— C’est pas ce que j’ai dit. Je…
— Bah, dans ce cas, j’attends des explications de ta part. Par
contre, si tu veux bien m’excuser... à moins que tu n’aies décidé
de rester pour regarder ? À ce stade, je ne saurais plus qu’en
penser...

265
Elle rougit jusqu’aux oreilles tandis que des larmes
s’accumulèrent au coin de ses yeux. Je pouvais lire sur ses traits
la parole : « PERVERSE !!! », mais au lieu de crier, elle s’enfuit
sans demander son reste.
Une fois seule, je soupirai longuement en portant la main à
ma poitrine.
— Est-ce que j’arriverai vraiment à ne pas en tenir compte ?
me demandai-je à basse voix. Est-ce que cela ne rendra pas
notre relation plus compliquée encore ?
Je soupirai…
***
— Ce que je m’apprête à te dire va te surprendre…, dit
Naeviah en marquant une pause.
Nous étions toutes les deux au salon, assises sur le canapé.
Nous étions en pleine nuit, la lumière de la lune filtrait à travers
les rideaux. Dehors, les rues étaient silencieuses.
— Isabella est une vampire.
Je la regardai impassible. Je me demandai sur quel point elle
se basait pour émettre une telle hypothèse, mais sa
préoccupation était autre.
— Tu ne vas pas me dire que c’est n’importe quoi ?
— Euh... non. Je me demande simplement ce qui te le fait
penser et si c’est vraiment grave. Si tous les vampires sont gentils
comme elle…

266
— Elle n’est pas gentille !
— Chut !!!
Naeviah se calma et serra entre ses bras un gros coussin. Puis,
elle se tourna vers moi, les pieds sur le canapé, adossée à
l’accoudoir d’une extrémité du canapé.
Je l’imitai et me tournai vers elle également.
— En fait, si j’ai fait tout ça… dans les toilettes… C’est…
C’est parce qu’elle nous a empoisonnée avec son sang.
— Explique-toi, s’il te plaît.
Les vampires avaient été un de mes monstres
cinématographiques préférés, j’avais pas mal de connaissances
sur eux, mais je me doutais qu’elles ne colleraient pas à celle de
ce monde. Au fond, c’était les vampires littéraires et
hollywoodiens que je connaissais vraiment.
Mon mentor ne m’en avait jamais parlé, les morts-vivants
n’étaient pas sa spécialité. Contrairement à Naeviah, une
prêtresse de la déesse de la mort, une spécialiste de la traque aux
morts ambulants.
— Les vampires font partie des morts-vivants les plus
sournois. Ils ressemblent traits pour traits à des humains, à
l’exception de leurs crocs et de leurs yeux rouges quant ils sont
en déprédation.
Jusque-là, ses informations collaient aux vampires que je
connaissais.

267
— Normalement, ils sont sensibles à la lumière du jour et ne
peuvent pas sortir en journée.
— Ce qui n’est pas le cas d’Isabella, fis-je remarquer.
— Je sais ! Il y a des légendes qui parlent de vampires
diurnes, des naptelios.
Qu’on pourrait traduire en japonais par « marcheur de jour »
ou encore « day walker » en anglais.
— J’en ai entendu parler aussi, avouai-je.
— Encore une fois, tes connaissances sont remarquables.
Même dans mon culte, peu en connaissent l’existence et encore
moins y croient.
— Héhé ! Mon mentor…
— Oui, je sais. Si je le rencontre un jour, il faudra que je le
félicite d’avoir fait entrer quelque chose d’utile dans cette
caboche.
Elle posa son doigt sur mon front. Je suppose qu’à la base,
elle voulait me donner une pichenette, mais mon aura l’en
empêcha. En effet, elle marchait bel et bien.
Toute personne perspicace l’aura deviné à ce stade : l’aura me
protègeait, ce qui voulait dire que les actions violentes de
Naeviah à mon égard avaient été en réalité pour mon bien.
Je ne commentai pas et la laissai poursuivre :
— Les vampires ont pour moyen de reproduction… rien de
sexué, ne te fais pas d’idées, elfe perverse !

268
— J’ai rien dit.
— Mais tu le pensais !
— Arrête de crier.
En fait, je n’avais jamais pensée à quoi que ce fût de sexuel à
cet instant. Je m’étais simplement demandée si comme dans les
films il suffisait d’être mordue pour devenir un vampire. J’avais
toujours trouvé cela trop facile et rapide. S’il n’avait pas une
contrainte à ce mode de propagation, l’infection vampirique
battrait rapidement son plein, non ?
Je veux dire… Les virus normaux avaient une capacité de
propagation incroyable déjà, mais ils étaient soumis à la mobilité
de leurs hôtes. Pour qu’un virus infecte un nouveau sujet, il était
dépendant de la capacité de son porteur à interagir avec d’autres
humains. Ainsi, un infecté mis en quarantaine, par exemple,
devenait incapable de le répandre.
Dans le cas d’un virus zombie, l’hôte infecté continuait de
bouger et était capable de le transmettre par simple morsure. De
plus, le zombie était généralement plus fort et endurant qu’un
humain, il n’avait plus les limitations normales d’un corps vivant.
De fait, la propagation ne pouvait être réduite qu’en éliminant les
hôtes du virus capables de se déplacer à leur guise.
Mais, lorsqu’on se parlait de ce genre de vampirisation, c’était
encore pire.
En effet, les zombies étaient certes forts mais décérébrés, ce
qui constituait leur grande faiblesse. Pour leur part, les vampires
avaient des capacités cognitives identiques, voire supérieures ,à
269
celles des humains ordinaires (du moins si on se basait sur les
films et romans). La maladie devenait dès lors capable de se
déplacer mais également d’élaborer des plans sournois tel que se
camoufler au sein de la masse humaine. Si les vampires
pouvaient infecter par simple morsure, qu’est-ce qui en limitait la
propagation ? Pourquoi le monde n’était-il pas déjà dans leurs
mains ?
Dans mon ancienne vie, j’avais toujours tenu les films
adoptant ce point de vue comme peu crédibles.
De fait, je m’attendais plutôt à ce que la transmission du
vampirisme passât par un échange de sang.
Le sang était un élément primordial lorsqu’on parlait de
vampires.
— Pour créer d’autres vampires, il faut qu’ils boivent le sang
de la victime et donnent le leur pendant sept jours d’affilés.
Sept jours ? Aucun film n’était parti sur un échange aussi
long. Je commençai à deviner la suite.
— Tu dois te dire que c’est difficile de nourrir un humain
pendant sept jours, non ? Mais, en fait, à chaque absorption de
sang, la volonté de la victime s’effrite et elle perd sa méfiance à
l’égard du vampire.
— Je crois que je vois ce que tu veux dire.
— Si j’ai bien calculé, nous sommes au sixième jour. La
prochaine nuit, vous deviendrez des vampires à son service. Les
nouveaux vampires sont toujours soumis à leurs créateurs, le

270
sang en faisant des sortes d’esclave. On parle bien d’un rite
d’émancipation, mais je n’en sais que trop peu à son sujet.
— C’était la raison de ta question ? Tant que j’étais sous
l’emprise de son sang, je ne pouvais pas dire du mal d’Isabella.
C’était vicieux, particulièrement sournois même. Plus le
temps s’était écoulé, plus mon esprit critique s’était affaibli
envers Isabella. L’idée même qu’elle aurait pu être une mauvaise
personne avait disparu jusqu’à ce que Naeviah ne m’ait fait boire
sa potion.
Les bienfaits de celle-ci ne m’étaient pas apparus de suite,
c’était simplement parce que le changement avait été subtil.
Naeviah avait certainement raison : nous avions été trompées,
notre hôte s’était jouée de nous !
— Elle nous a bien eues. Il faut qu’on se débarrasse d’elle
avant qu’elle ne se rende compte que nous ne sommes plus sous
son emprise.
— Tu peux le répéter ?
— Hein ? Tu veux que je répète quoi ?
— Ce que tu veux lui faire ?
Je souris. Je me rendis compte qu’elle l’avait réalisé avant
nous, elle avait essayé de m’avertir en me parlant de ses doutes,
mais je m’étais montrée sceptique, voire moqueuse. Elle avait dû
se sentir isolée en nous observant sombrer.
Ce qu’elle voulait entendre…

271
— En fait, j’hésite si l’empaler, lui couper la tête, la
désintégrer à l’aide de mon plus puissant sortilège ou alors la
faire brûler à l’aide d’une avalanche de boules de feu.
Naeviah, dans un de ses rares moments d’honnêteté, me sauta
dans les bras et en se mettant à pleurer.
— Merci !
Bien que surprise, je passai mes bras autour d’elle et lui
caressai le dos.
— C’est plutôt à moi de te remercier, peu s’en est fallu que je
devienne une suceuse de sang immortelle.
Ce qui aurait été un bel échec de ma mission. Impossible de
finir ma recherche des elfes avec une maîtresse qui m’aurait
empêchée de partir. Sans parler du fait que je ne désirais pas
l’immortalité vampirique.
— Désolée… pour avant…
Merci et désolé… deux mots qu’elle ne disait jamais. À ce
moment-là, c’était presque comme être témoin d’un mirage. Elle
s’était excusée déjà dans les toilettes, c’était la seconde fois :
incroyable !
J’aurais pu suivre la mouvance du moment, mais j’aurais eu
l’impression de profiter d’une Naeviah affaiblie par les
événements, par le stress et les doutes qu’elles avait dû porter
seule sur ses épaules pendant ces derniers jours.
— Ça ne te ressemble pas…
— Dis pas n’importe quoi.
272
— En plus… tu ne portes pas de soutif ? Tu n’essayerais pas
de me draguer en te collant à moi ou un truc du…
Elle me poussa brutalement avant de se cacher derrière un
coussin. J’entendis son cri étouffé me traiter de perverse. Je ne
pus m’empêcher de me sentir soulagée : elle était revenue à la
normale.
— Tu… tu es vraiment impossible. Je ne sais même pas
pourquoi je t’ai sauvée, dit-elle en détournant le regard. En tout
cas, j’espère que tu ne me tiendras pas rigueur pour ce que j’ai
fait.
— Tu l’as fait pour mon bien. C’est bon, tu es pardonnée.
Elle me dévisagea puis soupira.
— Il faut faire quoi pour t’énerver au juste ?
— Tu veux que je m’énerve ?
— Passons…
Je fixai la fenêtre voisine quelques instants, puis finit par lui
demander :
— C’est à cause de tes pouvoirs de prêtresse d’Uradan que tu
n’as pas été affectée ?
Je ne regardais pas son visage, mais je devinais facilement
qu’elle était satisfaite de ma question.
— Oui, je l’ignorais mais le fait d’avoir les grâces d’Uradan
me rend immunisée à la vampirisation… on dirait.
— Je me demande si Isabella le sait ?
273
— Si tel est le cas, elle a sûrement prévu de m’éliminer
demain dans la nuit, une fois vous autres transformées en
vampires. Il faut espérer qu’elle ne soit pas au courant..
Je souris. Dans le malheur, il y a parfois une part de chance.
— Nos affaires ont été volées et tu n’as jamais porté tes
vêtements cléricaux devant elle. Ton pendentif est sous tes
vêtements. Elle aurait pu s’en rendre compte pendant notre
combat l’autre jour, mais tu te battais de mon côté. Il y a
vraiment des chances qu’elle ne sache même pas que tu
appartiennes au culte.
Je fixai en direction de sa poitrine : son symbole divin devait
sûrement se trouver là, sous son pyjama.
— Quand bien même sait-elle pour l’immunité du clergé
d’Uradan, rien n’indique qu’elle te suspecte d’en faire partie,
repris-je.
— Oui, en effet, ton raisonnement se tient...On a peut-être eu
de la chance sur ce coup-là. Même si je me demande…
— Quoi ?
— Pourquoi nous ? Je veux dire, nous étions juste de
passage ?
— Nous sommes allées la voir pour dénoncer le vol. Elle nous
aura choisie à ce moment-là.
Mon explication se résumait au « hasard ». Néanmoins, je ne
pouvais lui dire que j’étais la fautive, que c’était sûrement à cause

274
de mon aura dakimakura qu’elle m’avait choisie et indirectement
elles aussi...
Je supposais que de son point de vue, faire de moi une
vampire n’était pas une action maléfique. Au contraire, elle
m’octroyait son amour, l’immortalité et la puissance. C’est
pourquoi l’aura dakimakura ne m’avait pas protégée contre sa
tentative de vampirisation.
C’était ses limites et sûrement les dieux avaient dû bien se
divertir en me voyant tomber dans le piège d’Isabella.
D’ailleurs, en parlant d’auras…
— Ah tiens ! Comment se fait-il que tu ne l’aies pas détectée
dès le début ? Je veux dire, en tant que prêtresse, tu as bien la
capacité de voir les auras impies, non ?
— En effet. Mais elle n’en a pas.
— Hein ? Elle ne serait donc pas maléfique ? demandai-je en
penchant la tête de côté, interloquée.
— Je ne suis pas un détecteur à mauvaises pensées, tu sais ?
Sinon je serais constamment en alerte avec tes idées déplacées.
— Je m’y attendais à celle-là… De toute manière, si c’est
comme la perception des flux magiques, ce n’est pas parce qu’on
voit un phénomène qu’on le comprend.
— C’est un fait. Et d’autre part, ma détection des auras impies
et sacrées n’est pas passive comme ta propre vision.
En effet, les mages humains devaient activement employer
leur pouvoir magique de « perception de la magie » pour voir les
275
flux et auras. C’était parce que j’étais une elfe que mon corps
réagissait en permanence à la magie, pour le meilleur et pour le
pire.
— Oui, c’est un sens inné chez moi, confirmai-je.
— Vous autres elfes êtes vraiment avantagés.
Difficile de le nier, c’est pourquoi je souris un peu gênée.
— Puis, il y a une dernière raison : les vampires sont doués
pour se cacher au sein des humains. Ce sont des prédateurs
sociables. S’ils pouvaient être démasqués par une simple analyse
d’aura, ce serait trop facile. La seule exception à cette règle, ce
sont les vampires qui prient activement des démons ou qui
emploient de la magie interdite. Comme les humains, cela teinte
leur aura de manière irrémédiable.
— Je vois. Merci pour ces explications. Au fait, ma
vampirisation est déjà achevée ou pas ? Je risque de me
transformer demain, maintenant que tu as brisé son emprise ?
D’ailleurs, elle s’y prend comment ? Car je ne ne me suis jamais
rendue compte de rien malgré mes sens elfiques…
— Le vin...Elle y a mélangé son sang et peut-être même un
somnifère léger pour ne pas nous réveiller lorsqu’elle vient nous
mordre en pleine nuit. Au début, je me suis aussi faite avoir.
Celui qu’elle nous a servi le premier soir avait un goût plutôt
étrange…
N’étant pas une habituée, il m’avait juste paru être du vin
normal.

276
— Je suppose que puisque vous êtes sous l’emprise du sang,
vous n’avez plus fait attention à ce goût âcre infect dans le vin.
Son sang réduit tout esprit critique à son encontre.
Non, avec ou sans son sang, je n’aurais jamais senti la
différence.
— Je pense que les premiers jours, elle avait mélangé du
somnifère dedans, mais celui qu’elle nous fait boire depuis
quelques nuits doit juste avoir son sang, puisqu’il ne suffit plus à
m’endormir suffisamment pour ne pas me réveiller lors de ses
visites nocturnes. Je continue de l’accompagner pour ne pas
éveiller ses soupçons...
En effet, Naeviah continuait tous les soirs de boire avec notre
hôte. Même si le sang de vampire n’avait pas d’effet sur elle, ce
n’était pas le cas du somnifère. Avec sa magie, elle aurait cela dit
pu le neutraliser facilement, mais je supposais qu’elle avait pris
quelques jours à se rendre compte de ce qui se tramait dans cette
demeure.
— Tu l’as vue entrer dans notre chambre ?
— Oui, juste les deux dernières nuits. Elle boit notre sang
pendant que nous dormons.
Une question me taraudait, c’était l’occasion.
— C’est… comment ?
— Hein ?
— Je parle de la morsure. Il paraît que ce n’est pas
désagréable.

277
Pour ne pas dire aphrodisiaque. Mais peut-être était-ce
simplement les vampires romanesques de mon ancien monde.
— Tu… tu es une perverse !
Elle ne répondit pas directement à la question, mais sa
réaction me laissa entendre que j’avais vu juste.
Une idée me traversa soudain l’esprit :
— Les rêves érotiques ! C’était à cause de sa morsure et de
l’influence de son sang !
— Je le pense aussi.
— Et cette nuit ? Si elle ne boit pas notre sang…
— Elle l’a déjà fait. Elle est passée tout à l’heure en coup de
vent. J’ai attendu qu’elle reparte pour te… désempoisonner.
— C’est malin de ta part.
Le plan de Naeviah aurait été plus difficile si Isabella avait
dormi à la maison. Je supposai qu’elle péchait d’excès de
confiance, elle relâchait elle-même sa garde en nous pensant sous
son influence.
Je touchai ma gorge à la recherche des trous de morsure.
— Elle les referme en léchant la plaie. Les vampires sont les
morts-vivants les plus lubriques d’entre tous. Quoi qu’il en soit,
normalement, ta transformation est arrêtée. Même si elle
parvient à te faire boire du sang demain, ce sera comme si elle
recommençait tout depuis le début.

278
— Oh, merci beaucoup ! Je te dois… bah, littéralement la
vie.
Elle fit signe de la main de laisser tomber les remerciements,
comme s’il l’agaçaient. Ah ! Les tsundere... !
— D’ailleurs, il y a quoi dans ta potion au juste ? C’est un
secret de ton ordre ?
Naeviah parut gênée, elle détourna le regard et se mit à
balbutier un instant.
— Elle… elle… elle est fait à partir de mon sang… puisqu’il
doit avoir une propriété anti-vampire…
Même dans un monde où la science n’avait pas découvert des
principes comme le génome, les cellules et toutes les formes de
vies microscopiques, le sang restait un élément important dans la
médecine. En occultisme également, le sang était au centre de
nombreuses concoctions. C’était logique, puisqu’il symbolisait la
vie.
C’était sûrement pour cette raison que les vampires le
buvaient pour remplacer celle qu’ils avaient perdue.
En soi, je n’étais pas très étonnée, mais le fait qu’elle n’osât
pas tourner la tête vers moi m’indiquait qu’il y avait autre chose
également.
— À force de boire du sang, je vais vraiment devenir une
vampire…
— Quelle blague idiote et déplacée ! Si tu ne l’avais pas bu, tu
en serais devenue réellement une !

279
— Mais il n’y avait pas que du sang, pas vrai ?
— Je… j’ai lancé une prière pour neutraliser les poisons
aussi ! Et j’ai aussi ajouté une pointe de mandragore…
— Où en as-tu trouvée, d’ailleurs ?
— Pendant que notre quête, quand je me suis éloignée… Il y
en a pas mal dans les forêts aux alentours.
Astucieux, je n’avais rien remarqué.
— J’ai aussi acheté un carat de grenat que j’ai réduit en
poudre. Et pour le reste, j’ai beaucoup prié la Déesse de m’aider.
Je gardais le silence pendant un petit moment, la laissant
penser qu’elle m’avait convaincue avec son discours mais, à peine
la vis-je soupirer de soulagement, que je portais le coup de
grâce.
— Et, en plus du sang, tu y as aussi ajouté d’autres fluides
corporels d’une prêtresse d’Uradan afin d’augmenter les chances
de succès.
— Q-Quoi ?!
— Simple suppo…
Elle ne me laissa pas finir qu’elle m’attrapa par le col, me fit
tomber en arrière et me secoua en rougissant de plus belle.
— Je n’ai pas fait ça !! Raconte pas n’importe quoi !!
Son expression et sa réaction me confirmaient l’inverse de ses
paroles.

280
Bah, qu’à cela ne tienne ! Il fallait ce qu’il fallait pour que cela
fonctionnât. Entre boire des fluides de Naeviah ou devenir une
vampire, le choix était vite fait.
Ma désinvolture ne l’aida pas à se calmer, elle me secoua aux
bords des larmes pendant un long moment.
***
Au matin…
J’avais peu dormi. J’attribuais la cause soit à la situation
stressante, soit aux effets hallucinogènes de la mandragore que
Naeviah avait mélangée à sa potion.
Quoi qu’il en fût, nous avions convenu de profiter de notre
journée à la maison — puisque nous avions décidé que suite à
notre dernière quête particulièrement difficile, il était préférable
de se reposer au moins une journée—  pour faire boire la potion
de dévampirisation à nos deux amies.
Naeviah m’avait choisie en première afin de disposer d’une
alliée à la fois fourbe et sans scrupule, assurément.
Tyesphaine était trop candide, elle n’aurait pas réussi à nous
tromper. Mysty aurait sûrement pu faire l’affaire aussi mais elle
était physiquement plus difficile à maîtriser que moi ; l’attaque
aux toilettes n’aurait pas fonctionné sur elle, je pense.
Naeviah avait neutralisé le poison dans toute la nourriture de
la maison, surtout le vin. Même si Isabella nous en ferait
consommer, il n’aurait pas d’effet.

281
J’avais déjà suggéré mon avis à Naeviah : notre meilleur atout
pour le moment était l’excès de confiance que la vampire avait.
Après six jours à nous donner du sang, elle semblait ne plus se
méfier de nous. Elle nous laissait seules et nous laissait même
partir en quête sans venir avec nous.
Il y avait de fortes chances qu’elle ne se doutât de rien. Nous
n’aurions qu’une seule chance et notre date butoir était la
prochaine nuit. Elle serait notre septième et dernière dose.
Selon Naeviah, la transformation physique surviendrait la nuit
suivante seulement. Il fallait probablement laisser le temps à
l’organisme d’assimiler totalement la septième. Néanmoins,
même si la transformation n’était pas immédiate, rien n’indiquait
qu’il était possible d’arrêter le processus passer la dernière
injection. Aussi, il fallait agir avant cette nuit.
— J’ai un plan pour Tyesphaine…, lui dis-je lorsque nous
fûmes seules. On va jouer sur sa corde sensible…
Je n’étais pas très fière de mon propre projet, mais il n’y avait
pas d’autres choix.
En fin de matinée, alors que Mysty était aux fourneaux en
train de chantonner paisiblement, j’annonçai :
— Puisqu’il y a un peu de temps avant de manger, je vais
aller me laver.
J’avais fait exprès de rester en pyjama, sans m’attacher les
cheveux.
Je m’approchai de Tyesphaine et lui chuchotait à l’oreille :

282
— J’ai quelque chose à te dire, tu pourrais me suivre ?
C’est… personnel…
Bien sûr, Tyesphaine mit un moment avant de s’en remettre,
je l’avais prise par surprise. Le regard que je jetai à Naeviah en
quittant la pièce lui fit comprendre que le moment n’allait pas
tarder à arriver.
Tyesphaine me suivit à l’étage, dans le couloir où se trouvait
la petite salle de bain. Je m’arrêtai devant la porte et sur un ton
faussement timide lui expliquai :
— En fait… c’est un peu gênant… Je… je pense que j’ai un
truc dans le dos… ça me pique un peu. Un bouton peut-être…
ou autre chose… J’ai peur que ce soit un tique, ou un autre
parasite qui m’est tombé dessus en forêt.
— Fiali…
— Est-ce que ça t’embêterai de jeter un œil ?
Je pris ma voix la plus affable et essayai d’adoucir au
maximum mes traits. Bien sûr, c’était un pur mensonge, je
n’avais rien.
— Euh… oui…
Je commençai à déboutonner ma tunique, avant de me
raviser.
— Allons plutôt à l’intérieur… Si Naeviah nous surprend
dans le couloir, tu te doutes de ce qui arrivera.
— Pourquoi… moi ?

283
Tyesphaine avait son teint rouge habituel, elle baissait les
yeux et était si craquante. Une part de moi souffrait du mensonge
éhonté que je venais de lui dire. Tyesphaine avait le chic pour
me faire culpabiliser, elle était un ange incarné.
— Naeviah… Bah, si je lui dis de m’ausculter, elle
accepterait, mais si je me déshabille… elle va se mettre à
hurler… Et Mysty, elle risque d’en profiter pour me tripoter…
Mes arguments étaient sensés, même si en réalité Naeviah
aurait sûrement acceptée sans rien dire. Elle avait beau s’énerver
et s’embarrasser, elle restait une prêtresse à l’écoute du malheur
des autres.
Je parvins à convaincre Tyesphaine qui me suivit dans la salle
de bain. Elle tremblait comme une biche qu’on serait sur le point
d’abattre. C’était un curieux spectacle, considérant le fait que
j’étais la plus petite et menue des deux.
Malgré l’embarras, pour l’intérêt de la mission, je commençai
à retirer mes vêtements. Je me couvris simplement d’une
serviette (que délibérément j’attachai avec négligence, l’incitant à
tomber facilement).
Tyesphaine tournait son regard, elle avait même mis ses
mains sur ses yeux. J’entendais aisément son rythme cardiaque
accélérer et sa sueur se faire plus abondante sur sa nuque (elle
me tournait le dos).
— C’est bon… Tu peux te tourner. Un grand merci à toi,
Tyesphaine. Je suis sincèrement désolée de t’embarrasser, je sais
que tu n’es pas à l’aise avec ce genre de choses…

284
— Non… si c’est pour toi… cela ne me gêne pas… je… je
veux t’aider…
Parce que j’étais une fée à ses yeux. Je ne pus m’empêcher
d’afficher un rictus insatisfait, mais je l’enfouis immédiatement.
— En tout cas, merci à toi. Je…
À ce moment-là, je fis exprès d’effectuer un geste ample en
m’avançant vers elle. La serviette ne tarda pas à se détacher,
découvrant toute ma nudité frontale.
Tyesphaine se pétrifia tandis que ses yeux me fixaient. C’était
gênant, je ne dirais pas l’inverse, mais j’essayai de relativiser : ce
n’était pas la première fois et c’était pour son bien.
Cela faisait partie de mon plan, je savais qu’elle réagirait ainsi
en me voyant ; c’était de Tyesphaine dont il était question.
Il ne restait plus qu’une chose à faire : donner le signal à
Naeviah.
Je baissai mon regard, puis me grattai la joue.
— Oups ! Bah, tu m’as déjà vue quelques fois. Puis, nous
sommes entre filles, ce n’est pas comme si tu allais me sauter
dessus pour me faire des choses indécentes… Haha !
Ce qui avait failli arriver lorsqu’elle était possédée par la
succube, mais bon...
Tyesphaine ne bougeait plus, elle ne clignait même plus des
yeux. Honnêtement, on aurait dit une statue humaine.

285
— C’est vrai qu’on avait des serviettes, mais on a déjà pris un
bain ensemble dans un tonneau...
J’accentuai ce mot qui était notre signal avec Naeviah.
Cette dernière ouvrit la porte derrière Tyesphaine et
débarqua. Profitant de la surprise et de l’embarras de
Tyesphaine, nous la plaquâmes au sol.
Elle n’offrit aucune résistance. Avec nos deux corps sur elle
pour l’immobiliser et ma nudité pour arrêter sa capacité à
réfléchir, mon plan était parfait.
Pendant que Naeviah retenait les jambes, je pris la potion
dans sa poche, la débouchai et la dirigeai vers la bouche de
Tyesphaine. En me voyant approcher de la sorte, elle écarquilla
les yeux et elle tomba inconsciente.
Voilà qui me facilita grandement la tâche, même si j’avais
honte de moi et me sentis si misérable.
À son réveil, quelques secondes plus tard, pour ne pas alerter
Mysty, nous continuions de la retenir prisonnière. Je n’avais pas
eu le temps de m’habiller.
— Est-ce que tu arriverais à dire qu’Isabella est une traîtresse
si je te le demande ?
Je m’inspirai de la question de Naeviah, mais j’eus
l’impression de l’avoir posée maladroitement car elle paniqua.
Naeviah, qui était rouge pivoine également, me jeta de côté :
— Habille-toi, espèce de délurée ! Je m’occupe de tout lui
expliquer.
286
— J’aimerais que tu sois plus sympa avec moi : mon plan à
fonctionner.
— Mais c’était un plan de perverse que toi seule aurait pu
penser. Tsss !
Pendant que je m’habillais, Naeviah fit passer le test à
Tyesphaine : elle était libérée du sang d’Isabella, il ne restait plus
qu’à faire de même avec Mysty.
Mais avant cela…
Je m’inclinai presque à quatre-vingt-dix degrés et m’excusai :
— Désolée, Tyesphaine !! C’était fourbe de ma part, mais je
savais que tu serais embarrassée aussi… c’était efficace.
— Tu… Vous… m’avez sauvée… je… c’est pas grave…
— Merci, Tyesphaine !
Je ne pus contenir mes émotions, je lui pris les mains et la
contemplait avec reconnaissance, comme si elle était une sainte.
Mais, à peine baissa-t-elle le regard sur moi qu’elle s’agita et
rougit jusqu’aux oreilles. Elle aurait sûrement du mal à se
débarrasser de l’image que je lui avais imprimer dans les yeux…
Aux grands maux, les grands remèdes comme on disait. Je
n’avais pas de regrets.
Le cas de Mysty fut plutôt inattendue.
Une fois le repas fini, elle nous demanda directement :
— Au fait, vous complotez quoi ? J’aime pas trop être mise
de côté, vous savez ?
287
Le plan que j’avais pensé à la base était d’utiliser la force de
Tyesphaine pour l’immobiliser et lui faire boire la potion de
force. Mais elle nous coupa l’herbe sous le pied avec cette
question aussi brusque qu’inattendue.
Naeviah me regarda, elle hésitait et ne savait que répondre.
— Euh… rien, je t’assure, répondis-je.
Mais Mysty vint se placer derrière moi et me posa ses mains
sur les épaules.
— J’sais que tu mens, ma Fiali. Si tu ne veux pas que je te
chatouille pour te faire tout avouer… ou bien que j’te mordille
l’oreille, va falloir passer à l’aveu.
Tel un prédateur en train de jouer avec sa proie, elle me lécha
le cou, en menaçant de remonter aux oreilles. Tyesphaine était
de nouveau paralysée.
Lorsque Naeviah vint nous séparer :
— Arrête, perverse bis ! Éloigne-toi d’elle !
Mysty l’attrapa à son tour et lui fit subir le même sort.
— Kyaaaaaaaaaa !!!!
— Pas de jalouses ! Haha ! La suivante est Tyes ! Hihihi !
Il fallait à tout prix éviter qu’elle mit cette menace en
application ! Contrairement à nous, Tyesphaine n’avait aucune
résistance du tout !
Je lui attrapai à la main et la retint. Une idée avait surgi
soudainement dans mon esprit.
288
Mysty était sous l’emprise du sang d’Isabella, mais tant que
nous menacerions pas cette dernière, elle n’avait aucune raison
d’agir brutalement envers nous.
En partant de ce principe : Mysty restait Mysty. Elle était
joueuse, même féline, et aimait les câlins. Aussi, je lui
demandai :
— Tu veux savoir ?
— Bah ouais ! Ch’suis vot’ pote ou pas ?
— Et si je te disais que le secret que nous te cachons ne
remet pas en question notre amitié, mais qu’il s’agit d’une
surprise pour toi ?
— Hoho ! Tu m’excites, Fiali ! C’est quoi ? C’est quoi ? C’est
quoi ?
Je jetai un regard en coin à Naeviah qui cherchait à s’enfuir,
mais était retenue par Mysty de plus en plus agitée.
— Tu m’intrigues, c’est ce que tu aurais dû dire, la corrigeai-
je.
— Nope, tu m’excites, ma Fiali !
Je n’aurais pas dû la reprendre, c’était moi qui avais peur à
présent.
— J’ai une proposition…
— OK, dis-moi.
— Euh… Je te dirais notre secret, si tu bois cette potion.

289
Naeviah hésita un instant, puis la sortit de sa poche. Mysty
l’observa un instant avec insistance, puis la prit, retira le bouchon
et renifla.
— Elle sent mauvais… Ch’suis sûre qu’elle est dégueulasse.
Mmm… Marchandons ! J’veux tu me fasses des trucs pervers en
plus du secret !
— Whooo ! T’es dure en affaires, toi ! dis-je.
Je ne m’y étais pas attendu. Cela dit, Mysty était une fille de
marchands, il n’y avait rien de si étonnant en soi.
Il y avait toutefois un gros problème : Naeviah m’avait
expliqué qu’il n’y avait qu’une potion chacune, il lui fallait du
temps et des ingrédients pour les produire. Si Mysty refusait et
que nous échouions à la lui faire boire, ce serait un drame.
Il fallait donc qu’elle acceptât ABSOLUMENT de la boire. Il
n’était plus question de la prendre par surprise ou autre, le seul
choix qui restait était de la duper pour qu’elle la bût.
— Euh… c’est un peut trop quand même… Disons… Que
Naeviah et moi on te fera un bisou. Ça te… va ?
Je n’eus pas le temps de finir que Mysty but la potion d’un
trait.
— Hein ? Pourquoi tu m’embarques là-dedans ?!
— C’est ta potion, pourquoi je me sacrifierais seule ? Puis,
c’est… tes fluides dedans, assume un peu.
Je dis la fin de phrase volontairement très bas, Naeviah seule
l’entendit. D’ailleurs, elle m’attrapa par le col et commença à me
290
secouer quand Mysty s’interposa entre nous et exigea son
paiement.
— D’abord les bisous et ensuite le secret ! Héhé ! Ch’sais pas
ce que c’est, mais j’ai hâte !
Elle commença à avancer ses lévres vers nous, réclamant son
dû. Alors que Naeviah commença à fulminer, je m’approchai
pour chuchoter à l’oreille.
— Mysty, ferme les yeux.
— Mais vous trichez pas !
Elle ferma les yeux.
— Un… deux… trois !
* Smack *
Chacune d’un côté, nous lui donnions un bisou sur la joue.
Elle rouvrit les yeux.
— J’pensais sur la bouche…
— Je n’ai rien précisé de la sorte. Puis, tu ne m’as même pas
laissé le temps d’approuver l’engagement, nous aurions même pu
nous en dispenser.
— Pas faux… J’me suis trop hâter. Stupide Mysty ! La
prochaine fois, j’serais plus précise ! Bah, en tout cas, merci à
toutes les deux !! Vous avez des lèvres douces !!
Naeviah s’éloigna de suite, embarrassée. De mon côté, je
m’étais tellement habituée à Mysty que j’étais restée assez calme
tout du long.
291
Il fallait juste encore une dernière vérification :
— Eh, Mysty ! Est-ce que tu nous préfères à Isabella ?
— Carrément !
— Est-ce que tu peux dire qu’elle est une traîtresse ?
— J’sais pas pourquoi j’ferais ça, mais j’peux le dire.
Pourquoi ?
— Et est-ce que tu peux dire qu’elle est méchante, qu’elle a
cherché à nous tromper ?
— Euh… Ouais. En même temps, tout le monde dans cette
ville veut nous la faire à l’envers. Isa est cool, mais elle a
sûrement des arrières-pensées. Elle veut soit nous utiliser pour
faire des missions chelous, soit elle se sent seule et veut nous
garder avec elle. Un peu son harem… J’la comprends, j’me
choisirais aussi à sa place. Hahaha !
Je regardai Naeviah et Tyesphaine : les réponses semblaient
bonnes. Nous soupirions, sous les regards interrogateurs de
Mysty.
— Et le secret alors ?
Il était temps à présent de lui expliquer et de décider de la
suite de nos opérations…
***
Le lendemain, le septième jour de notre vampirisation
(avortée), le temps était nuageux.
Cela n’arrangeait pas nos objectifs.
292
Nous avions décidé de ce que nous allions faire : nous ne
pouvions pas rester vivre chez une vampire qui essayait de nous
transformer en morts-vivantes.
Mysty avait proposé de simplement partir sans demander
notre reste. Isabella ne se méfiait plus de nous, pensant que nous
étions sous son charme sanguin, nous pouvions facilement payer
le droit de péage pour sortir de la ville avec le fond monétaire
que nous avions gardé pour nos missions (car oui, être aventurier
ne dispensait pas de devoir payer cette taxe).
Pour ne pas devoir subir tous les péages, il existait une
solution simple, avait dit Mysty (qui semblait avoir déjà étudié la
question depuis un moment) : passer par les montagnes.
En effet, il n’y avait pas de péages dans les montagnes car ce
n’était pas des routes commerciales qu’on pouvait emprunter
avec des chariots. Quelques piétons avisés pouvaient bien sûr les
franchir, toutes escarpées fussent-elles.
Mais, Naeviah n’avait pas été du même avis :
— Ce problème nous dépasse. Il ne faut pas se contenter de
penser à nous, mais à toutes les victimes qu’elle fera dans un
avenir. Il faut l’éliminer !
Forcément, cela avait été des paroles cohérentes pour une
prêtresse d’Uradan dont la mission était d’éradiquer les morts-
vivants.
Néanmoins, Tyesphaine et moi avions eu un autre point de
vue : nous voulions parler à Isabella. Elle nous avait accueillies,
avait payé notre rançon et nous avait aidées à retrouver nos
293
affaires. Partir sans demander notre reste serait particulièrement
malpoli.
Même si en général le bon sens voulait qu’on suivît la
majorité, notre groupe n’avait pas de telle règle : à la place, nous
avions essayé de trouver un compromis entre nos quatre avis.
Le plan était simple : il fallait attirer Isabella hors de la ville
en pleine journée où, selon Naeviah, elle serait moins puissante.
Même si elle faisait partie des vampires daywalker, Naeviah
présumait qu’elle ne pourrait pas utiliser ses pleins pouvoirs.
Pour atteindre cet objectif, nous avions choisi une mission se
déroulant dans les montagnes, une simple traque de Drake
rocailleux (un lointain cousin des dragons, mais sans intelligence
complexe, un gros lézard agressif, en somme).
Le matin, j’avais demandé à Isabella son aide. Je n’avais pas
expliqué aux filles pourquoi je m’étais proposée, j’avais misé
uniquement sur mon aura dakimakura.
— Nous nous perdons facilement et les montagnes sont
complexes pour l’orientation. Est-ce que vous ne pourriez pas
venir avec nous ? Bien sûr, nous vous donnerons toute la
récompense.
— Vous me reversez déjà toute la récompense, même si je ne
viens pas, m’avait-elle fait remarquer en souriant.
— Ah oui… Je… je vous donnerai une récompense
additionnelle… en nature…
Bien sûr, j’avais prononcé ces mots suffisamment bas pour
que mes amies ne pussent pas les entendre. Isabella avait souri.
294
Difficile de dire si elle avait réellement été intéressée ou non, elle
m’avait caressé la tête sans répondre, puis avait rejoint le groupe
et nous avait accompagnée.
Le plan se déroulait sans encombre, elle avait accepté, nous
allions pouvoir lui poser des questions et, au pire, si la situation
dégénérait, nous pourrions aussi bien l’affronter loin des regards
indiscrets que nous enfuir dans les montagnes sans être
poursuivies par la milice qu’Isabella dirigeait.
En principe, le plan était bien ficelé, mais le climat n’avait pas
été au rendez-vous. En début d’après-midi, soudain, le ciel s’était
couvert.
À présent, il faisait gris, un peu le genre d’ambiance des
journées de pluie automnale.
Cela faisait une bonne heure que nous avions quitté la ville.
Toutes les quatre nous échangeâmes des coups d’œil entendues.
Soudain, Mysty demanda à Isabella qui marchait en tête :
— Isa ? T’es une vampire, au fait ?
Je m’étais attendue à ce que Mysty mette les pieds dans le
plat, mais pas à ce point non plus. Il y avait un protocole à
respecter en pareilles circonstances !
Cela dit, je parlais de Mysty, d’entre toutes c’était elle qui se
fichait le plus des règles qu’elles fussent sociale ou légales.
Isabella s’arrêta, nous fîmes de même.
Par un effet du sort que je ne pensais jusque-là qu’inhérents
aux films et anime, à cet instant précis, je ressentis un
295
picotement froid sur ma joue. Je me rendis immédiatement
compte que la sensation humide n’était autre qu’un flocon de
neige qui venait de fondre au contact de ma peau.
Je levai le regard au ciel, d’autres se mirent à tomber. Les
filles et Isabella firent de même au cours de ce bref instant de
tension qui parut durer si longtemps ; un peu comme le calme
avant la tempête.
Nous attendions sa réponse, Isabella était aussi calme que
toujours.
Mysty et Tyesphaine s’étaient placées devant Naeviah et moi.
Même si elles n’avaient pas dégainées leurs armes, elles étaient
prêtes (Tyesphaine avait déjà apprêté son bouclier, puisque nous
étions en mission).
Ce jour-là encore, Naeviah ne portait pas sa robe cléricale.
Dans nos sacs se trouvaient les affaires qui nous restait après la
dérobade, ainsi que les sacs de couchages (qui étaient dans le sac
magique) et des provisions que nous avions « empruntées » à
Isabella.
Si les négociations se passaient bien, nous allions les lui
rendre. Dans le pire des cas, ce serait un dédommagement pour
le mal qu’elle nous avait fait.
— Il neige un peu tôt cette année, dit Isabella en baissant la
tête et en fixant son regard sur nous.
— Et pour notre question ? demanda Naeviah fermement.
Isabella soupira et leva les épaules :

296
— Un vampire ne se promène pas en pleine journée, vous
savez ?
— Sauf les naptelios ! contesta Naeviah, vivement.
Isabella parut surprise l’espace d’un instant, puis elle sourit en
coin :
— Vous croyez réellement à ces contes de fées ?
— Non, nous croyons la parole de Naeviah, une prêtresse
consacrée d’Uradan !
Sur ces mots, je tirai sur la chaînette du symbole religieux
que cette dernière portait sous ses vêtements pour le montrer à
notre interlocutrice.
Une nouvelle fois, elle parut surprise mais je crus voir
également une expression contrariée apparaître subrepticement
sur ses traits.
— Ah bon ? Je vois… Et ? Qu’est-ce qui vous permet
d’affirmer une telle chose ? Ce sont des accusations graves, vous
savez ? Moi qui vous pensais être de braves filles… J’étais allée
jusqu’à payer votre caution et vous…
— Arrête ça ! Tu l’as fait pour attirer chez toi et nous
vampiriser ! cria Naeviah. J’ai découvert ton sang empoisonné
dans le vin ! Je t’ai vu t’abreuver du nôtre en pleine nuit ! C’est
un miracle si nous y avons échappé !
— Un miracle ? On dirait plutôt une farce…
Isabella soupira en baissant le visage. Lorsqu’elle le releva,
elle avait fait tomber son masque : son regard était dur et distant,
297
je ne lisais plus la gentillesse dont elle avait fait preuve jusque
lors.
— D’accord, j’avoue : je suis une vampire. J’ai l’intention de
vous transformer pour vous adjoindre à ma famille. Je vis seule
depuis si longtemps, est-ce mal de vouloir de la compagnie ?
Je ne pouvais m’empêcher de la trouver pitoyable à cet
instant. D’une certaine manière, j’étais persuadée qu’elle ne
mentait pas vraiment.
Peut-être parce que j’avais lu et vu des histoires de vampire
autrefois. Peut-être parce que j’étais moi-même une créature
esseulée et immortelle.
À cet instant, j’arrivais à comprendre sa détresse.
— Arrête ton char ! Les vampires sont des formes d’existence
profondément égoïstes et malsaines ! Tu veux juste des jouets
avec qui t’amuser, c’est tout ! Tu veux abuser de nous !
— Euh… moi aussi j’veux m’amuser avec vous, fit remarquer
Mysty. C’est vraiment si mal que ça ? Je suis une vampire
maléfique aussi ?
Je manquai d’éclater de rire : en un sens, Mysty n’avait pas
tort. Si on admettait qu’elle le faisait juste pour avoir de la
compagnie, j’aurais du mal à considérer Isabella comme un
monstre malfaisant. Son unique tort avait été de ne pas nous en
avoir eu notre consentement.
Mais, d’un autre côté, je la voyais mal venir voir des jeunes
femmes en leur disant :

298
— J’aimerais vous transformer en vampire pour vous intégrer
à ma famille vampirique et que nous puissions toutes les cinq
nous amuser, ça vous dit ?
Si la populace pensait comme Naeviah et diabolisait ces
créatures, aucun doute qu’elles devaient se cacher.
— C’est pas pareil dans ton cas ! Idiote ! Tu n’es pas morte et
tu n’essayes pas de nous transformer !
— Ah bon ? Mais depuis qu’on voyage ensemble, on a toutes
changées quand même, t’sais ? Avant t’étais plus solitaire, Nae.
Tyes était plus timide. Et Fiali était plus distante.
J’avais été distante ? Je l’apprenais à ce moment-là.
— Aaaahhh ! Mais tu vas te taire, oui ? C’est pas pareil, je te
dis ! Tu es de quel côté au juste ?
Encore une fois, je devais donner un point à Mysty. Si on
considérait les choses sous cet angle, chaque relation, chaque
échange nous transformait qu’on le voulût ou non. En quoi la
vampirisation aurait été réellement pire ?
À cet instant, je ne pus m’empêcher de fixer Naeviah en lui
posant tacitement la question : « En vrai, c’est si grave que ça ? »
À part le fait qu’elle m’empêcherait d’accomplir mon objectif
et qu’elle manipulerait mon sentiment d’affection pour elle, je ne
voyais pas grand-chose à reprocher à son attitude envers nous.
Au fond, n’aurions-nous pas été heureuse une fois devenues des
vampires à ses ordres ?

299
C’est une manière de pensée qu’aucun héroïne des fictions que
j’avais lues n’aurait pu avoir. La notion de bonheur était
indépendante de celle de devoir ou de l’éthique. En général,
suivre les ordres et recevoir de la reconnaissance apportait plus
de joie que la liberté qui impliquait de grandes responsabilités.
Sa domination mentale avait été subtile, à aucun moment je
n’avais remarqué être sous son contrôle. Et même lorsque
Naeviah m’avait fait boire sa potion, je n’avais ressenti aucun
changement.
— Quel… est votre vrai objectif ? Pourquoi… nous ?
Isabella soupira confrontée aux questions soudaines de
Tyesphaine.
— Vous êtes si mignonnes. Cette question me paraît insensée.
Au début, je voulais surtout Fiali…
Aura dakimakura !!
— Une elfe, c’est particulièrement rare d’en croiser une.
En effet, avant même notre rencontre, elle connaissait mon
espèce. J’avais complètement oublié de lui demander qui était
cette autre elfe dont elle avait parlé.
J’essayai de saisir l’occasion :
— C’est vrai que vous en aviez déjà croisé une ! Qui était-
elle ?
Isabella me fixa droit dans les yeux et me dit avec une
expression malicieuse :

300
— Rejoins-moi et je te dirais tout à son propos.
Elle en savait donc plus qu’elle ne l’avait dit. C’était un indice
précieux, mais la contrepartie me déplaisait malgré tout.
— Eh oh !! Ne te laisse pas embobiner, la perverse ! Si tu
acceptes, je te tue, tu m’entends ?!
— J’ai pas dit que j’allais accepter !
— Ton cœur paraît toujours si prompt à flancher vers les
ténèbres, je me méfie !
Je reconnaissais que la tentation m’avait effleurée une simple
microseconde de rien du tout. Non seulement, il y avait la
question de cette elfe inconnue, mais en plus… comment mes
pouvoirs ténébreux évolueraient-ils une fois devenue vampire ?
Je ne pouvais que supposer qu’ils se renforceraient sous cette
forme.
Mais résolument, je ne pouvais pas faire confiance à Isabella.
Rien ne m’affirmait qu’elle ne mentait pas et qu’elle me laisserait
agir à ma guise une fois à ses ordres.
Puis, Naeviah ne serait pas vampirisée pour sa part. Et
considérant son antipathie pour les morts-vivants, elle refuserait
toute alliance avec nous. Isabella serait contrainte de la tuer et je
préférais rester aux côtés de Naeviah qu’Isabella.
— Ma proposition vaut pour toutes les quatre. Rejoignez-moi
et fondons notre propre nation ! Mettons à terre ces stupides
sangsues qui aspirent et recrachent l’argent par tous les pores de
la peau ! Dans mon futur fief, des filles aussi belles que vous ne
seraient en manque de rien, tout leur serait concédé.
301
C’était donc son objectif ? Abattre le pouvoir et recréer son
propre domaine ?
En soi, une fois de plus, j’avais du mal à la diaboliser. Quand
on voyait la vicissitude d’Inalion, je doutais sincèrement qu’elle
aurait pu faire pire. Même si dans son domaine les morts
dévoreraient les vivants, ce serait moins hypocrite que cette
république corrompue jusqu’à la moelle par le concept d’argent
et qui laissait les gens s’avilir, se jeter d’eux-mêmes dans la
fange, souffrir et finalement mourir.
En un sens, je me disais que Naeviah était trop perspicace.
Elle avait raison de se méfier de moi : je n’étais pas l’ennemi
d’Isabella, tout comme je n’avais pas été celle du géant
arcanique.
La société humaine était trop imparfaite, trop injuste et
absurde pour que je l’aimasse.
Ce qui me différenciait d’Isabella ou du géant, c’était mes
amies. Si à cet instant, j’avais rejeté la proposition du géant et si
je rejetais celle d’Isabella, c’était uniquement pour rester avec
elles.
— Hors de question !! répondit de suite Naeviah.
— Moi, j’pige pas tout, mais j’aime pas les ordres. Je t’en
veux pas Isa, mais j’veux pouvoir voyager. Si on se recroise, on
peut boire un verre… sans poison, bien sûr.
J’avais envie d’enlacer Mysty. Elle résumait un peu ce que je
pensais.
— Je… refuse…
302
La réponse de Tyesphaine était plus sobre, elle lui
ressemblait. Je supposais qu’en tant que porteuse d’une armure
maudite, elle se passerait bien d’une nouvelle malédiction.
Les regards se tournèrent vers moi qui avait pris trop de
temps à répondre. Naeviah me fusillait du regard.
— J’ai jamais dit que j’allais accepter non plus ! Désolée,
Isabella. Vous vous êtes bien occupée de nous et si nous
repasserons en ville, je vous promets de vous rembourser. Mais
nous avons notre propre mission à accomplir, nos chemins se
séparent ici.
Naeviah grommela mais ne dit mot. Elle avait promis de ne
pas engager le combat si Isabella n’en faisait rien.
À nos yeux, elle était encore notre sauveuse, nous n’avions pas
envie de la tuer.
Mais…
— Tous ces efforts pour vous attirer chez moi et tout cet
argent dépensé… la reconnaissance se perd de nos jours…
— Attendez ! dis-je. Vous nous avez attirées chez vous ?
Laissant tomber les mensonges, elle afficha une expression
hautaine et moqueuse :
— La ville est grande, un tel hasard ne se serait jamais
produit sans un petit coup de pouce, tu sais ?
— Petit coup de pouce… ? répéta Tyesphaine.

303
— Evidemment ! Je vous ai repérées à Liris. À ce moment-
là, j’avais déjà décidé de vous avoir à mes côtés. Comme je l’ai
dit, trouver une elfe est juste incroyable.
Cette fois, il ne faisait pas l’ombre d’un doute que toute cette
affaire avait été engendrée par l’aura dakimakura. Elle venait
d’avouer qu’elle avait entrepris tout cela pour moi.
— Vous trois, vous êtes des bonus appréciables. Regardez
donc ce petit visage délicat ! Ces yeux magnifiques ! Ce corps
sculpté par les dieux ! Aaaaaahhhh !! Je ne tiens plus ! Je te veux
Fiali ! Sois mienne ! Ne regarde que moi ! Ne pense qu’à moi !
Je veux tout ton amour ! Je veux que le moindre de tes souffles
porte mon nom ! Que tes rêves soient envahis par mon image !
Sois mienne ! Maintenant et à jamais !
Pouaaahhh !! Ce changement était brutal !
Jusque lors je l’avais pris en pitié, je l’avais défendue, mais
Isabella venait de montrer sa vraie nature : elle était folle ! Une
yandere !!
J’en avais déjà parlé, mais c’était ce que je redoutais le plus
dans ce monde-ci. L’aura dakimakura me protégeait des
intentions hostiles, mais pas d’une folle qui pensait me faire du
bien à travers la douleur.
Tandis que mes amies fixaient Isabella les yeux écarquillés, je
demandai pour confirmer mes pensées :
— Et cela ne te dérange pas de me priver de ma liberté, de
me faire souffrir tant que je reste avec toi, c’est bien ça ?

304
— Mon amour soigne toutes les blessures ! Une fois gorgée
de mon sang, tu seras heureuse simplement en restant à mes
côtés qu’importe les coups de fouets, les griffures et les
morsures ! Kyaaaaaaa !! Je brûle de passion pour toi ! Mes
hanches flanchent et mon cœur revient à la vie !
Isabella prit son visage entre ses mains tandis que ses yeux
s’embrassèrent d’une lueur rougeoyante.
Elle était folle ! Folle à lier ! Si je la laissais faire,
effectivement je deviendrais son esclave (sexuel ? Les vampires
pouvaient encore avoir ce genre de désir ?) pour l’éternité. Je
n’aurais même pas l’espoir de mourir pour lui échapper, je
deviendrais encore plus immortelle.
— Tu… tu… TU ES VRAIMENT LA REINE DES
PERVERSES !! me hurla Naeviah en m’attrapant par les
épaules.
— Ho ho ! Fiali, t’as vraiment la super cote ! En même temps,
j’pige facile pourquoi : t’es à croquer !
— C’est… indécent…
— Eh oh ! On se calme les filles ! J’ai rien fait moi ! Et j’ai
pas dit que je voulais accepter l’amour de cette folle ! Protégez-
moi au lieu de me réprimander !
Même si j’avais l’impression de le prendre sur le ton de la
plaisanterie, en réalité j’avais plutôt peur. Isabella n’aurait aucun
remord à tuer mes amies et m’attraper, je le savais. Puis, sentant
ma protection divine inefficace, c’était comme si j’étais nue
devant la vampire. Je ne pouvais m’empêcher de trembloter.
305
Tyesphaine fut la première à le remarquer. Même si elle était
empourprée, elle se plaça devant moi en dégainant son arme.
— Si… si tu veux faire du mal à… Fiali… je serais ton
ennemie…
Mysty fut la suivante, elle dégaina ses kama.
— J’ai rien contre toi et mais si Fiali refuse et que tu insistes,
j’vais me fâcher.
— Espèce de sale mort-vivant ! S’il n’en tenait qu’à moi, je
t’aurais détruite sans même parler ! dit Naeviah en colère. Si tu
pars sans demander ton reste, je t’épargnerai !
Pendant quelques instants, nos deux camps s’observèrent sans
rien décider : tout reposait sur la décision d’Isabella.
Cette dernière reprit son maintien habituel. Elle me fixa droit
dans les yeux. La neige tombait autour de nous, la température
était froide, d’autant plus en montagne.
— J’aurais préféré employer les manières douces, mais je n’ai
pas l’intention de vous laisser partir, surtout pas toi, Fiali. Vous
regretterez de n’avoir pas profiter de la surprise.
Isabella dégaina sa flamberge magique qui s’entoura d’un
nuage glacé attestant d’une de ses propriétés magiques. Je tirai
également mon arme de son fourreau.
Isabella chargea droit devant elle à une vitesse fulgurante. Je
compris bien vite que la dernière fois, lorsque nous avions
combattu à ses côtés, elle avait bridé ses réelles capacités.

306
La couverture neigeuse du ciel semblait également jouer en sa
faveur : il n’y avait pas de soleil pour réduire ses pouvoirs. Car
oui, les naptelios pouvaient certes évoluer en pleine journée,
mais sous les rayons du soleil ils perdaient leurs capacités
vampiriques, même les plus basiques.
La vitesse inhumaine avec laquelle elle vint percuter le
bouclier de Tyesphaine était la preuve qu’elle combattait
pleinement. Elle enchaîna les coups à un tel rythme que notre
pauvre paladine n’eut aucune ouverture ; pire encore, elle dut
entourer son bouclier d’une aura magique pour renforcer sa
défense.
Je ne pouvais qu’imaginer la puissance que délivrait Isabella à
chaque attaque.
— Ne bâille pas aux corneilles, perverse !
Naeviah se mit à incanter immédiatement :
« Retourne au tombeau et hante les cryptes qui sont ton
domaine, toi qui a bravé l’interdit... »
C’était la première fois que j’entendais cette prière, était-ce
un sort dont elle ne nous avait pas parlé ?
Mais je n’avais pas le temps de patienter et attendre sa fin, je
me mis à incanter à mon tour. Naeviah m’ayant indiqué que les
vampires étaient résistants aux ténèbres, desquelles ils tiraient
une partie de leurs pouvoirs, je me retranchai sur le feu qui était
un élément qu’ils détestaient en principe.
« Venus des enfers obscurs, torrents de flammes abyssales... »

307
— Comme si j’allais vous laisser faire !
Isabella porta un balayage à Tyesphaine qui la prit par
surprise et la fit tomber à terre. Puis, elle visa Naeviah dans
l’intention d’interrompre son incantation.
À sa place, j’aurais fait sûrement pareil.
Mais, alors qu’elle fit un pas en avant, Mysty l’attaqua dans le
dos avec ses kama enflammés. Ses lames s’enfoncèrent dans les
parties peu protégées par l’armure, un peu de sang gicla même
bien qu’en faible quantité (les vampires n’ayant plus de pouls, ils
n’étaient pas sensibles aux hémorragies).
Isabella se retourna pour porter un coup de pied à Mysty qui
l’esquiva, puis enchaîna avec un coup de pommeau qui toucha le
front de notre amie. Le sang se mit à dégouliner sur son visage,
Mysty fut sonnée par la violence du coup.
« … Shalysith (Purple Flames) ! »
« Que la Mère Bienveillante te prenne en pitié ! Lierfayoi !! »
Nos incantations partirent plus ou moins en même temps,
avant qu’Isabella ne pût profiter de l’occasion pour frapper une
nouvelle fois Mysty.
Mon oiseau de feu fondit sur la vampire, tandis qu’une sphère
violette, un peu comme de la lumière noire, jaillit des mains de
Naeviah.
Isabella fut interrompue dans son action, mes flammes lui
laissèrent des brûlures visibles, tandis que le sorts de Naeviah fit

308
tomber en cendre sa chair ; un des os de ses bras fut dévoilé par
la blessure, c’était un spectacle émouvant.
Malgré tout ce qu’elle avait dit, j’avais encore du mal à lui en
vouloir au point d’observer flétrir ses chairs de la sorte. Au fond,
je savais qu’elle n’était pas si mauvaise… même sa folie n’était
qu’exacerbée par mon aura.
Mais, Isabella ne comptait pas s’arrêter pour si peu. Elle porta
un nouveau coup de pied à Mysty et la projeta à terre, puis
chargea Naeviah.
Je l’interceptai en faisant apparaître mon bouclier magique.
— Je ne te laisserai pas lui faire de mal.
Je contre-attaquai : j’injectai ma magie de feu dans mon arme
et la frappai aussi habilement que toujours, mais elle dévia mon
arme, me porta un coup de genou qui fut bloqué par mon
bouclier magique, avant de me rouer de coups d’épées.
Honnêtement, sa force était démentielle ! J’avais affronté des
géants pourtant, mais elle les surclassait en puissance brute. Mon
bouclier ne tint que trois malheureuses attaques avant de se
briser.
En cherchant à esquiver son coup horizontal, je bousculai
Naeviah et lui tombai dessus.
— Aaaahhh !
Sa lame gelée m’entailla le ventre, ma tunique fendue révéla
une blessure saignante. Isabella me porta un regard rempli de
désir.

309
À cet instant, je vis le sang au sol, sur mes vêtements, mais
également à l’intérieur de ma plaie s’envoler jusqu’à sa bouche.
Ce n’était pas particulièrement douloureux mais je ne pus
m’empêcher de grimacer en voyant son bras se reformer.
Cette vitesse de guérison était effroyable, tant qu’elle avait du
sang à disposition elle était potentiellement immortelle.
Elle continuait à aspirer ma blessure, lorsque Mysty et
Tyesphaine en même temps vinrent l’interrompre.
Son arme était plus vicieux que ce que j’avais pensé. Sa
propriété de produire des dégâts de « glace » ne cautérisait pas
les plaies, au contraire elle les gelait et les gardait grande
ouvertes, ce qui laissait à la vampire le soin de siphonner le sang
à sa guise.
Tyesphaine avait entouré sa lame de lumière et attaquait de
toutes ses forces. Mysty enchaînait également les attaques à
l’aide de ses deux armes dans un déluge de coups.
Mais malgré deux adversaires aussi redoutables, Isabella
dansait entre leurs coups, ripostant et enchaînant sans grande
difficulté.
— Je dois les rejoindre…, dis-je à basse voix.
Je pris sur moi et me relevai. Ma blessure ne faisait pas si
mal, mes intestins n’en sortaient pas, c’était déjà bien ; je pouvais
encore me battre.
Mais, Naeviah posa sa main sur mon épaule :
« Oraya ! »

310
Sans incanter, elle utilisa un de ses sortilèges de soin et ma
blessure cessa aussitôt de saigner et se referma même.
— Oh ! Cool, merci Naeviah.
Isabella n’était pas la seule à pouvoir se guérir, j’avais presque
failli l’oublier.
— Te réjouis pas trop vite. Le sang que tu as perdu je ne
peux pas le restaurer pour le moment. Si elle t’en prend encore,
tu vas tomber inconsciente. Puis, si à l’intérieur de ton corps, il y
a quelque chose d’endommager, tu vas aggraver la situation.
Elle me tâta le ventre, mais je ne sentais plus aucune douleur,
aussi :
— Bah, si c’est le cas, tu me remettras sur pied plus tard. Elle
ne me tuera pas de toute façon, elle me veut.
— Idiote ! On l’a contrariée, elle va toutes nous tuer ! Puis,
arrête de…
— Désolée, Naeviah. Nous n’avons pas le temps. Allons
aider, Tyesphaine et Mysty !
Naeviah grimaça, mais était consciente du fait que j’avais
raison. Elle allait se remettre à incanter, lorsque Tyesphaine
projeta Isabella en arrière d’un coup de bouclier.
— Vous êtes coriaces, toutes les quatre. Passons donc aux
choses sérieuses…
Hein ? Ce n’était qu’un échauffement jusque-là ?!

311
Sur ces mots, elle tendit la main vers Naeviah et moi.
D’instinct, j’attrapai mon amie et l’entraînai dans une esquive
latérale. Mais ce qui nous arriva dessus était différente de ce que
j’avais pensé.
En effet, à mi-distance entre nous, une sphère flottante de
sang de la taille d’une pastèque se forma. De cette dernière
s’extirpèrent aussitôt des tentacules de sang longs d’une bonne
dizaine de mètres.
Tandis qu’Isabella reprit son combat contre nos deux amies au
corps-à-corps, la sphère étira ses tentacules vers Naeviah et moi
dans l’intention de nous frapper et nous agripper.
Je parvins habilement à en esquiver quatre qui déferlèrent
tous en même temps, mais j’entendis Naeviah derrière moi
pousser un cri de douleur. L’un l’avait frappée au ventre, tandis
que l’autre au visage. Les deux derniers s’enroulaient autour de
ses bras et de ses jambes pour l’immobiliser.
— Naeviah !!
Elle ne répondit pas. Les deux coups l’avaient mis K.O.,
manifestement.
J’essayai de m’approcher, lorsqu’un coup me heurta le dos et
me fit tomber à terre. Je me rattrapai d’un roulade maîtrisée,
mais la douleur me fit grimacer.
Les tentacules n’étaient pas aussi rapides que leur maîtresse,
fort heureusement, je pensais pouvoir m’en occuper s’ils n’avait
pas été huit. En outre, mon réel problème était Naeviah.

312
Qu’allaient lui faire les tentacules à présent qu’elle ne se
défendait plus ? Lui broyer les bras ? Les jambes ? L’écarteler ?
La vider de son sang ?
Naeviah était la seule qui n’était pas « vampirisable », Isabella
n’avait aucun intérêt à la garder en vie.
Je repris mon calme, paniquer ne résoudrait rien. Il fallait que
j’aille vite !
J’enflammai mon arme, j’activai mon armure magique que je
n’avais eu le temps de lancer en début de combat et me ruai en
direction de mon amie. Cette fois, je bloquai les trois tentacules
qui m’arrivèrent dessus à l’aide de mon bouclier magique.
Les tentacules n’avaient pas la force de la vampire, je pourrais
sûrement en encaisser une bonne dizaine de coups avant
destruction du bouclier, c’était ce que j’avais pensé.
Mon pari s’était avéré juste. En fonçant franchement sans
esquiver, j’étais assurée d’atteindre mon amie et de pouvoir
trancher les liens qui la retenaient.
Mais, alors que je n’étais qu’à deux mètres d’elle, je
remarquai une concentration magique à l’intérieur de son corps.
Je compris à cet instant qu’elle n’était pas inconsciente : elle
comptait sur moi pour la tirer de là et préparait la contre-attaque.
— Espèce de… Et si j’échouais à te sauver ? pensais-je en
tranchant les deux tentacules pour la libérer.
Étant composés du sang de la vampire, la lumière et le feu
était aussi efficaces que contre leur maîtresse. Je n’eus aucun mal
à couper cette substance liquide.
313
Naeviah tomba au sol. Elle ne trahit pas sa comédie. J’en
conclus qu’elle comptait sur moi pour régler le compte de la
sphère et qu’elle passerait à l’action ensuite.
Tyesphaine et Mysty étaient mises à mal. La dernière avait
été blessée, elle avait une entaille sur le bras gauche assez
profonde, l’empêchant de l’utiliser.
Quant à Tyesphaine, elle était en train de se soigner à l’aide
de sa magie, privant la vampire de sa nourriture. Manifestement,
tout sang verser à sa proximité était automatiquement absorbé.
Pour une combattant rapprochée, c’était un pouvoir
incroyablement pratique.
Esquivant deux tentacules, j’en parai deux autres. Il était
temps de passer à l’offensive, le combat tournerait à notre
désavantage si nous le laissions s’éterniser. Contre une créature
inépuisable, capable de se soigner en profitant de nos forces,
c’était évident que la durée jouerait contre nous.
Je tendis ma main gauche et…
« Syelboer (Fire Ball) ! »
Je tirai une boule de feu en direction de la sphère. C’était elle
qu’il fallait attaquer pour arrêter l’offensive des tentacules d’un
seul coup.
Mais comprenant mes intentions, l’un deux frappa la boule de
feu en plein vol et la fit exploser en vol, à mi-parcours. J’ignorai
quelles étaient les moyens de perceptions de la sphère mais je
traversai le rideau de flammes laissées par mon sort et
m’empressai d’arriver au corps-à-corps.
314
— Kyaaaaaaahhh !
Je portai un coup ascendant et fit exploser ma magie de feu au
contact. Malgré la brutalité de l’attaque, je ne parvins pas à
détruire la sphère d’un seul coup.
— Coriace ! Dans ce cas…
Je rassemblai le mana dans ma main en vue de lancer un
nouveau sort, lorsque les tentacules convergeaient tous sur moi.
Si je choisissais d’attaquer, je ne pourrai plus me défendre. Il
fallait absolument que ma magie détruisît la sphère ou c’en serait
fini de moi, d’une manière ou d’une autre.
Le majeur problème était le temps : je ne pouvais pas
incanter. Ce qui voulait également dire que je devais lancer une
version affaiblie de mon sort.
Je pouvais utiliser « Ver’vyal » qui était tout désigné pour le
combat rapproché, puisqu’il s’agissait d’un corps de contact, mais
la sphère avait un peu pris d’altitude dans sa tentative de
m’esquiver et elle flottait à plus de deux mètres à présent.
Aussi, j’ouvris la bouche et fit appel à un sort qui s’était
toujours révélé efficace :
« Syelboer (Fire Ball) ! »
Bien sûr, j’étais trop proche. L’explosion de flammes
m’enveloppa également, je fus projetée en arrière alors que je
goûtai moi-même la douleur de ma propre magie. Mon corps
fumait et me faisait atrocement souffrir.

315
Lorsque mon corps cessa de glisser, je pris sur moi et ouvris
les yeux : la sphère n’était plus là.
À cet instant, profitant de la surprise, Naeviah se releva et
lança le sortilège qu’elle avait incanté en secret :
« Shi’zar’vorox ! »
Une colonne de lumière que je connaissais fort bien, une des
attaques les plus redoutables de Naeviah, s’abattit sur Isabella. La
situation s’était passablement détériorée pendant mon combat
contre la sphère : Mysty était à genoux un peu plus loin,
désarmée ; elle se tenait la hanche.
Tyesphaine était épuisée et avait diverses blessures dont une à
l’arcade qui avait enflé son œil. Elle n’était plus au contact
lorsque Naeviah fit tomber la colonne de lumière : une aubaine
pour nous, puisqu’elle était vulnérable à cette lumière sacrée.
Lorsque la vive lumière disparut, nous pûmes voir Isabella un
genou à terre, fumante. Sa chair avait de nouveau été désintégrée
à divers endroits, l’un des ses bras avait été comme arraché.
De notre côté, nous n’étions plus très fraîches : Naeviah était
aussi à genoux, elle avait pris sur elle, mais avait subit de
terribles blessures. Tyesphaine et Mysty n’étaient pas dans un
meilleur état.
Malgré mes brûlures, c’était à moi de l’achever, j’étais la plus
en état pour poursuivre.
J’inspirai profondément et canalisai ma magie dans mon épée.

316
— Je vous ai sous-estimées, on dirait…, dit Isabella d’une
voix qui ne manifestait aucune peur ou douleur. Nous nous
reverrons et la prochaine fois, vous serez toutes à moi. Surtout
toi, Fiali ! Chaque centimètre de ton corps m’appartiendra…
Entièrement !
Sur ces mots, je m’élançai pour abattre mon épée sur elle sans
l’écouter. Elle courut vers moi et se transforma soudain en loup ;
elle me prit totalement au dépourvu, mon coup ne toucha que du
vide.
Elle me passa à côté et prit la fuite sous sa forme quadrupède.
Même si j’étais déçue de l’avoir laissée s’échapper, j’étais bien
plus inquiète de l’état de mes amies :
— Vous allez bien ? Enfin, rien de trop grave ?
— Je… je vais bien…, dit Tyesphaine. Han… Han…
Finalement, elle était plus fatiguée que blessée.
— J’vais m’en remettre…
— Nous n’avons pas le temps de traîner, dit Naeviah un peu
paniquée. Elle va revenir après avoir bu du sang et elle nous
traquera.
C’était ce qu’elle avait plus ou moins dit, en effet. Au début,
j’avais pensé que, à l’instar des méchants des fictions, elle
reviendrait dans quelques mois, ce qui nous laisserait du temps
pour nous préparer, mais Naeviah avait sûrement raison de
vouloir se presser : c’était la réalité, pas une fiction, Isabella avait

317
un immense garde-manger en ville qui lui permettrait de guérir
et revenir aussitôt nous attaquer.
Elle n’avait aucune raison d’attendre quelques mois alors
qu’elle pouvait profiter de notre état.
La seule chose positive…
— Cette neige couvrira nos traces, dis-je. Même si elle peut
prendre la forme d’un loup, elle ne peut pas pister notre odeur
sur la neige. Tu as raison, Naeviah, il faut partir d’ici au plus vite.
Soigne-nous s’il te plaît et partons sans plus tarder.
Naeviah acquiesça et rapidement nous nous enfonçâmes dans
les montagnes dans la direction du nord-est. J’espérai que ce
serait la bonne direction.
Nous avions à présent un ennemi en plus, et pas des
moindres…

318
Épilogue

Perdues…
Cette fois encore, nous étions perdues.
Après avoir refermé la quasi-totalité de nos plaies, nous nous
étions sans tarder engouffrées dans les montagnes.
En principe, nous devions avoir pris la direction nord-est afin
de nous éloigner de ce République de malheur.
La neige tombait abondamment autour de nous, elle
s’entassait si rapidement ; une dizaine de centimètres
recouvraient déjà le sol.
La progression était difficile et mes sens elfiques me faisaient
craindre que…
— Une tempête… Je commence à être sûre, dis-je aux filles
qui se rapprochèrent pour entendre ma voix. Je ne suis pas aussi
douée que mon mentor pour écouter la voix de la nature, mais
j’ai comme l’impression qu’une tempête de neige va avoir lieu.
— Moi ça me semble possible, dit Mysty. Le temps me
rappelle un peu les tempêtes de sable de chez moi.
— Tsss ! Si vous dites vrai toutes les deux, la situation va de
mal en pis. C’était peut-être pas le meilleur moment pour s’enfuir
dans les montagnes.

319
— Oui, il aurait été préférable d’attendre et de devenir des
vampires au service d’Isabella, dis-je avec ironie.
Mais Naeviah me jeta un regard des plus hostiles.
— Fiali… Tais-toi ! C’est pas le moment !
— Calmez… vous… Ce… En fait, c’est bien...
Nos regards se tournèrent vers Tyesphaine, ce qui la mit
soudain en embarras. Mais, malgré tout, elle expliqua le fond de
sa pensée, que je devinais déjà :
— Avec la neige… et le vent… et le fait qu’on soit perdues…
Isabella ne risque pas de nous retrouver…
Mysty se mit à rire et vint passer son bras autour de la hanche
de Tyesphaine (elle avait fini par comprendre que c’était l’endroit
le plus accessible de son armure maudite).
— Ouais, t’as ben raison, ma Tyes ! Hahaha !
— Ma… Tyes… ?
— Bah ouais, tu fais partie de mon harem aussi.
— Ha… Ha… Ha… Harem…
La chaleur dans la tête de Tyesphaine entra en conflit avec le
froid ambiant et de la vapeur s’en échappa. Je m’empressai de
soupirer et de séparer Mysty de Tyesphaine ; aussitôt, cette
dernière s’accrocha à moi. Avec le froid ambiant, sa chaleur
corporelle n’était pas désagréable.
C’est alors seulement que je réalisai que Mysty avait vraiment
froid, même si elle ne se plaignait pas. Tyesphaine était
320
certainement frigorifiée aussi. Je me hasardai à toucher son
armure : elle était gelée.
Mysty n’avait-elle pas essayé de réchauffer Tyesphaine à
l’instant ?
Je soupirai une fois de plus…
— Tu devrais arrêter ça, elfe perverse. Ça m’agace.
— Désolée… Tyesphaine, tu devrais nous dire quand tu as
froid et que tu souffres : nous ne pouvons pas deviner, tu sais ?
La paladine parut un peu surprise de mon reproche, il était
vrai que je ne lui en faisais jamais. Elle baissa la tête un peu
honteuse et me dit :
— En fait… ça va… Mon armure est gelée… mais elle
renforce ma force physique et ma vigueur… je… je pense pas
avoir aussi froid que vous…
En effet, j’avais oublié qu’elle nous en avait parlé : bien que
maudite, cette armure était des plus solides et accroissait
l’endurante de son porteur, en plus de le rendre résistant aux
sorts de ténèbres (mais il devenait sensible à ceux de lumière et
d’énergie sacrée).
D’ailleurs, je venais de me rappeler qu’elle dégageait
constamment une aura malfaisante impie que Naeviah devait
détecter à l’aide de sa magie et qui la mettait mal à l’aise. Au
final, chacune prenait sur soi dans ce groupe pour accepter les
différences et les particularités des autres.

321
— OK, mais n’hésite pas à en parler. Quoi qu’il en soit, je
pense que nous avons pris la bonne distance, malgré les pentes et
le terrain escarpé. Mais il serait temps de trouver un endroit pour
nous réfugier.
— Ouais, j’pense qu’on l’a semée. Si nous on est paumées, y a
pas de raison qu’elle nous retrouve fastoche non plus.
— Sur ce point, je vous rejoins les perverses. La Déesse a
guidé nos pas d’aventurières pour échapper à la mort.
— Avec la neige… impossible de nous pister…
Au moins, c’était une chance dans le malheur.
— Il nous faut une grotte… inoccupée de préférence, dis-je
en commençant à scruter autour de moi.
J’en avais aperçues pendant nos heures de marche, mais
forcément lorsqu’il nous en fallait une, il n’y en avait aucune dans
les environs.
— J’ai… une idée… Je vais appeler de l’aide… une licorne…
J’avais oublié ce détail également : Tyesphaine pouvait
invoquer une monture licorne. En tant que fée, elle serait
sûrement à même que nous aider à trouver notre chemin en
pleine nature.
Le seul problème…
— Une licorne ? s’étonna Naeviah. Elle t’accepte avec ton
armure maudite ?
— C’est pas un cheval avec une corne ? demanda Mysty.

322
Je répondis à la place de Tyesphaine qui se sentit agressée par
deux questions en même temps.
— Oui, Mysty. Les licornes sont des créatures féeriques.
Mais n’en parle pas comme d’un cheval en sa présence, elles sont
aussi intelligentes que des humains et n’aiment pas qu’on les
traite de monture. Elles laissent seulement les personnes au cœur
pur et méritante les chevaucher. C’est une faveur qu’elle accorde,
ce n’est pas un dû.
— Oh ! J’vois ! Bah, elles ont raison de se méfier et de
choisir. La liberté, c’est important !
Je ne pus m’empêcher de sourire, une réponse digne de
Mysty.
Tyesphaine répondit à la question de Naeviah :
— Oui… je… grâce à Epherbia, j’ai… le droit de les
chevaucher… même si je suis… impure…
— Hein ? T’es impure toi ? demanda Mysty. Ça veut pas dire
qu’on est méchante et qu’on a déjà couché ?
Naeviah et moi prîmes en même temps nos visages dans nos
mains, puis soupirâmes.
— Tu pourrais pas être plus délicate, espèce de barbare du
désert ? lui reprocha Naeviah.
— Pour une fois, je trouve aussi que tu devrais l’être un peu
plus…
— Bah quoi ! Ch’sais pas moi ! Tyes m’a l’air d’une pucelle et
c’est un ange, pourquoi elle serait impure ?
323
La concernée s’accroupit pour se cacher le visage. Si la
discussion s’éternisait et qu’elle restait dans cette position, la
neige la recouvrirait complètement… mais peut-être était-ce son
intention de s’ensevelir pour se cacher...
J’entraînai Mysty un peu plus loin pour lui expliquer que
Tyesphaine se sentait souillée à cause de son armure mais qu’elle
était vierge (d’après son propre aveu).
— Bah ch’sais pas moi. Vous aimez parfois utiliser des mots
chelous aussi. Et les licornes seraient un peu idiotes si elles
jugeaient Tyes uniquement sur son armure, non ?
Comment lui donner tort ? Nous l’avions acceptée en passant
outre son apparence, pourquoi une créature aux perceptions
supérieures n’en ferait pas de même ?

Quelques minutes plus tard, alors que la situation redevint


calme, Tyesphaine effectua son petit rituel de convocation de
licorne. Il ne serait pas question de la chevaucher, juste de s’en
servir comme guide.
Naeviah et Mysty assistait à cette invocation pour la première
fois. Depuis que notre groupe comptait plus de deux membres,
invoquer sa monture pour le voyage était devenu inutile puisque,
pour notre part, nous n’avions pas de chevaux.
En principe, toutes les deux auraient dû voir la licorne lors de
notre combat contre les géants dans les montagnes, mais elles
semblaient ne pas lui avoir prêté attention. Étonnant...

324
Quoi qu’il en fût, une sphère de lumière apparut devant elle et
un cheval blanc à la corne unique apparut. La licorne était
différente de la précédente fois, mais elle était tout aussi
magnifique et dégageait le même charme naturel.
Tyesphaine se mit à lui expliquer notre situation en langue des
fées (enfin, je supposais, mes notions de celle-ci ne me
permettaient pas encore de la comprendre) ; notre amie semblait
étrangement plus à l’aise dans cette langue qu’en celle commune,
elle parlait de manière fluette, sans bégayer ou hésiter.
C’était la première fois que je lui voyais tenir un discours
aussi long… sans être sous l’influence d’une succube, bien sûr.
— C’est donc ça une licorne… ? me chuchota Mysty.
— Oui. Elle est belle, pas vrai ?
Mysty acquiesça. Même sans disposer de mes connaissances
ou de l’amour des fées de Tyesphaine, elle ressentait pleinement
le charisme naturel de la créature.
Naeviah ne paraissait pas impressionnée, mais je supposais
qu’elle se cachait derrière son masque de tsundere habituel.
Finalement, Tyesphaine se tourna dans notre direction pour
nous informer :
— Elle… accepte… elle va nous guider jusqu’à une grotte…
— Bonjour… Merci.., dis-je à la licorne en langue féerique.
Cette dernière me répondit en me daignant un acquiescement
et un long regard. Je ne pus m’empêcher de remarquer le visage
satisfait de Tyesphaine qui me scruta en cachant ses lèvres
325
derrière son poing ; on aurait dit l’expression d’une mère
confrontée aux progrès de sa petite fille.
Naeviah m’imita, elle avait suivi les mêmes cours de féerique
que moi après tout. Mais la licorne tourna à peine sa tête vers
elle.
Sans y prêter attention, nous nous mîmes en marche en
suivant notre guide et, chemin faisant…
— Au fait, pourquoi les licornes n’aiment que les pucelles ?
demanda abruptement Mysty.
— Un peu de retenue ! lui reprocha aussitôt Naeviah.
Cependant la question n’était pas si stupide : je n’en
connaissais pas la réponse. Dans le folklore, c’était parce qu’elle
représentait la pureté et la bonté, mais y avait-il une raison plus
tangible ?
— Question de… En fait, je ne sais pas, Mysty. Je
chercherais plus tard, répondis-je.
— On peut pas lui demander ? En fait, ça me perturbe un
peu. Les filles qui l’ont fait sont pas de mauvaises personnes.
Pourquoi on peut pas approcher une licorne ?
Il était vrai que Mysty avait déjà dit ne pas être vierge. La
licorne avançait en tête avec Tyesphaine, elle nous entendait
sûrement mais ne réagissais pas.
— Je… je m’informerai aussi…, dit Tyesphaine.
Mais attendre n’était pas ce qu’avait envie Mysty, elle dépassa
la licorne et vint se placer devant elle.
326
— Salut ! J’m’appelle Mysty ! Ch’suis plus vierge, mais j’ai
rien fait de mal. J’peux te caresser ?
J’avais envie de prendre mon visage en main (Naeviah le fit à
ma place). La licorne s’arrêta et souffla par ses narines d’équidé.
Tyesphaine parut tout à coup confuse, comme moi elle
craignait que Mysty n’ait contrarié la créature féerique,
habituellement fière et susceptible. Aussi, je me rapprochai de
Mysty pour la tirer par le bras.
— Je comprends ta frustration, mais c’est son choix. Il y a
aussi des gens de qui tu ne veux pas te rapprocher, non ?
— Pfff ! C’est frustrant… J’ai rien fait de mal moi, j’aime
juste les belles filles.
Donc ses précédentes expériences étaient avec des filles ?
Pour le coup, c’est moi qui fut indiscrète en lui demandant
confirmation :
— Yep ! Pourquoi, c’est un problème ? me répondit-elle.
— Non, non…
Ce n’en était pas un, sauf qu’elle confirmait être sérieux
lorsqu’elle parlait de vouloir nous épouser...
— T’es vraiment terrible ! dit Naeviah. On ne dit pas ce genre
de choses en public !
— J’vois pas le mal. En plus, j’ai rien dit de méchant, j’veux
seulement comprendre… Mais du coup, Nae et Fiali, c’est OK ?
Je grimaçai en devinant la réponse.
327
— Euh… je… je ne sais pas, dit Tyesphaine. Fiali, c’était…
elle a pu monter sur la licorne… la dernière fois…
— Cela dit, chaque licorne a sa propre personnalité, cela
dépend de l’une à l’autre, fis-je remarquer.
Mysty se gratta le menton.
— Ouais, bah, normal, comme les humains chacun est
différent. Et celle-ci ? Elle accepterait Nae et Fiali ?
Nous nous regardâmes toutes les trois sans rien dire. J’essayai
de prendre la parole…
— En fait, ce n’est pas si important que…
— Qui a dit que j’étais vierge d’abord ? rétorqua Naeviah en
s’indignant.
— Ah bon ? Tu l’es pas ? C’était avec qui ? Homme ou
femme ?
— Je t’en pose des questions !! Non mais ! Tu vas arrêter
avec ça ? Je ne sais pas ce qu’il te prend mais, tu es lourde !
En vrai, j’étais également un peu étonnée du comportement
de Mysty. Je ne pouvais que supposer une sorte de caprice
d’enfant face à un refus. En un sens, je la trouvais plutôt
adorable, c’était rare de la voir dans cet état.
Au passage, je ne croyais pas les propos de Naeviah : son
visage rouge et son air embarrassé indiquaient qu’elle mentait.
Mysty était du même avis (Tyesphaine était à deux doigts de
se cacher) :

328
— Bah, de toute façon, ch’suis sûre que tu es une pucelle
aussi. Tu dégages cette impression…
— HEIN ?! Tu… tu racontes n’importe quoi !!
— Après, j’m’en fous, t’sais ? Si tu veux pas en parler…
Repre…
— Non, cette discussion ne s’arrête pas là ! Explique-toi !
Mysty, les bras derrière la tête, allait se remettre en marche
lorsque Naeviah, vexée (pour je ne savais quelle raison), l’arrêta.
— Expliquer quoi ?
— Pourquoi je… je… je serais une pucelle ?
— Bah, ch’sais pas... C’est juste une impression comme ça.
La réponse ne parut pas satisfaire Naeviah qui gonfla les
joues. Mysty, le remarquant, se tourna vers elle et lui dit :
— T’as qu’à t’approcher d’elle. Si elle t’accepte, c’est que t’en
es vraiment une.
C’était malheureusement un test qui ne résoudrait pas la
question : les licornes n’appréciaient pas les humains. J’ignorais
les raisons qui les incitait à aimer la pureté, mais j’étais sûre
d’une chose : après la guerre entre humains et fées, ces dernières
les fuyaient.
Tout comme Naeviah ne pouvait être transformée en mort-
vivant, Tyesphaine recevait certainement des grâces de sa déesse
qui lui permettaient d’approcher les fées malgré son état
d’humaine.

329
— Qu’à cela ne tienne ! Je vais te montrer qu’elle va me
rejeter.
Je compris le plan de Naeviah, je préférai me taire mais je le
trouvai sournois ; elle devait forcément y avoir pensé aussi.
Naeviah s’approcha et aussitôt la licorne hennit pour lui
signifier de reculer. La prêtresse n’insista pas, elle revint vers
Mysty en levant les épaules.
— Tu vois ?
— Ouais, on dirait bien…
Malheureusement, elles étaient toutes les deux mes amies,
j’étais face à un dilemme. Naeviah mentait et je le savais bien.
Une idée tout aussi sournoise me traversa l’esprit. Je souris en
coin.
— Donc Naeviah n’est pas vierge…, dis-je en m’approchant
de la licorne. Dire qu’elle traite les autres de perverse alors
qu’elle n’est même pas pure… Pffff !
Sur ces mots, j’arrivais à portée du museau de la fée, qui sans
tarder vint me lécher le visage. Je m’attendais à ce qu’elle
m’acceptât, mais cette licorne était plus affectueuse que celle de
la fois précédente.
— Hahaha ! Tu me chatouilles ! Hahaha !
— Whooo ! Comment ch’suis trop jalouse ! En tout cas, Fiali
est une pucelle, elle c’est sûr.

330
— Eh oui ! Étonnant qu’on puisse être une perverse et être
pure en même temps, non ?
Je jetai un regard ironique à Naeviah, lui faisant comprendre
que j’avais dévoilé son stratagème. Elle croisa les bras et
détourna le regard.
— En même temps, c’est de la triche. Je suis sûre que c’est
juste du favoritisme parce que tu es une fée aussi. Mpffff !
— Hein ? Mais je suis pas une fée !
Depuis quand cette idée s’était propagée dans le groupe ?
Tyesphaine avait réussi à infecter tout le monde avec sa manière
de voir les elfes.
— Ah ouais… Bah, ça doit être ça. La chance d’être une
elfe…
Mysty passa les bras derrière la tête et se remit en marche.
— Eh oh ! Je vous l’ai déjà dit : je ne suis pas…
Mais la langue de la licorne vint m’empêcher de finir la
phrase.
Naeviah tira la sienne à mon intention, une attitude enfantine
que je trouvais malgré tout charmante.
Elle pensait avoir gagné, mais la guerre ne faisait que
commencer !
J’étais surtout inquiète concernant le jour où mes amies se
rendraient compte que j’avais raison : les elfes ne sont pas des
fées.

331
Tyesphaine, amusée, sourit en cachant ses lèvres derrière son
poing. Elle était adorable !
Je soupirai et, en guise de revanche, j’acceptai la proposition
de la licorne de monter sur son dos. Mais je ne me réjouis pas
longtemps de ma victoire, puisque comme dans mon souvenir,
monter à cru était douloureux… pour l’entrejambe.
***
Nous arrivâmes enfin à une caverne en fin d’après-midi. Nous
étions trempées.
La licorne, ayant accompli sa tâche, disparut.
Après avoir déposé nos affaires à l’entrée, suffisamment
grande pour laisser entrer une personne à la fois seulement, nous
décidâmes d’explorer le lieu afin d’éviter de mauvaises surprises,
tel un ours endormi qui l’utilisait comme refuge.
Armes en main, éclairées par une sphère de lumière magique
créée par Naeviah, nous nous engouffrâmes dans un boyau à
peine plus large que l’entrée. Tyesphaine en tête occupait tout
l’espace avec son armure et son bouclier. Le plafond était à peine
plus haut qu’elle ne l’était, elle devait faire attention en marchant
à ne pas trop prendre d’appui sur la plante de ses pieds.
Après une dizaine de mètres, le chemin déboucha sur une
plus grande cavité qui devait mesurer une vingtaine de mètres de
diamètre. Il n’y avait pas d’autres tunnels. Nous y découvrîmes
des traces d’activité humaine.
— Quelqu’un a déjà utilisé ce lieu…, dis-je peu satisfaite.

332
Cela voulait dire que l’endroit était connu et que notre
poursuivante pouvait nous y acculer ; d’autant plus qu’il n’y avait
pas d’autres sorties. Mais, Mysty vint donner un avis différent du
mien :
— C’est une cache de contrebandier. Et elle semble
abandonnée depuis des années.
— Cela ne signifierait-il pas qu’elle est connue des autorités,
par hasard ?
Autorités dont faisait partie la capitaine Isabella.
— J’pense pas. Y reste rien. Les affaires ont été déménagées
proprement. Ce qu’ils ont laissé ici, c’est les choses dont y
avaient plus besoin et qui étaient pénibles à faire sortir.
La pente que nous venions de descendre était assez raide et
dangereuse. Si c’était bien une cache de contrebandiers, ils
n’avaient pas dû y cacher des marchandises volumineuses en
raison de l’étroitesse du tunnel.
— Après, on va pas y passer des jours. On va juste pioncer et
repartir, non ? Suffit de planquer l’entrée, la neige la recouvrira
et demain on se taille.
— Et si la neige est trop importante pour ressortir ?
— Bah, ça veut dire que not’ennemie va pas nous tomber
dessus non plus. Puis, avec ta magie de feu, suffira de tout
cramer et bam ! On se fera la malle !
Je ne pus m’empêcher d’accueillir cette proposition de
manière favorable. Je me tournai vers Naeviah et Tyesphaine :

333
— Vous en dites quoi vous deux ?
La première se retenait de bâiller à bouche grande ouverte, je
pus voir des larmes se former au coin de ses yeux ; la seconde
avait froid mais était trop fière pour nous le dire, ses mains et
lèvres étaient devenues bleues et ses joues rouges (ce n’était pas
de l’embarras cette fois).
— Ouais… Restons là un peu… Au moins le temps que la
tempête se calme, dit Naeviah péniblement, ses yeux clignant de
plus en plus.
— Je… je vous fais confiance…
Je levai les épaules en direction de Mysty qui leva le pouce.
C’est ainsi que nous décidâmes de rester là pour la nuit.
De toute manière, même si je ne disais rien non plus, j’avais
trop froid également : l’humidité avait envahi mes vêtements.
Puis, même si les blessures avaient été refermées, nous en avions
subi des plutôt graves. Naeviah l’avait déjà expliqué : la magie
était miraculeuse, mais elle avait ses limites, même soignées, il
fallait se reposer.
Puisque le boyau était étroit et difficile d’accès, je proposai
que Mysty et moi, les deux plus agiles, nous nous occupions de
récupérer les affaires et de boucher l’entrée.
J’avais localisée des planches parmi les affaires abandonnées,
nous en prîmes un maximum. Nous n’avions pas de clous ou de
cordes pour les faire tenir entre elles, nous ne pouvions pas
fabriquer une sorte de porte.

334
Cependant, ce n’était pas nécessaire : dehors, la neige avait
dépassé les quinze centimètres. Le vent soufflait de plus en plus
fort. Manifestement, j’avais eu raison de m’inquiéter quant à une
tempête de neige.
— Ça va faire un peu mal aux doigts, mais laissons tomber les
planches et bouchons l’entrée avec la neige, proposai-je à mon
amie.
— Bah, y a pas trop le choix. Mais après, j’compte sur toi
pour réchauffer mes mains.
— Euh… tant que tu ne les mets pas à des endroits malvenus.
— J’vois pas de quoi tu parles... Fufufu !
Moi, je voyais très bien !
Cela nous prit quelques minutes puis finalement nous
retournâmes rejoindre nos deux autres amies au fond de la
grotte. Naeviah dormait déjà, elle s’était assise contre une paroi.
Pour sa part, Tyesphaine essayait de se réchauffer en soufflant
dans ses mains, à présent démunies de gantelets.
— Tu aurais dû me le dire avant, Tyesphaine : j’aurais pu
lancer mon feu féerique.
Ce dernier mot ne manqua pas de lui faire lever les sourcils.
Elle sourit avec une expression fatiguée.
Mon feu de camp sans fumée apparut et diffusa rapidement sa
chaleur dans la grotte.
Puisque le plafond était bas, je ne pouvais pas lancer mon
abri magique en ce lieu. Mais d’un autre côté, il n’y en avait pas
335
réellement besoin. Sa seule utilité aurait été d’éviter une
déperdition de chaleur car, même s’il n’y avait pas de tunnels
accessibles à des créatures de notre taille, il y avait malgré tout
des petits creux et trous un peu partout qui laissaient circuler
l’air.
Alors que Mysty se réchauffa les mains devant le feu,
Tyesphaine et moi nous entreprîmes de réveiller Naeviah.
— Debout. Il faut au moins que tu te sèches et que tu manges
avant de dormir.
— Hein… Euh… Je… je ne dormais pas… je reposais mes
yeux… Haaaaan…
Je connaissais bien cette excuse, elle ressemblait à celle que
j’utilisais enfant lorsque je m’endormais devant la télévision. Je
souris sournoisement.
— Tu veux que je te déshabille et que je t’éponge ?
— HEEEEEEINNN ?!
Elle rouvrit brutalement les yeux en criant.
— Tu… tu… tu…
— C’est bon ! Tu l’as bien vu, je ne suis pas une perverse.
Même les licornes me laissent les approcher. Tu n’as pas à
t’inquiéter.
— Justement, je m’inquiète !!

336
Elle se mit à me crier dessus. Au moins, elle était à présent
parfaitement réveillée. Je pris note pour plus tard que la menacer
était très efficace.
— Tyesphaine, je t’aide à retirer ton armure ? lui demandai-
je en ignorant les insultes de Naeviah.
— Je… D’accord…
— Et après tu te dis pure ? Tu ne penses qu’à nous
déshabiller !
— Moi si tu veux me désaper, y a pas de souci ! J’te donne
même ma culotte !
— Tu n’en portes pas…
— C’est vrai. Hahahaha !
Naeviah s’en alla s’en prendre à Mysty, ou plutôt l’utilisa
comme prétexte pour se rapprocher du feu et se réchauffer ;
même dans cette situation, elle restait incroyablement fière.
Une fois l’armure de Tyesphaine retirée, il était temps de
sécher nos vêtements. Le problème était le froid. Mon feu ne
brûlait pas depuis assez longtemps pour avoir réchauffer la
froideur de la pierre.
— Si seulement nous avions de quoi prendre un bain, dis-je.
On va attraper froid comme ça…
— J’pense pareil… Au fait, je les ai remarqué depuis avant,
mais c’est pas des vieux tonneaux là-bas au fond ?

337
Mon feu de camp n’éclairait pas le fond de la grotte, une
lumière diffuse peinait à l’atteindre. Mais je confirmais ce que la
vue aiguisée de Mysty avait aperçu : parmi les affaires
abandonnées se trouvaient des planches et des tissus, mais
surtout de vieilles caisses et des tonneaux. Ils étaient en partie
éventrés, mais peut-être qu’il y avait quelque chose à en tirer.
— Allons voir ça…
Nous nous levâmes et derrière des caisses vides, il y avait une
demi-douzaine de tonneaux. J’ignorais combien de litres ils
pouvaient accueillir, mais ils étaient suffisants pour une seule
personne, et encore pas bien grande.
— Héhé ! J’avais bien vu : des tonneaux ! s’exclama Mysty en
levant les bras avec joie.
— Des… to… to… ton… Aaaaaaaaaaaaahhhh !!
La réaction de Naeviah fut littéralement l’inverse, elle cria et
s’enfuit en direction du boyau en vue de sortir. Toutes les trois
nous l’observâmes abasourdies.
Depuis quand son traumatisme était devenu aussi sévère ?
***
Il avait fallu pas mal insister pour que Naeviah revienne parmi
nous.
Avec pas mal de magie, j’avais réparé les tonneaux pour les
rendre étanches. Nous avions tapissés l’intérieur de tissus pour
les rendre plus agréables et chauds.

338
Mais le plus difficile avait été de persuader Naeviah de créer
de l’eau et de nous faire confiance. Nous avions même pensé
aller prendre de la neige pour la faire fondre, mais finalement,
après avoir éternué trois quatre fois, elle avait admis la nécessité
d’un bain.
Après négociations, ce n’était pas un seul tonneau mais quatre
que nous venions de remplir.
En effet, Naeviah avait refusé de se baigner dans le même que
l’une d’entre nous ; elle nous l’avait également interdit en nous
menaçant de ne pas créer l’eau. Nous avions accepté.
Une autre condition avait été que le sien fut séparé des nôtres
que nous nous tournâmes pour ne pas la regarder.
Ainsi, d’un côté du feu se trouvaient nos trois tonneaux et de
l’autre celui de Naeviah.
Personnellement, j’étais prête à accepter un peu n’importe
quoi du moment qu’on me laissât me baigner. J’avais froid à
l’intérieur de mes os, il me fallait un bon bain chaud. Puis, je ne
cacherai pas un certain amour pour les bains qui trouvait
sûrement sa source au Japon.
Bien sûr, l’eau créée par Naeviah était froide, c’est mes sorts
de feu ne tardèrent à la réchauffer d’un seul coup.
— Aaaaaaaaahhhh ! Je me sens fondre ! dis-je une fois
plongée dans mon tonneau.
— C’est trop bon〜 ! Même si j’aurais bien aimé être avec
Fiali.

339
— Non, je ne veux plus avec toi : c’est trop embarrassant.
— Hahahaha !
Mysty n’essaya même pas de se dédouaner, elle se contenta
de rire.
— Tyes, tu veux pas enlever ta serviette ? Fiali regardera pas,
j’pense. Au pire, j’vais la punir.
— Eh oh ! Je ne veux pas être punie et je ne regarderai pas.
— Euh… je… je…
Tyesphaine ne savait pas que répondre, elle commença même
à paniquer. Sûrement voulait-elle nous faire plaisir en la retirant,
mais une part d’être demeurait trop embarrassée pour ce faire.
Aussi...
— Bah, tu peux tout aussi bien la garder, Tyesphaine. C’était
juste une proposition, dis-je même si ce n’était pas moi qui lui
l’avait faite.
Mysty et moi, par contre, nous étions nues dans les nôtres. Je
me trouvai dans le tonneau du milieu, donc j’étais en effet la
seule qui pourrait scruter Tyesphaine si elle décidait de retirer sa
serviette.
Cette dernière garda le silence et sa serviette. J’avais sûrement
bien fait de ne pas lui faire ressentir la proposition comme une
obligation.
— Ça va de ton côté, Naeviah ? L’eau n’est pas trop chaude ?
— Te retourne pas, idiote !!
340
En réalité, j’avais un peu peur de la laisser seule dans un bain
depuis que je connaissais sa peur de la noyade.
— Je me retourne pas, c’est bon. Mais tu peux répondre à
mes questions ?
— C’est bon ! Tout va bien ! Sauf de me savoir si près de toi
et de Mysty, les deux pires perverses.
— Ah là là ! J’ai encore rien fait, moi, rétorqua Mysty.
— Comment ça encore ?!
— J’ai dit ça ? Hahaha !
Une fois de plus, Mysty n’était pas très rassurante. Je me
sentais un peu moins seule malgré tout, je n’étais plus l’unique
cible de Naeviah.
Je soupirai et m’immergeai autant que possible. C’était un peu
étroit malgré tout et pas bien haut, il me fallut plier mes jambes
pour entrer jusqu’au cou.
— Moi j’dis qu’on est finalement pas si mal ici, dit Mysty en
s’accoudant sur les bords du tonneau. On est entre copines,
tranquilles, dans un bon bain super chaud. Que demander de
plus ? Ah si ! Un petit repas ! On aurait dû commencer par ça,
on aurait pu manger dans les tonneaux…
Elle ne prenait pas la peine de cacher ses seins qui flottaient
sur la surface de l’eau et m’étaient parfaitement visibles. À force,
je reconnais que je n’étais plus très embarrassée, elle me les
montrait si souvent.

341
— Désolée, Mysty, mais je pense parler au nom de toutes :
nous étions frigorifiées. D’ailleurs, tu vas mieux Tyesphaine ?
Ton armure doit être un vrai calvaire, non ?
Je tournai mon regard vers elle, mais elle n’osait pas me
rendre le regard puisque j’étais nue.
— C’est… gentil de t’inquiéter… Je vais bien… à présent.
Ton idée de bain… était une bonne idée.
— Merci, Tyesphaine.
Malgré sa serviette, je distinguai sans mal les courbes
généreuses de sa poitrine, d’autant que le tissu collait dessus.
À ce moment-là, je bondis dans mon tonneau. Et pour cause,
des mains venaient de me chatouiller les hanches.
— Hiiiiiii !!
— Cette réaction. Hahahaha !!
— Mystyyyyy !! Je ne suis pas aussi pudique que Tyesphaine,
mais me fait pas ce genre de surprises !
— C’est vrai que tu ne l’es pas autant. On voit tout là.
Miaaam !
J’étais debout dans le tonneau, tournée vers Mysty pour la
réprimander : elle pouvait tout voir. Je m’engouffrai aussitôt dans
l’eau en plongeant jusqu’à la bouche cette fois. Des petites bulles
remontaient à la surface.
— Ah ? On dirait que j’ai cassé Tyesphaine aussi.

342
Je tournai mon regard vers cette dernière, elle était
désarticulée et observait le plafond sans vie ; il manquait peu que
de l’écume ne sortît de ses lèvres.
Je produisis encore plus de bulles. Dans mon état, j’étais
incapable de faire quoi que ce fût pour Tyesphaine, il valait
mieux attendre que la tempête passât.
— Tiens, Naeviah ne dit rien non plus, marmonnai-je.
— Elle se serait pas endormie ? demanda Mysty.
Malgré la situation, je tournai mon regard vers elle et
effectivement elle dormait. Je soupirai longuement.
— Elle dort…
— Donc au final, y a plus que toi et moi ? Si tu veux, je peux
venir dans ton…
— Eh oh !! Arrête avec tes avances, Mysty !
— J’y peux rien, j’ai faim !
— De quel appétit tu parles au juste ?!
***
Cette nuit-là, nous mangeâmes les vivres frais que nous avions
« empruntés » dans la maison d’Isabella. Après ce qu’elle avait
essayé de faire, j’avais peu de scrupules à les lui avoir dérobés.
En plus, même si elle mangeait devant nous, en tant que
vampire, j’étais persuadée qu’elle n’en avait pas vraiment besoin.
Combien de paniers cadeaux jetait-elle chaque semaine ?

343
Naeviah sauta le repas. Nous dûmes la tirer du bain, l’habiller
et la coucher. D’un seul coup, sa pudeur n’était plus devenue un
problème.
Cela dit, il serait plus juste de dire que je dus m’en charger. Il
était trop dangereux de laisser Mysty s’en occuper et Tyesphaine
n’était pas encore remise.
J’étais sûre que le lendemain Neaviah m’en tiendrait rigueur,
peut-être ne me parlerait-elle même plus pendant quelques
temps. Pourtant, ce n’était pas de ma faute. Les tsundere étaient
parfois si absurdes.
Je voulus instaurer des tours de gardes, mais avant que je ne
pus les organiser, tout le monde s’endormit.
Nous étions perdues. Une fois de plus...
Nous avions une ennemie puissante à Inalion. Nous ignorions
à cet instant précis qu’elle avait fait passer un avis de recherche
afin de nous capturer vives, mais le savoir n’aurait rien changé à
notre situation.
Il fallait continuer dans ces montagnes, dans la neige. Mais
pendant combien de temps ?
Nos vivres étaient limités, personnes ne savait chasser ou
s’orienter.
Mais tout ceci étaient des problèmes qui attendraient le
lendemain. Je fermai les yeux dans mon sac de couchage alors
que la fatigue de notre incroyable journée me rattrapa.

344
FIN ARC 5 – L’Empire d’Or

345
ISEKAI DAKIMAKURA

Volume 5

Yorak édition
Haut-Rhin
Twitter : Baron_Yorak
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