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Maria Cristina Fornari


Giuliano Campioni
Le tremblement de terre de Nice.
Une source inédite de Nietzsche :
Guy de Maupassant

1
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Éditions d’Ariane

LE TREMBLEMENT DE TERRE DE NICE

UNE SOURCE INÉDITE DE NIETZSCHE :


GUY DE MAUPASSANT

MARIA CRISTINA FORNARI


GIULIANO CAMPIONI

2
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Le présent texte est édité par EuroPhilosophie et les


ÉDITIONS D’ARIANE

GIRN - Groupe International de Recherches sur Nietzsche


GIRN - Gruppo Internazionale di Ricerche su Nietzsche
GIRN / INRG - International Nietzsche Research Group
GIRN / INFG - Internationale Nietzsche-Forschungsgruppe
GIRN / GIIN - Grupo Internacional de Investigações sobre Nietzsche
GIRN/GIIN - Grupo Internacional de Investigaciones sobre Nietzsche

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Maria Cristina Fornari, Giuliano Campioni, Le tremblement de terre de
Nice. Une souce inédite de Nietzsche : Guy de Maupassant,
EuroPhilosophie 2011, Éditions d’Ariane.
Site : http://www.europhilosophie-editions.eu

Dépôt légal : Avril 2011


© EuroPhilosophie / ÉDITIONS D’ARIANE
Site : www.europhilosophie-editions.eu

Illustration de couverture :
Tiziano Vecellio, Bacchus et Ariane, détail, 1523-1524, huile sur toile, National Gallery.

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1*. Le 23 février 1887, le Mercredi des Cendres, vers 6 heures


du matin, Nice fut réveillée par un violent tremblement de terre.
Destination de touristes de haut rang, dont l’arrivée et l’activité
mondaine dans les villes et les hôtels sont ponctuellement et
orgueilleusement enregistrées et commentées dans les quotidiens
locaux ; siège de théâtres et casinos, ainsi que d’un carnaval fastueux
dont la fin a été célébrée la veille même avec de majestueux feux
d’artifices sur la Promenade des Anglais, la ville cosmopolite perd
tout d’un coup sa gaité.
La première oscillation a été presque imperceptible, quelques
personnes à peine l’ont sentie. Huit minutes après une
seconde oscillation ébranlait les maisons sur leurs bases.
C’était comme un déchirement. Tout craquait, les murs, les
meubles, les cloches sonnaient, les chiens aboyaient, des
personnes effarées, tremblantes sautaient de leur lit et
s’empressaient de quitter leur domicile.
Bientôt les rues présentaient un spectacle des plus attristants.
Des femmes à peine vêtues, affolées couraient çà et là,
pleurant, criant, serrant dans leur bras des bébés arrachés tout

*
Maria Cristina Fornari est l’auteur de la première partie de cet essai ; Giuliano
Campioni de la deuxième. Le texte a été traduit de l’italien par Chiara Piazzesi et
révisé par Patrick Wotling et Céline Denat. Le sigle BN indique que le volume
mentionné est présent dans la bibliothèque personnelle de Nietzsche, d’après le
catalogue Nietzsches persönliche Bibliothek, herausgegeben von G. Campioni, P.
D’Iorio, M. C. Fornari, F. Fronterotta, A. Orsucci, unter Mitarbeit von R. Müller-
Buck, Berlin/New York, de Gruyter 2003.

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nus de leur berceau. Le flot humain, de toutes les artères


débouchait sur les places.1
Les quotidiens locaux décrivent l’émotion suscitée par la
catastrophe, qui a soudainement transformé la ville en « un camp de
bohémiens » : sur la Place Masséna, sur la Promenade des Anglais,
dans les jardins publics, le long de la plage, la foule est nombreuse ;
on installe des chaises, on emmène dehors les lits des malades ; « il y
a là un mélange étrange de gens de toutes conditions, des ouvriers en
blouse, des femmes en haillons à côté des robes de chambre en
peluches des demi-mondaines les yeux bouffis par l’insomnie et les
fatigues du bal, des tignasses blondes ébouriffantes »2.
Les fiacres pris d’assaut à prix exorbitants et les trams bondés de
monde, paquets et malles, avancent avec difficulté dans la foule : on
essaie de quitter la ville, de se réfugier à la campagne ou ailleurs sur
la Côte d’Azur, tout en oubliant que le péril est partout. Mais les
guichets sont fermés, les trains ne circulent pas, « de crainte de
catastrophes qui pouvaient se produire à cause des perturbations
arrivées le long de la voie »3.
C’est presque avec les mêmes mots que les récits de
l’évènement sont transmis à Paris par le chroniqueur du Figaro.
Friedrich Nietzsche se trouve à Nice, pendant son quatrième
séjour sur la Côte d’Azur. Arrivé autour du 20 octobre 1886, après
un séjour à la Pension de Genève4, dans la rue St. Etienne, selon son
habitude, il loge maintenant au 29 (aujourd’hui : 17) rue de

1
Le petit niçois, 24 février 1887.
2
Le petit niçois, 24 février 1887.
3
Le petit niçois, 24 février 1887.
4
Nietzsche est installé dans la dépendance de la pension (la toute proche Villa
Speranza) : voir l’ébauche de lettre au général Simon, autour du 20 octobre 1886
(KSB 7, p. 267). Les journaux locaux ne signalent pas sa présence parmi les
étrangers arrivés à Nice, contrairement à ce qui est le cas pour son séjour de
l’hiver 1887-88, où son nom est enregistré, bien que de manière fautive, comme
« Vietzsche » et « Nietzche Allemagne » Cf. Le petit niçois et L’Eclaireur du
Littoral, le deux du 24 octobre 1887.

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Pochettes, dans une chambre au premier étage, exposée au soleil,


pour se reprendre après « deux mois de froid et d’humidité »5. De
son logement précédent, dans la rue St. François de Paule, où il était
resté de novembre 1885 jusqu’à avril 1886 compris, entre la mer et
les jardins de l’Avenue des Phocéens, il aurait eu une vision bien
plus vive de la panique répandue dans la ville : une panique qui
évidemment ne le concerne pas — il se vante d’avoir même oublié de
mentionner le tremblement de terre dans les lettres qu’il avait écrites
le 23 février. Il avait eu une attitude différente par rapport au
tremblement de terre qui, le 28 juillet 1883, avait ravagé Ischia, l’île
à laquelle il avait d’abord pensé pour son séjour d’été. Le 3 août
1883 il écrit à Köselitz depuis Sils-Maria : « Je viens d’apprendre
qu’une fois de plus j’ai échappé à la mort ; car durant un temps, il y a
eu de grandes probabilités pour que je passe l’été à Ischia, à
Casamicciola »6. Et il revient sur ce point dans une deuxième lettre à
Köselitz, comme si la catastrophe à laquelle il avait échappé
comportait « cet effroi rétrospectif qu’éprouve quiconque a couru
sans le savoir un immense péril »7, auquel Nietzsche fait souvent
référence8. La catastrophe prend alors une signification symbolique :
Le sort d’Ischia m’a de plus en plus bouleversé ; et mis à part
ce qui touche chaque être humain, il y a là quelque chose qui
me touche personnellement, d’une manière effroyable et qui

5
À Franziska Nietzsche, carte postale du 15 janvier 1887 (KSB 8, p. 10).
6
Nietzsche, Lettres à Peter Gast, trad. de l’allemand par Louise Servicen,
Introduction et notes par André Schaeffner, Bourgois éditeur, Paris 1981, p. 359.
7
Humain, trop humain II, « Préface », § 3, in Œuvres philosophiques complètes,
XIV, Gallimard, Paris 1968, pp. 11-12 / MA II, « Vorrede », § 3.
8
Dans la lettre à Wagner qui accompagne l’envoi de l’Intempestive sur Bayreuth (au
début de juillet 1876), Nietzsche, pour avoir osé publier son écrit (qui met en
question sa situation personnelle), se compare de manière allusive au « chevalier
du lac de Constance », qui traverse au galop – sans s’en apercevoir – la surface
gelée du lac. Une fois atteint l’autre bord, informé de son impossible et folle
chévauchée, il meurt d’horreur et de terreur pour le danger encouru (KSB 5, p.
173). Cf. G. SCHWAB, « Der Reiter und der Bodensee », in : Gedichte, Stuttgart
1828, vol. I, pp. 364-66.

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m’est propre. Cette île m’obsédait : quand vous aurez lu le


Zarathoustra II jusqu’à la fin, vous saisirez clairement en
QUEL endroit j’ai situé mes "Iles bienheureuses". "Cupidon
dansant avec les jeunes filles" ne se conçoit d’emblée qu’à
Ischia, (les femmes d’Ischia disent "Cupedo"). A peine mon
poème achevé, l’île s’affaisse.9
L’attitude du philosophe qui se trouve impliqué dans le
tremblement de Nice est différente, liée à l’ostentation d’un sang
froid qui l’isole au milieu des écroulements et des désordres affectant
les « systèmes nerveux ». C’est seulement à partir du lendemain que
Nietzsche pense à rassurer famille et connaissances : le bureau du
télégraphe étant pris d’assaut (pour un total de 62500 dépêches dans
les quatre jours suivant le tremblement de terre10), il s’excuse de
manière laconique de ne pouvoir écrire, pour l’instant, que des cartes
postales.
Cher ami, peut-être la nouvelle de notre tremblement de terre
vous a-t-elle inquiété ? Voici un mot qui vous dira du moins
ce qu’il en est de moi. La ville regorge de gens dont le
système nerveux est ébranlé, la panique dans les hôtels est à
peine concevable. Cette nuit, vers deux ou trois heures, j’ai
fait un tour et visité quelques personnes amies, qui en plein
air, sur des bancs ou dans des fiacres, croyaient se préserver
du péril. Pour moi, je vais bien. Absence complète de frayeur
– et même pas mal d’ironie !11

Ma chère Maman, juste deux mots pour te tranquilliser, au cas


où les nouvelles au sujet de notre tremblement de terre
t’auraient inquiétée. Il est vrai que la plupart des étrangers, en
ces circonstances, ont perdu la tête ; mais pas ta vieille
créature. Cette nuit, vers les deux-trois heures, j’ai fait un

9
Nietzsche, Lettres à Peter Gast, p. 360. Le deuxième chapitre d’Ainsi parlait
Zarathoustra, II porte le titre « Sur les iles bienheureuses ». Pour “Cupidon
dansant avec les jeunes filles”, cf. Le chant de la danse (p. 131).
10
Cf. Le petit niçois, 2 mars 1887.
11
À Heinrich Köselitz, 24 février 1887. Nietzsche, Lettres à Peter Gast, p. 448.

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petit tour d’inspection à travers la ville, c’est-à-dire que je me


suis rendu aux hôtels que je connais, et qui ont pour une part
été fortement endommagés : leurs hôtes ont passé la nuit
dehors, par un froid mordant, étendus sur des bancs, après
s’être enroulés dans des couvertures, ou à l’intérieur de
fiacres etc. Dans la soirée, j’ai dîné à la pension de Genève,
dehors naturellement : rien que des systèmes nerveux
détraqués, à l’exception de la vieille épouse du pasteur12, qui,
tout comme moi, était de bonne humeur. C’est un coup dur
pour Nice ; la saison se trouve interrompue d’un seul coup.13
Nietzsche continue à prendre ses repas à la Pension de Genève :
les clients refusent de s’asseoir aux tables. Malgré les paroles
rassurantes des journaux et de l’administration publique, les
secousses continuent, et c’est un violent tremblement qui réveille
Nietzsche la nuit du 24, et l’incite à sortir, non pas par crainte, mais
plutôt par curiosité intellectuelle et par flânerie amusée14.

12
Il s’agit de Mademoiselle Hamann, que Nietzsche rencontre à plusieurs reprises à
Nice : Cf. lettre à Elisabeth Förster, 20 décembre 1885 (KSB 7, p. 128).
13
À Franziska Nietzsche, carte postale du 24 février 1887 (KSB 8, p. 30).
14
Nietzsche conserve son attitude froide et ironique les jours suivants, lorsque les
répliques se répètent et que la panique générale continue. Dans une lettre à
Köselitz du 7 mars, relative aux prévisions de nouvelles secousses violentes
annoncées par l’Autrichien Rudolf Falb, qui, malgré les doutes répandus sur le
manque de sérieux scientifique de ses théories, s’était acquis une certaine
popularité du fait de quelques prévisions réussies, Nietzsche écrit : « Je reste ici
jusqu’au 3 avril ; j’espère que je ne pousserai pas plus loin ma connaissance du
tremblement de terre ; en effet, ce Dr Falb nous met en garde contre le 9 mars,
date à laquelle il s’attend à une recrudescence des secousses dans notre région, et
de même les 22 et 23 mars. Jusqu’à présent, j’ai conservé assez de sang-froid, et
parmi les milliers de gens affolés, j’ai vécu avec un sentiment d’ironie et de froide
curiosité. Mais il ne faut pas trop se vanter : peut-être d’ici quelques jours serai-je
aussi déraisonnable qu’un autre. Charme du soudain, de l’imprévu... ». La
référence importante – et psychologiquement libératoire – renvoie à « l’imprévu,
le divin imprévu » valorisé par Stendhal, qu’il apprécie hautement. Nietzsche
pouvait trouver cette référence dans l’essai de Bourget sur Stendhal (« Stendhal
(Henri Beyle) », in : Essais de psychologie contemporaine, Paris, Lemerre 1883,
pp. 251-323 : 267), ainsi que dans la biographie de Colomb qui précedait
STENDHAL, Armance. Précédé d’une notice biographique par R. Colomb, Paris, C.

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Ici, dans notre contrée ensoleillée, que de choses différentes


avons-nous en tête ! Nice vient de vivre son long carnaval
international (avec en majorité des Espagnoles, soit dit en
passant), et, juste après, six heures après sa dernière
girandole, nous avons eu de nouveaux motifs, rarement
éprouvés, de rendre excitante l'existence. Nous vivons, en
effet, dans l'attente la plus intéressante d'être précipités dans
les abîmes — grâce à un tremblement de terre bien conçu qui
n'a pas fait hurler que les chiens alentour. Quel plaisir quand
les vieilles maisons se mettent à cliqueter comme des moulins
à café! Lorsque l'encrier se met à être indépendant! Quand les
rues se remplissent de silhouettes terrifiées, à demi vêtues, les
nerfs détraqués ! Cette nuit, vers 2-3 heures, comme gaillard*
[sic] que je suis, j'ai fait une tournée d'inspection dans
différentes parties de la ville pour observer où la peur était la
plus grande — la population campe, en effet, nuit et jour en
plein air ; cela avait une jolie allure militaire. Et dans les
hôtels ! Beaucoup de choses sont sens dessus dessous, et il
règne une totale panique. J'ai retrouvé tous mes amis et amies,
pitoyablement allongés autour des arbres verdoyants,
enflanellés car le froid est vif, et songeant sombrement à la fin
à chaque petite secousse. Je ne doute pas que cela mettra fin
soudainement à la saison, tout le monde pense à partir (à
supposer qu'on s'en sorte et que les voies ferrées ne soient pas
les premières à être “rompues”). Hier soir déjà, les clients de
l'hôtel où je prends mes repas n'ont pas pu se laisser persuader
de rentrer dans la bâtisse la table d'hôtes — on a mangé et bu
dehors; et, hormis une vieille dame convaincue que le bon
Dieu n'a pas le droit de lui faire du mal, j'étais le seul convive
à être gai parmi une foule de larves et de “poitrines
oppressées”.

Lévy 1877, BN, p. XLII : « Beyle a toujours adoré l’imprévu, ne pouvant se plier
à aucune gène imposée par un devoir quelconque, et se trouvant en insurrection
permanente contre toute obligation à l’accomplissement de laquelle n’était attaché
aucun plaisir ». Cf. STENDHAL, Mémoires d’un touriste (Chaumont, le 3 mai
1837), C. Lévy, Paris 1877, BN, p. 72 ; Correspondance inédite. Précédée d’une
introduction par Prosper Mérimée, M. Lévy Frères, Paris 1855 BN, p. 153.

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Je viens juste d'attraper un journal qui te dépeindra la nuit


dernière de manière bien plus pittoresque que ton ami n'a pu
te la faire ressentir. Je le joins, lis-le s'il te plaît à ton épouse,
et garde un bon souvenir de moi ! Fidèlement, ton
Nietzsche.15

Nietzsche, pour être encore plus rassurant, écrit sur la


coupure de journal :
NB les pertes humaines sont, selon une nouvelle rassurante,
insignifiantes : environ 1000 personnes pour l’ensemble de la
Riviera : les chiffres de départ étaient bien plus élevés. F. N.
Le même jour, Nietzsche envoie, avec la lettre adressée à son
ami Overbeck, « un journal » (très probablement le même)16.
L’article envoyé par Nietzsche, qui influence de manière visible
le ton de sa lettre, est conservé parmi ses papiers aux archives
Goethe-und-Schiller de Weimar17, et a été publié dans l’apparat de

15
À Reinhardt von Seydlitz, 24 février 1887, in Nietzsche Lettres choisies, Paris,
Gallimard, coll. Folio, 2008, trad. H-A Baatsch, J. Bréjoux, M. de Gandillac et M.
de Launay / KSB 8, pp. 31-32.
16
« Cher ami, dans ma lettre d’hier, j’ai attaché trop peu d’importance à
l’événement du jour. C’est pourquoi je t’envoie un journal. II va de soi que je fais
ce que je peux pour répandre autour de moi un peu de courage et de calme, car la
panique est immense, la ville remplie de gens aux nerfs détraqués. Cette nuit,
entre deux heures et deux heures et demie, j’ai fait la ronde de mes connaissances,
elles ont toutes passé la nuit en plein air, dans la désolation, au grand détriment de
leur santé, je le crains, car la nuit était froide. Il s’est produit quelques petites
secousses, les chiens hurlaient, la moitié de Nice était sur pied. Moi-même, j’ai
bien dormi avant et après ma tournée d’inspection. Le pire, c’est que la
catastrophe met une fin soudaine à la saison. Je m’attends du reste encore à de
nouvelles secousses et je suis prêt à tout. Jusqu’ici mon humeur est sereine, le
temps splendide. Mes bonnes amitiés, à toi et à ta chère femme ». À Franz
Overbeck, carte postale du 24 février 1887 (La vie de Frédéric Nietzsche d’après
sa correspondance, textes choisis et traduits par G. Walz avec une Préface
biographique, Rieder edit., Paris 1932, pp. 456-57).
17
GSA : 71/BW 308.

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l’édition critique du Briefwechsel18 : sans indication de source,


puisque manquent dans la coupure les dernières lignes et l’en-tête.
L’auteur, caché sous le pseudonyme de Santillane, est le journaliste
Gérard, qui jetait un regard ironique, désenchanté et cynique sur
l’événement depuis les pages du Gil Blas de Paris, auquel il
collaborait de manière régulière :
Tout tremble : les chancelleries, la Bourse, Nice, Cannes,
Marseille, jusqu’à Mme Flourens qui n’ose plus faire une
visite depuis sa fameuse aventure avec Mile de Munster. Le
Gymnase devrait bien remonter une des plus charmantes
pièces de son répertoire : Les Trembleurs. Il a là un succès
d’actualité tout trouvé. A Nice, on a tremblé plus terriblement
que partout ailleurs, et rien ne saurait peindre le spectacle
qu’a présenté la ville dans cette journée à jamais mémorable
du mercredi des Cendres. Vous figurez-vous toute cette
population jetée brusquement hors de son lit, dans la rue, par
la panique, après les bals, les soupers, les folies du mardi-
gras ! ... Ni pudeur, ni scrupules : des mères de famille
dévêtues comme des filles de maisons publiques, des couples
illicites dévoilant, sans la moindre vergogne, les mystères de
leur intimité, des hommes sans caleçons, des femmes sans
jupons ; des déguisés de la veille encore revêtus de leurs
oripeaux, arrachés tout à coup à quelque ripaille nocturne et
tombant éperdus dans cette foule affolée, blafarde et claquant
des dents. Chacun ne pensant qu’à sa peau et ne sachant où se
fourrer pour lui trouver un abri. Les fiacres, les cabines de
bains de mer prises d’assaut ; les magasins d’objets de voyage
envahis pour y dénicher des tentes de campement ; des abris
construits en un tour de main, à la façon de ceux des
sauvages, avec des piquets, des châles, des couvertures, des
rideaux ; tout le monde campant en plein air, comme une
troupe de bohémiens, dans une promiscuité étonnante, dans
les accoutrements les plus invraisemblables, pêle-mêle avec
des ustensiles de ménage de toute espèce, se livrant aux soins
de toilette, cuisinant, mangeant, buvant, s’effarant les uns les

18
KGB III, 7 : Nachbericht zur dritten Abteilung 3/2, Walter de Gruyter, Berlin-
New York 2004, pp. 895-96.

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autres. La peur agitant tout et menant tout. Les gares des


chemins de fer assiégées par des gens voulant fuir à tout prix,
n’importe comment ! Les bagages abandonnés dans les
hôtels. Le souci de la seule existence faisant oublier toutes les
autres considérations. Toutes les têtes au vent et toutes les
cervelles à l’envers. Quel tableau, et comment arriver à en
donner même une idée !
N’étaient les accidents de personnes à déplorer, il n’y aurait
qu’à rire, aujourd’hui que tout danger est passé, de cette
panique échevelée. Est-il possible, en vérité, que le soin de sa
conservation pousse la pauvre humanité à de telles
extrémités ? Ah ! sa guenille, si misérable qu’elle soit, tient
chèrement au coeur de l’homme, et M. Caro, qui étudiait
dernièrement les causes et les effets de la peur, aurait trouvé
de bien précieux documents à Nice dans la crise qui vient de
se produire.
Je dis crise, car il ne faut pas que l’exagération des faits
transforme en catastrophe irrémédiable pour la ville et les
autres stations hivernales du littoral méditerranéen une simple
et, au total, anodine alerte. La saison en ces parages n’en est
encore qu’à la moitié de son cours. Il y a encore inscrites au
programme les fêtes de la mi-carême et celles de Pâques. Le
mouvement hospitalier des villas entre dans son plein. Partout
il y a promesses de fêtes et de réceptions. Il ne faut pas qu’un
affolement inepte vienne précipiter les départs ou empêcher
les arrivées. L’alarme a été chaude, soit : il faut s’en remettre
d’autant plus vite. Les têtes ont déménagé à qui mieux mieux
et à outrance : qu’elles reprennent aussi rapidement leur
équilibre qu’elles l’ont perdu. Il n’y a plus de tremblement à
redouter sur les bords de la Méditerranée : qu’il n’y ait plus
de trembleurs ! La plus simple logique le commande et
l’humanité la plus élémentaire, ajouterai-je, le prescrit.
Le tremblement de terre de mercredi a causé, en effet, assez
de ravages sans que la déraison des trembleurs vienne en
ajouter d’autres. Toute la population du littoral ne vit que de
la présence des étrangers en cette saison. Si la panique chasse
ceux-ci, c’est la ruine pour des milliers et des milliers de
familles. D’un mal relatif on fera alors un désastre
irréparable. Avant de demander sa note à l’hôtel ou de

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prendre son billet à la gare, il faut que chacun songe à cette


éventualité. Il n’y a plus aucune raison de craindre le retour
du phénomène qui vient de se produire. Le courant
volcanique qui a déterminé la commotion dont a souffert tout
le midi de l’Europe, est passé, et les observations
scientifiques démontrent qu’il ne saurait revenir. Confiance
donc et que chacun se remette à dormir tranquille.
La description initiale de l’événement naît de la volonté de
scandaliser, en reprenant, sur un ton paradoxal et caricatural, les
notes des chroniques locales sur l’épidémie de panique, tout en les
transposant dans le jeu grotesque des scènes, dans les rues et sur les
places, des mélanges forcés et des nudités sans pudeur ni scrupules.
Le tableau amusé, qui provoque l’indignation d’un journal local19, se
renforce par les renvois à la chronique mondaine scandaleuse de ces
jours-là (la « fameuse aventure » entre Mme Flourens et Mlle de
Münster et le scandale diplomatique qui s’ensuivit20) et à une pièce
de théâtre à succès de 1861, Les Trembleurs (ou la Printemps qui
s’avance), de Dumanoir et Clairville21. Cette satire ingénieuse,
19
Sur L’union artistique & littéraire du 28 février 1887, bien qu’en en rapportant
seulement un extrait de la première partie, Léon Sarty désapprouve l’article de
Santillane, le jugeant « inqualifiable » et nocif pour l’image de la ville : un
« tableau ignoblement fantaisiste », fruit de l’« immonde imagination » de
l’auteur. « Qui se cache sous ce pseudonyme ? Quand on est assez… dépravé pour
écrire semblables choses, on a au moins le courage de signer de son véritable nom
[…]. Ce monsieur était à Paris, bien tranquillement chez lui, sans doute, lorsqu’il
a écrit cette infâme calomnie […]. Les mots sont impuissants à exprimer le dégoût
et l’indignation que nous inspirent ces lignes ». Au contraire, L’Éclaireur du
Littoral du 27 février, qui en mentionne seulement la deuxième partie, parle
d’« un excellent article », dans lequel « la situation du littoral – après le
tremblement de terre – est appréciée en termes justes et sympathiques ».
20
Un dimanche du février 1887 Mme Flourens, l’épouse du Ministre des Affaires
Étrangères de l’époque, avait rendu visite à la comtesse Münster, fille de
l’ambassadeur allemand à Paris, et lui avait revelé que le général Boulanger avait
écrit une lettre au Tsar, qui rapportait de nombreux faits au sujet de son mari, le
comte Münster. L’épisode s’inscrit dans l’intense intrigue d’espionnage et de
diplomatie qui liait à l’époque les grandes puissances européennes.

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adressée aux pessimistes et aux alarmistes, voit le protagoniste, M.


Bruneau, trembler face à toute chose, de la question chinoise à
Garibaldi, du printemps qui arrive à la « musique de l’avenir »
incarnée par la représentation de Tannhäuser à Paris. La lecture
assidue et mal digérée des journaux le confirme dans ses anxiétés,
que l’on ne parvient à soigner qu’au moyen d’une brochure-antidote
que le ramène à la raison, comme l’exprime la conclusion :
Ces Parisiens sont tous des pessimistes, / En aucun temps leur
esprit est calmé, / Et quand ce monde est rempli
d’alarmistes, / Il est permis, je crois, d’être alarmé. […] // De
ses terreurs chacun se fait l’esclave : / Tous les plaisirs nous
semblent superflus, / Et, pour ne pas danser sur de la lave, /
On s’engourdit et l’on ne danse plus. // Vers des caveaux nos
trésors s’acheminent, / Nos capitaux sont tous emprisonnés,
/ Et prudemment les riches se ruinent,/ Par peur... de quoi ?...
d’être un jour ruinés. // À ses calculs le poltron qui se livre/
Souffre déjà, par crainte de souffrir ; / Le cœur défaille, et
l’on cesse de vivre, / Pour échapper à la peur de mourir. // En
raisonnant, notre esprit déraisonne : / Soyons prudents, mais
soyons conséquents, / Et, pour jouir des jours que Dieu nous
donne, / Amusons-nous, même sur des volcans ! // Laissons
passer l’orage sur nos têtes, / Cherchons des yeux un horizon
plus beau : / Nous avons vu de bien autres tempêtes, / Et notre
barque est encore sur l’eau ! […] // Arrière donc, arrière,
pessimistes ! / Dans mon bonheur je veux me renfermer, / Et
dût ce monde être plein d’alarmistes, / Rien désormais ne
pourra m’alarmer !22

21
Réprésentée pour la première fois à Paris, au théâtre du Gymnase-Dramatique, le
23 mars 1861.
22
DUMANOIR, CLAIRVILLE, Les Trembleurs (ou la Printemps qui s’avance. Scénes
de la vie bourgeoise), Lévy Frères, Paris 1861, pp. 26-27. Les journaux locaux,
dans les jours qui suivent immédiatement le séisme, se souciaient de rassurer les
citoyens et les touristes sur la fin du danger : « Nice, après trois journées calmes, a
repris ses sens et rit aujourd’hui de sa frayeur en voyant toutes choses en leur
place. Rien n’est changé sous notre beau ciel : le soleil y est toujours vivifiant, la
mer azurée, les fleurs embaumantes, la nature toujour riante […]. Les étrangers,
nos hôtes d’hiver qui nous ont quitté un peu trop précipitamment,

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Nietzsche perçoit le détachement quasi humoristique et le


dépassement de tout alarmisme par le renvoi au bon sens dans la
deuxième partie de l’article (que l’auteur retrouvait dans la morale
avisée de la pièce), et l’apprécie : il ne faut pas transformer « en
catastrophe irrémédiable une simple et, au total, anodine alerte ».
En tant que Niçois d’élection, il partage plutôt la crainte que le
triste événement éloigne de la ville les étrangers, première source de
revenu et d’orgueil de la ville. « II va de soi que je fais ce que je
peux pour répandre autour de moi un peu de courage et de calme, car
la panique est immense », écrit-il, alors qu’il considère les nouvelles
rapportées par les journaux comme «très exagérées et en partie
fausses»23.
Nietzsche reprend, dans une lettre ultérieure à Emily Fynn
(autour du 4 mars), son attitude « gaillarde » par rapport au
tremblement de terre et à ses conséquences : il déclare à plusieurs
reprises “ne pas en avoir été bouleversé”, et ne pas être, par
conséquent, digne de la pitié avec laquelle l’amie s’intéresse à son
sort. Presque amusé, le philosophe partage son « sens de l’ironie et
d’une curiosité froide »24.

n’abandonneront donc pas cette belle ville de Nice qui leur a donné à plus d’un
des forces et la santé, à tous de saines et agréables distractions. Ils y reviendront
en masse car nulle part, ils ne retrouveront les avantages dont ils jouissent ici. Ce
malheureux événement a compromis la fin de notre saison hivernale, mais il
n’atteint d’aucune façon la prospérité de notre ville. D’ailleurs, les tremblements
ne se reproduiront plus et Nice sera toujours la plus saine, la plus belle, la plus
agréable ville du monde entier » (Le petit niçois, 2 mars 1887).
23
À Franz Overbeck, carte postale du 24 février 1887 ; à Franziska Nietzsche, carte
postale du 4 mars 1887 (KSB 8, p. 33 et p. 36).
24
Nietzsche, amusé, signale que la maison dans laquelle la troisième et la quatrième
partie du Zarathoustra furent écrites va être démolie du fait qu’elle menace de
s’effondrer (« – Caducité !... »). « (La maison dans laquelle deux de mes œuvres
ont vu le jour a subi des secousses qui l’ont endommagée au point qu’elle doit être
démolie. Le bénéfice en ira à la postérité, qui aura un lieu de pèlerinage en moins
à visiter.) » (à Emily Fynn, autour du 4 mars 1887. Cf. aussi à Malwida von
Meysenbug, fin février 1887). Emily Fynn répond sur ce point : « Ce sera un
grand regret de ne pouvoir faire le pélerinage à la maison écroulée où vous avez
composé deux de vos œuvres – mais on pourra se consoler en songeant que

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Très chère Madame,


tout en souhaitant vous exprimer mes remerciements les plus
vifs pour la sollicitude dont vous avez témoigné avec tant de
chaleur, je ne puis passer sous silence que c’est là une
sollicitude que je ne mérite pas : du fait que, si étrange que
cela puisse paraître, je me suis trop bien tiré de toute cette
catastrophe pour avoir droit à une quelconque sollicitude.
Toute cette affaire a été extrêmement intéressante — et plus
encore absurde ; et ni plus ni moins dangereuse qu’un voyage
de nuit à bord d’un train rapide. […] La nuit qui a suivi le
tremblement de terre, quand tout le monde campait dehors,
j’ai dormi tranquillement chez moi jusqu’à deux heures : à ce
moment, une secousse plus forte s’est produite, les chiens se
sont mis à hurler aux alentours, et je me suis alors habillé et
j’ai fait un tour dans les diverses parrties de Nice pour voir à
quelles folies la peur peut pousser les hommes. Ce fut la
promenade la plus intéressante que j’aie faite jusqu’alors à
Nice : après quoi, j’ai bien dormi, comme auparavant.25
De nouveau, Nietzsche joint à sa lettre une coupure de journal –
cette fois-ci non conservée – avec « l’unique compte-rendu objectif
de l’événement que j’aie pu trouver jusqu’à aujourd’hui — fait sur le
promontoire du Cap d’Antibes, que vous connaissez ». Il s’agit sans
aucun doute du Gil Blas du 1er mars, avec l’article d’un auteur
d’exception, Guy de Maupassant :
Tremblement de terre. Antibes. On sait les détails, tous les
détails du terrible tremblement de terre qui vient de ravager et
d’affoler la côte entière de la Méditerranée. Je ne peux rien
ajouter à la précision sinistre des faits, mais je veux dire
quelques sensations personnelles. La façon de percevoir et
d’interpréter un accident aussi rare qu’un tremblement de
terre peut révéler, à beaucoup de gens qui n’ont jamais été

heureusement, vous n’y étiez pas, et je vous souhaite de tout cœur un autre
monument qu’une maison en décombres !! Du reste votre monument sera dans le
cœur de tous ceux qui ont eu le bonheur et l’honneur de vous connaître ! » (KGB
III, 6, p. 34).
25
KSB 8, pp. 37-38.

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secoués par ces étranges tempêtes du sol, le genre de trouble


et d’émotion qu’il produirait sans doute en elles. C’est donc la
répercussion de ce phénomène sur les sens et sur les nerfs que
j’essayerai de noter en m’efforçant de le faire aussi
exactement que possible.
La soirée avait été fort belle et j’étais resté debout assez tard à
regarder le ciel criblé d’étoiles, et là-bas, de l’autre côté du
large golfe, Nice illuminée, Nice chantant et dansant par ce
dernier soir de carnaval. Le phare tournant de Villefranche
ouvrait de demi-minute en demi-minute son œil de feu sur la
mer, tandis que le phare fixe du cap d’Antibes debout sur le
haut promontoire, pareil à une monstrueuse étoile, parcourait
l’horizon de son regard fixe et circulaire. Puis j’avais lu, avec
un intérêt passionné, Pœuf, le court et admirable récit de Léon
Hennique26, histoire si simple, si dramatique, d’une poignante
simplicité et racontée avec un accent de vérité tout nouveau.
Et je m’étais couché, vers une heure du matin, après avoir
encore considéré, pendant quelques instants, les illuminations
lointaines de Nice, en songeant qu’on devait être fort gai, là-
bas.
Je dormais profondément quand je fus réveillé par
d’épouvantables secousses. Pendant la première seconde
d’effarement, je crus tout simplement que la maison
s’écroulait. Mais comme les soubresauts de mon lit
s’accentuaient, comme les murs craquaient, comme tous les
meubles se heurtaient avec un bruit effrayant, je compris que
nous étions balancés par un tremblement de terre. Je sautai
debout dans ma chambre et j’allais atteindre la porte quand
une oscillation violente me jeta contre la muraille. Ayant
repris mon aplomb, je parvins enfin sur l’escalier où
j’entendis le sinistre et bizarre carillon des sonnettes tintant
toutes seules comme si un affolement les eût saisies ou
comme si, servantes fidèles, elles appelaient désespérément
les dormeurs pour les prévenir du danger.
Mon domestique descendait en courant l’autre étage, ne
comprenant pas ce qui arrivait et me croyant écrasé sous le

26
L. HENNIQUE, Pœuf, Tresse et Stock, Paris 1887.

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plafond de ma chambre tant les craquements avaient été forts.


Cependant la convulsion cessait quand tout le monde enfin
gagna le vestibule et sortit dans le jardin. Il était six heures, le
jour naissait rose et doux, sans un souffle d’air, si pur, si
calme ! Cette absolue tranquillité du ciel, pendant ce
bouleversement épouvantable, était tellement saisissante,
tellement imprévue, qu’elle me surprit et m’émut davantage
que la catastrophe elle-même.
Cette aurore charmante prenait pour nous quelque chose
d’exaspérant, de révoltant, de cynique.
Mais je rentrai pour chercher des vêtements, des couvertures
et de l’argent pour le cas, assez vraisemblable, où l’accident
se renouvellerait et nous forcerait à quitter la maison, en
admettant même que la maison résistât à une seconde
secousse.
Je prenais des manteaux dans une armoire quand j’entendis de
nouveau le singulier bruit qui m’avait saisi, sans que je
l’eusse compris, lors du premier ébranlement de la terre ; et le
battant de l’armoire vint me frapper la figure.
On a dit, on a écrit que le phénomène était accompagné d’une
rumeur semblable à un violent souffle de mistral. Cette
affirmation, que je n’oserais pas nier, devrait être vérifiée
avec soin. Ce bruit bizarre, si particulier que je le
reconnaîtrais toujours, m’a paru provenir uniquement de la
trépidation des murailles et des meubles, des murailles
surtout, secouées jusque dans les fondations, et des poutres
ballottées, et des tuiles soulevées, des ciments brisés, des
pierres disjointes et heurtées, de toute la dislocation du
bâtiment entier.
Les personnes qui se trouvaient dehors n’ont point entendu ce
bruit, ce qui me paraît assez concluant.
Nous revoilà donc dans le jardin, forcés de contempler
l’aurore.
De la villa, on voit tout le golfe de Nice, et tout le cap
d’Antibes. Les côtes se déroulent jusque bien au-delà de la
frontière d’Italie, baignées par la mer toute bleue. Le long des
plages, les villages blancs ont l’air, de loin, de si loin, d’œufs
d’oiseau pondus sur les sables ; puis la montagne s’élève
portant encore, de place en place, sur un pic, une petite ville

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ou un hameau. Et sur tout cela s’étend l’immense cime


neigeuse des Alpes avec ses sommets pointus, éclatants et
tout roses à cet instant, d’un rose aveuglant sous l’aurore.
On a écrit encore qu’au moment de la catastrophe le ciel
paraissait en feu ! C’était tout simplement un admirable lever
de soleil qui n’a pu surprendre et épouvanter que les gens peu
accoutumés à sortir si tôt de leur lit.
Mais tout paraît calmé ; et la tranquillité de la matinée nous
rassure au point que chacun rentre dans sa chambre. Je me
jette, tout habillé, sur mon lit.
Deux heures se passent sans que rien trouble notre repos, et
notre confiance revenue, quand soudain je crois sentir une
agitation presque imperceptible du sol. Rien ne semble
remuer pourtant, mais on dirait un frisson de la terre, un
frisson profond, continu, qui va devenir un tremblement tout à
l’heure. Je me lève aussitôt et j’appelle. Les murs craquent de
nouveau avec le bruit étrange et sinistre dont j’ai parlé. Nous
subissons une troisième secousse plus courte et moins forte
que les autres.
Depuis ce moment, le sol est sans cesse vibrant. Il ne palpite
pas, il semble seulement agité d’un presque insaisissable
grelottement. Cela cesse parfois pendant plusieurs heures,
puis soudain la légère trépidation recommence, dure une
minute ou un quart d’heure, cesse de nouveau, et la terre
redevient tout à fait stable sous nos pieds. On dirait, en vérité,
le frémissement d’une locomotive au repos, dont les flancs
sont chargés de vapeur qui n’a point d’issue pour fuir.
Plusieurs secousses très perceptibles nous ont encore soulevés
d’ailleurs : trois dans la nuit qui suivit la catastrophe, une
dans le jour, et deux dans la nuit d’après. Aujourd’hui, rien ;
mais le sol n’a point fini de grelotter. Nous attendons. A
Antibes, un autre phénomène, signalé aussi sur plusieurs
points de la côte, a accompagné le mouvement de la terre.
Quelques instants après la première secousse, la mer s’est
brusquement retirée, laissant à sec des bateaux de pêche et
des poissons sur le sable. Les petites sardines frétillaient, un
gros congre rampait en fuyant, mais on ne songeait guère à le
poursuivre. Puis, un flot haut de deux mètres, plutôt un

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soulèvement qu’une vague, est venu couvrir la plage et la mer


enfin a repris son niveau.
Plusieurs pêcheurs affirment avoir distingué, non loin de la
côte, des remous et des tourbillons ; mais d’autres le nient et
le fait paraît très douteux.
Il semble que ce phénomène bizarre laisse en nous une
émotion très spéciale qui n’est point la peur connue dans les
accidents, mais la sensation aiguë de l’impuissance humaine
et de l’instabilité. Contre la guerre, il y a la force ; contre la
tempête, il y a l’adresse ; contre la maladie, il y a le remède et
le médecin, efficaces ou non. Contre le tremblement de terre
il n’y a rien ; et cette certitude entre en nous bien plus par le
fait lui-même que par le raisonnement.
Le refuge de tout homme qui souffre, de tout homme menacé,
c’est son toit, c’est son lit. Or, dans ces crises de la terre, rien
n’est plus redoutable que le lit et que le toit. Alors
l’impossibilité de rentrer chez soi fait de l’homme une bête
errante, perdue, affolée, qui s’enfuit, et qui porte en elle une
angoisse nouvelle et imprévue, celle du civilisé forcé de
camper comme l’Arabe.
Et puis, pour tous les gens de Nice que j’ai rencontrés,
cherchant refuge autour de la ville d’Antibes où aucune
maison n’est tombée, il semble que l’émotion ait été accrue
par la curieuse coïncidence de l’effrayant sinistre fermant le
carnaval. Ils avaient vu des masques tout le jour d’avant ; ils
s’étaient couchés et endormis avec ces visages, ces grimaces,
ces figures grotesques dans les yeux ; et voilà qu’ils
s’éveillent au milieu d’une ville croulante et d’un peuple fou
d’épouvante.
Et ce contraste a dû en effet frapper leurs âmes étrangement, y
produire un travail mystérieux qui servirait dans un siècle de
foi à consolider une religion, car je sens moi-même que ma
lecture du soir, précédant de quelques minutes le sommeil,
cette histoire d’un soldat, Pœuf, qui a tué son supérieur par
jalousie, reste et restera liée en mon esprit à l’émotion du
tremblement de terre. Chaque fois que ma pensée retourne à
l’accident, le souvenir du roman me revient plus vif que celui
d’aucune autre lecture, et les faits qui y sont racontés se
mêlent, malgré moi, aux faits réels de la nuit.

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2. À en juger par les coupures de journal qu’il envoyait par


lettre, il résulte que Nietzsche lisait volontiers le Gil Blas. Il est
inutile de souligner l’importance de cette information, ignorée jusque
là. Fondé en 1879 par Auguste Dumond, le quotidien parisien, au
caractère surtout littéraire et satirique, comptait parmi ses
collaborateurs Barbey d’Aurevilly, Malot, Bourget, Zola, Catulle
Mendès, Villiers de L’Isle-Adam, outre Maupassant lui-même.
Nietzsche avait sans aucun doute la possibilité d’en prendre
connaissance, avec d’autres quotidiens et revues, dans les salons de
lecture de la fameuse librairie Visconti, qui était à l’époque le centre
de consultation et de diffusion de presse étrangère le plus vivant27. A
la librairie Visconti fonctionnait depuis 1885, un service de prêt par
abonnement de trente mille volumes de parutions anciennes et
récentes. La librairie était certainement le rendez-vous des nombreux
intellectuels et artistes qui circulaient dans le lieu de vacances et de
cure : d’Alphonse Karr, qui avait mis en valeur la toute proche Saint
Raphael, à Prosper Merimée, de Tourgenev à Guy de Maupassant,
qui ancrait son « Bel Ami » dans le port en arrivant d’Antibes, où il
habitait le Chalet des Alpes28. On ne peut pas exclure que dans ce

27
Cf. J.-P. PONTON, « La Librairie Visconti », in : Nice Historique, 247 (1997), pp.
123-33. Cf. aussi la brève note de P. BOREL, Une page d’histoire locale. Presque
centenaire, la Librairie Visconti a vécu, dans le quotidien local « L’Eclaireur »,
25 février 1936. Voir aussi ce qu’écrit A. FOUILLEE : « Sans le savoir, Nietzsche,
Guyau et moi-même nous avions vécu tous les trois en même temps à Nice et à
Menton. Guyau n’eut pas la moindre connaissance du nom et des écrits de
Nietzsche ; Nietzsche, au contraire, connut l’Esquisse d’une morale sans
obligation ni sanction et L’irréligion de l’avenir, livres qu’il avait peut-être
achetés (ainsi que la Science sociale contemporaine) à la librairie Visconti, de
Nice, que les intellectuels fréquentaient alors volontiers, feuilletant et emportant
les volumes nouveaux » (Nietzsche et l’immoralisme, Paris, Alcan 1902, p. II).
28
Les chroniques locales informaient de la présence de l’illustre visiteur et de ses
déplacements : le 22 octobre 1886, par exemple, à l’époque où Nietzsche arrive à
Nice, on lit sur Le petit niçois : «M. Guy de Maupassant est depuis quelques
temps à Antibes en son Châlet des Alpes où il revoit les pages d’un nouveau
roman qui paraîtra le 25 novembre dans le Gil-Blas. Le brillant romancier a passé
hier la journée a Nice et a dìné avec quelques amis à l’hòtel des Anglais. M. Guy

21
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lieu, en plus de lire ses écrits, généreusement glosés et conservés


dans sa bibliothèque29, Nietzsche ait même rencontré le philosophe et
sociologue Jean-Marie Guyau, qui cherchait à Nice et à Menton le
climat propice pour sa santé fragile et qui mourra, très jeune, en mars
188830.
Aussi grâce à la richesse et à la disponibilité de la Librairie
Visconti, Nietzsche a pu commencer, durant l’hiver 1883-84, son
voyage vers Cosmopolis, son exploration de l’« âme moderne » par
la confrontation serrée avec la culture française contemporaine qui
est si importante pour la trame de ses textes, pour la définition de
thèmes centraux tels que la décadence et le nihilisme. Il apprécie
notamment les représentant de la « France du goût » : cette
« charmante compagnie » des « Français les plus contemporains »,
dont le philosophe, dans Ecce homo, donne la liste : « Paul Bourget,
Pierre Loti, Gyp, Meilhac, Anatole France, Jules Lemaître, ou bien,

de Maupassant partira quelque temps à bord de son yacht pour un voyage autour
de la Sardaigne ».
29
Dans la bibliothèque de Nietzsche, conservée à Weimar, on trouve de J.-M.
GUYAU L’irréligion de l’avenir. Étude sociologique. Deuxième édition (Paris,
Alcan 1887), avec nombreuses marques de lecture et annotations ; l’exemplaire de
l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction (Paris, Alcan, 1885) est par
contre perdu. La transcription des annotations de Nietzsche sur l’Esquisse a été
rapportée par A. FOUILLEE : « Randbemerkungen Friedrich Nietzsches zu Guyaus
‘Esquisse d’une Morale’ », in Sittlichkeit ohne "Pflicht”, Leipzig, Klinkhardt,
1909, pp. 279-303.
30
La biographie de D. HALEVY (Vie de Frédéric Nietzsche, Calmann-Lévy, Paris
1909 ; nouvelle ed. Nietzsche, Grasset, Paris 1944, pp. 432-33) donne pour certain
que cette rencontre a eu lieu. P. MAURIES, dans son écrit consacré à Nietzsche à
Nice (Gallimard, Paris 2009) est fasciné par cette hypothèse et consacre une bonne
partie de son « récit » à la rencontre possible et au sort différent des deux auteurs :
l’un célèbre à l’époque et voué à une mort prématurée, l’autre presque inconnu,
qui quittera Nice le 2 avril pour sombrer, quelques mois plus tard, dans la folie.
Voir aussi supra, note 27, et Y. SEMERIA, Les saisons niçoises de Frédéric
Nietzsche, Ovaia, Nice 2010, pp.79-81.

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pour distinguer quelqu’un de la forte race, un vrai Latin pour qui j’ai
un faible particulier : Guy de Maupassant »31.
Guy de Maupassant, prisé de tous, est mentionné par Nietzsche,
si l’on considère tous les écrits et les lettres, pour la première et
unique fois : ses expressions à propos de l’écrivain sont en accord
avec un jugement répandu et reprennent presque littéralement les
expressions d’Anatole France et de Paul Bourget, qui insistent tous
les deux sur sa santé et sur son caractère latin32. Anatole France, qui
voit dans l’écrivain « le grand peintre de la grimace humaine », « un
homme impitoyable, robuste et bon », qui fait vivre ses personnages
sans les juger, dont l’indifférence « est égale à celle de la nature »,
écrit :
M. de Maupassant est certainement un des plus francs
conteurs de ce pays, où l’on fit tant de contes, et de si bons.
Sa langue forte, simple, naturelle, a un goût de terroir qui
nous la fait aimer chèrement. Il possède les trois grandes
qualités de l’écrivain français, d’abord la clarté, puis encore la
clarté et enfin la clarté. Il a l’esprit de mesure et d’ordre qui
est celui de notre race. Il écrit comme vit un bon propriétaire
normand, avec économie et joie.33
Dans ses Nouveaux essais, dans l’essai consacré aux Goncourt,
Bourget résume ainsi son jugement : « Maupassant, le plus robuste et
le moins maladif de tous les romanciers qui se sont révélés dans dix
31
Ecce Homo, « Pourquoi je suis si sage », § 3, in Œuvres philosophiques
complètes, VIII, p. 264 / EH, « Warum ich so weise bin », § 3. Mais voir le
fragment posthume FP XIV, 25 [9], de 1888-89, dans lequel le rôle prééminent
assigné à Maupassant dans Ecce homo est encore attribué à Paul Bourget :
« Fromentin, Feuillet, Halévi, Meilhac, les Goncourt, Gyp, Pierre Loti - - - ou
bien, pour en nommer un de la race profonde, Paul Bourget, celui, qui, de lui-
même, s’est le plus rapproché de moi - - - » (Œuvres philosophiques complètes,
XIV, p. 381).
32
Voir aussi l’essai « Guy de Maupassant » in J. LEMAITRE, Les Contemporains, 1e
série, H. Lecène et H. Oudin, Paris 1886, BN. On y utilise l’expression : « un goût
de la race » en particulier au sujet du récit – caractérisant la production de
l’écrivain (p. 286).
33
A. FRANCE, La Vie littéraire, vol. I, Levy, Paris 1888, pp. 54-55.

23
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années »34. Bourget avait consacré à l’écrivain l’article Premières


Œuvres (Journal des Débats, 25 mai 1884), dans lequel il louait sa
« santé littéraire », capable d’équilibre. Tout en ayant en lui les
caractères des écrivains de son époque (« pessimisme, préoccupation
scientifique et souci minutieux du style »), Maupassant est en état de
les maîtriser par « une sorte de sagesse tout à fait conforme à la
tradition de notre race » :
… sa misanthropie n’aboutit pas à la noire, à la furieuse
calomnie de l’espèce humaine, ni son pessimisme à la nausée
universelle. Il garde une bonne humeur dans ses ironies, une
gaieté dans ses satires, une bonhomie enfin dans ses dégoûts.
Son amertume ne va pas jusqu’à la cruauté. Son mépris de la
vie n’est pas, en un mot, inconciliable avec la vie même,
comme chez un Flaubert ou un Baudelaire.
Dans la bibliothèque de Nietzsche, conservée à Weimar, on ne
trouve de Maupassant que son remarquable essai introductif à la
correspondance entre Flaubert et George Sand35. L’écrit est l’une des
sources principales du jugement formulé par Nietzsche à propos de
Flaubert, bien que chez le philosophe l’accent négatif, romantique,
nihiliste qu’il tire de l’essai de Bourget sur l’auteur de Madame
Bovary36 reste dominant. Justement afin d’en caractérises le

34
P. BOURGET, Nouveaux essais de psychologie contemporaine, Lemerre, Paris
1886, BN, p. 178. L’exemplaire ayant appartenu à Nietzsche porte des marques de
lecture à cette page.
35
G. FLAUBERT, Lettres à George Sand. Précédées d’une étude par Guy de
Maupassant [I- LXXXVI], Paris, G. Charpentier et Cie, 1884, BN.
36
Cf. “Gustave Flaubert”, dans : P. BOURGET, Essais de psychologie contemporaine,
cit., pp. 111- 73. Les essais de Ferdinand BRUNETIERE, recueillis dans Le roman
naturaliste (Paris 1884) et le volume de L. DESPREZ L’évolution naturaliste (Paris
1884), dont les exemplaires dans la bibliothèque de Nietzsche présentent des
nombreuses marques de lecture, sont sans aucun doute des sources
supplémentaires du jugement sur Flaubert et pour la critique de plusieurs aspects
de l’école naturaliste. Dans les fragments posthumes aussi on trouve des excerpta
ainsi que des références implicites à ces textes. Ces lectures du philosophe sont
importantes pour la compréhension du cas Wagner en tant que lié au
« naturalisme », au romantisme français tardif, à la tyrannie de l’effet et des

24
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« nihilisme », Nietzsche cite dans le Crépuscule des idoles une


phrase de Flaubert qui se trouve dans les premières pages de l’essai
de Maupassant, insistant sur le choix d’une vie sédentaire, une
véritable « horreur de l’action physique » :
Il ne pouvait voir marcher ni remuer autour de lui sans
s’exaspérer ; et il déclarait avec sa voix mordante, sonore et
toujours un peu théâtrale : que cela n’était point
philosophique. “On ne peut penser et écrire qu’assis”, disait-il
(p. III).
Et Nietzsche :
On ne peut penser et écrire qu’assis (G. Flaubert). – Je te
tiens, nihiliste ! Être cul-de-plomb, voilà, par excellence, le
péché contre l’esprit ! Seules les pensées que l’on a en
marchant valent quelque chose.37
Pour une bonne part, l’écrit de Maupassant est consacré, par la
publication de plusieurs inédits tirés de l’énorme matériel de
documentation lié au travail pour Bouvard et Pécuchet, à la lutte sans
merci contre la « bêtise humaine », identifiée avec le bourgeois.
Nietzsche souligne à plusieurs reprises cette attitude de Flaubert et en
particulier, dans le § 218 de Par-delà bien et mal, il reprend la
caractérisation que Maupassant en fait :
L’ignorance, d’où viennent les croyances absolues, les
principes dits immortels, toutes les conventions, tous les
préjugés, tout l’arsenal des opinions communes ou élégantes,
l’exaspéraient. Au lieu de sourire, comme beaucoup d’autres,
de l’universelle niaiserie, de l’infériorité intellectuelle du plus
grand nombre, il en souffrait horriblement. Sa sensibilité
cérébrale excessive lui faisait sentir comme des blessures les

couleurs. Impuissance, faiblesse, mépris de soi-même, volonté de fuite,


suprématie du milieu (l’ego façonné), romantisme de natures déçues caractérisent
la nature de Wagner comme celle des nouveaux romanciers parisiens. Voir à ce
propos G. CAMPIONI, Les lectures françaises de Nietzsche, Puf, Paris 2001, pp.
235 sqq.
37
Crépuscule des Idoles, « Maximes et traits », § 34, in Œuvres philosophiques
complètes, VIII, p. 66 / GD, « Sprüche und Pfeile », § 34.

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banalités stupides que chacun répète chaque jour. Quand il


sortait d’un salon où la médiocrité des propos avait duré tout
un soir, il était affaissé, accablé, comme si on l’eût roué de
coups, devenu lui-même idiot, affirmait-il, tant il possédait la
faculté de pénétrer dans la pensée des autres. Vibrant
toujours, impressionnable aussi, il se comparait à un écorché
que le moindre contact fait tressaillir de douleur, et la bêtise
humaine, assurément, le blessa durant toute sa vie, comme
blessent les grands malheurs intimes et secrets. Il la
considérait un peu comme une ennemie personnelle acharnée
à le martyriser ; et il la poursuivit avec fureur ainsi qu’un
chasseur poursuit sa proie, l’atteignant jusqu’au fond des plus
grands cerveaux. Il avait, pour la découvrir, des subtilités de
limier, et son œil rapide tombait dessus, qu’elle se cachât dans
les colonnes d’un journal ou même entre les lignes d’un beau
livre. Il en arrivait parfois à un tel degré d’exaspération, qu’il
aurait voulu détruire la race humaine (pp. LXXV-LXXVI).
Et Nietzsche :
Les psychologues de France — mais y a-t-il encore
aujourd’hui des psychologues ailleurs ? — n’en ont toujours
pas fini de savourer à fond le plaisir aigre et multiforme qu’ils
prennent à la bêtise bourgeoise*, un peu comme si ...... bref,
ils trahissent quelque chose ce faisant. Flaubert, par exemple,
le bon bourgeois de Rouen38, finit par ne plus rien voir,
entendre et goûter d’autre : ce fut sa manière de se torturer
lui-même et son genre de cruauté raffinée.39
La lecture de Maupassant pousse Nietzsche à saisir les éléments
positifs de l’influence de Flaubert :
il gouverne actuellement le royaume de l'esthétique
romanesque et du style ; il a porté à sa perfection le français
sonore et coloré. Il lui manque, il est vrai, comme à Renan et

38
Louis Desprez insiste sur le caractère bourgeois de Flaubert : « il avait les
préjugés des bourgeois contre lesquels il déclamait » (L’évolution naturaliste,
Paris 1884, p. 60).
39
Par-delà bien et mal, § 218, trad. P. Wotling, Paris, GF-Flammarion, 2000 / JGB,
§ 218.

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à Sainte-Beuve, la formation philosophique et une


connaissance vraie des procédés de la science mais son
profond besoin d’analyse et même de science a réussi à se
frayer la voie, en même temps qu'un pessimisme instinctif,
singulier sans doute, mais assez vigoureux pour servir de
modèle aux romanciers français contemporains. C'est à
Flaubert en effet que la jeune école doit son ambition
nouvelle d’affecter des attitudes scientifiques et pessimistes.40
Nietzsche critique la prétendue érudition de Flaubert en tant que
pure absence de méthode scientifique, des caractères que
Maupassant, au contraire, souligne à plusieurs reprises en tant que
centraux (« Flaubert : fausse érudition. Emphase »41).
Maupassant consacre de nombreuses pages au style de Flaubert :
celui-ci
fut le plus ardent apôtre de l’impersonnalité dans l’art. Il
n’admettait pas que l’auteur fût jamais même deviné, qu’il
laissât tomber dans une page, dans une ligne, dans un mot,
une seule parcelle de son opinion, rien qu’une apparence
d’intention. Il devait être le miroir des faits, mais un miroir
qui les reproduisait en leur donnant ce reflet inexprimable, ce
je-ne-sais-quoi de presque divin qui est l’art. Ce n’est pas
impersonnel qu’on devrait dire, en parlant de cet impeccable
artiste, mais impassible (pp. XII-XIII)42.

40
FP XI, 38 [5], juin-juillet 1885, p. 334 / KSA 11, 38 [5].
41
FP X, 26 [454], été-automne 1884, p. 301 / KSA 11, 26 [454]. Chez Louis Desprez
Nietzsche trouvait également l’éloge de la méthode : « Madame Bovary inaugure
le roman scientifique par le souci de la vérité, par la profondeur de l’observation,
et surtout par l’emploi d’une méthode sûre, substituée aux tâtonnements de
Balzac »; « Flaubert obéit à la logique. Dans sa méthode admirable, rien n’est
livré au hasard. Le romancier naturaliste part d’un fait ; ce fait est lié à d’autres
faits qui l’ont produit. Il n’y a qu’à remonter la chaine » (pp. 22-23 et p. 28).
42
Nietzsche souligne, dans l’exemplaire dans sa bibliothèque (p. XIII), le mot
« impassible », qu’il reprend dans FP XIV, 14 [199] / KSA 13, 14 [199] du
printemps 1888 : « L’étude, la désensualisation, le non-actif, l’impassible, le non-
émotif, le solennel, - ANTITHESE : (la plus profonde espèce d’hommes : - - - »
(Œuvres philosophiques complètes, XIV, p. 156).

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La position nietzschéenne est hostile à la prétendue objectivité


de Flaubert et des naturalistes en tant que « malentendu moderne » :
la volonté ascétique-nihiliste s’exprime dans l’« impersonnalité »,
dans le « vouloir-être-objectif » (« Das „Objektiv-sein-wollen“ »43)
en tant que « désintéressement » dans l’art, qui conduit à la croyance
en la beauté idéale (« la beauté idéale, à laquelle croit Flaubert, par
exemple »44). La « prétention à l’impersonnalité » des naturalistes est
« un sentiment de la mesquinerie de leur personne, par exemple
Flaubert, fatigué de lui même, en tant que “bourgeois” »45.
Tout cela semble à Nietzsche l’expression d’une décadence et
d’un manque de force vitale propre à l’homme moderne,
contrairement à l’énergie exprimée par l’homme de la Renaissance
dans ses œuvres telles que le Palazzo Pitti, évoqué par les mots du
Cicerone de Burckhardt46 :
On a considéré comme “impersonnel” ce qui était
l’expression des personnalités les plus puissantes
(J. Burckhardt avec un bon instinct devant le palais Pitti) : “Le
brutal !” – de même Phidias – une façon de ne pas se
complaire dans le détail - C’est que ces Messieurs aimeraient
beaucoup se cacher et se débarrasser d’eux-mêmes, par ex.
Flaubert (Correspondance)47
Nietzsche, comme on le voit, fait référence aux lettres de
Flaubert : en particulier, à l’essai de Maupassant, qui insistait sur le
choix par l’écrivain d’une vie retirée, consacrée seulement et
furieusement à l’art (« il vécut à coté du monde et non dedans », p.
III).

43
FP X, 25 [164], printemps 1884, p. 69 / KSA 11, 25 [164].
44
FP X, 26 [389], été-automne 1884, pp. 280-81 / KSA 11, 26 [389].
45
FP X, 25 [181], printemps 1884, p. 75 / KSA 11, 25 [181].
46
Cf. J. BURCKHARDT, Der Cicerone. Eine Anleitung zum Genuss der Kunstwerke
Italiens. Zweite Auflage, Leipzig 1869, BN, p. 175. Cf. aussi KSA 9, 11 [197] ;
KSA 11, 25 [164] et KSA 11, 39 [13].
47
FP X, 25 [117], printemps 1884, p. 56 / KSA 11, 25 [117].

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Il semble que Nietzsche ait saisi encore une suggestion de l’essai


de Maupassant quand il rapproche les modernissimes héroïnes
wagnériennes de Madame Bovary, et « Inversement, on comprend
qu’il n’aurait tenu qu’à Flaubert de transposer son héroïne en style
scandinave ou carthaginois, puis, après l’avoir mythologisée, de
l’offrir à Wagner sous forme de livret d’opéra »48. Maupassant voit
en effet dans Salammbô, plus qu’un roman, « une sorte d’opéra en
prose », né d’un « besoin de grandeur ». « Les tableaux se
développent avec une magnificence prodigieuse, un éclat, une
couleur et un rythme surprenants. La phrase chante, crie, a des
fureurs et des sonorités de trompette, des murmures de hautbois, des
ondulations de violoncelle, des souplesses de violon et des finesses
de flûte » (pp. XIX-XX, avec des traces de lecture de Nietzsche).
L’activité de Maupassant était, dans les années 80, intense,
presque frénétique, pleine de succès et de reconnaissance : sa
collaboration au Gil Blas par des contes et des chroniques artistiques
et mondaines était, notamment, permanente. Nietzsche a sans nul
doute dû lire lire plus d’un écrit de Maupassant pour arriver au
jugement – présupposant une bonne familiarité – formulé dans Ecce
homo : « quelqu’un de la forte race, un vrai Latin pour qui j’ai un
faible particulier ». Les motifs de correspondance sont multiples : la
naturalité, l’énergie et le Sud, la fraicheur de la vision, la plénitude
vitale sur un fond de pessimisme, le regard désenchanté, la
« psychologie » et l’analyse. Même la présence constante dans ses
écrits, à partir des premières chroniques, de la Corse comme terre de
la sauvagerie absolue, primitive (« île sauvage plus inconnue et plus
loin de nous que l’Amérique »), selon un stéréotype répandu fait de
bandits et de vengeance, peut confirmer l’imaginaire de Nietzsche
qui de Nice exprime à plusieurs reprises le désir de séjourner dans
cette terre vierge49.

48
Les cas Wagner, § 9, in Œuvres philosophiques complètes, VIII, p. 40 / WA, § 9.
49
Voir entre autres : « Histoire corse », Gil Blas, 1er décembre 1881 (sous le
pseudonyme de Maufrigneuse) ; « Un bandit corse », Gil Blas, 25 mai 1882 (sous
le pseudonyme de Maufrigneuse) ; « Une vendetta », Le Gaulois, 14 octobre
1883 ; « Le bonheur », Le Gaulois, 16 mars 1884. Le 12 mai 1880 Heinrich

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Même dans la chronique du tremblement de terre – qui constitue


la deuxième lecture documentée de Maupassant par le philosophe
allemand – Nietzsche pouvait apprécier la description faite avec une
apparence de froideur et avec esprit d’analyse, attentif à « la
répercussion de ce phénomène sur les sens et sur les nerfs ».
L’impression personnelle restera longtemps liée, chez l’écrivain, à la
lecture nocturne du conte que l’ami Hennique lui avait dédié : « le
souvenir du roman me revient plus vif que celui d’aucune autre
lecture, et les faits qui y sont racontés se mêlent, malgré moi, aux
faits réels de la nuit ». Pour les habitants de Nice l’impression restera
longtemps liée aux danses folles des figures grotesques du Carnaval
qui avaient précédé le cataclysme et auxquelles Maupassant, de loin,
avait consacré son attention, en mélangeant les lumières des phares à
celles distantes de Nice, ignorant du cataclysme imminent. Le

Köselitz écrivait déjà à Franz Overbeck en évoquant l’intention qu’avait


Nietzsche de se rendre en Corse en juin, « dans la fraîcheur estivale de Corte », et
sa volonté de l’accompagner. Nietzsche avait manifesté l’intention de passer
l’hiver aussi sur l’île, à Bastia, où il ne se rendit cependant jamais. Au cours de
l’automne 1884 aussi Nietzsche avait prévu un séjour en Corse avec Paul Lanzky
et Resa von Schirnhofer, mais, après avoir attendu inutilement Nietzsche à Nice
pendant un mois environ, Lanzky était parti tout seul pour Ajaccio. Le projet fut
abandonné définitivement à l’automne 1888 (« J’ai mis Nice ad acta, tout comme
le romantisme d’un hiver en Corse (— en fin de compte, cela n’en vaut plus la
peine, messieurs les bandits ont réellement été éliminés, jusqu’aux rois, les
Bellacoscia [brigands célèbres] » : à Meta von Salis, 14 novembre 1888, KSB 8, p.
472). La Corse représentera toujours pour Nietzsche une terre aux énergies
intactes. Voir par exemple la lettre à Köselitz du 7 août 1885, avec laquelle
Nietzsche envoie à son ami musicien, avec grand enthousiasme, les volumes de F.
GREGOROVIUS, Corsica (Stuttgart und Tübingen 1854, 18783, BN), afin qu’il tire
d’un de ses personnages « un magnifique sujet de livret d’opéra » : « Tout ce que
l’âme corse recèle de difficile, de dur, de comprimé, de nostalgique, pour ainsi
dire son caractère gros de tragédie, m’y semble incomparablement exprimé »
(KSB, 7, pp. 76 ss.). Dans la bibliothèque de Nietzsche on trouve aussi R. GERBER,
Ajaccio als Winterkurort und die Insel Korsika, Zürich s.d. ; T. GSELL-FELS, Süd-
Frankreich, nebst den Kurorten der Riviera di Ponente, Corsica und Algier,
Leipzig 1878 ; P. BOURDE, En Corse. L’Esprit de clan. Les moeurs politiques. Les
vendettas. Le banditisme. Correspondance adressée au «Temps» par Paul
Bourde, C. Lévy (Ancienne Maison Michel Lévy Frères), Paris 1887.

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contraste entre l’agitation des êtres humains, faite de fausses


impressions et de nouvelles alarmantes, et l’indifférence impassible
et sereine de la nature trompeuse se répand dans la chronique : de
« cette aurore charmante prenait pour nous quelque chose
d’exaspérant, de révoltant, de cynique » au spectacle de la côte et du
« ciel paraissant en feu », d’un « admirable lever de soleil ». Face à
la toute-puissance de la nature qui se manifeste dans le cataclysme,
l’émotion dominante n’est pas la peur, plutôt la sensation absolue de
« l’impuissance humaine et de l’instabilité », qu’on n’éprouve ni
face à la guerre, ni face à la tempête, ni face à la maladie, où l’être
humain peut encore lutter et résister. L’abri habituel et la sécurité du
toit et du lit sont perdus, puisqu’ils constituent au contraire le péril le
plus grand : « alors l’impossibilité de rentrer chez soi fait de
l’homme une bête errante, perdue, affolée, qui s’enfuit, et qui porte
en elle une angoisse nouvelle et imprévue, celle du civilisé forcé de
camper comme l’Arabe ». Déjà dans le conte qui lui avait valu la
célébrité, Boule de suif, Maupassant, face à la fureur des uhlans
prussiens, décrit l’impression d’impuissance absolue produite par le
cataclysme :
Les habitants, dans leurs chambres assombries, avaient
l’affolement que donnent les cataclysmes, les grands
bouleversements meurtriers de la terre, contre lesquels toute
sagesse et toute force sont inutiles. Car la même sensation
reparaît chaque fois que l’ordre établi des choses est renversé,
que la sécurité n’existe plus, que tout ce que protégeaient les
lois des hommes ou celles de la nature, se trouve à la merci
d’une brutalité inconsciente et féroce. Le tremblement de
terre écrasant sous des maisons croulantes un peuple entier ;
le fleuve débordé qui roule les paysans noyés avec les
cadavres des bœufs et les poutres arrachées aux toits, ou
l’armée glorieuse massacrant ceux qui se défendent,
emmenait les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et
remerciant un Dieu au son du canon, sont autant de fléaux
effrayants qui déconcertent toute croyance à la justice
éternelle, toute la confiance qu’on nous enseigne en la
protection du ciel et en la raison de l’homme.

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Face à la nature, il n’y a que l’impuissance. L’attitude de


Nietzsche est différente : dès ses premiers écrits, il utilise la
métaphore du tremblement de terre en tant que force capable de
troubler les croyances acquises et de pousser l’homme, ainsi que la
science, au delà de ses certitudes.
Mais de même qu’un tremblement de terre ravage et dévaste
des villes, et que l’homme craint de se construire une
éphémère demeure sur un sol volcanique, de même la vie
s’effondre, elle perd force et courage, quand l’ébranlement
intellectuel suscité par la science ôte à l’homme le fondement
de toute certitude et de toute quiétude, la croyance en une
réalité constante et éternelle. La vie doit-elle dominer la
connaissance, la science, ou bien la connaissance doit-elle
régner sur la vie ? 50
Si dans l’Intempestive sur l’histoire le doute se situe encore entre
la terrible froideur de la vérité acquise et la sauvegarde d’un horizon
d’illusion capable de mettre l’homme51 en lieu sûr, le tremblement de

50
De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie, § 10, in Œuvres
philosophiques complètes, II/1, p. 166 / HL, §10.
51
Seule une force supérieure est en mesure d’accepter le caractère terrible d’une
existence dépourvue de tout point de repère stable. Dans La philosophie à
l’époque tragique des Grecs, on lit au sujet d’Héraclite : « La représentation d’un
devenir unique et éternel, de la totale inconsistance de tout le réel qui ne cesse
d’agir, d’être en devenir et de n’être rien, comme l’enseigne Héraclite, est une
représentation effroyable et stupéfiante. Elle est tout à fait analogue dans l’effet
qu’elle produit à l’impression d’un homme qui, lors d’un tremblement de terre,
perd confiance dans la terre ferme. C’est le fait d’une rigueur peu commune que
de transformer cet effet en son contraire » (§ 5, in Œuvres philosophiques
complètes, I/2, pp. 230-31 / PHG, § 5). Voir aussi Les philosophes
préplatoniciens : « Le devenir éternel a d’abord un aspect terrifiant et inquiétant.
La sensation la plus forte à laquelle on puisse le comparer est celle éprouvée par
quelqu’un qui, en pleine mer, ou pendant un tremblement de terre, voit tout
bouger autour de lui. Il fallait une force stupéfiante pour transformer cet effet en
son contraire, en une impression de sublime et d’étonnement ravi. Si tout est en
devenir, alors une chose ne peut être affectée d’aucun prédicat, mais doit être
emportée dans le torrent du devenir » (Friedrich Nietzsche, Les philosophes
préplatoniciens, texte établi par P. D’Iorio d’après les manuscrits originaux.

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terre deviendra ensuite la métaphore de crises fécondes, capables de


déchaîner des énergies inattendues et d’offrir à l’homme supérieur de
nouveaux horizons et des nouvelles perspectives. Pour Zarathoustra,
en effet, le tremblement de terre « ensevelit bien des puits, il faut
beaucoup mourir de soif : mais il fait aussi venir au jour des forces
intérieures et des sources cachées. Le tremblement de terre révèle des
sources nouvelles. Dans le tremblement de terre, des vieux peuples
surgissent des sources nouvelles. »52, de même que dans Humain,
trop humain déjà, l’ennoblissement de l’homme et son progrès
intellectuel passaient par l’inoculation de poisons métaphoriques
dans les blessures ouvertes dans ses structures les plus solides53.
Il ne s’agit pas de l’attitude investigatrice de l’homme de science
ou du pathos du sublime romantique face à la force dévastatrice de la
nature ; ni du refus de l’homme de la pensée de se soumettre, ou de
la protestation de l’« esprit » face au manque de sens de
l’existence54 : il s’agit plutôt du caractère positif de la perte de tout

Introduction et appareil critique par P. D’Iorio et F. Fronterotta, Paris, Éditions de


l’éclat 1994, p. 152 / KGW II, 4, p. 272).
52
Ainsi parlait Zarathoustra, « Des vieilles et des nouvelles tables », § 25, trad. G.-
A. Goldschmidt, Paris, Livre de poche rééd. 1983 / Za, « Von alten und neuen
Tafeln », § 25.
53
Cf. Humain, trop humain, § 224, in Œuvres philosophiques complètes, III/1, pp.
58-59 / MA, § 224.
54
On peut penser aux réactions suscitées par le tremblement de terre de Lisbonne en
1755, en particulier au Poème sur le désastre de Lisbonne et au Candide de
Voltaire : la catastrophe se moque amèrement du « meilleur des mondes
possibles » et de la théodicée de Leibniz. Dans les excerpta scolaires de Pforta
(avril 1863-septembre 1864) de la Geschichte der französischen Literatur im
XVIII Jahrhundert de Hermann HETTNER, Nietzsche reprend les observations de
Voltaire après le tremblement de terre de Lisbonne (KGW I, 3, pp. 219-20). Dans
La montagne magique, Thomas MANN confie au représentant des Lumières et
humaniste Settembrini la valorisation de la révolte de l’esprit, la défense
voltairienne de sa dignité, contre l’absurdité du fait brutal, de la catastrophe
naturelle du tremblement de terre de Lisbonne. Pour les données historiques qui
lui servaient pour la figure de Settembrini, Thomas Mann avait utilisé le même
texte de Hettner que celui sur lequel Nietzsche avait rédigé des fiches de lecture à
Pforta (Cf. Note di commento di L. Crescenzi a T. Mann, La montagna magica,

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point de repère donné, et de l’effectuation d’un mouvement capable


de faire de l’homme – « fidèle à la terre » – un habitant de contrées
incertaines55. La fidélité à la terre ne signifie de fait pas la recherche
de la certitude et de la stabilité, le retour paisible au sein maternel56.

A la différence du « consciencieux de l’esprit », qui cherche


chez Zarathoustra de quoi remplacer les certitudes désormais
éclatées, l’homme supérieur s’abandonne à l’expérimentation et au
péril :
Et, en vérité, nous avons suffisamment parlé et pensé
ensemble, avant que Zarathoustra ne rentre à sa caverne, pour
que je ne le sache pas : nous sommes différents.
Nous cherchons des choses différentes, ici en haut
également, vous et moi. Moi, en effet, je cherchai davantage
de sécurité. C'est encore lui la tour la plus solide et la volonté
la plus solide,
— aujourd'hui où tout branle, où la terre tremble toute.
Mais vous, si je regarde les yeux que vous faites, c'est tout
juste s'il ne me paraît pas que vous cherchez plus d'insécurité

trad. it. di R. Colorni, a cura di L. Crescenzi, Mondadori, Milano 2010, p. 1197


s.).
55
C’est la métaphore du « vivre dangereusement », du bâtir sa maison « sur les
pentes des volcans », que Nietzsche utilise souvent. Le fait que dans sa
bibliothèque on conserve un exemplaire de K.W.C. FUCHS, Vulkane und
Erdbeben, Leipzig 1875, montre qu’il était manifestement attiré par le sujet.
56
Robert Musil, se référant explicitement à Nietzsche, confie à la fonction
désagrégatrice de l’esprit, aux résultats de la sismologie (« il y a environ 9000
tremblements de terre chaque année, donc un toutes les deux heures. Sur ce
nombre, environ 5000 sont perceptibles et environ 220 graves et dévastateurs »),
la tâche d’entamer le mythe de la solidité de la terre-mère : le nombre et la force
déstructrice des tremblements de terre fait basculer l’image rassurante qui place «
dans la terre (dans le sol de la patrie) la quintessence de la paix et du principe
maternel. Nouvelle idée de l’homme, qui avance sur une corde qui se balance, ou
qui vit au sein d’une constante inquiétude. Rapetissement, comparées à celles-ci,
des catastrophes spécifiquement humaines. Morale héroïque » (Cf. R. MUSIL,
Journaux 1899-1941. Cahier 30)

34
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— plus de frisson, plus de danger, plus de tremblement de


terre. Ce dont vous avez envie, comme il me semble presque,
pardonnez-moi ma présomption, hommes supérieurs,
— ce dont vous avez envie c'est de la pire vie, la vie la plus
dangereuse, qui à moi, me fait le plus peur, de la vie des bêtes
sauvages, de forêts, de cavernes, de montagnes abruptes et de
dédales de précipices.
Et ce ne sont pas les guides qui vous écartent du danger qui
vous plaisent le plus, mais ceux, au contraire, qui vous
écartent de tous les chemins, les séducteurs. Mais même si en
vous, une telle envie est réelle, elle ne m'en semble pas moins
impossible.
La crainte, voilà, en effet, le sentiment fondamental et
héréditaire de l'être humain ; c'est par la crainte que tout
s'explique, péché originel et vertu originelle. C'est de la
crainte aussi qu'est issue et qu'a grandi ma vertu, elle se
nomme : science.57

Nietzsche lui-même, en se présentant au monde dans la


plénitude de l’accomplissement de sa « tâche fatale » – la
transvaluation des valeurs —, veut associer son nom « au souvenir de
quelque chose de prodigieux – à une crise comme il n’y en eut
jamais sur terre » : l’image, très connue, est celle de la dynamite58,
destinée à faire exploser les faussetés millénaires.
Car lorsque la vérité engagera la lutte contre le mensonge
millénaire, nous connaîtrons des ébranlements, des
convulsions séismiques, des bouleversements tectoniques tels

57
Ainsi parlait Zarathoustra, « De la science », / Za, « Von der Wissenschaft ».
58
J. V. Widmann, dans la revue « Bund » du 16-17 septembre 1886, avait comparé
le dangereux livre de Nietzsche (Par-delà le bien et le mal) à la dynamite utilisée
à l’époque pour creuser le tunnel du Saint-Gothard. Nietzsche, enthousiasmé par
cette comparaison, la rapporte dans les lettres de l’époque, jusqu’à en faire une
sorte d’autocelébration : « Rien de ce qui existe ne restera debout, je suis plus
dynamite qu’homme » ; « tout a sauté – je suis la dynamite la plus terrifiante du
monde » (à P. Deussen, 26 novembre 1888 ; à G. Brandes, début décembre 1888).

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que nous n’en avons jamais rêvé, et qui déplaceront


montagnes et vallées…59
Et Gottfried Benn, tout en reprenant l’image, affirme avec
énergie : « pour ma genération, il a été le tremblement de terre de son
époque ».

59
Ecce Homo, « Pourquoi je suis un destin », § 1, in Œuvres philosophiques
complètes, XIV, p. 334 / EH, « Warum ich ein Schicksal bin », § 1.

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