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Déjà-Vu

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Décembre 2022
Mon billet de TGV en main, je fais partie de ces Français chanceux qui ne subissent ni la grève,
ni le besoin de la faire et l’aigre goût des privilèges du hasard me reste en bouche : ce billet
aurait fait le bonheur d’un autre, sûrement plus que le mien. Il donnera tout de même l’occasion
d’un portrait de famille au complet et c’est ma chance en poche que je rejoins la Savoie pour
célébrer l’inévitable et conventionnel repas de Noël. Voyant les terres défiler et se confondre
sous l’impulsion mécanique de la locomotive, la brisure mobile des fenêtres alignées, je me dis
naïvement que le train, c’est le cinéma. J’ai les frères Lumière en tête. Au fond, j’aimerais le
ralentir, ce train, ce film, cesser ce flou d’images qui m’entraîne, briser la chaîne jusqu’à arrêter
la machine, qu’elle se bloque en crissant sur un paysage figé où je pourrais me fondre dans une
pérennité toute photographique. Au fond, je redoute de retourner chez moi. Ces dernières
années, ma famille ne m’est plus si familière, elle ne représente plus cet espace connu et
confortable qu’elle fut jadis. Il s’est passé du temps depuis que je suis parti du foyer pour faire
mes études, les jeunes sont devenus vieux et les vieux le sont encore plus, tant et si bien que
chaque retour en Savoie me fait l’effet affreux d’un épisode de feuilleton dont on n’a pas suivi
l’évolution journalière. Pis encore, les lieux de mon enfance ont été, vieillesse et finance oblige,
remplacés par d’autres lieux qui ne me parlent plus et me laissent étranger en leur sein. Les
murs familiers de ces maisons anciennes pulsaient au rythme du souvenir, de ces moments
sauvegardés dont ils étaient toujours la scène et l’arrière-plan. Les murs étrangers de
l’appartement où je passe Noël sont froids, je n’y ai été que de passage, le temps d’une
respiration tout au plus, le temps d’un repas de famille ; je ne m’y reconnais plus. Ces foyers se
sont éteints et il n’en reste que quelques braises rougies par le vent, des cendres éparpillées, une
vague odeur de fumée. Dans le train, je repense à ma famille, j’en garde l’image d’une plaie
ouverte dont s’écoule sans cesse le souvenir béni et matriciel de mon enfance, j’y pense en
écoutant le Temps des Cerises. Les souvenirs les plus puissamment ressentis sont peut-être ceux
qui n’ont pas de suite, ceux qui n’ont pas subi la perversion du temps qui passe, comme ces
jeunes gens morts trop tôt dont on garde à l’âme la mémoire parfaite de ce qu’ils auraient pu
être. Un tunnel passe, le noir, mon reflet apparaît dans la vitre, il me dit que moi aussi, j’ai
vieilli.

25 décembre, le jour tant inattendu est arrivé. En un sens c’est un soulagement, la semaine
précédente passée chez ma mère n’était pas la plus reposante : je dors sur le canapé du salon,
ma chambre a été donnée à ma plus jeune sœur, elle a besoin d’un espace à elle et je n’ai plus
besoin de place à moi. Je retrouve un peu d’intimité salvatrice dans les longues promenades que
je fais seul dans mon village, risquant fort peu de croiser âme qui vive sous ce vent que crie
l’Hiver. Pourtant, observer les lieux de mon enfance insouciante avec la causticité rationnelle
d’un regard d’adulte me laisse des remous désagréables au cœur. Je me vois vivre dans ces rues

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désertes, rire, embrasser, désespérer, je me vois partout comme de loin, je vois cet enfant, cet
adolescent qui me ressemble s’éloigner de moi, je ne me reconnais plus. Mes souvenirs
imparfaits me donnent des images incomplètes, des bribes sans contexte, tant et si bien que je
suis laissé face à une vague impression de familiarité dont je ne retrouve plus l’origine, une
impression de déjà-vu.
Le repas se passe, les plats s’entassent dans l’ordre et le rythme habituel, les conversations
gardent cet air de convention, un ordre figé établi bien avant mon temps qui guide les sujets
abordés, norme le langage commun. Je ne le comprenais pas enfant, je le comprends encore
moins maintenant, moi qui pensais ultimement rejoindre la conversation des adultes en même
temps que leur table, je passe le repas à ressasser cette croissante incommunicabilité. Cela ne
dure pas longtemps, rapidement les estomacs sont pleins, les cafés servis et la politique évitée :
tout le monde se prépare à l’animation du jour. Mon grand-père descend jusqu’à sa voiture, y
récupère trois cartons dont il fait émerger un petit écran blanc, un projecteur de Super8 et
plusieurs de ses grosses bobines à l’odeur étrange, ces rouleaux de plastique contiennent des
heures de film. Ces films, ce sont les souvenirs de mon grand-père, ceux qu’il a pu inscrire en
images à l’aide d’une Super8 qui trouve en 1968 ses mains d’amateur, comme elle en trouva
tant d’autres à la même époque. La famille s’installe, l’intérêt s’allume finalement sur les
visages. C’est quelque chose que de revoir des images de soi si anciennes, des lieux perdus, des
visages épargnés par le temps ! De mon côté, je suis moins emballé : j’ai appris l’existence de
ces bobines il y a deux ans alors que je commençais à peine à m’intéresser au cinéma. Deux ans
à relancer incessamment mon grand-père : « Il faut en faire un film ! » lui répétais-je. Alors que
je m’apprête enfin à découvrir ces images, je m’étonne de mon impassibilité, je me dis qu’au
final, je ne m’attends à pas grand-chose. Je me rappelle aussi pourquoi : deux ans que mon
grand-père répond à mes insistances en désamorçant mon entrain – « C’est la famille, des repas,
ça n’intéresse personne. Je vois pas ce que tu veux en faire. ». Alors que le cliquetis de la
machine se lance et que la bobine s’engage avec force crissements, j’attends l’image
prophétisée, j’attends des plans que j’ai vus mille fois chez mille familles : les repas, les
sourires, du déjà-vu.
J’aurais dû me douter qu’à travers la bouche de mon grand-père parlait la fâcheuse tendance
familiale au doute et à la dépréciation de soi. Il y avait certes ces images connues, vues et revues,
des repas de famille, des mariages. Des images conventionnées analogues aux photographies
du 19ème siècle où l’on pose un cadre, une mise en scène de l’unité familiale pour sa postérité
généalogique. Mais entre deux mariages, je découvre des plans qui ressortent du cadre, des
plans documentaires d’une époque révolue, un regard de cinéaste qui s’attarde sur le contexte
des souvenirs, sur leurs réalités. Je trouve dans ces bobines des images que je n’ai jamais vues
ailleurs. Mon intérêt, piqué à nouveau, se rendort bien vite : je rentre demain chez moi pour me
préparer au concours. Ces bobines endormies cinquante ans dormiront quelques mois de plus,
je n’ai pas le temps de m’y pencher. Le film titré « Famille, 17.05.1970 à 1977 » défile en
saccades, je regarde à gauche, le reflet mouvant de l’écran dans le regard de mon grand-père
donne à son vieux visage quelque chose de jeune.

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Janvier 2023, je découvre les sujets de cette année et décide sans pondération que mon dossier
sera sur le déjà-vu. Qu’il sera une enquête de ces bobines qui m’intriguent depuis longtemps.
En creux je cherche surtout à me pencher sur mon grand-père, cette figure que j’ai toujours
connue et dont j’apprends en retard l’ancienne et passée passion pour le cinéma, la
photographie, l’image et la capture documentaire du quotidien. Je me dis que moi aussi, au
même âge je fais les mêmes choses. Je me demande pourquoi nous n'en avons jamais parlé.
Nous convenons ensemble de nous retrouver chez moi pour qu’il m’apporte la visionneuse, le
projecteur, l’écran et les cartons de bobines, pour qu’il m’explique le fonctionnement du
matériel. En attendant son arrivée, je passe les deux premières semaines du concours à avancer
à l’aveugle, j’hypothèse et conjecture sans grande conviction : je n’ai visionné que quelques
bobines à Noël, distraitement, et il me reste des heures de films inexplorés. Au fond,
j’appréhende la sortie du noir : la lampe du projecteur ancrera ces images à jamais et je crains
que la lumière n’apporte que la triste prédiction de mon grand-père. Des plans qui ne valent pas
grand-chose. Les bobines sont enfin chez moi et je n’ose toujours pas les regarder.
Il est vrai que le premier film que je visionne, titré « Xav 2 ans » m’effraie quelque peu : vingt
minutes de plans affectueusement concentrés sur le nouvel arrivant de la famille, ça ne me
donne pas grand-chose. Ça me laisse pensif, troublé certes par l’image de ces visages si
familiers et si étrangers par leur jeunesse. Mais tout cela me laisse la certitude aigre que je vais
devoir broder, étoffer, embellir ce sujet plutôt que de le laisser parler par lui-même. Les bobines
se déroulent tour à tour, une par une et une fibre pragmatique me tire toujours de l’émotion
ressentie pour m’asséner la même question : « qu’est-ce que tu vas pouvoir faire de tout ça ? »,
je désespère avec modération dans mon salon improvisé en salle de cinéma.

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Et pourtant, ces images intimes reviennent sans cesse à mon esprit sans y être invitées. Je
rumine, et ces bobines m’impriment à l’iris un négatif que la lumière insomniaque des pensées
nocturnes projette sur mes paupières closes. Pourquoi ? D’où me vient cette insistance de l’âme,
cette impression tenace au cœur, cette soudaine envie de pleurer ?
Je visionne ces scènes lointaines, ces regards rieurs d’enfants curieux, ces regards que je peine
aujourd’hui à reconnaître tant l’âge a brisé leur éclat. Je visionne recroquevillé, minuscule face
aux monts indépassables du passé. Je visionne ceux qui me précèdent, en creux, dans le ressac
de leurs souvenirs. Ne suis-je pas de trop dans ces images ?
Je comprends alors la racine des choses, la source de mon malaise : je me sais façonné par ses
scènes, je n’existe que dans leur continuité. Je suis la somme de ces moments, le résultat de ces
sourires discrets, de ces gestes imperceptibles, des inflexions hasardeuses de l’affection
familiale. Je vois s’animer sur le projecteur le visage d’enfant de ma mère, je le reconnais à la
précision des expressions qui n’ont pas changées, et je sens que tout est dit de moi. Ce déjà-vu
me rassure, me dit que j’ai ma place avec ces images, dans ces images. Le malaise voyeuriste
que je ressentais s’estompe, j’oublie cette pesanteur et me met à survoler ce kaléidoscope
généalogique.

Ma grand-mère, élégamment drapée de sa robe de mariage, s’avance vers une voiture qui
l’emmènera à la petite commune montagnarde des Allues pour y fêter la cérémonie. Elle est
jeune, quelque peu gênée d’être le centre de l’attention, elle rit en essayant de ne pas tomber
sur ces routes alpines toujours pentues. Le temps est à l’insouciance du temps à venir.

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Les nouveaux mariés se filment pendant leur voyage de noces. Ils sont timides, comme je le
suis lorsque je croise un objectif, mais les regards parlent d’eux-mêmes, ils sont adressés à
celui qui filme, pas à celui qui les observe. Je ne sais pas si je reconnais mon grand-père à la
persistance de ses traits malgré l’âge, ou à son impressionnante ressemblance avec son fils
Sébastien, mon oncle.

Mon arrière-grand-mère, Irma, ma grand-mère, Josiane, et sa fille Marie, ma mère. Je réalise la


mesure du grand cycle humain dont je suis le parachèvement et la continuité, le début et la fin.
Certains gestes portent en eux la nécessité d’une répétition infinie, ils fournissent par leur
présence continue dans l’histoire humaine une maigre base de certitudes, de réconfort face aux
tumultes du changement et de l’altération.

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Alors que je me promène dans ces souvenirs que j’ai l’impression tenace de partager, je tombe
sur des plans d’une autre nature. Des plans qui s’éloignent de la représentation traditionnelle de
la famille, de ces images belles et nostalgiques d’un passé heureux. Des plans qui prennent leur
rareté dans l’unicité de ce qu’ils filment : une époque révolue. Le dernier soubresaut d’un mode
de vie centenaire sauvegardé en son cœur,

Mes aïeux se filment tuant le cochon, comme il était de coutume de le faire chaque année.
L’image figée en une scène étrangement picturale me donne presque l’impression qu’ils
savaient en sauvegardant cet instant qu’il serait l’un des derniers. Des scènes paysannes
présentées sans filtres, avec la fierté de ceux qui vivent une vie laborieuse.

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Le cochon vidé de son sang, on lui nettoie ensuite la peau en la brûlant pour enlever son duvet
et la stériliser. Une petite fille touche le cadavre sans sembler s’en effrayer. Je ne peux
m’empêcher de me voir, une barquette de plastique en main, achetant sans y penser de tristes
côtelettes sous-vides. On avait sûrement à l’esprit, durant cette époque, la connaissance
profonde et physique de l’animal, de sa souffrance, de sa valeur. J’affirme avec certitude que
le morceau de lard de la soupe du dimanche avait pour eux meilleur goût que les meilleurs plats
que je puisse goûter aujourd’hui.

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J’arrive enfin à la fin de la pile, sur une bobine qui ne m’inspirait pas grand-chose titrée
« CHAPELLE – CROIX MARIET – POMPIERS ARITH – CAMIONS ETIEVENT, 1978 ».
Arith, c’est le village natal de mon grand-père, un petit patelin du Massif des Bauges, une
paroisse minuscule et esseulée que Bresson et Bernanos n’auraient pas rechignés à prendre
comme terrain d’expérimentations, une ruralité pure qui parle de l’essence des Hommes. Et
pourtant, personne n’a jamais parlé d’Arith. Les récits, les actions, les révolutions et les remous
de ses habitants se sont tenus à l’écart de la marge même de l’Histoire. Des vies passées dont
les témoins passèrent à leur tour, ramenant à la terre leur sage mémoire villageoise sans souci
d’éternité. Arith fait partie de ces chapelets de villages qu’on observe sans savoir, qu’on voit
sans connaître. Ces lieux excentrés, loin des biographes et des historiens, que l’on juge en un
coup d’œil et que l’on commente d’une phrase de mauvais balzacien : « il semble que rien n’ait
été changé depuis le moyen-âge » (Le curé de village). Mon papy, lui, le tient à cœur, ce patelin.
Il est à peine plus âgé que moi quand il décide de le filmer. Il le fait vivre sous mes yeux, image
par image, dans cette bobine qui défile.
Pourtant, il est en apparence difficile de croiser le chemin du cinéma lorsqu’on vit au village
d’Arith. Les sorties du dimanche, dont le récit m’a été transmis mainte fois, étaient l’occasion
d’une messe et occasionnellement d’un morceau de lard dans la soupe. Là-bas les foules et les
extravagantes lumières de l’urbanité étaient fort lointaines, les dimanches de Sartre passés au
cinéma, un loisir que la distance rendait luxueux.

Comment peut-on se rendre compte de la puissance de l’image lorsqu’on n’a jamais vu toute
une foule émerger d’une salle noire les yeux plissés, le cœur ouvert, l’imagination à vif ? Peut-
on devenir cinéaste sans cinéphilie ? Sans ces plans matriciels qui naissent au visionnage d’un
grand film, que la mémoire ressasse tant qu’elle finit par penser qu’ils ont été vécus ? A croire
qu’à la campagne, on pourrait presque vivre sans ces images inventées, qu’on pourrait vivre
d’eau fraîche et d’oralités évocatrices ; De ces contes qui se logent dans la part mystérieuse de
chaque forêt, de chaque arbre, de chaque branche. Ces histoires celtiques qui n’ont besoin pour
toucher l’Homme que d’être racontées dans une clairière, au bord d’un ruisseau, assis sur une
pierre verte de mousse. Au fond, mon amour du cinéma naît peut-être de mon rejet de l’urbain,
ces villes inconnues où mes études me poussent et dans lesquelles je ne trouve que des images
irritantes et des visions grisâtres. Un lieu démystifié, rationnalisé qui ne m’évoque au fond que
des reflets de la souffrance humaine, la contrition des corps fatigués dans une rame de métro.
En ville naît mon besoin de cinéma, besoin de faire le plein d’images, je n’en peux plus de voir
ces paysages qui restent les mêmes peu importe la saison. Je comprends enfin la fascination de
Sartre, je ne comprends toujours pas mon grand-père.

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Alors que je m’interroge sur ce qui le pousse, depuis ce village loin des salles obscures, à trouver
de la valeur dans le geste de capture cinématographique, je me rappelle alors d’une anecdote
qu’il m’avait racontée un jour presque par hasard, sans contexte, comme si au gré des pensées
inconscientes était remontée une bribe ancienne de souvenir. Une anecdote d’enfance, où il se
souvient précisément de l’épisode où, contre toute attente, le cinéma est venu à sa rencontre en
allant jusque dans son salon. Il me parle de ces voyageurs nomades qui parcouraient la France
rurale pour animer des projections de film, équipés seulement d’un projecteur, d’un écran géant
et des bobines les plus reconnues du moment. Une salle itinérante, capable d’être montée et
démontée au gré des déplacements dans les villages qui voudrait bien l’accueillir. Mes aïeux
ont la chance de pouvoir les accueillir dans leur grand salon, autrefois salle de restauration pour
le village. Ainsi, les premiers films visionnés par mon grand-père sont des Chaplin, qu’il
pouvait regarder sur un écran géant depuis le confort de sa maison une à deux fois l’an, au gré
des itinérances de la salle. J’imagine en souriant son regard d’enfant qui, bien installé, devait
s’émerveiller tant du film que de la petite foule assise derrière lui, le village réuni dans son
salon. Un quelque chose de Cinema Paradiso me dit que c’est dans ces moments-là que naît la
passion de l’image, la réalisation puissante de sa capacité à fasciner, à unir en fascinant. Il
conclue l’anecdote rapidement : les projectionnistes passeront à Arith une poignée de fois
seulement, pas le temps d’en faire une tradition. Leur confession juive a été évoquée par hasard
au gré d’une conversation avec un habitant du village, la nouvelle s’est répandue, ils ne furent
plus réinvités.
La campagne restera la campagne.

Il aura fallu ces concours mathématiquement précis de circonstances pour que mon grand-père
soit celui qui, en 1978, filme ces images, ces plans qui marquent clairement leur volonté de
préservation de la réalité perçue du village. Un documentaire amateur, filmé de l’intérieur :
Arith qui se regarde et s’exprime au travers de l’objectif de mon grand-père. La bobine défile
et je constate rapidement qu’il a réfléchi à l’ordre de ses plans, à la concordance harmonieuse
de leur montage. Il créé une narration, sa narration, celle qu’il perçoit lorsqu’il assiste en
observateur à la rénovation de la chapelle d’Arith.

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« Pour la sauvegarde d’un souvenir du passé ». Ces mots, figés dans l’image vieillie de ma
visionneuse, me laissent l’impression d’un plan érigé en manifeste. Je ressens de plein fouet et
malgré moi l’affection jusque-là incomprise de mon grand-père pour l’histoire des petites
choses, ces récits que l’on ne filme pas. Pour la sauvegarde d’un souvenir du passé, cette phrase
me reste en tête, je la ressasse tant qu’elle prend la force d’un mot d’ordre, d’une injonction au
geste de capture. J’ai soudainement envie de prendre mon caméscope, moi aussi, je ne veux pas
oublier.

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Je continue. Je vois cette chapelle qui s’érige, perçant le ciel et le cadre. Je vois ces hommes
qui de leurs mains calleuses passent lestement sur ces poutres sèches des pinceaux luisants de
vernis. Ces hommes qui sauvegardent, réparent, conservent le souvenir. J’arrête la visionneuse
sur l’un d’eux, il paraît ainsi vivre éternellement. Je l’assassine en actionnant les courroies qui
de nouveau agitent les bobines, tirent sur le film et me rappellent que toute mémoire est
transitoire. Que chaque souvenir puissamment ressenti appelle à sa suite le vide immense de sa
non-existence.

Je ne comprends pas immédiatement le plan suivant : dans un atelier sombre filmé de


l’extérieur, trois hommes s’affairent sur un morceau de bois épais que je n’identifie pas. La
force des gestes, la précision de leurs répétitions, les sourires empreints de fierté face à la tâche
accomplie me laissent presque nostalgique d’une époque où l’on pouvait encore construire de
ses mains l’objet de son désir, la sueur comme unique prix à l’autonomie. Je reconnais l’objet
lorsqu’ils l’apportent au dehors : c’est une croix de bois. Ils l’érigent pour la première fois,
comme on érige un trophée, la lumière du jour enveloppe toute l’image.

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Mon grand-père filme ensuite une messe dont le son désynchronisé rend difficile la
compréhension. En tendant l’oreille, je n’entends qu’un grésillement flou, une voix d’outre-
tombe, une mémoire abîmée. Je saisis néanmoins qu’on y célèbre la rénovation de la chapelle,
et qu’on y honore le don de cette croix désormais parée de fleurs. Je me dis qu’elle va arborer
fièrement son symbole à l’intérieur de l’édifice. Je n’ai toujours pas compris.

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Le plan suivant, un raccord sur cette croix chargée dans une remorque, prête à partir, me laisse
troublé, vacillant entre l’incertitude de sa destination et un sentiment prémonitoire presque
physique. Une fibre enfouie me dit que je reconnais cette croix, enfouie si profondément qu’elle
s’est arrachée aux serres de la raison pour ne s’exprimer qu’au travers cette étrange décharge
au corps. Une certitude instantanée, primale, indépassable : une mémoire des formes qui me
donne une image étrangement familière dont je ne connais pas l’origine.

Le plan suivant montre la croix, la remorque et la jeep qui la tracte sur une route de montagne
aussi escarpée que verdoyante. Je comprends enfin, et la raison s’adjoint au sentiment pour
m’assurer de ma connaissance de l’objet : il n’en existe pas beaucoup dans les environs isolés
d’Arith.
Je découvre le dernier plan en le connaissant déjà.

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Je l’ai déjà fait, ce chemin de croix, et je l’ai déjà vue des dizaines de fois lorsque dans mon
enfance on m’emmenait parcourir les sentiers tortueux du plateau où elle fut érigée. Je me
souviens des épaisses dalles de granit de l’ancienne voie romaine cachée par la mousse, la boue,
le temps. Je me souviens de ces sillons parallèles inscrits dans les pierres, la marque
impérissable du passage des Hommes, de ces roues de bois millénaires qui taillèrent leur chemin
à l’usure. Enfant je me sentais déjà écrasé par le poids de l’Histoire, la répétition des mêmes
paternes, des mêmes erreurs, et ces visions y contribuaient. Aujourd’hui j’ai toujours
l’impression tenace de l’impossible nouveauté dans cet impitoyable Ouroboros hegelien.
L’Homme ne dépasse pas l’Homme.

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Lorsque je passais à côté de cette croix, je pensais qu’à l’instar de ces pavés romains, elle trônait
fièrement depuis des temps immémoriaux. Personne n’a trouvé l’occasion ou l’utilité de me
prouver le contraire, de me dire qu’elle avait une histoire proche, presque palpable, une histoire
que je pouvais comprendre. Personne n’a pensé à mon incompréhension face aux marques d’un
passé partagé, commun, connu. Je restais enfant condamné à voir sans savoir, à vivre dans
l’influence du souvenir familial sans le connaître, à respirer dans le creux du passé.
Pourquoi Papy ne m’a-t-il jamais parlé de la croix ? Peut-être qu’on oublie, avec le temps,
l’importance ces choses passées. Qu’on reste face à sa vie mémorielle comme un étranger, n’y
voyant qu’un reflet daté de ce qui fut et n’est plus. Peut-être que les vieux souvenirs s’examinent
comme ces vieilles images sur lesquelles j’enquête, avec toujours cet étrange et aigre
étonnement de l’impossible conciliation du passé et du présent. J’oserais même avancer que les
souvenirs demandent à être enquêtés, explorés et complétés. Que leur imparfaite reconstitution
est analogue à celle des images et qu’il est possible de ne plus comprendre son propre souvenir
lorsqu’il témoigne d’un passé si lointain et distancié qu’il paraît surnaturel. J’imagine que mon
Papy, revoyant ces images, complète ses souvenirs, peut-être en les revivant avec la même force
originelle qui fut celle de leur conception. J’imagine un ping-pong, un rebond entre l’image et
le souvenir, entre la mémoire mécanique et la mémoire organique. Toutes deux s’effilochent et
se complètent dans leurs imperfections, dans leurs évocations floues d’un contexte ancien. Des
souvenirs froids au toucher qui se réchauffent lentement contre la lampe du projecteur.
Je me souviens de tout cela, accompagné seulement des roulements réguliers de la bobine et de
ce sentiment d’apaisement qui me croît au cœur. L’étrangeté familière de cette croix, de ces
lieux que je pensais connaître sans jamais les avoir vus, s’estompe et me laisse rassuré face au
souvenir, conscient désormais de sa complétude. Je crois que c’est ça, le déjà-vu. Cette angoisse
humaine née de la volonté de connaître l’origine des choses, la racine de l’impression et du
souvenir. Par ce film mon grand-père apaise en moi une agitation dont je ne connaissais même
pas l’existence, il touche à cette envie de comprendre intimement l’essence des objets et la
nature des êtres. Je me dis que l’image et sa relative réalité fournissent des réponses à ces
questions. Je ne peux m’empêcher de penser que ces réponses restent invisibles à ceux qui n’ont
pas cherché le mystère, ceux qui n’ont pas interrogé du regard, ceux qui ne se sont pas posés la
question matricielle : d’où viens-je, où vais-je ? Ces images m’apportent peut-être un réconfort
certain, je doute qu’elles agissent de même pour qui que ce soit d’autre que moi. Il faudrait
d’autres inconnues, d’autres chemins inexplorés, d’autres étranges familiarités avec le monde,
d’autres déjà-vus.
Pourquoi Papy ne m’a-t-il jamais parlé de ces films ? Il aura fallu vingt-et-un an pour qu’ils
émergent à nouveau, comme si les souvenirs perdaient de leur valeur une fois vécus et n’en
retrouvaient qu’une fois touchés par la nostalgie du temps passé. Mon grand-père me donne
l’impression d’avoir filmé pour lui-même, comme on écrit dans un carnet intime qu’aucun
regard ne peut juger. Les archives prennent visiblement toujours du temps avant de retourner à
la publicité. Je peux le comprendre.
Ce que je ne comprends pas, ce qui me reste bloqué au travers de la gorge, c’est son silence,
cette absence qu’aucune bobine ne saurait rendre : il ne m’a jamais parlé de cinéma. Je me
retrouve adulte, passionné à mon tour comme lui l’était, épris de cette envie puissante de garder

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en images éternelles la fibre des moments vécus, et je ne comprends pas. Je le vois pourtant
dans le cadrage de ses plans, l’attention subtile portée au montage de ses bobines : il est comme
moi. Je sais par expérience qu’un film, pour s’exprimer, demande un effort conséquent de
l’esprit, un investissement du cœur, la force d’un regard sur les choses. D’où lui vient cette
absence de considération pour son propre travail ? Pour le fruit physique de sa passion
d’amateur, pour sa passion véritable ? Je reste sur ces aigres pensées, sur cette impression qu’on
ne m’a pas transmis la valeur du geste, qu’on m’a laissé face au désespérant vide existentiel de
ceux qui vivent sans passion. Je me dis que j’ai dû trouver à l’aveugle, à force d’épreuves, une
passion à mon image qu’on aurait pu me transmettre. J’ai l’impression d’avoir perdu du temps,
d’être en retard sur ces gens qui tracent leur voie dès l’enfance, que tout aurait pu être différent.
Puis je me dis que c’est comme ça. Qu’à désespérer trop fort on pense fort peu. Qu’au fond,
nous nous sommes finalement rejoints, avec mon grand-père. Une pointe de sagesse inopinée
m’indique que le geste d’élévation se ferait ici dans la compréhension des destins déliés, de ces
parcours parallèles, de cette familiarité dont je ne connais pas la cause.
Je suis assailli par ces pensées expansives lorsque la bobine arrive à sa fin. Sous l’impulsion du
moteur électrique elle tourne de plus en plus vite sur elle-même et l’extrémité libérée du film
s’agite et siffle. Je laisse couler, je ne l’entends même pas. Un claquement, la pellicule s’arrache
de son axe, se plie, se tord violemment et une frayeur soudaine m’extirpe de ma torpeur et me
pousse à éteindre le projecteur, à freiner les courroies. En récupérant la bobine, un morceau de
plastique arraché me reste en main : une fine bande noire, 24 images alignées, une seconde de
souvenir amputée. Je reste devant cet instant figé à jamais entre mes doigts avec une culpabilité
croissante que je ne comprends pas. Ce n’est pourtant pas grand-chose, une seconde, un infime
fragment de vie tout au plus ! Mais une impérieuse injonction de l’âme me dit qu’il faut réparer
mon erreur, ma faute d’inattention. Je passe une heure, les doigts tremblants d’inexpérience, à
essayer de recoller les morceaux tandis qu’à l’esprit me reste toujours cette amère impression
d’avoir brisé une urne funéraire.
Enfin, les perforations du scotch s’alignent avec celles de la pellicule et le film s’accroche
parfaitement à la roue dentée du projecteur : le souvenir est sauvé. Tout du moins il l’est jusqu’à
la prochaine casse : la mémoire pelliculaire a cela qu’à l’inverse de la mémoire des Hommes,
elle s’use à chaque revisionnage. En enroulant la bobine pour la rentrer dans sa cassette
protectrice, je me dis fièrement que j’ai sauvegardé le souvenir, à ma façon. Je l’ai réparé en un
sens, rendu à sa forme originelle.
Pour la sauvegarde d’un souvenir du passé. Ces mots me reviennent, je vois ces hommes
rénover la chapelle, restaurer le souvenir, et mon grand-père qui les filme. Je me dis que je n’ai
rien ajouté à tout cela, qu’en bon observateur j’ai observé passivement ses images sans oser
m’avancer vers elles. Mon grand-père a pris le courage d’inscrire son regard sur les choses, de
l’agencer, de l’orienter pour le transmettre dans ces pellicules cinquantenaires, je n’ai eu la
force que de les regarder. Je me sens face aux bobines comme lui l’était face à cette chapelle,
et c’est sur cette pensée que l’évidence me frappe : la pérennité du souvenir appelle la
réactualisation infinie du regard qu’on lui porte. C’est en répétant une histoire que le mythe se
forme, et la vision répétée donne aux images la grâce de ces icônes religieuses impérissables.
C’est cela, la forme achevée du déjà-vu : le creusement d’une trace à l’âme. Face à ce constat,

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mon inaction condamnerait ultimement ces films à l’oubli, à la dégradation matérielle, au néant.
Il faudrait repasser ces images pour comprendre qu’elles portent en elles bien plus que la valeur
du souvenir, qu’elles donnent quelque chose de l’Homme, quelque chose du cinéma. Ainsi
j’affirme ici, pour remercier celui qui les a filmées, cette phrase manifeste : ces bobines portent
en leur sein une valeur intrinsèque née de l’unicité de leur contexte et du courage passionné
qu’il a fallu pour qu’elles existent. Elles méritent pleinement d’être vues, puis revues par notre
regard moderne, d’être comprises à la hauteur de leurs répétitions visuelles dans la chronologie
humaine, comme ces dalles romaines sillonnées par les passages successifs de toute l’humanité
depuis des siècles. Le regard voit, le regard marque, le regard imprime l’objet observé de son
passage. Mais tous ignorent tout de ces images embobinées dans mon salon. Je reste en silence
avec mon reflet, conscient de ma capacité à les réactualiser par le montage pour les porter
jusqu’au regard collectif. Le temps passe, la nécessité croît et l’évidence du devoir vient d’elle-
même, comme elle le fait souvent dans le sillage de la réalisation de son propre pouvoir.

Je dois en faire un film, il portera nos prénoms déliés, notre nom commun.

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Bibliographie et références visuelles

Le Temps des Cerises – Yves Montand


Le Curé de Village – Honoré de Balzac
Les Mots – Jean Paul Sartre
Cinema Paradiso – Giuseppe Tornatore
Les images de ce dossier sont en majorité une numérisation que j’ai faîte des pellicules de
mon grand-père. J’ai sélectionné ces plans parmi des heures de film dans une optique de
réorganisation pour la mise en valeur du thème choisi. Réutiliser ces images en leur donnant
un ton « autre » m’a paru judicieux concernant le principe du déjà-vu, j’ai donc pris
quasiment la posture d’un monteur d’archives.

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