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au$tt/me/n£

Le retour
des «entrepreneurs»:
ils inventent collectivement
une économie différente
Les 16-25 ans, vous connaissez ?
Ouvriers ou bourgeois, quels son t leurs trajectoires,
leurs choix : famille, école...
e t après ?
Quel rapport au travail, à l'argent, au plaisir ?
Quels « projets » entre
résignation, marginalisation e t révolte ?
Une grande enquête sur des itinéraires,
des pratiques qui nous concernent tous.
En vente en librairie (37 FJ, dès le
9 octobre 1979. Diffusion Le Seuil.

Notre
prochain
« dossier, »
en
octobre
1979
n ° 20 septembre 79 39 F

Et si chacun créait son em ploi ?


£ désir d’entreprendre 7 Jules Chancel, Pierre-Éric Tixier
Isressortent grand-papa du grenier 15 Henry Dougier
lais qui sont donc ces « nouveaux entrepreneurs » ?
es nouvelles coopératives
a bande à Bulle 17 Monique Astruc, Alain Ostalrich
a Menuise ou la dialectique des copeaux 26 Jules Chancel
acharpente pour le plaisir 36 Monique Astruc, Alain Ostalrich
es Tables Rabattues, un restaurant sans chef 40 Jules Chancel
eGrain : s’inventer des compétences 47 Jules Chancel
es éducateurs-entrepreneurs
lace Voltaire, les enfants de Rousseau 56 Jules Chancel
es Grillons : les écueils de l’accueil 65 Jules Chancel
oie : asociaux + production 77 Jules Chancel
esouvriers-sauveteurs
larketube, le tube de l’autogestion 80 Pierre-Éric Tixier
apatron « cool » et les tisserands du Nord 87 Daniel Carré
eBalai Libéré ou la parole déchaînée 93 Bruno Mattéi
5 tertiaires supérieurs
este : Proudhon chez les ingénieurs 102 Jules Chancel, Annie Jacob
len quoi sont-ils différents ?
i stratégie de l’affectif 112 Marie-Odile Marty
'exercice du pouvoir : une scène cachée 122 Pierre-Éric Tixier
u communautaire au groupal : le cas français 129 Renaud Sainsaulieu
Dopératives ouvrières, pas si rétro que ça 138 Claude Vienney
lels débats provoquent-ils ?
;travail au-delà de l’emploi 147 Jacques Delors
si Big devenait beautiful ? 153 Michel Rocard
iduire le contrôle de l’État 161 Bernard Stasi
Des trésors d’imagination, quand on est partie prenante » 163 Charles Piaget
icc les « nouveaux économistes », allons tous au marché 170 Élie Théofilakis,
Bernard Rochette
scrètes audaces d’un néo-libéral 179 Jean-Jacques Rosa
s pièges du do-it-yourself 183 Jean-Pierre Garnier

comment s’y prennent-ils pour créer ?


! l’argent et des mille manières de ne pas le perdre 186 Henri Le Marois
s tribulations d’un créateur d’entreprise... 195 Jean-François Rouge
Et son carnet d’adresses-clés ! 196 Christian Dupré

rec quel soutien des partenaires sociaux ?


0 millions, une prime à l’ingéniosité 202 Alain de Romefort
élu local, promoteur d’entreprises 207 Yves Laplume
L’indépendance, c’est aussi le poujadisme » 210 Paul Appell
es collectifs de travailleurs ? Oui, mais... 212 Jean-Louis Moynot
11ne s’agit pas vraiment d’autogestion ! » 216 Jeannette Laot
l’étranger, mêmes scénarios ?
«modèle allemand »... mais pas celui auquel on s’attend ! 219 Joseph Huber
Québec, une économie tolérante 230 Harold Bherer, Fernand Piotte
ns l’Italie en crise, des coopératives de chômeurs 234 Olga Patané

Vente en librairie (diffusion Le Seuil) ou par abonnem ent (27, rue Jacob, Paris 6e).
Autrement jette un regard critique,
libre d ’a priori, sur les mutations, les innovations
culturelles et sociales qui form ent l'actualité
profonde de notre temps.

Directeur-Rédacteur en C h ef : Henry Dougier.


Équipe : Nathalie des Gayets, Brigitte Gautier, Elizabeth Lambert,
Michèle Decoust, Jules Chancel.
Direction artistique : Atelier Pascal Vercken.

Conseillers :

Jacques Attali, Henri Atlan, Jean-Michel Belorgey, François Bloch-


Lainé, Françoise Héritier, Robert Jungk, Jacques Le Goff, Emmanuel
Le Roy Ladurie, André Lichnerowicz, Georges Morel, Serge Moscovici,
Claude Olievenstein, Joël de Rosnay.

France Étranger
• Abonnements : un an (6 ifs) ................................. 180 FF 195 FF
Établir votre chèque bancaire ou chèque postal trois volets à
Tordre d "Autrem ent et les envoyer au 27, rue Jacob , Paris 6e —
c/o Le Seuil .

• Vente individuelle des numéros anciens : à la revue ou au Seuil.


• Diffusion en librairie : Éditions du Seuil.

Direction-Rédaction : 73, rue de Turbigo — 75003 Paris


Tél. : 271.23.40
•ÙA aJUdwu dloctofrtû.
Rencontres annuelles dans une ville de province
des promoteurs d'expériences sociales et culturelles en France et à l'étranger

CH A M BERY - 5 au 7 octobre 1979


Les « Ateliers » auront pour thèmes :

Atelier 1 Nouveaux types de communication sociale au niveau


et 2 local.
(journaux de quartier, de région - expériences audiovisuelles —
réseaux d'information — radios locales et radios libres).
Atelier 3 Les autres « boutiquiers » (boutiques de droit, de santé d'archi­
tecture, d'urbanisme — librairies différentes).
Atelier 4 Expériences d'animation culturelle en milieu rural (à l'initiative
d'habitants, d'associations, de municipalités).
Atelier 5 Auto-impression, auto-édition (nouveaux rapports auteur-imprimeur-
éditeur).
Atelier 6 Usagers et expériences d'éducation sanitaire (actions syndicales,
groupements d'usagers, associations de malades, luttes des fem­
mes, actions locales et globales, presse).
Atelier 7 Action culturelle en milieu immigré — Enfants et adultes (presse,
théâtre, audiovisuel, éducation, musique,... par eux-mêmes ou avec
des animateurs).
Atelier 8 Des « Nouveaux entrepreneurs » aux « emplois d'utilité collective » :
les problèmes économiques (comment créer et gérer des micro­
entreprises, aux formes juridiques variées, agissant ou non sur le
marché et visant l'autofinancement et l'autogestion).
Atelier 9 Expériences pédagogiques originales pour/avec des enfants de 6-12
ans (écoles parallèles, écoles nouvelles - expériences pédagogiques
dans les écoles primaires, traditionnelles...).
Atelier 10 Loisirs des enfants de 6-12 ans : expériences de créations théâ­
trales, cirque,... (initiatives lancées par les enfants eux-mêmes en
liaison avec parents, enseignants, municipalités et expériences lan­
cées par des professionnels).
Atelier 11 Diffusions parallèles de chansons, disques, vidéo, œuvres d'art
(en dehors des circuits commerciaux traditionnels).

PROGRAMME
Les participants Dnt attendus le jeudi 4 octobre en fin de journée à Chambéry
(Maison de la Promotion sociale - 176, rue Sainte-Rose, Tél. : 79/33.12.45). Un
buffet leur sera servi. Ils seront logés sur place et chez l'habitant.
Les « Ateliers » se réuniront les vendredi 5 et samedi 6 octobre de 9 h 30 à 18 h 30, les
repas seront pris à l'Ecole d'hôtellerie attenante. Des échanges inter-ateliers et des rencon­
tres avec des intervenants extérieurs auront lieu le samedi 6, après-midi et le dimanche
7 octobre, matin.

C O M M E N T S'IN SC R IR E
Les participants ne payent qu'un droit d'inscription individuel de 120 F. (100 F
pour les « adhérents » de l'Atelier) qui couvre tous les frais.
Le nombre de places est limité, il est recommandé de s'inscrire dès que possible
(avant le 18 sept, en envoyant :
1. Une lettre d'inscription et un chèque de 120 F (à l'ordre de l'Atelier).
2. Une description brève (1 ou 2 feuillets) de l'expérience présentée (qui, quoi, où,
quand, comment...).

I N S C R I P T I O N S : Ateliers d'octobre - 73, rue de Turbigo - Paris 3U


La passion
des informations pratiques

Une revue bimestrielle :1 2 F Deux numéros spéciaux annuels :18 F


--------------------- A PARAITRE 7 9 - 8 0 -------- — — A PARAITRE 7 9 - 8 0 -------- ------------
n° 11 — 18 Septembre 79 5e édition - 5 Octobre 79
AUTO-MOTO-VÉLO .................. 128 pages GUIDE PRATIQUE L'ÉTUDIANT 79-80
n° 12 — 14 Novembre 79 ................................................... 512 pages
LES GRANDES ÉCOLES .......... 250 pages 2e édition - 25 Avril 80
n° 13 — 30 Janvier 80 GUIDE DU PREMIER EMPLOI
LES JOBS ET L'ARGENT ........ 160 pages ET DE L'ENTRÉE DANS LA VIE « ACTIVE »
................................................... 272 pages
n° 14 — 26 Mars 80
VACANCES-VOYAGES .............. 2 2 4 pages
n° 15 — 28 Mai 80
LES ÉTUDES SUPÉRIEURES COURTES
................................................... 2 2 4 pages

Déjà parus - 10 F _________________ Déjà paru_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _

n° 3— Décembre 77 - Les grandes écoles ............. 160 pages 1 ère édition - Mai 79 15F
n° 5— Juin 78 - Le logement ................................. 96 pages Guide du premier emploi
n° 6— Septembre 78 - Les loisirs .......................... 96 pages et de Centrée dans la vie a c t i v e .................................... 22 4 pages
n° 7— Décembre 78 - Les jobs ............................... 120 pages
n° 8— Février 79 - Les études supérieures courtes 176 pages
n° 9— Avril 79 ■ Vacances-voyages 79 1 76 pages
n° 10 — Juin 79 - Les universités ............................ 192 pages

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I 4IR4LPES
NOUVEAUTES
_ SEUII_
Raymonda Maurice Jean
Hawa-Tawil Agulhon Bertolino

Mon pays, La République Albanie


ma prison au village La sentinelle
Une femme de Palestine
Le témoignage de cette pa­
de Staline
lestinienne attachée au dia­ Un grand classique de l'his­ Reportage brillant, chroni­
logue avec Israël, de cette toire des mentalités réédité. que historique et essai poli­
féministe dans une société Comment, entre 1830 et tique, c'est aussi l'itinéraire
arabe traditionaliste, est le 1848, une société traditio­ d'un journaliste passionné­
document le plus vrai sur les naliste (celle du Var) se ment fidèle à l'amitié. Mais
drames du Moyen-Orient. convertit à la République. d'abord à la vérité.
Collection Traversée du siècle Collection L'Univers historique Collection L'histoire immédiate
dirigée par J.-C. Guillebaud. dirigée par Michel Winock. dirigée par J.-C. Guillebaud.
256 pages 576 pages 256 pages
Le désir
d’entreprendre
Jules Chancel
Pierre-Eric Tarier

Crise des valeurs, crise de la gauche, crise économique : l ’opti­


misme n ’est pas de mise. E t pourtant, un thème nouveau semble émer­
ger : celui du travail à plusieurs, celui de la création collective d ’activi­
tés et d ’emplois. Il s ’agit alors non pas de refuser le travail en tant que
tel, mais de proposer une alternative concrète aux vieux modèle social
de l ’entreprise patronale.

L’entreprise traditionnelle n ’attire plus. Les méandres de la


bureaucratie des groupes industriels dans laquelle la décision stratégique
est à la fois concentrée entre les mains de quelques-uns et déviée
quand il s’agit de faire supporter le poids d ’un échec, découragent cer­
tains cadres qui ne trouvent plus de récompenses suffisantes à leurs
attentes.
L’entreprise traditionnelle ne paye plus. Les systèmes sophisti­
qués de gestion prévisionnelle des carrières qui s’appuyaient sur l’idée
d’une croissance indéfinie, sont aujourd’hui rangés au rayon des acces­
soires. Les rémunérations sont bloquées à tous les niveaux et on rogne
lentement les salaires les plus élevés.
L’entreprise traditionnelle n’invente plus, en tous cas pour ce
qui est des rapports sociaux. Le travail est fortement remis en question
aujourd’hui au profit d’autres valeurs plus axées sur le mieux-vivre.

Pierre-Éric Tixier
sociologue, travaille sur le fonctionnement
collectif et sur les processus
de socialisation
8 Autrement 20/79

Les excès du taylorisme, de l’automation et le poids des hiérarchies


inutiles repoussent les jeunes et certains travailleurs plus âgés qui n ’ont
pas accepté les normes dominantes du système de production.
Face à cette remise en cause tous azimuts, le monde de l’entre­
prise a essayé de répondre davantage aux désirs des travailleurs en
étant plus sensible à leurs attentes : écrasement des hiérarchies par sup­
pression des intermédiaires dont le rôle était plus fondé sur l’autorité
que sur l’expertise, développement du bilan social (1), enquêtes diverses
sur le climat social, expériences d’amélioration des conditions de tra­
vail. Mais cet effort s’est en fait traduit par un renforcement du con­
trôle social ; certaines enquêtes sur le climat social de l’entreprise ont
plus pour fonction de servir de baromètre sur les risques de grève que
d ’essayer d ’améliorer le sort des travailleurs.

Un contre-modèle : le collectif, plus l'efficacité


Mais le désir de créer, d’inventer, de se confronter à la réalité
se maintient ou même se développe. en marge des appareils institués.
Le désir d ’entreprendre différemment, de monter une entreprise entre
copains ou camarades se développe comme un contre-modèle par rap­
port à l’entreprise traditionnelle. Par exemple, à partir d ’une activité
sociale d ’accueil d ’handicapés, on crée une coopérative de débroussail­
lage de forêts, ou bien, des enseignants reconvertis à la menuiserie
doublent leur travail d ’artisans d ’une activité intellectuelle sur l’ethnolo­
gie de l’objet, ou bien encore des ouvriers qui reprennent leur entre­
prise et qui conçoivent sans l’aide d ’ingénieurs des innovations techni­
ques améliorant beaucoup l’efficacité de leurs machines.
L ’entreprise va alors avoir comme objectif de permettre des rap­
ports chaleureux entre travailleurs fondés sur l’entraide et le soutien
mutuel :
• chacun pourra exercer plus complètement son métier et déve­
lopper ses capacités personnelles d’invention et de gestion dans le quo­
tidien de l’entreprise ;
• retrouver ou trouver des valeurs d’action qui permettent de
parvenir à un équilibre entre vie de travail et vie extérieure ;
• le collectif va sécuriser chacun quant aux décisions ; l’ouvrier
sait qu’il pourra trouver un coup de main et le dirigeant sait qu’il peut
compter sur le collectif face à des décisions qui engagent l’entreprise ;
ce n ’est plus un homme seul sur un bateau ivre et hostile ;
• l’efficacité retrouvée est aussi au programme de ces nouveaux
entrepreneurs.
Que ce soit pour les travailleurs sociaux ou les psychologues en
institutions dans lesquelles toute initiative s’effrite, ou d ’ouvriers qui
bloquent leurs créativités par crainte de cadence augmentée... la nou­
velle entreprise doit permettre de trouver une efficacité fondée sur la
libre communication et la maîtrise par chacun de son outil de travail.
Ce programme de la nouvelle entreprise voit et connaît des dif­
férences suivant les porteurs du projet collectif. Les enfants de la bour­
geoisie qui créent le restaurant sympathique et agréable où l’on peut
Le désir d'entreprendre 9

finir son repas et sa cigarette sans que la serveuse, avec un air navré,
vous demande la table, en ont souvent rapidement assez : le client n ’est
pas toujours « cool » et ouvert et les courses aux halles le matin
n ’apportent guère qu’un charme passager ; on met alors la clé sous la
porte.
Alors qu’en milieu ouvrier, redémarrer ou quelquefois créer de
toutes pièces une nouvelle entreprise, c’est pour longtemps, la durée est
ici essentielle. Sans doute y a-t-il d’autres raisons, par exemple créer un
centre thérapeutique ne nécessite que très peu d ’investissements par rap­
port à une entreprise industrielle.
La nouvelle entreprise est un portrait à mille faces, un kaléidos­
cope, lieu d ’alliances de classes entre une certaine bourgeoisie engagée
à gauche qui préfère gagner moins d ’argent et rêve à une expérience,
des petits-bourgeois qui désirent échapper à la prolétarisation de l’usine
ou des postes sans pouvoir de décision en institution, de jeunes post­
scolaires en recherche d ’un travail où ils pourront se réaliser et
d’ouvriers qui veulent préserver leur emploi et acceptent les contraintes
d’un jeu capitaliste.
La nouvelle entreprise s’exprime par la diversité et la variété de
la durée des expériences. Il n ’existe aucune donnée fiable.

Produire ou animer ?
L’échantillon des cas pratiques présentés dans ce numéro ne tend
pas, bien sûr, à l’exhaustivité. Cependant, à partir de cette courte liste
et à partir aussi des réflexions glanées ça et là auprès des gens de la
base, des divers responsables politiques et syndicaux et des analystes,
on peut essayer de suggérer une typologie des entreprises collectives.
La notion même d’entreprise collective se prête à la discussion ;
en effet l’adjectif postule davantage un idéal qu’un mode de fonction­
nement strictement codifié. L’entreprise collective n’a pas d ’unité, ni
sur sa forme juridique ni sur les secteurs d’intervention.
La démarche empirique qui a été largement suivie pour l’élabo­
ration de ce numéro et notamment pour le choix des cas, a permis
tout de même de distinguer quatre secteurs dans lesquels se dévelop­
pent, aujourd’hui en France, ces entreprises collectives :
• la petite et moyenne entreprise, menacée de faillite ;
• le secteur socioculturel : accueil des handicapés, animation,
éducation et loisirs des enfants, etc. ;
• l’artisanat : aussi bien sous ses formes traditionnelles, par
types d ’activités que sous des formes nouvelles avec une re-composition
des conditions de travail et de production (voir article de Claude Vien-
ney) ;
• le tertiaire supérieur : bureaux d ’études et de recherches, en
matière électronique ou informatique, par exemple.
Pour prendre un exemple étranger, en Allemagne (voir article de
J. Huber), on parlera de : — projets professionnels (activités directe­
ment productives) — projets duals (proches du bénévolat) — projets
sociaux (ce qu’on appellerait ici le 3e secteur) — projets politiques
(écologie, défense des usagers, des libertés)
10 Autrement 20/79

A ces quatre secteurs d’activité, correspondent, de façon


approximative, quatre types de population, quatre sortes de « nouveaux
entrepreneurs » : les ouvriers, les intervenants sociaux, les coopérateurs
de pointe, les entrepreneurs alternatifs.

• Les ouvriers obéissent en général à une logique de défense de


l’emploi et de redémarrage : l’outil de production doit être conservé,
aussi bien du point de vue de l’emploi que parce qu’il serait scanda­
leux de voir se perdre un matériel utile. Cette logique ouvrière est sui­
vie (sinon précédée) par le discours syndical et politique (cf. les affi­
ches du P.C.F. « ils cassent nos usines »). Certes, au-delà du redémar­
rage, une autre pratique peut progressivement se développer et qui intè­
gre des éléments nouveaux de l’ordre du pouvoir et de la vie quoti­
dienne : ce sont les « Lips » (ou, dans ce numéro, les ouvriers de Mar­
ketube et du Balai Libéré). Il n’empêche que les problèmes restent lar­
gement posés en termes de production et d’organisation ; ne serait-ce
que parce que l’outil et le marché spécifiques préexistaient au redémar­
rage collectif.

• Les intervenants sociaux se retrouvent naturellement dans le


secteur socioculturel, parfois, dans le secteur artisanal. C’est là encore
une question de logique mais qui, cette fois, ne procède pas directe­
ment du marché mais, bien plutôt d ’une démarche a priori : leur projet
d’entreprendre se fonde autant sur des considérations morales et socia­
les que sur une analyse « économique » des besoins. On retrouve la
problématique de l’innovation sociale où, d’une certaine façon, les for­
mes (et les signes) de l’activité comptent parfois autant que son objet.
Quoi qu’il en soit, les besoins à couvrir en ce domaine sont très
grands : c’est tout le travail social, si peu ou si mal assuré par le
système en place. C’est aussi « l’amélioration » du tissu social, au sens
où certaines activités comptent non seulement d’un point de vue direc­
tement quantifiable, tangible, mais aussi d’un point de vue qualitatif.
A ce titre, le travail artisanal, pour autant qu’il se pratique dans des
petites unités, bien implantées dans les quartiers et les villages, procède
de la même démarche conviviale (on parle alors de 3e, voire de 4e sec­
teurs ou d’économie duale).
Le problème qui se pose, bien évidemment, est de savoir si ces
expériences, circonscrites aujourd’hui dans un cadre étroit, ont un
impact sur leur objet ou si elles ne servent que de vitrines pour un
changement qui n’arrive jamais.
Critiquant le travail en institution (pour les éducateurs) ou le
travail en entreprise (pour les « nouveaux artisans »), les intervenants
sociaux sont souvent cantonnés à un rôle spectaculaire sans prise réelle
sur l’objet qui est le leur : les relations sociales, la santé mentale,
l’éducation, le travail hors entreprise, etc. Il peut se produire, dans ces
conditions, un phénomène de « fausse conscience », provoqué par la
disproportion qui existe entre les moyens et les objectifs. Les objectifs,
on l’a vu, sont immenses ; les moyens sont quantitativement dérisoi­
res : les intervenants sociaux ont ainsi tendance à privilégier la forme
collective — pure et dure — du projet pour masquer en quelque sorte
l’impossibilité du résultat. Ils remplissent alors le rôle qui leur a été
Le désir d'entreprendre 11

assigné : être des pôles d ’animation pour un tissu social qui n’est pas
« animé » et qui ne le sera pas. Accessoirement, on observera que le
caractère souvent velléitaire de ces expériences s’explique de ce fait :
l’activité comptant moins que ses formes, on s’y épuise vite puisque les
satisfactions ne viennent pas avec les résultats.
Vieux débat, qui depuis plus d’un siècle enrichit les « misères »
de la philosophie... Faut-il conclure sur l’insignifiance de ces expérien­
ces de travail social tant qu’elles ne seront pas intégrées à une démar­
che politique globale ?
Certainement pas, ne serait-ce que parce qu’elles rendent des ser­
vices immédiats et précieux dans les failles et les lézardes de l’Institu­
tion. Elles sont indispensables aussi en tant que processus d ’expérimen­
tation et, c’est une des problématiques de ce numéro, en tant que
structure originale de travail. « Ici et maintenant » reste à tous égards
un mot d ’ordre.
• Les entrepreneurs alternatifs : c’est une catégorie hétérogène
où l’on retrouve aussi bien des éducateurs qui créent du travail pour
des marginaux que des artisans, des commerçants, des restaurateurs,
etc. L’unité entre ces différents entrepreneurs est marquée par deux élé­
ments :
— le fait qu’ils interviennent généralement dans des activités tra­
ditionnelles ou qui tout au moins ne supposent pas l’application de
technologies de pointe (restauration, menuiserie, etc.) ;
— la volonté explicite d ’une démarche de confrontation directe
avec le marché, sans l’apport obligatoire de subventions (en ce sens, ils
diffèrent des intervenants sociaux).

• Les « coopérateurs de pointe » sont ainsi qualifiés (alors même


qu’ils n’ont pas tous adopté la structure juridique coopérative) parce
que leur démarche se justifie, pour une large part, d ’un point de vue
économique : chercheurs, techniciens, artisans sur des secteurs nou­
veaux, apporteurs de services originaux, etc. Dans ces domaines parti­
culiers, où l’initiative et la créativité de tous sont indispensables, le
fonctionnement collectif devient un atout de rentabilité qui rend le pro­
jet d ’autant plus crédible (voir article sur Geste).

Logique ouvrière e t innovation sociale


Les distinctions par type d ’activités ne sont ni absolues, ni étan­
ches : les techniciens n ’ont pas le monopole de l’efficacité (même si
l’évaluation du travail social est parfois difficile à faire) pas plus que
les travailleurs sociaux n ’ont celui de la réflexion et de la remise en
cause statutaire (même si, par exemple, la culture et l’environnement
ouvriers contribuent parfois à limiter les initiatives dans les entreprises
redémarrées).
Plus pertinent peut-être est de voir si ces distinctions par type
d’activités se recoupent avec des distinctions d ’ordre social. Le plus
évident à cet égard est la séparation du groupe ouvrier des autres
ensembles. Qu’ils soient éducateurs, artisans ou techniciens, les nou-
12 Autrement 20/79

veaux entrepreneurs sont le plus souvent issus de la petite ou de la


moyenne bourgeoisie et ils ont suivi une scolarité plus ou moins lon­
gue. Cela les distingue largement des ouvriers.
Quelles peuvent être les références communes ? Mai 68 ? Sans doute
pas, du côté ouvrier. C’est d ’ailleurs une des constantes du discours
sur l’innovation sociale que de s’appliquer en grande partie à un cer­
tain type de population — groupes intellectualisés — à l’exclusion des
milieux prolétaires. L ’intérêt du thème de l’entreprise collective, c’est
justement de faire partiellement — partiellement seulement — exception
à la règle : les problèmes de survie sont, jusqu’à un certain point, par­
tagés par tous, comme le sont aussi les désirs d ’un fonctionnement
professionnel réellement fraternel et collectif. Les similitudes s’arrêtent
bien souvent là.
La première des différences a trait à la nature du projet d’entre­
prise et singulièrement à son origine : pour les entreprises redémarrées,
l’initiative, c’est la carence patronale, c’est la lutte pour la défense de
l’emploi (ce qui n ’exclut pas un désir autogestionnaire... mais il y a
urgence). Pour les autres, c’est un choix (plus ou moins) délibéré
(même si le chômage touche de plus en plus le milieu des jeunes diplô­
més).
La seconde différence découle de la première et concerne les itiné­
raires personnels des nouveaux entrepreneurs. Le portrait type que l’on
va donner s’applique sans doute à un assez grand nombre d’individus,
à cette réserve près que c’est le compte rendu d’une démarche plus ou
moins délibérée.

Des barricades à la coopérative


Les références du nouvel entrepreneur non ouvrier tournent en
général, plus ou moins directement, autour des idées de Mai 68. Il y a
un lien entre la démarche d ’entreprendre collectivement dans la
deuxième moitié des années 70 et le grand chambardement soixante-
huitard.
La critique du Parti communiste a débouché sur l’engagement
gauchiste. Très rapidement, le militantisme nouvelle formule a été
remis en cause jet d ’abord en tant que militantisme. On poursuit alors
le grand « éclatement dans la vie quotidienne », dont le journal
anarcho-maoïste « Tout » se faisait l’étendard en 1970/71 : en quittant
la porte des usines et la distribution des tracts au petit matin pour
vivre sans entrave dans les Cévennes et dans les pavillons de banlieue
communautaires. L’enthousiasme est vite retombé là encore. Le livre de
Jean-François Bizot « Les Déclassés » raconte bien cette succession
d ’engagements et de désillusions. Au bout de ce voyage qui allait des
barricades du Quartier Latin au quai de la Gare de Lyon, retour d’une
communauté éclatée, il ne restait plus grand-chose, à espérer : rentrer
au P.C. ou au P.S. ? Rentrer dans l’enseignement ou la publicité ? Ce
n ’était pas forcément exaltant, ni toujours possible. Entre temps, la
crise s’est installée, les files d ’attente à ΓΑ.Ν.Ρ.Ε. se sont allongées et
l’affaire Lip n’en finit pas de continuer (voir interview Ch. Piaget).
Logiquement, l’entreprise collective devient — pour cette frange
Le désir d'entreprendre 13

de « militants » et pour ceux, plus jeunes, qui les ont suivis — une
perspective envisageable : ne pas renier ses idées — antihiérarchiques et
communautaires — et survivre matériellement.
Plusieurs thématiques se rejoignent pour fonder le nouveau pro­
jet : la vieille utopie coopérative, renouvelée par les slogans de mai ; la
critique de l’État et de l’Institution, revigorée par une pratique concrète
de production et de travail ; l’aspiration à des petites unités autono­
mes, amplifiée par le discours écologiste ou « environnemental ».
Au centre de ce cocktail d ’idéologies, la notion d ’entreprise.
Parle-t-on enfin de choses sérieuses ou est-ce le retour en force des
vieilles lunes néo-libérales ? Il y a comme une coïncidence entre les dis­
cours officiels des « premiers économistes de France » et les aspirations
des vieux briscards de la marginalité. Il y a peut-être aussi comme un
certain malaise, que soulignent notamment les organisations syndicales
(voir interview de Jeannette Laot).
La création d ’entreprise est aujourd’hui un débat d ’importance.
Le pouvoir semble y attacher une relative attention et certains pro­
grammes vont assez loin dans ce sens (voir interview A. de Romefort).
Raison de plus pour s’interroger sur ce « retour à l’entreprise ». La
création des petites unités de travail — parfois autogérées —
représente-t-elle vraiment un enjeu économique, un enjeu social et un
enjeu idéologique ?
• Un enjeu économique : même si certains secteurs d ’activité,
notamment en matière sociale, ne sont pas rentables pour le système et
peuvent donc être abandonnés sans dommage à l’initiative collective, ce
n’est pas cela qui va constituer une béquille pour le capitalisme (voir
interview M. Rocard). A terme, certaines activités de pointe ou de
sous-traitance pourraient étoffer le secteur collectif, mais, en tout état
de cause, cela ne devrait pas non plus provoquer des bouleversements.
(Toutefois, les experts économiques internationaux semblent accorder de
plus en plus de crédit pour l’avenir à ce type d’unités de travail. Ainsi
dans le rapport Interfuturs de l’O.C.D.E. (voir Le Monde du 9/07/79),
on peut lire : « L’existence de ce secteur informel peut être pour les
individus la source de satisfactions susceptibles de compenser une dimi­
nution des revenus consécutive à une baisse du temps de travail dans le
secteur formel. »)
• Un enjeu social : c’est le remède au chômage. Au niveau
local, le redémarrage d ’entreprises ou la création de petits collectifs de
travail peuvent constituer des solutions précieuses (voir l’article d’Y.
Laplume). Mais il s’agit bien évidemment de solutions à tous égards
marginales, qui ne vont pas englober à court terme les 1,5 million de
chômeurs actuels.
• Un enjeu idéologique ? trois constatations préliminaires doi­
vent être faites :
— première constatation : le gouvernement français — comme
d’autres gouvernements, notamment canadien — est favorable à la créa­
tion de petites unités collectives de travail, étant bien entendu qu’il
s’agit d ’un secteur marginal à côté du secteur concentré (on parle
d ’économie duale) ;
14 Autrement 20/79

— deuxième constatation : ces expériences de travail supposent


une certaine forme de décentralisation, d’autonomie au niveau des déci­
sions locales (en liaison souvent, comme au Canada, avec les municipa­
lités) ;
— troisième constatation : le gouvernement actuel développe
clairement un discours néo-libéral (voir interview J.-J. Rosa).
Doit-on en conclure que la création des petites unités autonomes
de travail procède uniquement d ’une pensée économique que beaucoup
jugent conservatrice ? Ce serait aller vite en besogne, mais cela ne doit
pas dispenser d’une réflexion sur le néo-libéralisme (2).

Gérer sa vie comme une entreprise ?


Qu’est-ce que le néo-libéralisme ? Avant tout, un retour à la
régulation économique par les mécanismes du marché et de la concur­
rence ; concrètement, un abandon partiel des pratiques interventionnis­
tes (keynésiennes), ce qui ne signifie pas, tant s’en faut, le retour au
laisser-faire et à l’État gendarme. Les pouvoirs publics ne doivent plus
prendre en charge des pans entiers de l’économie (et surtout ne plus
nationaliser), mais ils gardent un rôle essentiel pour permettre que les
conditions de la concurrence — les conditions sociales de la concur­
rence — soient enfin réunies. Foucault l’évoque ainsi : « Le gouverne­
ment doit intervenir sur la société elle-même dans sa trame et dans
son épaisseur (...) afin que les organismes régulateurs du marché puis­
sent jouer leur rôle (...). Ce n’est pas un gouvernement économique au
sens des physiocrates, c’est un gouvernement de société »... au sens de
la « nouvelle société » de Jacques Chaban-Delmas.
Au centre de cette pensée néo-libérale, la notion d ’entreprise,
d ’« éthique sociale de l’entreprise » précise Foucault. Cela ne veut pas
dire qu’on revient à l’esprit des pionniers du capitalisme, il s’agit bien
plutôt d’une forme de mobilisation à la concurrence (nationale et inter­
nationale) qui passe par la généralisation du modèle entreprise : l’indi­
vidu doit gérer sa vie — personnelle et professionnelle — comme une
véritable entreprise, acceptant les bénéfices du risque et les aléas de la
concurrence : « C’est cette démultiplication de la forme entreprise à
l’intérieur du corps social qui constitue l’enjeu de la politique néo­
libérale. »
Le débat est-il piégé, dès le départ, puisqu’on en aurait tiré tou­
tes les ficelles ? Certainement pas. La seule utilité d ’une telle démons­
tration — du point de vue de ce numéro — c’est de montrer en quoi
une pratique marginale, une initiative de la base est aussi un enjeu au
sommet. Par le jeu des subventions, des négociations, des réglementa­
tions, les « nouveaux entrepreneurs » peuvent composer avec les autori­
tés, utiliser les convergences, objectives mais partielles, qui existent
entre leurs expériences et les perspectives gouvernementales, sans pour
cela tomber dans le piège, si commode, de la « récupération ». a

(1) Analyse des pratiques sociales à l’intérieur de l’entreprise.


(2) Cf. Michel Foucault, lors de son cours au Collège de France en 78-79.
Ils ressortent
grand-papa
du grenier
Henry Dougier

Fascinant comme un numéro, une chaïsantes et droitières, je cours chercher


fois terminé, donne à son « fabricant » la définition que je trouve dans l’article
une impression de découverte, où les de Marie-Odile Marty (comme on le sait,
convergences des faits, des idées appa­ on n’est jamais si bien servi que par soi-
raissent, inéluctables, beaucoup plus fortes même). Et je ne résiste pas à la tentation
que celles qu’il souhaitait au départ y pro­ de la reproduire ici tant elle m’apparaît
jeter. Des grilles ressortent qui frappent éclairante.
tout à coup comme si Ton regardait un
tableau à bout de bras et elles conduisent
à s’observer, là où l’on est, en l’occurrence La fin des héritiers
en position « d’entrepreneur différent ». Le refus des valeurs traditionnelles
Intervenant ici comme responsable de d'autorité, de force, d'invincibilité, de car­
la revue et comme lecteur, je me sens rière, de sécurité font figure de critique
interpellé : pourquoi et comment suis-je fondamentale du culte de la virilité. Et les
« entrepreneur » ? Pour échapper aux « nouveaux hommes » de revendiquer pour
grosses machines, au chômage et à mes eux-mêmes des valeurs jusqu'ici endossées
angoisses existentielles ? Pour allier survie par les femmes, autour de la séduction, la
et plaisir, « projet » militant et rôle so­ sensibilité, la reconnaissance d'une certaine
cial ? Sans doute, mais encore. Enfour­ fragilité, auxquelles viennent s'ajouter des
chons la machine à remonter le temps. valeurs plus militantes du type capacité de
Origine bourgeoise, éducation dans les prise de risque, capacité d'invention sociale
« bons » collèges, grandes écoles, cadre et capacité de mouvement.
dans une multinationale, expert en mana­ Ces modifications reflètent une trans­
gement imprégné de toutes les odeurs formation des modes d'accès au pouvoir.
nord-américaines de ce brouillon de cultu­ La négation de la notion de « carrière »,
re, pétri de certaines valeurs et concepts par exemple, signifie en fait une reconver­
clés (effort, ordre, commandement, ser­ sion des modes de carrière. Le « collectif »
vice, rôle social...) et, pour rejoindre le apparaît, à un moment donné, comme un
quarteron d’entrepreneurs rencontrés dans tremplin pour une nouvelle forme de car­
ce numéro, sans fortune-héritage-carnet rière.
d’adresses..., qu’est-ce qui me fait courir Les expériences collectives démarrent
« autrement », hors « carrière » ? Où bien souvent autour d'une personnalité plus
s’inscrit la logique de ma démarche ? ou moins charismatique qui saisit là, à tra­
Enfer et frustration... (pour les autres vers « l'animation » d'une équipe, un
lecteurs), je ne veux pas répondre ! Je ne moyen de constitution d'une capacité per­
suis pas (pas encore bien sûr) en radiosco­ sonnelle. De toutes façons, il semble
pie avec Jacques Chancel, mais en dis­ qu'on joue le collectif quand on n'a pas
cussion avec son homonyme, membre de les moyens de maîtriser l'ensemble de la
l’équipe et coresponsable de ce numéro. situation dans l'ordre de la production, de
Et l’endroit ne se prête guère aux confi­ la gestion, ou du marché ; quand vivre
dences. On me souffle alors des éléments une liberté de parole et de créativité de
de réponse. Regardez du côté des « nou­ chacun « rapporte » une capacité accrue
veaux hommes ». de production (...).
Les « nouveaux hommes » ? Impres­ Le « collectif » est une nouvelle sour­
sionné par cette image très science-fiction ce de carrières personnelles. Mais, sous
ou très mode, style cross des « nouvelles cet angle, il est le symptôme d'un phéno­
femmes » de F. Magazine, un peu inquiet mène intéressant : la fin des héritiers. Le
cependant par certaines connotations ar- thème de l'invention et de l'expérimenta-
16 Autrement 20/79

tion qui a émergé ces dernières années processeurs) ne peut que leur apporter de
désigne bien une logique s ’opposant à celle nouveaux outils bien adaptés à leur style
de l ’héritage. Les « nouveaux hommes » de travail et à leurs productions.
ne jouent plus les héritiers. Soit qu’ils Récusant les vertus de la concentra­
n ’aient pas d ’héritage et qu’ils soient tion et de la spécialisation dans les orga­
ainsi poussés à conquérir de nouveaux nisations traditionnelles, la transformation
espaces, soit qu’ils aient plus à gagner du travail humain en marchandise et en
dans cette conquête que dans le jardinage coûts à réduire, la lourdeur des hiérarchies
d ’un espace transmis. dites naturelles et la course à la « réus­
Les « nouveaux hommes » tournent le site », ils expérimentent de nouveaux mo­
dos à leur papa, pour sortir grand-papa dèles. Et là n’est pas leur moindre attrait.
du grenier, et retrouver dans cette nou­ Que ceux qui parlent de créations d’entre­
velle filiation symbolique une mémoire de prises en pensant P.M.E. traditionnelles
ce temps où « entreprendre » était une regardent d’un peu plus près la qualité,
aventure, où « l ’entrepreneur » de Jean- le nombre et le potentiel de ces « nou­
Baptiste Say avait figure de pionnier so­ veaux hommes/nouveaux entrepreneurs »...
cial. Cette rupture d ’un rapport linéaire Ils comprendront peut-être pourquoi il est
au père, c ’est la rupture d ’un processus prioritaire de les aider, de faciliter leur
de reproduction. survie et leur développement. C’est là où
Mais le modèle de grand-papa est les idées reçues peuvent être remises en
ici lavé de tout soupçon d ’élitisme et de cause et où les jeunes, d’instinct, inven­
privilèges bourgeois : entreprendre est mis tent des solutions.
aujourd’hui à la portée de tous. L ’auto­ Bien sûr, comme les radicaux améri­
gestion, comme capacité d ’entreprendre cains des années 60 qui jouent aujour­
collectivement, fonctionne alors comme d’hui avec dynamisme sur le même terrain
démocratisation de l ’accès à la virilité (...). que leurs anciens adversaires, nos « nou­
veaux entrepreneurs » risquent-ils d’être
les otages et les dupes du marché et de
Des pionniers ou des dupes ? leur investissement dans l’économique. Et
la question mérite d’être posée ici, car elle
Cette quête d’identité, cette révolte sous-tend toutes leurs discussions internes :
sous-jacente, cet activisme social que l’on « pour quel Projet, pour quelle Société
retrouve chez ces « nouveaux entrepre­ agissent-ils ? ».
neurs » s’accompagnent ainsi d’un sens aigu N’y a-t-il pas un risque de « vivre
de l’adaptation à des temps difficiles. Pro­ autrement » dans un monde inchangé, de
jet social + pragmatisme. L’analyse de jouer le jeu des grands appareils en privi­
M.-O. Marty recoupe la mienne, celles de légiant des actions ponctuelles à la base
J. Chancel, P.-E. Tixier et de J. Huber hors stratégie globale ? Comme le dit
(pour l’Allemagne) dont je recommande la J.-P. Garnier, brillant pourfendeur d’expé­
lecture en priorité. Elle confirme que le rimentateurs piégés, et éloquent apôtre de
« marché des créateurs » existe mais peut- l’alternative socialiste non-Rocardienne,
être pas là où on l’attendait. non-Américaine et non-Scandinave (où
Les pionniers de « l’économie des est-elle ?), « la micro-révolution perma­
temps difficiles » qui créent leur et des nente comme stratégie new-look du chan­
emplois sont dans des groupes que l’on gement social » garantit en fait le main­
dit marginaux : jeunes chômeurs, jeunes tien des mécanismes fondamentaux du sys­
asociaux, universitaires et cadres sans ave­ tème actuel. Ces espaces de liberté, ces
nir professionnel véritablement séduisant entreprises « alternatives » ne seraient que
et désireux de survivre économiquement le relais d’un État soucieux, lui aussi, de
sans être prisonniers de structures et de survie.
concepts dépassés. (Je mets de côté pour Ces arguments ne manquent pas de
l’instant les ouvriers qui reprennent leurs poids ni de sel (voir son article), mais je
entreprises en difficulté et dont les ini­ ne pense pas que les dupes soient si nom­
tiatives se multiplient !) breux, en tous cas moins nombreux que
Ces pionniers, partout en Europe ces pèlerins, que l’on a pu rencontrer,
(qu’on ne se limite pas aux chèvres dans trompés par une succession de mirages
les Cévennes !), apportent une réponse idéologiques dans un désert d’action.
constructive à la crise du système écono­ La récupération existe, c’est un phé­
mique, au chômage. Ils sont les francs- nomène permanent et inévitable, mais elle
tireurs d’une économie de croissance nulle marche dans les deux sens. Être peu nom-
ou faible et l’arrivée des technologies breux n ’est pas une tare si les idées sont
« douces » (de l’éolienne aux micro­ fortes et les actes durables, et
La bande à Bulle :
dans les failles
du Show-biz
Monique Astruc
Alain Ostairich

Difficile de ne pas connaître Bulle, Coopérative à Bordeaux :


qui pour y être allé voir, acheter, parler, mettre des annonces, qui
pour l ’avoir critiqué, encensé ou défendu passionnément dans les arrière-
boutiques des champs de bataille de la politique culturelle bordelaise.
Car il est vrai que depuis 1976, Bulle, « ça a fa it du bruit », de quoi
contenter amplement les exégèses de Jacques Attali (1).
Et pourtant, que d ’écarts entre les phantasmes et le réel, que de
distances entre les discours de/sur l ’alternative, l ’expérimentation et les
intérieurs du quotidien de l ’entreprise, lorsqu’on veut y voir un peu
plus clair, aller un peu plus loin que la surface, toute en stéréotypes,
en slogans (« zonards de luxe », « la bande à Chaban ») en jugements
à l ’emporte pièce lorqu’on se met à l ’écoute de ceux qui l ’ont faite,
qui y ont donné de leur temps, de leurs idées, de leur travail. Nous
avons accepté de nous risquer, de tirer au clair (c’est-à-dire mettre à
jour, rendre public) cette confusion délirante commune à pas mal
d ’expériences alternatives françaises : texte en form e d ’introduction aux
analyses sérrées des sociologues à venir, texte en form e d ’altercation.

Alain Ostairich, 32 ans,


enseignant en Communication
et en Audiovisuel à Bordeaux. Monique Astruc, 27 ans,
Travaille sur/dans les mouvements travaille sur/dans les mouvements
d'alternatives coopératives en Europe d 'alternatives féministes
et au Québec. et les auto-organisations des femmes.
Accessoirement, écrit de la poésie. Accessoirement, peintre et dessinatrice.
18 Autrement 20/79

impatient des échos, des feed-back, texte-action, écrit non par des eth­
nologues de l ’alternative, mais par des acteurs « qui en sont ».
Car si c ’était peut être là aussi que « ça se passe », le change­
ment social, dans le désordre des conflits, le foisonnement d ’idées,
dans les coups de gueules, les décisions au coup à coup, l ’inquiétude et
la réflexion devant des assemblées générales et des conseils d ’adminis­
tration, où l ’on mesure le décalage des aspirations aux aspérités
rugueuses de la réalité ?... E t si c ’était aussi cela l ’alternative ? Celle
qui dérange et cautionne en même temps ; celle qui déborde toujours
après coup, ceux qui la fo n t et ceux qui la parlent.

Disquaires sur le tas


Bulle Coopérative, c’est d’abord Bernard et Patrick, un projet
vague, plutôt un désir flou, une envie urgente de faire « autre chose
autrement », mais pas n ’importe où, dans le domaine qu’ils connais­
saient bien, celui du commerce du disque et de ses dérivés (les con­
certs, bref le show-business and Co) Bernard et Patrick, même généra­
tion (de celle des 29-30 ans aujourd’hui) mêmes goûts pour la musique,
l’underground d’alors (mais oui rappelez-vous, l’Amérique, la pop,
Berkeley, Woodstock le « do it » de Jerry Rubin, le journal Actuel...)
avec bref passage par 1968, un peu de loin pour Patrick, plus active­
ment pour Bernard (abandon de l’École Normale, grèves en Fac
d ’anglais...). En commun, chacun à sa manière et selon les hasards,
une formation de disquaire « sur le tas », avec quelques initiatives mais
cependant beaucoup de limites inhérentes au type des magasins dans
lesquels ils ont travaillé.
Dans un vague projet, que l’on discute, sur lequel on rêve, que
l’on fait partager, « parce qu’on était trop différent pour n’être que
deux » (Patrick), parce qu’aussi on a des projets concrets : « faire
quelque chose de vraiment .nouveau dans le disque, un magasin qui
implique les gens, une autre ambiance, créer une relation nouvelle avec
les clients, ne pas faire de profit, refuser le commerce traditionnel type
jeune cadre, briser les structures de la distribution, aider des auteurs
écartés des circuits, etc. ».
Période dense du type « Bernard connaît Michel, Michel habite
en commun avec Patrick, qui travaille avec Bernard, qui lui fera con­
naître l’autre Bernard et sa femme Marie-Hélène... itinéraires de ren­
contres où Béatrice, Christine, Bernadette apparaissent » le tout sur
fond d’amitié, d ’amour et du plaisir d’être ensemble (voyage commun
pour certains en Angleterre ; habitat communautaire pour d ’autres).
En vrac, chacun va apporter ses désirs, ses propres projets
(Marie-Hélène et son frère un projet de librairie bandes dessinées), ses
idées juridiques (association 1901 d ’abord, puis coopérative). Après des
discussions passionnées, une fois le mot Coopérative prononcé, la
documentation rassemblée, il va y avoir comme « une urgence à passer
à l’acte », pour réunir d’un coup : un capital + un local + un groupe
polyvalent sans trop se préoccuper du marché (« sur ce point, on avait
l’intuition que le marché allait suivre, parce qu’il y a un besoin »
disait Patrick).
Les nouvelles coopératives 19

C ’est-à-dire créer une structure d ’entreprise collective qui soit, ni


plus ni moins :
« une unité provisoire de contradiction, point de rencontres et
d ’échanges et tentative de suppression des rapports clients-
marchands » ;
« une structure au but non lucratif » ;
« une tentative de réalisation pratique d ’autogestion s ’inscrivant
dans un projet global de société » (2) ;
avec l’idée très claire au départ que « tout le monde devait pouvoir
tout faire », « qu’il fallait faire tourner Bulle 2 ou 3 ans et la remettre
ensuite aux mains des adhérents » et que « si on partait du principe
qu’on allait l ’occuper 20 ans, ce n ’était plus une coopérative »
(Patrick).
Après un refus de la Banque Centrale des Coop (« on y avait
pourtant envoyé celui qui faisait le plus jeune cadre ») il fallait bien
trouver une solution. Ni fonds public (pas de ministère des subventions
à la création d’entreprises collectives en France !!!) ni fonds privés
(banques coopératives soit mais banques d ’abord !!!), alors on s’est
tourné vers les fonds propres, ceux des familles « qui pouvaient ». Dix-
huit millions (anciens) furent ainsi rassemblés auprès de 5 personnes.
Dix-huit unités, c’est beaucoup, c’est peu, c’était pourtant juste ce qu’il
fallait selon les calculs pour démarrer l’entreprise. Ces 18 millions
seront ainsi répartis :

Stock (disques, livres, p o sters...).. . . . 90 000 F


Travaux dans le local
(uniquement achat matériaux) . . . . 50 000 F
Matériel sté ré o ................................. .. . 10 000 F
A ffic h e s............................................... . . 10 000 F
Boulette distribution (3 )..................... . . 40 000 F

Un entrepôt « de luxe » au cœur de la ville


Bulle coopérative n ’est pas situé n ’importe où à Bordeaux, et sa
situation Place du Parlement, au cœur de ce fameux quartier Saint-
Pierre (notre Marais à nous !) a beaucoup joué pour la réussite com­
merciale de l’entreprise. Les fondateurs voulaient Bulle dans un certain
périmètre, dans le centre commerçant de la ville, car ils pensaient intui­
tivement, sans étude réelle de marché, qu’il fallait quand même comp­
ter avec les lois du commerce, c’est-à-dire se trouver près des zones
d’attraction du public, aussi marginal et alternatif soit-il. C’est donc
un hasard relatif qui leur fit trouver cet entrepôt insalubre, à l’empla­
cement quasi idéal, dont ils prirent possession le 1er avril 1976, avec un
bail commercial de neuf ans, et un loyer de 1 300 F mensuel (qui sera
partagé pour moitié avec Boulette distribution).
D ’avril à septembre 1976, dans la chaleur d ’une ville désertée,
une dizaine allaient s’acharner dans la joie à la réfection des lieux,
(chacun d’eux gardant son job ailleurs) faisant tomber les cloisons,
ravalant les murs, avec l’idée très nette « qu’on voulait quelque chose
de sympa, aussi bien pour les adhérents que pour ceux qui y travaille-
20 Autrement 20/79

raient », et surtout « que ce n ’était pas parce que Bulle se voulait dif­
férente et alternative qu’il fallait faire forcément misérable », céder aux
codes des entrepreneurs marginaux, mythologiques de l’espace qui veu­
lent que « plus ça fait crado, plus c’est politique ». Car pour eux, le
problème de fond était ailleurs, dans le fonctionnement collectif,
l’implication des adhérents à venir. Tout le monde n ’a pas compris
cela, et l’on a beaucoup critiqué la surface, « l’aspect luxueux » de
Bulle ; d ’abord en l’exagérant, ensuite en ne cherchant pas plus loin
dans « l’enjeu » de l’entreprise.

Ne pas confondre Bulle e t F.N.A.C. !


Cinq mois et demi de travaux, dans une utopie en chantier, sous
les gravas où l’on enterrait les différences, et les divergences. Le plus
important, c’était d ’abord la réalité, ouvrir vite, concrétiser ces idées
« en l’air » qui avaient agité le groupe depuis un an et demi. Tout cela
un peu dans le secret, avec le plaisir de créer la surprise à ceux « qui
n’étaient pas dans le coup », ceux qui allaient rentrer de vacances,
bronzés heureux de leurs cavales marginales d ’un été sur les routes du
Maroc, Tunisie, Ecosse ; ceux qui, confondant facilement révolution
culturelle et la F.N .A .C., se trouveraient un peu « confondus » par la
coopérative. (Et pourtant, aujourd’hui, pour certains encore, Bulle est-
elle autre chose qu’une F.N.A.C. de province ? affaire à suivre, car la
F.N.A.C., la vraie, arrive à Bordeaux !!!)
13 septembre 1976 : ça ouvre et ça s’ouvre
Ce mutant aux couleurs électriques d’une autre planète (l’affi­
che), c’était sur les murs l’annonce de l’ouverture de Bulle, un bruit
qui circulait au café des Arts, à LIB 33, à Saint-Pierre et Saint-Michel,
dans les salons marginaux type « Marie-Claire et 100 idées » de nos
éducateurs, psy divers, enseignants et autres... plus loin chez les « éco-
los » installés tout autour de Bordeaux ; un bruit qui disait que sous le
commerce du vinyl, il y avait d ’autres choses à faire, d’autres voix à
entendre et à lire, « pour moins cher qu’ailleurs » (15 °?o de réduction),
dans un endroit nouveau différent, un lieu ouvert à d ’autres discours,
où l’on pouvait circuler longtemps, regarder, feuilleter, écouter, parler,
sans être alpagué, dirigé contraint ; un lieu de rencontres, de surprises
musicales et graphiques, un lieu possible de communication pas encore
réglé par le clavier des calculatrices et les caméras vidéo de surveil­
lance.
Et ça a marché, à tel point que très vite on a pu parler de
« l’effet Bulle », de « l’irrésistible ascension de la bande à Bulle » ;
pour preuves le nombre croissant des adhérents de la coop qui pour
une part sociale de 50 F obtenaient le privilège — ÉCONOMIQUE et
PSYCHOLOGIQUE — « d ’en être », d ’y être vu, « d’en parler », de
circuler dans le magasin « un peu comme chez soi », d ’y retrouver les
autres, ceux qu’on aime bien, ceux qui vous ressemblent, ceux qui vous
renvoient une image sécurisante, qui vous disent que vous n’êtes pas
seul à penser, vivre, agir votre différence politique, culturelle ou musi­
cale ; le tout canalisé, actualisé, réactivé par les voix de Lavilliers, les
accords de Chemin Blanc et de Malicorne, les cris de Béranger et
Les nouvelles coopératives 21

d’Higelin, ceux qui disent contre, ceux qui métamorphosent en musique


leurs rebellions.
Eh oui, jour après jour, quelque chose se construisait, une atmos­
phère, une ambiance, un style (le style Bulle + le style Libé, ça mar­
chait très fort) au rythme des arrivages, des expositions, des rencontres
et réunions. A croire que la bande à Bulle avait visé juste, qu’il y
avait un consensus implicite entre les promoteurs de l’expérience et
ceux qui faisaient vivre l’entreprise. Difficile de rendre cette première
période d’exaltation ; d ’euphorie dans la parole et le travail. Dernier
lieu bordelais où l’on puisse se brancher sur la culture fertile, celle qui
invente plus qu’elle ne reproduit (1). Lieu transversal, où les dérives de
chacun, groupe ou individu, pouvaient mesurer, confronter leurs cir­
conférences, leurs circonvolutions, leurs interférences.
Autour du travail quotidien (vente, approvisionnement, ges­
tion...) un immense fourmillement de projets, d ’initiatives éparpillées,
comme si chacun ne voulait pas être en reste, une autostimulation per­
manente dans le groupe des fondateurs, des salariés, un peu, comme
nous le dit Bernadette, « pour se défendre de l’extérieur ».

Etre là où le show-biz n'a pas fait ses ravages


Le succès pour eux, c’était pas forcément la richesse, tout sim­
plement de travailler, vivre, dans un endroit qu’on avait crée, la possi­
bilité aussi d ’en vivre, c’est-à-dire de régler trois salaires au S.M.I.C.
pour 40 heures (2 au disques, 1 à la librairie), de rembourser les
emprunts et donc d ’autofinancer peu à peu l’entreprise avec une ges­
tion « serrée au plus près ».
Le succès, c’était aussi le nombre croissant d’adhérents à la coo­
pérative.
10 adhérents à l’ouverture en septembre 1976 ;
825 au 31 décembre 76 ;
3 058 au Ie juin 79.
Le succès aujourd’hui, c’est d’avoir très vite « remonté le mar­
ché » et de se situer environ à la 3e place sur les 10 disquaires impor­
tants de Bordeaux ; d ’avoir, selon des connaisseurs adhérents, « un des
meilleurs rayons de jazz et de musique contemporaine », un des rares
rayons dans le sud-ouest sur la chanson française (par région) et sur la
musique ethnique, domaines où le show-biz n ’a pas encore fait ses
ravages.
Coté bandes dessinées et presse parallèle, difficile de trouver
mieux à Bordeaux (5).
Tout cela en moins de trois ans, grâce à la complémentarité des
compétences, des goûts et des recherches du groupe ; grâce aussi au
« sang neuf » (et d’ailleurs plus jeune en âge) des nouveaux salariés.
Dans le groupe, l’idée de départ était plus que jamais omnipré­
sente et impérative : « tout le monde devait pouvoir tout faire ».
Problème de polyvalence, de rotation des tâches, d ’inter forma­
tion, de non-spécialisation, d ’information respective groupe sala-
riés/groupe fondateurs/groupe adhérents, volonté d’intégrer les bénévo-
22 Autrement 20/79

les... bref, problèmes typiques des coopératives de distribution (6), qui


furent de tous les discours d ’alors... et l’est peut être resté.
Car enfin, à mieux y regarder, après coup, on retrouvera Ber­
nard et Patrick aux disques, Marie-Hélène aux livres, Patrick, le seul
diplômé (Sup de Co) prenant en charge la gestion, et catapulté très vite
« responsable » de cette fonction, s’occupant aussi de l’information
interne (il nous dit aujourd’hui que l’information était pour lui fonda­
mentale, mais qu’il s’est souvent trouvé très seul à faire les tracts, pan­
neaux et textes d ’explication). Responsable de la gestion, ça voulait
dire « être le plus au courant de ce qu’il y avait de disponible en ban­
que », donc qu’il « fallait toujours le consulter quand il fallait faire
quelque chose ». Et ce qui a pu apparaître au début comme une sim-
plication de fonctionnement va peu à peu se transformer en nœuds de
problèmes divers (personnels et collectifs) Patrick a pourtant essayé de
donner quelques cours de gestion, et comme il le précise « j ’ai vrai­
ment essayé de ne pas prendre le pouvoir dans ce domaine ». L’a-t-il
réellement fait ? Les autres ont-ils vraiment voulu essayer de compren­
dre ?
Rien n’y a fait, et peu à peu, les petites compétences sont deve­
nues des grandes spécialisations, pour déboucher sur des très grands
conflits de pouvoir (d’abord bien vécus, puis réactivés en printemps 78)
qui allaient aboutir à la cassure : Patrick démissionne en juin 78 en
tant que permanent. Après un été très difficile, Bernard le suivra dans
cette voie en novembre 78, laissant Bulle, non pas aux adhérents, mais
aux nouveaux salariés qui s’y étaient intégrés entre-temps, Bob, André
et Martine. Ce conflit a partagé le groupe, d ’autant plus qu’il y avait,
comme dit Bernadette « des reliquats de la vie de groupe, d’avant
Bulle, mal résolus » ; plus tard viendront des tentatives d’explication,
des essais d ’analyse, chacun à sa manière, de son point de vue :
Patrick « ... on n ’a jamais voulu énoncer ni répartir les vérita­
bles fonctions, donc il y a eu une prise en charge par quelques-uns
seulement.
... Les fondateurs étaient plus impliqués que les adhérents parce
q u ’ils avaient investi de l ’argent.
... Il fallait définir les responsabilités, pour éviter une hiérarchie
de fait.
... Pour moi, le rôle pédagogique vis-à-vis des adhérents était le
plus important car Bulle ne pouvait se faire toute seule.
Il aurait fallu diffuser l ’information sans arrêt, utiliser la galerie
pour des débâts, s ’ouvrir sur l ’extérieur, prendre des contacts avec les
autres coop, les associations...
... Bien sûr, on était toujours d ’accord sur les idées mais devant
les tâches quotidiennes, on est vite passé sur les discussions de fo n d ».
... Je pense aujourd’hui que les autres n ’étaient pas d ’accord
sur le fa it que des extérieurs prennent le pouvoir (6).
... Devant les problèmes d ’organisation du travail, le conseil
d ’administration n ’a pas rempli son rôle et a refusé de trancher.
J ’avais trop de boulot à faire et on n ’a pas voulu entendre. »
Les nouvelles coopératives 23

Le pouvoir aux adhérents ? de la dém agogie !


Après son départ, et pour dépasser la crise, Patrick proposera
un projet de réorganisation au conseil d ’administration, en donnant des
éléments de solution (hiver 1979).
Prise en charge immédiate par un conseil de gestion regroupant
les salariés et certains élus parmi les adhérents volontaires, avec comme
condition, la participation obligatoire à tous les conseils d ’administra­
tion.
Ce projet, discuté au conseil d’administration restreint, non
annoncé, sera refusé et qualifié de « technocrate ». Pour Patrick, la
véritable raison réside dans le fait qu’il était « menaçant » et « donnait
du pouvoir à des extérieurs au groupe ».
Interrogé sur ce problème, Bernard l’explique autrement :
« A u départ, on était vraiment sincères, on voulait intégrer les
adhérents aux prises de décision importantes ; mais très vite on a com­
mencé à déchanter : très peu de participation aux conseils d ’administra­
tion, aux A . G. (7).
... En gros, en plus du groupe des fondateurs, une dizaine de
personnes ont suivi et participé aux décisions régulièrement (Bob,
André et Martine, les nouveaux salariés sont issus de ce groupe) et une
autre dizaine « ont tourné » épisodiquement autour de Bulle (ça corres­
pondait souvent à des périodes de chômage).
Une trentaine de personnes donc, sur les 3 000 adhérents
actuels U! Mais à partir d ’un moment, on a cessé de faire de l ’infor­
mation de vouloir s ’ouvrir ; on était déçu et on a relâché notre effort.
... Mais si un groupe d ’adhérents avaient vraiment pris en
charge l ’aspect militant de l ’idée coopérative (contact avec comités
d ’entreprise, rédaction des autres bulletins de liaison...) ils auraient pu
le faire, et on aurait avancé yers une prise en charge collective plus
rapidement.
... Maintenant, j ’ai changé d ’avis, il me semble que seul le
groupe permanent et quelques autres impliqués financièrement et
psychologiquement sont seuls à pouvoir prendre des décisions “... le
reste, c ’est de la démagogie”. »
Ce qui l ’amènera à s ’opposer au projet de Patrick : « Cela ne
m ’intéressait plus, je ne voulais plus intégrer les adhérents ; je n ’y
croyais plus, et je trouvais que c ’était une erreur de croire encore que
des gens qui ne suivent pas de très près l ’entreprise pouvaient, en con­
seil ou en A.G . prendre des décisions : cela va contre les statuts coopé­
ratifs, mais c ’est le plus honnête, le moins démagogique. En fait Bulle
a poussé jusqu’au bout la logique d’un état de fait q u ’on retrouve
dans d ’autres coop ou associations (fausse participation des adhérents
ou sociétaires). »

Laisser parier la mémoire collective


Bernard/Patrick, une opposition de personne ? de conception
dans l’approche de ce que peut être un fonctionnement collectif coopé­
ratif ? divergence où le gestionnaire défend l’idée du rôle primordial de
24 Autrement 20/79

l’éducation et de l’information, où l’activiste type gaucho défend celle


d ’une efficacité optimum à l’intérieur du cadre restreint du groupe qui
travaille et connaît la structure. Petite unité efficace contre grande
unité participante. L’un et l’autre est-il à ce point antinomique ? Les
déjà vieux discours sur l’autogestion n ’ont jamais tranché sur ce point,
et la prochaine assemblée générale de Bulle prévue en juin 79 apportera
peut-être d ’autres éléments nouveaux... et d’autres nouveaux départs.
Mais s’il fallait les acquis de Bulle Coopérative, il faudrait dire
les paroles de Marie-Hélène : « Bulle m ’a donné une confiance en moi
que je n’avais pas, et je n’aurais pu parler devant ce magnétophone
aussi facilement il y a trois ans, j ’ai aussi appris sur le tas toutes les
ficelles professionnelles de la librairie, en partant de zéro. » L’enthou­
siasme de Bob et d ’André, propulsés dans les polémiques internes du
groupe des fondateurs, y trouvant matière à leurs propres itinéraires,
construisant leurs propres différences et spécificités, jour après jour,
créant en eux-mêmes la potentialité de reprendre la structure à leur
charge, à leur manière, selon leurs propres désirs et projets (pas forcé­
ment les mêmes que ceux des créateurs de Bulle). Il faudrait reparler
de Bernadette, pour qui, malgré les exclusions dont elle se dit avoir été
la cible, défini Bulle comme quelque chose de très important dans sa
vie, comme un approfondissement sur la dynamique de groupe. Il fau­
drait retrouver la parole de François dont le départ « un peu forcé »
n ’a jamais été éclairci. Il faudrait laisser parler Martine, qui a trouvé à
Bulle un emploi conforme à sa formation (I.U.T. carrières du livre) et
à son style. Il faudrait écouter les deux autres Bernard, Béatrice,
Christine et Michel pour qui le « détour Bulle » a eu des conséquences
irréversibles dans leur vie, une sorte d ’arrêt commun à partir duquel
chacun prend son élan et choisit sa direction.
Il faudrait laisser parler « la mémoire collective » des adhérents
de la première heure, la confronter aux nouveaux, ceux qui n’ont
jamais connu la période « pionnier ». Il faudrait, il faudrait...
Car en trois ans, Bulle « s’est gonflée » de vents nouveaux : et
si dans cette première ascension, on a lâché du lest, le temps est peut-
être venu de mettre d ’autres poids dans la nacelle... mais après tout,
tous ces gens-là existent bel et bien ; Bulle Coopérative est toujours
ouverte, du lundi 10 h au samedi 20 h, sans interruption. Si vous habi­
tez la région, si vous y passez venez y voir, venez y écouter, lire ceux
qui vendent, et ce qu’ils vendent... il en restera toujours quelque
chose, pour vous et pour eux.
Car, pour retomber sur nos exégètes, J. Attali ne dit-il pas ? :
« ... la seule remise en cause possible du pouvoir répétitif passe alors
par la rupture de la répétition sociale et du contrôle de l’émission de
bruits. En termes plus quotidiennement politiques, par l’affirmation
permanente du droit à la différence, le refus obstiné du temps de
l’usage et de l’échange, la conquête du droit de faire du bruit, c’est-à-
dire de créer pour soi son code et son œuvre, sans en afficher à
l’avance la finalité, et du droit de se brancher sur celui d ’un autre
choisi librement et révocablement, c’est-à-dire du droit de composer sa
vie (1). »
Les nouvelles coopératives 25

Alors si lui le dit, ne pas s’en priver, faire du bruit dans Bulle,
autour ou ailleurs ; les expériences alternatives ont tout à y gagner (ce
qui ne veut pas dire forcément qu’elles n ’ont rien à y perdre). Simple
inversion, façon expérimentale, des données des lois d’échange et
d’usage des rapports économiques et sociaux où l’humain a encore son
mot à dire, a

Autrement organise à nouveau, dès le 9 octobre, ses


rencontres hebdomadaires avec des expérimentateurs. Tous
les mardis, à 12 h 30, au FORUM DES HALLES (niveau 3).
Voir le programme en p. 240.

(1) Attali Jacques, bruits, Essai sur l’économie politique de la musique, P.U.F.,
1977.
(2) Cf. : Editorial Bulletin de liaison de Bulle-l’œuf n° 1, page 1 et 2.
(3) Boulette distribution : entreprise parallèle à Bulle, dont Bernard s’occupera,
qui se destinait à la vente en gros de disques différents et exclus des circuits. Cette
entreprise a depuis interrompu son activité.
(4) Et qu’on allait poursuivre ensuite autour d’un verre au Court-Circuit, à
L.I.B. 33, pour la répercuter au Germinal ; coop de disques. C’est à cette période que
Le Spectaclier, rue Cujas à Toulouse s’ouvre, après des rencontres avec Bulle.
(4) Et L.I.B. 33 dira-t-on ? L.I.B. 33, librairie alternative coopérative n’a pas
su (ou voulu) s’ouvrir sur l’extérieur. Nous pensons (avec de nombreuses personnes
interrogées) qu’une collaboration (en fait une intercoopération) aurait pu la sortir du
« ghetto culturel » et peut être des difficultés où elle semble se trouver.
(5) Pour ceux qui en veulent un peu plus : Le projet coopératif, H. Desroche,
Editions Ouvrières.
(6) Bernadette, une des femmes du groupe des fondateurs, va plus loin ; se défi­
nissant comme propulsée à un rôle bidon de présidente, et rejettée du groupe, elle
nous dira : « Le groupe se préparait aux réunions pour éviter le noyautage ; les choses
étaient déjà toutes pensées, on voulait quand même récupérer l’argent investi. Au
début, on se serrait les coudes, après, quand il y eut désertion des participants exté­
rieurs le groupe a fait éclater ses dissensions intérieures. »
(7) l re A.G. du 29 mars 77 : le quorum nécessaire (1 /6e des 600 adhérents) fut
atteint difficilement, en « ratissant » les procurations à la dernière heure.
2e A.G. en 1978 : quorum non atteint et 2e A.G. convoquée, où les décisions
furent prises quand même, conformément aux statuts coopératifs.
La Menuise
ou la dialectique
des copeaux
Jules ChanceI

La menuise est un terme d ’argot professionnel qui exprime à la


fo is une activité et une form e de condescendance. Pour les « gars du
bâtiment », pour ceux qui roulent des mécaniques, la menuise désigne
bien sûr le corps des menuisiers, des poseurs d ’huisserie, mais c ’est
aussi une activité un peu vague, pas très sérieuse. Ce q u ’on appellerait
ailleurs la bricole ou le flo u artistique.
On comprend pourquoi sept menuisiers un peu spéciaux ont
choisi ce mot ambigu pour nommer leur entreprise commune. Depuis
bientôt quatre ans, dans un village, près de Compïègne, ils sont sept en
effet à se poser une nouvelle fois, mais sur des bases originales, la
question du fonctionnement coopératif, dans le domaine traditionnel,
et si valorisé, q u ’est le travail du bois.
« Je ne suis pas d ’accord avec cette présentation », fait tout de
suite observer François, un des sept menuisiers, « on va croire que nous
sommes des rigolos. Je prétends, au contraire, que nous sommes de
bons professionnels... » Gilles a une autre opinion : « Arrête, François,
on ne se prend pas trop au sérieux, quand même. D’un autre côté, sur
les chantiers, le terme de menuise, c’est pas forcément péjoratif. C’est
une façon comme une autre de s’interpeller. Et puis, la Menuise, c’est
aussi un sigle ; ça veut dire : l’Association des Menuisiers Innovateurs
Unifiés pour un Investissement dans une Société Egalitaire : on s’est
battu les flancs pour trouver ça ! »

L'autogestion, c'est pas de la tarte


On commence alors l’enquête par une visite à l’atelier. C’est
Les nouvelles coopératives 27

François qui sert de guide ; un guide un peu désabusé qui parle pres­
que pour lui-même : « fonctionnement coopératif, tu parles... regardez
ce foutoir... pas un outil à sa place... la voilà l’autogestion... »
On se doutait que « ce n ’était pas de la tarte »... mais à ce
point. Heureusement, les autres viennent nous chercher pour aller chez
Gérard, juste à côté de l’atelier. Ce n ’est pas une maison d ’artisan
comme on se l’imagine, mais Gérard n ’est pas non plus un menuisier
très classique. Sa maison est un lieu de passage où défilent les amis de
ses enfants, les comédiens de la troupe amateur de sa femme et les
nombreux visiteurs de la coopérative. Sur les murs, des masques grima­
çants d’Indonésie (Gérard est un ancien attaché culturel aux Affaires
Étrangères). Sur la table, un ancien établi de bijoutier où chaque place
est marquée par une avancée en demi-lune. Quelques verres de vin.
Gérard commence sa présentation de la Menuise. Son interrogation
commence — en tout cas, pour les besoins de l’exposé — par une
recherche juridique.
La Menuise se définit d ’abord comme un regroupement de sept
artisans individuels dont l’objectif de base, l’impératif posé dès le
départ, sont de trouver le point d ’équilibre — et donc sa forme juridi­
que — entre le fonctionnement collectif et l’indépendance de chacun.
Une telle volonté de conciliation entre le collectif et l’individuel
n’est pas forcément compatible avec l’état actuel de la législation et de
la réglementation. Comment, par exemple, résoudre les problèmes
d’assurance ou de répartition fiscale entre plusieurs artisans indépen­
dants qui, de fait, travaillent ensemble et utilisent les mêmes machi­
nes ?

Une formule m ixte entre le G.I.E. e t la


S.A.R.L.
La loi française n ’est pas très souple à cet égard. Il y a bien sûr
les textes vénérables sur l’action coopérative (lois de 1867 et de 1947)
mais ils impliquent un fonctionnement intégralement collectif — et ce
n’était pas ce que souhaitaient les gens de la Menuise. Il y a aussi
l’ordonnance de 1967 sur les G.I.E. (groupements d’intérêt économi­
que) qui permet le regroupement partiel d’activités entre plusieurs
entrepreneurs ou artisans ; mais, dans la pratique, il s’avère que le
G.I.E. demeure une formule trop partielle, trop « floue » aux dires
mêmes de Gérard, un des artisans de la Menuise (les questions concrè­
tes des chantiers collectifs, de la responsabilité en cas de faillite, des
assurances par exemple ne sont pas réglés non plus par le G.I.E.). Il
reste le recours à la S.A.R.L. — qui présente l’avantage d ’être bien
connue, simple et pas trop onéreuse, mais qui pose, par contre, plu­
sieurs problèmes importants : en premier lieu, il est évident que la
S.A.R.L. a pour effet d ’imposer la fusion des activités des différents
artisans et la transformation de ceux-ci en salariés. Cette transforma­
tion permet de faire bénéficier les anciens artisans du régime des pres­
tations sociales et donc de leur éviter les ruineuses cotisations au
régime obligatoire (et très partiel) des assurances des travailleurs indé­
pendants, mais elle dévie l’objectif initial d’indépendance en tournant
28 Autrement 20/79

celle-ci sous le rouleau compresseur du salariat, et en obligeant à une


fusion totale des activités de chacun. Comme le dit Gérard, le recours
à la S.A.R.L., pour des menuisiers tout au moins, c’est le doigt —
plus, le bras — mis dans l’engrenage de la petite boîte traditionnelle,
autoritaire et hiérarchisée — bref, le petit enfer quotidien. Par ailleurs,
la formule de la S.A.R.L. a des incidences fiscales défavorables aux
petits artisans, notamment la partie de la décote (ristourne fiscale de
4 000 F) et l’abandon du régime du forfait, en d’autres termes l’obliga­
tion de recourir à une comptabilité pesante, et donc à une spécialisa­
tion des rôles.
Pour leur part, après avoir défini empiriquement ce qu’ils vou­
laient éviter, les gens de la Menuise ont dû, tout aussi empiriquement,
énoncer ce qu’ils souhaitaient. Bien entendu restait sous-jacente la réfé­
rence au fonctionnement collectif et à la théorie coopérative — mais
on n ’agit pas uniquement avec des références... Leur ambition selon
Gérard pouvait se résumer de la façon suivante :
— garder le statut d ’artisans indépendants ;
— conserver les avantages fiscaux (forfait, décote) ;
— limiter leurs activités communes à, notamment, la location
des locaux professionnels, l’achat et l’utilisation des machines, des
véhicules...
— avoir la possibilité juridique pour chacun d’accepter à la fois
des chantiers individuels et des chantiers collectifs avec les autres mem­
bres de la société.
Bref, l’objectif des gens de la Menuise se définissait d ’un point
de vue juridique, par la recherche d’une formule mixte — entre le
G.I.E. et la S.A.R.L. — avec comme fondements la responsabilité
limitée, le capital et le nombre d’associés variables et d ’autre part une
souplesse dans le fonctionnement et donc dans le choix des tâches col­
lectives. C ’était la quadrature du cercle, quand apparut enfin —
comme dans toutes les belles histoires — la bonne fée, sous les traits
engageants d’un jeune fonctionnaire de la Fédération Nationale des
Coopératives et Groupements d ’Artisans (1). Le sémillant technocrate
leur indique alors une solution assez peu connue qui est celle de la
S.A.R.L.-coopérative d’artisans.

Small is beautiful
Une telle société autorise le maintien de l’individualité de chacun
et permet également la réalisation des travaux en commun. Il s’agit en
fait d’une boîte aux lettres et d ’une structure de répartition des frais.
L’avantage par rapport au G.LE. consiste dans une meilleure prise en
compte des travaux assumés collectivement par les différents associés
(on retrouve alors la structure S.A.R.L. et donc la répartition des pro­
fits et des pertes). L’autre avantage concerne le risque éventuel de fail­
lite : dans ce cas, l’engagement des associés se limite à leur participa­
tion. Il ne faut pas croire pour autant que l’ensemble des problèmes
juridiques se trouve réglé par cette formule mixte.
La pression fiscale demeure forte, mais surtout, les obligations
administratives et comptables deviennent considérables. A cet égard,
Les nouvelles coopératives 29

Gérard fait observer que la S.A.R.L.-artisans se justifie surtout si le


groupe devient plus important et intègre différents corps de métiers ;
mais, à partir de ce moment-là, on tombe dans d ’autres tracas, ceux
relatifs au maintien d ’une structure de décision collective à l’intérieur
d’un groupe nombreux, aux activités complexes... « small is beauti­
ful » ! A noter précise Gérard que les gens de la Menuise ont eu la
chance de dénicher un comptable « cool » et compréhensif, qui s’est
d’ailleurs spécialisé dans l’aide aux entrepreneurs marginaux, sur la
région parisienne... et il ne manque pas de clients.
Par ailleurs, il semblerait que le gouvernement « dans le cadre
de sa politique d ’aide à la création d ’entreprises » soit disposé à faire
aboutir un projet de loi plus favorable aux artisans « individuels/col-
lectifs ». Ainsi, il vient d ’être élaboré (par le fonctionnaire ci-dessus
évoqué... le monde est petit !) un texte relatif aux « sociétés coopérati­
ves professionnelles du secteur des métiers ». Ce texte a précisément
pour objet de favoriser le développement « des sociétés coopératives
qui se proposent de regrouper des entreprises inscrites au répertoire des
métiers dans une perspective économique, pour faciliter l’activité pro­
fessionnelle de chaque entreprise qui garde son individualité et son pro­
pre statut juridique » (sic).

Un gouvernem ent qui se m ettrait en quatre...


Ces sociétés ressembleraient aux G .I.E., ne conservant cependant
de cette formule que le « meilleur », c’est-à-dire le regroupement des
moyens, la transparence fiscale et le maintien de l’individualité de cha­
cun, et en y ajoutant ce qui manquait : la limitation de la responsabi­
lité en cas de faillite à trois fois le montant des parts souscrites, et la
constitution progressive d’un fonds collectif non partageable destiné à
assurer le développement -du groupement et l’accueil de nouveaux mem­
bres. On en est à se demander si l’on ne vit pas une époque formida­
ble où un gouvernement très conservateur se mettrait en quatre pour faci­
liter la tâche de ceux qui veulent réaliser concrètement leur engagement
auto-gestionnaire ! (applaudissements sur les bancs du C.E.R.E.S.). Ce
serait tout de même aller vite en besogne ; ne serait-ce que parce que
les formes juridiques ne résolvent pas tout et n’évacuent pas le pro­
blème fondamental de l’action coopérative face à un marché qui obéit,
lui, à de toutes autres règles. C’est bien là, sur le non-prévu, le non-
codifié, que l’on découvre l’originalité propre à chaque groupe.
Quelques jours après cette discussion avec Gérard, on se retrou­
vera avec le reste de l’équipe au bistrot du village. Cette fois, le ton
est moins euphorique. Patrick déclare tout de go : « tu sais, si on a dû
en passer par la S .A .R .L ., c ’est pas pour le plaisir ; on y était obligé.
Les combines q u ’on pouvait faire à trois ou quatre, à sept ce n ’est plus
possible. Mais, fa u t pas rêver, la S.A .R .L. ça veut dire avant tout de la
paperasse, des emmerdements... ». Gilles, plus modéré comme toujours,
fait observer que « la S.A .R .L . était indispensable ; on ne pouvait pas éter­
nellement se faire des factures les uns aux autres. Les clients veulent
une structure unique... E t puis, pour les machines, il fallait bien trou-
30 Autrement 20/79

ver une solution ; elles sont collectives nos bécanes, ça doit se retrou­
ver dans les textes ».

La dialectique, ça fait pas avancer le boulot


François intervient à son tour et à sa manière : « le truc de la
dialectique collectif/individuel, c'est Gérard, un point c ’est tout. La
dialectique ça range pas les ateliers, ça fa it pas avancer le boulot ».
Gilles n’est pas d ’accord : « Notre combine collectif/individuel, ça per­
met au moins à chacun d ’avoir son autonomie dans sa façon de
s ’assumer au boulot. » François, bien planté sur sa chaise, réplique
alors : « c ’est de la connerie, Gillou. Tout dépend de ce que tu fais
avec les autres... s ’assumer, c ’est un m ot qui m ’énerve... moi, je bosse
avec Sergio : je lui apprends la technique, lui, il m ’apporte son
humour et ça marche bien comme ça... alors, les grandes idées sur la
coopérative et l ’individualité, je m ’en fo u s un peu... ou alors, il fa u ­
drait tout repenser à la base ». (Pendant cette discussion, Gérard
n ’était pas là. Il assistait à une réunion de section...)
Pour ce qui est de la Menuise, disons tout de suite qu’il s’agit
d’un groupe masculin, qui se pose d’une façon très concrète les problè­
mes classiques de l’organisation du travail à partir d’une activité tradi­
tionnelle. A cet égard, on peut observer qu’un questionnement sur la
vie quotidienne et sur son lien avec le travail est, sinon oublié, du
moins mis entre parenthèses, même si, à l’occasion, certains, anciens
communautaires et toujours barbus, ne manquent pas de remettre le
thème à l’ordre du jour.
A la Menuise, les gars (c’est à dessein que nous utilisons ce
terme qui connote la « camaraderie virile » des chantiers) sont, pour la
majorité d ’entre eux, d ’anciens intellectuels (enseignant, attaché cultu­
rel, mime) ou d ’anciens non-manuels (gérant d’hôtel, employé de ban­
que). Le groupe de base s’est formé dans un centre F.P.A. (formation
professionnelle pour adultes) ; on retrouve là le circuit, désormais bien
connu, des anciens du secteur tertiaire, dégoûtés par le non-sens de
leur emploi, ou par le chômage endémique, qui décident un jour
d’aller à Canossa, c’est-à-dire vers le travail manuel, et qui suivent la
filière, très pratique, de la formation permanente où ils rencontrent,
naturellement, leurs homologues, poursuivant des mêmes ambitions.

Pas ia peine de cacher que tu as une licence


Patrick explique le fonctionnement de la F.P.A. : « sur une
équipe de 15, tu peux compter, en moyenne, 4 à 5 immigrés, 3 à 4
intellos et 5 à 6 jeunes qui sortent du C.E.T. En général, ce sont les
immigrés et les intellectuels qui s ’en sortent le mieux — ce sont les
plus motivés ». A la question de savoir s’il y a des problèmes d ’admis­
sion en F.P.A . pour les diplômés, il répond : « pas du tout — aucun
problème. Ce n ’est pas la peine de cacher que tu as une licence — ils
s ’en foutent. Là où il y a barrage, c ’est plutôt pour les ouvriers quali­
fiés qui veulent changer de qualification ».
Les nouvelles coopératives 31

Les pouvoirs publics commencent à comprendre ce phénomène


— et l’on peut lire ainsi dans un rapport, traînant entre deux corbeilles :
« il existe aujourd’hui, à la suite du développement considérable qu’a
connu l’enseignement supérieur au cours de ces dernières années, une
catégorie de jeunes auxquels ce type de professions (nouvelles) pour­
raient particulièrement bien convenir, si leurs caractéristiques et leurs
aspirations, parfois confuses, étaient prises en compte de façon systé­
matique » (2).
Il n ’y a pas que des étudiants frustrés à la Menuise ; au con­
traire, l’écart des âges est très important, puisque le benjamin de
l’équipe a tout juste 18 ans, tandis que les deux ancêtres jouent à la
bascule autour des 45 ans, le reste de la troupe tournant au plus près
des 25/30 ans. Cette diversité des âges nous paraît tout à fait positive
et ne se retrouve que rarement dans les groupes communautaires de vie
ou de travail !
Si les âges sont variés, les compétences, par contre, sont large­
ment comparables. Martin, le plus jeune, est sans doute le plus expéri­
menté, car il a suivi une scolarité technique complète. Max, pour sa
part, est arrivé il y a peu de temps, les mains dans les poches, en rup­
ture de guichet, mais sans aucune notion de l’art de fabriquer une
mortaise. Ce sont là des cas extrêmes, les cinq autres en sont à peu près
tous au même point, estampillés du label F.P.A ., même si Sergio, le
mime chilien, ne savait au départ que faire des fauteuils en bois. Cette
relative homogénéité technique a permis jusqu’à maintenant d’éviter les
délicats problèmes de hiérarchisation technique et d’expertise, même si,
au fil des mois, chacun s’est spécialisé dans tel ou tel type de fabrica­
tion, en fonction du hasard des commandes et des goûts esthétiques.

Des com bines pour s'équiper


Le groupe a donc démarré dans ce village presque picard parce
que Gérard y possédait une jolie maison et un beau local qui convenait
très bien pour un atelier de menuiserie. On pourra objecter que l’expé­
rience est un peu faussée parce qu’elle a bénéficié au départ des fonds
propres de Gérard, c’est-à-dire des économies réalisées par ce dernier
sur son traitement de haut fonctionnaire. On observera simplement
qu’il faut toujours, ou presque, des fonds propres pour démarrer une
entreprise et qu’en tout état de cause le local aurait pu être loué. Par
ailleurs, le groupe s’est progressivement doté de tout le matériel néces­
saire (dégauchisseuse, raboteuse, scie à ruban, mortaise, etc.) pour une
somme très modique, puisqu’au début de 1979, le total s’élevait à
moins de 30 000 F pour un appareillage assez complet. Cela, bien
entendu, a été rendu possible parce que les achats ont été réalisés en
groupe, chacun ayant pris la peine de suivre les ventes aux enchères,
d’envisager entre eux toutes les combines pour avoir le matériel d’occa­
sion le plus adapté. Un individu seul ne l’aurait pu car il lui aurait
fallu y consacrer beaucoup trop de temps.
Cette économie relative à l’investissement et à l’utilisation du
matériel constitue d’ailleurs une des justifications de base du groupe.
On est peut-être loin d ’une mystique de la coopérative, mais il est bien
32 Autrement 20/79

évident qu’une entreprise n’est réalisable sur le marché que si elle dis­
pose d ’un certain nombre d ’atouts. Et puis, il n’y a pas d ’incompatibi­
lité théorique entre certaines formes de rentabilité et un fonctionnement
collectif : au contraire. De toute façon, l’économie d’échelle, si elle jus­
tifie le regroupement, ne représente pas en tant que telle sa finalité.
Cette finalité Gérard la définit en trois point :
• Permettre à chacun de créer son entreprise individuelle, tout
en bénéficiant de structures collectives.
• Permettre à chacun de décider l’organisation de son propre
travail et d’adopter le rythme qui lui convient.
• Intégrer des démarches individuelles à un ensemble collectif de
décision, de réflexion et, pourquoi pas, d ’amitié. (On réalise que ces
trois points correspondent aux préoccupations d’ordre juridique telles
qu’elles ont été exposées plus haut.) Sur le premier point, il n’y a
guère à ajouter à ce qui a déjà été dit, sinon que les avantages évi­
dents supposent aussi un minimum d ’esprit collectif quant à l’utilisa­
tion des machines. En effet, certains matériels, par exemple, peuvent
être monopolisés pendant plusieurs jours par certains qui démarrent un
gros chantier : il s’agit notamment de la dégauchisseuse, de la rabo­
teuse et de la scie à ruban. Il convient, dans ces conditions, d’organi­
ser au mieux les programmes de travail et de faire montre d’une cer­
taine dose de patience communautaire.

Un com prom is entre l'individuel e t le collectif


Par ailleurs, la frontière est parfois difficile à tracer entre les
achats collectifs et les achats individuels, entre le capital fixe commu­
nautaire, et certaines composantes du capital « circulant » individuel.
Prenons le cas des fraises de la toupie (capital circulant), achetées indi­
viduellement, qui s’usent vite, qui sont d’un usage très spécifique et
qui coûtent plus cher que les machines qui les font tourner, ces machi­
nes étant par contre inusables ou presque et ayant été acquises collecti­
vement. C ’est au cours de la réunion hebdomadaire que ce genre de
problèmes sont réglés. Les solutions, bien sûr, varient selon les situa­
tions mais disons que la « jurisprudence » des gens de la Menuise
tourne le plus souvent autour d ’un compromis entre l’individualité, qui
reste la règle, et le collectif, qui constitue l’objectif. Les enjeux sont
clairement exposés : il n ’y a pas de complexe à dire que « ceci est à
moi, je l’ai payé avec mon argent » ; et, de toute façon, on sait
qu’une grande confiance existe et facilite l’application des décisions col­
lectivement arrêtées. Pour reprendre l’exemple du matériel personnel,
on observera qu’en général ce matériel est utilisé collectivement, mais
sous le contrôle de son propriétaire, qui pourra éventuellement récla­
mer une participation aux frais.
Le deuxième point constitue peut-être l’aspect le plus original du
groupe de la Menuise. En effet, il ne s’agit rien moins que de respecter
la liberté la plus entière de chacun, en intégrant celle-ci dans un cadre
communautaire.
Concrètement, cela se traduit par l’obligation faite à chacun de
se déclarer entrepreneur individuel afin d’affirmer par là son identité
Les nouvelles coopératives 33

juridique. On doit alors se débrouiller seul, assumer toutes les con­


traintes de l’action individuelle, mais en sachant aussi qu’en cas de
grosse difficulté, on peut toujours compter sur l’aide des autres. Le
principe s’applique absolument : ainsi Max, le dernier arrivé, qui
n’avait pratiquement aucune connaissance technique, a dû se déclarer
artisan, démarcher et accepter des commandes, alors qu’il savait bien
qu’il n’était pas capable, seul, de les tenir. Naturellement, les autres
membres de la Menuise l’ont épaulé et continuent de le former sur le
tas, mais c’est bien Max qui a dû garder la responsabilité de ses com­
mandes et de ses chantiers. Il paraît d ’ailleurs, que ses meubles et ses
fenêtres ne sont pas plus mal foutues que les autres !
Cette façon de se jeter tout de suite dans le bain ne correspond
pas seulement à un souci pédagogique. Elle signifie également une
volonté de marquer par là, et sans attendre, l’indépendance de chacun.
De fait, cela recouvre une réalité bien tangible : les sept membres de la
Menuise ne travaillent pas tous autant les uns que les autres ; ils n’ont
pas davantage le même rythme d’effort ; enfin, ils ne pratiquent pas,
pour leurs commandes individuelles, les mêmes tarifs.

Les intensifs e t les paisibles


Certains, par choix ou par obligation, ont décidé de travailler le
plus possible, en prenant comme base les 40 heures hebdomadaires (ce
qui n’est pas beaucoup pour un artisan, et ils ne s’y tiennent pas vrai­
ment, comme on le verra plus loin). D ’autres, choisissent délibérément
de travailler le moins possible, et de gagner le minimum vital. Il y a
aussi les lève-tard, les couche-tôt, les intensifs, les paisibles ; bref sur
un échantillon limité, un grand nombre de combinaisons sont envisa­
geables. Or, la formule individuelle/collective permet de respecter cette
diversité. Ainsi, le choix du minimum vital ne serait guère envisageable
pour un artisan qui devrait amortir tout seul l’ensemble du matériel et
des frais fixes. La structure collective le permet à la condition, bien
sûr, qu’un minimum de rentabilité soit globalement atteint, ce qui
implique, et ce n ’est pas rien, que certains travaillent plus que d ’autres
et que chacun fasse confiance à tous.
Il reste la question des tarifs, pour les chantiers individuels. Il
se trouve que les sept associés ne pratiquent pas les mêmes barèmes.
François cherchera à vendre le plus cher possible, estimant qu’il n ’y a
pas de cadeau à faire et que l’entreprise communautaire en est à une
phase préliminaire d’accumulation qui devrait déboucher sur un nou­
veau projet d’une toute autre ampleur. D’autres adoptent les prix du
marché, n ’estimant pas nécessaire de réfléchir davantage à ce propos.
Gérard, pour sa part, pratique des tarifs inférieurs aux barèmes
moyens. Son argumentation se fonde sur le fait que la structure collec­
tive permet de réaliser des économies et qu’il faut faire profiter la
clientèle de cette aubaine. Il est critiqué par les autres, mais personne
ne l’a encore accusé de casser le marché. Il est vrai que la menuiserie
en campagne, à moins d ’une heure de Paris, bénéficie d ’une demande
si large qu’on peut tolérer ce genre de fantaisies ! (pour les chantiers
collectifs, naturellement, le tarif est débattu par le groupe entier).
34 Autrement 20179

Dans l’ensemble, les sept gars de la Menuise ne savent pas exac­


tement ce qu’ils gagnent. On peut estimer qu’en moyenne, ils peuvent
tabler sur un revenu approximatif de 2 500 F/mois pour 30 à 35 heures
de travail par semaine. Ce n ’est pas beaucoup — et ceux qui ont des
charges de famille comptent sur le travail de leur femme, quand elle en
a un (et qu’elle est enseignante !). Patrick, pour sa part, s’est arrêté de
travailler pendant plusieurs mois parce qu’il voulait être disponible
pour ses enfants ; à ce niveau-là, son activité de menuisier ne peut être
considérée que comme un revenu d’appoint. Gérard analyse sa propre
situation de la façon suivante : « soit j ’améliore ma rentabilité — mais
je n ’ai pas envie de ne penser q u ’à ça — soit, je diminue mes besoins
et là, il y a encore de la marge... »
Enfin, dernier point, l’ambition communautaire. C’est au mini­
mum la prise collective de la décision ; c’est, au degré le plus fort,
l’intégration de l’existence de chacun dans le groupe.

Les credos affinitaires


Pour ce qui est de la décision, on l’a déjà évoqué, le débat
apparaît ouvert. Les divers arguments peuvent être exprimés, et la déci­
sion consistera surtout en une conciliation entre l’intérêt individuel et
la morale communautaire, étant bien entendu que l’individuel n’est pas
dévalorisé par rapport au collectif.
Le conflit, pour autant qu’on a pu le déceler, portera surtout
sur l’éventuelle priorité à donner au collectif. Gérard est, à cet égard,
au centre des discussions. C ’est lui qui est le plus attaché à cette sorte
de dialectique entre le collectif et l’individuel ; il est aussi la « loco­
motive » du groupe. C ’est donc par rapport à lui et à ses idées que la
polémique s’organise.
Ainsi, Gilles, d ’une façon un peu idéaliste, regrettera l’absence
de quotidien réellement communautaire entre les membres du groupe ;
il regrettera que chacun rentre chez soi après le travail, que les fem­
mes, les compagnes, soient largement absentes du projet ; mais, d ’un
point de vue pratique, il s’alignera sur les conceptions de Gérard.
François est plus violent ; pour lui, l’idéologie actuelle de la Menuise
est beaucoup trop réformiste — pire — contradictoire. Il faut viser
beaucoup plus loin : Christian rêve d ’un village entièrement commu­
nautaire et, en attendant, il voudrait se donner les moyens de parvenir
à cet objectif. Les scrupules de Gérard lui paraissent dérisoires ; il
s’agirait pour lui, au contraire, d ’accumuler le plus possible pour bâtir
enfin cette « cité idéale » ! Les autres sont moins diserts. Sergio est
peut-être leur « porte-non-parole » lorsqu’il déclare se moquer éperdu­
ment des principes et des statuts et n’attacher d’importance qu’à la
confiance et à l’amitié !
Un tel credo affinitaire peut faire sourire. Ce qui est sûr, c’est
que le collectif de travail a une très grande importance pour ceux qui
le constituent. Les sept menuisiers ont conscience de mener une expé­
rience originale et ils savent bien qu’ils seraient incapables de travailler,
en tout cas comme menuisiers, dans les conditions ordinaires, chez un
patron. Ils savent aussi que le collectif constitue, quoi qu’ils puissent
Les nouvelles coopératives 35

en dire, une façon de vivre. A cet égard, Gérard fait remarquer qu’ils
reçoivent beaucoup de visites, d’amis, de curieux, que la discussion est
permanente, soit sous la forme de réunions « officielles », soit sous la
forme de coups au bistrot, et cela pose le problème de ce qu’il appelle
une « surenchère à l’arrêt ». C’est le prix, délicieux, qu’il faut payer
au projet collectif : beaucoup de salive, beaucoup de persuasion et,
parfois, une gueule de bois... Mais pour des menuisiers... a 12

Colloque
« Nouveaux entrepreneurs »
A u tre m e n t organise les vendredi et sam edi 23-24
novem bre 1979, à Lille, une rencontre axée sur la « créa­
tion d ’em plois et les entreprises collectives ».
L e b ut de cette rencontre est d ’exam iner les'm o d es de
fo n c tio n n e m en t de ces entreprises, leur insertion dans
l ’économ ie, le rôle p o te n tie l des partenaires sociaux et le
rôle spécifique des collectivités locales.
L es débats auront lieu en com m issions et les partici­
p a n ts seront les intéressés eux-m êm es : prom oteurs d ’expé­
riences, syndicalistes, élus locaux, chefs d ’entreprises et
banquiers, représentants de l’É tat, analystes...
L e nom bre de participants est limité. L es fra is d ’ins­
cription : 150 F, (débats + repas + logem ent) s a u f p o u r
les p rom oteurs d ’expériences (50 F).
Ce colloque est organisé en liaison avec la m unicipalité
et la région.

Inscriptions : C olloque A u tre m en t /L ille


73, rue de Turbigo - Paris 3 e.

(1) Fédération Nationale des Coopératives et Groupements d’Artisans, 41, ave­


nue Hoche, 75008 Paris. Tél. : 227.50.46.
(2) Il faut noter, à cet égard, que le rapport de la Trilatérale (commission de
réflexion sur révolution politique en Occident, où ont siégé Carter, Barre, Rockefeller,
Agnelli de Fiat, Delouvrier d’E.D.F., etc.), préconisait qu’il fallait « diminuer les pré­
tentions professionnelles de ceux qui reçoivent une éducation supérieure ». Cf. Démo­
cratie, croissance zéro, M. Goldring, Éditions Sociales, 1978.
L’A.C.A • )

la charpente
pour le plaisir
Monique Astruc
Alain Ostalrich

Encore le Bordelais, encore une coopé­ m... », du boulot au noir, des risques et
rative expérimentale ! encore un démar­ des clients qui payent pas toujours.
rage dans rété 1976 ! il faudra se pencher Dans ces moments-là, nécessité fait loi :
un peu sur cette période de Valternative, on ne cherche pas, on trouve. C’est-à-dire
car il semble que la cuvée ait été fertile. qu’on a les rencontres qui doivent arriver,
Et ça dure, l'A.C.A. existe encore, celles qui précipitent tout, selon la règle
mieux, elle vient d'acquérir les lettres de des convergences des parallèles. Bernard,
noblesse de la profession : deux domes en Panxoa, Raoul vont rencontrer Xavier et
charpentes de bois, dont l'un abritait la Piou, leurs compétences respectives (archi
Chambre des Métiers à la dernière foire non inscrit à l’ordre, pour ce dernier pas­
internationale de Bordeaux 79 ; de quoi sionné et spécialisé par les dômes en
susciter des envieux, mais aussi faire tour­ charpentes, les énergies douces ; le pre­
ner les têtes, de quoi faire parler les lan­ mier un vrai gars du bâtiment, qui en
gues dans la commune (« les chantiers ? avait ras le bol de travailler seul, qui
ah oui, la bande de chevelus »), de quoi cherchait « autre chose » dans sa bran­
tenter les autres (« et nous ? pourquoi che).
pas »). 1975/76 : des discussions dans les bis­
trots, autour du COURT-circuit (le court-
Un hangar en ruines et un jus, restaurant à charte coop, aujourd’hui
en cours de liquidation), des idées de
passionné des dômes en char­ coop qu’on va piquer à Paris, à Poitiers
pente et puis un « ras le bol de traîner nos fes­
ses », « l’envie de s’inscrire, dans le tra­
De l’extérieur, l’A.C.A., c’est tout vail, mais pas n’importe où, pas dans
beau, c’est tout gentil, ça paraît facile, ça n’importe quel travail et la nécessité « de
attire. Qu’on se représente une campagne trouver des structures ».
tout en ondulés, en vignes et en pins, à Comme dans la bande à Bulle, ce fut
20 km de la sortie sud de Bordeaux ; un le Tilt magique de la coopérative, car les
petit village ramassé autour d’un rivage, autres formules étaient trop ternes, trop
« le pied » quoi. Pas étonnant que les traditionnelles au niveau du partage du
cadres supérieurs draguent à mort les fric ». En effet, dès sa création, l’A.C.A.
petites maisons typiques à retaper ; pas ne sera pas traditionnelle, il s’en faut ;
étonnant qu’on trouve dans le coin une on ira jusqu’à inventer une formule de
floppée de marginaux encore « un peu » financement risquée... sur laquelle il vaut
fonctionnaires. mieux ne pas trop s’étendre côté juridique
Et pourtant, c’est encore là que Ber­ mais dont l’intérêt réside dans le fait
nard avait trouvé ce hangar en ruine à qu’aucun coopérateur n’est propriétaire,
400 F mensuel, avec un bail commercial et surtout que le seul critère reconnu
et une surface de 200 m2 ; et quand on a d’appartenance à la S.C.O.P. est le tra­
des idées, pas beaucoup de fric, une occa­ vail fourni. Le droit de parole et de par­
sion comme cela, ça fait facilement le lar­ ticipation, c’est le travail fourni dans la
ron. D’autant plus qu’il y avait urgence coop. Et bien sûr « quand tu pars, tu
« à s’en sortir », après deux F.P.A. (Ber­ pars sans rien », puisque les parts sont
nard et Raoul) et Panxoa « dans la transférées sur un autre.
Les nouvelles coopératives 37

Une bonne dose de confiance neaux qu’ils connaissaient bien, celui de


l’artisanat et du retour aux activités
Disons que ce système repose sur une manuelles.
immense confiance ; en effet, des coopé­ Il est même sorti un beau catalogue de
rateurs pourraient attaquer l’entreprise ces cogitations militantes, dans lequel
pour récupérer leur part en partant. Cet « on en rajoutait question démagogie » ;
aspect des choses n’a pas l’air de les à tel point « qu’on n’a pas osé le diffu­
inquiéter outre mesure ; ils savent qu’ils ser » et qu’une centaine d’exemplaires est
peuvent compter les uns sur les autres. encore entassée dans une remise près de
Et, depuis trois ans, ça marche, alors... l’atelier. Raoul nous dira, pour résumer
et puis « plus ça ira, plus le bilan corres­ dans un demi-sourire « il était aussi pis­
pondra à la réalité ». De même, côté seux que le premier éditorial de Bulle
matériel, il y a eu des tas de combines coopérative ».
entre copains, et là aussi, une bonne dose Mais en trois ans, il a bien fallu
de confiance vis-à-vis des coopérateurs. s’adapter aux marchés, d’abord « pour se
N’empêche, dans le hangar restauré, les former sur le tas » :
machines tournent ; dans le petit bureau, « On attendait le client et on sautait
tous les vendredis, on fait les comptes, on sur tous les marchés et comme on avait
traite des projets, on répond à la une incompétence complète dans tous les
demande, une « vraie petite entreprise », domaines, on était capable de tout faire,
à cette différence près que les gens y ont et on se faisait la main sur tout ce qu ’on
l’air heureux, qu’ils peuvent s’arrêter nous commandait. »
quand ils le veulent, et qu’ils ne ressem­ ... « On a eu des tas de problèmes
blent pas forcément, dans leurs discours techniques, mais... on assumait. »
et leurs comportements, à l’imagerie tra­ ... «O n mettait deux fois plus de
ditionnelle du monde du travail. temps qu’un professionnel... le client,
Depuis 1968, aucune concession quant aussi néophyte que nous, il gueulait...
aux apparences ; l’important, « c ’est de mais il était tout seul et on était sept... »
faire ce qu’ils aiment » et « quand on
aime ce que l ’on fait, en général on le
fait bien ». C’est peut-être pour cela que Un contrat bidon... et une
très vite, on a commencé à parler d’eux première crise
dans Bordeaux et les alentours. Un peu
aussi parce qu’on les voyait et les enten­ En février 1977, six mois après le
dait aux A.G. du Court-Circuit, aux réu­ départ de la S.C.O.P., ils ont eu leur
nions sans fin de la librairie coopérative premier vrai contrat, au bluff, du style
L.I.B. 33. « nous, l ’atelier coopératif, spécialisés
Pour eux, l’alternative, ce n’étàit pas se dans le travail du bois, charpente, etc.,
prendre au piège de la petite entreprise, rien ne nous fait peur... » Et ça a mar­
c’est d’abord de créer du boulot sans ché : un architecte connu a accepté. Dans
jamais perdre de vue qu’à côté des chan­ l’euphorie générale, l’atelier s’est organisé
tiers il y a autre chose, un mouvement pour traiter ce chantier, en obéissant au
écologique par exemple, et qu’on peut y client (matériaux de récupération, recy­
participer dans son travail, en réfléchis­ clage des vieilles choses...) trop heureux
sant sur les structures d’habitat que l’on d’avoir enfin quelque chose de chouette à
veut construire et vendre, en établissant réaliser.
avec la clientèle un autre rapport, sans Au bout du compte, ils y arriveront à
utopie, et même une bonne dose de luci­ la faire cette maison, et le client sera très
dité. satisfait... et pour cause, à l’heure des
Point d’exotisme, de folklore dans bilans, on s’apercevra qu’on s’est fait
l’énoncé de leurs itinéraires, mais une •avoir ; sur la facture définitive de 21 mil­
autocritique sévère de leurs débuts. lions (anciens !) il y aura 12 millions de
fournitures, pour un chantier de 11
ouvriers, pendant 6 mois, à 80 km de
On s'est fait la main sur le Bordeaux !!! Résultat : 7 ouvriers coopé­
tas rateurs de base n’ont pu se payer, alors
que ceux « qu’on avait embauchés l ’ont
L’idée de départ était de fabriquer des été » Le comble...
métiers à tisser, des tours de potier, des Et, très vite, la crise inéluctable dans
dômes (le premier fut construit sur le l’atelier. Démission de Panxoa, dégrada­
campus, presque sans outil, sans crédit), tion du climat, et des comportements dif­
question de « naviguer » dans les cré­ férents selon les véritables motivations :
38 Autrement 20/79

« Ceux qui étaient là par idées philoso­ toutes les combinaisons possibles de ce
phiques se sont barrés », « ceux qui y type d’habitat. Xavier, vous vous souve­
étaient parce que c'était leur gagne-pain nez, le seul qui n’était pas un intellectuel,
sont restés, parce qu'ils ne pouvaient pas Xavier, dont Raoul (l’ancien étudiant en
faire autre chose » (Raoul). No coment, science économiques), nous dira qu’il lui
comme on dit. a appris « plein de trucs », qui nous
explique les matériaux choisis, leurs avan­
tages respectifs, et les marchés futurs du
On arrête tout et on recom­ bungalow :
mence « On en a déjà vendu 7, par relation ;
mais on est pas mal contacté, à cause du
De bouche à oreille, on a diffusé la bottin, où l'on est inscrit sous le nom
crise ; une sorte d’appel à la solidarité “constructions en bois et bungalows"...
alternative ; et pour une fois, par amitié, “on répond qu'on est une petite entre­
ou par réel militantisme coopératif, il y a prisey et ainsi on peut personnaliser la
eu des échos : L.I.B. 33 prêtera 1 million production". »
cinq, le restaurant court-circuit 5 000 F,
remboursable sur un mois ou deux. Et
oui, comme dit Raoul avec une pointe Vendre ce que Von aime
d’humour « les coops se sont serrées les
coudes ». Et voilà le grand rêve qui passe : après
En septembre 77, il y aura l’arrivée de avoir créé une structure de travail sur
Patrick « un vrai professionnel », et un mesure, l’A.C.A. veut construire des pro­
deuxième contrat, avec la Mairie de duits « à son image », c’est-à-dire relatifs
Sainte-Selve, leur village : la couverture « à nos problèmes, notre expériencet nos
de l’église. Un contrat sérieux, sans frais désirsy notre fric » (Xavier). Vendre ce
et très rentable, grâce à Patrick, installé que l’on aime, nous avions déjà entendu
depuis longtemps dans le village, connu et le refrain chez Bulle, mais la nouveauté
« reconnu comme ouvrier », alors que ici vient de ce que l’on fabrique soi-même
nous on était encore « les farfelus, les le produit, et l’on est moins culpabilisé.
jobards ». Lois du marché, lois de la réa­ On ne dira jamais assez cette différence
lité, lois de la nécessité (« maintenir l'ate­ essentielle entre les coops de distribution
lier■, se payer ») : « on a marché derrière et les S.C.O.P. ; l’alternative n’échappe
Patrickf bien que refaire l'église pour un pas à cette règle.
maire réac !!! » Là encore sans commen­ On est d’autant plus à l’aise quand ces
taire. désirs semblent correspondre à un créneau
Ce sera le début d’un nouveau départ, nouveau du marché : un certain mode de
une sorte d’officialisation de l’altelier,. et vie pour des individus mobiles (on peut
de nouveaux chantiers dans la commune, partir avec le bungalow, le mettre sur le
c’est-à-dire la possibilité de se payer un terrain en location) qui ont envie de se
peu plus décemment, un régime de croi­ regrouper (on peut créer une structure
sière « provisoire » après la tempête. collective qui garantit quand même des
Piou, l’architecte hors-la-norme n’avait « territoires individuels ») et qui n’ont pas
pas dit son dernier mot ; ses projets des fortunes à investir dans l’habitat.
d’école, il les portait avec lui, les rumi­ Raoul résumera : « ce bungalow permet
nait ; et lorsque Xavier annonça son ras de jouer sur le collectif et l'individuel »
le bol de la maçonnerie, du travail soli­ insistant sur les diverses possibilités offer­
taire, il y eu comme des vents favora­ tes « par la structure ».
bles : les deux s’associèrent dans une Les gens en feront ce qu’ils veulent :
recherche de projets de bangalows en bois « un petit vieux pourra en faire un pou­
(recherche payée par l’atelier) et commen­ lailler, et un cadre supérieur pourra y
cèrent à construire le prototype (en mettre ses gosses pour avoir la paix. »
dehors du boulot normal) dans le jardin, Pour un groupe où l’on se réclame
devant le hangar. « Piou va Γhabiter, et beaucoup de l’auto-organisation et de
il servira en même temps d'expo. » En l’inter-action des autonomies, construire
mai, il était presque fini, et Xavier s’acti­ et, vendre des structures ouvertes, quelque
vait à placer les fenêtres. chose que tout le monde peut investir et
habiter selon ses besoins, ou ses rêves, et
Le projet était de créer un type de bun­ articuler sur le collectif, c’est bon signe,
galow en bois, modulable et transporta­ non ?
ble, à un prix de revient abordable. Et Et les relations du groupe, les conflits,
Xavier de nous expliquer crayon en main, les relations d’hommes à hommes, fern-
Les nouvelles coopératives 39

mes à hommes, hommes à femmes, fem­ 79 (décidémment), dont on nous parlera


mes à femmes ??? Beaucoup de discrétion peu sinon pour dire qu’elle était menui-
sur ce chapitre ; il est difficile en passant sière, et qu’elle « fait des trucs ailleurs
d’y voir clair. Et pourtant, il y eut un avec d ’autres femmes, également menui-
certain départ d ’Agatha, surtout une lettre sières ». Mais après tout, c’est une autre
ouverte « aux gens de l’atelier », de quoi histoire, une autre affaire à suivre ;
reprendre l’histoire de l’A.G.A. à l’alternative économique a, elle aussi son
l’envers. féminin, et ses « nouvelles entrepreneu­
Et pourtant, ici comme chez Bulle, une ses ». ci
présidente dirigéa l’A.C.A. jusqu’en mai

GUIDE JURIDIQUE
laV^eOuvriére
2000 renseignem ents
su r tes droits des travailleurs
Ia.
e t de leursfam illes X

10* EDITION
A JOUR AU 1er MARS 1979
K
• DE NOMBREUSES NOUVEAUTÉS · DEUX MILLE RENSEIGNEMENTS LES PLUS DIVERS · DES «TUYAUX»
INÉDITS · QUARANTE MODÈLES DE LETTRES · 224 PAGES · TABLE DÉTAILLÉE · FORMAT 8 x 1 2

EN VENTE EN LIBRAIRIE
Les Tables Rabattues,
un restaurant
sans chef
Jules ChanceI

Lyon est la capitale de la gastronomie. Facile de commencer un


papier sur un cliché éculé. Rappeler tout de même quelques chiffres :
9 000 restaurants pour la région parisienne, 6 000 pour la région lyon­
naise, cinq fo is moins peuplée : entre Rhône et Saône, la bouffe c ’est du
sérieux.
Lyon, haut lieu également de la tradition ouvrière (les canuts,
les traboules) Feyzin et Rhodiaceta pour actualiser tout ça. La Croix
Rousse, le Belleville lyonnais, et dans une rue en pente : les Tables
Rabattues, restaurant coopératif depuis 1978. Une quinzaine de cheve­
lus, de péri-punks, de marginaux à boucle d ’oreille ou de « gars bien
ordinaires » : c ’est l ’équipe qui fait tourner ce restaurant de 60 cou­
verts (deux services par jour).

Dans la ville des « starshooters »


Lyon est une ville qui bouge, pas seulement en convulsions de
béton comme à Part-Dieu ; il y a là-bas une vie frémissante : la capi­
tale du rock français, des Starshooters et du reste, de quoi remplir les
rubriques de Libération : de quoi aussi apporter une clientèle pour un
restaurant différent, mais différent comment ?
Quand on rentre, cela ne ressemble pas tellement à un restau­
rant, c’est un grand hangar entouré de balcons intérieurs, les anciens
bureaux ; bref, le genre atelier reconverti, pas de fioriture, mais ce
n’est pas désagréable : tables de six et chaises en bois sombre : au fond
de la salle, les cuisines, de plain-pied dans le restaurant, histoire de
Les nouvelles coopératives 41

savoir d’où vient ce qu’on a dans son assiette. Sur les murs, des
fiches-théâtres de femmes, réunions d ’homosexuels-militants, rencontres
écologistes... toujours les mêmes ! Un grand tableau avec le menu écrit
à la craie : pour 18 francs : 1 entrée (2 choix possibles), 1 plat de
résistance (2 choix), 1 dessert (2 choix). Sur le prix, rien à redire (la
modestie des tarifs s’explique par l’importance du débit : 150 repas ser­
vis par jour, en moyenne). Pour la qualité, il faudra revenir demain,
car aujourd’hui, c’est relâche. En attendant, on va discuter là-haut,
dans la cage de verre des bureaux.
Nous avons le plaisir d ’avoir ce soir la présidente des Tables :
Sybille, énergique et sophistiquée, juste comme il faut, et plusieurs che­
villes ouvrières du groupe : l’affectueux Clément, Rémi, le comédien,
cuistot qui sait ne pas cacher son regard derrière ses lunettes punk,
Malik, petit bonnet rose sur le crâne et belle boucle d ’oreille à gauche,
Irène, grecque et gourmande ; il y a aussi des gens de passage, des
figures moins marquantes et il sera intéressant de faire parler Chantal
à ce sujet, propos de marginale dans un groupe déjà structuré.

15000 F pour se lancer e t une com ptabilité


im peccable
On commence, comme toujours, par les formes juridiques. Les
Tables Rabattues sont constituées en Société Anonyme-coopérative
ouvrière de production (S.C.O.P.-S.A.). C ’est un avocat-progressiste,
bien entendu, et connu dans les milieux marginaux de Lyon, qui leur a
indiqué cette solution de préférence à la S.A.R.L., étant donné le
degré important de rotation des gens qui travaillent dans la restaura­
tion (la formule S.C.O.P.-S.A.R.L.) est mieux adaptée à des groupes
d’artisans — par définition plus fixes).
Le groupe initial souhaitait doubler son entreprise de restaura­
tion par un lieu de rencontre-librairie qui aurait pu prendre la forme
d’association 1901. L’avocat a rédigé les statuts de la S.A. d ’une façon
telle qu’il serait possible d ’intégrer un jour ce nouveau projet (on
retrouve ce souci qu’ont souvent ces coopératives du type service de
doubler l’activité principale d ’une activité annexe, soit artisanale, soit
d’ouverture sociale). Quoiqu’il en soit, la formule coopérative a permis
que soit lancée sur Lyon et dans le milieu « marginal-militant » une
souscription : il y aura ainsi 140 actionnaires, individuels et groupes
(théâtres, librairies, groupe de libération homosexuelle, etc.) qui contri­
bueront largement à apporter les 15 000 F nécessaires au démarrage üe
l’opération.
Deux comptables, compréhensifs eux aussi, assurent le contrôle
et le commissariat aux comptes (ils ont accepté de prendre des honorai­
res très bas, de l’ordre de 2 000 F par an). Clément fait observer
qu’« on a intérêt à avoir une comptabilité impeccable. Le fisc ne nous
fait pas de cadeau. Il exige de nous ce q u ’il ne demande jamais aux
petits “bouchons” (restaurants familiaux lyonnais) et pourtant, tout le
monde sait q u ’un restaurant ne tourne q u ’avec une caisse noire ; nous,
on est obligé de suivre le règlement au pied de la lettre»... C’est la
rançon des grands principes. « D ’ailleurs, poursuit Clément, il fa u t
42 Autrement 20/79

q u ’on soit très rentable pour tenir le coup dans ces conditions. C ’est
parce q u ’on est complet tout le temps ou presque, q u ’on a pas encore
bu la tasse... De toute façon, le bilan annuel est encore déficitaire de
23 000 F. C ’est vrai aussi que le fonctionnement collectif nous coûte,
en temps, en expériences ratées... » mais ça fait partie du projet et
c’est au-delà de tous les calculs de rentabilité. « A terme », fait remar­
quer Malik, « on devrait équilibrer le bilan et puis quand la direction de
la main-d’œuvre nous aura versé les 50 000 F q u ’ils nous ont promis,
ça ira mieux » (au titre du plan Barre, les Tables Rabattues ont été,
via la Chambre de Commerce, invitées à engager deux stagiaires subven­
tionnés). De toute façon, ajoute Malik, les form es juridiques, même
coopératives, ne nous satisfairont jamais. Il n ’y a pas de statut qui
corresponde vraiment à une activité autogestionnaire. Par exemple, on
est obligé d ’avoir un président (tu parles d ’un truc), d ’accord c ’est
Sybille, on l ’aime bien, mais on pourrait se passer de son titre. »

Au menu, choucroute e t autogestion


A ce moment de la discussion, il est déjà 8 heures du soir ; plu­
sieurs personnes proposent... qu’on aille au restaurant. En effet, le
grand plaisir de tous ceux qui travaillent aux Tables Rabattues, c’est
d’aller manger chez les autres. Pourtant, ils ne sont pas riches, ils
gagnent en moyenne 1 400 F/m ois (pour une trentaine d ’heures de tra­
vail par semaine) et, avec ça, ils trouvent le moyen de toujours sortir.
Quelle santé ! (il est vrai que la plupart sont jeunes — moins de 25
ans — et que personne, sauf Irène, n ’a d’enfant à charge ; en cas de
dèche, il y a toujours le moyen de manger sur place... et de dormir
chez les copains).
Après la tournée des bistrots, on se retrouve tout bêtement à la
grande brasserie de la gare Perrache, mais la discussion peut reprendre.
Au menu, choucroute et autogestion.
15 à vivre sur un restaurant de 60 couverts, c’est beaucoup.
Dans des conditions ordinaires, ce ne serait pas possible. Mais aux
Tables Rabattues, personne ne travaille régulièrement à plein temps :
chacun prend un certain nombre de services (matin ou soir) qui corres­
pondent en tout à 20/30 heures par semaine, rémunérés aux alentours
de 9 francs de l’heure (les modalités de calcul sont très complexes...).
Travailler ainsi ne peut constituer une solution durable : c’est un
emploi de dépannage, d’appoint, ou bien encore, un petit boulot de
jeune... De fait, les Tables Rabattues accueillent beaucoup d’étrangers,
Grecs, Italiens, Suisses, Allemands, jeunes et marginaux pour qui il
serait de toute façon très difficile de trouver un emploi en France. Par
ailleurs, plusieurs permanents ont une autre occupation, souvent dans
le circuit marginal, théâtres, librairies parallèles, etc.
Instables ou pas, rémunératrices ou pas, les Tables sont assaillies
de demandes d ’embauches, et cela ne peut pas s’expliquer seulement
par le chômage ambiant. En tout cas, une chose est claire : il n’y a
pas de bénévole aux Tables. « Des demandes de stage, dit Sybille, on
en a tout le temps. Les gens acceptent de travailler ici sans être payés,
avec, pour certains, l’espoir d ’être embauchés ensuite. C’est une situa-
Les nouvelles coopératives 43

tion complètement ambiguë, on y a renoncé et c’est beaucoup plus


clair comme ça. »
En tout état de cause, les plus anciens, les permanents espèrent
bien à terme rentabiliser davantage leur restaurant et obtenir chacun un
revenu de l’ordre de 2 000 F à 2 500 F par mois pour 20 à 30 heures
de travail par semaine. Il faut le souhaiter pour eux mais on peut se
poser la question de savoir si un tel objectif, tout à fait légitime en
soi, est compatible avec le maintien d’une équipe aussi nombreuse et
aussi fluctuante, sauf à hiérarchiser les fonctions (la plonge) et les
salaires, ce qui serait absolument contraire à leurs principes coopéra­
tifs.

Rotation des tâches... e t gâte-sauces


Comment s’opère le partage des responsabilités à une quin­
zaine ? La règle est que tout le monde est polyvalent. Chacun doit
pouvoir passer du « piano » (les fourneaux) au service, au bar à la
plonge, du marché-gare au bureau. Il semble que ces principes soient
relativement suivis par la majorité des membres de l’équipe, avec la
double réserve que la gestion n ’est en fait assurée que par 3 ou 4 per­
sonnes et que la polyvalence est d’autant plus grande que l’intégration
dans l’équipe est forte. Tout le monde est égal mais...
Clément est explicite sur ce point : « On essaye de former tout
le monde à la tenue des livres de commerce, à comprendre les trucs de
gestion, à faire des pourcentages mensuels, mais ce n ’est pas facile...
Les choses sont devenues tellement complexes qu’il faut bien six mois
pour être vraiment au courant de tout. » Ce qui présente le plus de
difficulté, c’est bien la gestion ; Sybille en convient tout à fait en
observant qu’il y a une résistance à travailler en haut, dans les
bureaux... Comme si le hasard de l’architecture traduisait la réalité de
la hiérarchie.
Pour les tâches plus directement matérielles, la rotation s’opère
davantage. On admet les gâte-sauces, à condition qu’ils s’améliorent
rapidement. Les filles vont, quand c’est leur tour, faire l’approvision­
nement au marché-gare. Cela n ’a pas toujours été évident pour elles de
se faire admettre mais aujourd’hui, il n’y a plus de problème. Irène,
qui est plutôt du genre truculent, indique d’ailleurs : « J ’ai eu beau­
coup moins de mal à m ’imposer. Tu vois comment je suis fo u tu e ; les
gars là-bas, ils m ’acceptent vite parce que je ne leur fais pas peur...
pour Sybille, c ’était plus difficile » (persistance des images sociales).
Et la cuisine là-dedans ? Jusqu’à maintenant, on n’a pas beau-
cop senti le fumet délicieux des mirontons et du bœuf-mode. On se
demande souvent, à propos des « restaus parallèles » si l’art culinaire
ne compte pas finalement beaucoup moins que le reste, l’accueil, le
collectif... Clément indique avec raison : « on est à Lyon, quand
même, on ne peut pas faire n ’importe quoi... » et puis, il nous avait
déjà montré, dans le bureau, leur imposante collection d ’ouvrages culi­
naires. Très électique : on y trouve aussi bien les recettes de tante
Marie que « le cru et le cuit » de Lévi-Strauss.
Au départ, sur les 7 personnes qui ont démarré les Tables, 2
44 Autrement 20/79

seulement avaient une expérience de la restauration. Tous les autres se


sont formés sur le tas et sur les casseroles. Cela leur semble tout natu­
rel alors qu’on serait porté à croire que la cuisine, et en particulier la
cuisine de collectivité, est un long apprentissage. Bien sûr, il y a par­
fois des ratages, mais ça fait partie de ce que Clément appelle « le prix
à payer au fonctionnement collectif». Par ailleurs, rappelle Irène,
« nous sommes plusieurs étrangers à travailler aux Tables, alors on a
plein de spécialités. Ça nous permet de changer facilement de menu
tous les jours... on n ’a pas une ligne de cuisine : on varie très souvent
et les clients sont contents ».

Le cercle de famille e t ses codes


Ce qui se dessine, en réalité, c’est à la fois une relative spéciali­
sation des rôles, sans que cela remette complètement en cause le prin­
cipe de polyvalence (chacun a ses goûts et ses engouements) et une
possibilité de décision d ’autant plus grande qu’on appartient au groupe
plus restreint de ceux qui assurent la continuité du restaurant. Mais
comment appartient-on à ce « premier cercle » ? L’ancienneté, bien sûr,
et 1’« investissement » dans le projet comptent beaucoup, mais il y a
aussi la capacité à se faire accepter, et là il semble bien que joue ce
qu’on pourrait appeler une question d ’image.
A Chantal qui prétend qu’« en fait, cinq personnes décident davan­
tage pour les autres », Malik rétorque : « C ’est une affaire de carac­
tère ; moi, j ’ai pu donner mon opinion très vite. » A ce moment,
Chantal, dont on sent bien qu’elle est moins à l’aise, qu’elle ne colle
pas au même code vestimentaire ou d ’allure générale, avance : « J ’ai
ressenti une form e de rejet, pour une question d ’image. » Malik, en
jouant avec les bretelles de sa salopette, reprend tout de suite sur ce
thème : « oui, c ’est vrai. Il y a tout un tas de signes que j ’ai l ’habi­
tude de rencontrer », et Chantal, de conclure : « Vous acceptez mal les
différences. »
Ce petit échange de propos est intéressant parce qu’il est révéla­
teur des modalités d’acceptation et de rejet, donc de pouvoir dans un
groupe « marginal ». L ’intégration est peut-être, au-delà d ’idées parta­
gées, une similitude d ’images, une appropriation dans un cadre res­
treint d’un code plus large, la « marginalité » en l’occurrence. Ne pas
se plier au code, c’est être sinon un étranger ou une menace du moins
une personne non désirable (dans tous les sens du terme). C ’est ce qui
fait dire à Irène : « le problème de notre collectif est q u ’il nous fa u t
des défenses. Plus on est fragile, plus on a besoin de défense » ; elle
ajoute : « l ’a ffectif est un des éléments de base pour être intégré dans
le groupe »... et si on remplaçait affectif par code ?
Clément, qui a sans doute perçu ce qui était sous-jacent dans
ces quelques propos, intervient à son tour pour indiquer que depuis
plusieurs mois ils ont le projet de rédiger un règlement intérieur,
« mais », ajoute-t-il, « ce n ’est pas très amusant à faire, et puis il fa u ­
drait y mettre tellement de choses, pour tenir compte de tout et de cha­
cun que ça deviendrait un roman ».
Ce souci de codification est assez remarquable et on ne le ren-
Les nouvelles coopératives 45

contre pas toujours dans ce genre de groupe. D ’autre part, il existe le


principe de Punanimité : à la réunion hebdomadaire, où sont prises les
décisions importantes d ’investissement, d ’embauche, etc., chacun dis­
pose d’un droit théorique de veto. Ce droit est rarement utilisé mais
Malik souligne très justement que « même si on ne se sert pas du veto,
ça donne du poids à toutes les opinions, puisque chacun sait que, en
cas grave, il peut imposer son point de vue, en bloquant tout ». Là
encore, il est intéressant de savoir plus précisément qui est directement
partie prenante de ce genre de procédure : les gens du « premier cer­
cle », les postulants, ou l’ensemble du groupe ? Il est certain que de
toute façon, il faut un certain temps d’acclimatation, ne serait-ce que
pour posséder toutes les informations ; ce délai serait empiriquement
fixé à six mois. C’est en quelque sorte, la période de probation...
Par ailleurs, comme dans toute organisation, l’assemblée géné­
rale ne sert souvent qu’à entériner des décisions déjà arrêtées en petits
groupes informels, et affinitaires.

Un restaurant selon son cœur


On retourne le lendemain midi aux Tables Rabattues, histoire de
voir les choses, côté public. Pas de doute, c’est le milieu marginal qui
constitue la clientèle : cheveux longs, petits gilets, boucles d’oreille —
homogénéité donc entre les clients et le personnel. L’ambiance est
bonne ; il faut dire qu’il n’y a pas à se plaindre de l’ordinaire : on
déguste aujourd’hui une langue de bœ uf à rester muet... de contente­
ment.
Ça s’interpelle entre tables, entre clients et serveurs ; c’est pres­
que un restaurant d’habitués, sous la réserve que le point commun de
la clientèle, ce n ’est pas le lieu de travail et d ’habitation, mais bien
plutôt le genre de vie, les milieux fréquentés.
« On aurait bien voulu être un peu plus un restaurant de quar­
tier, reconnaît Clément, mais il fa u t dire que les gens du coin ne vien­
nent pas beaucoup. On a parfois des ouvriers qui travaillent sur les
chantiers voisins, mais c ’est l ’exception. » Les Tables apparaissent
comme un restaurant à clientèle spécifique et c’est pour cette raison
qu’il marche bien ; il n’y a pas jusqu’alors de véritable « concur­
rence ». Les autres restaurants parallèles étaient ou bien très marqués
politiquement, ou bien sans fonctionnement coopératif, or il semble
que la clientèle marginale soit également attirée par cette image collec­
tive : le restaurant que l’on fréquente doit correspondre à ce qu’on
pratique soi-même ou, du moins, à ce que l’on se fixe comme objectif,
comme impératif moral. « Faut pas croire, fa it encore observer Clé­
ment, que c ’est toujours copain/copain avec les clients. A une époque,
on avait admis le système des ardoises. A u bout d ’un mois, on s ’est
aperçu que si l ’on continuait, c ’était rapidement la faillite, surtout que
bon nombre de débiteurs n ’ont jamais payé par la suite... »
Il semblerait que les autorités lyonnaises ne soient pas très favo­
rables à ce qu’on appelle dans ces aéropages un « abcès de fixation »,
en d’autres termes, un lieu de concentration et de rencontre pour un
certain type de population — gauchistes, marginaux, écolos (la margi-
46 Autrement 20/79

nalité douce). Assez régulièrement, les Tables Rabattues ont la visite


d ’individus musclés, moustachus, arborant des mitraillettes et réclamant
à chacun sa carte d ’identité. De quoi couler un lieu ordinaire... mais
de quoi cimenter aussi le lien entre une clientèle compréhensive et son
restaurant d’élection. Il y a eu aussi les bagarres avec les loubards du
coin (comme quoi la zone et la marginalité ce n’est pas forcément la
même chose), rien de très méchant... Enfin, quelques cambriolages
assez systématiques pour qu’on lâche le mot de provocation. Ce n ’est
pas encore le pogrom, et les gens des Tables prennent ces péripéties
avec philosophie. Ce qui les préoccupe bien davantage, ce sont les tra­
casseries administratives : les normes d ’hygiène et de sécurité leur sont
strictement appliquées alors qu’ailleurs il ne s’agit souvent que de for­
malités sans effet (moyennant quoi leurs installations électriques et
sanitaires sont au-dessus de tout soupçon). A la moindre incartade, ils
se font rappeler à l’ordre, comme si on les attendait en embuscade : le
moindre oubli de déclaration d ’une serveuse aux mœurs (survivance
administrative et mysogine) leur vaut un procès...
« Dans l ’ensemble, c ’est plutôt agréable de travailler aux Tables,
souligne Irène. On peut s ’arrêter quand on veut, partir 8 jours en
vacances ; bien sûr, on n ’est pas payé pendant ce temps-là, mais c ’est
très important de savoir que quand on en a plein le dos, on peut faire
autre chose. » Certes, plusieurs en ont assez de travailler à moins de
10 francs de l’heure, d ’avoir des responsabilités importantes sans stimu­
lant matériel, mais personne ne veut parler d’abnégation. Clément
observe : « On connaît nos limites, on sait ju sq u ’où il fa u t aller trop
loin. Ça s ’explique peut-être parce que c ’est nous qui avons façonné
notre outil de travail. »
Cette remarque est importante : elle illustre la vieille notion de
l’esprit d ’entreprise, pas forcément au sens capitaliste mais bien plutôt
au sens d ’une création, d’une création sociale et collective. Et c’est
bien ainsi que raisonne Malik lorsqu’il indique en conclusion : « Moi,
je me sens bien ici. Je ne changerais pas ma paie de 1 200 francs con­
tre celle de 3 000 que j ’avais avant dans un boulot de con qui me
poussait à claquer tout mon fric dans les bistrots et les babasses (flip­
pers), tellement j ’étais mal en sortant. Mais, j ’espère bien que d ’ici 6
mois à 1 an, notre restau sera assez rentable pourqu’on puisse avoir
un salaire correct... c ’est pas de l ’utopie. » a

Une m ise au point


p ar ie groupe...
• Les décisions sont bel et bien prises collectivement au cours de la réunion hebdomadaire, même
si elles sont déjà discutées en petits groupes en cours de semaine.
• Le choix des personnes travaillant aux Tables se fait collectivement pendant cette même réunion
même si nous ne parvenons pas toujours à dégager des critères de choix objectifs.
D'autre part :
• La marginalité dont parle l'auteur tout au long de son article nous paraît un cliché peu intéressant.
Marginaux, nous le sommes, mais dans notre façon de travailler et dans les prix que nous pratiquons,
non dans notre tenue vestimentaire.
• Les Tables constituent pour la presque totalité d'entre nous, notre seule source de revenus.
Ce n'est donc ni un « petit boulot de jeunes » (tous ne le sont plus) ni une combine, même si nous n'espé­
rons pas y passer toute notre vie.
Pour conclure, contrairement à ce qui ressort de l'analyse, nous n'érigeons pas la combine en mode
de gestion.
Le Grain :
s’inventer
des compétences
Jules ChanceI

Villefranche-sur-Saône, des rues toutes droites, des enfilades de


petits immeubles. On n ’est pas loin du Beaujolais, mais ici les murs
sont gris et rouges ; ce n ’est pas la pierre jaune des ferm es de la cam­
pagne voisine. Villefranche, ville ouvrière, ville ouverte aux interdits de
séjour, aux « tricards », aux vagagonds. Autour de la table, nous som­
mes six, assis en tailleur ; devant nous, des tisanes, des laitages. Silence
— Vincent se lève et lit un passage de Lanza del Vasto. Vincent, un
grand type, gros pantalon de velours côtelé noir, un visage de Prince
Eric (collection « signe de piste »). Les autres l ’écoutent, recueillis :
Ruth, blonde et allemande de 22 ans ; Dominique, 28 ans, l ’aîné, tout
en laine et en barbe ; Christine brune et énergique ; Martine, la seule
native du coin. C ’est l ’équipe actuelle du Grain, presque au complet ;
il ne manque q u ’Emmanuel, parti pour trois mois méditer dans un mo­
nastère.

Les barbes blanches des Ayatollahs


Chapeau austère, pour une commune industrieuse et pour une
communauté monacale ? Ce serait bien vite épuiser le sujet et, surtout,
ne pas rendre compte de la chaleur et du réalisme de ce groupe multi­
forme qu’est le Grain. Il s’agit en effet d ’un groupe qui poursuit trois
projets :
— une coopérative de services non qualifiés ;
— un lieu d ’accueil pour les cas sociaux, notamment les
« anciens » détenus ;
48 Autrement 20/79

— une communauté de vie et de réflexion.


Cette démarche est, de notre point de vue, une démarche
« vraie », une authentique recherche (avec ses contradictions), même si
l’on ressent très fort l’influence chrétienne de solidarité et d’abnéga­
tion. On pourrait dire à cet égard qu’il règne au Grain un climat de
tradition plutôt qu’un climat d ’idéologie. (Réfléchir, peut-être sur les
racines culturelles et sur toutes les barbes blanches, celle de Lanza et
celles des Ayatollahs. Reconnaître, de toute façon, la profondeur de ce
qu’on pourrait appeler un « engagement de tradition ».)
On l’a souligné dans d ’autres comptes rendus, il est apparu sou­
vent que les entrepreneurs collectifs se scindaient en deux groupes : ceux
qui transforment la matière, les artisans essentiellement, et ceux qui
apportent des services d ’ordre social et culturel. On a remarqué que
parfois, les représentants du deuxième groupe se sentaient comme culpa­
bilisés de ne pas avoir une pratique concrète de rapport à la matière,
d’où le besoin de compléter le lieu d’accueil par un projet d ’artisanat ou
d’agriculture. On en reste souvent non pas au seul niveau des déclara­
tions d ’intention mais à celui aussi des catégories philosophiques : le
« faire » comme alibi d ’un « être » purement social. Or, en ce qui con­
cerne le Grain, on a le sentiment que le besoin de travailler manuelle­
ment, de travailler « autrement » est aussi fort, aussi ressenti que celui
d’accueillir et de faire œuvre sociale.
D ’ailleurs, les gens du Grain présentent les choses de cette façon
puisqu’ils écrivent dans un tract que leur démarche procède d’un
« refus de l’aliénation dans le travail : nous avons créé une entreprise
autogérée » et aussi d ’un « refus du travail social et de son corrollaire,
l’assassinat (...). Nous voulons affronter de face les problèmes du tra­
vail, de l’entreprise, de la réalité économique ».
La pratique d ’un groupe ne se limite pas à ses tracts. En deux ans,
les choses ont beaucoup bougé et il n ’y a plus, aujourd’hui, de cas
sociaux au Grain ; il ne reste que six personnes dites « normales »,
homogènes en quelque sorte, s’exprimant avec facilité et donnant au
visiteur un sentiment de chaleur assez rare (encore que, il faut le souli­
gner, la plupart des groupes visités laissent à l’enquêteur un très agréa­
ble souvenir. L’autogestion c’est, en plus, un certain art de vivre... et
de recevoir).

Dans une ville de passage pour clochards e t


saisonniers
L’histoire commence en 1977 : on retrouve Dominique, objecteur
de conscience, professeur d ’économie dans le secondaire, et actif parti­
cipant à un lieu d ’accueil pour cas sociaux, dans la région de
Villefranche-sur-Saônc. C’est l ’Oasis, église aménagée en un grand dor­
toir pour clochards. Dominique veut faire autre chose, un lieu moins
grand que l ’Oasis et surtout un lieu qui n’enferme pas l’exclu, le mar­
ginal non volontaire dans un ghetto mais qui, au contraire, cherche à
le réintégrer dans ce qui n ’est pas la « zone à perpétuité ». Pour ce
faire, Dominique ne voit qu’une solution, celle de créer un véritable
outil de travail où, de façon communautaire, accueillants et accueillis
Les nouvelles coopératives 49

se confrontent aux problèmes de la survie économique ; à condition,


bien sûr, de doubler cette entreprise collective d’un lieu de vie qui pro­
longe le travail partagé. Dominique, à partir des réseaux d ’objecteurs
de conscience, rencontre trois amis décidés, comme lui, à monter un pro­
jet, tous d’accord pour considérer que « l’objection n ’est pas seulement
un refus, elle est dynamique et doit se concrétiser dans la proposition
d’une alternative » (extrait de leur tract).
Ils s’installent donc à Villefranche, lieu de passage pour les clo­
chards et les saisonniers. Par ailleurs, Villefranche est gérée par une
municipalité compréhensive (Union de la Gauche), assez favorable aux
innovations sociales et le Grain en profitera. Entre temps, les objec­
teurs ont créé une association 1901 : le Grain. Pourquoi ce titre ?
parce que (connotation très « catho » de gauche) le Grain, c’est ce qui
pousse, mais aussi (connotation plus libertaire) le Grain, c’est ce qui
grippe la machine et qui abat tous les Cromwell. Ils vont voir le maire
et parviennent à intéresser les élus à leur projet.
Les convictions du maire et de ses adjoints ont certainement in­
flué, mais il est probable aussi (et ceci n’infirme pas cela) que le Grain
correspondait sinon à un besoin précis, du moins à une préoccupation
des autorités locales : celle d’accueillir, d’organiser l’hébergement et l’iti­
néraire des errants qui traversent obligatoirement Villefranche. Pourquoi
ne pas faire l’essai d ’une pratique plus souple, plus humaine, l’essai d ’un
quadrillage plus efficace ? Quoiqu’il en soit la municipalité décide
d’aider l’association naissante. Comme quoi — et chacun le sait bien
— l’innovation sociale correspond toujours à une demande, la question
restant de savoir à qui profite la solution !
L’aide municipale va consister en l’allocation d ’un local gratuit —
cinq pièces et un point d ’eau. Ce n’est pas le luxe, mais cela permet de
démarrer. En plus de l’aide municipale, l’association qui regroupe autour
des quatre pivots une trentaine de sympathisants, recevra bientôt des
communautés d ’Emmaüs (1) une subvention de 40 000 francs (dont
15 000 iront à la S.C.O.P. et 25 000 à la communauté).
On retrouve là toutes les connexions d’un milieu spirituel et
politique, celui de la non-violence chrétienne. C’est à souligner parce
que cela permet de comprendre vraiment la spécificité du Grain.
L’ensemble de son fonctionnement porte la marque de ses origines :
ainsi, Ruth est arrivée au Grain en lisant à Paris les annonces de la
presse non violente et de la « Gueule ouverte » ; ainsi, les termes
qu’utilisent pour se qualifier les gens du Grain : « marginaux mais soli­
daires, rebelles mais témoins ». Dans le choix des mots-solidaires (le
solidarisme), témoins (témoignage chrétien), dans la construction
syntaxique — mais... mais... on retrouve la logique d ’une pensée, le
fonctionnement intellectuel d ’une tendance.

Une S.C.O.P. pour 4 000 F e t 160 heures


Le groupe démarre à l’automne 77 et subsiste quelques mois
grâce à des chantiers providentiels, grâce aux vendanges, grâce aussi à
l’aide d ’Emmaüs, mais sans que cela prenne une forme systématique et
organisée. C ’est pourquoi s’impose très vite l’idée de monter une struc-
50 Autrement 20/79

ture d ’entreprise, qui aura l’originalité de proposer toute la gamme des


services non qualifiés (entretien, nettoyage, petits déménagements, mon­
tages et démontages simples, etc.)· On choisit alors la formule de la
S.C.O .P., sous forme de société anonyme, mais où seuls les ouvriers
peuvent être propriétaires du capital. (La forme S.A. leur paraît préfé­
rable à la S.À.R.L., car elle permet une plus grande rotation des per­
sonnes.) Les frais de montage de la S.C.O.P. ont été précisément chif­
frés à 4 000 F (2 500 F correspondant au 1/4 immédiatement exigible
du capital légal + 1 500 F de frais d ’inscriptions et d ’annonces légales)
et 160 heures de travail (réflexion, démarches, rédactions...). En outre,
la S.C.O.P. du Grain dispose dès le départ d’un fonds de roulement
de 6 000 F, 9 000 F ayant été investis par ailleurs dans l’achat d’un
véhicule d’occasion et de quelques outils.
Si les membres fondateurs ne sont pas des manuels confirmés,
ce sont des gestionnaires de formation (Dominique est passé par Scien­
ces Éco., Vincent par la Fac de droit, Alain par une école de gestion,
Christine qui se joindra plus tard au groupe a également reçu une for­
mation de gestion et elle a travaillé comme attachée de direction). En
bons gestionnaires, les créateurs du Grain vont faire une petite étude
de marché :
• spécifier d ’abord ce qu’apporte d’original leur entreprise : cela
peut sembler difficile, étant donné le manque de qualification des servi­
ces proposés. C’est pourtant sur ce point que les gens du Grain vont
insister. Ils proposent aux clients que ces tâches — habituellement assu­
rées par des intérimaires, forcément non motivés — soient accomplies
par une véritable équipe qui garantit le suivi de toutes les opérations.
Par ailleurs, ils s’inventent des compétences : petite maçonnerie, pein­
ture, qu’ils sont loin de posséder, et ils ne manquent pas de rencontrer
quelques déboires. Mais il fallait absolument élargir la gamme des ser­
vices offerts ;
• démarcher ensuite la clientèle potentielle. Cette opération se
fait en deux temps :
— Une série d’entretiens avec une vingtaine de patrons de la
région au cours desquels le groupe se présente et propose ses services.
De ces conversations, il ressort que, d ’une part, il existe une demande
pour des équipes motivées au travail non qualifié et que, d ’autre part,
les patrons locaux éprouvent une certaine sympathie pour une équipe
de jeunes — intellectuels — qui acceptent de travailler ainsi, avec des
cas sociaux. « Vous créez des emplois, dans cette période de chômage,
c ’est bien. » Voilà ce qu’ils entendent plusieurs fois. Dominique rap­
pelle à cet égard comment le patron d’une filiale d’une grosse entre­
prise étrangère s’est « plié en quatre » pour leur trouver des chantiers,
convoquant sur l’heure son directeur des travaux et le sommant de trou­
ver une tâche quelconque pour ces « jeunes gens si sympathiques ».
— A partir de ces entretiens, l’équipe du Grain rédige un tract
publicitaire et procède, sans complexe, à un « mailing » sur plus de
300 boîtes, indiquant l’exitence de leur coopérative, les travaux qu’ils
peuvent effectuer et leur tarif horaire (26 F/heure hors taxes — ou, sur
devis).
Les nouvelles coopératives 51

Au bou t d'un an e t demi, ça tourne


Leur démarche a été payante : au premier semestre 1979, ils ont
suffisamment de chantiers pour vivre et faire tourner leur entreprise
(compte tenu qu’ils ne veulent pas travailler plus de 20 heures par
semaine et par personne et qu’ils acceptent des revenus très modestes
— de l’ordre de 1 000 F par mois). Ne pas croire cependant que tout
se soit déroulé sans peine et sans erreur. En premier lieu, il y a eu les
obstacles techniques. Ils ont commencé par se tromper sur les devis et
par travailler pratiquement à perte. Ils ont buté aussi très vite sur les
difficultés consécutives à leur incompétence. Vincent rappelle, en en
riant encore, qu’ils ont gâché des litres de peinture, barbouillé des hec­
tares (ou presque) de murs ; comment ils ont remonté à l’envers des
dizaines de volets, comment ils ont dû tout recommencer, sous les quo­
libets du contremaître alors que la peinture n ’était pas encore sèche.
Petit à petit, ils se sont orientés vers une certaine forme de spécia­
lisation, à savoir la peinture industrielle : il s’agit là d’une qualification
intermédiaire qui découle de la pratique et de quelques conseils prodi­
gués, en l’occurrence, par un ami à eux, entrepreneur de peinture. Ils
ont su, par ailleurs, renoncer aux travaux trop qualifiés (plâtrerie
notamment) qu’ils n’étaient pas en mesure d’assurer correctement.
Il a fallu, d’autre part, imposer aux clients qui les employaient
leur propre mode de fonctionnement. Les conditions du Grain sont les
suivantes :
— toujours travailler en équipe, de deux ou trois au moins ;
— disposer de deux heures hebdomadaires, prises sur le temps de
travail pour que les différents membres de la S.C.O.P. puissent se réu­
nir et s’informer les uns les autres. Ils ont beaucoup insisté sur ce
point pour montrer par là que l’action collective, c’est avant tout une
information complète et partagée qui, en tant que telle, fait partie du
travail et se transmet, en conséquence, pendant les heures de travail.

Fini les chariots de la barbouille


En contrepartie, les membres de la S.C.O.P. qui n ’ont jamais
dépassé le nombre de huit ou neuf ont dû se bombarder de plusieurs titres :
responsable technique, responsable de gestion, responsable commercial,
directeur-coordinateur. On croirait presque avoir à faire à une armée
bananière... sous la réserve que les fonctions sont tournantes et qu’elles
ne dispensent pas leurs titulaires d ’aller travailler sur les chantiers. Cela
crée souvent des quiproquos lorsque le « directeur » de la S.C.O.P. est
appelé chez le client et qu’il se présente en bleu de travail. Quoi qu’il
en soit les patrons exigent d ’avoir des interlocuteurs en titre, ça les
sécurise (les gens de la S.C.O.P. font d ’ailleurs un gros effort pour
avoir des cottes présentables... fini, les chariots de la barbouille).
Les autres problèmes professionnels rencontrés par le Grain ont
trait à la présence des filles et des cas sociaux dans l’équipe. Pour ce
qui est des filles, on devine tout de suite qu’il s’agit d’un problème
culturel. Le milieu ouvrier français qui tourne autour du bâtiment n’est
52 Autrement 20/79

pas habitué, mais pas du tout, à voir des femmes sur les chantiers.
C ’est souvent ressenti comme une provocation — presqu’une incitation
à la débauche. Dominique indique à cet égard que les syndicats expri­
ment aussi les réticences de la base en mettant en avant des arguments
ayant trait à la défense de l’emploi masculin et aux normes juridiques
(qui interdisent par exemple certains travaux de nuit aux femmes).
« Pour les cas sociaux, reconnaît Dominique, ça n ’a jamais été
simple. Nous ne voulions pas les singulariser dans le boulot. En géné­
ral, nous n ’indiquions pas aux clients que l ’équipe comprenait des tau-
lards ; nous ne le faisions que si nous avions eu un contact personnel
avec le patron, une discussion un peu ouverte... question de feeling. »
Vincent ajoute que « malgré toute la bonne volonté, on ne peut pas
faire travailler un alcoolique au même rythme que les autres... d ’ail­
leurs, on ne pouvait pas éviter que les ouvriers extérieurs à la
S.C.O.P. se posent des questions ».
Il y a aussi le fait que les anciens taulards supportent mal la
présence de femmes à leurs côtés pendant le travail. Ruth indique jus­
tement que « le problème des marginaux, c ’est de se réintégrer par le
travail; ils ont besoin de s ’identifier à des modèles masculins et de
rentrer en concurrence avec eux, par leur force musculaire. Pour eux,
c ’est inacceptable, c ’est complètement dévalorisant de devoir être com­
parés sur le plan du travail à des femmes, surtout pour des travaux de
bâtiment, de force ».

Au départ, // n'y avait que des hom m es


On a vu, plus haut, comment les gens du Grain ont conçu leur
activité d ’accueil, comment ils ont voulu, en quelque sorte, désenclaver
le travail social par rapport au travail directement créatif et par rap­
port à la vie quotidienne. Dès la fin de 1977, la municipalité leur
envoie des « clients » : deux interdits de séjour, un alcoolique, deux fil­
les errantes et suicidaires, en rupture de foyers d ’accueil ; d’autres
encore, mais qui resteront moins longtemps. Impossible ici de raconter
la totalité d ’une expérience passée, de traduire en mots la densité d’une
période traversée de crises et d ’enthousiasmes, d ’espoirs et de retom­
bées.
Au départ, il n’y avait que des hommes et l’on comprend en
visitant les premiers locaux du Grain, que tous ont dû partager une
très forte promiscuité, celle des petites pièces aveugles, des matelas au
milieu des pots de peinture, des lits de fortune dans le bureau — salle-
à-manger-entrepôt. Vincent et Dominique qui ont connu l’expérience de
bout en bout parlent avec une certaine fierté du « décrassage social »
dont ils auraient bénéficié. « A voir fonctionner ces gens qui n ’ont pas
de recul par rapport à ce q u ’ils vivent, on comprend comment la vio­
lence peut être une reconnaissance de l ’autre. La taule, ajoute Vincent,
développe chez ceux qui y vont, comme des antennes ; ces gars-là, ils
perçoivent tout ce qui se passe, immédiatement. »
On imagine ce qui aurait pu arriver, dans ces conditions très
dures de précarité et d ’inconfort. Il y a eu des heurts, les couteaux ont
parfois été sortis mais cela n’a jamais dégénéré. Les marginaux ont
Les nouvelles coopératives 53

buté sur un mur, un mur réconfortant, c’est-à-dire la limite que peu­


vent leur apporter les accueillants, à condition que ceux-ci soient un
peu sûrs d’eux-mêmes... et qu’ils soient des hommes (pour l’image
sociale). Vincent reconnaît que « bien sûr, c ’est du travail social; on
doit rappeler les limites à ceux qui en ont oublié l ’existence ».
Tous, garçons et filles, évoquent les grands moments qu’ils ont
connus à côté de ces marginaux : la fierté de Pierre de voir son nom
figurer dans le journal, non pas à la rubrique des faits divers et des
condamnations, mais comme membre officiel d’une Société Anonyme
Coopérative (il ne pouvait pas siéger cependant au conseil d’administra­
tion à cause de son casier judiciaire). Dominique rappelle ce mouve­
ment de solidarité qui les a liés les uns aux autres, quand Pierre s’est
de nouveau retrouvé en prison, pour une vieille affaire. Ils ont alors
remué le ciel (ils y ont peut-être des relations !), et la terre (celle des
avocats) pour faire sortir leur copain qui ne demandait qu’une chose
— qu’on envoie à sa famille la coupure de presse annonçant son
appartenance à la S.A. Coopérative. C’est aussi Raymond, le boit sans
soif, qui laisse un moment ses bouteilles pour donner son avis sur
l’organisation du travail ou pour faire la cuisine, bref, c’est la vie qui
s’écoule, en « marge » du code préétabli de l’assistance...
Mais cette belle histoire a une fin, qui n ’est pas tout à fait une
morale, ni forcément non plus un constat d ’échec. Raymond a repris
ses bouteilles, Carole son errance et ses kilomètres schizophréniques ;
Pierre cherche vaguement du travail ; et puis les autres en face, les
purs, se sont lassés. Ils ont réalisé qu’il y avait quelque chose qu’ils ne
pouvaient pas définir, une contradiction qu’ils ne pouvaient pas dépas­
ser. Au début de 1979, ils prennent alors la décision de renoncer (pro­
visoirement peut-être) à l’accueil pour se concentrer sur ce qu’ils
avaient jusqu’alors négligé, c’est-à-dire leurs propres personnes, leur
identité de marginaux volontaires.
Dominique — qui passe si vite du sourire matois ou sérieux le
plus profond — estime que pour le groupe, il était indispensable de
« sortir du tumulte ». Les ruptures ont été plus ou moins dures :
Carole est partie sans un mot ; les « tricards » ont quitté le Grain en
haussant les épaules, mais en y laissant quelque chose d ’eux-mêmes.
Raymond, le grand Raymond, quand il n’est pas devant ses petits ver­
res, a gardé de bons rapports avec les gens du groupe. Il passe presque
tous les jours au local et il a d ’ailleurs participé à une des interviews
collectives.

On oublie les pinceaux, on com m ence à se


parler
C’est la phase « affinitaire » qui commence. La S.C.O.P. tourne
bien ; les chantiers sont nombreux : il s’agit maintenant de se connaître
les uns les autres, sans avoir dorénavant l’alibi que constituait toujours
la hiérarchie insidieuse entre accueillants et accueillis (l’expérience du
Grain est éclairante sur ce point : toute la meilleure volonté du monde
ne peut effacer ce qui est). Alors les gens du Grain ont organisé ce
54 Autrement 20/79

qu’ils appellent leurs « recherches affinitaires » : tous les jeudis matins,


on oublie les pinceaux et les factures et l’on va se promener ; une
façon comme une autre d’être ensemble et de se parler... Pourtant on
peut se poser la question s’il existe, entre ces filles et ces garçons qui
sont tout le temps ensemble, au travail comme dans la vie, quelque
chose qui ressemble à du désir (pas facile pour l’enquêteur de mettre
ainsi les pieds dans le plat, de devenir le voyeur de gens si ouverts,
mais qui se réfèrent en même temps à un tout autre système de réfé­
rences).
Vincent exprime la volonté du groupe de « reconnaître des rela­
tions sexuées », et le discours dérape tout de suite sur l’égalité entre les
hommes et les femmes. C’est en effet une question fondamentale, mais
il ne s’agit plus de désir. Les filles sont d ’accord entre elles pour ne
pas avoir à penser au problème de leur identité féminine. Christine
déclare ainsi, d’une façon peut-être paradoxale : « Je suis dans un
groupe mixte pour ne pas avoir à me poser sans arrêt comme une
fem m e. C ’était inévitable avec les cas sociaux, mais maintenant le pro­
blème ne se pose plus. » Seuls les zonards ont-ils un sexe ? Ruth
insiste, pour sa part, sur le partage du travail dans l’entreprise comme
dans la vie, sur la possibilité pour elle de choisir des tâches qui ne
sont pas celles que l’éducation réserve aux femmes — soulever des
poids, bricoler la voiture, ne pas s’occuper du dîner, et tant pis s’il y
a encore des nouilles ! Les garçons seraient plus disposés à reconnaître
« la différence » et même à se méfier de leur propre tendance à par­
fois rechercher, sinon la tendresse, du moins le « maternage ». Quoi
qu’il en soit, tous s’accordent pour exiger l’égalité totale, pour ce qui
est des tâches, comme pour ce qui est du pouvoir.

Pouvoir ? qui a parié de pouvoir ?

Dominique rappelle que la formule de la S.C.O.P.-S.A. « per­


met à tous d ’avoir des responsabilités et des fonctions ». Sans doute,
mais on peut se demander alors, au-delà de la structure décisionnelle,
ce qu’est une décision ? Martine intervient (elle parle moins que les
autres — elle n’a pas suivi une scolarité aussi longue) : « Il y a ceux
qui prennent des décisions et il y a ceux qui suivent. » Laconique mais
fondamental. Dominique opine et avance, sans trop se mouiller, que
« cela pouvait provenir de l’hétérogénéité sociale du groupe ». On n’en
sort jamais. Facile à dire, de l’extérieur. De toute façon, ce qui
importe, c’est que la parole soit possible, que le conflit puisse éclater.
A cet égard, Vincent fait observer que « les conflits qui intervien­
nent au niveau de la communauté permettent de dégraisser ceux qui in­
terviennent à celui de la S.C.O.P. » — comme quoi, les conflits de pou­
voir sont aussi des conflits de personnes, c’est-à-dire une intolérance à
l’autre pour ce qu’il occupe l’espace d ’une façon qui vous agresse.
Cependant, les oppositions ne peuvent se réduire non plus à la seule
façon d’être, au seul « habitus ». Il demeure la question du pouvoir,
de la capacité décisionnelle qui engage d’autres personnes que le déci­
deur.
Les nouvelles coopératives 55

A ce moment de la discussion, le groupe reconnaît une forme de


leadership à Vincent et Dominique : ils sont les plus anciens ; ils sont
des hommes, aussi ; on doit souligner toutefois que les filles du Grain
ne s’en laissent pas trop compter... Vincent et Dominique ne seraient-
ils pas, au bout du compte, que des chefs fonctionnels, ceux que
Pierre Clastre (2) décrivait dans les tribus d’Amérique du Sud : des
individus dévoués, doués pour le verbe, qui organisent strictement la
volonté du groupe et qui expriment celui-ci, sans que la parole soit
nécessairement écoutée ; il suffit qu’elle s’écoule, chacun vaquant à ses
occupations...
Doit-on en conclure que le Grain est une tribu dite primitive ?
Certainement pas. C’est un groupe, rattaché à de très vieilles traditions
chrétiennes qui se pose avec une grande honnêteté la question fonda­
mentale de l’autogestion, dans le travail et dans la vie quotidienne. Il
faut suivre avec attention leurs incertitudes... Elles ont l’accent de la
vérité, a

p rojet — revue mensuelle


N° 137, juillet-août 1979

JUGES ET GARDIENS DE PRISONS, a v e c d e s a r t i c l e s d e


M . D a r m o n , R. E rrera e t C. V erjat.
AU SEUIL DU VIIe PLAN, p a r M . O r s a n i , G . M e l l e r e y , P . A m o u y e l
e t Q .C . D inh.

N° 138, septem bre-octobre 1979


CONSOMMATEURS DE TELEVISION, a v e c d e s a r t i c l e s d e
M . S o u c h o n , R. C ay ro l, H. M a d e lin e t M . J o u e t.
EVOLUTIONS DE LA SOCIETE ALLEMANDE, p a r N . B r i e s k o r n
et H .J. W allraff.
SALT II ET LES ARMES NOUVELLES, p a r P . D a b e z i e s e t
J. Paucot.
L'ANALYSE DU SCRUTIN EUROPEEN, p a r A l a i n L a n c e l o t .

En vente dans les kiosques, drugstores et librairies.


Nouveau tarif à dater du n° 138 :
Le n° : 14 F, abonnement, un an : 125 F (étudiants 110 F).

PROJET, 1 4 , ru e cTA s s a s , 7 5 0 0 6 P A R IS .

(1) 32, rue des Bourdonnais, Paris 1er.


(2) La Société contre l ’État, Éditions de Minuit, 1974.
Place Voltaire,
les enfants
de Rousseau
Jules ChanceI

Que faire des enfants en ville ? Des thèmes de discours, des


numéros d 'Autrement (1) / Peut-être, mais la question ne s ’épuise pas
là. Il reste la figure inquiétante des bandes de gosses qui pourraient
s ’approprier la rue comme ils couraient hier à travers les villages.
Pourtant, si la ville n ’est pas favorable à l ’enfant, cela ne veut pas
dire qu’elle s ’en désintéresse, q u ’elle le laisserait en dehors de ses tenta­
cules.

Les pouvoirs publics — ces grands dieux urbains — avouent


leur impuissance et reconnaissent, ou presque, l’incomplétude de leur
quadrillage (ah, le scandale des crèches !) : caser les bébés, suivre leur
progression, occuper les mercredis, relier sans détour l’espace de l’école
à celui de la famille, baliser tous les parcours, voilà une tâche que le
pouvoir béton n’est pas à même de remplir complètement.
Voilà aussi, et par conséquent, un large secteur que le système
peut laisser à l’initiative des marginaux, des hors-institutions, pourvu
qu’ils ne fassent pas de scandale et, surtout, qu’ils coûtent moins cher
que les services officiels.
Ne pas croire, cependant, que ce recours à l’initiative privée,
implique de l’État un relâchement de ses contrôles. Il s’agirait plutôt,
pour ce qui est de l’enfant tout au moins, d’un affinage des techni­
ques, de la mise au point d’un nouveau type de surveillance, d’un
système par relais par lequel le centre contrôle d’autant mieux la péri­
phérie.
Les éducateurs entrepreneurs 57

Tenir Tentant à l'œil


Il y a eu, et c’est encore présent dans les mémoires, les projets
AU.D.D.A.S.S.-G.A.M.I.N (2) du fichage systématique des enfants par
ordinateurs ; il y a eu aussi la loi sociale du 30 juin 1975, dite loi
Lenoir qui tend au regroupement des multiples activités sociales et à
leur contrôle par le biais des D.D.A.S.S. et des commissions départe­
mentales d’éducation spécialisée dont Simone Veil définissait ainsi — et
sans sourciller — la mission : « sera désormais considérée comme han­
dicapée toute personne reconnue comme telle par les commissions
départementales ».
On a compris : si les travailleurs sociaux en rupture d’adminis­
tration et les idéologues anti-autoritaires en quête d ’emploi savent
qu’ils peuvent agir sur le terrain que le pouvoir ne peut occuper, il ne
faut pas trop qu’ils s’illusionnent, la marge est étroite ; impossible
d’oublier que l’enfant n’est pas le prince de la cité, qu’au contraire on
le tient à l’œil. Ces possibilités, le groupe de la Cour des Noues, à
Paris, en a profité largement, et se pose également, avec lucidité, les
interrogations, les doutes qui en découlent.

Un atelier dans le 10e... pas donné

La Cour des Noues est aujourd’hui : un lieu d ’accueil pour les


bébés (la halte-garderie) ; pour les enfants de 3 à 11 ans (les ateliers
du mercredi) ; pour les adultes (les ateliers du soir et le restau-
rant/spectacle du week-end). Une quinzaine de personnes travaillent
dans ce lieu, certains à trois-quart ou à mi-temps, d’autres quelques
heures par semaine, en vacation.
L’histoire commence, il. y a déjà trois ans, mais sur la rive gau­
che et dans le 5e arrondissement. C’était le « Lieu-dit », lieu d ’accueil
pour les enfants du quartier et lieu de rencontre, pour les adultes de
passage. Le projet tournait autour de deux personnes, Yolaine et Nicole ;
le Lieu-dit est devenu depuis un salon de thé...
Entre-temps, Nicole, Maria et quelques autres avaient changé et
trouvé, dans le 10e, près de la place Voltaire, un bel atelier, plein de
lumière et de mètres carrés. Très beau, mais cher (11 millions de bail,
2 500 F de loyer par mois, 3 millions de travaux immédiats... les prix
à Paris !). Alors, Maria qui est assistance sociale, Nicole et les autres
ont mis leurs idées au clair et sont allées frapper à la porte des minis­
tères sur la route des subventions.
Une association 1901 a été créée. Pour ce genre d ’activités socia­
les, par définition non lucratives, c’est la structure la plus adaptée. Par
ailleurs, les institutions sociales ne connaissent que l’association ; le
problème juridique s’arrête donc là.
L’association de la Cour des Noues commence par trouver de
l’argent : pour deux années de fonctionnement (1978 et 1979), elle a
obtenu, en subvention de démarrage, près de 600 000 francs, venant des
Affaires sociales, de la Fondation de France, du Fonds d ’intervention
58 Autrement 20/79

culturel, de la Ville de Paris, de la Caisse d ’Allocations familiales et de


la Protection Maternelle et Infantile.
Cela paraît beaucoup... Par exemple, Marie-Noëlle, animatrice à
Paris dans le 18e arrondissement de ΓAtelier des Petits (3) qui reçoit
par demi-journées une douzaine d ’enfants de moins de 3 ans, fait
remarquer : « Notre groupe existe depuis trois ans ; ju sq u ’à aujourd’hui,
on n ’a pas eu un sou de subvention, pourtant, on s ’en est tiré. »
Les gens de la Cour des Noues se récrient : « On n ’est pas si
riche que ça, fait observer Claude. Malgré les subventions, notre fo n c ­
tionnent est précaire. On a dû se serrer la ceinture pendant six mois
avant que les subventions accordées n ’arrivent. » On peut évoquer aussi
un certain type de gestion : l’équipe de la Cour des Noues a vite été
assez nombreuse, donc les charges salariales ont tout de suite pesé
lourdement. Par contre, un lieu comme l’Atelier des Petits a démarré
autour d’une seule personne pour ensuite se développer très progressi­
vement.

L'art de remplir les dossiers


Une autre question : comment Maria, Nicole et les autres ont
fait pour décrocher ainsi la timbale ? Maria explique qu’elle a vite
compris combien il était important de bien présenter les dossiers en fai­
sant valoir notamment l’originalité du projet et de la démarche : signa­
ler en l’occurrence qu’il y avait dans le groupe des artistes, des musi­
ciens en plus, bien sûr, des psychologues et des travailleurs sociaux et
que cela ne manquerait pas d ’améliorer les activités proposées aux
enfants.
Il est vrai aussi que Maria est assistante sociale, qu’elle connaît
l’art de remplir les dossiers et qu’elle sait manoeuvrer dans le petit
monde des subventionneurs. A cet égard, Claude tient à avancer les
choses : « Ce n ’est pas seulement une histoire de susceptibilité... On a
eu en face de nous des personnes ouvertes, des fonctionnaires intelli­
gents. Ce sont des gens qui comprennent vite et qui ont des idées »
(on comprend leur gratitude !).
Le moins qu’on en puisse dire, c’est que le groupe démarre sur
de bonnes bases. Mais il n’a pas seulement trouvé de l’argent ; il s’est
donné un nom, après consultation des archives du quartier : les Noues
sont les convergences des petits ruisseaux dans les régions marécageu­
ses, comme l’était autrefois le 10e arrondissement. Cette idée de con­
vergence plaît au groupe qui estime avoir trouvé ainsi un moyen élé­
gant d ’affirmer son fonctionnement collectif. (L’idée de marécage con­
venait aussi à la nature des locaux : le bel atelier n’était au départ
qu’un local plutôt sordide.... suintant l’humidité. Et puis Noues... c’est
du féminin pluriel. Or, le groupe, même s’il est mixte aujourd’hui,
reste fortement marqué par ses origines féministes.)
Aujourd’hui, 18 mois après le lancement, les trois activités de la
Cour des Noues marchent à plein.
Les éducateurs entrepreneurs 59

La halte-garderie : des tarifs modulables selon


le revenu
Elle ouvre trois jours par semaine pour une cinquantaine de bébés,
étant bien entendu qu’ils ne sont jamais plus d’une vingtaine ensemble.
On a voulu garder ce système de halte-garderie plutôt que celui de la
crèche, d’abord pour éviter de très lourdes formalités administratives,
mais aussi pour impliquer les parents dans le fonctionnement du lieu et
les pousser à s’organiser, entre eux de préférence, pour les jours où la
halte ne fonctionne pas. De fait, cela s’est effectivement produit et plu­
sieurs parents ont monté entre eux, à partir de la Cour des Noues, des
petits réseaux de garde pour leurs bébés respectifs. Marie tient à cette
circulation d’enfants afin d ’éviter que ceux-ci ne se retrouvent toujours,
et immanquablement, dans le même lieu — comme on va, sans joie,
une fois adulte, à son travail... (fabrique-t-on ainsi de futurs absentéis­
tes ?).
Quoi qu’il en soit, le succès de cette halte ne s’est pas fait
attendre. Les effectifs sont complets et il y a une longue liste d ’inscrits
à l’avance. Un tel succès s’explique bien sûr par la demande très forte
qui existe partout en ville : il s’explique aussi par les tarifs assez bas
qui sont demandés (de 7,20 F à 28,00 F la demi-journée). Ces tarifs
sont modulables (1 à 4) en fonction du revenu des parents, justifié par
les déclarations d ’impôts. Ce succès s’explique enfin par l’attrait qu’un
lieu comme la Cour des Noues peut exercer sur certaines catégories de
parents : un décor simple, mais non fonctionnel, non administratif,
non aseptisé — un endroit où l’on connaît les gens qui ne se réduisent
pas à un statut bien spécialisé un endroit où l’on peut rester, discuter,
consulter des affiches. La question se pose alors de savoir si ce ne sont
pas toujours les mêmes qui fréquentent ce genre de lieu. Effectivement,
une bonne partie des parents sont des enseignants, des artistes, des tra­
vailleurs sociaux, bref la petite bourgeoisie intellectualisée. Mais, à ces
habituels clients, s’adjoignent aussi des mères, il s’agit là presqu’exclu­
sivement des femmes seules, issues de milieux moins favorisés : femmes
de ménage, vendeuses, etc. De toute façon, bien des parents, intellec­
tuels ou pas, connaissent les difficultés du chômage, complet ou par­
tiel, des petites combines, des petits boulots irréguliers et, pour eux, la
halte-garderie, avec sa souplesse d ’horaire, est précieuse, et correspond
souvent très exactement pour la garde de leurs bébés, au découpage un
peu chaotique de leur vie professionnelle (là encore, on voit que l’inno­
vation sociale ne fait souvent qu’accompagner le système dans son
ensemble).

Parce qu'on n'a pas d'espace


L'atelier du mercredi : de 8 h 30 à 18 h 30, 40 gamins de 3 à
11 ans sont reçus à la Cour des Noues. Quelle affaire... le local n’est
pas petit... mais de là à contenir (dans tous les sens du terme) pour
toute la journée, 40 gosses, il y a un monde ; celui de la ville qui ne
peut pas offrir grand-chose de plus. On essaie de s’organiser au mieux.
60 Autrement 20/79

Des tas d’« ateliers » (peinture, sculpture, musique, menuisierie, his­


toire) sont proposés aux enfants, et cela ne marche pas trop mal, mais
les gens de la Cour des Noues sont bien conscients de la limite de ce
genre d’activité. Occuper, occuper, à tout prix travailler le temps en
« atelier » parce qu’on n’a pas d’espace, c’est là encore pallier une
carence. Au moins, faut-il avoir l’humilité de le reconnaître.
« Je ne suis pas d ’accord avec cette opinion, proteste Claude qui
travaille aux ateliers du mercredi. Ce n ’est pas un pis-aller ; c ’est quel­
que chose de positif. Peut-être que Maria pense le contraire... mais
moi je suis persuadée que c ’est très important de permettre aux gosses
des villes de construire quelque chose de concret. » Les enfants
— petits et grands — sont pris en charge par les gens de l’équipe. Quel
peut-être dans ces conditions le rôle des parents ? Ce n ’est pas eux qui
gèrent le lieu et qui s’occupent des gosses pendant la journée. Ils peu­
vent venir, participer, comme on le verra, aux réunions mais il est bien
entendu que ce sont les permanents payés qui font tourner la maison.
Il ne faut pas confondre, à cet égard, avec certaines crèches ou écoles
parallèles, entièrement prises en charge par les parents.

Surtout pas une institution thérapeutique


Les personnes salariées sont-elles pour autant des spécialistes ?
La réponse doit être nuancée. Il y a d ’abord le principe selon lequel ce
sont ceux qui travaillent qui décident, principe fondamental, certes,
mais qui peut se discuter lorsqu’il s’agit d’enfants, et donc de leurs
parents, ces ombres parfois collantes. Il y a aussi le fait que certains,
du fait de leur formation ou de leur expérience, ont une plus grande
habitude du contact avec des groupes d ’enfants. Sont-ils pour autant
des spécialistes, des pédagogues indiscutables, des psychiatres-oracles ?
Certainement pas et on ne refuse pas de reconnaître les compétences,
mais on ne veut pas, à la Cour des Noues, se considérer comme une
institution thérapeutique, même si, à la halte comme à l’atelier, un cer­
tain nombre d ’enfants handicapés (physiques ou mentaux) peuvent être
intégrés dans le groupe. Ce qu’on souhaite justement c’est que ces gos­
ses puissent participer à part entière, aux activités, sans prise en charge
particulière, pour qu’enfin ils se mêlent aux autres. En tout état de
cause, la proportion des « handicapés » ne devra jamais dépasser le
quart.
Les activités des adultes : chaque soir, des cours de yoga, de
danse, de menuiserie sont proposés aux adultes du quartier, membres
de l’association (15 F/heure) ; par ailleurs, un groupe de femmes se
réunit régulièrement dans les locaux. Enfin chaque week-end de 14 à 1
heure du matin, la Cour des Noues devient restaurant/théâtre (où ne
peuvent venir, juridiquement, que les membres de l’association, qui
peuvent adhérer avec le hors-d’œuvre, pour 5 F... et trois radis). La cui­
sine est assurée par deux permanents de l’association. Les spectacles sont
présentés par des artistes de passage.
Cette volonté d ’utiliser à plein le lieu mais d’une façon diversi­
fiée, constitue un des aspects originaux de la Cour des Noues. On ne
Les éducateurs entrepreneurs 61

soulignera jamais assez combien il est important, pour les groupes


d’enfants, d ’éviter le côté spécialisé, aseptisé, puérilisé à tous égards
des locaux et donc du fonctionnement. En outre, et ce n ’est pas négli­
geable, cela permet de diminuer le prix de revient général, le local
étant en moyenne, occupé 11 heures par jour, sept jours sur sept.
On retrouve ici la notion de rentabilité qui servira au moins à
obtenir des subventions ; l’argument-massue de la Cour des Noues (et
des autres lieux d’accueil marginaux) est de comparer leur coût moyen
aux coûts moyens en institution : ainsi le prix de revient d’un enfant
est de 7 F par heure à la Cour des Noues, contre 12 F dans n’importe
quelle crèche publique de la région parisienne... On ne s’étonnera plus
que l’argent des subventions arrive.

A la pointe de l'adaptation
Oui, mais un tel flot ne risque-t-il pas de noyer le projet ; en
d’autres termes, jusqu’à quel point sont compatibles subvention et pro­
jet alternatif ? Sur ce point-capital, les gens de la Cour des Noues
n’hésitent pas à parler et ils sont assez lucides pour reconnaître, sinon
les contradictions du moins et les ambiguïtés de leur situation.
Maria ne se fait pas trop d ’illusions quand elle déclare : « On a
des subventions, non parce q u ’on est des innovateurs, mais parce
qu’on est à la pointe de l ’adaptation. » Une telle franchise fait plaisir
à entendre, mais essayons de comprendre ce que cela implique.
Au-delà des évidentes considérations relatives à la carence des
pouvoirs publics et à la rentabilité meilleure des crèches marginales, on
retrouve le problème de l’encadrement et du contrôle des enfants. Un
groupe très diversifié comme celui de la Cour des Noues qui compte,
entre autres, des psychologues, une analyste (6), des travailleurs
sociaux, entend aussi comprendre les petites angoisses que peuvent ren­
contrer quotidiennement les gosses et leurs parents. Il s’agit là d’un
processus normal, naturel en quelque sorte, à l’intérieur d ’un groupe
vivant où chacun essaye d ’analyser ce qui se passe. Si, en plus, on a
reçu une formation pour ce faire, tant mieux, mais cela ne doit pas
conférer une autorité définitive, ni le pouvoir du verdict des spécialis­
tes.
Les choses changent complètement quand on se met à parler de
« dépistage précoce » et de « détermination des écarts significatifs » par
rapport au profil type de l’enfant normal tel que le définit mois après
mois l’ordinateur central du ministère.
Tout le monde sait bien que ces perspectives angoissantes ne
sont plus du domaine de la littérature, à la Orwell, mais, ce que l’on
sait moins, c’est que la pression de l’État se précise et se raffine. La
législation et la règlementation récentes tendent de plus en plus à met­
tre sur pied une « prévention » systématique qui aura pour objet de
séparer d’abord les enfants normaux des autres, puis, au sein du
groupe des normaux, à déterminer en permanence la normalité statisti­
que vers laquelle devra tendre chaque enfant, sauf à être progressive­
ment rejeté vers l’anormalité.
Une telle pratique de sélection ininterrompue pourrait être
62 Autrement 20/79

d’autant plus efficace qu’elle serait pratiquée en douceur dans des


petits groupes, par un personnel médicalisé. Le problème qui se pré­
sente alors pour une association comme celle de la Cour des Noues est
bien de se refuser, de se prêter à ce genre de sélection, de refuser de
confondre la solution douce et concertée des petites difficultés psycho­
logiques (anorexie, pipi au lit, etc.) et la délation organisée. On quitte
vite le domaine des déclarations d ’intention quand il y a d’importantes
subventions à la clef. Sur ce point précis, les gens de la Cour des
Noues sont formels : jusqu’à maintenant, les subventions n’ont été
accompagnées d ’aucune condition, mises à part des exigences d ’hygiène
et d’aménagement matériels, assez peu contraignants.
Effectivement, cette fameuse loi sociale de 1975 peut paraître
comme un texte autoritaire, notamment par son objet qui est
d’« affirmer une volonté de planification et de coordination des initiati­
ves dans le secteur social et médico-social ». Dans la réalité, comme le
souligne Claude, « ça se joue au niveau des institutions qui ont passé
une convention avec la D .D .A.S.S. Dans ces cas-là, il peut y avoir des
contrôles renforcés ; par exemple, ils ne peuvent pas choisir les gosses
q u ’ils reçoivent. Tout se décide au niveau de la C.D.E.S., avec une
primauté des gens de l ’Éducation nationale. C ’est une menace... mais,
pour l ’instant en tout cas, ça ne concerne pas des groupes comme le
nôtre. On est tranquille, personne ne vient nous demander des comp­
tes ».

Augm enter les tarifs ?


Toutefois, l’objectif est de se dégager progressivement de
l’emprise des subventions, en abaissant le pourcentage de celles-ci dans
le budget global. Pour les deux premières années, cette proportion est
très importante puisqu’elle est proche de 60 °7o du total des ressources
de l’association ; l’idéal serait' de ramener cette part à 35 %, mais ce
n’est pas évident, car cela impliquerait dans l’immédiat une diminution
des salaires... liberté, liberté chérie !
Claude observe que « si on refuse les subventions, c ’est peut-être
bien, mais on doit augmenter les tarifs, ça fa it de la sélection sociale
au niveau des enfants. Alors d ’un côté, on est peut-être pur et dur,
mais d ’un autre côté on est très élitiste ».
Il est vrai aussi que le travail à la Cour des Noues est très fati­
gant et mérite donc une « juste rétribution ». Celle-ci a été fixée à
3 000 F par mois pour 40 heures hebdomadaires. Certains considèrent
que c’est là le minimum et qu’en dessous on tomberait dans l’abnéga­
tion, ce que l’on refuse absolument. Jean, le philosophe-poète fait
d ’ailleurs la remarque que l’on verse facilement dans le sacrifice dans
ce genre d ’entreprise, même si l’on « se gargarise du terme d ’investisse­
ment. Investissement, voilà bien un mot magique pour cacher la bonne
vieille abnégation chrétienne » ajoute-t-il, iconoclaste.
De toute façon, personne ne travaille à temps complet dans
l’association. Sur les 17 personnes payées, il y a 12 salariés, sur la
base de 10 à 30 heures par semaine. Les 5 vacataires, eux, sont payés
au tarif de 25 F/heure. Là encore, il s’agit d ’un choix : les uns et les
Les éducateurs entrepreneurs 63

autres entendent se garder d ’autres univers que la Cour des Noues, soit
pour d’autres activités professionnelles, soit pour mettre en pratique les
thèses de Lafargue (4) et d ’Adret (5).

Com pétences e t partage du pouvoir


L’équipe se réunit très souvent : la réunionite constitue parfois
un des symptômes de cette grave maladie qu’est « l’excès d ’investisse­
ment ». La réunion est toutefois nécessaire parce qu’elle permet à la
fois un partage du pouvoir et un décloisonnement entre les différentes
activités de l’association.
Le partage du pouvoir, c’est d’abord la circulation de l’informa­
tion, mais l’information pour quoi ? Pour remédier au leadership des
« mères-fondatrices », Maria et Nicole ? Peut-être, mais l’information
ne résout pas tout si elle n ’est qu’un produit que l’on consomme passi­
vement et non pas un processus actif de travail et de réflexion. On
doit observer, à cet égard, que les avis sont mitigés : Douglas, l’Aus­
tralien de l’équipe, estime que « peu de décisions importantes sont pri­
ses en réunion » ; Nadine, Mikaëla, Jean, Denise... et les autres recon­
naissent, pour leur part, qu’ils sont incapables de s’occuper de la ges­
tion, des sous (des décisions stratégiques). Pierre va jusqu’à reconnaître
que le travail de gestion dé Maria et Nicole « c’est une question de
survie pour le groupe ». Dans ces conditions, on peut se demander si
l’information n’est pas là que pour la forme pour donner l’illusion de
la participation.
Ce serait sans doute excessif. La réunion permet au groupe de
s’exprimer, de fixer les limites dans lesquelles les décisions peuvent être
prises, même si, matériellement, cette prise de décision appartient aux
leaders. Toujours, l’éternelle interrogation sur l’équilibre entre l’assem­
blée et l’exécutif ! (ne pas oublier non plus la question très concrète de
la répartition des tâches quotidiennes et notamment des tâches non gra­
tifiantes — courses, vaisselle... et sur ce point, la discussion ne man­
que jamais d’être animée, donc réelle).
Quoi qu’il en soit, et c’est une constante des petits groupes, les
considérations affinitaires jouent beaucoup. Il faut « être là » souvent,
se sentir bien et être en mesure de s’imprégner de tout ce qui se passe
pour avoir réellement un rôle et un pouvoir. C’est pourquoi le groupe
semble s’orienter vers une permanence plus grande des salariés à la
Cour des Noues : « A terme, souligne Claude, on souhaiterait que cha­
cun puisse travailler 20 heures par semaine à la Cour ; un mi-temps
c’est ce qu’il faut pour pouvoir réellement s’impliquer. »
La réunion se justifie aussi comme moyen de rapprocher les dif­
férentes activités du lieu, la halte, les ateliers du mercredi, le restau­
rant. Elle permet enfin aux parents de donner leur point de vue, même
si celui-ci n’a qu’une portée consultative. Les salariés poussent d’ail­
leurs les parents à créer une association autonome qui aurait pour
objet de représenter ceux-ci d ’une façon plus systématique face au
groupe des permanents, et de donner une base juridique aux actions
parallèles menées par les parents soit pour la garde des enfants en
64 Autrement 20/79

dehors de la Cour des Noues, soit pour les vacances, soit pour ce que
l’imagination et les besoins susciteront à l’avance.

Cet obscur objet du désir


La Cour des Noues est un lieu qui bouge, entre son restaurant,
ses bébés, ses artistes, ses gamins, son passage perpétuel, son téléphone
qui sonne tout le temps. On y a réussi à ne pas s’endormir sur le con­
fortable matelas des subventions... pourvu que ça dure !
Peut-on imaginer alors que c’est ce lieu idéal de rencontre
auquel rêve chacun — client ou pas du Club Méditérannée ? Mikaëla
— l’artiste peintre — estime pour sa part que « la Cour est un lieu
asexué », et pourtant soupire Nicole derrière son long fume-cigarette,
« le lieu avait été conçu comme devant susciter une intense circulation
de désirs ». Maria, l’énergique Maria, est moins désabusée. Elle est
persuadée, et le fait reconnaître à tous, que telle qu’elle est, la Cour
des Noues provoque quand même « un énorme investissement (encore
ce mot !) de la part de ceux qui y participent... à tel point qu’il n’y a
presque plus d ’en dehors. Je vois plus les gens de la Cour que mes
amis les plus intimes... » et chacun d’évoquer le témoignage consterné,
jaloux presque, de son conjoint. A croire qu’il rôde, malgré tout, fur­
tif, un peu de ce désir, de cette libido qui fonde toutes les « entrepri­
ses », même si « ça ne circule pas » autant qu’on le souhaiterait, a 123456

(1) N° 10/1978 : « Dans la ville, des enfants ».


(2) Automatisation des directions départementales d’action sanitaire et sociale —
Gestion automatisée de médecine infantile.
(3) 28, rue Durantin, 75018 Paris - Tél. : 258.76.99.
(4) Paul Lafargue, Le droit à la paresse, Maspero.
(5) Adret, Travailler deux heures par jour. Seuil.
(6) Claude insiste sur le fait qu’elle est analyste et non psychiatre. Pour des rai­
sons de pratique professionnelle évidentes, mais aussi pour des raisons de carrière que
Claude explique ainsi : « Un psychiatre aura souvent des préoccupations de carrière qui
l’empêcheront de se mouiller dans un lieu marginal comme la Cour des Noues. Une
analyste n’a pas les mêmes soucis... »
Les Grillons :
les écueils de Paccueil
Jules Chancel

Un article très contesté de la revue Autrement (1) s ’intitulait :


« En Lozère, l ’industrie des débiles ». Le titre est suffisamment élo­
quent pour q u ’on comprenne tout de suite de quoi il s ’agit. On l ’évo­
que ici, dans ce numéro sur les nouveaux entrepreneurs, pour rappeler
comment l ’accueil thérapeutique peut constituer un enjeu, aussi bien du
point de vue des institutions que de celui des marginaux, idéologues et
créateurs d ’emploi. L ’enfant, ' le fo u , le toxico (2) est de moins en
moins supporté dans une société rapide, urbaine, normalisée. Les pou­
voirs publics peuvent alors être intéressés par tout ce qui constituerait
une innovation dans ce domaine, par tout ce qui constituerait, au sens
littéral, un autre type de prise en charge.

Création de vie e t circulation monétaire


Du côté des marginaux, l’accu.eil peut représenter à la fois un
projet et un produit. Accueillir, c’est idéalement inviter son semblable
pour créer ensemble un autre espace, une autre durée ; c’est, à tous
égards, un projet. Mais un tel projet n ’est pas sans ambiguïté, ne
serait-ce que parce qu’il postule une hiérarchie des rôles, et donc des
pouvoirs, entre les hôtes et les invités, même si l’on prétend que cette
différence doit disparaître dans la pratique commune. La contradiction
est d’autant plus forte que l’accueil devient aussi un produit, c’est-à-
dire une prestation dont on attend, à juste titre, une rémunération.
L’argent officialise le service et transforme, de ce fait, le processus en
66 Autrement 20/79

une opération marchande dans laquelle l’accueilli est l’objet qui justifie
la transaction.
On soulève là aussi tout le problème du « troisième secteur »,
celui des activités « conviviales » dont la comptabilité actuelle refuse de
tenir compte, mais qui peut constituer, un jour, un des piliers d’une éco­
nomie beaucoup plus sophistiquée. Ce que l’on souligne ici, c’est seule­
ment l’ambiguïté — on ne dit pas l’impasse — qui marque une démar­
che de travail dont la production se définit comme une création de vie,
sans spécialisation affirmée, mais officialisée par une circulation moné­
taire.
Notre interrogation commence concrètement par une visite à Fer­
nand Deligny, chez lui, près de Saint-Hypolyte-du-Fort ; de toute
façon, cela ne pourrait pas se passer ailleurs puisqu’il n’a plus quitté
sa maison depuis maintenant onze ans. Il se sent bien là-bas, dans cette
grande bâtisse cévenole, que lui et son entourage ont retapée petit à
petit, d ’une très belle façon ; pratique, confortable et austère en même
temps. La grandeur des locaux et la grandeur du projet ont peut-être
conféré à l’aménagement des pièces — murs blancs et carreaux ocres
— ce côté net et digne des lieux de réflexion.

Ne pas dépendre de l'argent qui vient des


enfants
Il n ’était pas question d ’interroger une fois encore Deligny sur
sa pratique avec les psychotiques, mais il s’agissait plus précisément
d ’avoir une conversation avec lui sur ce que pouvait représenter la
création d ’entreprise dans le domaine de l’accueil thérapeutique.
Dans sa petite chambre, où moutonne une grande couverture
blanche et devant laquelle défilent, comme à la parade, les rangées de
ceps de vignes, Deligny commence par dire que « le point difficile, ce
n ’est pas d ’avoir des enfants autistes, le problème c ’est de vivre, c ’est
de ne pas dépendre de l ’argent qui vient des enfants ». Il rejette par là
l’idée même d ’un lieu d’accueil, spécialisé et payé en tant que tel. Au
contraire, ce qui importe pour lui c’est de « faire quelque chose et,
après, d ’y intégrer, éventuellement des enfants ». De cette opinion limi­
naire découlent deux séries de réflexion :
• La première concerne la fonction d ’éducateur, celle dont
Deligny estime qu’elle est marquée d ’une contradiction fondamentale :
« les éducateurs sont des gens tout heureux d ’avoir échappé à l ’usine
ou au bureau et dont le rôle consiste à renvoyer là-bas des gens qui
sont inaptes à travailler dans ces conditions ».
• La seconde a trait à l’argent, et notamment, à l’argent des
subventions. A cet égard, Deligny fait remarquer que la subvention (ou
le prix de journée) crée moins un problème par les contrôles éventuels
qu’elle implique que par « le climat q u ’elle fa it régner ». Quand on
veut accueillir des enfants « autant ne pas commencer par un compro­
mis. Il fa u t que les enfants sentent que les adultes ne sont pas là spé­
cialement pour eux »... ni pour l’argent que leur présence amène. A u
contraire, dit Deligny en allumant une de ses innombrables cigarettes,
Les éducateurs entrepreneurs 67

« il vaut bien mieux partir d ’un autre travail et, ensuite, le cas
échéant, prendre des enfants ».

« L'institution ne peu t sécréter que de l'institu­


tion »
Le Del, comme l’appellent ses voisins, attache une grande
importance au « qu’en dira-t-on », à l’opinion qu’un projet suscite, et
notamment dans le voisinage immédiat. Le qu’en dira-t-on de Deligny
et de ses amis ce fut les paysans chez qui ils travaillaient, chez qui ils
se faisaient quelque peu exploiter mais dont ils forçaient l’estime, parce
que non seulement ils accomplissaient leur tâche, mais parce qu’en
plus, ils s’occupaient d ’artistes. Et c’est comme ça que naît une prati­
que, dans l’intégration dans le milieu ambiant. Appuyant ses dires d ’un
de ses grands gestes enveloppants, le Del souligne l’importance de
« l’aval », de ce que les choses doivent venir en leur temps, à la suite
d’un processus. Méfiance donc à l’égard de la « vogue » des « monta­
gnes d’idées qui accouchent d ’une souris de pratique ». Méfiance aussi
envers l’Institution, sous quelque forme qu’elle se présente. Commen­
tant le projet Veil de susciter 70 000 familles d ’accueil pour les enfants
handicapés, Deligny fait remarquer que « ce que l ’institution hôpital
lâchera, l ’institution fam ille le récupérera ; de toute façon, l ’institution
ne peut sécréter que de l ’institution ».
Anarchiste, le Del ? En marge, assurément ; concrètement en
marge : lorsqu’il suggère de refuser la subvention, le prix de journée
pour les psychotiques qu’il reçoit, cela veut dire aussi que les parents
doivent s’impliquer dans la mesure de leurs possibilités, cela veut dire
que l’on se crée les moyens de mener à bien sa tentative, que l’on
trouve en soi les ressources qui permettent l’accomplissement de ce soi
qu’est le projet qu’on veut réaliser. Deligny cinéaste, par exemple,
refusera l’avance sur recettes que sa notoriété lui permettrait d ’obtenir
pour parvenir, avec tous ceux que le film intéresse, à bâtir sans con­
trainte extérieure l’œuvre qui sera complètement la leur.
Pas facile de prendre les idées de Deligny au pied de la lettre :
il faut être prêt à y mettre le prix, tout en étant bien persuadé qu’on
n’a pas le choix. En tout état de cause, c’est refuser le plus possible la
présence de l’institution et, aussi, se remettre en cause, en tant que tra­
vailleur social, en tant qu’accueillant qualifié, hôte systématique... et
tout ça, de préférence, à la campagne, car la ville, selon Deligny, n’est
pas vivable pour le psychotique — et guère plus agréable pour les
autres. A bon entendeur...
Quelque part dans le midi, au milieu des vignes, une villa ; petit
côté pavillon de banlieue, une carriole, trois chevaux. Un petit garçon
qui sourit en suivant longuement du regard le cheminement haché des
poules, une fille un peu grosse qui rit sans raison, assise sur un banc,
un adolescent qui peine sur le motoculteur, des adultes qui s’affairent
à quelque besogne. Ce sont les Grillons : une communauté d’accueil
thérapeutique, qui fonctionne là depuis 1976 et qui regroupe trois ans
plus tard entre 15 et 20 personnes, adultes et enfants.
68 Autrement 20/79

Les Grillons : une communauté d'accueil théra­


peutique
On rentre, une grande pièce pas très bien arrangée, mais prati­
que pour servir de salle à manger. On regrette en passant qu’il n’y ait
pas une petite touche de décoration qui égayerait le béton fonctionnel
des constructions modernes. On se pose aussi la question du signe et
du sens : la décoration, la beauté d ’un lieu — d’un lieu communau­
taire — est-elle seulement le signe redondant d ’une pratique spectacu­
laire, ou constitue-t-elle en soi le sens d ’une tentative, d ’une affirma­
tion positive ?
Pas le temps de réfléchir davantage — on traverse la buanderie
et on note la présence d’un lave-vaisselle : si l’on ne soigne pas l’esthé­
tique ici, au moins ne néglige-t-on pas le côté pratique. On monte
alors l’escalier, admirant à la dérobée les deux salles de bains aména­
gées par le groupe et l’on rentre enfin dans le bureau d’Olivier, porte-
parole des Grillons.
Olivier est un personnage agréable, sourire engageant, qui visi­
blement adore le contact public. On comprend tout de suite qu’on a
affaire à quelqu’un qui veut manier les idées et qui sait présenter son
discours. Allons-y, ne pas oublier pour autant de déceler la faille, et
surtout de faire le tri entre les faits et leur présentation.
Au départ, on trouve Olivier et sa femme, Michèle, tous les
deux éducateurs à Montpellier, tous les deux en rupture avec la prati­
que de l’institution. Cette rupture s’étend aussi à l’engagement syndi­
cal, C.F.D.T. Olivier estime que les organisations « ne parlaient sur­
tout pas de l’essentiel, c’est-à-dire du rapport à l’handicapé, pour se
cantonner dans d’interminables discussions sur les conditions de travail
et les conventions collectives. Ce n ’est pas inutile, mais s’il y a bien un
boulot où il faut évoquer le sens et l’organisation de ce qu’on fait,
c’est bien le boulot d ’éducateur ». Après les ruptures, les rencontres.
Rencontres intellectuelles : Deligny, Mannoni, Guattari ; rencontres per­
sonnelles : d ’autres éducateurs et tout un réseau de gens qui se veulent
radicalement critiques et innovateurs.
Fin 1976, Olivier, Michèle, leurs deux enfants (8 et 10 ans) et deux
amis s’installent dans cette maison au milieu des vignes, avec près d’un
hectare de terrains (les deux enfants vont à l’école du village et semblent
bien intégrés dans le groupe). Le propriétaire se fait vite tirer l’oreille
et, fin 1977, il faut d ’urgence envisager l’achat : 200 000 francs à trou­
ver dans les mois qui suivent.
Une association 1901 avait été créée auparavant, dont le prési­
dent est, bien entendu, Olivier, la trésorière Michèle et le secrétaire
José, l’ami le plus proche du couple. L’association sollicite alors une
subvention de 160 000 francs auprès de la Fondation de France et pré­
sente ainsi son dossier de demande :
— non-ségrégation des enfants (en fonction de l’âge et de la
nature du handicap) ;
— autonomisation rapide des enfants ;
— milieu naturel ;
Les éducateurs entrepreneurs 69

— fonctionnement communautaire ;
— pas d’activités organisées avec les enfants ;
— référence aux idées de Félix Guattari ;
— chiffrage avec budget type (environ 20 000 francs par mois
pour la vie courante de 16 personnes).

Bien collectif e t propriété privée


Ils obtiennent 80 000 francs de la Fondation ; des amis person­
nels de Michèle et Olivier leur prêtent 50 000 francs, la caisse locale du
Crédit Agricole, intéressée par l’aspect social du projet, accorde un
prêt de 100 000 francs, sur 15 ans à 9 %. Le problème financier est
donc réglé à la mi-78.
Juridiquement, la maison appartient à Olivier et Michèle qui la
louent, pour un loyer fictif, à l’Association. Olivier justifie la propriété
familiale — privative — de cette maison communautaire de la façon
suivante : « Michèle et moi, nous avons près de 40 ans. Nous nous
sommes complètement investis dans ce projet ; nous avons tout quitté,
sans aucune bouée de sauvetage. La maison c ’est notre seule sécurité,
pour nos gosses et pour nous, et nous ne le cachons pas. » Cette argu­
mentation est parfaitement recevable, surtout si elle est connue de tous.
Toutefois, il est évident que la propriété privée de la maison confère
au lieu collectif un certain caractère familial qui ne peut manquer de
se faire sentir sur le long terme. Olivier refuse de le reconnaître et il
ne manque pas de distinguer « les Grillons », d ’un réseau de placement
familial comme celui des fermes de Sever en Aveyron (3). Sur le plan
strict de la prise de décision et de pouvoir à long terme, l’argumenta­
tion ne semble pas convaincante.
Par cet exemple, on perçoit la difficulté qu’il y a à analyser
concrètement un lieu comme « les Grillons » : il faut constamment opé­
rer un va-et-vient entre le discours théorique, très élaboré, et la prati­
que réelle, avec ses contradictions inévitables. On retrouve là encore cet
avertissement que donnait Deligny à propos de ce qu’il appelle l’amont
et l’aval — autrement dit, sur le danger d’un primat trop fort du théo­
rique sur la pratique. On va tenter maintenant cet exercice en abordant
deux niveaux d’analyse :
• le groupe-entreprise : c’est-à-dire les quelques personnes dont
l’emploi et, par conséquent, les revenus sont liés au fonctionnement du
lieu ;
• le groupe-relationnel : en d ’autres termes, le fonctionnement
communautaire dans lequel sont intégrés, mais dans quelle mesure, les
« accueillis », les enfants.

Chacun puise dans la caisse commune


L’équipe est composée de 6 à 7 personnes : 3 permanents, 2
semi-permanents, 1 à 2 stagiaires de passage (éducateurs en formation).
Cette énumération n’est pas très claire, surtout pour ce qui est des
« semi-permanents ». Qui sont-ils ? Des employés à mi-temps ? non.
70 Autrement 20/79

Henri et Robert sont liés depuis longtemps au groupe mais ils ne pen­
sent pas rester définitivement là, espérant chacun monter un jour leur
propre groupe d ’accueil (ah, l’esprit d ’entreprise !). Cette situation ne
manque pas d ’ambiguïté et l’on ne perçoit pas bien leur degré exact
d’intégration dans le groupe. En principe, ils participent à la décision
au même titre que les trois permanents mais plusieurs indices conduisent
à penser que leur rôle n ’est pas décisif, ne serait-ce que parce qu’ils sont
en instance de départ, même si ce départ est sans cesse repoussé. (Les
volontés de départ s’expliquent peut-être aussi par le fait que Michèle
est la seule femme dans le groupe adulte permanent.)
Il n’y a pas de salaire versé, chacun puise dans la caisse com­
mune en fonction de ses besoins. Toutes les dépenses importantes sont
discutées collectivement (de toute façon, seuls les trois membres du bu­
reau de l’association ont le droit de signature sur le compte courant com­
mun). Le budget global du groupe tourne mensuellement autour de
20 000 francs, étant bien entendu que c’est l’ensemble du groupe,
enfants compris, qui vit de cet argent. C’est ce qui fait dire à Olivier
que l’argent est intégralement communautaire puisqu’il n ’y a pas
d’affectation précise des sommes, soit sous forme de salaires, soit sous
forme de frais de séjour. On peut estimer que cette forme de circula­
tion monétaire est satisfaisante psychologiquement dans la mesure où
elle évacue les notions de salariat et de prix de journée. Cependant, les
dépenses significatives sont décidés au niveau du bureau et, de toute
façon, les ressources demeurent ce qu’elles sont, à savoir essentielle­
ment des prises en charge versées par les organismes sociaux pour les 8
ou 9 enfants accueillis. Les produits du jardin allègent quelque peu les
dépenses alimentaires, mais dans une proportion qui n ’excède pas
10 °7o. A ces compléments s’ajoutent des revenus d’ordre intellectuel
(conférences d ’Olivier, bénéfices sur deux publications) et d ’ordre manuel
(vendanges, etc.).
D ’un point de vue pratique, les charges sociales des cinq person­
nes travaillant régulièrement aux Grillons sont assurées par un moyen
habile : l’association déclare ses membres à l’U.R.S.S.A.F. comme tra­
vailleurs au pair, ce qui permet à chacun, pour environ 150 F/m ois, de
bénéficier de la couverture sociale, et des allocations familiales (pour
Olivier et Michèle).

Si on était agréé, on ne pourrait plus choisir


les enfants
Et le rapport avec les organismes sociaux ? Sur ce sujet, Olivier
a beaucoup à dire et c’est souvent intéressant, encore faut-il faire la
part des choses.
Les Grillons ont refusé l’agrément de la D.D.A.S.S. Olivier jus­
tifie ainsi ce refus : « les normes imposées sont telles que des pratiques,
d’accueil différentes seraient impossibles. Par exemple, on ne pourrait
pas prendre ensemble des enfants petits et des adolescents. Si on était
agréé, on ne pourrait pas non plus choisir les enfants qu’on
accueille ». Mais alors comment les parents peuvent-ils envoyer leurs
enfants dans ces conditions ? Reprenant les idées de Deligny, Olivier
Les éducateurs entrepreneurs 71

estime que « c’est aux gens qui décident d’envoyer leurs gosses de se
débrouiller — pour eux c’est une façon concrète de se mettre dans le
projet ». Comment cela se traduit-il dans les faits ?

• Une partie (un quart environ) des enfants arrivent sans passer
par les circuits officiels et ce sont les parents qui payent (1 000 et
2 000 francs/mois) ou pas, dans certains cas.

• Des institutions « progressistes », pour reprendre le terme


même d’Olivier (certains I.M .P. par exemple) sous-traitent quelques-uns
de leurs accueillis en les confiant aux Grillons pour une période plus
ou moins longue, sur la base de 80 à 100 F/jour, l’institution conser­
vant le reste, à savoir environ 300 F (le prix d ’accueil d ’un handicapé
en institution se chiffrant en moyenne à 400 F par jour). On pourrait
s’étonner d ’une telle « sous-traitance », d ’un tel trafic ; d ’ailleurs, on
évoque souvent dans le petit milieu des communautés thérapeutiques ce
qu’on appelle très durement le « circuit-poubelle », c’est-à-dire le péri­
ple qui conduit les handicapés les plus profonds, les moins « attirants »
des diverses institutions psychiatriques jusque chez les marginaux qui
s’en occupent pour le quart du prix versé au départ : plus-value de
l’aliénation et aliénation de la plus-value...
Olivier n’est pas d ’accord car, selon lui « on s ’entend au cas par
cas avec les institutions. Pour le fric, il est normal q u ’ils gardent la
différence, ils ont des frais fixes ». Peut-être... « de toute façon, ajoute
Olivier, nous ne sommes pas une poubelle, nous gardons aussi la possi­
bilité de refuser. On n ’est pas une poubelle si on récupère des person­
nes inadaptées à l ’institution ; nous aussi, nous sommes des réfractaires
de l ’institution... ».

• Certaines D.D.A.S.S. à l’exception de celle du département où


sont situés les Grillons, .envoient, elles aussi, des enfants, et malgré
l’absence d’agrément (on comprend par là combien la demande des
pouvoirs publics pour une alternative psychiatrique est forte).
Sur ce point, l’argumentation d ’Olivier est très claire : « le choix
du non-agrément implique que ce n ’est pas le lieu qui se négocie, mais
l’enfant. Ça signifie, pour l ’administration, un choix délibéré qui
accepte notre fonctionnement et nos conditions ». Par là, Olivier veut
signifier qu’il vaut beaucoup mieux négocier au cas par cas, en fonc­
tion de la personnalité de l’enfant, la liberté des parties étant ainsi
garantie. Au contraire, l’agrément — même s’il amène la sécurisation
de la reconnaissance officielle — lie le groupe dans son entier et consa­
cre une acceptation et donc un contrôle sur l’ensemble de sa pratique.
Pourtant la question ne s’épuise pas là. L’argent officiel (même
si l’on distingue la subvention globale du contrat au cas par cas), sur­
tout s’il rémunère l’accueil d ’enfants, provoque souvent une dépen­
dance ; moins peut-être, comme l’indiquait Deligny, par les contrôles
explicites qui en découlent que par le « climat » qu’il provoque — un
climat de revendication dont les gosses finissent bien d ’une manière ou
d’une autre, par sentir qu’ils en sont l’enjeu.
72 Autrement 20/79

Droit de parole e t droit de décision


Comment suivre le circuit décisionnel dans un petit groupe com-
muautaire où, en principe, chacun — enfant comme adulte, permanent
comme accueilli — peut exprimer son point de vue ? La discussion se
fait plus incisive. Olivier mi-figue, mi-raisin, ira jusqu’à demander s’il
n ’est pas en train de répondre à une interview pour « Minute »... Il
semble pourtant que la décision passe par trois paliers distincts :
D’abord, le groupe entier — une quinzaine de personnes dont
des enfants (de 3 à 16 ans) : on discute autour de la table, pendant les
repas... difficile de déterminer le poids exact des propos ; difficile aussi
de savoir si la parole ne devient pas, pour chacun, une formalité obli­
gatoire (c’est le problème du « self-government » pédagogique que
Deligny critique de la façon suivante : « c’est la parole qui dirige...
distribution des fonctions jusqu’à la parole obligatoire »).
Ensuite, les travailleurs sociaux — 5 et 6 adultes : ils vont
s’exprimer à la fois en tant qu’éducateurs et en tant que personnes
vivant dans ce lieu. Deux problèmes se posent alors : comment parler
en éducateurs, alors que justement on refuse ce statut ? La réponse
coule de source : les Grillons sont un lieu de vie où l’on s’implique
complètement et pas seulement d ’un point de vue professionnel. On
retrouve, à ce moment, cette contradiction d’un lieu de vie qui refuse
le travail social, mais qui produit, qui subsiste à partir du travail
social. Le deuxième problème, c’est bien celui de la décision elle-même
puisqu’en fait, il y a une différence entre les permanents et les semi-
permanents. José souligne que « tout dépend du type de décision et de
la façon dont chacun s'implique. Les situations changent tout le
temps ; il n ’y a pas de pouvoir fixe... ». Il reconnaît cependant que
« bien sûr, ce sont les piliers qui décident finalement, mais seulement
après que tout le monde ait donné son avis ». Olivier intervient pour
estimer que « le groupe est assez solidaire pour que tout le monde soit
au courant de tout... L ’équilibre du groupe, c ’est la verbalisation (un
des grands mots d ’Olivier). Ça veut dire q u ’on arrive à exprimer ce
qui est caché, ce qui a du mal à sortir... » Bigre ! faut-il forcément
extirper le non-dit : n ’y a-t-il pas là un risque du totalitarisme d ’autant
plus pernicieux qu’il est impossible ? On doit se demander, à cet
égard, s’il n’existe pas une frange commune entre le décisionnel et le
vécu étant bien entendu que le vécu ne s’épuise pas dans la prise de
décision, qu’à bien des égards, il est irréductible à quelque groupe que
ce soit.

Le pouvoir sym bolique


Troisième niveau décisionnel : le groupe des trois permanents,
Olivier, Michèle et José. Ce sont eux qui ont le pouvoir. D ’un point
de vue juridique, ils sont les trois membres statutaires du bureau de
l’association ; d ’un point de vue financier, ils ont le droit de signature
sur le compte courant (les chèques de plus de 500 francs doivent être
contresignés par deux des trois membres du bureau) ; d ’un point de vue
symbolique, ce sont eux (surtout Olivier) qui parlent et qui présentent
Les éducateurs entrepreneurs 73

le lieu aux visiteurs. La parole publique est un élément important pour


eux. Ils ont ainsi systématiquement recherché le contact avec la presse,
estimant que cela raffermissait l’association face aux pouvoirs publics
et aux organismes sociaux. On peut d ’ailleurs se demander si cette
recherche stratégique de la notoriété n’est pas aussi une recherche
d’une forme de mise en spectacle. Les journalistes auraient tort de s’en
plaindre. De toute façon, il est sûr que pour obtenir des subventions
ou des prix de journée dans de bonnes conditions, un dossier de presse
étoffé n’est pas inutile.
Il demeure encore une interrogation, concernant la « bande des
3 », et c’est celui du couple par rapport au trio. Même si le trio se
définit comme l’instance décisionnelle, il existe en son sein une division
entre ce qui serait la famille et ce qui ne le serait pas. De façon
ultime, pour la propriété comme pour la décision, tout le fonctionne­
ment communautaire repose sur une structure familiale restreinte (cou­
ple + enfants). Il n’y a pas de tribu, mais une diffusion sur plusieurs
niveaux du couple de base. C’est d ’ailleurs une situation qu’on
retrouve souvent dans les lieux d ’accueil — imprégnés d ’idéologie com­
munautaire et antifamilialiste — mais qui se fondent sur l’existence
d’un couple dominant.

Fixer la lim ite entre « le pervers e t le chaleu­


reux »
Olivier et José insistent beaucoup pour convaincre le visiteur de
la chaleur affective qui devrait caractériser les Grillons. Olivier a de la
faconde et la bise facile... et l’on est parfois étonné d ’être accueilli par
deux baisers sonores alors qu’on ne connaît pas le « Seigneur des Gril­
lons »... ma foi, pourquoi pas ?
L’embrassade est peut-être spontanée, il n ’empêche qu’Olivier
idéologise beaucoup cette - notion de groupe communautaire. C’est,
selon lui, une pratique permanente qui peut intégrer tous ceux qui le
souhaitent et qui permet de transcender les statuts et les rôles structu­
rels. Le groupe, c’est la fusion de tous les enfants et des adultes, de la
famille et des étrangers, des accueillants et des accueillis, des perma­
nents et des occasionnels. On peut considérer aussi cette fusion comme
une pure alchimie verbale qui contribue à évacuer les contradictions
qui séparent forcément la famille des autres, les éducateurs de leurs
ouailles.
Olivier est pourtant tout à fait persuadé que ce qu’il appelle la
« verbalisation », opérée par le groupe, permet à celui-ci d ’appréhen­
der, et donc d ’avoir prise sur l’ensemble des phénomènes relationnels
qui le constituent. Prenons l’exemple des relations affectives entre les
enfants et les adultes. Olivier, Michèle et les autres insistent beaucoup
sur cet aspect du rapport à l’enfant, sur le « câlin » comme mode
d’être avec le gosse. De fait, les enfants sont très choyés aux Grillons
et c’est assez réjouissant de voir tel garçon débile — impressionnant
par ses cris, pour le profane — se lover affectueusement contre la poi­
trine de tel ou tel adulte. On ne peut toutefois éviter de se poser la
question de savoir s’il y a — par rapport à ces enfants — une limite à
74 Autrement 20/79

ne pas franchir dans la démonstration, thérapeutique ou pas, d ’une


tendresse pressante. Là encore, Olivier a une réponse toute prête : c’est
le groupe qui peut « fixer la limite entre ce qui est souhaitable et ce
qui ne l ’est pas, entre les pervers et le chaleureux ». On pense alors à
ce que voulait dire Deligny lorsqu’il évoquait ce fait qu’il valait mieux
pour les enfants accueillis qu’on ne s’occupe pas trop d ’eux, qu’ils sen­
tent que les adultes ne sont pas là uniquement pour eux.

Bricolage, jardinage, e t travail social


Conformément à ces idées, le groupe des Grillons indique dans sa
plaquette d ’information qu’on ne propose pas aux enfants d’activités
systématiques. De fait, les petits et les adolescents présents font ce
qu’ils veulent : ils peuvent s’occuper des animaux (chevaux, poules,
carnards), du potager, etc. D’autre part, le groupe cherche à organiser
pour les plus grands des stages de travail chez les artisans du coin —
et cela a effectivement marché pour certains.
Pour ce qui est des enfants, la situation semble satisfaisante : le
jardin, la campagne, les stages, la vie de la maison constituent autant
de pôles, sinon d ’activité du moins d’intérêt pour ces gosses « pas
comme les autres ». Le cas des adultes est moins net : à les observer,
on se demande parfois ce qu’ils font vraiment : un peu de bricolage (la
deuxième salle de bains, par exemple, a été aménagée par le groupe, et
ils en sont très fiers), un peu de jardinage, un peu d’intendance... en
gros, des activités ménagères et de travail social. Il n’y a pas vraiment de
création, de travail en dehors du carcan socio-éducatif dont pourtant
tous — anciens éducateurs — souhaitent absolument sortir : si les Gril­
lons constituent une « entreprise » c’est une entreprise à caractère
social, fournissant un emploi quatre ou cinq éducateurs. Après tout,
pourquoi pas ? mais inutile, dans ces conditions, de développer un dis­
cours de la mauvaise conscience. Une remarque en passant : les « entre­
preneurs collectifs » qui agissent dans les secteurs culturel et social-
accueil, restaurant, animation) et même dans la distribution (disques, li­
vres, alimentation) sont souvent culpabilisés parce qu’ils ne transforment
pas directement la matière, parce qu’ils ne sont pas des « producteurs » à
l’instar des menuisiers, des électriciens ou des imprimeurs. Ils éprou­
vent alors le besoin de « draper » en quelque sorte leur action dans
tout un attirail idéologique : rupture avec l’institution, action sociale en
direction des milieux ouvriers... comme s’il s’agissait de faire passer la
pilule. Pourquoi ne pas dire, tout simplement, qu’on se fabrique un
instrument de travail un peu moins hiérarchique qu’ailleurs et que, ce
faisant, on rencontre aussi toutes les contradictions du marché spécifi­
que, quel qu’il soit ?

La confiance des gens du coin


A chacun son « qu’en dira-t-on », son insertion dans le milieu
local : Olivier estime que la perception des Grillons par les autochto­
nes, par le village voisin, est bonne, même si les premiers rapports
Les éducateurs entrepreneurs 75

avec la municipalité et les gendarmes ont été plutôt conflictuels. Il en


donne pour preuve l’appui que le maire a récemment apporté à la
demande présentée par la communauté tendant à la construction d’un
pont piétonnier au-dessus de la route départementale qui coupe le trajet
conduisant du village aux Grillons. Le maire a bien compris que le tra­
fic rapide empêchait les enfants des Grillons de venir seuls du village
et que cela pouvait nuire à leur bonne intégration dans le milieu local.
Olivier indique que, par ailleurs, ses amis et lui ont tout fait pour
gagner la confiance des gens du coin ; on ne peut que les en féliciter.
De fait quand on demande la direction des Grillons dans le village, les
gens répondent et ne vous fusillent pas du regard ; les commerçants
connaissent les gosses et ne leur sont pas hostiles.
A signaler enfin, et ce n ’est pas négligeable, que les Grillons
font partie d ’un réseau de lieux d ’accueil partageant les mêmes princi­
pes (et peut-être les mêmes contradictions). Cette appartenance est
importante :
• Pour les enfants, parce qu’elle leur permet, le cas échéant, de
changer d’univers affectif, sans pour autant retomber dans une struc­
ture répressive et hiérarchisée. Au pire, ils butent sur les mêmes insuf­
fisances.
• Pour les adultes : le regroupement d ’expériences marginales est
assez utile et assez rare aussi, du moins en France, pour qu’on signale
l’existence de ce réseau. Même si l’on ne refait pas le monde, il est
nécessaire que s’élabore en commun quelque chose de l’ordre de la
faille, sinon de la rupture, avec l’Institution, « 123

(1) « Avec nos sabots », n° 4, 1978.


(2) Le gouvernement suisse a ainsi calculé que le toxicomane « dur » coûtait, en
moyenne, jusqu’à sa mort, souvent prématurée, plus de 1,5 millions de francs français
à la collectivité.
(3) Sever de Castenet, 12230 Rieupeyroux.
76 Autrement 20/79

une mise au point


par le groupe...
20 lig n e s d e d ro it d e ré p o n s e qu 'il n o u s p e rm e t J . C h a n c e l ! 20 lig n es p o u r
dire q u 'o n n 'e s t p a s d 'a c c o r d s u r s o n délire G rillo n e sq u e !
P o u r la sim p le ra iso n q u e m ê m e a u pire, si s o n travail é ta it c o rr e c t e t c o r­
re s p o n d a it à u n e réalité a u tr e q u e la s ie n n e , é c rire qu'il y a u n e te n ta tiv e m o d è le
e t q u 'il y a d e s te n ta tiv e s d '« a c c u e il », e s t un ju g e m e n t d e v a le u r e rro n é .
Les Grillons, la te n ta tiv e d o n t il p arle, s e s itu e d a n s le ré s e a u (C .R .A .) qui a
ré a lisé le livre La peste gagne le grand p s y ( 1 ) e t qui c o m p re n d à c e jo u r u n e
q u in z a in e d e lieux d a n s le S u d -E s t.
C h a q u e lieu e s t u n e te n ta tiv e o rig in ale qui a p p a rtie n t à c e u x qui l'o n t c ré é e .
C h a q u e lieu a u n p ro je t p ré c is (a rtis a n a t, c o o p é ra tio n , é le v a g e , ja rd in a g e , e tc .) .
C h a q u e lieu s e s itu e h o rs in s titu tio n p u is q u 'e n ru p tu re a v e c , e t d a n s sa p ra tiq u e ,
il a c c u e ille a u s s i d e s je u n e s , e u x -m ê m e s e n ru p tu re a v e c c e fait in s titu tio n n e l. Il
y a d o n c p o ssib ilité d e r e n c o n tre . C h a q u e lieu d e vie e s t a u to g é r é , é c o n o m iq u e ­
m e n t, h o rs sa la ria t.
Le ré s e a u C .R .A . e n t a n t q u 'a s s o c ia tio n e s t un lieu d e re n c o n tre , d e
réflex io n , d e s o u tie n .
Il p e rm e t la c irc u la tio n d e s c h o s e s e t d e s in d iv id u s. Le ré s e a u m o n tre s im ­
p le m e n t q u 'il e s t p o ss ib le d e vivre A u tre m e n t e t q u e p o litiq u e m e n t c e p o ss ib le
e s t u n e in te rro g a tio n . T o u s les jo u rs , le ré s e a u re ç o it d e s d e m a n d e s d 'a c c u e il e t
le s d e m a n d e s d e p e r s o n n e s p r ê te s à « p a s s e r à l'a c te » p o u r un ch o ix d e vie d if­
fé r e n t.
L es m o lé c u le s s e c r é e n t ; la c o n ta g io n s 'o rg a n is e . C 'e s t u n e réalité a v e c
laq u elle il fa u d ra c o m p te r, e t d 'a u t a n t p lu s q u 'e lle s 'o p p o s e d 'u n e m a n iè re o n n e
p e u t p lu s claire a u m o rc e lle m e n t in s titu tio n n e l, e t à la v e rb a lisa tio n a n a ly tiq u e
qui s o n t d u m ê m e c rû !
N o u s n o u s s itu o n s h o rs d e s c irc u its tra d itio n n e ls , d o n c h o rs d e s e n tre p ris e s ,
p a ra llè le s o u p a s . D es c o n tra d ic tio n s , bien s û r q u 'il y e n a , m a is n o u s d e m a n ­
d o n s q u 'o n r e s p e c te le fait d e la te n ta tiv e , d u lieu d e vie qui p e rm e t à certains
de s'en sortir ou d'y rester (d a n s la te n ta tiv e ).
F aire l'a n a ly s e à p a rtir d e s s tr u c tu r e s e x is ta n te s e s t un c o n tr e s e n s , qui p lu s
e s t lo rs q u 'e lle s s e ré fè re n t à D eligny. Il e s t bel e t bien q u e s tio n , ici e t là, d e
vivre a v e c e t p a s d e vivre c o n tr e o u d e vivre p o u r, e t e n c o re m o in s d e vivre d e .
(Les « Grillons »/C R A ).

(1) Diffusé par la librairie Alternative à Paris. 36, rue des Bourdonnais 75001 (50 F franco de
port).
Eole =
asociaux + production
Jules Chance!

Au pays de Giono, le roman des quatre lieu de production. On y fabrique et pas


frères Wenzel ; quatre frères de légende seulement pour passer le temps : fromage,
ou presquet et Suisses de surcroît. Sur un tissage, mais il y a aussi un projet de
plateau où hérisonne la lavande, une débroussaillage semi-industriel.
grande éolienne, des capteurs solaires, des Jan-Carl définit leur activité comme
chèvres et enfin, la maison : Eole, face à « ce qui fait tourner la maison ». Le lieu
la colline, Eole, communauté d'accueil et de vie est conçu ainsi comme une unité
de travail. de travail qui dans un premier temps
On est reçu tout de suite par Jan-Carl facilite la survie pour ensuite déboucher
Wenzel, l'accent chantant et allémanique, sur un échange économique avec l’exté­
l'œil attentif et la démarche pressée. rieur. C’est en quelque sorte un retour à
Visite au pas de charge de l'atelier de tis­ la structure paysanne ancestrale, sous la
sage, de l'atelier de menuiserie ; inspec­ double réserve que le groupe fait de
tion rapide de la chèvrerie, regard distrait l’accueil social — ce n’est pas une unité
sur le potager. familiale — et voudrait mettre en œuvre
On rentre dans les locaux d'habitation : des technologies qui, pour aussi douces
beaux et propres ! Des bouquets... petite qu’elles soient, n’en seraient pas moins
touche esthétique qui manque souvent aux sophistiquées.
lieux communautaires. Agréables objets Le comble de la sophistication ne
disposés çà et là : rocking-chairs et serait-ce pas, après tout, cet étonnant
grande table de bois, propreté méticuleuse Jan-Carl, avec ses airs de faux paysan
des tomettes rouges ; la joliesse proven­ mâtiné d’intellectuel. Curieux itinéraire
çale et la propreté suisse ; subtil mélange. que le sien : ethnologue en Roumanie, au
On remarque aussi les plans inclinés qui Brésil, au Québec, en Angleterre, parlant
permettent la circulation des chaises rou­ six langues, qui se retrouve maintenant en
lantes. Provence entre ses éoliennes, qui prend le
Un regard sur la fromagerie ; une mer­ train pour Paris et qui va négocier de
veille : entre le laboratoire-miroitement du plain-pied avec des hauts fonctionnaires,
carrelage blanc — et la réserve de grand- qui retrouve son petit monde et ses chè­
maman. Il est temps de monter au bureau vres, qui va récupérer en hâte un toxico
et de parler de choses sérieuses. On verra casseur de pharmacie et qui met sur pied
les autres tout à l'heure. On croise au une coopérative, discutant avec les four­
passage Pierre et Jacqueline dans leur nisseurs et les agriculteurs intéressés.
fauteuil roulant et derrière leur « Libéra­ Heureusement, il n’est pas le seul ; les
tion » du jour. autres sont très actifs aussi, notamment le
frère, Willy, bricoleur hors pair, cham­
pion du chauffage solaire et de l’électri­
Technologie douces, accueil cité propre.
et production On termine notre troisième crottin et
on finit de vider notre première bouteille,
Eole existe depuis 2 ans 1/2 et reçoit quand Maria, la compagne de Jan-Carl,
régulièrement des marginaux, des handica­ lui apporte une lettre. Il me la montre ou
pés physiques ou mentaux : 41 pension­ plutôt il me la traduit : Ulrike, de Zurich,
naires adultes sont passés par Eole pour toxico aux rechutes innombrables, vou­
des stages de durées variables, de quel­ drait bien intégrer le groupe. Elle garantit
ques jours à quelques années (16 handica­ son sevrage et sa bonne volonté. Jan-Carl
pés mentaux, 28 toxicos, 20 délinquants, se gratte la tête ; il n’est pas contre...
8 handicapés physiques). Eole n’est pas mais ça n’est pas l’air simple.
seulement un lieu d’accueil, c’est aussi un De toute façon, on en discutera ce soir
78 Autrement 20/79

au dîner : « Tusais, pour accepter encore, on a eu une nouvelle visite d'un


quelqu'un, il faut savoir ce qu'on peut petit inspecteur de la salubrité ; ce qu 'on
proposer, et ce que la personne peut don­ fait de pire dans le style français obtu.
ner. Cette Ulrike, qu'est-ce qu'elle attend Tu vois le genre ; il gueule contre notre
vraiment ? C'est sur cette attente, qu'on système d'approvisionnement en eau —
peut donner notre réponse. » pas conforme, pas salubre — moi, je lui
Que peut offrir Eole ? Qu’est-ce qu’on prouve le contraire ; je lui explique ce
trouve derrière le dépliant, au-delà des qu'est un contrôle naturel de la salubrité
photos alléchantes et des phrases bien au moyen des poissons. Il me répond que
senties. c'est un système de bougnoules. » Eole
demande 120 F de prix de journée.
Jan-Carl tient cependant à nuancer ses
Un centre d'hébergement et propos sur les fonctionnaires : « Il y a
de réadaptation quand même des types valables dans
l'administration. A Paris, dans les Minis­
Il y a d’abord la maison, ou plutôt la tères, on peut causer... Tiens, la semaine
maisonnée — une quinzaine de personnes dernière, on s'est réuni avec des gars de
pas plus : « La table est notre unité de la Délégation à l'Emploi ; on était un tas
mesure. Si on est trop serré, on se gêne, d'éducateurs, et on a vraiment tout
pour la bouffe comme pour le reste. » déballé. Il y a aussi des gens bien dans
Il y a de quoi rêver, c’est sûr ; de la les départements. Dans le nôtre, par
lumière qui vient du vent, de l’eau chance, le secrétaire général de la Préfec­
chaude qui vient du soleil. Mais à qui ture, c'est presque devenu un copain. »
appartient la maison ? Elle n’est quand (Dailleurs, le secrétaire général en ques­
même pas tombée du ciel, elle aussi. « La tion, téléphonera le jour même... pour
maison appartient aux quatre frères Wen­ demander aux gens d’Eole des tuyaux à
zel, répond Jan-Carl, ça veut dire qu'on propos d’un type de subvention.)
est endetté pour 500 000 F. Bien sûr, c'est Eole c’est aussi une structure de tra­
le groupe qui rembourse ; il y en a pour vail : le grand projet — faire travailler les
20 ans... D'ici là, on pourra discuter de marginaux ; donner à l’activité d’accueil,
la propriété ! » la consistance que lui confère l’insertion
En fait l’argent provient en partie dans l’économie, dans le réel. Le travail à
d’une sorte de banque parallèle... et Eole consiste aussi bien en une activité
suisse : les amis des quatre frères, les interne (retapage de la maison, énergies
parents d’un certain nombre de pension­ douces, le jardin) qu’en un début d’acti­
naires, ont placé des fonds sur des comp­ vité externe : tissage, élevage, fromage,
tes plafonnés à 10 000 F, dont 20 % sont débroussaillage.
automatiquement remis dans le réseau des • Le tissage est bien adapté pour les
Caisses d’Épargne pour assurer les rem­ handicapés physiques. La matière pre­
boursements anticipés. Le tout est géré mière n’est pas chère — la lirette qu’on
par une fondation. (Diverses associations récupère souvent pour rien, dans les pou­
suisses avaient également versé 85 000 F belles du Sentier à Paris, par exemple.
au départ.) On a pu aménager deux des quatre
Il s’agit là du capital ; les fonds de métiers d’une façon très facilement acces­
roulement proviennent des autorités fran­ sible pour les fauteuils roulants. En prin­
çaises et suisses : « Avec les fonctionnai­ cipe, il y a un intéressement de tous à la
res suisses ça va tout seul, fait remarquer vente, calculé au centimètre carré produit.
Jan-Carl. Pour les Français, on s'est fait Mais jusqu’à maintenant, les investisse­
agréer. Ecoute ça ; on a eu la visite de ments ont couvert les bénéfices. Le prin­
l'inspecteur de salubrité de la D.D.A.S.S., cipe demeure cependant...
du psychiatre de la D.D.A.S.S. ; on a été • Le fromage et les chèvres, c’est
convoqués devant la commission départe­ l’activité très valorisée (représentant 30 %
mentale de la santé mentale ; ensuite, on du chiffre d’affaires total d’Eole et 10 %
a eu une visite de la commission de sécu­ de ses bénéfices). Officiellement deux pos­
rité, ensuite, une inspection de la commis­ tes sont créés pour l’élevage : un éleveur
sion régionale des institutions sociales qui, déclaré à la D.D.A. (Direction Départe­
après coup, nous a convoqués ; enfin, il y mentale à l’Agriculture) et un stagiaire
a eu une inspection des domaines... d’élevage. Willy fera remarquer que
C'est seulement après tout ça qu'on a « décider de garder ou pas une chèvre,
reçu l'agrément comme centre d'héberge­ c’est aussi important que demander une
ment et de réadaptation. C'est dingue, subvention de 100 000 F ». Ce n’est pas
cette administration française : hier seulement par amour de ces petites bêtes
Les éducateurs entrepreneurs 79

que Willy dit cela ; c’est aussi parce que deuxième au secteur productif, comme si
selon lui « la gestion d ’Eole forme un les deux activités étaient radicalement
tout. Chaque décision n'est possible que séparées.
si le reste suit, c'est pourquoi je prétends De toute façon, l’intégralité de l’argent
qu'une chèvre vaut autant qu'une subven­ est commun : les six accueillants et les
tion ». huit accueillis disposent chacun de 250 F
• Le débroussaillage : c’est la grande par mois pour leurs dépenses personnel­
affaire — la technique, l’écologie, l’entre­ les ; les autres dépenses sont discutées en
prise. Le débrousaillage consiste à arra­ groupe. « Tu comprends, précise alors
cher en forêt les végétations inutiles, en Jan-Carl, pourquoi les admissions sont
vue de favoriser la pousse des arbres et toujours difficiles à décider. Si on veut
d’empêcher les incendies. Mais c’est là où l'égalité entre tout le monde, il faut en
les choses se corsent : les gens d’Eole ont avoir les moyens... »
compris que cette brousaille pouvait déga­ La lettre d’Ulrike est là sur le bureau.
ger une énergie importante lors de sa Que pourrait-elle vivre ici ? Profiterait-elle
composition (ce sont les idées de Jean de ce lieu ? A ce moment, j ’entends un
Pain, jardinier, écologiste et bricoleur blues qui monte du salon. C’est Willy qui
réputé). Avec ce gaz de compost, on peut s’est mis au piano et qui balance aussi
chauffer des serres, des maisons. bien qu’il capte le soleil ; ils savent tout
Vaste programme, mais difficile à met­ faire ces frères Wenzel... surtout que Jan-
tre en œuvre : il faut du matériel, de Carl l’a remplacé et se met à jouer un
l’argent (environ 120 000 F) et des clients rock bien frappé. Ce Jan-Carl... la qua­
(or, l’O.N.F. — Office National des rantaine proche, des années d’ethnologie
Forêts — client prioritaire, utilise d’abord derrière lui — et il joue du rock comme
la main-d’œuvre harkie, gratuite, dans la un loulou de banlieue. Je me demande si
mesure où les Harkis sont directement la fascination que ces gens-là peuvent
pris en charge par le ministère de l’Inté­ exercer sur leurs pensionnaires ne risque
rieur, en tant que réfugiés politiques). pas d’infantiliser ceux-ci ; « patriarches »
Le projet est bien avancé ; il pourrait pour cause de perfection ?
assurer l’emploi d’une demi-douzaine de
personnes (Eole a d’ailleurs sollicité une Et pourtant, je pense à Francis, un des
aide du ministère du Travail, au titre des pensionnaires ou plutôt un des anciens
emplois d’utilité collective. Voir interview pensionnaires puisqu’il est devenu accueil­
A. de Romefort). lant ; comme quoi la frontière... Francis
est toujours occupé, toujours en action.
Affligé de tics nerveux, à 17 ans il ne
Tout l'argent en commun savait pas lire ; après une facile intégra­
tion dans Eole, le groupe a commencé
avec lui des leçons d’écriture et de calcul,
En écoutant ce catalogue d’activftés, je afin de préparer un stage genre F.P.A.
pense en moi-même que tout cela repré­
sente sans doute la structure idéale pour Entre temps Francis a eu d’autres
la réintégration progressive d’une jeune idées : son père est un ancien mineur de
toxico comme la Ulrike de la lettre. Jan- Decazeville, mis en chômage, reclassé
Carl tient tout de suite à remettre les dans les chantiers navals de Marseille, à
choses dans leur réalité : « C'est pas nouveau mis en chômage. Francis a alors
facile à mettre en œuvre ; en plus des convaincu ses parents d’ouvrir un centre
difficultés pour trouver du fric, on a des d’accueil pour handicapés... qui peut-être
problèmes administratifs. Notre malheur ressemblerait à Eole. De la mine au troi­
et notre dilemme c'est que, du moment sième secteur, Zola révisé par Delors.
qu'on veut échapper à l'image de l'éta­ Je prépare le dîner avec Rakia, une
blissement éducatif, dès qu'on veut vivre jeune fille de Marseille qui revient d’un
avec des ressources propres, eh bien, on crochet sur les trottoirs du vieux port.
est écrasé par le fisc. Il y a les taxes, la Jan-Carl papillonne dans la cuisine, pré­
T.V.A., la patente, les charges sociales. pare une petite sauce, histoire de relever
Les gens qui travaillent ici ne peuvent notre ordinaire.
pas avoir la même rentabilité que les On va discuter ce soir du cas d’Ulrike.
autres, et pourtant si on ne veut pas être Jan-Carl m’a bien assuré que la décision
un atelier protégé, il faut qu 'on nous aide à Eole est réellement collective, sous la
un minimum. » C’est tout le problème réserve qu’en cas de conflit grave, le pou­
des catégories juridiques, en l’occurrence voir resterait sans doute au propriétaire.
l’association 1901 et la Scop ; la première Mais Jan-Carl n’a parlé qu’au condition­
correspondrait au secteur social, la nel, le cas ne s’étant jamais présenté. €1
Marketube .
le tube
de l’autogestion !
Pierre-Éric Tixier

L ’entreprise fabrique des tubes en plastique de petite dimension


— maximum une trentaine de centimètres — par un procédé appélé
extrusion. Le marché commercila pour ce type de produits est relative­
ment ouvert, la clientèle étant très diversifiée : elle comprend aussi bien
des fabricants de produits pharmaceutiques que de bonbons...
L ’entreprise comprend plusieurs services :
• « les bureaux » : secrétariat et comptabilité, responsable com­
mercial, coordinateur de l ’atelier, le gérant (6 personnes) ;
• l’Atelier, organisé ainsi : l’extrusion, 4 personnes travaillant en
2 x 8 , qui fabrique les tubes à partir des granules ; le matriçage, 4
personnes en 2 x 8, service qui soude les tubes ; l’impression, 8 per­
sonnes travaillant de jour, qui imprime les tubes.

En 1974, la multinationale Nobel Bozel met en liquidation la


société Isotub pris de Lille, q u ’elle venait de racheter. Les travailleurs
de l ’usine occupent jour et nuit les locaux, empêchent le transport des
machines et attirent l ’attention de la presse et de la télévision régio­
nale. Pierre Mauroy apporte son soutien, l ’évêque de Lille vient passer
la veillée de Noël à l ’usine. Les travailleurs vont alors rechercher le
patron-miracle en même temps q u ’ils explorent la voie autogestionnaire,
d ’abord en faisant évaluer la viabilité de l ’outil de production pour
reprendre l ’entreprise eux-mêmes. En avril, la société Marketub est
créée pour négocier la liquidation de la société Isotub et le rachat des
actifs.
La nouvelle société obtient alors l ’appui de la municipalité locale de
Marquette qui achète les murs de l ’usine et les revend à moitié prix
Les ouvriers-sauveteurs 81

avec un prêt de quinze ans de la Société de Développement régional.


Restait alors le problème du financement des actifs. Le statut de
l’entreprise est celui d ’une société à responsabilité limitée avec un
gérant. Une convention passée entre les travailleurs de l ’entreprise et
les actionnaires limite le droit de ces derniers dans la gestion de la
société ; En contrepartie ils se voient garantir leurs investissements au
taux du marché. Le pouvoir revient à l ’assemblée des travailleurs qui
se réunit une fo is par mois et élit un coordinateur de l ’atelier. Les
anciens occupants investissent leurs indemnités de licenciement dans
l’entreprise, soit 10 % du capital. Par ailleurs, l ’entreprise compte 30
actionnaires dont 4 enseignants, 3 cadres supérieurs, 2 industriels, qui
apporteront le complément avec le gérant choisi.
L ’entreprise est aujourd’hui en croissance. De 8 salariés au redé­
marrage, l ’effectif est passé à 23 et la productivité est de 50 % supé­
rieure à celle de l ’ancienne usine, alors q u ’il n ’y a plus d ’agent de maî­
trise dans l ’entreprise ni d ’ingénieur de production et que les travail­
leurs ont renoncé aux 3 x 8, ce qui entraîne des surcoûts de produc­
tion. Si le constat de viabilité de l ’entreprise peut être fa it aujourd’hui
avec certitude, l ’entreprise offre-t-elle pour autant ne figure autoges­
tionnaire ? Comment le pouvoir s ’exerce-t-il dans l ’organisation ?
S ’invente-t-il un nouveau modèle social ou assiste-t-on à une reproduc­
tion des schémas de fonctionnem ent des entreprises traditionnelles ?

Les relations de travail quotidiennes


Plusieurs caractéristiques frappent par rapport à la façon dont
s’exerce la tâche. A tous les niveaux, les travailleurs font état de leur
capacité, d’organiser eux-mêmes leur travail, ce qui s’exprime notam­
ment par la maîtrise des cadences : par exemple à l’impression, les
ouvrières déterminent elles-mêmes le nombre de tubes imprimés à
l’heure. La polyvalence est fréquente ; les travailleurs se remplacent
facilement d’un poste à l’autre à l’intérieur d’un même service et dans
certains cas entre services. Cette autonomie dans le travail quotidien se
traduit par une forte créativité qui s’est manifestée par l’utilisation des
machines pour des tâches non prévues (par exemple utilisation de man­
drins (1) de grande taille pour l’impression, alors que la machine
n’avait été prévue que pour de petits mandrins) ; et les réglages sur
machines sont faits en partie par les ouvriers qui conduisent les machi­
nes.
Dans ce contexte, la tâche est beaucoup plus valorisée que dans les
entreprises traditionnelles et un climat d ’échange facile semble régner
dans l’atelier. Ainsi voit-on les travailleurs discuter par petits groupes
dans l’atelier plusieurs fois par jour ou boire un verre près des machi­
nes. Mais ce contexte de liberté organisationnelle n’est pas sans soule­
ver des conflits : l’absence de hiérarchie amène les travailleurs à vivre
des relations de face à face qui sont parfois douloureuses, le problème
généralement posé étant celui de la qualité des tubes fabriqués ou celui
des délais de commandes, chaque service ayant tendance à considérer
les autres comme responsables. Cette situation amène un fort contrôle
mutuel inégalement exercé suivant la connaissance de la tâche, l’ancien-
82 Autrement 20/ 79

neté dans l’entreprise, les réseaux d ’alliances de chacun, et sa position


dans le processus de production.
Les relations avec le coordinateur de l’atelier élu présentent des
facettes complexes. Ancien ouvrier professionnel, animateur principal
de la grève et négociateur du rachat du matériel, il appartient partielle­
ment au groupe ouvrier à travers la perception de l’ancien groupe des
occupants, et en même temps il remplit une fonction d’arbitrage entre
services. Cette position très particulière, alors que l’entreprise se situe
en recherche d’autogestion, l’amène à adapter un rôle d’animateur-
miroir qui favorise le débat plutôt qu’à décider lui-même des problè­
mes quotidiens de la production. Mais, dans ce contexte, on peut se
demander quels peuvent être les processus de décision et de pouvoir ?

Le systèm e de décision e t de pouvoir


Au cœur de toute structure du pouvoir, le système de décision
est un élément majeur. Dans cette entreprise, une assemblée des travail­
leurs a été mise en place et se réunit une fois par mois ; tous les tra­
vailleurs y ont accès ; en moyenne les trois quarts y sont présents.
Cette assemblée a pour mission de décider de tous les points essentiels
de la vie de l’entreprise : l’embauche, les salaires, les investissements,
les problèmes de production... Ce pouvoir théorique de l’assemblée
semble avoir du mal à s’exercer avec une égale efficacité suivant les
champs décisionnels.
Deux exemples : une fois par an — ou plus si nécessaire —
l’ensemble des salariés se réunit pour fixer les salaires (2). Le grand
débat n ’est pas évité, mais il donne lieu à tout un ensemble de pré­
négociations où l’essentiel est souvent joué. Deux modalités de décision
semblent prévaloir. Un modèle de groupe, particulièrement chez les
femmes de l’atelier qui s’entendent entre elles avant la réunion convo­
quée sur leur demande ; le caractère collectif du débat est destiné à
éviter que l’une ou l’autre soit favorisée. Avant tout elles veulent éviter
la reproduction de l’ancien système où les privilèges de quelques-unes
entraînaient un climat de haine et de jalousie. A côté de cela, un autre
modèle, plus individuel, persiste, plutôt courant chez les hommes. La
négociation se passe alors en deux temps : la demande est formulée
auprès du gérant ou du coordinateur avant l’assemblée qui, générale­
ment, entérinera la démarche formulée.
L’embauche qui, dans ce type d ’expérience, est un problème parti­
culièrement important dans la mesure où son contrôle est lourd des
alliances à venir, est théoriquement faite à travers PA .N.P.E. En réa­
lité, si ce recrutement aléatoire existe, un autre type de recrutement
existe parallèlement qui s’appuie sur les connaissances et les amitiés
extérieures et pour lequel le coordinateur pèse beaucoup. Cette situa­
tion aboutit à la création d ’effets pervers qui viennent biaiser la vie
démocratique. On voit se constituer un système de décision complexe
où, suivant la nature de la décision, celle-ci sera prise effectivement
par l’assemblée, alors que dans d ’autres cas, elle sera pré-négociée
informellement avant le débat collectif avec le coordinateur et le
gérant. En fait derrière ces modalités décisionnelles se dévoile le
Les ouvriers-sauveteurs 83

système de pouvoir de l’entreprise qui fait apparaître des groupes lut­


tant entre eux pour exercer le pouvoir. Cependant ces groupes ne sont
pas rigides et s’entrecroisent, les alliances se constituent ou se défont
suivant les enjeux de l’heure.
Les femmes constituent entre elles un groupe stable, plutôt
revendicatif par rapport au pouvoir des hommes, et en même temps
défensif contre toute tentative de reconstitution d ’interrelations qui les
isoleraient les unes des autres et les rendraient plus dépendantes des
hommes. A côté d ’elles, les hommes semblent avoir des stratégies plus
individuelles. Les enjeux qui traversent ces groupes nés à un moment
de l’histoire de l’entreprise et qui disparaissent à d’autres moments,
semblent liés à deux types de logiques d ’action. Soit on met plutôt en
avant la bonne entente entre camarades et les buts collectifs de l’orga­
nisation — via la diffusion de l’autogestion — soit une logique profes­
sionnelle prônant la technique, le développement de l’entreprise devant
permettre la croissance et un mieux-être économique.
Il y a là une régulation complexe du pouvoir qui permet d’éta­
blir un équilibre entre l’idéologique et l’économique, l’entreprise fonc­
tionnant entre ces deux écueils. Le système de pouvoir fait apparaître
des inégalités, certains ayant plus que d ’autres les moyens de vivre un
face à face conflictuel en fonction de ressources psychologiques qui
puisent dans l’histoire individuelle, mais aussi des ressourcements
d’alliances de chacun.
Cependant de façon globale, le système de pouvoir et de décision
amène un contrôle des dirigeants par les travailleurs. En effet, une
stratégie du coup de force entraînerait, dans ce contexte où a minima
l’assemblée des travailleurs exerce un fort contrôle, des conflits très
graves. Quelles que soient les inégalités entre tous, la décision ne peut
être produite que par la négociation. Si l’expérience est partiellement
inégalitaire, quelles sont alors les raisons de l’adhésion de chacun ? En
premier lieu, on peut trouver une idéologie collective et autogestion­
naire, cependant les ressorts profonds de l’adhésion au projet semblent
être plus instrumentaires.
« On travaille l ’esprit plus tranquille, l ’emploi est plus stable
qu’ailleurs ; ici tout le monde mettrait tout en branle pour t ’aider,
alors q u ’ailleurs, bof, t ’es licenciée. »
Il s’agit non pas essentiellement de faire vivre une idée, mais
d’inscrire dans la réalité une nouvelle façon de travailler et sans doute
d’être. Chacun des travailleurs fonctionne dans un rapport de calcul
coût-avantages de ce qu’il retire de l’expérience et non pas seulement
dans un rapport idéologique. C’est cette gravure pour chacun dans le
réel d’une façon de vivre son travail et les rapports hmains qui y sont
liés qui donne sa solidité à l’expérience. La régulation de l’ensemble
des relations tient à la capacité de l’entreprise à reconnaître la logique
d’action de chacun et à lui trouver une expression, dans une logique
d’action collective axée sur le travail et la défense de l’emploi. Sans
doute faudrait-il ajouter la volonté de croissance qui puiserait ses raci­
nes dans une intention de vivre différemment le rapport au travail, ce
qui pose en profondeur la question de l’invention de modèles culturels
dans l’entreprise.
84 Autrement 20/79

De nouveaux m odèles culturels ?


Le débat collectif, les rencontres quotidiennes, l’auto-
organisation au niveau du travail se traduisent-ils par de nouveaux
modes de représentation de la vie collective ?
L’expérimentation ne peut déboucher sur un nouveau modèle so­
cial que si le changement des systèmes de pouvoir s’accompagne d ’une
transformation culturelle. Le constat fait est celui d’un paradoxe : si de
nouvelles représentations apparaissent, corrélativement d’anciennes —
comme la valeur travail — semblent se maintenir. Deux champs appa­
raissent centraux : les relations avec l’extérieur et le rapport entre
valeur travail et les relations familiales.
• Les relations avec l ’extérieur :
Souvent les petits groupes autogestionnaires établissent une cou­
pure rigide avec leur environnement, ce qui est d’ailleurs une cause de
leur échec. Ici, c’est l’inverse : l’organisation cherche à développer et à
maintenir une série de contacts avec cet environnement. Cette ouverture
a plusieurs visées stratégiques : il s’agit d’utiliser le regard de l’autre
pour comprendre et développer l’expérimentation, d ’où l’ouverture à
des sociologues, psychologues ou journalistes et étudiants divers « en
mal d ’autogestion, » ce qui n ’exclue pas des demandes d ’expertise plus
précises. Ce système de ressourcement est utilisé aussi par les travail­
leurs qui jouent l’ouverture pour comprendre et situer l’expérience
qu’ils vivent. Mais cette ouverture traduit aussi la recherche de réseaux
d ’alliances. Faire diffuser la connaissance de l’expérience est un des
modes pour trouver des soutiens : l’organisation s’appuie à la fois sur
la diffusion par les medias ou les intellectuels, mais aussi sur des
réseaux locaux.
L’usine entretient de bonnes relations intense avance avec cer­
tains voisins qui viennent déjeuner ou prendre un pot à l’occasion ; le
conseil municipal de Marquette est invité aux assemblées des actionnai­
res. Plusieurs manifestation collectives se sont déroulées pendant l’occu­
pation, ainsi qu’une fête culturelle après le redémarrage qui a rencontré
un certain succès. Cette ouverture à l’extérieur est un facteur d ’évolu­
tion de l’organisation et permet de faire circuler de l’information qui,
dans les P.M .E. classiques, est maîtrisée par la hiérarchie : cela favo­
rise l’adaptation à l’environnement et, par conséquent la capacité stra­
tégique de chacun.

• Valeur travail et relations familiales :


La mise en relation de ces deux facteurs permet de comprendre
de quelle façon la vie à l’usine est ou n ’est pas un lien structurant par
rapport à la vie extérieure et particulièrement la vie familiale. La
valeur travail est fortement affirmée par l’ensemble des travailleurs de
l’usine : chacun évoque l’importance qu’il y attache.
« C ’est notre vie, ce q u ’on peut être heureux dans notre travail !
Tout le monde fa it ce q u ’il veut. Malheureusement on entend parler
d ’autres ouvriers; je m ’imagine si je devais travailler autre part, ce
serait difficile. »
Sans doute faut-il relier particulièrement cela à l’appropriation
Les ouvriers-sauveteurs 85

collective de l’outil de travail, mais aussi à la mise en cause des hiérar­


chies traditionnelles, quelles que soient les ambiguïtés dues à des posi­
tions inégalitaires dans la division des tâches. Mais cela s’accompagne
d’une dévalorisation de la vie extérieure chacun parmi les anciens sem­
blent connaître des difficultés familiales plus Ou moins importantes. Ce
discours commun traduit un long parcours qui a démarré pour
quelques-uns au moment de l’occupation et qui a modifié les capacités
d’action des travailleurs a travers la lutte (phénomène déjà repéré dans
d’autres occupations longues d’usines) et le redémarrage de l’usine.
Cette phase, qui a impliqué une prise de risques réelle et symbo­
lique, s’est traduite par des mises en cause des centres d’intérêt, du
mode de vie et des relations affectives entraînant des difficultés fami­
liales aussi bien pour les hommes que pour les femmes.
Cependant il existe deux modèles partiellement différents. Pour
les hommes, il s’agirait d ’une difficulté à communiquer les relations
chaleureuses et la nouvelle relation qui est vécue au niveau du travail ;
pour les femmes, il semble qu’il faille ajouter que c’est la structure de
domination de l’homme sur la femme dans le couple qui est mise en
cause. L’accès partiel des femmes au pouvoir dans l’organisation les
amène à revendiquer plus d ’égalité à l’intérieur des relations familiales.
Leur mobilisation à l’usine les rend moins disponibles chez elles, pour
les tâches ménagères ou le soin des enfants. Logiquement, l’autogestion
dans le travail devrait impliquer une autogestion dans la famille, ce
que les maris contestent le plus souvent et avec véhémence... Cette
libération de la parole prend beaucoup de temps. Cela se traduit égale-
met par une prise de conscience collective d ’être à l’avant-garde d’être
exemplaire. Ainsi, les travailleurs de Marketube se sentent mobilisés
par le débat politique local et participent activement à de nombreuses
réunions extérieures à l’entreprise.
La valorisation des relations de travail est aussi à lier à la capacité
d’expression, qui traduit une évolution par rapport à la situation anté­
rieure. Ainsi certaines femmes discutent facilement alors qu’auparavant
leur attitude était caractérisée par le silence. Il est certain que les cliva­
ges repérés en évoquant le système de décision traduisent des évolutions
culturelles différenciées : il faudrait là sans doute compter avec la
période d’occupation qui, en cassant les référents habituels de la vie en
usine, libère une grande capacité d ’expression et d ’invention chez cha­
cun. Cette libération de la parole prend beaucoup de temps. Cela se
traduit également par une prise de conscience collective d’être à
l’avant-garde d ’être exemplaire. Ainsi, les travailleurs de Marketube se
sentent mobilisés par le débat politique local et participent activement à
de nombreuses réunions extérieures à l’entreprise.

Ici aussi les « déviants » son t m ai tolérés


A travers l’expérience de la lutte, d’un nouveau mode d ’organisa­
tion du travail et de décision, les participants ont été amenés à une pro­
fonde mutation culturelle mettant en cause les stéréotypes sur les rôles
sociaux (comme celui du chef, et même de la famille), amenant chacun
à vivre des conflits plus ou moins intenses avec son environnement qui
86 Autrement 20/79

ne s’est pas modifié. C ’est la rançon de ce voyage culturel qui rend


difficile la communication de ce que chacun vit, et isole l’individu de
ses systèmes de référence traditionnels : cela renforce son investissement
dans l’expérience parce que, là au moins, sa nouvelle identité est recon­
nue et appréciée dans la mesure où elle renvoie à la mutation de tous,
et constitue les moyens d ’un langage commun. Il s’est produit une dis­
tance sociale par rapport à l’environnement de chacun qui modifie
l’ensemble des codes, normes et moyens de communiquer avec autrui.
Cette tentative autogestionnaire, quelle que soit la volonté de ses
participants d ’inventer un nouveau rapport au pouvoir, se trouve con­
frontée à des effets pervers qu’elle ne peut que partiellement contrôler
à cause du poids de l’environnement qui vient peser sur l’expérimenta­
tion et avec lequel l’entreprise est forcée de négocier. L’expérimentation
crée par elle-même la difficulté d’inventer de nouveaux modèles de
représentation dans la mesure où l’environnement n’évoluant pas au
même rythme, on trouve protection dans une rigidification interne. Ce
sont là les limites d ’un microcosme, quelle que soit par ailleurs son
inventivité.
Là se pose le problème des conditions politiques du développe­
ment de l’autogestion dans la mesure où seul un changement poli­
tique peut amener le modèle autogestionnaire à quitter une certaine
marginalité. Cela signifie que le groupe tolère mal en son sein les
« déviants », c’est-à-dire ceux qui contestent la ligne adoptée par
l’ensemble. Il faut cependant observer que la remise en cause d’une
décision spécifique est mieux acceptée qu’une critique — plus globale
— des leaders. L ’autogestion serait ainsi concevable au pas par cas,
mais aurait tendance à buter sur le modèle du commandement, a 12

Rencontres Autrement avec des expériences novatrices,


tous les mardis, à 12 h .30, au FORUM DES HALLES. Voir
détails p. 240.

(1) Les Mandrins sont des étaux cylindriques à diamètre variable qui servent à
maintenir une pièce.
(2) L’échelle des salaires à Marketube est de 1 à 3, 5.
Un patron «cool»
et les tisserands
du Nord
Daniel Carré

Les tissages Deffrenne, une filiale à Roubaix du groupe Lainier


Schlumpf. Un patron véreux qui se livre a de multiples malversations.
Résultat, le tissage fa it faillite, et Jean Deffrenne écopera d ’un an de
prison ferme. Pendant ce temps, les ouvriers — ou du moins une par­
tie d ’entre eux — mènent pendant un an et demi une lutte pour
l’emploi autour d ’une section C.F.D. T. dynamique. Juin 78 : après
avoir frôlé la solution : « Coopérative de production », une relance
économique a lieu, inspirée par des militants de « socialisme et entre­
prise » (voir l ’article de Henri Le Marois : « De l ’argent pour faire
ensemble »). Depuis novembre 78, Daniel Carré est à la tête du direc­
toire des tissages (rebaptisés Dampierre) ; 45 ans, militant au P.S. et
rocardien, il venait de signer un an plus tôt un petit traité d ’auto­
organisation, 50 propositions concrètes pour tenter l ’autogestion dans
l’entreprise. Un patron « autogestionnaire » à l ’épreuve des Tisserands
Roubaisiens : dans les dédales du réalisme et de l ’utopie...

Autrement : Quel a été ton itinéraire dans l ’industrie avant


d ’arriver chez Dampierre ?

Daniel Carré : Je suis entré comme jeune ingénieur au groupe


Shell en 1959, et j ’y suis resté pendant 18 ans. En 1965, je faisais
parti de l’état-major international du groupe. Depuis 71, j ’étais à la
tête d’un département de 450 personnes comme adjoint au président
d’une filiale du groupe : Butagaz. J ’étais celui qui faisait tourner
l’intendance et le quotidien, par conséquent un rouage non négligeable
du pouvoir.
88 Autrement 20/79

Autrement : Parallèlement tu milites au Parti socialiste, et tu


rédiges un bouquin préfacé par Michel Rocard : « Auto-organisation de
l ’entreprise : 50 propositions pour l ’autogestion ». Quelle sorte de
démarche voulais-tu tenter là ?

Daniel Carré : Disons que je suis né à la vie professionnelle


avec l’informatique et la science des systèmes, et que j ’ai très vite pris
conscience des limites humaines et sociales quand à la façon dont ces
disciplines abordent les problèmes de l’entreprise. Ce livre (1), auquel a
collaboré mon ami Le Moigne, a été l’aboutissement de réflexions
théoriques dans le domaine de la science des systèmes et de la gestion :
j ’ai essayé de relier des expériences vécues sur le terrain de l’usine ou
de l’animation socioculturelle avec une culture technicienne et scientifi­
que, pour tenter en définitive d ’élaborer le scénario concret d’un vécu
autogestionnaire dans l’entreprise. Mais sans doute n’ai-je pas assez
tenu compte des pesanteurs et de la situation actuelle de l’industrie :
mon expérience toute fraîche à Dampierre s’est chargée de me rappeler
certaines réalités.

Autrement : Ce livre c ’est aussi un passage à l ’acte qui t ’a con­


duit a une situation de rupture...

Daniel Carré : Oui, ce livre est délibérément provocateur. La


caractéristique des grands groupes, c’est le conformisme de pensée. En
l’écrivant je savais ce que je faisais. Plus profondément j ’avais envie
de tenter quelque chose face à moi-même : conquérir mon indépen­
dance, une autonomie. Devenir indépendant d ’une hiérarchie de valeur
établie par le système économique. J ’ai donc préféré me laisser séduire
par les possibilités de départ que le groupe m ’a offert... j ’envisageais
en guise de transition de prendre un travail de consultant indépendant
avec mon ami Neuschwander. A ce moment, a surgi une crise à Dam-
pierre. Le conseil de surveillance recherchait un nouveau responsable
pour le Directoire. Henri Le Marois, gérant à Marketube et inspirateur
de la relance de Deffrenne m ’a proposé de venir à Roubaix. J ’étais
disponible, nous étions en novembre 78.

Autrement : Comment s ’est passé le passage d ’un monde indus­


triel à l ’autre ?

Daniel Carré : Cela a été très difficile. La Shell, c’est une multi­
nationale, à la pointe de la technique et de l’organisation, où tout est
prévu, hyperstructuré. En somme, un monde où règne en tous points le
maximum de compétence, où tout est fait pour réduire l’incertitude.
Même si j ’avais déjà réfléchi à des formes différentes d ’organisation, le
passage du monde Shell à celui d’une P.M .I. complètement désorgani­
sée par deux années de conflits sociaux a été pour moi la source d ’un
traumatisme dont je me relève à peine...

Autrement : Mais tu connaissais l ’histoire du conflit Deffrenne


et tu savais quand même plus ou moins dans quoi tu t ’engageais ?
Les ouvriers-sauveteurs 89

L ’attitude des promoteurs du projet qui était de reproduire


l’exemple de Marketube (voir l’article de P.E. Tixier) et créer un cou­
rant d’opinion autour de ce type de redémarrage qui conjugue un
aspect financier original et un aspect d ’expérimentation sociale. Et c’est
vrai que le fait de réunir 100 millions en quelques semaines unique­
ment par souscriptions a quelque chose d ’exceptionnel. Il y a là une
voie possible pour créer un type d’entreprise pas comme les autres. Je
me souviens au début 0 ’étais alors seulement actionnaire de Dam-
pierre), avoir rédigé le document de propagande pour la relance. Il
s’appelait justement : « pour une entreprise pas comme les autres ».
Mais ce document exprimait davantage les intentions, la volonté morale
et politique des promoteurs que celle des leaders de la lutte.
Car justement les leaders syndicaux eux n ’ont accepté au départ
qu’un rôle très peu démarqué de celui qu’ils avaient avant la lutte :
c’est-à-dire celui du syndicaliste d ’entreprise. En cela ils étaient appuyés
par leur fédération C.F.D.T. Hacuitex, dont les responsables m’ont
clairement dit : « Tu représentes un pouvoir économique et on attend
de toi que tu te conduises en patron, tout en sachant que tu ne seras
pas un patron comme les autres, vu tes sympathies syndicales et politi­
ques. Mais on n’attend pas de cette expérience qu’elle soit un labora­
toire d’autogestion. »
Chez les ouvriers on trouve enfin des attitudes de méfiance face
à ce qui est parachuté. Cette réaction a pris une forme très active chez
les plus « dynamiques », en ce sens qu’il y a eu comme un refus, un
rejet de ce qui venait se greffer de l’extérieur. Ceux qui allaient osten­
siblement avec « les autres » venus de l’extérieur étaient traités de
« jaunes ». Quand, de façon un peu romantique et inconsciente, j ’ai
décidé de venir à Dampierre, je me suis trouvé directement confronté à
ce problème ; d ’autant plus qu’il y avait eu l’échec de la première
équipe. Exemple : j ’avais essayé de m’associer avec quelques cadres à
une bouffe collective qui avait lieu dans l’usine le midi. Cette bouffe a
été supprimée : les ouvriers se sont fait accuser par les autres de « col­
lusion » avec les nouveaux patrons. Il y a eu la volonté de maintenir à
tout prix une ligne de démarcation et cela a été plutôt dur à vivre. On
a vu réapparaître les vieilles craintes ouvrières : On sait ce que cela
signifie dans la mentalité ouvrière, « être bien avec le patron » ! Le
favoritisme, un cortège d ’injustices...

Autrement : Et ta propre stratégie au milieu de tout cela : est-ce


que tu t ’es présenté comme « militant » de la cause autogestionnaire ou
comme « patron » ?

Daniel Carré : J ’ai eu beaucoup de mal à établir une ligne de


conduite. Il fallait à tout prix assurer les conditions économiques du
redémarrage, ce qui était urgent ; mais aussi préserver l’avenir, ne pas
tout bousiller sur le plan social. A ce titre, j ’étais prêt à assumer le
rôle de celui qui met sa compétence et sa valeur marchande au service
d’une cause économique. J ’ai posé deux conditions au départ : — que
les leaders de la lutte qui avaient jusqu’alors un rôle d’accompagne­
ment critique soient partie prenante. Engagement très important vu le
90 Autrement 20/79

pouvoir de fait qu’ont ces leaders, même s’ils en sont embarrassés ; —


que j ’intervienne à titre professionnel et non « militant ». De ce fait,
j ’ai exigé une rémunération de professionnel. Si je n’avais pas pris
cette position en novembre 78, je l’aurais regretté ; elle m’évitait de
trop m’investir sur le plan affectif.

Autrement : La distinction entre le militant et le professionnel


me paraît un peu artificielle étant donné ce que tu as énoncé sur ton
désir de t ’investir dans une expérience qui aille dans le sens de tes
options personnelles ?

Daniel Carré : Je mets le mot militant entre guillemets en la cir­


constance. Mon bouquin par exemple est un acte « militant », mais
aussi la transgression qui m ’a permis de quitter l’univers multinational
et d ’opérer une réorientation personnelle. A Dampierre, je considère un
peu mon intervention et ma rémunération à la façon dont un psychia­
tre conçoit sa relation avec le patient. L ’argent a un rôle de signe dans
la thérapie. Je suis, si l’on veut, le thérapeute de ce redémarrage...

Autrement : Ce n ’est pas exactement la même situation : le


psychiatre ou le psychanalyste reste extérieur à son patient. Mais là, tu
participes à la même structure que les autres travailleurs de Dam­
pierre...

Daniel Carré : Incontestablement, ma position me met en situa­


tion d ’extériorité. C ’est une contradiction qu’il me faudra résoudre un
jour.
Autrement : J ’ai le sentiment que tu cherches à te « préserver »,
peut-être en partie parce que tu as dû faire face à une situation plus
dure que celle que tu imaginais au départ ?

Daniel Carré : Je savais au départ que c’était dur à assumer.


J ’ai dû tenir compte d ’un certain nombre de contraintes pour tenir le
coup dans un contexte difficile. Je ne voulais pas remettre en cause
par exemple mon mode de vie antérieur, une certaine façon d ’être... à
l’heure actuelle, je vois les choses de la façon suivante — si Dampierre
devient un lieu où l’on parvient à mettre en place des structures de
type autogestionnaire, la rémunération que j ’ai est trop élevée (elle
remet en cause pour le moment le principe du 1 à 6) ; — ou bien
l’entreprise prend une dérive plus classique et je me trouve dans une
position d ’entrepreneur un peu à la « Trigano »... et alors mon salaire
est modeste, honnête et je n’ai pas à en rougir !

Autrement : Finalement à Dampierre la situation est quand


même un peu insolite. Les seuls qui portent l ’utopie autogestionnaire
sont les promoteurs de la relance, extérieurs à l ’entreprise. Les autres :
patrons, cadres, ouvriers, leaders syndicaux se situent avec des varian­
tes bien différentes.

Daniel Carré : Oui, c’est curieux comme situation : il y a un jeu


Les ouvriers-sauveteurs 91

d’implication-non-implication des uns et des autres, à la différence de


Marketube où l’utopie est portée par une minorité sortie de la lutte.
Mais je souhaite qu’à Dampierre aussi l’utopie prenne forme. Je crois
qu’elle naîtra d’une façon différente de Marketube. Il y a en gestation
quelques projets qui pourraient servir de substrat ou d’intermédiaire,
comme l’étude actuellement en cours d ’une redistribution de l’espace de
l’entreprise, qui vise à valoriser la fonction de création. Il me paraît
personnellement fondamental que s’engage un processus de réapropria-
tion du produit — en l’occurrence des tissus « hauts de gammes » pro­
duits par Dampierre. Je ne pense pas qu’il puisse y avoir un vécu col­
lectif autogéré si le produit n ’est pas celui des producteurs, même si
— et c’est bien leur droit — un certain nombre demeurent en position
d’extériorité. Autrement, on reproduira un modèle d ’organisation peut-
être plus cool que le modèle taylorien, mais cela n’ira pas tellement
plus loin. On cherchera à éviter les dysfonctionnements les plus
patents, mais on ne partira pas à la recherche d’un nouveau type de
société.
Autrement : Comme président du directoire de Dampierre,
appelé et nommé par le conseil de surveillance, tu as une position
objective de patron ?
Daniel Carré : Les relations au pouvoir sont très curieuses. J ’ai
beaucoup plus de pouvoir ici que je n ’en ai jamais eu, sans en avoir
toutefois les signes extérieurs : secrétaire, super-bureau, etc. Sur le plan
de la gestion, il est vrai que je fais presque tout. J ’agis dans le cadre
d’une certaine ligne politique, qui elle est contrôlée, mais le reste se
fait avec beaucoup moins de contrôle. J ’ai une vue globale sur l’entre­
prise beaucoup plus forte qu’en tant que cadre supérieur dans un
grand groupe. Il y a un pouvoir qui est apporté par la compétence et
l’expérience et ce pouvoir-là, tu ne peux pas le rayer d’un trait.

Autrement : Actuellement ce pouvoir est-il sans contrepartie ?

Daniel Carré : Il est tout de même balisé par le conseil de sur­


veillance qui peut me révoquer à tout moment. Et aussi par la struc­
ture mise en place ici depuis le début : le « collectif de relance » qui
est un peu l’instance de régulation sociale ; celle qui prend par exemple
toutes les décisions concernant les embauches. Dans cette instance, on
trouve, outre moi-même, les leaders syndicaux, des cadres et des
ouvriers.

Autrement : Mais il n ’y a pas à proprement parler « pouvoir


collectif » ni même véritablement « contrôle » par l ’assemblée générale
des travailleurs.

Daniel Carré : Non, actuellement l’Assemblée générale qui se


tient une fois par mois fonctionne surtout comme une structure
d’information réciproque. Mon rôle est d’expliquer, d’animer ; de dire :
voilà ce qu’il faut faire pour en sortir. Il y a un seul point sur lequel
l’assemblée s’est réellement prononcée jusqu’à présent : les salaires.
92 Autrement 20/79

Lorsqu’il a fallu remettre en cause le système de rémunération, parce


qu’on n’arrivait pas à équilibrer nos comptes d ’exploitation. Incontesta­
blement, il y a un modèle d ’exercice collectif du pouvoir à construire.
Le problème est qu’on ne voit pas bien à l’heure actuelle qu’elles sont
les attentes et les désirs. Et puis on a été pris, bouffé par les nécessités
économiques. Déjà on sent des appels du pied du côté des travailleurs
pour redéfinir des zones d ’influence et de contrôle. Cela s’est traduit
dans les dernières Assemblées générales, où des ouvriers disent : « on a
moins d ’informations qu’auparavant »... cela n’est pas vrai d ’ailleurs,
mais cette récrimination est un symptôme du problème.

Autrement : Dans ton livre tu parles du droit au plaisir, entre


autre le plaisir d ’entreprendre, de gérer une entreprise. Alors pour toi
qui est à la fo is le « thérapeute un peu extérieur » et le « capitaine un
peu prospectiviste », c ’est quoi ton plaisir à Dampierre ?

Daniel Carré : Ma relation à Dampierre, pour filer la méta­


phore, c’est un peu une relation sado-masochiste. J ’ai été profondé­
ment ébranlé par ma venue dans le Nord qui a correspondu à une
mutation sur le plan personnel : paumé, isolé, une solitude comme
jamais je n’en avais connue. Je vis à Roubais, ma femme et mes gos­
ses sont dans la région parisienne. Et puis il y a l’agression du milieu
extérieur, qui a eu un caractère intolérable. D’un autre côté, j ’ai une
position très gratifiante comme président du directoire. Pour le patro­
nat local, je suis un peu la bête curieuse qu’il faut voir, et bizarrement
j ’ai reçu un accueil relativement bon !

Autrement : Dampierre c ’est une relance économique et quoi


d ’autre ?

Daniel Carré : Un bateau remis à flot et une utopie en puis­


sance. Il y a quand même une' chaleur de relations, malgré ce que j ’ai
pu dire sur le phénomène de rejet. Et puis une liberté d’expression très
grande qui permet d ’introduire des agressions violentes, qui se vivent,
se dénouent, sans trop laisser de traces. Beaucoup, pas tous, ont acquis
et pris le droit à la parole. Des signes de prise en charge collective et
de contrôle dans l’organisation du travail commencent à se manifester.
Cela peut foisonner très vite et remettre en cause les phénomènes
régressifs.
Quel sera mon rôle alors ? S’il demeure celui d ’un thérapeute, je
disparais très vite, ou alors je reste, et ma place à Dampierre est à
redéfinir... (Propos recueillis par Bruno Mattéi.) a 1

(1) D. Carré et J.-L. Lemoigne : L*Autogestion dans rentreprise (préface M.


Rocard), Éd. d’Organisation, 1977.
Le Balai Libéré
ou la parole déchaînée
Bruno M attéi

L ’autogestion, c ’est pas la vie de château (Cathy, travailleuse du


Balai Libéré).

Cancan : bavardage calomnieux, bruit empreint de médisance, de


malveillance (définition du Petit Robert).

Travailler autrement. Sans patron. Impulsée par un syndicat en


pointe, c ’est l ’expérience que tentent depuis quatre ans les travailleuses
femmes de ménage du Balai Libéré (1). Discours, fragments d ’autoges­
tion ; mais aussi moins officielles, plus souterraines, paroles inquiétan­
tes, morcellantes, héritées d ’une vieille identité qui installe le champ
clos des équipes de travail, des rivalités, des rapports ambivalents à la
hiérarchie. Parole cancanière qui parcourt l ’immense campus de
Louvain-la-Neuve, ghetto pour étudiants. Utopie et entropie.

Cancans e t autogestion
Amphithéâtres, laboratoires, couloirs, étages, marches, univers
de cloisons et de baies vitrées. Carrelages, moquettes. Cireuses, seaux,
larges balais à franges. En 1975, une aventure peu banale fait sortir de
l’ombre les 40 femmes de ménage de l’entreprise A .N .I.C ., dont l’uni­
versité sous-traite les services pour le nettoyage de ses locaux. Le
patron cherche à déplacer la moitié du personnel vers d’autres chan­
tiers à 100 kilomètres de là, dans les Ardennes belges. Une grève spon-
94 Autrement 20/79

tanée des femmes-nettoyeuses éclate sur le campus, ponctuée au bout


de trois semaines par le licenciement-symbolique-du patron : « Nous
constatons après une étude approfondie de notre travail, explique au
patron la prose syndicale, que nous pouvons parfaitement l ’organiser
entre nous. Nous concluons que vous êtes absolument inutile et parasi­
taire... nous sommes au regret de vous signifier votre licenciement sur-
le-champ, pour faute grave envers vos ouvrières. Nous exigeons des
autorités de Louvain-la-Neuve l ’expulsion définitive du site universitaire
de votre firm e d ’exploitation en tous genres... »
Avec l’équipe syndicale d ’A.N.I.C., la C.S.C. (Confédération des
Syndicats Chrétiens) du Brabant Wallon donne rapidement au conflit
sa dimension dissidente. A l’époque il y a du LIP dans l’air. La C.S.C.
de cette province au sud-est de Bruxelles fait figure de gauche syndi­
cale : « On a commencé à faire du syndicalisme à la Belge, explique
Raymond Coumont, le leader syndical de la région, mais combat sala­
rial et corporatisme ne débouchaient pas sur des idées nouvelles. LIP a
été le déclic. Nous étions prêts, dès que l ’occasion se présentait, à
mener des actions similaires. » En Wallonie, coup sur coup, une série
d ’initiatives donnent aux luttes un tour différent : confiscation de
stocks, séquestration de patrons, occupations d ’usine avec relance de la
production.
Avec la crise qui multiplie les fermetures, un pas supplémentaire
est franchi. La C.S.C. s’engage dans des expériences de redémarrages
industriels avec les occupants : « Piquer le système sans s ’illusionner
sur la capacité de petits îlots autogérés ni même faire de leur générali­
sation une stratégie préconçue. » Créer seulement des événements-
symboles. Tenter de modifier des mentalités avec tous les blocages
ordinaires sur la hiérarchie et la gestion. En 75-76 une sablière redé­
marre « en autogestion », ainsi qu’une coopérative textile, une filature
parmi les plus modernes d ’Europe près de Tournai. Plus récemment
une autre coopérative de confection dans le Borinage : Les Jeans Salik.
Mais les femmes de Louvain-la-Neuve, qui vont se dénommer :
Balai Libéré, c’est encore autre chose : « Il ne s ’agissait pas pour une
fo is d ’un canard boiteux, précise Raymond Coumont, mais d ’une
entreprise promise à un grand avenir sur un site universitaire en plein
développement. » Une aventure risquée aussi : « On avait affaire à un
public le moins bien séparé à assumer l ’idée autogestionnaire », assure
Gilberte, la permanente syndicale qui suit l’expérience depuis ses
débuts. « La majorité sont des fem m es de l ’Est du Brabant Wallon,
une région fo rt rurale, plus conditionnées encore que celles qui vivent
dans les régions industrielles. » « A u fu r et à mesure que l ’embauche se
développait nous n ’avons pas voulu faire d ’engagement sélectif. »
« A u nettoie et tais-toi », maître-mot du contremaître d ’A.N .I.C.,
on passe donc sans autre forme de transition à la mise en place de
structures de fonctionnement collectif : une animatrice, puis deux, pla­
cées par le syndicat pour coordonner l’ensemble ; deux organisatrices
du travail, élues en principe pour un an ; un comité de gestion, où
chaque équipe est représentée (il y en a maintenant 18) chargé une fois
par semaine d ’examiner les affaires courantes (embauche, organisation,
réclamations) ; l’assemblée générale, enfin lieu où la parole collective va
s’engouffrer.
Les ouvriers-sauveteurs 95

Bernadette, la première animatrice du Balai se souvient : « A u


départ on était effrayé dans les A.G . par les problèmes qui surgissaient.
A 80 l ’entente n ’est pas facile. Les tensions internes étaient énormes,
pour des riens parfois, des cancans. On a passé des journées entières à
discuter... »

Deux paroles : celle du nouvel ordre autoges­


tionnaire e t celle du cancan
Le mot insiste, ricoche d’entretiens en entretiens, avec les ouvriè­
res. D’abord présenté comme l’héritage des rivalités mises en place par
l’ancienne hiérarchie : « Du temps d ’A .N .I.C . », rappelle Paula, la plus
ancienne du Balai, « il s ’est constitué des clans. Le contremaître venait
répandre des mensonges sur les autres équipes : vous n ’avancez pas, les
autres fo n t du meilleur travail... dans une même équipe il disait que
l ’une travaillait bien, mais pas l ’autre. D ’où les racontars d ’équipe en
équipe. » La parole maîtresse organise un fonctionnement en ragot,
favorisant la délation.
Héritage encore : le cancan est importé tout droit de l’espace
quotidien du village : « Pas mal de gens sont de la même famille :
sœur, belle-sœur et cela pèse sur l ’ambiance, dit Gilberte. A ujourd’hui
on s ’embrasse et le lendemain c ’est : “Ton mari a dit ça à ma sœ ur”,
et c ’est le crépage de chignons. » Héritages donc. Mais le cancan est-il
seulement parole de contrebande, ou plus fondamentalement signifiant
du groupe, qui met péril en la demeure d’autogestion ?
Deux navigations possibles au Balai. D ’abord le bateau ivre,
tiraillé par une multiplicité de conflits, hérissé de tensions, de grince­
ments et rivalités. Moi-même au bout de trois jours de circulation dans
les blocs, je suis pris dans le réseau des équipes : de l’une à l’autre
avec mon magnéto : « Est-ce l ’équipe A qui vous envoie, me dit-on,
dans l ’équipe B. Allez-vous leur faire entendre ce q u ’on va dire ? »
Ecoutons le récit de Monique, une jeune Française, mariée en
Belgique et qui est entrée au Balai pour vivre une expérience : « Il y a
peu de temps une fille vient travailler au Balai. A peine est-elle entrée
qu’on dit q u ’elle est lesbienne. On lui trouve un physique d ’homme.
Panique chez les filles. Le mercredi matin au comité de gestion la
représentante de son équipe arrive et dit : “Ce n ’est pas possible, je ne
peux pas travailler avec cette fille .” A peine est-elle venue q u ’elle m ’a
demandé si j ’étais mariée, combien j ’avais d ’enfants. En principe c ’est
ce que fa it toute nouvelle. Mais là c ’était interprété complètement dif­
féremment. E t une peur pas possible.. Même les animatrices et les orga­
nisatrices étaient débordées par cette histoire. Si bien q u ’à la fin du
comité de gestion, la fille s ’est retrouvée licenciée. Par qui ? On ne sait
pas vraiment comment la décision a été prise, personne n ’a contrôlé
l’affaire. C ’est seulement après que les animatrices se sont posées des
questions. On a fa it une brève enquête. Et on apprend que la fille qui
a lancé le cancan avait eu des histoires avec la supposée lesbienne.
Elles étaient toutes les deux de la même fam ille et une affaire d ’héri­
tage venait d ’avoir lieu peu de temps auparavant. C ’était la fille les­
bienne qui avait touché l ’héritage et l ’autre n ’avait rien eu... La fille a
96 Autrement 20179

été réintégrée le lendemain et depuis elle est toujours là. C ’est un can­
can heureux, si on peut dire, dans la mesure où on a pu remonter à sa
source et l ’arrêter. Mais si ça avait été plus loin ? C ’était vraiment
dégueulasse. »
Ici la parole « folle » a pu être circonscrite, maîtrisée ; mais
l’ordinaire du cancan est passe-muraille, parole sans sujet, indéfinissa­
ble, à la causalité diffuse. Regard chosifiant et morcellant, venu de
l’anonymat des blocs, qui permet de maîtriser l’autre à son insu : « Il
y a beaucoup de filles que je ne connais pas et qui ne me connaissent
pas », se plaint Malvina, qui est au Balai depuis six mois. « Mais elles
parviennent à parler de moi, pour avoir entendu dire par une autre
ceci ou cela. Tout le monde en parle alors que je ne fréquente que les
filles de mon équipe. »
Parole aussi qui fige et étiquette. « Chaque équipe a son cliché »,
dit Raymonde, l’actuelle animatrice qui revient de dix années de for­
mation d’adultes au Brésil. « A u bloc A , elles sont “hors du coup” :
c ’est-à-dire à l ’écart, très ferm ées; au bloc B : c ’est l ’équipe “ criti­
que”, jamais d ’accord ; au bloc C : c ’est l’équipe difficile, on n ’arrive
pas à faire passer quelque chose; au bloc D : on ne peut rien leur
reprocher, c ’est l’équipe d ’où viennent les organisatrices. » Mais l’éti­
quetage concerne aussi chaque femme en particulier : « Une fille se
présente pour se faire embaucher : le premier jour, l ’organisatrice vient
dire q u ’il ne fa u t pas la garder. Elle prétendait q u ’elle avait fa it plu­
sieurs places avant d ’en arriver là. Donc pour elle c ’était le signe q u ’il
y avait quelque chose qui clochait. Elle ne réalisait pas que le chômage
et la difficulté de trouver un emploi pouvait en être la cause », dit
Raymonde.
Difficile d ’échapper à la tentation du fichage selon la loi de la
rumeur et du fantasme. Monique, qui pourtant s’en défend, le recon­
naît : « J ’ai du mal à faire confiance à une fille à cause de telle ou
telle histoire que je sais d ’elle. Si la fille a changé je ne sais pas le
voir. J ’essaie bien de faire abstraction de mon premier jugement, mais
ce n ’est pas évident. Or théoriquement en autogestion plus q u ’ailleurs
nous devrions admettre la capacité des gens à changer et se transfor­
mer. »

Le cancan, une machine pour se neutraliser


C ’est que le cancan a plus d’une fonction à faire valoir. Se neu­
traliser entre équipes et neutraliser celle qui chercherait à prendre une
place « dominante » : « Quand on veut prendre une responsabilité au
Balai, on devient vite une tête de pipe », dit Gilberte, « on est celle
qui sort du bloc commun. Récemment, Pierrette de l ’équipe C avait
décidé de prendre des responsabilités. Tout de suite les autres ont cher­
ché à la démobiliser. Actuellement elle est en train de se faire récupé­
rer par son groupe et elle fa it le chemin contraire. Dans le cas précis,
on a affaire à l ’équipe la plus réactionnaire mais c ’est significatif d ’un
état d ’esprit. » Monique : « J ’ai été pendant un an à l ’organisation du
travail avec une autre. On croyait q u ’on devenait dingue. Tu allais
dans une équipe, tu disais : ”le ciel est bleu, il y a des nuages
Les ouvriers-sauveteurs 97

blancs”. Tu étais parti, c ’était : "le ciel est jaune, il y a des nuages
noirs” et on te soutenait que c ’était toi qui racontait des bobards. Fina­
lement, on arrivait à douter de soi et on se déplaçait toujours à deux
pour être sûre qu ’on n ’avait pas dit le contraire de ce qu ’on nous fa i­
sait dire. »
La prise de responsabilité est assimilée spontanément à la
volonté « de se prendre pour un petit chef ». On n’a pas pardonné son
passé à Hélène, ancien chef d ’équipe du temps d’A.N.I.C. Organisa­
trice du travail au début du Balai, elle témoigne non sans ressentiment
du rejet dont elle a été l’objet : « Je suis cataloguée. On raconte un
tas de mensonges sur moi et je ne m ’en sortirais jamais. Quand il y a
des nouvelles qui arrivent on lui dit : "méfie-toi de celle-là, c ’était une
responsable, elle mouchardait”, et c ’est comme ça que les clans se fo r ­
ment au balai. »
Cette volonté de neutralisation interdit à l’heure actuelle à une
femme du Balai Libéré de devenir animatrice : « Elle serait le point de
mire », dit Raymonde. « La seule expérience qui a été tentée a été néga­
tive. La fille a été rejetée, démolie et les autres lui ont dit : "on pré­
fère quelqu’un de l ’extérieur”, ce qui, à terme, pose un problème de
survie du Balai, car en principe nous ne sommes là que pour une
période bien délimitée. » Ce refus de laisser l’autre « sortir du rang »
est rationalisé, par ailleurs : « Les filles partent du principe q u ’elles ne
sont pas capables de prendre des responsabilités. »

Le cancan déplore ses ruses


Dans ce corps à corps des équipes et des blocs, la parole canca­
nière déploie ses ruses et contraint chaque équipe à construire un mur
d’opacité pour se protéger du regard des autres. Une travailleuse : « La
loi de l ’équipe devient vite loi de clan : entre filles d ’une même équipe
on est censé se couvrir, couvrir celles qui partent avant l ’heure, couvrir
celles qui utilisent un certificat de maladie de complaisance. Ainsi
s ’explique le blocage systématique aux propositions de rotations des
équipes, lancées par les animatrices. »
A l’intérieur de chaque équipe une autre partie se joue, difficile
encore. L’ancien ordre hiérarchique a laissé place à une régulation des
conflits internes selon les personnalités. Monique : « Dans mon équipe,
je joue le rôle de régulateur, sinon il y a des trucs dégueulasses, injus­
tes. C ’est la loi du plus fo rt, la loi de la jungle. Le plus faible est
souvent celui qui dit la vérité, et les autres s ’unissent pour l ’éliminer.
La fille qui a besoin de fric pour vivre la ferme. » Tout fonctionne
dans l’équipe de Monique selon un code implicite qui impose de ne pas
rejeter une équipière, mais de lui signifier une mise à l’écart plus ou
moins longue : « On ne lui offre pas le café, par exemple, ou on ne
lui adresse pas la parole. Moi-même j ’ai parfois du mal à m ’y repé­
rer. »
98 Autrement 20/79

Le cancan renforce le conformisme


Au total la stratégie cancanière dessine la norme implicite du
groupe : ce n ’est pas le travail qui est valorisé mais Γautoprotection
des équipes, autour de quelques valeurs simples : ne pas trop en faire,
juste assez pour ne pas avoir droit aux réclamations de l’université ; ne
pas se faire répérer, ne pas donner prise aux autres. Le cancan valorise
le conformisme, normalise et empêche de susciter de nouvelles valeurs,
de nouveaux rythmes. Il rend la solidarité, le brassage et la projection
dans l’avenir problématique. Norme implicite, jamais prescrite, que
vient juste border un règlement intérieur, affiché dans le bureau des
animatrices. Il rappelle les consignes minimales au-delà duquel un fonc­
tionnement deviendrait impossible, et régente l’intendance quotidienne
des absences et des congés. Balise pour les excès, mais forme vide au
regard de la richesse infinie, diffuse, de la norme produite par le
groupe.
Comment bâtir l’autogestion sur le désordre cancanier qui inter­
dit la rotation, et brouille le fonctionnement collectif. Comment cons­
truire une solidarité, alors que « l ’autogestion, au Balai », comme l’écrit
Monique dans son cahier de bord, « c ’est d ’abord le fric, les primes,
des conditions de travail chouettes et c ’est tout ». Début 79, une
sérieuse dérive a failli emporter l’expérience, sur fond de problèmes
financiers : « L ’esprit de crise se voyait au fa it que personne ne voulait
prendre de responsabilités. Tout le monde critiquait tout sans motifs.
On sortait à peine de problèmes financiers, et les filles voulaient rece­
voir des primes. Elles avaient l ’impression que c ’était Raymonde qui
détenait l ’argent et ne voulait pas le donner », dit Christiane, l’autre
animatrice. Au ras-le-bol de certaines militantes, au désarroi des anima­
trices, répond l’impératif syndical : « Il fallait exiger que les filles
prennent des responsabilités sinon on posait le problème de l’existence
du Balai. »
Une réunion « militante » avec Gilberte pose les jalons d’un
plan de relance. Et une assemblée générale un peu extraordinaire fait
circuler en petits groupes les propositions nouvelles : « Il y a eu une
sorte de sursaut. Il a été décidé de recréer une équipe militante qui
fonctionnerait en différentes commissions ; notamment une commission
formation ; une autre pour les relations extérieures avec les autres
entreprises ; une autre chargée d ’expérimenter de nouveaux produits, un
nouveau matériel ; une commission d ’hygiène et de sécurité, etc. » Sur­
saut qui s’est traduit aussi par un commencement de réflexion collec­
tive sur l’organisation actuelle du travail, car la fixité des équipes a
bien d’autres effets pervers que décrit Raymonde : « Si vous êtes plu­
sieurs années dans le même bloc, vous devenez vite la dame du bloc.
C ’est votre bloc, avec votre professeur, et vous êtes très vite récupérée.
Tout un rapport secret se tisse, qui est à la limite incontrôlable. Indi­
rectement, l ’université de Louvain joue sur ces attaches discrètes pour
introduire un rapport de dépendance. »
Les ouvriers-sauveteurs 99

Des contremaîtres « s o ft»


Le patron présent partout et nulle part. Ruse de l’université qui
récompense la « bonne travailleuse » en l’invitant à un cocktail, et
réponse de la femme de ménage qui offrira un cadeau au prof pour
son doctorat. Cas rarissime mais qui inquiète les animatrices. Plus
récemment l’université a lancé une nouvelle offensive en introduisant
des contremaîtres « softs » : « Certaines équipes ont installé des rela­
tions très étroites avec l ’appariteur : il est très gentil ce monsieur
disent-elles, il porte notre sac poubelle, mais elles ne réalisent pas que
deux secondes après il leur tape sur le dos. En fa it il surveille, et on
reçoit un coup de téléphone, qui nous signale que le travail n ’a pas été
bien fait dans le bloc. »
Farouchement anti-hiérarchiques entre elles, les femmes du Balai
Libéré maintiennent, voire entretiennent un rapport à la hiérarchie uni­
versitaire : « Elles supportent plus facilement les observations des gens
de l’université que celles qui viennent de nous », disent les deux anima­
trices. « Elles ont l ’impression d ’être employées par l ’université. C ’est
dans leur tête. On a toutes été éduquées avec la notion de patron et de
hiérarchie. E t la hiérarchie universitaire où le pouvoir est lié au savoir
est hautement symbolique. » Théoriquement, la décision a été prise en
assemblée générale d ’introduire un contrôle du travail pour éviter à la fois
les injustices entre équipes, et parasiter le contrôle oblique des appariteurs
de l’université : « On leur a expliqué », dit Raymonde, « q u ’il fallait
pouvoir contrôler nous-même le travail, car autrement c ’est l ’université
qui le fait ».
Quand on a fait la proposition aux filles, elles ont répondu :
« Celles qui vont contrôler vont faire marcher leur langue et rapporter ce
qu’elles ont vu dans les autres équipes. On leur a prouvé que l ’univer­
sité faisait le contrôle à notre place, et arrivait à décompter de l’argent
quand le travail n ’était pas fait. Nous, il fallait q u ’on puisse se défen­
dre quand on est convoqué par le service de maintenance, et dire en
connaissance de cause : vous dites que tel travail n ‘a pas été fait : on
a été voir, il a été fait. C ’est ce seul argument qui les a décidées à
accepter que deux volontaires, en plus des organisatrices, passent dans
les équipes voir où en est le travail. C ’était aussi à notre sens une
question de justice. On sait très bien que le travail est fa it dans certai­
nes équipes et q u ’ailleurs on se la coule douce. Mais de toutes façons
les filles n ’aiment pas l’idée q u ’on vienne contrôler leur travail. »

Une pièce de théâtre e t de nouveaux projets


D’autres idées ont été lancées qui ne contourneraient pas le pro­
jet d’auto-organisation, mais le rendraient plus désirable : « On ne peut
pas dire que le type de travail que nous faisons soit très stimulant.
Bien souvent quand on a fin i ici, on recommence chez soi. Nettoyer en
autogestion ou pas, c ’est toujours nettoyer. C ’est pour cela q u ’on a
essayé de susciter d ’autres idées d ’activités. Se lancer dans autre chose
que le nettoyage. On prépare une fê te autour d ’une pièce de théâtre
que sont en train de créer quelques filles aidées par deux comédiens de
100 Autrement 20/79

Bruxelles. » Un spectacle qui raconte l’histoire du Balai Libéré et qui


commence justement par l’énoncé des nouveaux projets. Un récitant
s’avance sur la scène, et explique : « C ’est rassemblée de toutes les
travailleuses du Balai Libéré. Notre but, c ’est de mettre en commun
tout ce que nous savons faire en plus du nettoyage. Dire le métier que
nous avons appris, nos diverses capacités, car torchonner toute la jour­
née ce n ’est pas marrant. » Alors ne pourrait-on pas imaginer au Balai
de mettre sur pied d’autres activités, par exemple :
« — M oi j ’aimerais bien ouvrir un restaurant sur le site de Lou­
vain. »
« — Moi, avant j ’étais coiffeuse, j ’aimerais coiffer les filles. »
« — Et si on vendait des habits qu ’on fabriquerait nous-
mêmes ? »
« — M oi je m ’inscris pour faire de la dactylographie : sur le
campus ce n ’est pas le travail qui manquerait... »
Le Balai Libéré qui était jusqu’à présent une A.S.B.L. (Associa­
tion à but non lucratif, statut proche de la loi sur les associations
1901), est devenu une coopérative ouvrière de production en juin 1979.
Pour pouvoir, en particulier, mettre sur pied ces différents projets qui
modifieraient la configuration actuelle de l’expérience. Un pari.

On ne peu t pas prendre de responsabilités si


on n'est pas bien dans sa tête
Il y a le flux et le reflux : le sursaut dont parle les animatrices
autour des volontaires de la nouvelle équipe militante, et les projets
d’avenir. Plusieurs langages se côtoient et se croisent au Balai Libéré.
Discours réactif dans l’équipe d’Hélène dégommée de son ancienne
position hiérarchique. Découragements de Monique et de quelques
autres. En surplomb le discours syndical que quatre années d ’expé­
rience invite à la prudence : « Le Balai a été victime de son histoire »,
reconnaît Raymond Coumond. C ’est la première expérience qui a fa it
grand bruit en Belgique. On n ’avait pas affiné l ’idée et les conditions
d ’une expérimentation dans toutes ses dimensions. C ’est après deux ou
trois ans d ’expérience et de discussions avec d ’autres groupes q u ’on
veille maintenant à ne pas coller trop vite des étiquettes. On dit plus
volontiers que le Balai ce n ’est pas de l ’autogestion, mais de l ’auto­
organisation de services. On parle plutôt de créer ”un autre type de
relations dans le travail. »
Gilberte de son côté évalue avec réalisme : « On est un peu
déçu. On se dit : ce n ’est pas vrai que des travailleuses ayant une
chance pareille ne la prennent pas au passage. Elles sont libres de leur
destin. Elles peuvent s ’organiser comme elles l ’entendent, faire des cho­
ses, alors q u ’on sait que dans les entreprises de nettoyage, c ’est un
véritable esclavage avec des horaires pas possibles et des salaires très
bas. » Néanmoins, poursuit-elle : « Dès q u ’on se replace dans le con­
texte général et q u ’on se dit q u ’elles ont tout contre elles, dans la
société capitaliste, et que malgré tout certaines avancées ont eu lieu, on
se prend à espérer et à vouloir continuer bon gré mal gré. Pour certai-
Les ouvriers-sauveteurs 101

nes il y a eu des amorces de changement au niveau familial. Un signe :


des maris disent chez eux : “Tu n ’es pas au Balai Libéré ici. ” Des fo r ­
mes de solidarité se manifestent : on va voir les copines malades à
l’hôpital. Dans certaines équipes on commence à parler logement, luttes
syndicales, contraception. Il y a une volonté de s ’informer et de savoir,
et la formation qui se met en place doit répondre à ces aspirations. »
« On ne peut pas prendre de responsabilités si on est pas bien
dans sa tête. » En quittant le Balai cette petite phrase de Monique me
revient à la mémoire. Pas bien dans sa tête : Monique m ’a égréné le
destin de la majorité des femmes d’ici. Jeunes la plupart comme Lucie,
mariée à 16 ans, avec un gosse venu comme ça, et un mari violent.
Insérées dans le réseau de la famille et du village. Vies de village, vies
de famille, encerclées de paroles anonymes et de rumeurs qui vous
façonnent une identité de femme, avec les valeurs auxquelles s’ajuster.
Les femmes du Balai Libéré n’ont pas l’habitude de prendre la
parole, mais la font d’ordinaire rebondir ou la disséminent sans jamais se
l’approprier. Jamais sujet dans l’espace social, quelle autre identité
revendiquer que celle du cancan, discours réactif, de personne à per­
sonne. Instrument pervers de défense, mais aussi moyen minimal
d’explorer le monde et les autres : platitudes des vies, platitudes des
surfaces à balayer, déploiement d ’une énergie du corps et de l’esprit
autour de ces platitudes. Peut-être faudrait-il interroger l’idéologie
autogestionnaire de ce côté-là. Au-delà de l’utopie et du discours un
peu moralisant, un peu volontariste « de la prise de responsabilités »,
entrevoir une « anatomie sociale » des femmes du Balai, qui puisse
mesurer l’insistance et la fonction de cette identité la. a1
4
3
2

(1) Entreprise de sous-traitance avec laquelle l’université de Louvain-la-Neuve a


passé un contrat de nettoyage des locaux universitaires. Fonctionne depuis mai 1975,
en « autoproduction » avec 40 femmes de ménage au départ. Aujourd’hui, elles sont
80 sur le campus de Louvain. Le statut juridique du Balai Libéré était, en 75, celui
d’une A.S.B.L. (Association sans but lucratif)· L’entreprise n’était donc pas censée réa­
liser de profits. Quatre ans plus tard, en juin 1979, le Balai est passé en Coopérative
Ouvrière de Production.
(2) Le Balai Libéré a passé, par l’intermédiaire du syndicat C.S.C., un contrat
de cinq ans avec l’université de Louvain-la-Neuve.
(3) Sur le cancan et le ragot et leur fonctionnement dans un autre milieu : celui
des cités ouvrières de mineurs voir : le livre d’André Théret : Parole d ’ouvrier ainsi
que la préface de François Ewald : « La condition du mineur », Grasset. Lire aussi le
numéro d’avril 1978 de la revue Esprit : « Une autre relation thérapeutique : une expé­
rience de psychiatrie à Montceau-les-Mines. »
(4) Tous les salaires sont égaux au Balai Libéré y compris celui des animatrices.
Les femmes y travaillent 7 heures par jour ce qui était déjà le cas du temps du patron
A.N.I.C. ; mais elles ont des salaires supérieurs d’environ 25 % au salaire moyen des
femmes de ménage, selon la convention collective en vigueur en Belgique. Ainsi que
des avantages sur le remboursement des congés de maladie.
Geste :
Proudhon
chez les ingénieurs
Jules Chancel
Annie Jacob

Peut-on raconter Proudhon dans une bande dessinée de Lau-


zier ? Peut-on imaginer l ’autogestion dans un monde de cadres et
d ’ingénieurs très supérieurs ? Voilà qui tranche avec l ’image classique
des imprimeurs et des menuisiers coopérateurs ; voilà qui change d ’avec
les récits souvent répétés de travailleurs sociaux en rupture et d ’accueil­
lants imaginatifs. On ne fa it plus ici dans le primaire repensé, dans le
secondaire coopératif ou dans le troisième secteur plus ou moins
sophistiqué; on entre résolument dans le tertiaire supérieur d ’autant
plus supérieur q u ’il est collectif : c ’est Geste, bureau d ’études et de
recherches, en matière économique et informatique.

Quand on sort de ΓΧ...


L’analyse, même rapide, d’une telle entreprise est d ’autant plus
intéressante qu’elle permet à la fois de déterminer ce qu’il peut y avoir
de commun entre tous les entrepreneurs collectifs quels qu’ils soient et
ce qui les distingue fondamentalement les uns des autres. Le polytech­
nicien, le menuisier, le cuistot, l’éducateur ou l’O.S., à condition qu’ils
fonctionnent en (petit) collectif, partagent le même souci d ’égalité, de
rotation des tâches, de rejet de la hiérarchie ; bref, une morale politi­
que et un souci convivial dans le travail... et parfois en dehors. D’un

Annie Jacob
Psycho-sociologue
Maître-assistante à Paris IX - Dauphine.
Les tertiaires supérieurs 103

lieu à l’autre, on entend les mêmes mots, les mêmes phrases : « On a


discuté tous ensemble », « la comptabilité tourne d’une année à
l’autre », « à travail égal, salaire égal », « il y a des conflits », etc.
Voilà pour les similitudes.
Il n’empêche que quand on sort de ΓΧ ce n ’est pas la même
chose que quand on sort de la F.P.A . C’est une évidence ; pas la
peine de sortir de Polytechnique... Mais ce qui est plus intéressant,
c’est de comprendre comment une telle formation (et donc, en France
en tout cas, un tel statut social) est compatible avec une volonté de
pratique professionnelle collective en rapport avec les compétences
acquises. Une première impression : les gens de Geste sont extrêmement
soucieux d ’avoir un contrôle étroit sur ce qu’ils produisent, étant
donné justement la nature très spéciale de cette production, et ils sem­
blent, davantage que dans d ’autres groupes, désireux de relier aussi
directement que possible leur engagement professionnel et leur engage­
ment politique.
En effet Geste « fabrique » sinon de l’idéologique, du moins du
stratégique, c’est-à-dire des rapports, des études de rentabilité, des pro­
grammes d’informatisation, des réorganisations d’entreprises. On l’a
compris, ces documents ne sont pas seulement destinés à faire ployer
un peu plus les étagères du C.O.R.D.E.S. ou de la D.G.R.S.T. (1) ; ils
sont susceptibles d ’avoir des effets directs sur des fonctionnements
sociaux, sur la vie de certaines catégories de travailleurs.
Les discussions qui traversent le groupe sont alors des discus­
sions très politiques qui se recoupent en partie avec les grands débats
nationaux, notamment au sein de la gauche. Il ne s’agit pas unique­
ment de discuter de pouvoir et de partage de la décision, mais, comme
on le verra, il s’agit de replacer les engagements de l’entreprise face
aux engagements militants de ses membres.

Etre militant autrem ent


Geste a ses locaux dans un petit appartement à deux pas de
l’Étoile. Quoi... une coopérative en plein 16e arrondissement ! René,
avec sa dégaine d ’étudiant prolongé, est habitué à ce genre d ’objec­
tion ; il répond tranquillement : « Le 16e, c ’est moins cher... moins
cher que les Halles ou Saint-Germain. De toute façon, pour ce genre
de boîte, on ne peut pas s ’installer dans n ’importe quel quartier. Alors
le 16e c ’est peut-être moins « in » que Beaubourg, plus bourgeois, mais
nous, ça nous arrange. Les clients traditionnels sont rassurés par
l’adresse et les autres, ils nous connaissent assez pour ne pas s ’arrêter
à ce genre de détail. »
Why not, ma chère ? Il faut reconnaître que ce n ’est pas le
genre I.B.M. : deux petites salles de réunion et une cuisine pleine de
bouteilles — vides — ; deux vélos, écologiques dans l’entrée ; sur les
murs un grand posteur d’Einstein et la déclaration des femmes du P.S.
Claude, l’aîné du groupe, la quarantaine proche et la voix très
douce, rappelle les origines de Geste : « On a commencé à se réunir
fin 72. On était une dizaine à discuter de nos boulots, de notre enga­
gement politique, d ’un éventuel projet. Il y avait René E. informaticien
104 Autrement 20/79

X, et René C — centralien, moi-même, centralien — Dominique, X -


André, philosophe — Daniel, journaliste — Annie, avocate — Clau­
dine, économiste — José, économiste et quelques autres. C ’était le
début de l ’union de la gauche : il y avait parmi nous des gens du
P.S.U ., du P.S., du P.C. et de la Ligue. Pendant six mois, on a
essayé de voir comment on pouvait être militant autrement q u ’aux heu­
res de fermeture et les jours fériés... On essayait aussi de définir nos
revendications par rapport à notre travail, c ’est-à-dire par rapport aux
recherches q u ’on produisait pour d ’autres. On a assez vite tourné en
rond et c ’est à ce moment q u ’on a décidé de faire vraiment quelque
chose et on a créé le bureau d ’études. »
Leur objectif de départ est le suivant : travailler en collectif,
bien sûr, mais aussi changer de pratique professionnelle, en mélangeant
le travail classique (d’expertise) et le travail de recherche. La structure
juridique choisie est très souple : c’est celle de la société civile (d’études
et de recherches). Le capital initial s’est élevé à 1 400 F (soit 200 F par
personne) ! Ne pas croire cependant que leur succès a été immédiat.
Dominique, l’œil bleu et la cigarette — américaine — vissée à la
lèvre, rappelle posément : « Geste, ça n ’a pas été du velours. Pendant
5 ans, on n ’a pas arrêté de s ’engueuler. La violence de notre groupe
était difficilement supportable pour ceux qui n ’étaient pas vraiment
dans le coup. » André surrenchérit : « Les choses ont changé à partir
du moment où il y a eu du travail pour tout le monde. Avant, on
était sans cesse angoissé par le manque de commande. Il fallait garder
du boulot à l ’extérieur et notre fonctionnement interne s ’en ressentait
durement. C ’était toujours pareil : on démarrait sur les problèmes de
fric et de contrat pour ensuite se remettre en cause sur les comporte­
ments individuels. Toutes les critiques q u ’on s ’envoyait à la gueule fa i­
saient mouche. Elles portaient d ’autant plus q u ’on se faisait con­
fiance... C ’est peut-être pour ça q u ’on a tenu le coup. »
Les membres de Geste sont unanimes pour refuser une image
d’eux par trop « ouatée », celle' d’un cocon pour ingénieurs, pour élites
à bicorne.

Beaucoup de com pétence, un brin de contes­


tation
Les premiers contrats sont venus, mais assez doucement : des
contrats « classiques » — expertises économiques, mais aussi des con­
trats militants, pour les partis. « Après l ’élection présidentielle de 1974,
raconte René E., le P. S. nous a demandé une étude pour réorganiser
ses structures. Nous, ça nous intéressait beaucoup ; on pensait pouvoir
améliorer les structures associatives sans pour autant retomber dans le
modèle dominant de l ’entreprise privée. Et bien, on a dû déchanter;
nos idées ont buté sur trop d ’obstacles ; ça dérangeait trop de petits
empires. On a eu aussi un début de projet pour le P.C., mais ça n ’est
pas allé très loin non plus. Maintenant, on ne travaille plus pour les
partis. »
Il y a eu d ’autre part, des études de redémarrage d ’entreprises.
C’est là un point très important (voir enquête Marketube et interview
Les tertiaires supérieurs 105

de Daniel Carré), mais sur cette question, les gens de Geste sont pru­
dents. Ils ne se sentent pas assez disponibles pour suivre intégralement
toutes les opérations. « Or, estime Claude, c'est difficile si on veut
aller ju sq u ’au bout, sans risquer de faire trinquer les travailleurs. On a
préféré en rester là... mais il y a sans doute beaucoup à faire dans ce
domaine. » René E. souligne à ce sujet : « On travaille souvent pour
les comités d ’entreprises. On leur fa it des expertises pour leurs pro­
grammes de revendications ou pour la gestion de leurs organismes
sociaux ; mais on ne se comprend pas toujours. Nous, on a une vision
économique ; eux, une vision très syndicale et sociale. Ça ne colle pas
parfaitement. »
Peut-on conclure provisoirement sur une baisse de l’intensité
militante des études de Geste ? Pas nécessairement ; disons plutôt qu’il
y a une reconnaissance des limites et des possibilités en la matière, ce
qui n’implique pas un abandon. André estime que « de toute façon, il
fallait q u ’on réfléchisse plus à fond. On veut continuer ces opérations
de redémarrage, mais il fa u t q u ’on puisse le faire dans les meilleures
conditions. Ça veut dire q u ’on ne peut pas sauver les boîtes condam­
nées. Ce q u ’on veut proposer, c ’est une intervention avant la catastro­
phe, pas une fo is que les carottes sont cuites. »
A l’heure actuelle, six ans après le démarrage, les contrats et les
études pour les entreprises affluent ; il n ’est même pas nécessaire de
faire du démarchage. Geste a réussi à s’imposer, en même temps que
s’est imposée une image de marque : beaucoup de compétence et un
brin de contestation (2).
A cet égard, la situation est stabilisée. René E. estime : « Main­
tenant, on est plus “p r o ”. On sait n ’accepter que ce q u ’on est capable
de faire. » Ce qui ne veut pas dire que les difficultés aient disparu.
A ujourd’hui, la discussion collective porte davantage sur le fonc­
tionnement interne du groupe, sur le partage du travail entre ses mem­
bres et sur les orientations futures à adopter. Les principes de base
sont naturellement ceux de l’égalité complète entre les charges, les déci­
sions et les avantages.

Des frais fixes pratiquem ent nuis


Un premier élément qui frappe l’imagination : il n ’y a pas de
secrétaire, pas de créature sophistiquée attachée à sa machine et à la
voix de son maître. Ce sont les membres de Geste qui tapent eux-
mêmes leur correspondance (pour les rapports, nécessairement plus
longs et plus difficiles à mettre en page, ils s’adressent à un pool de
secrétaires extérieur). Il n ’y a pas non plus de Portugaises pour faire le
ménage : en principe, une rotation s’organise pour assurer cette tâche
ingrate (René E. avoue que ce n ’est pas facile à mettre en œuvre « il y
en a même qui payent — grassement, il est vrai — leurs gosses pour le
faire pendant le week-end »).
Ces exemples peuvent faire hausser les épaules (voir interview de
P. Appell), laisser croire qu’il ne s’agit là que de bonne volonté mili­
tante, de scoutisme de diplômés, sans signification concrète. Pourtant,
cela donne à réfléchir. Geste n’a pas non plus de photocopieuse. René E.
106 Autrement 20/79

explique qu’« on en avait pas besoin ; l ’information est tellement vite


partagée q u ’un document écrit suffit. Tout le monde est au courant ».
Ce fonctionnement égalitaire est aussi très économique : les frais
fixes sont pratiquement nuis, surtout si on les compare avec les dépen­
ses engagées par des entreprises classiques, travaillant dans les mêmes
activités. C ’est tellement vrai que le fisc n ’y croit pas ; il soupçonne
Geste de fraude et de dissimulation. En effet, fait remarquer Claude,
« l ’inspecteur des impôts applique à nos déclarations les ratios ordinai­
res qui intègrent une grosse part de frais fixes que nous, nous n ’avons
pas. On a beau le lui prouver, il n ’arrive pas à y croire. Il n ’y a pas
beaucoup de groupes comme nous donc les fonctionnaires manquent de
points de comparaison » (A.C.T., le SEDA, GETRAM...)
Le fonctionnement collectif des entreprises bute souvent sur le
partage effectif de la gestion et de la comptabilité. A Geste, ce n’est
pas un problème, dans la mesure où tous les membres ont une forma­
tion économique suffisante pour leur permettre de tenir la gestion de la
société civile. La responsabilité est tournante : un administrateur et un
adjoint sont nommés par le groupe pour deux ans. Ces « comptables »
tournants ont quand même trouvé le temps de mettre sur pied une
comptabilité analytique suffisamment élaborée... C ’était le minimum !
Ces quelques aspects pourraient faire croire que le paradis de
l’autogestion, se trouverait au pays des cadres (ils sont les mieux
armés, en tout cas). Ce serait tout de même aller vite en besogne et,
surtout, ce serait passer trop superficiellement sur la réalité d’un
groupe comme Geste). Là comme ailleurs, le collectif n’est jamais
acquis : derrière les sourires et les procédures, on doit rechercher les
contradictions, les erreurs, les espoirs.

Principe de plaisir, principe de réalité

La décision collective est officialisée pour la réunion hebdoma­


daire du lundi soir. C ’est là, en principe, que les choses se jouent.
Naturellement, la réunion plénière a été précédée par une série d’échan­
ges informels où la décision finale est sinon prédéterminée, du moins
largement préparée. René E. insiste quand même pour souligner que les
décisions ne sont pas si simples à prendre : « Il y a encore très souvent
des conflits. Je ne parle pas des conflits de personnes, mais des con­
flits de décision : sur les contrats à accepter, sur les méthodes de tra­
vail, sur le partage des responsabilités respectives dans une étude menée
à plusieurs. Quand il n ’y a pas moyen de s ’entendre, on tranche à la
majorité. Parfois, on ne peut pas l ’éviter. »
D’autres éléments que la politique des contrats peuvent être
source d’opposition. Il y a d ’abord la disponibilité de chacun. Une
grande motivation des associés de Geste — comme dans la plupart des
lieux de travail à fonctionnement collectif — était de se permettre le
plus de loisir possible (en moyenne, deux à trois mois de vacances par
an ; les uns échelonnant ce temps sur toute l’année, les autres le pre­
nant en une fois). Actuellement, l’abondance des commandes risque de
remettre en cause ce grand acquis du temps de vivre. On imagine les
Les tertiaires supérieurs 107

discussions : principe de plaisir, principe de réalité, collectif/indivi-


duel... les grands classiques.
R. Vaneigem (3) évoquait cette « certitude de ne pas mourir de
faim » qu’on échangeait contre l’angoisse « de mourir d’ennui ».
D’ordinaire, les entrepreneurs collectifs raisonnent à l’inverse : ils
acceptent le risque et en général la baisse de leur niveau de vie contre
la possibilité de travailler, dans la mesure du possible, comme et quand
ils l’entendent. Pour ce qui est des gens de Geste, les enjeux étaient
d’importance. Tous diplômés des grandes écoles, certains ayant déjà
une longue expérience professionnelle, ils savaient bien combien ils
valaient sur le marché (10, 20, 30 000 F par mois).
On l’a vu, accepter, il y a six ans le risque de l’entreprise indé­
pendante, c’était faire un gros pari individuel. Ça n ’a pas été facile
pour tout le monde, d’autant plus que les situations n’étaient pas les
mêmes : l’écart des âges approchait la quinzaine d’années, donc les
situations professionnelles et familiales variaient assez considérablement.
Le choix était dur pour les aînés ; ainsi Claude a progressivement
abandonné toutes ses occupations antérieures, au fur et à mesure de la
progression des commandes de Geste.
Prudence donc... et efficacité, car pour René E. qui exprime là
l’ensemble du groupe : « Être militant, ce n ’est pas le misérabilisme »
(la question qui se pose alors est de savoir où se situe la barre de la
misère !). « Quoi q u ’il en soit, personne aujourd’hui ne crie famine. »
Claude reconnaît d ’ailleurs que « les anciens niveaux de salaires ont été
rattrapés ».
René C. est plus critique. Il estime que, pour sa part, il a dû
accepter des sacrifices très différents des autres parce que lui n’a pu
garder un pied dedans, un pied dehors. Devant quitter son boulot dans
de mauvaises conditions, il n ’avait pas de bouée de sauvetage : « De ce
fait, j ’étais complètement impliqué dans Geste. Ça pas été toujours du
gâteau. L ’égalité, c ’est bien, mais l ’égalité n ’est jamais la même pour
tout le monde. Moi, par exemple, je me suis retrouvé en 75 sans tra­
vail et avec 3 gosses. René E., lui, était célibataire et avait du travail
ailleurs. Alors, bien sûr, on était payé au même tarif, mais ça ne vou­
lait pas dire la même chose. L ’égalité autogestionnaire n ’est pas tou­
jours très différente de l ’égalité bourgeoise ! »

Qu'est-ce qu'ils feraient sans m oi ?


S’il y a aujourd’hui un problème matériel, et plus largement un
problème de statut, ce n’est pas à partir d’une situation de pénurie,
c’est bien plutôt à partir d’une situation de hiérarchie : par rapport
aux non-ingénieurs d ’abord, par rapport aux vacataires ensuite.
Geste compte aujourd’hui six membres permanents, « dont une
femme » tient à préciser Claude. Sur ces six personnes, trois ingé­
nieurs, deux économistes et un philosophe. Peut-il y avoir une véritable
collaboration entre d ’une part des ingénieurs très spécialisés et d’autre
part, des économistes et un philosophe.
René E. reconnaît que cela a posé des problèmes : « Pas seule­
ment, en fonction de la formation, précise-t-il, mais aussi en fonction de
108 Autrement 20/79

l ’expérience professionnelle. Claudine qui sortait juste de l ’Université


ne connaissait pas la réalité du marché spécifique, mais elle s ’est accro­
chée... » Et André, le philosophe ? « E t bien, il s ’y est mis, lui aussi ;
il a suivi des séminaires d ’informatique, il a lu des bouquins. Bien sûr,
ce n ’est pas un ingénieur, mais il sait de quoi nous parlons et comme
on a besoin de lui pour l ’aspect sociologique, réflexif, ça colle très
bien. »
André intervient alors, goguenard : « Q u’est-ce q u ’ils feraient
sans moi, les pauvres ? En fait, il y a eu un mouvement dans les deux
sens, de la philo vers l ’informatique et réciproquement. Justement,
l ’intérêt d ’un groupe comme Geste, c ’est de montrer que le problème
de la technique n ’est pas insurmontable, que tout le monde peut s ’y
mettre. Bien sûr, il y a des choses que je ne peux pas faire — quand
il s ’agit de programmes d ’information, par exemple — mais ce n ’est
pas le plus important. »
Claudine, pour sa part, tient à préciser que « Geste ça m ’aura
appris à travailler en collectif. Quand je suis arrivée, j ’avais 23 ans,
aujourd’hui plus personne ne me fa it peur. Quand j ’interviens dans
une boîte, je me fo u s complètement de la hiérarchie... Geste m ’aura
apporté cet énorme acquis social. »
Ne pas croire pourtant que l’intégration à Geste n’est qu’une
formalité. Alain, par exemple, un des plus anciens « compagnons de
route » n ’a pas su intégrer l’équipe. René E. estime qu’« Alain ne
pouvait pas supporter le climat d’agression qui régnait alors. Il se sen­
tait d’autant plus insécurisé qu’il manquait d’expérience professionnelle
et qu’il cherchait une place stable ».
Alain qui, au moins sentimentalement, reste toujours très attaché
au groupe, analyse les choses de la façon suviante : « Je viens d ’une
fam ille pauvre ; mes parents n ’ont pas fa it d ’études. Pour eux, c ’était
vital que, mon diplôme en poche, j ’aie une place stable. Geste, c ’était
l ’aventure... A l ’époque, j ’avais demandé d ’y être salarié... pour être
plus sécurisé, vis-à-vis de ma famille. Les autres ont refusé, parce que
ça allait à l ’encontre des principes collectifs. Je ne leur en veux pas
pour ça. Mais aujourd’hui, c ’est peut-être paradoxal, je trouve que
Geste est moins attrayant q u ’au départ. D ’accord, ça tourne ; il y a du
travail pour tout le monde... mais le collectif n ’existe plus. Chacun fa it
son boulot dans son coin. »
Pour les vacataires, c’est encore plus compliqué. Les activités de
Geste se sont à ce point développées que le groupe a dû faire appel à
des collaborateurs extérieurs. Comment les principes collectifs peuvent
leur être appliqués ? Ils travaillent sur contrat, parfois avec un forfait.
Ils ne sont donc pas dans la même situation que les permanents. Plu­
sieurs de ces vacataires sont des amis de longue date du groupe et cela
a permis une intégration, même partielle, assez facile. Il n’empêche que
le problème reste posé, même si Claude fait remarquer que « l ’an passé,
sur 600 journées de travail fournies par Geste, 140 l ’étaient par les
vacataires. Pour 79, on peut prévoir 800 à 1 000 journées, dont guère
plus de 120 pour les vacataires ».
Les tertiaires supérieurs 109

Le collectif, l'affectif, la famille : les couacs


« L ’a ffectif est aussi très important, reconnaît Claude. On ne
peut pas comprendre Geste si on ne comprend pas q u ’il s ’agit d ’abord
d ’un groupe d ’amis. » Ce qui n ’empêche pas, bien sûr, les oppositions.
René E. pour sa part n ’accepte plus de travailler sur les mêmes études
que René C. : « On ne se supporte pas dans le travail concret...
mais on reste copain pour le reste... »
A Geste, on ne se cache pas les conflits personnels, surtout quand
ceux-ci recoupent des oppositions politiques. Il y a quelques années,
une rupture est intervenue au sein du groupe à propos de l’U.R.S.S. et
de sa politique vis-à-vis des Juifs. On peut se demander en quoi l’anti­
sémitisme soviétique concerne le fonctionnement d’un bureau d’études
parisien ? Eh bien il se trouvait que l’un des membres de Geste était
encore au P.C.F. et que les autres voyaient dans ses justifications une
logique antisémite. René E. observe que « les discussions politiques ont
toujours été âpres, mais on a préféré aller ju sq u ’au bout de nos posi­
tions, pour en tirer toutes les conséquences ».
Autre question politique pour laquelle le groupe a dû se remet­
tre en cause et essayer d ’harmoniser son idéal et sa pratique : celle du
rôle des femmes et notamment des épouses et des compagnes. « Les
femmes se sont vite senties partie prenante du projet, raconte René E.
On a essayé de les associer. Mais ça n ’a pas très bien marché. La
seule fille qui a pu rester, c ’est Claudine. Mais elle avait quand même
une form ation d ’économiste assez poussée et puis elle s ’est vraiment
accrochée. »
Cet échec n ’est pas seulement imputable à un problème de com­
pétence, de décalage entre les formations des hommes et des femmes.
Ces dernières avaient pour la plupart un haut niveau de connaissances
(l’une d ’entre elles sortait aussi de ΓΧ). Il semble que l’échec s’expli­
que davantage par ce qui serait de l’ordre du relationnel et de l’opposi­
tion entre les sexes. Quelqu’ait pu être leur dynamisme, les femmes de
Geste restaient les femmes de ceux qui avaient formé le groupe Geste.
En somme, on leur proposait l’intégration par le biais familial. C’était
difficilement acceptable ; d ’autant moins acceptable qu’à la violence du
groupe se serait alors ajoutée la violence particulière aux différents
couples.
On en a encore la preuve : la famille et la structure collective
ont du mal à coexister... et pourtant, c’était un des objectifs de départ
de Geste que d ’associer le professionnel et le familial. On n ’en parle
plus guère aujourd’hui.
Ne pas croire cependant que ces femmes se sont laissées submer-
gér. Elles ont d ’abord créé un groupe femmes de réflexion autour de
Geste. La discussion a ensuite débouché sur la constitution effective
d’une autre entreprise — SEFIA — entreprise de formation pour et
par les femmes qui travaille notamment pour les comités d ’entreprises
et municipalités. SEFIA est gracieusement hébergée par Geste... (là
encore, on observe combien une logique collective permet une utilisa­
tion plus rentable et plus intensive des locaux).
110 Autrement 20/79

Une bonne formule pour la recherche


Le raisonnement économique conduit à ce qu’on se pose la
question de savoir si un petit groupe autogéré n’est pas particulière­
ment adapté au secteur de la recherche — ou, tout au moins, à cer­
tains domaines de ce qu’il est convenu d’appeler le tertiaire supérieur
(étude d’organisation, programmes informatiques, automatisation
d’usine, élaboration de prototypes, etc.)· Un pays comme la France,
métropole capitaliste secondaire, a sans doute tout intérêt à favoriser le
développement de petites unités à forte valeur ajoutée et à faible
immobilisation de capital (voir interview de J.-J. Rosa).
Les associés de Geste ont bien conscience de ce phénomène
d’autant plus qu’ils sont persuadés de la meilleure efficacité d ’un fonc­
tionnement autogestionnaire en matière de recherche. René E. l’expli­
que ainsi : « Nous sommes plus créatifs, non seulement parce qu'il n'y
a pas de hiérarchie pour nous emmerder, mais aussi on s ’implique
vraiment dans ce qu ’on produit : pour des raisons politiques et pour
des raisons intellectuelles. Ce q u ’on fa it c ’est largement de la recher­
che. A u départ, on était un peu paniqué par l ’aspect recherche : il a
fallu q u ’on élabore une méthode, q u ’on adopte une optique sociologi­
que. Je crois que maintenant, il y a un style Geste, une démarche de
recherche originale. On y est très attaché... »
Claude qui est sans doute d’un naturel plus placide que René E.
approuve, mais tient à souligner que « l ’environnement économique
nous pousse sans arrêt à nous réorienter vers la structure traditionnelle.
On travaille beaucoup avec l ’administration : la logique des contrats
publics est si pesante q u ’on est souvent tenté d ’adopter un mode de
fonctionnement plus classique ». René agite alors ses boucles blondes et
ne semble pas d’accord.
On en arrive là à une des formes de discorde du groupe : quel
est le statut définitif qu’il convient de donner à Geste ? La formule
juridique de la société civile n’est plus tenable, du point de vue de la
gestion et du point de vue fiscal (il faut, par exemple, solder le compte
de la société tous les ans, alors qu’une grande partie des contrats sont
pluriannuels. Par ailleurs, la société civile n ’échappe plus à l’assujettis­
sement à la T.V.A. ce qui lui enlève une grande part de son attrait fis­
cal).

Se renvoyer l'ascenseur
Claude et quelques autres pensent que la structure juridique
n’est pas importante et que c’est le fonctionnement réel qui compte :
« La S.A .R .L ., c ’est ce q u ’il y a de plus simple pour nous ; pas la peine
d ’aller chercher plus loin. » René E. n’est pas d ’accord : « J ’estime q u ’il
fa u t éviter un trop grand décalage entre le droit et la pratique. Pour
des raisons théoriques, mais aussi pour des raisons très concrètes. Je
pense aux conflits entre nous. La structure coopérative avec son principe,
une personne, une voix — garantie mieux l’égalité de chacun en cas
d ’opposition. »
La stratégie
de l’affectif
Marie-Odile M arty

Les notions de fonctionnem ent collectif, communautaire, auto­


géré, etc. sont devenues synonymes de liberté et de bien-vivre : là sem­
blent se résoudre les rapports de domination sociale. Le mot « collec­
tif » lui-même efface d ’un coup de baguette magique, toute allusion à
des rapports de pouvoir internes au groupe vivant cette expérience ;
comme si, créer ensemble, avoir un minimum d ’accords idéologiques et
de valeurs communes, lutter ensemble, refuser ensemble la « société »
présente, expérimenter ensemble d ’autres form es d ’organisations socia­
les, ceci annulait du même coup toute inégalité interne, et tout exercice
de pouvoir.
Le collectif apparaît, dans l ’imagerie actuelle, comme le lieu
d ’une certaine transparence, lieu égalitaire et chaleureux. Là chacun
peut exister, dans l ’intégralité de sa personne, épanouir ses capacités,
développer ses projets, et être reconnu comme tel. A ce lieu « collec­
tif » s ’opposerait alors l ’univers du hiérarchique, tronquant l ’homme
dans sa globalité, monde de l ’opacité, dominé par les rapports de pou­
voir et les conditions inégalitaires.
Le mythe est tenace. Sans doute, les « militants du collectif »
qui, depuis dix ans, ont habité ou traversé des structures collectives,
ont-ils fa it l ’expérience souvent douloureuse d ’une réalité bien diffé­
rente. Mais le mythe est particulièrement diffus dans les milieux gravi­
tant autour de ce thème : à défaut d ’avoir pris les risques de s ’aventu-

Sociologue
travaille sur les modes de fonctionnement collectif
Les tretiaires supérieurs 111

René C. est à la fois plus septique et plus optimiste (cela corres­


pond sans doute à sa nature... véhémente) : « La structure coopérative,
pour certains, c ’est ce qui permet de réduire le plus les charges fiscales
et de réaliser une sorte d ’optimisation sur ce plan. Ce n ’est pas une
question de grands principes. Le mieux, je pense, c ’est un règlement
interne à la guise du collectif et les contraintes juridiques les moindres
— pourquoi pas le statut de S.A. ? »
Désabusé René C. ? Certainement pas ; il n’est que de l’entendre
répliquer à Alain qui doute du caractère collectif de Geste : « Geste est
un groupe qui s ’interroge sans arrêt, où l ’on s ’engueule tout le temps,
mais ça fait avancer les choses. C ’est sûr, on a chacun nos stratégies
personnelles. Moi, par exemple, je travaille depuis un an sur un objec­
tif : l’évolution de la qualité des soins médicaux. C ’est un contrat inté­
ressant, pour moi bien s û r; mais d ’autres en profitent aussi petit à
petit. »
Geste demeure aussi une structure collective, dans la mesure où
chacun se renvoie l’ascenseur.
Geste, ou les liftiers de l’autogestion ? a 123

(1) — Comité d’organisation des recherches appliquées sur le développement écono­


mique et social.
— Direction générale de la recherche scientifique et technique.
(2) Geste est d’autant plus connu dans le milieu de la recherche et des études
informatiques qu’il a rédigé un des documents annexes au rapport Nora-Minc relatif
aux banques de données.
(3) « Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations », Gallimard.
Et en quoi sont-i/s si différents 113

rer dans une réelle pratique collective, on parlera de « sensibilité auto­


gestionnaire ». Ce terme même est bien suggestif, d ’un rapport au
mythe, qui s ’ancre dans une adhésion affective plus que dans une
réflexion rationnelle pesant contraintes et choix. Or, la lutte pour le
pouvoir est aussi au cœur du système du collectif : le collectif est peut-
être un havre parmi les systèmes organisés, c ’est peut-être une maison
au milieu des usines, des bureaux et des appartements vides de sens.
Mais c ’est une maison de feu.
Il suffit pour s ’en convaincre, de regarder de près le fonctionne­
ment de ces structures, pour voir q u ’elles impliquent en fa it de nouvel­
les formes d ’accès au pouvoir, et non pas une suppression pure et sim­
ple du pouvoir, comme le voudrait l ’utopie. Certes, ces pratiques sont
difficiles à repérer, comme telles, c ’est-à-dire ayant partie liée au pou­
voir. Non seulement, elles n ’entrent pas dans les pratiques répertoriées
dans d ’autres form es d ’organisations (hiérarchiques et autoritaires par
exemple). Mais de plus, elles sont recouvertes d ’un fo r t discours égali­
taire. Cependant les sujets qui habitent de telles structures de sociabi­
lité produisent alors une nouvelle culture du pouvoir qui pour être
ainsi mal représentée, n ’en est pas moins vivante.

L'inégalité au cœ ur du systèm e de l'égalité


On a vu ci-dessus (1), comment l’univers du collectif est orga­
nisé lui aussi autour de rapports de pouvoir, et quelle est ici la struc­
ture très particulière de ces rapports. La question qui m’occupe ici
c’est : comment sont « habitées » de telles structures ? Comment ça se
vit, cet univers inégalitairement égalitaire ? Et quel visage prennent les
habitants de tels lieux ?
Si les « modalités d ’exercice du pouvoir » dans ce type d ’organi­
sation, ont changé de forme par rapport à des modes plus traditionnels
d’organisation hiérarchique, l’exercice de la domination sociale a pris,
lui aussi, de nouvelles formes. L’aliénation a changé d ’apparence. Elle
est devenue si subtile qu’elle s’enfuit dès qu’on essaie de la nommer.
Qui peut alors durer, et qui peut alors devenir dans un tel univers ?
Mais dire que c’est en fait un système inégalitaire régi par des
rapports de pouvoir, n’est pas suffisant. L’inégalité instituée, repérée,
comme elle peut l’être dans un système hiérarchique, a au moins
l’avantage d ’être relativement confortable. La difficulté à vivre des uni­
vers collectifs, dès lors que l’on abandonne l’utopie harmonique, c’est
de vivre la tension permanente qui les caractérise entre l’intentionalité
égalitaire et l’inégalité. C ’est pour cela que la domination sociale, ici,
est subtile : elle n’est pas donnée une fois pour toutes, localisée, fixée
en un mode de rapports ; l’inégalité pourchassée se déplace et resurgit
inlassablement. Le principe d ’égalité n’est donc pas seulement un dis­
cours destiné à occulter une réalité inégalitaire. Il est la pierre angu­
laire du fonctionnement collectif. Il s’exerce dans deux directions : celle
de l’organisation du travail, et celle de la gestion de la structure.
114 Autrement 20/79

Savoir tout faire ?


Tout le monde fait tout. Ce parti pris de polyvalence que l’on
retrouve dans la plupart des lieux de travail collectif renvoie tant au
niveau fonctionnel, qu’au niveau hiérarchique. Mais l’inégalité n’est pas
pour autant balayée, elle est déplacée : à l’inégalité de statut et
d ’expertise technique va faire place une inégalité essentiellement cultu­
relle : les différences d ’expériences, de capacités, de possibilités d’ajus­
tement. La tentative de réconciliation entre conception et exécution du
produit va encore renforcer cette inégalité culturelle, mettant l’accent
sur les difficultés d ’accès aux savoirs et sur les diversités socio­
économiques.
Cette inégalité qui toujours resurgit est le problème majeur. Les
organisations développent pour la conjurer deux types de stratégies,
parfois alternatives, mais le plus souvent conjointes : d ’une part une
tentative de réduction des inégalités économiques : le plus souvent, on
trouve, sinon une péréquation des salaires, du moins un aplatissement
remarquable de l’échelle des salaires. Mais cette pratique ne pourrait
tenir s’il n’existait par ailleurs un mécanisme majeur de régulation de
l’inégalité : l’apprentissage.
Dans toute organisation collective, on rencontre ce processus à
un moment donné de l’histoire. L’apprentissage ne se limite pas à
l’accès à une profession, ou à une évolution socioculturelle : c’est une
double évolution inséparable dans l’ordre du métier et dans l’ordre du
pouvoir décisionnel qui permet un cheminement vers plus d ’égalité.
Enfin un autre mécanisme, original, de réduction des inégalités
consiste dans l’accès pour tous à l’environnement. Dans l’entreprise
classique, le contrôle de l’environnement clients, concurrents, le fisc,
les administrations, l’État, est concentré au sommet, tandis qu’est délé­
gué à divers spécialistes (médecins psychologues, assistantes sociales,
ergonomes) le pouvoir de traiter les problèmes concernant la vie privée
des travailleurs. Ici, on ne trouve plus de fonctions spécialisées dans le
traitement des rapports à l’environnement, fonctions obéissant encore à
une division interne du travail, mais au contraire chaque participant de
l’expérience est concerné.
L’utilisation de l’environnement par chaque acteur du système
considéré est en fait un point capital du fonctionnement : d ’une part la
maîtrise d ’un environnement multiple permet une osmose efficace avec
le marché concerné par le produit de l’organisation ; mais d ’autre part
chaque acteur trouve ainsi à l’extérieur des ressources possibles à rap­
porter à l’intérieur. Ces ressources renouvelées, non seulement alimen­
tent la vie de l’organisation, mais réalimentent chacun en pouvoir, et
donc en capacité de négociation avec autrui. Mais les inégalités, même
réduites, réapparaissent à tout moment soit autour de capacités diffé­
rentes, soit à propos de la production, où la division du travail est dif­
ficile à enrayer. Le secrétariat, par exemple, apparaît toujours comme
un point noir de tout fonctionnement collectif.
Mais une autre composante vient contrebalancer les difficultés
inhérentes à l’égalité dans l’activité de production : l’égalité dans le
droit de regard, de parole, et de décision quant à la gestion de la
structure.
Et en quoi sont-i/s si différents 115

Parler pour dire...


Le principe qui fonde ici l’organisation de la décision réside
dans la négociation permanente. L’idéologie égalitaire qui se cherche
dans la polyvalence du côté de l’exécution, s’inscrit dans la notion de
partage dans l’univers de la décision. Dans cet univers, où personne ne
peut imposer une décision en vertu d ’une autorité statutaire, chacun ne
parvient à faire passer son point de vue qu’en négociant avec les
autres. Lin tel type de prise de décision nécessite des ajustements énor­
mes à travers un taux étonnant de rencontres formelles et informelles
et d’échanges verbaux à toute occasion, où l’on se communique des
informations, mais aussi des points de vue personnels sur les événe­
ments et les situations.
En effet, le problème ici n’est pas d ’avoir son mot à dire dans
une décision, mais de savoir quel mot dire. Dans un univers où ce
n’est pas l’exercice d ’une autorité formelle qui fonctionne comme struc­
turant et qui permet de poser des repères et de se construire une repré­
sentation de la situation, ce n’est qu’en connaissant le point de vue de
l’autre que l’on parvient à se repérer.
Mais là encore, certains sont moins égaux que d’autres, et ce,
moins par quelques qualités psychologiques d’écoute que par des capa­
cités différentes : comprendre le langage de chacun sans le réduire au
sien propre ; arriver à situer qui est l’autre, à repérer l’ensemble des
éléments qui le font réagir de telle ou telle manière ; trouver le temps
pour ces échanges, etc.
Ceci conduit au règne des grands interprétants. La domination
qu’ils exercent est extrêmement subtile : ils sont légitimés facilement
par le besoin qu’on a d ’eux pour éclairer des situations où l’on a du
mal à se repérer. Si une quelconque religion, psychanalytique ou politi­
que, préstructure leurs discours interprétatif, c’est presque un moindre
mal parce que le lieu de leur' discours est localisable. Mais le paradoxe
c’est que plus ils éclairent au plus près des situations concrètes, plus ils
produisent d ’aliénation pour les autres : producteurs de représentation
pour les autres, ils désapproprient en particulier les plus défavorisés
culturellement, de la capacité à construire du sens pour soi et par soi-
même.
Dans le domaine de l’information, l’inégalité culturelle se mani­
feste dans la capacité à utiliser l’information. Si, contrairement aux
entreprises traditionnelles, elle circule largement, ce n ’est pas pour
autant qu’elle est déchiffrée par tous : d’une part le domaine de la ges­
tion est une technique et là aussi un apprentissage quasiment scolaire
est nécessaire (comptabilité par exemple). Par ailleurs une information
est pertinente pour soi, si l’on a les moyens de la relier à l’ensemble
du fonctionnement.
Le troisième type d ’inégalité culturelle se manifeste dans
l’apprentissage du pouvoir : au-delà de la capacité de gestion et de la
capacité d ’expression, c’est plus fondamentalement la capacité d ’entrer
en conflit avec autrui qui est nécessaire pour durer dans ce jeu de pou­
voir partagé. L’illusion communautaire et fraternelle a deux issues :
soit elle aboutit au psychodrame permanent, et les décisions tendent à
116 Autrement 20/79

se prendre à côté, en cachette, ou à ne plus se prendre du tout. Soit


elle évolue vers des structures de négociation.

La rançon de l'égalité
Il n ’entre pas ici dans notre propos de pénétrer plus avant dans
ce problème de l’inégalité, mais de repérer comment cette nouvelle
rationalité sociale que l’on vient de montrer à l’œuvre dans les structu­
res collectives, implique une nouvelle rationalité personnelle pour les
sujets qui les habitent. On peut caractériser celle-ci comme combinaison
de quatre éléments fondamentaux : la mobilité, la mobilisation, l’adhé­
sion à la valeur travail, et l’utilisation de l’affectif. Ces quatre élé­
ments sont les piliers sur lesquels repose l’intentionnalité égalitaire, en
ce sens que ce n’est que par leur mise en œuvre que cette intentionna­
lité s’ancre dans le réel. Mais paradoxalement c’est leur mise en œuvre
même qui crée des différences entre les participants, car chacun a plus
ou moins de moyens pour s’adapter à cette nouvelle rationalité. L’iné­
galité est la rançon de l’égalité.

Le principe de mobilité est une pièce maîtresse du dispositif de


lutte contre l’inégalité. Il faut d’une part que l’organisation ait sur ses
membres un projet de promotion humaine et professionnelle (même s’il
est implicite) — et qu’elle se donne les moyens d’un tel projet. Mais
ceci n’est pas une condition suffisante car il faut, inséparablement, que
les individus soient eux-mêmes porteurs d’un projet personnel de mobi­
lité socio-culturelle. C ’est à cette condition que peuvent fonctionner les
processus d’apprentissage permettant une tension vers la polyvalence ou
l’accès à l’expertise dans l’ordre de la production, et vers l’aptitude à
la négociation dans l’ordre de la gestion.
La mobilité est nécessaire pour gérer les inégalités, car, si une
fois dépassée la phase fusionnelle de départ, on ne peut ignorer la réa­
lité des différences présentes, on peut tout au moins mettre en œuvre
les moyens de les résorber dans l’avenir. Le principe de mobilité cons­
titue ainsi un véritable plan d’épargne-logement permettant de suppor­
ter le présent : ce que l’on ne « touche » pas en pouvoir partagé
aujourd’hui est crédité pour l’acquisition supposée de ce pouvoir,
demain. Ainsi le discours égalitaire peut-il tenir le coup, par cette péré­
quation des revenus symboliques de l’expérience qui faute de ne pou­
voir être réalisée dans le présent est déplacée dans le futur.
Ce qui sous-tend donc ce principe de mobilité, c’est l’hypothèse
implicite que si tout le monde n’est pas égal aujourd’hui, chacun a les
mêmes chances d ’accès aux lendemains. Or, cette hypothèse a bien évi­
demment ses limites :
• même dans un univers collectif où les moyens d’expression
sont infiniment supérieurs à ceux dont on dispose en système hiérarchi­
que, chacun n’a pas, pour autant, les moyens de formuler, ou de
déployer, un projet personnel ;
• par ailleurs, les handicaps socioculturels de départ sont parfois
suffisamment importants pour être très peu dépassables ;
• enfin, l’histoire a ses lois (1). Même si dans l’euphorie et
Et en quoi sont-ils si différents 117

l’incertitude généralisée du début, les chances de mobilité sont maximi­


sées, elles se referment progressivement sous l’effet de la structuration
des pouvoirs d ’expertise, et de la constitution de la norme. Si bien que
quelques-uns seulement réalisent finalement leur projet.
Il ne s’agit pas pour autant de rendre négatives ces tentatives
d’apprentissage : de toutes façons, il y a un acquis indéniable pour
l’individu. Mais le principe du mouvement généralisé, qui vient prendre
la relève du principe d’égalité est lui aussi un mythe, si on le prend au
pied de la lettre.

De l'aube au crépuscule
Cependant la caractéristique la plus fondamentale de la Maison de
Feu, est cette nécessité pour ses habitants d’être sur le qui-vive, quasi­
ment 24 heures sur 24, et tous azimuts.
• Par rapport à l’extérieur, la mobilisation des participants sur
l’environnement de leur organisation, dépend évidemment du rapport
qu’entretient l’organisation avec celui-ci. Mais plus elle est ouverte,
plus l’écart se creuse entre ceux qui ont les moyens en temps, capacités
culturelles, techniques, etc. de s’infiltrer dans l’environnement, et les
autres. On aboutit là encore à un paradoxe : si la fermeture de l’orga­
nisation crispe les jeux de pouvoirs autour de l’appropriation de seules
ressources internes, rapidement épuisées, et rend alors la domination
sociale insupportable, son ouverture en revanche, faisant entrer de nom­
breuses et multiples ressources, ouvre les jeux et ce faisant, creuse les
écarts, conduisant là aussi à des rapports inéluctables de domination.
• A l’intérieur la mobilisation est extrême. La semaine de travail
tourne explicitement ou implicitement autour des soixante heures. Ceci
s’explique d’une part par le temps nécessaire à l’exécution du produit,
soit que ce produit soit expérimental ou en recherche, soit que
l’apprentissage de la polyvalence ' diminue les rendements, soit que la
nécessité de tenir le coup sur le marché nécessite un fort rendement.
D’autre part, ce temps de production, se double comme on l’a dit de
ce temps de gestion de l’entreprise par échanges et ajustements formels
et informels.
Mais ce problème d ’investissement personnel en temps, se pose
peut-être moins en termes de quantité, qu’en termes d’investissement
psychologique, affectif, intellectuel, etc. La capacité d’apprentissage est
donc aussi fonction de la capacité et de la disponibilité que l’on peut
avoir pour se mobiliser sur l’expérience.

Travail, patrie... e t le reste


Ce qui sort, saine et sauve, et même renforcée, des structures
collectives, c’est la valeur centrale de travail et son inséparable corol­
laire, le sérieux. Tout est ici subordonné au travail. Certes on a peut-
être moins l’impression de travailler, responsable que l’on est de la
production et de l’outil de production. Certes on vit dans cet univers
des relations d’une extrême densité. Certes, dans certaines phases,
118 Autrement 20/79

l’humour, la fantaisie, l’imagination sont de rigueur. Mais malgré cela,


tout est subordonné au travail.
Ce travail se définit finalement, plus par la présence interne des
individus, par leur implication dans l’expérience, que par sa valeur
marchande, ou même par la somme des opérations effectuées. Le man­
que d ’investissement sur le collectif est péché mortel et assimilé à un
manque de sérieux quant au travail. Le consensus sur cette valeur tra­
vail est donc une condition essentielle de fonctionnement : l’autogestion
est un travail, l’expérimentation sociale est un travail, la révolution est
un travail, et comme tels, méritent du sérieux.
En fait ce qui se trame derrière cette toute-puissante valeur tra­
vail, là comme ailleurs sans doute, c’est un certain complot pour la
course au pouvoir. Certains seront exclus du complot, en cours de
route, mais la réussite de la course au pouvoir pour chacun, passe ici
par le partage inconditionnel, quoique non dit et même peut-être
inconscient, du pouvoir comme valeur.

La stratégie de ia chaleur humaine


Apparemment contradictoire, apparaît alors l’importance énorme
de l’effectif dans la régulation des rapports, et le discours sur
« l’invention de nouveaux rapports ». Ici, on sacrifie beaucoup aux
rituels du lien social : la « bouffe », les fêtes, le tutoiement, etc. Le
lien social, symbolisé par l’affectif, fonctionne idéologiquement comme
objectif prioritaire, comme raison mise en avant d’être ensemble. Mais
en fait, valeur travail/pouvoir, et « chaleur humaine » ne sont pas con­
tradictoires. Bien au contraire, la chaleur humaine est ici l’instrument
privilégié du pouvoir.
D ’une part, dans un contexte où l’on n ’a pas de moyens légiti­
mes d’autorité, où l’idéologie égalitaire empêche d ’utiliser tout argu­
ment d ’autorité pour convaincre l’autre d’en passer par où l’on veut, le
seul moyen de pression est alors la séduction.
Par ailleurs, l’affectif est un moyen privilégié d ’obtenir l’inves­
tissement de l’autre sur l’expérience, lorsque l’on a besoin de sa parti­
cipation. Lorsque la situation se modifie de telle sorte que l’autre n’est
plus indispensable, le rapport affectif tombe dans les oubliettes de
l’histoire locale : soit l’autre a alors les moyens d’imposer son existence
quand même, soit, s’il ne les a pas, il disparaît avec la perte du lien
affectif.
Enfin, dans les phases où l’on rencontre de grandes difficultés à
définir des objectifs à l’organisation (principalement dans le temps du
démarrage) et où l’intégration des membres à l’expérience devient pro­
blématique, la stratégie de l’affectif est là encore bien utile pour servir
de ciment.
L’« invention de nouveaux rapports » est donc à ranger égale­
ment dans le placard aux mythes. Certes les rapports sont plus chaleu­
reux qu’ailleurs, mais ils ne servent finalement qu’une hyper-stratégie.
Certes la « libération » sexuelle sévit, mais les « rencontres » résistent
rarement à l’ordre implacable de la course au pouvoir qui ne peut se
passer de la stabilité d ’un univers domestique. On fait l’amour si
Et en quoi sont-iis si différents 119

nécessaire, mais on ne badine pas avec le travail. L’autogestion dans le


monde du travail, fait ainsi la fortune du couple conjugal et de la
famille.

Mouvement permanent, implication massive, dévouement total à


une culture du travail et du pouvoir, réduction des rapports humains,
tel est le prix à payer d ’un système qui repose sur des ajustements
mutuels tant dans l’ordre de la production que dans celui de la struc­
ture, et non pas sur l’autorité de savoir-faire totalement codifiés, et de
hiérarchies toutes-puissantes. Il ne s’agit pas pour autant de remplacer
une utopie à odeur de paradis, par une vision catastrophique — mais
de repérer que, choisir le collectif démocratique comme alternative au
hiérarchique autoritaire ou libéral, c’est peut-être d’abord choisir un
autre type de contraintes et un autre mode de domination.

Les nouveaux hom m es


Habiter des systèmes collectifs, c’est donc posséder ou dévelop­
per des capacités à vivre le type de rationalité constitutif de ces struc­
tures. Et effectivement les hommes que l’on y rencontre font figure de
« nouveaux hommes », tant par leurs changements de comportements,
que par la transformation de leur système de valeurs. De telles évolu­
tions pourraient même apparaître en collusion avec les discours fémi­
nistes. Le refus des valeurs traditionnelles d’autorité, de force, d ’invin­
cibilité, de carrière, de sécurité fait figure de critique fondamentale du
culte de la virilité. Et les « nouveaux hommes » de revendiquer pour
eux-mêmes des valeurs jusqu’ici endossées par les femmes, autour de la
séduction, la sensibilité, la reconnaissance d’une certaine fragilité, aux­
quelles viennent s’ajouter des valeurs plus militantes du type capacité
de prise de risque, capacité d ’invention sociale et capacité de mouve­
ment.
Ces modifications relèvent pour une part de l’évolution de
« l’habitat organisationnel », c’est-à-dire d ’une transformation des
modes d’accès au pouvoir. La négation de la notion de carrière par
exemple signifie en fait une reconversion des modes de carrière. D’une
part le collectif apparaît à un moment donné comme un tremplin pour
une nouvelle forme de carrière, dans une situation où des modes de
promotion plus traditionnels se trouvent bloqués. Le collectif est posé
alors comme finalité, car ce discours intégratif est nécessaire, mais il
apparaît vite comme instrument de redéploiement de soi.
Les expériences collectives démarrent bien souvent autour d’une
personnalité plus ou moins charismatique qui saisit là à travers
« l’animation » d ’une équipe un moyen de constitution d’une capacité
personnelle. De toutes façons il semble qu’on joue le collectif quand
on n’a pas les moyens de maîtriser l’ensemble de la situation dans
l’ordre de la production, de la gestion, ou du marché ; quand vivre
une liberté de parole et de créativité de chacun « rapporte » une capa­
cité accrue de production ; ou bien quand on a intérêt à une gestion
collective qui fait reposer risques et responsabilités sur un ensemble, et
non sur une personne.
120 Autrement 20/79

Le collectif est une nouvelle source de carrières personnelles.


Mais sous cet angle il est le symptôme d’un phénomène intéressant : la
fin des héritiers. Le thème de l’invention et de l’expérimentation qui a
émergé ces dernières années désigne bien une logique s’opposant à celle
de l’héritage. Les nouveaux hommes ne jouent plus les héritiers. Soit
qu’ils n’aient pas d ’héritage et qu’ils soient ainsi poussés à conquérir
de nouveaux espaces, soit qu’ils aient plus à gagner dans cette con­
quête que dans le jardinage d ’un espace transmis.
Les nouveaux hommes tournent le dos à leur papa, pour sortir
grand-papa du grenier, et retrouver dans cette nouvelle filiation symbo­
lique une mémoire de ce temps où « entreprendre » était une aventure,
où « l’entrepreneur » de Jean-Baptiste Say avait figure de pionnier
social. Cette rupture d ’un rapport linéaire au père, c’est la rupture
d ’un processus de reproduction. On n ’entre plus sur des rails longue­
ment préparés par les milieux familiaux et scolaires, on fait l’école
buissonnière en quête d’un terrain où planter son projet.

Un petit-fils au-dessus de tout soupçon


Mais le modèle de grand-papa est ici lavé de tout soupçon d’éli­
tisme et de privilèges bourgeois : entreprendre est mis aujourd’hui à la
portée de tous (2). L’autogestion, comme capacité d’entreprendre collec­
tivement, fonctionne alors comme démocratisation de l’accès à la viri­
lité.
Certes, les valeurs viriles étaient en péril. En effet, l’extrême
mise en pyramide des organisations traditionnelles réserve à un petit
nombre (le haut de la pyramide) le privilège de l’exercice du pouvoir.
S’il n ’y a plus assez de place dans le ciel des valeurs viriles pour tous
les hommes, il y a péril en la demeure pour la mythologie du phallus
à travers la crise d ’identité que vivent ces hommes du bas de la pyra­
mide, exclus qu’ils sont du pouvoir. La création de fonctionnements
collectifs apporte une réponse en réintroduisant le pouvoir à la base.
Mais cette démocratisation de l’accès à la -virilité entraîne une
reconversion de la mythologie phallique : la virilité n’est plus un donné
qui va de soi, mais une conquête incessante. Le phallus n’a plus forme
de carrière bureaucratique et d ’autorité, il a forme de projet et
d’invention : le phallus n’est plus de droit, mais de fait. L’homme n ’a
plus besoin d’être fort et invincible, il peut faire montre de sensibilité
et de fragilité : cela ne fait que renforcer la prouesse qui consiste à
remettre toujours en jeu le phallus et à le dompter de nouveau. Le cré­
puscule des dieux signe l’aube des héros.
Ainsi le fonctionnement collectif, loin d ’éliminer le pouvoir
comme structurant l’organisation des rapports, et la culture du pouvoir
comme pratiques d ’habitat de ces structures, produit au contraire à tra­
vers la mise en œuvre de nouveaux modes d’organisation, une nouvelle
culture du pouvoir.
Si l’expérience dure, c’est à un monde à vif, sans protection,
que l’on est affronté. Il n’y a pas d’alternative à la course au pou­
voir : c’est le mouvement nécessaire pour ceux qui ont les moyens de
gagner. Pour les autres, la non-protection fait paradoxalement de l’uni-
Et en quoi sont-ils si différents 121

vers du collectif et de l’égalitaire un monde où l’exercice de la domina­


tion sociale est extrêmement aliénant.
L’absence de règles formelles produit pour les participants une
quasi-impossibilité de se représenter ce qui se passe. L’absence de hié­
rarchie rendant par ailleurs impossible tout exercice légitime d ’autorité
sur autrui, chacun est soumis à des pressions énormes et occultes. Cet
exercice pluriel de domination sociale, que de plus on repère difficile­
ment, est infiniment dur à vivre.
Les handicaps de l’individu pèsent très lourd. Ceux qui ne peu­
vent fonctionner complètement dans cette rationalité spécifique que
nous évoquions ci-dessus sont progressivement écartés puis éliminés. En
fait, quand l’expérience dure, il n ’y a pas d ’alternative : ou l’on fonc­
tionne dans le modèle dominant de la course au pouvoir, ou bien on
n’a aucune place, a 12

dialectiques
N ° 2 8 — S om m aire — S ep tem b re 1979

SYNDICALISME AUJOURD'HUI :
TRAVAILLER, PRODUIRE... BOF
Nicolas Sartorius, Nicolas Dubost,
E lo g e d u m o u v e m e n t F lin s s a n s f i n . . . e t la s u i t e
(Les Commissions ouvières Philippe de Lara,
espagnoles) L e l a b o r a t o i r e d e la p r o d u c t i o n
Bruno Trentin, (à propos d'un colloque
D ialec tiq u es/P arti pris/
Les n o u v e lle s fig u re s
C o m m u n ism e)
d u tra v a ille u r
Note sur
Jean-Louis Moynot, l 'A t e l i e r e t le c h r o n o m è t r e
Le s y n d i c a t e n m o u v e m e n t . . .
de Benjamin Coriat
Ulrich Briefs, N. Poulantzas,
Le s y n d i c a l i s m e à l'â g e E tat, M o u v e m e n t s s o c i a u x ,
d e l'o r d in a te u r Parti
(l'exemple du DGB allemand) Dossier Sidérurgie
J. Granger (C.F.D.T.) P r o d u i r e : p o u r q u i , p o u r q u o i ?
S. Zarifian, (C.F.D.T.) R e s t r u c t u r e r o r n o t
Le N° 30 F (France), 35 F (Etranger) 77 bis, rue Legendre, 75017 PARIS

(1) P.E. Tixier : « Les modalités d’exercice du pouvoir ».


(2) Il suffit pour s’en convaincre de voir tous les rapports qui s’installent actuel­
lement de la part de l’État et d’entreprises privées pour aider au développement de
créations d’entreprises.
L’exercice
du pouvoir :
une scène cachée
Pierre-Eric Tixier

La bonne volonté ne manque pas de vouloir inventer des rap­


ports de travail chaleureux, monde de copains et d ’égaux dans lequel
on se passe le rabot ou la règle à calcul avec le sourire. Il y a là un
militantisme de bon aloi fo n d é sur l ’entraide, la conscience de vivre un
univers de travail plus satisfaisant et plus valorisant par rapport au
camarade cadre dirigeant d ’une usine ou O. S. à la chaîne dans la
filiale d ’une multinationale.
Mais cette volonté collective bute sur le vieux modèle révolution­
naire de la démocratie représentative qui triomphe partout. Plus ou
moins sophistiqué le schéma est le même. Une assemblée générale peu
convoquée (une fo is par an minima pour les associations et les coopé­
rations aux termes de la loi) qui élit un an plusieurs responsables ;
entre les deux un organe collectif, conseil d ’administration au bureau
qui tend à concentrer le pouvoir entre les mains de quelques-uns.
Aucune organisation même plus collective n’échappe à la loi
d ’airain des rapports de pouvoir, entraînant des inégalités. Le discours
— « on décide ensemble » — se craquèle pour dévoiler l’existence de
petits groupes qui luttent entre eux pour saisir le pouvoir dans l’entre­
prise. C’est à cette lecture d ’une scène cachée derrière les intentions
égalitaires et généreuses que cet article veut convier en examinant diffé­
rents champs où s’exerce le pouvoir.

Assemblées générales, conseils d ’administration, réunions diverses


remplissent le calendrier de la décision collective. On veut à tout prix
décider ensemble au nom de la démocratie et de l’égalité. Parallèle­
ment, on évoque de nombreux mécanismes qui viennent paralyser la
Et en quoi sont-i/s si différents 123

volonté affirmée, variable suivant les entreprises, il existe néanmoins


une permanence de la difficulté. Deux questions sont en fait essentielles
— qui décide — quand décide-t-on ?
Il faut distinguer ce qui est de l’ordre des décisions politiques et
ce qui a trait aux décisions quotidiennes relatives à la production et au
travail. En effet ces secondes décisions sont très souvent décentralisées
à la base et soulèvent peu de conflits ; il s’agit en fait d’un pendant à
l’auto-organisation et à la polyvalence. Par contre, les décisions
d’investissement ou plus largement les décisions qui conditionnent
l’existence de l’entreprise soulèvent d ’épineux problèmes.

Théâtre d'om bres e t coups de force


Dans de nombreux cas, l’assemblée est une scène vide de pou­
voir, sur laquelle passent des ombres projetées d ’un lieu informel où
tout s’est décidé ou se décidera. Plusieurs facteurs interviennent. Les
inégalités culturelles peuvent peser lourdement : comment comprendre
les effets de telle ou telle décision d’investissement ou le coût de tel ou
tel emprunt ? La capacité à traiter ces données sera différente suivant
la formation de chacun ; entre l’ingénieur et l’O.S. ou la secrétaire,
l’écart de départ va avoir tendance à se reproduire dans la décision qui
est alors prise par quelques-uns qui maîtrisent l’information, les autres
n’étant là que comme faire valoir ou armée de réserve.
Ce constat pessimiste n’est pas général ; certaines expériences
mettent en place des systèmes de formation très développés qui com­
pensent partiellement ces inégalités. A l’inverse, dans certains univers
paritaires où chacun dispose du même type de formation, la décision
se perd dans des jeux de miroirs mutuels ; une rationalité d’action ne
peut alors être retrouvée qu’à travers un système de coups de force.
L’assemblée devient une chambre d ’enregistrement, une grande muette
où le jeu consiste à ne pas dire quels sont ses projets et à ne les évo­
quer qu’une fois qu’ils sont' déjà partiellement ou totalement réalisés.
Ces avatars de la démocratie interne posent également le pro­
blème du moment de la décision : décider avant, pendant ou après
l’assemblée ? Tous les cas de figures, existent dans la réalité, la ten­
dance dominante étant de préstructurer les jeux avant la réunion for­
melle.
Lorsqu’il existe une structure de décision où chacun participe,
celle-ci est un facteur à minima de négociation ; si on constate des rap­
ports d ’inégalités, présence d ’une structure où chacun vote et peut
théoriquement s’exprimer, entraîne un effet de négociation entre tous.
Les puissants ne peuvent imposer leur décision comme dans les entre­
prises patronales et doivent obtenir l’accord réel de la base. Si la déci­
sion met en cause les intérêts de l’entreprise ou si elle touche à la vie
quotidienne des travailleurs, un discours bien fait ne suffira pas, il fau­
dra tenir compte des attentes de la base.

Les syndicats garde-fous


On connaît les résistances ou ambivalences des centrales syndica-
124 Autrement 20/79

les par rapport à ces expériences, mais quelle place ont les sections
syndicales dans ces entreprises ? La question paraît d’autant plus inté­
ressante que le personnel de ces entreprises est souvent composé
d ’anciens militants politiques ou syndicaux. Dans l’ensemble, la vie
syndicale de ces entreprises est peu active. Dans de nombreux cas, les
syndicats ne sont pas présents. Lorsqu’une section existe (l’exemple le
plus marquant est celui des coopératives, notamment celle de l’impri­
merie à Paris où la plupart des ouvriers du livre coopérateurs sont
syndiqués), l’activité syndicale se limitera à l’organisation de grèves de
solidarité à dose homéopathique ou de défilés, mais la section n ’aura
qu’un faible rôle sur le plan interne. Elle joue avant tout un rôle de
garde-fou par rapport aux décisions de la direction, ou de défense indi­
viduelle dans quelques cas.
Il a une difficulté réelle à vivre le double rôle d’ouvrier coopéra­
teur et d ’ouvrier syndiqué, dans la mesure où cela suppose conflit de
rôle. Comment faire grève alors que par ailleurs la coopérative est en
mauvaise situation ? Cette difficulté n’est pas spécifique aux coopérati­
ves. Dans toutes les entreprises de ce type — quelles que soient leurs
modalités juridiques — on retrouve des fonctionnements comparables.
Il arrive parfois que le noyau dirigeant de l’entreprise soit composé
d ’anciens militants syndicaux et que le personnel à la base refuse de
faire partie de la section syndicale en la considérant comme appareil
du pouvoir.
« Je ne veux pas faire partie de leur syndicat », déclarait une
secrétaire, elle-même ancienne militante, en évoquant les dirigeants de
l’entreprise. Il y a là une espèce de fatalité militante. Quelques camara­
des se réunissent et décident de créer une entreprise où les rapports
humains seront plus égalitaires, plus chaleureux ; en même temps ils
créent une section syncidale où ils s’inscrivent en fonction de leurs acti­
vités passées.
Quelques années plus tard, l’entreprise a grandi, le personnel est
plus nombreux, les anciens copains qui ont monté l’entreprise sont
devenus dirigeants, ils sont restés membres de la section syndicale et
empêchent, en quelque sorte malgré eux, qu’une parole contestataire ne
se tienne. Les comités d ’entreprises sont la plupart du temps de simples
chambres d ’enregistrement des décisions de la direction et leur rôle est
limité à l’organisation des arbres de Noël...
Que survienne une crise, la plupart du temps économique, et
cette physionomie d ’un syndicalisme débonnaire, bon enfant et intégra­
teur vole en éclats. La section syndicale devient rapidement une
machine de guerre contre la direction. En fait, le conflit de rôle stabi­
lité en période de vaches grasses au profit du modèle coopératif ou
autogestionnaire... déchire l’individu qui s’identifie alors à un ouvrier
en lutte contre une direction traditionnelle. C’est la crise qui va alors
redonner un contour à la lutte syndicale, les dirigeants vont se trouver
exclus de la section, de nouveaux membres vont y adhérer, mais cet
activisme est précaire. Si l’entreprise surmonte la crise, la section syndi­
cale va retrouver un rythme plus paisible et après 2 ou 3 ans, on
reviendra aux pratiques antérieures.
Les appareils institutionnels (systèmes de décision et contre-
pouvoirs) montrent la difficulté d ’un partage du pouvoir, mais celui-ci
Et en quoi sont-ils si différents 125

se joue sur d ’autres scènes plus quotidiennes à travers la vie au travail


et les attitudes quotidiennes qui mettent en cause les normes et les
règles dans l’entreprise.

La vie au travail : entraide e t « corps à corps »


C’est dans les relations quotidiennes de travail que peut être se
dessine un nouveau modèle social : plusieurs caractéristiques frappent
par rapport à l’entreprise traditionnelle. L’auto-organisation dans le
travail est dominante, chaqun contrôle et décide la façon dont il
s’organise ; même lorsqu’il s’agit de travail industriel, les ouvriers maî­
trisent les cadences. La polyvalence est aussi très fréquente, les travail­
leurs se remplacent facilement et de nombreuses tâches qui dans les
entreprises, traditionnelles sont confiées aux ouvriers professionnels
sont gérées à la base.
La hiérarchie est généralement très comprimée ; en fait la plu­
part des échelons intermédiaires sont supprimés, la maîtrise qui subsiste
est plus présente à cause de ses connaissances techniques que d’une
fonction d’autorité ; il y a là une tendance générale au monde de
l’entreprise, mais qui est ici plus accentuée. On assiste à un plus fort
taux de créativité à la base qui s’exprime dans le monde de la produc­
tion par des aménagements techniques que n ’auraient jamais conçus les
bureaux de méthodes (2). La capacité d’invention de la base qui dans
l’entreprise traditionnelle est utilisée sous forme de résistance aux
cadences imposées ou à la maîtrise trouve ici un débouché direct et
positif sur la réalité. Globalement, ces phénomènes traduisent une
remise en cause des excès et des prétentions de l’organisation scientifi­
que du travail.
Cet éclatement des structures traditionnelles s’accompagne de
modes de relations très différentes, centrées sur l’entraide dans le tra­
vail quotidien : le climat humain est donc différent de l’entreprise tra­
ditionnelle, les relations sont plus intenses, plus chaleureuses mais sou­
vent plus conflictuelles. La hiérarchie étant peu présente, les rapports
humains sont dominés par le face à face, aussi est-il difficile de se
protéger en cas de désaccord ou alors une protection ne pourra être
trouvée qu’à travers les réseaux d’alliances de chacun. La solidité
psychologique de l’individu peut être ainsi mise à l’épreuve dans la vie
quotidienne de travail.

Normes e t régies : le pouvoir dévoilé


Dans les entreprises traditionnelles, les rapports sociaux se strati­
fient autour de règles qui sont signes et dévoilement des rapports de
forces. La règle s’inscrit dans le concret des relations où chacun peut
identifier l’autre et son jeu. D ’un côté le patronat qui résistera aux
demandes des travailleurs jusqu’au moment où cette situation serait
plus coûteuse que de céder, d ’un autre côté les syndicats qui recherche­
ront à obtenir des avantages pour les travailleurs. La règle étant le
point d’équilibre entre ces forces antagonistes. Dans les entreprises
126 Autrement 20/79

marginales le rapport à la règle est inversé. On est frappé à la fois par


la gymnastique juridique à laquelle se livrent ces entreprises dont beau­
coup se trouvent en situation « illégale », et par l’absence de règlement
intérieur. Alors que dans l’entreprise traditionnelle ou dans la bureau­
cratie, les alliances et oppositions reposent sur des positions et statuts
différenciés qui donnent une certaine rigidité aux rapports sociaux, ici
les rencontres fréquentes entre tous, l’adhésion au projet collectif,
l’écrasement des statuts et des salaires amène un système d’opposition
et d’alliance très mobile. Ainsi sera-t-on en opposition par rapport à
Pierre ou Jacqueline sur le problème des salaires, mais en accord sur le
recrutement d ’un nouveau collègue. De plus, s’il y a mouvance des
rapports sociaux, la production d ’une règle entraînerait éclatement du
mythe égalitariste sur lequel vivent ces expériences. Alors que chacun
détient un pouvoir de décision comparable à travers le vote, la produc­
tion d’une règle supposerait un dévoilement des rapports de pouvoir, le
caractère inégalitaire de l’expérience.
Ces entreprises qui veulent reposer sur des relations paritaires
mettent en place un modèle social qui n’est pas fondé sur l’intériorisa­
tion de la loi du père, dominante dans les entreprises traditionnelles.
Réinstaurer une règle signifierait l’adaptation symbolique de la loi d ’un
père intériorisé et donc destruction du modèle qui s’invente.
Mais, si le permis et l’interdit ne sont jamais formalisés, les
relations sont très moralisées, chaque attitude, chaque comportement
fait référence à des codes de conduite, des normes qui viennent réguler
les conflits. L’absence de règles explicites renvoie chacun à un autocon­
trôlé et au contrôle mutuel. Si François est souvent en retard, ce n ’est
plus l’agent de maîtrise qui viendra le trouver, mais les collègues qui
lors d ’une réunion de service le mettront en cause. Cette situation
entraîne un jeu sur l’interprétation de soi et des autres. La production
du code social dominant reposant sur la capacité stratégique à utiliser
et manipuler les référents culturels tirés de l’expérience commune et
individuelle, on aboutit à un discours commun fortement unifié.
Mais, cette unicité des discours qui traduit une forte intégration
entraîne du même coup un fort taux d’exclusion. Soit l’individu
accepte les normes dominantes dans l’entreprise et dans ce cas il est
intégré et bénéficie de relations chaleureuses et soutenantes, soit il est
en rupture par rapport à ces normes et s’en trouvera fortement margi­
nalisé, et souvent cela ira jusqu’à l’exclusion du groupe au nom de
« la cause ».
Ce jeu sur la règle et la norme fait réapparaître des inégalités
que ne savent compenser seulement la formation ou le vote égalitaire
dans les structures de décision, dans la mesure où il renvoie aux inéga­
lités de départ, mais aussi à la capacité individuelle à vivre les situa­
tions conflictuelles où chacun n’a pas les mêmes chances.

Experts e t grands interprètes


Pour éviter que l’entreprise ne devienne uniquement un lieu de
conflits et pour des raisons d’efficacité quotidienne, l’équilibre de
l’ensemble de l’organisation va reposer aussi sur l’existence d ’une fonc-
Et en quoi sont-i/s si différents 127

tion centrale occupée par un des travailleurs de l’entreprise qui sera


généralement dû.
Deux grands types de parcours se rencontrent parmi ceux qui
occupent la position centrale : les experts en gestion et les grands inter­
prètes.
On retrouve les premiers dans les expériences les plus importan­
tes quant au nombre de participants, ou travaillant dans le domaine
industriel. La générosité ne suffisant pas pour évaluer des stocks, ou
calculer la plus-value nécessaire pour faire vivre l’entreprise, on recrute
donc des experts.
Il s’agit de cadres ayant exercé des fonctions comparables dans
des entreprises traditionnelles et qui en mal d’une autre façon de vivre
leurs capacités techniques et les rapports hiérarchiques ou à travers un
engagement politique, se lancent dans ce type d’expérience. Dans quel­
ques cas, ce sont des travailleurs formés sur le tas et qui à l’occasion
d’une crise sont projetés à la direction de l’entreprise. (Cas fréquent
dans les coopératives où la formation interne est souvent développée.)
Les grands interprètes révèlent un visage différent. Personnages
charismatiques, ils proposent une vision du monde (la France devient
peuplée d ’expériences égalitaires et fraternelles) qui repose sur une forte
capacité stratégique à manipuler les référents culturels communs. Trois
nuances de couleurs prédominent. Dans certaines entreprises anciennes,
il s’agit de savants historiens qui tirent de leur connaissance du passé
ce qu’il faut faire dans le présent, cas assez fréquent dans les coopéra­
tives. Dans d ’autres cas on rencontre des militants, souvent anciens lea­
ders syndicaux d’entreprises patronales dont les travailleurs ont repris
les rênes. Toute l’interprétation repose alors sur les objectifs de l’expé­
rience. Créer des emplois ou vivre différemment son métier... L’inter­
prète militant donnant à travers l’ascèse et le temsp consacré à l’expé­
rience le signe de son dévouement à « la cause ».
Enfin les psy... connaissent certaines situations de pouvoir dans
le secteur de la formation ou de la santé. Le grand interprète est alors
celui qui sait aller le plus au cœur du passé et des motivations de cha­
cun... ce qui met en avant psychanalystes et analysés.
Dans certains cas, l’entreprise devient le champ de bataille d ’une
hydre à deux têtes lorsque gestionnaires et visionnaires messianiques
disposent d’appuis comparables parmi les travailleurs. Périodes d’inter­
règnes, de crises, de successions ; l’un ou l’autre va triompher. Les
périodes de démarrage ou de croissance sont plutôt favorables aux per­
sonnalités charismatiques alors que les périodes de crise économique
voient apparaître les spécialistes du cash-flow et de la machine à calcu­
ler. Quelques expériences peu fréquentes permettent cependant à ces
deux modalités du pouvoir de cohabiter dans le long terme.

Le champ d'un apprentissage individuel


L’entreprise collective est partiellement un lieu d’invention, prin­
cipalement en ce qui concerne le travail quotidien, mais en même
temps par l’ensemble des difficultés qu’elle connaît.
Elle pose en profondeur le sens de l’expérimentation pour cha-
128 Autrement 20/79

cun. L’individu fonctionne dans un rapport coût-avantages de ce qu’il


retire de l’expérience et non pas seulement dans un rapport idéologi­
que. C’est cette inscription même dans le réel d ’une façon de vivre son
travail et les rapports humains qui y sont liés qui donnera sa solidité à
l’expérience. La régulation de l’ensemble des relations tient donc à la
capacité de l’entreprise à reconnaître la logique d’action de chacun et à
lui trouver une expression, intégrée par une logique collective d’action
préservant les buts de l’organisation.
Ce constat final traduit une participation différenciée suivant le
parcours antérieur de l’individu et sa position dans l’entreprise. Pour
certains dirigeants, leur participation traduit une autre façon d’exercer
le pouvoir ; moins seuls que les patrons traditionnels, ils vivent des
relations plus solidaires avec les travailleurs de l’entreprise. Pour les
autres, qui ne contrôlent pas les enjeux décisionnels, ils suivent les lea­
ders et décident par procuration. Il y a participation à une culture du
pouvoir, plutôt que participation au pouvoir. Un dernier groupe plutôt
hétérogène est en retrait par rapport à l’entreprise, il s’agit de travail­
leurs qui ne veulent pas gérer la crise, qui considèrent que la décision
est l’affaire des cadres ; d ’autres encore privilégient leur vie profession­
nelle en dehors de l’entreprise.
C’est dans ces différentes façons de participer et de vivre l’entre­
prise, qu’on ne saurait énoncer seulement au nom d ’une mythologie
égalitaire et participative, que se créent les contradictions de l’expéri­
mentation dans la mesure où elles mettent en jeu des ressorts humains
profonds, qui ne peuvent être uniquement modifiés à renfort de bonne
volonté militante, a12

(1) Cet article s’appuie sur une recherche effectuée pour le C.O.R.D.E.S « les
fonctionnements collectifs de travail », 1978, M.-O. Marty, R. Sainsaulieu, P.-E.
Tixier.
(2) On peut prendre ici l’exemple de Marketube où les ouvriers ont fait des
aménagements techniques sur certaines machines auquel le bureau des méthodes qui
existait auparavant, n’avait jamais pensé.
Du communautaire
au « groupal » :
le cas français
Renaud Sainsau/ieu

Faire participer le plus grand nombre aux décisions de l'entre­


prise est une tradition française minoritaire certes, mais bien vivante
depuis longtemps. Elle se caractérise par une sorte de visée totale,
englobant toutes les décisions concernant le travail mais aussi la vie des
participants, et débouche très vite sur une sorte de Communauté,
jamais achevée, toujours espérée (1).
La ténacité d ’une tradition d ’organisation utopique pose à la
société française une question, à nouveau urgente, au moment où les
form es d ’organisations hiérarchiques et bureaucratiques des grandes
entreprises privées et publiques n ’arrivent plus à résoudre les difficiles
problèmes de redéveloppement des sociétés économiquement avancées.
Avec la relance d ’une participation par le mouvement autogestionnaire,
peut-on assister au phénomène sans s ’interroger sur ses fondem ents ?

Projet communautaire, projet totalitaire ?


La France fidèle héritière rationalisatrice du système Taylor et
des grandes organisations qui en découlent, n’en a pas moins été le
lieu d ’une constante recherche de formes d’organisations plus collecti­
ves. Il y a là un paradoxe à souligner.
Pourquoi faut-il qu’à côté des grandes pensées rationalisatrices
centrées sur l’armée, l’État, l’administration, les entreprises et même les

Sociologue
130 Autrement 20/79

syndicats ou partis, en attendant les collectivités locales et associations


culturelles, la société française ait en même temps été travaillée par une
dimension communautaire centrée sur les ordres monastiques, les com­
pagnonnages, la démocratie villageoise, les coopératives de production,
les mutuelles d’entraides et de services, les communautés de tra­
vail (2) ?
Il y a là un phénomène considérable à rappeler au moment où
la crise économique dévoile les failles structurelles de la très grande
organisation rationalisée, et pose la question urgente d’une alternative
sans pour autant que ni les patrons, ni l’État, ni les syndicats ne
sachent très bien comment dépasser les modèles reçus en matière de
bureaucratie et de gestion centralisée (3).
On pourrait peut-être s’appuyer sur une idée d ’alternance ; avec
la faillite relative des grands appareils, revenons enfin au courant com­
munautaire et trouvons lui une nouvelle efficacité. Mais la solution
n ’est pas si évidente. Le courant collectif n ’a lui-même pas échappé à
une volonté de rationalisation totalisante. Dès le début, les ordres
monastiques, mais aussi les corporations et compagnonnages ont déve­
loppé des règlements et institutions pour couvrir l’ensemble de la vie.
Les utopies du XIXe avec Fournier, Cabet, Saint-Simon, visent
plus à constituer des « églises », des associations communautaires, des
sociétés complètes que des formes d ’organisation collectives centrées sur
un service ou un travail.
Lin peu plus tard les syndicats, mutuelles et coopératives, sont
perçus comme des associations devant mener à une vie commune (4). Il
s’agit en fait de concevoir des appareils grandioses où le travail, mais
aussi la vie familiale, et la société civile sont organisés dans un même
réseau harmonieux, au point de devoir à termes occuper tout le terri­
toire du politique et devenir l’institution absolue. Les coopératives
visent à s’étendre dans tout le pays, les mutuelles également, tandis
que les anciennes sociétés de compagnonnage se disputent la maîtrise
des villes.
Le projet communautaire qui soustend toute cette recherche de
formes associatives est même plus totalitaire que le projet taylorien et
bureaucratique, qui n’a jamais cherché à contrôler l’ensemble des acti­
vités civiles et familiales de l’homme au travail.

Dans les faits, partage-t-on la décision ?


Le renouveau actuel de la volonté participative n’est donc pas
affronté à une mais à deux ruptures ; il faut briser non seulement le
gigantisme de l’O.S.T. (Organisation Scientifique du Travail) mais éga­
lement le totalitarisme communautaire car ces deux formes ont toutes
les deux rendu les armes face au double défi de la croissance économi­
que rapide et de la quête d ’un redéveloppement différent.
Le problème qui se pose alors aux mouvements et expériences
participatives contemporaines est probablement de se distinguer de deux
formes d’absolutisme : celui de l’excès de rationalisation et de division
du travail, et celui de l’excès de communautarisme, car ces deux for­
mes ont déjà fait la preuve de leur caractère impossible. Il est donc
Et en quoi sont-ils si différents 131

intéressant de considérer le mouvement participatif actuel sous l’angle


de son apport à un tel dépassement. Que constate-t-il dans les faits ?

• Les organismes coopératifs de production, qui sont plus de


700 en France, manifestent un très actif dynamisme dans le secteur des
petites et moyennes entreprises artisanales, industrielles et de service ;
mais leur difficulté se situe autour du problème du pouvoir (5). Il ne
suffit pas de créer des structures d ’assemblées générales, de reconnaître
les instances syndicales et de développer un style de rapports de travail
communicant et détendu pour supprimer la question que l’O.S.T. a
voulu régler par l’organisation hiérarchique.
Face à la croissance de leurs activités, nombre des coopératives
redeviennent des entreprises classiques à direction plus ou moins collé­
giale. L’autorité souvent charismatique du fondateur, n’a pas réussi à
se transformer en un véritable partage des pouvoirs des risques et des
responsabilités, même si les salaires sont vraiment égalitaires.

• Le mutualisme, dans les banques, les assurances, la distribu­


tion commerciale et la production agricole, assure de nos jours une
part importante des activités économiques. Plus d’un million de salariés
travaillent dans des mutuelles et plusieurs centaines de milliers de béné­
voles interviennent dans les assemblées générales et conseil d’adminis­
tration.
Il ne semble pas cependant que ce vaste secteur mutualiste ait eu
des résultats très avancés en matière de participation aux décisions. Le
climat est souvent plus social, les statuts et garanties sont développées,
une sorte de style de relations moins féodales et plus démocratiques
s’instaure progressivement.
Mais de là à partager les décisions, les risques, les chances de
promotion, il y a un fossé qui n’est pas franchi. On se respecte davan­
tage entre mutualistes qu’entre simples salariés d’entreprise, mais cela
ne va pas plus loin.
• Les entreprises privées qui se sont lancées dans une expérience
de direction participative sont moins nombreuses, mais elles existent
quand même en France.•

• Le mouvement du Centre des Jeunes Dirigeants d ’entreprise


qui a lancé et soutenu des expériences de participation des salariés aux
décisions dans plus de 200 cas, a nettement dépassé les étapes anté­
rieurs d’une simple participation au capital et aux bénéfices de l’entre­
prise. Mais si les informations, temps d ’expression, le climat et une
certaine autonomie dans des rapports de travail plus contractuels que
hiérarchiques, entraînent une forte satisfaction, ces expériences buttent
sur des obstacles apparemment inattendus (6).
Les cadres se sentent impliqués dans un élargissement de leurs
sphères de décision, mais en règle générale cet engagement reste faible
pour la grande majorité du personnel qui refuse les responsabilités au-
delà de ses conditions immédiates de travail. Les syndicats par ailleurs
restent critiques et n ’arrivent pas à inventer une autre forme de contre-
pouvoir.
132 Autrement 20/79

Comment changer /es habitudes ?


Dans un secteur plus large, le mouvement actuel de l ’améliora­
tion des conditions de travail (7) a provoqué la mise en place d’un
nombre d ’expériences considérable (plus de 500 actions depuis 1972)
dont certains ont été jusqu’à créer des équipes semi-autonomes de
fabrication ou services, sur le modèle suédois.
Dans ces entreprises on installe tout à la fois : l’enrichissement
des tâches, la participation aux décisions concernant les rythmes, le
contrôle, l’affectation des tâches et l’organisation de l’équipe. On fait
également attention à gérer le changement de façon participative en
s’appuyant sur des comités et commissions paritaires. Un enthousiasme
réel anime les expériences et personne ne voudrait revenir en arrière.
Et pourtant les routines s’installent à nouveau, et la généralisa­
tion se heurte aux mentalités collectives, lourdement tributaires des
habitudes antérieures, aux systèmes de pouvoir en place, et aux règle­
ments d ’avancement de salaire qui ne souffrent pas d’exceptions. C ’est
ainsi une autre façon de vivre le groupe et le changement qui ne
dépasse guère les moments heureux du lancement et les frontières de
l’îlot expérimental.

• Les luttes sociales face au chômage et aux licenciements éco­


nomiques ont récemment provoqué l’éclosion d’un autre type de ges­
tion collective. Des ouvriers, cadres, employés, agents techniques déci­
dent, en dernier ressort, de relancer eux-mêmes leurs activités avec leur
propres indemnités de licenciement, des aides d’État, de collectivités
locales ou de banques publiques. Ils adoptent une structure coopérative
ou autogestionnaire pour mieux associer les forces de chacun à l’œuvre
de sauvetage collectif de leur emploi, d’autant plus que ce sont les
syndicalistes qui ont été les principaux soutiens du projet.
Mais avec les premières étapes de production, le problème se
pose de la responsabilité du commandement, des capacités et plus sour­
dement des volontés de chacun à s’engager dans un processus collectif
qui changerait les habitudes et peut-être même les personnalités (9).•

• Les professions libérales : avocats, architectes, médecins, éco­


nomistes, sciences sociales, vivent depuis quelques années l’amorce d ’un
mouvement collectif. Les difficultés d’équipement, de clientèle, de tech­
nologie peuvent en effet les inciter à constituer des cabinets de
groupe (10). Entre collègues, on partage les bénéfices, les charges, le
savoir ; on est capable de se remplacer et de se soutenir en cas
d’échec. Les décisions sont prises en commun, dans un contexte asso­
ciatif (loi 1901), dans le cadre des sociétés coopératives, ou encore sim­
plement privées avec règlements intérieurs pour gérer la répartition des
bénéfices et des risques.
De telles pratiques risquent de s’étendre et le cabinet de groupe
est probablement appelé à une forte expansion face aux risques de chô­
mage, car c’est un moyen de mieux tenir. Il n ’en reste pas moins que
ces types de participation s’arrêtent aux collègues, les secrétaires et
divers types de personnel de services en sont exclus, où ne choisissent
Et en quoi sont-i/s si différents 133

pas de s’engager dans une responsabilité partagée avec des gens ayant
des capacités et des pouvoirs supérieurs. Ces cabinets n ’arrivent pas
non plus à régler facilement le remplacement de leurs membres, l’exclu­
sion de certaines, ou le rapport aux apprentis et stagiaires.

• Les institutions éducatives et culturelles, écoles nouvelles, cen­


tre de formation permanente, centres sociaux de quartier, hôpitaux
antipsychiatriques, centres d ’études et de recherches ont tous une
dimension très nettement participative et même parfois communautaire.
Le paritarisme est présent dans les instances de direction, les assem­
blées générales fonctionnent, ainsi que des réunions d ’information ou
encore la rotation des chefs et souvent leur élection. La volonté de
transparence dans les décisions, d’égalité dans les revenus et de recon­
naissance du rôle des syndicats peut aller très loin dans ce type d ’insti­
tution.
Le danger rencontré ici est plutôt l’inverse des cas précédemment
analysés : tout le monde se sent impliqué dans une aventure commune
ou risque d ’y perdre son identité. D’intérêts hétéroclites et disparates,
on tombe vite dans une sorte de communauté fusionnelle, où l’on est
affectivement si engagé que l’on ne sait plus très bien ce qui est du
ressort de l’individu et ce qui appartient au collectif. Le drame de tel­
les institutions c’est le caractère aléatoire du processus décisionnel car il
se greffe très vite sur les implications psycho-affectives que déclenche le
taux d’échanges interpersonnels de son fonctionnement.

La m ontée des associations « employeurs »


Dans le domaine socioculturel (11) enfin une nouvelle form e de
vie collective est en train de naître. Il s’agit d’associations qui, dépas­
sant le stade du pure bénévolat militant, commencent à se doter de
moyens pour financer des équipements et des salaires. Ces associations-
employeurs existaient depuis longtemps dans le domaine sportif, elles se
sont étendues aux activités culturelles, mais aussi de services sociaux
divers.
Face au chômage, des programmes gouvernementaux (emplois
d’utilité collective) incitent plusieurs centaines d’associations à faire le
saut dans l’aventure d’employeur. Comme les anciens modèles de fonc­
tionnement par assemblée générale et vote continuent d’exister, ce sont
des principes de gestion et de participation collective aux décisions qui
sont ainsi directement mis en œuvre.
Mais ces associations se heurtent, avec le salariat et l’emploi de
professionnels, à la division du travail, la diversité des intérêts, le
sérieux des responsabilités économiques. Comment atteindre une bonne
gestion tout en préservant leur capital de bonne volonté et d’engage­
ment créatif ? Comment arriver à décider tout en partageant l’analyse
entre tous les membres de l’association ? Comment être salarié, mili­
tant et décideur tout à la fois ? Telles sont les questions difficiles que
rencontrent toutes ces associations, avec le danger de devoir se réfugier
soit dans le pouvoir ultime du fondateur, soit dans la bureaucratisation
des procédures (12).
134 Autrement 20/79

Ce tour d’horizon confirme deux phénomènes importants. D’une


part le mouvement participatif est bien présent en France et il se mani­
feste dans un peu tous les domaines de la vie économique, sociale et
culturelle. D’autre part la mise en place de telles structures rencontre
de difficiles problèmes inattendus. N i la volonté militante, ni l ’utopie
communautaire, ni le management social, ni même le paritarisme ne
suffisent à soutenir cette recherche de nouvelles form es institutionnelles.
Les difficultés rencontrées montrent à quel point ces tentatives
se situent au-delà des modèles reçus. Peut-on dès maintenant explorer
quelque peu cette forêt encore mal connue de la future participation ?

Les voies difficiles de l'invention


Taylorisme, bureaucratisme ont finalement laissé aux responsa­
bles de l’invention participative une semblable utopie : celle de la vie
collective que l’on pourrait organiser sur une base impersonnelle. Pour
Taylor et Weber il s’agit en effet de rationaliser l’accord entre les com­
pétences individuelles issues de la formation scolaire et les exigences de
la tâche à partir d ’impératifs économico-techniques. Dans tous les cas
cette rationalisation ne pourra se faire qu’à la condition de neutraliser
le facteur humain individuel et « groupal ».
Pour les tenants d ’une organisation selon des normes d’expres­
sion plus démocratiques, on s’appuie sur le vote et l’expression verbale
des intérêts et idées pour atteindre une autre rationalité mais là encore
on oublie toute la complexité des sentiments, interactions et capacités
évolutives qui sont loin d ’être exprimées par des votes en Assemblées
générales.
Entrer dans une recherche sur le participatif met donc en diffi­
culté tout autant les exécutants que les dirigeants, les professionnels
que les militants, en les projettant hors des habitudes et modèles acquis
à force de vivre les ajustements de pouvoir dans les entreprises classi­
ques (13).

• Pour les exécutants employés, ouvriers ou agents techniques,


le fait de passer à la participation exige plusieurs mutations ou appren­
tissages culturels de fond. S’exprimer en public, s’affronter au groupe,
dire des choses et supporter les critiques sont des expériences difficiles
et souvent terrifiantes. Formuler un projet qui concerne la collectivité
et dépasse les bornes de l’expérience et de la tâche de chacun est un
problème délicat. Travailler et agir sans modèles d’identification aux
anciens, aux chefs, aux leaders est un exercice finalement inhabituel.
Accepter enfin de partager non seulement les bénéfices, mais aussi les
risques, et de prendre des responsabilités est une aventure à laquelle ni
l’école, ni l’armée, ni l’Église, ni l’entreprise n ’ont préparé le plus
grand nombre.•

• Pour les dirigeants issus des milieux socioculturels privilégiés,


la participation pose évidemment la question du pouvoir et de la res­
ponsabilité de ses actes vis-à-vis d’autres que des pairs ou des supé­
rieurs issus des mêmes classes. Il faut ainsi non seulement agir mais
Et en quoi sont-ils si différents 135

encore persuader, se faire comprendre des étrangers de classe, de race


et d’intérêts. Il y a là un défi majeur, la participation place la respon­
sabilité de l’action dans un contexte d ’hétérogénéité culturelle et idéolo­
gique qui fait sortir les cadres d ’un projet souvent implicite de repro­
duction sociale au coeur de toute position dirigeante.
Il y a aussi l’acceptation du principe de rotation des dirigeants,
qui existe en fait déjà bien souvent dans les milieux technocratiques,
mais dont l’aspect électif et formel augmente encore l’importance dans
le cas du participatif. Ce sont en fait les sécurités de carrière et de sta­
tut qui doivent être remplacés par d ’autres sécurités fondées sur l’exis­
tence du groupe et le partage collectif des risques.

• Pour les militants syndicalistes et socioculturels, la participa­


tion avancée est une rude épreuve. Il ne s’agit pas en effet de rempla­
cer un pouvoir par un contre-pouvoir, une technocratie par une autre,
un style de commandement par un style de leadership, mais bien de
remplacer un rôle de représentation et de délégation pour revendiquer
des garanties et statuts le plus égalitaire possible, par un rôle d’incita­
tion animation et proposition qui concerne l’ensemble du système social
dont ils sont acteurs à part entière.
D’une lutte contre, les syndicats sont ainsi conduits par la dyna­
mique collective vers une lutte POUR. Il faut alors entrer dans le jeu
conflictuel de la gestion, pour la contrôler certes dans un sens de plus
grande justice sociale, mais aussi pour l’orienter vers de nouvelles pers­
pectives de développement. Le fonctionnement collectif pose ainsi une
redoutable question aux militants actuels.

• Pour les professionnels enfin, qui interviennent dans l’entre­


prise ou d ’autres institutions au titre de leur pouvoir d ’expert, dans les
domaines les plus variés : technicité de pointe, travail social, planifica­
tion, études de développement économique et social, formation, amélio­
ration des conditions de travail, informatique, etc., l’organisation parti­
cipative ne diminue pas l’importance de ces fonctions, elle rend seule­
ment leur pouvoir et donc leur responsabilité plus évidente.
Au lieu d’intervenir selon les critères professionnels, les experts
sont conduits à considérer les effets de leur action sur le système social
tout entier. Il y a là une cause d’évolution importante pour les idéolo­
gies professionnelles et pratiques d’intervention actuelles.

Toutes les difficultés rencontrées par différentes catégories


d’acteurs dans les rapports de travail permettent d’entrevoir à quel
point la participation, en France tout du moins, dépasse la seule tech­
nique de gestion et de commandement pour mettre en mouvement des
forces latentes d’une autre importance pour la société à venir. Quel est
alors le sens de cette invention potentielle ? Sans être devin, peut-on
néanmoins dégager quelques leçons majeures des expériences en cours ?

Le modèle français de l’action collective participative, s’il y en a


un de décelable, au travers des diverses formes d’expériences contempo­
raines, est donc une double mise en cause de l’égalitarisme communau­
taire et du rationalisme hiérarchique. Explorer les lignes de cette inven-
136 Autrement 20/79

tion c’est probablement dégager certaines des raisons qui sous-tendent


plus ou moins clairement les actions en cours.

Vers une initiative collective e t groupale


Comme le notent tous les auteurs de management (14), il existe
une relation probable entre le caractère souple, participatif et commu­
nicant des organisations et leurs nécessités ou capacités d ’invention sur
leurs produits, méthodes, techniques, clients... Or il semble bien que la
plupart des expériences de collectif soient actuellement centrées sur des
activités sociales, culturelles et techniques où l’invention est nécessaire.
De là à penser que le participatif est une sorte de biais par lequel les
forces d ’une société cherchent à se redonner les moyens d ’inventer
après tant d’années d’organisation rationnelle dont la créativité était
portée par la croissance inévitable, et l’esprit d’initiative définitivement
englué dans cette mentalité générale d ’assisté et de dominé plus ou
moins critique.
Le problème du pouvoir qu’aborde le participatif n ’est pas telle­
ment celui de son partage, car une domination ne peut se couper en
quatre, que celui du recrutement plus ou moins rotatif d ’un plus grand
nombre de responsables. C ’est plus sûrement la question d’un groupe
dont tous les membres seraient acteurs sur un segment de pouvoir réel,
qui est posée, que celle de la suppression du pouvoir. Comment élargir
la zone d’accès au pouvoir afin d’augmenter la prise des responsabili­
tés ? Voilà une des questions centrales à la participation aux décisions
si difficile à promulguer.
Mais ce mouvement d’ouverture au plus grand nombre, s’il peut
avoir un effet démultiplié de créativité, aura aussi comme conséquence
de produire du rapprochement et de l’homogénéité culturelle. Le parti­
cipatif de groupe est forcément une machine à faire évoluer les indivi­
dus en les faisant se rencontrer, s’affronter, s’interroger. On risque
alors de déboucher sur l’inverse d’une communauté fusionnelle, car
plus on communique plus on perçoit les différences. Le collectif dura­
ble est aussi un instrument efficace pour inventer ou révéler des projets
personnels. Plus on se rencontre, plus on rapproche les cultures, plus
on se comprend et plus on découvre les différences et variétés d ’intérêt.
Une telle séquence, brise le mythe fusionnel du groupe, et pose
la question de la difficile rencontre des projets particuliers pour consti­
tuer un objectif commun. C’est alors sur des projets très spécifiques,
sur des séquences temporelles précises, sur des espaces rapprochant
concrètement des acteurs très variés, que ces objectifs communs peu­
vent se définir.
Une autorité de responsabilité par projets est ainsi peut-être en
germe dans le mouvement participatif et collectif contemporain. Mais il
faut surtout y voir la recherche d ’une autre forme d’initiative en com­
mun, fondée sur une structure groupale spécifique et intense où les
objectifs économiques ne peuvent éviter d ’être aussi culturels et
sociaux, a
Et en quoi sont-ils si différents 137

(1) Albert Meisjer a depuis longtemps observé ce phénomène aussi bien dans les
associations françaises que dans les destinées de l’autogestion yougoslave. Dans l’un de
ses derniers ouvrages « La participation pour le développement », Éd. Économie et
Humanisme, Éd. Ouvrières, 1978, Paris, il en vient même à parler de « l’insaisissable
communauté », p. 159.
(2) Henri Desroche souligne toute l’importance de cette « vieille expérience com­
munautaire » Opération Mochav, Éd. Cujas, 1973, p. 13... et encore dans Le Projet
coopératifÉd. Économie et Humanisme, Éd. Ouvrières, 1976, p. 43 et suivantes.
(3) Pierre Rosanvallon dans L'Age de l'autogestion, Le Seuil, 1977 et P. Rosan-
vallon et P. Viveret dans « Pour une nouvelle culture politique », Le Seuil, 1978.
Montrent combien est faste la tradition rationalisatrice et la culture centralisatrice qui
en résulte, aussi bien dans les classes dirigeantes que dans le mouvement syndical.
(4) Henri Desroche, in Le Projet coopératif op. cit., chapitre 1, 2, 3.
(5) Cet argument est nettement développé dans le chapitre II : Coopératives et
partage du pouvoir, in Les fonctionnements collectifs de travail, Marie-Odile Marty, R.
Sainsaulieu et P.-E. Tixier, ronéo. C.S.O.-M.A.C.L, 1978, rapport C.O.R.D.E.S.
(6) Une enquête a été réalisée par une commission du C.J.D. : Association des
hommes à la vie de l’entreprise, Jean-Louis Prinet en a rendu compte dans un docu­
ment interne.
(7) Renaud Sainsaulieu : « L’évaluation sociologique des conditions de travail »,
chapitre de l’ouvrage (p. 29-36). Collectif L'Ergonomie au service de l'homme au tra­
vail, Société française de psychologie, entreprise moderne d’édition, 1978.
(8) Dominique Martin et François Dupuys ont clairement analysé les difficultés
de ces expériences de participation in Jeux et enjeux de la participation, Publication
Cresst, 1977.
Voir également « Participation aux décisions et contrôle social », étude dans
l’industrie textile, par Dominique Martin et Alii Adssa, Cresst, 1979, ronéo.
(9) Une monographie sur l’entreprise Lip et J.-P. Berry montre assez clairement
cette difficulté du collectif des ouvriers et ouvrières à passer d’une action défensive à
une invention en commun d’un véritable outil de production. Enquête Adssa, 1978,
sous la direction de R. Sainsaulieu.
(10) Cf. les chapitres 2 et 4 du rapport : Les fonctionnements collectifs de tra­
vail, op. cit.
(11) Voir le chapitre III « Les associations militantes» du rapport «Les fonc­
tionnements collectifs de travail», p. 95-130, op. cit.
(12) Albert Meister a déjà souligné l’importance de ce danger réel d’une régres­
sion souvent inexorable des associations vers des formes rigides d’organisation. Voir
Vers une sociologie des associations, Éd. Ouvrières, 1972.
(13) Il faudrait ici se reporter aux études faites sur l’apprentissage culturel dans
les rapports de travail organisés présentés dans L'identité au travail, Éd. Fondation
nationale des Sciences Politiques, 1977, R. Sainsaulieu.
(14) On peut ici se repérer aux modèles de T. Burns, Argyris, Likert, Drucker,
Lawrence et Lorsh, etc., qui sont assez bien résumés par Pierre Morin in Le Dévelop­
pement des organisations, Dunod, 1976.
Coopératives ouvrières,
pas si rétro que ça
Claude Vienney

Face à la diversité des coopératives duceurs à l'émergence de l'entrepreneur


ouvrières, la question de savoir « quelle capitaliste : l'enjeu est d'admettre la
sorte d'entrepreneurs » sont les membres forme « entreprise » et de la faire fonc­
des S.C.O.P. (1) renvoie inévitablement tionner selon d'autres règles que celles de
aux conditions de leur formation histori­ l'agent qui est en train de devenir domi­
que. Qu'en est-il en effet de leurs places nant.
actuelles dans l'économie et de leurs • Leur transformation, et en particulier
modalités de fonctionnement par rapport la détermination de leur place dans certai­
à ce qu'était (ou ce que l'on imagine nes activités, s'explique à partri des
avoir été) leur « projet » de généralisation années 1880 et jusque vers 1860 par le
du « travail associé » ? (2). Quels rapport retournement de la place relative des
peut-on établir entre les situations qui ont « métiers » et des « industries » dans
fait naître les « associations ouvrières » l'économie. C'est alors que les activités
de la deuxième moitié du x ix e siècle et « coopératisables » prennent leurs caracté­
celle dans laquelle on voudrait ristiques particulièrs et que l'institution se
aujourd'hui ré-actualiser le principe des différencie nettement de celles avec les­
« coopératives de production » ? Et pour­ quelles elle est née.
quoi, après les avoir quasi-totalement • Quant à leur ré-actualisation dans les
oubliées, s'intéresse-t-on à nouveau aux années 1960, elle peut apparaître comme
coopératives tout en leur reprochant par­ le produit de nouvelles mutations, qui
fois d'avoir elles-mêmes... oublié leurs paradoxalement sous certains aspects
propres origines ? remettent en cause leur modalités de fonc­
Pour situer ces questions, les réflexions tionnement dans les activités où elles
qui suivent n'ont pas pour objet de pré­ avaient précédemment trouvé leur place,
senter l'histoire des S.C.O.P. en recher­ sous l'effet de l'accélération de la concen­
chant les traces de la continuité de leur tration du capital : mais qui sous d'autres
expérience ; elles mettent au contraire aspects leur ouvre des secteurs « nou­
l'accenty à partir d'une analyse de la veaux » ou font apparaître leurs principes
place de leurs activités dans l'économie, et leurs règles de fonctionnement comme
sur le processus de transformations qui adaptées à la « ré-activation » d'activités
marque cette histoire à l'intérieur de menacées.
l'ensemble socio-économique dont elles
font partie. C'est pourquoi le découpage 1830-1880, des Associations
dont nous nous servons met en évidence
les moments de la transformation de Ouvrières aux Coopératives de
l'appareil productif dans son ensemble, production
qui sont susceptibles d'expliquer sinon
leurs « mutations » du moins de profon­ Bien que Ton présente parfois la nais­
des ré-identifications par rapport à leurs sance des organisations coopératives au
origines (3) : xixe siècle en Europe Occidentale comme
• La première période, de 1830 aux un phénomène spontané de transfert, dans
années 1860-80 est celle de leur formation des formes nouvelles, de traditions sécu­
comme « associations ouvrières » qui laires d’entraide et de travail en commun,
s'explique par la réaction de certains pro- l’analyse présentée ici implique au con-

Maître-assistant d'économie
à Paris
Professeur au collège coopératif
Et en quoi sont-iis si différents 139

traire que Ton mette l’accent sur la muta­ nément les trois aspects du processus que
tion qu’elles représentent par rapport à nous venons de schématiser est celui de la
ces règles « traditionnelles », en réaction transformation des « travailleurs à domi­
aux transformations imposées à certaines cile » en « salariés » (notamment dans les
catégories de producteurs par la générali­ secteur du texte tisserands, couturières, et
sation d’un nouveau mode de production de la métallurgie, forgerons, etc.). On
auquel ils s’adaptent en même temps peut en effet faire correspondre étroite­
qu’ils en modifient les règles. ment dans le cas de ces activités (qui sont
celles dans lesquelles les « machines »
• Les transformations de réconomie commencent à s’accumuler) :
Comme il s’agit du deuxième quart du — La transformation de l’activité pro­
xixe siècle (1830-1840), c’est-à-dire du ductive : les équipements fixes sont cen­
moment où s’accélèrent les transforma­ tralisés et les producteurs séparés de leurs
tions liées au ré-investissement dans des propres outils (de leurs « métiers » au
activités « industrielles » des surplus accu­ sens réel du terme) sont combinés comme
mulés par des marchands, on peut regrou­ travailleurs à la mise en œuvre de tâches
per en trois grandes séries les change­ séparées et coordonnées.
ments qui marquent ce processus : — La transformation des agents et de
— Généralisation des échanges mar­ leurs rapports : les relations entre « tra­
chands, et concentration du pouvoir vailleurs à domicile » et « marchands »
d’engager dans la production un capital- sont transformées en rapports entre
argent pour obtenir un surplus ré- « employeurs » propriétaires des équipe­
investissable. Cette transformation a elle- ments et des produits, et « salariés ».
même un double aspect : un aspect mar­ — La transformation des modes de rai­
chand en ce sens que tous les éléments sonnement : les négociations sur les
des combinaisons productives et donc les « salaires » et les conditions de travail se
forces de travail elles-mêmes deviennent substituent aux discussions sur les
des « marchandises » en même temps que « tarifs » des matières premières et des
les produits ; et un aspect capitaliste en produits.
ce sens que ce sont les agents qui font les Comme on le sait les groupements qui
avances financières, qui commandent dans ces situations permettront aux pro­
désormais, par l’intermédiaire des équipe­ ducteurs de conquérir leur identité dans le
ments qui leur appartiennent, la décision nouveau système socio-économique devien­
de produire. dront les organisations syndicales de sala­
— Séparation des producteurs des élé­ riés.
ments constitutifs des unités de produc­
tion dont ils faisaient partie, et ré- • Dans d’autres secteurs (bâtiment,
association dans des unités nouvelles imprimerie, agriculture), en particulier
déterminées par leurs équipements fixes. pour les activités qui ne sont pas mécani­
En terme d’activité, cet aspect du proces­ sables, les transformations de l’appareils
sus peut être décrit comme une dissocia­ productif restent inomplétes : il y a alors
tion des unités de production fondées sur concurrence entre les unités artisanales et
le « métier » du producteur et une ré­ les unités industrielles.
association de leurs éléments constitutifs Les associations ouvrières se développe­
dans des unités fondées sur la concentra­ ront davantage dans ces secteurs
tion des « équipements fixes », détermi­ « ouverts » plutôt que dans ceux où ce
nant la qualification des travailleurs fixe massivement le capital. Ce phéno­
nécessaire pour les faire fonctionner. mène sous-tendra la formation des nou­
— Nouveau critère de différenciation velles règles coopératives qui corresponde
des classes sociales et généralisation des à un phénomène de lutte et de conquête
modes de raisonnement des agents écono­ entre les producteurs et les entreprenants,
miques qui leur correspondent : les capita­ les premiers s’acharnent à dégager les res­
listes règlent leurs décision de produire (et sources nécessaires par l’appropriation
surtout d’investir) sur des calculs de ren­ collective des moyens de production. Ces
tabilité de leurs avances financières ; les travailleurs ont en effet compris que le
travailleurs salariés règlent la vente de pouvoir dépendait désormais de la pro­
leur force de travail sur les prix des mar­ priété des moyens. En effet, c’est cette
chandises nécessaires à leur subsistance.• propriété qui, avec la généralisation des
marchés, donne à l’entrepreneur le triple
• Situations et réactions des produc­ pouvoir d’aménager les combinaisons pro­
teurs. ductives, de disposer des produits et de
Un cas type dans lequel jouent simulta­ ré-engager le « surplus » obtenu dans la
140 Autrement 20/79

production... en opérant de nouvelles qu’il a lui-même systématisés, dans un


transformations des activités. C’est donc article de l’Européen de 1831 (4) :
pour conquérir le même pouvoir, pour « Les ouvriers se partagent en deux
engager et ré-engager eux-mêmes dans les classes : les uns exercent des professions
activités dont leurs forces de travail font qui exigent un assez long apprentissage,
partie, le capital qui est le résultat de leur leur habileté est leur principal capital ; ils
propre activité que les producteurs s’asso­ ont besoin de peu d'instruments, en sorte
cient. Les moyens et les résultats qu’ils qu'ils peuvent facilement changer de lieu.
peuvent mettre en relation sont alors sous Les autres sont attachés à des machines,
la double dépendance : incorporés au sol (...).
— Des ressources dont ils peuvent eux- ... Les ouvriers dont l'habileté fait le
même disposer, c’est-à-dire de leurs quali­ principal capital et que nous nommerons
fications professionnelles (de leur à cause de cela libres, c'est-à-dire des
« métier » au sens personnel du terme) et menuisiers, charpentiers, maçons, cordon­
de l’argent qu’ils peuvent consacrer à niers, serruriers... ces ouvriers ne sont
l’achat de moyens de production et de pas, dans les villes, en rapport immédiat
biens de consommation ; avec ceux qui commandent les travaux.
— des équipements nécessaires à l’orga­ Entre ceux-ci et eux, il y a des intermé­
nisation et au fonctionnement des activités diaires que nous appellerons entrepreneurs
qu’ils entreprennent en commun, dans des (...). La présence de ces intermédiaires
conditions telles que leurs produits soient entre l'ouvrier qui exécute et celui qui
vendables comme « marchandises », c’est- commande le travail a pour conséquence
à-dire supportent en qualité et en prix la d'une part de diminuer le gain de
concurrence des autres entreprises. l'ouvrier d'un prélèvement considérable, et
d'autre part de faire payer au consomma­
• Ainsi la formation des associations teur une valeur usuraire (...).
qui vont devenir les coopératives ouvrières ... Pour améliorer la condition des
de production par différenciation de tou­ ouvriers libres, pour introduire la probité
tes celles avec lesquelles elles sont nées et la bonne fo i dans les marchés, il suffit
(Syndicats, Mutuelles et Coopératives de de faire disparaître ces intermédiaires. »
Consommation et d ’habitation...) Mais précisément, c’est la place respec­
s’explique-t-elle à la fois par des réactions tive des deux types d’activités auxquelles
contre le capitalisme industriel et une correspondent ces deux catégories
admission de la forme « entreprise » d’ouvriers qui va être « retournée » en
comme structure de mise en relation de la France dans les années 1860-1880 ; loin
production avec les marchés. de se « généraliser », les coopératives
ouvrières de production ne pourront alors
Mais surtout, leur principe constitutif fonctionner que dans les activités dont la
(travailleurs s’appropriant les équipeménts place dans l’économie sera déterminée par
avec lesquels ils produisent) et leurs règles les conditions de viabilité qui résultent de
de fonctionnement (égalité, répartition leur forme et de leurs règles.
proportionnelle des résultats, appropria­
tion collective des bénéfices ré-investis)
paraissent généralisables dans une écono­ 1880-1960 : les déterminants
mie où dominent encore les « métiers » : de la spécialisation sectorielle
leur projection est celle d’un système des S.C.O.P.
d’échange entre producteurs librement
associés, tous dotés à la fois de qualifica­ L’évolution des coopératives, au sein du
tions professionnelles et de moyens de mouvement ouvrier, a tendu progressive­
production équivalents, parce qu’un grand ment à une double « séparation » :
nombre d’activités fonctionnent encore • d’un côté par rapport aux groupe­
sous cette forme, les « entrepreneurs » ments de type syndical, qui se consolident
agissant comme intermédiaires entre les et structurent leurs activités face aux
producteurs et les marchés. entrepreneurs, quel qu’en soit le statut
BucheZy un des principaux théoriciens et (alors que la S.C.O.P. combinent la
doctrinaires de l’association ouvrière forme entreprise et le groupement des tra­
exprime très bien cette correspondance vailleurs) ;
entre les activités, les agents et les règles • d’un autre côté par rapport aux
qui vont devenir caractéristiques des autres types de groupements coopératifs,
S.C.O.P. lorsqu’il qualifie le type de pro­ dont les équipements sont appropriés par
ducteurs auxquels conviennent les princi­ les utilisateurs des services de l’entreprise
pes qu’ont définis leurs groupements et et non par ceux qui y travaillent.
Et en quoi sont-ils si différents 141

Certes cette différenciation, n’est pas


apparente tant que les « ouvriers de
métiers », restent dominants. Elle n’est
pas clairement perçue alors que la struc­
ture de l’appareil productif vient d’attein­
dre sous cet aspect son point de retourne­
ment historique : c’est dans les années
1900-1910 que les Congrès du Mouvement
Ouvrier abondent en débats sur les rap­
ports entre coopératives, syndicats et par­
tis.
Mais sous l’aspect que nous cherchons
ici à mettre en évidence, c’est la période
1860-1880 qui marque le tournant : la
première mutation de l’appareil produc­ nos aide-mémoire
tif (5), en consacrant la place désormais
prépondérante de l’industrie dans l’écono­
mie par rapport aux « métiers » va déter­
miner en retour la place des S.C.O.P. MEMO
Les caractères des activités « coopérati-
SOCIAL
sables » Le guide pratique du droit social
Trois séries de rapports paraissent en
effet pouvoir expliquer la place dans
Un résumé précis et concis :
l’économie des activités dans lesquelles
• du d roit du travail
fonctionnent les S.C.O.P. : • de la Sécurité sociale
• Un rapport entre la qualification pro­ • des régimes de retraite
fessionnelle des producteurs et un mon­
tant de capital par travailleur favorable à Un volume de 272 pages ( 10,5 x 27)
la qualification ; c’est bien sûr cette con­ éd. juillet 1979
trainte qui va relativement « marginali­ Prix franco : 35 F (ttc)
ser » les activités organisables sous cette
forme par rapport à la période antérieure.
D’un côté « l’exercice en commun du
métier » devient en effet dominant par /ÏV Â BAREME
rapport à tous les autres objectifs de y # * SOCIAL
transformation des rapports inter­
personnels et sociaux ; d’un autre côté la ___ PERIODIQUE
très nette domination du Bâtiment
(jusqu’à plus des deux tiers des effectifs • Les éléments chiffrés du d ro it social mis à
des S.C.O.P.) et de l’Imprimerie typogra­ jour chaque trimestre (allocations, taux de
phique illustrent bien cette première con­ cotisations, etc.)
trainte, en même temps qu’elle manifeste • Date d'effet et référence au texte officiel
le caractère relatif de ce rapport : même • Les adresses utiles (administrations, ANPE,
dans une activité comme l’imprimerie ASSEDIC, sécurité sociale, etc.)
pour laquelle l’équipement est important, 4 numéros par an
le niveau élevé de la qualification reste Abonnement un an : 75 F (ttc)
malgré tout déterminant.
• Un rapport entre les conditions de la
production et les conditions de la com­
mercialisation des produits favorables à la Spécimens sur simple demande
production : on a bien sûr formulé ce
deuxième critère de viabilité de la forme
« coopérative de production » en disant
que les travailleurs associés sont de
« mauvais vendeurs », mais ii s’agit d’une liaisons
préférence liée à la nature du groupement
bien plus que d’une capacité déficiente ;
bien produire et le vendre, plutôt que
sociales
produire « ce qui se vend ». 5, av. de la République, 75541 Paris Cedex 11
Mais en tout état de cause cette Tél. 805.91.05
deuxième contrainte est elle-même en rap-
142 Autrement 20/79

port avec un trait distinctif des S.C.O.P. dant à ceux du système dont elles font
au cours de cette période de leur his­ partie, comme l’attestent de nombreuses
toire : la préférence pour les marchés enquêtes :
publics (6) dont les procédures correspon­
dent effectivement mieux à cette attitude • en coupe, on observe l’émergence
que les stratégies de... marketing. d’un groupe (ou d’un homme) de « ges­
Mais réciproquement ce rapport marque tionnaires » qui règlent les rapports entre
aussi l’efficacité relativement plus grande l’entreprise et son environnement (aspects
de la structure « coopérative de produc­ commerciaux et financiers) en même
tion » dans les activités qui exigent une temps qu’ils négocient des conditions de
forte coordination volontaire des acteurs fonctionnement interne perçues par les
qui interviennent dans le processus pro­ intéressés comme beaucoup plus personna­
ductif : corps de métiers du bâtiment et lisées que dans les entreprises « patrona­
typographes en sont encor une fois de les (9) » ;
bonnes illustrations. t en dynamique, on observe un proces­
• Enfin un rapport entre le ré- sus de différenciation des tâches, des
investissement des résultats, sous ses rôles et des statuts, à partir de la multi-
aspects technologiques, et la promotion fonctionnalité de l’équipe primitive, qui
professionnelle. Les travailleurs des coo­ rétrécit relativement les objectifs aux con­
pératives ouvrières sont réticents face aux ditions de fonctionnement de l’entreprise
« investissements déqualifiants », imposés en même temps qu’il augmente relative­
pourtant d’une manière dominante dans le ment le pouvoir des « gestionnaires » par
système socio-économique comme condi­ rapport à celui des « militants » (10).
tion... de l’augmentation de la producti­ Sous l’aspect juridique, statuts et règles
vité (apparente) du travail. des S.C.O.P. (comme d’ailleurs pour les
Limitées par leurs règles à l’auto­ autres formes de coopératives) se sont
financement (7) les S.C.O.P. apparaissent inscrits dans le droit commercial, dans la
comme des organisations qui perfection­ catégorie des sociétés — évolution en
nent les métiers bien plus qu’elles ne les quelque sorte symbolisée par le retrait des
industrialisent, ce qui est d’ailleurs en textes qui les régissent du Code du Tra­
rapport avec un paradoxe apparent : dans vail, à l’occasion de son dernier remanie­
les secteurs d’activités qui leur correspon­ ment.
dent, où les entreprises sont petites, elles Ce qui n’est pas non plus sans réagir
apparaissent relativement « grandes » pen­ sur les conditions d’utilisation par ceux
dant cette période de leur spécialisation qui n’ont pas encore conscience, au
sectorielle. moment de l’élaboration d’un projet, de
toutes les contraintes de fonctionnement
Composition sociale et formalisation d’une entreprise : lourdeur relative et inci­
juridique. dences fiscales par rapport aux souplesses
Cette « marginalisation » progressive de l’association de la loi de 1901 ; impor­
des coopératives de production a eu des tance des responsabilités des Administra­
conséquences importantes quant à leur teurs et du Président-Directeur Général ;
fonctionnement. Nous en évoquerons seu­ difficultés paradoxales d ’application
lement deux qui ont trait à leurs respon­ (jusqu’à la réforme de juillet 1978) des
sables et à leur composition sociale, d’une facilités offertes par les « accords de par­
part, et à leur statut juridique, d’autre ticipation », etc.
part. Du moins résulte-t-il de l’analyse histo­
Sous le premier aspect, la coopérative rique de leurs transformations par rapport
de production est formée par des acteurs au temps de 1’« associationnisme ouvrier
socio-professionnels dont au moins le généralisé » (ou perçu comme généralisa­
« noyau dirigeant » assume les deux posi­ ble) que les coopératives ouvrières de pro­
tions de travailleurs et d’entrepreneurs ; duction ne sont pas des groupements de
or dans leur environnement, depuis la travailleurs quelconques : la correspon­
mutation des années 1860-1880, ces deux dance entre leur forme et leurs règles
positions « comme agents » du système d’une part, les types d’activités compati­
socio-économique dominant sont antago­ bles avec leur fonctionnement d’autre
nistes, et c’est le groupement syndical qui part, détermine assez étroitement leur
est la référence principale de la conquête place dans l’économie... ce qui contribue
de leur identité par les travailleurs sala­ sans doute à les faire « oublier » des
riés. Ce qui ne va pas sans réaction sur acteurs et des organisations domi­
l’homogénéité de leur composition sociale nants (11) pendant la période que nous
et la reproduction de rapports correspon­ venons de survoler (12).
Et en quoi sont-i/s si différents 143

1960... Mutation industrieite


et r6-actua/isation des princi­
pes des coopératives ouvrières
liaisons
Or c’est ce relatif équilibre qui paraît
remis en cause par la seconde « mutation
industrielle » des années 60, qui para­
doxalement menace les S.C.O.P. dans les
sociales
C' es t l ' act ual i t é s oc i a l e au jour le jour
secteurs d’activités où elles s’étaient telle qu el le est v é c u e en France,
« traditionnellement » consolidées, tout en telle q u e les t ext es et la j u r i s p r u d e n c e
la modi f i ent s a n s c e s s e
leur ouvrant des secteurs « nouveaux » et
C est un s er vi c e quot i di en
en remettant leurs principes et leurs d i nf or mat i on et de d o c u me n t a t i o n
règles, au cours des conflits spectaculai­ s oci al e, c o mp l é t é de n u mé r o s
s p é c i a u x bi mes t r i el s
res, au premier plan de l’actualité. C'est un « outil de travail »
Sur les transformations de l’appareil indispensable aux Directions des
Entreprises et des Administrations,
productif qui justifient de faire des aux Directions et aux services
années 1960 un tournant analogue, par du Personnel
aux Comités d'Entreprise
son importance et ses effets, à celui de aux Organisations syndicales
1860-80, nous avons évidemment moins aux Services sociaux
aux Services Documentation...
de recul, mais le diagnostic des statisti­ L a b o n n e m e n t au ser vi c e quot i di en et
ciens est tout de même remarquablement aux n u me r o s s p é c i a u x 3 2 0 F / a n
concordant :
« Vers 1960 s'opère un tournant impor­
tant par rapport au demi-siècle qui pré­ intersoeial
cède (...) qui coïncide avec l'ouverture des actualité sociale internationale
frontières et donc l'entrée de l'industrie
Pour les di r i geant s pour les
française dans la compétition internatio­ r e s p o n s a b l e s qui s avent qu un
nale (...). Suivant le phénomène examiné e v e n e me n t s ur venu a d e s milliers de
ki l omèt r es peut infléchir not r e
la date diffère : la ré-orientation des activité é c o n o m i q u e et s oc i a l e
Un r e s e a u de c o r r e s p o n d a n t s
échanges extérieurs se fait à partir de ·■ en di r ect ■■ d e s pr i nc i pal es c a pi t al es
chaque mois un "dossier” ,
1958 ; la « fresque historique du système une i nterview excl us i ve d e s
productif » met en évidence un retourne­ s t at i s t i que s c o m m e n t é e s en bref la
s ai s i e d e s d o n n é e s e s s e n t i e l l e s de
ment de la productivité du capital fixe à I ac t ual i t é s oc i a l e i nt er nat i onal e
partir de 1964. Mens ue l / a bonne me nt : 4 6 0 F / a n
Les vagues de la concentration finan­ (à l’et ranger : 6 0 0 F ).

cière commencent à être spectaculaires *à


partir de 1967 ; c'est également à cette barème
époque que les mouvements des investisse­ social
ments directs entre la France et l'étranger périodique
s'accélèrent de manière considérable ;
enfin c'est à partir de 1968 que s'observe
une augmentation irréversible de la crois­ AT S M I C FNE HLM
P L R . A V T S A F cot i s at i ons
sance de la productivité apparente du tra­ et p l a ' o n d s S S
vail ( ). » Tout es les a l l ocat i ons cot i s at i ons,
i nde mni t é s i ndi ces etc r eper t or i es
c l a s s e s t r adui t s en clair
Mais quoi qu’il en soit de la date, ces Ref ont e tot ale t ous les 3 moi s
différents aspects de la transformation de 4 n u me r o s par an 75 F / a n
l’appareil productif ont des effets en
retour considérables sur la spécialisation * * *

sectorielle des S.C.O.P., qui justifient que Spécimens sur simple demande au
l’on construise aujourd’hui une typologie
plus complexe de ces groupements selon Bureau des
leur place dans les processus de restructu­
ration des activités, et que l’on s’interroge
liaisom
sur les rapports entre les composants d’un
ensemble qui — sous une même dénomi­
nation — paraît réunir des éléments plus
hétérogènes que pendant la période anté­
sociales
5. av. de la République. 75541 Paris
rieure. ■ h · Cédex 11 Tél. 805.91 05
144 Autrement 20/79

G rou pes te c h n ic o - un faible montant de capital à engager,


commerciaux, rôadap ta tions primauté de l’organisation de la produc­
tion sur la commercialisation et ré-
sectorielles et rô-activations investissements favorables à la promotion
territoriales : une nouvelle professionnelle.
typologie des S .C .O .ft Plus exactement il s’agit moins d’activi­
tés « nouvelles » que de secteurs plus ou
Qu’on l’appelle restructuration, redé­ moins traditionnels au sein desquels pénè­
ploiement ou nouvel ordre économique, la tre le salariat, et c’est en réaction à ce
transformation accélérée de l’appareil pro­ processus que des travailleurs y forment
ductif a des effets à la fois sur les activi­ des coopératives.
tés des coopératives existantes et sur les Le paradoxe étant bien sûr que comme
situations qui en engendrent de nouvelles, il s’agit d’activités dites « tertiaires »
ce qui élargit et diversifie l’adéquation de (bureaux d’études, édition, spectacles...)
leur forme et de leurs règles à des leur composition socio-professionnelle n’y
champs qui débordent l’exercice en com­ fait guère place aux « ouvriers » : ainsi
mun de leur métier par des ouvriers pro­ l’évolution de la dénomination légale qui
fessionnels qualifiés. admet l’appellation « coopérative de tra­
La centralisation du capital et les trans­ vailleurs » est-elle bien en correspondance
formations techniques dans les secteurs avec celle des activités.
correspondant à leur spécialisation relative On sait enfin que la transformation de
au cours de la période précédente rendent l’appareil productif (et en cela la période
plus difficile le fonctionnement des actuelle a effectivement de nombreux
S.C.O.P. dans leurs activités traditionnel­ points communs avec celle qui a engendré
les, notamment dans le bâtiment et les organisations coopératives au milieu
l’imprimerie. du xixe siècle) n’est pas seulement un re­
En particulier l’accumulation des équi­ structuration ; elle est aussi une dé­
pements fixes et la double polarisation de structuration des activités qui fonction­
la main-d’œuvre (spécialistes et manœu­ naient dans les secteurs et les localités
vres) dans le bâtiment et la reconversion d’implantation des unités de production
à la photocomposition dans l’imprimerie, déplacées ou modifiées.
en transformant les caractéristiques de ces D’où l’émergence d’une modalité nou­
activités, les éloignent relativement des velle de formation des S.C.O.P., sous
critères de viabilité que nous avons précé­ forme de « reprise » d’entreprises mises
demment mis en évidence. en liquidation par leurs propriétaires, ou
Mais comme des coopératives existent d’entreprises ayant pour projet de ré­
dans ces secteurs où elles se sont consoli­ activer des micro-régions dites « périphé­
dées historiquement, elles ont évidemment riques ».
réagi en ré-adaptant leur organisation à Ici encore la correspondance entre les
ce nouvel environnement, surtout en utili­ activités et les règles des coopératives
sant diverses modalités de croissance reste bien sûr déterminante, dans la
externe pour regrouper et intégrer les mesure où les critères de « viabilité »
fonctions pour lesquelles elles étaient internes (volonté d’assumer ce nouveau
« traditionnellement » fragiles : conquête statut) et externes (capacité de régler
de marché, recherches techniques, mobili­ durablement le fonctionnement de l’entre­
sation de ressources financières, contrôle prise) sont très discriminants.
de gestion.
On voit ainsi émerger de véritables
« groupes » coopératifs, dont les éléments Hétérogénéité en renforce­
constitutifs sont les S.C.O.P. de la ment mutuel
periode antérieure mais dont l’ensemble
tend à former une entreprise hiérarchique­ Il reste toutefois que si les principes,
ment supérieure, capable de poursuivre le sinon les « projets primitifs », de la
développement des activités malgré les S.C.O.P. se sont ainsi trouvé paradoxale­
modifications de leur environnement. ment « réactualisés » par des mutations
Mais en même temps que les caractéris­ dont les premiers effets étaient de remet­
tiques des activités dans lesquelles les coo­ tre en cause la place qu’elles avaient con­
pératives ouvrières de production avaient quise dans les activités qui leur étaient
trouvé leur place sont transformées, appa­ historiquement « adaptées », l’élargisse­
raissent des activités « nouvelles » dont ment et la diversification des champs
les caractères sont à cet égard relative­ d’application de ces principes a sans
ment analogues : forte qualification pour doute aussi pour effet d’hétérogénéiser les
Et en quoi sont-ils si différents 145

groupements qui sont aujourd’hui rassem­ projets d’une époque aux réalisations
blés sous cette même dénomination. Et d’une autre, sans ré-identifier les acteurs
donc de rendre relativement plus « con­ dans l’environnement qui leur est contem­
flictuels » les rapports qu’ils entretiennent porain.
au sein de leurs institutions communes En dynamique sociale il n’y a pas
formées pour leur soutien mutuel (14). « échec », mais « transformation » des
Du point de vue des organisations cen­ activités et des règles... donc des acteurs
trales (confédérations, unions régionales, eux-mêmes. Ce qui ne veut pas dire qu’il
institutions de financement), l’enjeu a été ne peut pas y avoir d’évaluations, mais
perçu comme impliquant le renforcement qu’elles sont limitées par les conditions
d’une capacité d’accueil et de conseil, ce du « toutes choses étant égales par ail­
qui s’est traduit par la mise en place de leurs », dont on sait qu’elles sont bien
« Délégations Régionales » chargées de difficiles à définir dans le domaine social.
missions d’évaluation de la viabilité des En particulier, et par rapport à quel­
nouveaux projets, de formation et de con­ ques questions centrales de ce numéro,
seil. l’analyse économique du processus de for­
Mais cela suppose bien sûr en contre­ mation et de transformation des coopéra­
partie le renforcement des institutions cen­ tives amène sans doute à sérieusement
trales de financement et d’analyse nuancer, dans le champ de leur expé­
technico-économiques [Fonds de Dévelop­ rience :
pement, Centrale de Bilans, Sociétés spé­ • la notion d’« entreprise collective »
cialisées de l’Union du Crédit Coopéra­ ou d’« entrepreneur associatif » : dans cet
tif (15)...], puisque cette viabilité reste ensemble complexe formé de « couches »
malgré tout relative au soutien mutuel appartenant à des périodes historiques
que peuvent s’apporter les organisations différentes coexistent bien des réglages en
coopératives dans un environnement qui apparence contradictoires puisque leurs
ne leur est généralement pas favorable. maniestations idéologiques couvrent un
Du point de vue de ceux qui s’interro­ champ qui va du discours type « Jeune
gent sur l’adaptation de la forme coopé­ Dirigeant d’Entreprises » jusqu’à la
rative à la réalisation de leurs projets, « stratégie de rupture avec le système ».
l’enjeu est l’évaluation de la place de La question est plutôt de savoir si les
l’entreprise et de ses multiples contraintes groupes concernés se lanceront mutuelle­
de fonctionnement par rapport à l’ensem­ ment des exclusives ou s’ils pourront
ble des objectifs qu’ils veulent atteindre. s’apporter un soutien mutuel sans renon­
Sur longue période, on a observé que le cer à leurs différences ;
taux de mortalité des S.C.O.P. était le • le rôle de l’État, qui n’a certes pas
plus élevé autour de 4-5 ans après la fon­ été celui qu’espéraient ou redoutaient les
dation ; réduire cette « mortalité infan­ protagonistes des grandes controverses de
tile », c’est aussi évaluer plus rigoureuse­ la fin du siècle : certes pas le distributeur
ment si cette forme d’organisation est de la manne qui aurait permis la multipli­
effectivement adaptée à l’activité projetée, cation des associations ouvrières ; mais
puisqu’il existe évidemment bien d’autres pas non plus le persécuteur qui les aurait
manières de « coopérer » que de former... pourchassées et détruites.
une coopérative. Mais malgré tout un rôle non négligea­
Il n’est bien sûr pas question après ce ble (accès aux marchés publics, institu­
survol très partiel et même partial (puis­ tions du financement) dans le maintien de
que nous n’avons délibérément examiné la tradition qui a boutit à ce que l’institu­
que les « effets » exercés sur les coopéra­ tion S.C.O.P. reste aujourd’hui disponible
tives ouvrières de production par les à ceux qui veulent l’utiliser... ce qui n’est
transformations de leur environnement pas le cas dans tous les pays capitalistes
socio-économique), de prétendre tirer les industriels.
« leçons de l’histoire ». La question de ce point de vue paraît
Le principe même de notre analyse met donc être de définir la combinaison d’une
en évidence que derrière la continuité de politique économique et d’une structure
la tradition historique se réalisent de véri­ juridique, explicitement destinées à favori­
tables mutations, et qu’il faut donc se ser la formation et le fonctionnement des
garder de comparer immédiatement les coopératives, ci
146 Autrement 20/79

ment sous cette forme un appui aux


(1) Sociétés Coopératives Ouvrières de S.C.O.P. du bâtiment et de l’Imprimerie.
Production selon leur dénomination tradi­ (7) Ou au financement sur ressources
tionnelle ; toutefois la dernière version de transitant par les Finances Publiques, ce
leur statut juridique (loi 78-763 du 19 qui correspond au second soutien qu’elles
juillet 1978, J.O. du 20.7.78) leur permet reçoivent alors de l’État ; mais ce n’est, à
de s’appeler désormais « S.C.O.T. » vrai dire à certains égards qu’une « resti­
(Sociétés Coopératives de travailleurs). tution » puisqu’en France l’État s’est
(2) Ou plus précisément le système d’autre part assuré le quasi-monopole du
à'échanges entre producteurs « librement drainage de l’épargne populaire.
associés ». (8) C.E.R.E.B.E., enquête sur les con­
(3) Sur la justification de ce découpage ditions de travail dans cinq coopératives
autour des « charnières » de 1880 et de o uv rières de p ro d u c tio n , 1975,
1960, cf. notamment : Markovitch, Ronéotypé).
« l’industrie française de 1789 à 1964 », (9) Meister (A). Les communautés de
in Historia Quantitative de l’économie travail en France. Bilan d’une expérience
française, I.S.E.A., Paris 1966, n° 179, p. de propriété et de gestion collective.
321 et suivantes. Entente communautaire, Paris, 1968.
I.N.S.E.E. La mutation industrielle de (10) Par un curieux chassé-croisé,
la France. Du traité de Rome à la crise autour des années 1910, ce sont les coo­
pétrolière. Collection, E 31 et 32. Tome pératives... de consommation qui ont
2, p. 193 et suivantes. l’enjeu des débats aux congrès socialistes
(4) « Moyens d’améliorer la condition sur les rapports entre le mouvement
des ouvriers des villes », ΓEuropéen, ouvrier et « la coopération ».
17/12/1831. (10) Survol qui, encore une fois, rend
(5) (...) Il est clair que c’est l’année compte de la détermination des caractères
1860 qui symbolise en quelque sorte cette socio-économique de leurs activités mais
grande mutation de structures qui est liée par des divers cycles qui sont liés à l’inté­
à l’industrialisation des industries. C’est rieur de cette période à la conjoncture
de cette époque à peu près que date la socio-politique, dont témoignent par
cristallisation d’une structure du prix de exemple l’émergence, le développement e'
revient industriel qui se différencie de la re-transformation en S.C.O.P. des
l’ancien prix de revient artisanal (...). « communautés de travail » après la
Nous pouvons donc considérer cette date guerre.
approximative comme indiquant un tour­ (12) La mutation industrielle de la
nant qui a marqué le passage du centre France, op.cit., tome 2, p. 193.
de gravité (dans l’abaissement des coûts (13) Ce qui se manifeste notamment
de production) de l’élément salaires à par un très sensible changement de ton
l’élément matières, ou plus précisément : des congrès confédéraux qui, principale­
du facteur humain au facteur matériel. » ment consacrés à des études relativement
Markovitch, op.cit., p. 321. techniques, donnent lieu depuis quelques
(6) Renforcée bien sûr par les interven­ années à des débats d’orientation beau­
tions de l’État, qui apporteront précisé­ coup plus vifs.
Le troisième secteur :
le travail
au-delà de l’emploi
Jacques Delors

Autrement : « Il y a plusieurs discours sur l ’innovation sociale


et sur l ’entreprise collective, en particulier. On peut en distinguer trois : le
discours hostile, incrédule d ’une part ; le discours coopératif d ’autre part ;
enfin, un discours « centriste », favorable à ce genre d ’expérience, mais
sans implications importantes. Où se situe le discours sur le Troisième sec­
teur ? ».

Jacques Delors : Les démarches initiales peuvent être d ’origine très


diverses. Ce qui fait la difficulté de présenter le Troisième secteur, c’est que
ces frontières ne sont pas nettes ; par conséquent la difficulté est essentiel­
lement la suivante : faut-il avoir au départ un concept très rigoureux et
construire à partir de là une théorie sur une autre manière de travailler et
de produire et, par voie de conséquence, d ’évaluer les performances ou
bien faut-il prendre acte d ’une manière empirique que plusieurs facteurs
concourent ou pourraient concourir à la naissance d ’un Troisième secteur.
Je préfère pour l’instant la deuxième démarche. Il y a une autre rai­
son pour laquelle je la préfère, c’est qu.’il y a tellement d’obstacles à vain­
cre, de résistances à surmonter que les démonstrations s’appuyant sur des
évolutions scientifiques ou sociologiques ou sur des expériences réussies
valent mieux qu’une construction d ’ensemble.

Un taylorism e à l'envers
En faisant cette construction d’ensemble, on retomberait un peu
dans l’utopique coopératif ou mutualiste du siècle dernier. Si on veut
bien admettre cette démarche empirique, encore qu’elle soit peu satisfai-
148 Autrement 20/79

santé à mon avis pour le lecteur qui est en dehors de ces questions, je crois
qu’on peut observer un faisceau de faits convergents :
Le premier, me semble-t-il, tourne autour de l ’aspiration à l ’auto­
nomie c’est-à-dire le refus d’une vie professionnelle ou d ’une vie privée
en miettes ou par trop instrumentalisée : la revendication peut aussi bien
s’exprimer dans les institutions actuelles, dans les entreprises ou dans l’ad­
ministration, on lui donne un nom, c’est en France, l’amélioration des
conditions de travail ; mais je préfère la formule anglo-saxonne « shop
floor democracy » parce qu’elle est plus riche, plus complète. Elle amène
les intéressés à chercher d ’autres cadres que ceux existants pour produire et
travailler et cette recherche peut converger vers des unités du Troisième sec­
teur. A ce moment-là, on retrouve pêle-mêle un esprit d ’entreprise, mais
d’un type nouveau, et une volonté de travailler autrement.
Ceci me paraît l’élément le plus important du point de vue de l’aspi­
ration des individus. Bien entendu à cette évolution s’opposent tous ceux
qui considèrent que cet objectif est hors d’atteinte, que le travail va devenir
inintéressant pour 90 % des gens et que, par conséquent, nous allons vers
une société du loisir et de la tricherie ; dans ce « scénario de l’inaccep­
table », chacun à l’intérieur des cadres existants, minimiserait son effort
pour un travail insipide, mis à part les 10 % qui eux, détiendraient le pou­
voir, le prestige et le travail créatif. C’est là où il y a un véritable enjeu
de société, ceux qui croient aux valeurs du travail et ceux qui n ’y croient
pas. Encore faut-il clarifier ces valeurs, tant du point de vue de l’individu
que de celui de la collectivité.
Le deuxième fait, qui va dans le même sens, et qu’on sous-estime
généralement ce sont les potentialités du progrès scientifique et technique.
La deuxième révolution industrielle qui touche à sa fin a été marquée par
une sorte de carré magique, massification des avantages, standardisation
des biens, taylorisme accentué, urbanisation. On sait aujourd’hui, que la
science et la technologie ne nous contraignent pas à poursuivre dans cette
voie. Au contraire, il est possible d ’envisager pour une partie de l’appareil
de production de biens, services' marchands et non marchands un triangle
magique qui serait : personnalisation des biens et des services, taylorisme
à l’envers et décentralisation des activités. Tel est l’enjeu de la bataille pour
la création d’un Troisième secteur fondé sur ces principes.
Je dirais, en tant que socialiste, que si les socialistes ne s’y inté­
ressent pas, le capitalisme s’en occupera... à sa manière, en récupérant les
aspirations et en maintenant des valeurs frelatées.
Si déjà nous en restons à ces deux faits qui sont les plus marquants,
on s’aperçoit que l’idée d ’autogestion n’est pas de l’utopie irréelle — en
excusant cette tautologie — mais de l’utopie concrète, puisque dans le fond
il y a convergence d ’un fait technique et scientifique et d ’une aspiration.
Mais là ne s’arrêtent pas les tendances lourdes, les faits porteurs d ’avenir,
étant entendu que l’histoire est pleine de faits porteurs d ’avenir qui sont
morts de leur belle mort faute d ’avoir été relayés par la volonté et la créati­
vité des hommes et des femmes.

Décentralisation du Welfare
Il y a un troisième fait qui, à mon avis, est important, qui est très
Quels débats provoquent-ils ? 149

délicat à manier, mais enfin il faut le dire au risque de susciter la colère


de certains, c’est ce qu’on appelle la société du bien-être, le « Welfare
state ». En réalité, la révolution du welfare s’est traduit, et c’est positif,
par l’extension de droits sociaux à l’ensemble de la population. Le principe
était celui de l’universalité des garanties sociales, ce qui est bien, mais ce
qui ne veut pas dire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes
notamment en France où les inégalités demeurent impressionnantes. Mais
enfin le phénomène du Welfare est général. Il a été plus ou moins bien
appliqué, c’est ainsi qu’il y a un fossé entre la Suède et les Pays-Bas
d’un côté et la France d ’autre part.
Aujourd’hui qu’observe-t-on ? La généralisation des droits sociaux,
l’augmentation de la part des transferts sociaux dans le revenu national
n’ont pas empêché le maintien de certaines inégalités inacceptables, l’ap­
parition des nouvelles inégalités, surtout qualitatives, et même l’émergence
de zones de pauvreté et de marginalité. On ressent de plus en plus le besoin
de personnaliser la réponse aux demandes. Par conséquent, dans le domai­
ne du « Welfare » aussi, devrait apparaître une tendance à la décentra­
lisation de façon à rapprocher la réponse du lieu où s’exprime le besoin
et de mieux l’adapter à ce besoin : ainsi, pourrait-on mieux lutter contre
toutes les formes d ’anomie sociale ou de pauvreté.
Le débat sur cette question est orné d’embûches, d’autant que les
conservateurs voudraient s’emparer du flambeau, pour revenir sur les con­
quêtes du mouvement socialiste et du mouvement ouvrier. Il n’en est pas
question et c’est là où il faut se méfier de la convergence ou plutôt de
l’apparente convergence qu’il pourrait y avoir entre ce propos et celui
des nouveaux économistes. Personnellement, je ne suis pas pour qu’on
revienne sur les droits sociaux et je ne partage absolument pas la thèse
selon laquelle tout agent économique, toute personne est un homo écono-
micus, qui fait toujours des choix rationnels si l’on réduit convenablement
les coûts d ’information et les coûts de transaction.
Non ! En réalité la grande critique que l’on peut faire au capita­
lisme en général et au libéralisme économique même rénové, c’est qu’ils
refusent de considérer que la société, comme l’économie, est non seulement
marquée par la loi de l’offre et de la demande, mais aussi par des rapports
de pouvoir qui font que la loi de l’offre et de la demande ne peut jamais
jouer correctement. Ce qui est vrai sur un marché dominé par les multi­
nationales, l’est également dans bien d ’autres domaines, et notamment
dans les domaines où chacun devrait pouvoir exercer ses droits, à
l’éducation, à la santé, au travail, à la culture... Ce qui n’est pas le
cas aujourd’hui, dans la société française.

Pour en finir avec cette difficile question, je vous ferai remarquer


que ce n’est pas la première fois que dans une période d ’incertitude
politique ou de mutation sociale, comme c’est le cas aujourd’hui, des
discours apparemment très opposés ont l’air de faire un bout de chemin
ensemble. Si on faisait une histoire politique du libéralisme, politique ou
philosophique, on verrait qu’il y a des points communs avec le socialisme
autogestionnaire. Il s’agit de lutter contre l’envahissement de la personne
par des institutions qui régleraient à sa place jusqu’au petit détail de sa
vie !
150 Autrement 20/79

Autrement : « L ’entreprise collective est-elle un moyen, parmi


d ’autres, de remédier au chômage ? ».

Jacques Delors : Si l’on observe l’histoire de la société française


depuis 25 ans, on est frappé par le fait que de temps en temps les grands
décideurs émettent des grandes normes. Par exemple, dans les années 60,
c’étaient la modernisation, la concentration, l’urbanisation. Maintenant
il y a une norme unique dont on essaie d’imprégner les gens, c’est l’adap­
tation au nouvel environnement économique international. Après tout, ils
ont pris le train en marche puisque, c’est quand même nous qui avons dit
que la crise serait profonde et durable alors qu’eux croyaient à une simple
phase d ’un cycle classique : emballement, récession, lente reprise.
C’est vrai, il faut acheter et il faut vendre à l’étranger autant
qu’on achète. Je ne méconnais pas la contrainte internationale. Mais j ’ob­
serve qu’aujourd’hui, il y a une crise intellectuelle des modèles de crois­
sance fondés uniquement sur cette dimension internationale. Ils rendent
compte de moins en moins de ces réalités qui s’appellent le durcissement
et l’accroissement du chômage, la persistance des inégalités, l’évolution
des besoins... Ce qui me conduit à soulever deux questions d’une très
grande banalité.

N écessité d'une rupture conceptuelle


La première est la suivante : si chaque année, tous les gens qui pren­
nent leur voiture pour aller travailler mettent un quart d ’heure de plus le
matin, pour se rendre à leur travail et un quart d’heure de plus le soir pour
rentrer, les comptables nationaux vous diront que la France s’est enrichie,
parce que nous aurons consommé d’avantage d’essence et amorti plus vite
les voitures. J ’affirme que l’on a gaspillé du pétrole et qu’on a perdu du
temps pour vivre. Et je mets en cause la manière dont on évalue nos per­
formances. Je pourrais multiplier les exemples.
Il y a là une véritable rupture conceptuelle, dont je prends acte
et c’est d ’ailleurs pour ça que dans son temps, j ’avais lancé en France —
je n’en suis d ’ailleurs pas l’initiateur — une réflexion sur les indicateurs
sociaux. Il s’agissait de tenir enfin compte de tous les coûts et de tous
les avantages liés à l’activité collective.
Quant à la deuxième question, elle concerne le chômage. Si je défi­
nis le travail comme le mode de transformation de la nature, et aussi
comme le mode de relations interpersonnelles, plus enrichissantes, on peut
dire qu’il y a du travail pour tout le monde en France. Il y a du travail
mais il n ’y a pas d’emploi ! Là aussi la science économique traditionnelle
n’est pas satisfaisante. Et donc, je fais une distinction fondamentale — ce
qui, à mon avis, est le point de départ pour une réflexion d ’économie poli­
tique — entre le travail, comme je viens de le concevoir, et l’emploi, qui
correspond aujourd’hui dans notre société à un statut. Il doit être possible
d ’élargir, conceptuellement et politiquement, la sphère de travail reconnu
comme utile socialement.
Les amorces de réponse à ces deux questions débouchent, en fait,
sur le refus d’une norme unique — l’adaptation à l’environnement inter­
national — et sur la recherche d ’un nouveau modèle de développement
aux exigences multiples : plein emploi, équilibre des échanges extérieurs,
Quels débats provoquent-ils ? 151

croissance plus respectueuse des temps de l’homme et des équilibres écolo­


giques, élargissement des besoins à satisfaire, décentralisation des acti­
vités...

Autrement : « Le troisième secteur est-il cantonné aux services ?


Votre schéma est-il inapplicable à la production matérielle ? ».

Jacques Delors : C’est bien là où la démarche se complexifie,


c’est bien là où je rencontre des difficultés. Dans les pays étrangers,
on a la même réaction que celle formulée par votre objection ; on
dit « vous voulez réhabiliter le tertiaire ». NON ! Les unités de Troisième
secteur peuvent aussi bien opérer dans le domaine du tertiaire ou du
quaternaire non marchand que dans le domaine des biens et services
marchands. Quatre outilleurs qui quittent la grande entreprise pour
former un atelier d’outillage sous la forme d ’un collectif, c’est aussi
le Troisième secteur. Autrement dit, le Troisième secteur provoque une
sorte d’explosion des frontières catégorielles qui trouble les habitudes
mentales des énarques.

Autrement : « Pouvez-vous indiquer des secteurs d ’activités qui


relèveraient en priorité du Troisième secteur ? »

Jacques Delors : J ’ai toujours pensé que les unités du Troisième


secteur pouvaient vendre des biens et des services sur le marché. Ce qui
les caractérise, en effet, essentiellement, ce sont des unités de dimension
réduite, organisées sous des formes autogestionnaires, utilisant les nou­
velles données de la technologie et répondant à des besoins plus per­
sonnalisés.

Besoins p/us personnalisés + technologie


C’est dire qu’avec la décentralisation de l’énergie, l’informatique
distribuée et la livraison de pièces non usinées s’ouvrent des perspectives
nouvelles. Le progrès technique peut donc permettre à un atelier auto­
géré de produire, par exemple, des chaussures, des articles textiles dans
des conditions de bonne qualité et à des prix compétitifs.
Il faut donc sortir des concepts généralement utilisés pour carac­
tériser l’économie duale : ou bien la distinction entre secteur marchand
et secteur non marchand ; ou bien la séparation entre secteur compétitif
et secteur abrité. Ce que j ’appelle le Troisième secteur chevauche allègre­
ment ces distinctions, puisque ses caractéristiques sont ailleurs.
A la limite, j ’utilise l’idée d ’une économie triangulaire :
• un secteur se mouvant dans le cadre de l’économie désormais en
voie de mondialisation ;
• un secteur protégé — relativement tout au moins — des grands
vents de la concurrence internationale, qui peut d’ailleurs produire soit des
biens et services vendus sur un marché, soit des biens et services non
marchands ;
• un troisième secteur qui, lui aussi, recouvre à la fois le marchand
152 Autrement 20/79

et le non-marchand, mais qui se caractérise essentiellement par une autre


manière de produire et de travailler.

Autrement : « Cette division que vous proposez correspond-elle


à la distinction marché mondial, marché national, marché local ? ».

Jacques Delors : Non, car il y a des possibilités variées de


chevauchement entre les trois secteurs, selon les données de la compéti­
tion internationale, le cadre législatif des activités (protégées ou non),
l’importance et la nature des innovations mises en œuvre.
Autrement dit, face aux potentialités scientifiques et technolo­
giques comme face aux aspirations qui se font jour dans nos sociétés,
chacun est amené à se situer et à réagir. Mes propositions sur le Troi­
sième secteur sont une réponse parmi d ’autres. Elles visent à réaliser
simultanément deux objectifs que je considère comme essentiels : élargir
la gamme des besoins à satisfaire et changer la manière de travailler, «

Colloque
« Nouveaux entrepreneurs »
A u tre m e n t organise les vendredi et sam edi 23-24
novem bre 1979, à Lille, une rencontre axée sur la « créa­
tion d ’em plois et les entreprises collectives ».
L e b u t de cette rencontre est d ’exam iner les m odes de
fo n c tio n n e m en t de ces entreprises, leur insertion dans
l ’économ ie, le rôle p o te n tie l des partenaires sociaux et le
rôle spécifique des collectivités locales.
L es débats auront lieu en com m issions et les partici­
p a n ts seront les intéressés eux-m êm es : prom oteurs d ’expé­
riences, syndicalistes, élus locaux, chefs d ’entreprises et
banquiers, représentants de l’É tat, analystes...
L e nom bre de participants est limité. L es fra is d ’ins­
cription : 150 F, (débats + repas + logem ent) s a u f p o u r
les pro m o teu rs d ’expériences (50 F).
Ce colloque est organisé en liaison avec la m unicipalité
et la région.

Inscriptions : C olloque A u tre m e n t/L ille


73, rue de Turbigo - Paris 3 e.
Et si big
devenait beautiful ?
Michel Rocard

Autrement : L ’entreprise collective pose des problèmes théoriques


de fond. Le premier est de savoir si l ’entreprise collective, n ’est q u ’une
soupape de sécurité pour marginaux ou si, au contraire, elle représente
à terme, une véritable alternative ou système dominant de travail et
d ’exploitation !

M. Rocard : J ’éprouve d ’abord le besoin de remettre en cause le


vocabulaire lui-même. La formule « entreprise collective » n ’est pas
heureuse parce qu’elle laisse supposer qu’on l’oppose à l’entreprise indi­
viduelle ; or, il n’y a rien de moins individuel que l’entreprise capita­
liste aujourd’hui : le capital y est énormément réparti, la direction y
est coptative — à l’intérieur d’un milieu très restreint... D’autre part,
cette formule d ’entreprise collective fait bon marché au capitalisme
actuel du mot d ’entreprise. Il n ’est absolument pas neutre, du point de
vue de notre problème, que l’entreprise n’existe pas dans le droit fran­
çais. Le mot ne figure pas dans le code de commerce. Les lois qui
régissent l’activité économique en France ne connaissent que la société
de capitaux.
Il vaut mieux alors revendiquer l’entreprise comme unité de pro­
duction lui donner son acte de baptême juridique. Cela veut dire que
nous aurons à réconcilier plusieurs choses : d’abord, la tradition socia­
liste avec l’idée de produire, car cette tradition n ’a jamais songé qu’à
la distribution et pas au « comment produire » ; réconcilier aussi l’acte
de produire avec le fait que c’est une activité collective, alors que le
droit français ne voit que l’activité d ’un groupement de capitaux.
Pour toutes ces raisons, je préfère parler d’entreprise d ’économie
154 Autrement 20/79

sociale plutôt que d ’entreprise collective. Là dedans, j ’inclus les coopé­


ratives ouvrières de production, le secteur mutualiste, ce qui est pro­
ducteur de biens et services dans le domaine associatif ; enfin, il y a
un champ ouvert pour les entreprises à statut nouveau et correspondant
à des innovations de type variés. Je pense à ce sujet à l’ensemble
important que sont les petits services publics locaux qui devraient rele­
ver aussi de la même catégorie.

Autrement : Cette notion d ’économie sociale peut sembler se


rapprocher des concepts anglo-saxons d ’économie duale, c ’est-à-dire des
entreprises de petites tailles vendant presque uniquement des services
non marchands ; le reste étant, bien entendu, produit dans les condi­
tions traditionnelles.
M. Rocard : Le terme « dual » est employé dans tous les sens.
Si l’on accepte cette terminologie, on a l’impression que les entreprises
d ’économie sociale sont vouées à la petite taille uniquement. Ça ne me
paraît pas bon, car on laisserait de côté tout le tout le secteur
public, lequel n ’a pas vocation uniquement d ’être immense — et une
grande partie du secteur privé. Les entreprises d’économie sociale
auraient alors vocation à représenter l’essentiel des petites unités, face
aux monopoles. Cette perspective ne me paraît pas satisfaisante. Je
n ’accepte pas non plus l’idée que les formes coopérative et mutualiste
soient forcément incompatibles avec la grande taille dans les appareils
de production.
Il y a d ’abord le contexte légal. C’est de la charité qui passe dans
l’économie, mais il y a des goulots d ’étranglement pour les coopérati­
ves et le secteur mutuel — prenons l’exemple de la dévolution des
biens en cas de dissolution de l’entreprise. Les lois ne permettent pas
aux coopératives et autres d ’être en régime véritablement commercial.
Alors, on constate que les entreprises d’économie sociale sont mieux
adaptées à la petite taille, parce qu’elles n ’ont pas pu grandir. Cela ne
veut quand même pas dire qu’elles ne le pourraient pas dans un autre
contexte législatif ! Alors examinons les deux aspects successivement. Je
vais commencer par la grande taille pour redescendre à la petite taille.
En ce qui concerne les entreprises de grande taille, il y a quand
même une découverte fondamentale chez tous ceux qui s’occupent un
peu de ces problèmes, soit comme syndicalistes, soit comme patrons,
soit comme fonctionnaires de l’État — je ne parle pas des politiques :
qui donc s’intéresse à ces problèmes dans les milieux politiques ? nous
ne sommes vraiment que quelques-uns — : c’est que la grande taille est
inhumaine et ingérable. Plus ça va, plus la gestion de l’acte de pro­
duire est une gestion d ’hommes ; le reste est second. La technique se
maîtrise au fond beaucoup mieux que les rapports entre les hommes.
La réponse à ces problèmes passe par une organisation presque
fédérale des grandes entreprise. Dans les grandes entreprises, les con­
flits internes tournent autour de la concurrence qui se crée entre les
différents ateliers, avec les primes de rendement, etc., et ça peut d’ail­
leurs jouer de pays à pays, entre différentes filiales d’une même muti-
nationale.
Vient alors l’idée que tout cela soit traité sur une base contrac-
Quels débats provoquent-ils ? 155

tuelle. C’est une idée très forte. On arrive bien à cette idée de la
grande entreprise comme une fédération d’unités de taille plus petite.
Et là, le schéma de l’entreprise d’économie sociale peut très bien s’inté­
grer. Il y est même plus favorable que le statut de la société anonyme,
car il est plus compatible avec une gestion contractuelle des affaires.
Tout ça est un peu futuriste pour le moment, mais correspond, vrai­
ment je le pense, aux besoins de notre époque.

La liberté de se m ettre à son com pte


Revenons-en maintenant à la petite entreprise. On observe dans
la pratique que les entreprises d’économie sociale sont plus à l’aise
dans la petite et moyenne taille que dans la grande. Je me répète, mais
c’est surtout le résultat des habitudes juridiques — et pas seulement
une vocation de principe. Il reste que je ne crois pas pour autant que
l’entreprise d’économie sociale ait une vocation complète à se sbstituer
à l’entreprise individuelle. Pour les activités relatives aux fournitures
élémentaires de la vie quotidienne, il est probable que dans la démar­
che de se mettre à son compte, il y ait correspondance entre liberté
politique et un peu de liberté économique. Cette correspondance signi­
fie qu’il reste possible pour un nombre relativement important de gens
de se libérer d ’un certain nombre d ’entaves en se mettant à leur
compte... et pas seulement en tant que médecins. Il ne me paraît pas
scandaleux de le constater et de l’admettre.
D’ailleurs, il n ’est pas improbable qu’en agriculutre, ce soit
presqu’une nécessité. Ce n ’est pas un hasard si, en agriculture, les for­
mes des regroupements soient en amont ou en aval, mais pas sur le
travail. Je pense à la Banque du Travail de l’Aveyron : dans cette
expérience, on ne touche pas à la forme de propriété, même si on pra­
tique une collectivisation très poussée du travail... Je pense aussi au
terroir le plus socialisé de France, entre le Conquet et Brest, où il y a
4 ou 5 ans, ils en sont arrivés à 70 % de revenu d ’origine collective et
30 % individuelle... ce qui est l’inverse des proportions des kolkhozes.
En tout cas, nous parlons de tout cela au moment où le monde
prend conscience du fait totalitaire, et le fait totalitaire, je n’en ai
jamais entendu parler jusqu’à maintenant qu’en termes de droits de
l’homme et d’effectifs de police. Ce n’est pas un discours sur les fac­
teurs sociologiques qui ont enclenché cette mécanique. Je me sens
maintenant assez assuré pour dire qu’une société dans laquelle la
liberté n’a pas sa part aussi le traduction dans le domaine de la pro­
duction est une société où la liberté politique est bien fragile.

Autrement : On peut se demander si le thème des entreprises


collectives — des entreprises d ’économie sociale, si vous préférez —
ne renouvelle pas le débat sur l ’innovation sociale, dans la mesure où
l ’on ne se cantonne plus à la sphère de la vie quotidienne pour revenir
dans la sphère de la production ?

M. Rocard : Plus qu’un intellectuel, je suis un homme de terrain et


d’action. J ’aime moins les chercheurs que les inventeurs, et pour moi,
156 Autrement 20/79

l’innovation sociale, ce n ’est pas un problème de débat, c’est le pro­


blème d ’en faire. L’entreprise d ’économie sociale représente une inno­
vation car elle se fonde sur un pacte d ’adhésion, novateur par rapport
aux conditions sociales dans lesquelles on vit.
Mais il importe aussi de ne pas limiter l’innovation sociale au
seul champ social. Le social se régénérera par l’innovation technologi­
que. Pour réconcilier le travail d ’exécution et le travail de conception,
le travail manuel et le travail intellectuel, il va falloir changer beau­
coup de technologie. Pour passer à des techniques de travail souples,
pour revenir à des petites unités qui privilégient la décentralisation —
je pense bien sûr aux énergies nouvelles — il faut envisager les problè­
mes autrement et il n ’y a pas de statut juridique privilégié.
Par exemple, c’est dans des entreprises parfaitement capitalistes
qu’on a inventé les unités de travail écologiques. (C’est dans la groupe
B.S.N.) Le principe, c’est de tourner avec un effectif moyen, pour ne
pas perdre trop de part de marché en période d ’activité de pointe : la
demande n’est jamais régulière, on ne peut pas garder, des effectifs
trop élevés en permanence. Voilà ce que dit B.S.N. dans son langage
propre : restons-en avec l’effectif minimum des périodes creuses et
assurons les périodes de pointe avec des gens qui ne veulent travailler
que quand ça leur convient... Ça arrange des étudiants, des gars qui
veulent travailler la terre, le reste du temps...

Autrement : On ne peut quand même pas réduire l ’innovation


sociale à la généralisation du vacatariat !

M. Rocard : Je n’ai pas dit ça ! je veux simplement dire que


l’innovation sociale, on peut la retrouver partout... Je souhaiterais
beaucoup qu’on la retrouve dans les entreprises d’économie sociale —
mais elles sont souvent coincées par le marché.
Bien sûr, il y a le secteur énorme des activités directement socia­
les — 3e âge, handicapés, etc. — qui revient de fait à ces entreprises :
l’État ne peut faire que des grosses machines, et de toute façon, il n’y
a pas de gros profits à réaliser dans ces activités. Mais ne chargeons
pas trop ces entreprises qui interviennent dans les secteurs limités, avec
une puissance financière très faible. Ne les rendons pas responsables
d ’une symbolique de l’innovation sociale, alors qu’elles n’en ont pas
les moyens.
Pour ma part, je fais à Conflans-Sainte-Honorine de l’innova­
tion sans le dire : les comités de quartier fonctionnent bien ; le bulletin
municipal est très ouvert à la critique, la cafeteria est gérée par une
association de jeunes et ça marche. Mais il ne faut pas se cacher ce
fait que tout cela crée des lourdeurs : plus vous créez des structures
qui appellent un consensus, et moins vous évoluez vite.
Pourquoi le secteur coopératif n’a pas été fichu de prendre le
tournant des techniques modernes de distribution ? Pourquoi s’est-il
largement dévoyé en Belgique ? Pourquoi, en France, les coopératives
se sont-elles repliées — pour innover moins que le secteur privé ?
Toutes ces questions poussent à la réflexion : une capacité de
vivre ensemble avec d ’autres règles inter-humaines exige tout de même
Quels débats provoquent-ils ? 157

qu’on soit à parité avec la compétition, parce qu’on est dedans. Je ne


bénis pas le marché, je constate qu’il existe !

Autrement : Vous postulez une démarche empirique. L ’innova­


tion sociale doit faire ses preuves. Vous avez évoqué aussi l ’aide q u ’on
doit lui apporter. Pensez-vous, dans ces conditions, q u ’on puisse aller
beaucoup plus loin, sur le mode empirique — que le gouvernement
actuel, qui, par exemple, a fa it adopter en juillet 78 une nouvelle loi
sur les coopératives de production ?

M. Rocard : Comment ? Comment pouvez-vous penser une chose


pareille ? La coopérative — y compris avec la loi de 1978 — a été faus­
sée dans son cœur et dans son fonctionnement fondamental. Le capita­
lisme en a fait une société de capitaux, oubliant le principe de base :
un homme = une voix. Il y a vocation à recréer, après ce dévoiement,
un véritable type d ’entreprise fondée sur le rapport d’adhésion, sans
statut de copropriété, dont le capital serait alors propriété d’une per­
sonne morale et dont le lien avec les travailleurs ne serait pas souligné
d’un apport financier. Ce n’est pas encore fait et on n’est donc pas
revenu à la vérité de la coopérative d ’origine.
Mais vous avez dit « empirique » ? Je ne suis pas d’accord.
Notre démarche a été systématique. Il y a eu beaucoup de travail, fait
par la précédente direction du Parti socialiste sur les problèmes d’éco­
nomie sociale dont j ’était chargé en tant que secrétaire du secteur
public, car, pas une bizarrerie de rédaction, le secteur coopératif et
mutualiste était rattaché au secteur public dans le Programme Com­
mun...
Je pense pouvoir dire qu’il y a une vision théorique forte et pas
le moins de monde empirique ; mais la démarche contre laquelle je me
bats c’est celle qui consiste à décrire au nom de la théorie des objectifs
complètement hors de portée, pour prétendre ensuite que cela ne mar­
che pas.
Le capitalisme a quand même mis près de 200 ans à émerger
comme mode dominant. Maintenant que nous savons que l’idée du
socialisme à travers une bureaucratie d’État même à une impasse, nous
repartons presqu’à zéro... avec une idée du socialisme qui est celle des
entreprises d ’économie sociale comme dominante. L’État garderait quel­
ques gros secteurs pour canaliser et orienter ; il resterait aussi les entre­
prises privées mais qui n’auraient pas vocation à être dominantes. C’est
un peu ça la perspective que je défends. Eh bien pour y parvenir
l’unité de temps c’est le siècle. Si dans 10 ans nous n ’y sommes pas
encore, cela ne voudra pas dire autant que nous nous sommes trompés.
Songez à toutes les entraves à surmonter... vous avez lu le merveilleux
livre de Mermoz (1) : tout y est !
Autrement : L ’entreprise d ’économie sociale constitue-t-elle une
amorce de la transformation des rapports sociaux ou bien seulement un
habillage moderniste pour les vieilles pratiques du bénévolat ou de
l ’esprit d ’entreprise ?

M. Rocard : Il y a d ’abord un mot à dire du bénévolat. Je suis


158 Autrement 20/79

un vieux partisan du bénévolat — mais j ’en reconnais les limites.


Aucune fonction sociale — à plus forte raison quand il s’agit de la
production — ne peut tenir avec le bénévolat. Le bénévole, en général,
n ’accepte d ’assumer une tâche qu’à la condition d’en assumer complè­
tement les motivations et les objectifs. Mais le bénévole disparaît dès
qu’il y a une contradiction entre sa perception, son analyse et le corps
collectif. Ça n ’enlève rien au bénévolat qui est fondamentalement inno­
vateur... mais avec ces limites draconiennes.
Un autre danger du bénévolat, c’est qu’il pousse souvent à la
recherche de notoriété — à la création de « petits chefs » qui préten­
dent qu’ils sont épuisés parce qu’ils se consacrent au bénévolat après
leur travail ; ils prétendent avoir des problèmes conjugaux à cause de
leur disponibilité pour l’association... en réalité, ils y passent tout leur
temps libre, parce qu’ils ont des problèmes conjugaux !
Il y a aussi le constat que souvent il n’y a pas plus sauvage
dans l’exploitation de leurs employés que les présidents de conseils
d ’administration d ’associations selon la loi de 1901. Ils sont bénévoles
— en fait, ils assument d ’abord une satisfaction personnelle — et ils
attendent de leurs salariés la même disponibilité, 24 heures sur 24, les
dimanches et les jours fériés. C’est scandaleux. Avec les salariés agrico­
les, c’est une des grandes zones d’exploitation méconnues, car il y a
incidemment un chiffre : si vous ajoutez les coopératives, les mutuelles,
les associations 1901 qui produisent, on arrive à 700 000 personnes ; ce
n’est pas du tout négligeable.
Un dernier danger du bénévolat et, plus largement, de l’action
associative et sociale, c’est que tous ceux qui se notabilisent à la façon
dont j ’ai parlé, vivent de subventions — on rentre alors dans un
système de normes, ce qui assurément ne va pas dans le sens de
l’innovation. Dans le même ordre d’idées, ce système de subventions
provoque une surenchère à la compétition et à la qualité... et pas seu­
lement dans le domaine sportif. C ’est aussi un problème de clientèle :
avec une telle surenchère, on ne veut pas montrer la vraie pauvreté
mais seulement des pauvres bien policés. Pour surmonter cela, il n ’y a
que le professionnalisme, qui peut relever de l’économie sociale.

« On » revigore le capitalism e ? quelle idiotie !


Pour ce qui est du secteur productif, c’est-à-dire là où il y a
une production vendable, il y a un malaise général chez les principaux
partenaires sociaux habituels (État, Patronat, Syndicats ouvriers) : les
entreprises d ’économie sociale, ils n’aiment pas beaucoup ; ils ne con­
naissent pas bien. Le terrain coopératif est peu propice à l’éclosion
syndicale. C’est ennuyeux parce que c’est bien là qu’il y a une cores­
ponsabilité, que la base en assemblée générale tranche... Par ailleurs, la
taille généralement restreinte de ces entreprises d ’économie sociale fait
qu’en général les responsables, soit syndicaux, soit politiques, soit
administrarifs, n’y connaissent rien.
Le discours national tenu sur la coopération et la mutualité est
fréquemment un tissu de sottises, une zone de vaste incompétence.
Moyennant quoi, le vrai problème c’est qu’on ne peut pas être
duels débats provoquent-ils ? 159

innovateur d’une façon éternelle. L’innovation, elle coûte — et on ne


peut l’assumer que dans la mesure où elle réussit — et si ça réussit, ça
va être recopié... mais un certain type d’innovation peut être utile ; il
ne peut pas être perpétuellement en pointe. Là où on peut innover
tranquille, sans risque d ’être copié, c’est sur le système de propriété et
de décision !
La vraie innovation du secteur d’économie sociale qui est de
produire en démocratie n’est possible que par augmentation et crois­
sance du secteur d ’économie sociale lui-même. Ni le nationalisé, ni le
privé ne correspondent à cela. Le discours sur l’économie sociale
comme moyen de revigorer le capitalisme est un discours idiot.
L’ensemble de ce secteur est bien inférieur à 4 °7o de la production
d’ensemble... laissons pérorer les théoriciens.

Autrement : Malgré toutes les réserves que vous avez évoqués,


ne pensez-vous pas que l ’entreprise d ’économie sociale est porteuse
d ’une valeur prophétique quant à la dynamique de changement social ?

M. Rocard : Prophétique ? Quand j ’entends ce mot, je


m’enfuis... Tout prophétisme a vocation à être totalitaire. Que sait-on
en fait ? On sait que le capitalisme a engendré des injustices sans nom
et une démoralisation profonde.
Incidemment, il est intéressant de voir comment est né le capita­
lisme. Dans toute l’histoire des hommes, on s’aperçoit que les unités de
production ont été petites, sauf dans le système capitaliste, qui est
l’exception dans les 37 modes de civilisation recensés par Toynbee. On
s’aperçoit aussi que les producteurs étaient toujours propriétaires de
leurs outils de production. On se finançait par le crédit... mais la sanc­
tion de ce crédit, c’étaient des garanties, des cautions. Les systèmes de
droit comportaient des traces innombrables de l’infinie variété des
systèmes de garantie.
Il n ’y a plus de décapitation, ni d ’emprisonnement pour dettes,
mais il reste tous les autres : la caution, le warrant, l’hypothèque, le
nantissement. Tout ça parce que la marchandise produite pouvait être
saisie. Puis est venu le moment où le prêt a rencontré des difficultés ;
c’est quand la marchandise ne pouvait plus être saisie... ce furent les
prêts à la grande expédition, à la navigation circumterrestre... A ce
moment-là, le prêteur s’est garanti sur les conditions techniques de ges­
tion du risque, c’est-à-dire sur le choix des capitaux — et il est devenu
ainsi un financier codécideur. Les fonds ont été investis à fonds perdus
et la contrepartie a consisté en la participation au système de décision.

L'entreprise capitaliste, une déviation


L’entreprise capitaliste est née comme ça, avec deux catégories
de sociétaires : les apporteurs en capitaux et les apporteurs en indus­
trie. Il y avait partie. Une des choses les plus frappantes de la loi de
1966 sur les entreprises — et qui, à l’époque, est passé inaperçue —
c’est la disparisiton des apporteurs en industrie. Ils sont devenus des
salariés comme les autres. L’entreprise capitaliste est à cet égard une
160 Autrement 20/79

déviation de ce qu’a toujours été l’entreprise. D’un point de vue théo­


rique, ce que nous cherchons à propos de l’entreprise d ’économie
sociale — (et c’est un problème central) — c’est de retrouver les condi­
tions de financement de l’entreprise, qui reconnaissent comme décideurs
ceux qui y travaillent et qui ramènent le pouvoir financier à sa place
— qui doit être modeste.
Tout nous apprend que le pouvoir n’existe que là où est le ris­
que. Le pouvoir ne reviendra alors dans les collectivités que sont les
entreprises, quel que soit leur régime, qu’à la seule condition que le
risque puisse être localisé sur l’ensemble de la communauté d ’hommes
qui constitue l’entreprise. De cela découlent plusieurs choses : d’abord
reconnaître juridiquement l’entreprise ; ensuite assurer le risque, d’où
le problème de l’assurance économique comme condition centrale de
développement massif des entreprises d’économie sociale. Alors, sous
ces diverses conditions, je ne dirais pas que tout cela est prophétique,
mais je dirai que c’est, en tout cas, une recherche qui veut aller au-
delà de l’échec du capitalisme, mais aussi de l’échec du socialisme
bureaucratique et centralisateur. (Propos recueillis par Jean-François
Blet et Jules Chancel.) a (*)

(*) M. Mermoz et J.-M. Domenach : L ’autogestion, c ’est pas de la tarte. Seuil,


1978.
Réduire le contrôle
de l’État
Bernard Stasi

Les Français considèrent trop souvent d'accentuer son contrôle sur ces petites
l’entreprise de façon péjorative, comme entreprises à but non lucratif ou consti­
un moyen pour certains de gagner de tuées sous forme coopérative ?
l’argent au détriment des autres, et non
pas comme créatrice de richesses pour la Bernard Stasi : L’État, quelle que soit
collectivité. Tant que les Français ne com­ sa couleur politique a nécessairement ten­
prendront pas cela, les relations entre nos dance à apesantir son contrôle, sa tutelle,
compatriotes et leur économie ne sera pas sur la société. Il faut, par l’édification de
saine. toutes sortes de garde-fous, faire en sorte
que la société ne soit pas écrasée par
Autrement : La création d'entreprises l’État, qu’il existe une certaine autono­
collectives renouvelle-t-elle le débat politi­ mie, des espaces de liberté pour les indi­
que sur l'innovation sociale en le portant vidus et les communautés naturelles. Ce
dans le domaine du travail ? n’est que par la diversification des sour­
ces de financement qu’il sera possible
Bernard Stasi : Les entreprises collecti­ d’éviter l’accroissement du contrôle étati­
ves, à échelle humaine, peuvent contribuer que.
à modifier l’image que les Français ont
de l’entreprise. Elles sont novatrices à la Autrement : A votre avis, le pouvoir
fois du point de vue économique et du utilise-t-il ces expériences comme un bal­
point de vue idéologique. lon d'essai, prélude à une politique de
Pendant longtemps, on a, en effet, con­ plus grande ampleur ?
sidéré que le progrès, le développement,
l’expansion, la croissance exigeaient des Bernard Stasi : Je ne crois pas que les
unités de production de taille de plus en pouvoirs publics aient une vision claire
plus importante. Depuis quelques années, dans ce domaine, qu’il existe une politi­
on s’est rendu compte — et les États-Unis que délibérée. L’État favorise effective­
l’ont perçu avant nous — que le dévelop­ ment un certain nombre d’expériences,
pement économique n’impliquait pas comme les 5 000 emplois d’utilité collec­
nécessairement l’existence d’entreprises de tive, mais c’est peu au regard des besoins
grande taille. Au contraire même : grâce et, pour ma part, je souhaiterais la multi­
à l’informatique, à la diversification des plication de ces expériences.
sources d’énergie, au développement des
transports, l’implantation de petites unités
de production à travers tout le territoire Autrement : Peut-on considérer que ce
facilite ce développement. type d'expérience soit à court ou à moyen
Cette prise de conscience a aussi été terme une réponse au chômage ?
accélérée — et l’on rejoint là le second
aspect — par l’aspiration croissante des Bernard Stasi : Je le souhaite, mais je
salariés à travailler dans la région où ils ne crois pas qu’il faille se faire trop
sont nés et donc à exiger que ce soit d’illusions à court terme. D’une part
l’entreprise qui se déplace. parce que je ne suis pas certain que tous
les responsables politiques aient suffisam­
Autrement : Par le biais des aides, des ment conscience de l’intérêt de ces tentati­
subventions, l'État ne risque-t-il pas ves, et d’autre part parce que cela sup­
pose à la fois des moyens assez impor­
tants et une mentalité, cet esprit d’entre­
Vice-président du C.D.S. prise, cette volonté de créer une entre­
Député-maire (U.D.F.) d'Épernay prise, qui n’est pas encore assez répandue
162 Autrement 20/79

en France. Peut-être parce que le Français actif, est positif. En ce qui concerne la
a tendance à tout attendre de l’État. hiérarchie, on se rend compte qu’il est
La crise économique que nous traver­ nécessaire qu’il y ait des responsables.
sons peut avoir cet aspect positif qui est Mais aujourd’hui, la hiérarchie de droit
d’inciter les gens à ne pas attendre que ça divin a de moins en moins cours.
se passe, à ne plus se considérer comme Diriger des hommes et des femmes doit
rejeté, en marge de la société, mais à se se mériter par une compétence particu­
prendre en charge. Il faut, toutefois, lière. Il faut que l’autorité ne se retranche
reconnaître que ce phénomène est encore pas derrière des arguments... d’autorité
très embryonnaire. mais accepte de dialoguer, d’être remise
en cause.
Autrement : Un fonctionnement collec­ Dans ces petites structures, il est plus
tif de travail favorise-t-il Vutilisation des aisé d’avoir ce type de relation, de dialo­
capacités réelles des individus et les aspi­ guer, de se concerter. On peut plus facile­
rations anti-hiérarchiques qui se dévelop­ ment discuter, mettre en cause le respon­
pent depuis 1968 ? sable, un homme que l’on connaît, qui
est proche et pas un personnage lointain
Bernard Stasi : Tout ce qui fait que que l’on redoute. Cela donne parfois le
l’homme ne se sent pas sujet d’une entre­ paternalisme, mais cela donne aussi par­
prise, avec le sentiment plus ou moins fois le vrai dialogue. (Propos recueillis par
justifié d’être exploité, mais responsable, Emmanuel Gabey.) et

Four être informé et réfléchir lucidement sur


DÜQpEANT vos problèmes de chef d’entreprise et sur la
Revue du C.J.D. marche de la société, abonnez-vous à Diri­
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les responsables

Au sommaire de ses derniers numéros ----------------X g -


des articles et des dossiers I
non-conformistes : I M........ F o n ctio n .........................
• Entreprise : la réforme en panne ? avec une
I Adresse
interview exclusive de Pierre Sudreau.
• Transferts sociaux : la solidarité en jeu.
• « L’impôt sur les successions ne peut se subs­
tituer à l’impôt sur la fortune ».
une interview de Pierre Uri qui. pour le Con­ désire souscrire un abonnement d’un an à
seil Economique et Social, fut l’auteur du rap­ Dirigeant au prix de 80 F (au lieu de 100 F).
port sur les plus-values.
• Inégalités : l’autre côté des miroirs à travers
trois domaines, le patrimoine, l’emploi et
I S ig n atu re...............................................
l’impôt.
• Cinq axes de réflexions pour les patrons du
C.J.D. : l’Association des hommes - la Pré­
vention des entreprises en difficulté - les con­ A retourner à Dirigeant
ditions de travail - l’Europe - le libéralisme. J 19. avenue Georges-V. 75008. Paris Tel. : 225 52.25
«D es trésors
d’imagination
quand on est partie
prenante... »
Charles Piaget

Autrement : La création d ’entreprises collectives renouvelle-t-elle


le débat politique sur l ’innovation sociale en le portant dans le
domaine du travail ?

C. Piaget : L’expérience qu’on vit en ce moment est très impor­


tante et nous oblige à beaucoup réfléchir sur la théorie et la pratique.
Il faut rappeler que l’on - n ’avait nullement l’intention de faire une
entreprise. On est parti avec simplement la volonté d ’obtenir des
emplois, en expliquant donc aux pouvoirs publics, pour quelles raisons
il y avait intérêt à relancer des emplois à Lip. Au bout d ’un moment,
quand on s’est rendu compte que c’était peine perdue, que les pouvoirs
publics ne réagiraient pas et les patrons non plus, il y a eu un débat
qui a duré 3 mois pour admettre ce changement de stratégie, et qu’il
fallait de nous-mêmes construire une entreprise.
C ’est difficile de changer d ’orientation ; on a démarré, et on a
eu tout de suite une foule de problèmes : d ’abord celui de construire
une entreprise pour des travailleurs qui ont été des salariés, habitués à
la division du travail ; il n ’y avait pratiquement plus de cadres, pres­
que pas d ’agents de maîtrise ; il n ’y avait plus que des ouvriers, des
O.S.
La mentalité des travailleurs est vraiment tournée vers : on
donne des ordres, et moi j ’exécute ; ils répétaient les schémas qu’ils
avaient appris.

Charles Piaget est travailleur à Lip


membre du bureau national du P. S. U.
164 Autrement 20/79

Difficile donc. D’autant plus que, pour construire cette entre­


prise, il fallait la faire d ’une façon très spéciale. En effet, on était
dans une usine occupée, avec des machines qui ne nous appartenaient
pas. On avait donc à démarrer un petit peu à l’envers. On a com­
mencé à trouver des marchés, alors que la logique ouvrière était de
dire : réglons d ’abord le problème de fond, essayons d’obtenir les
machines, les bâtiments, ne serait-ce qu’en location, et ensuite, on atta­
quera le problème du marché. Alors que, pour nous, il fallait démon­
trer sur le terrain qu’il y avait possibilité de création d’emplois. On ne
pouvait pas demander a priori qu’on nous donne déjà tout avant de
démarrer.
Nous avons eu beaucoup de peine à cheminer de façon diffé­
rente. On a dit : « Ce schéma de construction d ’une entreprise, il est
ce qu’il est. Pour nous, il sera différent. » Une autre difficulté : tra­
vailler dans l’inquiétude. Pour pouvoir travailler, il faut un minimum
de tranquillité. Or, nous, nous étions dans une usine occupée, nous
avions encore fréquemment des interventions policières, avec des tra­
vailleurs qui étaient déjà gravement perturbés depuis 2 ans, qui avaient
toutes les peines du monde à imaginer qu’il fallait construire cette
entreprise de nos mains. A l’heure actuelle, on commence seulement à
résoudre une partie de ces questions.
Autres problèmes : ceux de l’organisation des temps de travail,
des investissements, de la rentabilité : on ne les connaissait que par les
interventions de la hiérarchie, mais jamais on était intervenu directe­
ment dessus. Il a fallu beaucoup apprendre... et il reste encore à
apprendre.

Autrement : La confrontation à la réalité a-t-elle transformé vos


idées politiques ?
C. Piaget : Cela n’a pas changé mes idées fondamentales. Je
suis toujours pour une autre orientation de l’économie. Mais, quand
on est dans le combat politique, on a beaucoup de peine à discerner ce
qui est proprement capitaliste, ce qui est dû à une économie de profit,
et ce qui est de l’économie tout court, quelle qu’elle soit. Par exemple,
un planning, c’est nécessaire, que ce soit en économie socialiste ou
capitaliste. De même pour la gestion, les comptes de la société, le
bilan. Alors que, dans notre tête, on avait assimilé presque tout au
système dominant. En tant que membres d’un comité d ’entreprise, on
avait déjà fait des efforts pour faire la part des choses. Mais mainte­
nant, on doit aller encore plus loin.
On savait que la fonction d’entreprise est une fonction d ’entre­
prise. Mais il faut y jouer un peu tous les jours pour mieux s’en ren­
dre compte.
Plus que jamais, je pense que le fait de gérer ensemble, l’auto­
gestion, nous transformera progressivement. On ne va pas du jour au
lendemain se transformer en gestionnaire, on ne sera pas capable tout
de suite de discerner les investissements globaux pour l’entreprise.
Par contre on peut très vite discuter de l’atelier où on travaille
et commencer à s’intéresser aux problèmes économiques qui s’y posent.
Les travailleurs d ’aujourd’hui, rejetés de l’économie, n’ont pas d ’autre
duels débats provoquent-ils ? 165

issue que de se battre pour des revendications qui, en fait, ne tien­


draient plus lorsqu’ils seraient en participation. Quand on n’a pas
d’autre choix que de subir la journée de travail, et qu’elle ne peut pas
être intéressante parce qu’on ne participe pas au produit, à la finalité,
on se rejette dans la contestation, dans les revendications. Le change­
ment sera difficile et lent. On ne peut prétendre qu’on va modifier des
choses très rapidement.
Il faut se dire que la société industrielle capitaliste est arrivée à
un degré d ’efficacité qui est assez avancé. Remplacer ce degré d ’effica­
cité ? Oui, mais on est soumis à toutes les lois du marché : on ne peut
faire une île et pour les changer, cela ne sera pas si facile ; on pourra
d’autant mieux le faire que cela se fera à l’échelle d ’un pays ; la
marge de manœuvre d ’un pays est plus large que celle d ’une seule
entreprise.
Il ne faut pas oublier non plus que tous les instruments, tous les
postes ont été construits dans la division du travail, dans le taylorisme,
et même nos têtes ont été construires comme ça ; on a de la peine à
concevoir autre chose.

Autrement : La pratique généralisée de l'autogestion a-t-elle des


conséquences politiques ?

C. Piaget : A l’heure actuelle, les gens de pouvoir voient d ’un


côté la grande entreprise — et ces entreprises-là ne créeront plus beau­
coup d’emplois, elles sont arrivées au stade suprême, sauf mise en
place de nouvelles technologies —, de l’autre côté, il peut se passer un
certain nombre de choses tant que cela ne leur apparaît pas dangereux.
C’est pour cela qu’ils s’intéressent à l’artisanat, à la petite entreprise,
parce que c’est finalement quelque chose qui peut résoudre très partiel­
lement les problèmes d ’emplois. Si un jour ils pensent que c’est dange­
reux, ils nous attaqueront.

Autrement : La création d ’entreprise freine-t-elle les luttes ?

C. Piaget : Changer l’économie, ce ne peut être une seule chose.


Ce n’est pas parce que les travailleurs prendront en charge une partie
marginale du circuit économique qu’ils pourront transformer l’ensem­
ble. Il restera toujours la bataille des travailleurs pour une modifica­
tion des orientations économiques, mais il faut que cette bataille
change d ’aspect. Il faut qu’il y ait cette idée d ’entreprendre dans les
grandes entreprises : essayer de concevoir une action syndicale pour y
mettre en place ce que l’on souhaiterait comme organisation économi­
que.
C’est un peu utopique, mais il est possible, en maintenant la
pression, de commencer à le faire. Par exemple, dans la sidérurgie,
après avoir réfléchi à un plan-acier, on peut commencer à maintenir tel
ou tel haut fourneau. On doit avoir une idée plus nette de ce que l’on
veut au point de vue économique.
Ce sont des jalons que l’on mettra, ceci par le syndicalisme. La
création d ’entreprise pourra aider à stabiliser, à affiner la réflexion
économique, et aider les travailleurs à voir quels sont les problèmes
166 Autrement 20179

que pose la gestion : passer des gens soumis qui respectent des ordres
à des gens qui commencent à se prendre eux-mêmes en charge.
Mais il y a un danger, il faudra mettre des baromètres dans ces
entreprises-là. Si le baromètre intérieur indique qu’il y a prise en
charge plus grande, mais que cela entraîne un repliement sur l’entre­
prise elle-même, qu’il n’y a pas investissement des salariés dans les
activités de quartier, les activités communales, syndicales, politiques, et
bien c’est un échec ; il faut aussi faire une entreprise tournée vers
l’extérieur, qui développe la conscience militante, sinon c’est un échec.

Autrement : Est-ce q u ’il y a accentuation du contrôle de l ’État ?

C. Piaget : Ce contrôle est idéologique à travers l’argent. Tous


les textes mis en place concernant les petites boîtes montrent cette
orientation : il est possible que l’État accentue son contrôle, alors
qu’avec les grandes entreprises, ce sont les entreprises qui déterminent
les nouveaux modèles économiques qui s’installent en Europe et dans
l’ensemble du monde capitaliste.
Le contrôle à Lip ? On est très contrôlés parce que nous vou­
lons obtenir une reconnaissance légale, passer de l’illégalité à la léga­
lité, et c’est presque aussi dur de revenir dans la légalité que d ’en sor­
tir. Nous avons déposé une série de plans au ministère de l’Industrie et
de l’Économie pour obtenir les subventions classiques et normales, et à
travers ces subventions, la reconnaissance de fait de l’existence de
l’entreprise. Pour cela, il faut que « tout le paquet soit ficelé » que
l’ensemble du problème Lip soit accepté. Pour le moment on est com­
plètement contrôlé de partout.
Il n’y a pas accord général entre ceux qui ont le pouvoir de
nous donner le feu vert. Certains pensent que c’est encore inquiétant :
que ces gens restent dans cette usine de Palente avec la marque Lip,
pour eux, c’est encore trop. Il n’y a pas accord entre eux sur la façon
dont on peut terminer le conflit. Et nous, nous savons que, quand la
négociation aura lieu, elle dépendra de ce qu’on a mis en place sur le
terrain, le rapport de force sera créé par ça.

Autrement : C ’est du libéralisme économique ?

C. Piaget : Non, en tout cas, pas tel qu’on le connaissait.


Depuis pas mal de temps, déjà avant la guerre, on s’en éloigne. On est
très éloigné du libéralisme économique pour les petites entreprises. On
en est plus près pour les grandes entreprises multinationales.

Autrement : La création d ’entreprises collectives résoudra-t-elle


le problème posé par la sous-utilisation des capacités réelles des indivi­
dus ?

C. Piaget : On espère améliorer l’utilisation des capacités des


travailleurs. L’homme est un curieux animal. La fatigue par exemple :
il y a actuellement des travailleurs à Lip qui remarquent qu’ils ont fait
un tas d’heures et ils se sentent bien. C’est un problème : subir ou
agir. Quand on est acteur, la mentalité change ; toute personne est
Quels débats provoquent-ils ? 167

capable d ’un trésor d ’imagination lorsqu’elle est partie prenante et


qu’elle s’est déconditionnée du travail abêtissant. C ’est lent, on a des
choses étonnantes qui se passent.
Par exemple, il y a à Lip un travailleur de 30 ans qui était
complètement passif ; maintenant, il s’occupe de l’imprimerie, où il a
développé des idées assez intéressantes : il a pris tout en charge, il fait
des catalogues, même des catalogues couleurs, des choses qui sont dif­
ficiles à faire, et qu’il n’a attaquées que depuis quelque temps. Autre
exemple : on a un travailleur qui était régleur dans un atelier d’ébau­
ches ; maintenant, il est au directoire et il nous étonne tous les jours
par sa faculté d ’apprendre, et de proposer. C’est quelqu’un qui est à
même d’être à la direction d ’une entreprise. Dans la vente, on a pris
aussi des gens de chez nous. On les a poussés dans le train pour aller
voir les clients. Ils ne voulaient pas y aller ; maintenant, ils sont à
l’aise, c’est eux qui démarchent, qui apprennent à sélectionner les tra­
vaux. Cela n ’aurait pas été pensable il y a quelques années. L’école de
la vie est importante et modifie beaucoup de choses.

Autrement : Quel est le fonctionnement actuel ?

C. Piaget : Un directoire avec 2 régleurs et quelqu’un qui a été


cadre dans la gestion. Toutes les autres unités fonctionnent avec des
petits groupes qui désignent eux-mêmes leur responsable, et le groupe
prend en charge beaucoup de choses qui étaient du ressort du chef,
avant : depuis les problèmes de qualité en passant par le planning, les
problèmes techniques, les problèmes d ’entretien, etc.

Autrement : E t le rôle des cadres ?

C. Piaget : Je distinguerai l’ingénieur de recherche, qui est capa­


ble de mettre en place un certain nombre de techniques, et le cadre à
qui on demande surtout un rôle de garde-chiourme et de gestionnaire
pour son atelier. Ce cadre-là, il est assez facile à remplacer.
Nous n’avons pas de cadre pour assurer l’innovation car nous
n’avons pas les moyens actuellement d’en embaucher un. On a trouvé
un palliatif : lancer des appels, des gens sont venus passer quelques
jours ici ; on a pris des stagiaires pour résoudre des problèmes que
nous ne pouvons résoudre nous-mêmes : par exemple un électronicien
pour élaborer le matériel pour l’hôpital.

Autrement : Comment cohabitent travail collectif et aspirations


antihiérarchiques ?

C. Piaget : Le problème est en passe d ’être résolu. Cela


demande une bataille de tous les instants, pour arriver à sortir de ces
sentiers dans lesquels on retombe, du modèle culturel reçu.
Prenons un exemple : on a redémarré une entreprise et comme
nous sommes tous des gens qui avons lutté ensemble, on n ’a pas la
peur des uns et des autres. On a essayé de se fixer des règles entre
nous, et ces règles, on s’est rendu compte qu’elles n’étaient pas suivies.
On s’est demandé comment faire pour essayer de les faire respecter,
168 Autrement 20/79

quelles sanctions prendre. On a demandé que, dans chaque équipe, il y


en ait un, à tour de rôle, qui soit responsable du contrôle des présen­
ces. Refus total. Après on a essayé de mettre une feuille à la portée de
tous, pour que chacun pointe en arrivant. La réaction a été : il n’y a
qu’à remettre les pointeuses, ce sera plus simple.
Il y a eu un long débat là-dessus : n ’a-t-on rien d’autre à faire
qu’à retrouver les solutions que l’on a connues jusque-là ? N ’y-t-il pas
moyen de trouver autre chose qui nous amène progressivement à un
autocontrôlé ? On aurait voté à ce moment-là, on en serait arrivé à
revenir aux schémas d ’avant.
Pour le moment, le système adopté est l’affiche sur laquelle cha­
cun pointe en face de son nom. L’essentiel est de faire ses 40 heures la
semaine. Il est convenu que celui qui triche, il viendra se présenter
devant l’animateur du groupe tous les matins et tous les soirs pendant
15 jours ; après, il reprendra son statut normal. Nous avons toujours
la chaîne, elle est très souple, mais la rentabilité n’y est pas.

Autrement : Est-ce q u ’avec le temps la conscience politique se


développe à Lip ?

C. Piaget : Nous faisons cette expérience sous pression. Depuis


1973, nous luttons ; il y a des tensions dans les familles ; ce n’est pas
parce que la personne — homme ou femme — à l’usine a une certaine
perception que son milieu familial suit. Il y a des conseils de famille
qui se sont réunis pour demander très officiellement à telle ou telle
personne de s’arrêter et d ’aller travailler ailleurs.
Les problèmes concrets annihilent chez certains la possibilité de
pouvoir réfléchir avec sérénité aux problèmes politiques. Parmi les mili­
tants, les plus convaincus, ceux qui prennent le plus de choses en
charge, il n’y a pas de problème de foie, d ’estomac... Les ouvriers qui
vont voir ailleurs se réadaptent très difficilement ils ne peuvent plus
imaginer le travail traditionnel après avoir vécu tout ça.
Nos salaires s’échelonnent entre 1 800 F et 3 000 F. Ils sont
vieux de plusieurs années. Il arrive des moments où cette société de
consommation domine ; il y en a qui s’en vont pour cela aussi.
Progressivement tout de même, il y a un goût de démocratie qui
est très fort, et qui se manifeste encore trop par de la contestation et
pas assez de participation. Ceux qui vont ailleurs, et dont les yeux ont
été habitués à autre chose, remarquent tout. Avant, on ne remarquait
pas tous les signes de la petite oppression quotidienne. Parfois, on en
a marre. On a eu des explications en Assemblée générale, on s’est dit
« on ne s’est pas choisis » ; il y a des moments où on se demande s’il
faut qu’on continue ensemble. Il y a parfois des tensions extraordinai­
res. On s’astreint à essayer d’y arriver malgré tout.

Autrement : Quel est le rôle du syndicat ?

C. Piaget : Il y a toujours la C.G.T. et la C.F.D.T. La C.G.T.


n’est pas très représentée. La C.F.D.T. l’est bien. La syndicalisation
est de l’ordre de 50 °7o. Il y a quelque chose de difficile aujourd’hui
parce que, comme dans tous les grands changements, ceux qui se sont
Quels débats provoquent-ils ? 169

lancés dans l’économie sont aussi ceux qui avaient mené la lutte : délé­
gués et autres militants. Cela a posé des problèmes quand on a com­
mencé à changer de stratégie : on pensait qu’il allait y avoir des relais
naturels.
En fait, on a été obligés de se charger de tout alors qu’on
n’était pas les mieux placés : la volonté politique, la volonté d ’animer
était supérieure à la qualification. Le syndicalisme s’est donc trouvé
remis en cause quand on a dit : maintenant il faut qu’on travaille,
qu’on revienne à une situation meilleure. On a mis en place des con­
seils d ’atelier, dans lesquels on essaie de réfléchir. Bientôt, on va redé­
signer des délégués du personnel.
Mais on sait déjà que ça ne sera plus le même type de syndica­
lisme. On est à la fois travailleur en coopérative et syndicaliste, et on
essaie de se redéfinir en disant le conseil d’atelier, c’est une représenta­
tion des coopératives. Il ne faut pas l’oublier, les délégués doivent res­
ter la conscience, mais cette conscience ne sera pas la contestation
comme dans les entreprises où il n’y a pas participation ; ce devra être
une lutte pour animer le débat de la participation, de l’autogestion.
Nous faisons des rencontres avec le P.S.U. à l’usine, pour
essayer de réfléchir en tant que militants politiques, sur les problèmes
que l’on rencontre à Lip, et, à partir de là, réfléchir à nos orientations
théoriques par rapport à la réalité. Il faut chercher le rythme qui per­
mettra à tous les hommes et à toutes les femmes de s’épanouir, mais il
ne faudra pas forcer les étapes, ce n’est pas possible.
A Lip, on a réussi à éviter ce phénomène d’éclatement en ten­
dances ; à chaque fois qu’on a lutté, on a essayé de se convaincre
mutuellement qu’il fallait démarrer sur la ligne qui était majoritaire,
mais qu’il fallait la contrôler par la minorité : quelques personnes sont
parties et on a encore beaucoup de divergences.
La création d ’une coppérative, au début, j ’ai pensé qu’il fallait
vivre ça comme une fatalité. Maintenant, plus. Mais il ne faut pas
penser que c’est la solution. C’est un début, cela fait partie d ’un
ensemble. Cela peut apporter beaucoup au niveau du parti et du syndi­
cat. (Propos recueillis par Annie Jacob.) a

Lip, vous connaissez ?


P o u r q u e n o tre c o o p é ra tiv e p u is s e vivre, n o u s d e v o n s v e n d re n o s m o n tre s .
N o u s fa iso n s a p p e l à c e u x p o u r qui c o o p é ra tiv e , a u to g e s tio n e t so lid a rité s o n t
a u tr e c h o s e q u e d e s m o ts . V o u s p o u v e z n o u s a id e r : e n a c h e ta n t u n e m o n tre
Lip à un prix in té re s s a n t ; e n fa is a n t c o n n a ître n o s p ro d u c tio n s a u to u r d e v o u s.
D e m a n d e z c a ta lo g u e (s ) à : C h a rle s P ia g e t, 17, c h e m in d u P o in t-d u -J o u r,
25000 B e s a n ç o n .
Avec les « nouveaux
économistes »,
allons tous
au marché !
Bernard Rochette
Élie Théofilakis

Alors qu’on le croyait perdu, le paradigme (humain) est


retrouvé : hélas, il n ’est ni égalitaire dans l’abondance, ni collectif dans
la gratuité... Sans être garanti par l’État (que non !) il ne va pas pour
autant périr de ses propres contradictions historiques. Certes il a ses
« coûts » et ses « risques », mais il a au moins le mérite d ’être écono­
mique et individuel, lui. Il s’agit de ΓΙ.Ε.Ι.Μ . : « le modèle micro­
économique de l’individu évaluateur, inventif et maximiseur »...
Toutefois, n’allez pas croire que le nouveau venu en question
soit « calculateur, acharné, froid, sans émotion et purement mécanique
(1) ». Il n’est pas non plus manipulé ou aliéné comme l’individu que
prososent les sociologues ; voué au bien public comme le soupçonnent
les politicologues ; ou esclave de ses besoins comme l’imposent les
psychologues.
Tout simplement, il est comme vous et moi « rationnel » : il
préfère en général plus de satisfaction à moins (c’est clair, pas besoin
d’exemple...). Il sait comparer deux satisfactions potentielles (qui le
croirait, en pleine manie anticonsommatoire ?) ou deux inconvénients et
les classer par ordre de préférence (entre l’assurance de manquer de

Bernard Rochette, sociologue Élie Théofilakis,


enseignant à l ’Université Dauphine sciences-politiques, sociologie,
Paris IX. Chercheur à l ’A.R.E.E. enseigne aux Universités de Dauphine
Travaux sur : la planification urbaine, et Vincennes.
la participation et les mouvements sociaux Membre du groupe « Biffures ».
urbains, l ’action sociale, Recherches sur : le lien social,
les modes de vie. la représentation, les modes de vie
et la technologie, l ’habitat...
Quels débats provoquent-ils ? 171

pétrole et la peur intermittente d’un cancer hypothétique, il faut bien


laisser le nucléaire se faire !).
Enfin il est approximativement cohérent dans ses choix (chômeur,
plus sensible à la qualité d ’un emploi qu’à un bon salaire difficile à
gagner, il restera « chômeur volontaire.

Homo e s t là !
Cet homo « microeconomicus » d ’une rationalité limitée par des
éléments subjectifs, il ne faut pas le confondre avec son cousin primate
« économicus » des anciennes théories (macro) économiques (3). C’est
que le bougre à fait ses classes avec succès outre-Atlantique : à Chi­
cago, Brooklyn, en Virginie... et il a pour parrains d’émérites gaillards
qui n’ont pas froid aux yeux : Friedmann, père et fils, Becker, Tul-
lock... Il a déjà trouvé chea nous une bonne famille d ’accueil, avec
Rosa, Aftalion, Simon, Lepage, etc.
Allègrement, il se met à son tour à transgresser tous azimuts,
peu respectueux des clivages traditionnels et des tabous fondateurs, si
prisés sur notre vieux continent. Devenu même « libertarien », il con­
fond la gauche par la droite, dénigre les contre-productivités de l’État,
attaque la pérennité du Bien Public, menace d’invasion les modèles de
sciences sociales et annoblit les supposées perversités du marché.
Ainsi un spectre hante désormais le matérialisme historique et
ses épigones structuralo-disciplinaires ; celui de l’individualisme matéria­
liste, régulé par le marché sur lequel trouvent à s’investir tous les
esprits d’entreprise, y compris, à la marge, des « gaucho-
entrepreneurs ». A chacun ses déstabilisateurs, c’est celui dans l’air du
temps... En fait, C’est qu’une simple question de mode, à moins que
la mode soit, comme toujours, essence du temps.

Tout procède d’un renversement de perspectives. C’est peut-être


la faillite des grandes prohéties collectives. La croissance et le socia­
lisme ne sont plus ni ailleurs, ni demain... Que nous reste-t-il alors
dans l’ici et le maintenant ? La nécessité individuelle de gérer le com­
promis entre les satisfactions, somme toute légitimes, de l’acquis maté­
riel et les aspirations qualitatives qui supposent un bouleversement du
système de valeurs dominant.

La théorie du Mic-Mac
Contrairement à la macroéconomie qui étudie les grands agrégats
de la comptabilité nationale (croissance, emploi, revenu, consommation)
et tente de rechercher les conditions d’équilibre, la démarche de la
« nouvelle économie » vise un autre niveau, celui de la relation directe
de l’individu avec son environnement.
En fait, il s’agit d’étendre l’approche de la microéconomie au-
delà de l’économie de la firme pour en faire l’instrument d ’analyse de
l’ensemble des interactions individuelles, aussi bien dans le marché
172 Autrement 20/79

qu’hors marché, dans une pluralité d’institutions et d’activités socia­


les (5).
Après des années de « surdétermination » et de « préencodage »
des comportements, la venue au monde d ’« un individu inventif, capa­
ble d’expérimenter, de créer des situations nouvelles en combinant dif­
féremment les éléments dont il dispose », « capable d ’abitrage dans des
situations où tout n ’est pas accessible » (6) et d’intervention sur le
monde en fonction de ses propres objectifs et de ses propres valeurs,
constitue un courant d’air frais dans la théorie. C’est peut-être le
grand remue-méninges d ’après l’échec collectif de la gauche : quand les
lendemains nationalisés déchantent, place à la légitimité de ceux qui
font, en payant de leur personne.
Depuis belle lurette, le macro, on le savait impuissant... Il y a
une tendance au relatif comme mouvement général de la pensée con­
temporaine, induite par la mort des grands référents qui constituaient
l’histoire et légitimaient la connaissance et l’action. La pré-visibilité,
qu’elle soit économique ou historique, vit son déclin, celui de tous les
grands modèles. Plus que la planification et les lois de l’histoire, l’aléa­
toire et l’accidentel régissent l’évolution. Mais ceux-ci sont peut-être les
effets pervers de nos efforts pour planifier l’économie et programmer
l’histoire. Constatez à cet égard les avatars imprévisibles du modèle
macro historique marxiste, du modèle macro-économique keynésien.
Demeure à présent la pragmatique des petits récits individuels en
interaction et en connexion sur un marché qui devient le lieu du collec­
tif, y compris dans ses variantes « noires » et « parallèles ». C’est jus­
tement le message des nouveaux économistes.

La bande des quatre e t de quelques autres


encore

Il y a un an, la rogne était de mise chez les contribuables cali­


forniens : on y votait « à bas les impôts ! ». Et aux dernières élections
de novembre, ça grognait dur aussi contre l’État...
Du fond des campus, de nouvelles théories économiques défer­
lent sur l’Amérique, longtemps préparées et mûries. Une double pas­
sion anime la nouvelle recherche libérale : la haine pour l’intervention
au nom de l’orthodoxie macro-économique et l’amour pour la liberté
du marché. Témoin de ce changement de mentalité, cette déclaration de
l’ancien leader radical californien, Tom Hayden : « Durant les années
60 nous nous battions contre les « cochons » (pigs = flics) ; mainte­
nant nous nous battons pour le prix du cochon... » On vire dans des
préoccupations d’un ordre plutôt pragmatique.
Ce mouvement de la pensée libérale — qui restaure la microéco­
nomie et tente, au-delà, de l’appliquer de façon séduisante à des faits
politiques et sociaux — se propage schématiquement selon quatre
grands courants :•

• Le courant « monétariste » : C’est le courant matrice qui


donne naissance aux trois autres en remettant en lumière le rôle de la
Quels débats provoquent-ils ? 173

monnaie dans les fluctuations de l’activité économique (inflation,


emploi, chômage). Courant connu sous le nom d ’école de Chicago, il
opère sous la houlette de Milton Friedmann, Prix Nobel 1976 et pape
des néo-libéraux.

• Le Capital Humain : Inauguré au début des années 60 par un


livre magistral de Gary Becker, toujours à Chicago. Son apport le plus
spectaculaire c’est une nouvelle théorie du consommateur appuyée sur
l’idée d ’un coût variable du temps : le consommateur n’est pas un
agent final passif, affirme-t-il, perfide... Il est aussi lui-même le pro­
ducteur des satisfactions qu’il consomme, en utilisant les achats qu’il
fait sur le marché et son temps, ressource rare.
La combinaison de la notion de budget-temps avec celle de bud­
get monétaire, permet de comprendre pourquoi dans nos sociétés, où le
prix du temps augmente par rapport à celui des autres ressources, la
surconsommation d’objets devient le moyen rationnel de l’économiser.
Qui dit mieux ? Après tout, le prix croissant du temps n’induit-il pas
qu’on le consacre davantage aux activités comportant le plus de satis­
factions ?
Au-delà, les tenants du Capital Humain aboutissent, de manière
également renversante, à brosser une théorie économique des relations
non marchandes (activités politiques, philanthropiques), y compris des
relations matrimoniales et extra-matrimoniales, où l’optimalisation n’est
pas toujours du côté de la morale traditionnelle.

• Les droits de propriété : Ronald Coase de l’Université de Vir­


ginie part ici de l’hypothèse que le droit de propriété est nécessaire
pour réduire les « coûts de transaction » (information, déplacement,
temps) de l’activité économique et sociale. Le marché fonctionne conve­
nablement quand les négociateurs ont un droit de propriété exclusif et
parfaitement transférable. Cette thèse a pour conséquence pratique
d’établir que les dysfonctions de nos économies ne sont pas imputables
à la logique du système capitaliste, mais à une insuffisance des droits
de propriété. D’où la nécessité de les étendre alors que tant pensent à
les supprimer.
La préservation de certaines ressources naturelles devenues rares
(eau, air), la lutte contre la pollution, supposent de nouveaux droits de
propriété, sinon personne ne s’intéresse aux nuisances que ses activités
engendre. C’est vrai... car peut-on préserver la nature en la gérant
comme un grand ensemble, où personne ne risque de payer pour per­
sonne ?•

• Les choix Publics : James Buchanan et Gordon Tullock de


l’Institut Polytechnique de Virginie font porter leurs analyses sur la
croissance de la bureaucratie et de l’État, sur les rapports entre institu­
tions politiques et optimum économique. Ici encore l’accent est mis sur
le fait que la faillite de nos sociétés met plus en cause l’État Provi­
dence, dont les interventions obtiennent toujours des résultats contraires
aux objectifs recherchés, que l’économie de marché.
Leur conception de l’efficacité sociale en matière de réduction
des inégalités est une remise en cause radicale de toutes nos théories et
174 Autrement 20/79

de toutes nos pratiques en la matière : abolition de la gratuité des ser­


vices, du salaire minimal comme inducteur de chômage, concurrence au
sein des structures administratives, etc.

Qu’est-ce qui attend encore les innovateurs au tournant ? Bien


que parfois choquant dans le détail, tout ceci est, comme dirait l’autre,
« globalement positif ». Le vent qui nous vient d’Amérique fait déjà
voler, haut, le verbe de certains jeunes économistes français que
l’analyse de notre système socio-économique amène à des conclusions
similaires (7).
Et de toutes parts, le même chant « néo » s’élève :

C'est le Marché, Sauveur Suprême !


Le moment riche d ’un « système » c’est celui où il se dérègle et
laisse découvrir des potentialités nouvelles. La longue application d ’une
méthode de gestion et de régulation voit apparaître des rendements
décroissants : un grand nombre d ’opérateurs finissent par connaître les
règles, font sauter les limites, mettent le système en crise, rendent
caduque sa connaissance. Les acteurs les plus puissants infléchissent les
orientations générales en fonction de leurs intérêts, d’autres subvertis­
sent en douceur. Le tout se modifie d’autant, la connaissance de la
réalité s’appauvrit, une intervention n ’est plus escomptable d’effets
déterminés. Il faut alors savoir mobiliser l’intuition et avoir l’initiative
du risque...
C’est sur la base de ce savoir empirique que s’établissent une
nouvelle sociologie de la liberté et une nouvelle morale économique ; le
ciel se vide, mais se lèvent de nouveaux « héros positifs » dont l’intelli­
gence active rend le système élastique, pluriel, illimité (8).
En cela nos économistes sont un peu plus nouveaux que nos
philosophes: ils substituent à l’homme du ressentiment des hommes
d’assentiment. Et s’ils les rejoignent dans la critique de l’État, ce n’est
pas pour dévoiler — tardivement — aux yeux des gogos éblouis, les
macrodominations du Pouvoir et les microdisciplines du Savoir de ce
monstre froid, mais plus simplement pour dénoncer sa contre-
productivité et son irresponsabilité ; pour penser tout haut ce que
l’homme du commun — bon épistémologue — dit depuis longtemps
tout bas : « Les régimes changent, les fonctionnaires restent et tous les
mois ça tombe recta ! »
Le remède est simple quoiqu’un peu rétro : Réinventer le Mar­
ché.
C’est la leçon inattendue que nous fournit Henri Lepage, dans
un petit — rouge lui aussi — au titre percutant et provocateur (9) :
Notre époque ne souffre pas d ’un excès de capitalisme, mais d ’un trop
peu de capitalisme. Ainsi le procès qui est à faire n ’est pas celui du
capitalisme ni de l’économie de marché, encore à inventer, mais celui
de l’État interventionniste qu’il est plus pratique pour les citoyens de
chercher à manipuler, « plutôt que de fonder leurs rapports sur des
échanges réciproques, créateurs d ’une plus-value sociale optimale » (10).
L’origine du débat est certes économique. Mais, dans la mesure
Quels débats provoquent-ils ? 175

où la question clé, c’est le rapport État/M arché, ses incidences prati­


ques débouchent sur un enjeu directement politique.
Ce n’est pas une thèse nouvelle que l’apologie du marché libre,
mais les arguments apportés par les nouveaux économistes à l’analyse
de la contre-productivité de l’État, y compris dans ses interventions les
mieux intentionnées, en matière de réduction des inégalités sociales, par
exemple, éclairent d’un jour nouveau des questions qui restent épineu­
ses pour tous les « réformateurs », quel que soit leur bord.
Partir du point de vue du marché, c’est pour les nouveaux éco­
nomistes refuser de partir du point de vue de Sirius : « L ’économiste
est celui pour lequel tout a un coût et qui n ’admet pas de comparer le
réel à l ’idéal pour rejeter le réel sans autre form e de procès (11) ».
C’est une des banalités de base du discours « anti-économique »
de postuler qu’aujourd’hui le capitalisme, de par sa logique propre,
transforme tous les rapports sociaux en rapports marchands, les
valeurs les plus sacrées (l’amour, la libération, le désir...) en valeurs
marchandes. Faut-il s’offusquer de ce que, dépassant le stade de la
déploration morale sur la disparition des rapports « vrais », certains
posent la seule question corollaire qui s’impose : sur quel marché s’éta­
blissent ces rapports, quel est le mécanisme de formation des prix de
ces valeurs ?
Il s’agit sans doute de l’incidence théorique la plus importante
de la « nouvelle économie » que d ’accepter de relever ce défi, de met­
tre en place une « théorie des choix et des comportements humains
dans un système d’interactions sociales » non réductrice, qui puisse
intégrer des préoccupations non marchandes (solidarité, altruisme) et
inclure des éléments considérés comme extra-économiques (le coût du
temps, la dépendance réciproque des besoins et des valeurs).
On le voit, ceci touche de près à l’économie de la vie quoti­
dienne élargie et le marché n ’est plus seulement l’équilibre statique
entre une offre et une demande de biens, mais le processus dynamique
global d ’intégration et d ’articulation de tous les éléments effervescents
de la nouvelle donne sociale.

Les risques de /'État Providence


Peut-on appliquer ce questionnement au principal fournisseur de
biens et de services non marchands, c’est-à-dire l’État (voir infra
l’École du Public Choice). C’est ici que se révèle toute la pertinence
méthodologique du renversement de perspective : interroger l’État non
en référence à un devoir être ou à un devoir faire, arbitrairement défi­
nis par ceux qui le gèrent ou aspirent à le gérer, mais en référence à
l’effet de ses actions sur le citoyen-consommateur-usager et sur ses
décisions.
A cet égard l’analyse de l’échec du Welfare State dans ses
variantes américaines, anglaises ou françaises est particulièrement éclai­
rante. Nombre de conclusions ne seraient pas désavouées par d ’autres
si elles n’attentaient scandaleusement aux grands principes : celle-ci par
exemple : « La gratuité de certains services publics est une mesure
socialement régressive, qui aboutit à fournir un service aux plus favori-
176 Autrement 20/79

sés à un prix inférieur à celui q u ’ils accepteraient de payer sur le mar­


ché, les plus pauvres acquittent la différence par l ’impôt (sans parfois
eux-mêmes profiter du service comme dans l ’enseignement supérieur). »
Du logement social à la médecine gratuite on pourrait mutiplier
les exemples de secteurs d ’activités où l’action administrative aboutit
conjointement à une contre-productivité économique et à une anti­
justice sociale.
L’utopie des nouveaux économistes en vaut bien d’autres : casser
les monopoles où l’État fournit un service gratuit mais coûteux à la
collectivité quoique dégradé, rétablir la concurrence entre secteur public
et secteur privé, attribuer aux plus pauvres un revenu monétaire qui
leur permettent d’accéder aux services et aux biens disponibles sur le
marché, sans les diriger autoritairement vers de sous-marchés conçus
explicitement pour eux...
Assigner au marché une valeur thérapeutique de régulation auto­
matique des échanges n’est déjà plus tout à fait un plaidoyer théorique
abstrait. La stratégie de déréglementation (« dérégulation »), inaugurée
par l’administration Carter, a porté dans les transports aériens des
fruits positifs, les prix chûtent, et tant pis s’il y a moins de boissons
gratuites. Les télécommunications vont suivre.

L'entrepreneur-entremetteur, homm e du con­


sensus
Ce qui resurgit avec vigueur c’est la figure, un temps éclipsée
par le technocrate planificateur, de l’entrepreneur. S’il n’a plus besoin
d ’être ascétique, il est toujours champion du pari. La dynamique géné­
rale l’autorise à modifier son style, il peut se faire collectif et auto­
gestionnaire, intégrer les aspirations qualitatives, l’usage détendu du
temps, la rotation des tâches, quitte à risquer de réduire son efficacité
économique pour extraire une plus-value de plaisir.
Qu’y-a-t-il à perdre à poser que ce qui s’est vécu et parlé dans
le langage de la rupture, de la transgression, de la critique des institu­
tions, du militantisme quotidien (écoles parallèles, free-clinics, etc.),
c’est le grignotage de fragments du marché monopoliste d’État par des
petits entrepreneurs conquérants ? Il y avait une demande sociale, ils y
ont répondu. Cela commence à se savoir ; l’État les finance parfois
discrètement pour assumer à sa place des risques politiquement et éco­
nomiquement trop coûteux.
De ce point de vue on peut encore imaginer ; d’autres entrepri­
ses et d ’autres marchés à découvrir et à inventer ; de tous côtés on lor­
gne les terres vierges d’un secteur quaternaire de services sociaux du
quotidien. C’est la nouvelle frontière !
L’augmentation de la valeur du temps, ressource rare par excel­
lence, incite à l’investir dans les activités les plus jouissives. L’extension
de la demande qualitative, « la croissance des valeurs relationnelles
dans une société restant fidèle à l ’économie de marché, devrait pro­
duire dans ce domaine exactement le même effet que la croissance du
niveau de vie a provoqué au niveau de la production des biens maté-
Quels débats provoquent-ils ? 177

riels : un phénomène de différenciation et d ’individualisation de l ’offre


en fonction de la diversité des structures de la demande ».
C’est peut-être le plus important paradoxe, le marché comme
forme met en concurrence une multitude d’offres répondant à une
mutitude de demandes induites par des modes de vie différenciés. Par
là, il participe à l’abolition des clivages traditionnels gauche/droite.
Folie ou signe des temps, une nouvelle collection ne se flatte-
t’elle pas dans sa jaquette de publier « des auteurs qui appartiennent
soit à la “nouvelle gauche” soit à la nouvelle droite et qui adminis­
trent la preuve du renouvellement des modes de pensée traditionnels et
de la naissance d ’une science sociale générale transcendant les barrières
disciplinaires (13) » ?

Au-delà du bien e t du mal, ou les libertariens


Cette fervente tendance, et radicalement nouvelle, atteint son
paroxysme avec les libertariens.
Voici comment Murray Rothbard, professeur sexagénaire de
l’Institut Polytechnique de Brookkyn, campe sa vision du monde :
« Nous rejetons définitivement l ’idée que les gens ont besoin
d ’un tuteur pour les protéger d ’eux-mêmes et leur dire ce qui est
“bien” ou ce qui est “m al”. Dans une société libertarienne, rien
n ’interdit la drogue, le jeu, le porno,... toutes activités qui ne consti­
tuent pas des agressions violentes à l ’égard d ’autrui... A la différence
des autres courants de pensée, de droite ou de gauche,... ce que nous
défendons, c ’est le droit inaliénable et fondam ental de chacun à la pro­
tection contre toute form e d ’agression,... que celle-ci provienne d ’indi­
vidus privés ou de ce que l ’on appelle l ’État... »
David Friedman, fils du papa Milton, prix Nobel, en Virginie,
rejette pêle-mêle les théories paternelles trop conservatrices, l’existence
de l’État, exige la privatisation de toutes les fonctions publiques,
dénonce « le capitalisme monopoliste » et souhaite une justice et une
police « privées ». Ses yeux portent un regard parfaitement « anarcho-
capitaliste » sur ce qui pourrait être le fonctionnement totalement libre
des mécanismes économiques et sociaux...
Par contre, une autre tendance autour du philosophe Rober
Nozick se contenterait volontiers d ’un « État minimal »... Mais tous
sont d ’accord pour interdire ce qui interdit, en l’occurrence l’État... et
instaurer une société capitaliste où, par le laissez-faire plus ou moins
intégral, on serait enfin fair-play...
Les nouvelles « nourritures terrestres »
« Eurêka », crie le nouvel économiste, « eurêka » lui répond en
écho le gestionnaire, « eurêka, moi aussi » clame le gaucho-
entrepreneur, dans ses activités mercantilo-jouissives... « Alors, donnez-
nous ce que vous avez trouvé » réclament les masses... Et c’est parti...
pourquoi pas ! Dans cette opérette de la scène sociale, de nouvelles
amours se tissent, jadis impossibles.
On a comme l’impression que la contestation verbale contre le
système capitaliste cède la place à une contestation pratique au nom du
178 Autrement 20/79

capitalisme qu’il reste à inventer : dé-nationalisé, dé-bureaucratisé, au


marché libéré de l’État.
La nouvelle économie du risque qui se met en place, par des
pratiques quotidiennes et individuelles, parallèlement à une énorme
demande de sécurité, témoigne d ’un déplacement des investissements en
capitaux et en affects. La libido n’est plus la même... et peut-être
l’argent se trouve un peu relativisé par le temps de chacun...
Tout ceci n ’est pas, bien sûr, une pensée pieuse. Mais les inten­
sités se re-découvent rebelles, efficaces, liantes. Écoutez les voix
d ’autres qui, sans être nouveaux économistes, chantent la grande entre­
prise du temps :
« Le service public dont on a dit q u ’il était la fin de l ’esprit
public annihile tout ce que l ’existence avait de précaire et d ’intense »
C ’est la mise en garde de Michel Maffesoli (« La Violence Totali­
taire »).
Ce que nous livre Léo Scheer dans sa « Société sans maître »,
c’est l’émergence des individus nouveaux, genre technocrates débarras­
sés du politique « baignant dans la masse comme des poissons dans
l ’eau, gérant des techniques minuscules du refroidissement, loin des
grandes écoles et des spécialisations... citoyens adultes et responsables,
capables de gérer eux-mêmes l ’intérêt collectif et la vie quotidienne ».
De son côté, Jean-François Lyotard constate (Art Présent, juin
79) : « Un état général de la société civile où les minorités seraient
entre elles dans des relations flottantes au sens du cours flottant des
monnaies. C ’est-à-dire objet de négociations permanentes... Des échan­
ges et des contrats tout le temps révisables, et jamais le contrat social
une fo is pour toutes » et pose la question : « Peut-on concevoir des
sociétés modernes qui ne seraient pas médiatisées par un représentant
qui est l ’État ou n ’importe quoi de ce genre ?... »
Alors, les minorités, l’entrepreneur, peut-être...
Et maintenant Nathanaël ? Eh bien, jette ton livre et va au mar­
ché, toi aussi, mon fils... a

(1) J.-J. Rosa. Théorie Microéconomique.


(2) Théorie du chômage volontaire formulée par Phelps aux U.S.A., en France
par Rosa et Fourcans : le processus de recherche d’un emploi se fait par ajustements
progressifs entre aspirations et possibilités du marché, processus imparfait et subjectif
pour lequel le chômage volontaire constitue une solution de compromis.
(3) Certains esprits perfides se « félicitent » de lui trouver moins de parenté avec
Γ« homo désirans » qui commence à battre de l’aile, qu’avec 1’« homo implosus » dont
la récente apparition est pleine de promesses ou même avec 1’« homo pragmatikos » de
certaines instructions païennes »...
(4) Bien évidemment, c’est une abréviation des termes micro-macroeconomie.
(5) Voir par exemple l’ouvrage de Mancur Oison : Logique de l’Action collec­
tive. P.U.F. 1978.
(6) J.-J. Rosa : Théorie microéconomique.
(7) J.-J. Rosa à ΓΙ.Ε.Ρ., G. Gallais Hammonno à l’Université d’Orléans, Salin
et Simon à l’Université Dauphine, Fourcans à l’Essec, Aftalion, Woffelsperger, etc.
(8) M. Crozier in « Demain n ’est pas un autre jour ». Hachette, 1979.
(9) « Demain le Capitalisme » Coll. Pluriel, Ed. Gallimard, 1978.
(10) Op. cit., p. 54.
(11) Aftalion, article dans 1’« Express ».
(12) H. Lepage Autogestion et Capitalisme, Ed. Masson, Paris, 1978, p. 358.
(13) P.U.F., coll. Sociologies.
Discrètes audaces
d’un néo-libéral
Jean-Jacques Rosa

Autrement : Qu'est-ce que la « nouvelle biles particulières et que, chaque matin,


économie » ? ils négocient avec des monteurs qui négo­
cient à leur tour entre eux. On peut ima­
J.-J. Rosa : Je préfère parler de micro­ giner ainsi une fabrication automobile
économie. Puisqu’il s’agit d’économie, il purement « de marché ». Mais les coûts
s’agit de choix et comme les choix sont de transaction seraient tels que la rentabi­
faits par les individus, la nouvelle écono­ lité serait faible ou nulle ; au contraire,
mie souligne l’importance de l’étude des l’entreprise qui se substitue à ces échanges
motivations des individus. sur le marché, qui stabilise ces échanges,
constitue un moyen d’économiser les tran­
Autrement : Au niveau de l'entreprise sactions. C’est une organisation sociale
ça donne quoi ? plus efficace que le marché pour un cer­
tain nombre de tâches.
J.-J. Rosa : L’entreprise ou la firme,
c’est un ensemble d’individus liés par des Autrement : Le schéma que vous indui­
relations contractuelles, c’est-à-dire qui sez à propos de l'entreprise peut-il être
déterminent des contraintes supplémentai­ appliqué à d'autres secteurs de l'activité
res pesant sur leur comportement, et donc sociale ?
l’étude de la firme, c’est l’étude du com­
portement d’individus qui s’imposent J.-J. Rosa : Oui, à toutes les organisa­
mutuellement des contraintes. tions sociales productives... l’administra­
tion, la famille, dès que des gens se met­
Autrement : La rupture qu'apporte tent ensemble et se donnent des contrain­
votre courant de pensée s'organise-t-elle tes par contrat ou autrement, c’est un
autour de la notion d'entreprise ? substitut à une autre possibilité qui est
celle de ne pas se lier et de se présenter
J.-J. Rosa : Je ne crois pas. Ce que chaque jour sur le marché.
l’on constate déjà depuis plusieurs années,
c’est une meilleure compréhension du rôle Autrement : Ne retrouve-t-on pas là des
de l’entreprise alors que, paradoxalement, idées de Jacques Delors sur le secteur de
dans la théorie économique classique, elle l'économie sociale ?
n’avait aucun rôle. Ce qu’on appelait
théorie de l’entreprise, c’était une théorie J.-J. Rosa : Je ne vois pas du tout de
des coûts et des prix sur le marché. On convergences. Nous trouvons à la base de
n’expliquait pas pourquoi l’entreprise exis­ ces idées l’analyse économique du com­
tait. Ce qu’on voyait mal, c’est que portement humain. Tout fonctionnement
l’entreprise est un substitut du marché et implique des choix et donc tout peut faire
non pas synonyme de marché. l’objet, au moins partiellement, d’une
Prenons une entreprise automobile ; analyse économique... Je ne crois pas
imaginons, à la limite, que chaque matin qu’il y ait tellement un changement dans
se retrouvent sur un marché des artisans la nature des activités sociales mais plutôt
qui fabriquent chacun des pièces automo- un changement dans la science économi­
que. On comprend aujourd’hui l’ampleur
du domaine de la science économique qui
Jean-Jacques Rosa, président peut être appliqué à presque tous les
de l'Association des docteurs en sciences aspects de la vie sociale.
économiques
Un des chefs de file du mouvement Autrement : Quel peut être le statut de
des « nouveaux économistes » en France la petite entreprise collective ?
180 Autrement 20/79

J.-J. Rosa : Pourquoi des gens tionnaire, du moins du type yougoslave,


cherchent-ils à créer des entreprises ? les salariés ont un rôle mixte : ils reçoi­
C’est parce qu’ils trouvent sans doute vent leur salaire et en même temps, ils
dans le statut d’entrepreneur des avanta­ ont le droit de décider de l’allocation du
ges qu’ils ne trouveraient pas dans le sta­ profit, s’il y en a.
tut de salarié... Ça implique une accepta­ De ce point de vue, ils sont à la fois
tion plus grande du risque ; mais comme des salariés et des capitalistes. C’est-à-dire
les risques sont plus importants, les possi­ qu’ils acceptent une partie du risque, mais
bilités de rémunération, au sens large et sous une forme très ambiguë. Ils n’ont
non seulement monétaires, sont plus gran­ pas la possibilité de vendre leur droit de
des. Pourquoi les gens veulent-ils être propriété, qui est donc très réduit. On
entrepreneurs ? Je ne fais que constater pourrait dire qu’ils ont l’usufruit sans
« qu’ils souhaitent sans doute plus de avoir la nue-propriété. C’est ce droit
rémunération et plus d’indépendance, ce incomplet qui crée des problèmes à
qui implique l’acceptation de davantage l’entreprise yougoslave et qui affaiblit
de risques ». l’incitation à investir.
Voyons ce que sont les conséquences de
Autrement : La nouvelle économie pos­ ce droit de propriété réduit. Si vous êtes
tule, sinon Uanarchie, du moins un rôle actionnaire d’une entreprise et que vous
réduit de UÉtat. Est-ce que l'entreprise est ne recevez pas de dividendes, les profits
un moyen d'y parvenir ? étant réinvestis dans l’entreprise. Le prix
de vos actions sur le marché reflète ce
J.-J. Rosa : Il n’y a pas que l’État qui que pensent tous les acheteurs potentiels
peut être oppressant. L’entreprise, c’est du bénéfice ultérieur ; il va donc monter
aussi l’acceptation des contraintes collecti­ — si l’autofinancement est judicieusement
ves ; le travail oblige à accepter un cer­ orienté — et si vous ne percevez pas de
tain nombre de contraintes, mais on dividendes immédiatement, vous ne perdez
accepte parce que l’entreprise est plus rien puisque votre action bénéficie d’une
productive. Toutes les organisations col­ plus-value. Mais, si vous êtes salarié
lectives font peser des contraintes sur les d’une entreprise yougoslave, vous n’avez
individus. Je dirais, en première approxi­ pas de titre pour revendre votre droit sur
mation, que plus l’organisation est vaste, le partage des actifs. Tout ce à quoi vous
plus les contraintes sont fortes. Donc, avez droit, c’est de décider avec les autres
pour les individus qui recherchent avant salariés le partage du profit sur une
tout la liberté, la petite organisation est année donnée...
une bonne chose. Mais que se passe-t-il quand vous pen­
J ’ajouterai, par ailleurs, que depuis sez que dans 5 ans vous ne serez peut-
quelque temps, on fait beaucoup plus être plus dans l’entreprise ? Vous ne serez
confiance au fonctionnement du marché pas très enclin à vous priver de bénéfices
économique qu’à celui du marché politi­ immédiats au nom de bénéfices ultérieurs
que, c’est-à-dire l’État... La plupart des qui ne vous concerneront peut-être plus...
économistes dans les 40 dernières années Votre intérêt direct, dans ces conditions,
ont eu une confiance aveugle dans l’État ; c’est de percevoir dès aujourd’hui le béné­
il y a eu un reversement récent des idées fice et donc de minimiser les investisse­
en la matière. Les contraintes que fait ments.
peser le système étatique sont moins bien
acceptées parce que son coût s’élève, Autrement : Ainsi, selon vous, il n'y a
c’est-à-dire que son efficacité baisse. pas d'adéquation entre les intérêts et les
risques !
Autrement : Le fonctionnement autoges­
tionnaire est critiqué par votre courant. J.-J. Rosa : Oui, si vous voulez. On
N 'y a-t-il pas une sorte de hiatus entre le préfère le présent parce qu’on n’a pas un
refus de la contrainte d'État et la critique droit de propriété qui reflète la valeur
d'une fonction anti-hiérarchique au sein future de l’entreprise. C’est la dimension
de l'entreprise ? du temps qui est fondamentale. Les gens
qui épargnent sont des gens qui ont une
J.-J. Rosa : Ce qu’on peut dire d’un préférence pour le futur, ou qui antici­
point de vue économique, c’est que pent un revenu plus élevé du fait de leur
l’entreprise autogestionnaire implique des épargne.
contraintes différentes de celles de l’entre­
prise par actions, par exemple. Quel est Autrement : N'imaginez-vous pas, dans
le problème ? dans l’entreprise autoges­ un pays comme la France, des secteurs où
Quels débats provoquent-ils ? 181

pourraient fonctionner de façon rentable Néanmoins, on ne peut pas affirmer


des petites unités collectives ? que le capital humain pourra se passer
dans l’avenir de capital financier et tech­
J.-J. Rosa : Les fonctionnements collec­ nique. Autrement dit, avoir des firmes,
tifs sont plus rentables que des fonction­ des associations qui valoriseront le capital,
nements individuels pour certaines activi­ humain, ça demandera aussi du capital
tés, mais ils le sont dans des directions et technique.
à des niveaux différents. L’entreprise
anonyme est plus productive en termes de Autrement : La création de petites uni­
revenus monétaires. Si pour certains indi­ tés de travail dans des créneaux bien par­
vidus le salaire est un élément parmi ticuliers peut-elle apporter une solution,
d’autres et s’ils accordent plus d’impor­ même partielle, au problème du chô­
tance à être dans une petite équipe, et à mage ?
prendre des décisions avec quelques amis,
il n’y a pas de raison qu’ils ne choisissent J.-J. Rosa : Je ne crois pas à la pros­
pas une structure coopérative... Ce qui pective économique, d’abord parce que
me choque dans le débat habituel, c’est quelques-uns ne peuvent pas valablement
que les gens demandent quelle est « la » décider pour tout le monde et ensuite
meilleure formule. Le problème n’est pas parce qu’il est impossible de connaître
là, mais plutôt de laisser les gens aller là tous les paramètres qui influeront, sur
où ils veulent. l’activité économique, dans 5 ans.
Par ailleurs, il faudrait, pour répondre
Autrement : De façon plus prospective, à votre question, avoir une idée sur les
ne peut-on envisager le développement de prévisions de la psychologie individuelle.
petites unités à haute valeur ajoutée ? Je ne suis pas en mesure de le faire. Tout
J.-J. Rosa : Vous évoquez le problème ce que je peux dire, c’est que si des indi­
du capital humain. C’est vrai, l’atout vidus ont une préférence pour les petites
d’un pays comme la France est dans son unités, ils peuvent la satisfaire en créant
capital humain, comme disent les écono­ une entreprise anonyme ou une coopéra­
mistes dans leur jargon... Mais cela pose tive. Si on estime correcte l’analyse
de gros problèmes d’organisation, tout à micro-économique, cela signifie que ces
fait différents de ceux posés par le capital gens doivent accorder suffisamment
matériel : le capital humain n’est pas ces­ d’importance à l’aspect coopératif pour
sible, n’est pas négociable, et donc dans accepter la perte d’efficacité économique
les activités où vous faites appel à des qui lui est liée. Il y a toujours un prix à
quantités négligeables de capital matériel, payer dans la vie réelle. La question est
les règles les plus adaptées et les mieux celle du choix.
acceptées par les individus ne sont pas les
mêmes. Il y a quelques années on avait Autrement : Que pensez-vous des pro­
suggéré l’idée des sociétés de personnes... jets de promotion du travail manuel
c’est vrai, il y a quelque chose à chercher notamment en direction des diplômés de
dans ce sens. Il faudra peut-être imaginer renseignement supérieur qui ne trouveront
des nouvelles modalités d’associations qui pas d ’emploi en rapport avec leur forma­
seraient mieux adaptées au cas où le capi­ tion ?
tal humain est déterminant.
J.-J. Rosa : Très dangereux... les gens
Autrement : On retrouve, à un autre qui proposent cela sont dangereux parce
niveau, la question de radéquation de qu’ils ne savent pas quels seront les cré­
rintérêt et du risque que vous évoquiez neaux dans 10 ans. Ce genre de projet de
tout à Γheure. promotion du travail manuel ce n’est pas
sérieux. On est obligé au contraire de
J.-J. Rosa : Oui... il faut en effet trou­ considérer que la chose importante, c’est
ver des individus qui sont prêts à parta­ la possibilité pour les gens de s’adapter.
ger le même niveau de risque. La diffi­
culté du capital humain c’est que vous ne Autrement : Encore une fois, la petite
pouvez pas le diversifier. Si vous avez un entreprise collective n ’est-elle pas ce
capital financier, vous pouvez ne pas met­ moyen d ’adaptation ?
tre vos œufs dans le même panier, en
achetant des actions de différentes entre­ J.-J. Rosa : Je le répète... il n’y a pas
prises... par contre vous êtes obligé de de modèle type, de taille idéale. Regardez,
concentrer votre capital humain, en une les 10 années précédentes étaient dominées
seule activité. par l’idéologie de la grande taille indus-
182 Autrement 20/79

trielle. C’était l’idéologie de Pompidou... avantages. Je ne crois pas à une formule


on en est revenu. unique d’association... mais il y a une
Ce que je peux dire alors c’est que les possibilité de coexistence. Ce qui compte
formules autogestionnaires sont plus diffi­ c’est la possibilité du choix ; une société
ciles à gérer et ont une efficacité moindre plus riche doit offrir cette possibilité du
en termes de rendement économique. Elles choix de la forme de travail. Q (Propos
peuvent néanmoins être viables si les gens recueillis par Jules Chancel et Elie Théo-
acceptent les sacrifices correspondant aux filakis.)

Dans les derniers


numéros de

Lhistoire
NUM ERO 13
Les premiers
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NUMERO 14
Les rois d'imposture
au XVI" siècle
NUMERO 15
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Les "sauvages blancs"
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Les mystifications du Canada
Un anniversaire politiques sous (XVII'-XIX" siècles)
pour l'Europe : la IIIe République par P. Jacquin

quand la CED par P. Ory


Les Phocéens
divisait les Français Harlem : par J.P. Morel
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Les soldats de l'An II de culture au service de l'Etat
par J.P. Bertaud afro-américaine par B. Benassar
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par P. Tucoo Chala un Etat manqué ? par C. Brisac
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Les révoltes "Voyage dans le temps''
indiennes pendant Les dernières heures Jeanne d'Arc
la conquête de Pompéi au pays des images
espagnole par R. Etienne (XV"-XX‘ siècles)
par M. Lepage par C. Ribera Pervillé
"Voyage dans le temps''

L'histoire - 57, ru e d e S e in e P a ris 6 e


Le n u m é r o : 15 F - A b o n n e m e n t un a n : 140 F
Les pièges
du do-it-yourself
Jean-Pierre Garnier

Ces lignes sont extraites de Γarticle « Vers la société civique »


publié dans le numéro de juin 1979 de Critique socialiste, revue théo­
rique du P.S.U. L ’auteur attaque vigoureusement les «m odernistes»
de la gauche américaine. Il a publié, entre autres, aux Ed. Ruptures,
« Le socialisme à visage humain ».
Les dénonciations abstraites de l’État ou du pouvoir, de même
que l’exaltation de la « citoyenneté active » des individus-« entrepreneurs »
prioritairement attachés à la « transformation concrète de leur milieu de
vie considéré comme un espace du changement », ont largement débor­
dé les cercles d ’où elles émanaient à l’origine. Diffusée au départ par la
cohorte des porte-parole modernistes d ’un soi-disant « socialisme auto­
gestionnaire » (Rosanvallon, Viveret, Touraine, Julliard, Attali, Sfez,
etc.), cette logorrhée alimente aujourd’hui les discours des personnalités
du régime, de Giscard d ’Estaing à Alain Peyrefitte en passant par Ber­
nard Stasi et Paul Granet.
Colporté par les bouches ou les plumes les plus autorisées, à
commencer par celles des autorités universitaires, journalistiques et gou­
vernementales, le bruit selon lequel la société civile serait enfin en train
de prendre sa revanche sur l’État, à la satisfaction générale, se voit
amplifié par les supports publicitaires les plus divers. Citons, entre
autres, « Le Matin » et « Le Nouvel Observateur », fers de lance de
l’offensive idéologique néo-social-démocrate ou des revues comme
« Faire », « Esprit » et « Autrement », en première ligne sur le front
théorique, qui ont fait de « l’expérimentation sociale » et de la « révo­
lution du quotidien » leurs thèmes préférés voire exclusifs (...).
184 Autrement 20/79

Quel est l’enjeu de cette mobilisation générale ? A entendre ou à


lire les chantres de cette « révolution moléculaire », il ne s’agirait ni
plus ni moins que de provoquer un bouleversement des rapports so­
ciaux. Tout en nous épargnant les horreurs de ce socialisme que l’on
qualifie par dérision de « réel », cette « révolutionnarisation culturelle »,
pour reprendre une expression de Michel Foucault, entraînerait une
mutation des modes de vie et des mentalités plus profonde que celle
que les schémas révolutionnaires classiques d ’inspiration marxiste étaient
censés engendrer.
Cependant, confrontés à ces perspectives de transformation radi­
cale, les résultats de ces « micro-révolutions » apparaissent des plus
modestes, là où celles-ci ont eu l’occasion de se déployer. Ce qui ne
veut pas dire qu’ils soient dénués d ’importance. Au contraire : la « dé­
mocratie nouvelle » dont l’essor des pratiques « alternatives » annonce
l’avènement a tout l’air de constituer effectivement une « alternative » à
celle que nous connaissons déjà. Mais ce n ’est pas celle que l’on
croit. Bien loin de menacer le règne de la bourgeoisie, les « expérimen­
tations sociales » ont pour effet principal d ’exaucer le vœu émis par
un membre éminent de la Commission Trilatérale — M. Raymond
Barre en l’occurrence : « Changer la société, mais non changer de
société » (...).

Rupture « dans » e t non pas « avec » le systèm e !


« Désétatiser la société, proclame Pierre Rosanvallon, c’est per­
mettre à tous ceux qui le désirent de se rendre à eux-mêmes les “ ser­
vices publics’’ dont ils ont besoin, au lieu de réclamer plus de législa­
tion, plus de réglementation, plus d’intervention » (2). Mais c’est aussi
aider l’État à mener la politique de dégagement social qui vise, en
temps de crise, à réduire les dépenses budgétaires affectées à la consom­
mation collective, donc « improductives » (de plus-values) : sous couvert
de « prise en charge par les citoyens des affaires qui les concernent »,
on fait assumer à ces derniers une série de tâches en lieu et place des
instances étatiques, ce qui offre l’avantage pour celles-ci de pouvoir
consacrer plus de temps, de fonds et d ’énergie à ce qui, en régime
capitaliste, demeure l’essentiel : l’accumulation.
A cela s’ajoute l’intérêt pour les responsables de l’État-Providence
d ’être à même de détourner sur d’autres le mécontentement que susci­
tera ses carences, c’est-à-dire sur les « contre-institutions » qui, au nom
de « l’autogestion du quotidien », se chargent de traiter les problèmes
que l’État refuse désormais de résoudre.
A vrai dire l’autogestion de la pénurie comme mode d’exercice
de la « citoyenneté active » paraît promise à un bel avenir, étant donné
les politiques d ’« austérité » requises par la restructuration et le « nou­
veau modèle de croissance », plus « qualitatif », sur lequel elle doit
déboucher. Autolimitation des revendications salariales comme le préco­
nisent les partis sociaux-démocrates, autoréglementation du droit de
grève ainsi que le suggèrent les syndicats « eurocommunistes », auto­
réduction du temps de travail, comme le recommandent Michel Albert
et Pierre Drouin, pour légitimer la généralisation de l’intérim, du
chômage partiel et du travail précaire dans les années qui viennent :
Quels débats provoquent-ils ? 185

les travailleurs désireux d ’accéder à plus de « responsabilités » voient


s’ouvrir à eux un champ d ’« investissement » quasi illimité.
Mais il en est bien d ’autres, notamment dans le domaine du
hors-travail. Pour en explorer toutes les possibilités, c’est outre-Atlantique
qu’il faut aller. Depuis que l’Orient n ’est plus rouge — sinon de
sang —, c’est aux États-Unis que les élites françaises du non-conformisme
mondain vont pêcher leurs modèles de société (...).
Les vitupérations néo-sociales-démocrates contre le « tout-à-l’État »
qui passent en France pour une critique radicale de l’ordre établi sont
depuis belle lurette monnaie courante aux U.S.A., où la « monstrueuse
bienveillance » du « welfare State » fait la une des journaux de l’esta­
blishment. En fait, ces aspirations à l’autonomie et à l’initiative ne font
courir aucun risque à la domination de classe, puisque la dénonciation
réitérée de l’incapacité de l’État laisse dans l’ombre les responsabilités
du système capitaliste. Bien plus, on assiste à une intériorisation de ces
dernières par les individus : c’est à eux qu’il incombera désormais de
trouver les solutions, l’activisme du quotidien servant alors de substitut
à l’action politique.
Le « do-it-yourself », en effet, ne conduit pas à l’affrontement
avec le pouvoir central, pas plus que la « prise en charge » ne mène
à la prise de conscience. Dans ces conditions, parler de « contre-
pouvoirs » à propos des « mille minuscules mouvements vers la démo­
cratie locale » qui viennent suppléer aux carences de l’État, constitue
un contresens : c ’est dans sa mouvance q u ’ils prennent place, et non à
la façon d ’un « double-pouvoir » qui s’affirmerait comme une alter­
native de classe au pouvoir bourgeois en place (...).
Et que dire de la Grande-Bretagne où la gestion au moindre
coût des retombées « sociales » de la récession par ceux qui en font
les frais est prônée, sous le nom de « self-help », comme un remède
miracle contre l’intrusion envahissante de l’État dans la vie de chacun
qui, comme chacun sait, constitue avec la « toute-puissance » des trade-
unions la plaie du Royaume-Uni ? La « collectivisation » du système D
pour pallier les défaillances du Welfare State en période de crise ! Voilà
où mène le charme discret de la « démocratie associative » lorsqu’on
en vient à l’ériger en panacée face aux maux imputés à la « politique
professionnelle » (...).
Confrontée aux formes traditionnellement revêtues par la domi­
nation de classe en France, la généralisation de 1’« expérimentation »
sociale sous l’égide de l’État rompt effectivement, par le « basisme »
et le « localisme » qu’elle implique, avec le centralisme bureaucratique
qui avait jusque-là caractérisé l’emprise de l’État sur la « société civile ».
Mais il s’agit là d ’une rupture dans le système et non de rupture avec
le système... sauf pour les idéologues qui s’évertuent à présenter comme
secondaire, voire à dissimuler, le fait qu’il soit capitaliste.
Sous cet angle, la délégation de pouvoirs que l’État octroie aux
« citoyens » pour résoudre certaines questions dont la solution incom­
bait auparavant à ses agents, à charge pour les premiers de se montrer
plus efficaces que les seconds, apparaît bien comme une véritable alter­
native politique aux modalités « classiques » de l’hégémonie bourgeoise
(..·)· a
De l’argent
et des mille manières
de ne pas le perdre
Henri Le Marois

L ’argent... chose sacrée et chose méprisée. L ’argent-finalité,


l ’argent-instrument de mesure de la réussite individuelle ou collective,
l ’argent-outil, l ’argent-pouvoir. Vous connaissez ? Parce que vous en
avez ?
L ’argent, présent dans la vie individuelle ou collective. Nécessaire
pour vivre, pour faire. Pour faire des choses, des choses comme créer
une organisation par exemple et y vivre ou en vivre ensemble. Pour
démarrer une entreprise industrielle, une bio-bouffe, une librairie, un
cabinet médical, une association de quartier ou un parti politique, il
fa u t de l ’argent. E t pour que cela tourne ensuite durablement il fa u t
que les recette excèdent les dépenses. Bien sûr on peut ignorer ces
nécessités : en délégant ces « basses œuvres matérielles » au frère éco­
nome, au trésorier ou au directeur financier ; ou encore en se bloquant
devant le fric de telle façon q u ’on ne crée rien ou — si l ’on a quand
même créé — en dilapidant sur quelques mois.
Dommage, non ? D ’autant plus que cette « ignorance » volon­
taire de l ’argent est le plus souvent le fa it des militants, des purs, de
ceux pas trop aliénés qui sauraient encore créer du n eu f dans ce vieux
monde économique et social ; des gens qui aspirent à « l ’autogestion »
sans peut-être accepter que dans ce m ot il y a « gestion ». A ceux-là
— pour qui j ’écris — je demande de mettre leur mouchoir sur le nez,
de m ’accorder quelques minutes d ’indulgence, et de lire ce qui suit sans
bondir sur les mots.

Gérant de Marketube,
professeur à ΙΊ.Ρ.Λ. de Lille.
Et comment s'y prennent-ils pour créer ? 187

On sous-estim e toujours ses besoins


Mille, dix mille, cent mille, un million ou plus de nos francs :
voilà ce qu’il vous faut pour créer cette coopérative de consommation
ou de production, cette association, cette « so ciété» dont vous avez
besoin pour faire ensemble. Une première remarque : on sous-estime
toujours ses besoins ; prévoyez large au départ — c’est-à-dire pas seu­
lement le coût du matériel ou de l’outil de travail qui vous sont néces­
saires — mais en plus, de 1 à 3 mois de dépenses de fonctionnement :
100 000 francs pour ce local, 3 000 francs de mobilier, 10 000 francs
pour le salaire et les charges sociales (50 ®7o) du permanent, 15 000
francs de bouquins et de boissons, 2 000 francs pour les timbres, le
téléphone et les petites fournitures, 3 000 francs d ’assurance, d ’électri­
cité et de divers — to ta l: 118 000, disons 120 000; voilà les fonds
dont nous avons besoin pour démarrer cette librairie-bar-autogérée que
nous voulons créer. Douze briques en chiffre rond... C ’est beaucoup
quand on ne dispose, fonds de tiroir raclés, que de 5 000 francs. Alors
que faire ? Trois solutions : Rien. Démarrer quand même avec 9 chan­
ces sur dix d’échouer. Rechercher les 115 000 francs manquant.
Allons-y pour la troisième, la seule sérieuse. Mais allons où ?
Là où il y a de l’argent, bien sûr. C ’est-à-dire ? Dans l’ordre : les
épargnants (il y en a des millions), les banques, les collectivités, l’État.
Comment ? comme des professionnels, et ce n’est pas très difficile.

Savoir présenter ses idées


L’inventeur, l’innovateur, le créateur ont souvent en commun
d’avoir de bonnes idées mais de mal savoir les présenter. Alors com­
mencez à l’habiller cette idée. En la mettant par écrit, sous forme de
projet ou de plan que vous rédigez pour des gens qui ne connaissent
rien du tout à l’activité que vous voulez lancer. Soyez simple et clair,
et suivez par exemple le schéma bien cartésien suivant : Objectifs : ce
que je veux faire. Environnement : pour qui, avec qui, contre qui,
dans quel contexte, Stratégie : comment je vais agir pour réaliser mon
objectif, compte tenu de l’environnement. Moyens : de quoi j ’ai besoin
pour exécuter tout cela (salariés, matériels, etc.). Finances : Mes recet­
tes et mes dépenses prévues sur un à trois ans. L’argent nécessaire et
l’utilisation que j ’en ferai. Pour ce dernier chapitre trouvez un(e) ami(e)
comptable.
Avec ce document vous disposez d ’un bon outil pour rechercher des
soutiens financiers. Et puis vous êtes au clair ensemble sur votre projet
collectif. C’est avec des écrits de ce genre que les ouvriers de Marke­
tube ont trouvé 1 200 000 francs, ceux de Dampierre un million.

La recherche d’épargnants : l’histoire de Dampierre. Un tissage


de laine liquidé à la suite de fautes de gestion du P.-D.G. (condamné
à 18 mois de prison), 80 travailleurs qui occupent les usines, une
volonté collective de relancer les métiers, un « plan de relance » qui
montre que c’est possible : la société « Dampierre » peut naître et
188 Autrement 20/79

recréer une centaine d ’emplois sur Roubaix, mais pour cela il faut
acheter l’outil de travail en liquidation. Somme nécessaire en capi­
tal : 1 million de francs. Les travailleurs estiment qu’ils n’ont pas à
prendre le double risque de leur épargne et de leur emploi, et ils déci­
dent de rechercher les fonds à l’extérieur.
Une commission « Finance » formée de 12 personnes — dont 10
ouvrières et ouvriers — est chargée de ce travail. Cent millions de cen­
times : quand on est au chômage avec pour vivre deux mille francs par
mois cela paraît impossible à trouver ! Et pourtant en six semaines la
moitié de ce capital est rassemblé ; il faudra quatre mois de plus pour
trouver l’autre moitié. Voici comment.
Tout d ’abord les membres de la commission mettent ensemble
sur une liste tous les noms des gens qu’ils connaissent comme suscepti­
bles d ’apporter de l’argent : leur pharmacien de quartier, le cousin
assureur, les médecins militants du P.S., l’ami ingénieur... cela fait
quelque 200 personnes. Une lettre est envoyée à chacun, l’informant
brièvement du projet Dampierre et lui annonçant qu’il va être sollicité
pour souscrire au capital. Un appel téléphonique suit (c’est difficile de
parler fric avec une notabilité inconnue quand on est ouvrière-piqurière
mais on apprend vite) pour demander et fixer un entretien : plus de
cent refus à ce stade, parfois très désagréables, et soixante rendez-vous
accordés, auxquels se rendent un ou deux membres de la commission,
ceux qui parlent bien, dossier sous le bras : une heure ou deux de con­
versation suffisent pour montrer que le projet est viable, qu’il va per­
mettre de recréer 80 emplois et donner aux travailleurs la possibilité
d ’aller au terme d ’une lutte exemplaire en contrôlant eux-mêmes la
remise en route et le fonctionnement de l’outil de travail ; et que cette
double démarche emploi-expérimentation sociale est symbolique en ces
temps et lieux de crise. 56 visités acceptent de prendre des actions,
pour 9 000 francs en moyenne : ils sont conscients du risque financier
qu’ils prennent, mais sont motivés par la perspective d’une action con­
crète.

Faire boule de neige


A l’issue de cette phase, qui a permis de trouver 500 000 francs,
les listes sont épuisées. Il faut inventer une autre méthode. La recher­
che est élargie par le système « boule de neige », qui permet de remon­
ter plusieurs degrés de relations et parfois des organisations ou mouve­
ments entiers. Cette fois plusieurs centaines de personnes sont sensibili­
sées au projet, souvent au cours de réunions organisées qui rassemblent
de 10 à 40 participants.
La recherche d ’argent se double d ’une réflexion militante sur des
thèmes tels que la crise et l’emploi, l’autogestion, la solidarité, le com­
bat de la classe ouvrière. Le champ de rencontre est élargi du Nord à
la Région Parisienne et à quelques villes de province. 150 personnes
souscrivent une moyenne de 3 500 francs. La deuxième tranche du
capital est rassemblée. Au total, « l’entreprise » a 205 actionnaires qui
forment une sorte de collectif largement associé à la vie de l’entreprise
par le biais d ’assemblées communes et d ’un bulletin.
Et comment s'y prennent-ils pour créer ? 189

A ujourd’hui Dampierre vit, les 80 occupants de l’usine s’y sont


recréés un emploi ; au-delà du projet économique le projet social prend
figure. Détermination, courage, clarté, méthode et rigueur dans la
démarche collective d ’entreprendre : tels sont quelques-unes des clefs du
succès des ouvriers-financiers roubaisiens et des conseillers qu’ils
s’étaient trouvés.
Un succès que d ’autres peuvent reproduire ? Ponctuellement,
oui : Lip, Maintenant ont précédé ou suivi les opérations Marketube et
Dampierre ; les projets collectifs, engagés avec l’argent d ’épargnants
ayant sinon le portefeuille à gauche du moins le goût de l’action con­
crète dans l’expérimentation, ne manquent pas. Bien sûr ce type de
financement est limité. Et ambigu, puisqu’il fait appel à des motiva­
tions qui se situent entre le désir d’appartenir à un collectif qui réalise,
le militantisme, la curiosité et d ’autres encore à éclaircir. Ceci dit, dans
l’attente de l’utopique crédit nationalisé, outil pour tous, il faut bien
recruter l’épargne là où elle est, chez l’épargnant, et le convaincre que
son argent peut contribuer à changer la vie s’il l’investit dans de tels
projets au lieu de le laisser en compte ou en pierre. Mais l’épargne ne
suffit pas. Il faut presque toujours trouver d’autres sources d’argent.

Des « fonds propres » aux autres


Des comptables appellent « fonds propres » ceux qui appartien­
nent aux actionnaires. Dans un projet collectif, qu’il se réalise en
Association, Société ou Coopérative, cette définition pourrait être élar­
gie à la somme d ’argent acquise définitivement sous forme de parts,
d ’actions ou de subventions. Et ces fonds propres sont d ’autant plus
précieux qu’ils sont l’un des critères retenus pour accorder des prêts.
Les subventions reçues en font donc partie. D’où peuvent-elles
venir ? Suivant les projets, de la commune, du Conseil Général, du
Conseil Régional, et parfois de l’État. Les canaux sont nombreux,
encore faut-il les identifier : manne distribuée par les collectivités loca­
les aux associations de ceci ou cela, primes à la création d ’entreprises
industrielles du Conseil Régional (50 000 francs), ou primes de dévelop­
pement versées par les pouvoirs publics, aides aux créateurs individuels,
subventions aux créations d ’emplois d ’utilité collective ou aux Coopéra­
tives... Il est parfois difficile de repérer ce à quoi tel projet donne
droit. Et bien souvent l’ignorance de ce droit prive les entrepreneurs
d’une source de financement possible. Il faut donc chercher avec opi­
niâtreté. Pas de recette magique pour trouver.
Au-delà de ces fonds propres se trouvent les ressources de
l’emprunt. Banques, organismes financiers, sont à votre service pour
vous prêter... si votre projet est « sérieux » et bien présenté (confère
recette professionnelle ci-dessus) et si vous offrez de solides garanties, à
savoir premièrement un bon équilibre entre vos fonds propres,
l’emprunt projeté et les investissements à faire ; deuxièmement une
saine perspective de recettes excédant les dépenses de façon à pouvoir
rembourser les annuités, troisièmement des « sûretés physiques » du
type maison, machines ou fond de commerce sur lesquelles le prêter r
pourra se rembourser si vous n’êtes pas en mesure de le faire. Rien ■
190 Autrement 20/79

plus, mais rien de moins : Bon projet + trois garanties = prêt quasi
assuré. Un prêt qu’il faudra essayer d’obtenir pour la durée la plus
longue possible (15 ans par exemple) et bien sûr au taux le plus bas,
9,5 % n’étant déjà pas mal.

L'expérience M arketube
Cette chasse aux fonds propres et aux prêts, les 8 ouvriers qui
occupaient l’usine « Isotube » à Marquette début 1975 l’ont conduite
avec succès. Leur problème était le suivant : licenciés par leur entre­
prise en liquidation il leur fallait trouver les 120 millions de centimes
nécessaires pour acheter l’outil de travail. A eux huit ils disposaient de
60 000 F. Première étape : un plan de relance est établi qui démontre
la viabilité de l’outil. Deuxième étape : la société Marketube est créée
ce qui donne un support juridique. Troisième étape : des « actionnai­
res » sont recherchés dans l’environnement ; 30 sont trouvés qui appor­
tent ensemble 540 000 F. Quatrième étape : au vu du plan et des
600 000 francs de « capital » recueillis la Société de Développement
Régional accepte de fournir 300 000 F, dont 100 000 en fonds propres
et 200 000 en prêt à 15 ans. Cinquième étape : la commune de Mar­
quette achète l’usine et la revend à Marketube, moitié paiement comp­
tant, moitié avec un crédit de 250 000 F sur 15 ans, que la Caisse
d ’Épargne finance. Sixième étape : une banque prête les 50 000 derniers
francs nécessaires et autorise l’escompte du papier commercial.
Précisons que cette équippe d ’ouvriers entreprenants s’était assu­
rée les conseils bénévoles et l’appui de quelques experts en gestion
qu’ils avaient recrutés dans leurs relations. Car il ne faut pas se leur­
rer : cette démarche d ’une apparente facilité lorsqu’elle est rapportée en
quelques lignes a tout de même nécessité six mois d ’intense travail
collectif et une bonne connaissance des mécanismes financiers.

Des « boutiques Gestion » ?


Cette connaissance des lieux où l’on trouve de l’argent et des
méthodes pour l’obtenir légalement est malheureusement réservée à un
nombre trop restreint de spécialistes, praticiens de ce qu’il est convenu
d ’appeler « la gestion » ; une science (aux dires des universitaires) qui
peut paraître aussi ésotérique que le Droit, parce qu’elle a, elle aussi,
son langage, ses traditions, ses mystères.
Or, le Droit est mis à portée de tous dans des « boutiques »
tenues par des juristes que chacun peut consulter. Pourquoi ne pas
ouvrir aussi des boutiques de gestion permettant l’accès de cette disci­
pline aux innovateurs et entrepreneurs, à ceux qui veulent « faire »
mais sont rebutés par les problèmes que cela pose. Dans ces boutiques
pourraient être rassemblés les connaissances en matière de subvention
et de prêt, les bonnes adresses, et aussi le savoir-faire. Il suffirait pour
les tenir de quelques experts-militants acceptant de partager leur savoir
avec les créateurs sur le terrain, pour le plaisir de contribuer au déve­
loppement de réalisations concrètes. Qui lancera le mouvement ?
Et comment s'y prennent-ils pour créer ? 191

Il ne suffit pas de trouver de l’argent — avec ou sans aide — et


de créer l’outil qui permettra de faire. Encore faut-il ne pas le perdre
ensuite. Pour y parvenir, la règle est élémentaire : les dépenses doivent
être inférieures aux recettes. Connaître les unes et les autres, les pré­
voir, agir sur elles, c’est tout simplement « gérer ». Voyons comment
cela se passe dans la pratique, notamment quand il s’agit de gestion
collective. Il faut pouvoir contrôler — maîtriser — les problèmes liés
aux flux de l’argent. Et pour cela se doter des quelques outils indispen­
sables, sinon obligatoires, que proposent les techniques de gestion.
Passons-les brièvement en revue, au besoin pour les démysthifier.
Le compte d'exploitation s’établit pour une période donnée :
mois, trimestre, année. On y trouve les ventes réalisées pendant la
période, les variations éventuelles des stocks, les dépenses et le résultat
positif ou négatif. Sans faire ici un cours fastidieux de comptabilité,
rappelons tout de même quelques principes de base.
• La « valeur ajoutée », c’est ce qui reste une fois les consom­
mations de matières premières déduites des ventes. Si vous vendez 5
francs des tomates achetées 3 francs, votre valeur ajoutée est de 2
francs.
• Les nombreuses dépenses qu’entraîne une activité industrielle,
commerciale ou sociale sont classées suivant un ordre très précis fixé
par la loi : salaires et charges sociales (environ 50 % des salaires),
impôts, assurances, loyers, électricité (regroupés avec d’autres sous le
titre mystérieux T F S E), transports et déplacements, menus frais de
gestion, frais financiers.
• La « marge brute d ’autofinancement » également appelée
« cash flow », c’est ce qui reste en caisse une fois déduites toutes les
dépenses ci-dessus. Elle comprend deux parts : les « amortissements »,
et l’éventuel bénéfice, dont 50 % revient à l’État. Cette marge brute,
c’est le nerf de la survie ou de la croissance. Avec elle on peut inves­
tir, financer l’augmentation du fonds de roulement, et rembourser les
emprunts. Plus elle est substantielle, plus « l’outil pour faire » qu’est
l’entreprise ou l’association peut se consolider et grandir.
• Le « point mort » est un autre de ces mots ésotériques
qu’aiment bien les comptables. Il désigne le niveau des ventes qu’il
faut atteindre pour ne pas perdre d’argent. Pour le calculer on prend
en compte d’une part les dépenses qui sont directement proportionnel­
les aux ventes (matières, transports, électricité, une partie des salaires
et des frais financiers, etc.), d’autre part les dépenses non directement
proportionnelles (loyer, assurance, salaires administratifs, etc.). Le
pourcentage des premières appliquées aux ventes laisse une « marge
variable » qui doit couvrir les frais fixes. Un exercice qui n ’a rien de
compliqué, et qui est fort utile pour situer le seuil d’activité nécessaire
à la survie.
Le bilan est une photographie à un instant donné des fonds dont
dispose l’entreprise (le Passif) et de l’utilisation qu’elle en fait (l’Actif).
Capitaux apportés par des associés ou des actionnaires, bénéfices mis
en réserve, prêts à long et moyen terme, crédits à court terme, notam­
ment des fournisseurs : telles sont les sources d’argent qui apparaissent
au Passif. Elles sont figées pour plus ou moins de temps sur les postes
192 Autrement 20/79

de l’Actif : bâtiment, matériel, stocks, dettes des clients. Il est évidem­


ment souhaitable que l’argent immobilisé pour longtemps (par exemple
en machines) provienne de fonds qui soient là aussi pour longtemps
(capital, prêts à long terme). Si tel n’est pas le cas les banquiers ne
sont pas heureux du tout, car l’entreprise risque la faillite au moindre
vent contraire.
Les comptes de trésorerie — Comme son nom l’indique, la tré­
sorerie c’est ce qui est relatif au « trésor », en l’occurrence le porte-
monnaie collectif de l’entreprise. Il ne faut pas qu’il soit vide. Et pour
cela il convient de veiller à ce que les rentrées d ’argent permettent de
faire face aux dépenses. Tenir un petit compte prévisionnel des recet-
tes/dépenses est à la portée de tous et permet d’éviter les mauvaises
surprises.
Les prix de revient — Connaître les coûts de choses matérielles
ou immatérielles que l’on produit est une autre nécessité. Pour cela, il
faut prendre en compte les dépenses qui s’imputent directement à la
chose en question, et répartir les autres avec bon sens à la lumière
d’un budget prévisionnel.
Tels sont les outils qui permettent de gérer. Pour les construire
et les mettre en place il vaut mieux faire appel à des spécialistes. Mais
ensuite il faut que tous ceux qui veulent gérer ensemble leur activité en
aient le contrôle (dans le sens de maîtrise). Cela implique un minimum
de formation, puis de s’astreindre mois après mois à l’examen collectif
de ces comptes. C’est à ce prix que le pouvoir sur la vie et de devenir
du groupe reste effectivement entre les mains de celui-ci. A défaut
pour lui d ’exercer ce pouvoir, il lui échappera au profit d ’experts, ou
pire encore, l’entreprise collective non maîtrisée disparaîtra. Disons que
« l’autogestion » d ’un groupe implique l’appropriation de l’organisation
et des outils de contrôle, avant même de l’outil de travail.
Cette maîtrise collective de la gestion, les travailleurs de Marke­
tube l’ont acquise au fil des quarante mois de fonctionnement de leur
entreprise. Lors de chaque assemblée générale mensuelle les comptes sont
passés en revue, et donnent lieu à un certain nombre d ’analyses. Par­
fois c’est un ouvrier ou une ouvrière qui les présente au groupe. La
peur des chiffres et du jargon comptable s’est progressivement effacée.
Et le nombre de ceux qui acceptent de gérer ensemble va croissant.
Parce que, avec ces outils, on sait où l’on est et on sait vers quoi l’on
se dirige. Et puis ils permettent de mesurer le résultat de travail de la
période, ainsi que ses origines, et de décider de la répartition de la
plus-value en connaissance de cause, avec un œil sur l’avenir. Ce qui
entraîne souvent d’âpres discussions.

Un profit pour quoi faire


L’argent est en effet au cœur de bien des conflits qui se vivent
de temps à autre à Marketube, comme dans nombre de lieux où
s’exerce le pouvoir collectif. Disons pour simplifier que la vie intense
qui est née dans ces groupes d’hommes et de femmes, ayant pour
objectif commun de faire des choses ensemble, est agitée par deux
types de conflits : ceux portant sur « l’être » et ceux portant sur
Et comment s'y prennent-ils pour créer ? 193

« l’avoir ». Les premiers sont relatifs au comportement, à l’adhésion


au projet, aux relations interpersonnelles, etc. Les seconds tournent
autour de l’élaboration et du partage de la plus-value ; en clait, de la
production et de la distribution de l’argent.
Les conflits sur la production « d ’avoir » : en fonctionnement
collectif on crée ensemble des choses que l’on « vend » pour de
l’argent, d’une façon ou d ’une autre. Et cet argent devient d’abord la
propriété de tous. Le gaspillage, l’erreur répétée, la paresse, le non-
respect des contraintes de production, tout cela qui a pour effet de
diminuer les recettes ou d’augmenter les dépenses, donc de réduire la
plus-value propriété collective, va être condamné par le groupe. Et les
responsables de ces « fautes » seront en situation d’accusés. D’où con­
flit entre eux et les autres. Conflit d ’autant plus aigu que le groupe est
en situation de survie.
Les conflits sur le partage « d ’avoir » : la plus-value appartient
à tous, il s’agit maintenant de la répartir. Diverses utilisations sont
possibles : épargner collectivement, en vue d’autofinancer la croissance,
augmenter les salaires, améliorer les conditions de travail, par exemple
en réduisant les heures... Autant de choix, autant de sources de con­
flits. Et puis, au-delà, si l’on va jusqu’à fixer ensemble les rémunéra­
tions de chacun la bataille reprend entre ceux qui s’estiment lésés et
« les autres ». Une bataille éventuellement nourrie d ’arguments sur
l’insuffisance de la plus-value et les responsables de cet état de fait ;
ou sur les comportements et « l’être ensemble ».
Ces conflits il ne faut surtout pas les éviter. Ils font partie de la
vie collective et peuvent très bien se réguler dans des temps prévus à
cet effet, par exemple en Assemblée Générale. Ils sont importants : au
fond, ils portent sur la finalité même du projet collectif : qu’est-ce
qu’on fait ensemble ? du mieux vivre pour nous et pour d ’autres ? du
fric pour créer des emplois par la croissance ou pour s’enrichir indivi­
duellement ? Etre plus, être mieux, avoir plus ensemble ou chacun...
Pas facile de se mettre- d’accord. D’autant que l’environnement est là,
qui pèse et qui sanctionne. Il pèse sur les désirs individuels des mieux
payés qui sont de gagner au moins le salaire que l’on peut trouver sur
« le marché du travail », ce qui rend difficile la marche vers l’égalité
des revenus dans le groupe. Il sanctionne l’entreprise, collective ou
non, qui ne fait pas de profit : puisque c’est le profit qui la nourrit et
que sans lui elle va donc crever.

« Tu pourras jouir de la vie », ou la problèma­


tique de l'Espagnol
Il était une fois un Américain, jeune, cadre et dynamique, qui
roulait en Cadillac sur une route andalouse par un bel après-midi
d’été. De part et d ’autre s’étendaient des champs à moitié moissonnés,
avec ici et là des arbres distributeurs d’ombre. Au pied de chacun
d’eux somnolaient des paysans. Kilomètre après kilomètre ce doux
spectacle de la « siesta » fait monter la colère de notre Américain qui
voit bafouer toutes les règles de l’efficacité. N’y tenant plus, il s’arrête,
descend de voiture, et va secouer l’un des dormeurs en lui criant :
194 Autrement 20/79

— « Debout, ton champ n ’est qu ’à moitié fait, tu perds du


temps donc de l ’argent. »
— L’Espagnol réplique « E t alors ? »
— « E t bien », dit l’étranger, « si tu termines plus vite ta mois­
son, tu vendras mieux ton blé ».
— « Et alors ? »
— « Le vendant mieux tu gagneras plus d ’argent, ce qui te per­
mettra d ’acheter de nouvelles terres et d ’accroître ta récolte l ’an pro­
chain. »
— « Et alors ? »
— « Plus de récolte, plus d ’argent, plus de terre, plus de
récolte... Tu deviendras riche »
— « E t alors ? »
— « E t bien, euh, étant riche, tu pourras jouir de la vie. »
— « Q u’est-ce que je suis en train de faire maintenant ? »
Il y a des Américains et des Espagnols dans tous les collectifs
qui font des choses ensemble. Et peut-être aussi au cœur de chacun
d’entre nous. D’où des débats, des conflits sur la finalité de nos pro­
jets. Mais cela ne doit pas nous empêcher d’agir, de créer, de faire
ensemble, de vivre, bien au contraire. Avec sérieux et méthode, en
maîtrisant nos outils et, à travers eux, l’argent, a

Rencontres Autrement avec des promoteurs d'expériences


nouvelles, tous les mardis, 12 h 30, au FORUM DES HALLES.
Détails p. 240.
Les tribulations
d’un créateur d’entreprise...
Jean-François Rouge
« Je suis l’archétype de l’anti-créateur projet tienne debout et que vous parais­
d’entreprises, et mon associé aussi », sou­ siez suffisamment solide à vos interlocu­
rit Jacques Pinauldt, qui vient d'ouvrir teurs. Dans cette phase de contacts, tout
une fabrique de capteurs solaires, la le monde déroulera le tapis rouge devant
Compagnie solaire de Lorraine. vous et l’on vous débitera le discours
« Statistiquement, nous avions tout con­ officiel sur l’ardente obligation de créer
tre nous : nous sommes diplômés de des entreprises nouvelles.
l’enseignement supérieur (mon associé, Vient la seconde étape, d’approfondisse­
Christophe Guillot, 29 ans comme moi, ment de votre projet, quand vous décidez
en psycho et en maths ; et moi, licencié de vous implanter à tel endroit plutôt
en droit) ; nous ne sommes pas techni­ qu’à tel autre. Vous perdez évidemment
ciens ; nous n’avions pas l’ombre d’un l’appui de tous les maires ou préfets qui
capital de départ et surtout nous gagnions croyaient vous accueillir et chez lesquels
très honnêtement notre vie comme cadres vous n’irez pas...
dans la même grosse entreprise. » Et puis, c’est le moment où vous com­
De plus, songer à créer quelque chose mencez à embêter toutes les administra­
dans le domaine du solaire en Lorraine tions avec votre idée, à traîner dans les
n'allait pas de soi (pourtant, cette région couloirs, à téléphoner pour les relancer, à
reçoit 1 700 heures d'ensoleillement par faire intervenir tous les « pistons » possi­
an, soit presque autant que la moyenne bles. Aucune critique ne doit avoir prise
nationale, 1 900 heures.) sur vous durant cette phase, au cours de
Durant l’année qu’il leur a fallu pour laquelle on essaiera de vous décourager,
régler toutes les formalités administratives estime Jacques Pinauldt. C’est le moment
et financières (l’entreprise tourne depuis le plus dur...
trois mois seulement), Jacques Pinauldt a Troisième acte : vous commencez à
appris à se mouvoir dans le maquis des maîtriser la situation, c’est-à-dire, notam­
commissions et des cabinets divers. ment, à savoir exactement qui décide (ce
« Je ne pense pas que la majorité des qui n’est pas toujours évident). Votre
gens rencontrés croient beaucoup à la problème évolue : le financement passe
création d'entreprises, mais ils répercutent alors au premier plan de vos préoccupa­
tous — fonctionnaires, élus, banquiers — tions.
le discours politique à la mode sur la Vous courez les banques, les Sociétés
nécessité de favoriser l'éclosion d'entrepri­ de Développement Régional, les fonction­
ses nouvelles, il faut savoir en profiter. naires chargés de débloquer les aides à la
L'image du jeune créateur, jarret tendu et reconversion. Le « sprint final » est sou­
masque conquérant, se vend bien. Même vent retardé par des circonstances totale­
si vous ne prévoyez de créer que trois ment extérieures à vos préoccupations (et
emplois en deux ans, actuellement, on à vos intérêts) : le préfet ne peut rien
vous recherche ; on a besoin de vous ! faire avant les élections, tel banquier est
J'ai bien été obligé, peu à peu, d'user parti en vacances, le conseil d’administra­
de ce chantage pour forcer les gens à tion de la S.D.R. ne se réunit que tous
tenir leurs promesses du début. Si vous les trois mois, etc. Bref, il faut tenir.
n'êtes pas constamment sur eux à faire Dernière étape : vous envoyez vos sta­
pression, à les culpabiliser, à faire inter­ tuts et vous convoquez la première assem­
venir tel ou tel maire, tel hautfonction- blée générale de vos actionnaires ; vous
naire que vous pouvez connaître, ils relâ­ lancez la production... en poussant un
cheront leur effort, ils oublieront leurs grand « ouf » de soulagement. Le tout
promesses. » s’étalant sur plus d’un an.
En fait, le premier acte se passe pres­ Jacques Pinault a tenu bon. La Com­
que toujours bien, à condition que votre pagnie solaire de Lorraine produit 60
chauffe-eau par mois et emploie déjà une
dizaine de salariés. Et l’on commence à
Journaliste économique parler d’exportation... a
... Et son carnet
d’adresses-clés !

Les organismes à consulter la D.A.T.A.R... (Chambre de commerce


en priorité de Paris, 27, avenue de Friedland, 75008
Paris, tél. 720.52.00).
• Agence nationale pour la création
d'entreprises, 83, quai d'Orsay, 75007 • Assemblée permanente des Chambres de
Paris, tél. 555.92.29 — démanché Michel métiers (A.P.C.M.), 12, avenue Marceau,
Jallas. 75008 Paris, tél. 225.37.62.
De création récente (début 79), cette Si vous comptez employer moins de dix
Agence sera au départ votre interlocuteur salariés et si vous remplissez certaines
privilégié. Composée d’industriels, souvent conditions (inscription au registre des
patrons de moyennes entreprises qui ont métiers, etc.) vous aurez intérêt à être
créé eux-mêmes leur société, elle vous artisan plutôt qu’industriel (notamment
aidera et vous conseillera pour toutes vos sur le plan fiscal et financier). Les Cham­
formalités. bres de métiers, comme les Chambres de
N’hésitez pas à les mettre à contribu­ commerce et d’industrie, sont présentes
tion : ils doivent faire la preuve que dans tous les départements.
l’Agence — critiquée à son démarrage
comme étant un « gadget » électoral — • Assemblée permanente des Chambres
peut réellement jouer un rôle positif d'agriculture, 9, avenue George-V, 75008
auprès des créateurs.• Paris, tél. 225.28.50.
Indispensable de la consulter si vous
• Assemblée permanente des Chambres de partez élever des moutons dans les Caus­
commerce et d'industrie (A.P.C.C.I.), 45, ses ou si vous comptez vous lancer dans
avenue d'Iéna, 75016 Paris, tél. la bio-agriculture... même si l’on vous
720.65.64. accueille avec un petit sourire...
Les Chambres de commerce et d’indus­
trie représentent un réseau de plus de 150 • Délégation à l'aménagement du terri­
chambres régionales et départementales toire et à l'action régionale (D.A.T.A.R.),
(vous pouvez obtenir l’adresse de celle qui 1, avenue Charles-Floquet, 75007 Paris,
vous intéresse en téléphonant à tél. 783.82.56 — demander Philippe Bar­
l’A.P.C.C.I.). Leur valeur est inégale ret, responsable des problèmes de création
(certaines étant encore passablement d'entreprises.
assoupies...), mais elles vous seront géné­ La D.A.T.A.R. vous apportera tous les
ralement de bon conseil sur les aides aux­ renseignements utiles sur les aides publi­
quelles vous avez droit dans la région, ques ou parapubliques dont vous pourrez
sur les locaux vacants que vous pourriez bénéficier en vous installant dans telle ou
reprendre à bas prix, sur les entreprises telle région.
« en solde » qui viennent de fermer et
dont vous pourriez récupérer le personnel La préfecture et la mairie de l’endroit
ou les machines. Toutes disposent à pré­ où vous aurez décidé de vous installer
sent d’un « guichet unique » réservé aux vous aideront beaucoup dans vos débuts.
créateurs, qui doit vous aider dans toutes N’hésitez pas, avant de fixer votre choix
vos formalités. définitif, à mettre régions et communes
Attention : chaque Chambre ayant inté­ en compétition : au départ, tout le monde
rêt à vous « attirer » dans sa région, elle sera aux petits soins pour vous et l’on
ne vous signalera pas forcément que les fera tout pour vous retenir. N’oubliez
aides sont supérieures chez le voisin. D’où pas : vous êtes un créateur d’emplois
l’intérêt qu’il y a à consulter aussi potentiel et, en ce moment, vous êtes une
l’Agence pour la création d’entreprises ou denrée très rare !
Et comment s'y prennent-ils pour créer ? 197

Organismes de conseil à laquelle a droit tout artisan qui crée au


vocation générale moins trois emplois et qui réalise 150 000
francs d’investissements ; d’abord testée
• Secrétariat d ’État à la petite et sur le Massif Central, elle vient d’être
moyenne industrie (P.M.I.), Maison de la étendue à la Corse et aux zones de mon­
Radio, 118, avenue du Président-Kennedy, tagne.
75775 Paris, tél. 524.24.24.
Les services de Jean-PierFe Prouteau • Ministère de l'Agriculture, 78, rue de
ont beaucoup fait parler de la création Varenne, 75007 Paris, tél. 555.95.50.
d’entreprises depuis un an. Il n’est pas
sûr que cette opération publicitaire très • Direction générale des Impôts (au
réussie se soit forcément traduite dans les ministère de l'Économie et du Budget),
faits, par manque de moyens et à cause 93, rue de Rivoli, 75056 Paris RP, tél.
des réticences persistantes de l’administra­ 260.33.00.
tion vis-à-vis de ces créateurs qui viennent A consulter (si possible avant que le
déranger ses habitudes. Tentez malgré mal ne soit fait...) pour tous vos problè­
tout votre chance : au pire, vous en tire­ mes fiscaux.
rez bien quelques conseils utiles...
• Confédération générale des petites et
• Délégation à la petite et moyenne moyennes entreprises (C.G.P.M.E.), 1,
industrie, 21, rue Casimir-Périer, 75007 avenue du Général-de Gaulle, 92806
Paris, tél. 551.57.49 — demander Mlle Puteaux Cedex, tél. 778.16.38 — deman­
Gormotte. der la responsable des relations extérieu­
Cet organisme, très léger, doublonne res, Françoise Dujean, poste 257.
complètement le secrétariat d’État (voir La C.G.P.M.E. dispose par ailleurs
ci-dessus). Comme lui, elle dépend du d’un service qui s’occupe de la création
ministère de l’Industrie. Attendez-en à d’entreprises (ainsi que de son finance­
peu près autant de services. Ni plus, ni ment), situé 90-92, rue Baudin, 92306
moins... Levallois-Perret Cedex — demander Char­
les Hauguel.
• Bureau d yaccueil P.M .I., au ministère La C.G.P.M.E., a travers ses nom­
de rindustrie, 101, rue de Grenelle, 75007 breux syndicats affiliés, est de très loin
Parisy tél. 544.75.31 — demander M. de l’organisme le plus représentatif en
Ferai. matière de petites entreprises, aussi bien
Troisième organisme officiel à s’occuper industrielles qu’artisanales ou commercia­
des P.M.E. On peut en attendre des con­ les. Une idéologie assez « poujadiste » qui
seils sur la façon de remplir les formalités décourage certains jeunes, mais souvent
administratives et d’obtenir des aides. de bons conseils et, au besoin, un coup
de main pour vos débuts. Mais on vous
• Ministère du commerce et de Vartisa­ demandera une cotisation...
nat, 80y rue de Lille, 75007 Paris, tél.
550.32.62. • Syndicat national de la petite et
moyenne industrie (S.N.P.M.I.), 63, ave­
Les services de M. Barrot vous seront nue de Villiers, 75017 Paris, tél.
utiles pour connaître les aides auxquelles 766.01.28 — demander Martine Périssé
ont droit les artisans, notamment quand (relations publiques).
ils s’installent dans une zone rurale Le S.N.P.M.I. est le petit concurrent
comme le Massif Central (où la gamme de la C.G.P.M.E., au moins pour les
d’avantages va de la fourniture quasigra- petites entreprises industrielles. Egalement
tuite de locaux à des subventions pour utile pour obtenir des conseils et des
l’investissement de l’ordre de 25 °/o du informations.
total). Parmi quelques dizaines de primes
recensées, en voici trois sur lesquelles il • Mouvement des entreprises à taille
pourra vous apporter toutes précisions humaine, industrielles et commerciales
nécessaires : (E.T.H.I.C.), Les Mercuriales, 40, rue
a) Prime d'installation artisanale (de 18 Jean-Jaurès, 93170 Bagnolet, tél.
à 27 000 francs), versée à toute entreprise 362.11.17.
artisanale qui s’installe ; Ce mouvement original a lancé plu­
b) Aide spéciale rurale, réservée aux sieurs initiatives intéressantes dans le
artisans qui s’installent dans les cantons domaine de la création d’entreprises : il
les plus dépeuplés ; forme des créateurs, il les épaule (en les
c) Prime de développement artisanal, à faisant soutenir par certains de ses mem-
198 Autrement 20/79

bres, qui deviennent un peu ses parrains), sante et un bon moyen d’entrer en con­
il les aide sur le plan financier (notam­ tact avec les entreprises membres, qui
ment en les faisant cautionner par cer­ pourront éventuellement vous parrainer...
tains de ses membres), il les conseille sur
leurs projets. Surtout, l’E.T.H.I.C. a • Institut supérieur de gestion - création
monté un service spécialisé, « Allô ! créa­ d ’entreprises, 16, rue Spontini, 75116
tion 362.11.17 »y qui pourra vous être Paris, tél. 704.69.04.
très utile. Demander Mlle de Kermoysan. Dans le cadre de la formation perma­
Enfin, l’E.T.H.I.C. a beaucoup étudié le nente, l’I.S.G. organise des stages sur la
problème des reprises d’entreprises (dont création d’entreprises. Un service spécia­
le patron, âgé, veut « passer la main ») et lisé propose en outre des conseils (gra­
pourra éventuellement vous indiquer de tuits) aux jeunes créateurs.
telles « occasions ».
• F.A.I.R.E. (Mouvement pour favoriser
• Centre des jeunes dirigeants (C.J.D.)t l ’action, l ’information et la réflexion pour
19, avenue George-V, 75008 Paris, tél. entreprendre), 1, rue de la Libération,
359.23.96 — demander Marie-Christine 78350 Jouy-en-Josas, tél. 956.80.90.
Malingre aux relations extérieures. Sur le même modèle que l’I.S.G., le
Encore une organisation patronale C.E.S.A. (Centre d’Enseignement Supé­
pleine de bonne volonté, qui peut vous rieur des Affaires), qui dépend de la
apporter quelques conseils judicieux Chambre de commerce de Paris, organise
(notamment en vous aiguillant sur ses des stages de formation à la création
adhérents locaux, qui vous donneront, au d’entreprises. Il a aussi monté une
besoin, un coup de main dans vos débuts, « bourse d’échanges » pour mettre en
sur le plan de la gestion ou de la fabrica­ contact les créateurs.
tion).
• Association pour entreprendre, 1, rue
• Associations régionales pour la promo­ de la Libération, 78350 Jouy-en-Josas,
tion des moyennes et petites industries tél. 956.51.28.
(M.P.I.) ; leur fédération nationale : 63 Frère jumeau (et un peu rival) de
bis, rue de Varenne, 75007 Paris, tél. F.A.I.R.E., cette association a été créés
551.09.93/551.09.94. par des anciens de l’Institut supérieur des
Bien implantées sur le terrain, mais affaires (I.S.A.). Cette associations pro­
d’un dynamisme inégal, ces organismes pose des conseils et des informations.
patronaux peuvent vous être utiles...

• Jeunes chambres économiques, 10, rue Organismes spécialisés dans


de Louvois, 75002 Paris, tél. 296.83.03. l'aide à ia recherche
Un style « jeune cadre » qui déplaît à
certains, mais les 280 antennes locales ont • Agence nationale pour la valorisation
beaucoup travaillé, depuis quelques de la recherche (A.N.V.A.R.), 13, rue
années, sur le thème de la création Madeleine-Michelis, 92522 Neuilly-sur-
d’entreprises : il doit bien en rester quel­ Seine, tél. 63 7.44.60. /63 7.50.60.
ques conseils utiles à glaner... Récemment réorganisée, l’A.N.V.A.R.
devrait voir son rôle augmenter en
• Confédération générale des sociétés coo­ matière d’aide à la recherche et à l’inno­
pératives ouvrières de production, 37, rue vation. Si votre création d’entreprise
Jean-Leclaire, 75017 Paris, tél. 627.89.58. repose sur une idée de produit nouveau,
Les coopératives ouvrières reviennent à sur une innovation technique, contactez
la mode, souvent pour reprendre des l’A.N.V.A.R., qui vous indiquera les
entreprises en difficulté.• aides auxquelles vous avez droit (par
exemple pour mettre au point votre pro­
• Association pour favoriser la création totype, sur les plans techniques et finan­
d ’entreprises (A.F.A.C.E.), 14, rue de la ciers) et les précautions à prendre pour
Baume, 75008 Paris, tél. 359.17.55. protéger votre invention. Le reproche
Information et formation des créateurs qu’on lui a longtemps fait de n’aider que
(par le biais de séminaires courts), octroi les grandes entreprises semble aujourd’hui
de prêts, sont les principales activités de nettement moins fondé...
cette association qui regroupe plusieurs
grandes entreprises. Pour elles, c’est une • Institut national de la propriété indus­
« b.a. » utile pour leur image de marque, trielle, 26 bis, rue de Léningrad, 75008
pour vous ça peut être une aide intéres­ Paris, tél. 387.56.00.
Et comment s'y prennent-ils pour créer ? 199

A consulter pour vos problèmes de bre­ la retraite de leur patron) de jeunes diri­
vets. geants.

• Service de la technologie et de Γinnova­ • Mouvement E.T.H.I.C., déjà cité.


tion /Bureau « Innova », au ministère de Il réalise des opérations de sauvetage
l'Industrie, 97, rue de Grenelle, 75700 d’entreprises du même type que celles de
Paris, tél. 555.93.00. la S.A.D.E.F.
Tous les renseignements sur les aides
publiques à la recherche et à l’innovation.
Demandez-leur notamment les adresses du Organismes spécialisés dans
Délégué aux relations industrielles le conseil juridique ou en ges­
(D.R.I.) et de l’Agence régionale pour
l’information scientifique et technique tion
(A.R.I.S.T.) de votre région, qui vous
conseilleront sur le terrain (même si leur • Centre d'études et de formation d'assis­
valeur est très inégale d’une région à tants en gestion industrielle
l’autre). (C.E.F.A.G.I.), 89, avenue Kléber, 75784
Paris, tél. 727.51.49 — demander M. Ste­
rin.
Et pour les chômeurs... • Fondation Nationale pour l'enseigne­
ment de la gestion des entreprises
• Association pour l'emploi des cadres (F.N.E.G.E.), 155, boulevard Haussmann,
(A.P.E.C.), 8, rue Duret, 75783 Paris 75008 Paris, tél. 704.69.04 — demander
Cedex 16, tél. 502.13.50 — demander M. Michel Bernard.
de Turckheim ou D. Cornet.
L’A.P.E.C., qui s’occupe à titre princi­ Ces deux organismes peuvent vous
pal de placer des cadres, ingénieurs ou apporter des renseignements sur les for­
techniciens au chômage, s’est aussi inté­ mations en gestion.
ressée (mais seulement pour les trois caté­
gories énumérées — auxquelles il faut • Le Barreau de Paris a établi une liste
ajouter les jeunes diplômés sans travail) à d’avocats ayant le profil « conseil aux
la création d’entreprises, comme l’une des P.M.E. » (leurs services étant évidemment
solutions possibles au chômage. Elle a payants...) ; on peut obtenir cette liste en
notamment édité deux brochures bien fai­ s’adressant à François-Xavier G uff let, 24,
tes, intitulées « Les cadres et la création rue Ravignan, 75018 Paris, tél. 255.41.92.
d’entreprises » et « Et si je me mettais à
mon compte... » (toutes deux gratuites). Enfin, une tentative très originale
d’implantation de petites entreprises dans
• Stages « création d'entreprises » du le tiers monde est actuellement à l’étude
C.E.R.M.E., à Nantes (s'adresser à la et fera l’objet d’une prochaine conférence
Chambre de commerce). internationale à Manille, pour tous rensei­
Indiquées à titre d’exemple (plusieurs gnements sur ce projet « I.C.O.N.E. »
organismes du type Chambres de com­ (International congress on new entreprise),
merce organisant de tels stages), les ses­ s’adresser à la Société d'entreprises nou­
sions du C.E.R.M.E. s’adressent aux velles (S.E.N.), 141, rue de Rennes, 75006
cadres chômeurs, qu’ils forment à la créa­ Paris, tél. 222.19.78 (Philippe Gorre).
tion d’entreprise (durée : 7 mois).
Qui peut vous aider à consti­
Organismes spécialisés dans tuer le capital initiai ?
le redémarrage d'entreprises•
• Prise de participation au capital par
• Société d'analyse et d'études financiè­ une Société de Développement Régional
res, 45, rue Saint-Dominique, 75700 (S.D.R.) ; l’Association nationale des
Paris, tél. 555.91.10 — demander M. S.D.R. l’A.N.S.D.E.R., vous aiguillera
Goursat, son secrétaire général. sur la S.D.R. de votre région. Son
La S.A.D.E.F., filiale du Crédit natio­ adresse : 86, rue de Grenelle, 75007 Paris,
nal et de l’Institut de développement tél. 548.90.07. La S.D.R. de la région
industriel (I.D.I.), vient d’ouvrir un parisienne, SOFIPARIL, vient d’ouvrir
département chargé de recruter, en les ses portes : 78, rue Olivier-de Serres,
sélectionnant, et d’installer dans des entre­ 75015 Paris, tél. 828.40.00 — demander
prises « vacantes » (par décès ou départ à M. Gau ban.
200 Autrement 20/79

Les S.D.R. viennent de recevoir de • Prise de participation au capital par


nouveaux moyens pour aider à la création les sociétés régionales de financement,
d’entreprises : n’hésitez surtout pas à les dont plusieurs sont en cours de démar­
mettre à contribution (certaines d’entre rage. Celles qui fonctionnent déjà :
elles ayant une fâcheuse tendance à — F.I.E.F.-Ouest (Fonds d’intervention
l’assoupissement)... économique et financier de l’Ouest),
s’adresser à l'association M.P.I. des Pays
• Participation au capital de la de Loire, 12, rue du Chapeau-Rouge,
Sopromec-I.D.I., filiale de l’Institut de 44040 Nantes, tél. (40) 48.64.09. Maxi­
développement industriel et du Crédit mum d’engagement : 35 °7o de votre capi­
Hôtelier, 78, rue Olivier-de Serres, 75015 tal et 150 000 francs.
Paris, tél. 828.40.00. — Sofimac (Société pour le finance­
ment du Massif Central), 30, rue
• Prêts personnels consentis sur votre Georges-Clemenceau, 63000 Clermont-
bonne mine (diplômes, qualité du projet, Ferrand — demander Jean-Marie Coulier.
bons rapports antérieurs : n’avez-vous Intervention moyenne: 100 à 150 000
jamais émis de chèques sans provision, francs.
etc.). A la pointe du combat pour la — I.A.D. (Institut d’aide au développe­
création d’entreprises (pour des raisons ment), s’adresser à la Chambre de com­
d’image de marque au moins autant que merce de Marseille, tél. (91)91.91.51.
par conviction réelle...) on retrouve les Ces organismes, à vocation régionale,
trois banques nationalisées (Crédit Lyon­ ont un caractère semi-public et octroient
nais, B.N.P., Société Générale) et la plu­ des fonds à des conditions assez intéres­
part des grandes banques privées. Avec santes.
une mention spéciale pour certaines :
— Crédit du Nord, direction du déve­ • Sur le même modèle, plusieurs gran­
loppement commercial, service « jeune des entreprises, contraintes de fermer des
entreprise », 6-8, boulevard Haussmann, usines dans certaines régions, ont créé des
75009 Paris, tél. 247.12.34, postes 2758, instituts comparables, qui peuvent vous
2764, 2776 — demander M. Guy Camen- fournir non seulement des fonds, mais
suli. aussi des locaux, des machines d’occa­
Le Crédit du Nord a aussi édité une sion... à condition que vous repreniez
brochure (gratuite) intitulée « Créer et leurs anciens salariés (un nombre mini­
développer votre entreprise », fort bien mum est généralement fixé). Voir notam­
faite. ment :
— U.F.B.-Locabail, 43, quai de Gre­ — SOFIREM (Société pour favoriser
nelle, 75738 Paris, tél. 525.25.25. l'industrialisation des régions minières),
L’Union française de banques-Locabail filiale des Charbonnages de France, 33,
est, avec le Crédit Hôtelier, la banque rue de la Baume, 75008 Paris, tél.
par excellence des P.M.E. et des artisans. 563.11.20 — demander Maurice Pru-
Leurs spécialistes sont toujours de bon dhomme.
conseil. — AFINAQ (Association pour le finan­
— Crédit Hôtelier, Commercial et cement d'industrie nouvelles en Aqui­
Industriel, 78, rue Olivier-de Serres, 75015 taine), 25, cours du Maréchal-Foch, 33076
Paris, tél. 828.40.00. Le C.H.C.I. fait Bordeaux, tél. (56) 44.29.58. CEBADOUR
partie du Groupe des Banques Populaires, (Compagnie économique pour le Bassin
131, avenue de Wagram, 75017 Paris, tél. de l'Adour), 21, rue Louis Barthoux,
256.75.00. Pau, tél. (59) 27.08.16 — demander M.
Ses 15 délégations régionales ont pou­ Desmartis.
voir de décision jusqu’à un million de Ces deux organismes, financés par les
francs (au-delà, les dossiers remontent sur pétroliers, couvrent le Sud-Ouest.
Paris). — SIDECO (Société sidérurgique de
participation pour le développement éco­
• Primes à la création d'entreprises dis­ nomique), 5 bis, rue de Madrid, Paris
tribuées par les Établissements publics (8e), tél. 387.53.59/522.83.00 — demander
régionaux (E.P.R.), s’adresser dans les Jean-Pierre Joigneau.
préfectures de région.• — ULEX (Union Lorraine d'Explosifs),
• Primes à la création d'emplois, distri­ 6, rue de Wendel, 57704 Hayange Cedex,
buées par le ministère du Travail, 227, tél. (87) 58.92.41, poste 324.52.
rue de Grenelle, 75700 Paris, tél. Ces deux organismes, financés par les
555.92.03. sidérurgistes, couvrent notamment la Lor­
raine.
Et comment s'y prennent-ils pour créer ? 201

• Fonds national de garantie pour la


création d'entreprises ; s'adresser à la
Caisse nationale des marchés de l'État,
14, rue de Gramont, 75084 Paris Cedex
02, tél. 261.85.75.
Cet organisme, tout récent, doit encore
faire ses preuves. On peut s’adresser
directement à lui, mais toutes les banques
sont en mesure de vous faire bénéficier de
sa garantie.

G uy C oq :
Comment financer les fonds Propositions
de roulement et d'investisse­ aux enseignants
ment ? •
M. C r é p u , N . G n e s o t t o ,
• Si l’entreprise est innovatrice, s’adres­ E. G o ffa rt, E. P o u lh a z a n :
ser à la Caisse nationale des marchés de Propos d’enseignants
l'État (adresse ci-dessus), au titre des cré­ •
dits de l’article 8. O . G a ila n d e t M .-V . L o u is :
• Possibilité d’obtenir la caution de la Jeunes chômeurs
Région pour la moitié au maximum des
crédits à long et moyen terme consentis •
par les banques. G uy R o u s ta n g :
• Possibilité d’obtenir la garantie d'une Pour une autre
société de caution mutuelle pour les cré­ politique de l’emploi
dits à moyen et long terme consentis par
les banques (leur démarrage est en cours). O s s i p M a n d e ls ta m :
Votre banquier pourra vous renseigner. La quatrième prose
• En marge de ces techniques, certaines
grandes entreprises aident parfois leurs •
cadres à créer leur propre entreprise, P . T h ib a u d e t J . K a rp in s k i :
notamment en leur donnant (au moins au La renaissance polonaise
début) des commandes. Parmi elles : •
Thomson, Péchiney, Alsthom, Schneider, M arie F e rrie r :
Leroy-Sommer ou Radial. Ci
Crise dans les
villages d’enfants

Bibliographie : Été, vacances, voitures
— « Créer une entreprise industrielle,
comment ? », aide-mémoire mis au point JU IL L E T -A O U T 1979, 25 F
par le ministère de l’Industrie.
— « Dossier du créateur d'entreprise »,
édité par les Chambres de commerce, par
fiches détachables.
— « Guide du créateur d'entreprise »
par Philippe Gorre, chez Chotard et asso­
ESPRIT 19, rue Jacob, Paris 6e
C.C.P. Paris 1154-51

ciés (réédité en 1979).


120 millions
une prime
à Pingéniosité
Alain de Romefort

Le Gouvernement, sur la proposition de R. Boulin, ministre du


Travail et de la Participation a décidé au printemps dernier d ’engager
un programme expérimental de création de 5 000 emplois d ’utilité col­
lective pour lequel un crédit de 120 millions de francs a été affecté au
ministère du Travail.
Il s ’agit d ’un programme déconcentré: c ’est l ’administration
départementale qui instruit les demandes car elle paraît plus proche de
la réalité. S ’il est encore trop tôt pour esquisser un premier bilan de
cette opération, il a semblé néanmoins intéressant de demander à Alain
de Romefort, chargé de mission à la Délégation à l ’Emploi, qui a pris
une part active à l ’élaboration de ce projet, d ’en préciser les objectifs.

Autrement : L ’ambition du programme est de « découvrir des


form es nouvelles d ’activités et de favoriser les processus originaux de
création d ’emploi ? Comment envisagez-vous de déterminer les secteurs
à subventionner ?

Alain de Romefort : L’objectif du programme est de révéler des


initiatives locales, qui partent de la base, du terrain. Il n ’était donc pas
possible de déterminer a priori les secteurs à subventionner. Délibéré­
ment, nous laissons le jeu très ouvert. Pour le moment, nous avons
simplement l’impression que deux secteurs sont plus particulièrement
concernés : d ’une part ce qu’on appelle la qualité de la vie au sens
large ; tout ce qui a trait au social, aux loisirs, à la culture ; de l’autre
des activités de caractère socio-économique. Le socio-économique com­
prend des initiatives liées à tout le champ de la réinsertion, par le biais
Avec queI soutien des partenaires sociaux ? 203

de l’économique, de certaines catégories de gens plus ou moins margi­


nalisés, mais aussi certaines formes nouvelles de l’esprit d’entreprise,
liées au désir de relations de travail à l’échelle humaine, dans un cadre
communautaire et de petite dimension et qui peuvent déboucher sur des
projets d ’actitivé originaux. Des unités économiques, souvent autosuffi­
santes et permettant, par exemple, de « vivre au pays » en tirant parti
de « créneaux » locaux jusqu’ici inexploités, pourraient notamment voir
le jour et remplir des tâches de service collectif ou d’intérêt social.
Il va de soi que les perspectives qui viennent d ’être évoquées
constituent des indications de recherche bien plus que des normes.
L’essentiel, là où tout va se jouer, c’est l’initiative à la base, la capa­
cité d ’invention du terrain. On verra ce qui va se passer, ce qui va
« remonter ».

Autrement : Si vous n'avez pas défini, de façon précise, les sec­


teurs à subventionner, vous avez néanmoins déterminé un certain nom­
bre de conditions strictes permettant de bénéficier de cette aide.

Alain de Romefort : Il faut évidemment qu’il y ait utilité collec­


tive au sens large et que l’organisme demandeur ait réellement besoin
de cette aide. Elle sera donc, d ’une façon générale, accordée pour faci­
liter le démarrage d’opérations nouvelles impliquant des créations sup­
plémentaires d’emploi. Mais il faut aussi que l’organisme soit à même
de trouver un complément de financement puisqu’on lui donne 2 000
francs par mois par emploi durant un an, soit 70 % du S.M .I.C.,
charges sociales incluses. Enfin, l’emploi doit être maintenu au terme
de la subvention. Ce dernier point est fondamental. Il s’agit de créa­
tions durables et non pas temporaires.

Autrement : Qui décide de l ’octroi ou non d ’une subvention et y


a-t-il un recours possible ?

Alain de Romefort : L’instruction des dossiers se fait à l’échelon


départemental, dans le cadre de groupes de travail interservices formés
de fonctionnaires volontaires autant que possible et capables d ’entrete­
nir des relations de confiance avec les organismes et connaissant bien
les réalités locales.
Il n’est pas envisagé de recours car dans ce type d’expérience
très décentralisée, il est inévitable qu’il y ait des jurisprudences varia­
bles voire contradictoires d ’un département à l’autre. Cela fait partie
du jeu de l’expérimentation. Il est nécessaire d ’accepter une certaine
logique de la contradiction. Sinon, il n’y aurait pas d ’expérimentation.
On dégagera une cohérence, a posteriori, à partir de l’évaluation.

Autrement : Comment s ’opère le suivi des projets subvention­


nés ?

Alain de Romefort : Il y a, bien entendu, un contrôle comptable


qui sera effectué par les administrations locales concernées. Des rap­
ports d’activité seront demandés notamment aux bénéficiaires, six mois
après l’octroi de la subvention. Mais nous comptons surtout sur des
204 Autrement 20/79

interventions ponctuelles réalisées par des équipes extra-administratives


qui pourront interroger les promoteurs des projets, voir dans quel con­
texte sociologique l’opération est née, puis a évolué, et mettre en relief
les contraintes à lever pour favoriser demain certaines opérations de
plus ample dimension.
Il y aura aussi une évaluation de l’attitude des administrations
de terrain qui ont plus l’habitude de gérer des procédures que d’ins­
truire des dossiers d ’imagination, d’innovation. Ainsi, il devrait être
possible de déterminer, là encore, où se situent les blocages éventuels et
d ’imaginer des solutions. Il faut que l’administration de terrain s’im­
plique dans ce type d ’opération, sinon l’expérimentation sociale ris­
que de rester le privilège de quelques aristocrates du changement social
et de quelques administrations, et son impact sera forcément limité. On
ne passera jamais à la grande échelle sans laquelle il n’y a pas de vrais
changements.
Nous comptons aussi enquêter sur le contenu des emplois créés
grâce au programme : s’agit-il d ’emplois riches, épanouissants ou au
contraire d’emplois débouchant finalement sur une certaine margina­
lité ? Offrent-ils des perspectives ou non ? Enfin, nous nous efforce­
rons de déterminer les raisons pour lesquelles certains individus ou
groupes qui ont des idées, qui souhaitent faire des choses n’ont pas été
touchés par le programme ou n’ont pas pu bénéficier de l’aide. Com­
ment mobiliser l’initiative et l’imagination « hors des sentiers battus »,
c’est, en effet, le principal souci du ministère.

Autrement : Le programme d'utilité collective est-il conçu


comme un ballon d ’essai pour une politique plus globale de l ’emploi,
ou est-ce une initiative ponctuelle, sans lendemain ?

Alain de Romefort : Notre programme est d’abord le résultat


d’un cheminement d ’idées à l’intérieur de l’administration. Les expé­
riences canadiennes et européennes ont fait réfléchir un certain nombre
de fonctionnaires de diverses administrations. Dans un premier temps,
en 1977, une petite expérience portant sur 500 emplois a été menée.
Aujourd’hui, nous en sommes à 5 000. C ’est une nouvelle étape.
Contrairement à certaines expériences étrangères, la France n’a
pas retenu l’éventualité de la création d ’emplois temporaires, craignant
que ceux-ci n’entraînent un certain nombre de déviations (chantiers de
chômage, emplois très précaires). En misant sur la pérennisation de ces
emplois, le ministère du Travail n ’a pas choisi la facilité. Il a préjugé
de l’existence d ’un tiers secteur qui pourrait vivre de sa vie propre et
être progressivement créateur d ’un nombre élevé d’emplois. Le but de
cette expérience est de tester cette hypothèse centrale.
Il est fondamental que ce programme soit conduit avec beau­
coup de pragmatisme. Nous devons être capables de corriger le tir dès
que l’on perçoit un dysfonctionnement. C’est là peut-être que l’opéra­
tion sera la plus délicate car il s’agit de faire passer au sein de l’admi­
nistration l’idée d ’un processus expérimental continu, constamment éva­
lué, corrigé, adapté. Et, par conséquent, de mettre en place des struc­
tures administratives souples. (Propos recueillis par Emmanuel Gabey.) a
Avec que! soutien des partenaires sociaux ? 205

Les 5 000 emplois


d'utilité collective
Les organismes promoteurs
L 'initiative d e c ré e r d e s e m p lo is d 'u tilité c o lle c tiv e e s t o u v e rte à to u s les
o rg a n is m e s d o té s d e la p e rs o n n a lité m o ra le , a u tr e s q u e les c o lle c tiv ité s lo c a le s,
les a d m in is tra tio n s p u b liq u e s, les é ta b lis s e m e n ts p u b lic s d e c a r a c tè re a d m in is tra ­
tif, in d u striel e t c o m m e rc ia l. L es a c tiv ité s re le v a n t, p a r c o n s é q u e n t, d e s m issio n s
n o rm a le s d e s se rv ic e s p u b lic s d e l'É ta t o u d e s c o lle c tiv ité s lo c a le s n e s e r o n t p a s
a c c e p t é e s . (L es d e m a n d e s d 'a id e à la c ré a tio n d 'e m p lo i d 'u tilité c o lle c tiv e d o iv e n t
ê tr e d é p o s é e s p a r les o rg a n is m e s p ro m o te u rs a u p rè s d e s d ire c te u rs d é p a r te m e n ­
ta u x d u T ravail e t d e l'E m ploi).

Le cas des activités de caractère lucratif

L es o rg a n is m e s e t les a c tiv ité s d e c a ra c tè re lu cratif d o iv e n t satisfaire aux


conditions suivantes p o u r b é n é fic ie r d e l'a id e d e l'É ta t :
• A u m o in s d u ra n t la p é rio d e d 'in te rv e n tio n d e l'a id e , les fin s p o u rs u iv ie s
d e v ro n t c o m p o r te r u n in té rê t so c ia l, local, o u d e se rv ic e co lle c tif in d is c u ta b le ­
m e n t p ré d o m in a n t.
• La d im e n sio n d u p ro je t d o it ê tr e s u ffis a m m e n t ré d u ite p o u r g a rd e r à l'ini­
tia tiv e u n c a r a c tè r e c o m m u n a u ta ire d a n s s o n o b je t c o m m e d a n s s o n o rg a n is a ­
tio n .
• Le p ro je t n e d o it p a s c o m p r o m e ttre l'em p lo i d a n s d e s a c tiv ité s sim ilaires
e x is ta n t d a n s sa p ro x im ité .

Personnes bénéficiaires
L es e m p lo is d 'u tilité c o lle c tiv e s o n t ré s e rv é s à d e s p e rs o n n e s s a n s e m p lo i,
s a u f d a n s les c a s s u iv a n ts :
• le profil p ro fe s s io n n e l re q u is p o u r l'em p lo i d 'u tilité c o lle c tiv e p ro je té n e
p e u t v ra im e n t p a s ê tre tro u v é d a n s le d é p a rte m e n t ;
• l'aid e d e l'É ta t à la c ré a tio n d 'e m p lo is d 'u tilité co lle c tiv e p e rm e t le m ain tien
d u ra b le d 'u n em p lo i p ro v is o ire m e n t m e n a c é , o u d e tra n s fo rm e r u n te m p s partiel
e n u n te m p s plein ;
• la p e rs o n n e r e c r u té e a d é m is s io n n é d 'u n e m p lo i où elle e s t re m p la c é e p a r
u n e p e rs o n n e s a n s em p lo i ;
• la p e rs o n n e re c r u té e e n c a d re p lu s ie u rs a u tr e s p o s te s d 'u tilité co lle c tiv e
o u v e rts à l'in te n tio n d e p e r s o n n e s s a n s em p lo i.
Il a p p a rtie n t à l'o rg a n is m e p ro m o te u r d u p ro je t d e fo u rn ir to u s les é lé m e n ts
s u s c e p tib le s d 'é ta b lir qu 'il re c ru te ra u n e p e rs o n n e s a n s em p lo i o u q u 'il sollicite
l'u n e d e s d é ro g a tio n s é n u m é r é e s c i-d e s s u s .

Aménagement de l'aide
• L 'aid e d e l'É ta t n 'e s t p a s re n o u v e la b le .
• En c a s d e m i-te m p s o u d e la tra n s fo rm a tio n d 'u n p o s te à m i-te m p s e x is­
ta n t e n u n plein te m p s , elle e s t ré d u ite d e m o itié.
206 Autrement 20/79

• S o n v e rs e m e n t e s t fra c tio n n é . T ro is ré g im e s, la issé s au c h o ix d e s o rg a n is ­


m e s p ro m o te u rs d e p ro je ts , s o n t p o s s ib le s :
— 2 000 F m a x im u m p a r m o is e t p a r em p lo i c ré é p e n d a n t u n a n . 24 000 F
m a x im u m p a r em p lo i c ré é , s e lo n u n é c h e lo n n e m e n t m e n s u e l d é g re s s if a rrê té p a r
l'o rg a n is m e p ro m o te u r e n a c c o rd a v e c l'a d m in is tra tio n , p o u r u n e d u ré e s u p é ­
rieu re à u n a n e t in fé rie u re à 2 a n s . 1 0 00 F m a x im u m p a r em p lo i c ré é p e n d a n t
2 ans.

Caractère additionnel de l'aide


Le p ro g ra m m e a p o u r o b je c tif d 'a b o u tir à la c ré a tio n d 'e m p lo is s u p p lé m e n ­
ta ire s , c 'e s t-à - d ire d 'e m p lo is qui n'auraient pas été créés sans Γintervention de
l'aide. C elle-ci p ré s e n te , p a r c o n s é q u e n t, u n c a ra c tè re a d d itio n n e l d a n s les p la n s
d e fin a n c e m e n t d e s o rg a n is m e s . L 'aid e à la c ré a tio n d 'e m p lo is d 'u tilité collectiv e
n e p e u t d o n c ê tr e a c c o rd é e q u e si l'o rg a n is m e p ro m o te u r d u p ro je t n 'a a b s o lu ­
m e n t p a s d 'a u tr e m o y e n p o u r c ré e r l'em p lo i d e m a n d é . S o n m o n ta n t p e u t ê tre
d im in u é s'il a p p a ra ît q u e les r e s s o u rc e s d e l'o rg a n ism e le p e rm e tte n t.
D 'a u tre p a rt, l'a id e à la c ré a tio n d 'e m p lo is d 'u tilité c o llectiv e n e d o it p a s s e r­
vir à a n tic ip e r u n e c ré a tio n d 'e m p lo i d o n t les m o y e n s fin a n c ie rs s o n t d é jà a r r ê té s
d e fa ç o n c e rta in e , o u q u a s i-c e rta in e , m ê m e s 'ils n e s o n t p a s e n c o re d is p o n ib le s.
En p a rtic u lie r, l'a id e n e d o it p a s a n o rm a le m e n t s e s u b s titu e r à d 'a u tr e s m é c a n is ­
m e s d e fin a n c e m e n t, p u b lic s o u p riv és, s u s c e p tib le s d 'ê tr e u tilisés p a r les p ro m o ­
te u r s d e p ro je ts , a
L’élu local,
promoteur d’entreprises
Yves Laplume

Depuis le début de la crise économi­ entreprises de ce genre, surtout


que, les élus locaux cherchent désespéré­ lorsqu’elles connaissent des difficultés.
ment les moyens licites ou illicites pour Dans la majorité des cas, les élus
sauvegarder ou promouvoir remploi dans locaux refusent, à juste titre, d’être ren­
leur commune. dus responsables d’échecs imputables prin­
Toutefois, la pratique la plus cou­ cipalement à la crise économique.
rante consiste à attirer Γentrepreneur pro­ Par ailleurs, la loi du 19 juillet 1978,
videntiel, bien souvent extérieur à la portant sur le statut des Sociétés Coopé­
région. A grand renfort de plaquettes ratives Ouvrières de Production a élargi le
luxueuses, vantant les mérites du micro­ champ d’intervention des collectivités
climat... social, proposant exonérations et locales par la possibilité d’attribution de
facilités en tous genres, Monsieur le dons, legs et subventions (article 53).
Maire courtise les industriels. En pratique, le recours à ces possibi­
Pourtant, face à Tent reprise tradi­ lités reste épisodique. La raison principale
tionnelle, il existe depuis fort longtemps tient au fait que les S.C.O.P. sont dis­
des structures collectives de travail — pensées du paiement de la taxe profes­
coopératives, associations, communautés... sionnelle en conséquence de quoi les élus
— qui, par leur caractère local, pour­ préfèrent l’implantation d’entreprises tra­
raient davantage bénéficier des faveurs ditionnelles et ne voient dans le soutien
des élus. qu’ils apportent aux coopératives que
Or, malgré les possibilités offertes l’ultime solution au sauvetage d’un
par la loi, les municipalités restent « canard boiteux ».
méfiantes à l ’égard de ces structures. Ajoutés aux réticences d ’ordre
politico-économiques, les résultats souvent
négatifs des expériences que nous allons
citer incitent les municipalités à une
Un cadre institutionnel ambi­ extrême prudence.
valent... La majorité des S.C.O.P. se consti­
tuent sur les restes d’une entreprise en
A Téventail des aides classiques aux faillite. Le principal problème qui se pose
entreprises (aménagement de terrains ou aux « nouveaux patrons », réside dans la
de bâtiments, exonérations...) s’ajoutent constitution du capital et le rachat des
des possibilités d’interventions particuliè­ actifs.
res lorsqu’il s’agit d’une société coopéra­ Ainsi, lorsqu’en 1978, l’ancienne
tive ouvrière de production. entreprise Miroir Brantype à Terrasson
Ainsi, d’après une disposition datant (Dordogne) se transforme en coopérative
de 1881, il peut être réservé aux S.C.O.P. ouvrière, les employés versent chacun
qui en font la demande, un quart des trois mois de salaire affectés au fonds de
adjudications communales. Cette pratique roulement et réunissent 350 000 F de capi­
appelée communément le « quart coopéra­ tal. Au bout de leurs possibilités, et mal­
tif » est singulièrement méconnue des élus gré les primes versées par la S.D.R.
locaux. Voilà pourtant un moyen de sou­ (Société de Développement Régional), les
tenir directement et avec efficacité des sociétaires se posent le problème du

chargé d ’études
au C.I.I.S. (Centre
d ’information sur les Innovations
Sociales).
208 Autrement 20/79

rachat des bâtiments. La municipalité, financière de la municipalité se trouve


désirant sauver ces emplois et participer à donc momentanément bloquée.
l’effort commun, rachète les locaux pour La réponse à la question posée est
près d’un million de francs et les loue à également retardée. Dommage ! On aurait
la nouvelle société. La ville reste donc su à cette occasion si l’octroi d’une sub­
propriétaire des bâtiments, préservant vention pouvait permettre à une ville de
ainsi sa participation en cas de cessation devenir administrateur d’une S.C.O.P. Un
d’activité. cas semblable est en instance de jugement
De fait, l’opération sauvetage échoue dans la Drôme. La réponse ne saurait
quelques mois plus tard et la municipalité donc tarder...
se trouve dans une situation délicate avec
de fortes annuités d’emprunt à rembour­
ser et un local vide. Il reste aux élus à L'aide financière indirecte :
trouver un acquéreur pour ces bâtiments : un raccourci...
Pourquoi pas une S.C.O.P., précise-t-on
à Terrasson, à condition qu’elle présente
de sérieuses garanties... Certains élus n’ont pas attendu 1978
Si d’autres villes comme Brest, Rou­ pour aider financièrement les S.C.O.P. Il
leur a fallu, en l’absence d’autorisation
baix, Leers... ont choisi de participer légale, contourner la loi.
ainsi à la naissance de coopératives Ainsi, la municipalité de Luxeuil-les-
ouvrières, leur nombre reste bien limité Bains (Haute-Saône) a-t-elle, en septembre
en regard des facilités consenties en ce 1977, participé indirectement à la création
domaine aux entrepreneurs privés. d’une coopérative ouvrière. Comment ?
La ville de Luxeuil s’est dotée d’une
L'aide financière directe : le structure associative dont le but est de
poids des idéologies... développer les potentialités économiques
de la cité : le comité d’Expansion Écono­
mique de Luxeuil. Fonctionnant grâce à
Depuis juillet 1978, une collectivité des subventions de la municipalité, celui-
locale peut accorder des subventions aux ci a investi 200 000 F dans la nouvelle
S.C.O.P. qui en font la demande. Cette société. Tour de passe-passe... autorisé...
disposition est trop récente pour que de (Aujourd’hui, la société est redevenue pri­
nombreux exemples puissent retenir vée.)
l’attention : celui de la Mairie de Firminy On trouve le même procédé dans la
(Loire) est caractéristique de l’état d’esprit Creuse où les élus de neuf bourgs et vil­
d’un grand nombre d’élus locaux : il con­ lages avaient en 1974 investi dans une
siste à refuser purement et simplement la société aujourd’hui défunte...
demande de subvention pour ne pas
« créer de précédent » (!). C’est en effet En dehors de ces aides directes ou
ce qui fut répondu à la requête de la indirectes, quelques municipalités ont pris
société Firminox. l’initiative de faire participer également la
Cette position de principe cache en population au soutien financier de
réalité une opposition bien plus idéologi­ S.C.O.P. se constituant sur leur territoire.
que à ce type de structure de travail, soit Ainsi la ville de Landos (Haute-Loire) a-t-
qu’on la considère comme trop « auto- elle réussi à réunir près de 40 000 F de
gestionnaire », soit qu’on y décèle une souscription publique pour une opération
expérience néfaste de capitalisme social... qui ne fit d’ailleurs pas long feu.
Le second cas est plus intéressant A Luxeuil, la population fut appelée
dans le sens où il pose une question fon­ également à aider ainsi les établissements
damentale : une municipalité peut-elle par­ Liblin.
ticiper directement à la vie d’une entre­
prise de structure collective ? Les élus de
Villeneuve-d’Asq ont répondu positive­ L'élu local prom oteur
ment, en garantissant l’emprunt permet­ d'entreprise ?
tant le rachat par les employés des éta­
blissements Dieu des actifs de leur entre­ D’une façon générale, on remarque
prise et en votant une subvention pouvant que les élus ne s’intéressent à la structure
se transformer en une prise de participa­ S.C.O.P. qu’en cas de défaillance de
tion. Malgré les chances réelles de survie l’entreprise traditionnelle. Or, si une telle
de l’entreprise, le Tribunal de Commerce structure peut se créer de toutes pièces,
vient de refuser la solution préconisée par une municipalité peut intervenir ou même
la Mairie et la S.C.O.P. L’intervention être à l’origine de sa naissance, soit en
Avec que! soutien des partenaires sociaux ? 209

prêtant des locaux, soit en intervenant manque d’information des élus sur leurs
financièrement ainsi que nous l’avons droits et possibilités d ’intervention
décrit auparavant. qu’impliquent en particulier la loi de juil­
Certaines villes étudient de près ces let 1978 et la pratique du « quart coopé­
possibilités. C’est le cas de Rennes où les ratif ».
élus ont l’intention d’aider deux cher­ Mais, c’est surtout de l’opposition
cheurs de l’Université bretonne dont les politique à ces structures d’entreprises
découvertes en matière de verres fluorés que naissent les blocages.
peuvent être exploitées industriellement. Dans leur grande majorité, les élus
Primés au deuxième Salon de la Création locaux estiment que les deniers publics ne
d’Entreprise du Puy en 1978, mais dému­ doivent en aucun cas profiter aux entre­
nis, ces chercheurs devraient trouver prises privées quelles qu’elles soient.
auprès de la municipalité une aide sous Or l’intérêt porté par les habitants
forme d’un atelier-relais. des villes où furent proposées des sous­
En réalité, ces exemples sont rares, criptions publiques, indique bien pourtant
au grand regret de la Confédération géné­ l’attrait de la population pour les Coopé­
rale des S.C.O.P. ratives Ouvrières de Production.
Deux obstacles majeurs empêchent Entre les deniers publics et la sous­
qu’un mouvement en ce sens se déve­ cription publique, la différence n’est pas
loppe. Ils tiennent en grande partie au grande, a
« L’indépendance,
c’est aussi le poujadisme»
PauI Appell

Autrement : La création de petites Paul Appell : Le problème est celui


unités de travail indépendantes et autogé­ des décisions. Décider, c’est choisir entre
rées vous paraît-elle possible ? plusieurs solutions et il est improbable
que tout le monde ait la même apprécia­
Paul Appell : C’est un problème de tion des risques et des avantages de cha­
définition. cune d’elles. Il faut toujours quelqu’un
Entendez-vous par là de petites entre­ pour faire la synthèse et trancher.
prises ? C’est-à-dire des entités qui doi­ Peut-être, au départ, quand le groupe
vent réaliser des surplus et ont vocation à est petit, très homogène... et encore. La
grandir ? Dans ce cas, la possession col­ décision collective implique l’unanimité, et
lective du capital ne change rien au fonc­ les points de vue deviennent vite diffé­
tionnement de l’entreprise. L’A.O.I.P., les rents : dès qu’il y a une dactylo, elle n’a
magasins COOP fonctionnent comme les pas les mêmes buts que les ingénieurs, les
autres. Par conséquent, je n’ai pas de positions divergent.
position théorique sur les entreprises col­
lectives, les coopératives et j ’approuve les Autrement : Et s'il n'y a pas de
salariés qui reprennent une entreprise, du dactylo ?
moment qu’ils y assurent un vrai fonc­
tionnement économique. Dans tous les Paul Appell : C’est une plaisanterie...
cas, il n’y a pas de gratuité en économie, un ingénieur n’est pas compétent pour
et il faut tenir compte du coût des capi­ taper à la machine.
taux investis.
La création de telles unités est possi­ Autrement : Les entreprises collecti­
ble si les créateurs tiennent compte des ves peuvent-elles être une solution au pro­
risques créés par la concurrence interna­ blème du chômage ?
tionale et de la nécessité, dans une
période de tension économique, d’assurer
son propre équilibre financier. Paul Appell : En France, au lieu
d’aider les chômeurs, on ferait mieux
Autrement : Croyez-vous à l'expéri­ d’utiliser les fonds disponibles pour déve­
mentation sociale dans le travail ? lopper l’emploi. On consacre actuellement
45 milliards de F par an à l’aide aux
Paul Appell : Oui, bien entendu. chômeurs. Il faudrait aider les entreprises
D’innombrables exemples montrent qu’en à embaucher. Le pacte pour l’emploi des
matière sociale, il est indispensable d’expé­ jeunes et les stages qui en découlent me
rimenter avant de généraliser des idées paraissent un bon type de solution. Ils
nouvelles, et encore plus de les imposer permettent de mettre beaucoup de gens au
par la loi. Cela implique que l’on con­ travail et de diminuer la réticence des
naisse bien les mécanismes réels des entre­ entreprises devant l’embauche, qui vient
prises, comme celui de la décision, et les de ce qu’elles craignent d’avoir des diffi­
contraintes et difficultés que l’on rencon­ cultés à licencier.
tre dans les problèmes comme l’informa­
tion. Autrement : La création d'entreprise
collective ne constitue-t-elle pas un moyen
Autrement : L'entreprise collective d'intégrer les jeunes dans leur travail
n'est-elle pas plus efficace dans certains alors que la déqualification croissante et
secteurs d'activités, notamment la recher­ la culture actuelle ont tendance à généra­
che ou le travail social ? liser « l'allergie au travail » ?

président d'Entreprise et Progrès.


Avec quel soutien des partenaires sociaux ? 211

Paul Appell : Vos prémisses sont polytechniciens, s’accordent à reconnaître


inexactes. Les jeunes ne se désintéressent que la décision est le résultat d’une négo­
pas de leurs entreprises. Nous avons fait ciation permanente. Il y a un effort à
une enquête auprès de jeunes travaillant faire qui est de rapprocher les idées de la
depuis trois mois au moins. Cette enquête réalité plutôt que de voir la réalité au tra­
a montré l’engagement des jeunes dans vers d’un filtre déformant.
leur emploi ; tous désirent être considérés
comme des personnes, ils veulent être Autrement : Dans ces conditions, ne
reconnus, « intronisés » par l’entreprise. pensez-vous pas que la petite unité est un
De toute façon, le passage de l’édu­ lieu propice à cet échange permanent de
cation au fonctionnement d’une entreprise points de vue et déform ations ?
est un passage difficile. Il n’est guère Paul Appeil : Vous êtes cartésien à
concevable de passer directement de votre tour. En réalité, la petite unité ne
l’école à la création d’entreprise, surtout fait qu’appliquer la décision supérieure. Il
avec l’enseignement monochromatique que n’y a pas de pyramide, mais un réseau
l’on a en France. décisionnel. Dans n’importe quel groupe,
Autrement : L lentreprise collective ne il n’y a pas moyen de prendre des déci­
vous semble-t-elle pas rentrer dans le sions sans tenir compte des règles de
cadre plus large de Venrichissement des l’extérieur, la petite unité ne peut fonc­
tâches ? tionner que dans le cadre de contraintes
préétablies.
Paul Appell : Dès 1970, nous avons, Le mode traditionnel d’entreprise
ici, préconisé la rupture des chaînes. On n’existe plus. Il subsiste des résidus de
peut aussi décentraliser les décisions, mais Tère primaire ; on lutte contre des habitu­
on ne supprimera jamais les liaisons en des qui ont déjà disparu mais qui se
aval et en amont, avec les fournisseurs et maintiennent comme mythes. Les trans­
les clients. formations sont dues à des raisons objec­
Nous préconisons depuis 10 ans les tives : autrefois, on pouvait soi-même bri­
unités de tailles humaines. Mais il s’agit coler sa voiture ; aujourd’hui on ne peut
d’unités d’au moins 200 personnes qui rien faire sur sa CX. Dans l’entreprise, le
n’ont rien à voir avec les associations de décideur est entouré de spécialistes beau­
10 personnes. L’indépendance attire beau­ coup plus compétents que lui. Les formes
coup de gens, mais elle peut mener au du respect ont été maintenues, mais c’est
poujadisme, parce qu’ils s’aperçoivent vite la compétence qui définit les rôles. Dans
que cette indépendance dont ils ont rêvé, un Boeing, on ne vote pas pour choisir le
elle n’existe pas : les clients sont source pilote !
d’ennuis ! les fournisseurs, s’ils pouvaient
s’en passer ! Autrement : La petite unité de travail
ne correspond-elle pas à un désir crois­
Autrement : Venons-en maintenant à sant des gens ?
la question de la prise de décision.
Paul Appell : Les gens ont un désir
Paul Appell : Il faut distinguer le de sécurité et d’indépendance. Or, la
mythe et la réalité. Les mythes n’ont pas sécurité dans le travail est mieux assurée
évolué et l’idée du patron de droit divin par la grande entreprise ; les petites sont
sécurise les salariés et satisfait les plus vulnérables. Par contre, les grandes
patrons. Dans la réalité, c’est totalement entreprises impliquent plus de contrain­
différent. La décision est répartie pour tes ; les petites sont plus mobiles.
des raisons objectives : il faut faire appel
à des techniques, donc à des compétences L’effort fait pour organiser les gran­
différentes pour aboutir à une synthèse des entreprises autour de petites cellules
finale. Mais nous vivons encore dans le tente de résoudre cette contradiction.
mythe napoléonien, cartésien, d’après Mais la petite entreprise qui réussit a
lequel les décisions se prennent selon le vocation à devenir grande.
modèle pyramidal... Il ne faut pas oublier que la recher­
Murat était peut-être le meilleur cava­ che et l’innovation coûtent cher et impli­
lier de l’armée impériale, mais quent des échecs difficilement supporta­
aujourd’hui, quel général serait capable bles par de petites unités indépendantes.
de réparer le moteur d’un tank ? Dans les Nous ne pouvons pas fonder le dévelop­
faits, les décisions sont décentralisées ; pement sur la présence d’exceptions
pour l’État, croyez-vous que M. Barre remarquables. On ne peut pas organiser
décide tout seul ? Tous les sociologues, la société en comptant sur les surdoués, a
analystes comme Crozier, ou même les (Propos recueillis par Annie Jacob.)
Des collectifs
de travailleurs ?
Oui, m ais...
Jean-Louis M oynot

Autrement : Quelle est la position de la C.G.T. concernant les


petites unités de travail ?

Jean-Louis Moynot : Les positions de la C.G.T. concernant la


grande industrie sont, en général, bien connues : nationalisation, ges­
tion démocratique et — depuis notre dernier congrès — conseils d ’ate­
liers. En revanche, on connaît moins nos idées sur les solutions possi­
bles en matière de socialisation à une échelle plus réduite.
Sans espérer que dans l’économie capitaliste actuelle, on puisse
radicalement changer les choses avec des entreprises de petite taille qui
sont directement la propriété d’un petit nombre de travailleurs, et sans
croire que l’on puisse facilement généraliser ces expériences dans les
conditions d ’aujourd’hui, nous pensons que là où c’est possible —
quand il ne s’agit pas d ’un faux-semblant, ni de faire retomber les
contraintes de l’économie capitaliste sur le dos des travailleurs — ces
tentatives ont un caractère tout à fait positif. Elles permettent de faire
des progrès importants dans la qualité du travail, mais aussi dans la
qualité de ce qu’on produit, de mieux répondre aux besoins et même
d’améliorer l’efficacité de la gestion.
Il nous est arrivé ces dernières années d ’avoir une position très
prudente et réservée dans certains cas, lorsque l’on cherchait à entraî­
ner les travailleurs vers des solutions — de type coopératif ou autres
— ne présentant pas de réelles garanties de réussite et qu’on leur

secrétaire confédéral de la C.G.T., responsable du secteur économique.


Avec que/ soutien des partenaires sociaux ? 213

demandait de prendre en charge une situation dont ils n ’étaient pas


responsables et de payer les pots cassés. En revanche, lorsque les possi­
bilités pour démarrer une expérience sont réelles, non seulement nous y
sommes favorables, mais nous la soutenons.
Notre confédération a des liens anciens et importants avec le mou­
vement coopératif et notamment avec les coopératives ouvrières de pro­
duction. Plusieurs rencontres ont eu lieu ces dernières années...

Autrement : Ces petites structures, ces petites unités de travail


ne constituent-elles pas à nos yeux une menace pour la présence syndi­
cale au sein de l ’entreprise ?

Jean-Louis Moynot : Nous ne le pensons pas. S’il s’agit d’une


entreprise artisanale qui est la propriété collective de quatre ou cinq
travailleurs, on peut dire que ce n ’est plus du salariat mais quelque
chose de différent que nous pouvons parfaitement comprendre. C ’est le
cas limite. Mais le problème de fond est que dans une entreprise qui a
un caractère socialisé et une taille suffisante pour qu’il y ait une dis­
tinction entre la fonction de gestion et le travail quotidien des travail­
leurs — qui sont peut-être propriétaires mais aussi salariés —, nous
tenons à ce que l’on distingue absolument la fonction de gestion et le
rôle de l’organisation syndicale, rôle qui est de même nature dans ces
entreprises-là que dans n’importe quelle autre entreprise. Le syndicat
doit rester indépendant et défendre les intérêts des travailleurs. Cela ne
veut pas dire qu’il doit se désintéresser de la gestion, mais doit garder
comme préoccupation première la défense des revendications des sala­
riés. Dans ces entreprises comme ailleurs, il faut qu’il y ait une section
syndicale qui discute avec la direction collective, qui négocie.

Autrement : Ces petites entreprises collectives ne risquent-elles


pas de favoriser une certaine démobilisation syndicale ?

Jean-Louis Moynot : Il peut y avoir des situations difficiles, de


crise où se pose le problème de la survie de l’entreprise. Il existe des
contradictions réelles qu’il ne faut pas dissimuler. Mais d ’une façon
générale, je ne crois pas que la propriété collective de leur entreprise
porte atteinte à la conscience de classe des travailleurs. Dans ces unités
de travail, l’organisation syndicale doit maintenir et développer la soli­
darité de classe avec les autres travailleurs et donc contribuer à ce que
les membres du collectif participent aux actions de l’ensemble des sala­
riés afin d ’obtenir satisfaction sur des revendications de portée générale
dans la vie du pays.

Autrement : Ce type d ’expérience n ’est-il pas un peu le début


d ’un fonctionnement autogestionnaire ?

Jean-Louis Moynot : Nous croyons qu’un développement massif,


dynamique, d’une démocratie de masse à l’échelle de la société suppose
une série de changements économiques, sociaux, politiques qui ne se
feront pas en un jour. Nous ne voulons donc pas surestimer ce que
représente la création de collectifs de travailleurs dans le sens des pers-
214 Autrement 20179

pectives autogestionnaires. Néanmoins, nous pensons que cela va dans


cette direction et qu’il est en train de s’opérer une rencontre, une con­
frontation et peut-être en même temps une synthèse entre les courants
anciens du mouvement ouvrier et les aspirations nouvelles, nées parfois
en dehors du mouvement ouvrier organisé, qui vont dans le sens de
l’autogestion.
Les aspirations nouvelles, ce sont la remise en question très radi­
cale de l’organisation actuelle de la production et de la société. Par
exemple, la remise en cause du caractère hiérarchique, autoritaire de
l’organisation du travail au sein de l’entreprise, ou encore les questions
soulevées par le mouvement des femmes, toute cette série de questions
qui ont émergé dans les années 60 dans les pays développés aux États-
Unis et en Europe et dont une des entreprises les plus caractéristiques
a été Mai 68 en France et qui correspondent indiscutablement à des
problèmes qui se posent dans l’économie, la production et la société
elle-même.

Autrement : Grosso modo, les entreprises collectives naissent de


deux façons : ou à la suite d'une faillite ou à partir d'une idée, d ’un
marché, d ’un besoin. Faites-vous une distinction entre ces deux types
d ’unités de travail ?

Jean-Louis Moynot : Nous ne faisons pas de distinction de prin­


cipe. Mais dans la pratique, il y a une différence. Lorsqu’une entre­
prise menacée de fermeture est reprise par les travailleurs, cela se situe
toujours dans un contexte de lutte de classes où il s’agit de préserver
et de défendre la situation des salariés. Cela nous conduit à être très
exigeants, très rigoureux sur les conditions possibles d ’une solution de
ce type.

Autrement : C ’est donc une situation plus difficile que lorsqu’il


y a création spontanée.

Jean-Louis Moynot : Evidemment, d’abord parce qu’en général


il y a un passif financier. Mais aussi parce que se posent des questions
de fond qui intéressent non seulement les travailleurs en question mais
la lutte d ’ensemble que l’on mène à l’échelle du pays vis-à-vis des
patrons, des pouvoirs publics, etc. Si l’on cédait partout où il existe
des entreprises en difficulté, à la pression pour réaliser des solutions de
ce type dans des conditions défavorables aux travailleurs, cela aurait
une incidence sur le rapport de force générale.

Autrement : Comment le syndicalisme peut-il intégrer une autre


démarche de travail et une autre culture politique et sociale ?

Jean-Louis Moynot : Vaste question. Il y a beaucoup de terrains


sur lesquels il faut rechercher concrètement comment nous pouvons
intégrer des demandes nouvelles qui permettent de dépasser les limites
actuelles de la syndicalisation, mais aussi de répondre aux questions
qui se posent dans le monde d ’aujourd’hui et dans la vision d ’une
société future.
Avec que/ soutien des partenaires sociaux ? 215

Outre la lutte pour l’amélioration des conditions de travail et,


d’une façon plus générale, pour obtenir davantage de contrôle sur
l’organisation de la production, il y a un autre terrain très important
qui est celui des réponses que nous pouvons apporter à la crise écono­
mique et aux risques de disparition d ’industries entières. Notre démar­
che n ’en est encore qu’à ses débuts, mais nous pensons de plus en plus
qu’au-delà de la garantie de l’emploi, du refus des déqualifications,
etc., il faut intégrer dans la lutte des objectifs industriels. C ’est un
processus qui n’a de sens que s’il est l’affaire de la totalité des travail­
leurs.
Sans que pour autant les problèmes quantitatifs soient relégués
au rang de vieillerie, je crois aussi que l’émergence des revendications
qualitatives correspond à un ébranlement structurel de l’ensemble du
système productif et des conditions de la reproduction des conditions
d’existence dans notre société.
Ces problèmes se posent dans et hors entreprise. L’aspiration à
une meilleure qualité de la vie, les revendications du mouvement écolo­
gique ou du mouvement antinucléaire — même si nous considérons cer­
taines positions de ce mouvement comme excessives — portent des exi­
gences que le mouvement syndical se doit de prendre en considération.
Alors parfois, nous prenons rapidement conscience et développons
notre réflexion, nos activités sur ces différents terrains. Parfois, il ne
faut pas le dissimuler, nous sommes très largement questionnés par le
développement d’un mouvement de masse qui ne vient pas toujours de
l’intérieur. Ainsi, la C.G.T. avait une position ancienne sur toutes les
revendications qui concernent le travail féminin. Mais à un moment
donné, par l’intermédiaire des militantes exprimant la pression sociale
des questions soulevées par le mouvement des femmes, nous avons été
obligés de procéder à un réajustement non négligeable. Et c’est bien
qu’il se soit produit. (Propos recueillis par Emmanuel Gabey.) et
«Il ne s’agit
pas vraiment
d’autogestion ! »
Jeannette Laot

Autrement : Quelle est la position de votre confédération sur


les petites unités de travail ? Celles-ci constituent-elles une menace pour
la présence syndicale ?

J. Laot : La C.F.D.T. n ’a pas à choisir la taille de l’unité de


travail. Mais elle constate que lorsqu’on compare les salaires, les condi­
tions de travail, les horaires de travail en vigueur dans les grandes
entreprises et dans les P.M .E., eh bien, c’est souvent dans ces dernières
que la situation est la plus mauvaise. C’est dans les P.M .E. aussi que
les travailleurs ont le plus de difficultés pour s’organiser collective­
ment : pour des raisons de réglementation mais aussi de rapport de
forces.
Le système capitaliste existe sur la base de l’entreprise qui fait
du profit et dont les moyens de production appartiennent à une classe.
Et ce profit se réalise par l’exploitation des travailleurs salariés. Depuis
que le mouvement ouvrier existe, il y a toujours eu des tentatives de
salariés pour échapper à cette situation de subordination, au salariat
lui-même et s’organiser en petites unités, en coopératives, en mettant en
commun les moyens financiers, mais aussi les connaissances, les compé­
tences dont ils disposent.
Ces expériences sont toujours intéressantes, mais elles ne peuvent
être que marginales par rapport à l’ensemble du fonctionnement de la
société. Elles sortent du champ de la responsabilité d ’une organisation

Secrétaire nationale de la C.F.D. T.


responsable de l'action revendicative.
Avec que! soutien des partenaires sociaux ? 217

syndicale de salariés, car, s’il s’agit d’une entreprise collective, il n’y a


plus de rapport de pouvoir, de subordination et d ’exploitation. On ne
peut donc plus parler de salariés au sens propre du terme.
Entre les membres d ’entreprises collectives, existent un consensus
de gestion et une recherche pour d’autres types de rapport au sein de
l’unité de production. C’est une démarche intéressante mais il ne peut
s’agir d ’autogestion car ces expériences ont lieu en système capitaliste.
Il y a, certes, propriété des moyens de production, mais pas pro­
priété sociale puisqu’ils n ’appartiennent pas à la société et que ce n ’est
pas elle qui décide des objectifs de l’entreprise, ni des investissements,
il n’y a donc pas non plus de planification démocratique. On ne peut
donc qualifier ces tentatives d’autogestionnaires car ce serait dénaturer
ce que nous entendons par ce terme.

Autrement : Ces petites unités de production vous semblent-elles


une réponse au chômage ?

J. Laot : La petite coopérative n ’est pas une réponse au chô­


mage ; certes, on connaît quelques cas où des travailleurs ont relancé
avec succès, sous forme de coopérative, leur entreprise en faillite. Il
peut s’agir là d’un moyen d ’éviter aux travailleurs concernés la ferme­
ture de leur entreprise et leur mise en chômage. C’est une réponse, à
un moment donné, de travailleurs acculés pour maintenir un emploi,
mais même la coopérative est et reste soumise aux lois du marché capi­
taliste.
La coopérative n ’est donc pas la réponse aux problèmes des tra­
vailleurs aujourd’hui mais une des réponses dans le système capitaliste.
A partir du moment où des travailleurs créent une coopérative, ils ne
sont plus dans la situation des travailleurs salariés qui s’organisent syn-
dicalement pour se défendre contre leur exploitation. Ils se sont appro­
prié collectivement le pouvoir dans l’entreprise. Il n ’y a plus de rapport
de subordination mais des rapports de compétence.
Lorsque les coopérateurs emploient des salariés, le syndicalisme
organise ceux-ci. Les problèmes que posent alors les rapports avec ce
type d ’employeur se retrouvent aussi dans les entreprises à but non
lucratif. Le secteur du tourisme social qui ces dernières années a pris
une grande extension en est un bon exemple. Dans ces associations, les
employeurs sont souvent des bénévoles et leurs salariés sont souvent
syndiqués.
Il peut arriver que les syndicats entrent en conflit avec les
employeurs qui ne sont autres que l’association-amie dont l’orientation
est identique à la nôtre, et avec laquelle nous pratiquons l’unité d’action
sur le terrain. Ce sont là des situations difficiles, mais les oppositions
d ’intérêt doivent, là comme ailleurs, se confronter.

Autrement : Comment la C.F.D.T. intègre-t-elle une autre dé­


marche de travail et une autre culture politique et sociale ?

J. Laot : Depuis une dizaine d’années, nombreuses ont été les


luttes remettant en cause l’organisation du travail, les conditions de
travail, l’absence de droit d ’expression une fois franchie la porte de
218 Autrement 20/79

l’usine, de l’atelier, du bureau. Le rapport Sudreau, le projet « Par­


tage » de Lionel Stoléru, mais aussi le discours patronal sur la Direc­
tion par Objectif sur l’enrichissement des tâches, sur les équipes auto­
nomes sont des réponses à la contestation des travailleurs sur leurs
conditions de travail, sur l’organisation du travail, etc.
Résultat de la lutte générale des travailleurs, ces réponses patro­
nales s’intégrent dans l’acquis de la C.F.D.T. ; à travers elles, les tra­
vailleurs, en situation de contestation collective, expérimentent collecti­
vement une autre situation qui, si elle donne certaines réponses posi­
tives à leur lutte, laisse inchangés les rapports de pouvoir, d ’exploi­
tation.
C’est donc par la lutte collective dans l’entreprise et par des
expérimentations contrôlées par les organisations syndicales que nous
pensons pouvoir progresser et promouvoir une autre culture politique et
sociale et une autre organisation du travail.
Notre lutte, en tant que confédération syndicale, n ’est pas de
faire de l’expérimentation sociale même si nous observons ces expérien­
ces avec une grande ouverture d ’esprit, expériences qui feront elles aussi
partie de l’acquis sur lequel nous pourrons nous appuyer lorsque nous
serons en situation d ’organiser la société indépendamment des rapports
de pouvoir.
Notre rôle d ’organisation syndicale est de réussir l’organisation
des travailleurs partout où il y a des travailleurs salariés, afin qu’ils
puissent efficacement défendre leurs intérêts. Et nous en sommes encore
loin, notamment dans les P.M .E. (Propos recueillis par Emmanuel Ga-
bey.) a
Le «modèle
allemand »...
mais pas celui
auquel on s’attend !
Joseph Huber

Il y a bien déjà quatre ans que nous avons commencé à parler


du « mouvement alternatif ». Depuis, un nombre croissant de jeunes a
cherché à sortir des modèles existants dans le domaine des carrières et
de la consommation. Cette sortie se voulant radicale, il s ’agit donc
d ’un changement décisif, pratique aussi et pas seulement théorique
comme à l ’époque du mouvement étudiant.
Il concerne des communautés rurales, des ateliers automobiles, de
cycles ou d ’électroménager, des entreprises collectives de boulangerie,
de menuiserie, de couture, de photo, de graphisme, de taxis, de trans­
ports, de nettoyage, mais aussi d ’artisanat, des magasins d ’occasion,
d ’alimentation biologique, des boutiques de jouets, des imprimeries, du
colportage et des librairies, des journaux indépendants, des radios pira­
tes, des groupes de cinéma et de vidéo, des magasins pour enfants et
des écoles libres, des lieux consacrés à la communication, à la form a­
tion ou à des sessions, des groupes d ’entraide thérapeutique, des bis­
trots, des cafés, des auberges, des projets de développement commu­
naux, des petits réseaux, des fo nds de solidarité et des associations fa i­
sant office de banques.

Une économ ie alternative


Il ne s’agit ni d ’une véritable contre-économie, ni d ’un mouve­
ment coopératif. Il est arrivé fréquemment au cours des dernières

Cofondateur du « réseau d'auto-entraide »


à Berlin-Ouest
220 Autrement 20/79

années, en Amérique du Nord, en Grande-Bretagne ou en France, que


des entreprises, moyennes ou grosses, aient été reprises en propriété
collective ou en autogestion par leur personnel, alors qu’elles étaient
menacées de fermeture. Ce serait mal juger la situation allemande que
de parler de « new worker cooperatives ».
On trouve bien quelques exemples isolés, comme la cristallerie
Süssmuth à Hessen autogérée par ses 300 employés et dont le dévelop­
pement a été comparable à celui de Lip. Mais tandis qu’en France Lip
devenait le symbole d ’une politique, la cristallerie Süssmuth n ’était en
Allemagne fédérale qu’un modèle au rayonnement très limité, pour
quelques gauchistes et des scientifiques engagés. Quant aux employés
de l’entreprise, ou d ’entreprises analogues, ils agissaient en fonction de
difficultés économiques immédiates, mais cela n’entraînait jamais une
prise de conscience culturelle en vue d ’une alternative politique ou une
prise de position gauchiste.
Les entreprises de l’économie alternative nées au cours de ces
dernières années, dans ce contexte politique, sont donc des créations
toutes nouvelles. Ce sont de petites entreprises, qui comptent cinq, dix
ou vingt employés et rarement plus. Elles sont très fluctuantes, leur
existence est parfois très brève (elles s’essoufflent très rapidement), on
y fait beaucoup d ’expériences, on y improvise beaucoup. C ’est pour­
quoi on parle rarement à leur sujet « d’entreprises » ou de « coopéra­
tives » dans le sens traditionnel du terme, et on préfère la notion de
« collectif » (qui vise plus particulièrement les activités artisanales), ou
plus généralement de « projet autogéré ou auto-organisé ».
Afin de mieux saisir ce que la situation a de vraiment neuf, je
distinguerai trois types fondam entaux de projets auto-organisés, qui
doivent ensuite être mieux définis : les projets professionnels ; les pro­
jets duals ; les projets sociaux.
Il existe en outre une quatrième catégorie, celle des projets poli­
tiques, tels que les projets écologiques ou les « Bürgerinitiativen », les
groupes antinucléaires, les comités contre les interdictions professionnel­
les, contre les nouvelles lois policières ou pour la défense des droits de
l’homme. Mais ce ne sont pas des projets économiques qui, comme les
autres, produisent des biens et des services pour un marché ou à
l’usage de ceux qui y participent.

Les projets professionnels : pas toujours capa­


bles, m ais existentiels
On reconnaît tout d ’abord les projets professionnels à ce que
ceux qui y prennent part y trouvent leur activité professionnelle. Il ne
s’agit pas pour eux d ’une activité secondaire, accessoire ou dilettante,
mais d ’une affaire qui concerne leur existence : une ferme ou une ber­
gerie, une imprimerie ou une boulangerie, un magasin de meubles ou
une entreprise de transports. Ces entreprises sont régulièrement inscrites
au registre du commerce, leurs membres ont des contrats d ’associés ou
des contrats de travail, qui leur assurent un revenu régulier. Ils paient
la Sécurité sociale et les impôts.
A l'étranger, mêmes scénarios ? 221

Du point de vue juridique il ne s’agit que rarement de coopéra­


tives, mais le plus souvent de sociétés à responsabilité limitée, ce qui
permet à chaque membre, à chaque copropriétaire, d’avoir les mêmes
droits et laisse la plus grande latitude pour l’organisation intérieure, en
réduisant au minimum le contrôle de l’État. Le caractère d ’économie
de production apparaît nettement en arrière-plan. Il faut qu’il y ait des
commandes convenables, des livres de comptes et une caisse correcte­
ment tenus. Le travail doit être bien exécuté et dans les délais prévus.
Il peut toutefois arriver, si on téléphone vers 11 heures pour
passer une commande à un collectif qui s’occupe de revêtements de
sols, que la personne à l’autre bout du fil vous explique qu’elle vient
de se lever et que ses camarades sont partis en voyage pour quelques
jours. On vous demandera donc de rappeler la semaine suivante. Mais
ce sont là les petites différences entre la théorie et la pratique.
A l’exception des boulangers qui fabriquent un pain complet exquis
et des pâtisseries macrobiotiques, bien des « collectifs » ont la réputa­
tion de faire un travail plutôt bâclé, peu fiable, irrégulier et assez coû­
teux, donc assez peu « professionnel ». C’est donc moins à la suite
d’un raisonnement de consommateur qu’on s’adresse à eux, que par
solidarité politique, par sympathie pour un mode de vie qui met moins
l’accent sur le travail.
Cela est intéressant, tant qu’on peut y trouver une nouvelle atti­
tude à l’égard du travail, mais cet avantage cesse s’il ne s’agit que
d’une autre forme de gaspillage et d’exploitation. C ’est le cas lorsque
les membres du groupe se refusent à tenir compte des chiffres, si bien
que leur entreprise a d ’importantes créances et de fortes dettes. Hors
de la « scène » alternative de gauche, où elles trouvent un marché de
sympathisants, ces entreprises ne peuvent pas soutenir normalement la
concurrence. Toutefois elles constituent une sorte d’infrastructure tech­
nique et économique pour le mouvement politique (on dénombre
aujourd’hui environ 300 exploitations collectives en Allemagne fédé­
rale).
Il faut souligner en contrepartie que ces exploitations, pour le
moins temporaires, sont encore trop modestes, trop confinées dans le
secteur des prestations de service, trop peu engagées dans la produc­
tion, trop dépendantes des fluctuations de la conjoncture pour repré­
senter une véritable contre-économie.
Les projets professionnels constituent théoriquement le noyau
d’un nouveau mouvement coopératif. Au moment où, sous la pression
de la montée du chômage, de la chute des capacités de l’État social, ce
secteur vient à s’étendre (ce qui devrait se produire aujourd’hui), la
vieille stratégie de réforme par l’économie insulaire fait à nouveau
question. Dans quelle mesure en effet des entreprises en autogestion et
la propriété collective peuvent-elles constituer des îlots pour un change­
ment social, dans la mer d ’un système industriel et capitaliste ? Peuvent-
elles, doivent-elles s’étendre, pour gagner en influence, selon la stratégie
du buvard, et devenir capables de changer le système, grâce à un ré­
seau associatif de plus en plus serré ?
Cette stratégie a été celle des anciennes coopératives d’économie
communale en Allemagne fédérale, 1918-1933. Ont survécu de grands
monopoles capitalistes et des konzerns, par exemple les « Coop », les
222 Autrement 20/79

chaînes de supermarchés et de magasins, les assurances du « secours


populaire » (Volksfürsorge), le consortium du bâtiment « Neue Heimat »
et la banque « d ’économie communale » (Bank für gemeinwirtschaft),
véritables piliers de l’actuel « modèle allemand ».
Malgré, ou plutôt en raison de ces tendances associatives persis­
tantes, les projets professionnels pourraient et devraient avoir
aujourd’hui un véritable rôle d ’entraînement : ils doivent montrer publi­
quement comment des entreprises autogérées peuvent fonctionner, ce
qui me paraît singulièrement important dans un pays qui, depuis la
Deuxième Guerre mondiale, s’est donné pour objectif la collaboration
du capital et du travail, et la cogestion.

Les projets duals : entre le sérieux de la vie e t


le joyeux divertissem ent
Ce que nous avons dit des projets professionnels vaut également
sans restriction pour les projets duals. La différence vient seulement de
ce que dans les projets duals tous les participants ne voient pas leur
existence assurée par le projet et que tous les biens et services ne sont
pas vendus sur le marché. Une partie des participants ne collabore que
de manière occasionnelle, à temps perdu, au titre d ’une activité hono­
raire non salariée, tout en gagnant sa vie par ailleurs, comme peut le
faire un professeur qui prend part l ’après-midi aux travaux d ’un atelier
d ’artisanat ou d’une boutique. Il se peut aussi qu’on travaille à plein
temps dans le projet, en trouvant son revenu ailleurs, d ’un conjoint
par exemple, d’amis, de bourses de formation ou d ’aides sociales.
On observe particulièrement cette dualité entre personnes rému­
nérées et non rémunérées, activités institutionnelles et activités informel­
les, dans les coopératives alimentaires et les magasins, les jardins
d’enfants, les écoles, les services d’entraide, les foyers de femmes, les
journaux et les media ; c’est également une expression de la dualité
entre économie monétaire et économie de subsistance, travail salarié et
travail personnel, valeur marchande et valeur d’usage, collectivités insti­
tutionnalisées et collectivité sociale.
Cette dualité à l’intérieur d’un groupe, qu’on ne connaissait
guère autrefois, dans les entreprises familiales, qu’avec le phénomène
de « l’aide des proches », est une nouveauté et elle ouvre de nouveaux
horizons.
Il devrait y avoir aujourd’hui 1 000 à 1 500 projets duals de ce
type. Ils peuvent jouer un rôle très important de pionniers pour
enrayer l’apparition des mega-machines industrielles dans les réseaux de
la vie sociale communautaire. Car ils sont un des lieux où ce phéno­
mène s’effectue dans le quotidien, à petite échelle, à partir de l’expé­
rience personnelle, où domine la valeur d’usage, le sens et le but que
s’est fixé l’entreprise, et où le marché, l’argent et les experts profes­
sionnels sont limités à leur rôle utilitaire.
A l'étranger, mêmes scénarios ? 223

Les projets sociaux : se prendre en charge soi-


m êm e hors du systèm e
Les projets sociaux, qu’on appelle aussi à tort et d’une manière
péjorative « projets de loisirs » sont par exemple les innombrables
groupes parents-enfants, les groupements d ’achat, la culture en com­
mun de jardins et de champs, des ateliers communautaires, des centres
de communication et des groupes thérapeutiques, mais aussi des grou­
pements de solidarité financière.
Bien que de telles activités puissent prendre extérieurement la
forme d ’une association déclarée, ce qui n ’est pas sans avantage à
l’égard de l’administration, des propriétaires, des établissements finan­
ciers et autres organismes du genre, il faut souligner que les projets
sociaux ont assez généralement un caractère informel. Rien n ’est prati­
quement réglé par contrat ou codifié d’une manière quelconque. Si je
les appelle « sociaux », c’est moins parce qu’ils seraient en quelque
sorte « bienfaisants », que parce qu’ils émanent de communautés socia­
les comme la famille, des associations de locataires, de quartier, des
affinités électives de toutes sortes, en vue de la réalisation d’objectifs
qui leurs sont propres.
Dans de pareils projets — prenons l’exemple d ’un petit
« réseau » de familles qui gèrent leur propre maison et un terrain —,
on travaille sans doute dur, mais c’est pour ses propres besoins et non
pour les autres ou pour un marché. Le travail n’est pas rétribué.
L’argent dont on a besoin doit être prélevé sur les revenus d ’une acti­
vité salariée, de fonds publics ou autres.
Les projets sociaux font appel à la coopération, mais ce ne sont
pas des coopératives, c’est-à-dire des entreprises économiques de pro­
duction. On se préoccupe seulement de subsistance et non d’argent, de
ses besoins propres et non des besoins des autres ; ce qui importe donc
est moins le travail que L’on fait, que les personnes qui sont concer­
nées.
Il est quasiment impossible de dire le nombre actuel des projets
sociaux. En raison de leur caractère informel, il est également difficile
de déterminer à partir de quand on a affaire à un tel projet ou quand
il cesse. Il y en a probablement aujourd’hui 3 000, 6 000 ou 12 000 en
République fédérale et à Berlin-Ouest. Impossible de savoir. Toutefois
si on devait considérer comme des projets sociaux les groupements de
propriétaires qui gèrent effectivement en commun leur maison (Wohnge­
meinschaften), il y en aurait certainement plus de 10 000.
Les projets sociaux s’en tiennent à des activités utiles et faciles à
concevoir, mais ils peuvent devenir aussi un facteur de régression, s’il
ne s’agit par exemple que de répéter les vieilles associations sportives
allemandes ou le socialisme des jardins ouvriers, qui correspondent par­
faitement à la mentalité allemande petite-bourgeoise et au goût pour les
nains de faïence qu’on installe dans les jardins.
Dans la société industrielle, le rôle du travail non rémunéré et la
signification du secteur bénévole et du domaine privé (face au secteur
institutionnalisé et à celui que mesure le produit national brut)
s’accroissent sans cesse, mais ils sont aussi mal compris et sous-
224 Autrement 20/79

estimés. Les projets sociaux peuvent définir de nouvelles perspectives


pour une économie duale mieux équilibrée.
Ceci doit être pensé en relation avec la diminution du temps de
travail salarié et l’augmentation du travail personnel consacré à la com­
munauté, avec une plus juste répartition des charges de travail entre
l’homme et la femme, aussi bien dans le domaine professionnel que
dans le domaine social, avec l’établissement de nouvelles relations entre
les groupes d ’âges et les groupes professionnels, un renforcement des
réseaux sociaux de la vie collective au niveau de la famille et du voisi­
nage, toutes choses qui sont de la première importance pour la santé
d’une société écologique préoccupée de la nature et du social.

Le « code de com portem ent » de tous ces pro­


je ts
Une multiplicité de courants et de groupements politiques et phi­
losophiques se retrouve derrière tous ces projets d ’autogestion. Cette
diversité multicolore s’est transformée en une « liste multicolore pour
la protection de l ’environnement et la démocratie », en une union élec­
torale de groupes alternatifs.
En fait il est vain d ’essayer de classifier dans des catégories con­
venables ce spectre extrêmement hétérogène qui va des socialistes non
dogmatiques aux vieux staliniens en passant par les spontanéïstes, des
paysans enracinés dans leur terre aux intellectuels partisans d ’une éco­
logie glogale en passant par les défenseurs de l’environnement, des
anarchistes aux homosexuels en passant par les féministes, des anthro-
posophes aux bouddhistes en passant par les disciples de Hare’Krishna.
Les motivations sont tantôt anti-industrielles et écologiques, tan­
tôt antimatérialistes et spirituelles, ou antipaternalistes et émancipatri­
ces, tantôt anticapitalistes et socialisantes. Ce qui est enthousiasmant
dans tous ces courants est, malgré le mépris avec lequel ils se toisent
mutuellement, qu’ils appartiennent tous à un processus de fermentation
et que leur opposition aux majorités établies fournit les bases d ’iine
culture socio-politique nouvelle.
On peut le repérer par le fait que tous ces projets d ’autogestion,
qu’ils soient professionnels, duals ou sociaux, répondent tous, malgré
leur diversité économique, aux mêmes exigences :

• Ces projets veulent être organisés et gérés de façon autonome.


Chaque personne intéressée doit prendre part aux décisions et aux acti­
vités avec les mêmes droits. Préside à cela l’idéal de la « démocratie
directe ».

• Se fondant sur la capacité à l’autogestion et sur le contrôle


local, ces projets doivent rester de petite taille, facilement maîtrisables ;
ils ne doivent pas dépasser certaines dimensions.•

• La distinction stricte entre activité professionnelle et activité


sociale, travail et loisir doit être dépassée et le travail doit rester lié
A l'étranger, mêmes scénarios ? 225

organiquement à la vie. Les temps et les lieux de travail doivent


demeurer autant que possible flexibles. Pour ces raisons de nombreuses
collectivités veulent partager le travail, mais également vivre ensemble
et élever ensemble leurs enfants.

• La division du travail en travail intellectuel et manuel, en spé­


cialistes et amateurs, en dirigeants et exécutants doit être dépassée. A
l’intérieur d ’un projet chacun doit être, à long terme, qualifié pour
toutes les tâches.

• Le travail doit être socialement nécessaire. Il s’agit de valeurs


d’usage immédiates et de valeurs marchandes uniquement en tant que
moyen en vue d ’une fin.

• Personne ne doit tirer de profit personnel. La propriété et la


disposition des instruments de travail et des projets sont collectifs. Le
bénéfice est par principe identique pour chaque membre de la collecti­
vité.

• Il faut éviter également l’égoïsme de la collectivité. Dans les


rapports avec d ’autres projets, en cas de litige, la règle qui doit
l’emporter est « la coopération avant la concurrence ».

Ce « code des comportements » est une sorte de nouvelle éthique


de l’entreprise. Elle est reconnue par l’ensemble des divers projets et
elle exerce un véritable pouvoir normatif. Mais cela ne signifie pas
pour autant qu’elle soit toujours respectée. La césure entre les inten­
tions et la réalité est quelquefois suffocante.

Pas de roses sans épines


A en juger par leurs intentions, tous les projets se ressemblent.
En fait il n ’en est rien. Dans certains d’entre eux subsistent en effet la
propriété privée, les relations de salariat et l’inégalité des bénéfices. Le
mépris qu’on affiche de manière plaisante pour les règlements et la
démocratie formelle (« personne au pouvoir ! ») conduit fréquemment,
de manière informelle, à une hiérarchie des pouvoirs forte et même
autoritaire : tout se joue alors entre personnalités fortes et faibles,
entre meneurs d ’hommes et suiveurs, entre expérimentés et inexpérimen­
tés, entre individus plus ou moins qualifiés.
L’autogestion ne signifie pas que vingt personnes vont jouer en
même temps le rôle du chef, mais on n ’apprend pas si facilement le
comportement coopératif, à n’être ni un chef, ni un subalterne. L’abo­
lition inconsidérée de la division du travail entraîne souvent le chaos
et, en conséquence, le retour assez fréquent à une vision totalement
stéréotypée des rôles et à la soumission des individus à des pressions
collectives. La concurrence entre les projets menace souvent leur coopé­
ration. Pourtant on ne met pas de tels problèmes sous le boisseau, ils
sont partout discutés ouvertement et pris en considération.
D’une manière générale, les contradictions apparaissent mainte-
226 Autrement 20/79

nant clairement. On voudrait, autant que possible, agir de manière


informelle, de manière personnelle et au coup par coup, mais la néces­
sité d’une organisation se fait de plus en plus sentir. On aimerait gar­
der de petites dimensions, rester à sa propre échelle, autonome, auto­
géré, en pratiquant la démocratie directe, mais on ne peut pas rejeter
la nécessité d’une coordination centrale et la délégation ou l’élection de
« fonctionnaires ».
On aimerait ne pas se soucier de la croissance économique, de
la concurrence, qui pousse à la production, mais l’économie alternative
doit croître et devenir concurrentielle, si elle veut durer dans le long
terme. On rejette la société de production, mais on ne s’astreint jamais
tant au travail, on ne vit jamais autant sous la pression des hauts ren­
dements que dans les entreprises autogérées.
Le travail reste une corvée, même si on le fait volontiers et si
on choisit soi-même de se donner du mal. On est pour la démonétisa­
tion, mais tous les projets ont besoin d ’argent et bon nombre d’entre
eux souffrent périodiquement de difficultés financières, qui les obligent
à travailler plus encore.

« Réseau d'entraide » : tou t aimant a des pôles


opposés
C’est particulièrement en raison de ces deux dernières remarques
que nous avons fondé en 1978 à Berlin le « Réseau d ’entraide »
(Netzwerk Selbsthilfe). C’est l’architecte Klaus H. Werner et moi-même
qui lui avons donné le jour ; nous l’avons structuré ensuite avec l’aide
de quelques amis, puis il s’est développé avec le concours de tous les
participants. Notre but principal était de constituer un « fonds pour
des projets politiques et alternatifs », avec l’idée d ’en faire, à long
terme, une sorte de banque alternative de développement.
L’initiative a eu un grand succès. En six mois environ, nous
comptons déjà 4 000 membres, qui versent en moyenne 14 DM chaque
mois au fonds, si bien que nous recevons 45 000 à 50 000 DM chaque
mois. Notre conseil, composé de vingt personnes, et qui décide de
l’attribution de l’argent, peut donc redistribuer 40 à 45 000 DM chaque
mois à des projets de toutes sortes. Toute une série d’initiatives régio­
nales voient le jour au même moment et l’affaire s’étend très rapide­
ment.
Le succès de l’entreprise vient certainement de l’attrait qu’exerce
l’idée d ’obtenir le soutien de tout le monde à l’intérieur de ce mouve­
ment bigarré gaucho-écolo-alternatif. Cette diversité « multicolore »
crée naturellement des tensions. Il semble même qu’une sorte
« d ’antagonisme de classe » traverse le mouvement.
A un des pôles du spectre on trouve des gens tout à fait instal­
lés, relativement intégrés encore dans le système traditionnel des carriè­
res et de la consommation, plus ou moins bien adaptés, mais qui
gagnent généralement bien leur vie. Quelles que soient leurs motiva­
tions, ils soutiennent le mouvement parfois en faisant des dons impor­
tants, par pure sympathie ou pour gagner une indulgence politique.
A l'étranger, m êm es scénarios ? 227

A l’autre pôle, on trouve les divers groupes et milieux de ce


qu’on appelle la subculture, individus sortis volontairement ou non du
système et qui pensent vivre comme une « contre-culture », comme une
« société parallèle », à côté de la société existante. Ils vivent des subsi­
des de l’État ou de leur propre travail et ils comprennent en grande
partie leur situation à partir d’une rupture sans compromis avec le
système établi.
Entre eux, ce que Theodor Ebert a appelé, d ’une manière
approximative, « Pentre-culture » ; on y retrouve la plupart des person­
nes engagées dans le mouvement. Elles ont d ’un côté un travail régu­
lier (même à temps partiel) attaché au système, mais s’y situent évi­
demment à gauche, sinon même de façon marginale, certains parce
qu’ils en ont été exclus, d ’autres parce qu’ils y ont échoué. Ils sont
personnellement engagés dans des projets duals, sociaux ou politiques
et ils anticipent ainsi, par leur prise de conscience et leur activité poli­
tique, un avenir écologico-socialiste.
Les motivations et les intérêts de ces trois groupes, — installés,
de l’entre-culture et de la subculture —, sont naturellement très diffé­
rents. Les conflits ne manquent pas de surgir. La subculture tient à un
comportement « prolétarien », en partie authentique, en partie usurpé
et caricatural et est engagée dans des projets sociaux, mais aussi et sur­
tout professionnels. « L’entre-culture » et les installés, sont plutôt
influencés par les comportements de la classe moyenne et on les
retrouve essentiellement dans les projets sociaux et duals. Les divers
pôles ne se retrouvent que rarement dans un même projet.
Ce fractionnement se fonde en fait sur la situation sociale des
individus eux-mêmes et ce serait sûrement une grave erreur que de s’en
tenir aux clivages programmés d’avance en un sens par le système
social. Il faut au contraire consolider les ponts qui ont pu être jetés
jusqu’ici. C ’est à cette seule condition que l’on gagnera dans ce pays
une nouvelle partie du combat de la culture politique.

Les écueils du gh etto


Il ne faut pas seulement évoquer l’analyse complexe des rapports
de classes, il y a aussi des liens très complexes qui se sont établis et
qui étaient autrefois impensables. Lorsqu’on parle par exemple de
défense de l’environnement, de maintien des structures locales, ou du
renforcement de la communauté sociale, on retrouve autour des mêmes
intérêts des propriétaires terriens, des petits entrepreneurs et des projets
autogestionnaires. Contre la méga-machine technocratique, le comte et
le « freak » marchent main dans la main, mi-conversateurs, mi-
subversifs. Mais est-ce une vraie coopération entre les extrêmes ? Dans
le cas contraire, qui profite de l’autre ? Qui sera abandonné le pre­
mier ?
Il faut ajouter encore qu’en Allemagne l’uniformisation la plus
excessive et la polarisation, à l’origine des plus violentes dissensions, se
côtoient sans transition. Qui ne s’incline pas devant le courant majori­
taire court le danger de la marginalisation et du ghetto, et réciproque­
ment. Même un mouvement de masse de plusieurs centaines de milliers
228 Autrement 20/79

de personnes peut prendre les traits d ’une secte ou d’un ghetto. Bien
des projets ont dérivé jusqu’à s’isoler sous la forme d ’une secte. La
robinsonnade subculturelle s’essouffle aussi vite que ceux qui y sont
engagés.
Une économie de ghetto n’est absolument pas tenable et elle ne
fait que donner au camp des conservateurs une bonne occasion pour
dénoncer le caractère « parasitaire » de toute tentative d ’économie
alternative. Le mouvement alternatif échoue dans un ghetto lorsqu’il ne
se définit que négativement par rapport à ce qui l’entoure. Il en résulte
Le mouvement alternatif échoue dans un ghetto lorsqu’il ne se
définit que négativement par rapport à ce qui l’entoure. Il en résulte
alors un orgueil élitaire, l’idée avant-gardiste que tout est foutu, une
arrogance subculturelle à l’égard de tous ceux qui ne sont pas encore
sortis du système. Dès lors le mouvement alternatif ne peut obtenir de
solides majorités dans la population, toute tentative en ce sens est
entravée par les militants qui veulent conserver cette identité négative
qu’ils croient avoir. Une partie, heureusement peu importante, de la
subculture, n’est que le négatif du positif qu’est la puissante méga­
machine technocratique.
Piètre complémentarité, qui prend un air particulièrement maca­
bre avec la lutte de l’appareil policier d’État et des terroristes. L’appa­
rente tolérance de certains cercles conservateurs à l’égard de la
« société parallèle », tolérance qu’on s’explique d’abord mal, vient en
fait de ce que cette société tend à s’isoler elle-même. Les élites bureau­
cratiques dominantes n ’ont alors plus à se donner la peine de se débar­
rasser de cette opposition.

La stratégie de l'économie duale


Du côté conservateur on objecte également que l’économie alter­
native ne serait qu’un divertissement à l’usage des classes moyennes, un
espace de liberté qu’une société industrielle riche peut ménager à quel­
ques privilégiés dont les besoins fondamentaux sont assurés et qui peu­
vent ainsi se mettre en quête mieux que les autres du sens et de la
qualité de leur vie. Il n’y a aucun mal à prendre plaisir à son jardin
potager, ou à la nourriture macrobiotique, mais cela ne représente pas
une véritable alternative au travail professionnel dans la société indus­
trielle.
Il est pourtant vrai que, comme c’est le cas en Grande-Bretagne,
beaucoup d’initiatives et de projets d ’économie alternative naissent dans
les classes moyennes. Cependant l’économie alternative trouve principa­
lement ses partisans dans des groupes marginaux, par exemple des jeu­
nes chômeurs, ou des jeunes qui appartiennent aux milieux un peu
troubles de la toxicomanie, et de la petite criminalité, des individus
menacés par le « flip » psychologique, tombés de l’échelle des carrières,
des universitaires sans avenir, etc. A partir de leur situation matérielle
et spirituelle de marginalité, ils mènent un combat désespéré pour leur
survie et ils n’ont donc d’autre choix que de se lancer dans leurs pro­
pres projets.
L’engagement dans des projets d ’autogestion où l’on est moins
A l'étranger, mêmes scénarios ? 229

payé, pour une activité personnelle plus intense, implique en outre le


bénévolat et le volontariat, et c’est très bien ainsi. Mais les difficultés
et les contraintes économiques actuelles devraient entraîner un intérêt
de plus en plus large pour l’économie alternative et la stratégie d ’éco­
nomie duale. Hors des « limites de la croissance » toute cette discus­
sion n’aurait pas de sens.
Les projets d’autogestion et l’économie alternative ne visent qu’à
être une réponse pratique et constructive aux phénomènes multiples de
la crise du capitalisme et de l’industrie. Si ces phénomènes devaient
encore s’aggraver, la stratégie de l’économie duale devrait alors être le
concept-clé d ’une politique économique. Une économie duale mieux
équilibrée n ’intéresse alors plus seulement les groupes marginaux de la
« subculture », mais la survie de toute la société, a (Traduit de l ’alle­
mand par Jean-Louis Pinard-Legry.)

4 ju > a X & iw u dL'o cStoêtt.


Rencontres annuelles dans une ville de province
des promoteurs d'expériences sociales et culturelles en France et à l'étranger

CHAMBERY - 5 au 7 octobre 1979


Les « Ateliers » auront pour thèm es :

A telier 1 N ouveaux types de c o m m u n ica tio n sociale au niveau


et 2 local.
(journaux de quartier, de région - expériences audiovisuelles -
réseaux d'information - radios locales et radios libres)
A telier 3 Les autres « b o u tiq u ie rs » (boutiques de droit, de santé d'archi­
tecture, d'urbanisme - librairies différentes)
A telier 4 Expériences d ’anim a tio n cultu re lle en m ilieu ru ra l (à l'initiative
d'habitants, d'associations, de municipalités).
Atelier 5 A uto-im p re ssio n , au to éditio n inouveaux rapports auteur-imprimeur-
éditeur).
Atelier 6 Usagers et expériences d ’éducation sanitaire (actions syndicales,
groupements d'usagers, associations de malades, luttes des fem ­
mes, actions locales et globales, presse)
Atelier 7 A c tio n cultu re lle en m ilieu im m igré - Enfants et adultes (presse,
théâtre, audiovisuel, éducation, musique, par eux mêmes ou avec
des animateurs)
Atelier 8 Des « N ouveaux entrepreneurs » aux ·< em plois d ’u tilité collective »
les problèmes econom iques icomn ent creer et gerer des micro-
entreprises. aux formes juridiques variées, agissant ou non sur le
marché et visant l'autofinancement et l autogestion).
Atelier 9 Expériences pédagogique s originales p o u r, avec des e nfants de 6-12
ans (écoles parallèles, écoles nouvelles expériences pédagogiques
dans les écoles primaires, traditionnelles )
Atelier 10 Loisirs des e nfants de 6 12 ans expériences de créations théà
traies, cirque, (initiatives lancées par les enfants eux-m ém es en
liaison avec parents, enseignants, municipalités et expériences lan
cées par des professionnels)
Atelier 11 D iffu sio n s parallèles de chansons, disques, vidéo, œ uvres d ’art
ten dehors des circuits commerciaux traditionnels)

PROGRAMME
Les participants sont attendus le je u d i 4 o cto b re en fm de joumee à C ham béry
(Maison de la Promotion sociale - 176, rue Samte-Rose. Tel 79,33 12 45) Un
buffet leur sera servi Ils seront loges sur place et criez I habitant
Les « Ateliers » se réuniront les vendredi b et sam edi 6 o cto b re de 9 h 30 à 18 h 30, les
repas seront pris à I Ecole d hôtellerie attenante Des échangés mter ateliers et des rencon
très avec des intervenants exteneurs auront neu e sam edi b, après-m idi et le dim anche
7 octobre, m atm

COMMENT S'INSCRIRE
Les participants ne pavent qu un droit d m suip tion individuel de 120 F tlO O l·
pour les « adhérents » de l'Atelier) qui v ouvre tous o s hais
Le nom bie de places est limite, il est recommande île s ’inscrire des que possible
(avant le 18 sept en envoyant
1 Une le ttre d ’in s c rip tio n et un chèque de 120 h «a l'oidie rie / A te lie r/
2 Une de scrip tio n brève 11 ou 2 teuiHets) rie i oxpenence presentee iquc quoi, ou.
quand, com ment )

INSCRIPTIONS : Ateliers d ’o ctobre - 73, rue de Turbigo P ans 3 ’


Au Québec,
une économie tolérante
Harold Bherer
Fernand Piotte
Le Québec présente au cartésianisme De la multinationale à la
des intellectuels français une série de petite entreprise
paradoxes et de contrastes décevants et
trompeurs. On en prendra comme exem­ Le mouvement coopératif a pris une
ple les hésitations de la « gauche » fran­ telle ampleur au Québec qu’on a parlé
çaise face au nationalisme québécois, et, d’un « peuple de coopérateurs ». Il a
à l’inverse, la sympathie manifestée par la connu ses succès les plus éclatants dans le
« droite » : l’une et l’autre attitude étonne domaine de l’épargne et du crédit, des
le Québécois, le nationalisme constituant produits agricoles, des pêcheries, et, plus
ici, indéniablement, une plate-forme de récemment, des assurances. A l’heure
regroupement des forces de gauche (pour actuelle, le mouvement coopératif totalise
autant que ce terme corresponde encore à 2 700 entreprises, 4 millions de membres
quelque chose d’univoque). et 9 milliards de dollars d’actif, soit à
Pourtant, la problématique nationa­ peu près l’équivalent du budget de l’État
liste québécoise demeure simple, si on la québécois.
compare au domaine beaucoup plus com­ Ce mouvement s’est pourtant établi
plexe de l’évolution sociale et économique de façon timide, avec, comme date mar­
de ce pays. C’est dans le domaine socio­ quante, la fondation de la première
économique en effet que les paradoxes Caisse Populaire à Lévis par Alphonse
québécois s’accumulent de la façon la Desjardins en 1900. Il n’a pas été exempt
plus désarmante. de tendances corporatistes et moralisantes
D’une part, l’économie québécoise et, jusqu’à ces dernières années, il fallait,
constitue une économie ouverte, voire au moins théoriquement, être catholique
dominée par les influences extérieures et et reconnu comme une personne de bon­
le capital étranger. Mais d’autre part, nes mœurs pour devenir membre de cer­
aucune autre société d’Amérique du Nord taines caisses populaires.
n’a fait autant pour domestiquer ce capi­ Encore aujourd’hui, le mouvement
tal, l’encadrer et l’amener à se comporter Desjardins semble trop lourd et trop con­
en « bon citoyen du Québec ». Avec quel servateur au gré de certains. En effet, le
succès, demandera immédiatement l’obser­ secteur instituant du monde québécois de
vateur européen, un peu sceptique ? la coopération, comme l’habitation, la
Mais la question principale et la production et la consommation, ne cesse
question immédiate ici ne sont pas celles de faire pression sur le secteur institué,
des résultats à court terme, mais plutôt afin que ce dernier mette sa force au ser­
celle du mouvement lui-même. Le Québec vice du développement économique du
socio-économique doit s’apprécier moins Québec.
en fonction de ce qu’il a atteint, que On réclame donc, du secteur institué,
pour la « mouvance » qu’il présente, qu’il dégage du capital de risque et qu’il
mouvance qui inquiète les maîtres tran­ favorise le développement de nouvelles
quilles d’hier, fascine les observateurs et coopératives et même petites et moyennes
pousse (on dirait, ici, « ennime ») les entreprises traditionnelles. Les Québécois
Québécois à aller de l’avant. font en effet une distinction très nette
On examinera d’abord le mouvement entre la grande entreprise multinationale
coopératif, le plus ancien, pour terminer et le monde de la petite et moyenne
par les expériences nouvelles et l’implica­ entreprise autochtone. Cette dernière
tion de l’État. apparaît, avec l’entreprise nouvelle, de
type communautaire ou collectif, comme
le principal vecteur du développement
régional décentralisé. Leur importance, en
termes de création d’emploi, de recon­
quête et de développement économiques,
professeur à Γ Université Laval, ne cesse de s’accroître.
fonctionnaire du gouvernement québécois. Le secteur institué est d’ailleurs loin
A l'étranger, mêmes scénarios ? 231

d’être totalement fermé à l’investissement celles-ci représentent moins un rejet


et au risque. On peut citer les exemples qu’une adaptation du mode américain de
du rachat de plusieurs entreprises de mise disposition des morts et de mise en mar­
en marché des produits de la pêche par ché de la mort, qui laisse si souvent per­
les Pêcheurs Unis du Québec, ou l’acqui­ plexe le visiteur européen. Tout à côté de
sition d’usines de fabrication de produits ce secteur et souvent composé des mêmes
agro-alimentaires par le Mouvement Des­ membres, on retrouve un ensemble de
jardins lui-même. Mais il s’est agi là, petites coopératives issues à la faveur du
trop souvent, de manœuvres ponctuelles vaste mouvement contre-culturel des
ou de simples opérations d’intégration, années soixante et soixante-dix : coopéra­
classiques de tous les holdings. La pous­ tives d’artisanat, d’aliments naturels,
sée actuelle incite plutôt au dégagement d’édition, de production audiovisuelle et
d’une stratégie de soutien au risque, pro­ cinématographique, de théâtre, etc.
pre à favoriser de véritables initiatives Selon une recherche en cours, deux
pionnières. cents coopératives ouvrières de production
Si, à cet égard, le secteur institué et organismes assimilables fonctionnent
commence à peine à bouger, il faut dire, sur l’ensemble du territoire et leur nom­
à sa décharge, que les contraintes juridi­ bre tend à s’accroître tant dans les zones
ques et constitutionnelles ne lui facilitent urbaines que dans les régions éloignées.
pas la tâche. Ces coopératives s’occupent de production
En effet, la loi québécoise distingue primaire ou manufacturière, de transfor­
les coopératives des autres entreprises par mation, de réparation et de service. On y
trois critères : la notion de propriétaires- retrouve donc aussi bien des coopératives
usagers, celle de l’orientation et du con­ de bûcherons que des coopératives de
trôle démocratique et celle des modalités transports par camions, ou des entreprises
de répartition des excédents. proprement manufacturières et des gara­
Ces trois notions restreignent singuliè­ ges et ateliers de réparations mécaniques.
rement l’action des coopératives, Ce bourdonnement parviendra-t-il à
puisqu’elles impliquent des interventions accélérer de façon significative le mouve­
limitées aux seuls membres : les proprié­ ment du secteur institué. Ou bien
taires sont obligatoirement les usagers, et assistera-t-on à la mise sur pied d’un
les usagers sont obligatoirement proprié­ deuxième secteur institué, provenant de la
taires... croissance et du développement autonome
De plus, le contrôle démocratique et des nouveaux secteurs, face à l’indiffé­
le mode de répartition des excédents inhi­ rence des secteurs traditionnels ? Quels
bent tout réinvestissement du capital dans sont, aussi, les perspectives de « récupé­
des opérations de risque. En effet, les ration » des expériences novatrices ?
textes législatifs excluent, pour les coopé­ Ces questions posent tout le problème
ratives, la notion de profit et ne recon­ du cheminement de l’expérience québé­
naissent que l’existence d’excédents ; ceux- coise en matière de fonctionnement collec­
ci doivent être répartis entre les proprié­ tif. Le rôle joué par l’État suscite, à cet
taires usagers non pas en fonction de la égard, de nouveaux paradoxes pour
quantité ou de la qualité de leurs investis­ l’observateur étranger.
sements, mais en fonction de leur utilisa­
tion des services de la coopérative Les limites de l'action
(volume d’achat). étatique
La mouche fait-elle vraiment Au Québec, à la différence du
avancer le coche ? Canada anglais, l’État a constitué, avec le
déclin de l’Église, le seul levier d’action
A côté de l’immense poids économi­ disponible aux jeunes cadres issus du
que et politique du secteur institué, les développement de l’éducation. En effet,
secteurs en émergence ou en accélération les entreprises multinationales demeuraient
présentent une image à la fois informe et largement fermées au recrutement de
inorganisée, mais novatrice et dynamique. cadres canadiens-français. L’État québé­
Les coopératives de consommation, cois apparut dès lors comme l’instrument
d’habitation et de production foisonnent idéal pour être « maîtres chez nous »,
dans les conditions les plus diverses, por­ selon le slogan de la Révolution Tran­
tées par des valeurs culturelles souvent quille.
diamétralement opposées. Cependant les différentes législations
Ainsi, on compte près d’une trentaine sur la langue et l’évolution politique en
de coopératives funéraires. Evidemment, général changent rapidement cette situa-
232 Autrement 20/79

tion. Les grandes entreprises recrutent Québec (F.T.Q .)y centrale plutôt pragma­
désormais du personnel francophone et tique dont l’idéologie n’est pas très mar­
doivent conduire leurs opérations en fran­ quée, sauf en ce qui a trait à son adhé­
çais. De plus, la pression des impôts sur sion à la souveraineté-association, a choisi
Téconomie et le dynamisme même des de cheminer et d’intervenir activement
milieux populaires contribuent largement dans les projets participatifs et de redéri-
à mettre en lumière les limites de Taction nir son syndicalisme à la lumière de cette
étatique, trop aisément centralisatrice et démarche.
technocratisante. • La Confédération des Syndicats
Dans la foulée de la Révolution Nationaux (C.S.N.), centrale bien mar­
Tranquille, les législateurs québécois ont quée au coin de l’idéologie, avec une aile
ouvert à la participation populaire un cer­ d’extrême gauche active, rejette l’idée de
tain nombre de secteurs d’intervention participation dans des entreprises tradi­
étatique, comme la Santé et les Affaires tionnelles. Sur le plan pratique, elle
sociales. Une réforme en ce sens est s’intéresse au mouvement et s’implique
actuellement envisagée dans le domaine de parfois timidement.
l’Éducation, des Affaires municipales et
de l’Aménagement du territoire.
Le spectre de la récupéra­
Cependant, après s’être emparés de tion
leur État, et avoir utilisé au maximum ses L’expérience québécoise confirme la
possibilités de reconquête économique et plupart des observations réalisées dans les
d’action politique, les Québécois ont rapi­ pays jouissant d’une solide tradition de
dement réalisé les limites de l’action étati­ développement coopératif et de fonction­
que. Désormais, une partie des énergies nement collectif : ces entreprises d’un type
étatiques se trouve donc canalisée non nouveau ne sont pas développées en con­
plus dans des interventions directes, mais currence avec des entreprises traditionnel­
dans un appui aux autres mouvements les. Bien au contraire, elles sont nées
collectifs de libération, comme le mouve­ dans des secteurs négligés par l’entreprise
ment coopératif, et, à certains égards, le traditionnelle, comme les caisses populai­
mouvement syndical et la petite et res, les coopératives de pêcheurs, d’agri­
moyenne entreprise autochtone. culteurs, d’habitation, de consommation,
S’appuyant sur cette volonté mani­ etc. Toujours l’action des coopératives a
feste des Québécois, le gouvernement a vu le jour dans des régions éloignées ou
participé conjointement avec le mouve­ dans les quartiers populaires des zones
ment coopératif à la création de la urbanisées.
Société de développement coopératif Il ne s’agit pourtant plus d’un mou­
(S.D.C.) (1). Il a de plus adopté la loi des vement marginal, sa propre croissance lui
sociétés de développement de l’entreprise ayant finalement assuré une place primor­
québécoise (2). Finalement, il a mis au diale dans Téconomie québécoise.
point une opération de solidarité écono­ Cette croissance devait assurément
mique (O.S.E.) (3). poser des problèmes aigus en termes de
bureaucratisation du mouvement, de
Le pragmatisme des syndi­ maintien de l’idéal participatif et démo­
cats cratique. Aussi graves qu’ils puissent être,
Par rapport à ce que nous venons de ces problèmes ne sont pas différents de
dire, quelle est l’attitude des syndicats ? ceux que connaissent d’autres structures
Dans l’ensemble, les syndicats ont de démocratisation de la société, comme
vis-à-vis le mouvement coopératif institué les syndicats ou certains partis politiques,
la même attitude que face à l’entreprise par exemple. La force atteinte par le seul
capitaliste. Ils estiment que, dans ce sec­ mouvement coopératif, l’impact de l’inter­
teur, le rapport travailleurs-patrons n’est vention étatique dans les domaines des
guère modifié. Par rapport au secteur ins­ affaires sociales, de la santé, de l’éduca­
tituant de Téconomie sociale, les syndicats tion et, plus récemment, dans le secteur
ont des attitudes plus diversifiées. de la création d’entreprises communautai­
• La Centrale des Syndicats D ém o­ res, peuvent apparaître « inquiétants »
cratiques (C.S.D.) qui s’apparente à Force aux yeux de certains ; de ce point de vue,
Ouvrière, est favorable à la participation l’expérience québécoise apparaît porteuse
des travailleurs, à la propriété et à la ges­ du germe de sa propre mort, parce
tion. En pratique, à cause même de sa qu’elle prête flanc à la récupération, et à
taille, son influence demeure restreinte et la « restauration ».
ses interventions limitées. Cette façon de voir apparaît trop
• La Fédération des Travailleurs du schématique et ne peut engendrer qu’un
A /'étranger, mêmes scénarios ? 233

pessimisme stérile. Si les nouveaux sec­ tionnent à partir d’un segment économi­
teurs de la coopération aiguillonnent avec que de base leur servant, à chacun, de
suffisamment d’ardeur le monde de la sphère d’influence et d’assiette de puis­
finance coopérative, si les entreprises sance.
communautaires parviennent à s’assurer Pour le moment, la conjoncture éco­
un second souffle et à se constituer en un nomique, les attentes sociales et la situa­
monde autonome, les inconvénients tion politique favorisent la volonté
deviennent des avantages décisifs pour la d’implication et de prise en charge d’acti­
reconquête de l’économie québécoise et vités économiques dans une perspective de
son développement ultérieur par les Qué­ développement alternatif.
bécois eux-mêmes. Il semble donc qu’au Québec, comme
On est évidemment encore loin de la dans le reste du monde occidental, nous
perspective d’un Québec autogéré, mais sommes entrés dans une ère de relance de
on est déjà plus dans le Québec des mul­ la démocratisation industrielle.
tinationales. L’image qui se dégage est L’entreprise nouvelle chemine sans
plutôt celle d’une économie québécoise bruit. Elle est le produit de l’imagination
tolérante, où les diverses formes d’entre­ créatrice d’entrepreneurs collectifs et elle
prises publiques, privées (multinationales montre déjà qu’« entreprendre à plu­
ou P.M.E. autochtones) et tiers-secteur de sieurs » représente un mouvement impor­
l’économie sociale, coexistent et compé- tant à travers le Québec, et
tissement jusqu’à concurrence de S25 par
(1) La Société de développement coo- action souscrite. Par contre, nul ne peut
yératif : détenir plus de 40 % des actions d’une
La Société de développement coopé­ S.O.D.E.Q.
ratif a été créée le 26 août 1977 par (3) Opération solidarité économique :
l’Assemblée nationale du Québec (loi n° Le 21 octobre 1977, le gouvernement
44) grâce à l’initiative du Conseil de la du Québec lançait le programme de sti­
coopération du Québec. Le gouvernement mulation de l’économie et de soutien de
vient de porter sa contribution à 25 mil­ l’emploi connu aujourd’hui sous le nom
lions de dollars pour les cinq prochaines Opération Solidarité Économique
années. (O.S.E.). Le programme comportait 27
Ce budget est complété par des con­ activités, dont nous ne retiendrons que le
tributions, en principe égales, provenant programme expérimental de création
du mouvement coopératif. La S.D.C. d’emplois communautaire (P.E.C.E.C.)
peut consentir ou garantir des prêts et dont les objectifs correspondent au thème
souscrire des actions, parts sociales ou « entreprendre à plusieurs ».
parts privilégiées de capital social d’une Traditionnellement, les citoyens ne
entreprise coopérative. jouent pas un rôle actif dans le domaine
De plus, la société offre une aide économique ; le P.E.C.E.C. veut changer
technique telle la consultation, la forma­ cette situation et associer les citoyens au
tion, l’analyse et l’information, la gestion développement, tout en permettant une
directe et temporaire ainsi que la supervi­ forme d’appropriation collective.
sion administrative d’une entreprise coo­ Pour l’année 1978-79, un budget de
pérative. 15 millions de dollars a été octroyé à ce
(2) Les Sociétés de développement de programme. En 1979-80, ce budget a été
'entreprise québécoise : porté à 16,5 millions de dollars.
La loi des S.O.D.E.Q. sanctionnée le La gestion de ce programme ne com­
30 juin 1976 veut encourager la formation porte pas de grandes contraintes bureau­
de Sociétés de développement de l’entre­ cratiques. Les projets communautaires
prise québécoise dont les objectifs sont retenus doivent créer des emplois perma­
l’investissement de capitaux dans les nents et s’autofinancer sur deux ans. Ils
P.M.E. du secteur manufacturier et l’aide doivent aussi avoir une dimension écono­
en matière de gestion de ces entreprises. mique signifiante, sans se substituer au
En principe, on établira une S.O.D.E.Q. bénévolat là où cette notion contribue à
pour chacune des dix régions administrati­ garder bien vivantes, la solidarité, l’inter­
ves. dépendance et la gratuité.
Tout individu peut investir dans une Globalement, il s’agit de réconcilier
S.O.D.E.Q. Pour le contribuable québé­ le social et l’économique, qui ont été arti­
cois, chaque investissement lui permet de ficiellement opposés. En 1978-79, ce pro­
bénéficier de déductions fiscales. La gramme a subventionné 251 projets créant
déduction correspond à 25 % de l’inves- 2 505 emplois, oi
Dans l’Italie en crise
des coopératives
de chômeurs
Olga Patané

En Italie , le mouvement coopératif date la propagande socialiste qui avait profon­


d'environ un siècle et sa vitalité a survécu dément pénétré dans les campagnes inci­
aux vicissitudes de l'histoire nationale et tait les paysans à se battre et à s’organi­
surtout économique du pays. L'industriali­ ser en entreprises collectives ; c’est-à-dire
sation tardive par rapport aux autres pays en constituant des coopératives pour la
du N ord de l'Europe a pou r conséquence répartition et l’exécution des travaux agri­
le maintien, partiel, jusqu'à nos jours, du coles. La première d’entre elles et la plus
secteur artisanal et des petites entreprises. importante fut l'Associazione Generale
Cette vivacité des arts et métiers et sa degli Opérai Braccianti di Ravenna en
résistance par rapport à la centralisation 1883 (Association Générale des Ouvriers
des entreprises, a perm is en quelque sorte Agricoles de Ravenna). Cette initiative fut
à l'économie italienne ou crise de ne pas suivie d’autres, qui constituèrent les pre­
s'effondrer totalement. Ainsi, les partis miers essais d’autonomie vis-à-vis du
politiques, les syndicats s'interrogeant sur patronat foncier, et marquèrent le refus
« come gestire la crisi » sont parvenus à des pratiques des adjudicataires, lesquels
cette conclusion que ce systèm e capillaire assuraient l’exécution de grands travaux
de petites entreprises fam iliales publiques, de fertilisation en exploitant intensément
ou coopératives autogérées, a été l'oxy­ la masse des journaliers.
gène, la soupape de sécurité maintenant à Par la suite, le mouvement coopératif
un seuil de survie une économie fragile et s’étendit dans le nord et centre-sud du
socialement explosive. pays, où le problème du Latifondo pré­
sentait les mêmes caractéristiques de
« faim de travail » et de misère. Puis
Un désir d'émancipation cette forme d’association collective passa
sociale du secteur agricole à plusieurs secteurs
des arts et métiers. Des coopératives de
Les coopératives sont nées de la ren­ production de consommation, de crédit,
contre dans la deuxième moitié du xixe etc., se créèrent (regroupant les artisans
siècle des idéologies socialistes et d’un isolés).
désir de meilleures conditions de vie et Parallèlement à ce mouvement, il faut
d’émancipation sociale des classes rurales noter la constitution des Società di Mutuo
marginales et de petits artisans. Le mou­ Soccorso (sorte de Mutuelle), et les
vement coopératif se développa d’abord Società Operate di Bologna , les premiers
dans l’Emilie-Romagne, régions du centre- organismes coopératifs, suivie par celles
nord de l’Italie, où la fertilisation de la des Banche popolari en 1864, et celles des
base vallée du Po nécessitait l’emploi par Casse Rurali ed Artigiane en 1883.
intermittence d’une masse d’ouvriers agri­ L’expansion de ces formes d’associations
coles. Les mobiles qui déclenchèrent un et l’adhésion des travailleurs fut telle
tel groupement d’associations furent, qu’en 1886, afin de coordonner entre elles
d’une part, l’instabilité du travail et les les diverses coopératives autogérées, se
conditions extrêmes de misère, conditions tint à Milan le premier Congrès de la
qui ne peuvent se comparer à celles de la Coopération Italienne avec une centaine
France à la même époque ; d’autre part, de délégués, représentant les 70 000 asso-

Journaliste.
A l'étranger, mêmes scénarios ? 235

ciés. A ce moment fut constituée la Fédé­ currencées par les entreprises pratiquant le
ration Nationale des Coopératives Italien­ système du « travail noir ». Celui-ci
nes qui se transforma en 1893 en Lega s’exerce sous différentes formes : le tra­
Nazionale del le Cooperative. vail à domicile touchant particulièrement
La période fasciste et les événements de la main-d’œuvre féminine, l’emploi
la dernière guerre freinèrent pour un cer­ d’ouvriers sans déclaration, l’exécution, à
tain temps le mouvement coopératif. Il se l’extérieur, de toute une partie de la pro­
reconstitua en 1945 sous le nom de Lega duction.
Nazionale delle Cooperative e Mutue. Les conséquences de ces manœuvres
Avec la Confederazione Cooperative Ita- sont ; d’une part, le maintien à un niveau
liane et l ’Associazione Generale delle très bas du coût de la main-d’œuvre, ce
Cooperative Italiane recréées à la même qui la rend compétitive sur le marché ;
époque, sont regroupées au niveau natio­ d’autre part, la réduction du personnel et
nal l’ensemble des coopératives. Elles sont la garantie d’un profit élevé, étant donné
reconnues par Décret ministériel et leurs qu’avec un nombre moindre d’ouvriers,
statuts sont approuvés par le ministère du l’entrepreneur n’est pas obligé de mettre
Travail. en place certains services sociaux exigés
Ainsi, ces trois associations nationales par la loi lorsque le nombre de travail­
représentées au niveau régional et provin­ leurs dépasse le seuil fixé.
cial, assument la défense du mouvement Ainsi, la politique mise en œuvre par
coopératif vis-à-vis des tiers en ce qui l’Association des coopératives face à des
concerne les prêts financiers, la collabora­ détournements de la législation du travail
tion avec les entreprises d’État et privées. est la constitution d’un consortium entre
deux ou trois petites coopératives pour
mieux supporter les risques du marché.
Face au travail noir, aux ris­
ques du marché, le regroupe­
ment des coopératives Relancer et stabiliser l'emploi
Le fichier général des coopératives a Cette démarche non seulement permet
recensé pour l’année 1978, environ 64 500 une meilleure capacité de gestion pour
affiliées au mouvement, et si l’on tient résister aux fluctuations mais veut assurer
compte de celles non inscrites le chiffre et stabiliser l’emploi : C ’est inutile de
global avoisine 83 500 unités. Leur impact chercher m idi à quatorze heures, disent
est réel sur le marché économique, même les responsables des coopératives. L ’Italie
si les divers secteurs de l’économie sont n ’a pas de matières premières, ce qui
inégalement représentés dans les 19 nous rend totalement dépendant vis-à-vis
régions italiennes, puisqu’elles contribuent de l ’étranger, entraînant au moindre con­
pour environ à 6 % du revenu national. f lit les paralysies économiques q u ’on con­
Ce mouvement coopératif se propose naît.
d’intervenir sur des points précis de la Les travailleurs sans perspectives de tra­
structure économique et sociale du pays. vail s’organisent d’une façon ingénieuse
Selon les économistes, l’Italie « patauge » pour relancer ou créer des possibilités
depuis quelque temps : c’est ce qu’ils d’emploi :
appellent rE conom ie Sommersa (Écono­
mie submergée). Ceci s’exprime pratique­ • La coopérative agricole fut un des
ment par un arrêt des investissements des premiers succès du mouvement d’autoges­
entreprises et un blocage des salaires. tion à la fin du xixe siècle. Aujourd’hui,
Cette situation, est régressive par rap­ on constate qu’entre 1951 et 1974 les tra­
port à la demande d’emploi croissante et vailleurs agricoles ont diminué de 60 %.
par rapport au combat des syndicats pour Sur trois millions d’agriculteurs, seule­
l’échelle mobile des salaires. En outre, il ment 15 % ont moins de trente ans. La
faut mentionner aussi les effets de cette production agricole est déficitaire ; ce qui
stagnation sur la situation sociale en oblige à des importations consistantes de
générale, la recrudescence des maux chro­ produits alimentaires et de zootechnique,
niques de la société italienne : le travail qui, avec le pétrole, constituent les factu­
noir, l’absentéisme, la désaffection pour res les plus onéreuses de la balance com­
la vie publique, le clientélisme, l’émigra­ merciale des paiements. On compte
tion, etc. 14 120 coopérations dont 5 440 seulement
C’est certain que les petites coopérati­ dans l’Italie du Nord.
ves qui font leurs premiers pas dans le
monde du travail, sont sérieusement con­ • L ’autogestion coopérative se déve-
236 Autrement 20/79

loppe très fortement aussi dans le secteur vaincus que la fermeture n’était pas une
du bâtiment avec 48 071 coopératives ; conséquence des difficultés que traversait
dans la production industrielle 8 572 ; ce genre de fabrication, mais plutôt les
dans l’industrie de la pêche 837 ; dans les visées d’investissement du patron vers un
groupements de consommateurs 5 667 ; secteur plus lucratif.
dans le secteur des transports 1 277 ; cel­ La réaction fut immédiate de la part
les à activité mixte 5 014 ; et enfin, la des ouvriers. Ils se mirent en grève et
dernière arrivée : la coopération culturelle obligèrent le patron à traiter avec les
avec 341 coopératives. Nous ne citons là syndicats ; première victoire, ils obtinrent
que les branches les plus importantes. Il l’annulation de la demande de licencie­
en existe d’autres plus capillaires, par ments économiques présentée par
exemple : les coopératives de petits détail­ l’employeur. Au bout de trois mois de
lants et celles se groupant pour l’achat de lutte, 50 ouvriers cherchèrent un autre
machines et outils. emploi, les autres restèrent. Enfin, le 23
février 1976, le Tribunal de Verone
décréta le dépôt de bilan.
Une solution pour les jeunes Aussitôt 25 travailleurs associés signè­
et les travailleurs qualifiés au rent l’acte constitutif devant un notaire et
chômage demandèrent la location de l’entreprise
auprès du tribunal. Le 1er avril, la coopé­
Dans ce mouvement d’ensemble, deux rative commença son activité. Le bénéfice
facteurs importants ont amené les indivi­ net de la première année d’autogestion fut
dus à relancer et à redécouvrir la coopé­ de 995 896 lires (environ 6 000 F). Elle est
ration : d’une part, la tendance des jeunes actuellement inscrite à la ligue.
à rechercher à s’intégrer dans le monde Les jeunes, à première vue, semblent
du travail de façon indépendante et en être les plus attirés vers la coopérative. Ils
cohérence avec leurs propres intérêts ; sont, plus que les autres chômeurs, proté­
d’autre part, les travailleurs professionnel- gés par une nouvelle loi « loi 285 pour
lent qualifiés qui, à la suite de la ferme­ l’occupation des jeunes de 18 à 29 ans »
ture de leur entreprise, se sont retrouvés qui favorise leur formation professionnelle
sans emploi : Les uns comme les autres et leur facilite les moyens techniques et
expérimentent en premier lieu la difficulté financiers pour entreprendre une expé­
de s’insérer à cause de l’asphyxie des rience d’autogestion ou autre. Ensuite la
structures économiques et sociales. « loi 440 » a encouragé et réglementé
Pour les travailleurs licenciés, le chemi­ l’occupation des terres non productives à
nement vers l’autogestion est particulier : 100 % ou laissées en friche.
ils croient avant tout garder leur spéciali­
sation au sein de l’entreprise et garder
l’entreprise elle-même. L’acharnement
Une politique de décentralisa­
avec lequel les ouvriers occupent l’usine et tion qui favorise les coopérati­
défendent leur poste de travail est souvent ves de jeunes
couronné de succès face à un patronat
conservateur et figé dans l’immobilisme Pendant un an, des jeunes chômeurs
de sa gestion. ont fréquenté l’agence pour l’emploi,
Ainsi, après maints jours de grèves et espérant un travail, même précaire. A la
de tractations avec la police et les tribu­ fin, ils ont décidé de se grouper et de se
naux, l’usine reprend son activité avec ses trouver un travail par eux-mêmes. L’un
ex-ouvriers, ni dépendants, ni patrons, des chômeurs connaissait un terrain aux
mais tous associés paritaires. portes de Rome appartenant à l’hôpital
C’est le cas, entre autres, de la Coope­ psychiatrique et réservé, soi-disant au tra­
rativa Lavoratori G raf ici di Verona vail des patients. Pratiquement, ce terrain
(C.L.G.) (1) constituée le 4 mars 1976 était laissé en friche. Le groupe formé
avec 63 associés. L’occupation a duré alors de 22 personnes au début de 1977,
cinq mois à la suite d’une décision sou­ décida de l’occuper et de rendre ces terres
daine du propriétaire de fermer l’usine et productives.
de mettre tous les dépendants in cassa Le syndicat des journaliers La Feder-
integrazione a zero ore (chômage à braccianti (Fédération des ouvriers agrico­
100 %), sans avertir au préalable ni les les et journaliers) les soutint pendant
syndicats ni le conseil de l’entreprise. l’occupation en faisant valoir la « Loi
La C.L.G. est un des plus grands 440 » pour les terres non productives. En
ensembles de reprographie (fotolito ) exis­ avril 1977, l’association signa Facte de
tant en Italie. Les travailleurs étaient con­ location des terres chez le notaire avec
A Fétranger, mêmes scénarios ? 237

pour garant la Federbraccianti. Le citées auparavant, facilité l’insertion de


domaine comprenait 70 hectares au ces groupes dans les réalités locales.
moment de l’occupation, actuellement il L’exemple de la Cooperativa di Lanu­
est réduit à 50, grignoté d’un côté par vio en donne un nouvel aperçu.
l’élargissement de l’hôpital, de l’autre par
les constructions abusives des particuliers
senza casa . Vous nous donnez les terres
Durant ces deux années d’activité, la ou nous les occupons !
Coopérativa Braccianti organizzati (Coo­
pérative ouvriers agricoles organisés) a pu C’est une petite ville de 6 000 habitants
survivre grâce aux petites indemnités pour dans la région des Castelli Romani con­
la formation professionnelle des jeunes, nue par son fameux vin de Frascati. La
100 000 lires par mois (environ 500 F). majorité des habitants possède chacun un
L’organisme régional pour le développe­ morceau de terre, mais celui-ci ne suffit
ment agricole leur a prêté le tracteur et pas à assurer une vie d’agriculteur à leurs
l’outillage nécessaire. enfants. Ces derniers, d’ailleurs, ont pres­
Ils n’ont pas d’autres revenus en que tous un diplôme de technicien supé­
liquide que la vente de leurs produits rieur qui devait leur assurer « la place
agricoles : légumes, fourrages et céréales. dans un bureau » : Mais ce n’est pas le
La plupart d’entre eux logent chez les cas, le marché du travail est saturé de
parents en attendant que la région leur diplômés et licenciés.
attribue un prêt selon la loi, pour organi­ En avril 1976, les fils de ces agricul­
ser la production et concrétiser une pers­ teurs distribuent une affiche à Lanuvio en
pective de travail pour le futur. dénonçant trois grandes fermes qui occu­
La moyenne d’âge de ce groupe, réduit paient toutes les terres disponibles à cet
actuellement à 15 personnes, est de 25-26 endroit, mais dont la production agricole
ans. Le fondateur-président est architecte était fantomatique : il y avait plantation
de formation et le plus politisé. Cinq ont au moment de l’attribution des fonds
un diplôme de technicien supérieur ; les pour l’aide régionale à l’agriculture et
autres n’ont pas de formation profession­ déracinement aussitôt après. L’opinion
nelle : ils étaient employés par l’agence de publique fut alertée.
l’emploi pour des remplacements tempo­ Le deuxième avertissement de ce groupe
raires de commis, etc. intervint en juillet 77, avec le slogan : ou
En outre, par la nature du contrat sti­ vous nous donnez ces terres ou nous les
pulé avec l’hôpital psychiatrique, ils ont occupons. Enfin, étant donné la mobilisa­
intégré dans leur équipe cinq jeunes han­ tion des syndicats, des partis de gauche,
dicapés mentaux, suivis sur le terrain par de la population, ils obtinrent en location
deux « psychologues-paysannes ». Ces jeu­ 160 hectares.
nes, âgés de 16 à 23 ans, tout en travail­ Le groupe initial était de 19 associés.
lant dans les champs, suivent leur théra­ Maintenant, ils sont 170. Des petits agri­
pie sur place avec les deux responsables ; culteurs se sont associés au groupe appor­
ceci afin de permettre une meilleure inté­ tant de leur côté un total de 5 hectares,
gration dans la vie active et dans la les machines et leur expérience. La Ligue
famille où ils vivent actuellement. des coopératives s’est portée garante
Ce groupe de chômeurs a choisi le sec­ auprès d’une banque pour un prêt de 40
teur agricole parce que c’est une activité millions de lires. Un consortium faisant
libre, mettant en jeu leurs connaissances partie de la Ligue leur a envoyé les
agraires et l’utilisation des machines. Ils semences à crédit. La Province, au titre
vivent tous en ville, excepté les jours de d’investissements réels en agriculture, leur
permanence à la ferme, et ils avouent a donné 20 millions à fonds perdus,
eux-mêmes que leur choix était plus lié à somme investie pour creuser le premier
la possibilité de travailler qu’au mythe de puits.
la campagne. Donc, l’agriculture est pour Ensuite vint l’aide de la Région sous
eux un secteur d’intérêt économique et forme de crédit pour la mécanisation de
non un style de vie communautaire. 15 millions de lires. Ils sont en pourparler
Il est un fait que ce mouvement de pour obtenir d’autres prêts afin d’équiper
relance de l’autogestion coopérative, en ce la coopérative d’une étable, de panneaux
qui concerne les jeunes, a eu un grand de chauffage solaire pour agrandir le
essort pendant ces deux dernières années. réseau d’irrigation et prévoir plusieurs
La politique de décentralisation nationale récoltes par an.
donnant plus d’autonomie aux Régions et Lorsqu’ils arriveront à la réalisation de
aux Communes a, aussi, avec les lois ces travaux, la coopérative pourra fonc-
238 Autrement 20/79

donner avec 25 personnes permanentes, et tenu son caractère particulier et ses finali­
l’aide au moment des récoltes, des autres tés...
agriculteurs associés de la région. Cette Puis, d’après l’Article 2511 du Code
coopérative réalise un des buts du mouve­ Civil : ... Les sociétés coopératives ont été
ment d’association, celui de s’intégrer distinctes des autres entreprises ou socié­
dans l’économie en faisant participer tés proprem ent dites. Cette distinction est
l’environnement, les syndicats et les pou­ fo n d é d*après la nature de mutuelle des
voirs publiques. coopératives , qui consiste à fournir aux
membres de l*association des services , des
biens ou des occasions de travail à des
conditions plus avantageuses que celles du
Dans la ville des sans travail marché...
une coopérative de chauffage
solaire
Bien que la relance des coopératives Face aux pouvoirs publics,
agricoles soit prépondérante actuellement, organiser un réseau auto­
à cause de l’abondance de terres laissées nome ?
en semi-abandon depuis quelques décen­
nies, d’autres secteurs de l’économie sont Néanmoins, la reconnaissance des pou­
également concernés par le mouvement voirs publics pour ces associations de tra­
coopératif. vailleurs ne se concrétise pas toujours en
En 1978, un quotidien signalait la for­ aide matérielle. La difficulté qu’ont les
mation à Naples d’une coopérative de 25 membres des coopératives à impliquer la
jeunes ingénieurs, physiciens et artisans- classe dirigeante pour que leur insertion
forgerons pour l’utilisation de l’énergie dans le système économique soit plus con-
solaire comme alternative aux centrales curentielle et plus efficace socialement,
nucléaires. Ils ont été aidés dans ce projet reflète les obstacles que rencontre toute
par des professeurs d’université et par les application de Loi.
partis de gauche. De ce fait, les trois associations repré­
« La coopérative pour l’énergie sentant l’ensemble des coopératives ont
solaire » selon l’article, voudrait valoriser constitué leur propre réseau économique
le concept fondamental de la coopération, comprenant une banque la « Fincooper »,
franchir la discrimination entre travail une assurance « Unipol » et d’autres ser­
intellectuel et manuel. Tout d’abord, en vices parallèles afin d’être un interlocu­
réduisant la disparité des salaires, et celle teur de poids lorsqu’il s’agit de traiter
des tâches : tous dans la coopérative par­ avec les organismes publics en matière de
ticipent par roulement au cycle complet subvention, de prêts, etc.
de travail ; l’étude pour l’énergie alterna­ Cela dit, il ne faut pas oublier que les
tive pourrait développer des emplois, car banques ou les entreprises d’État sont
l’entretien des panneaux solaires demande étroitement liées au patronat et aux par­
une gestion moins centralisée que celle du tis. Si nous mesurons l’impact social et
nucléaire. politique de cette forme d’association, il
Leur premier objectif, est d’équiper les apparaît évident que c’est avec une cer­
quartiers populaires de Naples avec le taine crainte que les pouvoirs en place
système de panneaux et de collecteurs aux regardent l’autonomie et l’organisation
parois, pour le chauffage des maisons. La dont font preuve les coopératives.
Ligue est en train d’évaluer ces projets Il paraît donc difficile, à la fois d’igno­
afin de pouvoir traiter avec la Région de rer ce mouvement et/ou de l’intégrer car
l’application du plan. Des contacts ont la structure sociale et économique propre
été pris avec la Mairie et la Société du de la coopérative se prête mal à cette
gaz. Mais le but principal de ces jeunes récupération. Songeons, parmi d’autres
est surtout d’impliquer les pouvoirs facteurs innovateurs apportés par les coo­
publics et politiques de sorte que la ville pératives, à la diminution d’antagonisme
des « sans-travail » devienne une ville entre patron-employé faisant ainsi que le
productive par ses propres initiatives. rapport de pouvoir créant un front de
En effet, selon l’Article 45 de la Cons­ lutte ailleurs est ici beaucoup plus faible.
titution italienne : La République recon­ De ce fait les relations avec les syndi­
naît la fonction sociale de la coopération cats, les partis paraissent plutôt ambigus.
à titre de mutuelle et sans but lucratif. D’une part, les syndicats et les coopérati­
La Loi en favorise Vorganisation et ves partent d’intérêts communs : la
Vexpansion et veille à ce que soit main­ défense des travailleurs, de leur salaire,
A l'étranger, mêmes scénarios ? 239

des postes de travail, la pression qu’ils lorsqu’il s’agit de secteurs économiques en


peuvent exercer sur les partis politiques, forte crise.
etc. D’autre part, ils divergent sur la Mais, selon les responsables des coopé­
finalité de ces luttes. Pour les uns la sau­ ratives, cette investiture même par « faute
vegarde de leurs positions est primordial, de mieux », est un signe de reconnais­
pour les secondes il est aussi important sance de la valeur de l’autogestion coopé­
qu’il y ait une implication sociale au rative. Actuellement, ce qui préoccupe le
niveau de l’individu, du milieu ambiant. plus le mouvement, c’est la « floraison »,
par ci et par là, de petites coopératives.
Leur souci n’est pas certes la fréquence
avec laquelle elles se multiplient, mais
Une intégration nécessaire leur coordination, car le risque d’échec en
dans le tissu social cette époque de recherche d’alternatives
est grand.
Cette situation amène, parfois, les orga­ Les laisser à elle-même, sans pouvoir
nismes officiels à envisager une collabora­ d’intégration dans le tissu social ambiant
tion avec les coopératives seulement et sans structures économiques définies,
comme dernière solution, « par salvare et c’est nier un des principes essentiels des
salvabile » (« sauver les meubles ») coopératives, a

(1) L ’autogestione nelTindustria, Ed. de


Donato, Bari, 1976.
Rencontre
u A lM W t
au Forum des Halles

Tous les mardis, de 12 h 30 à 14 heures, un débat autour d'une expé­


rimentation culturelle ou sociale.
Une confrontation directe avec des individus et des équipes qui fo n t « autre­
ment » sur le terrain dans tous les champs de la vie quotidienne : santé',
éducation, animation culturelle, vie de quartier...
A utour de la revue Autrement, la rencontre de ceux qui veulent repérer
les nouveaux courants, les nouvelles initiatives concrètes et participer directe­
ment, là où ils sont, à l'expérimentation quotidienne.

« Une équipe, une expérience novatrice »


Mardi 9 octobre :
globale de la Ville Nouvelle, pendant les
En marge du monopole, vacances (spectacles de rue, cinéma en plein
air, voyages...). Elle vient de créer une « Hô­
un autre mode de relation tellerie populaire » pour accueillir des familles
avec l'auditeur défavorisées et permettre une insertion pro­
fessionnelle des jeunes chômeurs.
Les radios de la Fédération des radios libres,
R. 93, R. 95, Cortisone, les Radioteuses...
présentent leurs pratiques. Depuis deux ans, Mardi 30 octobre :
elles essaient d'instituer sur les ondes un
autre mode de relation avec l'auditeur. Les
Asains-en-amienois, un
libres antennes pourront-elles faire naître un service d'entraide par in­
nouveau type de media face aux institutions
politiques et aux intérêts commerciaux ? terphone pour les person­
Mardi 16 octobre : nes du 3e âge
Pour de nouvelles relations La mairie met gratuitement à la disposition
des personnes âgées isolées, des interphones
soignants/soignés à l'hôpi­ reliés à la maison du Garde Champêtre ou
tal, l'association du ma­ à celle des voisins bénévoles. Une expérience
unique dont la publicité et la multiplication
lade hospitalisé inquiéteraient les P.T.T. ?
L'A.M.H. à Baune (Maine-et-Loire) fait con­
naître aux malades leurs droits, se mobilise Mardi 6 novembre :
avec eux pour les faire respecter, apporte
un appui dans leurs démarches administra­
Une vie communautaire
tives et intervient au niveau de la formation autogérée pour des an­
psychologique des personnels des hôpitaux.
ciens détenus
Mardi 23 octobre : Quatre unités de logement en Région Pari­
Animation de rue et créa­ sienne mis en place par l'A.R.A.P.E.J. (asso­
ciation de réflexion et d'action sur les prisons
tions d'emplois à ia Ville et la justice). En les aidant à trouver un em ­
Nouvelle d'Evry ploi, cette association tente depuis trois ans
de sensibiliser le public à l'univers carcéral
L'A.C.A.V.E. (association de club et ateliers par le biais d'une exposition itinérante. Elle
de prévention) est à l'origine de la coordi­ essaie également de remettre en question
nation de 25 associations et collectivités lo­ la réinsertion sociale avec les sortants de pri­
cales, pour la réalisation d'une animation son et leur famille.

Tous les mardis de 12 h 30 à 14 heures, au petit forum


des Halles, entrée Saint-Eustache, niveau 3, Paris 1er.
D em andez le program m e à Autrement,
73, rue de Turbigo - Paris 3 e.
Directeur de la publication : Henry Dougier. Revue publiée par l’Association Autrement.
Comm. par. n° 55778. Imprimerie Corlet, Condé-sur-Noireau. N° 4257.
Réédition 3e trimestre 1979. I.S.S.N . 0336-5816 - l.S.B .N . 2.86260-020-2
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des relations humaines. Harvard-L’Expansion vous aide à décider et vous
approvisionne régulièrement en idées nouvelles.
Chaque numéro d’Harvard-L’Expansion apporte Chaque fois que vous avez une décision difficile à
des solutions concrètes à vos problèmes de direction : prendre ou une stratégie délicate à appliquer, Harvard-
Vous y trouverez régulièrement des études de cas efdes L’Expansion vous fait profiter des conseils et de l’expé­
conseils d’experts de renommée mondiale :“Un remède rience du meilleur spécialiste mondial de la question.
à la sous-alimentation stratégique”, “Choisissez votre Ses exemples vous donnent des idées, stimulent
style de direction”. Exorciser les fantômes du marke­ votre créativité et attirent votre attention sur des tech­
ting”, “Stratégie pour une PME”, “Planifier à gauche et niques de management encore inexploitées en France.
gérerà droite”... Le prochain numéro contiendra notam­ En outre, Harvard-L’Expansion est le seul maga­
ment une sélection d’articles particulièrement adaptée zine qui consacre 18 pages à la présentation des livres
à la conjoncture politico-économique du moment. de gestion.

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HAU
Q J jß w m A n ° 20 septembre 79

E t s i c h a c u n c r é a i t s o n e m p l o i ?

L e d é s i r d ’e n t r e p r e n d r e J u le s C h a n c e l, P ie r r e -É r ic Ti.xier
Ils r e s s o r t e n t g r a n d - p a p a d u g r e n i e r H e n r y D o u g ie r
M a i s q u i s o n t d o n c ces « n o u v e a u x e n t r e p r e n e u r s » ?

L es nouvelles c o o p é r a tiv e s
L a b a n d e à B u lle M o n i q u e A s l r u e , A la i n O stalrich
L a M e n u i s e o u la d i a l e c t i q u e d e s c o p e a u x J u le s C h a n c e l
L a c h a r p e n t e p o u r le p l a i s i r M o n i q u e A s t r u e , A la i n O stalrich
L es T a b l e s R a b a t t u e s , u n r e s t a u r a n t s a n s c h e f J u le s C h a n c e l
L e G r a i n : s ’i n v e n t e r d e s c o m p é t e n c e s J u le s C h a n c e l
Les é d u c a te u r s - e n tre p r e n e u r s
P l a c e V o l t a i r e , les e n f a n t s d e R o u s s e a u J u le s C h a n c e l
L es G r i l l o n s : les é c u e il s d e l ’a c c u e i l J u le s C h a n c e l
É ole : a so c ia u x + p r o d u c tio n J u le s C h a n c e l

Les o u v rie rs -s a u v e te u rs
M a r k e t u b e , le t u b e d e l ’a u t o g e s t i o n P ie r r e - É r ic Ti.xier
U n p a t r o n « c o o l » et les t i s s e r a n d s d u N o r d D a n ie l C a rr é
L e B a la i L i b é r é o u la p a r o l e d é c h a î n é e B r u n o M a t té i

Les tertiaires su p é rie u rs


G e s t e : P r o u d h o n c h e z les i n g é n i e u r s J u le s C h a n c e l, A n n i e J a c o b

E t en q u o i so n t-ils d iffé re n ts ?

L a s t r a t é g i e d e l ’a f f e c t i f M a r ie - O d ile M a r t y
L ’e x e r c i c e d u p o u v o i r : u n e s c è n e c a c h é e P ie r r e - É r ic Ti.xier
D u c o m m u n a u t a i r e a u g r o u p a l : le c a s f r a n ç a i s R e n a u d S a in s a u lie u
C o o p é r a t i v e s o u v r i è r e s , p a s si r é t r o q u e ça C la u d e V ie n n e y

Q uels débats p ro v o q u e n t-ils ?

L e t r a v a i l a u - d e l à d e l ’e m p l o i J a c q u e s D e lo r s
E t si B ig d e v e n a i t b e a u t i f u l ? M ic h e l R o c a rd
R é d u i r e le c o n t r ô l e d e l ’É t a t B e r n a r d S ta s i
« D e s t r é s o r s d ’i m a g i n a t i o n , q u a n d o n est p a r t i e p r e n a n t e » C h a r le s P ia g e t
A v e c les « n o u v e a u x é c o n o m i s t e s », a l l o n s t o u s a u m a r c h é É lie T h é o fila k is ,
B e r n a r d R o c h e tt e
D i s c r è t e s a u d a c e s d ’u n n é o - l i b é r a l Jea n -J a cq u e s R o sa
L es p iè g e s d u d o - i t - y o u r s e l f J c a n - P ie r r e G a r n ie r

E t c o m m e n t s ’y p r e n n e n t - i l s p o u r c r é e r ?

D e l ’a r g e n t et d e s m ille m a n i è r e s d e n e p a s le p e r d r e H e n r i L e M a r o is
L es t r i b u l a t i o n s d ’u n c r é a t e u r d ’e n t r e p r i s e . . . J e a n - F r a n ç o is R o u g e
... E t s o n c a r n e t d ’a d r e s s e s - c l é s ! C h r is tia n D u p r é

Avec quel soutien des p a rte n aire s so ciau x ?

120 m i l l i o n s , u n e p r i m e à l ’i n g é n i o s i t é A la in d e R o m e fo r t
L ’é lu lo c a l , p r o m o t e u r d ’e n t r e p r i s e s Y v e s L a p lu m e
« L ’i n d é p e n d a n c e , c ’est a u s s i le p o u j a d i s m e » P a u l A p p e ll
D e s c o ll e c t if s d e t r a v a i l l e u r s ? O u i , m a i s . . . J e a n -L o u is M o y n o t
« Il n e s ’ag it p a s v r a i m e n t d ’a u t o g e s t i o n ! » J e a n n e tte L a o t

A l ’é t r a n g e r , m ê m e s s c é n a r i o s ?

L e « m o d è l e a l l e m a n d » . . . m a i s p a s c e l u i a u q u e l o n s ’a t t e n d ! Jo sep h H u b er
A u Q uébec, une éco n o m ie to lé ran te H a r o l d B h e r e r , F e r n a n d P io t t e
D a n s l ’I talie e n c r is e , d e s c o o p é r a t i v e s d e c h ô m e u r s O lg a P a t a n é

V e n te e n lib r a ir ie ( d i f f u s i o n L e S e u i l ) o u p a r a b o n n e m e n t ( 2 7 , r u e J a c o b , P a r i s 6 e).

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