Vous êtes sur la page 1sur 420

Arc 4 

: Segorim, la
dernière cité

Auteur : Yorak
2
« Le destin mêle les cartes et nous jouons. »

Schopenhauer
Table des matières

Prologue................................................................................... 5
Chapitre 1...............................................................................38
Chapitre 2.............................................................................101
Chapitre 3.............................................................................154
Chapitre 4...........................................................................200
Chapitre 5............................................................................249
Chapitre 6............................................................................302
Chapitre 7............................................................................350
Épilogue................................................................................ 397
Prologue

Après les événements de Moroa, nous avions repris la route


vers le sud-ouest en direction de Segorim, la « Dernière cité »
comme elle était surnommée par les Hotzwaldiens, puisqu’elle
était bâtie à la frontière.
D’après les informations que les sœurs de Nyana nous avaient
données, les relations diplomatiques entre les deux royaumes
étaient plutôt cordiales, tout au plus. Des guerres avaient eu lieu
par le passé, mais même si elles avaient cessées, les deux pays
n’étaient pas pour autant dans la meilleure entente.
En réalité, mis à part les aventuriers et les marchands,
personne n’était habilité à traverser la frontière sans motif
spécifique. De fait, il nous faudrait nous acquitter d’un laissez-
passer dont les formalités d’acquisition étaient inconnues de la
Grande Prêtresse.
Même dans ce monde les lois et la bureaucratie existaient.
J’avais eu de la chance jusque-là, je n’avais rencontré aucun
problème du genre avec les autorités mais sûrement était-ce
parce que je sortais de la Grande Forêt.
En effet, je présumais que le royaume protégeait ses frontières
contre ses voisins humains, notamment Inalion et Sabberion,
mais la Grande Forêt n’était pas réellement considérée comme
un belligérant dont il fallait se méfier.

5
C’était un peu étonnant considérant le fait qu’il y avait eu de
longues guerres entre les humains et les fées...
Quoi qu’il en fût, suite à cette petite introduction, je me
réveillai.
Nous étions dans la forêt.
Depuis que j’étais sortie de ma contrée d’origine, j’avais
quand même l’impression d’avoir passé le plus clair de mon
temps dans la nature, ce que je déplorais malgré tout. J’avais
quitté mon milieu forestier pour finalement trouver un
environnement similaire chez les humains.
Ferditoris me paraissait parfois un bien lointain souvenir.
Pourquoi n’y avait-il pas plus de villes dans ce royaume ?
Je n’en pouvais plus de voir des arbres encore et encore et
encore…
Sur ces considérations amères, je me redressai dans mon sac
de couchage, car nous en étions à présent bien équipées pour le
campement grâce au sac magique récupéré au cours de notre
dernière aventure.
Je me rendis immédiatement compte être seule.
Un épais brouillard était tombé dans la forêt, je ressentais
l’humidité sur mon visage et dans mes vêtements. C’était
sûrement ce qui m’avait réveillé, d’ailleurs.
— Tiens ? Il n’y a personne ?

6
Je regardai autour de moi : le campement était encore en
place, les sacs de couchage également et même mon abri
magique était actif et pourtant, il n’y avait personne d’autre que
moi.
Je me grattai la tête, surprise, mais mon cerveau semblait
incapable de se mettre en activité après avoir été perturbé dans
son repos. Un besoin urgent se faisait ressentir et accéléra mon
réveil.
— S’il n’y a personne…
Je désactivai ma barrière magique et m’empressai d’aller
soulager ma vessie derrière un arbre avant de revenir. Mes
cheveux étaient en désordre, je ne les avais pas encore attachés
pour en faire des adorables… que dis-je, divines couettes.
Je bâillai et fit un effort pour réfléchir à ma situation des plus
curieuses.
Mes amies avaient-elles été enlevées pendant notre sommeil ?
Cela me parut fort improbable, l’abri avait été toujours bel et
bien en place à mon réveil. Si quelqu’un l’avait détruit par la
force brute, je l’aurais ressenti de surcroît. De même, l’alarme
magique que je plaçais toujours au pied de mon lit était intacte.
Il y avait certes la possibilité que quelqu’un ait utilisé un
moyen de déplacement instantanée, comme une téléportation,
mais mon mentor ne m’avait jamais mentionné que ce type de
magie existait. J’imaginais que certaines branches de magie
interdites, dont celle des démonistes que nous avions récemment
vues (subies) en étaient capables, cependant.
7
— Un démon en aurait après nous ?
Vu que nous avions démantelé le plan de la succube, ce n’était
pas impossible. Toutefois, rien n’indiquait qu’elle avait des
complices.
Je me mis à inspecter la couche la plus proche, celle de
Tyesphaine.
Soudain, un contact sur mon visage. Quelqu’un dans mon dos.
Je sursautai immédiatement.
— Qui est-ce ?
Quelqu’un me couvrait les yeux et je ne manquai pas d’en
deviner l’identité.
— Tyesphaine ?
— Tout juste ! Tu as donc gagné une petite récompense.
Sur ces mots, Tyesphaine retira ses mains et en effectuant un
pas de danse passa de mon dos à ma face. Ce faisant, elle tourna
sur elle-même et fit virevolter ses longs cheveux.
Ses cheveux…
Ses couettes, je devrais dire.
Elle avait noué ses cheveux en couettes ! Les twintail que
j’aimais tant !!
Mon cœur bondit dans ma poitrine. Mes inquiétudes et mes
mauvaises pensées furent chassées comme par magie.
— Alors ? Cela te plaît comme récompense ?
8
Rougissant, j’acquiesçai frénétiquement en levant mes pouces
et en soufflant brusquement par le nez.
— Haha ! Ta réaction est si amusante. J’ai bien fait de me
lever tôt pour te faire ce cadeau.
— Mer… ci…
Je commençais à me dire que les autres étaient cachées dans
les alentours et concoctaient une surprise similaire.
En quel honneur ? Je n’en avais aucune idée, il n’y avait pas
d’événement particulier à fêter.
Mais, en soi, était-ce réellement si important ?
Je veux dire, c’était des twintails !! Pourquoi faudrait-il un
prétexte pour se parer du plus beau des atours, de la perfection
incarnée sous la forme d’une chevelure ?
Tyesphaine ouvrit ses bras et les passa autour de moi. Je me
sentis fondre.
Peut-être parce que je venais de me réveiller, je n’avais
aucune force pour lui résister. À travers sa tunique très simple, je
ressentais son contact doux et chaleureux. L’odeur de ses
cheveux roses soyeux emplissait mes narines et m’enivrait tel un
doux vin.
L’espace d’un instant, j’oubliais l’univers qui m’entourait.
Puis, écartant son visage, elle déposa sur mon front un baiser
délicat.
— Je suis contente de t’avoir rencontrée, Fiali.

9
— Euh… moi… aussi…
Elle était étonnamment entreprenante, mais je n’avais pas
envie de lui en demander la raison. Cette fois seulement, je
voulais fermer les yeux et laisser les événements m’emporter.
Mais soudain, je les rouvris lorsque je me rendis compte que
mon amie me soulevait.
— Hein ? Qu’est-ce que… ?
— Il est temps d’y passer, Fiali.
— Hein ?
— Tonneau !!!!
Sans que je saisisse sa provenance, je vis un tonneau à
proximité. Il était rempli d’eau glaciale, littéralement ! Des
glaçons y flottaient d’ailleurs.
— Je vais prouver que tu es une fée aujourd’hui. Les fées
flottent dans l’eau gelée !
— Hein ? C’est quoi cette logique bizarre ?! Tout le monde
flotte, tu sais ?
Cela me rappelait un peu les preuves de condamnation des
sorcières à la Renaissance, lors de l’obscure période de la chasse
aux sorcières. Si j’avais bon souvenir, elles étaient censées flotter
dans l’eau bouillante… ou coulaient… je n’étais plus sûre. De
toute manière, cela avait été un procédé aussi horrible que
stupide qui démontrait une fois de plus l’absurde cruauté des
inquisiteurs.

10
— Je sais que tu es une fée et je le prouverais !
Tyesphaine me levait au-dessus de sa tête comme si j’étais un
trophée ou une bûche de bois. J’étais légère, certes, mais être
portée aussi facilement c’en était presque insultant.
— Non !! Elle paraît trop froide cette eau, je vais faire de
l’hypothé…
Je n’eus pas le temps de finir que je me retrouvais dans cette
eau glaciale.
— Kyaaaaaaaaaa !!!
Un peu comme un chat plongé dans une baignoire, je bondis
d’un coup. Mais deux mains me saisirent et me replongèrent
dans le tonneau.
— Ma petite fée adorée !!
Tyesphaine, nue, posa ses mains sur mes épaules, nues
également, et me fixa avec des yeux emplis de folie. Cette fois,
j’étais sûre de l’avoir complètement perdue, sa passion des fées
s’était transformée en démence.
Dans ses pupilles je vis comment un gouffre sans fond, tandis
qu’elle affichait un sourire malsain.
— Euh… d’accord, je suis une fée. Mais… tu comptes me
faire du mal ?
À cet instant, j’avais un doute quant à l’efficacité de mon aura
dakimakura. Si dans ses folles pensées, elle envisageait le fait
que tout cela n’avait rien de mal, elle pouvait la contourner... je
supposais.
11
— Qui a parlé de te faire du mal ? Nous allons créer un tas de
petites fées ensemble. Je ne te laisserais pas partir avant d’en
avoir eu une douzaine.
— Hein ? Mais… je suis une fille… Je ne peux…
— Tu vas découvrir ma magie. Hihihi !
Si je n’avais pas déjà été plongée dans l’eau gelée, j’aurais
sûrement eu des frissons dans le dos.
Tyesphaine se jeta sur moi sans vergogne, et…
Je me réveillai avant de pouvoir conter la suite.

J’étais au campement. Dans la forêt. Le brouillard était là à


mon réveil me rappelant cet étrange rêve.
J’avais froid.
L’espace d’un instant, j’eus peur : tout ce que j’avais rêvé
n’était-ce pas la réalité ?
Je me touchai instinctivement le ventre et cherchait mes
amies du regard autour de moi.
Elles étaient là. Elles dormaient.
— Ouf !! m’exclamai-je avant de soupirer. C’était un rêve…
Bien sûr, cette Tyesphaine ne pouvait être qu’un rêve. Le
tonneau avec l’eau gelée devait exprimer le fait que j’avais froid
malgré mon sac de couchage et le feu féerique allumé.
Je fixais Tyesphaine en train de dormir un instant.
12
— Je suppose que la cause doit aussi se trouver dans ce qui
s’est passé à Moroa, pensais-je en tournant mon regard vers le
feu.
Je n’avais pas considéré qu’il ferait aussi froid en forêt. J’avais
supposé que c’était au monastère seulement que le froid était si
intense en raison de son altitude, mais manifestement le climat
s’était rafraîchi depuis notre départ de Ferditoris. C’était
sûrement les signes annonciateurs de l’approche de l’hiver.
J’avais beau être une elfe, la nature me restait bien
hermétique...
— N’empêche, il fait vraiment froid ! Les autres, comment
elles font ?
Naeviah et Tyesphaine étaient enroulées dans leurs sacs de
couchage et dormaient comme des bienheureuses. Par contre,
Mysty s’agitait.
— Je devais augmenter la température du feu.
Je tendis la main dans sa direction et me ravisais.
— Si j’augmente la température, je risque de réveiller
Naeviah et Tyesphaine.
En effet, une soudaine augmentation pouvait leur donner des
bouffées de chaleur. Mais le problème était que la moitié du
groupe avait chaud et l’autre froid.
— Que faire ?
Je fixai mon regard sur Mysty un instant, puis je levai un
sourcil.
13
J’avais une idée.
Si nous dormions collées l’une à l’autre comme d’habitude,
nous réglerions le problème en faisant d’une pierre deux coups.
Un problème subsistait néanmoins. Si je me glissais dans la
couche de Mysty, au matin ce serait un nouveau drame. Il fallait
que ce soit elle qui vienne dans le mien, c’était indispensable.
Mais comment faire pour arriver à ce résultat sans la réveiller
et le lui demander directement ?
L’appâter avec de la nourriture ?
Je doutais que cela fonctionnerait...
— C’est étonnant qu’elle ne soit pas déjà venue d’elle-même…,
pensai-je.
Un courant d’air me fit frisonner, je décidai qu’il n’était plus
question de penser mais d’agir.
Je me concentrais et utilisais mon pouvoir de « Domestique ».
Un petit lutin apparut et mentalement je lui ordonnai de lever les
couvertures de Mysty.
J’eus un peu pitié d’elle. Comme je le pensais, elle était nue
dans son sac de couchage. Le froid n’était pas assez rude pour
qu’elle gardât son pyjama.
Rapidement, elle frissonna, s’agita et se leva.
— Voilà, c’est le moment. Mon plan va marcher !!

14
Mentalement, je l’invitais à me rejoindre et heureusement
c’est ce qu’elle fit. Il y avait une chance sur trois qu’elle me
choisisse, mais j’avais l’aura dakimakura de mon côté.
— Chaud !!
Une fois le sac de couchage refermé sur nous et le froid de
l’arrivée de Mysty dissipé, j’eus chaud. Même un peu trop. Elle
s’était enroulée autour de moi encore plus fort que d’habitude.
Ses jambes et ses bras me privaient de toute capacité de retraite,
mais au moins je n’avais plus froid.
C’est au rythme de sa respiration que je me rendormis, la tête
dans sa poitrine…
***
— Bonjour~ !
Mysty me salua au réveil. Elle était tout sourire et continuait
de me garder coller contre elle. J’étais sûre de ce qui allait
suivre…
— Tssss ! Vous allez sortir de votre sac de couchage toutes
les deux !! Vous m’agacez à tout le temps roucouler comme ça !!
Si vous sortez pas, je vais vous ébouillanter !
Mysty me lâcha et se leva en étirant les bras. De mon point de
vue au sol, avec une vue en contre-plongée, j’avais l’impression
que ses seins étaient deux monts Everest.
Aussitôt, Mysty se rendit compte qu’il faisait un peu trop
frais, ce n’était certainement pas un climat pour rester nue au
réveil.

15
— Brrrrr ! Il caille ce matin !!
— D’où le double intérêt de t’ébouillanter, espèce
d’exhibitionniste !
— Mais euh ! On en a déjà parlé, c’est pas de ma faute !
J’aime pas les pyjamas !
— Ouais ouais, et tu ne supportes pas les sous-vêtements et
tout ça… OUAIS !!
Naeviah semblait de mauvaise humeur… quoi qu’elle était un
peu toujours comme ça, à vrai dire.
— Bonjour, toutes les deux…, dis-je en ramenant la
couverture jusqu’à mon menton.
Mysty avait laissé l’air froid entrer dans le sac de couchage,
j’avais eu des frissons.
— Bonjour, Fiali…
Une petite voix à ma droite attira mon attention, il s’agissait
de Tyesphaine qui me saluait et m’imitait en laissant juste sa tête
dépasser.
— Pas de bonjour qui tienne !! Restez dans vos lits
respectifs !
— Ouais ouais…, J’vois pas pourquoi tu t’emballes chaque
matin. Tu d’vrais essayer : Fiali tient vraiment chaud. C’est le
meilleur chauffage que j’connaisse ! Hahaha !
Je souris en grimaçant légèrement. Dakimakura, chauffage…
j’allais devenir quoi en plus ? Un grille-pain ?

16
— Tssss ! Tu crois que j’aurais envie de chopper sa
perversitude en me collant à elle ? Toi t’es déjà perverse, tu
crains plus rien.
Naeviah croisait les bras et me dénigrait. J’avais l’habitude, je
lui répondis par un sourire.
— Bah si tu le choppes, t’auras plus à craindre Fiali, non ? En
plus, je vois pas comment tu peux dire ça à chaque fois, regarde
sa petite bouille adorable !
On aurait dit qu’elle essayait de me vendre, rien d’étonnant de
la part d’une fille de marchand je supposais.
— Adorable ? J’y vois un démon tentateur qui cache derrière
son sourire ses intentions tonneaunesques !
— Un nouveau mot ?
Naeviah était en forme finalement, elle improvisait des
néologismes ce matin-là.
— Tsss ! Un problème avec ça ?
— Non, c’était juste que… C’est un peu ridicule comme mot,
non ? Hahaha !
— Je veux pas l’entendre venant de toi !!
Mysty commença à s’habiller. Une fois de plus, elle
m’intriguait vraiment.
Malgré le froid, au lieu de commencer par couvrir la partie la
plus exposée, c’était-à-dire le torse, elle commença par enfiler
ses chaussettes et son pantalon.

17
— Perso, j’ai trouvé que le tonneau c’était cool.
— Je n’en dirais pas autant..., marmonnai-je en me
remémorant un traumatisme.
— Faut que tu testes aussi, Tyes ! Comme ça on y sera toutes
passées ! Héhé !
— Passées ? Répétai-je, toujours à basse voix. Je… Ne
disons rien, va.
Tyesphaine, à la manière des tortues, entra sa tête dans le sac
de couchage en guise de réponse. C’était une réaction attendue.
La vraie Tyesphaine, pas celle de mes rêves étranges, était une
fille timide.
— Je préfère oublier ce tonneau, dit Naeviah en frémissant et
en se tenant les épaules.
Je préférais ne pas commenter cette fois, je me répétais trop à
ce sujet.
— Et sinon, tu préparais quoi sur le feu ? demandais-je à la
place à Naeviah.
Elle se tourna vers le feu où une casserole était installée.
— Juste du thé.
— Tu sais infusé du thé ?
— Bien sûr, tu me prends pour qui ? Mysty sait cuisiner, mais
ne sous-estime pas mon thé ! J’ai de l’expérience, au temple on
nous en faisait préparer tout le temps.
— Ah bon ? Bah, vu le froid, je serais preneuse.
18
Naeviah afficha un sourire victorieux et confiant. Nul doute
que mon enthousiasme lui faisait plaisir, mais je me doutais
qu’elle l’avouerait.
Au fond de moi résidait une âme japonaise, même dans un
corps d’elfe le thé était toujours quelque chose d’agréable pour
moi.
Alors que je voulus sortir de ma couche, le froid m’en
dissuada. Je tournai ma tête vers Mysty qui était encore à moitié
nue avec une certaine pitié. Même si elle était née dans un
endroit chaud, elle semblait tenir le froid mieux que moi...
— Ah là ! Tu m’as bavé dessus, Fiali. Regarde ! Haha !
Elle montra le haut de sa poitrine avant de prendre un tissu et
d’essuyer. Bien sûr, le regard de Naeviah était encore plus glacial
que le froid environnant.
— Bavé… ? On se demande quel genre de rêve tu faisais…
perverse !!
— J’en sais rien, je m’en souviens pas ! Eh oh ! Éloigne-toi de
cette casserole ! Ou plutôt, ne la rapproche pas de moi !!
Naeviah, furieuse, s’en était allée prendre la casserole
bouillante sur le feu pour appliquer ses menaces.
— On dirait vraiment deux bonnes femmes mariées !
Hahaha ! se moqua l’instigatrice de tout ce chaos.
— Mariées, tu dis ? Héhé héhé héhé héhé !
Naeviah avait un visage à faire peur, son rire était encore pire
et ses sourcils bougeaient nerveusement.
19
— Je ne suis pas sûre qu’on puisse se marier entre filles, fis-je
remarquer.
Cet argument me semblait le meilleur à cet instant, mais
probablement il ne l’était pas.
— F.I.A.L.I. !! grogna Naeviah tandis que je reculais
instinctivement.
— Ah ouais, c’est vrai ! dit Mysty en frappant son poing sur
sa paume. Chez nous, dans le désert, ça arrive parfois. Tout le
monde s’en fiche de toute manière du sexe, tant que tout le
monde est content, ça passe.
Naeviah soupira et reprit son calme avant de poser la
casserole sur le feu, ce qui me rassura grandement. À vrai dire,
j’étais assurée qu’elle n’irait pas jusqu’à me faire du mal puisque
j’avais mon aura dakimakura, mais je n’étais pas à l’abri d’un
accident ménager engendré par un moment de colère.
— Vous autres nomades êtes des gens bizarres ! dit Naeviah
le visage rouge et les yeux humides. Se marier… marier… avec
elle ? En plus, Fiali n’est même pas humaine !!
J’avais l’impression que la discussion parfait du principe que
j’avais fait ma proposition à Naeviah, ce qui me dérangeait
quelque peu.
En fait, en y pensant, c’était pire que cela : c’était Mysty qui
venait de me vendre pour un mariage ?! Eh oh ! Je suis contre
ces pratiques !!
— Et alors ? Ça change quoi ? Moi j’veux bien me marier
avec elle et avec vous toutes en vrai.
20
Le visage de Mysty était si sérieux qu’il m’embarrassa
également. J’étais persuadée qu’elle le pensait vraiment. Naeviah
devint encore plus rouge.
— Tu… tu… tu ne m’approches plus, espèce de
dévergondée !! Et couvre-toi !! Tout ça c’est à cause de toi de
toute manière !!
Je décidais de sortir de mon sac de couchage furtivement,
l’attention ne semblait plus sur moi.
Cependant, c’était loin d’être facile, la chaleur et la douceur
de ma couche était si puissante !
Finalement dehors, je m’assis en tailleur et utilisait mon
pouvoir de « Toilettage », le sortilège commença à brosser mes
cheveux tandis que je bâillais.
— En y pensant, je pense bien que c’était à cause de moi, dit
Mysty en se grattant l’arrière de la tête. J’avais si froid que j’suis
entrée sans m’en rendre compte chez Fiali et du coup elle m’a
bavé dessus.
— Tu me serrais assez fort, j’avais sûrement du mal à
respirer. Mais, si je dois être honnête, j’avais froid aussi, ça m’a
rendu service.
Je n’allais pas laisser Mysty prendre toute la faute alors que je
l’avais largement incitée à me rejoindre.
Cela dit, il était fort probable qu’elle serait venue dans mon
sac de couchage même sans mon petit coup de pouce, elle avait
ses crises de somnambulisme plus ou moins une nuit sur deux en
voyage et une nuit sur trois en zone civilisée. C’était un rapide
21
constat basé sur les quelques semaines depuis que j’avais fais sa
connaissance.
Je supposais qu’il y avait une part inconsciente à ses actions
nocturnes, mais je me voyais mal leur parler en termes de
psychologie de mon précédent monde...
— Tu es peut-être maudite ou possédée, dit Naeviah
sérieusement. Les gens qui se déplacent dans leur sommeil sont
souvent possédés par un démon.
Dans mon ancienne vie, j’aurais pensé : « Eh voilà le discours
de superstitieux religieux ! ». Mais, dans ce monde-ci, les
démons existaient réellement on ne pouvait pas parler de
superstition.
Même si je croyais pas un seul instant Mysty maudite ou
possédée, disons que la probabilité n’était tout de même pas de
zéro.
— Maudite ? dit la petite voix de Tyesphaine.
Discrètement, sans que nous nous en soyons rendues compte,
avec un art dont elle avait seul le secret, elle était sortie de son
sac de couchage et s’était assise sur une bûche que nous utilisions
comme chaise. Elle s’était même servi une tasse de thé l’air de
rien.
— Ouais, ça arrive, dit Naeviah en lui jetant un coup d’œil
surpris. Forcément, toi ça te fait réagir.
— Euh… oui…

22
— T’en prends pas à Tyesphaine, son armure est réellement
maudite.
— Toujours à prendre sa défense, elfe perverse !
— Et toi toujours à nous crier dessus, prêtresse.
— C’est normal, vous faites des tas de choses stupides. Enfin
bon… Quoi qu’il en soit, il faudrait analyser Mysty un de ces
jours, on ne sait jamais avec les malédictions et les démons.
— Si c’est l’une de vous, j’veux bien être inspectée en
détail… et même en profondeur. Haha !
Mysty !! Quelles horribles choses dis-tu donc ? Et avec quelle
désinvolture surtout !
Naeviah manqua de s’étouffer et moi de lui cracher le thé à la
figure. Nous fîmes un réel effort pour ignorer les propos de
Mysty… enfin, plus ou moins.
— Il faudra vous acheter des ceintures de chasteté à toutes les
deux. J’ai peur qu’à force vous nous pondiez un mioche.
Par contre, Tyesphaine cracha réellement son thé et manqua
de s’étouffer. C’était une réaction attendue.
J’avais eu beau expliquer à Naeviah que non, je ne pouvais
pas faire ce genre de choses, même par magie, elle revenait là-
dessus à chaque fois.
— Puisque je te dis que je ne peux pas le faire.
— Avec la magie tout est possible, tu l’as déjà dit un tas de
fois.

23
C’était vrai, je l’avais dit et techniquement c’était vrai, même
si certaines choses tombaient dans le domaine de la magie
interdite.
— Ouais, mais je peux pas lancer involontairement un sort
aussi complexe. Tu penses bien que créer des formes de vie
comme des homoncules ou des chimères c’est pas en claquant
des doigts qu’on y arrive : ça demande des années d’études. Puis,
des ceintures de chasteté ? Tu es consciente de leur réelle
utilité ?
Les trois m’observèrent avec surprise. Jusqu’à ce matin-là je
n’étais pas sûre que ce genre d’objets existât réellement dans ce
monde-ci.
D’ailleurs, dans mon précédent monde, après quelques
recherches, j’avais découvert que comme nombre de choses
alléguées au Moyen-Âge n’était que des mythes créés
tardivement (souvent au 19e siècle). Les vierges de fer, les
ceintures de chasteté et d’autres curiosités morbides associées
aux mœurs brutales moyenâgeuses étaient en réalité des créations
modernes.
Puisque Naeviah en parlait, je déduisis donc que dans ce
monde-ci, les ceintures de chasteté existaient réellement.
— Explique, Fiali. J’avoue que j’connais pas du tout ce dont
vous causez toutes les deux.
Mysty ne connaissait donc pas mais avait sûrement compris
que c’était lié au sexe, d’où son ton et son visage grave.

24
Sa remarque me laissa imaginer que ce n’était sûrement pas
un objet d’usage courant. Je tournai ma tête vers Tyesphaine qui
détourna le regard et baissa la tête.
Elle connaissait ! Sa réaction l’attestait !
— Eh bien… comment expliquer ça… ? Tu ne veux pas t’y
coller, Naeviah ? C’est toi qui en a parlé, après tout.
— Quoi ?! C’est un truc de pervers, c’est à toi d’en parler !
— C’est pas plutôt pour éviter de faire des choses perverses,
au contraire ?
Je plissais les yeux en prenant un air moqueur.
J’étais au courant qu’il y avait des utilisations de ces ceintures
dans les milieux fétichistes même si j’avoue ne pas vraiment les
comprendre. Mon précédent monde était très avancé sur ce
genre de choses, il fallait le reconnaître.
La réserve de Naeviah semblait admettre que l’utilisation de
ces appareils n’était pas si différente de celles de mon ancien
monde, aussi voyant Mysty piquée de curiosité et sachant que je
ne me débinerais pas facilement, j’improvisais donc une
explication.
Il s’agissait d’une légende que j’aurais prétendument entendue
dans le monde des humains (je ne voulais pas associer ce genre
d’objet aux elfes) et où un noble avait enfermé sa dame dans une
tour pour la protéger de toute concupiscence pendant qu’il
partait à la guerre. Cela n’avait pas dissuader les tentatives d’un
chevalier, son vassal, qui avait infiltré la tour dans un récit

25
comique, déjouant divers pièges, pour finalement se retrouver
face à cet ultime obstacle auquel il ne s’était pas attendu.
— On dirait une histoire que j’ai déjà entendue aussi, dit
Naeviah. Mais, désolée de vous l’apprendre, ce genre de
ceintures sont réellement utilisées, ce ne sont pas des légendes.
Tyesphaine acquiesça avec vigueur.
Je supposais que parmi les nobles, puisqu’ils avaient un réel
intérêt économique dans les mariages arrangés, c’était une
pratique plus courant qu’on ne le disait. Une fois de plus,
Naeviah venait d’admettre à demi-mot appartenir à l’aristocratie.
— C’est un croque-mitaine des nobles, reprit-elle. On en
parle aux petites filles en guise de menace pour qu’elles
protègent d’elles-mêmes leur vertu.
— Moi j’pige pas trop le principe. Enfin si, j’pige la partie
pour se protéger des mecs, mais… tu pisses comment avec ce
machin ?
— Tu le fais dedans, expliquai-je à Mysty sachant que
Naeviah n’en parlerait pas. Il y a des trous pour évacuer les
liquides mais bon… c’est clairement un engin lourd, encombrant
et sale.
— Ah ouais… Moi qui supporte déjà pas les pyjamas… Mais
du coup, ça veut dire qu’on peut pas se laver ?
— En réalité, il est difficile d’empêcher la main d’y entrer,
c’est surtout pour éviter… les hommes de… enfin tu vois.

26
Même moi, je ne pouvais pas finir l’explication, je pris une
tasse de thé et m’arrêtai sur le sujet. Mysty resta songeuse, elle
avait l’air de penser intensément à tout cela.
Naeviah et Tyesphaine étaient foncièrement dégoûtée. Je
supposais qu’elles avaient grandi avec la menace de cet outil de
torture.
— Bah, y des gens qui sont quand même bien chelous, dit
Mysty en prenant également une tasse de thé. Ils me font rire
avec leur principe de fidélité et tout ça. Faut rester fidèle à soi-
même et agir comme on aime, que j’pense ! En plus, pourquoi
on pourrait pas aimer plusieurs personnes à la fois, c’est
ridicule ?
Mysty attaquait un sujet épineux de bon matin : la légitimité
de la monogamie.
C’est avec un sourire en coin que je me délectais de ses
paroles. Ma devise, dans mon ancienne vie, était que les mots en
« mono » étaient presque toujours négatifs.
— Je comprends, dis-je au risque de me faire traiter de
perverse. La monogamie, c’est encourager le concept de
possession d’un être vivant, j’ai dû mal avec cela aussi.
— N’est-ce pas〜 ! On est pareilles, Fiali ! Les gens se
prennent trop la tête avec ça. Y a même des nobles qui se battent
pour des questions du genre. Des guerres qui ont commencé à
cause d’histoires de fesses, sérieux ! C’est tellement pitoyable. En
plus, y a déjà des monstres pour nous malmener, y a pas besoin
de faire des guerres pour des trucs tout pourris, non ? Tout le

27
monde devrait aimer qui il veut, que j’dis ! Moi j’vous aime
toutes les trois !
Sur ces mots, elle vint m’enlacer par derrière et posa sa
poitrine sur ma tête ; j’étais assise. Cependant, cette fois je ne la
sentais pas peser sur moi puisqu’elle portait son armure. Mais le
geste était quand même chaleureux.
Naeviah encore plus que Tyesphaine ne semblait pas
convaincue.
— Mysty, je comprends encore, elle vient des nomades du
désert. Il paraît qu’ils sont pas vraiment fidèles et que leurs clans
n’ont pas de concept de mariage…
— Héhé !
Mysty parut fière, elle fit un signe de victoire en direction de
Naeviah.
— … mais toi, espèce d’elfe dépravée ! Tu cautionnes
réellement ce genre de mentalité ? Les elfes sont aussi de ce
genre-là ?
Les elfes, je n’en savais rien. J’avais connu que mon mentor.
— Dans la Grande Forêt, les fées… sont souvent
polygames… c’est la norme…, expliqua Tyesphaine.
Je crus comprendre le sous-entendu derrière ses mots : « Et
donc Fiali, qui est une elfe et soutient la polygamie est donc une
fée aussi ».
— Je ne suis pas…

28
Polygame ? Une fée ?
Ces deux propositions auraient pu compléter ma phrase, mais
je n’eus pas envie de débattre plus longtemps. Tant pis, je
passerais pour une fée lubrique polygame et tout ce qu’elles
voudraient.
— Cool ! J’ai vachement envie de voir les fées ! dit Mysty en
se redressant et en levant les bras.
Le regard de Tyesphaine était insistant, elle ne me lâchait
plus. Elle ne semblait pas fâchée, non, ce que je crus lire dans
ses yeux étaient une expression que je ne lui avais encore jamais
vue : la victoire. C’était comme si elle venait de me moucher et
de me prouver que j’étais ce qu’elle disait : une fée.
Des bribes de mon rêve me revinrent. Instinctivement, je
cherchais un tonneau dans le coin. Heureusement, il n’y en avait
pas.
Malgré sa timidité, Tyesphaine me prouvait une fois de plus
être vraiment têtue. Je supposais que personne n’avait une
personnalité monolithique et encore moins une noble.
— Pfiou ! soupirai-je en baissant les yeux.
La journée commençait à peine...
***
Le matin de notre départ de Moroa, chemin faisant, avant
d’entrer dans cette interminable forêt où nous nous trouvions
depuis lors, nous discutions :
— Le livre elfique parle d’hydrographie, expliquai-je.
29
— Hydro-quoi ?
— C’est un domaine d’étude des cours d’eau. Il s’agit aussi
bien des rivières que des océans ou des marécages.
Naeviah m’observa peu convaincue.
— Et du coup ? Où allons-nous ? Nous avons acceptée de te
suivre en te faisant confiance mais tu pourrais t’expliquer quand
même.
— J’allais le faire avant que tu ne m’interrompes.
— Tu veux dire que c’est de ma faute ? Ça fait des jours
qu’on attend !
— Du calme, les filles, dit Tyesphaine en s’interposant.
Nous… nous nous sommes bien amusées, c’est pas grave
d’attendre un peu.
En effet, nous avions passé un agréable séjour à Moroa, du
moins après avoir vaincu la succube, bien sûr. Il n’y avait pas lieu
de s’en plaindre.
— Donc, comme j’expliquais…, dis-je en reprenant la parole,
une main sur la poitrine et regardant en coin Naeviah, ce traité
en lui-même n’est pas super intéressant... Enfin, si, il l’est
sûrement pour des personnes qui ont un intérêt là-dedans, mais
pas nous. Il parle de tout plein de choses techniques que j’ai pas
forcément bien compris : de comment faire des systèmes de
levier en déroutant les rivières souterraines, de comment
acheminer l’eau dans les maisons, etc.
— Viens en au fait, tu commences à m’énerver, elfe lubrique.

30
— Tu manquerais pas de patience pour une prêtresse ?
— Tu as dit quelque chose, elfe délurée ?
— Non, c’est bon…
Quelle susceptibilité ! Enfin, c’était Naeviah, rien d’étonnant à
tout cela.
— Bref, je vais pas vous parler plus en détail de tout cela,
mais il s’avère que mes ancêtres savaient utiliser l’eau pour tout
un tas de choses.
Et encore ce n’était rien comparé à ce que faisaient les
humains de mon précédent monde.
— Ce traité devait servir pour la cité elfe de Kaermaer.
— Il y a donc sa localisation ? demanda Tyesphaine.
— Tout juste. J’ai cherché sur les cartes du temple…
— Tssss !
Naeviah fit claquer sa langue à la simple évocation du mot
carte, c’en était devenu une réelle aversion.
— … et j’ai pu trouver l’emplacement actuel supposé de la
cité de Kaermaer, continuai-je.
— Supposé ? Même avec tes machins tu sais même pas avec
certitude ?
— Tu penses bien que si c’était fléché, tout le monde saurait
où elle se trouve. Nous parlons d’une cité oubliée, quand même.
Naeviah leva les épaules et reprit la parole :
31
— Admettons. Et donc, elle se trouve où ?
— Dans les Monts du Crépuscule. Précisément, je ne saurais
pas trop dire. Puis, les indications du traité évoquaient des
repères en pleine nature et vous connaissez mes lacunes sur ce
propos.
— D’autant que la nature a sûrement changée depuis le
temps.
Étonnamment, Naeviah ne m’avait pas reproché mon
incompétence.
— OK, il semblerait que tu saches où aller, continua-t-elle.
Ça me rassure un peu.
— Je croyais que partir à l’aventure au hasard ne te dérangeait
pas.
— C’est pas la question !
— Du coup, il faut aller à Oclumos ? demanda Tyesphaine
timidement.
— Ou à Breniran, répondit Naeviah. Honnêtement, c’est
surtout le passage par Inalion qui m’inquiète. C’est un pays dont
on dit beaucoup de mal.
— Oclumos… n’est pas génial non plus…
— Et Breni-machin ? demanda Mysty. Perso, je connais un
peu Sabberion, mais ils sont chiants là-bas. Uvigana sont pires
encore. Des pays où je me suis aventurée, la Grande Forêt et
Hotzwald sont les plus cool… enfin, à l’exception de chez moi,
j’causais des pays étrangers.
32
— Mmm… Sabberion est assez pénible pour une fille comme
toi, dit Naeviah.
— Si je résume, on est au meilleur endroit ? demandai-je. Et
tu es passée dans la Grande Forêt ?!
— Ouais, juste un peu. J’ai croisé personne, du coup c’était
pas désagréable.
Cela répondait à une certaine logique. Impossible de trouver
un voyage désagréable s’il n’y avait personne pour le rendre
comme tel. J’étais malgré tout étonnée qu’elle ait réussi à trouver
son chemin dans cette immense forêt et sans encombre, mais si
elle disait y être passée, je n’avais aucune raison de douter d’elle.
C’était bien le hasard qui nous avait toutes réunies à
Hotzwald, la chance avait son rôle à jouer dans nos vies.
— Hotzwald… j’aime bien, dit Tyesphaine.
— Et sinon, vous venez d’où toutes les deux ? demanda
Mysty. J’ai déjà dit que j’venais du Désert d’Adrilar d’un clan de
marchands, mais à part Fiali, ch’sais pas pour vous deux.
Les concernées se regardèrent un instant, puis finirent par
répondre à la question.
— Je… viens d’Oclumos, justement…
— Moi de Sabberion.
— On dirait que vous n’aimez pas vos pays respectifs, fis-je
remarquer.
— Nous ne les aimons pas ! dirent-elles en même temps.

33
Au moins, cela avait le mérite d’être clair. Il valait sûrement
mieux arrêter de parler de leur lieu de naissance.
Mysty pencha la tête de côté, elle allait poser une question
lorsque je lui fis signe de s’arrêter. Elle me comprit
immédiatement.
— Si Oclumos n’est pas un bon pays, passons par le Breniran,
dis-je. Cela rallonge un peu, mais je n’ai pas d’impératif de
temps.
— Non… je… je m’en voudrais. Si… Passons par Oclumos.
— Tu es sûre ?
Tyesphaine acquiesça.
— Nous avons le temps de toute manière, dit Naeviah. De
toute manière, je me demande si Breniran est une bonne idée :
c’est une magiocratie.
— Oh, cool !
— Te réjouis pas trop vite, elfe perverse. Tu n’es pas issue
d’une guilde de magie, c’est justement ce qui m’inquiète. Ils
pourraient te voir comme une mage clandestine, ça nous
apporterait tout un tas de problèmes.
— À Oclumos… il faut une licence d’aventurier. Nous n’en
avons pas…
— Une licence ? s’étonna Mysty. On peut pas partir à
l’aventure comme ça ?
Tyesphaine secoua la tête.

34
— Mais je… j’en ai une. Et je peux… vous en avoir.
— Merci Tyesphaine.
— Tyes, tu nous sauves les fesses ! Héhé !
— Du coup, ce sera Oclumos, conclut Naeviah d’un air
autoritaire.
Personne ne s’y opposa et donc nous décidâmes du trajet
suivant : d’abord aller à Segorim, passer la frontière et entrer à
Inalion, plus précisément dans la ville de Liris qui se trouvait la
plus proche. Puis, il s’agissait de partir à l’est. Faire une halte à
Lunaris et ensuite franchir la frontière pour entrer à Oclumos.
Là, Tyesphaine nous obtiendrait des licences d’aventuriers et
nous prendrions la direction sud-est pour entrer dans les Monts
du Crépuscule.
Tout était parfaitement établi dans nos têtes, mais…
— Il y a encore une chose dont j’aimerais vous parler, dis-je.
Elles me regardèrent avec de grands yeux.
— Claryss…
— La Grande Prêtresse, me reprit Naeviah.
— Claryss la Grande Prêtresse m’a parlé de quelque chose en
privé.
— Un truc pervers, je suppose…
— Tu vas arrêter de m’interrompre, Naeviah ? C’est sérieux
en plus ! Pour une fois…

35
— Pour une fois ? Bon, OK, OK, je te laisse finir. Mais si
c’est un truc stupide ou pervers, je te…
J’expirais lourdement par le nez, puis repris-je :
— En fait, dans un vieux texte, elle avait trouvé une mention
qui parlait de la succube, Yvelyn. En réalité, elle avait été scellée
dans le temple il y a des siècles, voire des millénaires de cela.
— Scellée ?
— Oui. Une magie ancienne la retenait prisonnière. J’ignore
pourquoi les anciens ne l’ont pas tout simplement tuée, mais en
tout cas les textes indiquaient bien qu’elle était prisonnière. Il
s’avère que quelques mois avant notre arrivée, la monastère a
reçu la visite d’un mystérieux voyageur. Il a fait un peu comme
nous, il a cherché des informations sur la région, puis il est parti.
Jusque là, rien d’anormal…
Je restais un peu songeuse, cela m’avait perturbé, mais
j’ignorais si mes collègues allaient agir de la même manière.
— Des témoignages affirment l’avoir vu entrer dans la forêt à
l’est, celle où se trouvait la chimère et le temple démoniste.
— Il l’aurait libérée ? demanda Naeviah.
Comme toujours, c’était celle qui arrivait le plus vite à la
conclusion.
— Je le pense aussi. Disons qu’il y a la probabilité que le
sceau se soit rompus de lui-même, l’usure du temps peut
entraîner ce genre de chose, mais cette théorie me semble bien
trop improbable.

36
Sûrement parce qu’il restait en moi de la pensée rationaliste
de mon ancien monde, je ne croyais pas assez à ces hasards
commodes.
— Il me semble plus plausible de penser que quelqu’un l’ait
détruit. Malheureusement, nous ne pourrons jamais connaître la
vérité, puisque le temple n’est plus là.
— À cause d’une espèce d’elfe sauvage qui a ENCORE tout
détruit, me reprocha Naeviah.
Je souris avec satisfaction, c’était difficile de se sentir
coupable lorsqu’on me complimentait aussi gentiment.
— C’était pas des éloges !!
— Fiali ne plaisante pas quand il s’agit de tout casser ! Mais
on l’aime comme ça ! Héhé !
Mysty passa son bras autour de mon épaule et se mit à rire.
Tyesphaine sourit timidement, tandis que Naeviah soupira
longuement.
— OK, c’est bien de nous l’avoir dit quand même... Cela veut
dire qu’il y a un homme qui se promène et qui libère des démons
pour détruire le monde. Quelle bonne nouvelle !
— Oui, en effet…
Comme elle le disait, il n’était pas impossible qu’on entende
parler à nouveau de cette personne. Mon instinct me disait même
que c’était une certitude. Nous attirions bien trop d’événements
étranges, peut-être le contrecoup de ma maudite aura
dakimakura.
37
Chapitre 1

Quatrième jour dans la forêt.


Je commençais sérieusement à en avoir assez. Cette fois, nous
n’avions pas de cartes, Tyesphaine et moi n’en avions pas pris,
considérant l’échec de la fois précédente.
Nous avions des indications de route sur un carnet, mais rien
ne semblait coller.
Nos interlocuteurs —comme toujours— nous avaient assurés
que « c’est facile ! », mais ça ne l’était pas !
« Prenez le chemin vers le sud. Il entre dans les bois et
bifurque au niveau du grand chêne avec la marque 5 dessus. Il
faut prendre à gauche et poursuivre jusqu’à la sortie des bois... »
C’était ce que le carnet nous indiquait et pourtant…
L’arbre marqué du chiffre 5, nous l’avions trouvé et avions
tourné à gauche, mais la route semblait interminable. On aurait
pu nous dire qu’il fallait presque une semaine pour sortir de cette
foutue forêt !
— Elle est immense cette forêt, dis-je aux filles sans cacher
ma démotivation.
— C’est clair !
— Toutes les forêts me le semble, dit Naeviah. Et dire que
c’est une elfe qui s’en plaint… Pfff !

38
— Je t’ai déjà dit que je suis une haut-elfe, je suis une
citadine comme vous.
— Je suis une désertine, perso.
Naeviah et moi tournions notre regard vers Mysty et son
néologisme plus que douteux, nous restâmes sans commentaires.
Ce n’était pas spécialement drôle.
Cependant, un petit rire timide se fit entendre en provenance
de Tyesphaine qui ajouta au ridicule :
— En tant que paladine, je serais donc une résidente du
« pal » ou alors du « palais » ? Hihi !
Je grimaçais à moitié amusée en jetant un regard à Naeviah
qui se prit le visage dans la main.
— Haha ! J’savais pas que tu faisais des vannes, Tyes ! C’est
cool ! Faut que tu te détendes plus !
— Je pense plutôt que c’est les arbres qui commencent à lui
taper sur le système…, marmonna Naeviah.
— À moins que les arbres ou les champignons ne relâchent du
pollen ou des spores hallucinants, dis-je.
Je venais de lancer cette idée en guise de blague, mais aussitôt
Naeviah et moi nous fixâmes avec horreur. Nous pensions la
même chose, très clairement :
— Et si… ?
— Ce serait l’explication…

39
Si nous étions actuellement sous l’influence de tels
hallucinogènes, cela expliquait que nous ne sortions pas des bois
qui n’étaient pas censés être aussi grands. Il n’y avait pas
d’émission magique, je pouvais le certifier, mais je n’avais
aucune certitude quant aux pollens ou aux spores.
Les champignons en particulier étaient des formes de vie
capables de pas mal de choses aussi impressionnantes
qu’étranges. Je m’imaginais aisément, —d’autant plus en
considérant la réaction brusque de ma camarade— que ceux de
ce monde de fantasy étaient encore plus incroyables encore.
— Je fais tout brûler ?
— T’es folle ! Tu vas nous asphyxier !
— En plus, ce ne serait pas terrible pour les pauvres animaux.
D’ailleurs, nous en avons croisé ?
À force de marcher encore et encore dans cette
environnement vert entêtant, j’en avais fini par ne plus considérer
la faune et la flore locale.
Mysty me pointa du doigt un écureuil sur une branche.
— À moins que ça ne soit aussi une hallucination, ça
prouverait qu’il n’y a pas d’hallucinogènes, non ?
— Il faudrait l’attraper pour être sûr qu’il existe réellement,
me répondit Naeviah en se grattant le menton. En plus, c’est pas
dit que les écureuils puissent halluciner comme nous.
— Pas faux. Et si on montait dans les branches pour avoir une
vue dégagée, cela nous permettrait de voir où nous nous situons.

40
— Tu te sens de monter dans les branches ?
Je considérais les arbres aux alentours, il y en avait des assez
hauts. Sûrement des chênes… enfin, c’était le seul nom d’arbre
qui me passait par la tête à ce moment-là, à part faire la
distinction entre des conifères et des arbres à feuilles, mes
connaissances s’arrêtaient là.
— Je peux le faire. Je suis une elfe, non ?
— Quand ça t’arrange, tu deviens une forestière ?
Naeviah plissa les yeux et me fixa les mains sur ses hanches.
Je répondis par un sourire gêné en me grattant l’arrière de la tête.
En effet, j’abusais de cette excuse, tout comme celle d’être une
magicienne.
Je devrais me montrer plus prudente à l’avenir en les
invoquant, à force de leur coller des éléments dessus, je finirais
pas me contredire.
— Quoi qu’il en soit, Mysty et moi sommes plus agiles, sans
offense envers vous deux, dis-je en joignant les mains. Vu que je
n’ai pas d’armure et que je suis plus légère, je propose d’y
grimper. Cela évitera que Mysty n’ait à se dévêtir de son armure.
Puis, en cas de chute, vous pourrez facilement me rattraper.
— Oui, il vaut mieux que l’autre exhibitionniste garde son
armure… Mpfff !
Tyesphaine approuva en hochant la tête. Mysty semblait ne
pas comprendre le problème.

41
— OK, on te rattrape, Fiali. Monte sur mes épaules pour
prendre de la hauteur déjà !
C’était une bonne idée. Pour atteindre les premières branches,
je pouvais monter sur le dos de Mysty, ce serait plus simple.
Cependant…
— Je préfère monter sur Tyesphaine, elle est plus haute. Sans
offense, Mysty.
— Pouah ! Ch’suis si petite ?
Elle ne l’était pas, enfin pas selon mes critères. Tout ce qui
était plus haut que moi était « grand », une vision binaire des
tailles. Néanmoins, Tyesphaine était la plus haute du groupe.
— Monter… ?
Elle était déjà rouge. L’idée que je lui grimpe dessus, ce que
nous avions déjà fait dans les montagnes, la gênait à ce point ?
— Enfin, si tu veux bien...
— Je… d’accord…
Nous nous organisâmes rapidement. La cible était la cime
d’un arbre plus haut que les autres. Tyesphaine devait me
permettre d’atteindre la première branche puis je ferais
l’ascension seule. Pour sa part, elle se retirerait. Son armure à
pointes m’inquiétait, si je tombais et m’empalais dessus ce serait
sûrement pire que percuter simplement le sol.

42
Mysty resterait sous l’arbre pour me réceptionner dans le pire
des cas. Et Naeviah garderait mes affaires et préparerait un sort
de soin au cas où je m’écraserais. Tout était parfaitement défini.
Mais Tyesphaine tremblait alors que je m’approchais d’elle. Je
crus comprendre son inquiétude aussi je lui chuchotai.
— Ne t’inquiète pas si tu la vois, je ne vais pas me vexer.
Je lui fis un clin d’œil qui la fit reculer d’un pas alors qu’elle
croisa ses mains sur sa poitrine en rougissant de plus belle.
La dernière fois, elle n’avait pas pu s’empêcher de voir ma
culotte. Puisque je monterais sur ses épaules à nouveau,
inévitablement, elle aurait une vue dessus. Je la connaissais assez
pour me dire qu’elle serait embarrassée et qu’elle s’en voudrait
de me reluquer. Et à vrai dire, je n’en avais cure. Les culottes
servaient à éviter qu’on voit ce qu’il y avait dessous, en faire
l’objet d’un tel tabou m’avait toujours paru étrange.
Les culottes, au fond, avaient vocation à être regardée. Elles
protégeaient l’intimité et n’étaient en aucun cas l’intimité elle-
même.
Puis, ce n’était pas comme si Tyesphaine et les filles ne
m’avaient pas déjà vue nue. Si on se basait sur cette
considération, une telle pudeur devenait déplacée.
— D’ac… d’accord…
Seule Tyesphaine pouvait encore se montrer aussi prude pour
une telle chose après tout ce que nous avions vécu. Mais, c’était
ce qui la rendait si charmante et craquante, je n’essayais même
pas de la raisonner.
43
— Je vais y aller. Essaye de ne pas bouger et fais-moi
confiance. Ce serait risqué si tu gigotes trop.
— O-OK…
Elle était stressée, bien trop pour quelque chose d’aussi trivial.
Sans mal, je parvins à me tenir debout sans mal sur les
grosses pointes de ses spalières et, d’un bond, j’atteignis la plus
haute branche à ma portée.
Même si je n’étais pas une elfe des bois avec un sixième sens
sylvestre, mon agilité compensait amplement : c’est sans
difficultés que la cime se rapprocha de moi. Avec mon poids
plume, même les branches les plus hautes ne se brisaient pas.
Je passais ma tête au-dessus de la frondaison des arbres et un
océan vert s’offrit à mes yeux. Depuis cette position, les arbres
avaient l’air de nuages. Cela aurait été tellement plus simple de
pouvoir marcher dessus...
Apparemment, nous étions en plein cœur de la forêt, elle
s’étendait d’un côté au-delà de mon champ de vue, mais de
l’autre côté la sortie semblait à moins d’une dizaine de
kilomètres. Néanmoins, j’avais des doutes quant à savoir s’il
s’agissait de la bonne direction... En effet, je voyais des
montagnes qui n’étaient pas sans me rappeler celles que nous
avions quittées.
— C’est bien beau d’avoir une vue dégagée, mais quand on y
connaît rien à la nature et on a pas d’orientation… Pffff !
Jamais on ne se serait perdus avec mon mentor.

44
Je soupirais longuement et m’apprêtai à descendre lorsque je
me dis qu’il serait judicieux de marquer la direction pour sortir
du côté des montagnes. Le souci étant qu’en descendant les
branches, je n’étais pas sûre de pouvoir la pointer à mon arrivée.
Aussi, j’eus une bonne idée : tirer une simple flèches d’ombre
au pied de l’arbre, dans la bonne direction. Le feu était hors de
question, trop de risques d’incendie.
Je pointais donc ma main vers une zone visible non loin du
pied de l’arbre lorsqu’un déplacement attira mon attention. Mes
yeux perçants d’elfe ne manquèrent pas de rapidement déceler
plusieurs silhouettes à quelques centaines de mètres de l’arbre sur
lequel je me tenais.
Des gobelins. Je les distinguais distinctement.
Si mes yeux ne me permettaient pas de voir la sortie de la
forêt d’un côté, limités qu’ils étaient par la courbure de l’horizon,
je distinguais clairement les détails au sol.
Je repérais aussitôt une vingtaine de ces monstres abjects. Ils
nous entouraient et refermaient le piège sur nous.
Les gobelins. Ils n’étaient pas si différents de ceux des fictions
de mon ancien monde : petits, verts, nez crochus, verrues, crocs
acérés et griffes, bien qu’ils utilisaient des gourdins en guise
d’arme. Ceux-là portaient en plus des armures de peaux, ce qui
témoignait d’une expérience guerrière supérieure aux hordes
déchaînées qu’il était parfois possible de croiser dans la Grande
Forêt.

45
Créatures à l’espérance de vie particulièrement courte, aussi
bien à cause de leur nature biologique que de leur habituelle
stupidité qui les poussait à vivre dangereusement (et entrer en
conflit constant avec toutes les autres créatures vivantes), ils
jouissaient d’un rythme de reproduction très rapide.
Pour information, même s’ils étaient tristement célèbres pour
les humiliations et agressions envers les aventurières —telles que
nous— ils pondaient des œufs dans la terre ou la boue, ce qui
expliquait leur rythme de propagation. Bien sûr, leur mode de
reproduction était sexué, même si les métissages étaient à ma
connaissance impossibles.
Si j’appuie sur ce détail, c’est parce qu’il s’agissait de la raison
principale de mon inimitié envers cette espèce. Je déteste les
gobelins !
Immondices parmi les immondices, si j’avais pu les voir tous
morts, cela aurait été avec grand plaisir !
L’antipathie entre elfes et gobelins remontait à des temps
immémoriaux, d’après ce que m’avait expliqué mon mentor.
Contrairement à moi, ce dernier les percevait juste comme de
simples créatures agressives et stupides.
S’ils étaient presque tous violents (je n’avais connaissance
d’aucun gobelin pacifique), tous n’étaient pas idiots. Et même si
dans les RPG et autres fictions, ils étaient le « monstre de base »,
il y en avait de terriblement costauds. Combattre un groupe de
gobelins —car ils étaient rarement seuls—était comme jouer à la
roulette russe. Il y avait une chance sur six de tomber sur un

46
individu qui soit réellement compétent, tandis que les autres
étaient plus ou moins aussi forts qu’un aventurier débutant.
Au passage, il y avait différentes variantes dans leur espèce :
gobelins des marais, gobelins des forêts, gobelins des montagnes
et hobgobelins.
Les standards étaient ceux des forêts, ceux qui nous
encerclaient. À l’instar des humains, la différence majeure entre
les espèces de gobelins se situait dans la pigmentation de leurs
peaux. Seuls les hobgobelins étaient vraiment à part : plus grands
que les autres, ils étaient également plus charismatique et
intelligents, ce qui leur octroyait habituellement le rôle de chef
de hordes.
Bien sûr, ce groupe en dénombrait un, je le repérai un peu en
retrait.
Tuer le chef était une stratégie qui marchait dans les fictions
et les armées régulières disciplinées, mais je savais au moment
même où je l’aperçus que sa mort ne changerait nullement le
déroulement du combat : dans le chaos ambiant, les gobelins se
battraient jusqu’à se voir en sous-nombre puis chercheraient à
s’enfuir. Aucun d’eux n’écouterait ma voix du chef une fois la
bataille débutée.
De toute manière, elle ne serait achevée à mes yeux que
lorsque le dernier de ces mécréants joncherait le sol dans une
mare de son propre sang.
Je m’empressai de redescendre de quelques branches avant de
dire, sans trop élever ma voix :

47
— Mysty, tiens-toi prête à me rattraper.
— OK〜 !
Elle frotta ses mains l’une contre l’autre avant de les écarter et
estimer l’endroit où j’allais atterrir.
— Trois… deux… un…
Prenant mon courage à deux mains et motivée par un coup
d’adrénaline engendré par ma haine viscérale des gobelins, je
sautais sur mon amie.
C’était une belle chute. Il y avait au moins une trentaine de
mètres… enfin, à vue de nez. À peine mes pieds ne touchèrent
plus le sol que je regrettai ma bravoure : l’accélération et la peur
du vide me fit contracter les muscles, ainsi que ma vessie.
Mais il me fallait rapidement descendre pour avertir mes
amies de l’attaque-surprise : je n’avais pas eu d’autres choix.
Je comptais autant sur Mysty que sur les soins de Naeviah, je
ne pensais vraiment pas me sortir indemne d’une telle chute.
À ma grande surprise, la réception ne fut pas si violente.
L’anatomie elfique me laissait parfois perplexe, j’avais souvent
l’impression de découvrir des capacités inconnues.
Bien sûr, c’était grâce à Mysty que ma chute fut à ce point
amortie, mais je découvris que mes articulations répondaient
vraiment bien à leur retour sur terre ferme. Au fond, ce n’était
pas très étonnant : en combat, j’arrivais à effectuer des bonds de
trois mètres de haut et retomber sans aucune difficulté.

48
Nous nous écrasâmes malgré tout à terre, ma tête sur ses
doux coussins… ou plutôt l’épais cuir de son armure (et
accessoirement ses rivets).
— J’ai attrapé une Fiali ! J’vais la garder pour moi cette fois !
Hihihi !
Puisqu’elle plaisantait, j’estimais que Mysty devait aller bien.
Elle se mit à me caresser la tête en riant.
Mais je n’avais pas le cœur à cela à cet instant.
— Désolée, Mysty.
Je m’extirpai de ses bras et tendit la main vers Naeviah.
— Des gobelins ! Nous sommes encerclées. Mon épée, s’il te
plaît !
Les filles réagirent immédiatement.
La légèreté s’évanouit alors que leurs visages devinrent graves.
Je me demandais si en tant qu’aventurières, elles avaient la même
antipathie que moi envers ces monstres.
— Tyesphaine, protège Naeviah s’il te plaît. On sera
rapidement débordées. Mysty et moi, on s’occupe de les charger
pour ouvrir leur encerclement.
Mysty fit tourner dans ses mains ses kama en guise de
réponse. Je fermai les yeux un bref instant et fit apparaître ma
barrière magique défensive.

49
Naeviah soupira longuement et prit dans notre sac magique sa
faux. Sage décision, en cas de combat rapproché elle pourrait
s’en servir.
Généralement, dans un combat contre les gobelins, c’était le
surnombre le pire ennemi.
Contre un encerclement, la stratégie de base était de percer et
de passer à travers. C’était exactement ce que je venais de
proposer.
Me fiant plus à ma colère que mon sens de l’orientation, je
pris la tête de l’assaut, visant la direction du chef avant que ce
dernier ne pût nous attaquer sournoisement.
Mysty courut à mes côtés, elle aurait pu me dépasser mais
elle préféra rester à mon niveau.
J’entendis les tintements métalliques de Tyesphaine derrière
nous, Naeviah devait être à ses côtés, en principe.
Nous dépassâmes quelques arbres, j’entendis les voix
stridentes des gobelins communiquer. Ils avaient compris que
leur embuscade avait été déjouée. Ils utilisaient leur propre
langue, impossible de savoir ce qu’ils disaient.
Je vis la première leurs petites silhouettes disgracieuses. Il y
en avait trois devant nous à moitié dissimulés par les fourrés.
Sans incantation, je tendis ma main gauche dans leur
direction et, tout en courant, je tirais des flèches de ténèbres.
Elles foncèrent rapidement sur les ennemis. Je ne pris pas le
temps de savoir si elles avaient touché ou non, considérant
l’impact de mon déplacement sur ma visée je doutais que les dix
50
aient atteint leurs cibles. Je me poursuivre et de dégainer mon
épée.
Deux autres gobelins sortirent de leur cachette derrière un
tronc d’arbre : cette fois lancer un sort serait inutile, ils étaient
trop proches.
J’engageais le combat contre l’un d’eux. J’esquivai sans mal
son gourdin avant de lui projeter mon pied dans la gorge. Je le
vis tomber à la renverse, il n’était probablement pas mort.
Lorsque je voulus m’occuper du second qui allait m’attaquer,
je vis Mysty accélérer et fondre sur lui. Ses deux kama de feux
tracèrent d’élégantes lignes courbes qui convergèrent sur notre
ennemi. Son sang, rouge comme celui des humains, gicla
abondamment alors que deux entailles profondes, cautérisées,
s’ouvrirent dans son torse.
Faisant confiance aux talents meurtriers de mon amie, je
plantais mon épée dans le gobelin au sol, l’enfonçant dans son
poitrail, avant de reprendre la course.
Les trois que j’avais visé de mes flèches magiques n’étaient
plus très loin, j’ignorais combien étaient encore en vie, mais nous
n’allions pas tarder à le découvrir.
Un seul.
Un seul malheureux était encore debout brandissant une épée
rouillée et tordue, sûrement enduire de poison considérant les
traces noires dessus. Il semblait terrorisé en nous voyant
débouler sur lui.
J’aurais presque pu avoir pitié de lui, mais…
51
Mon épée lui trancha la tête avant qu’un tel écart de conduite
ne put entrer dans mon esprit.
Aucune pitié pour ces immondes créatures ! Ce sera la
vengeance pour toutes les aventurières que vous avez maltraitées !
pensai-je à répétition dans mon esprit.
Notre avancée fut rapide, les gobelins qui se trouvaient sur le
flanc n’avaient pas encore commencé à bouger. J’entendais à une
centaine de mètres plus loin une voix un peu plus rauque que les
autres, j’étais convaincue qu’il s’agissait du chef. C’était lui ma
cible.
Une fois arrivées à son niveau, nous serions sorties du cercle
qu’ils avaient formé autour de nous. Il ne resterait plus qu’à se
retourner et les affronter en face à face… en principe.
Puis, si une fois la mêlée commencée, la perte de leur chef ne
changerait rien, sa disparition avant le début des hostilités
jouerait en notre faveur. Lorsqu’ils verraient son cadavre, leur
moral tomberait aussitôt.
— Par ici ! dis-je en jetant un regard derrière moi.
Tyesphaine et Naeviah nous suivaient à leur vitesse, elles
étaient à quelques trois quatre mètres derrière nous. Je craignais
qu’à cause de toute la végétation elles nous perdissent de vue si
nous accélérions encore ; ma voix suffirait à les guider dans le
pire des cas.
Au cours de notre approche, le chef des gobelins donna des
ordres. Je distinguai difficilement trois silhouettes en plus de la
sienne à travers les fourrées. Il avait compris être notre cible,
52
mais c’était trop tard pour changer de stratégie, nous
poursuivions.
— Mysty, je m’occupe du chef, tu peux prendre les autres ?
— Pas de souci !
Elle accéléra et engagea le combat quelques instants avant
moi. J’eus le temps de canaliser ma magie de ténèbres dans ma
lame avant d’arriver au niveau de la garde de l’hobgobelin, bien
occupée avec Mysty.
J’aurais pu tenter de passer à côté, mais à la place je pris
appui sur un tronc d’arbre voisin et m’élançait dans les airs.
Mon saut était suffisamment haut pour passer au-dessus des
trois. Je surpris d’ailleurs le chef ennemi qui ne s’attendait pas à
une manœuvre aérienne.
Tendant ma main, sans réellement viser, je fis partir à
nouveau une dizaine de flèches de ténèbres.
* Cling !*
Nos épées s’entrechoquèrent à peine mes pieds touchèrent le
sol. Deux flèches s’étaient enfoncées dans l’armure de
l’hobgobelin et avaient pénétré son ventre : rien de mortel,
malheureusement.
— Prends ça !
Je me mis à enchaîner des attaques rapides. Grâce à la magie
que j’y avais canalisé et l’enchantement inhérent à l’épée de
Rorvark, même avec peu de force, je pouvais l’entailler
profondément.
53
Mais mon ennemi m’opposa sa targe en bois et en cuir ainsi
que son épée ; il bloquait coup sur coup. Il avait une défense
précise et habile.
Comme je l’avais deviné, il n’était vraiment pas un débutant,
il avait une maîtrise de l’épée équivalente à la mienne, dans un
style un peu différent.
Les échanges durent quelques instants. Au début, c’était moi
qui menait la danse : je le harcelais de tellement d’attaques qu’il
n’arrivait pas à trouver d’ouvertures pour contre-attaquer.
Néanmoins, j’étais limitée par ma propre endurance et ses
capacités d’analyse. Une fois habitué à mon rythme, il
commença à m’attaquer à son tour.
Il n’était pas le seul à avoir un bouclier, mon sort apparut pour
intercepter son épée ; il fut surpris.
Sans l’usage de magie, le combat aurait pu s’éterniser, nos
compétences d’escrimeur étaient vraiment très proches. La
victoire se jouerait sur l’endurance et l’inattention de celui qui
produirait la moindre erreur.
La réelle menace était les voix qui convergeaient vers nous. Si
ses subalternes les gobelins venaient se mêler au combat, ils
auraient l’avantage du nombre.
Mais j’avais encore quelques sortilèges dans mon sac. Si nos
capacités de bretteurs ne nous partageaient pas, la magie ferait la
différence. J’étais une Ker’Lyath après tout !
Puisque je n’avais aucun allié devant moi, c’était l’occasion
rêvée pour lancer ma vague de ténèbres. Tout habile qu’il fût, il
54
n’arriverait pas à s’en défendre facilement et m’offrirait une
occasion à saisir.
Au moment où je tendis ma main, une douleur se fit ressentir
dans mon bras. La vague de magie partit un instant trop tard.
L’hobgobelin, ayant deviné mes intentions, bondit sur le côté et
vit la vague d’énergie délétère le frôler.
Il marmonna quelque chose dans sa langue et je compris, à
cet instant, qu’il avait un allié caché dans les environs.
— À quoi je m’attendais de la part d’un peau verte ? dis-je
sans cacher un certain fiel.
Dans mon bras se trouvait une fléchette empoisonnée. Un
gobelin l’avait tirée à la sarbacane, très certainement. Le poison
ne tarderait sûrement pas à faire effet. Je devais m’empresser
d’en finir !
Mon ennemi prit confiance et passa à l’offensive.
Malheureusement pour lui, je ne sentais pas encore les effets de
son vil stratagème : je le parai et l’esquivai sans aucune difficulté.
Ce qui me préoccupait était surtout ce tireur embusqué : je
n’arrivais pas à le localiser, concentrée que j’étais sur le combat.
Mysty n’avait pas encore fini avec ses adversaires ? S’il avait
des alliés, je ne voyais pas pour quelle raison je ne ferais pas
appel aux miennes.
Je tendis l’oreille brièvement, juste pour prendre conscience
de la configuration du combat : je grimaçai.

55
J’avais pris trop de temps. Les gobelins étaient engagées en
combat contre Mysty et Naeviah. Nous étions passées à travers
l’encerclement, mais les gobelins avaient eu le temps d’affluer sur
elles malgré tout.
On me laissait donc le soin de m’occuper du chef puisque
j’avais foncé dessus.
— C’était ce que tu voulais, Fiali, tu ne vas pas t’en
plaindre…, pensais-je en souriant.
Il n’y avait pas de renforts à espérer, il fallait que je m’en
sorte par mes propres soins.
En me concentrant davantage et en passant dans un style
encore plus agressif, comptant davantage sur mon bouclier
magique que mon esquive, je parvins à entailler quelques fois
mon adversaire. Je repris l’avantage, il ne parvint pas à me
blesser.
Néanmoins, je sentais à chaque passe d’arme mon corps plus
lourd et maladroit.
— Il faut que je sois plus brutale ! Comme cette fois-là dans le
temple des démons.
C’était une solution. Sacrifier totalement ma défense et
compter uniquement sur une offensive implacable.
Je n’avais plus le choix. Avant de tomber, j’emporterai les
deux dans ma tombe !
Mais à peine tendis-je la main qu’une nouvelle fléchette de
sarbacane vint se planter dans mon torse cette fois.

56
— Enflure !
Cette fois, je parvins à le repérer. Bloquant péniblement
l’attaque de l’hobgobelin de mon épée, je tournais ma main vers
le buisson où se cachait mon second ennemi et fit feu.
Une vague de ténèbres, Azaltys Eskyl, jaillit de mes doigts et
ravagea la végétation sur une trentaine de mètres. Le tireur
embusqué vit son bras emporté dans la décharge d’énergie ainsi
que son précieux couvert.
— À présent… tu…
Je tombai à genoux, à bout de force. Une douleur dans ma
poitrine me lancinait. Je n’arrivais plus à respirer. C’était un
poison plus violent que ce j’avais pensé, il entraînait une
paralysie respiratoire, un peu comme de la grande ciguë.
Alors que l’hobgobelin afficha un sourire satisfait et allait
abattre son épée sur moi, décidé à me tuer au lieu de me torturer
(merci l’aura dakimakura ! Si tant est qu’on puisse remercier
pour cela…), une silhouette lui tomba sur le dos.
C’était un… dinosaure ! Précisément un raptor… enfin non,
un deinonychus.
Je le reconnus immédiatement, ce dinosaure avait
particulièrement marqué l’esprit de mon ancien monde.
J’aurais pu être étonnée d’en voir un, mais mon mentor
m’avait parlé des grands reptiles qui vivaient parfois dans la
Grande Forêt. En principe, cela dit, il n’y avait plus que dans
cette forêt-là où on pouvait en trouver, celles des territoires
humains n’étaient pas assez chaudes ou pas assez grandes.
57
Mon mentor pensait qu’il devait en rester dans des îles au
large du continent, mais cela restait à prouver.
Quoi qu’il en fût, le dinosaure qui ne faisait qu’un mètre de
haut s’était accroché à son dos avec ses pattes arrière et ses pattes
avant. L’hobgobelin avait été surpris, il s’agitait pour faire tomber
l’ennemi, et appela à l’aide.
Je me rendis compte à cet instant d’ailleurs qu’il n’y avait pas
qu’un tireur embusqué : deux autres gobelins sortirent des
buissons pour attaquer le deinonychus. Toute la fourberie des
peaux-vertes !
Le dinosaure porta un coup de queue au chef avant de se
détacher et bondir. Il atterrit à mes côtés.
« Ô Ilbertus le bienveillant frère, que l’être que je place sous
ma protection soit purgé du mal qui le ronge ! Yal’fha ! »
Mes yeux s’écarquillèrent un instant alors que j’entendis cet
animal parler d’une voix féminine. Il lançait un sortilège, ou
plutôt une prière, pour me délivrer du poison. Il parlait dans la
langue continentale des humains affectée par un petit dialecte
local auquel je m’étais habituée.
Une lumière verte s’enroula autour de moi, entra en moi et fit
disparaître le corps hostile étranger qui m’assaillait.
— Kof ! Kof ! Mer… ci… han… han…
Je repris mon souffle. Même si cela avait duré que très peu,
ma poitrine continuait à me faire mal.

58
— De rien. Trois… Ils sont forts... On ne sera pas trop de
deux.
Dans un effort de volonté guidé par ma colère d’avoir été
humiliée, je repris mon épée à mes pieds et me relevai fièrement.
— Bien sûr, nous allons les affronter à deux ! Aucun d’entre
eux n’en réchappera, je t’en fais la promesse, druidesse !
Elle avait révélé son identité à l’aide de son sort, c’était une
prêtresse d’Ilbertus, le dieu des animaux. Naeviah m’avait donné
quelques rapides cours sur les dieux principaux, j’étais à présent
au courant qu’on les surnommait « druides ». De tous les prêtres,
ils étaient les moins prosélytes et les moins attachés au concept
« d’église » ; il n’avaient pas une institution rigide, chacun vivait
en solitaire et respectait leur dieu à sa propre manière.
Le dinosaure tourna sa tête vers moi avec une expression
difficile à sonder, de par sa nature animale.
— Erythrina… ou Tina…
Ce qui était perturbant était de voir qu’avec les cordes vocales
d’un animal, elle parvenait à avoir un élocution humaine limpide.
Sa voix semblait assez lasse, cela dit, comme si elle venait de se
réveiller.
— D’accord, Tina. Mon nom est Fiali.
— Fiali… OK…
— Je m’occupe du chef. Tu peux t’occuper des deux autres.
— Oui. Le chef est trop…

59
J’attendis la fin de la phrase, mais elle n’arriva jamais. Elle
l’avait interrompu en plein milieu. À la place, elle fonça sur nos
ennemis. Elle me prit de court ; j’attendais qu’elle dise quelque
chose mais n’en fit rien.
Tout en courant, elle utilisa une magie pour se transformer :
elle prit la forme d’un autre dinosaure, une sorte de tricératops.
Malheureusement je n’étais pas assez experte en la matière pour
reconnaître autre chose que les plus célèbres.
Le dinosaure, sans plume cette fois, courait à quatre pattes et
avait deux cornes sur une collerette osseuse ainsi qu’un bec. Il
manquait une corne sur le bec pour être un tricératops, mais
peut-être était-ce simplement une variation... aucune idée.
De mon côté également, je me mis à courir. Je canalisais à
nouveau ma magie de ténèbres dans mon arme pour la rendre
plus acérée.
La charge du dinosaure obligea le groupe à s’éclater, ils
l’esquivèrent en se jetant chacun de leur côté. Ces deux gobelins
semblaient plus forts que la moyenne, servir de garde au chef
était certainement un privilège qu’ils avaient reçu.
Mais je n’eus pas le temps d’observer davantage le combat de
Tina puisque j’avais le mien à mener.
L’épée du hobgobelin s’entrechoqua avec la mienne une fois
de plus. Je n’avais pas l’intention de me faire avoir cette fois, je
prêtais plus attention à mon environnement : je savais qu’il ne
m’affrontait pas à la régulière, ce n’était pas un vrai duel.

60
D’ailleurs, rapidement, pour essayer de prendre l’avantage, il
me jeta une poudre qu’il cachait derrière son bouclier. Encore
une technique sournoise et vile qui faisait la réputation de son
espèce !
J’ignorais quel en était l’effet puisque je parvins à l’esquiver
d’une roulade latérale, suivie d’un bond en utilisant un tronc
d’arbre.
En retombant sur mon ennemi, je bloquai son violent coup de
targe, puis un coup d’épée.
Je tendis la main pour lui lancer un sort ; il se jeta de côté
aussitôt. Il était vif et réactif, il n’y avait pas à débattre.
Mais c’était précisément ce que j’avais espéré. Après m’avoir
vu utiliser deux fois ma vague de ténèbres, il s’attendait à ce que
je l’utilisasse encore. Or, ce n’était pas le cas.
Je m’avançais d’un pas, puis effectuai un balayage de la
jambe.
Même si j’utilisais une épée, j’avais appris à utiliser
conjointement mes pieds pour attaquer. Il ne vit pas l’attaque
venir, caché qu’il était derrière son bouclier. Il s’effondra et
m’offrit l’occasion que j’attendais.
Ma main gauche entourée des flammes de Ver’vyal —mon
sort de contact de flammes— se posa sur son torse. Aussitôt, je
déchargeai ma magie, il en résulta une brève explosion et une
odeur de brûlé.
— Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaahhhhhh !!

61
Bien sûr, il hurla à la mort. Se faire brûler n’était pas agréable,
j’en étais consciente. S’il avait été un adversaire moins coriace, il
serait mort sur le coup, mais malgré ses chairs calcinées il
s’agitait encore.
Dans une tentative désespérée, il tenta de bloquer le coup
d’épée avec lequel je comptais lui asséner le coup de grâce ; il ne
fit que prolonger sa douleur. Je dus lui trancher le bras droit pour
empêcher que son épée ne se dirigea vers moi.
Il se débattait comme un fou furieux, il m’effraya autant qu’il
ne m’impressionna. Par surprise, il me cracha du sang au visage
et profita de mon inattention pour me porter un coup de bouclier
qui me sonna et me fit reculer.
Mais il était déjà trop tard pour lui.
Il se releva de toutes ses forces, désireux de me voir morte,
mais ses blessures eurent raison de lui. Il retomba au sol en
haletant, incapable de bouger.
Je repris mon souffle et essuyai le sang qui coulait de mon
nez. Ce n’était pas mon premier combat, mais celui-là avait été
féroce. Comme le disait mon mentor : « Fiali, aucun combat
n’est escompté. Même l’adversaire à l’allure la plus faible peut te
tuer dans un moment d’inattention ».
J’avais sûrement bien fait de ne pas les considérer comme de
« simples gobelins » depuis le début, même si je reconnais qu’il
est difficile de chasser cette idée saugrenue de l’esprit.
Je m’approchai de lui et lui dit :

62
— Tu as bien combattu... Je pense que tu ne comprends pas
un piètre mot de ce que je te dis, mais je voulais saluer ta force
et ta bravoure. Adieu !
J’abattis mon épée et, même si c’était inutile, je déchargeais
mon sort de ténèbres pour produire une explosion d’ombre qui
lui désintégra une grande partie du torse et son cœur.
Autour de moi, le combat prenait fin.
Tina était revenue à sa forme de deinonychus, sûrement plus
pratique pour le combat, sa gueule était pleine de sang. Un peu
plus loin, Mysty, Naeviah et Tyesphaine achevaient les derniers
gobelins à leurs pieds.
— Y en a qui s’enfuient, dit Mysty. On les chasse ? Whooo !
C’est ton nouveau pote ?!
Mysty fixa le dinosaure un peu inquiète. C’était sûrement sa
première rencontre avec un tel animal.
— Je m’en occupe, Fiali, me dit Tina.
Elle se transforma en un autre dinosaure ressemblant plus à
une sorte d’autruche reptile et se mit à courir.
— C’est une druidesse, expliquais-je aux filles qui regardaient
avec de grands yeux. Elle s’appelle Tina.
— C’était quoi cet animal ?
— Je ne sais pas, Mysty… Il faudra lui demander à son
retour… Les fuyards sont nombreux ?
— Deux trois. T’es toute esquintée ma pauvre...

63
— C’est vraiment un gobelin qui t’a fait ça ? Tu te serais pas
ramollie à force de dormir dans la poitrine de Mysty ?
Naeviah, tout en se moquant, s’approcha de moi pour
inspecter mes blessures. Je supposais que je ne devais pas être
belle à voir après le coup de targe dans la figure.
— Aïe !!
— Ce que t’es douillette, ma pauvre perverse. Asseyons-nous,
je vais te soigner tout ça sans laisser la moindre cicatrice.
— Merchi…, dis-je alors que Naeviah me tritura le visage.
Sur ce, le combat prit fin.
***
— Je m’appelle Erythrina, mais Tina ou Ery…
La dénommée leva le pouce suite à cette très brève
présentation.
Erythrina venait de reprendre sa forme humaine.
Haute d’un mètre soixante, elle était une fille mignonne sans
être une beauté à couper le souffle. Elle semblait avoir plus ou
moins dix-huit ans. Sa chevelure châtain lui arrivait aux épaules
et était coiffée sommairement.
Ses yeux étaient particuliers : ils étaient hétérochromatiques,
l’un était couleur noisette tandis que l’autre était bleu clair.
Ses vêtements étaient faits de peaux et d’ossements et elle
portait un collier avec des crocs d’animaux autour du cou. Elle

64
était armée d’une serpe passé à sa ceinture, seul objet métallique
sur elle.
C’est avec des yeux las qu’elle nous observa l’une après l’autre
avant de faire un double signe de victoire.
Tyesphaine inclina la tête et lui dit :
— Mer… merci d’avoir sauver Fiali. Sans vous…
La pauvre Tyesphaine avait compris après combat à quel
point l’ennemi que j’avais affronté s’était montré coriace. Je
devais reconnaître que je n’avais pas pensé de prime abord qu’il
aurait été si féroce.
Mais bon, que dire d’autre mis à part qu’il s’agit des risques
du métier d’aventurier ?
— Ouais, merci, Tinaaa !
Mysty, sans aucune gêne, s’en alla l’enlacer amicalement pour
la remercier.
Erythrina ne parut pas réellement indisposée ou embarrassée,
elle se laissa faire et rapidement… elle posa sa tête sur la
poitrine de Mysty.
— C’est confortable… ça donne envie de…
Envie de ?
Elle ne finit pas la phrase cette fois non plus.
— Tu peux te reposer autant que tu veux, Tina. Tu sens bon,
t’sais ?

65
— Tu es une prêtresse d’Ilbertus ? Je ne vois pas ton symbole
sacré.
Naeviah la dévisagea avec suspicion, tandis qu’Erythrina
profitait de la douceur des coussins naturels de Mysty (arrivait-
elle à les sentir à travers son armure de cuir cloutée ?).
J’ignorai quelles étaient les relations entre les différents cultes,
Tyesphaine et Naeviah s’étaient rapidement acceptées, mais elle
semblait un peu froide envers Erythrina. D’ailleurs, Naeviah lui
parlait sans utiliser de formules de politesse.
— Je l’ai paumé〜 Je vais en fabriquer un prochainement…
— Tu l’as perdu ? Tu crois que je vais avaler cette excuse ?
— Du calme Naeviah, dis-je. Pourquoi est-ce qu’elle nous
mentirait ?
— Il y a pleins de motifs pour mentir. Par exemple, attraper
des elfes crédules, hein ?
Pourquoi il fallait toujours qu’elle ait quelque chose à me
reprocher ? Sincèrement, être amie avec une vraie tsundere
c’était autre chose qu’en regarder une à l’écran…
— Je ne suis pas crédule, mais elle m’a sauvée. Puis, regarde-
la bien… Tu vois une once de méchanceté en elle ?
Nos regards fixèrent Erythrina qui était sur le point de
s’endormir contre Mysty. À la voir ainsi, elle semblait plus à
risque que nous.
— Mouais…

66
— Nous sommes quatre en plus, pourquoi elle ferait un truc
aussi risqué ?
— J’en sais rien moi. Mais une prêtresse sans son symbole
divin, c’est vraiment… non, ABSOLUMENT suspect !
Il est vrai que si notre aventure avait été un livre que j’aurais
été en train de lire, j’aurais trouvé l’excuse fallacieuse et j’aurais
suspecté le personnage immédiatement. Mais… Mais je
n’arrivais pas à penser qu’une fille pareille pouvait être une
traîtresse.
Je comprenais soudain ce que pouvaient ressentir certains
personnages que j’avais détesté et insulté autrefois lorsqu’ils
avaient été incapables de démasquer le traître qui se trouvait à
leurs côtés.
— Tu… tu pourrais détecter son aura, proposa Tyesphaine.
Si tu as tellement de doutes…
Ce n’était ni moi ni Naeviah qui avions eu l’idée, mais bel et
bien Tyesphaine. Nos regards s’arrêtèrent sur elle tandis que
nous restions silencieuses. En tant que magicienne de la
destruction fureter l’esprit et les auras des gens n’étaient pas
vraiment un réflexe chez moi, mais Naeviah aurait dû y penser
bien.
— Vous… que…
Tyesphaine commença à être perturbée par nos regards
insistants. Elle n’aimait pas être observée, même par nous.
— C’est une bonne idée, dis-je. Mais je m’étonne que celle
qui me traite de naïve n’y ait pas pensé. Fufufu !
67
Je jetai un regard moqueur à Naeviah qui ne manqua pas de
s’énerver et enfoncer son index dans ma joue.
— Toi, je veux pas t’entendre ! C’est à cause de toi que j’ai
perdu l’habitude de l’utiliser, tu sais ?
— À cause de moi ? Pourquoi ce serait ma faute ?
— Parce que tu m’aurais reprochée d’être paranoïaque, de
trop suspecter les autres, etc. En attendant, si je l’avais utilisé à
Moroa, j’aurais pu me rendre compte que la Grande Prêtresse
était charmée !
— Eh oh ! Moi j’ai rien dit, tu sais ? En plus, je suis presque
sûre que ça n’aurait rien donné, la succube avait caché son aura
magique à mes perceptions.
Naeviah n’avait, en effet, nullement suspecté nos
interlocutrices sur la base qu’elles étaient des membres du clergé.
Elle n’avait pas lancé ce sort qui permettait de détecter les auras
magiques et donnait une idée de la malignité de quelqu’un.
Toutefois, comme je l’avais dit, Yvelyn avait réussi à
dissimuler l’aura magique de ses sorts de charme, il était plus
que probable qu’elle en cachait également leur malveillance.
— Mouais, c’est possible, mais j’aurais dû le faire...
Je commençais à comprendre. Naeviah avait vécu de manière
très personnelle les événements de Moroa. Je n’avais pas pensé
au fait qu’en tant que prêtresse elle s’était sentie encore plus
trahie et encore plus responsable de n’avoir pas vu ce qui se
tramait.

68
Je n’aurais peut-être pas dû me moquer d’elle…
Empreinte d’une certaine culpabilité, je me tournai vers
Erythrina pour lui demander l’autorisation de lancer le sort dont
nous venions de parler, mais nous la trouvâmes endormie.
Mysty mit son doigt devant la bouche pour nous intimer le
silence.
— Elle se repose. Ne faites pas trop de bruit.
Elle lui caressait les cheveux à la manière d’une mère. Et
après on me reprochait d’être naïve ?!
Mysty était déjà devenu la meilleure amie d’Erythrina.
Naeviah prit son visage dans sa main et soupira, épuisée
mentalement.
— Vous me fatiguez toutes… On va dire qu’elle accepte
puisqu’elle relâche sa garde à ce point.
— C’est pas un sournois comme manière de tirer une
conclusion ?
Elle me fusilla du regard, je décidais donc de faire comme si
je n’avais rien dit. Je fis volte-face en sifflotant et en observant
notre paladine qui, un peu à ma manière, se tourna et mit ses
mains devant son visage.
À la voir ainsi, on aurait dit que Naeviah était sur le point de
commettre un crime.
Il ne fallut pas longtemps avant que cette dernière ne nous
rapporte le résultat de son analyse magique :

69
— Il n’y a ni aura de malveillance ni aura sainte. C’est normal
pour une druidesse.
J’étais rassurée de l’apprendre, même si je ne comprenais pas
les éléments de cette analyse. Incapable de percevoir ce genre
d’auras, il m’était difficile d’en appréhender les détails.
— Quoi qu’il en soit, tu es rassurée ?
— Bof… C’est quoi ce laisser-aller ? On a même pas fini les
présentations. En plus, ça pue ici ! On ne va quand même pas
camper au milieu des cadavres, si ?
Elle marquait un point. Je proposais donc d’emporter
Erythrina et d’aller nous installer plus loin en attendant son
réveil.
Mysty se proposa de la porter sur son dos, la druidesse ne se
réveilla pas de tout le trajet.
Si elle était une traîtresse, elle était résolument la plus relax
dont j’avais jamais entendu parler. Nous aurions pu l’abandonner
et la dépouiller sans qu’elle n’eût pu réagir.
À une heure de notre lieu de combat, nous montâmes le camp
pour faire une pause. Nous commencions à avoir faim, qui plus
est.
Mysty se mit à préparer quelque plat qui serait assurément
délicieux, tandis que nous allongions Erythrina sur une sac de
couchage. Mais à ce moment-là…
— Oh ? Qu’est-ce… ?!

70
Elle m’attrapa par la tunique et m’attira à elle. Surprise, je me
fis entrainée et lui tombai dessus. Elle m’entoura de ses bras et
de ses jambes…
— Euh… je bien connais ça. Haha haha haha...
C’était un rire nerveux. En effet, Mysty faisait exactement de
même lorsqu’elle dormait avec moi.
— TOIIII !! QU’EST-CE QUE TU FAIS ELFE
PERVERSE !!
— Je n’ai rien fait ! Dis-moi que tu n’as rien vu alors que tu
étais à côté... ?
Mon corps était plus ou moins immobilisé. Erythrina ne tarda
pas à poser sa tête sur ma poitrine avec une expression
bienheureuse. Elle sentait bon, comme l’avait dit Mysty. En fait,
je connaissais cette odeur, elle ressemblait à celle de mon
mentor, un mélange de fleurs et de terre.
— Fia… Fiali n’a rien fait…, me défendit Tyesphaine en
rougissant. C’est… Erythrina qui l’a… attrapée…
— Attrapée ? Avoue que tu l’as forcée !
— C’est pas plutôt moi la victime ? Elle…
Sa tête se frottait à ma poitrine, j’étais gênée, je la connaissais
à peine... J’espérais qu’elle s’en tiendrait là, mais, alors que
Naeviah tapait le sol du pied, furieuse, et allait venir nous
séparer, d’elle-même Erythrina se réveilla en bâillant.
— Bon… jour…

71
— Bonjour…, répondis-je décontenancée.
Elle frotta encore un peu sa tête contre mon torse, puis se
sépara de moi et me jeta un long regard. Naeviah et Tyesphaine
assistaient à la scène tout aussi interdite que je ne l’étais.
— Pas très confortable ce coussin… mais il… a un puissant
attrait…
Hein ? Qui ça ? Moi ?
Eh oh ! C’est malpoli de critiquer ma petite mais douce
poitrine !! Cela dit, je comprenais pourquoi elle parlait d’attrait à
mon égard, merci l’aura dakimakura !
— Tu ne viens pas de te faire jeter à cause de ta poitrine,
planche à pain ?
Je me tournais vers Naeviah qui me prenait de haut.
— Tu peux parler, toi !
— J’en ai plus que toi. Héhé !
Elle bomba fièrement le torse.
— Tsss ! Considérant la légère différence, je vois pas de quoi
s’en vanter.
— Une victoire, même insignifiante, reste une victoire.
— Les filles... calmez-vous…
Tyesphaine s’interposa pour arrêter la dispute.
Involontairement nos yeux s’arrêtèrent sur les courbes de son
armure de plaque noire et plus précisément la courbure de ses

72
seins. S’agissant d’une armure magique et maudite, elle avait une
forme adaptée à son anatomie.
Sans mot dire, Naeviah et moi nous taisions. Tyesphaine ne
jouait pas du tout dans la même catégorie, elle nous écrasait
littéralement !
Indifférente, inconsciente du drame qu’elle venait de
provoquer, Erythrina bâilla, s’étira, puis vint me lécher la joue.
— Tu as bon goût. On aurait bien envie de te…
Après avoir sursauté et combattu la surprise (qui, une fois de
plus, fut encore bien plus marquée auprès de nos deux
spectatrices), je ne pus m’empêcher de lui demander :
— De me… ?
En guise de réponse, elle me lécha à nouveau le visage puis
s’en alla faire de même à Naeviah qui était comme paralysée.
Mais lorsqu’elle s’approcha de Tyesphaine, cette dernière cria et
s’enfuit.
— De toute façon, il y avait trop de pointes…
Je commençais à déceler le personnage, j’avais l’impression
que nous avions récupéré une Mysty numéro 2.
— C’est prêt ! Oh ? Tu es réveillée, Ery ?
— Ouais〜
Elle s’en alla faire sa léchouille à Mysty également.
— Haha ! Ça chatouille ! C’est quoi ça ?
— Une salutation… chez les loups…
73
Bien sûr ! Elle était une druidesse, elle imitait le
comportement animal, d’où ces léchouilles sorties de nulle part.
À quel moment, au juste, ce genre de raisonnement était
devenu évident dans mon esprit ?
Perplexe face à moi-même, je séchais la bave qu’elle m’avait
laissée en faisant face à Naeviah. J’avais l’impression qu’elle
risquait soit d’exploser de colère contre Erythrina soit qu’elle
allait fondre en larmes.
Je considérais Erythrina, elle avait l’air si paisible alors qu’elle
venait de s’asseoir sur un tronc d’arbre en attendant le repas. On
aurait dit qu’elle avait toujours fait partie du groupe.
Je soupirai en sachant les conséquences que mon action
stupide allait entrainer.
Je m’approchai de l’autre joue de Naeviah et me mit à la
lécher à mon tour.
— Hhhhhiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !!!
La réaction fut immédiate cette fois, elle se remit en activité ;
des larmes apparurent au coin de ses yeux et elle se jeta sur moi
en m’attrapant les poignets.
Nous tombâmes au sol ensemble, elle se retrouva au-dessus de
moi.
— Tu… !! Pour… Tuuuuu !!!
Elle était trop choquée pour articuler correctement, je ne
savais même pas si elle voulait me frapper, si elle voulait pleurer,
tout semblait trop confus dans son attitude.
74
— Je… je me suis dit qu’on pouvait essayer de se saluer
comme les loups aussi de temps en temps, dis-je en détournant
le regard avec honte.
En réalité, je l’avais simplement fait en sorte qu’elle ne s’en
prenne pas à Erythrina. Je savais que je deviendrais sa cible
principale, elle adorait me crier dessus.
— Tu… Tu te prends soudain pour une elfe des bois ?!
Espèce de perverse ! Lubrique ! Délurée ! Nymphomaneeee !
Elle continua ainsi pendant quelques minutes. Je me mis à
l’ignorer et à « savourer » ces douces insultes. Cette fois je l’avais
bien mérité, même si je n’avais pas été l’instigatrice initiale de
toute cette situation.
***
— Pas de souci, je vais vous guider〜, dit Erythrina d’une
voix chantante.
Après nous être présentées et avoir manger, nous nous étions
remises en route. En fait, nous nous étions mises à suivre Tina
sans réellement y réfléchir. Aucune n’avait pensé à lui dire où
nous allions, je lui avais juste dit que nous étions perdues.
— C’est gentil ! dis-je. Cette forêt est immense, seule je
crains que nous n’en sortions jamais... Au fait, nous nous rendons
à Segorim, tu connais ?
— Une forêt ? C’est un bosquet celui-là…

75
Un bosquet était plus petit qu’une forêt, en principe. Je l’avais
vue depuis les hauteurs et je n’étais pas parvenue à en voir le
bout. Un simple bosquet pouvait être si grand ?
— Bosquet ? répéta Naeviah. Tu te fiches de nous ?
Manifestement, je n’étais pas la seule à avoir du mal à avaler
la pilule.
— Mmm… Bah, je me suis rendu compte en vous observant
que vous n’êtes vraiment pas douées. Vous n’arrêtez pas de
tourner en rond. J’ai même cru que c’était fait exprès pour…
Pour ?
Cela ne faisait qu’une heure tout au plus que nous en avions
fait sa rencontre, mais j’avais commencé à comprendre que Tina
était simplement trop perdue dans son esprit (ou trop paresseuse)
pour finir ses phrases.
— Se perdre c’est l’aventure, dit fièrement Naeviah.
Tyesphaine et moi grimacions.
— Oui, enfin, si nous étions tombées à court de nourriture,
notre aventure aurait été bien courte… On aurait fait quoi si
c’était arrivé ?
L’éternel discours de Naeviah qui ne voulait pas reconnaître
notre manque d’orientation comme un handicap. Je n’avais pas
pu m’empêcher de rétorquer en l’entendant faire la fière.
— On aurait cueilli des trucs… ces champignons, là.

76
Elle pointa du doigt des champignons rouges aux points
blancs qui poussaient au pied d’un arbre. J’ouvris la bouche pour
lui dire que…
— Ils sont venimeux.
Mais c’est la voix lasse de Erythrina qui me devança.
Naeviah rougit et gonfla les joues frustrées, elle ne fit pas
d’autres commentaires.
Cela dit, même si elle avait échoué à reconnaître les bons des
mauvais champignons, en réalité avec sa magie cléricale elle
pouvait les purifier et les rendre comestibles malgré tout. En soi,
elle n’avait pas vraiment eu tort mais je me dispensais de le lui
dire.
— En tout cas, ça me fait plaisir de vous rencontrer. Ce n’est
pas tous les jours que…
Je savais que j’aurais du mal avec cette habitude. D’un naturel
curieux, je me sentais déjà bien frustrée de ne pas connaître la
fin de ses phrases.
— Que ?
— Ah oui… Je ne rencontre pas souvent des filles de mon âge
en forêt.
Ah ! C’était donc ce qu’elle voulait dire. Elle nous prenait
pour des randonneuses ou quoi ?
— Ouais, bah, nous on rencontre pas souvent des druidesses
cool comme toi !

77
Mysty lui fit un clin d’œil en levant le pouce, Erythrina lui
répondit simplement en levant le sien. Une sorte d’amitié sincère
semblait s’être créée entre les deux.
J’ignorais ce qu’en pensaient Tyesphaine et Naeviah, mais je
me sentais un peu lésée, malgré tout. J’avais pensé être spéciale
en ayant gagner l’amitié de Mysty si vite, mais elle agissait de
même avec Erythrina. Au final, Mysty était simplement une fille
sociable.
Je grimaçai et lorsque mon regard croisa celui gêné de
Tyesphaine, je me rassurais en me rendant compte que j’avais au
moins réussi à conquérir cette dernière ; ce ne serait pas demain
la veille qu’elle serait aussi à l’aise avec Erythrina qu’elle ne
l’était avec moi.
Quant à Naeviah… elle n’insultait pas la druidesse mais
paraissait un peu éreintée par ses propos, en langage tsundere je
supposais que cela signifiait qu’elle me préférait.
Je soupirais longuement en me rendant compte de la teneur
de mes pensées. C’était au contraire une très bonne chose que les
amies parvinssent à sociabiliser avec des personnes extérieures
au groupe. Je n’avais pas de raison d’être jalouse ou possessive
et, en plus, je ne désirais vraiment pas qu’elles se liassent à moi
de manière si forte. Avec mon aura, j’avais toujours peur que les
personnes proches ne finissent par devenir dépendantes.
Les dieux ne m’avaient vraiment pas simplifiée la vie.
Pfffff !!!
C’est avec une voix plus douce et positive que je me mis à
dialoguer avec notre guide :
78
— Cela nous fait plaisir aussi de faire ta connaissance. Et ton
aide nous est réellement précieux, crois-moi. Nous sommes
réellement pas douées pour nous repérer. Rien de tout cela
n’était fait exprès.
Je souris nerveusement, c’était clairement un sourire forcé. Je
n’étais pas fière de nous.
— Hmm, j’ai vu ça. Au début, je pensais que vous cherchiez
les gobelins.
— Tu savais qu’ils traînaient dans le coin.
Elle acquiesça.
Naeviah tira la même conclusion que moi puisqu’elle lui
demanda :
— Et je parie que tu nous suivais parce que ça fait un
moment que tu les traques, n’est-ce pas ?
Aucune d’entre nous ne l’avait repérée pendant ces trois jours,
si Erythrina nous avait réellement suivie elle était douée pour
faire disparaître sa présence.
À peine mes yeux se tournèrent vers elle pour saisir son
expression lors de sa réponse que…
— Elle est forcément douée pour faire disparaître sa
présence !!
Avec son attitude naturellement calme et lente, elle pouvait
sûrement se fondre dans la nature comme un prédateur.

79
— Oui. Cela fait un moment que je les chasse. Ils attaquent et
pillent les villages des alentours. J’ai essayé de les affronter, mais
leur chef m’a blessée.
Elle ne mentait pas, je doutais même qu’elle en eut la
capacité.
— C’est vrai qu’il était costaud..., dis-je en me grattant la
joue un peu gênée.
Naeviah ne manqua pas de me faire sentir ses reproches
silencieux : elle n’avait manifestement pas apprécié que j’avais
engagé seule l’hobgobelin.
— Je suis contente qu’ils soient vaincus. C’est grâce à vous.
C’est en remerciement que je…
Qu’elle nous accompagne jusqu’à la sortie de la forêt ? Cette
fois, la déduction était facile.
— Ça reste gentil de ta part. Merci beaucoup !
Elle secoua la tête.
— C’est normal. C’est notre devoir à nous autres prêtres
d’Ilbertus. Il faut aider les animaux et ceux qui respectent la
nature.
— Nous respectons la nature ? m’exclamai-je étonnée. Ou
alors sommes-nous des animaux ?
D’après ce que je déduisis de ses propos, le simple fait d’avoir
éradiquer les gobelins ne suffisait pas à gagner ses faveurs.
Cependant, cette affirmation m’interpellait un peu puisque je
n’avais jamais eu l’impression que nous avions fait le moindre
80
efforts à l’égard de la forêt. Je ne pouvais m’empêcher de penser
que l’aura dakimakura y était pour quelque chose.
— Raconte pas n’importe quoi : nous ne sommes pas des
animaux. Quoi que, dans ton cas et ta perversité...
En réalité, biologiquement les humains et les elfes étaient des
animaux aussi, mais manifestement ce concept n’était pas au
goût du jour dans ce monde-ci. Je préférais ignorer Naeviah et
attendre la réponse de notre guide.
— Oui, vous respectez la nature. Vous n’avez chassé aucun
animal. Vous n’avez pas brûlé d’arbres non plus. Et vous n’avez
pas laissé de déchets qui auraient gêné les habitants de la forêt.
En effet, nous réunissions les trois critères même si ce n’était
pas pour des raisons aussi louables qu’elle le pensait. Nous étions
tellement nulles qu’aucune de nous n’avait les capacités de
chasser. Nous apercevions bien des petits animaux comme des
écureuils, des lièvres, mais nous préférions les laisser tranquilles.
Nous avions nos provisions dans nos sacs, il ne nous était pas
utile de chasser. Puis… les petits animaux étaient trop mignons,
ils venaient même me saluer de temps en temps. Mon aura
dakimakura me faisait passer pour une créature peu dangereuse
à leurs yeux.
Quant à chasser le gros gibier, il y avait plus de risques que
nous nous perdions en ce faisant que de chances d’en trouver.
Concernant les arbres brûlés, en effet, nous avions pris
l’habitude d’utiliser mon feu féerique, cela évitait les risques

81
d’incendie. Et les déchets, nous en avions très peu, juste de l’eau
sale pour laver les couverts, assiettes et ustensiles de cuisines.
J’imaginais que de son point de vue, nous étions un groupe
particulièrement écolo, en effet.
— Ah oui…
— Je vous aime bien, dit soudain Erythrina. J’aimerais qu’on
soit amies.
— T’es déjà ma pote ! dit Mysty en la prenant dans ses bras.
Erythrina n’était pas farouche, elle se laissa faire. J’avais
surtout crainte qu’elle s’endormît : je voyais ses yeux se fermer
au contact de la poitrine de Mysty.
— Euh… J’aimerais aussi qu’on le devienne, dis-je en les
séparant.
— Mpfff ! Je te le déconseille : cette elfe est totalement
perverse ! À moins que tu ne veuilles qu’elle te trousse derrière
un buisson contre ta volonté, je te déconseille de te lier d’amitié
avec elle.
Naeviah n’en ratait pas une de me décrédibiliser, à la longue
je pourrais même finir par lui en vouloir. Erythrina mit son
index au coin de sa bouche et leva les yeux en réfléchissant.
— Ça ne me dérange pas. Ilbertus n’est pas contre ce genre
de choses. Puis, j’aurais rarement l’occasion de faire ça avec une
elfe…

82
Je ne pus m’empêcher de rougir et de déglutir. Même pour
moi c’était un peu trop. J’avais l’impression que c’était elle qui
allait m’entraîner derrière un buisson.
En tout cas, elle avait compris que j’étais une elfe, sûrement
depuis le début, mais cela ne la dérangeait nullement… mais
vraiment PAS DU TOUT ! Au contraire, ma nature était une
sorte de curiosité pour elle, on aurait dit.
— C’est encore de ta faute ! Regarde ce que tu fais dire à
d’innocentes jeunes filles, elfe libidineuse !!
— Mais j’y suis pour rien, moi !
Naeviah m’attrapa par le col et déchargea sa colère sur la
mauvaise personne.
— Haha ! Fiali est timide, elle fera pas ça, dit Mysty.
— Dommage…
— Dommage ?!
Naeviah ne put s’empêcher de crier. Sans me lâcher, elle se
tourna vers la druidesse :
— Vous n’êtes pas censé être pour la nature et tout ça ? En
quoi les batifolages entre filles sont naturels ?!
— Il y a des animaux qui le font entre femelles aussi…
J’étais au courant de cette information, mais le visage choqué
de Naeviah me fit dire que ce n’était pas de l’ordre de la
connaissance générale ici.

83
J’avais lu que les lionnes ou les girafes avaient des
comportements homosexuels, par exemple.
— Tu mens !
Erythrina secoua la tête.
— Les mâles aussi, ça arrive, je t’assure. Mais bon, si Fiali ne
veut pas, tant pis, c’est pas grave.
Naeviah posa sa tête sur mon épaule, c’était rare qu’elle se
montrât aussi proche physiquement de moi. Je l’entendis
grommeler quelque chose : elle était mécontente.
— Du calme, lui chuchotais-je à l’oreille. Je ne vais rien faire.
Ses yeux qui retenaient ses larmes me fixèrent.
— Tu crois que ça me fait plaisir d’entendre ça ?!
Puis, elle se mit à me crier dessus pendant quelques minutes
pour me reprocher divers choses, comme si tout ce qu’avait dit
Erythrina était de ma faute.
En réalité, c’était sûrement le cas, je ne doutais pas que mon
aura n’était pas étrangère à cette curiosité sexuelle.
Bien sûr, il allait sans dire que Tyesphaine fumait des oreilles
depuis un moment. Elle marchait tête baissée, rouge comme une
tomate, ses lèvres formant des vagues.
L’aura dakimakura était loin d’être reposante, fichue
malédiction !

84
Lorsque le calme revint finalement, Erythrina reprit la
parole :
— Vous n’êtes pas pressé, j’espère ? Je vous accompagnerai
jusqu’à la sortie, mais je n’ai pas envie de me séparer de vous
tout de suite.
— Nous n’avons pas réellement d’impératif de temps,
répondis-je.
Néanmoins, plus vite je serais sortie de la forêt, mieux je me
porterai. Je tus ces paroles.
— On veut bien rester avec toi un peu ! Héhé !
Depuis les précédents propos de la druidesse, Naeviah se
tenait entre elle et moi pour former une sorte de mur défensif. Je
doutais de son efficacité, cela dit.
Tyesphaine s’était aussi rapprochée de moi. Son côté paladine
et défenseuse des faibles avait dû lui donner envie de me
protéger.
Mysty, par contre, n’avait pas changée d’attitude du tout. Mon
intuition me faisait dire qu’elle aurait été plutôt du genre à nous
rejoindre derrière un buisson qu’à nous séparer…
— Dans ce cas... pourquoi ne pas aller prendre un bain ?
Certaines d’entre vous…
Cette fois j’étais contente qu’elle ne finisse pas sa phrase, car
j’avais malheureusement cru en deviner la chute.
Si mon pouvoir me permettait de me nettoyer magiquement
(ce que je faisais discrètement pour ne pas rendre jalouses mes
85
amies), elles n’avaient pas pu prendre de bain depuis notre
départ. Se nettoyer avec une éponge n’était pas aussi efficace que
s’immerger totalement.
Tyesphaine et Naeviah baissèrent le regard honteuse, tandis
que Mysty commença à se renifler.
Soudain, elle vint m’attraper le bras et le leva avant de me
renifler les aisselles.
— Toi tu sens le parfum… Tellement injuste la magie.
— Hein ? Je…
Son nez me chatouillait mais je me retins.
— Comment tu fais pour… Tricheuse !!! cria Naeviah.
C’était exactement la réaction que je voulais éviter.
Tyesphaine me jeta un regard triste, mais ne dit mot.
Eh oh ! J’ai rien fait de mal !!
— Calmez-vous les filles〜 ! Il y a un point d’eau un peu plus
loin, je vous amène.
— Merci, Tina, t’es notre sauveuse !
Mysty s’en alla reprendre sa place à ses côtés, elle était
joyeuse.
Mais j’entendis Naeviah marmonner :
— En même temps, c’est elle qui a dit qu’on puait… Tssss !
Une fois de plus, elle témoignait bien du fait qu’elle avait du
mal avec Erythrina. Leurs caractères ne semblaient pas aller de
86
paire, mais j’étais malgré tout persuadée qu’il y avait une raison
ecclésiastique derrière cette mésentente.
Il me faudrait demander de plus amples explications
ultérieurement.
Il ne nous fallut qu’une heure pour arriver au point d’eau dont
nous parlait Erythrina. Elle n’était pas du genre très bavarde mais
je remarquais, chemin faisant, ses multiples attentions.
En effet, elle faisait réellement attention à nous toutes. Elle
empruntait des passages faciles d’accès, écartait les branches sur
notre passage et nous signalait, en tapotant du pied dessus, les
racines et autres branchages.
J’avais réellement l’impression de retrouver un peu de mon
mentor en elle. C’était tout le langage muet dont les forestiers
avaient le secret. Humain ou elfe, un forestier demeurait avant
tout un adepte de la nature, fallait-il croire.
Être avec elle me rappelait un peu à moi-même les habitudes
que j’avais à l’époque. Mes pieds retrouvaient quelques instincts
oubliés.
L’étang se trouvait dans une clairière dégagée qui devait
mesurer quelques centaines de mètres de diamètres. De l’autre
côté du point d’eau, des biches étaient en train d’y boire.
Je me demandais si c’était parfaitement hygiénique de plonger
dans un endroit où les animaux de la forêt venaient boire, mais
Mysty commençait déjà à retirer ses vêtements. De toute
manière, une fois de plus avec la magie, il était possible de guérir
les maladies, donc peu importait au final.
87
— J’espère qu’elle n’est pas trop froide…
— Elle l’est sûrement, dit Naeviah. Pourquoi serait-elle
chaude ?
Mais Erythrina agita le doigt en la prenant de haut.
— Elle est bonne. Le soleil tape dessus. Même si nous
sommes en automne, il fait encore chaud aux endroits qu’il
parvient à atteindre.
— C’est vrai en plus ! Elle est pas chaude mais elle n’est pas
froide non plus !
Mysty était déjà nue et avait plongé le pied dedans. Quelle
insouciance !
Naeviah grimaça et croisa les bras courroucée, mais la
druidesse n’en avait cure. Elle commença à se déshabiller à son
tour, l’air de rien.
Lorsque je disais qu’elle s’entendrait bien avec Mysty… elle
ne portait pas de sous-vêtements non plus !! Dès qu’elle retira ses
peaux et fourrures, elle dévoila intégralement sa nudité. Elle
avait plus de forme que Naeviah et moi réunies. Nous ne pûmes
nous empêcher de la fixer.
— C’est moi ou…
— Non c’est pas toi, Naeviah. Ses vêtements cachaient
vraiment bien son jeu.
Elle était en-dessous de Mysty, mais au fond elle avait ce que
la majorité des femmes désiraient avoir : un peu mais pas trop.

88
Elle entra dans l’eau et accompagna Mysty.
— Fais juste attention de ce côté-là, dit-elle. Les cailloux sont
un peu pointus. Suis-moi…
Elle savait parfaitement où mettre les pieds pour ne pas se
faire mal.
Sur la berge, Naeviah, Tyesphaine et moi nous jetâmes des
coups d’œil. Je levais les épaules et laissais tomber mon sac avant
de commencer à retirer mes bottes. Mais…
— Tu comptes aller où ?
— Je pense que la réponse semble évidente.
— Tu as déjà ta magie pour te laver. Tu gardes nos affaires
sur la berge !
— Hein ?
— Naeviah… Fiali n’a rien fait de…
— Elle a triché ! Elle aurait dû souffrir et porter sa crasse
comme nous !
— Tu sais bien que c’est un pouvoir personnel. Je ne peux pas
vous nettoyer avec ça. Je m’occupe déjà de nos vêtements par
magie…
Grâce au sort « Domestique », un sort basique de mon
registre et non pas un pouvoir innée d’elfe, je m’occupais
couramment des vêtements de chacune le soir au campement.
C’est pourquoi, j’étais sûre que Naeviah en faisant trop : quatre

89
jours sans se baigner mais avec du linge propre, elles ne
pouvaient pas sentir si mauvais. Pas au point de m’en vouloir.
— Je m’en fiche ! Apprends-en un plus efficace, espèce de
perverse ! Puis, j’ai pas confiance de me baigner avec toi !
— Dit celle qui me tombe dessus à chaque fois…, dis-je en
détournant le regard et en me grattant la joue.
— Plaît-il ?
Elle était à quelques centimètres de mon visage, les mains sur
ses hanches, furieuse.
— OK, je reste sur la berge.
— À la bonne heure ! Tourne-toi, perverse !
— C’est bon, je…
Son regard noir me fit comprendre qu’il valait mieux ne pas
résister. Naeviah, je te jure !
En me tournant je tombai sur le visage amusé de Tyesphaine,
cela me détendit un peu.
Elle sous-vocalisa quelques paroles que je fus seule à
comprendre :
— Attends qu’elle soit dans l’eau et viens aussi.
C’était une paladine qui m’encourageait à ne pas respecter ma
parole ?
Cela dit, en effet, je n’avais rien promis donc je ne romprais
techniquement aucune parole.

90
Naeviah entra dans l’eau non sans se plaindre à nouveau sur le
fait qu’elle était plus froide que ce qu’on lui avait dit. Cela ne
l’empêcha pas d’y plonger jusqu’au cou.
— Tu n’y vas pas ? demandai-je à Tyesphaine.
— Si… mais cela prend un peu de temps...
Son armure était pleine de sangles et de boucles, c’était autre
chose que retirer des peaux et des fourrures.
— Tu veux de l’aide ?
Elle rougit et baissa le regard. Je pris cela pour un « oui »
timide.
Je m’approchais de son dos et l’aidais à retirer morceau par
morceau. Chaque soir c’était son armure qui me prenait le plus
de temps à laver, je commençais à bien la connaître. Cela dit,
c’était plus mon sortilège qui s’en occupait, je ne faisais que tout
réunir à un même endroit pour qu’il fasse son travail.
— Tu vas venir aussi... Fiali ?
— Tu as entendu Naeviah, non ?
— Mais moi, je veux que… tu viennes…
Quand elle agissait un peu comme une enfant capricieuse, elle
était tellement craquante. Je ne pus m’empêcher de la fixer, ses
yeux verts étaient comme hypnotiques. Elle avait donc été
sérieuse lorsqu’elle avait proposé de tricher...
— On va dire que tu m’as forcée, dis-je en levant les épaules.
— Si tu veux. Mais... elle va quand même te crier dessus.
91
— Quoi que je fasse, elle me crie dessus.
— C’est vrai. Haha !
Son petite rire était si étouffé qu’il en était adorable. Elle était
l’opposé de Naeviah qui tout le temps si bruyante.
Lorsque je pris la plaque arrière de son plastron pour la poser
au sol, je fus prise de curiosité. L’occasion était trop tentante.
Elle avait les bras levés et retenait la partie avant. J’approchais
discrètement mon nez pour sentir son odeur… Elle était loin de
puer, au contraire, elle dégageait une odeur de fleurs.
Comment faisait-elle alors qu’elle portait une armure lourde
et qu’elle devait sans aucun doute plus transpirer que nous
toutes ?
Nos regards se croisèrent. J’étais tellement étonnée que j’avais
échoué à me reculer à temps.
Elle rougit et commença à balbutier. Je ne savais pas quoi
dire pour la rassurer, aussi c’était la vérité qui sortit de ma
bouche honteuse.
— Je… j’étais curieuse de savoir… connaître ton odeur…
Elle ne répondit que par un « Gniii ». Elle baissa la tête et,
après quelques secondes, me demanda à basse voix :
— Et… ?
— Naeviah exagère. Vous ne sentez pas mauvais. Tu sens
même les fleurs…

92
Je posai l’armure au sol et tendit mes mains pour récupérer la
partie avant.
Elle défit les lacets de sa chemise, je lui faisais encore dos.
Elle retira quelque chose qu’elle me montra : un genre de sachet
de thé.
— Ne… le renifle pas… j’ai honte…
Je n’en fis rien, mais c’était déjà trop tard. À cette distance,
mon odorat surdéveloppé sentait le mélange de fleurs et de
transpiration. C’était ce qu’elle portait sur son corps pour
parfumer, c’était plutôt astucieux. Elle était sûrement plus
maligne que moi, je ne faisais qu’utiliser un simple pouvoir
magique.
— D’accord, je ne dirais rien à Naeviah.
— Merci…
En fait, je constatai à cet instant que je n’avais jamais
réellement étudié mon odorat d’elfe. Puisqu’il était plus aiguisé
que celui des humains, on aurait pu penser que les odeurs fortes
m’eussent indisposé plus que ces derniers, mais en réalité ce
n’était pas si juste.
L’odorat humain est un sens fainéant, celui des elfes l’est
encore davantage. Envahi par encore plus d’informations que ce
dernier en raison de sa qualité, en réalité je ne prêtais plus
attention à nos odeurs.
Son fonctionnement ne différait pas tellement de celui que
j’avais dans mon ancienne vie si ce n’était que le champ d’action
de mon nez et sa précision étaient supérieures. Je n’étais pas un
93
chien mais mon odorat portait quelques dizaines de mètres plus
loin que celui des humains et était capable d’une analyse plus
fine.
Mais, à l’instar des humains, mon cerveau gérait
naturellement tout cet afflux d’informations recueillies dans l’air
et les sélectionnait. Ainsi, si une odeur particulièrement
désagréable ou impromptue venait à surgir à portée, j’étais
susceptible de me rendre compte que quelque chose sortait de
l’ordinaire.
Mais leur transpiration était constamment à mes côtés, au
point que je ne la sentais plus. Aussi, en réalité, les sachets de
Tyesphaine n’arrivaient pas à me dégoûter autant qu’ils l’auraient
dû. Ma moi de l’époque aurait sûrement désiré s’en tenir
éloignée, mais je me rendais compte que mon nez elfique était
vraiment amorphe ce coup-là.
Pendant que je rêvassais en considérant ce genre de choses,
Tyesphaine entra dans l’eau.
— Whooo ! Ils sont plus gros que ceux de Mysty. Je veux les
toucher〜
— Kyaaaaaaaa !
Tyesphaine fit demi-tour et vint se cacher, nue, derrière moi.
Mes vêtements n’étaient pas suffisants pour m’empêcher de
sentir son corps appuyé contre le mien.
— Tyesphaine ! Pas de mouvements brusques ! ordonna
Naeviah en se levant. Éloigne-toi d’elle… doucement…
doucement…
94
— Arrête avec ça, tu veux ?
— Tssss ! Tais-toi perverse ! Tu crois que je ne vois pas ton
visage ?
— Hein ?
Je me touchais le visage troublée. J’avais réellement une
expression lubrique ?
Tyesphaine tremblait derrière moi, elle était plus apeurée par
Erythrina qu’elle ne connaissait pas que par les insinuations de
Naeviah.
Je soupirai longuement et retirai mes vêtements.
— Interdiction de toucher ceux de Tyesphaine, dis-je à
Erythrina. Elle est timide et ne veut pas être pelotée.
— Dommage〜
Elle prit ce « non » pour ce qu’il était et n’insista pas.
Finalement, j’accompagnais Tyesphaine par la main jusque
dans l’eau. Naeviah ne dit mot, elle se rassit dans en gonflant les
joues.
— Y en a toujours que pour elle. Mpffff !!
Elle l’avait dit très bas, mais je l’avais entendu quand même.
Elle était parfois incompréhensible, elle aussi.
— J’avoue que je préfère l’eau plus chaude, dis-je. Si les
animaux n’y buvaient pas, je la réchaufferai par magie.
— C’est pratique la magie, dit Erythrina.

95
Elle s’approcha de Mysty et, sans réellement lui demander,
s’assit entre ses jambes et reposa sa tête sur ses seins.
— Oh là ! Tu les aimes à ce point ? Hahaha !
Bien sûr, Mysty n’avait aucune pudeur ou gêne.
— Ouais… Ils sont tout doux… et j’aime quand ils sont gros.
Perverse, me dis-je intérieurement. Pour détourner le sujet, je
tentai quelque chose :
— Ta magie de transformation est impressionnante. Je ne
m’attendais pas à ce que tu te transformes en dinosaure.
— Tu les connais ? me demanda Erythrina sur un ton qui se
voulait probablement impressionné (mais qui m’apparut plutôt
amorphe).
Les trois autres filles me fixaient également. Les dinosaures
n’étaient pas connu de tous ?
— Je suis une magicienne elfe, j’en…
— … ai entendu parler par mon mentor, dirent en chœur mes
trois amies.
Je parlais résolument bien trop de lui, on dirait.
— C’est des animaux très rares. Mais tu viens sûrement de la
Grande Forêt, tu dois…
Je dois les connaître ?
Je partie de la supposition que c’était ce qu’elle avait voulu
dire.

96
— Je ne suis pas experte, mais oui j’en avais déjà vu avant.
Mensonge. C’était la première fois. Les films et les
documentaires à la télévision ne comptaient pas comme
réellement en avoir vus.
— N’y fais pas attention, cette perverse connaît des tas de
choses qu’elle ne devrait pas connaître, dit Naeviah.
— Perverse ? Elle l’est vraiment ?
— Oh oui !! Plus qu’elle n’y paraît !
— Eh oh ! Naeviah ! Arrête de plaisanter avec ça ! Tina va se
faire une mauvaise image de moi.
Naeviah me jeta un regard noir.
— Car elle est fausse peut-être ?
— Nous n’allons pas en débattre à nouveau, si ?
— Les perverses ne me dérangent pas, dit Erythrina sur un
ton las. Sinon, pour commenter ce que tu disais avant… Fiali…
Haaaaan
Elle se mit à bâiller. J’avais l’impression qu’elle se détendait
bien trop lorsqu’elle posait sa tête sur les seins de Mysty, un peu
comme précédemment lorsqu’elle s’était endormie.
— … ma magie n’est pas impressionnante… je suis nulle en
magie.
— Tu n’es pas une prêtresse ?

97
— Oui, mais… ça marche pas trop bien avec moi. À part
quelques soins, je ne peux que me transformer et parler aux
animaux de la forêt. Les animaux aquatiques ou autres…
Ça ne fonctionnait pas ? C’était cela la fin de sa phrase ?
En tout cas, c’était là une bien étrange affinité qui me fit lui
poser la question :
— Et tu peux te transformer en d’autres animaux que les
dinosaures ?
Elle secoua la tête pour répondre par la négative, ce qui
chatouilla Mysty qui se mit à rire.
Ses capacités magiques étaient très particulières. Une drôle de
carence aux origines obscures.
— En tout cas, tu sais quand même t’en sortir on dirait.
— Oui… Au fait… je me pose la question depuis le début
mais… pourquoi vous avez une paladine noire avec vous ? En
plus, elle ne paraît pas…
Si méchante ? Si obscure ?
Quelque chose du genre ?
Tyesphaine recula apeurée. Cela faisait un moment qu’on ne
l’avait plus traitée de paladine noire, en effet.
— Et c’est maintenant que tu poses la question ? T’es sûre
d’être une prêtresse, toi ?

98
Lors de notre rencontre, Naeviah avait commencé par nous
lancer des sorts d’attaque en voyant Tyesphaine. Je supposais que
c’était une réaction plus normale dans ce monde-ci.
— C’est juste son armure qui est maudite, lui expliquai-je. Je
réponds de Tyesphaine comme de mes propres actes : elle est
parfaitement gentille et ne ferait pas de mal à une mouche !
J’accentuais mon discours en posant ma main sur mon cœur.
— Pareil ! Tyes c’est un peu comme ma sœur ! Elle est cool
et sympa ! Même si elle parle pas beaucoup.
— À ce stade, ça sert plus à rien que je me porte garante, je
suppose, dit Naeviah en levant les épaules.
— Je m’en doutais un peu. Pourquoi une prêtresse et une elfe
accompagneraient une paladine noire ? Puis, elle est trop timide
pour être une adoratrice des forces du mal… elle veut même pas
que je le touche…
C’était en effet un argument qui se tenait, d’une certaine
façon.
— En tout cas, c’est bien de vous avoir rencontrées… Sans
vous… je n’aurai pas… zzzzzz !
Cette fois, elle s’endormit pour de bon.
— Oh zut ! Elle roupille ! Bah, tant pis, laissons-la se reposer.
— On l’a plus vue dormir que nous parler. Je te jure ! se
moqua Naeviah.
— C’est… mieux… je pense…

99
— Bah, finissons de nous laver et montons le camp dans le
coin, proposai-je. Je vais nettoyer vos vêtements le temps que
vous finissiez.
Elle acquiescèrent.
Au bout d’un moment, Mysty me confia Erythrina afin qu’elle
puisse se laver. À cet instant, elle se mit à rire sans raison.
— Si elle s’endort tout le temps comme ça, elle doit être un
peu décevante derrière les buissons. Hahaha !
Naeviah rougit et lui jeta son éponge dessus, tandis que
Tyesphaine se cacha le visage de honte de ce qu’elle venait
d’entendre.
Je soupirais.
C’était encore une compagnonne de voyage bien étrange que
nous venions de rencontrer...

100
Chapitre 2

— T’es sûre de pas vouloir venir avec nous ? demanda Mysty


à Erythrina.
Nous étions à la sortie de la forêt. Nous pouvions voir une
route qui menait à la ville de Segorim à quelques kilomètres de
là.
— Désolée ! Ma maison est la forêt, j’aime pas les grandes
villes.
— Elle n’est pas si grande que ça..., fis-je remarquer.
Comparée aux villes de mon précédent monde, cela
s’entendait. J’avais encore des difficultés à comprendre pourquoi
certains habitants de ce monde n’aimaient pas les zones urbaines
alors qu’elles dépassaient rarement les cent mille habitants.
C’était loin d’être Tokyo dont on ne voyait jamais le bout.
À Tokyo, il fallait faire la queue pour accéder à certains
restaurants, les événements fonctionnaient presque tous avec un
système de billetterie et parfois certains produits étaient soumis à
une loterie pour disposer simplement du droit d’achat.
Évidemment, lorsque j’entendais des druidesses comme
Erythrina se plaindre de Segorim —ce qu’elle avait fait depuis le
matin en nous disant qu’il y avait trop de gens dedans, qu’ils
étaient tous invasifs et malhonnêtes— j’éprouvais quelque
divergence.
101
— Segorim compte quand même cent milles âmes, me dit
Tyesphaine. C’est... la seconde ville du royaume…
— Et économiquement le noyau de Ferditoris, continua
Naeviah. La ville profite de sa position pour commercer avec le
royaume… non, la République d’Inalion.
— Il y a des démocraties dans ce monde ? ne pus-je
m’empêcher de demander à haute voix.
— Ce monde ? releva Tyesphaine.
— Ne t’y trompe pas, Inalion est un pays de dégénérés.
— Sans vouloir vous vexer..., dit Erythrina. La plupart des
pays sont dégénérés. Ils empiètent sur l’ordre naturel des choses.
Elle bâilla comme si finir sa phrase lui avait demandé un réel
effort.
Je m’abstins de répondre à cette remarque mais Naeviah ne fit
pas de même.
— Si on écoutait vos propos à vous autres du culte d’Ilbertus,
on serait tous des cueilleurs et des chasseurs et on se promènerait
nus.
— Ce serait pas plus mal. Au moins les animaux…
Cette fois elle ne finit pas du tout sa phrase. La connaissant,
je supposais qu’elle voulait dire que les « animaux seraient en
paix » ou « les animaux ne seraient pas malmenés », quelque
chose du genre.
Naeviah leva les épaules en soupirant.

102
— Quoi qu’il en soit, Inalion est connu pour être une
démocratie où tout peut s’acheter. Y compris les esclaves, la
justice et l’amour. Un bon pays de dégénérés, comme je le
disais.
Nous étions à l’orée de la forêt, arrêtées en plein milieu d’un
chemin forestier. Même sans orientation, la suivre ne serait pas
difficile.
Ce qui nous retardait était la décision impromptue de notre
nouvelle compagnonne qui nous avait prises de court. Nous
aurions pu nous en douter, cela étant dit, considérant ses propos
quant aux villes. Lorsqu’elle nous avais dit quelques instants
auparavant que nos chemins se séparaient là, nous avions laissé
échapper un « Oh ? » de surprise et depuis lors nous étions en
train d’en discuter.
— Je ne t’obligerais pas à nous suivre, dis-je, mais je trouve
cela dommage. Nous nous entendons bien, non ? Puis, nous ne
comptons pas y rester longtemps, juste le temps nécessaire pour
faire quelques courses et avoir une bonne nuit de repos à
l’auberge.
— Vous autres citadins, vous vous plaignez toujours des nuits
passées dans la nature.
Je ne pus m’empêcher de ressentir une certaine fierté en
entendant ces mots : je n’étais pas une elfe des forêts, mais bien
une citadine, une ancienne tokyoïte, une métropole comme ce
monde n’en verrait jamais !

103
— Puis, il faudra y chercher des informations concernant des
laissez-passer, on ne franchit pas des frontières si facilement, dit
Naeviah.
J’acquiesçai ses propos sans trop les considérer, j’avais autre
chose à l’esprit à cet instant qui occupait ma concentration.
— Au fait, tu as dit qu’il y avait une guilde de magie en ville ?
demandai-je à Erythrina.
— Oui… Pourquoi ?
— Parce que je suis une magicienne.
— Ah oui, tu es une elfe…
— C’est la première fois que je me rends à un endroit où se
trouve une guilde de magie. Vous y êtes déjà allées, vous autres ?
Je me tournais vers mes amies avec une certain enthousiasme.
En effet, à Ferditoris il n’y en avait pas.
— Tssss ! Comment tu veux qu’on connaisse, nous ne
sommes pas mages… Tsss !
Naeviah croisa les bras et en détournant le regard, elle
paraissait irritée par ma question, sans trop de raisons notables.
Je supposais que les guildes de magie de ce monde devaient
être comme celles des fantasy que j’avais lues, des endroits
hermétiques et mystérieux où seules les mages étaient acceptés.
Il n’y avait sûrement pas de festival annuel ou de journée portes
ouvertes.

104
Je m’interrogeais sur le fonctionnement de ces guildes :
étaient-elles plus proche d’une école avec un diplôme à la sortie
ou alors d’une guilde médiévale, regroupant des membres d’un
corps de métier pour protéger leurs intérêts et les obliger à
s’aligner sur une politique commune ?
Je supposais déjà que ce serait plus compliqué que ce que je
pensais, il ne fallait pas oublier que les mages de ce monde-ci
étaient majoritairement des nobles et qui dit noble dit politique.
Il me parut impossible que les guildes de magie fussent séparées
du pouvoir en place.
Ce qui m’amena à une nouvelle question :
— Au fait, comment ça se fait qu’il y ait une guilde de magie
à Segorim et pas à Ferditoris ?
Mysty et Tina levèrent les épaules l’air de dire qu’elles n’en
savaient rien. Naeviah leva les yeux en réfléchissant mais ce fut
Tyesphaine qui répondit à la question :
— Segorim est proche de la ligne de front… enfin l’ancienne.
Hotzwald et Inalion ne sont plus en guerre…
— Oh ? La guerre s’est achevée quand ? Si les relations entre
les deux pays ne sont pas terribles, c’est à cause de la guerre, je
suppose ?
Tyesphaine acquiesça.
— Il y a deux siècles, en 806, les Inaliens… se sont soulevés
et ont pris leur indépendance. Autrefois, Inalion appartenait à
Hotzwald…

105
— Il y a eu une période de paix suite à l’indépendance
qu’Hotzwald lui avait reconnu, mais forcément les conflits
reprirent à rythme régulier, expliqua Naeviah en levant les
épaules. Avec un voisin comme Inalion, ce n’est pas forcément
très surprenant d’entrer en guerre, il essaye de grignoter le
territoire des contrées limitrophes. Officiellement, Hotzwald est
en paix depuis une vingtaine d’années, mais tôt ou tard les
conflits vont reprendre, c’est évident.
— Vous êtes calées toutes les deux. Whooo !
Mysty se mit à siffler Tyesphaine et Naeviah.
— C’est des connaissances… normales dans la noblesse…, se
justifia Tyesphaine en baissant la tête, confuse.
Je ne comprenais pas ce sentiment de honte qu’elle semblait
nourrir envers ses origines, normalement, c’était pas supposé être
l’inverse : c’était les nobles qui dénigraient le bas peuple aux
origines viles ?
Ce n’était pas la première fois que je lui constatais une telle
retenue à ce sujet.
— T’es de sang bleu ? demanda Erythrina légèrement
surprise.
Tyesphaine se contenta de hocher la tête.
— C’est pour ça que tu avais peur de…
Non, elle avait juste peur de toi parce que tu es une maniaque
des seins, Erythrina. Rien à voir avec la noblesse !

106
Je me retins de lui faire la remarque, Tyesphaine lui sourit
poliment sans répondre.
— Ça n’a rien d’étonnant qu’elle connaisse ce genre de
choses, dit Naeviah en croisant les bras.
— Tu as l’air de les connaître aussi…, marmonnai-je.
Elle me jeta un regard noir qui m’intima le silence. J’ignorais
pourquoi ce mystère sur son passé, mais j’étais mal placée pour
lui faire des reproches.
— Pour les filles… les connaissances d’histoire et militaires
ne sont pas si fréquentes…, expliqua Tyesphaine. Mais mes
grands frères adorent l’art militaire…
— Tu as des grands frères ?
Tyesphaine acquiesça timidement.
Je me disais intérieurement que les nobles aventuriers étaient
sûrement bien plus secrets et modestes que les nobles
sédentaires. Sûrement parce que le comportement de leurs
compagnons était susceptible de changer en apprenant leurs
origines.
Mais, entre Mysty qui n’en avait que faire, et moi qui venait
d’un environnement dénué de telles considérations, cette
révélation n’avait pas vraiment produit l’effet escompté.
En soi, c’était sûrement une aubaine pour Tyesphaine que
nous fussions anormales de la sorte, elle aurait du mal si nous
nous étions montrées obséquieuses.

107
Quant à Naeviah, je la soupçonnais de toute manière d’être
également une aristocrate donc…
— Dans tes cours d’histoire militaire, tu n’as jamais entendu
parler des guerres entre les humains et les anciennes civilisations
non-humaines ? demandai-je.
— Pas avant que tu ne nous en parles… après le combat
contre… le géant… Enfin, à Oclumos, tout le monde sait que…
nous avons fait la guerre contre les fées…
Bien sûr, son regard était triste en me révélant une telle chose,
elle était une adoratrice de ces dernières. Un jour, il me faudra
davantage creusé cette question, mais ce conflit était trop récent,
il ne correspondait pas à ce dont m’avait parlé le géant.
Erythrina ne parut pas surprise, elle observait le ciel gris
depuis un moment. Je l’entendis marmonner à elle-même que le
temps allait se rafraîchir. Elle n’était clairement pas la personne
la plus concentrée que je connaissais.
— Moi, j’en savais que dalle aussi…, dit Mysty.
— Tsss ! Normal, ce sont des connaissances à prendre avec
des pincettes. Rien ne prouve que le géant disait la vérité. J’ai
encore du mal à croire que les humains aient pu vaincre des
civilisations antiques comme ces pervers d’elfes qui avaient tous
de la magie.
— Eh oh ! Traite pas mon peuple de pervers, s’il te plaît !
— Jusqu’à ce que j’en rencontre, j’aurais toujours un doute.
Le seul représentant que j’en ai, c’est toi. Mpfff !

108
— Je ne suis pas représentative de la culture de mon peuple !
Vu que je suis une elfe réincarnée. Mais je ne pouvais pas le
lui dire.
— Mouais…
Naeviah fit une étrange moue avec sa bouche tout en me
fixant.
— Sans vouloir te vexer… Fiali…, dit timidement
Tyesphaine. Dans les livres d’histoire… on ne parle pas de
civilisation géante. Mais on dit que les elfes et les nains… étaient
décadents… qu’ils pratiquaient… j’ose pas le dire…
Tyesphaine se cacha le visage en rougissant et en s’agitant de
manière désordonnée.
« L’histoire est écrite par les vainqueurs », avait dit un illustre
personnage de mon ancien monde. Nul doute que les humains
avaient dû justifier leurs actes expansionnistes en répandant des
mensonges sur les autres espèces, c’était un comportement
typique quel que fût le monde.
— Tu peux le dire : je ne me vexerai pas.
Difficile de le prendre mal, je ne connaissais qu’un seul elfe.
Puis, la bonté naturelle de Tyesphaine et son affection pour mon
peuple était chose avérée. Elle ne prêtait pas véracité à ces
rumeurs infâmes, c’était évident.
— On raconte qu’ils pratiquaient l’inceste, les orgies et les
rites diaboliques, répondit à sa place Erythrina sans aucune
délicatesse. Ils pratiquaient notamment la magie noire pour

109
s’accoupler aux démons et passaient leur temps à se battre entre
eux.
— Hiiiiiiiiiii !!
Tyesphaine se boucha les oreilles et se recroquevilla. Je
trouvais sa réaction un peu excessive, mais bon...
— Quel tact, bravo ! lui reprocha Naeviah. Après, on ne peut
décemment pas croire les livres d’histoire...
— C’est pas faux. J’y crois pas non plus, dit Erythrina. C’était
des peuples proches de la nature, ils ne feraient pas…
Ce genre de choses ?
Je remerciais intérieurement Erythrina, mais contrairement à
elle je n’avais pas un point de vue aussi positif, voire naïf envers
mon peuple et celui des nains. Il y avait du bon et du mauvais en
chacun, humain ou elfe ou nain. Des orgiaques incestueux et des
démonistes, il devait y en avoir eu. La rumeur avait sûrement
exagéré tout cela, mais la base était probablement réelle.
La vérité devait sûrement se trouver à quelque part entre la
version humaine et celle du géant. Il était simplement possible
que les humains aient profité d’une période de récession chez
leurs voisins pour les envahir. La décadence de l’Empire Romain
avait laissé la porte ouverte aux envahisseurs également.
Pourquoi serait-ce différent ici ?
La richesse et le luxe des civilisations prospères attirent la
cupidité des voisins qui à la moindre erreur cherchent à faire
main mise dessus.

110
— Vous en dites des trucs compliqués de si bon matin..., nous
reprocha Mysty en croisant les bras derrière la tête.
— Oui, tu as raison, Mysty. En tout cas, on peut ajouter à la
liste des victimes les fées. Leur civilisation est encore présente
dans la Grande Forêt, mais ils y a bien eu des guerre entre elles
et les humains.
— Oui ! Les livres n’en parlent qu’en mal… mais je sais que
c’était des victimes.
Lorsqu’on prononçait la parole « fée », c’était le déclencheur
d’activation de Tyesphaine. Ses yeux pétillaient tandis qu’elle me
fixait.
— D’ailleurs, comment le peuple explique le fait qu’ils soient
interdits d’entrer dans la Grande Forêt ?
Du moins, je supposais que c’était une interdiction légale,
mon mentor m’avait dit que les humains pouvaient être tués à
vue en y pénétrant. Les fées se montraient très hostiles envers les
intrus. Au mieux, elles les évitaient et attendaient qu’ils
ressortent d’eux même, c’était vraiment selon leur bon vouloir.
— Bah, moi ch’sais pas !
— À Sabberion, on dit que la forêt est maudite et que ceux
qui y entrent meurent.
En un sens, ce n’était pas bien éloigné de la réalité, même si
on occultait la présence des occupants légitimes du territoire.

111
— Je crois qu’à Hotzwald on parle d’un traité…, dit
Tyesphaine. Dans la loi il est interdit d’y entrer, mais… je pense
qu’on ne peut pas surveiller toute la forêt…
— Nous autres druides on sait tous que les fées tuent les
intrus. Même si on aime la nature, il vaut mieux pas y entrer
— Oui, je confirme. Enfin, avec moi ça devrait aller, mais
seules…
Je me tournai vers Mysty.
— Tu as eu de la chance lors de ton voyage jusqu’à
Hotzwald : tu aurais pu te faire attaquer, tu sais ?
— J’ai capté qu’on m’observait par moment, c’était des types
très discrets. J’pensais à des monstres au début, mais vu qu’y
attaquaient pas… Finalement, me suis dit que c’était des pervers
ou des timides. Du coup, j’me suis mis à poil pour les faire sortir
ou fuir, mais… bah y sont pas venus.
Je me pris le visage dans la main. Les yeux de Naeviah
s’écarquillèrent alors qu’elle balbutiait à répétition : « Tu…
tu... ». Tyesphaine rougit et se cacha le visage. Quant à
Erythrina, elle ne dit mot.
— Je commence à comprendre pourquoi tu es passée sans
encombre, dis-je après peu. Puisque tu étais seule et nue, ils
n’ont pas dû voir un grand danger en toi. Puis…
Je plissai les yeux en fixant la région de sa poitrine.
— … ils ont dû se dire que tu étais une humaine très bizarre.
Les fées aiment bien les personnes libres d’esprit.

112
— On d’vrait bien s’entendre du coup ! Haha !
Je ne répondis pas, je préférais ne pas le faire. Mais Mysty
remua le couteau dans la plaie.
— Au fait, ça veut dire que les fées aiment bien les gens à
poil ? Les fées portent des culottes, au fait ?
C’était la question à laquelle je ne voulais pas arriver.
Les regards étaient en plus fixement braqués sur moi.
Tyesphaine m’observait en écartant à peine ses doigts et même
Erythrina, à moitié endormie, me fixait.
— Euh… j’ai pas non plus une science infuse des fées mais...
euh, ça dépend. Certaines aiment bien être sans vêtements…,
expliquai-je en me grattant la joue.
En réalité, il y avait beaucoup de fées adeptes du nudisme, je
dirais même que la majorité n’avaient pas de pudeur.
— Ouais !! Personne ne m’embêterait de dormir à poil chez
les fées !
— Ils sont naturels…, dit Erythrina d’une voix fatiguée.
— Je commence à croire les rumeurs sur ce peuple
décadent…
— Eh oh, Naeviah ! On ne parlait pas des elfes ! Nous
portons des vêtements, nous, je te signale !
J’écartai les bras pour les lui montrer.

113
— Vous habitez à côté, ce qui veut dire que vous les reluquez
à longueur de journée, non ? Espèce de sale perverse
dégénérée !!
— Mais arrête ! Je n’ai vu que rarement des fées !
— Nue… Si je me promène nue… je… je…
Des idées saugrenues commençaient à entrer dans l’esprit de
Tyesphaine si pure pourtant. Je me hâtai de la prendre par les
épaules (en évitant les pointes) et de la secouer.
— Non pas toi, Tyesphaine ! Je te présenterai aux fées, mais
garde tes vêtements ! D’accord ?
— Présenter… je…
Elle rougit et parut heureuse. D’une certaine manière, j’avais
réussi à endiguer la situation à temps. Même si Naeviah me jeta
un regard meurtrier.
— On raconte aussi que les elfes et les nains avaient des
esclaves humains qui se sont révoltés lors de leur période
décadence et ont mené à la chute de leurs empires… Tu ne
chercherais pas à emprisonner Tyesphaine par hasard, hein ?
Les propos de Naeviah étaient vexants. Jamais je ne ferais
une chose pareille !
Néanmoins, encore un nouvel élément à prendre en
considération dans le grand mystère de la disparition des elfes :
la possibilité d’une révolte d’esclaves. Je ne pensais pas l’idée
impossible, même si j’espérais sincèrement que mes ancêtres
n’avaient pas eu recours à de telles pratiques ignobles.

114
— Eh oh !
— Les elfes sont cousins des fées…, dit soudain Erythrina,
comme si elle arrivait en retard dans la discussion. C’est pour ça
qu’elles ne t’attaquent pas…
— Eh oh ! Pour la deuxième fois : je suis pas une fée, OK ?
— Non, tu es une elfe perverse. Mais j’ai un doute quant à
ton ascendance féerique malgré tout, s’empressa de dire
Naeviah. Cela expliquerait pourquoi tu attires l’autre nudiste et
pourquoi tu as un pouvoir spécial avec les tonneaux. Oui, tout se
tient…
— Je ne fais pas de la tonnologie !
— Hahaha ! Nae recommence avec le tonneau !
— Tssss ! Ça ne m’étonne pas de toi que tu aies inventé une
telle branche de magie lubrique... Ne m’en parles pas plus,
j’aurais peur de souiller mes oreilles !
Je gonflais les joues en guise de protestation, puis préférais
couper court à cette discussion sur les tonneaux, les esclaves et
des origines féeriques que je ne pensais pas avoir.
— Pourquoi tu te fâches lorsqu’on dit que tu es une fée ? me
demanda Erythrina.
— Je ne me fâche pas. C’est juste que je ne pense pas que ce
soit la vérité. Mon mentor ne m’a jamais rien dit à ce propos, il a
toujours parlé du fait qu’on est alliés, c’est tout.
— Mmm… peut-être qu’il ne savait pas non plus… Non ?

115
Erythrina pencha la tête de côté avec une certaine innocence
adorable. Ce qu’elle disait n’était certainement pas impossible,
mon mentor ne savait pas tout non plus.
— Je préférerais qu’on en rediscute lorsqu’on aura plus
d’éléments concrets. Tyesphaine va encore se faire de mauvaises
idées.
C’était trop tard. Trouver quelqu’un qui partageait sa théorie
l’avait remontée à bloc : elle me fixait avec des yeux pétillants et
un large sourire sur le visage.
— Trop tard ! dit Naeviah. Accepte que tes ancêtres étaient
des nudistes, c’est tout.
— Tu résumes un peu trop à ta convenance, non ?
Cette fois c’était moi qui plissa les yeux en direction de
Naeviah. Elle leva les sourcils en affichant un sourire victorieux
et me prit de haut en se tournant vers la route.
— C’est pas tout ça, mais allons-y ! J’aurais aimé avoir notre
guide avec nous mais j’étais sûre qu’elle ne resterait pas. On ne
voit presque jamais de druides en ville, de toute manière. Merci
à toi et à une prochaine.
— Ouais, c’était sympa ! À plus les filles !
Mysty s’empressa d’aller enlacer Erythrina avant de se mettre
à courir avec enthousiasme pour prendre la tête.
— Merci encore. J’espère que nous nous reverrons.
— Les fils du destin sont plus entremêlés qu’une toile
d’araignée, me répondit-elle. Mais j’ai l’intuition que…
116
Une fois de plus, elle ne finit pas sa phrase. Je supposais
qu’elle pensait qu’on se reverrait.
Je la saluais de la tête lorsque Tyesphaine me passa devant et
prit les mains d’Erythrina entre les siennes. Son euphorie
féerique n’était pas encore passée, elle supplanta sa timidité
habituelle.
— À une prochaine. Merci ! Parlons des fées, à nouveau !
— J’y connais rien aux fées…, eut le temps de marmonner
Erythrina avant que la paladine ne lui agitât les mains et ne
s’éloignât.
Je grimaçai et m’excusai intérieurement de l’enthousiasme de
mon amie auprès de cette druidesse qui nous avait tiré d’une
mauvaise situation. Puis, je pris également la direction de
Segorim.
— À bientôt…
Erythrina continua d’agiter la main quelques instants avant de
se mettre à bâiller.
***
Segorim était la première ville du genre que je visitais.
Dans mon ancienne vie, je n’avais pas eu l’occasion de visiter
l’Europe, malgré un certain intérêt de ma part, mais j’imaginais
que cette ville devait ressembler à certaines places fortes du
Vieux Continent.
J’en avais vue des similaires dans les livres, en tout cas. Mais
la voir en vrai était autrement plus impressionnant.
117
Ferditoris avait un style plus léger en comparaison. Les murs
d’enceinte de Segorim étaient plus épais, ils étaient parcourus
par nombre de soldats, tous équipés de chemises de mailles, de
barbutes (des casques particulièrement robustes) et armés de
lance, d’écu en acier et de haches ou marteaux.
Contrairement aux fictions de mon ancien monde, le port de
l’épée était plutôt réservé aux nobles qu’aux soldats. Qui plus est,
il fallait une quantité de métal plus importante pour fabriquer
une épée et, face à un adversaire en armure, il était préférable
d’utiliser une hache ou un marteau. Lorsqu’il fallait équiper une
armée, il était avant tout question de considérations économiques
et pratiques.
À l’opposé, les aventuriers avaient tendance à préférer les
épées, car plus polyvalentes en combat. En effet, il était possible
de frapper aussi bien avec le plat que la garde ou le pommeau et
même de raccourcir la prise en les prenant par la lame et en
l’utilisant un peu comme des dagues.
Puis, les adversaires les plus souvent rencontrés par les
aventuriers étaient des monstres et non pas des combattants en
armure intégrale. De plus, en les épées magiques étaient plus
perforantes et tranchantes que leurs homologues, elles pouvaient
traverser la défense d’une armure (bien qu’il existait également
des armures magiques pour leur tenir tête).
D’ailleurs, avec mes petits bras, si j’avais dû utiliser une épée
sans injecter ma magie à l’intérieur, je n’aurais pas été capable
de blesser la plupart des monstres rencontrés.

118
Les soldats de la ville n’étaient pas équipés comme des
aventuriers, ils n’avaient pas d’armes magiques. Leur but était
principalement de protéger la ville contre les envahisseurs du sud
équipés d’armure, bien plus que combattre des monstres, leur
choix d’arme était donc adaptés en conséquence.
À force de voyager, les aventuriers oubliaient parfois que les
personnes normales ne rencontraient généralement pas de
monstres. Ils n’entraient pas sur leurs territoires et il était rare
d’en voir proches des villes.
En fait, c’était sûrement une des raisons pour lesquels les
humains s’étaient agglutinés pour les bâtir : la multiplicité
éloignait la menace des créatures hostiles. À l’opposé, les villages
et petites bourgades subissaient bien plus souvent leurs attaques.
Le rempart, qui faisait le tour de la ville, était plus bas que
celui de Ferditoris (sûrement que la capitale craignait davantage
les attaques de monstres sortis de la Grande Forêt) et intégrait de
hautes tours hexagonales avec nombre de meurtrières dont
certaines équipées de scorpions (des sortes de grosses arbalètes).
Mes yeux me permettaient de voir également des onagres au
sommet de chacune d’elles (il s’agit de sortes de petites
catapultes).
Déjà depuis l’extérieur, la ville dégageait une aura de
puissance, mais une fois à l’intérieur on sentait surtout une forte
oppression.
L’entrée avait été assez longue. Les contrôles systématiques
prenaient du temps, aussi il nous avait fallu consacrer la matinée
entière juste par franchir le poste de garde.
119
J’avais vécu au Japon, faire la queue était une seconde nature
chez moi. Bien sûr, Mysty s’était ennuyée, elle avait joué avec
nos cheveux, nous avait masser les épaules (enfin à moi, Naeviah
et Tyesphaine avaient prévenu qu’elles s’enfuiraient) et nous
avions même jouer à un jeu semblable au shiritori.
Profitant de la longue attente, autour de midi, des vendeurs à
l’étalage étaient venus proposer leurs repas onéreux. Nous ne
manquions pas de moyens et avions faim, malgré le prix nous
avions cédé à la tentation. Les sandwichs pleins de viande
grillées avaient été réellement bons, mais je n’avais pu
m’empêcher de penser que Mysty aurait sûrement fait mieux.
Parlons plus précisément de l’intérieur de la ville.
Segorim était divisée en deux. On entrait par la classique
avenue marchande. C’était la plus large et longue rue de la cité
où s’alignaient les commerces les plus chers, comme à Ferditoris.
On remarquait bien une similitude à ce niveau-là, au fond c’était
deux villes du même royaume.
Cette rue reliait directement au bastion qui se trouvait à
l’autre extrémité, siège du pouvoir administratif, résidence du
seigneur dirigeant la cité et ultime rempart en cas d’attaque. En
tant que tel, le château (même si bastion me semblait plus juste
considérant son architecture hautement défensive) était équipé de
ses propres remparts.
Autour de la forteresse se trouvaient les quartiers riches, ceux
de la noblesse. C’était la seconde partie de la ville. Un rempart
un peu moins épais que celui extérieur cernait cette zone

120
réservée à l’élite. Un poste de contrôle et une lourde porte ferrée
bloquait l’accès aux roturiers.
Proche de cette séparation se trouvait les résidences des
personnes influentes, aisées qui n’avaient pas de quartiers de
noblesses : en somme, les riches marchands, les bourgeois, les
médecins ou les officiers de l’armée. Ce quartier était accessible
à tous, mais nombre des grandes maisons étaient surveillées par
des gardes malgré tout.
Enfin, dans le chaos de ruelles qui formaient un labyrinthe se
trouvaient les quartiers populaires, plus vastes en superficie, avec
des commerces parallèles à ceux de la rue marchande avec des
prix plus abordables pour répondre aux demandes de leur proche
clientèle.
Si je devais résumer, Segorim était plus massive et défensive
que Ferditoris et moins chaotique et rurale que Moroa.

Notre première après-midi fut consacrée à explorer et surtout


à rechercher une auberge correcte. Entendons par là avec un prix
raisonnable et un certain confort. Nous la trouvâmes en soirée
lorsque les rues commençaient à être moins bondées.
L’animation des quartiers populaires n’étaient en rien enviable à
celle de Ferditoris.
Bien sûr, le prix de l’auberge fut un petit peu augmenté d’une
sorte de taxe pour retardataires, puisque nous venions
tardivement. S’agissant de quelques piécettes de cuivre tout au
plus, je coupais court à la tentative de négociation de Mysty en
les posant sur le comptoir sans faire d’histoires.
121
Il fallait dire que j’étais fourbue, je ne désirais plus qu’un lit
pour me reposer.
Nous avions deux chambres avec lit double. Puisque Naeviah
avait peur de ma perversion (inexistante) et Tyesphaine tarda à
se manifester, c’est Mysty qui prit la place dans mon lit.
— De toute manière, ce n’est pas comme si c’est la première
fois que je dors avec elle, me dis-je à cet instant.
Toutefois, en nous quittant dans le couloir...
— On vous entendra : faites pas de bêtises ! Je vous préviens
que je risque de débarquer et vous lancer une malédiction
d’impuissance !
— Nous sommes des filles, Naeviah, lui fis-je remarquer, ce
genre de menaces ne nous atteignent pas.
J’ignorais même si elle avait un tel sortilège dans son livre de
prières, cela m’aurait sincèrement étonnée en vérité. De toute
manière, il serait sans effet sur des filles.
Naeviah rougit aussitôt, gonfla les joues et ouvrit la porte de
leur chambre, qui se trouvait à côté de la nôtre, avant de me tirer
la langue :
— Tu as compris l’idée, elfe perverse !!
Mysty se mit à rire puis ouvrit notre porte à son tour.
La chambre était correcte, c’était la qualificatif qui me venait
immédiatement à l’esprit : le sol était propre, il n’y avait
manifestement pas d’invités indésirables et le lit double avait
plusieurs couches de draps épais qui ne seraient pas superflus par
122
le froid qui commençait à se faire ressentir ; je n’y vis pas de
traces suspectes, il avait été nettoyé récemment.
Contrairement aux auberges bas de gamme, il y avait une
vitre à la fenêtre, même si elle était simple vitrage seulement.
Les habitants peu fortunés et les édifices bon marché de ce
monde avaient généralement de simples volets de bois pour se
prémunir de l’air extérieur.
— Je suis fatiguée…, dis-je en bâillant. Allons-nous coucher,
Mysty.
— OK ! On pourra toujours parler une fois au chaud.
C’est en nous asseyant chacune d’un côté du lit pour retirer
nos bottes que je fus prise d’un seul coup d’une soudain terreur :
nous ressemblions à un couple marié !!
Kyaaaaaaaaa !!!
Pourtant, je dormais si souvent avec Mysty ! Et elle était
nue ! Pourquoi était-ce à cet instant seulement que je fus prise
de sueurs froides et de terreur ?
Et pour ne rien épargner à mon inconfort inexpliqué, Mysty
plaisanta en disant :
— On dirait qu’on est un couple. Tu veux être le mec ou la
meuf ? Hahaha !
Je ne pus m’empêcher de déglutir alors que des gouttes de
sueur perlèrent sur mon visage. J’avais d’un seul coup envie
d’avoir une chambre individuelle. Je pouvais sûrement trouver un
prétexte pour me tirer de là...

123
Les mains bloquées sur mes bottes, je réfléchissais aux
possibilités.
Lui dire que je ronflais et donc je comptais prendre une autre
chambre ?
Impossible, elle savait que ce n’était pas le cas.
Prétexter un problème de santé qui l’obligerait à dormir seule
ne marcherait pas non plus, et au contraire, l’inquiéterait plus
qu’autre chose.
En vérité, je ne voyais pas vraiment de moyen de m’esquiver
et, d’ailleurs, je ne comprenais même pas vraiment ma réaction.
Pourquoi cela me gênait-il d’un seul coup ?
Mon cœur battait de plus en plus fort. Il bondissait dans ma
poitrine en entendant Mysty se faufiler sous les couvertures. Bien
sûr, elle ne semblait pas du tout embarrassée pour sa part.
— Tes lacets ont fait des nœuds ? me demanda-t-elle en me
voyant figée depuis un moment.
— Non… on dirait que ça va… Haha !
Mon rire était nerveux. J’aurais voulu proposer d’éteindre la
bougie pour reprendre confiance mais, outre le fait que
l’obscurité ne gênerait pas du tout ma vision, cela aurait encore
plus donner l’air d’un jeune couple qui allait le faire pour la
première fois...
— Que faire… ? Que faire… ? Pensai-je.
Mysty s’approcha de moi en glissant dans le lit tel un serpent.

124
— Y a un truc avec tes bottes… genre t’as un trou et tu as
honte, c’est ça ? Tu peux pas le refermer avec ta magie ?
— Euh… je n’ai pas de trou… enfin si mais pas dans mes
bottes…
AAAAAAHHHH !! Qu’est-ce que je racontais ?!! C’était
quoi ce sous-entendu scabreux que je venais de lancer malgré
moi ?!
Mysty se mit à rire et l’interpréta différemment.
— C’est vrai que t’as un petit trou dans ta tunique ici. J’parie
que tu l’avais même pas vu. Regarde ! Oh là〜 !
Elle se mit à jouer avec le trou, sûrement une accroche contre
une branche —je déteste la forêt—, elle y fit passer son petit
doigt à l’intérieur et me toucha la hanche. Son contact me fit
soudain sursauter et bondir pour m’éloigner.
— HHHHHIIIIIIIIII !!
— Quelle réaction ! Ce n’est que le petit doigt, voyons ! On
dirait une jeune pucelle ! HAHAHA !
— Je… je suis une jeune pucelle !! rétorquai-je avant de me
rendre compte de ce que je disais.
Aussitôt, j’entendis des pas accourir vers la porte de notre
chambre. Naeviah chercha à ouvrir la porte mais nous l’avions
verrouillée (pour éviter les pervers ivres morts, notamment).
— Vous foutez quoi là-dedans ?! Allez dormir au lieu de faire
du bruit, imbéciles !!

125
— Ouais, ouais..., dit Mysty. Si tu veux, on peut encore
échanger les places, t’sais ?
Naeviah ne répondit pas, elle retourna dans sa chambre et
donna immédiatement des coups contre le mur qui reliait à la
nôtre.
Mysty ne pouvait se retenir plus longtemps, elle se mit à rire à
gorge déployée.
D’une certaine manière, cette intervention soudaine m’avait
permis de reprendre un peu de calme. Je soupirai longuement.
— Bon par contre, Fiali, tu veux pas te magner ? C’est qu’il
fait froid en fait… J’ai le bout des seins qui bleuis…
Un rapide regard derrière moi me permit de voir Mysty nue
dans le lit qui m’attendait pour refermer les draps sur elle. Je
blêmis.
— Mets… Mets au moins un pyjama…, lui dis-je d’une
petite voix apeurée.
— Hein ? C’est vrai que ça caille pas mal ce soir… Merci du
conseil, Fiali !
Elle sortit du lit prendre son pyjama dans son sac tandis que
je pleurais intérieurement. J’ignorais ce qui allait se passer cette
nuit-là… mais j’avais peur.
Finalement, puisque j’avais l’air toujours aussi empotée,
Mysty habillée s’approcha de moi.
— J’sais pas ce que t’as, mais j’vais t’aider, va !

126
Elle s’accroupit pour me retirer mes bottes. Je voulais
protester, mais finalement avant même d’y arriver, elle avait déjà
fini.
— En effet, j’vois pas de trous… Eh ? Elles sentent même pas
mauvais en plus ! Alors qu’on a marché toute la journée ?
Comment c’est possible !
Elle mit son nez dans la botte pour confirmer, puis m’attrapa
le pied pour le renifler. Son nez et son souffle me chatouillèrent,
je me couvris la bouche pour ne pas éclater de rire.
— Sérieux ! Vous êtes foutus autrement nous, vous aut’elfes.
Les miens sentent quand même… Tu veux sniffer ?
— Non… merci… sans façon…
— Allez, allez !
L’expression sur le visage de Mysty était pleine de
plaisanterie, elle ne comprenait pas ma détresse. J’aurais
vraiment dû dormir avec Tyesphaine, me disais-je.
Néanmoins, en me faisant l’image dans ma tête, je me disais
que ça aurait été sûrement plus embarrassant encore. Elle aurait
été aussi crispée que moi et nous aurions fini par rester toute la
nuit au bord du lit incapables d’y entrer.
Étrange toute fois. La première fois que j’avais dormi avec
Tyesphaine et Mysty je n’avais pas eu un tel blocage. Ce n’était
peut-être pas une excuse : il y avait peut-être le risque que je
fusse malade.
— Non… merci…, dis-je en me retenant de pleurer.

127
Je n’avais pas envie de renifler les pieds de Mysty ! D’une
certaine manière, elle interpréta ma condition du moment
comme anormale, elle me fixa.
Néanmoins, l’interprétation qui en résulta fut totalement
incorrecte.
— J’vois… tu veux jouer à la timide. Tu veux que Mysty, ta
grande sœur, s’occupe de toi, pas vrai ? T’es vraiment une petite
fille gâtée. Hihihi !
Elle me sauta dessus et me fit tomber à la renverse sur le lit.
— Allez, lève les bras, petite sœur ! J’vais retirer ta tunique.
Mon cœur était sur le point d’exploser. Je… j’allais la laisser
me déshabiller ?!
Je me repris, je n’avais plus le choix de toute manière.
— C’est bon… je vais le faire. Tu… tu peux me laisser ?
Mysty sourit de manière féline et passa sa langue sur ses
lèvres.
— Et si j’dis que j’ai pas envie ?
— Hein ?
— J’attends depuis avant d’aller au lit. J’commence à me les
geler en vrai. Et toi tu prends ton temps… Maintenant, j’ai envie
de jouer…
— Euh… Mysty… je suis sérieuse, laisse-moi s’il te plaît…
— T’es bizarre ce soir, t’sais ? T’as mangé un mauvais truc ?

128
Elle me lâcha les poignets pour coller son oreille contre mon
ventre. Je ne pus m’empêcher de rougir, j’étais devenue une
femme enceinte avec mon mari qui essayait d’écouter les
mouvements du bébé ? Aaaaaaaaaahhh !
Cela dit, mon ventre n’était pas du tout rond, j’étais une
parfaite ligne droite de haut en bas ! (oui j’en étais fière !!)
— On dirait pas…
— Tu t’attendais à entendre quoi au juste ?
— Ch’sais pas… Peut’et un « je t’adore Mysty ». Haha !
— Quel ventre dirait un truc pareil ?!
— Bah, y a bien les ventriloques. Suffit de l’entraîner. Allez,
répète après moi…
Sur ces mots, sans aucune délicatesse, elle me leva la tunique
pour mettre mon ventre à nu. Je me cachais derrière mes mains,
j’avais honte.
— Vous avez fini là-dedans ?
* Pom Pom*
Les coups de Naeviah contre le mur vinrent mettre fin à cet
entraînement ridicule. Les ventres ne parlent pas, Mysty !
Elle se mit à rire et finit par entrer dans le lit.
— Bah, ch’sais pas ce que t’as. Faudra en parler à Nae
demain. J’vais réchauffer le lit en t’attendant.
Elle se glissa sous les couvertures. Ne pas la voir quelques
instants finit par me calmer un peu.
129
— Ce n’est que Mysty, me répétai-je sans bouger. C’est la fille
qui croit que les ventres parlent…
J’étais surtout contente qu’elle n’ait pas essayé de faire parler
une autre partie de moi... J’avais lu jadis une traduction d’un
livre français de la période des Lumières où les organes génitaux
des femmes de la cour se mettaient à parler. Heureusement, ce
livre n’existait pas dans ce monde-ci !
Je finis par arriver à mettre mon pyjama après quelques
minutes d’hésitation encore. Mysty s’était endormie en boule
sous les couvertures. Je me demandais comment arrivait-elle à
respirer ainsi ?
J’entrai avec hésitation, craignant qu’il fasse froid sous les
couvertures, mais le souffle chaud de Mysty les avait bien
réchauffées. Le fait qu’elle dormît déjà me rendit la tâche plus
facile.
— Il va falloir que je me prenne des vêtements plus chauds,
me dis-je en remontant mes couvertures jusqu’au nez.
Ma tunique elfique n’était pas adaptée aux températures du
continent. Dans la Grande Forêt, la température était douce
toute l’année. Enfin, dans la zone où j’avais habité, j’avais
entendu qu’il y avait des coins de la forêt constamment enneigés,
d’autre tout le temps en climat automnale. C’était une sorte de
vaste pizza quatre fromages, en quelque sorte. La forêt des
quatre saisons.
Sur ces considérations, sans m’en rendre compte, la fatigue de
la journée et le stress de la soirée me gagnèrent.

130
Je m’endormis.
***
Au petit-déjeuner, Naeviah proposa une idée :
— Ça fait un petit moment que nous sommes toujours
ensemble et si nous passions au moins la journée chacune de son
côté ? En plus, ce sera plus rapide comme ça. Chacune pourra
acheter ce dont elle a envie. On se retrouvera à l’auberge ce soir
et on avisera quant à quoi faire demain.
Nous nous regardâmes toutes les trois et plus ou moins en
même temps levâmes nos épaules.
— Pourquoi pas ?
En réalité, Naeviah nous en voulait à Mysty et moi. Ce matin,
elle avait trouvé la porte fermée et m’avait entendu crier :
« Kyaaaa ! Ne mets pas tes mains froides sous mon pyjama !
Fallait garder le tien ! ».
Mysty s’était déshabillée durant la nuit et était venue se coller
à moi. J’étais sûre que cela arriverait de toute manière. Sans
aucune logique, le fait de retrouver quelque chose de « normal »
dans cette situation particulière m’avait complètement guérie de
la timidité de la veille.
Naeviah nous jeta un regard froid à Mysty et moi, puis porta
sa tasse d’infusion à ses lèvres.
— C’est donc décidé ! Les achats de vivres, nous les ferons
ensemble avant de partir. Renseignez-vous également sur la
manière de traverser la frontière. Nous savons qu’il faut un

131
laissez-passer mais le tout est de savoir si nous avons les moyens
de l’acheter et s’il est possible de l’obtenir d’une autre manière.
C’est ainsi que tout de suite après le petit-déjeuner, nous nous
séparâmes.
Ma mission pour la journée était de me trouver une garde-
robe hivernale à mettre dans le sac sans fond et un grimoire de
magie, si possible. Bien sûr, je n’étais pas contre des objets
magiques mais j’ignorais s’ils étaient en vente libre et si j’avais le
budget.
Je ne tardais pas à trouver une boutique intéressante dans la
rue marchande. Dans sa devanture, il y avait de nombreux
vêtements exposés. Bien sûr, je préférais mes vêtements elfiques
habituels, mais nous étions amenées à retourner en montagne et
le temps devenait chaque jour plus froid, il me fallait des
vêtements lourds, des bottes capitonnées et pourquoi pas un
bonnet et une écharpe.
C’était le plan.
Mais en scrutant la vitrine des yeux, je fus prise d’une
soudaine mélancolie. Comme un coup de déprime qui venait de
nulle part.
Je vis mon reflet seul dans la vitre, il n’y avait personne à côté
de moi. Bien sûr, les passants circulaient dans mon dos, mais je
me sentais démotivée.
Peut-être était-ce à cause du ciel grisâtre de cette journée, la
météo pouvait avoir une forte influence sur l’humeur, ou alors

132
était-ce à cause de l’attitude de Naeviah envers moi, je ne savais
trop. Mes sentiments étaient lourds et difficiles à comprendre.
Je me bloquais devant la vitrine, alors que mes pensées se
tournèrent vers Naeviah. Quittant cette dernière, ce furent les
visages de Mysty et Tyesphaine qui m’apparurent et même un
bref instant celui d’Erythrina.
— Peut-être que Naeviah est vraiment fâchée cette fois...
Mon angoisse se renforça.
Peut-être avait-ce été l’affaire de trop, peut-être que Naeviah
n’en pouvait plus de mon attitude laxiste envers Mysty, peut-être
me prenait-elle vraiment pour une perverse... Elle passait son
temps à me crier dessus, c’était peut-être la fois de trop : ne
désirait-elle pas cesser cette quête qui ne lui rapporterait rien et
l’obligeait à me supporter ?
— Je n’ai pourtant rien fait de mal… C’est Mysty qui glisse ses
mains à des endroits inavouables...
Mais cette explication ne parvint pas à me faire sentir mieux.
Une douleur me lancina la poitrine et déforma mes traits pour les
rendre sombres. Un instant, j’eus l’impression de revoir mon
ancien visage dans cette vitre.
Et si Tyesphaine dans son silence avait décidé de
m’abandonner parce qu’elle trouvait mon attitude indigne,
perverse ou que sais-je ? Au fond, elle était une paladine, même
si elle ne nous sermonnait pas elle aimait la vertu et la pureté.
C’était difficile d’être au point quant à ses sentiments.

133
Et Mysty… Ne s’était-elle pas lassée de cette elfe qui
l’accompagnait ? Elle était si volage, si pleine d’enthousiasme
qu’elle aurait pu trouver une elfe plus intéressante à suivre. Puis,
je l’avais rejetée lors de l’épisode du tonneau au monastère. Et je
venais de la rejeter également cette nuit à l’auberge. Elle avait dit
nous aimer toutes, ne nourrissait-elle pas le désir d’aller plus loin
dans sa tendresse ?
Je n’étais pas très à l’aise avec ce genre de choses : si
j’acceptais de lui prodiguer ces faveurs, notre relation au sein du
groupe serait altérée, des conflits pouvaient voir le jour et ils
mèneraient tôt ou tard à une séparation, voire pire à une erreur
en plein combat et donc à la mort. Si j’étais prête à accepter la
mienne, je n’aurais pas toléré de voir une d’entre elles mourir
sous mes yeux pour une raison pareille.
En raison de l’aura dakimakura, je provoquais forcément du
désir autour de moi. Cette fois encore, pouvais-je la voir comme
autre chose qu’une malédiction. Ne pas être aimé était pénible,
mais l’être trop ou par de multiples personnes pouvait également
l’être.
D’ailleurs, en y pensant, Mysty m’avait déjà plus ou moins
avoué ses sentiments. C’était moi, cette petite elfe hautaine, qui
n’y répondait pas.
Les doutes me rongeaient à cet instant, mon reflet ne me parut
jamais plus étranger et familier qu’à cet instant. Deux êtres
semblaient coexister au sein de cette image d’elfe, et pourtant il
s’agissait bel et bien de la même personne.

134
Fiali, avant le retour de ses souvenirs, avait eu le même genre
de comportement que la personne qu’elle avait été sur Terre.
L’éveil de mémoire s’était fait progressivement et naturellement,
je n’avais jamais eu l’impression que mon moi actuel avait écrasé
ou chasser l’ancienne Fiali.
Ces sentiments sombres dans lesquels je me perdais me
donnaient un vertige tel celui que j’aurais eu en observant un
abysse, un immense trou sans fond où j’étais condamné à tomber
éternellement.
C’était le désespoir, je le connaissais bien ce compagnon de
longue date, mon premier « ami ». À l’époque, j’avais vécu jours
après jours en cherchant quelque chose à me raccrocher pour
éviter la chute, mais je n’avais pas réussi à me sauver.
La mort était venue me cueillir et m’avait amenée dans le
monde de Varyavis.
Je finis par m’éloigner de la vitrine, tête et épaules basses. Je
n’étais plus d’humeur à acheter quoi que ce fût.
Malgré le petit vent froid qui me passait sur les jambes et les
gouttes de pluie qui commençaient à me tomber sur le visage, je
ne ressentais plus rien.
Avais-je réellement changée ? Au fond, mon âme était
toujours la même. Fiali n’était que le nom qu’on m’avait donné
dans ce monde-ci, elle n’était pas une personne différente. Il était
possible même que j’avais eu de nombreuses réincarnations et
que j’avais eu bien d’autres noms.

135
À quoi rimait donc ce cycle sans fin ? Pourquoi m’avoir fait
revenir à la vie une fois de plus ?
Pouvait-on espérer qu’une âme condamnée à répéter sans
cesse cette boucle ne finissent pas par se détériorer et perdre sa
capacité à ressentir le bonheur ?
Tempus edax rerum. Les meilleures intentions et les plus
pures sentiments n’étaient que temporaires, au fil et à mesure de
leur évolution ils étaient amenés à se corrompre, s’envenimer
pour finalement retourner au néant.
C’était la loi de toute chose frappée par cette inéluctable
entropie qui laissait à penser que le temps n’était que sa
manifestation.
Les dieux, dans leur infâme caprice, m’avaient jeté en pâture
une nouvelle fois, ils m’avaient accablée de la peine de ressentir à
nouveau cet abysse obsédant et dont il était impossible de se
défaire.
Mais, au fond, avaient-ils réellement la capacité d’arrêter la
boucle ? Auraient-ils pu accepter ma requête et effacer
complètement mon existence du livre de la Création ?
Lorsqu’on parlait de dieux, on envisageait des êtres tout-
puissants, mais n’était-ce pas simplement une fausse idée ? Une
facilité de l’esprit à les concevoir ?
Je plongeais encore plus dans cet horrible sentiment de perte
et d’impuissance, comme si ma souffrance était amenée à n’avoir
jamais de cesse.

136
Mes pas me ramenèrent à l’auberge qui était plutôt proche, je
n’avais pas eu le temps de partir bien loin.
Je m’installai à une table et commandai un thé chaud tout en
fixant le monde de dehors par la fenêtre mal nettoyée et
embrumée par la graisse des bougies de suif qui s’y était collée
dessus.
Si auparavant, ce n’était que quelques gouttelettes, la pluie
tombait réellement à cet instant. Elle s’intensifiait même pour
devenir drue. Elle correspondait en un sens à la tempête dans
mes sentiments, elle cherchait à recouvrir le monde de son
chagrin.
Des images de Tokyo apparurent devant mes yeux. Il pleuvait
aussi le jour de ma mort. Je revis cette cité tentaculaire,
gigantesque, ses bâtiments, ses lumières scintillantes tels des
joyaux. Un détail me revint à l’esprit : sur le toit d’une maison se
trouvait un torii, une des ces portes en bois peinte en rouge et
censée mener dans le royaume des esprits.
En un sens, j’avais bel et bien quitté le monde pour en
rejoindre un autre cette nuit-là.
Sans que je m’en rendisse compte, mes yeux furent
hypnotisés par ces petits traits verticaux que le ciel dessinait sur
le monde. Pendant combien de temps étais-je restée là à
observer l’extérieur ?
Mon thé avait eu le temps de refroidir lorsque...
— Fiali ? Tu… vas bien ?

137
Une voix faible mais douce me tira de mes sombres rêveries,
de la résignation de mon âme. C’est lorsque je me tournai pour
découvrir la silhouette de Tyesphaine que je me rendis compte
que mes joues étaient humides.
— Tu… n’es pas en train de…
— Fiali ? Tu ne veux pas répondre… ?
J’esquissai un sourire amer. Je n’en avais pas envie, en effet.
J’aurais préféré qu’elle ne vît jamais cette face de moi.
Je séchai mes larmes du dos de la main avant de me rendre
compte que Tyesphaine dégoulinait.
— Ne t’inquiète pas pour moi… juste un coup de tristesse.
Allons plutôt essuyer tes cheveux. En plus, pourquoi tu portes
cette armure en ville ?
Elle baissa la tête et répondit un peu honteuse.
— Je ne sentais pas rassurée… sans vous…
Je restais bouche ouverte un instant. Je n’avais jamais
considéré le fait qu’elle puisse avoir une telle anxiété. Au fond, je
m’étais toujours considérée comme une intruse dans ce monde.
Une partie de moi ne lui appartenait pas, même si j’y évoluais.
Je me doutais que le passé de mes compagnes n’était pas tout
rose, mais j’étais loin de me douter qu’elles pouvaient éprouver
des angoisses du genre. Tyesphaine n’exprimait aucune plainte,
aucun soupir agacé, elle paraissait simplement vivre dans
l’instant présent. J’étais loin de me douter que je pouvais lui
manquer aussi vite.

138
Le temps passé à mes côtés l’avait sûrement changée, peut-
être même infectée, d’une certaine manière. Jadis, elle avait été
la paladine noire solitaire que son apparence reflétait. Mais
sûrement n’avait-elle jamais eu ce genre de forte personnalité.
Elle avait certes un fond tenace, voire obstiné, plutôt étonnant
mais Tyesphaine était avant tout une fille sensible et sociable.
Elle avait commencé toute cette aventure pour se faire des
amis, elle qui avait été toujours rejetée. Elle me l’avait plus ou
moins dit lors de notre rencontre. Elle avait combattu pour nous
protéger, avait accepté de suivre la quête de cette elfe inconnue
uniquement pour ne plus être seule.
Lorsque je reconsidérais tout cela, les larmes manquaient de
s’écouler de mes yeux à nouveau. À la place, j’essayais
d’appliquer une thérapie que j’avais autrefois lue : je souris le
plus gentiment possible.
Mon sourire devait sûrement être horrible avec mon visage
triste, c’est pourquoi Tyesphaine y répondit par des larmes. Ce
n’était pas ce que j’avais désiré comme résultat, je me sentis
désarçonnée par cette réaction.
— Je… Pourquoi Tyesphaine ?
— Non, rien. Je… montons…
Nous entrâmes dans ma chambre et je m’empressais de
chercher une serviette dans notre sac magique tandis qu’elle se
défit de son armure.
— C’était une mauvaise idée de se séparer, on dirait…, lui
dis-je en me tournant vers elle avec une serviette sèche.
139
J’avais eu le temps d’y penser : ses larmes à l’instant n’avaient
sûrement été que le fruit d’une langueur d’esprit, d’un
affaiblissement né de notre courte séparation. D’une certaine
manière, je reconnus à cet instant avoir éprouvé la même chose,
c’était pourquoi j’avais tiré cette conclusion.
— Je… on dirait…
Elle n’osait pas me regarder dans les yeux. Au fond, cela
m’arrangeait, j’aurais eu peur qu’elle ne parvint à lire dans les
miens.
La solitude avait été le combustible qui avait enflammé mes
anciennes angoisses. Si nous ne nous étions pas séparées ce
matin-là, peut-être n’aurais-je pas connu cette crise. Les
semaines passées à leurs côtés m’avaient conditionnée d’une
certaine manière.
— Je vais t’aider à enlever ton armure.
Pour une fois, elle ne rougit pas, ne parut pas embarrassée à
en mourir, elle acquiesça, simplement.
Je m’en voulais terriblement de l’avoir mise dans cet état. Car,
j’avais la prétention de croire que c’était à cause de moi.
— En tout cas, la prochaine fois que Naeviah propose une
idée qui ne te convient pas, dis-le nous, s’il te plaît.
J’étais dans son dos, ne pas la voir de face rendait les paroles
plus simples. Je pouvais reprendre confiance et contenance.
— Je…
— Tu ne voulais pas t’imposer, c’est ça ?
140
— Oui…
— Il ne faut pas penser comme cela. Tu as une place à part
entière dans notre groupe, tes opinions et tes souhaits nous
intéressent. Si tu ne dis rien, c’est nous qui nous imposons à toi,
tu sais ? Et nous ne le voulons pas.
En réalité, j’avais fait un peu comme elle, même si j’avais été
surprise par mes propres sentiments.
Ma volonté de la réconforter et, par la même, lui faire oublier
la face cachée qu’elle avait entrevue en moi, venait de se
transformer en reproches. Lorsque je m’en aperçu, je me sentis
coupable. Je voulais juste qu’elle se sentît bien parmi nous...je ne
voulais pas qu’elle fût une simple suiveuse.
— C’est… gentil… Fiali…
— Les autres pensent sûrement comme moi, tu sais ? Si tu ne
dis rien, on ne peut pas savoir.
— Cela vaut aussi pour toi… non ?
Je fis claquer involontairement ma langue. Elle venait de me
faire goûter à ma propre médecine.
La solitude ne m’avait jamais dérangée. J’avais passé
tellement de temps seule dans ma dernière vie, puis dans celle-ci
après la disparition de mon mentor, que je n’aurais jamais pensé
« replonger » de la sorte.
Cette crise était venue de nulle part. De même que ma
timidité de la veille.

141
— Je suis sûrement un peu fatiguée, confessai-je à
Tyesphaine. Désolée de t’avoir inquiétée. Je ne sais moi-même
pas ce qui m’a pris. Si… si tu peux, oublie tout ça.
— C’est vrai que nous avons marché longtemps.
— Oui. La fatigue est parfois assez retorse dans sa manière
de s’exprimer. Puis je ne me suis pas bien reposée cette nuit aux
côtés de Mysty, tu sais ?
Je me rendis immédiatement compte du malentendu que je
venais de créer. Tyesphaine sursauta et rougit.
— Vous… ?!
— Non ! Nous n’avons rien fait ! Désolée, désolée !!
Je m’inclinais à répétition pour m’excuser : ma culture
japonaise ressortait malgré moi.
Je ne parvins pas totalement à convaincre Tyesphaine qui la
main devant la bouche détourna le regard en me demandant :
— Vous n’avez vraiment… ?
— Rien de rien de rien de rien !! C’est juste que… tu connais
Mysty, elle m’a attrapée la nuit. Mais rien de plus que pendant le
voyage. Je te promets, je dis la vérité !
Tyesphaine me fixa un instant, puis afficha un sourire et hocha
la tête.
— Je te crois, Fiali.
— Ouf ! Merci, Tyesphaine ! Allez, séchons tes cheveux.

142
Son armure était retirée, je constatai agréablement qu’elle
n’avait pas laissée passer l’eau. Seule ses cheveux étaient
humides.
Elle retira son élastique et une marée de cheveux roses
s’écoulèrent sur son dos accompagnée d’une flagrance de fleur.
*Pom Pom*
Mon rythme cardiaque accéléra soudain. J’ignorais si c’était
l’effet cheveux mouillés ou alors si j’étais simplement plus faible
après ma petite crise, mais je me sentais irrésistiblement attirée
par elle. C’était comme si je découvrais à cet instant à quel point
elle était belle.
Pourtant je le savais déjà. Dès le premier jour je l’avais bien
constaté.
— Tu… me fixes… Pourquoi… ?
Ses yeux n’avaient plongé dans les miens qu’un bref instant,
mais j’avais eu l’impression qu’elle avait aspiré mon âme.
— Je… je suis surprise. C’est tout…
Elle pencha la tête de côté. En effet, il n’y avait pas vraiment
lieu de l’être, elle n’avait fait que détacher ses cheveux.
— Toi aussi… tu me surprends… aujourd’hui...
Je déglutis. Tout cela devenait trop dangereux à mon goût,
nous arpentions une mauvaise pente.

143
Je lui jetai la serviette sur la tête et commençais à
délicatement lui essuyer les cheveux, partant des racines aux
pointes.
— Je peux le faire…
— C’est vrai. Cela te dérange que je le fasse ?
— Non… mais… c’est…
— Gênant ?
Elle secoua la tête.
— Ça fait des frissons…
Ah oui ! En effet, le cuir chevelu stimulé et surtout touché par
des doigts inconnus était terriblement sensible. Je comprenais
parfaitement.
— Je vais peut-être te laisser faire alors...
Mais elle m’attrapa les poignets pour me retenir. Elle voulait
que je continue.
Délicatement, en évitant de toucher son cuir chevelu avec mes
doigts, je poursuivis ma tâche, mais je la vis se mordre les lèvres
et grimacer pour se retenir de gémir. Je connaissais cette
sensation, mais son visage me perturbait malgré tout. Ses
sensations paraissaient un peu disproportionnées.
Il me fallait une échappatoire, un sujet de discussion qui
permettrait d’oublier l’embarras...

144
— Ah ! Au fait, j’avais l’intention d’acheter des vêtements
d’hiver. Tu veux bien venir m’aider, Tyesphaine ? Enfin, si tu
n’as rien de prévu d’autre…
— Volontiers !
Je soupirai de soulagement en pensant avoir trouver le bon
sujet de discussion, mais finalement je n’avais rien d’autre à
ajouter et je stressais de nouveau.
— Tes pieds sont petits…
Dans sa position, Tyesphaine pouvait effectivement les
observer.
— Ah oui… Désolée, je ne suis pas très grande.
— Ils sont mignons…
*Gloups*
J’essayais de passer à autre chose, mais pourquoi Tyesphaine
tu me torturais ainsi ?!
— Je vois le genre de bottes faites pour toi…
— C’était pour ça…, dis-je à haute voix, rassurée.
— Par contre, pourquoi tu as retiré tes bottes dans la
chambre ? Tu n’as pas froid ?
Stressée, j’avais simplement enlevée mes bottes à l’entrée,
comme on le faisait au Japon. Dans ce monde-ci, en général, il
n’était pas de mise de les retirer ; nombre d’intérieurs étaient en
terre battus, en pierre ou simplement trop sales et froids pour ce
faire.
145
— C’était comme ça… Je vais les remettre, c’est vrai qu’il fait
frisquet. Héhé !
Je ris bêtement en m’éloignant et en remettant mes
chaussures. Tyesphaine finit de se sécher les cheveux.
— Attendons que la pluie passe, me proposa-t-elle en allant
observer dehors.
— Pourvu que ça arrive rapidement.
— Oui.
Toutefois, ma phrase avait un autre sens que celui qu’elle avait
sous-entendu. J’avais hâte de sortir, car cette chambre avait une
mauvaise influence sur moi.
Entre ma scène de la veille avec Mysty et celle que je venais
d’avoir à l’instant avec Tyesphaine, je commençais à croire qu’il
y avait une étrange ambiance dans cet endroit.
Aussi, je proposais après une longue période de silence :
— On pourrait échanger les places, cette nuit… je… Cela
t’embêterais si je… dormais avec toi ?
Je détournai le regard inquiète et gênée. Tyesphaine poussa
un petit cri d’étonnement, mais rapidement me répondit
joyeusement.
— Volontiers !
C’était rare de la voir répondre aussi vigoureusement. Elle me
souriait comme elle savait si bien le faire, un sourire à faire
tomber.

146
Je lui le rendis et intérieurement je me maudissais d’avoir
proposer quelque chose d’aussi risquer.
***
Finalement, la pluie ne s’arrêta qu’en début d’après-midi.
Nous mangeâmes à l’auberge avant de nous rendre dans la
boutique que j’avais repérée.
Dès que je humais l’air humide du dehors, je repris des
forces. Je pris la main de Tyesphaine et l’entraînais dans le
magasin. Elle ne portait pas son armure mais des vêtements
d’aventuriers plutôt masculins : pantalon, chemise, bottes et une
cape.
J’avoue que j’aimais bien le style que cela lui donnait, c’était
rare de la voir sans armure. Je l’avais vue qu’une seule fois en
robe à la soirée du Baron Bellegant. Entre les vêtements
d’hommes ou de femmes, je ne savais choisir : les deux lui
allaient si bien en lui donnant un charme différent.
Pour ma part, je ressentais plus que jamais la chute de la
température, la pluie avait bien fait perdre quelques degrés au
thermomètre. Ce n’était plus une question de prévision, mais bel
et bien une nécessité du moment que de m’acheter de nouveaux
vêtements.
La séance de shopping fut plus longue que ce que j’avais
pensé. Nous changeâmes de magasin bien trois fois.
Puisqu’elle me considérait comme une fée, elle était très
exigeante quant à la qualité de ce que je porterais, elle refusait
de m’enlaidir pour favoriser le côté pratique.
147
Dans la première boutique, elle me l’avait plus ou moins
confessé à demi-mot :
— Il ne faut pas des vêtements… normaux… tu es une
personne de qualité…
À mes yeux, j’avais essayé des tas de vêtements satisfaisants,
mais je m’étais remise entre les mains de Tyesphaine, une
paladine de la déesse de la beauté, autant dire qu’elle était
l’équivalente d’une conseillère en mode dans ce monde-ci.
Je m’étais amusée à imaginer les stylistes européens en
équivalent de paladin d’Epherbia. Cela aurait été amusant de les
voir porter des fusils d’assauts et des lance-roquettes pour
défendre les sacro-saintes valeurs du dieu fashion.
Le monde de Varyavis était réellement différent, une telle
chose aurait été impensable dans mon précédent monde.
Finalement, Tyesphaine me fit prendre des bottes
rembourrées avec de la fourrure. J’eus un peu honte lorsque
j’appris que c’était un modèle pour fillette. Bien sûr, le prêt-à-
porter n’existait pas réellement dans ce monde, il n’y avait pas
toutes les pointures non plus.
Mes pieds correspondaient à ceux d’une humaine de dix ans,
semblait-il.
Au lieu de ma tenue elfique, Tyesphaine m’avait prise une
longue tunique à manches, un surcot, une cape en fourrure, un
bonnet pour protéger mes belles oreilles (c’était ce qu’elle avait
dit) et une paire de gants. Elle avait hésité avec un corset pour

148
garder une certaine féminité, mais je m’étais plainte qu’il
gênerait mes capacités au combat et elle avait laissé tomber.
Après ces achats, j’étais parée à affronter le froid hivernal.
C’est fort de tout cela que nous revînmes à l’auberge pour y
retrouver nos deux amies attablées.
La discussion tomba naturellement sur les achats de chacune.
Mysty avait sélectionné des épices qui l’aideraient à préparer de
meilleurs plats ; elle avait également pris quelques ustensiles de
cuisine.
— On va en payer une partie, proposais-je. Nous profitons
tous de ta cuisine.
— Ouais mais c’est mon plaisir à moi. Je préfère que vous
gardiez vot’pognon. Sans vouloir t’offenser, Fiali. Mais c’est trop
chou de ta part d’avoir proposer !
Mysty m’enlaça en frottant sa joue contre la mienne. Je
commençais à comprendre ses sentiments à travers son langage
corporel, elle se frottait avec plus d’entrain que d’habitude : je lui
avais manqué.
Sa familiarité attira quelques regards dans l’auberge, il fallait
dire que de base nous étions remarquables : quatre belles
aventurières dans une auberge de voyageurs, nous ne passions
pas inaperçues.
— Tsss ! Au moins vous avez acheté des trucs utiles. Vous
connaissant je m’étais attendue à des bricoles sans intérêt…
comme des souvenirs.

149
— Nous n’avons eu que le temps d’acheter mes vêtements.
Mais si j’ai l’occasion, je serais intéressée par prendre quelques
babioles, voire quelques œuvres d’art.
Tyesphaine me jeta un regard fier, tandis que Naeviah posa
son menton dans sa main accoudée à la table. Elle plissa les
yeux.
— On dirait que vous cachez un truc toutes les deux… C’est
louche !
— Hein ? Mais on ne cache rien !
Ma manière de démentir était sûrement trop vivace, je la vis
plisser encore plus les yeux comme si elle refusait de me croire.
— Quoi qu’il en soit, les laissez-passer coûtent quand même
70 pièces d’or par personne. C’est une sacrée somme. Sans
parler du fait qu’ils demandent des justifications et tout ça. Nous
risquons de devoir traîner dans cette ville un petit moment.
— Ch’suis sûre que j’peux trouver moins cher.
— Eh ! Qu’on soit claires : je ne veux pas de faux papiers,
OK ? C’est la garde qui délivre le document, il n’est pas
négociable.
— T’es pas marrante, Nae !
— Au pire, nous pouvons passer quelques semaines ici, dis-
je. Nous n’avons plus cette somme, mais il doit y avoir des
opportunités de quêtes, pas vrai ? Nous sommes des aventurières
après tout.

150
— Je n’ai pas trouvée la guilde des aventuriers. Il est plus que
probable qu’il n’y en ait pas du tout, en fait. Il faut dire qu’à
Ferditoris c’était déjà exceptionnel, dit Naeviah.
— Ah bon ? Je savais que c’était rare, mais pas à ce point.
— Eh bien, pour ta gouverne, la plupart des villes n’ont pas
de guilde d’aventuriers. À Hotzwald, il doit y en avoir deux ou
trois au maximum, selon mes estimations.
— Mais comment font les autres villes alors ? Celles qui n’ont
pas d’aventuriers ?
— Elles comptent sur ses soldats ou envoient des requêtes aux
guildes des villes les plus proches.
En voyant les choses ainsi, c’était logique qu’il n’y en ait pas à
Segorim. Les forces armées étant très importantes et bien
équipées, la nécessité d’engager des aventuriers pour compenser
n’existait pas. Puis, comme je l’avais remarqué, la ville craignait
plus les attaques du pays voisin que les monstres, or la majorité
des missions d’aventuriers étaient justement tournées sur la
chasse à ces derniers.
— Cela dit, je ne dis pas que c’est impossible qu’il y en ait
une, continua Naeviah. Juste que ça m’étonnerait.
La présence de la guilde de magie devait aussi réduire les
probabilités d’installation des aventuriers, pensais-je.
— Et sinon, tu as des informations sur la guilde de magie ? Je
pourrais aller…

151
— Tu n’as pas laissé tomber l’idée à ce que je vois. Espèce
de… !!!
Naeviah enfonça son index dans ma joue pour me faire taire.
Je comprenais son inquiétude, néanmoins.
J’étais une elfe. Avec elles, je n’avais pas eu de problèmes,
mais une guilde de magie était sûrement peuplée de personnes
désireuses de savoirs. Des personnes ayant également un sens de
l’éthique plus moindre, et donc des êtres susceptibles de vouloir
m’enfermer pour mener des expériences sur moi.
Naeviah n’était pas au courant pour mon aura dakimakura,
j’étais seule à savoir que cela ne finirait pas aussi mal que cela.
— OK, je laisse tomber…
Pour le moment. Mais je m’abstins de le lui dire.
Le reste de la soirée se passa paisiblement et c’est l’esprit un
peu plus serein qu’en matinée que j’allais me coucher avec
Tyesphaine cette fois.
Au lieu d’expliquer des choses complexes, j’avais simplement
proposer de changer tous les jours pour ne pas faire de jalouses.
Naeviah s’était bien sûr empressée de rétorquer qu’elle ne voulait
pas dormir avec moi, mais lorsque Mysty s’était proposée de
prendre son tour :
— Tsss ! Ça déséquilibrerait le roulement si je refusais. Puis,
il faut bien que quelqu’un de sensé la surveille. Qui sait ce qu’elle
pourrait commettre comme ignominie…

152
C’était une excuse nulle : personne ne l’avait crue, mais
personne ne l’avait contredite non plus.
Contrairement à la veille, je ne fis pas d’histoires cette fois
pour entrer dans le lit. J’étais mentalement épuisée. Tyesphaine
pria sa déesse avant d’aller au lit, j’en profitais pour me cacher
sous les couvertures pour ne pas l’embarrasser.
— Bonne nuit, Tyesphaine.
— Bonne nuit, Fiali.
C’était des paroles simples mais douces à l’oreille. Je réalisais
soudain à quel point j’avais de la chance de pouvoir les entendre.
En m’endormant aux côtés de Tyesphaine, j’espérais que la
journée du lendemain serait plus douce sur le plan émotionnel.

153
Chapitre 3

Au matin, après un réveil normal de notre côté, et quelques


cris dans la pièce voisine où se trouvaient Naeviah et Mysty,
nous déjeunions paisiblement.
Aucune de nos camarades n’avait voulu expliquer à
Tyesphaine et moi ce qui avait suscité ces cris matinaux. Nous
avions bien des idées, néanmoins, mais aucune confirmation.
Mysty finirait tôt ou tard par en parler, m’étais-je dit sans
insister pour lui tirer les vers du nez.
C’était alors que nous discutions de banalités qu’un homme
s’approcha de notre table. Il était habillé en livrée, j’ignorai à
quel noble il était rattaché mais sa tenue était sans équivoque
quant à son statut de domestique.
— Bonjour, gentes dames. Veuillez pardonner ma soudaine
intrusion et le dérangement occasionné.
Poli. Très poli. Je ne m’attendais pas à moins d’un valet de
quelque noble local.
La seule chose surprenante était de savoir pourquoi il nous
adressait la parole ? À cause de mon aura ? Ou bien à cause de
ma(mes) compagnonne(s) aristocrates ?
Sans offense pour Mysty, je doutais qu’il était venu pour elle.

154
— Je viens de la part du marquis Olwedon de Salmine. Il m’a
chargé de vous remettre en main propre cette missive et
d’attendre votre réponse.
L’homme, qui devait avoir la trentaine, très bien mis, posa
une lettre cachetée sur la table avant d’aller se placer plus loin en
attendant notre réponse. Il se tenait parfaitement droit, d’un air
digne inflexible.
Franchement, je n’aurais pas pensé voir ce genre de
majordome aussi strict dans la réalité. J’avais toujours pensé qu’il
s’agissait d’un fantasme de fujoushi.
Nous nous regardâmes perplexes un instant, puis je fis signe
aux autres d’ouvrir la lettre. Il s’agissait de quelques affaires de
nobles, la roturière que j’étais préférais se tenir à distance.
Mysty eut le même genre de réserve, elle m’imita et observa
Tyesphaine.
— Rhoo ! C’est bon ! Ouvre la, Tyesphaine ! Je commence à
m’impatienter !
Naeviah n’aurait-elle pas pu le faire à sa place ?
Quoi qu’il en fût, Tyesphaine la prit calmement, la décacheta
et déplia la feuille qui se trouvait à l’intérieur. C’était un papier
épais, un peu jaune, rien à voir avec celui parfaitement blanc ou
recyclé de mon ancien monde.
L’écriture qui se trouvait dessus, que je voyais grâce à
l’inclinaison de la page entre les doigts de Tyesphaine, était
incurvée et élégante. Je n’attendais rien de moins d’une personne
qui portait le titre de marquis.
155
Tyesphaine allait la lire à haute voix lorsque je l’arrêtais.
— Je préférerais qu’on la lise chacune à tour de rôle, dans nos
têtes.
Naeviah avait déjà compris avant même que je n’ouvris la
bouche : il y avait bien trop d’oreilles indiscrètes autour de nous.
Le message d’un noble avait attiré l’attention de toute la salle, y
compris de l’aubergiste et des serveurs.
Nous avions déjà notre lot de regards, en tant que belles
femmes (en toute modestie), mais là c’était encore un cran au-
dessus. J’envisageais même de changer d’auberge dans la
journée, à vrai dire.
Mysty chercha les indiscrets dans les environs sans aucune
délicatesse, ce qui les amena à retourner à leurs affaires. Le
brouhaha ambiant qui avait cessé à l’arrivée du messager reprit
soudain.
Bien sûr, quelqu’un d’aussi discret que Mysty l’avait fait
exprès pour faire passer le message. Je n’avais aucun doute quant
à ses capacités de discrétion.
Dans la lettre était simplement écrit :
« Chères aventurières,
Votre présence en notre modeste cité m’a été rapportée hier.
Il me plairait rencontrer des personnes aussi distinguées que vous
semblez l’être.
Je suis convaincu que chaque partie saurait trouvé un profit
certain à notre rencontre.

156
Aussi, j’aimerais vous proposer de me rendre visite cette
après-midi. Vous pourrez donner l’heure à mon messager,
j’organiserai mon emploi du temps pour convenir à votre choix.
Agréez, Mesdames, mes salutations les plus distinguées.
Marquis Olwendon de Salmine. »
En silence, je jetais une œillade à mes compagnonnes de
voyage. Il n’y avait pas besoin de paroles pour comprendre
qu’elles avaient le même genre de pensées que moi.
— Ah y est ! Fini ! Bah, on y va ?
Mysty qui avait été la dernière à lire le message le posa sur la
table joyeusement. Avec son sourire innocent, je me demandais
si elle était arrivée aux même conclusions que nous, mais je la
savais moins naïve qu’elle ne le laissait paraître. D’entre nous,
c’était sûrement elle qu’on soupçonnait le moins.
— Oui, allons-y, dit Naeviah.
— Quatorze heures ? proposa Tyesphaine.
— Tu connais mieux les us et coutumes des nobles. Nous
nous remettons à toi, Tyesphaine.
Cette dernière approuva et fit approcher le valet pour lui dire
que nous acceptions la rencontre et qu’il pouvait lui transmettre
l’heure choisie.
Honnêtement, ce que j’avais lu de cette lettre était :
« Salut,

157
Puisque vous passez par ma ville, je vous ordonne de venir
me voir.
J’ai une mission à vous donner. Passez dans l’après-midi, car
je préfère manger sans vous. Peu importe l’heure, je serais là car
c’est quelque chose qui me tient à cœur.
Blablabla. »
Il était fort possible que mon jugement sur la noblesse était
quelque peu biaisé par le fait que j’avais vécu dans un pays où
elle avait été destituée. Puis, dans ma précédente vie, j’avais
l’habitude de me méfier des riches et des puissants.
Aussi, je n’avais pas vraiment lu ce message comme une
invitation mais bien plus comme une convocation.
Une fois le messager partit :
— On a été repérée très rapidement, dit Naeviah.
— Oui, ça m’étonne…, dis-je. Il doit y avoir un espion.
Faudra changer d’auberge.
— C’est évident. Même si je me demande encore comment
est-ce possible que nous ayons été si rapidement repérées ?
— Ce n’est… pas si grave…, dit Tyesphaine pour nous
rassurer. C’est peut-être une bonne personne… Puis, peut-être
que ça nous servira également…
Naeviah et moi n’étions pas si convaincues. Cette affaire
sentait l’illégalité. Pourquoi convoquer des aventurières
fraîchement débarquées en ville si c’était pour une affaire que
des soldats auraient pu régler ?
158
— Moi, j’ai remarqué un mec qui nous mattait pas mal hier,
dit Mysty en enfournant du pain dans sa bouche, l’air de rien. J’ai
rien dit car j’me disais que c’était juste un prétendant de l’une
d’entre nous. Puis, j’pense que quand Nae a cherché des infos en
ville, elle a été grillée.
Quand tu regardes dans les abîmes, les abîmes te regardent.
Dans le même ordre logique, puisque Naeviah avait enquêté
sur des laissez-passer officiels, les officiels nous avaient repérées.
Logique ! Même si nous n’avions aucune preuve au final.
— Bah, quoi qu’il en soit, dis-je. Nous n’avons plus trop le
choix. Puis comme dit Tyesphaine, peut-être que nous pourrions
en tirer quelque profit.
— C’est vous qui vous voulez vous inquiéter, dit Mysty. Au
pire, on peut se barrer de la ville, on s’en fout.
Même sur ce point, elle était totalement libre. Je préférais
néanmoins que nous gardâmes de bonnes relations avec la ville
de Segorim et de manière plus large avec le royaume
d’Hotzwald. Cela dit, en effet, dans le pire des cas, fuir serait une
possibilité.
— Je m’occupe de nos tenues…, proposa Tyesphaine.
Manifestement, notre sortie shopping de la veille lui avait
donné confiance dans ses compétences de styliste. C’était
plaisant de la voir se mettre en avant.
— Je compte sur toi, dis-je avec un sourire radieux.
Elle me le rendit. Mais Naeviah plissa les yeux et nous fixa :
159
— C’est louche… Vous êtes louches toutes les deux. Cette
nuit, je te tire les vers du nez.
— Gnaaa ?!
Je ne pus m’empêcher de m’écrier de la sorte. Que comptait-
elle me faire au juste ?
***
Nous avions eu une discussion quant à quoi porter pour notre
rendez-vous auprès du marquis.
Nous avions au fond de notre sac magique les robes de soirées
offertes par le Baron Bellagant pour la soirée, c’était sans aucun
doute nos vêtements les plus chics.
Mais Tyesphaine nous avait fait remarquer :
— Il a adressé la lettre aux aventurières… et non aux femmes
que nous sommes.
— Il veut nous rencontrer pour une mission, donc inutile de
nous faire belle, avait résumé Naeviah.
Je n’avais nullement prêté attention à ce détail, je supposais
que les nobles étaient formés à déceler ce genre de subtilités…
Aussi, sans nous changer et sans nous perdre, pour une fois
(en même temps, cela aurait été difficile d’y arriver, il suffisait de
suivre la plus grande avenue de la ville en direction du bastion),
nous nous présentions à l’entrée de la zone résidentielle de la
noblesse. Malgré nos vêtements d’aventurières, nous avions la
lettre de convocation du marquis que nous brandîmes sous le nez
des gardes.
160
Les soldats parurent surpris, mais n’eurent aucun mal à
vérifier l’authenticité du sceau nobiliaire. Sans nous demander
plus d’informations, on nous ouvrit la petite porte latérale qui
nous permit d’entrer dans le quartier le plus riche de Segorim.
Sans pouvoir me retenir, je laissais échapper un « whooo ! »
de ma bouche face à ce fastueux décor qui se présentant devant
mes yeux. Le rempart servait vraiment à délimiter deux mondes,
on avait vraiment l’impression d’avoir été amené ailleurs.
J’ignorais si c’était bien le cas au Moyen-Age européen de
mon ancien monde, mais en tout cas, dans ce monde-ci il était de
rigueur que les nobles disposassent d’hôtels particuliers dans les
grandes villes du royaume. Et pour ne pas être mélangés à la
plèbe, ils se regroupaient derrière des remparts et formaient leurs
propres quartiers.
Ces hôtels particuliers étaient souvent des résidences
secondaires, les nobles à Hotzwald ayant en principe leurs
propres fiefs. Le royaume avait un système plutôt féodal,
contrairement à ses voisins, ce qui voulait dire que chaque ville
n’appartenait pas au roi, mais à son propre seigneur.
De fait, ce dernier pouvait offrir ces résidences à d’autres
nobles pour leur permettre de séjourner (et dépenser) sur ses
terres, mais certains nobles dépouillés, pour diverses raisons, et
n’ayant plus de terres venaient acheter ces hôtels en guise de
résidence principale. Souvent, d’une manière ou d’une autre, ils
se liaient de vassalité au seigneur local pour essayer de redorer
leurs noms.

161
Tyesphaine et de Naeviah nous offrirent ces quelques
explications chemin faisant. Je me demandais i les autres pays
avaient également un système de monarchie féodale ou bien
penchaient-ils plus vers l’absolutisme ?
En tant qu’ancien(ne) habitant du Japon, je trouvais cela
bizarre de penser que chaque ville était comme un petit pays en
soi, n’appartenant pas au roi du royaume mais à un vassal.
Tout cela pour dire que ce que j’avais trouvé de l’autre côté
du mur était bien plus qu’un quartier riche, c’était un autre
monde.
Les rues avaient d’autres types de pavés ; elles étaient plus
larges et avaient des parterres fleuris et des réverbères à lanternes
magiques (car oui j’avais immédiatement ressenti leur magie).
Tout était entretenu dans un état impeccable et il y régnait un
silence paisible, parfois entrecoupé par quelques agréables notes
de musique provenant de l’intérieur de ces luxueux édifices.
C’était vraiment une ville dans la ville, avec sa propre milice,
ses propres commerces et restaurants.
À Moroa, nous n’avions rien vu de tel. La forteresse du baron
Bellagant faisait office de grande grange à côté de ces grands
édifices aux décorations abondantes et aux courbes élancées.
Et la demeure du marquis ne dérogeait pas aux standards du
quartier, elle était même plus riche que les constructions
voisines. Je serais bien incapable de la décrire en détail…
Personnellement, je me sentais oppressée et mal à l’aise.
C’était vraiment « trop » !
162
La demeure du baron Bellagant était bien plus modeste, voire
rustique en comparaison. Les deux étaient hors de prix,
évidemment, mais même dans la richesse il y avait des
gradations. Même si le style de l’hôtel du baron Utherwiller
ressemblait à celui du marquis —en cela qu’il s’agissait d’un style
moins martial et plus courtisan— une fois encore l’échelle était
bien différente.
Autant dire que c’était la première fois en deux vies que je
me retrouvais confrontée à une telle ambiance imposante et
pesante.
C’était dans un salon avec une moquette douce et molletonnée
qu’on nous mena. Cette fois encore, on ne nous demanda pas de
nous déchausser malgré le revêtement hors de prix. Je supposais
que demander de retirer ses chaussures à un convive était une
insulte dans la culture hotzwaldienne.
Il nous fallut attendre en silence quelques minutes avant
l’arrivée du marquis. Deux valets l’introduisirent tout en nous
amenant du thé et des biscuits. Nous étions toutes les quatre
installées dans une canapé Louis XV (ou quelque chose
d’équivalent).
Imitant Tyesphaine, nous nous levâmes pour saluer l’arrivée
de notre hôte. C’était un jeune homme à qui je donnais la
vingtaine. Il mesurait environ un mètre soixante-quinze et était
androgyne. Honnêtement, avec des habits pour femme, on aurait
pu être induit en erreur.
Il portait des vêtements aussi riches que son intérieur :
chemise à jabots, surcots, vestons, braies, bottes et des bijoux en
163
veux-tu en voilà. En un sens, il m’impressionnait ; non pas
comme le baron Bellagant par son aura guerrière, mais par la
quantité d’objets magiques qu’il équipait.
Parmi les bagues qu’il portait à chaque doigt, quatre d’entre
elles étaient magiques. Quelque chose dans ses vêtements l’était
également, je ne découvris qu’après quelques minutes de
discussion qu’il s’agissait du veston en lui-même. Enfin, ses
bottes avaient une aura surnaturelle également.
Contrairement à d’autres nobles que j’avais rencontré, il ne
portait pas d’armes. Cela voulait-il dire qu’il était plutôt un
magicien ou alors qu’il estimait avoir le statut pour s’en passer ?
— Bienvenue, mesdames. Je suis le marquis de Salmine.
Il nous fit à toutes une sorte de baise-main sans nous toucher.
Tyesphaine fut la première, cela nous arrangea pour pouvoir
copier ses gestes.
Précisons au passage que Tyesphaine ne portait pas son
armure maudite mais un manteau de mailles qu’elle avait
invoqué. Quand bien même le marquis devait avoir eu
l’information, elle avait estimé qu’apparaître dans une armure de
paladin noir était irrespectueux.
De même, j’avais caché mes oreilles avec un chapeau jusqu’à
l’entrée de la résidence. Lorsqu’on avait proposé de prendre nos
affaires, je n’avais pas hésité à dévoiler ma véritable nature.
Nous avions parlé de tout cela entre nous, il valait mieux
jouer franc-jeu mais quand même ne pas tout dire. Cacher ma
nature d’elfe pourrait nous être reprocher par la suite et c’était
164
malheureusement quelque chose qu’il était difficile de dissimuler
tout en suivant l’étiquette d’usage.
Je ne sais plus quel penseur avait un jour dit que le meilleur
moyen de cacher un mensonge était de le dissimuler derrière un
mensonge plus gros et plus évident encore.
J’étais un peu méfiante envers le marquis tandis qu’il
échangeait des banalités et des présentations avec Tyesphaine,
notre représentante officielle. Malgré sa timidité, elle n’avait pas
trop de mal à trouver les bonnes formules. À dire vrai, j’avais
surtout l’impression qu’elle récitait un texte.
Une fois la longue introduction achevée, Naeviah alla droit à
l’essentiel :
— Sauf votre respect, Monseigneur, quel est donc le motif de
cette invitation ? Je doute qu’il ne s’agisse que d’un échange de
politesses.
Je remerciai intérieurement Naeviah mais me demandais si
cela n’avait pas été trop abrupte.
La réaction du marquis me fit penser que non, il sourit
amicalement et s’assit en face de nous en refusant le thé que le
domestique lui proposa. Il ne prit pas mal la volonté de notre
amie d’écourter les discussions inutiles.
Croisant les doigts, il nous observa :
— Je suppose que des aventurières trouvent tout cela fort
suspicieux… Je peux le comprendre. De plus, il paraît que les
aventuriers sont des personnes qui voyagent beaucoup et qui

165
aiment aller vite. Ce serait malvenu de ma part de vous faire
perdre votre temps.
Était-ce une forme de reproche ? Finalement, l’avait-il si bien
pris ?
Naeviah ne sourcilla même pas, elle se contenta de l’observer
impassible.
— Vous êtes un groupe très particulier. Une paladine
d’Epherbia, une prêtresse d’Uradan, une nomade du désert et
surtout une elfe. Je pensais votre espèce éteinte, si vous
permettez ma sincérité.
— Je vous en prie…, dis-je timidement.
J’ignorais si ma réponse était réellement polie, tout me
paraissait tellement guindé depuis notre arrivée que je doutais de
la bienséance de chacun de mes mots. De mon côté, je n’allais
pas m’en offusquer : si je n’avais pas connue mon mentor,
j’aurais pu penser être la dernière elfe en vie. D’ailleurs, rien ne
m’indiquait que ce n’était pas le cas.
— Mes oreilles, qui s’étendent sur toute la ville, m’ont fait
parvenir le fait que vous cherchiez un laissez-passer pour vous
rendre en Inalion. Honnêtement, je trouve ce pays répugnant,
mais libre à vous de faire ce que vous voulez. Je suis en mesure
de vous obtenir ce genre de fastidieux documents sans aucun
problème. Comprenez bien que je dispose d’une réelle influence
ici.
C’était le genre de phrases prétentieuses qui rendait les nobles
si détestables aux yeux du peuple. Je me doutais qu’il ne mentait
166
pas quant à sa capacité de s’en procurer, mais il devait mentir sur
bien d’autres sujets.
Ses expressions, son attitude gestuelle, tout était si féminin. Je
dirais même que sa délicatesse et la précision de tout son langage
corporel était bien supérieur à celui de la majorité des femmes,
au point de paraître exagéré.
— Je suppose que cette largesse fera suite à une proposition
de mission, n’est-il point ?
Une fois de plus, Naeviah avait une langue bien acérée, mais
en toute politesse. Si avec nous, elle criait et nous insultait, avec
les nobles elle le faisait avec étiquette. En un sens, elle
m’impressionnait.
Le marquis sourit en passant sa main dans sa chevelure.
— En effet, j’aurais besoin de vos services. Outre le laissez-
passer, je suis même disposé à vous récompenser.
Les laissez-passer valaient déjà très chers, que pouvait donc
être cette mission qui allait nous rapporter plus de deux cent
quatre-vingt pièces d’or ?
Cela dit, je me doutais néanmoins que le prix des laissez-
passer était surtout pour les marchands et aventuriers, les nobles,
eux, devaient s’échanger des faveurs, ils ne payaient pas une telle
somme pour un morceau de papier.
Puisque aucune d’entre nous ne l’interrompit, il croisa les
jambes et expliqua :

167
— Il s’agirait de récupérer pour moi l’anneau de mes ancêtres
qui m’a été volé par une magicienne de la guilde.
Et nous y voilà ! Cela sentait déjà bien mal engagé. Il
s’agissait de s’en prendre à un membre de la guilde pour le
compte d’un noble. J’ignorais quelles étaient les relations entre
les deux institutions, mais j’étais convaincue que c’était
particulièrement risqué de s’immiscer entre elles.
Je me hasardai toute fois à demander :
— Vous ne pourriez pas le récupérer par des moyens
officiels ? Vous êtes une personne importante, non ?
— Comme vous le dites, très chère amie. Et malgré cela, on
ne veut pas me le rendre. Il s’agissait d’un héritage familial qui
m’a été volé par cette mage lorsqu’elle a attaqué mon fief. Il faut
admettre qu’à cette période, il était tombé aux mains des
monstres. Le temps que je lève une armée pour reprendre mon
dû que cette magicienne avait fait main basse sur nombre de mes
possessions. La majorité m’a été restituée, rassurez-vous, elle n’a
pas fait tant d’histoires sauf pour cet anneau.
— Est-il magique ?
Nous avions convenu d’un code avec Naeviah. Si je disais
quelque chose qu’il ne fallait pas, elle devait me bousculer
légèrement l’épaule pour m’arrêter. C’est pourquoi, d’ailleurs,
elle était assise entre Mysty et moi.
— Oui, il l’est. C’est pour cette raison que Syrle l’a caché et
nie l’avoir en sa possession, mais je sais qu’il n’en est rien. Elle

168
possède l’anneau de mes ancêtres qu’on nomme l’anneau de
Lowalys l’Auguste.
— Mais pourquoi nous le demander spécifiquement ?
demanda Naeviah. Nous n’avons pas de compétences
d’infiltration, un forban serait plus avisé.
En effet, mis à part Mysty c’était loin d’être dans nos cordes.
Qui plus est, nous désirions vraiment nous tenir à distance des
conflits de pouvoirs. Et enfin, le vol était plutôt quelque chose
qui nous répugnait toutes les trois.
En admettant qu’il visait à rendre justice pour le compte du
marquis, cela rendait l’acte à peine tolérable.
Toutefois, bien loin de ses explications, je supposais que la
raison principale qui l’avait guidé vers quatre aventurières
fraîchement arrivées en ville était surtout le fait qu’elles fussent
des pions sacrifiables.
Si nous échouions, il pourrait facilement démentir son
implication. Si nous essayions de nous retourner contre lui, nous
n’aurions aucune aide puisque nous ne connaissions personne
dans la cité.
Et si nous voulions refuser la mission, il avait les moyens de
faire en sorte que nous n’obtiendrions jamais nos laissez-passer.
Tout cela n’était à ce stade que supposition de ma part… non,
plutôt des suspicions de ma part ; en effet, il n’avait rien dit de tel
et n’avait dissimulé aucune menace dans ses propos (enfin, en
tout cas je n’en avais pas détectées).

169
— J’ignore quelle est votre capacité d’infiltration, néanmoins,
j’ai appris il y a quelques jours que Syrle engagerait des
domestiques. Des femmes uniquement. Il faut savoir que…
comment dire ? Elle est notoirement connue pour avoir un faible
pour la gente féminine. Lorsqu’on m’a transmis qu’il y avait en
ville un groupe composé de quatre beautés comme vous, j’ai
rapidement pensé qu’il était possible de trouver un terrain
d’entente.
Ah ? C’était crédible, je le reconnais. En plus d’être des
combattantes, nous étions de jolies filles, c’était un fait.
Aucune de nous ne parut particulièrement surprise par
l’affection de cette magicienne envers des membres de son même
sexe. Je me demandais si ce manque de réaction étonna quelque
peu le marquis, il était si doué pour feindre que je ne décelai rien
dans son expression.
— Admettons, dit Naeviah. Donc le plan est que nous nous
fassions engagée, que nous découvrions l’endroit où elle cache
l’anneau et que nous le volions pour vous. C’est bien cela ?
— Mis à part l’usage de cette parole fort discourtoise et
impropre à la restitution d’un bien qui m’appartient de droit, je
pense que vous avez fort bien résumé la mission que je
souhaiterai vous confier. Bien sûr, vous pouvez refuser, mais je
doute que quelqu’un d’autre se porte garant pour vos laissez-
passer. Les habitants de Segorim sont quelque peu suspicieux, ils
pensent que les étrangers sont des espions inaliens, vous savez ?
Là, par contre, j’avais l’impression qu’il nous menaçait.

170
Je tournai mon regard vers Tyesphaine qui restait de marbre,
puis vers Naeviah qui dissimulait son agacement. Mysty était
comme ailleurs, elle regardait surtout les décorations, ennuyée
par la conversation.
— Pourrions-nous nous concerter quelques instants ?
demandai-je au marquis.
— Je n’ai pas besoin d’une réponse immédiate. Vous pouvez
me la faire parvenir… disons, demain ? J’enverrai mon valet à
l’auberge où vous séjournez. Si vous vous décidez avant, vous
pouvez également faire appeler mon valet, Baptist, à la porte du
quartier. Si vous montrez ma lettre, aucun doute qu’on ira vous le
chercher.
— Nous vous remercions chaleureusement, Monseigneur.
Tyesphaine baissa la tête pour le remercier.
Le marquis sourit avec gentillesse et se leva.
— J’ai des affaires urgentes à entretenir, veuillez m’excuser.
Vous pouvez prendre votre temps, buvez donc à loisir ce thé
raffiné. Vous êtes mes invitées, après tout.
Il écarta les mains et accompagna son geste d’un mouvement
de tête mesuré.
— Une dernière question, Monsieur ?
— Oui, chère amie elfe ?
— Êtes-vous magicien ?

171
Naeviah me donna un coup d’épaule discret. Je n’aurais pas
dû le demander !
Le marquis ne s’en offusqua cependant pas. Ses lèvres
s’arquèrent sans malice tandis qu’il répondit :
— Je n’ai pas cette chance, voyez-vous. Sur ces bonnes
paroles…
Après son départ, les domestiques vinrent nous proposer de
nous resservir, mais Naeviah refusa à notre place en disant que
nous allions prendre congé.
À peine de retour dans la rue :
— Aahhh !! Il ment comme il respire ! s’écria Naeviah.
Je m’empressai de lui couvrir la bouche de mes mains.
— Oui… j’ai aussi cette impression, dit Tyesphaine.
Mais la réponse la plus surprenante fut celle de Mysty :
— Et après ? Tout le monde ment au final. On en a quelque
chose à faire ? Du moment qu’il nous file les laissez-passer, on
peut bien tenter sa mission. De toute manière, on va se barrer
juste après donc on s’en fiche en vrai.
Très pragmatique et digne d’une fille de marchand.
— De toute manière, j’ai l’impression que nous n’avons pas
réellement le choix, dis-je.
— J’ai… aussi cette impression. Même s’il n’a rien dit à
propos d’un refus.

172
— T’as déjà vu un noble menacer ouvertement, Tyesphaine ?
demanda Naeviah. Rhaaa ! Ça m’énerve en tout cas !
— Acceptons, que j’vous dis. Au pire, si ça craint trop, on se
casse et tant pis.
Je ne pus m’empêcher de sourire en coin. C’était tellement
facile de voir le monde comme Mysty.
Je décidai à cet instant de m’inspirer d’elle.
— Ne tournons pas autour du pot. Acceptons la mission et on
avisera. Il se peut que les sujets où il mente ne soient pas de
notre ressort de toute manière. S’il s’agit d’enjeux politiques qui
ne nous affecterons pas, on peut bien fermer les yeux, non ?
— Mouais… je ne suis pas si convaincue.
— Tu proposes quoi d’autre ?
Naeviah rumina et grimaça, puis détourna le regard et me fit
signe de la main de poursuivre. Elle s’avouait vaincue.
Je me tournais vers Tyesphaine qui acquiesça.
— Il vaut mieux ne pas s’en faire un ennemi...
Je n’étais pas plus motivée qu’elles ne l’étaient mais je pensais
un peu comme Tyesphaine et Mysty.
— Dans ce cas, je vais aller prévenir ses valets de suite.
Profitons du fait qu’on soit encore nouvelles en villes, nous
aurons un avantage.
Mysty leva le pouce en l’accompagnant d’un mouvement de
tête qui me signifiait : « bien vu ! ».
173
C’est ainsi que je retournais à la grille d’entrée de l’hôtel pour
transmettre le fait que nous acceptions la demande du marquis.
Puis, avec un petit goût amer en bouche, sans faire de détours,
nous quittâmes le quartier noble.
Je ne pus m’empêcher chemin faisant de considérer cette
haute tour ronde qui s’élevait au-dessus des hôtels particuliers. Je
ressentais de la magie en émaner.
Aucun doute : c’était la guilde de magie de Segorim.
***
Comme je l’avais évoqué, il valait mieux profiter de notre
récente arrivée en ville pour agir.
Après avoir accepté, le valet Baptist m’avait remis une lettre
avec quelques détails relatifs à la mission. Je supposais que le
marquis avait déjà prévu à l’avance le fait que nous
n’accepterions pas immédiatement.
Ce document était à détruire après lecture, il n’était ni signé,
ni filigrané et n’était même pas sur du papier de qualité comme
le précédent. Quand bien même nous souhaiterions l’utiliser pour
le faire chanter —on ne savait jamais— il serait aisé pour le
marquis de nier l’avoir écrit.
C’est pourquoi, nous le détruisîmes afin d’éviter la classique
scène du document compromettant qui tombe de la poche ou
autre. Soit les héros de fiction sont stupides, soit ils ont un
problème de mémoire pour garder des preuves les incriminant.

174
Ces informations nous apprirent que la magicienne s’appelait
Syrle Orland. Elle vivait dans un manoir à quelques kilomètres
de la ville.
Elle n’avait pas placardé d’offres de travail, mais elle avait fait
passer le mot à l’auberge du Mulet Blanc, une des nombreuses du
quartier populaire. Il n’y avait pas de critère d’âge ou de
qualification, elle avait simplement besoin de deux femmes pour
remplir la fonction de domestiques dans sa maisonnée.
Pour postuler, il suffisait d’en parler à l’aubergiste qui
organiserait un rendez-vous avec elle.
Plusieurs problèmes se présentaient à nous : la distance du
manoir.
Nous n’en connaissions pas la localisation précise et, quand
bien même, nous aurions de toute manière été capables de nous
perdre sur le chemin. Une fois l’anneau en notre possession, il
faudrait trouver le moyen de revenir en ville. C’était déjà une
première difficulté.
La suivante qui en découlait était le fait que cette distance
indiquait que les soubrettes devaient loger sur place. Enfin, c’était
ma supposition, mais j’imaginais que deux pauvres femmes
n’allaient pas envie faire la route en pleine nuit tous les jours.
Puis, les personnes importantes ont besoin d’assistance à toute
heure de la journée, la nuit y compris.
Ce n’était pas deux postes de ménagères qui étaient proposés
mais bien de domestiques, donc quelqu’un de rattaché à temps
plein au domaine et capable de s’occuper d’un peu tout.

175
La dernière difficulté et, non des moindres, était ce chiffre de
deux.
— Qui va s’en occuper ? avait demandé Naeviah lorsque nous
en avions parlé dans nos chambres.
— Mysty pour sûr…, avait répondu Tyesphaine.
— Si c’est un truc magique, j’pense que les yeux de Fiali me
seraient utiles. Du coup, juste toutes les deux ?
Mais je n’étais pas convaincue qu’il était judicieux de nous
diviser. Deux personnes seules en territoire ennemi… Nous
étions un groupe de quatre. De quatre belles filles !
Une idée avait surgi dans mon esprit :
— Et si nous tentions d’être engagées toutes les quatre ?
Elles m’avait regardée avec de grands yeux alors que confiante
j’avais fait cette proposition.
Une fois mon plan proposé, nous nous étions immédiatement
rendues à l’auberge du Mulet Blanc où l’aubergiste nous avait dit
de revenir le lendemain après-midi.
— Avec un peu de chance, Syrle passera faire des courses en
matinée. Au pire, j’enverrai mon fils la prévenir, avait-il dit.
Conformément à mon plan, nous venions de demander une
chambre pour quatre dans la même auberge. Le but était de se
faire passer pour quatre sœurs nécessiteuses.

176
C’était une part importante de mon plan. Il fallait qu’on nous
pensât dans le besoin pour que Syrle acceptât de nous engager
toutes les quatre, au lieu de n’en garder que deux.
Puisque nous ne jouions pas le rôle d’aventurières et que
j’étais censée être leur sœur, je cachais mes oreilles et aucune
d’entre nous ne portait d’armure ou de tenue cléricale. Nous
avions acheté des vêtements civils très modestes.
Tyesphaine et Mysty portaient des vêtements d’hommes, elles
jouaient le rôle des grandes sœurs. Naeviah et moi portions de
simples robes paysannes (la mienne avait une coiffe pour cacher
mes oreilles). Pour rendre notre rôle plus authentique, nous
avions un peu rapiécé nos vêtements, les avions usés et salis.
Bien sûr, j’avais pris en compte le fait que des vêtements
neufs pimpants rendraient notre mensonge moins crédible.
— Monsieur l’aubergiste, je vous en prie. Même une chambre
pour deux nous suffirait. Je vous en prie…
Je joignis les mains pour appuyer ma comédie. Bien sûr, à
cette heure-ci, il n’avait plus beaucoup de chambres et sûrement
pas une pour quatre personnes.
Mes compétences de comédiennes s’étaient sûrement
améliorées dans ce monde-ci (ou alors était-ce à cause de mon
aura dakimakura), puisque l’aubergiste prit un air contrits, se
gratta le crâne et finit par approuver :
— J’ai une chambre double sous les combles. Je veux bien
vous rendre service et vous la louer à toutes les quatre, mais il
faudra vous débrouiller, OK ?
177
— Merci beaucoup !! lui dis-je en exagérant mon air de
petite sœur.
Bien sûr, c’était tacite, mais nous allions dîner à l’auberge
considérant le geste qu’il avait fait pour nous.
La chambre n’avait rien à voir avec celles de la veille : petite,
sale, avec plein d’infiltration d’air. Je ne pus m’empêcher de
soupirer en me disant qu’il aurait mieux valu dormir dehors à la
belle étoile à ce compte-là.
Mais c’était pour la bonne cause.
Alors que nous déposions nos quelques affaires, c’était à dire
nos sacs, avant de revenir dans la salle commune pour manger,
Naeviah me prit la main et commença à écrire dans ma paume
avec son doigt.
J’avais établi des règles strictes que Mysty avait approuvées :
interdiction de sortir de nos rôles avant d’être chez Syrle. Les
murs des auberges avaient de nombreuses oreilles, inutile de
prendre des risques.
Aussi, pour me communiquer quelque chose d’important,
Naeviah avait préféré un moyen que nul ne pourrait intercepter.
C’était un peu long et fastidieux, mais je pus lire : «  Tu es
une sale hypocrite. Comment tu fais pour mentir ainsi ? ».
C’était ça le message important ?!
Je jetai un regard noir à Naeviah qui leva les sourcils et se mit
à siffloter l’air de rien. Ce n’était pas de ma faute si le rôle de
petite sœur m’inspirait autant !

178
Mysty leva le pouce avec un petit air fier et Tyesphaine sourit
tout simplement.
En avais-je trop fait ?
Avant de quitter la chambre, je m’empressai de poser une
« Alarme magique » à l’emplacement où nous avions réuni nos
sacs de voyage. Je serais prévenue mentalement si un intrus
venait nous voler.
Au passage, considérant que nous serions examinées par une
mage, tous nos objets magiques avaient été déposés dans notre
sac magique que j’avais lui-même dissimulé dans un sac à dos de
plus grande taille. Pour diminuer les émanations, ce sac était
enroulé de tissus où étaient cachées des planches de bois. Ce
n’était pas parfait, si je me concentrais dessus je pouvais
ressentir malgré tout de très légères émanations, mais ce
subterfuge devrait tromper quelqu’un qui n’était pas au courant.
J’ignorais si les mages humains disposaient d’une perception
magique semblable à la mienne —probablement ce n’était même
pas le cas—, mais si j’étais incapable de ressentir la magie du
sac, en principe Syrle devait également l’être.
Détecter des mages simplement à la vue était en principe
impossible. Il fallait une examen approfondi ou des sorts
d’analyse que j’identifierai immédiatement si Syrle se mettait à
les employer.
Le plan n’avait pas encore commencé, mais j’étais confiante.
Même s’il était improvisé, à la hâte, avec Naeviah et Mysty nous
avions peaufiné tout un tas de détails.

179
À partir de ce jour, j’étais devenue Katelina. Naeviah
s’appellerait Sadalina. Mysty serait Linalina. Et Tyesphaine serait
Tinalina.
Nous étions les quatre sœurs orphelines du Professeur Nash,
de pauvres filles ayant subi la disgrâce suite au décès de leurs
parents qui parcouraient le royaume à la recherche d’un foyer.
Quatre sœurs qui s’aimaient plus que tout et qui ne voulaient pas
être séparées par des mariages.
J’avais été tellement fière en exposant mon stratagème, mais
Naeviah s’était moquée de moi :
— On dirait un roman ! Hahaha !
— Tu… devrais l’écrire… Haha !
— Même toi tu te moques de moi, Tyesphaine ?!
Je ne pouvais pas leur dire que c’était un assemblage de
plusieurs œuvres que j’avais lues dans mon ancienne vie.
***
Le repas que nous avions commandé était à base de viande et
de légumes, le tout mijoté dans du vin. Je parle de légumes, mais
c’était principalement de la pomme de terre et autres tubercules.
C’était très modeste, mais pas mauvais.
Étrangement, Mysty trouvait ça vraiment bon, elle venait
même de recommander un second service.
De mon côté, pour conclure le repas, je mangeais ce pain un
peu dur qu’on nous avait servi. Je me demandais si le ramollir
dans l’eau aurait été mal vu, aussi je m’abstins de le faire.
180
Pendant que mes mâchoires aplatissait cette denrée pour la
rendre plus simple à avaler, mes oreilles se perdirent
involontairement dans les discussions des tables voisines.
L’auberge n’était pas un taudis, c’était un établissement dans
la moyenne. Jusqu’à présent, avec les filles, nous avions plutôt
choisi le bas prix du haut de gamme. C’est-à-dire les bonnes
auberges modestes. Leur qualité et leurs prix étaient un peu au-
dessus des meilleurs de la tranche moyenne mais elles restaient
bien moins onéreuses que les vrais établissements haut de
gamme.
En gros, nous avions toujours logé dans des auberges de
marchands et de bourgeois.
La clientèle du Mulet Blanc, à l’image du bâtiment, était bien
plus populaire, moins instruite, avec un langage moins raffiné et
fleuri.
J’entendais depuis un moment les différents jugements qu’on
portait à nos physiques. Qui était impressionné par « la laiterie »
de Tyesphaine, qui parlait des « miches » de Mysty, qui
fantasmait sur « le petit cul » de Naeviah et qui encore rêvait de
m’étaler dans une grange.
La clientèle à cette heure était quand même principalement
masculine, je supposais que la salle irait en se remplissant au fur
et à mesure de la soirée ce qui ne ferait qu’augmenter le nombre
de grivoiseries. Actuellement, c’était des personnes venues
manger, mais bientôt celles venues pour jouer et boire qui
composerait la composerait.

181
De toute manière, nous n’avions pas l’intention de rester au
milieu des ivrognes qui tenteraient de nous peloter. Une fois le
repas fini, nous avions l’intention de nous enfermer à double tour
dans notre chambre.
Je plaignais les serveuses d’endurer ces hommes tous les soirs,
la majorité des discussions étaient quand même bien en-dessous
de la ceinture. Je me demandais également pour quelle raison
Syrle avait choisi cet endroit pour faire passer le message de son
recrutement, il n’était pas le plus accueillant pour des femmes.
Néanmoins, elle ne venait qu’en journée, peut-être l’endroit
lui avait paru plus respectable qu’il ne l’était réellement (je
n’imaginais même pas le niveau des auberges bas de gamme).
Au sein de toutes ces discussions sans intérêt pour sa savoir si
j’avais 12 ans ou bien 14, il y en avait une que seule mes oreilles
purent entendre puisqu’elle se tenait dans le coin le plus éloigné
de notre table.
Un petit groupe de deux hommes et une femme parlaient de
Syrle :
— Berz (l’aubergiste) a dit que les quatre vont postuler chez
Syrle. Les pauvres…
Pourquoi nous plaindre ? Parce que nous allions devenir des
bonniches ? Le travail était si dur ?
Je n’allais pas tarder à avoir la réponse à mes interrogations.
— Molly, tu as bossé chez elle, non ?
— Elle est si horrible que ça ?

182
Voilà qui m’intéressait sans aucun doute. Qui était donc cette
mage qui avait dérobé l’anneau familial du marquis ?
— Je n’ai pas bossé chez elle personnellement. Tu connais
Sabry, non ?
— Ouais, vaguement…
— Elle y a bossé. Syrle est une vraie perverse. Paraît qu’elle
lui faisait faire le ménage à poil et qu’elle la forçait à dormir avec
elle. Puis, elle aurait même failli la trousser. La pauv’Sabry a vite
fait de s’enfuir sans demander son reste.
Je m’empêchai de grimacer. Finalement, j’avais comme
l’impression que mon aura dakimakura était un réel aimant à
pervers. Je cherchais la raison pour laquelle les dieux m’avaient
donné une telle malédiction : était-ce pour compenser le fait que
je n’avais pas eu de relations amoureuses dans ma précédente
vie ?
Ah oui ! J’avais failli oublier ! C’était juste des tirages
aléatoires sur un jeu ! Un grand merci les dieux !!
Quoi qu’il en fût, je comprenais un peu mieux pourquoi elle
voulait uniquement des femmes pour ce poste. J’avais
initialement pensé que c’était pour des raisons pratiques étant
elle-même de sexe féminin, mais si les rumeurs concernant
Sabry étaient vraies, c’était plus une question de goûts
personnels.
J’avais un peu honte de m’avouer qu’à sa place j’aurais
également engagé que des femmes… mais pas pour leur faire des
choses indécentes, qu’on soit d’accord !!
183
— Fiali, un souci ? me demanda Tyesphaine.
Je supposais que l’étonnement et l’inquiétude devait se lire sur
mon visage.
— Non, c’est rien...
Je décidai à cet instant qu’il valait mieux taire cette
information qui pourrait nuire à notre mise en scène au cours de
l’entretien. Je leur dirais une fois sur place.
De toute manière, le savoir à l’avance ne changerait pas le fait
que Syrle était une perverse et qu’elle essayerait sûrement
quelque chose sur nous. Entre les bijoutières qui veulent acheter
mon corps, les druides qui nous invitent derrière les buissons,
cela commençait à devenir une habitude.
C’était si difficile d’être une belle femme...
Le repas fini, nous montâmes dans notre misérable chambre.
Il y faisait si froid, il y avait un courant d’air qui passait par la
fenêtre malgré les volets que nous avions pris soin de solidement
fermer et la porte avait au moins trois centimètres d’écart avec le
plancher.
— On va bien geler cette nuit, dit Naeviah en grimaçant.
— Tant qu’on est sous les couvertures, ça devrait aller encore,
dis-je. Mais nous n’allons pas nous coucher déjà, si ?
Il était même pas vingt heures, j’étais loin d’être fatiguée. Puis
il y avait beaucoup de bruit à l’étage du dessous.
— Vous voulez qu’on fasse un tour ? proposa Tyesphaine
gentiment.
184
— Et se perdre ? Puis, je te rappelle que c’est dangereux pour
les quatre sœurs que nous sommes : nous ne savons pas nous
battre.
Je fis un clin d’œil exagéré pour leur faire comprendre qu’il
valait mieux ne pas sortir de notre rôle.
Mysty la première comprit mon intention et me rendit le clin
d’œil.
— Finalement, il ne reste rien d’autre à faire que nous glisser
sous les couvertures, dit Naeviah en grimaçant. On tiendra toutes
les quatre là-dedans ?
Honnêtement, nous serions à l’étroit mais puisque Mysty allait
sûrement m’enlacer, cela ferait économiser de la place. Puis
Naeviah n’était pas bien épaisse. Tyesphaine, malgré sa taille non
plus, d’ailleurs.
Quatre hommes n’auraient jamais tenus là-dedans.
— Nous… pourrions essayer... déjà, proposa Tyesphaine.
— Pourquoi pas ?
Nous définîmes l’ordre dans le lit que nous déplaçâmes contre
le mur pour éviter les éventuelles chutes. J’avais lu autrefois qu’il
y avait une sorte d’instinct primitif dans la disposition du lit dans
une pièce. En principe, la tête était rarement du côté des
ouvertures.
Même si le Japon était paisible et que beaucoup aimaient
coller leurs lits contre le mur pour gagner de la place,
néanmoins, c’était quelque chose que je n’avais jamais pu faire.

185
Mon lit était toujours à une dizaine de centimètres des parois
et, pour cause, cela permettait de limiter les risques d’intrusion
d’insectes. Pendant des années, on m’avait qualifiée de maniaque
bizarre de penser ainsi. Surtout l’été, j’avais peur que les
immondissimes « G », les imaginer me tomber dessus pendant
mon sommeil suffisait à me terroriser. J’avais même acheté
secrètement du ruban adhésif spécial que j’avais coller aux pieds
du lit pour éviter qu’ils ne montassent dessus. Il allait sans dire
que j’étais angoissée à chaque fois que je devais dormir dans un
futon plutôt qu’un lit.
Puis un jour, j’avais fini par découvrir que nombre de peuples
de régions plus infestées d’insectes le faisaient également. C’était
là que j’avais fini par assumer ma peur de ces vilaines bêtes à
pattes.
Je déteste les insectes ! Réellement ! Et dire que mon mentor
m’avait parlé d’araignées géantes ! Pire encore : de mille-pattes
de la taille d’un petit bus !
Aaaaahhhh ! Rien que d’y penser, j’avais envie de vomir !
Avec ce froid, il y avait toutefois peu de risques de voir des
insectes, c’était au moins un mal pour un bien.
Mysty, la plus agitée, allait dormir contre le mur. Je serais à
côté d’elle… par la force des choses, puisque Tyesphaine et
Naeviah avaient peur qu’elle ne vînt se coller à elle (ce qu’elle
ferait inévitablement dans des circonstances pareilles). Ensuite,
viendrait Naeviah et Tyesphaine tout au bout.

186
Pourquoi Naeviah entre Tyesphaine et moi ? Simplement
pour une question de taille et de poids, il valait mieux mettre les
plus légères au centre pour éviter de surcharger le sommier.
L’ordre décidé, nous nous allongeâmes sur le lit toute
habillées…
— Ça ne va pas, dit Naeviah. Tyesphaine est à moitié dehors.
— C’est pas grave…
— Je préférerais que tu ne tombes pas malade, lui dis-je.
— Merci…
— Bah, Tyes pousse un peu plus vers l’intérieur.
Naeviah fut poussée contre moi et je fus poussée contre
Mysty.
— Moi ça me va, dis-je. Je te gêne pas trop Mysty ?
— Tu écrases les nichons mais bon c’est pas grave. Haha !
De toute manière, je savais qu’on en arriverait là.
— Ouais, mais moi ça me va pas…, dit Naeviah. Soit je dois
monter sur Tyesphaine, soit comme là, je suis à moitié sur la
perverse.
— Héhé ! Cette fois c’est toi la plus perverse des deux, on
dirait.
Naeviah me jeta un regard meurtrier. Il était vrai qu’elle avait
une de ses jambes entre les miennes et son épaule était appuyée
sur ma poitrine, mais, ainsi, au moins je ne mourrais pas de
froid.
187
— Tu… peux venir un peu de mon côté… si c’est
nécessaire…
C’était un peu inattendu de la part de Tyesphaine, mais j’avais
remarqué qu’elles se faisaient confiance avec Naeviah. Je
supposais qu’elle n’aurait pas dit la même chose à Mysty.
Naeviah hésita mais finalement repartit du côté de
Tyesphaine.
— Ouais mais… j’ai quand même peur que tu m’assommes
avec tes seins.
— Eh ?
— Haha ! C’est vrai que Tyes en a de super gros !
— Je… Désolée…
— Ne t’excuse pas, ce n’est pas ta faute, lui dis-je.
Elle semblait commencer à déprimer. Nombre de femmes
auraient aimé avoir son physique, je ne voulais pas qu’elle
commençât à complexer.
— Autre problème, repris-je, actuellement tu es habillée donc
tu ne le sens pas trop, Mysty, mais le mur est super froid. Si tu
dors avec une épaule appuyée dessus toute la nuit, ou avec le dos
collé dessus, tu vas chopper un truc…
— Au pire, Nae peut me guérir, non ?
— Tssss ! Fais attention à ton corps, bon sang ! Je ne suis pas
là pour que vous preniez des risques inutiles !

188
Cette phrase m’était également destinée en réalité. Je fis
semblant de ne pas l’avoir entendue.
Il me vint soudain une idée pour résoudre notre problème :
— C’est peu conventionnel, mais je sais ce qu’on pourrait
faire.
Les trois se turent pour écouter ma solution.
— Il suffit que deux dorment dans l’autre sens. En gros, la tête
de l’autre côté, ainsi on prendra moins de place. Je propose une
grande et une petite.
Elles réfléchirent à mon idée qui, comme je le pensais leur
parut étrange.
— Ça veut dire avoir les pieds de l’une d’entre nous dans la
figure ? demanda Naeviah.
— Oui. Mais c’est la seule solution géométrique.
— Au pire, je veux bien ceux de Fiali dans la mienne. Ils
sentent bon.
Naeviah donna une petite tape à Mysty qui se mit à rire.
— Tirons ça au sort, proposai-je.
C’est ce que nous fîmes. Naeviah et moi serions d’un côté et
Mysty et Tyesphaine de l’autre. Pour les coussins
supplémentaires, nous utiliserions ceux que nous emportions
dans notre sac magique. Je doutais que ce détail mettrait à mal
notre déguisement.
Une fois en place…
189
— Les pieds de Naeviah ont une odeur normale. Haha !
— Eh oh ! C’est malpoli !! Je les nettoie tous les jours !
— J’ai pas dit qu’ils puent, mais t’as sniffé ceux de Fiali ?
C’est vraiment autre chose ces elfes. Haha !
— Chut ! Mysty !
Naeviah lui donna un petit coup de pied justement pour la
faire taire.
— Oups, désolée !
— Je… ne sais pas si je peux…
Tyesphaine semblait plus embarrassé que d’habitude.
— Désolée, la vue de mes pieds doit être disgracieuse...
En vrai, mes pieds étaient au niveau de sa poitrine, mais les
savoir si proches pouvait être dérangeant, je le concevais.
— Non, c’est…
— Moi j’ai pas confiance dans l’autre perverse de Mysty, dit
Naeviah. On échange de place, elle va se mettre à faire des trucs
à mes pieds, j’en suis sûre.
— OK, OK…
Tyesphaine ne protesta pas, aussi nous échangeâmes nos
places. Avec notre disposition actuelle, personne n’était à moitié
dehors et personne n’avait besoin de se coller au mur. En terme
de place c’était efficace, j’étais contente de mon idée.

190
Puisque nous n’avions rien à faire et puisque les bougies
fournies par l’auberge étaient presque épuisées, nous finîmes par
nous changer et entrer pour de bon dans le lit, même s’il était
encore très tôt.
— Tu gardes ton pyjama cette nuit, tu m’entends Mysty !
— Je le fais pas exprès de l’enlever. Puis, qu’est-ce que t’en as
à faire toi ? T’es même pas à côté de moi.
— Là n’est pas la question !
— J’vais essayer… Pffff…
J’étais sûre qu’elle finirait par l’enlever. Comme j’étais sûre
que ses pieds finiraient à un moment donné dans mon visage.
Qu’il en fut ainsi, pensais-je en commençant à me détendre.
Oubliant notre comédie, nous parlâmes un peu avant de nous
endormir, malgré le bruit provenant de la salle principale de
l’auberge où les alcooliques hurlaient.
La nuit fut particulièrement froide, un vent du nord se mit à
souffler. Je fus réveillée plusieurs fois par le courant d’air et,
finalement, fatiguée et à moitié consciente, j’engouffrais ma tête
entière sous la couette. La chaleur corporelle qui émanait de
chaque côté eut tôt fait de me réchauffer.
Tout devint confus pendant la nuit, mais je sentais du
mouvement dans le lit, les filles avaient le même problème de
sommeil que moi.
C’est au matin que je pus constater l’étendue des dégâts : mon
corps était prisonnier des longues jambes de Tyesphaine et de

191
Mysty ; ma tête reposait sur l’épaule de Naeviah, qui en bout de
lit avait fini par avoir tellement froid qu’elle avait fait comme moi
et s’était blottie sous la couette. Mon bras était retenu elle,
d’ailleurs, elle avait mit ma main dans son pyjama.
Mysty enlaçait une de mes jambes, l’autre avait glissé à
l’intérieur du pyjama de Tyesphaine à la recherche de chaleur (et
l’avait trouvée entre ses seins, manifestement). Le pied de cette
dernière était appuyé sur mon visage.
Cette fois, Mysty n’avait pas réussi à retirer ses vêtements,
mais elle avait sûrement essayé et était à moitié découverte.
Cependant, considérant la scène de guerre qui avait eu lieu dans
ce lit, aucune de nous n’était entièrement couverte par son
pyjama : qui avait une moitié de culotte qui débordait, qui un
sein…
À mesure que les yeux s’ouvrirent, nous nous rendîmes
compte être plus ou moins bloquées : si nous forcions, nous
risquions de déchirer nos vêtements.
— Euh… bonjour les filles…
— ‘jour, mes sœurs !
C’est vrai, nous étions censées être des sœurs, dans l’état de
crise je l’avais oublié.
— Pas de panique, repris-je aussitôt. Nous sommes coincées,
c’est un peu gênant, mais si nous communiquons, nous pouvons
sûrement…

192
Quelque chose interrompit ma phrase, un membre appuya
mon entrejambe par mégarde. Sûrement Tyesphaine qui
commençait à paniquer.
— Hiii ! J’ai dit d’atten…
Mais on ne m’écouta pas. Peut-être par inconfort ou par gêne,
ce monstre absurde que nous formions désormais s’agita et tout
devient plus confus encore.
Nous ressortîmes du lit à moitié nues, les cheveux ébouriffés
et couvertes de honte. Par miracle, nos vêtements étaient
intactes, mais il faudrait sûrement revoir quelques coutures.
Je gonflais les joues agacée qu’on ne m’ait pas écoutée.
Tyesphaine avait les larmes aux yeux et Naeviah était rouge
jusqu’aux oreilles.
Seule Mysty se mit à rire :
— C’était vachement drôle comme jeu ! Faudra qu’on se
refasse ça ! On dirait une sorte de salade de sœurs ! Haha !
Je trouvais la comparaison amusante. J’esquissai un petit
sourire avant de remarquer le regard sombre de Naeviah qui me
reprochait encore quelque chose.
— On est d’accord… ce qui s’est passé dans ce lit cette nuit
doit rester un secret à jamais scellé. Je ne veux plus jamais en
entendre parler, c’est entendu ?
Tyesphaine approuva par de grands hochement de tête, elle se
retenait de pleurer. Je l’entendis marmonner bien bas :
— C’est… fichu pour le mariage… ma pureté… Sniff!
193
Hein ? Qu’est-ce qui lui était précisément arrivé ? J’étais
perplexe.
Mysty continuait de rire, la pudeur et la honte lui étaient
inconnues.
De mon côté, je supposais qu’elles exagéraient toutes, mais
j’eus malgré tout quelques doutes en découvrant de la bave sur
mon pyjama et sur mes pieds. Mais, était-ce vraiment de la
salive ?
***
L’entretien eut lieu en après-midi dans la salle commune de
l’auberge. À cette heure, elle était vide.
Nous avions de la chance, Syrle était effectivement passée en
matinée pour faire ses courses et dès qu’elle avait été aperçue, on
lui avait signalé quatre filles qui voulaient postuler.
Syrle était une femme qui devait avoir plus de la trentaine.
Elle mesurait plus ou moins un mètre soixante cinq, selon mon
estimation. Ses cheveux détachés étaient d’un roux foncé qu’on
pouvait désigner d’auburn. Ses yeux, à l’opposé, étaient bleu
clair. Elle portait une robe de magicienne de même couleur.
J’entends par là une authentique robe de magicienne, comme
dans les fictions. La sienne était décorée de symboles mystiques.
Elle portait même un chapeau.
Pourquoi personne ne m’avait dit qu’il y avait des magiciennes
de ce genre dans ce monde-ci ?
Elle avait de nombreux bijoux dont des bagues (au moins une
d’elles magique), mais pas celle que nous cherchions (sur la lettre
194
que j’avais détruite, il y avait un croquis de la bague dont la
caractéristique principale était un saphir taillé en forme d’étoile).
En décryptant furtivement les symboles magiques, je pus
déduire que sa spécialité était la magie de terre.
Certains m’étaient inconnus, elle en avait aussi bien sur sa
robe que sur son collier et devaient sûrement être liés à la guilde
de magie de Segorim. Contrairement à ce qu’on aurait pu penser,
il y existait une base symbolique universelle. Qu’on fût elfe,
humain ou géant, ces formes arcaniques restaient sensiblement
les mêmes.
— Je me nomme Syrle Orland, la mage de Saphir. On m’a
informée que les sœurs Nash souhaiteraient travailler pour moi ?
Néanmoins, je n’ai besoin que de deux domestiques.
— Bien le bonjour, je suis la Tinalina, la plus âgée des sœurs.
Voici…
Tyesphaine nous présenta en essayant d’hésiter le moins
possible. Je sentais malgré tout une certaine nervosité chez elle,
mais probablement parce que je la connaissais bien.
Syrle l’écouta sans l’interrompre.
— Nous sommes très liées entre nous et, suite à divers
événements dramatiques, nous sommes dans le besoin. Je sais
que cette demande vous surprendra sûrement… Même si nous
sommes payées seulement pour deux, nous aimerions rester
ensemble.
Tyesphaine avait dû produire un sacré effort, elle qui était si
timide.
195
Toutefois, nous n’avions pas réellement le choix : elle avait
bien plus l’air d’être la grande sœur que nous autres et c’était le
rôle de la plus âgée de faire une telle demande.
— Vous voulez que je ne vous paie que pour deux ?
— Nous préférerions pour quatre, à vrai dire, dit Naeviah
cette fois. Néanmoins, nous sommes conscientes que cette
demande serait insensée. S’il n’y a du travail que pour deux, il
n’y aucune raison pour vous de nous engager toutes les quatre.
— En effet, dit Syrle en croisant les mains. D’autant que ma
domesticité loge à domicile, vous savez ?
Elle semblait sévère comme femme, ses yeux paraissaient
nous sonder en détail. Elle ne dégageait pas d’autre magie que
celle de ses objets, j’étais à peu près certaine qu’elle ne nous
analysait pas magiquement en tout cas.
— Nous en sommes conscientes.
— Nous… nous ferons des efforts, dit Tyesphaine. Même si
vous ne mettez à disposition qu’une chambre, nous nous
arrangerons. Nous… ne voulons pas être séparées !
Sa voix devint plus forte. Je la trouvais d’un seul coup très
investie dans son rôle, cela me donna un peu de motivation.
— Madame, vous n’avez rien à perdre et tout à gagner, dis-je
de ma voix la plus délicate possible. Le travail serait le même, la
paie aussi et chacune mangera moitié moins. À la place, vous…
vous aurez quatre jolies filles à votre service, n’est-ce pas
merveilleux ?

196
Je le reconnais, c’était un coup bas. Je connaissais son
inclinaison pour la gente féminine (d’un seul coup, les paroles du
marquis me revinrent à l’esprit, c’était ce qu’il avait sous-
entendu) et j’avais confiance dans notre beauté. Toutes
aventurières que nous étions, nous étions belles !
Si elle était aussi perverse qu’on le prétendait, cet argument
devait avoir un certain poids.
Elle me sourit, puis m’ignora et reporta son regard sur
Tyesphaine.
— Est-ce que vous savez lire et écrire ?
C’était une question à laquelle nous étions préparées, nous
avions pensé à nos rôles.
— Oui. Notre père était professeur et médecin. Il nous a
appris.
— Fort bien. Donc l’une d’entre vous pourrait au moins tenir
un rôle d’assistance.
— Sans aucun doute ! répondit Naeviah immédiatement.
— Avez-vous des connaissances en magie ? Vous n’êtes pas
sans savoir que je suis une magicienne, n’est-ce pas ?
Encore une question que j’avais savamment anticipée. À sa
place, je m’en serais également enquis.
— Je… il paraîtrait que j’ai le don de magie, dis-je. Notre
père est mort avant qu’un magicien ne pût le confirmer, je n’ai
jamais appris le moindre sortilège.

197
Dans l’éventualité où elle nous sonderait magiquement à un
moment donné, il valait mieux ne pas complètement mentir. Elle
ne pourrait sûrement pas dévoiler tout mon énorme potentiel de
destruction (hihi !) mais il n’était pas impossible que ma trace
magique résonnât d’une manière ou d’une autre. J’ignorais quelle
méthode les humains avaient pour révéler le don. Me faire passer
pour une magicienne potentielle m’avait paru sage.
Puis...
— Comprenez que c’est également la raison pour laquelle
nous ne pouvons pas être séparées, dit Naeviah à basse voix.
Katelina pourrait être prise pour cible. Nous avons ouï dire que
les magiciennes étaient parfois les cibles d’enlèvements.
Personne n’était un monstre au point de séparer des sœurs
comme nous, non ? La petite sœur avec un potentiel magique qui
finirait sur un marché aux esclaves ou autres n’était-ce pas source
à s’apitoyer ?
— J’en ai assez entendu, dit Syrle. Vous m’intéressez. Si vous
arrivez à me prouver au cours de la semaine quant à votre utilité,
j’accepterai même de vous payer toutes les quatre. Dans le pire
des cas, il y a assez de travail en ville.
C’était une réponse froide et autoritaire, mais au moins elle
allait dans notre sens.
Syrle finit de boire sa tasse de thé, puis se leva.
— J’ai des affaires à régler à la guilde de magie, je serais de
retour dans une heure environ. Soyez prêtes à partir aussitôt de
retour. Votre nouveau logement est mon manoir à présent.
198
— Merci infiniment, dit Tyesphaine en s’inclinant.
Nous l’imitâmes en la remerciant.
Elle sourit en coin une nouvelle fois avant de poser son
chapeau sur sa tête et de quitter l’auberge.
À peine partie, pour tromper les spectateurs, nous nous
enlaçâmes pour faire semblant d’être contente de notre
embauche.
— On pourra rester ensemble ! C’est… je suis si contente,
Tinalina !
Je vis que ma réplique tira une petite larme à l’aubergiste et sa
femme. Je devais sérieusement penser à une carrière d’actrice.
Héhé !
Même si je souriais innocemment, intérieurement, j’étais
inquiète : l’étape une s’était bien passée, mais c’était clairement
une mission qui n’était pas faite pour notre petit groupe.
Puis, j’avais de sérieux doutes.
Syrle semblait être une bonne personne, bien qu’elle
m’intimidait par son air très strict. J’avais toujours eu du mal
avec les personnes du genre.
Sans oublier, que potentiellement nous venions de nous jeter
dans la gueule du loup… une charmante louve dévoreuse de
jeunes filles...

199
Chapitre 4

Le jour de notre embauche nous étions montées dans une


diligence en compagnie de notre employeuse et avions quitté la
ville jusqu’à son manoir qui se trouvait à moins d’une demi-
heure.
Syrle n’avait pas de voiture spécifique. Elle faisait le voyage à
pied en général et rentrait en louant les service d’une diligence.
J’avais bien essayé de prendre des repères, mais en vain : le
paysage agricole m’était totalement abscons. Naeviah et Mysty
n’avaient même pas essayé et Tyesphaine avait entretenu la
conversation avec Syrle en sa qualité de grande sœur.
En quittant la ville, j’avais pu avoir la confirmation qu’avoir
un statut officiel accélérait grandement les allées et venues. Le
palefrenier était allé informer la garde que la « magicienne de
Saphir » souhaitait passer et nous avions quitté la ville en un
instant.
J’étais devenue d’autant plus curieuse quant aux guildes de
magie et à leurs avantages.
Puisqu’il faisait déjà sombre en rentrant, Syrle nous avait
mises en cuisine et nous avait demandées d’allumer le feu. Le
manoir était équipé d’un système de cheminée centrale qui
redistribuait la chaleur dans les différentes pièces, en plus d’avoir
divers poêles.

200
Mysty avait encore fait des merveilles aux fourneaux. Au
sous-sol, Naeviah et moi avions allumé le feu… à la magie.
J’ignorais comment allumer un feu normalement. Enfin si, j’avais
appris, mon mentor m’avait montré les différentes techniques :
faire tourner le bois sur du bois, utiliser du silex et des feuilles
sèches ou encore un briquet à amadou, etc.
Mais, soyons honnêtes, rien ne valait un petit départ de feu à
la magie.
Même Naeviah, pourtant la première à me gourmander
m’avait encouragée à ce faire.
Ce premier soir, nous n’avions pas eu le temps de visiter
réellement, mais il y avait malgré tout quelques informations que
j’avais pu récolter.
Le manoir était un seul grand bâtiment à deux étages. Il ne
dégageait vraiment pas le même luxe que l’hôtel particulier du
marquis, mais était malgré tout très coquet. En réalité,
probablement que si j’avais eu une maison dans ce monde,
j’aurais préféré quelque chose de ce genre.
Il était entourée d’un mur d’enceinte épais de plus de deux
mètres pour une hauteur de cinq mètres. Cela n’en faisait pas un
bastion puisqu’il n’y avait pas de tours de garde ou de chemin de
ronde pour le tenir, mais le rendait difficile d’accès et
d’espionnage. Peut-être était-il plutôt destiné à se protéger des
bandits qui rôdaient autour des cités.
Le jardin qui entourait l’édifice principal était immense. Tout
était bien taillé, à la française, avec des formes symétriques. À
notre arrivée, j’avais un peu sourcillé en voyant l’étendue, Syrle
201
avait sûrement remarqué ma réaction puisqu’elle s’était empressé
de nous dire :
— J’engage des jardiniers professionnels. Les domestiques ne
font qu’un travail d’entretien sommaire.
En effet, j’avais été bien rassurée.
L’intérieur, pour sa part, était décoré d’abondantes statues.
J’avais de suite supposé qu’elles étaient sûrement l’œuvre de
Syrle elle-même. Grâce à la magie de terre, il devait être facile
d’en sculpter.
Je m’interrogeais également quant à savoir si ces décorations
étaient susceptibles de s’animer pour défendre leur maîtresse en
cas d’attaque ou non. Je n’y avais ressenti aucune magie,
toutefois.
Contrairement à la porte d’entrée qui avait un enchantement
de renfort particulièrement évident et puissant.
Avec Naeviah, nous avions visité sommairement la cave qui
était une sorte de frigo médiéval : il n’y avait que des vivres et du
vin au frais, ainsi que la chaudière qui diffusait sa chaleur aux
étages supérieurs.
Mysty nous avait informées que la cuisine était très
impressionnante. Et Tyesphaine qui avait tenu compagnie à Syrle
—sur ordre de sa part— dans le salon avait indiqué que ce
dernier n’avait rien de très particulier.
Pour leur part, nos appartements étaient dans une aile du
manoir à part. À la base, cette aile avait sûrement été pensée

202
pour accueillir bien plus de domestiques considérant le nombre
de chambres vides, mais nous n’étions présentement que quatre.
Syrle ne nous avait laissé aucune recommandation, elle nous
avait dit de nous installer à notre guise. Aussi, pour changer de la
veille, nous avions décidé d’occuper deux chambres où se
trouvaient deux lits séparés. L’entretien des chambres laissait à
désirer et, à cette heure de la nuit, nous n’avions pas envie de
faire le ménage.
J’étais avec Naeviah, puisque, d’une manière ou d’une autre,
« c’était son tour » (je supposais que la nuit à quatre à ses côtés
ne comptait pas). Lorsque je proposais de lancer mon sortilège
de « Serviteur » pour tout nettoyer, elle me dit :
— C’est vraiment un peu de poussière qui te dérange ? Et si
Syrle le détecte ?
— Tu penses qu’elle va venir nous espionner pendant la nuit ?
— Si j’étais elle… j’aurais pas engagée une elfe perverse pour
commencer. Mais non, je ne mettrais pas les pieds chez les
domestiques, c’est sûr.
Je pensais intérieurement que si Syrle nous espionnait par
magie, Naeviah venait de vendre la mèche sur mon identité
secrète. Par contre, si elle entendait que j’étais une perverse (ce
que je n’étais pas !) elle serait sans aucune doute enchantée.
Je laissais tomber mon idée de ménage magiquement et, un
peu vexée, je m’enfouis sous mes couvertures. Contrairement à
l’aile principale et celle où se trouvait la chambre de Syrle, il
faisait froid dans notre chambre, cette zone n’était pas couverte
203
par le système de chauffage. Il y avait un poêle, mais considérant
l’heure il était plus efficace de se glisser sous ces couvertures
bien épaisses.
Je m’endormis avant même de m’en rendre compte.

Au matin, Syrle nous réunit dans le salon du rez-de-chaussée


pour nous distribuer nos tâches de la journée. Le manoir avait
tellement de pièces que je supposais que tout faire en une
journée même à quatre était ardu, voire impossible. Syrle
répartirait le travail sur plusieurs jours, très certainement.
— Ce matin, je ne dirais rien car c’est votre première
journée, mais il serait bon que vous réveilliez plus tôt. Il est
presque neuve heures, je vais faire l’impasse sur le petit-
déjeuner.
— Nos excuses ! s’écria Tyesphaine en panique.
Nous nous inclinions pour nous excuser à notre tour. Syrle fit
juste un mouvement de main pour nous intimer que c’était bon.
— Je suppose que pour des filles bien éduquée comme vous
l’êtes se lever tard était normal. Néanmoins, il faut que le feu et
le petit-déjeuner soient prêts à mon réveil.
Elle portait une couverture sur ses jambes et était encore
habillée de sa robe de nuit.
Évidemment, le feu que nous avions allumé la veille n’était
pas éternel. Il y avait une sorte de chargeur dans la chaudière qui
faisait tomber des bûches à rythme régulier, ce qui lui avait

204
permis de tenir une partie de la nuit mais l’édifice était imposant
et rempli de courants d’air, il se refroidissait rapidement.
— Puisqu’il ne fait pas encore très froid, le feu principal
devra être allumé du soir à dix heures du matin. Ensuite, si
besoin en est, il vous faudra allumer les poêles des chambres que
je vais occuper.
— Oui !
— Et encore une chose. Il vous faudra porter vos uniformes
de travail.
— Uniformes de travail ? m’étonnai-je.
— Nous sommes rentrées tard, j’ai oublié hier mais il y a de
nombreux uniformes à diverses tailles dans la garde-robe du
premier étage de votre aile. Allez de suite enfiler quelque chose
qui conviendra mieux à des domestiques et revenez aussitôt.
— Oui !
Je me rendis compte en nous hâtant de revenir dans l’aile de
la domesticité que nous étions sûrement les plus piètres servantes
possibles. Nous étions des aventurières, nous n’avions pas eu à
considérer tous ces détails.
Je jetai un regard à ma droite, Tyesphaine semblait avoir
conscience de la même chose que moi. Naeviah, à ma gauche,
grimaçait. Soit elle n’aimait pas le rôle de soubrette (ce qui était
légitime, c’était un travail peu méritant malgré tout), soit elle
était énervée par nos erreurs. Je m’abstins de l’interroger sur le
sujet.

205
En tout cas, nous avions eu raison de nous présenter comme
les filles d’un riche professeur, cela rendait notre nullité plus
excusable.
Arrivées dans l’aile des domestiques, je posai la question :
— Vous savez où est cette garde-robe ? J’ai rien vu hier…
— Moi non plus, répondit Mysty.
Les deux autres secouèrent leurs têtes. Nous n’avions que
sommairement visité et le manoir était grand.
— Séparons-nous pour le trouver, proposa Naeviah.
Nous retînmes cette méthode et rapidement Mysty nous cria :
— Trouvé !!
C’était une porte au fond du couloir du premier étage. La salle
entière était pleine de vêtements alignés sur des cintres. Je restais
bouche bée, je n’avais jamais rien vu de tel.
— Tu fous quoi à bloquer le passage. Laisse-nous passer !
Naeviah me poussa.
— Pouahhhh ! Y a une quantité de fringues ici ! On se sent
vraiment chez une noble !
— Et encore, ce n’est que la garde-robe des domestiques…,
dit Tyesphaine en baissant le regard avec honte.
Forcément, pour des personnes habituées à ce milieu, ce
n’était pas un spectacle si impressionnant non plus.

206
— Bon, dépêchez-vous ! Vous voulez qu’on se fasse
houspiller une fois de plus ? Déjà qu’on… Tsss !
Naeviah fit claquer sa langue et se frotta la tête sous l’effet de
la colère. J’avais la réponse à ma précédente question : elle était
énervée par nos erreurs.
Cela dit, puisqu’elle avait raison, nous nous empressâmes
d’essayer les vêtements. Comme je m’y attendais, il s’agissait de
costumes de soubrette… ou plutôt de maid. Je distingue bien les
deux pour la simple raison que ces derniers sont moins
« historiquement justes » et plus fantaisistes. Parler d’historique
dans un autre monde était un curieux concept, certes, mais les
jupes étaient plus courtes, les décorations plus mignonnes et les
couleurs diverses, je ne pouvais m’empêcher de les associer aux
tenues des maids d’Akihabara.
— Euh… vous trouvez votre taille ? demandai-je.
— Moi ça va, répondit Naeviah.
Elle mesurait un peu plus d’un mètre soixante et avait une
corpulence normale, elle avait trouvé chaussure à son pied. Un
uniforme tout ce qu’il y avait de plus classique… enfin, pour une
maid : noir avec tablier blanc. La jupe s’arrêtait à mi-cuisses.
— Moi, j’ai trouvé un truc, mais je trouve que c’est un peu
long… puis les jupes, ça me gonfle.
Mysty revint habillée d’une tenue rouge qui était bien trop
grande pour elle.
— Mouais… au moins tes seins tiennent bien dedans,
grommela Naeviah frustrée.
207
— Haha ! Ouais, elles sont un peu serrée à la poitrine les
autres tenues à ma taille. Sinon, j’ai trouvé des fringues avec un
pantalon, j’peux pas prendre ça ?
— C’est vrai qu’à part la poitrine, le reste à l’air trop grand…
La jupe lui descendait sous les genoux et les manches lui
couvraient les mains. J’avais l’impression qu’il y avait vraiment
un souci dans cette garde-robe comme si tout était taillé de
manière étrange. Certes, Mysty était un peu petite, mais j’avais
croisé des filles de sa taille avec encore plus de seins qu’elle n’en
avait. Je ne la pensais pas anormale. Pourtant, la seule robe
qu’elle avait trouvé à sa taille de poitrine était bien trop longue ?
— En cuisine, ça risque d’être gênant. Je suppose que l’ordre
était de prendre n’importe quelle tenue de cette garde-robe. Si
elle te va, pantalon ou pas, prends-la, lui dis-je.
— T’es bien autoritaire pour une petite sœur, me reprocha
Naeviah. D’ailleurs, tu t’habilles quand, perverse ?
Ce mot résonna dans ma tête alors que je me mis à transpirer.
Voilà ce qui clochait ! Cette garde-robe avait été pensée par
une (vraie) perverse !! C’était la résolution à toute cette énigme !
Si les jupes étaient aussi courtes. Si les décolletés étaient aussi
bas. Si les tailles étaient aussi mal conçues, c’était uniquement
pour satisfaire les goûts de la maîtresse de maison.
J’aurais dû en principe donner cette information aux filles la
veille, mais nous n’avions pas eu le temps et Naeviah m’avait
contrariée.

208
Alors que je m’apprêtais à le faire, cette dernière me donna
une petite tape sur le front.
— Allô ! Tu reviens à toi ?
— En fait, j’ai un…
— Dépêche-toi au lieu de papoter. Je t’ai déjà dit qu’il faut
qu’on retourne chez elle au plus vite !
— Mais…
Naeviah me força à m’habiller, je n’eus pas le temps de lui
dire ce que je voulais.
Je décidai de le faire plus tard dans la matinée.
Trouver un uniforme à ma taille était plutôt difficile. Je
mesurais environ un mètre cinquante (les appareils de mesure de
mon mentor n’étaient pas des plus précis, il n’y avait pas de
nécessité à réellement le déterminer en réalité). Il y avait peu de
choix pour moi, comme si on ne considérait pas ma taille comme
normale non plus.
Une fois de plus, j’avais rencontré des filles pas plus grande
que moi et elles étaient des adultes ! Je me sentis un peu insultée,
à vrai dire.
L’ironie du sort était que la robe qui me convenait le mieux
avait un décolleté si large que j’aurais pu faire entrer les seins de
Mysty dedans. Quel genre de fantasme nourrissait cette
magicienne au juste ?!
— Je ne vais pas porter ça…

209
— Tu vois une autre solution, perverse ?
— Avec ça j’ai vraiment l’air d’une perverse, justement !
— Bah, ça changera pas par rapport à d’habitude.
Au-delà de l’aspect esthétique, il fallait que le costume soit
quand même ajusté. Nous allions travailler avec ces tenues. Si les
manches trop longues pouvaient gêner Mysty en cuisine, une
robe dont le ventre m’arrivait aux hanches n’était pas pratique
pour bouger.
Du coup, Naeviah insista pour me faire essayer la pire de
toute : une sorte de bikini uniforme de maid. Alors il était vrai
que c’était ajusté aussi bien à ma poitrine qu’à mes hanches, mais
j’avais le ventre à nue. La tenue ne prévoyait pas de manches
pour les bras et s’arrêtait à mi-cuisses aussi, mais je pouvais
compenser par des gants et des collants ou chaussettes hautes.
— Je vais mourir de froid avec ça !
Je pris un air pitoyable pour faire de la peine à Naeviah qui
soupira.
À cet instant, nous entendîmes dans le couloir sonner une
cloche. Je ne savais pas ce que cela signifiait, cela m’évoquait une
alarme d’incendie mais Naeviah réagit de suite.
— Tsss ! Je vous avais dit que vous preniez trop de temps,
bon sang ! Elle nous appelle !
— Je… Avec ça ?
J’avais envie de pleurer, mais Naeviah me donna une tape
amicale sur le ventre.
210
— Tu as un joli nombril, rassure-toi. Couvre plutôt tes
oreilles, faudrait pas qu’on les découvre.
Elle me mit une coiffe sur la tête et m’aida à enfiler mes
oreilles dedans. Heureusement que j’avais beaucoup de cheveux,
on ne les voyait plus du tout.
J’enfilais à la hâte des chaussettes montantes blanches et mit
les premières chaussures que je trouvais. Pour les chaussures il y
avait moins de problèmes, elles étaient plus ou moins toutes
identiques à des tailles différentes. Elles étaient un peu trop
grandes pour moi, mais pas suffisamment pour que ce soit
gênant.
Mysty revint et enfila aussi les premières chaussures à sa
taille. Avec Naeviah nous restâmes immobiles à la regarder.
— C’est pas une robe ça…
— Non, c’est une tenue d’homme. Je pensais qu’elle n’aimait
que les filles.
Mysty était en tenue de majordome bordeaux. Elle fit un tour
sur elle-même pour nous la montrer sous tous les angles.
Nos yeux se concentrèrent sur la région de son torse.
— Elle semble prévue pour femme malgré tout, dis-je.
— Elle arrive à faire entrer ces machins dedans… et ses
fesses aussi.
— Aucun doute, c’est bien une tenue pour femme… enfin,
femme masculine.

211
— Quoi ? Vous aimez pas ?
En vrai, elle lui allait plutôt bien. C’était juste que j’avais peur
que Syrle nous jetât dehors en la voyant ainsi.
— De toute manière, il n’y a plus le choix, dis-je.
Pourquoi serais-je la seule à subir, hein ?
Mais celle qui était autant à plaindre que moi ne tarda pas à
arriver : Tyesphaine portait une tenue de maid avec un corset en
cuir et une jupe en soie. Le souci était qu’on avait l’impression
que ses seins menaçaient de déborder par le haut et sa jupe
laissait entrevoir sa culotte.
— Je… je n’ai rien trouvé…
— Whoooo ! C’est sexy, Tyes !!!
Je m’empressai de couvrir la bouche de Mysty, mais c’était
trop tard. Tyesphaine était rouge jusqu’aux oreilles. D’un coup,
je n’avais plus envie de me plaindre.
— Sérieux ! C’est quoi ça ? Tu n’avais vraiment rien…
La cloche sonna à nouveau.
— Laisse tomber. Tu viens comme ça.
— Il… n’y avait même pas de collants… à ma taille…
Tyesphaine se plaignit d’une voix si faible qu’elle était à peine
audible.
Pour la rassurer, chemin faisant, je lui dis :

212
— Moi aussi j’ai une tenue indécente. Mais bon, nous
sommes entre filles, ça ira.
— Entre filles… ?
Tyesphaine se couvrit le visage tandis qu’elle parut encore
plus gênée qu’avant.
Avais-je réellement prononcé les bonnes paroles ?
***
— Vous en avez pris du temps…
Nous étions toutes alignées devant Syrle toujours dans la
même tenue et avec sa couvertures sur les jambes. Elle buvait
une infusion fumante qu’elle s’était préparée elle-même,
manifestement.
En y pensant, avant notre arrivée, qui s’occupait d’elle au
juste ?
Je m’étais attendue à trouver un ou deux domestiques prêts à
nous quitter et nous passant le relais, mais, entre ces murs, il n’y
avait personne à part nous.
— Désolée, nous avions quelques problèmes de mesures, dit
Naeviah.
Tyesphaine était encore couverte d’embarras, elle n’arrivait
pas à parler et baissait le regard. Syrle ne parut pas y prêter
attention.

213
— Je dirais que vos tenues vous vont plutôt bien. Trêves de
bavardages : Linalina, le repas d’hier était rapide et très bon, je
te charge du déjeuner !
— Ouais ! Enfin, oui ! À vos ordres !
Mysty mit les mains derrière le dos et frappa le sol du pied.
J’avais comme l’impression que c’était plus un salut de soldat que
d’une domestique, mais je ne pouvais pas la reprendre pour le
moment.
— Deux d’entre vous vont commencer à nettoyer du salon où
nous sommes. Et une d’entre vous va se charger de m’habiller.
Je regardais Naeviah et Tyesphaine et réalisai ne pas les avoir
informer des tendances particulières de notre employeuse.
Envoyer Tyesphaine dans une mission aussi périlleuse serait
comme envoyer un mouton à l’abattoir. Et Naeviah risquerait
d’agir brutalement si Syrle tentait quelque chose. Par
élimination, il ne restait que moi.
— Je m’occupe de l’habillage ! dis-je en levant la main. Je…
je suis la plus petite. Haha !
La petite sœur devait faire les tâches les plus simples, non ?
Syrle esquissa un petit sourire en coin qui me glaça le sang,
puis se leva en mettant sa couverture sur les épaules et se dirigea
vers la sortie du salon.
— À tout à l’heure...
Je me forçais à sourire en saluant mes amies de la main en
espérant que tout irait bien.

214
Chemin faisant :
— À terme, ce serait bien que tu apprennes des sorts de base
pour allumer le feu ou réchauffer l’eau, me dit Syrle. Tu
pourrais même devenir mon assistance et à la fois ma
domestique de chambre. Je suppose que tu préfères m’habiller,
me laver et faire du classement dans mes documents que passer
la serpillière, non ?
Franchement, j’hésitais aussi je répondis sur un ton perplexe :
— Laver ?
— Ce matin est une exception, mais je prends un bain tous
les matins en principe.
— Tous les matins ?
— Oui. Mais puisque je ne sortirai pas de la journée, je vais
faire l’impasse pour une fois. Donne-moi tes mains.
Elle s’arrêta soudain et se tourna vers moi.
Je lui tendis mes mains qui étaient enveloppées dans des
sortes de mitaines montantes en tissu qui laissaient les doigts
libres et couvraient tout le biceps.
Elle les prit et les observa attentivement, puis les palpa.
— Elles sont très douces bien qu’un peu caleuses. Elles me
rappellent un peu celles des hommes d’armes qui tiennent des
épées à longueur de journée.
— Ah bon ? C’est… c’est sûrement parce que je jouais
souvent avec une épée en bois. J’étais un garçon manqué. Haha !

215
J’avais improvisé dans la panique, mais je doutais moi-même
de mon explication trop facile. J’étais une femme d’arme, elle
avait vu juste !
Elle ne dit mot, elle se contenta de sourire puis reprit la
marche.
— Elles seront parfaites pour me masser les épaules dans le
bain. Tu seras chargée du bain à partir de demain matin.
— Oui !
Intérieurement, je paniquais. Mon visage se couvrit de sueur
que j’essuyais prestement du revers de mes gants. Il fallait finir
cette histoire dans la journée, c’était impératif !!

Nous arrivâmes après peu non pas à sa chambre, comme je


l’avais pensé, mais dans sa garde-robe.
Comparée à celle des serviteurs, elle était d’un tout autre
niveau. Je déglutis face à cet étalage de luxe et de tissus.
— C’est la première fois ?
Je hochai la tête sans penser à préserver mon rôle. Cela dit,
en tant que filles de professeur il était normal d’être
impressionnée devant une telle garde-robe, n’est-ce pas ?
— Je vois. Eh bien, qu’attends-tu ? Va me chercher la chaise.
Elle m’en désigna une qui se trouvait dans un coin de la pièce.
Je la lui ramenai et aussitôt elle s’assit devant un grand miroir.
— Mmm… Essayons la robe bleu foncé là-bas.
216
— Laquelle ?
Honnêtement, j’étais perdue. Je ne pensais pas un jour me
perdre dans une garde-robe. Il y avait carrément des allées
d’étagères avec des numéros. Ce classement me fit
intérieurement sourire, il était digne de la magicienne que je
m’imaginais.
— C’est vrai que tu ne connais pas encore cet endroit. Il va
falloir que tu le mémorises correctement. Tu devras le connaître
comme ta poche un jour. Allée C, compartiment 6.
— Oui !
Malgré le froid qu’il faisait et ma tenue un peu trop ouverte,
je me hâtai de chercher dans les rayonnages. Certains exposaient
des robes sur des cintres, d’autres étaient des box avec des
vêtements à l’intérieur. Je ne comprenais pas vraiment le
classement, mais en tout cas tout était soigneusement rangé et
Syrle semblait tout connaître par cœur.
En passant à côté du compartiment 7, j’eus une étrange
impression. Mon regard se fixa sur un chapeau noir.
Il était magique, j’en étais certaine. J’allais tendre la main vers
lui, lorsque je me rendis compte qu’au plafond il y avait des
miroirs. Syrle pouvait voir partout dans la pièce depuis sa
position. Il y avait peu d’angles morts, uniquement les coins.
Pourquoi un tel dispositif ?
Quoi qu’il en fût, je me repris avant même d’essayer. Je saisis
la robe qui se trouvait dans le compartiment 6 qui était
soigneusement pliée et je revins auprès de Syrle.
217
— Celle-là ?
— Oui, parfait. Essayons de faire vite, il fait froid ici.
— Oui.
Elle jeta sa couverture en arrière avant de se lever et d’écarter
les bras. Je restais interdite un instant avant de comprendre
qu’elle voulait que je la débarrasse de sa robe de chambre. Je
sentis la chaleur monter en moi. J’espérais qu’elle ne tenterait
rien.
Déshabiller une femme n’était pas anormal lorsqu’on était une
domestique, mais avec mon aura dakimakura, n’allait-elle pas
tenter quelque chose d’osé ?
Ce genre de récit de maître entreprenant étaient fréquents
dans la littérature de mon ancien monde et je supposais qu’il en
était de même ici.
Cela dit, je me repris rapidement : l’aura me protégeait des
actions visant à me faire du mal, tant que je ne le voudrais pas, il
ne se passerait rien.
— Relax, Fiali !
Je fis le tour et me plaçai dans son dos. Sa robe à bouton
s’ouvrait par l’arrière. Je défis à peine les deux premières pièces
de vêtements, en évitant de toucher sa peau, qu’elle m’arrêta.
— Ah ? J’ai failli oublier. Il me faut également des sous-
vêtements. Va me les chercher au rayon B, compartiment 3. Tu
peux prendre n’importe lesquels.
Je blêmis.
218
— SOUS-VÊTEMENTS ?!!!
C’était une tâche normale dont s’occupaient toutes les
domestiques de ce monde… enfin, je supposais. Pour les nobles,
les domestiques sont un peu comme des robots, on ne
s’embarrassait pas de se laisser toucher par un objet, non ?
D’ailleurs, est-ce qu’il y avait vraiment quelqu’un qui
fantasmait sur des robots à l’apparence de filles ?

Mes yeux ne cessaient de clignoter…
Il y avait tellement de personnes qui nourrissaient des
fantasmes sur des robots à l’apparence de filles !! Dont pas mal
d’otaku !!
Il fallait m’éloigner et rasséréner mes pensées. Pour le
moment elle n’avait rien fait. J’avais juste entendu une rumeur
concernant sa perversion, mais il s’agissait d’une ancienne
employée, il n’était pas impossible que ce fût un vil mensonge,
une sorte de vengeance.
Jusqu’à présent, Syrle était sérieuse, elle n’avait porté aucun
regard lubrique sur aucune d’entre nous. Pas même sur moi et
mon ventre nu. Ou les seins de Tyesphaine qui voulaient être
libérés de son corset.
— Tout ira bien ! C’est sûr !
Une nouvelle fois, mon attention fut attirée par un objet qui se
trouvait en face de la boîte où étaient rangés les sous-vêtements.

219
C’était un collier en or avec des pierres précieuses. Une magie
plus faible que le chapeau en émanait.
Mon regard se tourna dessus un bref instant, puis je pris les
sous-vêtements nécessaires sans les regarder.
De retour vers ma fatalité, je les montrais à Syrle qui
acquiesça.
— Par contre, dépêche-toi un peu. J’ai beaucoup de travail et
j’ai la chair de poule.
— Oui !
Me dépêcher ? Elle en avait des bonnes !
Mon cœur battait à tout rompre, cette fois je ne pus
m’empêcher de toucher sa peau tiède. Le contact avec mes
doigts froids la fit tressaillir plusieurs fois.
— Je m’excuse…
— C’est bon, continue. À l’avenir, essaye de réchauffer un
peu tes doigts avant de me toucher.
— Oui !
Pendant que je finissais de faire glisser sa robe de nuit sur sa
peau douce et soyeuse, pour détourner mon attention de ma
tâche, je lui demandais :
— Si je peux me permettre… Pourquoi ces miroirs au
plafond ? N’est-ce pas un peu gênant pour les reflets de la
lumière.
* Clac *
220
L’agrafe de son soutien-gorge produisit ce bruit alors qu’il
s’ouvrit.
Syrle se retourna pour me faire face et me répondre au
moment où ce dernier glissa au sol et me permit de voir
pleinement sa poitrine.
Énorme !! Elle n’était pas aussi imposante que celle de
Tyesphaine mais elle ne jouait clairement pas dans ma
catégorie !
— Ma culotte. On ne va pas y passer la journée.
Je m’inclinai en faisant passer mes doigts sous les élastiques,
essayant de regarder le moins possible ; je la fis glisser le long de
ses jambes.
Elle leva un pied puis l’autre pour que je lui enfile celle que
j’avais apportée ; c’était un ensemble vert clair.
C’était gênant ! Voir mes amies dans le bain était une chose,
voir une inconnue dans sa tenue d’Eve en était une autre !
— C’est pour éviter les assassinats, me répondit-elle. La
garde-robe fait partie des endroits où on a tendance à baisser sa
garde.
— Vous… C’est déjà arrivé ?
— Qu’on cherche à m’assassiner ici ? Non. Mais, comme
toutes les personnes influentes on a cherché à m’éliminer, c’est
un fait.
J’apprenais déjà quelque chose d’important concernant les
ordres de magie. À moins que ce ne fût en sa qualité de noble
221
qu’elle avait été visée, il y avait de fortes probabilités que les
magiciens aient une implication politique dans cette ville.
— Mon sein gauche est mal placé. Remonte-le un peu.
Je fus ramenée à la réalité par cet ordre. Je venais de lui
mettre son soutien-gorge à lacet qui se refermait devant, mais
manifestement la baleine n’était pas passée correctement sous le
sein.
En plissant les yeux et en dégoulinant, je glissai la main dans
le soutien-gorge pour ajuster son contenu. C’était lourd ! Rien à
voir avec les miens ! C’était donc ça d’en avoir des gros ?
— Tu es gênée on dirait.
— Oui…
J’avais répondu sans réfléchir. Qu’attendait-elle comme
réponse en réalité ?
— Ça viendra. Je pensais que tu aurais un peu d’expérience
avec tes grandes sœurs, mais vous devez être pudiques.
C’était normal de se toucher comme ça entre sœurs ?!
Dans aucune des deux vies je n’en avais eu, j’ignorais une
telle chose !
Après ce début des plus embarrassant, finir de l’habiller fut un
jeu d’enfant. Enfin, c’est ce que j’aurais aimé dire, mais sa robe
était très compliquée à enfiler et à refermer. Il y avait un système
de corset intérieur à ajuster, des volants, des rubans et tout ça.

222
Je laissais ma pudeur de côté face à cette tâche herculéenne
qu’était de lui mettre cette robe. Et finalement, lorsque j’eus
fini…
— Je suis pas d’humeur à corset aujourd’hui. Il va me gêner
dans mon travail. Retire-moi ça et prenons une robe plus simple.
Rayonnage D, compartiment 8.
J’avais envie de hurler : « Hein ? ». Mais je me retins et
j’allais prendre sa robe plus simple. Bien sûr, puisqu’il faisait
froid, il valait mieux ranger la première robe après lui avoir mis
la nouvelle.
J’ignorais combien de temps nous avions passé dans la garde-
robe, mais à notre retour Syrle s’installa dans la salle à manger
où elle se mit à consulter un livre.
Épuisée mentalement, j’eus ordre d’aider mes sœurs avec le
ménage du salon en attendant le repas. Mais en entrant, je
m’aperçus qu’elles n’avaient presque rien fait.
— Vous… n’avez pas commencé ?
Tyesphaine baissa le regard et s’excusa. Naeviah croisa les
bras en rougissant légèrement :
— Nous allions le faire… c’est juste que nous étudions le
terrain avant. Il ne faut pas se hâter et faire des bêtises.
À l’expression gênée de Tyesphaine, je compris qu’elles
n’avaient jamais fait le ménage et ne savaient pas comment faire.
— Pourquoi je dois faire double travail ? me dis-je
intérieurement en pleurant…

223
***
C’est en retard que nous avions fini le nettoyage du salon.
Aussi, notre déjeuné le fut également.
Tandis que Mysty servait à Syrle les bons petits plats qu’elle
avait préparé (avec toute la classe d’un majordome de restaurant
de luxe… enfin, c’était ainsi dans mon imagination, j’avais faim
et je divaguais), nous finîmes notre devoir.
Mes deux amies étaient nulles pour le ménage ! Elles ne
savaient pas dépoussiérer, ne savaient pas passer le balais et
encore moins la serpillière. Si nous n’avions pas été si proches de
la salle à manger, j’aurais pu tricher en utilisant ma magie, mais
c’était trop risqué avec Syrle à proximité.
Nous pûmes rapidement nous restaurer en cuisine après le
repas de la maîtresse de maison. Suite à quoi, elle nous donna les
consignes pour l’après-midi : entretien du jardin, nettoyage de la
salle de bain, puis d’un bureau à l’étage et il fallait également
aller puiser l’eau dans le puits pour remplir les réserves de la
maison.
Syrle s’isola dans le salon en nous interdisant de la déranger.
— J’ai de la fastidieuse paperasse à finir. Je compte sur vous
pour me masser les épaules quand j’aurais fini.
Ces paroles sonnèrent plus dangereusement dans ma tête que
dans celles de mes amies. Ces dernières jetèrent un petit coup
d’œil à Mysty et à ses mains érogènes… oui, difficile de les
qualifier autrement, considérant les cris qui échappaient de toutes
celles qu’elle avait massé.
224
Je n’avais pas essayé et je préférais éviter en me basant sur les
expériences passées (Naeviah avait sûrement le même point de
vue).
Nous nous répartîmes les tâches entre nous.
Naeviah irait chercher l’eau du puits. C’était certes un travail
plutôt physique, mais elle n’y connaissait rien aux plantes, seule,
elle était capable de commettre des désastres.
— Mis à part l’entretien des tombes, je connais pas tous ces
trucs. Je m’occupe de l’eau, avait-elle dit en détournant le regard.
J’avais présumé qu’elle avait eu simplement honte de ne pas
être plus utile mais, en y repensant, elle ourdissait certainement à
ce moment-là sa fourberie : utiliser sa magie pour créer de l’eau
et se dispenser des aller-retours jusqu’au puits.
Mysty s’occuperait du jardinage. Elle avait affirmé avoir déjà
fait des trucs du genre par le passé pour aider à l’accueil des
clients de son caravansérail. Naeviah irait la rejoindre une fois sa
tâche accomplie.
De notre côté, Tyesphaine et moi allions nous occuper du
nettoyage de la salle de bain et du bureau. Contrairement à ma
noble compagnonne, j’avais été une personne normale dans mon
ancienne vie, j’avais forcément appris à faire le ménage. Il n’y
avait que les aristocrates pour payer des gens pour le faire à leur
place.
Un autre élément avait guidé cette répartition des tâches : nos
tenues. Celle de Tyesphaine était chaude mais laissait pas mal de

225
courant d’air entrer. La mienne était vraiment froide. Il valait
mieux que nous travaillions à l’intérieur où il faisait plus chaud.
Je proposai donc à Tyesphaine de commencer par la salle de
bain.
C’était avec des balais, des seaux et des éponges que nous y
entrâmes…
Ce n’était pas une salle de bain : c’était une piscine !!
La salle entière était recouverte de petite briquette blanche et
bleu. Le mur en face de l’entrée accueillait une large fenêtre aux
verres dépolis qui filtraient la lumière et bloquaient la vue. Il y
avait un lavabo que je détectais immédiatement comme
magique. Une immense baignoire à pied, magique également. Et
il y avait nombre d’accessoires dont du maquillage, des bijoux,
des serviettes…
En soi, elle me rappelait une salle de bain de mon époque
plus que de ce monde-ci. Elle était de style européen, il n’y avait
pas d’évacuation dans la salle pour se doucher avant d’entrer dans
la baignoire.
Depuis que j’avais restauré mes souvenirs, je m’étais toujours
lavée dans des étangs, rivières ou tonneaux, c’était la seconde
fois que je voyais quelque chose qui me rappelait mon passé
(l’autre salle de bain, encore plus proche par ailleurs, avait été
celle du géant arcanique).
Sans avoir besoin d’analyser poussée, je supposais que
l’enchantement du robinet créait de l’eau chaude. Mais dans ce

226
cas, pourquoi avoir demandé à Naeviah d’en récupérer dans le
puits ?
— C’est luxueux, dis-je. Elle était comme ça la tienne aussi ?
Je chuchotais ma question.
— Elle était même plus grande…, me répondit Tyesphaine en
parlant encore plus bas.
Je souris poliment en me rendant compte que nous n’avions
pas vécu dans le même monde.
Cette baignoire devait mesurer plus de deux mètres de long,
j’exagérais en parlant de piscine, mais habituée à celles étroite du
Japon…
— Au travail, Ty… Tinalina !
— Euh oui… Katelina…
En entendant nos faux prénoms aussi semblables les uns des
autres, je me rendis compte que j’avais peut-être abusé,
heureusement Syrle paraissait n’y avoir vu que du feu.
— Commençons par la baignoire !
Je ne pus m’empêcher de remarquer la présence dans cette
salle également de statues de la taille d’un humain. Elles avaient
tout l’air d’être des décorations avec leurs styles un peu gréco-
romain, mais j’étais de plus en plus sûre qu’elles avaient un autre
but. Il en y avait tout simplement trop dans ce manoir pour ne
pas les trouver suspectes.

227
J’expliquais à Tyesphaine comment la nettoyer. Ce n’était pas
bien compliqué, il suffisait d’utiliser l’éponge et de frotter avec
des mouvements circulaires. D’autant qu’elle n’était pas si sale.
Un simple passage suffirait.
Pour ne pas laisser tomber le moindre de nos cheveux, nous
les attachâmes en arrière en chignon (en fait, j’enroulais mes
twintails pour former deux macarons de chaque côté de la tête,
je refusais de me séparer de mes précieuses couettes).
Rapidement, en levant les yeux involontairement alors que
nous frottions, je vis la poitrine de Tyesphaine sortir… non
bondir littéralement de son corset alors qu’elle se pencha en
avant.
— Kyaaaaaa !!!
Elle paniqua et tenta de la couvrir de ses mains.
En cherchant à couvrir sa nudité, elle lâcha son éponge et le
savon qu’elle tenait entre ses mains. Ce dernier tomba dans la
baignoire et glissa de mon côté. En effet, nous l’avions partagée
en deux, chacune s’occupant de sa moitié. Pour sa part, ’éponge
imbibée d’eau tomba d’abord sur la tête de Tyesphaine, puis
glissa sur sa poitrine.
Devant mes yeux, elle sursauta de surprise (et peut-être aussi
à cause de l’eau froide) : ses mains quittant leurs positions, ses
seins rebondirent à nouveau, tandis que Tyesphaine recula,
paniquée. Ce faisant, son pied entra dans le seau qu’elle avait
posé derrière elle et elle tomba en arrière sur un tapis.

228
Je n’eus même pas le temps de réagir qu’elle s’était étalée
devant mes yeux abasourdis. J’avais toujours pensé ces scènes de
chute être le propre des fictions, mais je venais d’avoir (la
chance) d’en voir une en réalité.
Lorsque je m’approchai de Tyesphaine, elle était couchée sur
le dos, les bras écartés, les yeux en spirales. Sa poitrine était
évidemment parfaitement exposée, de même que sa jupe, déjà
bien courte, qui s’était relevée et dévoilait sa culotte rose.
Accessoirement, le bas de son corps était trempé, le seau
s’était en partie renversé sur elle.
— Si Naeviah entre ici, elle va me ficeler et plus jamais me
détacher…, ne pus-je m’empêcher de marmonner.
Je remarquais aussitôt que j’avais donné un prénom que je
n’aurais pas dû. Si les statues pouvaient réellement nous écouter,
je venais de commettre une erreur.
Je me repris. J’avais beau être extrêmement embarrassée par
ce spectacle, Tyesphaine était très timide, elle s’était toujours
débrouillée pour ne pas se montrer nue devant nous. C’était donc
la première que je pouvais l’observer aussi dévoilée.
Les jambes écartées, les bras en croix, elle était dans une
position d’extrême vulnérabilité qui appelait à la perversion. Bien
sûr, l’idée ne me traversa pas l’esprit, c’était mon amie, mais je
ne pus m’empêcher de le remarquer.
Fiali aurait pu réagir de manière gênée, mais Katelina était la
petite sœur, elle ne pouvait pas l’être. Syrle m’avait déjà fait

229
remarqué que c’était étrange que je n’aie pas l’expérience des
poitrines de mes grandes sœurs.
Aussi, je tentai de préserver mon rôle et prit une serviette.
— Ce que tu es maladroite, Tinalina !
Je m’approchai d’elle pour lui tapoter la joue. Mais, à peine
Tyesphaine reprit-elle ses esprits qu’elle recula comme un petit
animal en détresse.
Jetant un coup d’œil aux statues, je fis signe à Tyesphaine de
se taire. Je craignais qu’elle hurlât.
Je lui lançai la serviette sur la tête et lui chuchotais
discrètement :
— Je sais que c’est embarrassant, mais Syrle peut nous voir
par les statues… Agis comme ma grande sœur qui n’est pas
embarrassée.
Tyesphaine déglutit. Elle se montra docile mais je savais que
sous la serviette elle devait bouillonner.
— Remets donc tes seins dans le corset, je vais essuyer tes
jambes et tes cheveux.
Ses cheveux étaient en effet mouillés à cause de l’éponge,
mais c’était surtout ses jambes qui dégoulinaient.
J’agitais la serviette sur sa tête pour absorber l’eau et lui dit
discrètement :
— Je ne ferais rien de mal. Reprends-toi, s’il te plaît.

230
Sous le choc, elle ne bougeait plus. Elle ne cachait même pas
son torse. Mon rappel à l’ordre la fit réagir.
— Oui… je… suis désolée… Katelina… Quelle grande
sœur… inutile…
— Allons, ne dis pas ça, Tinalina. Tu sais bien que je t’aime à
la folie ! Tu es ma grande sœur !
Mes paroles ne l’apaisèrent pas réellement. Je pus apercevoir
son visage sous la couverture, elle bouillonnait, grimaçait et
manquait de pleurer.
Je soupirais intérieurement. Je n’aurais jamais pensé que la
faille de notre plan était simplement nos compagnonnes issues de
la noblesse. Et j’avais encore moins pensé tomber dans une telle
situation.
— Cache ta poitrine, tu vas attraper froid. Je ne vais pas tout
faire toute seule, non ?
Elle ne réagit pas de suite, elle était pétrifiée.
— Garde la serviette sur la tête encore un peu. Je vais
m’occuper de tes jambes.
J’en pris une autre et m’approchais de ses jambes. Je n’avais
jamais constaté à quel point elles étaient plus charnues que les
miennes. Tyesphaine n’avait pas de surpoids mais la physionomie
des elfes étaient vraiment plus fine.
Sûrement parce qu’elle avait un entraînement martial, ses
mollets et ses cuisses cachaient sous cette peau délicate une
certaine musculature.

231
Dans un des miroirs, je vis mon visage rouge alors que je
saisis sa cheville. Je ne pouvais pas contrôler ma coloration mais
je pouvais au moins tourner le dos aux statues.
Tyesphaine était tellement sous le choc qu’elle n’opposait
aucune résistance. Je commençai par lui retirer sa chaussette,
nous avions déjà retirés nos chaussures à l’entrée, puisque la
pièce était pleine de tapis.
Ses pieds étaient si délicats ! Bien sûr, puisqu’elle était
grande, ils étaient proportionnés à sa taille, mais leur forme était
beaucoup plus élégante que ce qu’on aurait pu penser d’une
guerrière portant bottes et solerets toute la journée. La vue que
j’avais sur la longueur de sa jambe me coupa momentanément le
souffle.
— C’est des jambes sculptées par une déesse ou quoi ?!
En soi, ce n’était même pas une idée si saugrenue. Je voyais
bien une des déesses tirer comme caractéristiques : « belles
jambes en chair ». Les dieux et leur humour douteux, je les
connaissais que trop bien.
Je l’essuyai, puis fit de même avec l’autre. J’avais l’impression
de manipuler une poupée si ce n’était que je sentais à chaque
contact des tremblements.
Je répétais à basse voix :
— Je ne ferais rien de mal, promis. Dépêche-toi de remettre
ta poitrine et de retirer ta culotte. Je vais te laisser un peu de
temps.

232
Sa culotte était trempée. Rester dedans devait être tout sauf
confortable. Autant je pouvais l’aider à retirer ses chaussettes et
sa jupe, je n’avais envie de le faire pour sa culotte…
— Je vais mettre tes chaussettes à sécher, Tinalina.
Je m’éloignai pour lui laisser un peu de temps, espérant
qu’elle le mettrait à contribution.
En rentrant j’avais repéré un étendoir, j’espérais ne pas
commettre d’impair en y accrochant les chaussettes de
Tyesphaine. En principe, les domestiques ne devaient pas
accrocher leur linge dans le même endroit que leur maîtresse. En
tout cas, si je me basais sur mes connaissances de la noblesse, je
pensais que ces derniers ne voulaient pas partager avec les
roturiers.
Au pire, nous les retirerions avant de quitter la pièce, après
l’avoir nettoyée.
Je pris mon temps pour les accrocher, lentement. J’entendis
Tyesphaine bouger. Ouf !
Elle s’approcha de moi, je me retournai.
— Tu vas mieux, Tina…
J’arrêtais ma phrase alors qu’elle me tendit d’une main sa
culotte et de l’autre elle baissait sa jupe. Je compris qu’elle
voulait que je m’occupasse de la laver, mais son attitude
embarrassée à en mourir et ses cheveux roses défaits qui
couvraient son visage faillirent me provoquer une attaque.

233
Je saisis la culotte presque machinalement, incapable de
parler et à peine de penser.
— Je… vais en changer…
Elle quitta la salle de bain en remettant à la hâte ses
chaussures. Je l’entendis s’éloigner dans le couloir.
Malgré toute ma bonne volonté, c’en était trop pour moi. Je
me laissais tomber à terre et je cachais mon visage dans mes
mains avant de remarquer la culotte en soie qui se frottait à mon
visage. Je la jetais à terre et tentais de reprendre mon calme.
J’espérais sincèrement que les statues ne pouvaient pas voir
tout cela.
***
Après le départ de Tyesphaine, qui mit vraiment beaucoup de
temps à revenir, je m’occupai rapidement de la salle de bain.
Toute seule, je n’eus aucun mal à nettoyer cet endroit qui était
déjà très propre. Je mis à sécher les tapis mouillés, les serviettes
et les vêtements de Tyesphaine sur l’étendoir que je mis sur le
petit balcon que je découvris derrière la fenêtre.
Suite à quoi, nous nous attaquâmes toutes les deux au bureau.
Ce fut plus calme… enfin, je fis surtout semblant de ne rien voir.
La tenue de Tyesphaine était réellement indécente ! Ce n’était
pas tant que je voulais imiter Naeviah à traiter tout le monde de
pervers, mais… lorsqu’elle se baissait pour balayer, je voyais sa
culotte. Si je me mettais face à elle, j’avais une vue dans le
décolleté.

234
Comment avait été pensée cette tenue au juste ?! N’y avait-il
réellement rien de moins pire dans la garde-robe des
domestiques ?
Au fur et à mesure de la journée, ma propre tenue
m’embarrassait de moins en moins, en comparaison à celle de
mon amie. C’était au moins quelque chose de positif.
Le soir arriva.
J’étais épuisée aussi bien mentalement que physiquement. Je
ne savais pas comment s’était passé l’après-midi pour Naeviah et
Mysty, je comptais le leur demander cette nuit avant de nous
coucher. Puis, il fallait que je leur parlasse des inclinaisons
particulières de notre employeuse. Je sentais déjà venir les
reproches de Naeviah, si j’avais été une personne plus maligne,
j’aurais fait semblant de ne rien savoir pour m’épargner ces
derniers. Mais je préférais malgré tout les avertir, on ne savait
jamais.
Lorsque nous rejoignîmes Syrle, elle nous dit :
— Je sais que le bureau est grand, mais vous êtes un peu
lentes.
— Désolée… Nous avons nettoyé derrière chaque recoin, dis-
je pour nous justifier.
En effet, nous l’avions nettoyé de fond en comble, allant
même jusqu’à déplacer les meubles pour nettoyer derrière.
— Je vais aller voir ça. En attendant, commencez à
appareiller la table. Vos sœurs sont en cuisine.

235
— Oui ! répondit cette fois Tyesphaine.
Lorsqu’elle revint, nous avions presque fini. C’était sûrement
une présentation indigne d’une noble, mais c’était la même que la
veille au soir.
— Bon travail pour le bureau. Vous avez pris votre temps,
mais il est plus neuf que jamais. Cela dit, je demandais quelque
chose de plus sommaire, j’avais l’intention de vous laisser le
temps de nettoyer vos chambres. J’aurais dû le préciser, c’est de
ma faute.
Syrle acceptait de se donner la faute d’un ordre peu clair ? À
quelque part, je ne pouvais m’empêcher de remarquer qu’elle
n’était pas du tout tyrannique comme maîtresse de maison. Au
contraire, nous avions fait plusieurs erreurs, mais elle n’avait fait
aucun reproche.
— Qu’est-ce que vous faites ? nous demanda-t-elle.
— Nous disposons la table, répondit Tyesphaine. Elle… n’est
pas assez bien ?
Elle ne l’était sûrement pas. J’avais souvenir des restaurants de
luxe avec cinq couverts de chaque côté, trois verres et des
décorations de partout. Cette table n’y ressemblait même pas
lointainement.
J’avais essayé de faire une décoration en forme de fleur à
mettre dans le verre, mais elle ressemblait plutôt à une œuvre
abstraite, au final.

236
— Non, ce n’est pas ça. Qu’importe les décorations, manger
est avant tout l’acte de se restaurer. Non, je voulais dire pourquoi
n’avez-vous mis les couverts que pour une seule personne ?
— Madame, vous attendez des invités ? lui demandai-je.
— Je vois… Je ne compte pas manger seule. Je l’ai déjà fait à
midi. Vous dînez avec moi. C’est un ordre !
Nous restâmes interdites. Manger avec ses domestiques ? Les
nobles de ce monde le faisaient réellement ?
Considérant la réaction de Tyesphaine, je supposais avoir la
bonne réponse.
— Vraiment ?
— Je n’aime pas me répéter, Tinalina. Je ne suis pas issue de
la noblesse, je me fiche de ces convenances stupides. Je vous
veux à ma table et qu’il en soit ainsi.
Je m’inclinai pour lui signifier à la fois mes remerciements et
le fait que j’acceptais l’ordre. Tyesphaine m’imita (en lui offrant
une belle vue).
Nous nous empressâmes de rajouter quatre couverts à la table
et allâmes informer Naeviah et Mysty en cuisine de préparer
cinq assiettes.
— Hein ? Elle veut manger avec nous ?
Naeviah fut tout aussi surprise que nous.
— C’est sympa de sa part. La plupart des aristo ne font pas
ça.

237
— Oui, c’est… très rare ceux qui le font…, ajouta
Tyesphaine.
— Juste ceux qui veulent de l’exotisme ou ceux qui veulent se
moquer des valets. Voire pour ne pas avoir un chiffre porte-
malheur à table, c’est déjà arrivé en l’absence de convives.
Le fameux chiffre 13, je supposais. La numérologie de mon
ancien monde s’appliquait en grande partie ici. À croire qu’il y
avait un fond de vérité universelle derrière l’occultisme et les
religions. Les chiffres 4, 7 et 13 étaient importants dans la magie
de ce monde également.
Par contre, ils l’étaient moins dans les superstitions
populaires. Normal, puisque c’était les religions qui colportaient
ces croyances et celles de ce monde étaient bien différentes.
La noblesse, qui était la part majoritaire des magiciens
humains, était forcément plus versée dans la numérologie et
autres pratiques occultes que les autres.
— Les ordres sont les ordres de toute manière, dit Naeviah.
Faisons ce qu’elle demande.
Elle avait l’air réellement méfiante mais sincèrement je
commençais à me faire un bon avis de Syrle.
Au repas : soupe, viande et quelques légumes en
accompagnement. Je me demandais parfois où Mysty avait
appris à cuisiner toute cette panoplie de recettes. La viande avait
marinét dans une sauce à base de sa propre graisse, de
champignons et d’épices qui lui donnait un goût réellement
succulent.
238
Mysty avait même poussé jusqu’à pétrir son propre pain. Rien
à voir avec les briques qui étaient servies dans les auberges bon
marché, c’était un pain moelleux. Je pris note dans un coin de
mon esprit qu’elle était capable de nous préparer du très bon
pain.
Il y avait un peu de fromage et de charcuterie aussi en
accompagnement et bien sûr quelques légumes.
— Succulent repas, un grand bravo à la chef, dit Syrle.
Sa voix n’était pas aussi enthousiaste que ses paroles, mais
j’avais l’impression qu’elle le pensait réellement.
Elle mangea de tout, l’ensemble semblait convenir à son
palais. Comme elle l’avait dit, elle n’était pas issue de la noblesse,
c’était peut-être ce qui expliquait cette attitude magnanime
naturelle.
— Vous… Vous faites partie de la guilde de magie ?
Je me hasardai à poser cette question même si j’en
connaissais déjà la réponse. L’ambiance silencieuse était un peu
pesante et j’avais eu l’impression à ses œillades qu’elle avait envie
de parler.
Naeviah me jeta un regard noir plein de reproche mais
l’effaça avant que Syrle ne put le voir.
— Oui, comme je l’ai dit lors de l’entretien, je suis connue
sous le nom de la « Magicienne de Saphir ».
— Le saphir, c’est cette pierre précieuse bleue, non ?

239
Désolée Naeviah, je n’avais pas l’intention de couper court à
la discussion.
— En effet. Je suppose que tu te demandes pourquoi le saphir
justement ?
Je la scrutais pour chercher dans son allure une relation à
cette pierre précieuse : ses yeux étaient bleus, c’était peut-être la
raison. À moins que ce ne fut la bague que je remarquais
soudain à son doigt. Elle avait une étoile en saphir incrustée…
Intérieurement, une sorte de réveil se mit à sonner. C’était
l’objet que nous venions voler ! L’anneau correspondait
parfaitement au croquis !
Avec toutes les émotions de la journée, j’avais oublié la raison
de notre venue au manoir.
Elle remarqua mon regard et leva la main pour me montrer le
bijou. Je ne pus m’empêcher de ressentir sa magie. À cette
distance, il ne me paraissait pas si puissant, cela dit.
— Je n’avais pas cet anneau lorsqu’on me donna ce nom. La
raison est plus triviale. Un des pontes de la guilde, un ami de
mon mentor essayait de me séduire et avait un jour comparé mes
yeux à cette pierre. Par ironie, je pris ce surnom.
— C’est vous qui l’avait choisi ?
— Oui. Il n’y a que deux façons d’avoir un surnom : se
l’attribue ou le subir. J’ai préféré choisir le mien.
— Qu’est-il advenu de cette personne ? N’a-t-il pas été vexé ?

240
J’avais comme l’intuition qu’il y avait une histoire complexe
liée à ce surnom. Quelque chose dans le ton de sa voix m’avait
aiguillée là-dessus.
— Il est mort. Dans un duel de mage. Ce n’est pas une
histoire joyeuse qui sied à une jeune fille de ton âge, Katelina.
Elle me sourit avec un air mystérieux qui me fit peur.
Au début du repas, j’avais commencé à me faire une opinion
favorable d’elle. Jusqu’à cet instant encore, je pensais que les
rumeurs étaient infondées et qu’elle était gentille. J’en étais
toujours persuadée, mais une part de moi me disait qu’elle était
sûrement plus dangereuse qu’elle n’y paraissait.
Une roturière qui vivait dans un tel palace ? Qui était
magicienne ? N’était-ce pas un peu étrange ?
— Tu te demandes sûrement comment une roturière est
devenue magicienne, non ? Au fond, c’est également ton cas, tu
sais ?
— Oui… La magie se réveille aussi chez les roturiers. M’a-t-
on expliqué…
— On ne t’a pas menti. La part de roturier avec de la magie
est plus importante qu’on ne le pense. Mais la noblesse se targue
bien de l’afficher. Ils veulent garder le monopole et mettent des
bâtons dans les roues des roturiers qui pénètrent leur monde.
— Madame y compris ?

241
— Bien sûr. Je ne suis pas arrivée à cette place sans heurts.
Un jour, tu seras sûrement confrontée aux mêmes problèmes si
tu souhaites développer ton don.
— Moi ? Je ne saurais…
— Pourtant, je compte bien un jour t’inscrire dans la guilde.
— Vous n’y pensez pas, Madame ! rétorqua Naeviah. Notre
sœur est un peu maladroite. Et son don est tellement
insignifiant !
J’étais vexée ! Même si c’était de la comédie, traiter ma magie
de la sorte était encore pire que m’insulter directement !
J’enfouis malgré tout cette rancœur en moi.
— Moi, j’pense qu’elle serait parfaite. J’serais fière de notre
Katelina.
Même dans son rôle, Mysty restait Mysty. Je ne pus
m’empêcher de lui sourire agréablement.
— Ce n’est pas à vous de décider pour votre sœur, Sadalina.
L’adhésion à la guilde de magie outrepasse l’âge et la condition.
Toute personne disposant de ce précieux don est en droit d’y
adhérer. Tout du moins, dans la guilde des Astres.
— Ce n’est pas pareil partout dans le royaume ? demandai-je
de plus en plus intriguée.
— À Hotzwald, les roturiers sont généralement acceptés.
Rarement encouragés, mais on ne les refuse pas s’ils se
présentent aux portes des guildes. Il y a bien quelques guildes

242
exclusivement réservées aux nobles, mais elles sont minables de
mon point de vue.
— Minable ? s’interrogea Naeviah.
— En terme de puissance. Elles n’ont pas de mages
réellement puissants. Ces nobles se complaisent dans leur
suffisance et ne développent jamais réellement leur art. Les
roturiers se sentent chanceux d’avoir pu quitter leur modeste
milieu, ils deviennent généralement plus puissants que les nobles,
vous savez ? Dans les guildes mixtes, cette mise en compétition
pousse ces derniers à ne pas se reposer sur leurs lauriers.
C’était logique.
— Vous êtes donc puissante, Madame ? lui demandai-je en
toute innocence.
Je doutais qu’elle y répondrait honnêtement, mais son attitude
me donnerait un indice. Je traquais la moindre de ses réactions.
Elle sourit :
— Cela se peut. En tout cas, il me plairait avoir une disciple
de ton âge. Une novice roturière et femme de surcroît au milieu
de tous ces vieux mages, voilà qui redistribuerait les cartes. Si tu
es intéressée, je t’évaluerai et t’introduirai en bonnes et dues
formes.
— Mille merci, Madame !
Je m’inclinai pour la remercier.

243
Elle était puissante, j’en étais sûre. Néanmoins, je l’étais
également. Me prétendre puissante n’était pas immodeste, juste
une réalité.
Mais l’était-elle plus puissante que moi, telle était la
question ?
Mon orgueil de mage de destruction bouillonnait dans mes
veines, mais je n’aurais pas de réponse pour l’heure.
— Il se fait tard, dit Syrle. Je vais me retirer dans mes
appartements. Le repas fut succulent. J’espère que le petit-
déjeuner sera de même niveau.
— Bien sûr ! répondit simplement Mysty.
Elle se leva :
— Débarrassez la table, allumez le feu comme je vous l’ai dit
ce matin et j’aimerais que l’une d’entre vous fasse le tour du
domaine pour être sûre qu’il n’y ait pas d’intrus. Puis, vous
fermerez toutes les portes à clef.
— Entendu ! dit Tyesphaine.
— Ah ? J’allais oublier. Katelina, comme j’en ai parlé ce
matin, tu vas m’aider à me déshabiller et me coiffer pour aller au
lit. Tu pourras aider tes sœurs dans un second temps.
Je crus entendre les pensées de Naeviah qui me criaient
dessus : « Déshabiller ? Perverse !!! », mais elle ne dit mot. Son
regard était cependant sans équivoque.
— Oui, Madame !

244
— Lorsque vous aurez fini, vous pourrez vaquer à vos
occupations dans vos quartiers. Si j’ai besoin de vous, vous
entendrez la sonnette.
Je quittais mes « sœurs » et suivit Syrle.
Ma tête était pleine d’interrogations. Son discours sur la
guilde de magie m’avait enthousiasmée. J’aurais bien voulu
visiter et me rendre compte par moi-même si leur enseignement
pouvait m’apporter de nouvelles connaissances et pouvoirs.
Il y avait cependant trois obstacles : ma quête, mes amies et
ma nature.
Vivre dans une guilde reviendrait à abandonner l’aventure : je
ne pouvais plus me le permettre. Les filles avaient accepté de me
suivre dans celle-ci, je n’allais pas leur dire de tout arrêter pour
satisfaire ma soif de pouvoir et de connaissances.
Puis, les non-humains étaient-ils acceptés ? J’avais peur de
finir dans un donjon à me faire disséquer, honnêtement…
C’est en pensant à tout cela que je délaçai la robe et la fit
glisser sur le corps séduisant de Syrle.
— Inutile de changer mes sous-vêtements, nous le ferons
demain matin.
— Oui, Madame.
Suivant ses indications, j’allais chercher la robe de nuit,
différente de celle du matin et je la mis sur son corps.
— On dirait que tu t’habitues déjà.

245
— Oui…
Après ce que j’avais vécu l’après-midi, c’était bien peu de
choses.
Une fois sa robe de nuit revêtue, elle s’assit et me demanda de
lui coiffer les cheveux.
— Lorsqu’ils seront démêlés, tu me feras une natte.
— Entendu.
— Puis tu viendras m’accompagner dans mon lit.
— Entend… Hein ?
— Je ne l’ai pas dit devant tes sœurs, mais pour obtenir une
recommandation à la guilde, il faut bien passer par là. Tu ne
pensais pas que je serais ta bienfaitrice gratuitement, si ?
Je frissonnai alors qu’elle se tourna vers moi. Dans le miroir,
j’avais l’aspect d’un petit chiot apeuré avec ma brosse entre les
doigts.
— Je…
— Ce n’est pas grand-chose, je t’assure. En plus, je t’assure
que je suis bien plus belle et agréable que les vieux barbus et les
nobles à deux sous de la Guilde. Ma recommandation les tiendra
à distance...
Elle posa sa main sur ma cuisse et la caressa.
C’était une perverse !!! Cette fois j’avais ma confirmation !!
Pourquoi moi ?

246
En y repensant, pendant le repas elle avait reluqué l’air de rien
de nombreuses fois les poitrines de Mysty et de Tyesphaine.
J’étais prévenue et je n’avais pas réalisé pourtant !
Je déglutis en me demandant si l’aura dakimakura marchait
sur tout le monde réellement. Et si elle était sans effet sur les
pratiquants de magie noire ? Ou bien, était-elle atténuée par la
forte volonté des cibles ?
— Et si je t’ordonnais de te déshabiller, là, tout de suite ?
— Il… fait froid Madame.
Quelle excuse nulle !!! Fiali, réveille-toi ! Elle va juste te
proposer de te réchauffer avec son corps !
Elle se mit à rire à gorge déployée. C’était la première fois
que je la voyais se comporter ainsi, elle était toujours si mesurée.
— Je plaisantais. Haha ! Quel sens de la réparti, j’aime
beaucoup.
Je l’observais éberluée.
— Mais tu devrais sérieusement t’y préparer. Une si belle
jeune fille… Si tu entres dans ce milieu principalement
masculin, je doute sincèrement que tu ne recevrais aucune
avance. Enfin bref, coiffe-moi, tu veux ? J’ai de la lecture qui
m’attend.
— Oui, bien sûr, Madame !
J’étais d’un coup moins convaincue par la guilde de magie. Et
j’avais réellement de plus en plus peur de Syrle.

247
C’est sans demander mon reste qu’une fois acquittée de mes
tâches, je la quittai devant sa chambre et m’empressais de
rejoindre mes soi-disant sœurs.

248
Chapitre 5

Normalement, nous avions un peu de temps libre avant de


nous coucher mais lorsque je rejoignis mes amies, elles n’avaient
pas encore achevés leurs tâches ; Naeviah et Tyesphaine n’étaient
vraiment pas efficaces.
Après nous avoir regroupées dans une de nos chambres, je
scrutais les moindres recoins à la recherche d’un capteur
magique d’écoute ou d’un quelconque dispositif d’espionnage.
Sous les lits, dans les placards, au plafond, même dans le couloir.
Au début, mes amies ne comprenaient pas ce que je faisais,
mais rapidement Naeviah fit signe à Mysty et Tyesphaine de ne
pas bouger. Après quelques dizaines de minutes d’inspection, je
conclus qu’il n’y avait aucun dispositif magique à l’œuvre, nous
pouvions donc parler librement.
Bien sûr, je n’étais pas infaillible, mais il nous fallait établir
un plan d’action et mettre en commun nos observations. C’était
un risque que nous devions prendre.
— Je déclare la réunion stratégique ouverte, dit Naeviah.
— C’est pas à la grande sœur de faire ce genre d’annonce ?
me moquai-je.
Naeviah plissa les yeux pour me faire comprendre qu’elle
n’appréciait guère ce genre d’ironie.
— Notre objectif…, dit timidement Tyesphaine.
249
Nous étions habillée en robe de nuit pour être crédibles, notre
pauvre amie n’était pas encore totalement remise des émotions
de la journée, elle se cachait derrière un coussin qu’elle enlaçait
fermement.
— Elle l’a au doigt, répondit Mysty. Enfin, si j’me plante pas
c’est la même bague que sur le croquis. Elle a aussi une étoile en
saphir.
Bien sûr, une fille de marchand n’avait pas manqué ce détail
au cours de notre repas.
— À ce propos, bravo, Fiali ! Très belle improvisation ! dit
Naeviah en applaudissant avec sarcasme. Tu vas faire quoi si elle
décide de réellement t’amener à la guilde de magie ?
— Du calme, Naeviah, nous finirons avec cette affaire avant...
Mais je nous encourage à en finir prestement : Syrle est une
personne dangereuse à bien des égards…
J’avais captivé l’attention des filles qui me fixaient d’un air
interrogateur. Je toussotai.
— C’est une perverse.
Étonnamment, ma déclaration ne produisit pas l’effet
escompté. Avais-je été trop brusque ? Pas assez convaincante ?
Mes amies n’eurent aucune réaction de surprise.
— Tu parles de toi, c’est ça ? demanda Naeviah.
— Non, je parle d’elle ! J’ai entendu des rumeurs à l’auberge.
Puis, vous avez remarqué les tenues qu’elle nous oblige à porter ?
— C’est vrai que les nichons de Tyes débordaient. Hahaha !
250
Aucun tact ! Tyesphaine cacha son visage rouge comme une
tomate derrière un coussin, tout en grommelant quelque chose
que seule moi put entendre. Je décidai de le retransmettre en
différé :
— Elle dit que c’est difficile d’avoir des vêtements à sa taille...
Eh oh ! Arrête, Tyesphaine, ne prends pas sa défense ! Même si
on met de côté le corset qui de toute manière fait remonter les
seins…
Enfin, chez celles qui en ont... mais je tus cette remarque
qu’elles se faisaient sûrement dans leurs têtes également.
— … c’est quoi cette jupe super courte au juste ? D’ailleurs
quel intérêt d’avoir des tenues de maid si différentes ? Si c’est
pour travailler, il aurait été plus logique d’en avoir qu’un seul
modèle à différentes tailles, non ?
— Maid ? releva Naeviah.
— Soubrette. C’est de l’elfique.
Une fois encore, de l’elfique japonais… enfin anglais à la
base, même si le terme était entré dans la langue japonaise. Mais
là n’était pas la question.
— Bah, elle a peut-et’ des penchants pour les filles, non ?
Après, est-ce que c’est si mal que ça ? Si j’étais à sa place,
j’donnerais même pas de costume, toute à poil. Hahaha !
Naeviah et moi grimacions suite à la remarque de Mysty. Elle
n’avait jamais vraiment caché le fait qu’elle aimait les jolies
filles, mais aurait-elle réellement fait quelque chose d’aussi
cruel ?
251
Probablement que nous préférions ne pas connaître la
réponse.
— J’admets que c’est pas très logique, reprit Naeviah en
ignorant Mysty. Cela dit, la majorité des tenues étaient normales,
comme celle que je porte. C’est juste que vous avez des
proportions inadaptées, c’est tout.
— Inadaptées ? Tu veux dire que tu es faite pour être une
soubrette ?
— Tu veux mon pied dans la figure ?
Je venais de la vexer. Elle ne le ferait sûrement pas —merci
l’aura dakimakura—, mais je regrettais un peu ma plaisanterie.
— Bon, admettons… Même si je trouve ça étrange de ne pas
penser à une fille de ma stature ; je ne suis pas si petite que ça...
En ville, pas mal de filles ont ma taille.
— Mumumu…
— Tyesphaine dit que ma taille n’a rien d’anormale. Merci
Tyesphaine !
— On t’aime toutes tellement : t’es trop choupi !
Mysty ne se gêna pas pour venir m’enlacer puis poser sa
poitrine sur ma tête. J’étais assise sur le lit, elle se tint debout
derrière moi. Sans m’en préoccuper, je poursuivis la réunion
stratégique.
— En plus, tout à l’heure, elle… elle a tenté de me faire des
choses.

252
— Ooooohhh !
L’exclamation qui s’éleva dans mon dos ne paraissait pas très
compatissante, mais plutôt curieuse. Ne voyant pas de réaction
sur le visage de Naeviah et n’entendant pas de remarque du côté
de Tyesphaine, je leur racontais ce qu’elle m’avait dit sur la
guilde et ce qu’elle avait fait.
— Et c’est pour ça que tu dis qu’elle est perverse ?
— Enfin, elle a bien reluqué Mysty et Tyesphaine pendant le
repas aussi…
J’étais un peu en colère qu’on ne me crut pas sur parole, aussi
j’apportai un autre élément qui produisit son effet : je vis les
pieds de Tyesphaine, assise sur l’autre lit, s’agiter pour exprimer
son embarras. J’aurais préféré ne pas le lui faire remarquer, mais
face à cette incrédulité...
— Héhé ! J’lui en veux pas, les yeux sont faits pour voir. Puis,
moi aussi je matais Tyes. J’me demandais si elle faisait tomber
des miettes de pain dedans.
— Mumumu…
— Elle dit que c’était le cas. Le décolleté était vraiment trop
large... Vraiment ?! m’écriai-je.
Je me sentais une fois de plus contente de ma poitrine. Je
n’aurais pas aimé que mon soutien-gorge devienne un garde-
manger.
— Pour le coup, je rejoins un peu Mysty. Difficile de ne pas
jeter des coups d’œil...

253
Pourquoi refusaient-elles de me croire ?
— Et le coup de la guilde, c’est plutôt gentil de sa part de
t’avoir prévenu, continua Naeviah. J’ai bien vu ton regard
s’enflammer lorsqu’elle en parlait.
— Le tien aussi, d’ailleurs.
J’avais remarqué un grand intérêt chez Naeviah pour la magie
et la guilde, ainsi qu’une pointe de jalousie à mon égard aussi.
— Tsss ! Je t’en pose des questions !
Elle croisa les bras et détourna le regard. Mais, après quelques
instants de silence, elle finit par expliquer :
— Quand… quand je suis partie de chez moi, j’ai voulu
entrer dans une guilde de magie. Petite, on n’arrêtait pas de me
considérer comme une enfant maudite à cause de mes yeux.
J’avais nourri l’espoir d’être une détentrice du don… mais il
s’avère que ce n’est pas le cas. Voilà, vous savez tout ! J’ai choisi
la carrière de prêtresse en second choix. C’est normal que ça
m’intrigue.
— Je ne savais pas tout ça…
En même temps, Naeviah n’avait jamais parlé de son passé.
Nous connaissions un peu celui de Tyesphaine, de Mysty et du
mien également (même si j’étais loin d’avoir tout dit), mais elle
s’était toujours abstenue de révéler le sien.
— Pourquoi j’en aurais parlé ?
— J’ai du mal à te voir en mage, dit Mysty. J’veux dire t’as
vraiment l’air d’une prêtresse.
254
— Je suis une prêtresse, idiote !
Mysty ne se défendit pas, elle se mit à rire à gorge déployée
ce qui fit rebondir ses seins sur ma tête. À la longue, il y avait le
risque qu’elle finisse par m’assommer, j’en étais convaincue.
— Mumumu…
— Tyesphaine dit de ne pas déprimer, le don de magie est
rare. Elle a aussi passé les tests mais ne l’a pas non plus. Il y a
des tests pour ça ?
— Chez les nobles, c’est une pratique courante, expliqua
Naeviah. Par tradition, on fait venir un mage de guilde lorsque
l’enfant atteint ses sept ans. Il utilise une sorte de gros cristal
pour déterminer s’il y a une trace de magie. Et me pose pas de
question comment fonctionne cet objet magique, j’en ai aucune
idée.
Elle m’avait devancé.
— Et toi, Mysty, tu as fait l’essai ?
— Jamais ! Eh eh ! Si ça se trouve, j’ai le don aussi !
J’pourrais devenir ta sœur de magie, ce serait tellement classe !
— En effet, ce serait rigolo…
Le regard de Naeviah me laissa percevoir une pointe de
tristesse. Manifestement, la plaisanterie de Mysty avait ravivé
des mauvais souvenirs.
— La magie cléricale est cool aussi, dis-je pour la rassurer. Je
ne vois pas trop lieu de tellement aduler la magie noire, tu lances
des rayons destructeurs et en plus tu sais soigner !
255
Naeviah se reprit aussitôt.
— Bien sûr qu’on a rien à envier à de stupides magiciens
comme toi ! En plus, la magie d’Uradan est plus offensive que
des autres cultes, elle offre un excellent équilibre entre capacité
offensive et curative ! Je ne perds en rien face à toi !
Elle avait regagné sa confiance habituelle. Je décidai de ne pas
la remettre en question et de revenir au sujet de départ.
— Donc, vous ne voulez pas me croire quand je vous dis
qu’elle est perverse et dangereuse ?
— Moi j’te crois ! Mais, au fond, tout le monde est pervers,
non ? Y a vraiment quelqu’un qui reste indifférent en voyant de
beaux seins ou un joli cul ?
— Toi t’es un cas à part, je veux pas t’entendre.
— Héhéhé !
— C’était pas un compliment !!
Pendant que j’écoutais Naeviah crier sur Mysty, je
m’interrogeais. Les pulsions sexuelles qu’on le voulût ou non
étaient présentes chez tous les êtres vivants. Ce qu’on désignait
en tant que perversion était un dérèglement soit par la fréquence
et l’intensité soit par son expression.
Est-ce que Syrle pouvait être considérée réellement comme
telle sur la base de cette définition ?
Elle n’avait pas fait preuve d’un appétit incroyable, donc le
facteur d’intensité était à exclure. Quant au critère basé sur la
fréquence, il était impossible à estimer, elle seule pouvait
256
connaître cette information. Enfin, l’expression de son désir était
homosexuelle, ce qui pouvait être considéré comme une
perversion dans nombreuses cultures, mais j’étais fermement
opposée à cette vision.
Tout ce que je pouvais au final lui reprocher était un certain
franc-parler et un fétichisme pour les tenues de maid. Sur cette
base, j’avais connu énormément de pervers dans mon ancien
monde…
À force d’entendre à tort Naeviah me traiter de perverse,
j’avais fini par trop élargir l’application du terme, je m’en rendais
compte à cet instant. À la réflexion, Syrle était plutôt normale,
mes accusations étaient infondées.
Moins convaincue, je décidai de ne pas m’acharner à les
convaincre. Je les avais prévenue, en un sens.
— Et vous, comment s’est passé votre après-midi ?
Mysty leva les yeux en l’air pour s’en souvenir, tout en posant
son index au coin de sa bouche. C’était une expression vraiment
adorable !
— Écoute... Naeviah a rempli la citerne de flotte en la créant
avec sa magie...
— Tssss ! Je t’avais dit de garder le secret !!
— Pas envers Fiali et Tyes, si ?
— Et à qui pensais-tu que je voulais le cacher au juste ?!

257
Je mis ma main devant la bouche en plissant les yeux avec
fourberie pour me moquer de Naeviah. Elle rougit
immédiatement et me pointa du doigt :
— Je veux rien entendre de ta part ! Tu allumes le feu à la
magie !
— Je n’ai rien dit. Fufufu !
— Oh ? Fiali est en mode taquin ? J’ai pas vu ça souvent...
J’t’aime bien comme ça, t’es marrante ! Haha !
Mysty se mit à jouer avec mes joues avant de me faire un
câlin. Mon air taquin parut de suite moins crédible.
— Quoi qu’il en soit, j’ai aidé Mysty avec ses plantes toute
l’après-midi.
— Et t’as réussi à te blesser avec les roses. Heureusement que
t’as ta magie. Haha !
— Mais tu vas arrêter de me trahir, toi ?!
Elle jeta son oreiller sur Mysty qui n’eut pas besoin de
l’esquiver puisqu’il s’écrasa sur mon visage. Je restais de marbre,
je savais que c’était comme cela que commençaient les batailles
de polochon en général.
Naeviah, qui n’avait pas plus envie que moi d’alimenter le feu
de la guerre, reprit le coussin l’air de rien et poursuivit :
— Mysty a été rappelée un peu avant moi. Elle devait lui faire
des massages et lorsqu’elle les aurait finis, nous devions passer en
cuisine toutes les deux.

258
— Et, comment a-t-elle réagi au massage ? Elle a hurlé ? Elle
a crié ?
— Nope. Elle a juste un peu gémi par moment, rien à voir
avec Tyes.
Le pouvoir de Mysty avait disparu ou alors n’était-elle pas
sensible au massage ?
— Juste pour vérifier un truc… Tu peux juste commencer à
me masser les épaules ?
— Si tu veux.
Au début, je grimaçais. Elle ne me faisait pas mal, c’était
simplement que c’était des endroits de mon anatomie qu’on ne
touchait pas en principe et que cela me gênait un peu.
Mais il lui fallut à peine quelques instants pour attendrir mes
muscles et commencer à toucher les nerfs. Immédiatement, des
courants électriques et des bouffées de chaleur m’envahirent à
mesure qu’un plaisir intense se propagea en moi.
Comme je l’avais pensé, ses mains étaient dangereuses !!
Vraiment dangereuses !
J’ignorais où elle avait développé une telle connaissance de
l’anatomie humaine, mais j’étais persuadée que ce n’était pas un
talent inné, elle l’avait bel et bien appris à quelque part.
Après quelques gémissements, je l’arrêtai avant qu’elle n’aille
plus loin.
— Stop !

259
— Je dois m’arrêter ?
— Oui, oui, oui !!
— Dommage, tu commençais à pousser des petits cris
amusants. Héhé !
— Pas de « héhé » je te prie !
Reprenant mes esprits et mon souffle, je vis le visage de
Naeviah rouge d’embarras. Même Tyesphaine m’observait, elle
avait un peu baissé son coussin pour libérer son champ visuel.
J’avais poussé de tels gémissements ?
— Euh… j’ai hurlé sans m’en rendre compte ou quoi ?
— Non, ça allait, me rassura Mysty. Tyes hurlait vachement
plus.
La concernée plongea à nouveau son visage dans son coussin.
À quelque part, Mysty était l’ennemi naturel de Tyesphaine.
J’étais convaincue que s’il n’y avait pas Naeviah et moi entre les
deux, elle pouvait la tuer de honte.
— Et du coup : ta conclusion ? me demanda Naeviah.
— Les compétences de Mysty ne sont pas à remettre en
doute : ses mains sont magiques.
— Merci !
— Donc soit Syrle est insensible, soit elle sait se maîtriser.
— Bref, elle est moins perverse que toi, c’est tout ce que ça
veut dire.

260
— Pourquoi il faut toujours que tu tournes les choses ainsi ?
— Parce que c’est toi.
Je ne savais que penser de cette réponse. J’avais l’impression
que nous arrivions à une impasse.
— Et du coup, on va faire quoi pour lui tirer l’anneau ? On
l’agresse et on lui le prend ? J’aime pas trop cette méthode mais
ce serait la plus simple.
— Sincèrement… j’aime pas cette affaire.
— Pour une fois que je suis d’accord avec la perverse. Ce
marquis… Nous demander une chose pareille... Tsss !
— On peut pas juste l’envoyer paître et se tirer d’ici ?
— Ce serait bien de pouvoir le faire Mysty, mais il reste un
noble influent de la ville. On ne pourrait plus séjourner ici, voire
dans le royaume entier.
— Ce serait un peu con, j’aime bien Hotzwald en plus. C’est
là que j’vous ai rencontrées.
Je partageais ce sentiment.
— On ne va pas se mettre le royaume à dos, point final !
Naeviah se montra autoritaire. J’entendis un « mumu » de
Tyesphaine dire qu’elle approuvait le fait de ne pas s’attirer
pareils ennuis.
— Dans ce cas, continuons notre observation, tout
simplement, dis-je. Au niveau des défenses magiques, j’ai repéré
une forte magie sur la porte d’entrée, mais ce qui m’intrigue
261
vraiment ce sont toutes ces statues. Je suis convaincue que Syrle,
en tant que magicienne spécialisée en magie de terre, doit
pouvoir écouter et voir à travers elles, peut-être même les
animer.
— Dans la salle de bain…
Tyesphaine, paniquée, tira sa tête de sa « carapace » et parut
m’interroger sur ce qui s’était passé ; je compris immédiatement
ce qu’elle voulait dire. Il était vrai que j’avais été plutôt brève au
moment des faits...
— Oui, c’est pour cette raison que je t’avais demandé d’entrer
dans mon jeu. Elle ne dégagent pas de magie, mais si comme je
le pense elle peut les activer à tout instant, il se peut qu’au
moment où je remarque l’émanation magique il soit trop tard.
— J’aurais bien aimé que tu nous dises tout ça avant. Tssss !
— Hier soir, j’étais vraiment épuisée…, dis-je en guise
d’excuse. Puis, j’avais peur qu’elle puisse nous entendre.
Techniquement, la réunion que nous tenons là pourrait nous
dévoiler. Même si j’ai inspecté, je ne peux être sûre de rien…
mais je pense qu’elle est nécessaire à la suite des opérations.
— Si déjà on y est, autant définir un plan d’action.
— C’était l’idée, Naeviah.
— Vu qu’elle pionce, on peut pas aller faire le tour de la
maison ? proposa Mysty.
— Je pense qu’elle est encore réveillée, cela dit. Elle m’a
quittée en disant qu’elle avait de la lecture. Je ne sais pas

262
comment vivent les riches mais elle me semble particulièrement
prudente. Elle a un jeu de miroirs dans son dressing qui lui
permet de garder sous contrôle le moindre recoin. D’ailleurs, elle
a préféré ne pas me faire entrer dans sa chambre pour la coiffer.
— Dressing ?
— Euh… Garde-robe. Encore de l’elfique. Hahaha !
Je me grattais l’arrière de la tête en riant nerveusement.
Naeviah me suspectait, c’était évident, son regard cherchait à
percer mon secret.
— Cela dépend des personnes…, expliqua timidement
Tyesphaine. Chez les nobles, les domestiques ne font que
nettoyer la chambre… Les dames de compagnie seules peuvent
entrer réveiller… leurs maîtresses… les habiller et les coiffer…
— Ouais. Et toutes les maisons n’ont pas de garde-robe
séparée de la chambre. En principe, les vêtements sont dans la
chambre à coucher, ajouta Naeviah.
— N’aurait-elle pas séparer les deux parce qu’elle est une
magicienne ? demandai-je.
— Je ne vois pas trop le rapport.
— Admettons qu’elle dispose d’écrits magiques importants
dans sa chambre, elle préfère ne pas les exposer aux
domestiques, non ? D’ailleurs, je suis étonnée que Syrle ne soit
une noble.
— Oui, c’est un grand étonnement, je le pensais également,
avoua Naeviah.

263
— Moi, j’le savais. Enfin, j’avais pigé. Elle dégage pas la
même chose que les nobles, elle est trop… ch’sais pas trop
l’expliquer, mais elle était différente de Tyes, par exemple.
Je ne savais pas si Tyesphaine était une référence en matière
de noblesse, mais cela semblait avoir du sens pour Mysty.
Puisqu’il était impossible de commenter ses paroles, je
poursuivis mon raisonnement :
— Elle m’a également dit que le dressi… la garde-robe était
un endroit où avaient souvent lieu les tentatives d’assassinat. Elle
m’a avoué qu’elle sait qu’on en veut à sa vie. D’ailleurs, je me
demandais aussi pourquoi elle ne vit pas en ville : elle doit faire
des allers-retours jusqu’à la guilde de magie, c’est pas très
pratique.
— Je ne suis pas experte dans la politique de la guilde de
magie, dit Naeviah, mais je sais qu’il y a énormément de conflits
internes. Les mages ont…
Elle marqua une pause et me dévisagea comme si elle
cherchait à me dire quelque chose avec ses yeux inquisiteurs.
— … de sacrés ego. Même s’ils travaillent ensemble, ils
s’entendent rarement. Et comme elle l’a dit, il y a des tensions
entre les mages d’origine aristocratique et plébéienne.
L’enseignement commun dit que seuls les nobles ont accès à la
magie, ce qui assoit d’ailleurs leur pouvoir, mais ils n’en ont pas
l’exclusivité. La proportion est juste proportionnellement bien
plus importante.
Je voyais où elle voulait en venir, je venais d’un monde où la
pensée rationnelle était plus ancrée qu’ici.
264
— Même si proportionnellement il y en a plus parmi les
nobles, puisque la base de la plèbe est plus vaste, il y a en réalité
plus de mages roturiers que de nobles. C’est bien ce que tu veux
dire ?
— Tu es intelligente pour une perverse. Cette caste
silencieuse commence à de plus en plus se manifester. Ils
voudraient plus de droits et qu’on les accueille mieux. Plus d’une
fois, ils ont démontré que le talent et le sang n’étaient pas liés. Il
y a des mages roturiers très puissants, même moi j’en ai entendu
parler.
Le talent n’était pas lié au sang, mais je m’interrogeai pour
quelle raison la proportion de mage était si significativement
supérieure chez les nobles.
— Je pense que Syrle est aussi puissante que tu le supposes,
Fiali, elle doit avoir pas mal d’ennemis parmi ses paires. Il n’y a
rien de plus détestable pour ce genre de mages qu’une roturière
puissante.
— Cela semble correspondre à ce qu’elle a dit. Le fait qu’elle
soit une femme doit aussi agacer…
Avec Naeviah, nous avions l’impression d’avoir bien avancer
dans notre analyse du cas de Syrle, mais Mysty bâilla.
— Bon, ça devient compliqué. Ch’suis un peu une idiote, vous
savez ? Concrètement, on fout quoi ? On fait un petit tour, Fiali
et moi ?

265
Mysty était certes la plus discrète mais elle ne voyait pas la
magie comme moi. Et nos deux amies n’étaient pas vraiment
taillées pour ce genre d’opérations.
— Faisons cela. Plus vite nous en aurons fini, mieux ce sera.
Mais je tiens quand même à dire qu’après tout ce que tu viens
d’expliquer, Naeviah, j’aime de moins en moins le marquis. Syrle
me semble être une victime dans cette histoire.
— Ne présume pas trop vite non plus, dit Naeviah en croisant
les bras. Je sais qu’entre perverses vous pourriez vous entendre
mais nous ne savons rien d’elle au final. Les apparences sont
trompeuses, il suffit de te voir d’ailleurs.
Elle faisait mal parfois, mais au moins elle reconnaissait que
j’avais une apparence adorable et gentille.
— Donc tu admets à présent que Syrle est une perverse ?
— Tu cherches vraiment à m’énerver, toi ?
Nous nous fixâmes droit dans les yeux quelques instants, puis
finalement Mysty me donna une tape sur les fesses.
— Bon, on se bouge ma Fiali ! Elle doit sûrement roupiller.
On y va !!
Elle ne me laissa pas dire mot, elle m’entraina hors de la
chambre. J’entendis juste Naeviah souffler bruyamment par le
nez avant que la porte ne se refermât.
***
Le manoir était silencieux. Les fenêtres laissaient entrer la
lumière des étoiles et de la lune. L’éclairage était insuffisant pour
266
qu’un humain put parfaitement voir, mais Mysty se déplaçait
sans problème.
Cela m’étonna un peu, je la savais entraînée à l’obscurité,
mais elle donnait l’impression d’y voir aussi bien que moi.
Ce qui m’amena à lui poser directement la question :
— Nope, j’y vois pas en détail. Mais j’suis habituée. J’vois les
formes. Eh, j’y pense ! Les statues voient dans le noir ou pas ?
Bonne question. En admettant qu’elles pussent effectivement
nous observer, bien sûr. Cela dépendait des enchantements dont
elles disposaient, mais puisqu’elles ne dégageaient pas de magie,
je préférais présumer qu’elles ne pouvaient pas le faire.
Considérant ce que nous faisions à l’instant, si je me trompais,
nous étions déjà dévoilées.
— Je ne pense pas.
— Tant mieux. En fait, ce qui serait le top, ce serait de visiter
sa chambre pendant qu’elle dort. Elle doit retirer l’anneau, il
suffit que je le choppe et pouf ! On peut se tirer d’ici.
— Ce serait l’idéal. Mais tu penses vraiment que ça
marcherait ?
— J’suis discrète. Si elle fout l’anneau dans une boîte à côté
d’elle, j’peux sûrement y arriver.
— Et s’il y a des pièges magiques ?
— C’est pour ça que j’t’ai amenée. J’voulais pas en parler
devant Nae et Tyes, mais elles sont pas vraiment utiles au plan.

267
À deux, on peut facilement y arriver. Autant revenir avec
l’anneau et leur faire surprise, non ?
L’idée était séduisante, mais me paraissait trop facile.
Pourquoi engager des aventurières alors qu’un voleur pouvait y
arriver ?
— J’aimerais vérifier un truc avant.
Nous retournâmes dans le vestibule d’entrée où je
m’approchai de la porte en tendant la main. J’évitais de la
toucher de peur d’activer quelque chose. Sa magie était encore
plus puissante qu’en journée, je me rendais compte qu’un
mécanisme arcanique avait été activé.
— Haha ! Je crois que j’ai compris…
Je m’éloignais et chuchotais à Mysty :
— La porte est enchantée avec une magie de renfort pour la
rendre plus solide, mais il y a un autre effet magique qui se
diffuse dans tous les murs extérieurs de l’édifice. Je suis presque
sûre que la magie forme une cage autour de nous. En d’autres
termes, j’ai lieu de croire que nous sommes piégées ici, même si
je ne suis pas certaine.
— Tu veux que j’essaye d’ouvrir ? Au pire, si on nous choppe
on dira qu’on a vu des silhouettes dehors.
C’était un bon plan. Il y avait sûrement une alarme intégrée
dans le mécanisme de la porte, même si je n’en voyais pas au sol,
de ce côté-ci.
— Tentons.

268
Mysty essaya d’ouvrir la porte, mais s’arrêta sans insister. Elle
était verrouillée, bien sûr, c’était même notre tâche de s’en
occuper à la nuit tombée, mais...
— Vous avez fermé les portes avant de retourner dans nos
quartiers ? demandai-je à Mysty.
J’étais sûre de ne pas m’en être occupée, mais je n’étais pas
sûre si mes amies ne l’avaient pas fait à ma place.
— Nope. Je crois bien qu’on a oublié de le faire.
Ce verrou faisait donc partie du mécanisme de défendre
magique ? Mais pourquoi Syrle l’activait ce soir alors que la
veille cela n’avait pas été le cas ?
J’avais envie de tester autre chose. Je me dirigeais donc vers
une fenêtre et essayais de l’ouvrir. Il s’agissait d’un système
d’espagnolette, mais même lorsque je l’eus remontée…
— Elle ne bouge pas. C’était comme si une force invisible la
retient fermée.
— En fait, si c’est comme ça partout, on est vraiment
prisonnières, non ?
— Oui, Mysty.
— Donc même si on tire l’anneau ce soir, on peut pas
s’enfuir ?
— Je le crains…
— Et tu peux rien faire ?

269
— Je vais tenter un truc, mais à mon avis, tu as plus de
chances que moi d’arriver à passer outre le mécanisme.
Je l’avais vue retirer le piège magique de la porte du
nécromancien alors même qu’elle ne voyait pas la magie et n’y
connaissait rien.
— Là, j’vois bien qu’y a un truc qui cloche, mais c’est pas un
piège. Et même pas un mécanisme de serrure, j’ peux rien faire.
Ses paroles me trottaient en tête alors que je tendis mes mains
vers la fenêtre et utilisait un sort sans incantation. C’était la
première fois que je l’utilisais depuis qu’on était ensemble.
C’était un sort de « Déverrouillage ». En principe, il permettait
d’ouvrir des portes fermées à clef et qui n’étaient pas complexes
(ou magiques).
Autant dire que le sort était surtout utile contre les portes de
prison peu chère, mais les portes de haute sécurité y étaient
imperméables. De même, les serrures enchantées magiquement
n’étaient pas affectées.
J’avais évité de l’utiliser jusqu’à présent puisque nous avions
Mysty qui était bien plus efficace, mais dans cette situation, cela
valait la peine de faire l’essai. Il ne fonctionna pas, comme je
m’y étais attendue.
— Laissons tomber pour ce soir, rentrons, dis-je.
— Ouais, c’est mieux.
Cependant, à cet instant, j’entendis des pas à l’étage, ils se
rapprochaient.

270
— C’est l’une d’entre vous ? demanda la voix de Syrle.
Rapidement, un halo de lumière devint visible à l’étage, par la
mezzanine.
Je fis signe à Mysty de se cacher.
— Je m’en occupe…
J’ignorais encore comment, cela étant dit, je n’avais pas la
capacité de me dissimuler comme Mysty. À la place,
j’improvisais...
— C’est moi, Katelina…
Pour ne pas paraître (plus) suspecte, je restais à ma place et
je l’attendis en préparant mon mensonge. J’aurais pu tenter
l’excuse qu’avait évoqué Mysty quelques instants auparavant,
celle que nous avions vu des silhouette à l’extérieur, mais
pourquoi aurait-ce été la petite sœur à s’en occuper ?
Soudain, une idée me traversa l’esprit. Je pris soin d’ajuster le
bonnet sur ma tête (qui cachait mes oreilles, en partant du
principe que les statues pouvaient nous voir c’était une
précaution nécessaire) et de changer d’attitude.
Lorsqu’elle arriva à portée de vue à la rambarde de la
mezzanine, je pris la parole :
— Désolée… Madame… si j’ai fait du bruit… Je cherchais
les toilettes… mais je me suis perdue.
Même si je n’en étais pas à ce point, il m’arrivait d’avoir du
mal à retrouver un endroit spécifique dans ce immense demeure.

271
Mais j’avais au moins mémoriser les toilettes de l’aile des
domestiques… enfin, les latrines.
— Il y en a de votre côté.
— Oui, mais… nous n’avons pas eu le temps de les
nettoyer… je… je voulais aller dehors, mais la porte est fermée.
Syrle me dévisagea un instant alors que je me contorsionnais
les mains entre les cuisses pour améliorer la crédibilité de mon
rôle.
— Suis-moi.
— Merci, Madame.
J’étais sûre d’une chose : ce n’était pas le bruit qui l’avait
attirée. Peut-être était-ce l’interaction de mon sort sur la serrure.
Ou alors notre tentative d’ouvrir la porte.
L’autre chose dont je me doutais était que la magie qui la
bloquait n’agissait pas réellement sur la serrure. Les paroles de
Mysty me l’avaient confirmé : c’était bien plus une barrière
magique qui passait dans les murs et qui formait une cage autour
du bâtiment. Le blocage de la porte n’était qu’une conséquence
du mur qui se trouvait derrière elle.
Si tel était le cas, en utilisant la force ou la magie, il devait
être possible malgré tout de la percer. Une analyse plus poussée
serait nécessaire néanmoins.
Je fis discrètement signe dans mon dos que tout allait bien en
espérant que Mysty me comprît, puis je me hâtais de suivre la
maîtresse des lieux, comme si j’avais réellement besoin d’aller

272
aux toilettes. Cette excuse fonctionnait habituellement, personne
n’était un monstre au point de ne pas la comprendre.
Elle m’amena dans le couloir où se trouvait la garde-robe et sa
chambre.
— Il y a des toilettes dans ma chambre. Ils sont propres.
— Je… je n’oserais pas…
— Ce n’est pas une invitation, mais un ordre. Interdiction
d’aller dehors, tu es trop jeune. Qui sait quel monstre ou
ravisseur pourrait t’attaquer dehors.
— Il y a des monstres ?!
Je feignis la surprise. En principe, aucun endroit dans le
royaume n’était assuré d’une absence totale de monstres, mais
autour des villes il y en avait malgré tout très peu. D’autant plus à
Segorim, d’après mes observations.
— Il y en a. Surtout les monstres volants. S’ils repèrent depuis
le ciel une petite fille, ils fonceront sur elle. Mais ne discutons
pas, tu risques de plus pouvoir te retenir.
Elle ouvrit la porte et me poussa à l’intérieur. Je ne voyais pas
quoi dire pour refuser.
La chambre était forcément très grande. Le sol était recouvert
de tapis qui devaient être hors de prix. Des tapisseries décoraient
également les murs, ainsi que des statues taille réelle, comme
dans le reste de la demeure.
Il y avait une fenêtre au fond, un peu avant un lit à baldaquin
dont les rideaux étaient ouverts. Contre un mur, dans une partie
273
surélevé à laquelle menaient trois marches, un canapé immense
avec une table basse.
Plusieurs bibliothèques ornaient le mur opposé, elles étaient
toutes pleines de livres. Un bureau s’y trouvait également.
Sur le même mur, une porte que Syrle ouvrit et qui me permit
d’accéder aux commodités. Elle referma aussitôt la porte
derrière moi.
Je découvris une chaise percée en pierre dont dégageait de la
magie. Il y avait également un lavabo qui avait une aura un peu
plus faible.
— Répète le mot de commande après moi, me dit Syrle. Il va
permettre à la pierre de se réchauffer.
Pratique ! Je répétais le mot de commande en draconique et
m’assis sur le siège.
— Le mot de commande pour désintégrer le contenu est…
Je le mémorisais sans problème. « Propre » en draconique, il
y avait plus difficile comme parole.
Sûrement à cause du stress, même si je n’avais pas envie à la
base, je finis par faire mes besoins et ressortir après m’être lavée
les mains. Syrle m’attendait une main sur la hanche.
— Soulagée ?
J’acquiesçai un peu perplexe quant à cette question qui
manquait de tact.

274
— Ton élocution du draconique est plutôt bonne pour une
non-pratiquante de la magie, tu sais ? Les objets magiques sont
pointilleux. Si les mots de commande sont mal prononcés, ils ne
s’activent pas.
ZUT ! Paniquée, je n’avais pas pensé à ce détail ! Une fille
normale n’était pas censée connaître le draconique !
J’aurais jouer la carte de l’ignorance, mais à la place
j’improvisais :
— Euh… en fait, papa aimait bien les langues étrangères, il
m’avait appris quelques paroles…
— Le draconique est surtout appris par les mages, mais il
trouve des applications dans de nombreux autres domaines. Ton
père était une personne pleine de bon sens.
Ouf ! J’avais eu raison de penser que c’était comme le latin en
Europe médiévale. Entre la médecine, le droit et la religion, il y
a nombre d’intellectuels qui l’utilisaient sans être des magiciens.
— Je suis de plus en plus persuadée que tu feras une
excellente recrue. L’apprentissage du draconique fait partie des
grandes hantises de la guilde. Pourtant, peu importe la langue, ce
sont bien les paroles qui focalisent la volonté et l’imposent aux
forces magiques.
— Oh ? Vraiment ? Le draconique n’est pas obligatoire ?
J’incantais toujours en elfique, bien sûr qu’il n’était pas
obligatoire ! Elle avait raison, il n’était pas la seule possibilité,
mais les langues anciennes avaient plus d’impact pour le
lancement de sorts.
275
Le draconique et l’elfique, par exemple, avaient des
dispositions pour faciliter les incantations, une partie de leur
vocabulaire y était dédié par ailleurs. Parmi les autres langues
que je connaissais, le mortuaris avait beaucoup de vocabulaires
pour décrire les états entre la vie et la mort et était médicalement
assez précis, et l’abyssal, la langue des démons, ne tarissait pas
de terme pour détailler la douleur.
Outre la facilité d’élocution, la puissance de mes sorts était
inférieure lorsque je les utilisais, ce qui n’était pas le cas de
Naeviah qui priait presque toujours en mortuaris. Cependant, sa
magie provenait de sa déesse et non d’elle-même, le procédé
pour manifester la magie était totalement différent.
Parfois, quelques pratiquants de la magie préféraient la langue
des géants, plus rauque et lugubre, mais puisque je ne le
connaissais pas, je ne pouvais m’avancer quant à son efficacité
magique.
Lors de mon apprentissage, mon mentor m’avait invitée à
tester les langues que je connaissais et j’avais pu me rendre
compte que lancer des sorts en langue « commune » était
possible mais moins efficace également. En secret, j’avais essayé
le japonais et l’anglais, que je connaissais de mon ancienne vie
et, dans leur cas, cela n’avait pas du tout fonctionné ; c’était
comme lancer le sort spontanément, sans incantation, les paroles
n’apportant rien à la magie.
L’une de mes théories sur la question étaient que le langage
avait un impact psychologique sur le lanceur de sort. Qui disait
science arcanique disait savoir perdu et mystérieux, ce qui

276
correspondait plus aux langues anciennes et oubliées. Puisque je
n’associais pas la magie à mon ancien monde, les langues de ce
dernier ne m’apportaient aucun bénéfice psychologique au
moment de l’incantation. En résumé, les langues aidaient
simplement la volonté à synthétiser la magie, elles n’avaient pas
d’autre puissance que celle qu’on leur accordait.
L’autre théorie opposée était liée à celle de la « langue
originelle ». Les linguistes de mon ancien monde pensaient que
les langues formaient une sorte d’arbre avec des branches. En
remontant les origines des mots, il était possible de revenir vers
le tronc commun à toutes les langues. Le japonais, en tant
qu’isolat, était un cas à part, mais si on prenait la majorité des
langues parlées en Europe, elles étaient issues du grec, du latin et
du germanique. Eux-mêmes provenaient de l’indo-européen. Qui
lui-même provenait d’une autre langue qui avaient engendré
d’autres groupes. Et, à la base de toutes, la langue originelle, la
langue-mère.
Dans un monde de fantasy, il n’était pas impossible que cette
langue soit celle utilisées par les dieux et qu’elle détînt en soi une
réelle puissance créatrice.
Lorsqu’ils avaient créés les premières races, celles-ci avaient
développé leurs propres langages dérivés de celui des dieux. Et
au fur et à mesure de l’évolution, des guerres et des échanges
avec les autres peuples, ces langues avaient muté et s’étaient
affaiblies.
Les espèces dont la longévité était plus longue avaient
naturellement une facilité à la transmission du savoir, ce qui

277
incluait les elfes et les dragons. C’est pourquoi ces langues-ci
étaient encore à ce jour plus proches de la langue des dieux et
donc plus adaptées à la magie.
Mais encore une fois, ce n’était qu’une théorie de ma part. Et
Syrle allait m’apprendre quelque chose à ce sujet.
— Non, il ne l’est pas. Parmi les mages, certains préfèrent le
commun. C’est un des nombreux sujets à discorde parmi nous.
L’efficacité des langues sur la magie est sujet à débat. Dans les
faits, certains mages de style Lugaell ont obtenu des résultats
supérieurs aux traditionnels du style Vradium.
— Oh ?
Je me rendais compte soudain qu’il y avait plusieurs styles de
magie parmi les utilisateurs humains. Je me demandais si mon
style de magie elfique faisait aussi partie d’une branche
spécifique ? Tant que je n’aurais pas plus d’informations sur les
miens, il serait difficile de le déterminer.
— Je… je vais retourner voir mes sœurs.
Je me dirigeais vers la porte pour m’enfuir, Syrle ne m’arrêta
pas, et pour cause, elle était verrouillée.
— Il faut un mot de commande pour ouvrir cette porte. Mais,
tu as piqué ma curiosité... Je t’ordonne donc de dormir avec moi.
— HEINN ?!
— Tu n’as pas compris ? Approche. Continuons de discuter
au lit.

278
— Mais… mais… mais je ne suis pas une pro… fille de
joie…
En effet, je ne m’étais pas engagée pour ça ! C’était trop
direct ! Trop brusque ! Trop… TROP !!!
Syrle me sourit tout en me faisant signe de la main de
m’approcher :
— Je n’ai jamais parlé de coucher avec moi. Tu as l’esprit
bien mal placé pour une fillette de ton âge.
Je rougis faiblement en baissant le visage. J’avais réellement
l’impression qu’elle jouait avec moi.
Que faire ? Protester, me rebeller ou me soumettre ?
— Allons, tu ne vas pas me dire que tu as peur de moi ? En
plus, je suis une femme, tu ne risques rien.
Je sursautai. Si je lui disais que ce dernier argument n’était
pas valide, elle allait encore me faire remarquer que j’étais trop
informée pour une fille de mon âge. C’était difficile encore pour
moi de connaître la limite des connaissances des gens de ce
monde.
Les filles de bonne famille recevaient-elles une éducation
sexuelle ? Je pouvais à la limite me cacher derrière le fait que
mes sœurs m’avaient parlé de choses et d’autres, mais…
— Je pourrais te parler de magie également. Il me semble que
tu es bien intéressée. Je suppose que c’est normal, ton sang t’y
dispose...

279
Cette fois, elle m’intriguait vraiment. Que voulait-elle dire par
là ? Avait-elle réussi à me démasquer ? Sous l’effet de la peur,
mon cœur bondit dans ma poitrine.
— Mon sang ?
— Tu pensais qu’un simple bonnet me tromperait ? Tu es
bien une elfe, non ? Viens donc se coucher là et explique-moi
pourquoi une elfe se prétend sœur avec ces trois filles ? Sont-
elles seulement au courant ?
QUOI ???!!!
J’avais été démasquée si facilement ? Quand ? Comment ?
Pourquoi ?
Les questions s’agitaient dans ma tête, je ne savais plus quoi
faire.
La combattre ? Seule ? Ici ?
Syrle finit par en avoir assez de l’attente, elle s’approcha de
moi, me prit par la main et me tira dans le lit. Dans l’état où
j’étais, cette impulsion me décida à me laisser faire.
Elle n’avait sûrement pas de mauvaises intentions à mon
égard. D’ailleurs, elle avait découvert la vérité et n’avait pas agi
brusquement. Puis, dans tous les cas, je pouvais compter sur
mon aura dakimakura pour me protéger, non ?
Elle n’allait pas me faire de mal... Elle ne pouvait pas me faire
de mal ! me répétais-je dans mon esprit pour me rassurer.
Syrle tira ces lourdes couvertures sur nous et retira mon
bonnet sans me demander mon consentement.
280
— J’avais vu juste : d’authentiques oreilles d’elfe. Est-ce que
cela te dérange si je les touche un peu ?
Je reculai dans le lit en les couvrant, j’agissais tel un animal
terrifié.
— Oh là ! On dirait que c’est quelque chose d’important pour
toi. Aurais-tu eu la même réaction si je t’avais dit que je
souhaitais toucher un autre endroit ?
— Hiiiiii !
— Hahaha ! Désolée, je te taquine. Sois rassurée, je ne vais
rien te faire de mal. La Magicienne de Saphir n’a qu’une parole,
tu as ma promesse. Je suppose que cette réaction indique que les
oreilles sont une partie sensible de ton anatomie. Je prends
note...
J’avais réellement peur ! Elle épluchait mes réactions et mes
gestes avec une telle finesse que j’avais l’impression de ne rien
pouvoir lui cacher.
Mais, pourtant...
— Je… je… je ne suis pas une elfe !
C’était la première chose qui m’avait traversé l’esprit.
— Tu n’es pas humaine pour autant.
Improvise ! Improvise !! Fiali !!!
J’avais l’impression que ma tête allait exploser !
— Je suis une demi-elfe !

281
C’était l’unique solution ! Les idées se bousculaient dans ma
tête. Je tenais mon nouveau rôle !
— Elles sont… elles sont mes demi-sœurs en réalité. Papa a
eu une maîtresse elfe. Il l’a cachée mais la vérité a été révélée
peu avant sa mort. Petite, j’étais normale. C’est à l’adolescence
que mes oreilles se sont allongées et que nous avons compris.
— Oh ? Intéressant. Donc ton sang elfique se serait réveillé en
grandissant. Moi qui pensait que les demi-elfes étaient un conte
de fée...
Je le pensais également en réalité, un tel métissage était
sûrement impossible. Dans la panique, j’avais improvisé quelque
chose qui ne remettrait pas le reste en doute. Elle avait percé le
premier rempart de défense, il fallait défendre les autres. Éventer
un secret ne voulait pas dire tous les révéler.
— Je dis la vérité. J’ignore tout de maman et des elfes… Papa
m’a introduit dans la famille toute petite. Ma mère adoptive est
morte peu avant ma naissance. Mes sœurs étaient petites, elles
n’ont pas vu la supercherie. À présent, c’est pour protéger mon
secret que nous nous déplaçons de ville en ville. Si je pouvais
trouver ma mère biologique, peut-être pourrais-je en apprendre
plus sur moi-même.
Au fond, c’était à moitié la vérité et renvoyait à mon réel
objectif, je devais sûrement avoir l’air crédible.
J’espérais que Syrle ne me poserait pas trop de questions,
mon dos était en sueur et j’avais de nouveau envie d’aller aux
toilettes à cause du stress.

282
Accoudée, elle m’observa un instant, puis elle soupira.
— J’ai vraiment le chic pour trouver des domestiques
particulières. Mais cette fois, tu les bats toutes.
— Je… Désolée…
— Ne le sois pas. Tu as de la chance que je ne suis pas un de
ces monstres de la guilde. Tu sais quoi ? Je vais même garder
votre secret. En échange…
— Oui ?
— Tu vas apprendre la magie avec moi. Je veux voir les
progrès que te permettra ton sang elfique. Et aussi…
— Oui ?
— Couche avec moi.
— Hiiiiiiiii !!
Elle se mit à rire à nouveau.
— Tes réactions sont tellement amusantes, je ne m’en
lasserais jamais ! Hahaha !
Elle se moquait de moi à nouveau ! Je gonflais les joues,
contrariée et c’est alors qu’elle s’approcha de moi et m’attira
contre sa poitrine.
— Après tout ce que tu as vécu… ma pauvre… Ici, il est
inutile que tu te caches. À partir de demain, reste naturelle. Tu
es sous ma protection, personne ne te fera de mal. Allez, repose-
toi…

283
De manière maternelle, elle me caressa la tête et m’invita à
dormir. J’étais peut-être naïve, mais je ne sentais pas de tension
sexuelle en elle. Juste un sincère désir de me protéger.
Cette chaleur apaisante, ces caresses… Peut-être parce que
dans ce monde je n’avais pas eu de mère, elles eurent raison de
moi. Je cessais de résister et m’endormis sans m’en rendre
compte.
***

Nous étions toutes les quatre dans la cour, alignées.


Je portais le même uniforme que la veille, mais Tyesphaine
avait réussi à trouver quelque chose de plus couvrant et de moins
honteux dans la garde-robe. Pour ne pas attraper froid, Syrle
m’avait fait mettre une cape.
Mes oreilles étaient découvertes en ce matinée où le soleil
peinait à montrer le bout de son nez.
Décidément, le temps devenait de plus en plus froid.
— Je pense revenir en début d’après-midi, dit Syrle. J’ai des
affaires à régler à la guilde, je n’en ai pas pour très longtemps.
Voici les tâches que vous aurez à accomplir en mon absence : ma
lessive, le ménage de ma chambre, la cuisine et nettoyez aussi le
vestibule. Si vous arrivez déjà à finir tout ça, ce sera pas mal.
— Oui !
Nous répondîmes en chœur.

284
— Je vais activer les défenses extérieures du manoir,
n’essayez pas de le quitter, c’est pour votre bien. En principe, il
ne devrait pas y avoir de visiteur. Au pire, Katelina sait comment
utiliser le messager magique de l’entrée.
C’était l’équivalent d’un interphone magique. Une magie assez
simple du niveau d’un apprenti qui permettait de transmettre
quelques paroles à une distance raisonnable. J’entends par là
quelques centaines de mètres, tout au plus.
C’était un sort que je ne maîtrisais pas par manque d’intérêt
(mes oreilles permettaient déjà d’entendre plus loin), mais dont
je connaissais l’existence. Syrle avait un objet magique en deux
parties qui reliait le vestibule au portail extérieur. Avec un mot
de commande, il transmettait les voix à proximité des deux
boîtiers.
— Oui !
— Katelina, puisque tu connais le mot de commande de ma
chambre, tu es la préjugée à son ménage. Ce sera ton unique
tâche de la matinée. Je compte sur toi pour ne rien mettre en
désordre. Et dernière chose, inutile d’aller autant en profondeur
que ce que vous avez fait hier. C’était un très bon résultat, mais si
vous passez une demi-journée par pièce, on ne s’en sortira pas.
À plus tard.
Syrle referma le portail, je sentis immédiatement des effluves
de magie s’en dégager. Une onde nous traversa et se répandit
dans tout le domaine. Je sourcillais et sentis une goutte de sueur
perler le long de mon front : c’était une magie très puissante.

285
Si Syrle avait conçu ce système de protection elle-même, elle
était assurément plus puissante que ce que nous avions pensé.
Néanmoins, il y avait la possibilité qu’elle ait eu recours à
d’autres mages pour un travail coopératif.
Qu’est-ce qu’elle venait au juste d’activer ?
Ma première analyse me laissa simplement deviner qu’il y
avait une superposition de divers effets magiques, il était
impropre de penser que la protection n’avait qu’un seul effet.
Supposément, l’un d’eux devait être une barrière similaire à celle
de la veille.
Nous saluâmes Syrle et nous hâtâmes de rentrer dans le
vestibule, puis de nous diriger vers notre chambre, seul endroit
où il n’y avait pas de statues. Syrle s’en était allée à pied, mais
j’étais convaincue qu’elle avait une magie pour accélérer son
trajet.
— Bon, qu’est-ce qui s’est passé cette nuit, elfe perverse ?
Pourquoi d’un seul coup tu ne caches plus tes oreilles ? Et c’était
quoi ce que tu nous as dit ce matin : « ne me posez pas de
question, laissez-moi juste me changer... » ?
Je rougis. J’avais honte.
Il ne s’était rien passé de plus embarrassant que ce que je
vivais d’habitude avec les filles, mais… c’était compliqué à
expliquer. Au matin, lorsque je m’étais réveillée dans le lit de
Syrle, j’avais soudain eu l’impression d’être devenue son amante.
Bien sûr, ce n’était qu’une impression dans ma tête, en réalité
j’étais seulement sa domestique. C’était l’ambiance générale qui
286
m’avait laissée cette impression : la lumière blafarde qui passait à
travers sa fenêtre, ce grand lit en désordre, la tenue débraillée de
Syrle et mes cheveux ébouriffés…
Fort embarrassée, j’avais essayé de prendre la poudre
d’escampette, après m’être excusée du dérangement. Syrle ne
m’avait pas arrêté, elle m’avait laissé faire. Mais, la porte ne
s’était pas ouverte.
— Je te l’ai dit hier, il y a un protection magique. Je ne
compte pas me laisser tuer aussi facilement. Le manoir et son
rempart sont tous englobés dans mon rituel de « Château
Merveilleux ». Même si tu ne le vois pas, il y a un vrai mur
derrière cette porte.
Elle m’avait souri d’un air mystérieux.
— Mais je suis sûre que tu avais déjà perçu tout ça, non ?
— Je… je ressentais un étrange sentiment… mais je ne le
comprenais pas…
J’avais souri de manière gênée. Je n’avais plus besoin de
cacher ma sensibilité magique, j’étais censée être une demi-elfe.
L’avantage de cette espèce, c’est que personne n’en savait rien. Je
pouvais leur attribuer ce que je voulais.
— Je… je suis prisonnière ?
— Te sens-tu prisonnière ?
Je n’avais su que répondre, finalement j’avais acquiescé de
l’air le plus timide possible.

287
Syrle était réellement prudente pour disposer de telles
protections, mais soit avait-elle réellement cru que j’étais sans
défense, soit avait-elle confiance en ses capacités pour me laisser
ainsi rentrer dans sa chambre.
Si j’avais voulu l’assassiner, cela aurait sûrement été le
meilleur moment.
— Je vais m’absenter quelques instants dans un endroit que la
décence m’interdit de citer à haute voix. Ensuite, nous irons dans
la garde-robe pour que tu m’habilles et me coiffes. Je suis de
sortie ce matin. En attendant, installe-toi sur le canapé avec un
livre.
— Euh oui…
Elle était entrée dans les toilettes de sa chambre en me
laissant, là, éberluée. Cette fois, j’avais préféré ne pas me faire
avoir : elle m’avait proposé un livre sûrement pour estimer mon
niveau de connaissance. Tout devait être incroyablement
compliqué dans ces bibliothèques. Selon mon choix, elle aurait
eu des informations en plus sur moi.
Je m’étais contentée de l’attendre sur le canapé. Elle n’avait
pas mis longtemps, de toute manière.
À son retour, Syrle m’avait proposé la place, j’avais refusé en
prétextant n’en avoir pas besoin. Puis, elle était allée jusqu’à une
bibliothèque proche de son lit où elle avait pris une boîte à
bijoux. Je la vis y prendre des bagues dont l’anneau que nous
recherchions.

288
C’est donc là qu’elle le laisse la nuit ! avais-je pensé à cet
instant. C’était une information précieuse.
— Retiens bien le mot de commande, Katelina. Interdiction
de le transmettre à tes sœurs. Ce sera notre secret à toutes les
deux. Le ménage de cette pièce t’échoira à compter de ce jour.
S’il arrive quoi que ce soit, tu en seras la responsable.
— Oui !
Deuxième information précieuse. J’ignorais si c’était en raison
de mon aura dakimakura qui l’avait mis en confiance à mon
égard ou pour d’autres raisons, mais j’avais réussi à gagner sa
confiance. Elle venait de me donner les clefs pour mener à bien
notre mission.
Je m’étais acquittée, le cœur un peu plus léger que la veille, de
ma tâche de la vêtir et de la coiffer, j’en avais profité pour
remettre mes cheveux en état aussi. Je n’avais cependant pas pu
les nouer en couettes, j’avais juste passé mes mains pour les
aplanir un peu.
C’était avant de sortir de la garde-robe que j’avais connu un
nouvel épisode honteux.
— Ta culotte, Katelina ?
— Hein ?
— C’est le paiement pour cette nuit dans un lit agréable.
Pensais-tu que j’allais t’accueillir gratuitement ?
Je ne savais pas si elle plaisantais ou pas. Je l’avais regardée
avec insistance. Elle avait juste tendu la main dans ma direction.

289
J’étais restée interdite, ne sachant que faire. Puis, Syrle s’était
mise à rire.
— Tes réactions sont un pur bonheur ! Haha haha !
C’était donc une plaisanterie qui avait été loin de m’amuser. À
cet instant, par politesse, j’avais affiché un petit sourire forcé.
Cependant…
— Je vais la mettre au lavage avec mes affaires. Autant
profiter de ma gentillesse.
Elle m’avait montré un grand panier où elle avait jeté ses
affaires sales de la veille.
— Ici ?
— Nous sommes entre femmes, n’aie crainte, je ne vais pas la
garder comme trophée… quoi cela me donne des idées.
J’avais sursauté. J’avais eu envie de m’enfuir. Elle avait à
nouveau tendu sa main et m’avait écrasé par le biais de son
regard insistant.
— Tu ne voudrais quand même pas que je t’en donne
l’ordre ? Si tu es aussi embarrassée, qu’est-ce que ce sera
lorsqu’il te faudra prendre un bain avec moi à mon retour ?
— Un bain ?
— Je te l’ai dit hier : tu es affectée à ce travail. Si je n’avais
pas une affaire urgente à régler, nous serions déjà dans la
baignoire.
— Hiiiiii !!
290
— Quelle pudeur délicieuse, mais déplacée pour une
domestique. Ta culotte, je te prie.
Cette fois, sa voix avait été plus insistante. Blême, je m’étais
empressée de lui la donner et de m’éloigner d’elle.
— Tu peux disposer. Je vous appellerai avant de partir.
J’étais ensuite retournée aux dortoirs des domestiques encore
plus honteuse qu’au réveil. Pourquoi avait-elle fait une telle
chose ? Était-ce une forme d’entraînement pour le bain de
l’après-midi ? Par sadisme pour voir ma réaction ?
De retour au présent, je détournais le regard de Naeviah et
grimaçai. Résignée, je répondis à sa question :
— Elle m’a obligée à dormir avec elle…
— QUOI ?!
— Je vous l’avais dit que c’était une perverse…
— Hoho ! Et y s’est passé quoi ?
Mysty me passa le bras autour de l’épaule comme un vieux
pote curieux et darda un regard plein de concupiscence.
— Rien… Je me suis endormie. Mais du coup, elle a
découvert pour mes oreilles…
Je finis par tout leur confesser, y compris l’épisode de la
culotte.
— T’es vraiment la pire des perverses ! On te suffit pas, c’est
ça ?!
— Comment ça, « vous me suffisez pas » ?
291
Naeviah rougit puis s’énerva et me pointa du doigt.
— Ton attitude doit être punie ! Tu… tu… tu m’énerves !!
Elle frappa le sol du pied.
— Eh oh ! C’est moi la victime dans l’affaire ! J’ai rien
demandé.
— J’aurais dû te planquer et me faire prendre à ta place.
Ch’suis habituée à pas avoir de culottes, ça m’aurait rien fait de
la lui donner.
Naeviah et moi plissâmes les yeux et les tournâmes en
direction de Mysty. C’était donc tout ce qu’elle avait retenu ?
Elle nous sourit puis nous attrapa toutes les deux par le bras.
— Allez, faites la paix ! C’est pas la faute de Fiali, tu d’vrais
le savoir. C’est un aimant à filles. Hahaha !
— Comment ça un aimant à filles ?
— J’dis ça, mais en vrai, t’es un aimant à mec aussi. Bref,
m’étonne pas que la perverse avait envie de toi.
— Aaahhh ! Quand tu dis les choses comme ça, on dirait
vraiment qu’il s’est passé un truc cette nuit !
Naeviah se mit à donner des coups de poing à Mysty qui riait
aux éclats, tandis que je me tournais épuisée vers Tyesphaine…
qui était paralysée bouche ouverte et le regard vide. On aurait dit
que son âme l’avait quittée.

292
— Qu… Quoi qu’il en soit ! Le plus important, c’est que j’ai
les moyens d’entrer dans sa chambre à présent. Et je sais où elle
laisse la bague la nuit !
J’essayais de ramener un peu de sérieux à notre discussion, en
espérant qu’il n’y avait pas un capteur magique à proximité pour
entendre ma voix.
De toute manière, à ce stade, si on n’en finissait pas
rapidement, j’étais convaincue qu’on allait finir par devoir
enflammer l’édifice. Ma magie était comme une cocotte minute,
elle était prête à exploser d’un instant l’autre.
Pour l’équilibre mental d’une Fiali, il fallait évacuer au moins
une fois par jour quelques sorts de destruction, sinon c’était
dangereux.
— Ouais, stressez pas les filles ! On va faire ça ! On y
retourne ensemble, t’ouvre la porte, je choppe discretos la bague
et on met les voiles.
— Et pour la barrière ? demanda Naeviah dubitative.
— Bah, Fiali et toi vous aurez qu’à envoyer vos sorts.
Booom ! Baaam ! Et v’là le travail ! Une fois entre nos mains, on
s’en fout de rester discrètes, non ? Le mec, il a juste dit qu’il la
lui fallait, pas qu’on devait pas se faire pincer. Au pire, il aura
qu’à se débrouiller avec elle, nous on s’en fout.
Je me mis à rire à gorge déployée. C’était nerveux.
— Oui, vu comme ça, c’est vraiment simple.
— Pas vrai ? Hahaha !

293
Mysty m’accompagna dans mon fou rire tandis que Naeviah
soupira. Tyesphaine n’était toujours pas revenue à elle.
— Vous m’exaspérez toutes les deux… Mysty, tu as une
mauvaise influence sur cette perverse.
— Ah bon ? J’trouve qu’elle est plus jolie quand elle sourit,
moi.
— C’est pas la question ! Tu me fatigues…
Naeviah se massa les tempes avant de reprendre les rênes du
commandement.
— Puisque je n’ai pas de meilleur plan et puisque l’autre est
absente dans sa tête, on va partir sur celui-ci. De toute manière,
si elle a l’anneau au doigt toute la journée, ce sera difficile de le
lui prendre. Il faut attendre qu’elle dorme.
— C’est ce que je disais.
— Mais j’aimerai qu’avant ça, tu analyses les protections de
sa chambre, me dit Naeviah. Elle t’a donné l’ordre de la nettoyer,
tu as donc le champ libre pour tout inspecter. Je compte sur toi
pour découvrir le moindre piège, la moindre protection, rend la
tâche de Mysty facile. Si elle se rate, on risque d’avoir vraiment
des soucis.
— T’inquiète, c’était mon intention depuis le début. Elle m’a
donné tout ce dont j’avais besoin, je compte bien en profiter.
— À la bonne heure ! Je remarque au moins que ta
perversion n’a pas complètement embrumé ton cerveau.

294
— Faut vraiment que tu arrêtes avec ça, Naeviah. Les pervers
sont ceux qui ont des… rapports… ou qui font des choses
étranges. Je suis une victime la plupart du temps, tu sais ?
Naeviah ne semblait pas convaincue, elle fit une étrange moue
avec ses lèvres tandis qu’elle leva les sourcils.
— Mouais… tu les cherches bien les situations. Comme les
tonneaux…
— Je te rappelle que c’est toi qui m’a jetée dedans, j’ai rien
fait moi !
— C’est toi qui t’es laissée infectée par toute cette magie
nécromantique parce que tu as un penchant pour la magie noire
la plus destructrice.
Au lieu de mal le prendre, j’affichais un sourire satisfait. « La
magie noire la plus destructrice » ? Lorsqu’on m’exposait les
choses ainsi, c’était difficile de lui en vouloir.
— Vous m’agacez un peu, dit Mysty. C’est bon, on s’en fiche.
Tout le monde fait des trucs pervers, on est à égalité.
— Non, absolument pas ! Regarde ce regard lubrique sur son
visage ! Elle bave presque !
J’étais encore en train de penser à ma magie, je n’entendais
que distraitement ce qu’elle me disait.
— J’crois que j’ai pigé, dit Mysty. Le vrai souci, c’est que tu
veux Fiali pour toi. T’es jalouse parce que les autres essayent de
la chopper.
— Mais… Mais… PAS DU TOUT !!
295
Naeviah rougit jusqu’aux oreilles, croisa les bras et détourna
le regard.
— Qui… qui serait intéressée par une fille pareille ? Je n’ai
pas même un petit peu, pas le moindre, pas une once et minime
intérêt pour elle ! Si je la suis, c’est juste pour vous protéger de
sa perversion ! Et parce qu’elle est fichue d’attirer les
nécromanciens ! Mon devoir est de les éradiquer du monde !
Mysty leva les sourcils et grimaça. D’une manière ou d’une
autre, elle ne semblait pas convaincue par la tirade tsunderesque
de Naeviah.
Aussi, Mysty me poussa sur Naeviah. Prise par surprise, j’eus
à peine le temps de réagir mais nous tombâmes malgré tout sur
le lit. J’étais étalée sur elle.
— Bon, Tyes. On va les laisser un peu. Faut qu’on aille
bosser. Profite un peu, Nae ! J’passe te voir dans la piaule plus
tard, Fiali. ‘Lut !
Entraînant Tyesphaine amorphe, elles quittèrent la chambre
en me laissant à califourchon sur Naeviah.
Cette dernière était choquée, elle n’osait pas me regarder et
bouger.
— Je vais me relever. Mysty est partie. Je pense qu’il faut
qu’on fasse au moins semblant de s’entendre : elle m’a parue
réellement agacée par tes propos pour une fois.
— Arrête de parler alors que je peux sentir ton haleine fétide
de menteuse et de délurée lubrique…

296
— Je sens vraiment… ?
— Non…
Je me redressai pour m’éloigner d’elle. Contrairement à
Mysty, je savais qu’elle n’était pas sérieuse et ne me détestait
pas. C’était le mode de communication de Naeviah et je ne
voulais pas qu’il en soit autrement.
— Parfois je… je… enfin...
— Non, non, non ! C’est bon ! Ne t’excuse pas !
Comme je venais de le penser ! Naeviah resta couchée sur le
lit sans oser me regarder alors qu’elle se mit à parler d’une voix
fragile.
— Mais tu… as dit qu’il fallait que j’arrête de…
— C’était sur le moment. Disons que je suis encore gênée de
ce qui m’est arrivé cette nuit… Ne penses pas que je la préfère à
vous… vraiment pas !
J’ignorais pourquoi je disais cela soudainement mais mes
joues s’enflammèrent.
— Tu…
— Écoute, retournons travailler c’est mieux. Je suis sûrement
une elfe perverse, tu as sûrement raison.
— Je… je suis désolée…
En fait, quand elle était ainsi, si vulnérable, elle rendait les
choses difficiles. Je ne savais plus comment lui parler d’un seul

297
coup. C’est sûrement pour me libérer du poids sur mes épaules
que je fis quelque chose de stupide.
Je lui levais la jupe d’un seul coup et dévoilais sa culotte
noire.
— Voilà, je suis une perverse !!
— Tu… Je vais te tuer !!
Je m’enfuis avec Naeviah qui me courait après. Quoi qu’on en
dise, je la préférais comme cela.
***
Finalement, Mysty et moi nous décidâmes qu’il valait mieux
d’abord nous occuper d’abord de la chambre de Syrle, puisqu’elle
comptait revenir rapidement.
Naeviah et Tyesphaine allaient s’occuper, pour leur part, de
nettoyer le vestibule uniquement, mais je doutais qu’elles y
parviendraient en si peu de temps, considérant leurs maigres
aptitudes dans les arts ménagers.
Le ménage de la chambre de Syrle n’était qu’un prétexte.
Après avoir débloqué la porte grâce au mot de commande,
j’entrai la première. Mysty resta cachée dans le couloir.
Je m’empressai de mettre des draps sur les trois statues
décoratives de la chambre. Il y avait également des statuettes
dans les bibliothèques, mais je préférais supposer que Syrle ne
pouvait pas les utiliser pour nous espionner.
— Elles sont vraiment flippantes ces statues…, dis-je à haute
voix.
298
C’était juste de la comédie. Si elle m’observait, elle pouvait se
dire que je ne les aimais pas, tout simplement.
Comme convenu, je fis signe à Mysty d’entrer. Nous avions
défini qu’elle ne parlerait pas, elle ferait le tour sans rien toucher
pendant que je m’occuperais de nettoyer.
Sans tarder, j’abandonnais mon balais et mes torchons dans
un coin et lançai mon sort de « Domestique ». Pendant qu’il
ferait le sale travail, j’aurais tout le loisir d’étudier les effets
magiques.
Me doutant qu’il n’y aurait pas de piège magique actif,
puisque j’étais censée y travailler, je pouvais laisser Mysty faire
le tour sans m’en préoccuper.
Même si elle était toujours insouciante et légère, elle savait
faire son travail. Elle resta silencieuse, marchant sur le pointe des
pieds (elle avait laissé ses chaussures dans le couloir), elle ne
toucha rien et ne dit mot.
Pour ma part, je me permis de déplacer le contenu des
étagères, d’ouvrir quelques livres. Si elle trouvait la chambre
dans le même état qu’en partant, elle aurait des soupçons et il ne
fallait pas compter sur mon sortilège pour créer une telle
illusion ; il dépoussiérait sans rien déplacer et, si nécessaire, il
remettait les objets à leur place exacte.
La pièce étant assez grande, il me fallut malgré tout une
bonne heure et demi pour tout fouiller. Il y avait moins de
dispositifs magiques que ce j’avais initialement pensé. Mis à part
le sort qui verrouillait la chambre, il n’y avait qu’un seul piège :
d’après mon analyse, le centre de la pièce pouvait devenir une
299
trappe sur mot de commande. En restant sur le pourtour, il était
facile à éviter mais le piège occupait malgré tout une vaste partie
de la chambre.
J’ignorais ce qu’il y avait en-dessous et je préférais ne pas
savoir.
Syrle avait quelques objets magiques sur ses étagères, je les
laissais tels quels sans les analyser. Je n’avais pas le temps de tout
faire.
Grâce au regard perçant de Mysty, nous découvrîmes un
passage secret menant à une petite pièce dissimulée derrière une
bibliothèque coulissante. J’entrai seule et je découvris un golem
de pierre en construction. C’était un petit laboratoire magique.
À la réflexion, je n’en avais pas vu dans toute la demeure, ce
qui était étrange considérant son rang et sa puissance. Je
préférais rester sur le palier et ne pas entrer. Non seulement
c’était un lieu intime pour un magicien, mais en plus je détectais
de fortes concentrations de magie.
Elle avait réussi à berner mes sens en tapissant cette salle sans
fenêtre de plomb. Ce métal avait tendance, par son caractère vil
à bloquer les émanations magiques. Il faut comprendre par là
qu’une armure en plomb ne protégera pas de la magie, mais elle
retiendra les particules magiques se dégageraient de l’éventuelle
tunique magique portée en-dessous.
Ce métal n’était parfaitement hermétique mais il était suffisant
pour neutraliser la plupart des détections magiques.

300
Malgré toute la curiosité que je lui portais, cette pièce ne
concernait pas vraiment notre mission. Le golem n’était pas
complet, Syrle ne pourrait pas le lancer à notre poursuite si les
choses dégénéraient.
C’est fort de toutes ces informations que nous décidâmes de
quitter la chambre et que je retirais les draps des statues.
— Ce sera pas facile mais on devrait y arriver, me dit Mysty
dans le couloir.
— Espérons que tu aies raison…
Le reste de la matinée se déroula sans événement majeur…
Même si je dois dire, une fois que de plus, que Naeviah et
Tyesphaine étaient réellement nulles pour les tâches ménagères.
Après la lessive, je dus m’occuper de les aider faute de quoi le
vestibule n’aurait pas été achevé avant le retour de Syrle.
La fatigue commençait à s’accumuler.

301
Chapitre 6

Notre prise d’informations achevée, il ne restait plus qu’à


attendre la nuit pour passer à l’action.
Syrle rentra au manoir un peu plutôt que ce qu’elle avait
annoncé. Il était treize heures.
Les habitants de ce monde n’avaient pas de montres portables,
ils se fiaient aux clochers ou beffrois se trouvant dans chaque
localité et également à sens du passage du temps. Les nobles et
les riches pouvaient pour leur part se permettre des horloges
d’intérieur, souvent massives et bruyante. Je n’avais pas encore
vu de montres à poignet ou à gousset, la miniaturisation n’était
pas encore de mise. Néanmoins, j’étais persuadée qu’il devait
exister des objets magiques qui assumaient un tel rôle.
Heureusement, nous étions prêtes à la recevoir : le vestibule et
sa chambre étaient propres et brillaient comme un sous neuf. Il
ne restait plus que le repas à finir, mais Mysty s’y attelait déjà.
— Je ne peux pas vous en vouloir, c’est moi qui rentre un peu
plus tôt que prévu.
Elle avait dit début d’après-midi sans préciser d’heure, je
n’estimais pas vraiment qu’elle était en avance.
— Je vais en profiter pour prendre mon bain. De toute
manière, il est préférable de se baigner avant de manger.
Linalina, je te laisse continuer avec la préparation du repas. J’ai
302
hâte de voir ce que tu me réserves cette fois. Tinalina, tu vas
l’aider.
— Oui !
— Vous deux : vous venez avec moi.
Naeviah me jeta un regard inquiet, mais sûrement l’étais-je
encore plus qu’elle. Elle m’avait laissé sous-entendre que je
devrais me baigner avec elle et non pas l’aider simplement à faire
sa toilette.
Pourquoi Naeviah ? me demandai-je à cet instant. Une seule
fille ne lui suffisait pas ?
Après un effet de surprise, mon amie reprit confiance en elle
et répondit par un « oui » décidé. Pauvre Naeviah, elle ne se
doutait de rien…
En fait, même moi j’étais loin de tout prévoir.
Nous entrâmes toutes les trois dans la garde-robe qui se
trouvait au même étage que la chambre à coucher et la salle de
bain. À présent que je connaissais la configuration de la chambre
de Syrle, y compris du passage secret, je visualisais un peu
mieux l’architecture de l’étage et je comprenais pourquoi il y
avait si peu de pièces malgré l’espace disponible : une partie était
cachée.
Sans être expert en la matière, on n’y voyait vraiment que du
feu. Les pièces étaient si grandes qu’on pouvait ne pas remarquer
le vide entre elles. Et c’était précisément dans ces zones-là que se
trouvaient les passages et pièces secrètes. Même si je n’avais

303
trouvé que le laboratoire à golem, j’étais convaincue qu’il y en
avait d’autres.
Syrle nous indiqua les endroits où récupérer son peignoir, ses
vêtements propres, ses chaussures de bain et ses chaussures
d’intérieur. Pour une magicienne, je la trouvais malgré tout bien
superficielle, accorder une telle importance à des vêtements…
Même riche, j’aurais été incapable de consacrer toute cette
énergie à ce genre de choses. J’aurais préféré investir en
grimoires ou réactifs magiques pour concevoir des sorts inédits
et encore plus dévastateurs.
Quoi qu’il en fût, une fois de retour avec tout ce qu’elle nous
avait demandé :
— Parfait. Déshabillez-moi.
J’étais préparée à cet ordre, j’y avais déjà eu droit, mais
Naeviah sursauta et afficha une expression choquée. Je
m’empressai de la bousculer pour lui faire reprendre ses esprits.
— Oh ! Désolée…
Je commençais la tâche de dévêtir notre maîtresse, Naeviah
ne tarda pas à me rejoindre. Ses mains étaient hésitantes et
tremblotantes, mais son regard acerbe. Je pouvais aisément lire
dans ses yeux dorés qu’elle me reprochait mon efficacité, qu’elle
me faisait comprendre que ce n’était pas normal que mes mains
s’agitassent aussi habilement pour dévêtir une femme.
Je m’attendais déjà à un florilège de reproches plus tard,
lorsque nous serions seules.

304
À l’opposé, je lui fis des signes de tête pour lui faire
comprendre qu’elle devait avoir plus d’assurance pour préserver
notre couverture.
— La grande sœur est encore plus timide que la petite ? Vous
avez une famille particulière.
— Veu… veuillez m’en excuser, Madame.
— Sadalina a toujours été la plus timide d’entre nous… enfin
non, Tinalina l’est encore plus… Enfin bon, aucune des deux ne
voulait se montrer nue, elles prenaient leurs bains à part.
— Je vois. Donc tu te baignais avec Linalina ?
— Seulement quand nous étions petites. Je… je pense que
Linalina a quelques problèmes avec le fait que je sois… Enfin,
vous voyez. Elle ne le montre pas, mais…
J’inventais complètement.
Immédiatement, je me rendis compte de mon erreur : faire
passer Mysty pour xenophobe était assez peu crédible. Si une
trollesse venait à lui parler gentiment, je ne serais même pas
surprise de la voir sympathiser avec elle.
— Oui, je… je suis embarrassée… J’ai peu de poitrine, à
peine plus que Katelina... Quelle indigne grande sœur !
Le visage de Naeviah était parfaitement rouge. Elle était
entrée dans mon jeu mais même moi je ne m’étais pas attendue à
ce qu’elle allât aussi loin.
— Je te l’ai déjà dit, Sadalina, ce n’est pas grave. J’aime tes
petits seins, moi !
305
— Espèce de… C’est indécent ce que tu viens de dire devant
Madame ! Excuse-toi, Katelina !
Elle voulait donc que la comédie prît cette tournure ?
— C’est bon, ce n’est pas un problème. Je préfère voir deux
sœurs qui s’entendent bien et qui n’ont pas honte de leurs corps.
Les yeux écarquillés de Naeviah m’indiquèrent clairement
qu’elle avait entendu ces mots de la manière la plus obscène
possible. Je pris les devants pour cacher son embarras :
— Oui, j’aime mes grandes sœurs ! Même si je suis différente
d’elles, j’apprécie le fait qu’elles me protègent et me soutiennent.
— Oui… j’aime Katelina aussi… comme une sœur…
Normal, nous étions des demi-sœurs. Idiote ! Tu vas dévoiler
notre (mauvais) jeu d’actrice !
Évidemment que tu m’aimes comme une sœur… Je me rendis
compte naïvement à cet instant, qu’elle insistait simplement sur
le fait qu’il n’y avait pas de relation incestueuse entre nous.
Rhhaaaa !! Pourquoi insister sur ce « détail » ?
Je rougis légèrement et, un peu paniquée, m’empressai de
rajouter :
— Oui, je les aime comme des sœurs. Enfin, en tant que
sœurs. Hahaha !
Il valait mieux arrêter là, nous allions finir par nous dévoiler
nous-mêmes si nous continuions.

306
Syrle rit subrepticement, un rire très mesuré qui témoignait de
ses hautes compétences sociales. Rire de manière bruyante ou
prolongée était une gêne pour l’entourage, les personnes
distinguées savaient mesurer jusqu’à leurs transports.
— Je n’entendais pas de telles relations entre vous, mais votre
ferveur à le démentir me ferait presque penser qu’il y a anguille
sous roche.
— Hein ? Nous…
— C’est bon. Je n’ai pas de frères et sœurs et je n’ai rien
contre les relations du genre. Rassurez-vous, vous êtes libres de
vous aimer à votre guise.
Je soupirai d’un soulagement sincère, mais Naeviah parut
choquée. Certainement, l’inceste était un sujet délicat. Je lui fis
signe des yeux de se reprendre, de passer à la suite.
Elle reprit ses esprits rapidement, elle avait paru me
comprendre. Après une petite grimace, elle dit d’une voix qui
cachait son embarras :
— Tant mieux dans ce cas…
NAEVIAH !! Avec une réponse du genre, tu sous-entends
qu’il y a bien quelque chose de louche dans nos rapports !
Comment pouvait-elle être aussi nulle en comédie ? me
demandais-je en cet instant en me retenant de pleurer.
Une fois Syrle nue, je lui mis son peignoir. Je ne dirais pas
que j’étais habituée à présent, mais ce n’était plus la première
fois. Mes yeux contemplèrent —involontairement, je précise—

307
ses courbes bien différentes des miennes, puis je m’accroupis
pour lui tendre une des chaussures.
Naeviah m’imita du mieux qu’elle put et tendit l’autre.
Syrle ne tarda pas à y enfiler ses pieds et nous faire signe de la
suivre.
Une fois dans la salle de bain, elle utilisa un mot de
commande pour activer le robinet de la baignoire qui commença
à se remplir d’eau.
— Je constate que tout est propre. Beau travail.
— Merci, répondis-je.
— Par contre, il aurait fallu allumer un feu, se déshabiller
dans une pièce aussi froide est désagréable. Vous apprendrez à
anticiper mes demandes avec le temps. Pour cette fois, on fera
l’impasse.
En effet, nous n’étions pas du tout des domestiques, c’était le
genre de préoccupations qui nous était totalement sorti de
l’esprit.
— La baignoire sera pleine dans quelques minutes.
Démaquillez-moi entre temps.
Syrle s’assit sur un tabouret devant le lavabo où se trouvait un
grand miroir et une grande variété de produits cosmétiques.
Je l’avais constaté pendant le ménage de la pièce, mais ce
monde n’avait rien à envier à mon précédent de ce côté-là. Sans
les étiquettes, toutefois, j’avais été bien incapable d’identifier la
moitié des produits. Je supposais qu’une personne normale, toute
308
fille de professeur fut-elle, aurait été dans le même embarras que
moi.
Naeviah se montra plus habile que moi dans la tâche du
démaquillage. Une fois de plus, c’était un indice quant à sa
supposée éducation noble.
— Katelina, vérifie la température de l’eau. Puisque tu as une
si bonne élocution en draconique, ajuste la température par le
biais des mots de commandes suivants…
Elle me les transmis. Honnêtement, si je n’avais pas connu le
langage, j’aurais été incapable de les retenir.
— Bien sûr !
Je mis la main dans l’eau, elle me paraissait à point. Mais la
baignoire n’était qu’à moitié remplie.
Jetant un regard derrière elle, Syrle me dit :
— Tu peux l’arrêter. Sinon l’eau risque de déborder et il va
falloir tout nettoyer.
— Oui !
Je prononçai le mot d’arrêt en draconique. Plus ou moins en
même temps, Naeviah indiqua qu’elle avait fini de décoiffer et
démaquiller Madame.
Syrle, sans attendre, se leva, fit glisser son peignoir et entra
dans la grande baignoire.
— Ah ! Ça fait du bien !
Sans aucun doute, cela devait être agréable.
309
— Que faites-vous là plantées là comme des piquets ?
Déshabillez-vous et rejoignez-moi.
— HEINNNN ?!
Cette fois, Naeviah ne put contenir sa surprise. J’y étais
préparée et je redoutais cet instant, mais peut-être aurais-je eu
les mêmes appréhensions qu’elle autrement.
— Madame… Ma sœur est timide comme je vous l’ai dit…
Je me préparai à devenir l’unique « sacrifice », mais Syrle
leva les sourcils :
— J’ai bien entendu mais je me baigne avec mes
domestiques. Puis, cela lui ferait un entraînement pour
surmonter sa timidité.
Je grimaçais brièvement et me tournai vers Naeviah qui ne
paraissait pas prête de s’en remettre. Ses lèvres bougeaient alors
qu’un très faible souffle quittait sa bouche, seules mes oreilles
purent entendre : « to… tonneau... ».
Le traumatisme du tonneau refaisait surface !
Je lui pris les mains alors que je vis des larmes apparaître au
coin de ses yeux.
— Sadalina ? C’est vraiment si horrible pour toi ? Je te l’ai
dit, ta poitrine est adorable…
— N’aie crainte : j’aime autant ceux abondants de votre sœur
Tinalina que les vôtres.

310
Syrle ajoutait de l’huile sur le feu ! Je grimaçais alors que
mon visage se remplit de sueur.
— Je… je…
— Allez, grande sœur ! Je sais que tu peux le faire ! Tu n’es
pas seule, je suis là !
En fait, j’étais sûrement la source majeure du problème
puisque j’étais liée au traumatisme.
— Je pense qu’elle a besoin d’un peu d’aide, dit Syrle.
Katelina, je te charge de la déshabiller et de l’amener à l’intérieur
du bain. Même par la force.
— Hiiiiii !
La psychologie de l’aide agressive… Parfois, certaines
personnes avaient besoin qu’on les brusque pour aller de l’avant,
étant incapables par elles-mêmes de surmonter leurs faiblesses.
Mais dans mon ancien monde, déshabiller une fille pour la jeter
de force dans un bain, était du harcèlement sexuel.
Ici, je doutais qu’un juge reçoive une telle plainte autrement
que par des fous rires. Surtout entre femmes.
J’approchai mon visage de Naeviah pour lui faire ma
demande une nouvelle fois, avec délicatesse.
— Tu ne veux pas nous rejoindre, grande sœur ? Allez, même
moi j’y vais. Ma grande sœur si forte ne peut pas me décevoir en
ayant moins de courage que moi.

311
Cette fois, j’avais réussi à la faire réagir. Elle passa de
l’embarras à la colère. Naeviah était compétitive à mon égard.
Quoi de plus normal pour une tsundere ?
— Te fiches pas de moi ! Je… je vais le faire !
Naeviah retira ses vêtements sans réfléchir. J’avais honte
d’avoir réussi à la manipuler aussi facilement, mais si vous
voulions nous assurer du succès de la mission, il n’y avait pas
d’autres choix.
Je pus voir le regard amusée de Syrle, la responsable de cette
situation gênante. N’aurait-elle pas pu choisir quelqu’un d’autre ?
me demandai-je à cet instant.
À la réflexion, elle n’aurait pas pu. Mysty, qui était la moins
farouche, devait cuisiner et Tyesphaine… je préférais ne même
pas imaginer le désastre que cela aurait été avec elle.
— Ohh ! Quelle audace, Sadalina !
Je surjouais mon admiration mais, en réalité, je pleurais
intérieurement. Pourvu que je fus la seule à pouvoir utiliser ce
genre de stratagème avec elle...
En guise de vengeance, elle me jeta furieusement ses sous-
vêtements dessus avant d’entrer dans la baignoire à l’opposé de
Syrle.
— Je vois. Tu es du genre à ne pas aimer perdre face à ta
petite sœur.
— Normal, c’est une idiote ! Qui aurait envie de perdre
contre elle ? Mpfff !

312
Naeviah, qui avait reprit du poil de la bête, croisait les bras et
détournait le regard. Elle ne prenait même plus vraiment soin de
se cacher.
— Hahaha…
Tout en riant nerveusement, je défis mes couettes et retirai
mes vêtements pour les rejoindre.
Bien sûr, j’avais la pire place : au centre.
D’un côté, j’avais les pieds de Syrle et de l’autre ceux de
Naeviah.
— Aaaahh ! Le plaisir est encore meilleur à présent. Un bon
bain avec deux jolies filles dedans. Le bonheur complet !
Syrle était vraiment détendue et expressive soudain. Je me
demandai même un instant si cela n’eut pas été le moment idéal
pour lui dérober l’anneau. Au passage, elle l’avait retiré en se
démaquillant, il se trouvait posé là à côté des cosmétiques dans
une petite boîte.
Le voler, foncer et quitter le manoir… Était-ce l’occasion
rêvée ?
Mais alors que j’y pensais en jetant des regards discrets dans
la direction de l’anneau magique, Syrle prononça un mot de
commande en draconique. Immédiatement, je compris ce qu’elle
venait de faire :
— Je n’aimerais pas qu’on soit dérangées dans tel moment
d’intimité.

313
Elle venait de faire apparaître une barrière magique pour nous
enfermer. Toutes les pièces du manoir avaient-elles ce dispositif
de défense ou quoi ?
Puisque je n’avais pas ressenti de magie particulière sur la
porte de la salle de bain, j’avais supposé qu’il n’y avait pas de
protection magique semblable à la chambre à coucher ; je
m’étais trompée. J’entrevoyais plusieurs explications dont celle
que la porte de la chambre de Syrle était l’objet magique qui
activait la protection de tout l’étage et non pas seulement dans sa
chambre en elle-même. Il y avait également la possibilité qu’elle
venait de verrouiller complètement tout le manoir, comme elle
l’avait fait la précédente nuit.
Quoi qu’il en fût, nous étions prisonnières à présent. Je
déglutis en sentant des sueurs froides dans mon dos.
— Que l’une d’entre vous me masse les épaules. L’autre me
massera les pieds.
Le regard que me dirigea Naeviah me fit comprendre qu’elle
trouvait les pieds plus honteux, je choisis donc de laisser à mon
« adorable grande sœur » les épaules.
Syrle s’avança vers le centre pour laisser de la place derrière
elle à Naeviah.
— Oui, fais passer ses jambes à côté de moi. Il y a
suffisamment d’espace.
Naeviah rougit jusqu’aux oreilles alors qu’elle faillit se mettre
à pleurer. Syrle s’allongea sur elle sans aucune gêne.

314
De mon côté, elle m’obligea à m’avancer et posa ses pieds sur
mes cuisses. J’en pris un pour le masser. Je n’avais jamais fait
une telle chose, j’ignorais comment faire en réalité.
Mon visage était chaud mais peut-être était-ce à cause de la
chaleur du bain, tout simplement.
— Aaahhh ! Le bonheur !
Je me retins de grimacer. Sûrement que de son point de vue
mais du nôtre...
— Je m’en doutais : vos petites mains sont douces mais vous
avez de la poigne malgré tout. C’est parfait ! Et vos corps sont
magnifiques également.
— Mer… ci…
Naeviah réalisa sûrement que j’avais eu raison de prétendre
que Syrle était une perverse. Dommage pour elle, c’était trop
tard !
— L’autre pied aussi.
— Bien sûr.
Syrle me scruta attentivement.
— Je me demande si toutes les demi-elfes sont comme toi ?
— Je… je ne sais pas…
— Je me permets.
Syrle m’attrapa par le poignet et m’attira à elle. Elle m’assit
entre ses jambes et commença à me toucher les flancs.

315
— Je… je…
— Tu es si légère. C’est comme si tes os étaient fins. As-tu
déjà eu une fracture d’un os ?
Elle me chatouillait et appuyait son imposante poitrine nue
sur l’arrière de ma tête.
J’eus tout le mal du monde à lui répondre par la négative.
— Ton ossature, bien que plus légère, reste donc solide... Je
me demande si les elfes purs sont encore plus fins ? Et ta
poitrine ?
Elle fit glisser ses mains depuis mes hanches à celle-ci.
— Kyaaa !!
Je ne pus retenir ce petit cri alors qu’elle passa à l’inspection
de cette zone. Bien sûr, c’était en toute innocence, c’était juste
une inspection entre filles, comme dans les anime… Non, ce
n’était pas crédible ! Syrle était une perverse ! Une vraie !!
— Ma… dame… je…
— Allons, ce n’est que pour l’étude, prenez un peu sur vous,
Katelina.
— Mais…
— Ferme et tendre. Pas différente des humains. Il est possible
que les elfes purs ne puissent pas avoir de lourdes poitrines en
raison de leur ossature légère.
J’étais arrivée à la même conclusion des années de cela, c’est
pourquoi complexer sur ma « croissance » (pour employer un
316
terme souvent utilisé comme excuse) était inutile. Les siècles
pourraient passer, ce corps était déjà adulte. Et comme je l’avais
dit, je l’aimais bien tel qu’il était.
— Madame… vous… vous…
— Un problème, Sadalina ? Peut-être êtes-vous jalouse ?
Voudriez-vous un examen également ? Il est vrai que les
caractéristiques de votre sœur sont un mélange entre deux
espèces, mais vous êtes également particulière avec ces yeux
dorés aux nervures si spéciales.
Naeviah, qui avait essayé de me défendre, se rendit compte
soudain d’avoir attirer l’attention du fauve sur elle. Elle blêmit
alors que Syrle se retourna.
Passant une main autour de ma hanche et l’autre autour de
celle de Naeviah, elle nous tira à elle.
— Mmmm, entre deux sœurs. C’est pas si mal…
Ses mains recommencèrent à se promener sur mon corps et
considérant la réaction de Naeviah, il devait y avoir une certaine
symétrie.
— Si vous voulez toucher, cela ne me dérange pas. C’est
inhabituel pour une employeuse, mais vous êtes si adorables…
Elle se tourna vers moi et déposa un baiser sur ma nuque. La
situation dérapait dangereusement. Tant pis pour le plan, je
décidai à cet instant de passer à l’action. Se dégager de là, voler
l’anneau et détruire la barrière à l’aide d’un sort.

317
Je tournai mon regard vers Naeviah pour lui signifier mon
intention mais je la vis pétrifiée, son esprit totalement vide. Si
j’agissais, ce serait en solitaire. L’esprit de Naeviah était absent
pour le moment.
Les mains de Syrle devenaient plus audacieuses encore, il
fallait agir et VITE !
— Le repas est prêt ! cria la voix de Mysty de l’autre côté de
la porte.
— Nous arrivons, répondit Syrle. Gardez-le au chaud un bon
quart d’heure.
— OK〜
Je faillis demander l’aide de Mysty mais Syrle soupira avant.
— C’était le meilleur moment… Bah, une prochaine fois.
Lavez-moi, nous devons nous dépêcher.
Elle cessa d’agiter ses mains, se leva et écarta les bras pour
nous inviter à la savonner.
Je m’approchai de Naeviah pour tenter de la ramener à elle,
mais elle ne répondait plus. Je finis par lui souffler un mot de
pouvoir à l’oreille : « Tonneau ».
Elle bondit aussitôt et reprit ses esprits. Je soupirais de
soulagement : Syrle n’était pas allée assez loin pour effacer ce
traumatisme. Au fond, je me demandais même s’il y avait de
quoi s’en réjouir…
Naeviah me laissa bien sûr nettoyer les parties les plus
sensibles de Syrle. Je me jurais de me venger dans un futur.
318
***
Il fallut un peu de temps à Naeviah pour se remettre de cet
épisode honteux.
L’après-midi, Syrle décida d’étudier la magie et m’y convia.
Les autres étaient affectées à des tâches ménagères.
Dans un de ses bureaux, elle m’apprit les bases de la magie.
J’avais beaucoup de mal à prétexter ne rien y comprendre, ce
niveau était tellement rudimentaire chez nous autres elfes qu’on
ne commençait même pas par là.
En tant que haut-elfe née avec des pouvoirs innés, certains
concepts liés à la magie me sont aussi naturels que le fait de
respirer. Canaliser, focaliser, cristalliser ses pensées et les
raffermir par l’imagination, c’était des choses que je faisais
depuis mon enfance.
Syrle me confia des devoirs que je fis exprès de sabote ;
pendant ce temps, elle étudia de son côté jusqu’à la fin de
l’après-midi.
Une fois n’était pas coutume, elle nous invita à sa table. Nous
ne pûmes refuser.
Après le repas et les nombreuses tâches domestiques, la nuit
vit à tomber et nous nous retirâmes dans nos chambres
respectives.
Suite au récit de Naeviah, que je rendis moins obscène pour
ne pas choquer les oreilles de la pauvre Tyesphaine, nous
insistâmes sur la nécessité de passer à l’action le soir-même.

319
Bien sûr, Mysty ne manqua pas de commenter notre récit :
— Sérieux ?! Dire que j’aurais pu demander à entrer pour
faire une salade de sœur dans la baignoire ! Aaahhh ! J’ai raté
une bonne occasion ! J’suis dégoûtée maintenant !
Naeviah s’empressa de la ruer de petits coups bien trop faibles
pour lui faire mal, au contraire, ils provoquèrent l’hilarité de
Mysty.
Le plan d’action établi, il ne restait plus qu’à le mettre en
application.

Direction la chambre de Syrle !


Cette fois, nous ne comptions interagir avec aucune porte
extérieur, aucun sort, rien d’autre que sa chambre. Il y avait trop
de risques qu’une alarme télépathique fasse tomber notre plan à
l’eau.
M’assurant qu’il n’y avait pas de telles sécurités dans les
couloirs que nous arpentions, je suivis avec minutie les
indications de Mysty pour éviter de faire du bruit par
inadvertance.
Après peu, nous arrivâmes devant la porte de la chambre de
Syrle.
Je tendis l’oreille et entendis le souffle endormi de la mage. Je
levai le pouce pour donner le feu vert à Mysty, puis je chuchotai
le mot de commande pour débloquer le verrou magique de la
porte.

320
Même privée de sa protection magique, la porte restée
verrouillée mécaniquement. C’est pourquoi Mysty prit
immédiatement la relève et la crocheta en silence. Nous portions
notre équipement d’aventurières. Naeviah et Tyesphaine
attendaient notre signal dans la cour pour nous enfuir toutes
ensembles.
Une fois la porte ouverte, je restais sur le palier prête à agir et
laissais faire Mysty. Nous avions établi son parcours jusqu’à la
boîte en évitant la trappe magique au centre. Les statues ne
réagirent pas. Peut-être parce que Mysty était réellement discrète
ou bien parce que Syrle était endormie. Je n’étais toujours pas
assurée qu’elles pouvaient réellement nous espionner, à vrai dire.
Syrle dormait les rideaux fermés. Je refis signe à Mysty
qu’elle ne faisait pas semblant, elle poursuivit.
Finalement, elle atteignit la bibliothèque où se trouvait la
boîte à bijoux, celle la plus proche du lit à baldaquins. C’était le
moment décisif. Mon cœur accéléra, je retins mon souffle.
Avec une assurance naturelle, Mysty tendit les mains, ouvrit
la boîte et prit l’anneau qu’elle mit dans sa poche. Puis, remettant
tout en place, elle revint à pas de velours jusqu’à ma position.
Syrle ne bougea pas, elle dormait à poings fermés. Nous
refermâmes la porte et nous dirigeâmes vers la sortie.
Cette nuit, il n’y avait aucune barrière autour du manoir. Par
contre, je distinguais celle autour de l’enceinte extérieure.

321
Même si je me demandais pourquoi ce changement, c’était
une chance inopinée pour nous. Une seule barrière à détruire et
nous pourrions quitter le domaine et cette magicienne perverse.
Je fis apparaître une petite sphère de lumière pour signaler
notre position et notre réussite à nos amies, elles nous
rejoignirent immédiatement.
— Il ne reste plus qu’à décamper, chuchota Mysty.
Tyesphaine parut soulagée, elle sourit avec gentillesse. Nous
nous mîmes aussitôt en route vers le portail qu’il faudrait
détruire.
Mais lorsque nous arrivâmes au centre de la cour, la terre se
mit à trembler. Le sol se craquela et rapidement émergèrent des
silhouettes.
— Que voilà donc ? De mignonnes petites souris voleuses ?
Cette voix venait d’au-dessus de nous. Nous la reconnûmes
immédiatement comme étant celle de Syrle.
— Il y avait donc d’autres pièges que je n’ai pas vu…
Je dégainai mon épée et fit face à notre adversaire. Elle était
assise sur un disque métallique flottant dans les airs et était vêtue
de son pyjama. Son expression était pleine de suffisance et de
confiance en elle.
— Même les elfes auraient donc leurs limites ?
— Je n’en suis qu’une demi.

322
Naeviah me donna un coup de coude dans le flanc tout en se
plaquant contre mon dos. Baissant mon regard, je pus constater
que nous étions entourées. Des créatures ressemblant à des
humains aux traits grossiers, composés entièrement de roche et
de terre ; ils pointaient leurs poings dans notre direction.
Mysty et Tyesphaine (en armure intégrale cette fois) avaient
dégainées leurs armes et formaient un mur autour de Naeviah.
— À condition que ta fausse identité de Katelina ait dit la
vérité à ce propos. Mais, j’ai lieu de penser que ce n’est pas le
cas. Gardiens des profondeurs ! Essayez d’en garder au moins
une en vie.
Je souris de manière hautaine. Elle ne pensait tout de même
pas nous avoir avec des invocations aussi grossières ?
— Mysty, protège Naeviah. Tes armes ne seront pas très
efficaces sur eux. Tyesphaine, je te laisse ceux-là !
Aussitôt, je fis apparaître mon aura protectrice et, sans
attendre confirmation, je chargeais les gardiens des profondeurs
les plus proches. Ils étaient au nombre de trois.
J’imprégnai mon épée de ténèbres et bondit en avant pour
esquiver les trois poings qui m’arrivaient dessus ; avec mon
agilité, je passais pile dans l’espace entre les bras. Je me
réceptionnai d’une roulade et portai un large coup circulaire.
Une seule attaque. C’était ce qu’il m’avait fallu pour évaluer
qu’ils étaient bien plus lents que moi. Je me doutais que leur
force reposait dans le nombre et leur résistance, mais face à mon

323
arme imprégnée de magie, la résistance physique pure était
inutile.
Ma lame entailla leurs jambes. J’esquivai leur contre-attaque
d’un salto vertical.
Dans les airs, je tendis ma main :
« Azaltys Eskyl (Dark Wave) !! ».
Mon cône de ténèbres les engloba tous les trois et les
désintégra. Du moins, c’était ce qui était prévu mais, lorsque je
reposais les pieds au sol, je vis qu’il restait des morceaux inertes
au sol. Ils n’étaient plus en capacité de poursuivre le combat,
mais j’étais surprise de remarquer que ma magie ne les avait pas
totalement annihilés.
— Hoho ! Quelle agilité ! Une excellente maîtrise des armes
et de la magie.
— Et vous n’avez encore rien vu, Syrle !
Je jetai un œil à mes amies, elles étaient engagées en plein
combat. Elles suivaient ma proposition de stratégie. Les armes de
Mysty n’arrivaient pas à entailler les Gardiens et, contre ce type
de créatures artificielles, ses connaissances de l’anatomie ne
servait à rien.
Naeviah acheva une incantation :
« … purgez le crime au nom de votre protégée ! Nolkan
Drovir !! »

324
Une colonne de flammes vives et tirant vers le jaune tomba du
ciel et s’abattit sur un groupe de Gardiens. J’ignorais qu’elle était
capable d’utiliser ce genre de sorts !
Les Gardiens ne fondirent pas, ils étaient trop résistants pour
cela, mais ils explosèrent en morceaux qui manquèrent
d’éborgner Naeviah, malgré la distance ; Mysty s’interposa pour
les dévier.
— Oh ? Je viens d’avoir une idée ! dis-je. Amusons-nous
avec le feu ! Mysty, recule !!
Ce n’était pas un sortilège qu’on m’avait appris mais un que
j’essayais de développer sur mon temps libre. Naeviah venait de
m’inspirer, elle m’avait donné le petit coup de pouce pour
achever l’incantation.
J’ignorais si ses effets seraient réellement optimum mais
c’était le meilleure moment pour le mettre à l’essai.
Comme je l’avais expliqué, les formules magiques étaient des
sortes de béquilles facilitant la concentration et la visualisation
du sort, le rendant bien plus puissants, mais ils n’étaient pas
indispensable. En fait, n’importe qui, à condition de suivre un
certain nombre de principes d’écriture, pouvait improviser des
incantations.
Syrle avait abordé le sujet précédemment : chez les humains,
il y avait plusieurs écoles de magie. Chacune disposant de son
propre registre d’incantation pour le même sort. La même boule
de feu pouvait avoir, par exemple, cinq incantations différentes.

325
Ma magie elfique m’avait été enseignée par mon mentor avant
sa disparition et par le biais de livres. Ces derniers m’avaient tout
autant appris la logique qui régissait leur écriture que des sorts
formulés.
Apparemment, dans mon peuple, il y avait eu des dizaines et
des dizaines de style de magie, beaucoup créaient le leur pour
avoir quelque chose de plus personnel et de facile à retenir.
L’intérêt d’une école formelle résidait surtout dans le fait d’avoir
une incantation efficace et testée qu’il suffisait d’apprendre.
Tout cela pour dire que j’avais moi-même développé les
paroles de ma nouvelle incantation. Lors des tests préliminaires,
le sort m’avait paru digne d’intérêt, mais c’était à cet instant que
j’eus le déclic pour l’achever et le mettre en pratique.
« Hymne des midians jaillit des profondeurs d’Outre-Monde,
Érèbe de flammes ! Que ton essence se déverse en moi et par les
tablettes des obscurs sabbats s’incarne ! Aesthy Solfylvyael
(Flames Ascension) ! »
Je posai ma main au sol, tout en m’entourant de flammes, et y
injectai ma magie.
Autour du dernier groupe d’ennemis qui combattaient Mysty,
le sol se craquela et six boules de flammes violettes sortirent du
sol pour s’abattre sur les quatre Gardiens.
Ces sphères mélangeaient à la fois l’élément feu et ténèbres.
Je m’étais inspirée des flammes noires de Naeviah que j’avais
trouvé réellement impressionnantes. Contrairement à son sort,
mes flammes violettes n’étaient pas chaudes, même s’il s’agissait

326
de feu, elles étaient froides et désintégraient la matière à l’état
moléculaire, comme les ténèbres que j’utilisais en général.
Leur rayonnement n’était pas du tout équivalent à une simple
boule de feu, pour atteindre plusieurs ennemis à la fois il fallait
que ces derniers se trouvassent côte à côte. Grâce à Mysty, le
groupe d’ennemis était plutôt compact, je fis donc carton plein.
Les flammes continuèrent de « brûler » au sol pendant
quelques minutes après la disparition des quatre créatures de
pierre.
— Oh ? C’était violent ça, Fiali !
— D’où… d’où tu le sors celui-là ?!
Naeviah connaissait tout mon registre de sortilèges, elle
m’avait interrogée pour connaître toutes mes capacités ; j’avais
fait de même dans l’intérêt de notre travail d’équipe.
— Héhé ! C’est un nouveau : je viens de le finaliser !
Je fis un signe de victoire dans sa direction alors que je me
mis à sourire.
— Toi, sérieux ! Y a vraiment que pour tout détruire que tu
es efficace !
— Naeviah… tu vas lui faire plaisir…
— Connaissant Fiali, c’est clair ! Hahaha !
— Héhé héhé !!
Je me grattais l’arrière de la tête, fière et gênée par tant de
compliments (qui n’en étaient pas).
327
Plus ou moins, en même temps, nous nous tournâmes vers
Syrle :
— Il faudra plus que cela pour nous vaincre ! lui dis-je.
— Je le vois bien. Mais ce n’était que l’échauffement, vous
savez ?
Elle fit claquer ses doigts alors que les morceaux des Gardiens
se rassemblèrent entre eux pour en former des nouveaux. Sortant
du manoir, les fameuses statues que je n’avais pas arrêté
d’analyser vinrent se joindre à la partie.
De plus, Syrle se redressa sur son disque volant et leva la
main.
— Voyons voir si vous vous en sortez aussi bien cette fois,
mes petites souris voleuses.
Elle fit apparaître au-dessus de sa tête des éclats minéraux
aussi pointus que des flèches. Puisque je distinguais comme en
plein jour (Naeviah avait crée une sphère de lumière pour
éclairer la zone mais les projectiles étaient au-delà de son halo),
je compris rapidement qu’il s’agissait de diamants.
— C’est… une blague…, dis-je en grimaçant.
Autour de nous, les statues et les Gardiens formaient à
nouveau un cercle, bien plus compact que le précédent. Dans les
airs, des centaines de pics de diamants.
Syrle était si puissante ? Une magicienne normale aurait été
capable de créer quelques dizaines mais là, elle remplissait
presque le ciel au-dessus de nos têtes.

328
Je me hâtai de revenir auprès de mes amies.
— Tyesphaine, ton bouclier !
Les pics tombèrent sur nous non pas tous en même temps
mais par vagues continues, un véritable barrage de tirs.
Tyesphaine leva son bouclier qu’elle entoura d’une lumière
bienveillante, elle protégea Naeviah en se plaçant devant. Mysty
dévia quelques projectiles en les frappant de ses kama, tandis
que je me protégeais avec mon bouclier magique.
Mais les projectiles étaient trop nombreux. Rapidement, ma
défense se fissura et les pics me lacérèrent. Mysty fut également
submergée. Tyesphaine tint un peu plus longtemps : la barrière
magique qu’elle superposait à son écu se brisa, de même que la
poignée de son bouclier qui s’envola au loin.
Tyesphaine protégea de son corps Naeviah en l’enveloppant
de ses bras.
Lorsque l’attaque s’acheva, nous étions toutes à terre. Mais je
remarquais rapidement qu’aucun projectile ne s’était enfoncé
dans mes chairs. Ils étaient passés à côté, juste suffisamment près
pour m’effleurer. Mysty en avait quelques-uns plantés dans son
armure. De même du côté de Tyesphaine. La quantité de sang
que je pouvais voir confirmait mes soupçons.
Je me relevai, mes vêtements en lambeaux, en me tenant le
flanc. Mes compagnonnes firent de même.
— Tyesphaine, tu vas bien ? cria Naeviah.
— Oui… rien de grave…

329
— Et Mysty ? Et Fiali ?
— Tout va bien ! Ch’suis encore d’attaque !
Autour de nous, le nuage de poussière qui avait été levé se
dissipait lentement. Je ne répondis pas de suite.
Soudain, je jetai mon épée au sol.
— C’est bon, vous avez gagné Syrle.
— Hein ?
Naeviah s’écria de surprise, mes autres compagnonnes
l’étaient tout autant.
— Tu te rends ? Ne sais-tu pas ce que je vais vous faire subir
une fois devenues mes prisonnières ?
— Cela me ferait presque peur si je ne savais pas que c’est du
bluff. Nous n’aurions jamais du accepter cette mission depuis le
début : c’est vraiment pas notre style.
Mysty se mit à rire bruyamment. Elle jeta ses faucilles au sol
également.
— Ouais t’as raison. On a essayé de voler une personne
sympa, même moi j’fais pas ça.
Tyesphaine nous imita et s’inclina.
— Nos excuses… ne seront peut-être pas suffisantes…
nous… acceptons votre jugement… Nous ne sommes pas des
voleuses.
Seule Naeviah n’était pas réellement convaincue.

330
— Eh oh ! Vous êtes folles ? C’est une perverse ! Elle va
nous… et puis… Kyaaaaaaaaaaaaaaaaa !!!!
Elle porta ses mains à la tête en blêmissant, en s’agitant et en
criant.
— Dois-je donc continuer le combat contre vous seule, chère
prêtresse d’Uradan ?
Naeviah nous regarda tour à tour, c’était encore moi qu’elle
accusa, une fois de plus. Elle me prit par le col et me secoua :
— Tout est de ta faute !! Je ne veux pas !! Je ne veux perdre
ma virginité à cause de toi !!
— C’est bon, je te dis. Syrle n’est pas comme ça. Pas vrai ?
Lorsque nous tournâmes nos regards vers elle, elle me fit
frisonner : ses yeux étaient petits et sournois, elle se léchait les
lèvres avec passion.
Je déglutis en cherchant mon épée du regard. Naeviah se
remit à me secouer comme un pommier.
— Je vais te tuer, espèce d’elfe perverse !!!!
Je pouvais comprendre sa détresse, mais les dés étaient jetés.
Soit nous finirions prisonnières dans le manoir, soit nous finirions
dans son lit, soit...
***
— Quand aviez-vous compris ? demandai-je à notre hôte.

331
— Presque depuis le début. Enfin, j’ignorais vos réelle
identités, mais je me doutais que vous aviez été envoyées par le
marquis. Quel idiot…
Nous étions à présent dans le salon que nous avions nettoyé la
veille, assises sur le canapé. Syrle se trouvait dans le fauteuil en
face de nous et arborait une expression à la fois amusée et
victorieuse.
— Ces tenues étaient obligées… ? se plaignit Naeviah.
Nous portions des pyjamas… enfin, officiellement, mais il
s’agissait de nuisettes. J’étais un peu étonnée que ce genre de
tenues existassent dans ce monde, mais cela faisait partie des
nombreuses différences avec l’histoire médiévale de mon ancien.
Honnêtement, si elles n’avaient pas été si révélatrices, elles
auraient fait de très bon pyjamas. Le tissu était une soie à la fois
légère et résistante.
Syrle nous avait obligées à les porter avant d’accepter de
discuter avec nous. J’avais dû insister auprès de Tyesphaine et
Naeviah : la première avait cédé facilement afin de respecter sa
parole d’honneur, mais la seconde avait longuement protesté.
Une paladine qui se rendait n’allait pas revenir sur sa parole.
— Dans ces tenues, je sais que vous ne prendrez pas la fuite
au moins. Et que vous n’avez pas d’armes cachées.
— Moi j’aime bien ! C’est tout léger et tout doux ! J’pourrais
même dormir dedans, en fait.
Mysty contre la pudeur, Mysty l’emporte !

332
Nous tenions peut-être une piste pour enfin lui faire porter un
pyjama.
— Moi… j’ai envie de mourir… Espèce de mage perverse…
Toutes les utilisatrices de magie noire ont un sérieux problème ?!
Naeviah avait les larmes au coin des yeux mais cela ne
l’empêchait pas de me jeter des coups d’œil accusateurs.
— Naeviah, c’est bien ça ? Auriez-vous préféré que je vous
fasse arrêtées ? Le traitement est bien moins agréable dans les
prisons de la ville, vous savez ? Les geôliers auraient été
enchantée d’accueillir quatre belles filles comme vous.
— Je vous remercie de ce traitement, dis-je en m’inclinant
humblement.
En réalité, à ce stade, je m’en fichais un peu des nuisettes.
J’avais pris un bain avec Syrle, je l’avais habillée… On va dire
que je commençais à avoir l’habitude.
En tout cas, plus aucun doute possible quant à sa perversion :
elle aimait les jeunes femmes. Je doutais qu’elle allait jusqu’à les
forcer contre leur gré mais elle ne se gênait pas pour les mettre
dans des situations embarrassantes.
En peu de mots : elle était une sadique.
J’imaginais qu’avec Tyesphaine qui était devenue une statue,
cachant ses seins de ses mains, sous l’effet du choc et Naeviah
qui continuait de s’agiter pour trouver la position la moins
honteuse, elle devait être enchantée.

333
— T’en fais trop, Nae. C’est bon ! Puis, ça te va comme un
gant !
— Je ne veux pas l’entendre de ta bouche, espèce de délurée !
Je n’aurais jamais dû vous accompagner en aventure depuis le
début !
— Haha ! C’que t’es fâchée !
Mysty ne se cachait pas du tout, elle avait croisé ses jambes et
passé ses bras derrière la tête. Le tissu était suffisamment fin
pour bien distinguer ses courbes.
Je me demandais si Syrle ne détestait pas Mysty puisqu’elle
ne résistait pas. En y repensant, elle l’avait rapidement cantonnée
à la cuisine au lieu de toutes les tâches honteuses que nous avions
subies.
— Meurs, Mysty !
— On aurait pu mourir si on avait combattu plus longtemps,
dis-je. Toute perverse qu’elle soit, je reconnais Syrle comme une
excellente magicienne. Et elle l’est d’autant plus d’avoir réussi à
simplement nous effleurer malgré tous les projectiles.
Je pensais réellement ce que je disais. Il fallait une capacité
de calcul et une concentration réellement supérieure pour réussir
à limiter à ce point les dégâts. Un petit sort de Naeviah avait
suffit à nous remettre à neuf.
— Raconte pas n’importe quoi, tu n’as même pas essayé ton
sort machin ! Tu aurais tout explosé !

334
Je ne pus contenir un sourire satisfait. Je l’étais d’autant plus
que ces paroles venaient de la fière Naeviah.
Mais…
— Elle m’aurait tuée avant. Résigne-toi, c’est le destin des
perdants de subir les caprices des vainqueurs. On s’en tire à bon
compte encore.
Naeviah rougit et chercha à s’éloigner de moi, elle se heurta à
Tyesphaine qui ne réagit pas.
— Tu… tu…
— Je ne sais pas ce que tu as en tête, mais je te signale qu’on
a essayé de la voler. Puis, on est entre filles, arrête de faire ta
mijaurée.
— ENCORE CETTE EXCUSE ?!
Dans mon ancien monde, elle marchait pourtant. On ne
partait pas du principe que les personnes étaient homosexuelles,
donc la nudité entre personnes du même sexe était souvent vue
comme « moins grave ».
— Bah, fais comme tu veux. Je compte parler avec Syrle et
déjà commencer par lui demander pardon.
Je me levais et m’inclinais à la japonaise.
— Toutes mes excuses ! Même si nous n’avions pas le choix,
nous aurions dû refuser.
— Vu le spectacle, j’accepte de te pardonner.

335
Mysty m’imita et fit de même. Le spectacle n’en était que plus
volumineux.
Nos regards se tournèrent vers Naeviah qui croisait les bras et
gonflait les joues, puis vers Tyesphaine dont nous ne tirerions
sûrement rien.
— Excusez-les également, je vous prie. Elles sont
embarrassées mais elles n’ont pas plus de mauvaises intentions
que nous deux.
— C’est bon, passons. Je connais bien les méthodes de cette
ordure, rassurez-vous. Si cela peut vous rassurer, je doute qu’il
aurait honoré sa part du marché, quelle qu’elle fût.
— Permettez que je vous explique tout…, dis-je en me
rasseyant.
Mysty s’endormit sur mon épaule pendant mon récit. Je ne
pensais pourtant pas être si pédante et ennuyeuse !
— Cela lui ressemble bien…, dit Syrle qui m’avait
attentivement écoutée.
On sentait bien en elle le côté studieux des magiciens.
— Avant d’aller plus loin, j’aimerais nous présenter, lui dis-
je. Nous vous avons menti sur nos identités.
— Je sais. Et un conseil : ne faites plus ce genre de choses à
l’avenir, vous n’êtes vraiment pas douées.
— Si je peux me permettre, à quels éléments nous avez-vous
démasquées ? Nous avez-vous espionnées avec les statues ?

336
Elle me sourit.
— Vous l’aviez deviné ? Si en tant qu’actrices vous n’êtes pas
douées, en tant que magicienne je sens que vous avez un grand
potentiel.
— Merci.
Naeviah me jeta un regard noir, je compris qu’elle en avait
assez que je me montre aussi gentille envers celle qui nous avait
obligées à porter ces tenues humiliantes.
— Mais je n’ai pas eu besoin des statues. Je dirais que divers
détails en vous m’ont rapidement interloquée. Mais de façon
générale, vous n’avez pas l’aura des réelles domestiques.
— Hein ? Elles ont une aura ? marmonna Naeviah.
— Justement. C’est là où vous n’étiez pas crédibles. Vous
aviez bien trop de présence pour de modestes domestiques.
— Mais nous étions censée être les filles d’un professeur,
rétorquai-je.
— Professeur de quoi ? Dans quelle institut ? Pour quel
noble ? Il y avait trop de choses étranges dans cette couverture.
Je m’avouais vaincue. Mes épaules tombèrent en même temps
que mes oreilles. Je me retrouvais confrontée à la réalité des
faits.
— Pour les détails… J’ai rapidement remarqué que Fiali
pouvait voir les sources magiques, son regard se tournait
systématiquement vers elles.

337
Je me remémorais l’épisode de la garde-robe. Elle m’avait
testée, elle m’avait fait intentionnellement passer devant les
objets magiques et avait observé ma réaction dans les miroirs.
— Naeviah et Tyesphaine ont trop de lacunes dans les tâches
ménagères pour des filles du peuples. Puis, leur dignité et leur
fier maintien ne colle pas avec le bas peuple.
Naeviah sursauta et détourna le regard en grommelant.
— Mysty aurait pu être plus crédible si elle n’avait pas eu l’air
si satisfaite de sa situation. Je n’ai jamais eu de domestique aussi
heureuse de sa condition.
— Tout cela tombe sous le sens : nous sommes des
aventurières.
— Je pense qu’à ce stade les présentations sont inutiles, Fiali.
Syrle était réellement impressionnante. Elle n’était pas
seulement bonne magicienne, mais avait d’excellentes capacités
de déduction et était habile dans les jeux courtois. Elle nous avait
totalement manipulées depuis le début.
— Oui, laissons tomber. Vous avez retenus nos noms. Au
passage, je ne suis pas une demi-elfe mais une haut-elfe. Je suis
à la recherche des vestiges des miens.
— C’est la première fois que je rencontre quelqu’un de ton
peuple, Fiali. C’est dommage que tu sois si mignonne et bien
intentionnée, autrement j’aurais pu te garder en cage.
— Gloups ! Je remercie le ciel de m’avoir fait ainsi...

338
Je baissais la tête et soupirai. Comme si je pouvais vraiment
remercier les dieux pour ce qu’ils m’avaient fait ? Pourtant, cette
fois, mon aura dakimakura me sauvait.
— Est-ce que… c’est une question comme ça… Est-ce que
vous pensez que les guildes de…
— Cela dépendrait de ta chance. Il n’y a rien qui stipule
qu’une elfe ne puisse y entrer. Mais il est sûr que tu attirerais
l’attention. Rapidement, tout le royaume serait au courant que tu
en fais partie et cette dernière t’utiliserait pour accroître sa
réputation.
— C’est ce que je pensais…
— Je t’avais pourtant dit de laisser tomber.
Je voulais apprendre de nouvelles magies, c’était tout. Il n’y
avait rien de mal et pourtant la société me le refusait… Que ce
fût dans ce monde ou mon précédent, au-delà même des lois, il y
existait un ensemble de règles qui étaient uniquement définies
par les gens, leurs préjugés arbitraires et leurs ambitions cupides.
En effet, je supposais qu’il valait mieux laisser tomber et
tourner mes espoirs vers les grimoires elfiques que nous étions
susceptibles de trouver dans nos aventures. J’étais habituée de
toute manière à renoncer à mes projets.
— En tout cas, si tu souhaites un jour nous rejoindre, je
renouvelle ma proposition d’appuyer ta candidature. Je suis une
mage renommée en ville. Vous auriez peut-être dû commencer
par vous renseigner sur la Magicienne de Saphir de rang sept
étoiles.
339
— C’est le rang le plus élevé dans la guilde, je suppose ?
— Tout juste.
— Et le marquis ? Il a dit ne pas être un magicien, mais je ne
l’ai pas cru.
— Il n’a que deux étoiles. Autant dire qu’il ne t’arrive pas à la
cheville.
— Tsss ! J’étais sûre qu’il mentait !
— Mais il a une grande influence politique et surtout une
grande richesse.
— Et l’anneau ? demanda Naeviah cette fois. C’est le sien ?
Au passage, l’anneau que nous avions volé était un faux. Je
m’en étais rendu compte pendant que nous quittions le manoir,
je n’avais ressentis aucune magie émaner de la poche de Mysty.
C’était là que j’avais commencé à me convaincre que nous
avions été dévoilées. Et c’est pourquoi j’avais accepté d’engager
le combat, car j’avais compris qu’elle nous testait.
J’avais eu un doute à plusieurs moments, malgré tout, mais le
fait qu’elle aurait pu gravement nous blesser avec sa pluie de
diamants, mais ne l’avait pas fait, m’avait donné l’ultime
confirmation.
L’anneau était tombé en poussière lorsque nous l’avions
rendu : simplement du sable modifié par magie pour avoir
l’apparence de notre objectif.

340
— Oui, c’est celui de sa famille mais il ne lui appartient plus.
Il y a quelques années, son fief a été envahi par des monstres et il
a demandé mon aide pour le reprendre. C’était le paiement que
nous avions convenu. S’il connaissait ses réels pouvoirs, ils ne
chercherait plus à s’en emparer par de tels moyens.
— Le fourbe ! vociféra Naeviah.
— Je pense qu’à ce stade, on ne peut tenir aucune de ses
paroles pour vraies, dis-je. Que voulez-vous dire exactement ? Il
n’est pas si puissant ?
— Non, il ne l’est pas. Il est intéressant, certes, puisqu’il
permet d’étendre les portées des sorts...
— En effet, c’est intéressant.
— … mais il n’est en aucun cas ce qui le rendra aussi fort
qu’il le voudrait. Je le sais depuis bien longtemps qu’il se
fourvoie. En réalité, j’aurais pu le lui rendre s’il avait su
simplement le demander poliment.
— Vous le lui refusez juste par fierté ?
— Faut-il courber l’échine devant les misérables malotrus ?
La réponse était évidente, au fond je comprenais son mode de
pensée.
— Non, vous avez raison. J’ai une autre question : vous disiez
auparavant qu’il n’aurait pas honoré sa part du marché… ?
Qu’entendiez-vous par là ?
Syrle croisa les jambes et répondit aussitôt :

341
— Il a essayé par des voies officielles de me le reprendre : il a
échoué. Depuis, il cherche à salir ma réputation…
— En vous targuant de perverse ? Ce qui est vrai pourtant...,
dit Naeviah en l’interrompant.
— J’aime lorsque vous dites ce genre de choses, ma chérie.
Cette résistance inutile est délicieuse.
— Hiiiiiiiiii !!
— C’est de ta faute, Naeviah.
Cette dernière m’agrippa et se cacha dans mon dos. C’était
rare qu’elle m’accordât cette confiance, en général elle évitait
tout contact avec moi. Je supposais qu’à choisir entre deux maux,
elle avait pris le moindre.
Satisfaite, Syrle sourit et reprit :
— Je le soupçonne d’avoir déjà envoyé des assassins ici. S’il a
eu recours à vous, c’est pour avoir le moins d’implications
possibles. Si vous échouiez, il n’aurait eu aucun mal à dire qu’il
ne vous connaissait pas. Et si vous reveniez avec l’anneau, il vous
aurait emprisonnées pour vous soutirer les plans de défenses de
mon domaine. Puis, il vous aurait éliminées pour se libérer de
preuves compromettantes contre lui.
— C’est vil…
— Le fumier !
— C’est le jeu de la politique, dit Syrle en soupirant avec
résignation. Vous êtes toutes trop candides pour y jouer, mais ce
n’est pas un mal de s’en tenir éloignées, croyez-moi.
342
— C’est la raison pour laquelle vous nous avez laissées faire ?
— C’est la raison pour laquelle je vous ai engagées. J’avais le
sentiment que vous n’étiez pas de mauvaises personnes.
— Vous avez pris des risques pourtant, rétorquai-je. J’ai pu
analyser et mémoriser nombre des défenses de votre manoir.
— Et ? Tu vas les vendre à quelqu’un ? Permets-moi d’en
douter. Je lis en vous comme dans des livres ouverts. Je sais
même qu’il y a des choses que vous vous cachez entre vous.
Naeviah détourna le regard, je n’eus pas besoin de le faire
aussi.
Elle avait raison, il en y avait. Quand bien même nous nous
faisions confiance, il y avait simplement des choses qui étaient
trop douloureuses pour être dites.
— Je vois. Vous avez raison Syrle : mis à part sous la torture,
je ne révélerais pas vos défenses.
— Je savais que tu étais une elfe adorable, me dit-elle avec un
sourire charmeur.
Naeviah grommela dans mon dos.
Un silence s’imposa dans la discussion à ce stade, j’en
profitais pour classer les informations.
Je trouvais le marquis particulièrement inconscient de
provoquer et de viser une magicienne aussi puissante. J’imaginais
que les étoiles dans la guilde n’étaient pas que pour décorer. Le
faisait-il simplement par jalousie ?

343
La réponse m’apparut soudain :
— Il vous en veut parce que vous êtes une roturière ? Oups !
Désolée si…
— J’en suis une. Je vous l’ai même dit ouvertement. Je suis
née dans la pauvreté, j’ai réussi à être remarquée, je suis devenue
magicienne et j’ai donné le meilleur de moi pour en arriver là où
je suis. Il y a beaucoup de personnes qui me jalousent, c’est
indissociable de ma réussite sociale. Le marquis est juste plus
idiot que les autres, il se croit plus influent qu’il ne l’est
réellement. Je l’ai laissé s’amuser avec ses enfantillages jusqu’à
présent mais il est temps d’arrêter tout ça.
Pourquoi ce changement dans sa résolution ? L’affaire de
l’anneau prouvait bien qu’elle le prenait pour une sorte d’enfant
gâté et le laissait agir à sa guise. Même lorsqu’il avait entaché sa
réputation, elle n’avait rien fait pour l’empêcher.
Je n’eus pas le temps de poser la question qu’elle y répondit :
— Cela fait quelques temps que j’enquête sur ses activités.
J’ai lieu de croire qu’il trempe dans nombreuses affaires vraiment
sales. Le genre qui pourrait jeter l’opprobre sur la guilde de
magie. Ce matin encore, j’ai enquêté sur lui.
— De quoi est-il accusé au juste ? Enfin, si vous pouvez le
dire…
— De vente d’esclaves auprès de l’Inalion. Dans ce pays de
dégénérés, ce genre de choses est autorisée. Aux yeux des
autorités Hotzwaldiennes, le marquis pourrait s’en tirer s’il
vendait ses esclaves à l’intérieur du royaume…
344
— N’est-ce pas interdit à Hotzwald ? l’interrompis-je.
— En théorie seulement. Les nobles ont des réseaux secrets.
Je ne prétends pas qu’ils adhèrent tous, bien sûr, en réalité ceux
qui trempent dans ces affaires lugubres sont une minorité, mais
ne pensez pas qu’une telle pratique ait complètement disparue du
royaume..
Naeviah soupira alors que ses doigts se refermèrent avec
vigueur sur mon dos. Elle était contrariée. Je vis même
Tyesphaine réagir alors qu’elle était de marbre depuis le début.
Forcément, c’était un sujet sensible...
Que ce fut dans ce monde ou mon précédent, rien n’était
jamais absolu. Et même sur Terre au XXIe siècle où l’esclavage
avait été aboli dans la plupart des pays industrialisés, il existait
des réseaux clandestins : pourquoi donc aurait-ce était différent
ici, dans un environnement avec moins de moyens de contrôle ?
En soi, cette révélation m’indignait mais ne me surprenait
guère.
— Je le conçois.
— Tu es une fille intelligente, Fiali.
Naeviah grommela quelque chose d’inintelligible même pour
mes oreilles. Qu’avait donc dit Syrle pour la mettre en colère ?
Je supposais qu’elle n’était pas contente du fait qu’une « elfe
perverse » (que je n’étais pas) se vît recevoir de tels éloges.
Désolée, Naeviah !

345
Cependant, la raison était tout autre. Je n’avais pas encore
idée de ce qu’elle me reprochait.
— Si son marché vient à remonter à la surface, ce qui arrivera
un jour sans aucun doute, il fera du tort aux magiciens bien plus
qu’aux nobles. Le peuple peut vivre sans magie, mais il a
toujours vécu en ayant des commandants à leur tête.
— J’imagine...
— C’est décidé ! dit Syrle d’une voix autoritaire. À présent
que je vois mieux à qui je m’adresse, je vais vous donner des
laissez-passer. Vous avez été engagées dans un conflit entre
magiciens, votre place n’est pas entre nous à la base. Vous êtes
libres de continuer votre voyage, quel qu’il soit. Prenez garde à
vous en Inalion, je vous le conseille vivement.
J’hésitais à la remercier. C’était un acte très gentil, certes, et
elle avait raison —notre implication était le fruit d’un
malheureux hasard— mais… après tout ce que nous avions
entendu, après tout ce que nous avions découvert sur Syrle…
— Je ne veux pas de la charité ! Enfin, je ne vais pas
l’accepter comme ça !
Naeviah me coupa l’herbe sous les pieds. Elle se leva et fit
face à Syrle malgré son embarras.
— Je veux mériter cette récompense et je sais que mes
compagnonnes pensent de même !
Naeviah agitait ses mains comme un orateur. Un sourire
apparut sur mon visage : je pensais exactement comme elle.

346
Tyesphaine se leva à son tour.
— Je… j’approuve ! Permettez que vous nous aidions !
— Ouais, on va vous aider ! J’ai pas tout pigé, mais Syrle est
une meuf que j’aime bien, donc si Tyes, Nae et Fiali disent qu’il
faut l’aider, c’est qu’il faut l’aider !
J’ignorais à quel moment elle s’était réveillée et ce qu’elle
avait entendu, mais elle se leva et frappa sa poitrine de son
poing. C’était une attitude bien virile mais son anatomie ne
collait pas avec un tel geste.
Je me levai nonchalamment.
— Je n’en pense pas moins. Syrle, nous apprécions
sincèrement le geste, mais permettez-nous de vous aider à
attraper ce forban et faire justice !
Syrle sourit, puis prit son visage dans sa main et soupira.
J’ignorai si elle était consternée par notre candeur ou alors si elle
avait déjà prévu que nous agirions de la sorte.
— Entendu. J’accepte votre aide. Et puisque vous n’êtes plus
mes prisonnières, je vous permets d’aller vous rhabiller. Nous
conviendrons des détails du plan d’action demain matin.
Elle eut à peine le temps de finir sa phrase que Tyesphaine et
Naeviah coururent vers la garde-robe où se trouvait nos
équipements.
— Celles-là, je te jure…
— Hahaha ! Elles sont trop drôles toutes les deux. Moi je
l’aime bien ce machin. Faut que j’en achète un.
347
— Je vous l’offre, dit Syrle. Cette nuisette vous va à ravir.
— Oh ? C’est trop cool !
Mysty, sans aucun embarras, s’en alla faire une accolade
amicale à Syrle. Avec le peu de tissu sur elle, ce contact devait
être sans équivoque. J’en savais quelque chose.
Pour la première fois, je crus lire une réelle surprise sur le
visage de Syrle. L’adroite et mesurée courtisane qu’elle était
devenue avait été prise de court par notre Mysty. J’étais presque
fière, en vrai.
— C’est pas que je n’aime pas cette tenue, dis-je. Mais j’ai un
peu froid quand même… Au passage, maintenant que nous
sommes associées, puis-je récupérer ma culotte ?
Je parlais de celle de la veille qu’elle m’avait obligée à lui
donner.
Syrle me fixa, puis répondit simplement :
— Non, c’est le dédommagement pour votre fourberie.
— Hein ?! Mais je pensais qu’on avait dépassé ce stade !
— J’ai pardonné aux prisonnières victimes des machinations
du marquis, mais j’en veux à mes associées d’avoir osé me trahir.
Cette culotte est une compensation !
— Maaaaiiiis !!! Ma culotte !!!!
Mysty ne cessait de rire et finit par nous attraper toutes les
deux par les épaules pour nous serrer contre elles. Je gonflais
mes joues tandis que Syrle me prenait de haut.

348
Ma requête de restitution fut tout simplement déboutée.

349
Chapitre 7

Le surlendemain de notre combat contre Syrle, nous


retournions en ville conformément au plan que nous avions
établi.
Le marquis ne nous reçut pas immédiatement, il nous donna
rendez-vous le soir. J’imaginais bien qu’il allait mettre à profit ce
temps pour préparer son piège.
Lorsque nous présentâmes une nouvelle lettre, qui faisait
office de laissez-passer dans le quartier noble, on nous ouvrit les
portes et nous pûmes pour la seconde fois déambuler dans le
quartier le plus riche de la cité.
Proche de l’enceinte du bastion, je dénotais en passant la tour
de la guilde des Astres, elle était enveloppée par la lumière
crépusculaire. Je crus y distinguer des silhouettes aux fenêtres
cette fois. Je ressentais une fois de plus la magie qui se dégageait
de cet endroit et qui m’attirait malgré moi. Peut-être que les
hauts-elfes ont réellement une passion innée pour la magie, peut-
être sommes-nous attirés à elle comme un papillon par la
flamme…
Nous fûmes rapidement accueillies dans le même salon que
lors de notre précédent entretien. Le marquis et ses valets nous
faisaient face.
— Nous avons l’anneau de vos ancêtres, dit Tyesphaine après
les salutations d’usage.
350
L’expression faciale du marquis ne parvint pas à totalement
dissimuler sa surprise, il ne s’attendait sûrement pas à ce que
nous réussissions. Contrairement à nous, il connaissait Syrle de
longue date, il savait à quel point elle était puissante.
— Oh ? J’ai donc bien fait de croire en vous.
Menteur !
— Puis-je vous demander le récit de votre exploit autour d’un
thé de première qualité ?
Les valets ne tardèrent pas à nous amener, sans qu’il n’ait eu
besoin d’en donner l’ordre, un plateau avec du thé et des gâteaux.
C’était la différence entre les vrais domestiques et les
contrefaçons que nous avions été.
Le thé avait sûrement été infusé au moment-même où nous
étions entrées. Les valets connaissaient l’heure de notre rendez-
vous et n’avaient pas manqué d’anticiper les besoins de leur
maître.
Ce qui me fit intérieurement sourire, et que je ne laissais pas
transparaître, était l’hypocrisie de sa bienséance : il ne nous avait
proposé à boire qu’après s’être assuré que nous avions réussi.
Qu’aurait-il fait si nous avions échoué ?
Mais nous avions réussi, nous étions donc devenues dignes
d’intérêt.
Sans échanger de regards pour ne pas attirer la suspicion de
notre interlocuteur, un courtisan redoutable, nous bûmes le thé
conscientes de ce qu’il devait contenir.

351
J’aurais aimé prendre le rôle de Tyesphaine pour l’aider dans
sa comédie, mais je n’étais pas en position de le faire. Naeviah
intervint à quelques instants, elle était plus habile pour ce genre
de choses. On ne me consulta simplement pour les questions
relatives à la magie. Nous ‘avions pas pu lui cacher le fait que
j’étais une elfe, de fait il se doutait bien de mes compétences
particulières.
— C’est parfait ! Vous avez fait de l’excellent travail. Puis-je
avoir l’anneau à présent ?
— Bien sûr, dit Tyesphaine.
Naeviah joua le rôle de l’aventurière méfiante, elle saisit la
main de Tyesphaine et demanda au marquis, en le fixant droit
dans les yeux :
— Les laissez-passer sont-ils prêts ?
— Il ne reste plus qu’à les signer. Je comprends bien votre
méfiance mais je ne suis pas n’importe qui. Dois-je vous le
rappeler ? J’ai engagé ma parole, vous aurez vos laissez-passer et
pourrez aller à Inalion, comme vous comptiez le faire.
Enfin, pas avec notre propre liberté, par contre. Je détestais
réellement ce genre de personnes trop habiles avec leurs langues.
À présent que nous connaissions la vérité, il était clair que nous
allions finir en tant qu’esclaves à Inalion.
Le marquis fit un simple geste de la main et deux valets
quittèrent le salon pour aller chercher notre récompense.
— Et je ne suis pas avare, vous aurez, comme je vous l’avais
déclaré, une récompense justement méritée.
352
Il croisa les mains et sourit poliment. Une fois l’illusion
tombée, je ne pouvais voir cette expression autrement que
comme fausse et sournoise.
— Puis-je… ?
Tyesphaine jeta un coup d’œil à Naeviah puis ouvrit la main
pour montrer l’anneau au marquis. Rapidement, elle le lui confia
sans attendre les laissez-passer. Tout cela faisait partie de notre
plan, Syrle nous avait fait répéter les rôles la veille, nous avions
pris une journée entière à nous préparer.
Le marquis prit l’anneau entre ses doigts et l’examina à la
lumière d’une bougie magique. Il afficha un sourire satisfait.
D’après Syrle, le fait que je ressentisse la magie passivement et
continuellement était bel et bien un attribut d’elfe. Pour moi,
c’était un sens comme un autre, je n’avais pas besoin de me
concentrer pour en repérer les émanations.
Pour leur part, les humains passaient apparemment par un
sort mineur pour détecter la magie. Comme tout sort de cette
catégorie, il n’y avait pas besoin d’une longue incantation. Il
venait sûrement de furtivement le lancer, j’avais vu son
expression se contracter l’espace d’un bref instant.
Il avait donc à présent l’assurance qu’il s’agissait du vrai
anneau, Syrle avait préféré ne pas produire de copie cette fois
afin de rendre notre stratagème plus crédible (déjà que nous
étions de piètres comédiennes).
— Parfait ! Le voici donc…

353
Néanmoins, s’il avait lancé immédiatement un sort pour
identifier l’objet en détail, il se serait sûrement rendu compte que
sa magie n’était pas aussi puissante que ce qu’il avait présumé.
Mais, examiner en profondeur un objet magique demandait
quelques minutes à quelques jours selon sa complexité.
L’apparence et l’aura magique de l’objet lui suffirent à cet instant
à le tenir pour celui qu’il convoitait.
Je commençais à me sentir fatiguée soudain. Le somnifère
dissimulé dans le thé ou les gâteaux commençait à agir. Tout se
déroulait selon les prévisions de Syrle.
Je bâillai en me tournant vers Mysty qui fit de même. Naeviah
fut la suivante puis, en dernière, Tyesphaine.
— Si tout est en ordre, nous attendons juste… Han !… notre
paiement…, dit Tyesphaine en luttant contre le sommeil.
Au même moment, je bâillai plus fort encore et m’écroulai
sur l’épaule de Mysty. On me raconterait plus tard que pour
rendre notre jeu d’acteur plus crédible, Tyesphaine, plus
résistante que nous, s’était levée et avait tiré son épée avant de
s’écrouler.
Nous ne savions pas où nous allions nous réveiller mais Syrle
avait vu juste sur toute la ligne.
***
À notre réveil, nous étions attachées et bâillonnées.
Nous étions dans une salle sombre et froide, à même le sol.
Nous n’étions pas seules. Dans cette pièce en souterrains se
trouvaient une vingtaine d’hommes et de femmes, apeurés, eux
354
aussi prisonniers. Contrairement à moi et Naeviah, par contre, ils
n’avaient pas de bâillons et de menottes.
Syrle nous avait parlé d’objets magiques qu’utilisait la guilde
pour appréhender les mages renégats devenus dangereux : des
menottes anti-magie. Leur principe était d’absorber toute
émission magique sortante et de restituer l’énergie sous forme de
choc électrique. En résumé, au moindre lancement de sort c’était
l’électrocution assurée.
Le marquis n’avait pas lésiné sur les moyens, Naeviah et moi
en avions une paire.
À mon réveil, Mysty était absente, ce qui ne manqua pas de
me préoccuper. Tyesphaine et Naeviah ne tardèrent pas à se
réveiller.
Nous avions été privées de nos affaires mais avions encore nos
vêtements. Bien sûr, Tyesphaine avait été dépouillée de son
armure maudite et n’avait pas de menottes magiques puisqu’elle
n’était pas reconnue comme lanceuse de sorts.
Incapables de faire quoi que ce fût dans notre situation, nous
attendîmes simplement Mysty sur qui reposait notre plan
d’action. J’avais une idée de l’endroit où elle se trouvait, mais je
préférais ne pas y penser.
Les autres prisonniers nous observaient sans oser parler, ils
avaient été brutalisés au point de ne même plus oser s’exprimer.
J’avais l’impression qu’ils étaient tous roturiers, aucun n’avait
cette apparence supérieure de la noblesse. Depuis combien de
temps ces malheureux étaient-ils dans ces geôles au juste ?

355
Syrle avait donc eu raison de suspecter le marquis, il était bel
et bien un déchet doublé d’un marchand d’esclaves. Je soupirai
intérieurement.
J’eus soudaine une crampe à la jambe. Dans ma position,
c’était normal : je ne pouvais pas la bouger, elle était attachée à
l’autre jambe et les deux étaient reliées à mes bras (en plus des
menottes). Nos tortionnaires avaient réellement peur de nos
capacités, ce que je pouvais comprendre puisque nous étions des
aventurières.
Contrairement à tous les autres prisonniers, s’ils laissaient une
seule faille, nous la saisirions et nous nous libérerions.
La douleur était atroce, les crampes sont peu de choses mais
font horriblement mal.
Je me contorsionnais et finis par heurter Tyesphaine.
* Boing *
Le choc fut plutôt… moelleux. Je finis la tête dans sa
poitrine. J’entendis Naeviah grommeler son mécontentement,
mais je ne l’avais vraiment pas fait exprès.
En y pensant, c’était étrange que Naeviah réagît, nous étions
dans une obscurité presque totale. Les humains ne pouvaient y
voir, même mes yeux me permettaient difficilement de distinguer
les détails.
Une fois la douleur dissipée, je compris que je venais de
donner un coup de pied à Naeviah sans le vouloir. Essayant de
retirer mes jambes, je me rendis compte que j’avais réussi à

356
m’empêtrer dans ses propres liens. Nous étions à présent
accrochées l’une à l’autre.
— Mmmmm… mmm… mmmm…
Désolée Naeviah, même avec mes sens surdéveloppés, je ne
pouvais pas comprendre de tels grommellements.
J’essayais de m’extraire de la poitrine de Tyesphaine,
j’imaginais déjà sa réaction, mais je finis juste par glisser sur son
ventre avant de me retrouver bloquée.
Pourquoi nous avaient-ils simplement jetées au sol comme
ça ? Puisqu’ils comptaient nous vendre, il aurait fallu nous traiter
avec plus d’égards !
Mon souffle chatouilla Tyesphaine qui ne put s’empêcher de
s’agiter. Je ne comprenais plus très bien ce qui se passait, je fus
secouée en tout sens, jusqu’à ce que finalement tout s’arrêta. Je
ne voyais plus rien puisque j’étais collée au corps de Tyesphaine.
Étais-je encore sur son ventre ? Ou alors étais-je sur sa
poitrine à nouveau ? Je n’en avais aucune idée. Je me sentais
simplement entourée par elle.
L’odeur qui se dégageait d’elle m’était inconnue, j’étais
intriguée...
Incapable de faire quoi que ce fût, je décidais de passer à la
suite du plan. La magie qui était émise par nos corps était
absorbée par les menottes, c’est pourquoi Syrle nous avait
équipées d’un petit cadeau.

357
Prévoyant notre traitement, elle avait crée grâce à sa magie de
terre une capsule dans nos bouches. À l’intérieur se trouvait un
petit sortilège assez discret qui lui envoyait un signal télépathique
avec notre position.
Nous en étions toutes équipées et je sentais l’avoir toujours en
bouche. Ceux qui s’étaient occupés de nous dépouiller(sûrement
les valets) n’étaient pas allés jusqu’à fouiller l’intérieur de nos
bouches.
Il était possible que mes amies aient déjà activé leur signal, le
plan était de ne l’utiliser qu’une fois en prison pour révéler la
cachette du marquis à notre alliée Syrle.
Cette dernière se trouvait en ville, elle allait intervenir aussi
vite que possible.
* Crac *
La capsule se brisa dans la bouche y laissant un goût de sable.
Elle n’avait pas été si facile à croquer avec ce bâillon, j’avais
pensé la tâche plus simple en me basant sur les films
d’espionnages que j’avais vus.
Il ne restait plus qu’à attendre en silence qu’on soit sauvée…
C’était le plan, mais lorsque la porte s’ouvrit, j’essayai de
tourner ma tête dans sa direction. Je n’y parvins pas, je réussis
simplement à faire réagir Tyesphaine qui tremblait comme une
feuille. Pire encore, l’étreinte autour de moi devint bien plus
forte qu’avant au point que j’eus peur d’étouffer.
— Allez ! Jetez-la avec les autres ! Elle nous aura été utile.

358
J’entendis un corps tomber dans la cellule, sans aucun doute
Mysty. J’espérais qu’elle allait bien, elle avait elle-même décidé
de prendre le pire rôle.
C’était frustrant de ne même pas pouvoir lui demander son
état : je ne pouvais rien faire.
La porte se referma et j’entendis les pas des geôliers
s’éloigner.
La pauvre ! Elle s’était proposée pour être celle qui serait
interrogée. Pour être choisie, elle avait demandé à Tyesphaine et
Naeviah qu’on lui lança préventivement un sort « d’Immunité
aux maladies et poisons ». Il ne durait malheureusement que
quelques minutes, une durée un peu courte ne le rendant
finalement utile que lorsqu’on présumait avoir été empoisonner.
Mysty seule en avait bénéficié juste avant notre entrevue avec
le marquis, le poison n’avait donc eu aucun effet. Elle avait fait
semblant de tomber et elle avait été la première à se réveiller et
donc à être interrogée.
J’ignorais ce qu’elle leur avait vendu comme information —le
plan étant qu’elle leur indiquerait les défenses du manoir, mais de
manière erronée— mais elle avait dû être suffisamment crédible
puisqu’on ne questionna aucune d’entre nous trois.
— J’vais vous libérer. Mais, taisez-vous, OK ? Chuttt !
Mysty était libre ?
Toute réflexion faite, qui pouvait se douter qu’elle était
capable de se transformer en scorpion et se défaire de tout lien ?
On ne lui avait sûrement pas mis les mêmes menottes qu’à nous.
359
Elle s’était adressée aux autres prisonniers. Je les entendis
marmonner. Ils avaient sûrement peur que notre tentative
d’évasion ne leur attire la violence des gardiens... Ou alors
avaient-ils été effrayés par la transformation en scorpion ?
Quoi qu’il en fût, nous aurions peu de temps pour agir avant
qu’ils n’attirassent les gardes, j’en étais certaine. Ils étaient des
citoyens normaux, ils n’étaient pas aussi habitués que nous à
gérer des situations de crise et de violence.
Même si le plan était d’attendre Syrle, j’étais contente que
Mysty pût nous libérer. Être la princesse qu’on vient sauver ne
collait pas vraiment à mon éthique de mage-guerrière de la
destruction.
— Oh là ? Voilà des prisonnières à croquer. Par qui
j’commence ?
Naeviah nous prit de court et répondit par un « mmmmm ».
— Même dans cette situation, vous avez réussi à vous mettre
dans des positions du genre ? Perverses ! Hahaha !
Je marmonnais à mon tour pour lui signifier d’arrêter de se
moquer mais Mysty ne me comprit pas ou n’en eut cure.
Comment pouvait-elle nous voir dans cette obscurité au
juste ? J’avais remarqué qu’elle avait une meilleure vision
nocturne que la normale, mais c’était trop pour une humaine
normale.
— Ce serait plus simple avec de la lumière… J’me permets
de vous palper...

360
Elle se lécha les lèvres, j’entendis clairement ce son-là !
Mysty ! N’en profite pas !!
Je sentis une main sur ma jambe, puis sur mes fesses ; un
frisson me parcourut le corps. J’entendis Naeviah gigoter et
marmonner, je supposais que Mysty la touchait également.
En fait, elle n’y voyait rien non plus ! Elle avait sûrement dû
remarquer notre position lorsqu’elle avait été ramenée dans la
cellule. Ou alors, lorsqu’elle s’était transformée en scorpion ? De
quelle genre de vision disposaient ces créatures ? me demandais-
je.
— Mmm… Je touche de bonnes choses apparemment.
Dommage qu’on ait pas le temps, y veulent venir vous chercher
aussi pour vous torturer.
Eh oh !! N’en parle pas comme si ce n’était rien !
— Bon, commençons pas Fiali.
Elle finit par poser sa seconde main sur la mienne et par
atteindre mes menottes.
— C’est donc ici… deux secondes…
Je l’entendis trifouiller les menottes avec quelque chose de
métallique. Quand est-ce qu’elle avait réussi à obtenir un
crochet ? Peut-être utilisait-elle la bouche de sa ceinture, me dis-
je peu convaincue. Je ne l’avais pas entendue défaire sa ceinture
pourtant...
* Clac *
Je voulais bouger mais Mysty me retint.
361
— Attends, t’es au mauvais endroit. Tu vas tuer Tyes si tu fais
pas gaffe. J’vais vous libérer, fais-moi juste confiance, OK ?
Elle me chuchota ces mots avant de me faire une bise… sur le
crâne. Je supposais qu’elle voulait à la base viser ma joue mais
elle n’y voyait rien.
Je voulais l’aider en lançant une sphère de lumière, mais je
décidai de lui faire pleinement confiance. Peut-être qu’une
source lumineuse attirerait les gardes, c’était ce dont elle avait
peur.
— Voilà… Ch’sais pas comment vous avez fait, mais vous
vous aimez tellement que vous vous êtes accrochées l’une à
l’autre. C’est trop fort !
Non, c’est toi qui est trop forte ! pensais-je. C’était limite de
la magie ce qu’elle faisait !
Je la laissais me tirer de ma position dont j’ignorais tout. Une
fois debout, elle fit tomber mes liens et mon bâillon.
— Tadam ! Et une Fiali de récupérée !
— Merci, Mysty !
Cette fois, j’étais si contente (et au fond si apeurée) que je
l’enlaçai sans me faire prier.
— Ohh ? Cette récompense ! Faut que j’demande à des
truands de t’emprisonner plus souvent. Héhéhé !
— Arrête de plaisanter, c’est une situation dangereuse.
Mysty me sourit et me posa la main sur la tête.

362
— C’est bon ! On a notre magicienne préférée maintenant.
Tout va bien se passer.
Elle était blessée. Le plan avait été qu’elle vende les
informations rapidement pour s’épargner la douleur, mais Mysty
avait menti : elle avait résisté. Elle avait un œil noir, une lèvre
fendues et divers écchymoses sur elle. Mon sang ne fit qu’un
tour, j’étais en colère à présent.
— On va s’en occuper d’eux avant même l’arrivée de Syrle,
dis-je sur un ton ferme.
— C’était mon idée aussi. T’es vraiment ma sœur, t’arrive à
deviner mes pensées. Héhé !
— Elles sont transparentes, c’est pour ça.
— Désolée d’être une sœur idiote !
En guise de réponse, je raffermis ma prise autour d’elle.
Idiote ! Tu aurais pu vraiment mal finir, tu sais ? Pourquoi tu
as joué les dures ? Et pourquoi tu sembles aussi décontractée et
insouciante ?
C’était le genre de question que je ne pouvais me permettre
de lui poser à haute voix, nous n’étions pas dans une situation qui
appelait à de longues discussions.
— J’t’aime aussi Fiali, mais tu peux faire un peu de lumière
que j’libère nos aut’ sœurs ? Et tu peux t’occuper de Tyes ? Les
menottes chelous de Nae j’en fais mon affaire.
Je me séparai d’elle et fit apparaître une boule de lumière qui
éclaira toute la cellule. Elle était vraiment sale, répugnante
363
même. Mon nez avait en quelque sorte cessé de sentir la
puanteur parce qu’il était bien trop forte ; ce n’était pas le genre
d’endroit qui donnait envie de s’y installer.
Les autres prisonniers furent immédiatement apeurés par ma
magie. Je craignis qu’ils ne se missent à crier :
— Nous allons les vaincre et vous libérer. Mais le premier qui
ose crier et les attirer ici…
Je fis apparaître des flammes dans ma main. Je n’aimais pas
endosser le rôle de la méchante, il ne collait pas à mon adorable
petit visage d’elfe, mais la situation était ce qu’elle était.
Mysty me fit un clin d’œil et commença à s’occuper des
menottes de Naeviah qui paraissait furieuse. Je pus voir par quel
moyen elle avait opéré sur les miennes : elle utilisait simplement
une petite tige en métal qu’elle avait réussi, d’une manière ou
d’une autre, à cacher sur elle. Mysty n’était pas une roublarde
pour rien.
Tyesphaine était retenue par des cordes aux nœuds bien trop
complexes pour moi. Non seulement, nous n’avions pas vraiment
le temps mais en plus Tyesphaine avait vraiment mauvaise mine.
J’étais bien incapable de discerner son expression qui
m’inquiétait quelque peu.
— Ne bouge pas Tyesphaine. Je vais brûler les cordes. Je ne
voudrais pas te blesser dans l’opération.
Ma voix sembla la faire paniquer, j’eus un moment
d’hésitation :
— Tu as peur que je me rate ?
364
Elle secoua la tête pour signifier la négative.
— Dans ce cas… j’y vais ?
Elle acquiesça en fermant les yeux. Je ne la comprenais pas,
pourquoi avait-elle si peur alors que j’allais lui offrir la liberté ?
Quelqu’un comme Mysty était plus facile à deviner… quoi
que, non. On avait juste l’impression de facilement la
comprendre, mais Mysty était plutôt surprenante. Elle agissait
toujours avec honnêteté et simplicité, mais qui la pensait assez
sournoise pour cacher un tige en métal sur elle ? Et qui pensait
qu’elle était capable de se transformer en scorpion ?
En réalité, Mysty était certainement la plus imprévisible
d’entre nous et la meilleure menteuse. Je pouvais facilement
comprendre les raisons qui l’avaient poussée à se porter
volontaire pour se laisser torturer et cracher les informations. Il
fallait quelqu’un qui sache réellement jouer la comédie, pas une
amatrice.
Revenant sur ma tâche, je fis apparaître une petite flamme au
bout de mon index. En tant que tel, elle n’était pas plus qu’un
briquet, donc il aurait fallu bien trop de temps pour brûler ces
cordages solides ; sans mentionner le risque que le feu ne se
répande sur les vêtements et cheveux de mon amie.
Aussi, je me concentrai pour augmenter la vivacité et
température de la flamme pour qu’elle fut en mesure de couper
bien plus que brûler les cordes. La flamme devient rouge vif et
ne vacillait plus ; elle était très proche d’un chalumeau.

365
Estimant que ce serait suffisant, je sectionnai sans mal les
liens puis m’en allais m’occuper de ceux de Naeviah, après que
Mysty se fut débarrassée de ses menottes magiques.
— Toi !! Tu es une…
Je mis mes mains sur la bouche de Naeviah qui commençait
déjà à crier.
— Chuut ! Tu veux nous faire repérer ? J’ai compris : je suis
une perverse. Je ne l’ai pas fait exprès, j’avais une crampe.
— Crampe de mes… !!!
— Allez, ne vous disputez pas, tout va bien !
Naeviah tourna son regard en colère sur Mysty puis gonfla ses
joues, tandis que je soupirai.
— Toi, tu peux parler ! C’est quoi ces blessures ? Approche
que je te soigne.
— C’est pas grand-chose, mais j’veux bien que tu me palpes
ma Nae.
Naeviah lui donna un petit coup de pied, puis se mit à prier et
la soigna. De mon côté, je me tournais vers Tyesphaine qui…
* Paf *
… imita ma précédente réaction avec Mysty : elle me prit
dans ses bras.
Elle avait sûrement eu peur aussi, la pauvre. Je la laissais me
témoigner son affection, c’était rare qu’elle prît l’initiative de le
faire. J’avais toujours droit à ses beaux sourires et ses remarques
366
pleines d’attention, mais qu’elle me prît dans ses bras était un
privilège inestimable.
C’était agréable. Tyesphaine était si douce… j’aurais pu
oublier le temps s’écouler si je n’avais pas entendue la voix des
gardes. Ils s’approchaient de la porte menant à notre couloir.
Mysty l’entendit rapidement aussi, elle fit signe de se taire à
Naeviah.
— Je te dis que j’ai entendu du bruit.
— Tu veux qu’elles aillent où attachées comme ça ? Détends-
toi, mec !
— Mmm… Faudrait quand même aller voir pour être sûrs.
Ils n’étaient que deux. Mysty me fit signe d’éteindre la boule
de lumière, puis se dirigea vers les barreaux et les escalada pour
se mettre au plafond. Elle n’avait pas besoin de se transformer
pour être une sorte de scorpion, on dirait.
Les gardes finirent par venir voir. Nous nous couchâmes au
sol, faisant semblant d’être encore prisonnières.
— Tu vois, y a rien…
— Elle est où l’autre ?
L’absence de Mysty ne leur avait pas échappé, ils éclairaient
la cellule à l’aide d’une lampe à huile qu’ils portaient chacun. Un
des prisonniers pointa du doigt la localisation de Mysty tout en
marmonnant quelque chose d’intelligible. Depuis leur position,
les gardes ne pouvaient pas la voir, ils levèrent la tête et mirent
leur main libre sur le pommeau de leurs armes.
367
J’étais sûre que l’un des prisonniers nous trahirait, c’était une
décision stupide mais si humaine. Sans tarder, je passai à
l’action : je me levai en vitesse, m’approchai des barreaux et
passais ma main entre les barreaux..
« Voradys (Darkness Touch) »
Je touchai un des deux gardes en relâchant une explosion de
ténèbres. Il n’eut pas le temps de réagir, il poussa un cri d’agonie
alors qu’un large trou béant ne se dessina dans sa poitrine. Son
collègue fut aspergé de sang, le cadavre s’effondra bruyamment
au sol : la blessure lui avait été fatale, il n’avait sûrement pas eu
le temps de souffrir.
Le second garde réagit plus vite que ce que j’avais anticipé : il
se mit à crier et s’éloigna en courant. Il était hors d’atteinte de
ma main. Aussi, je tendis l’autre et tirai aussitôt mon « Zard ».
Des flèches d’ombre vinrent lui transpercer le dos et il rejoignit
son complice dans l’autre monde.
— Je vous avais dit de vous taire, idiots.
Je n’étais même pas en colère, juste dépitée d’avoir prévu
cette traîtrise.
Bien sûr, ma remarque les fit paniquer, ils se blottirent dans
les coins et se mirent à trembler. Leur faire comprendre leur acte
était devenu inutile, tout ce qui sortirait de ma bouche serait
perçu comme une menace.
Je soupirai longuement et levai les épaules, tandis que
Naeviah me fit face, mécontente.
— Tu n’avais pas besoin de les tuer, si ?
368
— Tu voulais que je fasse quoi à la place : des câlins ? Je n’ai
pas de sort pour assommer et ils allaient sonner l’alerte. Puis…
Depuis quand faut-il avoir de la compassion pour des criminels ?
— Toi alors !
— On tue bien des brigands, il me semble. Sont-ils pires que
des esclavagistes ? En plus, ils se sont pas gênés pour faire du
mal à Mysty, je te signale.
— Oui mais… Enfin bon, admettons. Cette fois, tu as
sûrement raison…, dit-elle à contrecœur tout en détournant le
regard.
— C’est bon, vous engueulez pas. J’voulais les assommer,
j’étais sûre qu’ils allaient entrer mais finalement bah non. Mais
c’est pas grave, comme dit Fiali, ce sont des ordures de toute
manière.
— Ils allaient rentrer, mais quelqu’un a vendu ta position.
Je me tournai vers le prisonnier qui nous avait trahies, il était
si terrifié qu’il manqua de tremper ses braies.
Naeviah me jeta un regard noir, je compris qu’elle le prenait
en pitié malgré tout. J’étais aussi consciente qu’elle que ces
prisonniers avaient vécu des choses horribles, contrairement à
nous qui n’étions là que depuis peu, mais si je commençais à
cautionner des actes stupides, ce serait la sécurité de tous qui
pourrait être compromise.
— Dépêchons-nous… d’agir…, proposa Tyesphaine.
— Oui, tu as raison.

369
Tyesphaine, qui était privée d’arme et d’armure, pria :
« Ô Déesse de la beauté, entends ta douce protégée et
préserva sa félicité ! ».
Des paillettes lui tournèrent autour et rapidement se
condensèrent pour former une arme et une armure. Elle opta
cette fois pour une épée bâtarde —une épée plus longue que la
normale mais plus courte qu’une zweihander ou une flamberge—
et une armure d’écailles.
Comme toujours, l’armure lui allait si bien ! Et elle n’était pas
noire et maudite cette fois !
Cependant, je savais qu’à cause de son armure maudite,
Dunkelheit de son vrai nom, même si elle disposait certes d’une
protection relative à sa création, son corps était en proie à un
terrible affaiblissement. Le seul moyen d’y remédier était
d’endosser à nouveau Dunkelheit.
Tyesphaine nous l’avait déjà expliqué.
Mysty n’avait pas d’arme et d’armure, Tyesphaine était
affaiblie, je pris spontanément le rôle de tête. Avec mon aura
défensive, mon bouclier magique et mes sorts, je pouvais ouvrir
la route et les protéger.
Naeviah soupira.
— Dire qu’on aurait pu juste attendre en sécurité et là on va
risquer nos vies… Mais bon, je n’aime pas plus que vous rester
là à attendre.
— Héhé ! Heureuse de te l’entendre dire.

370
— Je ne suis pas contente pour un sous de te rendre heureuse,
elfe perverse !
— Au fait, nos affaires, j’sais où ils les ont amenées, déclara
Mysty.
Puisqu’elle avait fait semblant de dormir lorsqu’on nous avait
enfermées, elle avait sûrement mémorisé les environs. Bien joué,
Mysty !
Cependant, rapidement je me rendit compte qu’il y avait un
problème : elle n’avait pas de sens de l’orientation !!
Tandis que j’affichais une expression complexe, Tyesphaine
remercia l’initiative :
— Merci, Mysty. C’est… une bonne nouvelle…
Elle était sûrement la plus intéressée par récupérer nos
possessions. Au passage, notre sac magique avec la plupart de
nos biens n’était pas à l’auberge où nous étions censées loger,
mais chez Syrle. Ils nous avaient dépouillés simplement de nos
armures, les armes nous les avions confiées à l’entrée de l’hôtel
du marquis.
— Vous autres, restez ici ! Je suis une prêtresse d’Uradan,
ayez confiance en ma parole ! Les autorités sont en chemin et
vont tous vous libérer. Mais si vous sortez de cette cellule, vous
risquez de vous faire tuer, expliqua Naeviah aux prisonniers.
Nous allons attirer l’attention sur nous, personne ne viendra vous
faire du mal, je vous le promets. Je vous donne ma parole que
votre calvaire touche bientôt à sa fin.

371
Tyesphaine acquiesça en leur souriant, pendant que Mysty et
moi attendions plus loin dans le couloir. Finalement, Mysty
récupéra les épées courtes des deux gardes et m’en proposa une.
Je refusais silencieusement, il valait mieux qu’elle soit bien
armée, j’avais ma magie de toute manière.
Le discours de Naeviah et la présence de Tyesphaine apaisa
les prisonniers. J’avais l’esprit ailleurs, je ne pensais plus à eux.
Heureusement que mes amies étaient là.
Sur ces faits, nous quittâmes le couloir où se trouvaient
d’autres geôles moins remplies que la nôtre et entrâmes dans un
complexe souterrain.
***
Mysty s’était bel et bien souvenue de l’endroit où avaient été
laissées nos affaires, nous les récupérions dans une salle deux
couloirs plus loin.
Je supposais qu’ils étaient destinés à la vente comme toutes
les affaires entreposées à cet endroit.
La prison où nous avions été retenue faisait partie d’un dédale
de couloirs très anciens. J’apprendrais par la suite qu’en réalité, il
s’agissait d’un réseau de contrebandiers lui-même exploitant un
ancien système d’égout de la ville.
Jadis, un violent tremblement de terre avait ravagé la cité qui
avait été reconstruite entièrement sur les ruines de la précédente.
Ces souterrains dataient d’avant la reconstruction et n’étaient pas
connus des citoyens ordinaires.

372
La majorité étaient effondrés, l’ensemble de la structure avait
fini par descendre à une quinzaine de mètres de profondeurs. Les
égouts actuels qu’utilisais Segorim avaient été construits au-
dessus des précédents dont la remise à neuf avait dû être jugée
impossible.
Néanmoins, quelques décennies de cela, des criminels avaient
trouvé un accès oublié. Ils l’avaient sécurisé et avaient réaménagé
les portions exploitables pour s’en servir de refuge et de passage
clandestin. Lorsqu’ils avaient été finalement arrêtés et exécutés,
ils avaient emporté le secret de ces souterrains avec eux.
Comment le marquis avait-il eu vent de ce réseau de
contrebande ?
Nous ne savions rien de tout cela, nous déambulions dans les
couloirs lorsque, quelques minutes plus tard, nous arrivâmes
dans une grande salle, probablement un ancien collecteur d’eaux
usés, où nous tombâmes nez à nez avec un groupe d’individus
armés. Ils portaient tous des tabards avec des armoiries.
— Inalion…, grommela Naeviah tandis que nos opposants
nous firent face.
Évidemment, le principe de la contrebande était de relier
deux endroits sans l’autorisation des propriétaires, à la barbe du
gouvernement en place, afin d’esquiver les taxes et enfreindre les
interdiction d’importation et exportation.
Qui pouvait être plus intéressé par cet endroit que les
Inaliens ?

373
Et, à en juger par leurs uniformes, il ne s’agissait pas là d’un
groupe de criminels qui faisaient leurs affaires en secret mais de
véritables soldats. Très certainement, Inalion gardait ces
souterrains en tant qu’atout dans le cadre d’une éventuelle
attaque sur la cité de Segorim.
Jusqu’à quel point le marquis avait-il pu être submergé par la
jalousie pour accepter de traiter avec les forces officielles
ennemies ?
— Vous, arrêtez-vous ! Rendez-vous et il ne vous sera fait
aucun mal !
La phrase classiques des gardes. Nous avions été des
prisonnières destinées à la vente aux esclaves, vous pensez peut-
être que nous allons nous rendre gentiment ?
Au contraire, nous dégainâmes nos armes et nous mîmes en
position de combat autour de notre porte d’entrée. Cette position
nous permettait d’établir un demi-cercle défensif autour de
Naeviah, la couvrant de toutes les directions.
— Que font des soldats inaliens ici ? demanda Naeviah dont
la voix se propagea dans l’énorme salle.
Le plafond de cet endroit devait atteindre six mètres de haut,
il était soutenu par des voûtes en arc plein. Au centre se trouvait
jadis un énorme fossé pour accueillir les eaux usées, mais il avait
dû être bouché suite aux effondrements de terrain. Les bandits
avaient fini d’aplanir le trou en y jetant de la terre. Je voyais
malgré l’obscurité ambiante parfaitement bien la démarcation
entre le sol en pierre ancienne et la terre.

374
Il y avait deux tunnels, l’un partait à droite et l’autre à gauche.
En face, un escalier grimpait le long de la paroi et menait à un
palier rudimentaire, à quatre mètres de haut, où se trouvait une
porte en métal. D’un bout à l’autre, la salle devait faire plus d’une
quinzaine de mètres. Avec l’activité sismique et tout ça, c’était
incroyable qu’elle ne se fût pas effondrée.
Il n’y avait cependant pas que des soldats inaliens, mais aussi
quatre soldats portant sur leurs écus en acier des blasons que je
reconnus identiques à ceux des étendards et des fanions du
manoir du marquis.
— Comment… ? Sales petites truies…
En parlant du loup.
Mes amies devaient sûrement être incapables de voir tous les
détails, l’endroit était mal éclairé. Près de l’escalier se trouvait le
marquis.
Contrairement à nous, il n’était pas dans le faisceau de
lumière des torches magiques, mais dans la pénombre en train de
parler avec un soldat qui devait être une sorte de sergent ou
capitaine (je supposais).
Je ne pus m’empêcher de sourire face à sa réaction.
— Vos manigances s’arrêtent ici ! dit Tyesphaine avec
vigueur. L’esclavage est interdit à Hotzwald ! Rendez-vous !
J’étais un peu surprise qu’elle se montrât si autoritaire. Elle
était même allée jusqu’à pointer sa rapière dans leur direction.
Mais, en y pensant, Tyesphaine partageait les valeurs des fées et

375
j’étais bien placée pour savoir qu’il y avait peu de créatures qui
détestaient autant l’emprisonnement et l’esclavage qu’elles.
Les fées de la Grande Forêt, d’après ce qu’on m’avait
expliqué, avaient même imposé l’abolition de l’esclavage à
Hotzwald. Cela avait fait partie d’une des conditions de
négociation avec ces humains. Cette histoire, qui était peut-être
vraie peut-être pas, remontait à bien longtemps et les
Hotzwaldiens ne s’en souvenaient qu’en tant que légende.
Bien sûr, eux non plus n’allaient pas jeter gentiment leurs
armes et se rendre devant les quatre aventurières que nous étions.
Mis à part le marquis, nous pouvions dénombrer sept soldats
inaliens et quatre soldats appartenant aux forces du marquis.
Douze ennemis, dans un espace confiné où je ne pouvais pas
faire appel à mon meilleur atout, c’était sûrement audacieux de
notre part de les provoquer. D’autant, qu’il fallait en garder une
partie d’entre eux en vie afin que Syrle pût les interroger.
Mais, je n’avais pas peur, au contraire je dardais un sourire
approbateur à Tyesphaine qui venait de tourner yeux émeraudes
dans ma direction.
— Monseigneur, je crois que ces tractations doivent prendre
fin ici. Il y a comme qui dirait un imprévu. Je vous laisse gérer le
problème, nous allons simplement rentrer chez nous.
— Attendez ! Je vous ferais une ristourne ! Je suis prêt à vous
laisser les trois premiers gratuits ! implora le fier marquis. Aidez-
nous à nous débarrasser de ces importunes.

376
Je réalisai seulement à cet instant que malgré ses grands airs,
le marquis avait peur de nous, probablement depuis le début.
Quatre filles aussi mignonnes pouvaient réellement inspirer
autant de crainte ?
N’êtes-ce pas à cause de l’armure de Tyesphaine ?
Il était sûrement préférable que les soldats inaliens ne prissent
pas partie pour lui, j’ignorais de quoi ils étaient capables. Puis,
notre but était de couper la tête de cet infâme trafic. Tuer
quelques soldats d’Inalion n’allait pas empêcher le pays de
poursuivre ses activités, mais mettre aux arrêts le marquis ferait
disparaître la cellule… pendant quelques temps, du moins.
Il fallait les tenir éloignés du combat, j’eus une idée :
— Syrle est déjà en route avec les autorités de la ville. Si vous
ne voulez pas déclencher un incident diplomatique, il vaudrait
mieux vous retirer de suite.
— Sales chiennes ! Vous avez négocié avec cette femme ?!
Je… Je n’aurais pas dû vous engager !!
Le nom de Syrle avait fait paniquer le marquis dont le beau
visage androgyne était déformé par la colère. Je ne pus
m’empêcher d’afficher un sourire provocateur.
Mais mes paroles n’eurent pas l’effet escompté sur le chef des
soldats inaliens.
— Si nous partons, l’incident va donc retomber sur notre
pays…

377
— Je… J’étoufferais l’affaire ! Ne craignez rien, Syrle est une
mage sans influence, une vile roturière de rien du tout ! Je suis
même sûr que c’est du bluff : elle viendra seule ! C’est un loup
solitaire, personne ne la croira si nous éliminons les preuves
avant sa venue.
Malheureusement, il avait vu à travers mon mensonge. Syrle
ne viendrait sûrement pas accompagnée puisqu’elle ne voulait
pas ébruiter l’affaire et entacher la réputation de la guilde de
magie. J’ignorais ce qu’elle avait prévu de faire au marquis et ce
n’était pas vraiment mes affaires. Si elle l’exécutait
sommairement, il l’aurait bien mérité.
Le capitaine parut réfléchir un instant, puis prit sa résolution :
— Il faut faire disparaître les preuves. Mais Monseigneur,
toute cette affaire vous coûtera très chère, soyez-en assuré.
— Je payerai ! Grassement ! Soldats, débarrassez-nous de ces
filles et tout de suite !
— Camarades, faisons comprendre à ces filles la valeur des
soldats d’Inalion !
Même si ce n’était pas ce que j’avais cherché à obtenir
comme résultat, au fond, cela nous arrangeait probablement :
cela faisait d’autant plus de preuves quant à la trahison du
marquis. Puis, s’ils étaient partis, nous aurions été obligées de les
laisser tranquilles. Même si cela ne servait à rien, je ne voulais
pas que des esclavagistes repartent impunément de cet endroit.

378
Nos ennemis dégainèrent leurs armes et se mirent à avancer
lentement dans notre direction. Il ne restait plus qu’à survivre au
combat.
Les soldats du marquis utilisaient des épées longues et des
boucliers marqués des armoiries de leur seigneur. Ils portaient
des manteaux de mailles, un plastron de plaque et des casques de
type barbute. De l’équipement digne de la garde d’un noble.
A l’opposé, les soldats inaliens avaient un équipement plus
roturier : haches et marteaux de guerre et des masses d’armes.
Leurs boucliers étaient des targes en bois cerclées de métal. Ils
portaient des armures de cuir avec par-dessus des chemises de
mailles et des casques salade. Leur équipement était moins
riches mais n’en faisait pas moins des adversaires dangereux.
Deux des soldats d’Inalion, toutefois, avaient des équipements
un peu plus légers : ils ne portaient pas de mailles, juste une
armure de cuir, et ils n’avaient pas de casques mais des
chapeaux. Ils n’avaient pas non plus de bouclier et leur armement
se limitait à une masse d’armes à ailettes et une dague de
remplacement.
Le chef des soldats d’Inalion, pour sa part, avait un manteau
de mailles, un plastron de plaque et un casque salade à visière
(qu’il venait de baisser). Avec sa cape, il était reconnaissable
parmi les autres.
Aussitôt le feu vert donné, comme je m’y attendais, les deux
soldats inaliens en retrait avec leurs armures plus légères se
mirent à incanter. Contrairement aux fictions ou jeux de mon
ancien monde, il n’y avait pas de règles qui interdisait un lanceur
379
de sort de porter des armures lourdes et de lancer des sorts.
Cependant, elles étaient gênantes, contraignantes et fatiguaient
excessivement le corps. Or les magiciens faisaient déjà appel à de
grandes ressources à l’intérieur d’eux, cumuler les deux étaient le
meilleur moyen de finir sa journée en charpie, sans compter les
risques de réduire l’efficacité de sa visée.
Le fait qu’ils portaient des armures de cuir prouvait qu’ils
avaient eu une bonne formation martiale. De même que le
réflexe d’avoir accumulé leur magie pendant l’échange. Bien sûr,
j’avais repéré depuis le début la concentration de magie en eux.
De même, je savais déjà que Naeviah était également prête à
agir.
Ce que j’ignorais par contre était les sorts qu’ils préparaient,
je ne le saurais que lorsque la magie serait relâchée.
— Contre-sort ! dis-je à Naeviah en elfique.
— D’accord ! me répondit-elle dans la même langue.
Apprendre une langue demandait des années, ce n’était pas du
jour au lendemain que mes compagnonnes allaient se mettre à
parler elfique, mais je leur avais appris les mots rudimentaires
qui pourraient nous servir en combat. C’était bien pratique pour
dissimuler notre stratégie à nos adversaires, l’information est une
arme précieuse à ne pas sous-estimer.
Comme je l’avais déjà expliqué, le contre-sort consistait à
annuler le sortilège d’un adversaire. Pour ce faire, il fallait soit
lancer un sort identique ou proche, soit un sort de registre
opposé (feu pour contrer la glace) ou alors simplement
intercepter les projectiles en vol pour qu’ils explosassent avant
380
d’atteindre leurs cibles (pour ce faire, la magie n’était pas
forcément indispensable). Il existerait également une magie
interdite capable de réprimer les sorts de manière universelle,
mais je ne m’étendrais pas là-dessus.
Le désavantage de cette technique était qu’il fallait
reconnaître les sorts lancés par l’ennemi. Or, je n’avais pas fait
mes classes dans les guildes de magie humaines. Les mots en
draconiques qu’ils prononcèrent ne m’indiquèrent pas le type
d’effet qu’ils allaient relâcher. Mais, ma perception active de la
magie me permit rapidement de voir la teinte que cette dernière
était en train de prendre à mesure qu’elle se concentrait dans
entre leurs mains.
— Naeviah, celui de droite ! Ténèbres !
J’avais l’impression de parler à une enfant, mais c’était
inévitable, elle comprenait encore très mal. Malgré leur
éducation supérieure à la normale, mes amies jugeaient l’elfique
comme une langue très difficile à apprendre.
— Compris ! Moi occuper !
Je souris en coin. Son accent était très mignon, mais si je le
lui avais dit, elle m’aurait tuée et ruée de coups... et pas
forcément dans cet ordre.
Le magicien de droite était en effet en train d’incanter un sort
de ténèbres. J’étais triste de ne pas pouvoir le confronter, c’était
ma spécialité. Cela dit, Naeviah disposait de la magie de
lumière, si elle avait bien compris ce que je lui avais dit, elle
pouvait facilement l’employer pour contrer le sort ennemi.

381
De mon côté, celui de gauche, utilisait la magie de glace.
C’était un combat d’antagonistes.
« Miroir de mon âme, froideurs hivernales, que s’étende le
règne de glace ! »
Les deux incantaient en draconique. J’ignorais de quel style il
s’agissait et en vrai peu m’importait. Leur vitesse et leur
précision incantatoire me prouvait bien qu’ils avaient été bien
entraînées, mais je ne comptais pas perdre dans une
confrontation de magie.
« Cendres aux cendres. Que la parole s’envole et ouvre les
fourneaux du cœur du monde ! Embrasez le ciel, embrasez mes
ennemis ! »
Je finis quelques instants avant mon adversaire. En guise de
provocation, même si cela m’était moins naturel, j’incantais en
draconique. Ainsi, il pouvait se rendre compte lui aussi à qui il
avait affaire.
« Dast’Zoryr ! »
« Syelboer (Fire Ball) ! »
Une boule de glace laissant derrière elle une brume givrée
partit dans notre direction, mais aussitôt ma boule de feu
l’intercepta. Au plafond, nos deux sorts explosèrent et
s’annulèrent.
— Oh ? Tiens donc...
Je remarquai toutefois, après cette simple offensive, que s’il
incantait vite sa puissance magique était bien inférieure à la

382
mienne. Au moment où nos sorts s’annulèrent, mes flammes
avaient eu le dessus sur sa glace. J’ignorais s’il s’en était rendu
compte également.
Du côté de Naeviah, j’entendis le mage inalien incanter :
« Sixième limbes infernales, par le nom du roi du chaos,
j’invoque les ténèbres et répand la mort. Annihile mes ennemis !
Bairas ! »
Mon amie lui répondit en mortuaris, comme elle priait
habituellement :
« Astre des Dieux, entends ma prière, ô douce litanie. Que ta
lumière m’imprègne, que ton châtiment s’abatte. Forgaer ! »
Une sphère de ténèbres décrivit une courbe parabolique au-
dessus des soldats en approche. Je comprenais pourquoi ils
avançaient aussi lentement en formation, c’était pour laisser les
mages lancer leurs sorts de zone. Mais, avant que la sphère n’ait
pu nous atteindre, un rayon de lumière la cueillit en plein vol.
Naeviah aussi le surclassait. Sa vitesse d’incantation était plus
rapide et sa puissance magique supérieure. Le rayon de lumière
ne se contenta pas d’annuler la sphère de ténèbres, elle la fit
disparaître et poursuivit sa trajectoire jusqu’au mur en face où
elle creusa un trou.
— Ah ? En fait, vous êtes plutôt faibles…
Contrairement à moi qui restait polie, Naeviah ne se gêna pas
pour le signaler à haute voix.

383
Au même instant, trois soldats inaliens chargèrent notre
première ligne composée de Mysty et de Tyesphaine. Cette
dernière prit la tête, elle fonça avec son bouclier entouré de
lumière et d’un mouvement ample dévia les trois masses qui lui
arrivaient dessus. Avec un mouvement leste et fluide, elle planta
sa rapière dans la cuisse d’un des soldats. Elle cherchait sûrement
à les handicaper plutôt que les tuer.
Mysty lui passa à côté comme une flèche, fondit sur l’un des
soldats qu’elle entailla aux cuisses également de ses kama, puis
se glissa dans le dos d’un second qu’elle planta cette fois sous
l’aisselle. C’était en effet une des failles de la plupart des
armures. J’ignorais si celui-ci allait s’en sortir et au fond ce
n’était pas si important considérant que dans tous les cas il serait
condamné à mort.
En tout cas, elles paraissaient pouvoir s’en sortir toutes les
deux, inutile que je vinsse en renfort.
— Naeviah, s’ils sont blessés, tu pourras les soigner ?
— Je pas comprendre. Fiali, compliquée !
Je pensais avoir dit quelque chose de facile, mais avais-je
parlé trop vite ?
Nos ennemis recommençaient à incanter, je n’avais pas
beaucoup de temps.
— Si eux blessés, toi pouvoir soigner ?
— Soigner ? Fiali ?
— Non eux ?

384
— Compliqué mais d’accord.
C’était le feu vert, je pouvais les esquinter un peu, ce n’était
pas un problème si Naeviah pouvait les rafistoler pour les
remettre aux autorités. J’avais un peu de compassion pour ces
deux mages, simplement parce qu’ils étaient de ma profession,
mais au fond ils étaient aussi coupables que les autres. Qu’ils
l’aient voulu ou non, ils avaient pris part au commerce d’êtres
humains.
J’aurais pu les tuer sans scrupules, mais je me disais qu’en
tant que pratiquants de la magie, ils devaient détenir plus
d’informations que les autres. Ce serait sûrement une bonne
chose de les livrer à Syrle. Mon objectif était d’en garder au
moins un des deux.
Voyant leurs premiers sorts échoués, ils en choisirent un
différent pour leur seconde offensive.
« Blizzard éternel qui souffle sur les terres désolées. Gèle mon
ennemi ! Emprisonne-le dans tes bras somnolents et puissants !
Haajak’Dzuh ! »
Je ne comptais pas incanter cette fois, l’écart de puissance
entre nous était tel que cela m’était inutile. Mais mon adversaire
fut plus sournois que je ne le pensais. J’attendais son projectile
mais me rendit compte tardivement que ce n’était ni un rayon, ni
une sphère, mais une colonne de glace qui apparut à mes pieds.
Je n’eus pas le temps d’esquiver, je n’eus le temps que de faire
apparaître mon bouclier magique.

385
Je me retrouvais emprisonnée à l’intérieur d’un pilier de glace,
en train de congeler, incapable de bouger. Naeviah y avait
échappé de justesse.
C’était effectivement une attaque bien plus redoutable que la
précédente qu’il continuait d’alimenter en vue de me congeler de
l’intérieur, jusqu’à ce que mon corps meurt d’hypothermie.
Pendant ce temps, le second mage incanta un nouveau sort et
cible Naeviah.
— Tsss ! Après ce que tu m’as demandé, tu te retrouves dans
cet état ? Stupide Fiali ! Attends-moi, je m’occupe d’abord de
lui !
Naeviah était inquiète pour moi. C’était tellement mignon !
En effet, n’importe qui aurait pu penser que j’étais fichue dans
mon état, mais seul un utilisateur de magie pouvait se rendait
compte que j’étais encore en vie à l’intérieur du bloc de glace.
Par contre, Naeviah avait-elle compris que je n’avais pas
encore rendu les armes ?
« Sanctuaire des damnés, lune sanglantes, accordez-moi vos
grâces et faveurs, que se déverse votre fiel !Sankuros’Zafyk !! »
Nos ennemis nous prenaient au sérieux : je sentis le flux de
magie circuler dans le corps du second, bien plus abondant
qu’auparavant ; sa voix était plus forte également.
Un rayon de ténèbres assez similaire à mon Suil’Kyos jaillit
de ses mains. Mais aussitôt, sans incanter, Naeviah fit jaillir son
rayon de lumière des siennes.

386
Malgré le désavantage de ne pas incanter oralement, Naeviah
le dominait malgré tout. Les deux sorts s’entrechoquèrent. Cette
fois, l’un comme l’autre continuèrent de les alimenter, essayant
de repousser l’offensive de son adversaire. Mais l’issue était déjà
déterminée.
Le rayon de lumière de Naeviah repoussa complètement celui
de son adversaire et poursuivit sa trajectoire. Le mage inalien fut
transpercé en pleine poitrine, l’un de ses bras fut désintégré au
passage.
Eh oh ! Il faut en garder un en vie !
Naeviah grimaça et fit claquer sa langue, elle avait sûrement
perdu le contrôle.
— Je vais t’aider à présent…
Naeviah se tourna vers l’autre mage pour l’obliger à
interrompre son sort, lorsqu’un projectile magique la prit pour
cible. C’était une attaque invisible, une simple bourrasque de
vent, mais elle lui entailla le torse. Le sang de ma camarade
s’écoula au sol devant mes yeux interdits.
Grâce à ma vision elfique, j’avais vu la décharge de magie
invisible lui fondre dessus, j’en connaissais même l’origine mais
je n’avais rien pu faire pour la prévenir.
Le responsable, celui qui avait lancé une lame de vent sur
Naeviah, se tenait devant la porte en hauteur : il s’agissait du
marquis.
Dans le feu de l’action, je l’avais totalement oublié mais nous
savions déjà qu’il était un magicien spécialisé dans la magie de
387
vent. Il m’avait paru si minable à implorer l’aide des Inaliens qu’il
m’était sorti de la tête.
— Hahaha ! Alors, qu’est-ce que tu dis de ça ?
J’avais envie de lui répondre qu’une magie invisible
correspondait bien à l’ordure qu’il était, mais je ne pouvais
articuler. Puis, je savais que ce que Naeviah allait lui répondra
ne serait pas plus amical.
— Que dire ? Tu as raté ta chance. C’était une attaque-
surprise pourtant. Quand Syrle a dit que tu étais un mage sans
talent tout juste bon à passer le balais devant l’entrée de la
guilde, j’ignorais que tu avais développé une magie aussi efficace
pour le faire.
Je riais intérieurement en imaginant le marquis en train de
déblayer les feuilles mortes devant la tour de la guilde en utilisant
sa magie d’air comme souffleur.
La blessure de Naeviah était sûrement plus sérieuse que ce
qu’elle laissait paraître, j’étais inquiète. Mais, la prêtresse lança
sans incantation son « Oraya » sur elle-même, un sort de soin
majeur. Sa main s’entoura de magie lumineuse qui s’infiltra dans
son corps et aussitôt la blessure se referma.
— Tu vois ? Tu as raté ta chance. La contre-attaque va faire
mal.
Il n’était plus temps de lambiner, il fallait que je sorte de là
pour reprendre la vedette… et accessoirement protéger Naeviah.
Le marquis se mit en colère, il n’était sûrement pas habitué à
ce qu’on le contrariât, il se remit à incanter. Simultanément, je
388
déployais dans ma main le sortilège « Ver’vyal », un attaque de
feu au contact que j’imprégnais dans ma lame en général.
Immédiatement, la glace autour de moi commença à fondre.
« Zéphyrs des points cardinaux, joignez vos forces et que
votre fureur s’abatte sur mes ennemis ! Gyrzak ! »
Une fois de plus, c’était une attaque invisible. Je me rendais
compte qu’en duel de mage, cette branche de magie était
redoutable. Difficile de contrer des attaques qu’on ne pouvait
voir.
À ma connaissance, il était possible de rendre les courants
d’air colorés, d’ailleurs, c’était leur manifestation de base, mais
en travaillant sur leur manifestation on pouvait les cacher. Le
marquis avait particulièrement bien maîtrisé cet aspect-là,
semblait-il.
Quel indigne utilisateur de magie ! La magie est faite pour
être vue, attirer l’œil et inspirer la terreur et le respect !
J’ajoutais mentalement dans la liste de mes ennemis jurés les
aéromanciens à côté des mentalistes.
Naeviah ne pouvait rien faire d’autre que subir l’attaque.
Contrairement aux mages, elle n’avait pas de capacité à détecter
les flux magique, ce qui aurait pu l’aider à esquiver. En soi,
c’était logique : les prêtres se fiaient uniquement à leur foi et à
leur divinité, non pas à leurs propres capacités ; ils ne voyaient
que ce qu’on leur consentait de voir.

389
Naeviah subit un choc d’air comprimé qui l’envoya voler en
arrière en lui provoquant des dégâts contondants. C’était
particulièrement vil comme mode d’attaque !
Mais elle se releva avec du sang coulant de sa bouche et se
mit à rire :
— C’est tout ? Attends que Fiali sorte de sa prison, elle va
t’apprendre ce que c’est faire de la magie d’attaque. Je n’aurais
jamais survécu à l’un de ses sorts. Hahaha !
Une fois de plus, elle se lança un sort de guérison et se
rapprocha.
J’étais honorée et heureuse de ses paroles, mais très surprise
également. Un instant, je me demandais pourquoi elle se
montrait si gentille avec moi et je finis par comprendre :
— Elle pense que je ne peux pas l’entendre à travers la glace ?
Les sons m’arrivaient de manière distordus, mais j’arrivais
malgré tout à entendre. Elle me donnait de quoi me moquer
d’elle ultérieurement.
Les efforts qu’elle témoignait me motivèrent à sortir de ma
prison de givre. J’augmentais le flux de magie et les flammes
devinrent si ardentes que la glace fondit en grande partie. Seules
mes jambes étaient encore retenues prisonnières. Le mage en
face de moi grimaça, mais continua de maintenir son sort faute
de quoi la glace n’aurait eu aucune chance de se régénérer.
— C’était bien tenté, dis-je. Mais vous avez fait une erreur en
vous en prenant à mon amie.

390
— Ton quoi ?! Qui… qui a dit que j’étais ton amie !!
Occupe-toi du marquis et ne le tue pas !
— Je ne peux rien te promettre, Naeviah. Au pire, tu le
remettras sur pied, pas vrai ?
Je cherchais à intimider nos ennemis, bien sûr. Le marquis
était peureux, je l’avais compris.
Je tirai mon épée de son fourreau et y transférais mes
flammes avant de l’enfoncer dans la glace à mes pieds.
De mon autre main, je me mis à incanter.
« Par le pacte ancestral des ténèbres, j’en appelle à votre
pouvoir ! Que la nuit antédiluvienne me transsubstante ! Ô
sceaux infernaux déversez vos flèches obscures ! »
Cette fois, c’était de l’elfique. Je n’avais plus envie de jouer.
— Pour ce que vous avez fait à Mysty. Pour ce que vous avez
fait à Naeviah. Vous allez le payer ! Zard (Darkness Arrow) !!
Une dizaine de flèches d’ombres partirent de mes doigts et
prirent pour cible mes deux ennemis. Le mage de glace fit
apparaître un bouclier magique, similaire à celui que j’utilisais,
mais il fut brisé et deux flèches s’enfoncèrent dans son torse.
Le marquis fit apparaître autour de lui une bourrasque de vent
qui intercepta mes projectiles. Il s’agissait d’un sort de défense
active. J’admirais la sagacité d’avoir utilisé une telle défense,
mais une de mes flèches parvint malgré tout à passer et lui
perfora l’épaule.

391
Puisque le premier mage cessa de se concentrer la glace à
mes pieds disparut ; je m’avançais hors de la flaque d’eau.
— Tu vas bien, Naeviah ?
— Tsss ! Je t’en pose des questions ! Bien sûr que ça va, tu ne
le vois pas ! Je m’occupe du mage de glace, le marquis m’énerve
avec sa magie invisible.
— Et tu penses que je peux faire quelque chose contre lui ?
— Tssss ! Qu’est-ce que j’en sais ? Débrouille-toi, c’est toi la
magicienne !
Je me retins de rire. En langage tsundere, cela voulait dire :
« je te fais confiance ».
Naeviah gonfla les joues et se tourna vers le mage de glace
qu’elle pointa du doigt :
— Vous avez déjà perdu ! Tes compagnons sont en train de se
faire massacrer par nos amies, Fiali va abattre le marquis, si tu
veux te rendre c’est maintenant ou jamais !
Mysty et Tyesphaine géraient plutôt bien leur combat. Elles
formaient un bon duo, j’étais presque jalouse en vrai. Il ne restait
que le capitaine des Inaliens et deux soldats du marquis pour les
affronter, mais ce n’était qu’une question de minutes avant
qu’elles n’aient fini.
Le mage grimaça et dit d’une voix hésitante :
— Désolé… je… ne peux pas me rendre… ils me tueront…

392
Je comprenais sa triste situation. Soit il allait mourir en nous
affrontant, soit il allait se faire arrêter et serait exécuté par son
propre pays ou par les autorités de Segorim, soit il déserterait et
devrait vivre toute sa vie avec l’Inalion contre lui. Pas évident
comme situation...
Au final, le plus sage est de bien choisir ses alliés et ne pas se
mêler d’affaires louches, pensais-je.
Naeviah soupira et fit apparaître des sphères de flammes
noires dans ses mains. Elle n’avait pas incanté, sûrement pour
limiter la puissance du sort et l’épargner.
Peut-être devrais-je faire de même ?
Le marquis paraissait plutôt inquiet tout à coup. Sans
incanter, il me lança une attaque : une lame de vent.
Je la bloquai sans problème avec mon bouclier magique.
— Désolée, mais je vois très bien tes sorts. Tu peux les
cacher face à mes yeux, mais leur trace magique est toujours là.
Les sorts capables de se cacher à mes perceptions surnaturels
étaient rares.
— Tu ne veux pas te rendre ? Ce combat est assez ennuyeux
en vrai, vous n’êtes pas assez forts.
Il posa la main sur la poignée de la porte, je compris qu’il
envisageait de prendre la poudre d’escampette.
— On dirait que tu ne veux pas… Tant pis…

393
Je tendis la main et projetai des flammes qui prirent la forme
d’un oiseau de feu. Le sort survola la zone de combat et s’en alla
fondre sur le marquis.
Il fit apparaître à nouveau sa barrière de vent pour s’en
protéger, c’était ce que j’attendais.
Immédiatement, je me mis à courir vers lui tout en lançant
cette fois une boule de feu. Au même moment, je vis les sphères
de flammes noires de Naeviah foncer droit sur le mage de glace.
Il chercha à les contrer mais l’écart de puissance était trop grand.
La première sphère fit exploser son sort de glace en vol tandis
que la seconde vint s’écraser contre son ventre.
Je n’assistais pas plus longtemps à la scène puisqu’elle sortit
de ma vue périphérique. Les flammes peu puissantes que j’avais
lancées avaient crées autour du marquis un rideau de flammes
qui l’empêchait de me voir arriver. Je contournai sans difficulté
les guerriers et arrivai au niveau des escaliers.
Je pris appui sur les marches et bondit dans les airs à une
hauteur de près de trois mètres. J’atterris sur la plateforme où se
trouvait le marquis.
Lorsque les flammes se dissipèrent, il afficha sur son visage
l’horreur de me voir au corps-à-corps. Sans lui laisser le temps
de réagir, je lui assénais un coup de pommeau dans le ventre.
Sincèrement, j’avais plus envie de lui enfoncer la pointe de ma
lame dedans, mais il fallait que Syrle le capturât en vie.
Le marquis était toujours debout, un « clic » s’était fait
entendre au moment de l’attaque : il avait amorti le choc à l’aide
d’une aura de protection similaire à celle que j’utilisais. Pourtant,
394
il n’avait aucun sort actif sur lui au moment où j’avais porté mon
coup, j’étais suffisamment étonnée pour m’immobiliser un bref
instant.
Il grimaça et s’apprêta à me lancer une lame de vent à bout
portant, je voyais aisément la magie se concentrer dans ses bras
À cette distance, il me serait difficile de l’esquiver mais c’était
sans compter sur le fait que je n’étais pas qu’une magicienne. S’il
était impossible de s’en défendre, il me suffisait de l’interrompre.
Je fis tourner ma lame dans ma main et lui entaillai la cuisse.
Immédiatement, il s’écroula en criant de douleur :
— AAAAAAAAAHHHH !! Je… je me rends…
AAAAAHHHH !!
Il n’était pas habitué à la douleur, de toute évidence.
Ce noble a été une farce du début à la fin, pensais-je en
rengainant ma lame.
Je vis au sol une bague brisée, je compris à cet instant qu’elle
avait dû activer un effet de magie pour absorber le coup à sa
place ; c’était l’origine du « clic » que j’avais entendu au moment
de l’attaque.
On m’avait déjà conté des rumeurs concernant des objets
« sacrificiels ». Il s’agissait d’objets magiques à usage unique qui
subissaient magiquement les dégâts portés à leur propriétaire.
Lorsqu’ils en avaient trop encaissés, ils se brisaient.
Si un coup aussi faible avait suffi, l’objet devait être faible
également. Ou alors, ce n’était pas sa première utilisation.

395
Je ne tardai pas à découvrir la vérité : je remarquai une fine
pointe de pierre qui avait jailli du mur derrière le marquis.
Lorsque la porte s’ouvrit, je me retrouvais face à Syrle : elle
l’avait attaqué en même temps que moi, c’était là toute
l’explication.
— Je vois que j’arrive trop tard pour échanger mon aide
contre de l’affection.
Je ne répondis pas mais je ne pus m’empêcher de grimacer,
ce qui l’amusa.
— Tu étais plus mignonne et douce en Katelina. Bon, bon, je
vais prendre la relève et m’occuper du ménage.
— À votre guise…
Je m’assis sur les marches voisines en essayant d’ignorer les
cris de douleur du marquis. Naeviah soigna le mage de glace
qu’elle avait été en partie carbonisé et me jeta un regard plein de
défi.
Nous avions réellement des relations étranges entre lanceuses
de sorts. Je m’en rendais compte.
Je soupirais longuement et attendis que le combat se finisse.

396
Épilogue

L’affaire du marquis Olwedon de Salmine s’était achevée par


notre victoire. Syrle s’était occupée de toute la partie
administrative et légale.
Elle avait tout mené dans le plus grand des secrets, impliquant
uniquement les hauts-mages de la guilde et quelques nobles.
Personne parmi les membres ces deux castes n’avait intérêt à
laisser ébruiter l’affaire : le marquis fut officiellement considéré
comme disparu, sa famille s’empressa de revendiquer la régence
de son héritage.
Bien sûr, Syrle avait oublié de nous mentionner dans l’affaire,
même si certains des esclaves libérés parlaient de quatre
aventurières impliquées dans l’affaire. Il y avait dans les
souterrains un total de près de quarante prisonniers en attente
d’être vendus, la plupart étaient enfermés deux ou trois mois.
Selon les confessions de soldats arrêtés, les soldats inaliens
n’étaient pas les seuls clients du réseau du marquis. Il y avait
également quelques nobles d’Inalion et des marchands d’esclaves
professionnels. Il était impossible de faire tomber toutes les têtes
impliquées dans ces odieux trafics, d’autant plus qu’il fallait
garder l’affaire secrète : aucune action diplomatique ne fut
entreprise à l’égard du pays voisin.
Grâce à sa magie de terre, Syrle put cartographier, dans les
jours qui suivirent l’arrestation du marquis, les anciens
397
souterrains oubliés qui constituaient une faille de sécurité de la
cité de Segorim. Leur existence demeurerait néanmoins un
secret partagé par les seules autorités de la ville, aux yeux du
commun des habitants ils resteraient une légende urbaine.
J’ignorais si la ville choisirait de les effondrer pour de bon ou
si elle les garderait comme sortie secrète après les avoir modifiés
(les Inaliens les connaissaient déjà, en l’état ils n’étaient pas une
bonne échappatoire).
De son côté, le marquis en avait eu vent par le biais d’un de
ses contacts, l’ancien propriétaire du réseau d’esclavagisme, un
riche marchand qui suite à toute cette affaire fut arrêté pour
divers détournements fiscaux. En réalité, le marquis n’avait fait
que reprendre les rênes d’une organisation qui sévissait depuis
quelques années déjà, bien que moins active sous les directives
de son ancien chef.
Notre intervention avait coûté la vie à un mage inalien et
quelques soldats que Tyesphaine et Mysty n’avaient pas assez
ménagés, mais la majorité avaient été capturés vivants. Je n’avais
aucun espoir quant au fait qu’ils ne fussent pas exécutés après
leur interrogatoire, mais ceci est une autre histoire qui ne nous
concernait plus.
Les quatre aventurières qui avaient libéré les prisonniers et
dont on ne connaissait pas vraiment le visage séjournèrent
pendant presque une semaine chez Syrle. Nous ne fîmes que
quelques promenades en ville pour acheter ce dont nous avions
besoin et nous détendre, mais nous profitions surtout du luxe de
ce grand manoir.

398
Cette fois, il n’était plus question d’être des domestiques :
point de bain avec Syrle, point de ménage, nous étions ses
invitées le temps que l’affaire soit close et qu’elle puisse nous
avoir les laissez-passer. Le marquis avait exagéré en nous les
présentant comme faciles d’accès, même avec son influence il
aurait fallu quelques jours pour les écrire et les faire valider.
Je ne comprenais pas les détails de cette approbation, mais
apparemment il fallait que de les diplomates d’Inalion fassent
leur part de travail.
Pendant notre séjour, je poursuivis mon enseignement
d’elfique auprès de mes amies, tandis que Tyesphaine me donna,
après une longue attente, quelques cours de langue féerique.
Mysty essaya d’apprendre quelques passes d’armes à Naeviah
pour qu’elle pût se défendre au corps-à-corps plus efficacement,
mais ce n’était pas en quelques jours que notre prêtresse
deviendrait une guerrière confirmée.
Je finis de peaufiner mon nouveau sortilège et, ayant un peu
de temps devant moi, je décidai d’entamer l’écriture de mon
grimoire personnel. Grâce à Syrle, pour quelques pièces d’or, je
pus acquérir un livre vierge en papier pour y écrire.
Jusqu’à présent, mes sorts avaient tous été consignés dans ma
tête uniquement. Mais lorsque j’avais vu la belle bibliothèque de
Syrle avec ses vieux livres, il m’était venu l’envie de coucher mon
savoir magique par écrit pour l’offrir à la postérité.
Puis, on ne savait jamais, il était possible un jour d’en faire
commerce avec d’autres mages. Je n’étais pas opposée aux

399
échanges magiques profitables et je n’avais aucune prétention à
emporter mon savoir dans ma tombe.
Par contre, son écriture prenait plus de temps que ce que je
ne l’avais pensé, l’écriture à la plume était lente et rigoureuse. Je
l’avais pratiquée avec mon mentor, mais en tant qu’elfe des bois,
il n’était pas un grand amateur d’écrits. En cela, il était très
proche des druides.
Avec Naeviah, nous épluchâmes la bibliothèque de Syrle, il y
avait énormément d’ouvrages intéressants à consulter. Même si
elle n’était pas aussi fournies que celle du monastère de Moroa,
les livres présents étaient vraiment orientés sur la recherche
magique, ce qui attisait non seulement ma curiosité mais
également celle de mon amie qui avait jadis voulu entrer dans la
profession.
Malheureusement, c’était le temps qui nous fait défaut, nous
ne pûmes pas profiter de tout ce savoir. J’avais bien sûr
commencé par chercher les livres qui traitait du sujet qui faisait
l’objet de ma quête, l’histoire des elfes, mais il n’y avait rien de
plus que ce que nous savions déjà : les anciens empires elfiques
avaient disparu suite à une guerre contre les humains, la plupart
de leurs sites avaient été détruits et il n’en restait plus trace après
quelques millénaires.
Le livre qui en parlait était sûrement accessible qu’aux initiés,
car la version officielle des royaumes humains était que les elfes
avaient disparus à cause de leur propre déchéance.

400
Cette œuvre historique me confirma de la possibilité qu’il
restât des communautés dispersées à travers le monde, mais il
n’en indiquait aucune malheureusement.
À la chute d’un empire, il restait toujours des survivants qui se
regroupaient en plus petits groupes sociaux. Je m’étonnais qu’en
cinq mille ans depuis la fin de la guerre, aucune de ces
communautés n’ait jamais fait parler d’elle.
Sachant qu’il avait fallu près de quatre millénaires pour voir
apparaître les royaumes actuels, je supposais que les humains de
l’époque devaient réellement être primitifs et sauvages. Nous
étions actuellement à l’aube de l’an mille, avant l’an 0 l’histoire
humaine avait été bercé par des guerres interraciale entre clans
barbares.
Comment les humains avaient-ils fait dans ce cas pour vaincre
des civilisations si puissantes et magiquement avancées ? Pas
seulement les elfes, mais aussi les dragons, les nains et les géants
pour ne citer qu’eux.
Trouver la réponse à cette question serait sûrement
l’aboutissement de ma quête, mais pour l’heure je n’avais que
peu d’indices.
***
Finalement, un soir où Syrle rentra tard et où nous lui tenions
compagnie dans le salon :
— J’aurais aimé qu’ils prennent plus de temps pour me les
livrer, mais les voici…

401
Elle tira de sa besace quatre parchemins enroulés : c’était nos
laissez-passer.
— Je vais me sentir bien seule, je commençais à m’habituer à
votre présence ici. Cet endroit va me sembler bien triste…
Elle parvint à m’apitoyer et me faire monter les larmes aux
yeux. C’était Syrle, son expression n’avait pas du tout l’air triste,
elle paraissait toujours avoir une certaine distance par rapport à
ses propos ; une déformation professionnelle engendrée par ses
longues années dans la politique. Mais j’avais malgré tout
l’impression à cet instant qu’elle était sincère et exprimait ses
véritables sentiments.
Tyesphaine était tout aussi bouleversée que moi. Toute
aristocrate qu’elle était, elle n’était pas quelqu’un qui savait
cacher ses émotions.
Nous n’avions jamais été que de passage à Segorim, mais
après tout ce qui s’était passé, aux événements aussi honteux
qu’agréables, des liens s’étaient formés. Ce n’était pas quelque
chose que je pouvais réellement dire à haute voix mais Syrle
était un peu devenue pour moi la grande sœur ou la mère que je
n’avais jamais eu dans ce monde-ci : une présence bienveillante
et protectrice sur laquelle se reposer.
Mysty ne se gêna pas pour se lever et carrément lui sauter
dans les bras. Syrle parut gênée et des larmes se formèrent au
coin de ses fiers yeux.
— T’inquiète, Syrle, on repassera ! Pis, qui sait ? Peut’et qu’à
la fin de la quête de Fiali, on reviendra s’installer chez toi. À ce

402
moment-là tu regretteras tes paroles, tu voudras nous foutre
dehors j’t’assure. Hahaha !
La remarque était amusante, mais je ne pus m’empêcher de
baisser le regard avec regret. Il y avait quelque chose que je ne
leur avais pas encore dit à ce propos…
Lorsque Mysty mit fin à son accolade, Tyesphaine prit
timidement le relais. Elle vint lui serrer la main avec respect et
dignité.
— Je… je vous aime bien… je… vous allez me manquer…
Voyant peut-être que je déprimais, Mysty me poussa
littéralement sur Syrle et j’entraînais Tyesphaine dans ma chute.
Syrle était assise dans un fauteuil, elle n’avait pas eu le temps de
se lever que Mysty lui avait foncé dessus. Elle s’était levée
uniquement pour saluer Tyesphaine, mais finalement nous
retombâmes toutes les trois.
— Fais pas ta timide, Fiali ! Hahaha !
Je ne faisais pas ma timide, Mysty ! Enfin bon, en un sens, ce
petit coup de pouce me rendait service et il aidait également
Tyesphaine. Elle avait sûrement envie de faire comme Mysty
mais n’avait pas osé. Dans cette position, Tyesphaine et moi
avions nos bras autour de Syrle, on aurait réellement dit deux
petites filles enlaçant leur mère.
Syrle ne s’en offusqua pas, elle sourit et posa ses mains dans
nos dos.
— Quelles petites filles sensibles ai-je donc élevées… ? Oh là
là !
403
C’était une scène touchante, je sentais à la fois la chaleur et la
bonté de Syrle et celle de Tyesphaine mais…
— Maman… c’est normal que tu me tripotes les fesses ? Je
ne pensais pas que nous avions de telles pratiques en famille…
— Hiiiiiiiiii !!
— Eh oh ! Moi aussi j’veux faire ça !!
Mysty rajouta de l’huile sur le feu tandis que Tyesphaine criait
de terreur.
— Décidément, vos réactions embarrassées vont me
manquer. Hohoho !
— Lâchez… moi…
— Allez, Tyes ! Fais pas comme ça ! Maman veut voir si ton
popotin a bien grandi !
Bien sûr, cette remarque ne fit que rendre Tyesphaine plus
rouge encore, elle allait se mettre à pleurer d’un instant à l’autre
mais pour d’autres raisons que notre séparation.
À titre personnel, elle ne me faisait ni bien ni mal. Au fond,
un postérieur reste qu’un amas de muscles et de graisse si on
garde une certaine distance par rapport à la situation. Mais…
lorsqu’elle déplaça un peu sa main…
— Euh… là, je ne suis plus d’accord.
Je me dégageai avec habilité mais fut aussitôt attrapée par
l’entrain de Mysty qui m’enlaça par derrière et posa sa tête sur
mon épaule.

404
— C’est si beau cet amour familial ! J’ai jamais eu de
famille… enfin par le sang, bien sûr.
— C’est vrai que tu…
Je ne savais pas que dire, elle était orpheline également. Elle
avait grandi avec des marchands, mais ils n’étaient pas ses
parents biologiques. Moi, cela ne me faisait rien de ne pas avoir
connu les miens dans ce monde, mais j’avais la maturité de la
personne que j’avais été dans l’autre monde en plus de mon
actuelle.
— LES PARENTS NE FONT PAS CA !! hurla Naeviah en
portant assistance à Tyesphaine.
En effet, les parents ne faisaient pas ce genre de choses, Syrle
avait juste profité de la situation.
Et elle n’avait pas fini...
— Ah bon ? La mienne m’inspectait pourtant…
— Perverse !!
Au prix de sa liberté, Naeviah parvint à dégager Tyesphaine,
qui retomba dans le canapé comme un sac de ciment. Syrle
l’attrapa et l’entraîna à elle.
— Je sais que tu veux aussi me faire tes adieux, ma pauvre
Naeviah qui manque de sincérité.
— Je… je ne veux pas !! Laisse-moi, espèce de perverse
délurée !! Va donc dans un tonneau !!

405
Nous ne lui avions pas encore expliqué le traumatisme du
tonneau. Une fois qu’elle eut libéré Naeviah, nous lui racontions
en détail l’événement qui avait marqué notre prêtresse.
— Haha ! C’est un épisode amusant auquel il m’aurait bien
plu d’assister.
— Moi aussi ! Nae nous avait dégagé, mais elle n’arrête pas
de nous en parler depuis...
— Tsss ! Je m’en serais bien passée pour ma part !
Grâce à ces plaisanteries, le reste de la soirée se déroula en
discussions légères où nous n’évoquions pas notre départ
pourtant imminent, puisque prévu le lendemain. Nous n’avions
pas de planning précis, aucun impératif à tenir, en réalité, nous
aurions pu rester là encore un an si nous l’avions souhaité, mais
les séparations n’auraient été que plus difficiles.
Les voyageurs envahissent le quotidien des sédentaires.
Parfois attirent-ils la colère et la haine mais souvent attirent-ils
l’amour. Toutefois, la place même d’un voyageur reste
temporaire. Plus le temps passe, plus les liens qu’il tisse sont
forts et difficiles à rompre. Et de même, l’éloignement devient
difficile.
C’est un piège commun : l’habitude et l’affection finissent par
prendre le pas sur sa volonté de reprendre la route.
Par chance, nous étions quatre. Nous pouvions nous soutenir
les unes les autres. Dans notre chambre nous décidâmes avant de
nous coucher de partir le lendemain après-midi. Aucune n’en
avait envie, d’autant que nous étions plongée dans un agréable
406
confort (puisque nous n’étions plus domestiques, nous avions nos
chambres d’amies), mais chacune prit sur elle pour soutenir la
décision vacillante des autres.
Il avait deux autres raisons qui nous encourageaient à partir au
plus vite.
La première était simplement que les prisonniers libérés
commençaient à parler de nous. Les premiers jours, ils furent
garder par les officiels pour les soigner et reprendre des forces,
mais une partie était retournée auprès de leurs familles et les
rumeurs commençaient à évoquer quatre aventurières
mystérieuses qui avaient libérés les esclaves.
Bien sûr, aucun des anciens esclaves ne connaissait
l’implication du marquis dans l’affaire, la faute retomba sur des
malfrats sans lien avec l’affaire qui devaient de toute manière
être pendus (Syrle m’en parla en privé).
La seconde raison était plus naturelle : l’approche de l’hiver.
La température avait encore un peu chutée durant la semaine et
puisque notre destination était en pleine montagne, si la neige
tombait nous serions probablement incapables de nous y rendre
avant l’arrivée du printemps et le dégel.
Sans même avoir besoin de prévenir Syrle, au petit-déjeuner,
elle avait déjà compris.
Cette matinée-là était pesante et désagréable. Je faisais de
mon mieux pour ne pas sembler triste. Les séparations étaient
une de mes faiblesses. Même dans ma précédente vie, j’étais
quelqu’un qui n’aimait pas le changement. Je mettais du temps à

407
m’habituer mais, une fois l’effort accompli, je me prenais
d’affection pour ma nouvelle situation.
De mon point de vue, nous avions sûrement déjà passé trop
de temps chez Syrle, l’idée même de partir me déchirait le cœur.
Tyesphaine paraissait se forcer tout autant que moi. Naeviah
était plus habituée à ne pas exprimer ses sentiments, elle laissait
moins paraître mais je ne doutais pas une seconde de sa tristesse.
C’est abattue que je m’imprégnais de chaque détail du
manoir. Être séparée de tout cela me faisait souffrir d’avance. Je
ne profitais pas vraiment de cette dernière matinée, je me
promenais comme à la recherche de quelque chose qui
m’échappait. Je pensais même un instant demander à Syrle de
nous accompagner, mais l’idée me parut stupide : elle était liée à
la guilde de la ville, on avait besoin d’elle ici.
L’heure fatidique arriva. Pendant le déjeuner, mis à part
Mysty, personne ne parlait. Tyesphaine et moi avions un visage
d’enterrement.
Syrle posa une bourse sur la table à la fin du repas.
— C’est pour vous.
— Hein ? Pourquoi ? s’interrogea Naeviah.
— Pour les quelques jours où vous avez travaillé ici. Et une
petite récompense pour m’avoir aidée à démasquer cette
pourriture de marquis.
— Tu nous as déjà payées !

408
— Naeviah a raison, nous avons reçu des laissez-passer à 70
pièces d’or, dis-je.
— Ne faites pas d’histoire, vous allez me fâcher. Vous croyez
vraiment que ces vies que vous avez sauvées d’un sort pire que la
mort valent seulement quelques malheureuses soixante-dix
pièces d’or ? Puis, je n’ai rien payé, la ville vous les a offert pour
service rendu.
— Je croyais que tu n’avais pas parlé de nous…
Naeviah plissa les yeux, mécontente.
— Je ne l’ai pas fait mais ils ont vite compris. Ne les croyez
pas plus bêtes qu’ils ne le sont. Les prisonniers parlaient de
quatre aventurières et j’ai fait la demande pour quatre laissez-
passer pour des amies de passage. Le lien était vite fait.
— Les officiels ont donc nos noms ? demandai-je perplexe.
— En effet, mais inutile d’en faire tout un drame. Vous serez
loin d’ici avant qu’il ne vienne l’idée à quiconque de vous mêler à
la politique locale.
Je souris avec amertume en marmonnant :
— Ainsi, c’était donc décidé... Nous ne pouvions vraiment
pas rester ici.
Syrle me sourit, elle m’avait sûrement entendue.
— Au fait, en guise de cadeau de départ, j’aimerais également
vous offrir ceci.

409
Elle nous tendit un sac en toile bien rempli. Nous nous jetions
des coups d’œil et vaincues par l’insistance de notre hôte
l’acceptâmes.
— Pouvons-nous l’ouvrir ? demandai-je.
— Bien sûr.
À l’intérieur du sac se trouvaient des uniformes de maid, ceux
que nous avions portés.
— Ils vous allaient si bien. Si un jour, je vous manque,
portez-les et repensez au temps que nous avons passé ensemble.
— Ohh ! Trop chouette ! Merci, Syrle !!
Mysty fut la seule à avoir une réaction aussi enthousiaste,
nous autres plissions les yeux et grimacions.
Les événements liés à ces uniformes étaient pour la majeure
partie honteux…
— Merci…, dis-je hésitante.
J’étais sûre que nous ne les mettrions plus jamais mais
impossible de refuser ce cadeau, aussi nous les glissâmes dans
notre sac magique avec le reste de nos affaires.
Immédiatement après, nous nous levâmes et prîmes nos
affaires qui traînaient dans un coin de la salle à manger. Il valait
mieux ne pas traîner, autant profiter du peu de volonté que nous
avions.

410
Syrle nous accompagna jusqu’au portail d’entrée en enfilant
un châle sur les épaules. La journée était fraîche mais
ensoleillée, il n’y avait pas un seul nuage à l’horizon.
Elle nous ouvrit la grille, nous nous retournâmes pour la
saluer une dernière fois.
— N’hésitez pas à revenir me voir si vous passez dans le coin.
Ma demeure vous sera toujours ouverte, inutile d’aller louer une
chambre dans une auberge hors de prix. En fait, je le prendrais
même mal si vous ne passez pas. Entendues ?
— Ouais ! J’ai hâte de repasser !
Mysty, la première, s’en alla l’enlacer amicalement pour la
saluer. Mais cette fois…
— Oh ? Tu inverses les rôles, Mysty ? N’est-ce pas plutôt à
moi de te tripoter les fesses ?
— Héhéhé !
— Ma foi, ce n’est pas si mal parfois. Hohoho !
Il n’y avait pas une once d’embarras sur son visage !! Elle était
encore plus placide que moi à certains moments ! Une véritable
maîtresse dans l’art de la perversion !!
Je fus la seconde. C’est avec la peur de me faire encore
attrapée que je m’avançais vers elle. Mais, Syrle eut une réaction
bien différente qu’avec Mysty.
Au lieu de sourire, elle retint ses larmes. Cette fois, elles
étaient véritables. Même une courtisane comme elle s’était
sincèrement prise d’affection pour nous ; c’était touchant.
411
Je pris la main qu’elle me tendit mais, à ce moment-là, je ne
parvins plus à endiguer le flot de larmes. Finalement, je me jetai
dans ses bras, faisant fi des menaces intentant ma pureté.
— Tu… Tu vas me manquer Syrle ! Ouin !
— Toi aussi, Fiali. Nous commencions à peine à nous
connaître. J’espère te revoir un jour, nous échangerons nos
secrets magiques.
Je ne répondis pas à cette remarque, au lieu de cela j’enfouis
mon visage dans son imposante poitrine. Je ne pouvais répondre
sincèrement à cette promesse, aussi je décidai de finir le plus vite
possible mon grimoire pour lui l’offrir.
La suivante fut Naeviah. Même si Syrle pleurait de manière
parfaitement mesurée, Naeviah resta de marbre. Au contraire,
elle finit même par afficher une expression agacée.
— Ressaisis-toi, bon sang ! Ce ne sont pas des adieux mais
juste des « au revoir » ! Tu rends les choses difficiles !
— Quelle fille sans pitié. Mais je sais que tu as le cœur gros,
Naeviah.
Syrle l’enlaça, Naeviah grimaça un instant avant de détourner
le regard et lui tapoter le dos.
— Ouais ouais… On se reverra. J’ai fini de lire ta
bibliothèque de toute manière. Essaye d’avoir de nouveaux livres
pour la prochaine fois au moins...
Naeviah s’éloigna et croisa les bras l’air de nous attendre.

412
Ce fut enfin le tour de Tyesphaine qui hésitait et ne savait pas
comment faire. Elle était en larmes tout comme je l’étais.
— Ne te force pas, Tyesphaine. Tes sentiments me sont bel et
bien arrivés.
— Mais je… je…
Notre paladine ouvrit les bras, puis remarqua les pointes de
son armure —elles n’étaient pas pratiques pour ce genre
d’épanchements sentimentaux—, elle finit par attraper la main de
Syrle entre ses gantelets.
— Nous… nous penserons souvent à toi ! Et… nous
t’écrirons !
— Quelle délicate intention ! J’attendrais de vos nouvelles
avec impatience.
Sur ces mots, nous commençâmes à nous éloigner mais
arrivées quelques centaines mètres plus loin, alors que nous
étions encore en vue de Syrle qui n’était pas encore rentrée, je
pensais soudainement à quelque chose.
— Attendez-moi, juste une minute.
Je revins en courant vers Syrle qui séchait ses larmes.
— Euh… Au fait, j’aimerais bien récupérer ma…
— Non.
— …culotte. Hein ? Mais c’est la mienne !

413
— Tu me l’as donnée, c’est devenue la mienne. Si tu veux la
récupérer, tu peux me déshabiller et me la prendre, je la porte
actuellement.
— QUOI ?! Mais… mais… tu es une perverse, Syrle !
— Hohoho ! Ce sera ma manière de penser à toi.
Je revins en pleurant vers mes amies mais pas pour les mêmes
raisons qu’auparavant. Syrle continua de nous saluer de la main
jusqu’à que ce que nous disparûmes de son champ de vue.
Chemin faisant, je réalisais qu’elle m’avait sûrement menti :
elle ne pouvait pas entrer dans une culotte aussi petite. J’avais
beau tenter d’être imaginative sur la manière, nos morphologies
étaient incompatibles.
— Bah, une de perdue, dix de retrouvées, me dis-je en
soupirant.

Lors de notre première pause quelques heures après avoir


quitté le manoir, soudain…
— Ouiiiiiinnnn !! Elle… elle va me manquer… Ouinnnn !!
Naeviah éclata en larmes. Elle s’était retenue si longtemps
qu’elle tomba à genoux et sanglotant comme une enfant. Nous
nous observâmes toutes les trois, perplexes, mais finalement nous
nous rapprochâmes d’elle et l’enlaçâmes ensembles.
La séparation avec Syrle avait été difficile, plus que je ne
l’aurais pensé.

414
***
Quelques heures après avoir franchi la frontière, dans la ville
de Liris.
Grâce aux laissez-passer nous avions pu « facilement »
franchir les postes de surveillance qui formaient la séparation
entre les deux pays. Il n’y avait pas de délimitation naturelle,
mais des tours et des murs en bois à la place.
C’est le soir que nous arrivâmes en ville, fatiguées et encore
tristes. La cité était plus distante que ce que nous pensions de
Segorim, entre les deux nous n’étions tombées sur aucun village,
simplement quelques bosquets, des routes, des auberges-relais à
destination des voyageurs et des marchands. Il y avait également
un certain nombre de casernes et de soldats.
Les deux pays étaient en froid, il était facile de s’en rendre
compte ils avaient les yeux rivés l’un sur l’autre.
Dans l’auberge que nous avions loué, une des premières
puisque nous étions trop fatiguées pour chercher la meilleure, je
décidai de prendre un bain. Sûrement l’habitude du manoir, j’en
avais envie même si ma magie aurait pu m’en dispenser.
— J’vous fais monter un tonneau avec de l’eau chaude, ma
p’tite dame. Mais… c’est payé d’avance.
Je donnai les quelques pièces d’argent que me demandait
l’aubergiste, un prix bien cher pour un simple bain mais si j’avais
la chance d’avoir de l’eau propre et un tonneau sans moisissures,
je ne m’en plaindrais pas.

415
En remontant dans la chambre que je partageais avec
Tyesphaine cette nuit-là —nous avions pris l’habitude des
chambres doubles pour des questions de sécurité—, elle était en
train de sculpter du bois avec un petit couteau prévu à cet effet.
— J’ai commandé un bain… j’espère que ça ne te dérange
pas que je me baigne ici ? Tu fais quoi au juste ?
— Hein ? Je… je sculpte… une figurine de Syrle…
— Oh ? J’ai trop hâte de voir le résultat ! Tu m’en feras une
aussi ? J’ignorais que tu savais sculpté.
Ou l’avais-je oublié ? Je savais qu’elle avait des compétences
en dessin, par contre. En soi, il n’y avait rien d’étonnant à ce
qu’une paladine de la déesse des arts ait des compétences
créatives.
— Merci… Fiali…, me dit-elle en elfique.
— Même si ce ne sont que deux mots, ta prononciation
devient meilleure on dirait.
Elle me sourit avec gentillesse et se remit à sa tâche. Couchée
sur le ventre sur mon lit, je l’observais faire sans mot dire tout en
secouant les jambes derrière moi, lorsqu’on toqua à la porte.
On venait me monter le tonneau d’eau chaude. C’était deux
serveuses bien en chair et avec bien plus de force que moi qui
s’en occupaient.
— Profitez bien, mes petites dames. Prévenez-nous quand
vous aurez fini.
— Merci…
416
Après avoir connu Syrle, j’ignorais s’il y avait un sous-
entendu derrière ou non. J’inspectais le tonneau : il était propre,
sans moisissure et l’eau était transparente. Il n’était rempli qu’à
moitié et était un peu tiède pour quelqu’un habitué aux onsen
mais ce ne serait pas un problème avec ma magie.
En commençant à me déshabiller, je réalisais quelque chose.
— Euh… Tyesphaine, ça paraît un peu soudain… et je ne
voudrais pas te l’imposer mais… Voudrais-tu prendre un bain
avec moi ?
Le tonneau était plus petit que celui qui avait traumatisé
Naeviah, mais nous tiendrions à deux sans problème. Je rougis
en détournant le regard avec honte.
Tyesphaine ne répondait pas. Forcément...
— Désolée d’avoir demandé. Tu es trop timide, tu ne veux
pas qu’on te voit nue, je suppose. Puis, avec Naeviah qui me
traite de perverse à chaque fois…
— Non, je… Je… je veux !
— Vraiment ?
Tyesphaine se redressa sur son lit et acquiesça
frénétiquement.
— Je… j’ai toujours été un peu… jalouse… Je suis la seule
qui…
Elle était la seule à ne pas avoir eu cette « chance », en effet.
— C’est juste que… je… je…

417
— N’en dis pas plus, j’ai compris. J’ai un quelque chose à te
proposer…

L’eau était bonne. Après l’avoir réchauffée à la magie, bien


sûr.
En face de moi, Tyesphaine semblait détendue, elle était
accoudée aux rebords du tonneau. Je fis de même.
— C’était une bonne idée…
— Merci. Comme ça, même toi tu peux prendre un bain avec
toi.
— Oui ! Mais… je doute que Mysty apprécierait…
— Il vaut mieux ne le faire qu’avec moi, en effet.
Je me grattais la joue en riant bêtement, Tyesphaine me le
rendit.
Nous portions des serviettes enroulées autour de nos corps.
Certains onsen le permettaient parfois et j’avais pensé, à juste
titre, que cela permettrait de mettre Tyesphaine plus à l’aise.
J’étais surprise que cela ait aussi bien fonctionné.
— Mysty te l’arracherait sûrement. Haha !
— Oui, c’est sûr… Elle… est différente de moi…
— Ne te juge pas par rapport à elle, Tyesphaine. Vous avez
toutes les deux vos charmes.
— Vraiment ?

418
— Oui, oui ! Aie plus confiance en toi, tu es une personne
magnifique !
Tyesphaine rougit et mit ses mains sur ses joues.
— Toi aussi… Fiali…
Je goûtais à ma propre médecine. C’était gênant de recevoir
des compliments, surtout presque nues dans un bain. Je me
grattais la joue en détournant le regard.
Quelques instants plus tard, je me hasardai à faire face à
Tyesphaine.
Il y eut un petit moment de silence pesant, puis nous nous
mîmes à rire en même temps. Cette réaction eut pour effet de
nous libérer de notre tension :
— Tu te souviens quand j’ai trouvé ce vers de terre sous le lit
de Naeviah dans le manoir.
— Ah oui !
— C’était trop drôle, je ne pensais pas que…
Nous continuâmes à parler de la sorte pendant pas mal de
temps, oubliant même que nous étions dans un tonneau.
L’évocation des récents souvenirs et nos rires apaisèrent nos
cœurs et cette nuit-là nous dormîmes à poing fermés.
Sans aucun doute, ce fut le tonneau le plus paisible que j’avais
connu depuis ma réincarnation.

FIN ARC 4 – Segorim, la dernière cité


419
ISEKAI DAKIMAKURA

Volume 4

Yorak édition
Haut-Rhin
Twitter : Baron_Yorak
D'autres histoires sont ligne sur le site:
http://orekore.fr/

Copyright ©2021 YORAK

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction, intégrale ou


partielle réservés pour tous pays. L’auteur ou l’éditeur est seul
propriétaire des droits et responsable du contenu de ce livre.

Version numérique 0.1 du site orekore.fr

420

Vous aimerez peut-être aussi