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CMR 0008-0160 1978 Num 19 3 1321
CMR 0008-0160 1978 Num 19 3 1321
soviétique
Scherrer Jutta. Les écoles du parti de Capri et de Bologne : La formation de l'intelligentsia du parti. In: Cahiers du monde russe
et soviétique, vol. 19, n°3, Juillet-Septembre 1978. Hommage à Georges Haupt. pp. 259-284;
doi : https://doi.org/10.3406/cmr.1978.1321
https://www.persee.fr/doc/cmr_0008-0160_1978_num_19_3_1321
DE CAPRI ET DE BOLOGNE :
Les idées de Trotski sur la fonction et les objectifs d'une école du parti
qui sont développées dans une longue lettre, inédite jusqu'à ce jour,
adressée de Vienne le 20 juin 1909 à Maksim Gor'kij, l'un des initiateurs
de l'école de l'île de Capri, ne relèvent pas de la pure spéculation. Dès le
début de cette même année, un autre organisateur de l'école, l'ouvrier
Mihail (pseudonyme de N. E. Vilonov) avait écrit de Capri aux
organisations locales du parti en Russie, en les priant de répondre sans détours
aux questions suivantes : qu'exigent-elles d'une école du parti ? Quelle
sorte de travailleurs veulent-elles y former : des agitateurs, des
organisateurs, des propagandistes, des militants du mouvement syndical ou
agraire ? Ont-elles des ouvriers à envoyer à cette école ?2
Puis, en juin, Mihail lui-même s'était rendu clandestinement en
Russie pour accélérer le déroulement des élections des élèves-ouvriers
par les organisations locales et le départ de ceux-ci pour Capri. Sur le
chemin de Moscou, il s'arrêta à Vienne chez Trotski. Ils ne s'entendirent
pas uniquement sur la nécessité de fonder une école du parti. Trotski
promit aussi d'insérer un long article de Mihail consacré à ce sujet dans
la Pravda dont il était l'éditeur. Cependant, avant la sortie du numéro
prévu, le numéro 53 (il parut seulement au début d'octobre 1909, et ce,
sans l'article de Mihail), Lénine avait convoqué à Paris une conférence de
la rédaction élargie du Proletarij. Au nom du « centre bolchevik » et sous
la présidence de Lénine, « tous les organisateurs et les initiateurs de
Cahiers du Monde russe et soviétique, XIX (3), juil.-sept. igj8, pp. 25Ç-284.
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Cette école avait seize élèves dont douze mandatés de Russie et quatre
auditeurs libres23. Le groupe des lecteurs se répartissait ainsi : huit
bolcheviks (Lénine, Krupskaja, Inès Armand, Kamenev, Zinov'ev,
N. A. Semaško, Ja. E. Janson, Ju. M. Steklov), un menchevik du parti
(M. K. Vladimirov), un membre de la social-démocratie polonaise
(V. L. Leder), deux membres de Vpered (Lunačarskij , Vol'skij)24, deux
social-démocrates non fractionnels (Charles Rappoport, D. B. Rjazanov),
un représentant du Bund (Davidson).
Ce n'est pas parce qu'il s'agit d'un document non publié, donc
particulièrement intéressant à ce titre, que nous reproduisons ce long extrait
de l'article de Mihail. Mihail « Zavodskoj » (« celui de l'usine »), de son
vrai nom Nikifor Efremovič Vilonov, était le seul des organisateurs de
l'école du parti de Capri issu d'un milieu ouvrier. Les raisons qu'invoque
Mihail (qualifié ď « ouvrier-philosophe » par Bogdanov28) pour la création
de l'école du parti ont une importance spécifique, car c'est en sa qualité
d'ouvrier qu'il exige la transformation des ouvriers en intelligentsia, afin
que le parti puisse avoir les « dirigeants ouvriers » dont il a besoin.
L'intérêt tout à fait nouveau d'une telle formulation sous la plume d'un ouvrier
est évident car en général on ne connaît la discussion du sujet de 1' «
intelligentsia ouvrière » qu'à travers les prises de position de l'intelligentsia
elle-même. Or, le débat sur la signification de Г « intelligentsia ouvrière »
revêt une importance de plus en plus grande à l'époque des écoles du parti
et tous les problèmes qui lui sont liés acquerront une nouvelle dimension
après la révolution d'Octobre.
Mihail lui-même se considère comme un représentant de cette «
intelligentsia ouvrière » qu'il postule, même s'il ne définit pas plus précisément
ce terme. N. Valentinov, partisan du courant empirio-criticiste, et à ce
titre proche de Bogdanov, a insisté sur la soif de culture pratiquement
illimitée de Mihail lorsque celui-ci cherchait à assimiler les fondements du
marxisme dans un cercle social-démocrate dirigé par le « propagandiste »
d'alors Valentinov (pseudonyme de N. V. Vol'skij), à Kiev au début du
siècle. La grande ambition de Mihail n'aurait pas été seulement d'acquérir
un savoir réellement encyclopédique, mais aussi d'être un intelligent.
Simultanément, il aurait éprouvé un dégoût profond, une méfiance
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détruire les vestiges de la société bourgeoise « qui n'ont rien à voir avec
le socialisme », ainsi que l'exige une plate-forme élaborée par le collectif
des élèves et des lecteurs de l'école de Capri, et qui fut manifestement
écrite sous l'influence de Bogdanov. On peut y lire ceci :
« Ce n'est un secret pour personne combien le prolétariat et tout
le mouvement révolutionnaire souffrent de l'individualisme de très
nombreux militants (dejatel'), de leur ambition personnelle, de
leur aspiration à se mettre en avant, de leur aversion pour la
discipline fraternelle, de leur manque de patience devant la critique
fraternelle [...] L'habitude largement répandue parmi les militants
(partijnye rabotniki) de faire aveuglément confiance à des autorités
en vue, de s'en rapporter sans les jauger, aux opinions de tel ou
tel chef reconnu, en repoussant tout doute sur leur sûreté de
jugement, n'en cause pas moins de tort. »41
De même, Bogdanov, dans l'article cité de Vpered, estimait qu'il ne
peut y avoir de « pouvoir » dans une véritable organisation prolétarienne :
le « pouvoir » des dirigeants n'existe que dans la mesure où ils exécutent
la volonté du collectif42.
L'activité des écoles de Capri et de Bologne doit être appréciée en
ayant l'idée, esquissée, que Bogdanov se fait de la « culture prolétarienne »,
en tant qu'idéologie consciente des tâches du prolétariat, présente à
l'esprit.
LES ÉCOLES DU PARTI 269
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PROGRAMME
1. La pratique de l'organisation
2. Propagande et agitation
a) Propagande et agitation dans les cercles et réunions de masses
b) Littérature du parti
c) Cadre légal : club, université populaire
d) Bibliothèques et rapport avec les maisons d'édition
3. Technique et finances
Nombre de séances
IL Partie théorique (cours)48 dont la durée est de 1 h 30
1. Économie politique 30
2. Histoire du mouvement ouvrier en Occident 2049
3. Histoire de la social-démocratie russe et du
mouvement ouvrier 20
4. Théorie du mouvement professionnel et
coopératif et histoire des unions d'ouvriers
en Angleterre, Allemagne, France io50
5. Histoire de Russie 651
6. Panorama des partis en Russie 662
7. Conceptions théoriques et pratiques des
partis sur la question agraire 6
8. Fondements du droit public 263
9. Histoire des révolutions européennes depuis
la grande révolution française 654
Quelques cours 5
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du stage, on traita de sujets tels que l'analyse des statuts du parti et des
divergences au sein de l'organisation, c'est-à-dire l'évolution du parti du
deuxième congrès à la dernière conférence tenue à Paris, en janvier 1910.
En outre, Ljadov enseignait aux auditeurs les rudiments du travail
clandestin, dont l'apprentissage des codes secrets.
insiste sur le fait que cette « université prolétarienne » n'est qu'un aspect
de l'idée universelle plus large, de la culture prolétarienne80. Lors de la
fondation en octobre 191 1 de l'Académie socialiste des sciences sociales,
la collaboration de Bogdanov avec Lunačarskij, Pokrovskij, Bazarov, etc.,
est placée sous le même signe.
Lénine n'a pu résister longtemps au défi lancé par Bogdanov qui
voyait dans les écoles de Capri et de Bologne le seul garant de la tradition
révolutionnaire et combative du bolche visme81. L'école de Longjumeau
en tant que contre-école de Capri et de Bologne faisant reposer la
formation à l'activité d'organisation et de propagande sur le principe de la
« stricte orthodoxie du parti »82 devait former des cadres et des activistes
du parti, bref une « intelligentsia du parti » correspondant à l'idéal
léniniste d'une élite de révolutionnaires professionnels. Ce que Bogdanov
entendait par l'énergie organisatrice du collectif ou du prolétariat est à
l'opposé de l'idée de Lénine sur l'énergie organisatrice du parti. La
conception de Lénine d'une « intelligentsia révolutionnaire » appelée à jouer le
rôle de direction politique ira de pair avec son « modèle d'un parti conspi-
ratif »83 et n'a rien à voir avec le postulat de Bogdanov d'une « intelligentsia
ouvrière ». Si pour Bogdanov, dans l'emploi qu'il fait de ce concept, le
caractère de classe est décisif — l'intelligentsia doit nécessairement venir
du prolétariat — de même que la conscience prolétarienne, pour Lénine
il s'agit de l'orthodoxie marxiste de l'intelligentsia ainsi que de sa
conscience de lutte de classe. La formation de cette conscience de lutte
de classe semblerait, à l'époque de Capri, pour Lénine être plutôt garantie
par la tribune de la Duma qui « offrait la possibilité légale de formation
de cadres »84 que par une école du parti. Mais traiter la question de Lénine
et de l'école de Longjumeau, appelée école léniniste (leninskaja škola) et
même considérée comme la toute première école par l'historiographie
soviétique du parti85 par opposition aux écoles « fractionnelles » de Capri
et de Bologne, fera l'objet d'une étude ultérieure.
op. cit., 15, p. 469. Cf. de même la résolution rédigée par Lénine « O partijnoj škole... »,
art. cit. qui fut adoptée lors de la conférence de la rédaction élargie du Proletarij en
juillet 1909 : une école du parti correctement organisée et représentant de façon
conséquente l'esprit du parti « pourrait le cas échéant, même si elle se trouve à
l'étranger, aider les organisations locales jusqu'à un certain point, à former des
ouvriers du parti compétents, issus du milieu des ouvriers » [souligné par nous. - J . S.] ,
ibid., p. 41.
85. L'historiographie soviétique légitime le fait d'appeler Longjumeau la
« première école du parti » dans la décision du plenum du comité central du POSDR
(Paris, janvier 19 10) dont le but était l'unification de principe des fractions. On a
constitué, avec des représentants de toutes les tendances du Gesamtpartei une
commission scolaire, directement rattachée au comité central, qui avait pour
tâche de préparer une école du parti. Mais l'unité du Gesamtpartei à l'intérieur de
cette commission fut de courte durée. Au moment de sa création en 1911, l'école du
parti de Longjumeau était essentiellement animée par des « bolcheviks-léninistes ».
Cf. S. Livšic, Partijnye..., op. cit., p. 6.