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© Marabout (Hachette Livre), 2016

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ISBN : 978-2-501-11562-9
Sommaire
Couverture

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Prélude

LA SOIF OU LE DÉSIR VERTICAL

L’horizon mystérieux de la soif

La percée de l’essentiel

Quelque chose de plus grand que nous

Deviens qui tu es

LA SOIF OUBLIÉE

Inconscience et mauvaise foi

Tristes certitudes

Fuites et distractions

Enlisements

Errements

LE CHEMIN VERS L’ESSENTIEL

Vers une éthique exist-essentielle


La voie de la gratitude

La voie du don et du pardon

La voie de l’amour

Pour ne pas conclure

Remerciements

Collection
À toi qui, tel le soleil levant,
Es venue colorer la vie de lumière.
À toi qui, tel le soleil brûlant,
Es venue donner un cœur chaud à la terre.
À toi qui, tel le soleil couchant,
Es venue faire s’élever mes prières.
À toi qui creuses en moi la soif.
À toi, ma bien-aimée,
Ce livre.
 

À vous qui, telle la pluie,


Me redonnez la vie.
À vous qui, tel le vent,
Me donnez de l’élan.
À vous qui creusez en moi la soif.
À vous, mes enfants,
Ce livre.
Prélude
Tout être vivant a besoin d’eau pour vivre et grandir. Ainsi en est-il de
l’homme, qui naît au monde assoiffé. Mais à côté de sa soif physique, qui
demande à être étanchée, il souffre d’une soif intérieure, qui demande à être
entretenue.
Au-delà du désir de rester en vie, au-delà de la recherche des plaisirs,
l’homme est animé par une force tout aussi puissante qui le pousse à
s’accomplir, à donner du sens à son existence et à rencontrer plus
pleinement la vie. Car vivre ne lui suffit pas, il veut avoir le sentiment de
bien vivre. Nombre de ses désirs portent sur des objets précis dont
l’obtention lui procurera une jouissance passagère, mais il existe un désir
particulier, peut-être plus fort encore, de quelque chose d’impalpable et
d’infini que l’homme ne parvient pas à se représenter. Ce désir ne doit pas
être confondu avec une passion durable ou passagère pour telle activité, tel
projet ou tel engagement, mais il doit au contraire être relié à une soif plus
profonde.
Chacun a pu ressentir, devant un tableau, une musique, un visage ou un
paysage qui l’ont ému aux larmes, qu’il y avait là une forme d’arrachement
à un trop long sommeil, un moment de vérité absent de son expérience
quotidienne. Qui, même secrètement, ne cherche pas à s’élever au-delà de
ses inquiétudes et de ses soucis, au-delà du marasme de la vie quotidienne
et, plus encore, des limites étriquées dans lesquelles il a parfois enfermé sa
vie ?

Quel est cet essentiel que nous disons rechercher et dont nous sommes pourtant
ignorants ?

Il existe une insatisfaction sourde qui n’épargne personne, celle de ne pas


pouvoir se contenter de sa manière de vivre. Nous sommes nombreux,
aussi, à éprouver le sentiment que nous sommes loin du compte, que nous
ne sommes pas pleinement ce que nous sommes appelés à être, que nous ne
donnons pas tout ce que nous avons à donner ni ne recevons tout ce que
nous pouvons recevoir. Certains disent que la sagesse appartient à celui qui
apprend à se contenter de ce qu’il a ou de ce qu’il est. On est tenté de leur
donner raison si on pense à notre désir insatiable d’avoir toujours plus ou
d’être autre que ce que nous sommes, désir qui pollue nos vies et nous
entraîne dans une interminable course en avant. En même temps, quelle
tristesse de se contenter de ce qui est, de se figer sans plus vouloir grandir
ni s’élever davantage !
Quelle est cette soif étrange qui nous habite et dont la finalité nous apparaît
tellement plus importante que bon nombre de nos victoires et réussites  ?
Quel est cet essentiel que nous disons rechercher et dont nous sommes
pourtant ignorants  ? «  Je ne sais pas ce que cherche mais je le recherche
ardemment  »  : c’est cette expérience paradoxale qu’il nous faut
comprendre. Nous avons l’ardeur de qui veut partir pour un grand voyage,
mais nous ne savons pas où aller. C’est pourquoi notre soif d’autre chose
s’exprime toujours de manière énigmatique  : j’ai soif de vérité,
d’authenticité, de profondeur, de sincérité ; j’ai soif de la vie véritable ; j’ai
soif de Dieu. Une fois prononcés, ces mots n’en disent pas beaucoup plus
sur ce qu’ils désignent, mais ils recouvrent pourtant ce qu’il y a pour nous
de plus précieux et d’essentiel. D’où l’idée d’appeler « soif de l’essentiel »
cette soif qui habite, plus ou moins manifestement, les hommes.
Le mot «  essentiel  » n’est lui aussi qu’un mot, avec ses propres limites.
Comme tout mot, il est d’abord une abstraction, mais ce qu’il désigne n’a
rien d’une abstraction, puisque c’est ce qui a le plus d’importance, ce qui
rend possible ou qui donne sens à tout le reste. Tout se passe comme si, à
mesure qu’on cherche à s’en rapprocher, l’essentiel devenait à la fois de
plus en plus vivant et de plus en plus indicible. Celui qui a soif part
toujours, pour désigner ce qu’il cherche, de représentations héritées de son
histoire, mais le cheminement vers l’essentiel conduit le plus souvent
l’assoiffé à éprouver les limites de ses représentations. Ce qu’il recherche
semble au-delà des mots et se laisse difficilement enfermer dans un dogme
ou dans une idéologie.
Ce livre ne prétend donc pas dire ce qu’est l’essentiel et ne vise nullement à
proposer une voie universelle qui transcenderait tous les clivages et toutes
les croyances. Au contraire, il cherche à apporter différents éclairages sur la
soif qui habite tout homme et sur les conditions minimales pour y répondre.
Il s’agit en somme de dégager les points sur lesquels peuvent s’entendre
tous les chercheurs de l’essentiel.
Dès qu’on cherche à interroger la nature de cette soif, on se trouve
confronté à des paradoxes. Ainsi, l’essentiel n’est pas une chose mais il
n’est pas non plus un néant. Il exige à la fois que je prenne soin de moi et
que je me décentre de moi. Il exige de prendre un chemin pour le rejoindre
comme s’il était ailleurs et en même temps de découvrir qu’il n’est pas
ailleurs et qu’il n’y a pas de chemin à parcourir. L’essentiel n’est pas le
bonheur mais il est ce qui peut nous rendre le plus heureux.
Comment aller vers davantage de profondeur, vers ce qui est moins
superficiel et plus essentiel  ? Nous croyons parfois le savoir  : tout quitter
pour faire le tour du monde, se rendre dans un ashram ou un temple,
abandonner un certain confort pour aller élever des chèvres dans le Larzac,
se mettre à la peinture ou à l’écriture. Mais ce mouvement permet-il
vraiment de se placer au cœur de l’essentiel ? Ne risque-t-il pas d’être lui
aussi une fuite et un mensonge  ? Faut-il nécessairement tout quitter de sa
vie pour se rapprocher de l’essentiel ? Dans tous les cas, ces « retour à la
religion », « retour à la terre », « retour aux sources » ou « retour à l’art »
miment une exigence d’une plus grande vérité.

Comment aller vers davantage de  profondeur, vers  ce qui est moins superficiel et
plus essentiel ?

Par le passé, les hommes interprétaient l’absence de sentiment de plénitude


ou l’appel à une vie plus véritable à l’aune de leurs croyances religieuses.
Aujourd’hui, la plupart d’entre nous ne disposent plus de ce «  prêt-à-
porter » religieux. Qu’on le salue ou qu’on le regrette, ce changement n’a
cependant rien enlevé à cette soif de l’essentiel, qui tente désormais de se
dire avec d’autres mots.
Nous avons tous rencontré des hommes qui se disent religieux et chez qui
on ne reconnaît pas l’ardeur d’une quête. À l’inverse, des hommes
apparemment loin de toute perspective religieuse peuvent être habités par
une exigence de profondeur et brûlent de mettre plus de sincérité dans leur
vie. Ce paradoxe incite à interroger la soif de l’essentiel en dehors du
clivage des croyances. Cela ne signifie pas que toutes les quêtes se
ressemblent et que toutes les manières d’aborder la question de l’essentiel
conduisent au même but ou produisent le même accomplissement. Ainsi, je
ne mettrai pas sur le même plan l’effort de l’artiste qui cherche à être
sincère dans son art, l’exaltation de l’amoureux qui voudrait creuser plus
profondément sa relation avec l’être aimé et l’aventure pleine de tourments
du mystique dans sa relation avec le divin, mais je chercherai à comprendre
ce qui les rapproche.
Un tel pari suppose de trouver un langage sur lequel tout le monde peut
s’entendre, malgré les clivages philosophiques ou religieux. Je prie donc
par avance mon lecteur de me pardonner l’usage de termes qui pourraient
obscurcir son expérience au lieu de l’éclairer. Car c’est bien notre
expérience commune que je cherche à éclairer dans ce livre. L’expérience
de la quête, mais aussi l’expérience de l’errance au sens où, pour chacun de
nous, c’est parfois la quête elle-même qui semble oubliée et la soif refoulée.
I

La soif ou le désir vertical
L’homme ne peut se contenter de circuler. Il veut aussi creuser ou s’envoler.
Il lui faut un ciel pour s’élever et une terre pour s’enraciner. En cela, notre
vie n’est pas réductible à un chemin. Même sinueux, tout chemin reste
horizontal. Au contraire, nos désirs nous poussent à explorer les
profondeurs, à rejoindre les sommets. S’il est vrai que nous rencontrons
d’abord la surface du monde, des êtres et des choses, nous aspirons à aller
plus loin, à percer les apparences. Il nous faut ainsi du temps et de la
patience, de l’attention et de l’amour pour rencontrer véritablement les êtres
qui nous entourent. Il en va de même de notre existence, qui ne demande
qu’à être creusée.
La surface de nos vies ou l’apparence des choses ou des êtres ne sont pas en
soi un problème, puisqu’elles sont le point de départ de notre quête. Le
problème est de rester prisonnier de ces apparences. Ce n’est pas par
l’essentiel que tout commence, mais c’est vers l’essentiel que nous pouvons
cheminer. Ce cheminement n’est plus horizontal, mais vertical  : il ne
renvoie pas tant à l’enchaînement des événements de notre vie qu’à toutes
les percées, fugitives ou décisives, d’un sens qui nous donne le sentiment de
nous élever et de participer plus véritablement à la vie. Quel que soit le nom
qui s’y rattache, l’Être, la Vie, Dieu, l’Amour, etc., ces moments
d’arrachement au sommeil ou à la médiocrité ont soudain rendu plus
vivante la belle et mystérieuse présence des êtres et des choses. À travers la
grâce d’un instant ou d’une rencontre, surgit soudain un appel à passer du
néant à l’être, de l’avoir à l’être, du paraître à l’être.
1

L’horizon mystérieux de la soif


« L’unique objet de mon amour, j’ignore ce qu’il est :

et parce que je l’ignore, voilà pourquoi je l’ai choisi. »


Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique,.

Livre I, 43

« Qu’est-ce que tu veux ? » À cette question, nous avons parfois du mal à


répondre parce qu’aucun désir ne s’est encore manifesté ou parce que nous
hésitons entre plusieurs possibilités. Mais si notre interlocuteur ajoute, pour
mieux se faire comprendre  : «  Pas là maintenant, mais
fondamentalement ! » la question initiale résonne alors différemment. Nous
pouvons bredouiller quelques généralités en faisant comme si notre
aspiration profonde avait des objectifs clairement identifiés, mais nous
devons reconnaître que nos réponses sont incomplètes ou imprécises. Nous
n’avons pas l’habitude d’aller aussi loin quand nous nous interrogeons sur
nos désirs. Cette fois, c’est tout notre être qui est en jeu. Nous ne pouvons
plus nous contenter d’un regard furtif sur ce qui nous entoure pour
comprendre le secret de notre désir. Il faut creuser en nous ou considérer
notre existence avec plus de hauteur.

Ni malade ni fou, mais mendiant

Pendant les moments où nous sortons de l’enchaînement mécanique de nos


activités, nous avons le sentiment d’une incomplétude de nos vies, parfois
même d’une folie absurde. Nous sentons qu’il y a quelque chose à creuser
dans notre rapport à la vie et dans nos relations, qu’il y a quelque chose à
chercher qui fasse de nos vies plus qu’un ensemble de problèmes à résoudre
ou d’occupations plaisantes à trouver pour tuer le temps.
Notre vie peut même nous apparaître comme une chemise dans laquelle
nous avons trop sué, et nous aspirons alors à plus vaste, à plus large.
L’accomplissement de nos devoirs sociaux ne peut plus nous suffire, la
planification de nos loisirs ne peut plus nous faire rêver. Notre ventre peut
enfler de toutes les gourmandises absorbées, nos sourires se figer devant les
spectacles les plus distrayants, notre excitation se trouver à son comble, rien
de tout cela ne parvient à nourrir ce dont notre âme a soif.
Enfants, nous étions prêts à tout pour boire le monde de nos yeux. Un feu
brûlait en nous qui nous rendaient incapables de tenir en place. Avec le
temps, ce feu semble s’être éteint, à cause des conventions et des
obligations, des devoirs et des responsabilités. Mais peut-être est-il
seulement caché, recouvert par nos occupations quotidiennes.
Nos activités ne sont, le plus souvent, pas les seules en cause. Notre
déception vient surtout du fait que notre vie est dépourvue de cette
profondeur que nous avions rêvé de lui donner. C’est pourquoi les signes
extérieurs de réussite et la reconnaissance sociale ne parviennent pas à nous
soulager du sentiment de vide qui nous habite.

Enfant, nous étions prêts à tout pour boire le monde de nos yeux.

On peut offrir le confort à un oiseau prisonnier, mais même dans une cage
en or, il se sent appelé à plus vaste et à plus haut. De même, au cœur de
l’opulence ou de nos «  réussites  », peut surgir une forme d’insatisfaction.
L’oiseau peut connaître bien des misères et des frayeurs au dehors, mais il
n’est pas prêt à renoncer à la liberté. De même, l’enfant que nous étions, et
qui nous habite encore, ne peut accepter de vivre petit. Aucun argument ni
aucune distraction ne peuvent avoir raison de sa belle folie.
Nous pouvons sourire, parfois, devant l’adolescent qui affirme chercher à
vivre la « vraie vie », mais malgré sa grandiloquence ou ses confusions, il
exprime le désir de ne pas se ranger dans une vie petite et sans ambition, de
ne pas intégrer une boîte qui lui permettrait de gagner son pain mais non
d’assouvir la soif de son âme. Et s’il a tendance à confondre parfois la
« vraie vie » avec des images stéréotypées, son désir de prendre le large est
habité par une aspiration à vivre de grandes choses. S’il a parfois tort dans
ses réponses, il a souvent raison dans ses questions ou ses révoltes. S’il a
parfois tendance à confondre l’intensité et la transgression, le courage et la
fuite, la joie et le fantasme d’une euphorie perpétuelle dans une vie de fête
renouvelée, il y a quelque chose de beau dans sa soif de vérité. Comme
beaucoup d’entre nous, il sait ce qu’il ne veut pas, mais il a du mal à savoir
ou à préciser ce qu’il veut vraiment.

Quel est cet amour que tout mon être invoque et convoque ?

Si l’homme bafouille ou devient flou lorsqu’il cherche à désigner sa soif, il


n’est pourtant ni malade ni fou, mais mendiant. Mendiant de quoi ? Il ne le
sait pas vraiment. Mendiant de Dieu  ? Peut-être. Mais celui qui
s’exprimerait dans ces termes serait bien présomptueux de prétendre arriver
à expliquer ce qu’il entend exactement par «  soif de Dieu  ». Connaît-il
seulement ce qu’il appelle Dieu ? Mendiant d’amour ? Évidemment. Mais
quel est cet amour que tout mon être invoque et convoque ? Mendiant d’un
bonheur plus grand ? Certainement, mais en même temps nous sentons bien
que nous ne pourrions nous contenter d’une pilule qui nous rendrait
heureux. Le bonheur dans l’illusion ne nous plairait guère. De liberté  ?
Peut-être. Mais la liberté pour quoi faire ? Il n’y a aucun sens à vouloir la
liberté pour la liberté. Ces idées sont autant d’idoles sur lesquelles chacun
projette ses attentes ou ses fantasmes.
Nous ne savons peut-être pas de quoi nous sommes mendiants, mais nous
savons en partie ce qui ne nous satisfait plus : l’engoncement dans une vie
qui ne laisse plus de place à l’aventure et à l’étonnement, le jeu des
mondanités dans lequel chacun joue sa partie sans avoir le sentiment d’être
pleinement lui-même, notre lâcheté et notre indifférence devant la
souffrance d’autrui, la misère de nos petits calculs, l’absurdité de notre
stress et de nos soucis de boutiquiers… On pourrait continuer la liste. Mais
ne nous y trompons pas  : c’est parce que nous sommes habités par une
certaine exigence que ces choses peuvent nous paraître inconsistantes ou
superficielles. C’est parce que nous nous sentons appelés à une plus grande
qualité d’être que le voile s’est levé sur nos petitesses.
Cette soif est bien plus qu’un désir  : il ne s’agit pas de s’approprier un
objet, de faire ou d’avoir plus mais d’être plus. Mais qu’est-ce qu’être
plus ? Nous ne savons pas le dire précisément, comme nous aurions du mal
à décrire l’odeur de la rose. Mais, comme pour la rose, nous pouvons en
sentir l’odeur. Au creux de nos vies, la soif de l’essentiel désigne une sorte
d’exigence subtile qui nous travaille et qui nous pousse à chercher à être
plus vrai, plus sincère, plus authentique. Elle est cet appel en nous à ne pas
consentir à son état présent et à vouloir s’élever davantage à la hauteur de
son humanité.

Brumeux, mais pas fumeux

Quel est concrètement l’objet de notre soif ? Où est donc ce qui est absent ?
Et qu’est-ce que c’est  ? Nous avons soif sans pouvoir préciser l’objet
véritable de notre soif, car il ne s’agit pas d’une chose qui se trouve quelque
part. Mais en même temps nous savons que nous ne mendions pas le vide et
que notre orientation verticale ne conduit pas au néant. Une sorte de brume
enveloppe l’objet de notre attente.

Derrière le flot de nos occupations et de nos préoccupations, il y a cette soif


mystérieuse d’un horizon peut-être invisible mais pourtant lumineux.

Il est frappant de voir combien les mystiques, les artistes ou tout autre
chercheur de vérité sont comme tendus vers un but qu’ils ne peuvent pas
définir. Ils vont tenter de l’exprimer, mais ils ne parviennent pas à
l’expliquer. Ils cherchent ardemment quelque chose qu’ils ne peuvent
décrire ou modéliser et qui leur paraît être l’essentiel. De même, pour
chacun d’entre nous, derrière le flot de nos occupations et de nos
préoccupations, il y a cette soif mystérieuse d’un horizon peut-être invisible
mais pourtant lumineux, peut-être difficile à cerner mais qui néanmoins
nous interpelle. L’horizon vers lequel cette soif nous dirige est peut-être
brumeux, mais il n’est pas fumeux.
Quand cette aspiration mystérieuse cherche à se dire avec des mots, ces
derniers diffèrent selon les personnes ou les situations. Les mots
«  profondeur  » ou «  sincérité  », «  vérité  », «  transcendance  » ou
« authenticité », « absolu » ou « infini », ne sont que des moyens, toujours
insatisfaisants, par lesquels chacun cherche à désigner l’objet de sa soif.
Nous n’utilisons pas ces mots parce que leur définition recouvre exactement
ce que nous nommons, mais parce qu’ils sont comme un doigt pointé vers
une expérience que nous sommes incapables de nous représenter.
L’essentiel, la profondeur, la vie, la vérité, l’infini, etc. : il faut le singulier
ici, moins pour désigner la qualité d’une chose que la qualité présente en
toute présence. Si tous ces singuliers sont déroutants, c’est que nous
sommes sur la bonne voie. C’est pourquoi il ne faut pas prendre notre soif
de l’essentiel aux mots, car ils sont moins source de définition que source
d’inspiration et d’intuition. Ils convoquent cette raison du cœur que la
raison ne connaît pas, pour reprendre une expression de Pascal.
Les chercheurs de l’essentiel se gardent d’ailleurs de définir les mots qu’ils
convoquent. Non par défaillance ou par manque de rigueur intellectuelle,
mais parce que ces mots sont pour eux comme des ponts qui orientent vers
ce qui est évident et vivant, indicible et éminemment concret. Pour les
assoiffés, les termes «  vie  », «  vérité  », «  absolu  », «  infini  », etc., sont
souvent interchangeables car ils sont des fenêtres différentes pour regarder
dans une même direction.
Lorsque Cézanne dit : « Je vous dois la vérité en peinture », est-ce la même
vérité que celle invoquée par sainte Thérèse de Lisieux dans ces paroles  :
« Je n’ai jamais cherché que la vérité » ? Peut-être pas. On remarquera que,
pour tous les deux, «  la vérité  » renvoie plus à une expérience qu’à un
concept. Elle est présentée comme ce qu’il y a de « plus essentiel », comme
ce qui va conduire l’humanité à l’expérience la plus profonde. L’un et
l’autre sont prêts à bien des efforts et à bien des sacrifices pour l’atteindre.
Aucune des définitions habituelles ne fonctionne pour caractériser la vérité
qu’ils évoquent. Sainte Thérèse de Lisieux et Cézanne évoquent en outre de
«  la  » vérité, au singulier, car la vérité n’est pas pour eux l’adéquation au
réel, mais une manière de se rendre présent à la présence. Tous deux visent
à passer du registre de l’avoir à celui de l’être, ils visent une rencontre avec
ce qui mérite le plus de s’appeler le réel.
Finalement, la relation à l’essentiel ne relève pas de quelque chose
d’intellectuel. Graf Dürckheim fait remarquer très justement que « vis-à-vis
de l’essentiel, il est des gens qui sont sourds et aveugles malgré toute leur
intelligence.[…] Et il est des gens d’une grande simplicité intellectuelle qui
ont le goût pour la qualité numineuse de l’essentiel. Ce sont ces derniers qui
peuvent se rendre compte que l’expérience qu’ils ont vécue représente une
chance pour leur existence. Ils peuvent alors cultiver le champ de leur
existence pour y retrouver l’essentiel qui s’est manifesté à eux le temps
d’une expérience1 ».

L’inefficacité de la soif

Le flou qui habite cette aspiration souvent secrète à plus de profondeur nous
conduit parfois à oublier notre quête ou à douter de son bien-fondé. Ne faut-
il pas délaisser un désir aussi flou ? Un objet qui n’est pas un objet, n’est-ce
pas le néant ? Cette soif censée être l’élan le plus profond de notre existence
ne nous épuise-t-elle pas en nous détournant des objets tangibles que nous
pouvons conquérir en ce monde  ? Pourquoi chercher une chose qui n’est
pas une chose et qui semble inaccessible ?

Nous ne choisissons pas d’avoir soif, de même que nous ne choisissons pas de
tomber amoureux.

Nous ne choisissons pas d’avoir soif, de même que nous ne choisissons pas
de tomber amoureux. Lorsque nous goûtons à un moment d’authenticité et
de vérité, le caractère superficiel de notre vie nous apparaît au grand jour, et
du superficiel, nous ne voulons plus.
Pour tous ceux qui ne regardent la vie que sous l’angle de la puissance et de
l’efficacité, la quête d’une chose innommée et innommable peut sembler
absurde. Au contraire, selon eux, il faudrait clarifier l’objet de son désir,
puis se donner les moyens de l’obtenir en arrêtant de perdre son temps dans
les brumes et les brouillards.
Les objectifs précis de l’« entrepreneur » contrastent avec la quête obscure
et silencieuse du «  chercheur  » (de l’«  assoiffé  »). Pour le premier, la vie
consiste à se fixer des «  challenges  » et, par la force de sa volonté, à les
réaliser. À formuler des rêves et à les accomplir. À se représenter des idéaux
et à essayer de les incarner. À faire des projets et à les faire aboutir.
Pourtant, la soif de l’essentiel n’est ni une absence de volonté ni une
volonté totalement ignorante de ce qu’elle veut. Ne pas réussir à exprimer
ce qu’on recherche ne signifie pas qu’on ne recherche rien, ni qu’on
cherche le rien.
L’opacité de l’essentiel ou la difficulté à dire ce que serait une vie
profondément vécue fait échec à un volontarisme impulsif et impatient. Car
c’est cette opacité même qui conduit l’être humain à interroger le sens de
ses rêves, de ses défis ou de ses projets. Si nous n’avions que des désirs
clairement identifiés, notre vie ne serait que vaine agitation, et nous nous
distinguerions à peine du termite qui construit énergiquement sa termitière.
Le mystère qui entoure l’essentiel n’est en rien la preuve d’une illusion ou
d’un fantasme. Il n’est pas l’expression d’une misère de l’homme, mais au
contraire ce qui l’appelle à s’élever au-delà de sa misère. Car vivre, pour
l’homme, ce n’est pas seulement atteindre des objectifs ou « réussir dans la
vie », c’est habiter sa vie. Ce n’est pas seulement faire, c’est aussi donner
du sens à ce que l’on fait.
Si l’exigence de profondeur ou d’authenticité échappe en partie à une
logique de la rentabilité ou du compte rendu, c’est parce qu’elle relève
d’une qualité d’être et de présence, et non pas d’une quantité objectivable
ou d’un fait matériellement palpable. Les tâches que nous avons accomplies
dans une journée sont peut-être quantifiables, mais la manière dont nous les
avons menées à bien ou l’esprit dans lequel nous les avons accomplies ne le
sont pas vraiment. La quête de l’essentiel ne nous rend pas inactif, mais elle
nous interdit de céder à un activisme vidé de sens et d’esprit.
Évitons cependant d’opposer de façon quasi systématique l’« entrepreneur »
et l’«  assoiffé  », l’homme soucieux de faire aboutir des projets précis et
l’homme inquiet de voir sa vie lui glisser entre les doigts dans un
enchaînement de buts. Ce sont les deux pôles entre lesquels se joue la vie
humaine. D’un côté la belle énergie de celui qui veut s’engager, de l’autre
les questionnements de celui qui craint que l’action ne soit qu’une
distraction ou une réaction. D’un côté la fougue de celui qui veut agir sur le
monde, de l’autre l’exigence de celui qui veut donner le meilleur de lui-
même en commençant par recevoir le monde. D’un côté la force de celui
qui veut laisser sa marque sur le réel, de l’autre le souci de ne pas s’imposer
au réel ou sur les autres pour mieux goûter leur présence et à ce qu’ils ont à
dire.
Un esprit d’entreprise sans profondeur relève, au mieux, de la vanité, mais
le souci des profondeurs sans esprit d’entreprise est également un vide.
Éprouver des désirs qui ne soient pas traversés par la soif de l’essentiel est
infantile, voire désespérant, mais être habité par une soif de l’essentiel qui
ne conduise pas à s’engager dans certaines actions est plutôt suspect.
1. Graf Dürckheim, Le Centre de l’Être, Albin Michel, Paris, p. 109.
2

La percée de l’essentiel
« Comment l’âme pourrait-elle ne pas prendre son essor quand, de la glorieuse Présence,
un appel affectueux, doux comme le miel, parvient jusqu’à elle et lui dit : “Élève-toi” ?
Comment le poisson pourrait-il ne pas bondir immédiatement de la terre sèche dans l’eau,
quand le bruit des flots arrive à son oreille de l’océan aux ondes fraîches ? Comment
le faucon pourrait-il ne pas s’envoler, oubliant la chasse, vers le poignet du roi, dès qu’il
entend le tambourin, frappé par la baguette, lui donner le signal du retour ? Comment
le soufi pourrait-il ne pas se mettre à danser, tournoyant sur lui-même comme l’atome,
au soleil de l’éternité, afin qu’il le délivre de ce monde périssable ? Vole, vole, oiseau, vers
ton séjour natal, car te voilà échappé de la cage et tes ailes sont déployées. Éloigne-toi
de l’eau saumâtre, hâte-toi vers la source de vie1… »
Rûmî, Odes mystiques

Comment savoir si notre incapacité à dire précisément ce que nous


cherchons n’est pas le signe d’une errance ? Parce que nous savons
intuitivement que nous ne sommes pas pleinement ce que nous sommes
appelés à être, nous savons qu’il y a, chez les autres comme dans le monde
qui nous entoure, beaucoup plus que ce que nous percevons, même si nous
sommes incapables de dire ce qui nous attend ni ce qui est l’essence de la
vie. Mais d’où nous vient cette intuition ? De toutes les expériences, même
fugitives, de la bonté ou de la beauté qui ont suscité et qui entretiennent
notre soif de l’essentiel. Elles sont autant de fragments d’éternité au cœur
du temps qui passe. Rien d’abstrait ici, puis qu’il s’agit pour chacun
d’expériences très concrètes  : la confiance d’un père ou d’une mère, la
douceur d’un sourire, la poignée de main d’un ami, etc., autant d’étoiles qui
attirent le regard dans la nuit.
Par la rencontre de la beauté ou de la bonté, à cause d’un pardon accordé ou
parce qu’on a croisé un maître éveillé, quelque chose se déchire dans le ciel
de notre vie. Notre existence sort de l’absurde et trouve enfin, même
fugitivement, un sens. C’est cela qui donne véritablement vie à notre soif de
l’essentiel et qui nous donne la certitude qu’il faut prendre soin de notre
soif.

Le souffle de la bonté

Au cœur de la nuit se trouve encore une lune ou des étoiles pour éclairer
notre route. Au milieu de l’eau boueuse peuvent pousser les fleurs, et des
oasis fleurir au milieu du désert. Ainsi en va-t-il de l’homme qui, même
perdu et déboussolé, même désorienté au cœur d’un monde traversé par la
folie, n’est pas seul  : il rencontre des présences et des réalités lumineuses
qui s’offrent comme une main tendue pour le détourner des mirages et
éveiller en lui l’appel des hauteurs.

Si nous gardons souvent les traces de nos blessures, nous portons aussi en nous la
marque indélébile de ce qui a dilaté notre cœur.

Le grand psychologue allemand Graf Dürckheim avait la particularité de


demander à ses patients de se remémorer leurs expériences les plus
lumineuses et les plus précieuses, qui formaient le point de départ de la
thérapie (une « thérapie initiatique », pour reprendre ses propres termes). Il
était évident pour lui que ce qui donne à un homme sa colonne vertébrale et
sa santé, c’est d’abord la force de telles expériences, qui ont éveillé sa soif.
Si nous gardons souvent les traces de nos blessures, nous portons aussi en
nous la marque indélébile de ce qui a dilaté notre cœur. Ces expériences,
même fugitives, nous sortent d’une vie d’errance pour nous donner une
orientation ou un horizon. Je peux, bien sûr, trahir la vérité qui s’est révélée
à moi à travers une telle expérience, mais je sais au fond de moi que je
m’écarte alors de ce vers quoi elle m’appelait. Ces expériences nous
révèlent qu’il y a quelque chose de plus grand et de plus important que
l’accomplissement de nos désirs : c’est la rencontre inattendue de l’infini, la
présence gracieuse de ce qui s’est offert à nous gratuitement. Notre soif ne
naît pas de rien. Elle naît parce que nous avons été touchés et émerveillés,
bouleversés et réveillés.
Ainsi en est-il de l’expérience de la bonté, qui bouscule les mesquineries et
les petits calculs, et qui nous redonne l’espérance d’une vie moins étroite.
Dans Les Misérables, Victor Hugo fait vivre à son héros, Jean Valjean, une
épreuve aussi radicale. L’ancien galérien, qui a demandé l’asile pour une
nuit à monseigneur Bienvenu, s’est enfui au petit matin avec l’argenterie.
Quand les gendarmes le ramènent, pour le confondre, chez l’évêque, ce
dernier confirme la version de son voleur  : c’est lui-même qui a offert
l’argenterie, et d’ailleurs, ajoute-t-il à l’adresse de Jean Valjean, «  je vous
avais donné les chandeliers aussi, qui sont en argent comme le reste ». Le
coupable, au lieu de rencontrer la colère ou la vengeance, découvre le
pardon d’un homme qui ne lui doit rien et qui aurait même de bonnes
raisons de lui en vouloir. Une expérience aussi décisive bouleverse et
transforme cet ancien paria, qui cesse alors de vivre dans la haine et dans
l’amertume pour se mettre au service des autres. Comme un feu né de
presque rien mais qui peut s’étendre considérablement, cet événement a eu
le pouvoir d’enflammer la vie de Jean Valjean – et peut-être aussi la vie de
tous ceux à qui l’ancien galérien saura à son tour, désormais, donner et
pardonner.
La gentillesse et la bonté peuvent transfigurer nos vies, même fugitivement.
Face à elle, nous ressentons une forme d’émerveillement qui nous invite à
notre tour à faire preuve de bonté. Chaque fois que nous rencontrons la
bonté, quelque chose en nous reprend vie, quelque chose en nous sait que là
est la plus profonde vérité. Le mot «  vérité  » ne renvoie pas ici à une
somme de certitudes, mais plutôt à une qualité d’être ou de présence. Il ne
renvoie pas à un discours, mais à une expérience. Cette « vérité » n’est pas
quelque chose qui se possède mais quelque chose qui se réalise.

L’émerveillement devant la beauté

Comme celle de la bonté, l’expérience de la beauté nous touche en plein


cœur et nous fait sentir le parfum des choses qui n’ont pas de prix. L’une et
l’autre arrachent notre vie au sentiment d’absurde que nous pouvons parfois
éprouver. En même temps qu’elles nous émeuvent et peuvent faire couler
des larmes de joie, elles nous disent : « Lève-toi ! C’est là que se trouve la
vérité ! » Comme pour Abraham, un cri retentit dans le désert de nos vies
qui nous dit  : «  Va vers toi-même  !  », «  Ne t’attache pas à ton monde
d’habitude et de confort, mais mets-toi au service de ce qui t’a ému et
grandi. »
Que d’horreurs et de laideurs en ce monde, mais que de beautés aussi ! Une
seule rose parmi un tas de fumier, un seul fou rire au cœur de nos misères,
un seul sourire de l’être aimé au milieu de nos labeurs suffisent à embaumer
et illuminer l’espace et le ciel.
Notre attention aux forces de vie plus fortes que la mort, à toutes les étoiles
qui nous sortent de la pénombre, à toutes les raisons qui font que nous ne
regrettons pas d’être nés nous conduisent dès lors à délaisser l’inventaire de
tout ce qui est sombre et affligeant.

« Et si, pour toute richesse, il ne reste que deux pains,


Vends-en un, et avec ces quelques deniers,
Offre-toi des jacinthes pour nourrir ton âme ! »

écrit le grand poète persan Saadi dans son recueil intitulé Le Jardin des
roses.
Pourquoi des jacinthes  ? Parce que la nature est un lieu privilégié où
l’homme fait l’expérience de la beauté. Source de vie, la nature est aussi
une véritable nourriture pour nos sens et pour notre âme. Dans le monde
citadin qui est le nôtre, même si nous pouvons aimer les villes, nous
pouvons sentir aussi le besoin de retrouver la présence vivifiante de la
nature, des arbres et des plantes. Car la vie en nous a besoin d’être en
contact avec la vie. Ce n’est pas pour rien que les habitants des villes
cherchent, quand ils le peuvent, à respirer de nouveau l’air de la mer, de la
montagne, de la forêt. La nature est à la fois source de beauté et de gratuité.
Il n’y a pas à payer (pas encore !) pour contempler une forêt ou un lac, le
soleil se lever ou les oiseaux chanter.
Quelle que soit la manière dont chacun de nous envisage cet essentiel dont
il a soif, il est impensable d’imaginer que le chemin vers plus de profondeur
et de vérité ne nous conduise pas à nous tourner davantage vers tout ce qui
nous procure le sentiment du beau.

« Nous périssons faute d’émerveillement mais non faute de merveilles. »


« Nous périssons faute d’émerveillement mais non faute de merveilles », dit
très justement Victor Hugo. Car ce ne sont pas les merveilles qui manquent,
mais nous qui leur manquons. Nous nous sommes tous émerveillés devant
un paysage ou un visage, nous avons tous été émus par une musique ou une
chanson, bouleversés par des actes de bonté et de générosité, et nous avons
senti que c’était bon. Nous avons senti que la vérité contenue dans ces
expériences était plus forte que tout le reste, qu’elles portaient en elles de
quoi nous enflammer et nous pousser à vouloir vivre toujours dans leur
lumière et leur chaleur. Quelque chose s’est fissuré dans les murs que nous
avons construits pour bâtir une vie plus sûre et plus confortable. Une petite
lumière les a transpercés pour nous rappeler qu’il nous faut aller plus loin.
Dans ces moments où le réel nous crie que nous avons raison de ne pas
nous contenter de peu, où nous comprenons que notre soif de profondeur
n’est pas une soif du vide, nous sommes conduits à réinterroger notre
existence, vécue trop souvent dans l’ombre de cette lumière. Ces instants
bénis se prolongent dans notre mémoire et se diffusent quelque temps dans
notre quotidien. Ils ne sont pas simplement le souvenir d’un plaisir, ils
portent en eux une question : « Combien de temps vas-tu vivre ta vie loin de
moi  ?  » À la frustration devant leur évanescence s’ajoute l’inquiétude de
rester sourd à leur appel. Les habitudes nous guettent en effet et la magie
d’un soir se trouve recouverte par une morne et triste routine.
Ces moments de grâce, qui nous redonnent la vie, nous laissent encore
quelque chose en disparaissant. Un testament dans lequel est écrit  :
« Souviens-toi que tu es appelé à vivre dans cette grâce à chaque instant, et
pour toujours  !  » Non pas tant l’obligation de se souvenir qu’un devoir
d’enchantement. Comme le sourire d’une mère, ces instants bénis nous
invitent à grandir. On ne se contente pas d’imprimer ce sourire dans sa
mémoire, on y répond en grandissant dans sa lumière. Nous n’avons
désormais plus d’autre choix que d’aller là où naît notre soif pour tenter de
nous élever à la hauteur de cet ineffable auquel nous avons goûté. C’est en
ce sens que Dostoïevski a pu affirmer que « la beauté sauvera le monde » :
par elle, nous éprouvons la gravité de notre vie, trop précieuse pour rester
ainsi étriquée.
Celui que tu nourris

Dans la beauté et la bonté, l’être s’épanouit, tandis que la laideur et la


méchanceté, ou même l’indifférence, l’étiolent et le désespèrent. N’est-ce
pas le signe que la voie qui conduit vers l’essentiel dépend intimement de
l’attention que nous portons à la beauté, à la bonté – celle qui s’offre à nous
comme celle que nous offrons aux autres.
D’où cette question centrale pour tout chercheur de l’essentiel : « De quoi
est-ce que je nourris ma vie ? Qu’est-ce que je décide d’offrir à mon corps,
à mon âme et à mon esprit ? » Mais aussi : « Quelles sont les pensées et les
émotions dont je me nourris, que je cultive, même, et qui non seulement me
font souffrir mais surtout me coupent de ce qu’il y a de plus profond dans la
vie ? »
« Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es » : on ne peut saisir toute
la pertinence de cet adage que si on considère aussi comme un aliment
l’ensemble des idées, des images ou des expériences dont nous nous
nourrissons. L’histoire qui suit met bien en lumière une alternative qui se
propose à tout homme.
Un vieil homme veut apprendre à son petit-fils ce qu’est la vie. « En
chacun de nous se joue un combat intérieur, dit-il au jeune garçon. Un
combat à la vie et à la mort, qui se tient entre deux loups.
Le premier est ténébreux. Il est la colère, l’envie, le chagrin, le
regret, l’avidité, l’arrogance, l’apitoiement sur soi-même, la
culpabilité, le ressentiment, l’infériorité, la supériorité, les mensonges,
la fausse fierté et l’ego. Le second est lumineux. Il est la joie, la paix,
l’amour, l’espoir, la sérénité, l’humilité, la gentillesse, la bienveillance,
l’empathie, la générosité, la vérité, la compassion et la foi. »
Le petit-fils réfléchit un long moment. Puis il demande à son grand-
père  : «  Quel loup gagne  ?  » Le vieil homme sourit et lui répond  :
« Celui que tu nourris. »
Ce conte traditionnel cherokee met en lumière les deux forces qui habitent
l’homme  : l’une qui est force de vie, l’autre qui est force de mort et
fascination pour la destruction –  ou l’autodestruction. Il n’y a pas que la
lumière et le bien qui attirent. L’obscurité et le mal sont également objets de
fascination. Il y a une force qui pousse l’homme à s’élever et à grandir, et
une force qui le lui refuse. Et cette force est animée par l’orgueil et les
passions tristes. Mais le mauvais loup en nous, c’est aussi celui qui ricane
devant ce qui est doux et fragile, celui qui ironise devant ce qui est beau et
vrai, celui qui prend de haut les sages et les saints de l’histoire.
Ce conte nous place en définitive devant cette question cruciale  : qui
nourrissons-nous en nous ? Socrate ne dit pas autre chose lorsqu’il pose la
question : « Quel genre d’homme faut-il être ? »
Précisément parce que notre quotidien est parfois lourd d’obligations,
l’homme qui veut prendre soin de l’essentiel est appelé à être exigeant sur
la qualité de ce qu’il choisit de regarder, de manger et de faire. Quel est le
critère de cette qualité ? Ce qui suscite en nous une plus grande intelligence
de vie, une plus grande bonté et une plus grande motivation pour
s’améliorer et améliorer le sort du monde.
Encore une fois, il ne s’agit pas de se lancer dans une condamnation morale
de telle ou telle réalité culturelle , mais d’inviter chacun d’entre nous à se
poser quelques questions simples  : dans tout ce que ma conscience
rencontre et choisit d’entretenir, qu’est-ce qui se révèle être source
d’épanouissement et d’élévation et qu’est-ce qui au contraire me restreint et
m’enlaidit  ? Qu’est-ce qui me met debout et qu’est-ce qui m’affale et
m’affole ? Qu’est-ce qui me libère et qu’est-ce qui m’emprisonne ? Qu’est-
ce qui m’apaise jusque dans mon sommeil et qu’est-ce qui me trouble
jusque dans mes rêves ? Qu’est-ce qui me donne de l’énergie pour aller plus
loin et qu’est-ce qui me dévitalise et brise en moi tout espoir et toute
volonté ?

L’expérience du bien et du beau nous permet de nous élever quand la confrontation


à la laideur, au mensonge et au mal nous meurtrit.

Nous pouvons débattre à l’infini sur l’origine et l’essence de la morale, sur


l’objectivité ou la subjectivité du beau, etc. Mais ce qui est certain, en
revanche, c’est que l’expérience du bien et du beau nous permet de nous
élever, quand la confrontation à la laideur, au mensonge et au mal nous
meurtrit. Il peut y avoir des désaccords sur la question de savoir ce qu’est le
Bien, mais ces désaccords sont secondaires par rapport à cette expérience
universelle  : la bonté, c’est bon. De même, la vie en nous sort de son
sommeil chaque fois qu’elle est confrontée à la beauté – et qu’importent les
différences de goût en la matière.
Mais comment être à la hauteur d’une telle expérience ? Et comment ne pas
trahir ce bien ou cette beauté que nous venons de recevoir ?

Le regard qui fait naître

Un jour, le grand maître soufi Rûmî parcourt le bazar de Konya, en Turquie,


avec quelques-uns de ses disciples quand il croise le regard d’un homme en
guenilles. Au lieu de lui témoigner l’admiration et la déférence auxquelles
le maître est habitué, cet homme le regarde avec compassion et provocation.
«  Quel cinéma es-tu en train de jouer  parmi ces adorateurs qui te font la
cour ? Combien de temps vas-tu rester encore si loin de l’expérience de la
Vérité ? semble lui demander ce regard. Se sentant mis à nu, le maître ne
répond pas et retourne, troublé, dans son école pour dispenser son
enseignement. Tandis qu’il commente le Coran devant une foule de
disciples, le même homme aux vêtements en lambeaux entre et
l’interrompt  : «  Combien de temps vas-tu parler sans comprendre  ?
Combien de temps feras-tu semblant  ?  » Devant cet affront, les disciples
sont prêts à jeter le mendiant dehors, mais le maître les arrête. Devant le
regard éberlué de ses élèves, celui qui deviendra plus tard un des plus
grands mystiques de l’Islam quitte alors la salle pour suivre Shams, cet
errant solitaire dont le nom signifie « le soleil levant ».
Qu’est-ce que la présence d’un tel maître a produit chez Rûmî  ? Elle est
venue l’arracher à une compréhension trop superficielle de sa foi et de la
vie, le libérer de vêtements devenus trop petits en lui permettant de se
rapprocher de l’expérience de l’ultime. D’une certaine manière, Rûmî
attendait depuis longtemps une telle rencontre : si son cœur s’est enflammé
quand il a rencontré Shams, c’est parce qu’il était profondément assoiffé.
«  Quand le disciple est prêt, le maître surgit  », disent les Indiens. Pour
recevoir, il faut être disponible.
La rencontre de Shams n’a pas étanché la soif d’absolu qui habitait Rûmî.
Au contraire, elle n’a fait que l’accroître, comme l’amoureux dont l’amour
ne fait qu’augmenter en présence de sa bien-aimée. De même, certains
regards et certaines rencontres ne peuvent que faire grandir en nous la vie
en nous communiquant une telle soif d’essentiel.
Bien des choses peuvent briller et nous attirer, mais aucun soleil ne
remplacera la lumière d’un regard. Pour Platon, le regard est comme le
soleil : à la fois ce qui permet de voir et ce qui rend les choses difficiles à
regarder. De même que Moïse se voile le visage devant le buisson ardent,
nous sommes parfois contraints de baisser les yeux devant certains regards.
Le bleu infini du ciel ne pourra jamais remplacer une telle lumière. Car si
notre soif est soif infinie de l’infini, nous avons besoin de rencontrer cet
infini à travers un visage.
Quiconque a plongé son regard dans celui d’un bébé ou d’un petit enfant
peut dire combien il nous met à nu et nous désarme. Difficile de jouer ou de
tricher devant un tel regard. Ce n’est pas un regard qui condamne, ni même
un regard qui questionne. C’est un regard qui redonne vie. Lorsqu’on
plonge dedans, on n’en ressort pas indemne.
Même si nous ne savons pas exprimer ce que nous dit un tel regard, nous
sentons qu’il provoque dans notre cœur une respiration et une inspiration,
un appel – et un rappel – à plus d’amour et de vérité. Si nous ne jetions pas
trop vite le voile sur cette expérience, elle aurait de quoi nous déchirer pour
nous appeler à une vie nouvelle.

L’enfant est un miroir qui nous interpelle et nous rappelle à notre vocation.

L’enfant est en cela un miroir qui nous interpelle et nous rappelle à notre
vocation. Il n’est pas encore mûr, mais il nous interroge sur notre maturité.
Il nous invite ainsi, par son ardeur, à sortir de la contradiction entre ce que
nous disons et ce que nous faisons, entre ce que nous voulons et ce que
nous vivons. Il est celui qui fait émerger au grand jour notre incohérence. Il
nous demande implicitement : « Qu’as-tu fait de tes talents ? » Nos talents,
ce sont d’abord nos élans, cette vie et cette énergie qui nous ont été offerts.
Nos talents, c’est notre soif. Pour Rûmî, tout a commencé par un regard,
celui de Shams, qui a bouleversé sa vie. Comme le regard du sage, celui du
bébé fait naître en nous cette question : « Qu’as-tu fait de ta soif ? »
Parce qu’au cœur de cette vie nous rencontrons des « fragments » d’infini,
notre soif peut trouver où s’abreuver et nous pouvons découvrir un endroit à
creuser dans l’horizon plat de nos vies. Devant le mystère infini de l’être
aimé, devant la beauté bouleversante d’une musique, devant le regard à la
fois lumineux et fragile du bébé, devant le vieil homme dont nous tenons la
main jusqu’au grand voyage, nous faisons l’expérience qu’il y a, derrière
nos éternels « pourquoi », un grand oui, une grâce qui brise nos doutes et
nos désespoirs. Et ces moments viennent moins nous « combler » que nous
réveiller et creuser davantage notre soif.

Les rencontres décisives

L’histoire de Shams et de Rûmî nous révèle que ce sont les grandes


rencontres qui raniment en nous une flamme devenue vacillante. Des
présences, des regards, des paroles nous ont enthousiasmés et poussés à
faire des choix de vie plutôt que des choix de mort. Ils nous ont conduits à
faire honneur à l’exigence de croissance intérieure qui est profondément la
nôtre, plutôt que de choisir la routine ou la sécurité.
À travers des lectures ou des images, des fictions ou des documentaires,
nous avons tous entendu parler d’êtres bons et lumineux qui, par leurs actes,
ont manifesté ce que l’être humain porte de plus grand et de plus beau.
Chaque fois, nous avons vibré devant le récit d’un courage et d’une
exigence au service d’un absolu qui ne prenait tout son sens que dans le
respect émerveillé et miséricordieux de tout ce qui vit. Certes, nous ne
sommes pas tous des Socrate, des François d’Assise ou des Gandhi, mais
c’est vers eux que nous nous tournons pour réveiller et entretenir notre soif,
pour reprendre confiance en l’homme, donc en nous. Grâce à eux et par
eux, une même soif d’absolu nous conduit à grandir en humanité.
Bienheureux ceux qui, comme Rûmî, ont pu rencontrer en chair et en os
l’une de ces personnes, sage ou saint, qui ont illuminé l’horizon de leurs
vies. Quelles que soient nos croyances, nous ne pouvons pas rester
insensibles devant des êtres lumineux, car leur bonté, leur douceur, leur
générosité, leur clairvoyance, leur courage et la densité de leur silence
traversent les différences de langues et de dogmes. Il ne s’agit pas d’y
croire, mais d’y goûter.

« Si nous étions ce que nous sommes appelés à être, nous mettrions le feu au
monde. »

D’une culture à une autre, d’une époque à une autre, beaucoup de vies ont
été transformées par la rencontre d’hommes remarquables. « Si nous étions
ce que nous sommes appelés à être, écrit Catherine de Sienne, nous
mettrions le feu au monde. » Comment le croire ? Précisément en allant à la
rencontre des saints et des sages car, par leurs actes et par leur présence, ils
témoignent de la vérité. Comme un miroir, certaines femmes et certains
hommes peuvent renvoyer une image de ce que nous sommes appelés à
devenir. Tous ceux qui ont rencontré mère Teresa, le Dalaï-lama ou Mâ
Ananda Moyi n’ont pas rencontré telle idéologie ou telle croyance, mais
l’évidence que, derrière la tragédie de nos vies, existe une plénitude
insondable. Au-delà de nos enfantillages, il y a quelque chose qui est la
réelle maturité.
Que produisent ces rencontres ? Elles nous enflamment : comme un feu qui
cherche à se propager, elles nous appellent à repousser les limites dans
lesquelles nous étions enfermés pour, d’un cœur plus chaleureux, répandre
un peu plus de lumière en ce monde. Elles éveillent en nous le désir de nous
élever au meilleur de nous-même, de donner à nos vies une profondeur
qu’elles n’ont pas encore ou dont nous n’avons pas conscience. En bref,
elles nous communiquent la soif de l’essentiel.
Encore faut-il faire de telles rencontres ! Beaucoup de gens doutent que de
telles personnes existent. À cet égard, on peut regretter que notre monde
contemporain nous donne à voir tant de sportifs, de mannequins ou de
guignols et si peu d’hommes sages  ! Tout le monde sait ce qu’est un
ingénieur ou un journaliste, un physicien ou un alpiniste, un philosophe ou
un psychanalyste, mais qui sait encore ce qu’est un sage ou un saint ? Ces
termes sont devenus archaïques, alors qu’on exhibe trop souvent la bêtise et
la médiocrité, la perversité et la grossièreté, que ce soit sur un plateau de
télévision ou dans un film. Si c’était pour dénoncer de tels comportements,
on pourrait le pardonner, mais c’est trop souvent pour les incarner dans des
antihéros auxquels nous sommes appelés à nous identifier. Véritable insulte
à la nature humaine et «  conspiration contre toute vie spirituelle  », pour
citer Bernanos. Ces figures hantent nos vies et finissent par nous désespérer
de l’humanité.

« Quiconque n’a pas ce feu, qu’il devienne néant »

Cette phrase de Rûmî, qui ouvre le Mathnawi, son œuvre magistrale, éclaire
la particularité de cette soif réveillée par les grandes rencontres  : elle est
déjà une récompense. Ce n’est pas nous qui avons créé notre soif. La vivre
est donc déjà un grand cadeau, même si elle est déchirante. Le souvenir
douloureux de Juliette qu’il vient de rencontrer est déjà plus que précieux
pour Roméo, et il n’est pas prêt à échanger la douleur de l’absence contre
l’oubli de sa bien-aimée. Quel amoureux sincère pourrait le faire ?
L’homme, pourtant, peut vivre dans l’oubli de sa soif, coupé de ce feu,
sourd à l’appel de son âme – nous y reviendrons plus loin. Cela ne signifie
pas que la soif n’est pas présente : une étincelle suffit parfois pour réveiller
en nous l’appel. Mais quand la soif est présente en nous, notre existence
semble orientée par un aimant étrange, tournée vers un but invisible, animée
par le désir de transfigurer le visible.

L’homme vit parfois dans l’oubli de sa soif, coupé de ce feu, sourd à l’appel de son
âme.

Le mystique persan Attar raconte l’histoire d’un homme qui arrive en


courant à la mosquée pour la prière collective. Trop tard, la prière est finie.
Sur son visage se dessine alors une tristesse infinie. Il soupire de déception.
Assis dans l’ombre, un vieil homme qui a observé toute la scène lui dit
alors : « Ton soupir vaut toutes les prières. »
Ce soupir vaut toutes les prières car il est la manifestation de la soif. Tant
qu’il y a de la soif, il y a cheminement vers l’essentiel. Quiconque est
animé par cette soif de l’essentiel ne peut que se lever et chercher. Au
contraire, pour celui qui ne ressent pas cette brûlure intérieure et n’est pas
devenu un mendiant d’absolu, la vie s’apparente à un sommeil plus ou
moins agité.
Comme le chante Rûmî dans ses Odes mystiques, dédiées à Shams :

« Toi qui ne connais pas l’amour, tu peux te le permettre, dors.


Toi qui n’as pas vu dans ton cœur s’élever ce désir,dors.
Toi qui n’as pas cette tristesse du “Mais où donc est-il ?”, dors.
Toi qui veux manger des délices et te soucier du dîner, dors.
Toi pour qui le lit est ton seul compagnon et ta seule alchimie, dors2. »

Mais pour celui chez qui cette soif est apparue, il n’y a que la fatigue qui
pourra, temporairement, l’arracher à sa quête. L’assoiffé ne veut pas dormir
et ne peut pas dormir. Il ne s’endort qu’à la limite de l’épuisement, comme
les enfants qu’on laisse veiller. Dans les yeux de l’enfant à qui on demande
d’aller se coucher, on trouve cette interrogation : pourquoi dois-je aller me
coucher alors qu’il reste tant de choses à vivre  ? Comment peut-on être
épuisé avant d’avoir épuisé la vie ? Dans les larmes de l’enfant, on décèle la
tristesse de devoir abandonner une aventure qui est loin d’être terminée.
Comme tout désir puissant, la soif de l’essentiel nous empêche de vivre
tranquilles. Il n’y a pour elle ni contentement, ni bon droit, ni bonne
conscience, mais une exigence démesurée, une force qui pousse à se
dépasser pour faire entrer l’impossible dans le temps. La soif de l’essentiel
n’a que faire des lois de causalité et des calculs de probabilité, seul compte
tout ce qui peut permettre d’illuminer le monde.
«  Ainsi, parce que tu es tiède, et que tu n’es ni froid ni bouillant, je te
vomirai de ma bouche  », lit-on dans l’Apocalypse (3:16). Toutes les
sociétés humaines ont quelque chose de tiède parce qu’elles veulent avant
tout préserver l’ordre, la sécurité et le confort. Or la soif qui nous habite
veut bien davantage  ! C’est pourquoi, dans l’histoire, les plus grands
assoiffés sont allés jusqu’à faire trembler les empires ou les institutions.
C’est pourquoi aussi les plus grands saints se sont heurtés aux résistances
des puissants, jusqu’à y laisser leur vie.
1. Cité par Eva de Vitray-Meyerovitch dans son Anthologie du
soufisme, Albin Michel, 1995, p. 52.
2. Cité par Jean-Claude Carrière dans Le Livre de Chams de Tabriz,
Gallimard, 1993.
3

Quelque chose de plus grand que nous


Si nous disons que notre soif de l’essentiel est soif de vérité, de bonté ou de
beauté, de justice et d’amour, comment rendre compte alors de son unité ?
Devant la beauté, nous avons l’impression de rencontrer la plus grande
vérité, comme nous faisons l’expérience de la plus grande beauté quand
nous rencontrons la bonté. Du point de vue de la soif, toutes ces qualités
lumineuses sont reliées et apparaissent comme les différentes facettes d’un
même diamant. C’est en ce sens que la soif de l’essentiel est une soif
d’absolu  : elle est tendue vers un horizon vécu comme unique, dont
procèdent toutes les qualités merveilleuses et lumineuses expérimentées
dans ce monde. Cet horizon est à la fois la destination mystérieuse de notre
soif et son origine secrète.

Soif d’absolu

Si notre soif de l’essentiel est soif d’absolu, c’est parce qu’elle ne saurait
être seulement soif de beauté, de bonté ou de vérité. Elle est soif de tout
cela en même temps. Et aussi de tout ce que la pensée ne sait appréhender
que comme des contraires : l’amour et la force, la douceur et la fermeté, la
mesure et la démesure, la raison et la folie, etc.

L’essentiel est comme un soleil qu’on ne voit pas, mais qui nous attire par ses
rayons. Nous ne savons pas ce qu’il est, pourtant nous voulons le réaliser en nous
réalisant.

Le terme « absolu » a le mérite de désigner de façon neutre cet horizon vers


lequel nous nous sentons appelés car nous présupposons, à tort ou à raison,
une unité de ce qui émerveille et illumine. Cela ne signifie pas qu’il n’y a
pas des lumières trompeuses, mais que tout ce qui nous a élevés participe
d’un même principe. Ce point focal de la soif n’est pas expérimenté en lui-
même ; il est comme un soleil qu’on ne voit pas mais qui nous attire par ses
rayons. Voilà pourquoi l’horizon de notre soif est brumeux et que nous
bafouillons dès qu’il s’agit d’en parler. Nous ne savons pas ce qu’il est,
pourtant nous voulons le réaliser en nous réalisant.
Nous mentirions en affirmant que nous savons ce que nous cherchons, car
la source d’où émanent la bonté et la beauté reste pour nous mystérieuse.
Mais nous mentirions aussi en disant que nous ne savons rien de ce que
nous cherchons, car les expériences lumineuses de nos vies nous ont
indiqué un chemin et nous ont donné la saveur de cet absolu. Toutes les
réalités qui ont éveillé et animé en nous la soif ont ce goût d’absolu, car leur
valeur n’est relative à rien.
Pourquoi aimons-nous la bonté  ? Parce que c’est la bonté. Pourquoi
aimons-nous la beauté ? Parce que c’est la beauté. Pourquoi aimons-nous la
vérité ? Parce que c’est la vérité. Nous les désirons pour elles-mêmes et non
en vue d’autre chose.

Se baisser pour grandir


« Est esclave celui s’agenouille devant plus petit que lui.

Est libre celui qui s’agenouille devant plus grand que lui. »


On ne regarde pas de haut celui qu’on aime mais en nous quelque chose
s’incline. Si l’expérience de la beauté ou de la bonté nous donne le
sentiment de nous élargir, elle nous amène aussi à nous incliner devant ce
qui s’offre à nous comme plus grand que nous, plus grand que notre bien-
être, que nos soucis ou que nos intérêts. N’oublions pas que les mots
« homme » et « humanité » viennent du latin humus, la terre. Car l’homme
n’est vraiment humain que lorsqu’il est capable de s’incliner et de
reconnaître qu’il y a, au-dessus de lui, une dimension infinie et mystérieuse
qui n’émane pas de lui mais qui s’offre à lui. C’est ce qu’on appelle aussi le
sens du sacré. Le sacré n’est pas ce dont on se sert mais ce qu’on sert. Est
sacré ce pour quoi et par quoi l’homme cherche à donner le meilleur de lui-
même, ce qui est suffisamment digne pour que nous soyons prêts à lui
sacrifier notre intérêt particulier et jusqu’à notre vie.
On reconnaît les assoiffés de l’essentiel à cette humilité et à ce sens de la
verticalité. La référence à l’idée de verticalité ne présuppose pas, encore
une fois, la vérité d’une religion révélée. Tout homme en quête d’une vie
plus profonde et qui cherche à grandir en humanité est naturellement
conduit à s’incliner devant ce qui se manifeste comme suffisamment
précieux pour être poursuivi et servi.
Tolstoï met cette vérité en lumière dans sa nouvelle Maître et serviteur,
quand il relate la mort de Vassili Andreitch Brekhounov. Ce riche marchand
n’a jamais rien fait gratuitement. Avare de sa propre vie, il n’a jamais tenté
de la risquer pour qui que ce soit. Comme la plupart des gens qui ont une
existence facile et confortable, il s’est toujours senti dans son bon droit,
estimant ne rien devoir à personne. Comme tous ceux qui ont la chance
d’être en bonne santé et qui possèdent assez d’énergie pour travailler, il
estime que tout ce qu’il a est mérité. Une nuit, perdu dans une tempête de
neige, il sent la mort venir. Alors il regarde autrement sa vie. Il voit son
serviteur Nikita à terre, vivant mais épuisé. Brusquement, sans avoir rien
pesé ni délibéré, il défait son manteau pour recouvrir Nikita avant de
s’allonger sur lui. En lui donnant sa chaleur, il lui donne sa vie. Alors,
« plein d’une allégresse attendrie, il sent qu’il est libre et rien ne le retient
plus  ». Cet homme qui se croyait propriétaire de tout, y compris de sa
propre vie, réalise alors que la vie ne lui appartient pas mais qu’elle lui a été
donnée, et que c’est en se donnant lui-même qu’il se met le mieux au
service de la vie.
Cette page bouleversante montre à quel point l’humilité n’a rien à voir avec
l’humiliation  : paradoxalement, c’est en s’inclinant devant plus grand que
lui que l’homme grandit. La soif de l’essentiel se manifeste quand l’homme
est «  debout mais incliné du côté du mystère  », pour reprendre la belle
expression de Victor Hugo1.
L’intensité de notre soif est proportionnelle à l’humilité qui nous habite
devant ce qui nous donne la vie et la joie au point de vouloir servir la vie, le
bien et le beau, et même à l’humilité qui transparaît dans la manière dont
nous parlons de l’objet même de notre soif. « Un arbre qui porte beaucoup
de fruits est un arbre dont les branches ploient », dit très justement un
proverbe persan.

Ne surtout pas se contenter !

Si la soif de l’essentiel se distingue du régime habituel de nos désirs, cela ne


signifie pas qu’elle en est absente. Partout où il y a désir se cache la soif.
Pour le comprendre, il faut analyser la cause de notre incapacité à nous
contenter de ce que nous avons, c’est-à-dire de cette tendance à reporter
sans cesse notre désir sur autre chose dès que nous avons obtenu ce que
nous convoitions. Cette dimension insatiable du désir est souvent décrite
comme la source de nos misères, car elle nous conduit sans cesse à faire
l’expérience du manque et de la frustration.
Le philosophe Pascal, dans un passage des Pensées (181), explique pourtant
que cette insatisfaction est aussi la marque de la grandeur de l’homme : il
ne peut se contenter de ce qu’il a, parce que rien de ce qu’il a n’est
susceptible de le combler.
Les enfants ne sont pas comblés par leurs jouets  ? Heureusement  !
Comment des jouets pourraient-ils les satisfaire pleinement ? Les hommes
n’arrivent pas à se contenter d’avoir une belle maison, un bon travail et de
belles vacances ? Là encore, il ne faut pas les en blâmer, mais reconnaître
en l’homme une aspiration à plus vaste.
Ce qui habite le désir, et qui est étranger au besoin, c’est l’aspiration à
goûter à quelque chose qui transcende l’objet convoité, à goûter à travers
cet objet à quelque chose qui n’a pas de prix, quelque chose
d’incommensurable, de transcendant et d’infini. Un des paradoxes du désir
est de placer cette espérance infinie dans une réalité finie. Rien de tel avec
le besoin, qui est toujours limité et se satisfait des limites de son objet.
Lorsque j’ai bu toute une cruche, je n’ai plus soif. Au contraire, rien ne peut
étancher la soif qui habite le désir, ou plutôt rien de limité ni de fini.

Notre désir est insatiable parce qu’il cherche à se satisfaire de réalités finies .
Le désir est un puits sans fond, un « gouffre infini », dit Pascal. Et ce désir
infini ne peut être comblé que par une réalité infinie. Autrement dit, notre
désir est insatiable parce qu’il cherche vainement à se satisfaire de réalités
finies (un jouet, un diplôme, une réussite professionnelle, «  le prince
charmant », etc.). D’où une perpétuelle fuite en avant. L’homme peut passer
sa vie à courir derrière un objet, puis un autre, et encore un autre, avec
l’illusion que chacune des choses convoitées lui apportera la plénitude.
Mais il peut aussi comprendre, au bout d’un moment, que derrière ses
nombreux désirs, se cache en fait un seul et même désir, un désir d’absolu,
d’infini. Il ne faut donc pas opposer la soif et nos désirs, car la soif est en un
certain sens au cœur de tous nos désirs. Que Dieu existe ou qu’il n’existe
pas, cela n’enlève rien à notre aspiration à quelque chose d’irréductible aux
choses ordinaires du monde, à quelque chose qui transcende le cours
ordinaire de notre existence.
Ce n’est pas pour rien que nous sommes davantage attirés par les êtres que
par les choses, car à travers l’expérience d’une personne humaine, je
rencontre quelque chose de cette dimension infinie. Lorsque je rencontre
quelqu’un, je perçois d’abord son visage, son corps et sa voix, puis un
certain caractère  ; je suis capable de le décrire en dressant la liste de ses
qualités et de ses défauts. Mais si j’apprends à mieux le connaître, je
découvre que cet être ne peut être réduit à une formule ni à une image, que
les mots pour le décrire risquent de le figer, de le déformer ou de le trahir.
Je découvre que cet être n’est pas un tout dont on pourrait tracer les
contours, mais un être traversé par de l’infini. Ainsi en est-il aussi du
monde  : nous pensons qu’il est une formule à découvrir, un livre à
déchiffrer, avant de découvrir qu’il est d’abord un poème qu’aucun
commentaire ne pourra épuiser, un mystère tellement plus savoureux à vivre
que nos thèses et nos hypothèses. Notre soif de l’essentiel est soif de
rencontrer cet infini partout où il peut se manifester.

Tout désir est désir de transcendance, ce qui rejoint notre soif de l’essentiel comme
soif d’absolu.

Dans son Traité de l’âme, Aristote affirme que le principe du mouvement


chez tous les êtres vivants est le theos, mot que nous traduisons par
« dieu ». Mais chez les Grecs, theos désigne avant tout l’objet de tous les
désirs. C’est ce que tout désirant désire. Même s’ils sont habités par des
conceptions très différentes du divin et de l’absolu, Aristote et Pascal se
rejoignent sur ce point : tout désir aspire à infiniment plus que ce que son
objet peut lui offrir, tout désir est désir de transcendance, ce qui rejoint
notre soif de l’essentiel comme soif d’absolu.
Qui en doute ferait bien d’écouter un passionné parler de l’objet de sa
passion pour entendre résonner la référence à l’inouï, à l’extraordinaire, au
surnaturel… Même le voluptueux, l’ivrogne ou le gourmand cherchent, à
travers l’objet de leur désir, quelque chose d’infini. Ils ont pour lui la même
déférence quasi-religieuse que s’il s’agissait d’un objet sacré. Chose ou
personne, l’objet du désir est décrit comme une réalité extraordinaire et il
est nimbé de lumière. Nous croyons que sa jouissance pourra nous élever
au-dessus de notre condition d’homme.
La publicité n’est pas la seule à chercher à provoquer cette illusion d’une
transcendance de l’objet : notre désir lui-même ne cesse de convoquer cette
transcendance. «  C’est transcendant  », dit-on parfois pour désigner une
expérience hors du commun. On recherche le «  transcendant  ». Lorsque
l’amant court vers sa bien-aimée, lorsque quelqu’un cherche à réaliser un
rêve, ils sont en quête d’un absolu, cherchant à assouvir leur soif infinie
d’infini. Nous sommes avides que le ciel de notre quotidien se déchire pour
faire place à une expérience radicalement surnaturelle.
Il est faux de dire que nous ne recherchons que le plaisir : nous cherchons la
plénitude. Nous voulons que notre joie devienne éternelle et nous sommes
déçus de voir notre plaisir s’émousser ; notre euphorie est généralement de
courte durée, mais nous aurions préféré qu’elle ne le soit pas. Nous avons
parfois du mal à l’avouer, mais l’objet tant convoité se révèle, en définitive,
toujours décevant. Non pas parce qu’il n’a pas procuré l’extase
momentanée que nous espérions, mais parce qu’il n’est pas à la hauteur de
notre attente, parce que nos superlatifs ne se révèlent, au bout du compte,
que des comparatifs relatifs. Ayant bu des mers entières, nous avons
pourtant toujours aussi soif.
C’est parce que notre âme a soif d’absolu que rien de relatif ne peut la
combler. Au lieu de prendre conscience de cette impasse, l’homme croit
s’être trompé d’objet ou de personne et projette alors ses désirs sur un
nouvel objet, «  recherchant des choses absentes le secours qu’il n’obtient
pas des présentes2 ».
Dès lors, la soif de l’essentiel n’est pas un désir parmi d’autres. Elle
traverse de manière inconsciente la logique même de tous nos désirs. Plus
cette soif infinie d’infini se révèle à la conscience, plus notre être se
recentre et voit s’évanouir la cohorte habituelle de ses désirs. Le regard
quitte la dimension horizontale pour se tourner vers quelque chose de plus
vertical. Paradoxalement, c’est ce sens de la verticale qui va transfigurer
toutes les réalités finies qui nous entourent. Il ne s’agit pas de fuir
l’horizontal, mais de le remettre debout.

La soif d’être aimé

Nulle part cette soif d’absolu qui habite l’homme ne se manifeste mieux
que dans son désir d’être aimé, désir qui est certainement le plus
fondamental de l’être humain et qui permet de comprendre nombre de ses
comportements. Nous désirons être aimés de manière infinie, alors que
l’amour que les autres nous offrent n’est pas infini (il est limité par leurs
propres nœuds et blocages) et que nous ne pouvons pas être aimés non plus
par une infinité de personnes. Nous désirons être aimés de manière
permanente, mais comment pourrions-nous sentir en permanence l’amour
des gens qui nous aiment ? Ils ne peuvent pas penser à nous tout le temps
(et heureusement !). Nous désirons être aimés de manière inconditionnelle,
or l’amour que nous offrent les autres est conditionnel  : il dépend de nos
qualités ou de nos performances. Même l’amour des parents n’est pas
pleinement inconditionnel : il y a une première condition à cet amour, c’est
qu’il ne se donne qu’à son enfant. Si le hasard nous avait fait naître dans
une autre famille, nous n’aurions jamais reçu cet amour si exclusif. Enfin,
nous désirons être aimés de manière gratuite quand l’amour qu’on nous
offre contient une forme de demande ou d’exigence, celle d’être aimé en
retour. Il y a dans nos « Je t’aime » un « Je veux que tu m’aimes ». Nous ne
rencontrons pas seulement le désir de l’autre mais son besoin, voire un puits
sans fond dont nous sentons que nous aurons beaucoup de mal à le combler.
Être aimé est certainement le désir le plus fondamental de l’être humain et ce qui
permet de comprendre nombre de ses comportements.

Si on regarde ces quatre conditions de l’amour –  infinité, permanence,


inconditionnalité et gratuité –, on se dit que seul Dieu pourrait répondre à
une telle demande. Car seul Dieu a l’omnipotence, l’infinité,
l’omniprésence. Seul être existant en soi et par soi, il est sans besoin, donc
seul capable de pure gratuité. Son amour ne pourrait que nous laisser libres
à l’égard de lui.
Nous sommes donc devant une alternative. Soit l’expérience d’un tel amour
divin est impossible parce que Dieu n’existe pas, et l’homme est alors
condamné à assumer le drame d’une soif qui ne pourra jamais être
pleinement satisfaite. Heureusement, il nous reste l’amour de nos proches,
qui, malgré toutes leurs limites, continuent à nous donner la vie et le goût
de vivre. Soit une telle expérience, métaphysique, d’être aimé d’un amour
infini, permanent, inconditionnel et gratuit est possible, comme le suggère
la vie des saints, et il y a une issue au tragique désir d’être aimé. Une telle
expérience pourrait nous dégager de notre dépendance au regard d’autrui et
nous rendre capable d’un amour gratuit. Nous sentant pleinement aimés,
nous n’aurions plus à courir en tous sens pour mendier l’amour des autres.
Je ne chercherai pas à trancher, d’autant que dans ce domaine, ce ne sont ni
les argumentations ni les croyances qui peuvent opérer, mais la seule
expérience. Mais il me semble que Pascal pose de manière décisive les vrais
termes du problème : la question n’est pas de croire ou non en Dieu, mais
de renvoyer l’homme à la possibilité de faire ou non l’expérience d’un tel
amour, de trouver une réponse à sa demande.
La soif de l’essentiel est la soif de recevoir et de donner un tel amour
absolu, c’est-à-dire inconditionnel et gratuit. Nous voudrions voir s’incarner
un tel amour, lui donner le visage de tel ou tel être proche, et nous souffrons
que ce ne soit pas le cas.
1. Victor Hugo, « Veni, vidi, vixi », Les Contemplations.
2. Pascal, Pensées, 181.
4

Deviens qui tu es
«  Quand Dae Ju vint pour la première fois voir le maître zen Ma-jo, ce dernier lui
demanda : “Qu’est-ce que tu attends de moi ?”

Dae Ju répondit : “Je veux que vous m’enseigniez la vérité.”

“Quel imbécile tu fais  ! dit Ma-jo. Tu as le plus grand trésor du monde en toi, et
néanmoins tu te déplaces pour demander de l’aide aux autres. À quoi est-ce que cela sert ?
Je n’ai rien à donner.”

Dae Ju se prosterna et dit : “S’il vous plaît, Maître, dites-moi quel est ce trésor.”

Ma-jo dit : “D’où vient ta question ? Ceci est ton trésor1.” »


Si notre soif de l’essentiel nous invite à nous incliner devant plus grand que
nous et à chercher l’absolu à travers et au-delà de ses manifestations, elle
nous invite aussi à plonger en nous-même pour permettre la rencontre.
Quête de l’absolu et quête de soi se présentent en définitive comme une
seule et même quête. Mais le danger demeure de s’arrêter à des images, de
réduire l’infini à une chose.

Jeter l’ancre en soi

Si l’univers ou les autres restent un mystère pour l’homme, chaque être est
également pour lui-même son propre mystère. Nous sommes capables de
dire notre nom, de raconter notre vie ou l’histoire de notre famille,
d’affirmer nos opinions, nos croyances et nos goûts, de décliner notre
curriculum vitae ou d’exposer les traits de notre personnalité, mais notre
être se réduit-il à ces données ? Lorsque je dis : « Je suis fatigué », « Je suis
Mathilde  », «  Je suis ingénieur  », etc., qui est ce «  je  »  ? Expérience
troublante que celle de vraiment se regarder un moment dans un miroir  :
nous éprouvons alors un sentiment d’étrangeté devant notre reflet. Qui est
ce corps que je vois dans le miroir ? Qui est cet être que je reconnais, mais
dont je ne connais pas grand-chose  ? Nous faisons rarement cette
expérience, car nous passons habituellement assez vite devant le miroir
pour nous coiffer, nous maquiller ou nous raser. Notre identité ne nous pose
alors aucun problème ni ne provoque en nous aucun malaise. Elle s’impose
comme une évidence.
Dans notre quotidien, c’est avec la même évidence que nous parlons de
nous, que nous nous présentons comme si nous étions transparents à nous-
mêmes. Le moi peut vouloir se déployer ou s’exprimer, imposer sa
personnalité ou exhiber ses talents, mais cela n’a rien à voir avec ce qu’on
appelle «  quête de soi  ». C’est lorsque le vernis de notre personnalité
s’écaille, que nos repères habituels disparaissent, que nous nous posons
alors cette question: qui suis-je vraiment ?

Nous ne sommes pas un petit « tout », mais un infini qui a pris visage.

Au moment des grandes décisions, au moment où nous traversons un désert


ou un hiver, au moment de la grande solitude, ce que nous appelons notre
identité commence à devenir flou ou nous semble une maison trop petite.
Nous sentons en nous un espace qui peut s’affranchir des bornes dans
lesquels nous nous sommes cantonnés. Nous sentons que, même si nous
sommes tous conditionnés par notre environnement et par les circonstances,
il y a en nous une dimension libre de ce conditionnement. Ce que nous
appelions notre « identité » se réduit à une identification à une image plus
ou moins étriquée de nous, une image dans laquelle nous nous sommes
enfermés.
Sur le fronton du temple de Delphes est inscrite cette formule devenue
célèbre : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux. » Ce
qui présuppose que nous ne nous connaissons pas vraiment. Il n’y a aucune
sagesse qui ne se présente comme une quête intérieure, aucune tradition
spirituelle qui n’invite l’homme à s’élever vers sa nature véritable. « Le moi
qui dit moi n’est pas le vrai moi  », affirme Lao Tseu au début du Tao Te
King. Il nous arrive de nous révolter contre une image que les autres se font
de nous, parce qu’elle nous défigure ou nous réduit à un seul de nos traits.
Mais n’y a-t-il pas aussi quelque chose en moi qui étouffe dans les limites
de ce que j’appelle mon « identité » ? D’un côté nous ne voulons pas nous
fondre dans quelque chose d’impersonnel et d’indifférencié, de l’autre nous
sentons que tout ce qu’on dit de nous, comme tout ce nous-même disons de
nous, n’est que l’écorce. Nous ne sommes pas un petit « tout » dont il est
possible de faire le tour, mais un infini qui a pris visage.
Ce qui a fait la perte de Narcisse n’est pas de s’être regardé dans l’eau, c’est
de s’être laissé fasciner par son image, d’avoir immobilisé son regard,
d’avoir réduit son être à cette image. Nous sommes tous des Narcisse qui
contemplons une image de nous construite en partie par nos interactions.
Des Narcisse subjugués par nos opinions, nos goûts, nos désirs, notre
corps… Moi, mes idées… Moi, mes croyances… Moi, ma douleur… Moi,
mes plaisirs… Et pourtant, ce moi est aussi notre prison. Dans son recueil
de poèmes intitulé L’Offrande lyrique, Rabindranath Tagore pouvait ainsi
écrire :
«  Mon propre nom est une prison, où celui que j’enferme pleure.
Sans cesse je m’occupe à en élever tout autour de moi la paroi  ; et
tandis que, de jour en jour, cette paroi grandit vers le ciel, dans
l’obscurité de son ombre je perds de vue mon être véritable.
Je m’enorgueillis de cette haute paroi ; par crainte du moindre trou,
je la replâtre avec de la poudre et du sable ; et pour tout le soin que je
prends du nom, je perds de vue mon être véritable2. »

La soif de l’essentiel est un appel à creuser plus profondément en soi, à dépasser les
images, les apparences ou les mises en scène de soi.

Car les autres ne sont pas les seuls à nous figer et à nous chosifier, à nous
classer et à nous réduire à une image. Nous sommes les premiers à le faire.
Qu’est-ce qui, en nous, échappe à notre apparence, à notre sexe, à notre
couleur de peau, à notre position dans l’échiquier social, à notre
nationalité ? Qu’est-ce qui, en nous, est plus grand que « nos vérités », que
« nos convictions » ou que « nos désirs » ? Nous ne sommes pas seulement
l’enfant de nos parents, l’enfant de cette ville, l’enfant de notre histoire.
Nous ne sommes pas seulement ce père ou cette mère, cet employé
consciencieux ou ce syndicaliste vigilant, etc. Mais pour arriver à le sentir,
il faut observer plus longuement notre image dans le miroir, prendre de la
hauteur ou faire un pas de côté. Il faut que quelque chose se trouble, que
surgisse un malaise ou une fatigue devant ce qui nous étouffe ou nous limite
au sein d’une identité réductrice.
«  Il n’y a pas de vérité première, il n’y a que des erreurs premières  »,
écrivait Bachelard. Ainsi, notre premier rapport à nous-même est un rapport
superficiel. Il faut que ce caractère superficiel émerge pour que surgisse en
nous la soif de nous élever à notre nature véritable, au-delà des images et
des étiquettes, au-delà du « moi qui dit moi ». La soif de l’essentiel est un
appel à creuser plus profondément en soi, à dépasser les images, les
apparences ou les mises en scène de soi. Elle vise à découvrir ce qui en soi
ne se réduit pas à ce que nous sommes devenus. L’appel des hauteurs se
révèle être ainsi un appel des profondeurs de notre être. Mais qu’on ne s’y
trompe pas : notre être essentiel n’est pas une chose qu’on va découvrir. Il
est plutôt une ouverture et une conscience nouvelle sur le monde. Il est mise
en relation de soi avec l’absolu.

Soif du tout autre en soi

La soif intérieure – ou plutôt, ici, la soif de l’intérieur – n’est qu’une autre
manière pour l’homme d’entrer en relation avec le mystère d’une altérité
radicale.
De même qu’en mathématiques il y a l’infini « qui va au loin » (de 0 à ∞) et
l’infini « qui va au-dedans » (entre 0 et 1, entre 0 et 0.1, etc., il y a déjà une
infinité de nombres  !), de même l’homme peut-il faire l’expérience de
l’insondable et de l’infini au dehors et au-dedans de lui.
Ce paradoxe se retrouve au cœur des grandes traditions spirituelles, qui
toutes évoquent l’idée d’une transcendance divine à la fois extérieure et
intérieure à l’homme. «  Dieu, dit saint Augustin, est plus intime à moi-
même que moi-même.  » Affirmation déconcertante au premier abord  :
comment un être infini peut-il habiter au cœur de l’être fini que je suis  ?
Saint Augustin ne veut pas dire que nous sommes tous des dieux, mais que
nous pouvons rencontrer Dieu en nous, que l’opposition entre intérieur et
extérieur est une vision trop limitée.
Cette apparente contradiction se retrouve au sein de toute voie spirituelle
qui invite à la fois à sortir de l’éclatement et de la division pour chercher
l’essentiel en soi (enstase) et à nous ouvrir à ce qui est au-delà de nous
(extase).
La soif de l’essentiel se présente ainsi comme une aspiration à entrer plus
profondément en soi, mais elle ne relève d’aucun égocentrisme au sens où
elle est quête d’une relation en soi à plus grand que soi. Encore faut-il, pour
qu’elle surgisse, ne pas se perdre comme Narcisse dans une image de soi.
Encore faut-il que nous cessions de nous agripper à ce que nous appelons
parfois notre identité.

Toutes les grandes traditions spirituelles évoquent l’idée d’une transcendance divine
à la fois extérieure et intérieure à l’homme.

Ce paradoxe selon lequel l’objet de la quête est à la fois au dehors et au-


dedans, au plus loin et au plus près, existe chez tous les assoiffés, même si
leur soif ne se présente pas ou n’est pas formulée comme une quête de
Dieu. Que doit faire un peintre ou un musicien pour être à la hauteur de son
art si ce n’est se recueillir et habiter plus profondément son être  ? Car la
grandeur d’un artiste n’est pas seulement liée à ses compétences techniques
ou à sa virtuosité. Ni d’ailleurs, même s’il s’agit d’une idée très répandue, à
sa capacité à étaler sa subjectivité sur une toile ou à exhiber sa
« personnalité ». L’artiste se met à l’écoute de ce qui veut surgir à travers
lui et dont il ne décide pas. C’est ce qu’on appelle aussi l’inspiration. Les
créateurs se sentent souvent tout aussi étrangers à leur œuvre que les
spectateurs. C’est là ce qui caractérise l’art en tant qu’art. L’artiste pourrait
très bien transmettre son « message » par des mots clairs et précis, mais il
est travaillé par quelque chose qui déborde sa personne, ses idées, ses
opinions ou ses créations, qui ne peut pas être communiqué mais qui peut
jaillir à travers une forme, un geste ou une musique. Figurer n’est pas
discourir, exprimer n’est pas communiquer. Dès qu’un artiste fait de son art
le vecteur d’un message ou d’une idée qu’il aurait pu exprimer par la
parole, il perd beaucoup de ce qui fait la puissance de l’acte créateur. La
recherche artistique est donc, en principe, aux antipodes d’une logique
égocentrique d’affirmation de soi. « Je ne peins pas des états d’âme », disait
Kandinsky. L’anonymat de l’artiste, dans certaines civilisations, illustre bien
cet effacement de la personne au profit de la création.

Le foudroyé d’amour, dont le cœur fond en présence de l’être aimé, est tout étonné
de voir jaillir en lui une source de tendresse inépuisable.

Il en va de même du rapport de l’amant à l’être aimé. Le foudroyé d’amour,


dont le cœur fond en présence de l’être aimé, est tout étonné de voir jaillir
en lui une source de tendresse inépuisable qu’il ne soupçonnait pas. Il ne
pense qu’à donner le meilleur à l’objet de son amour. Et le meilleur, ce n’est
pas seulement un champ de fleurs, mais son âme polie comme un miroir
pour mieux refléter la lumière de l’être aimé. L’amour aussi exige une
élévation et une introspection. Il ne devient don véritable que lorsque ce
moi s’est ouvert en lui à plus noble et plus vaste. Aimer, c’est chercher en
soi ce qu’il y a de plus noble à offrir, enlever les masques, cesser les jeux.
Entrer dans l’intime est une mission plus qu’une action, car la nudité des
corps est un appel à une nudité des cœurs.
La littérature amoureuse symbolise notre quête de l’essentiel, car on y
retrouve la connivence entre une transcendance extérieure (l’être aimé) et
une transcendance intérieure (l’âme de l’amant). Cette transcendance
intérieure est d’abord l’expérience d’aimer, à la fois suscitée par l’autre et
agissant en moi. Par l’autre, je me découvre aimant, d’un amour qui ne doit
rien à ma volonté mais dont je constate qu’il s’épanouit en moi. Je reçois
quelque chose de lumineux et de chaleureux qui me grandit et m’éblouit,
comme j’ai reçu une vie qui me traverse et dont je ne suis pas l’auteur. D’où
vient mon amour ? Je ne sais pas, mais à travers cet amour qui me traverse,
je me découvre plus beau et plus lumineux, plus vrai et plus profond.
L’amour qui me traverse et qui m’est donné me rend plus aimable pour
moi-même et me donne une énergie que je ne soupçonnais pas, me rend
capable de traverser les mers et les montagnes.
Ainsi, la soif de l’essentiel appelle à un mouvement paradoxal mais qui
n’est pas contradictoire  : se découvrir (au sens littéral d’un dévoilement)
tout en abandonnant son cher petit moi, trouver en soi ce qu’on recherchait
en dehors de soi, découvrir en soi plus grand que soi.
Il n’est pas donné à tout le monde d’être assez transparent pour se laisser
traverser par une inspiration, assez inflammable pour brûler d’amour. N’est
pas artiste ou amant qui veut. Il n’est pas facile à l’artiste de se libérer des
clichés pour se laisser saisir par la vie des formes, ni à l’amant
d’abandonner l’image qu’il a de lui, de l’aimé et de l’amour pour vivre
pleinement et librement son amour. Dans tous les cas, il s’agit d’ouvrir son
ego, c’est-à-dire son être conditionné et identifié, à plus grand que lui.
1. Seung Sahn, Cendres sur le Bouddha, Seuil, 2002, p. 69.
2. L’Offrande lyrique, XXIX, trad. André Gide, NRF, 1917.
II

La soif oubliée
« Ce n’est pas la lumière qui manque mais la vue,

Ce n’est pas l’eau qui manque, mais la soif,

Ce n’est pas Dieu qui manque, mais le désir de Dieu. »


Jean-Yves Leloup
L’âme humaine a soif d’essentiel, mais cette soif peut facilement s’oublier.
De même que les profonds pourquoi de l’enfance peuvent cesser de
résonner sous le poids de l’habitude, nous pouvons perdre le contact avec
cette soif qui nous habite. Certaines expériences nous réveillent, puis nous
pouvons retomber très vite dans une forme de sommeil. «  Même éveillés,
ils dorment  »  : c’est par ces mots qu’Héraclite décrit la condition de la
majorité des hommes. L’enthousiasme peut nous quitter et nous retombons
dans la logique de l’ordinaire, avec juste un vague souvenir de ce qui nous a
enflammés. Pourquoi ?
Des distractions, des résistances, des enchaînements nous conduisent à fuir
ou à négliger nos aspirations profondes. Cette soif de transcendance enfouie
en nous, et qui nous anime, se perd vite dans nos tâches et nos soucis
quotidiens, nos plaisirs immédiats. Amnésie mortelle qui devient une prison
pour notre être essentiel. Nombreuses et variées sont les choses qui nous
apparaissent comme des biens, mais ce qu’elles nous offrent est trop petit
pour contenir le secret de notre attente. Notre désir de verticalité se
désespère de vivre trop à l’étroit. Nous sommes alors comme en état de
survie, mais nous ne nous en rendons compte que lorsque nous sentons à
nouveau en nous cet appel à creuser plus profond notre existence. Le pire
n’est pas l’expérience du manque –  la soif est l’empreinte de la vie en
nous  –, mais c’est l’oubli de la soif. On circule alors dans le monde en
ressentant toutes sortes de désirs qui ne sont, le plus souvent, que
l’imitation du désir des autres, obsédé par la sécurité, le confort ou le
plaisir.
Il y a même, étrangement, une force obscure qui fait toujours repousser à
plus tard la quête de l’essentiel : c’est alors le règne de la mauvaise foi. Le
mal devient plus profond. Comme le dit un proverbe persan, il est possible
de réveiller celui qui dort (il suffit de l’appeler ou de le secouer) mais
impossible de réveiller celui qui fait semblant de dormir (nous aurons beau
l’appeler, il finira par grommeler qu’il veut qu’on le laisse dormir).
Pour laisser émerger cette soif qui nous habite, il nous faut franchir un à un
les impasses, les mensonges ou les illusions qui nous retiennent et nous
ensorcellent, qui emprisonnent et étouffent notre soif.
1

Inconscience et mauvaise foi
Comme tout désir, la soif de l’essentiel naît de l’expérience d’un manque,
l’expérience d’un écart entre ce qui est et ce qui devrait être. Sans
complaisance, elle nous fait prendre conscience que nous ne sommes pas
pleinement ce que nous sommes appelés à être. Mais notre aveuglement ou
notre désir de « bonne conscience » nous conduisent le plus souvent à nier
cet écart. Dès lors, une forme d’inconscience ou de sommeil, pour
reprendre l’expression d’Héraclite, empêche la soif de surgir.

Un mensonge aveugle

« Que faut-il faire ? » demandent certains disciples à Jésus dans l’Évangile


de Thomas. « Arrêtez le mensonge ! Ce que vous n’aimez pas, ne le faites
pas  », répond Jésus. Cette formule étonnante renvoie les disciples à leur
ardeur. Le problème n’est pas tant ce qu’il faut faire que l’intensité de notre
soif. Arrêter le mensonge, c’est d’abord se mettre à l’écoute de sa soif, la
prendre au sérieux. Ce que Jésus reproche ici à ses disciples n’est pas qu’ils
lui mentent, mais qu’ils se mentent à eux-mêmes. Mais de quel mensonge
s’agit-il ? Comment un mensonge pourrait-il être inconscient ?

Vivre, c’est parfois faire l’expérience du mensonge et de la trahison, c’est


connaître la duplicité de celui qui prétend à la vérité mais qui joue et se joue de
nous.

Dans la tradition occidentale, le diable, qui est présenté comme le prince


des menteurs, porte jusque dans son nom la marque de la dualité – le mot
« diable » vient du grec diabolos, qui signifie « celui qui divise » ou « celui
qui désunit ». Le mensonge est en effet traversé par une division puisque le
menteur joue à celui qui dit la vérité tout en sachant que ce qu’il avance est
faux. Il doit inventer un scénario et garder son sang-froid d’acteur. À
l’inverse, celui qui veut dire la vérité n’a pas besoin de réfléchir ni
d’inventer, il laisse sa spontanéité s’exprimer. Il lui arrive de se tromper
mais, de cette erreur, il sera la première victime. Il n’a pas eu l’intention de
trahir ou de mentir. Il n’a pas joué un double jeu. Vivre, c’est parfois faire
l’expérience du mensonge et de la trahison, c’est connaître la duplicité de
celui qui prétend à la vérité mais qui joue et se joue de nous.
Malheureusement, il ne suffit pas de ne pas mentir pour ne pas vivre dans le
mensonge. Une forme plus subtile de duplicité nous habite, qui n’est ni
consciente ni mal intentionnée, mais qui nous divise et nous éloigne de la
vérité. Dans chacun de nos actes, nous sommes séparés de l’absolu mais
nous faisons comme si ce n’était pas le cas. Oublier sa soif, c’est d’abord
être inconscient de l’imperfection de ses actes.
Prenons quelques exemples pour illustrer cette inconscience. Remarquons,
en premier lieu, que le désir de dire la vérité ne garantit pas que ce que nous
disons est la vérité. Nous prenons souvent le ton de la compétence pour
parler des choses, mais qu’en savons-nous ? Ne sommes-nous pas en train
de colporter des informations que nous avons glanées çà et là sans
interroger nos sources ? La science elle-même ne présente-t-elle pas le plus
souvent des vérités incomplètes, temporaires et approximatives ? N’est-elle
pas un regard possible sur le réel ? Les mots peuvent-ils dirent pleinement
les choses ?
Ce même écart se retrouve encore dans bien d’autres domaines. De la même
manière et sans même en avoir conscience, lorsque nous donnons, nous
faisons comme si nous n’attendions rien en retour, mais nous nous
regardons donner. Nous espérons peut-être inconsciemment quelque chose
en retour : que celui à qui nous donnons, et qui devient alors notre débiteur,
nous témoigne sa reconnaissance ou que la vie nous récompense, comme si
nous cherchions ainsi à acheter inconsciemment un meilleur destin. Notre
don a beaucoup de mal à être total et gratuit mais nous faisons pourtant
comme s’il l’était.
Quand nous disons «  Je t’aime  », même si nous le disons du «  fond du
cœur  », sommes-nous à la hauteur de cet amour que nous invoquons  ?
S’agit-il d’un amour pur de tout égoïsme et possessivité  ? Non. Le
sentiment bien réel que nous invoquons porte toutes les limites qui sont les
nôtres.
Nous faisons souvent comme si notre travail consistait à accomplir des
choses importantes, voire cruciales, même lorsque nous brassons du vent.
Pire, nous contribuons sans le savoir à entretenir un système qui détruit le
monde plus qu’il ne le construit.
Nous ne sommes pas seuls à entretenir le mensonge. Toute la vie sociale
entretient le vernis de la vérité. Jouer à ce jeu est même, à certains égards,
une nécessité  ; une sincérité totale empêcherait la vie en société. Nous
devons faire comme si notre don était gratuit et désintéressé, comme si
notre amour était pur et désintéressé, comme si tout allait bien quand cela
ne va pas, comme si, etc.

La sincérité, c’est d’abord la conscience de sa non sincérité.

La soif de l’essentiel trouve son terreau dans la conscience de cet écart. Elle
est un cri ou un appel à plus de vérité : non pas un appel à transgresser les
codes sociaux – ce serait infantile et regrettable, car il est souvent précieux
au niveau extérieur de faire «  comme si  »  –, mais un appel à nous élever
intérieurement à la hauteur de nos exigences, à entrer en cohérence avec les
principes que nous invoquons. La soif de l’essentiel est un appel à une
purification intérieure. Encore faut-il, pour entrer dans une telle démarche,
prendre conscience du mensonge. La sincérité, c’est d’abord la conscience
de sa non-sincérité.
Or nous avons tendance à vivre dans l’inconscience ou dans une forme de
mauvaise foi. Par orgueil ? Par paresse ? Les causes sont multiples et aussi
bien intérieures qu’extérieures, mais le résultat est là  : nous ne cherchons
pas à polir le miroir de notre cœur.

La comédie de la relation
Ce n’est pas seulement la manière de vivre sa vie qui est touchée par la
mauvaise foi et le mensonge, mais la nature même de notre relation aux
autres et au monde. Nous pouvons dire  : «  Je suis avec toi  », «  Nous
sommes ensemble  » et même «  Nous vivons ensemble  », tout en vivant
qu’à côté, tout en ne faisant que se distraire l’un l’autre, l’un de l’autre. Et
nous tombons souvent dans l’inconscience de ce que requiert toute
présence.
Pensons à ces moments que nous avons passés sur les bancs de l’école, à
côté de nos camarades, et où nous avons vécu toutes sortes d’événements
ensemble, dont certains se sont imprimés dans notre mémoire. Chaque
copain, un peu comme dans les histoires du petit Nicolas, avait ses
caractéristiques et sa personnalité. Mais dans ces rigolades ou ces disputes,
dans le brouhaha des bruits de couloir ou des cartables qui s’entrechoquent,
les avons-nous vraiment rencontrés  ? Nous passions beaucoup de temps
ensemble, mais sans véritablement nous voir ni nous regarder. Chacun était
comme au théâtre et jouait son rôle sans regarder les autres, sans les
regarder vraiment. Avec le recul, on réalise que derrière la rigolade, nos
liens étaient plutôt superficiels. Il n’y avait pas – ou rarement – une relation
d’âme à âme, de présence à présence. Les regards se croisaient mais les
âmes ne se rencontraient pas. Il y a bien eu des moments fugitifs de vérité,
quand on s’isolait du groupe pour échanger des paroles seul à seul avec un
camarade devenu ami, mais il y avait de quoi pleurer lorsque, dès le
lendemain, dans la cour, toute cette profondeur semblait s’être envolée.

« Il est donné à très peu d’esprits de découvrir que les êtres et les choses existent. »

Nous n’étions pas assez mûrs, peut-être, pour aller plus loin. Mais est-ce
que ce n’est pas le même cinéma qui se joue encore aujourd’hui avec nos
collègues de travail, parfois même avec nos amis  ? Combien de temps
passons-nous à parler du temps, de sport, du gouvernement, de ce qu’on
mange ou de ce qui s’achète, de ce qu’on a fait ou de ce qu’on aurait dû
faire, etc., en oubliant, dans tout ce vacarme, la présence profonde et
mystérieuse de l’autre. Ce ne sont pas nos discussions qui sont en cause,
mais la qualité de notre présence aux autres, de notre présence à toute
présence. Simone Weil ne veut pas dire autre chose quand elle écrit : « Il est
donné à très peu d’esprits de découvrir que les êtres et les choses existent. »
Il n’est pas facile de trouver son chemin et d’être sincère, mais le souci de
sincérité est un bien précieux. Il implique une mise à distance et un art de
ne pas trop se prendre au sérieux.
En même temps, être lucide sur nos mensonges ne garantit pas à lui seul
que nous sommes dans la vérité. Cette lucidité met une lumière sur nos
ombres, mais elle est d’abord un appel à plus de lumière. Au lieu de nous
désespérer, elle devrait éveiller en nous une soif d’authenticité et de
sincérité.

Des mains inconscientes

Le mal est au cœur de nos vies, dans nos actes comme dans notre coupable passivité.

S’il est un domaine où l’inconscience et la mauvaise foi peuvent atteindre


des sommets, c’est sans doute celui de la morale. Combien de fois n’avons-
nous pas essayé d’échapper à la mauvaise conscience par des arguments
fumeux, sans vouloir reconnaître que nous avions mal agi  ? Nous faisons
comme si le mal n’était que le fait des truands, des assassins ou de tous les
êtres vils, alors qu’il est au cœur de nos vies, dans la manière dont nous
agissons ou dans notre coupable passivité. Bon gré mal gré nous sommes,
pour la plupart d’entre nous, les complices d’un système économique ou
politique, ou d’une forme de vie qui fait du mal et qui fait le mal. Mais nous
ne voulons pas le voir et nous jouons à l’honnête homme qui fait de son
mieux et qui n’a rien à voir avec la catastrophe générale. Nous vivons trop
souvent à l’écart des conséquences de nos actes, ce qui nous empêche de les
voir, ou à l’écart des personnes dans le besoin, pour ne pas entendre l’autre
qui nous attend. Le mal est d’abord dans le refus de voir le mal, de voir
notre part de responsabilité dans ce mal. Quelle souffrance pourrais-je
soulager que je ne soulage pas ? Combien de temps puis-je demeurer dans
ma fausse bonne conscience ou dans mon silence résigné ?
Le cri de colère célèbre de l’abbé Pierre, le 22 janvier 2007, sur un plateau
de télévision est un appel à sortir de l’inconscience :
« Ceux qui ont pris tout le plat dans leur assiette, laissant celles des
autres vides, et qui, ayant tout, disent avec une bonne figure, une bonne
conscience  : “Nous, nous sommes pour la paix”, Dieu sait ce que je
dois leur crier à ceux-là  ! Les premiers violents, c’est vous  ! Les
provocateurs de toute violence, c’est vous ! Et quand le soir, dans vos
belles maisons, vous allez embrasser vos petits enfants avec votre bonne
conscience, au regard de Dieu, vous avez probablement plus de sang
sur vos mains d’inconscients que n’en n’aura jamais le désespéré qui a
pris les armes pour essayer de sortir de son désespoir… »
C’est dur à entendre pour le petit-bourgeois que je suis devenu et qui gagne
« honnêtement » sa vie comme fonctionnaire et enseignant. Mais c’est juste.
Il faudrait que je sois d’une grande mauvaise foi pour ne pas, au moins dans
une certaine mesure, me sentir concerné par cette parole de l’abbé Pierre.
Comment puis-je dormir tranquillement avec un tel coup de poignard dans
ma bonne conscience  ? Mais justement nous voulons dormir et puis…
demain une grosse journée nous attend  ! Voici comment notre cas de
conscience sombre alors dans l’oubli, comme notre soif.
Cette duplicité caractérise la condition humaine. Mais elle nous devient
insupportable lorsque nous en prenons conscience. La soif de l’essentiel
nous conduit à sortir de l’inconscience ou de la mauvaise foi. Elle se
caractérise par une conscience aiguë de l’écart entre nos actes et la vérité
qui nous appelle.

Le refus de la lumière

En cherchant à expliquer pourquoi l’homme peut « haïr la lumière » (Jean,


3, 20), saint Augustin souligne que les hommes «  aiment la vérité quand
elle brille » et « la haïssent quand elle accuse » (Confessions, X, 23, 34). La
vérité qui brille, c’est celle qui nous émerveille et nous éblouit. La vérité
qui accuse, c’est celle qui fait ressortir les parts d’ombre de nos vies ou de
nos actes.
Il faut du courage et de l’humilité pour regarder en face l’impureté de nos
paroles, de nos actes ou de nos intentions –  non pour nous autoflageller
mais dans le but de nous réformer. Trop souvent, il y a en nous un sophiste
qui se construit la philosophie de ses intérêts, qui instrumentalise la raison
pour justifier sa façon de faire ou de vivre. Circulez, il n’y a rien à voir.
Si notre élan vers l’essentiel naît de la rencontre avec ce qui est noble, il
met aussi en relief nos manques, nos erreurs et nos fautes. Nos
gesticulations et nos agitations, nos mensonges et nos trahisons apparaissent
au grand jour. Mais de même que celui qui veut se perdre prend
inconsciemment soin d’éviter ceux qui pourraient l’éclairer et lui indiquer
qu’il fait fausse route, il y a en nous quelque chose qui se refuse à regarder
ce qui risquerait de mettre en péril la vanité ou les illusions de notre
existence.
2

Tristes certitudes
Ce mélange d’inconscience, d’orgueil et de mauvaise foi qui empêche la
soif d’apparaître se retrouve dans notre rapport au savoir. Nos certitudes
peuvent nous enfermer et nos doutes nous désespérer. Lorsque la raison
humaine prétend pouvoir s’accaparer la vérité des choses ou lorsqu’elle
fonctionne à vide en se coupant de l’expérience de ce qui est plus grand
qu’elle, elle brise l’élan vers l’essentiel. Lorsque l’horizon n’est plus la
sagesse, mais seulement le savoir, là encore la soif de l’essentiel est
refoulée.

Comprendre qu’on n’a rien compris

Quelqu’un lui ayant rapporté qu’il n’existait pas d’homme plus sage que
lui, selon l’oracle de Delphes, Socrate en conclut que s’il est sage, c’est
parce qu’il sait qu’il ne sait rien.
La plupart des écrits de Platon constituent un dialogue entre un sophiste
(littéralement, «  maître de sagesse  ») et Socrate qui, par ses questions,
conduit son interlocuteur à prendre peu à peu conscience de son ignorance.
Ce dernier comprend alors que le sentiment de la vérité n’est pas la vérité,
que le vraisemblable n’est pas nécessairement le vrai. Et parce qu’il réalise
que la vérité lui manque, il peut se mettre en quête du vrai. Prendre
conscience de son ignorance suppose tout un travail : le plus difficile n’est
finalement pas de cheminer, mais de trouver les conditions pour qu’il y ait
un chemin.

Le plus difficile n’est pas de cheminer, mais de trouver les conditions pour qu’il y
ait un chemin.
Il y a cependant un paradoxe qu’il faut souligner : chacun d’entre nous est
prêt à reconnaître qu’il ne sait pas grand-chose, qu’il n’a pas lu tous les
livres et qu’il est incompétent dans beaucoup de domaines. Chacun de nous
peut donc dire, à l’instar de Socrate  : «  Je sais que je ne sais rien.  »
Comment la phrase de Socrate a-t-elle pu devenir aussi célèbre alors que
n’importe qui pourrait la revendiquer ? Non seulement nous sommes prêts à
nous reconnaître ignorants de beaucoup de choses, mais cet aveu
d’ignorance n’implique pas forcément le désir d’en savoir davantage. Nous
pouvons nous montrer curieux de beaucoup de choses, sans nous sentir
malheureux de ne pas avoir des connaissances dans tous les domaines.
Nous pouvons admirer le savant ou l’homme cultivé sans que leur savoir ou
leur culture semblent indispensables à nos vies. Comment expliquer ce
manque d’enthousiasme pour apprendre ?
En fait, ce paradoxe n’existe que si nous réduisons la connaissance à une
somme d’informations sur le monde. Pour Socrate, la connaissance est
d’abord ce qui vient donner un sens à ce qui est. Elle est moins une
affirmation qu’une illumination. Elle n’est pas ce qui pourrait nous rendre
savants ou cultivés, mais ce qui peut faire de nous des êtres plus éveillés et
plus sages. Le drame de l’homme, pour Socrate, ce n’est pas de ne pas
«  tout savoir  », c’est d’être persuadé d’avoir compris ce qu’il y avait à
comprendre. Nous arrivons peut-être à «  gérer  » notre vie, mais nous
n’avons pas compris l’essentiel de ce qu’il y a à comprendre, et cette
inconscience, ou cette suffisance, nuit gravement à la santé de notre âme.
Croyant avoir compris la vie et les hommes, ce qu’il faut posséder ou ce
qu’il faut faire, nous devenons sourds à la soif qui nous habite.

Le drame de l’homme, pour Socrate, ce n’est pas de ne pas «  tout savoir  », c’est
d’être persuadé d’avoir compris ce qu’il y avait à comprendre.

Socrate reproche à ses semblables de rester à la surface. Ignorer ce qui est


essentiel n’empêche pas de vivre, mais cela empêche de bien vivre. Il
importe peu de tout savoir, mais il importe de ne pas passer à côté de
l’essentiel. Il importe peu de passer à côté de bien des choses, mais il
importe de ne pas passer à côté de la vie. Dire « Je sais que je ne sais rien »,
c’est faire l’expérience d’un manque inacceptable, d’un vide mortel, d’une
absence douloureuse. Extérieurement, rien n’a changé, mais nous prenons
soudain conscience qu’il y a quelque chose d’inconsistant ou de faux, de
superficiel ou de pauvre dans notre existence. Un sentiment d’incomplétude
nous envahit, même si, en apparence, nous présentons tous les signes de la
réussite. Une belle épopée nous a conduits de la maternelle à la maison que
nous venons d’acheter ou au nouveau poste que nous venons de décrocher.
Mais la vie elle-même nous pousse au bout d’un moment à nous interroger
sur le sens de notre présence. Que faire ? Pourquoi ? Et, au-delà du « que
faire  », qu’être  ? En grec, la vérité se dit aléthéia, ce qui signifie
littéralement «  mettre fin à l’oubli  » ou «  sortir de l’oubli  ». Dans la
mythologie grecque, le Léthé est le fleuve dans lequel sont plongées les
âmes avant de se réincarner dans une nouvelle vie. Ce fleuve conduit l’âme
à oublier sa vie précédente, à oublier l’origine. À l’inverse, le mouvement
vers la vérité consiste à sortir de l’oubli. Seule la prise de conscience de
notre incomplétude réveille en nous la soif de l’essentiel. Mettre fin à
l’oubli, c’est renouer avec l’origine de ses désirs, passer de ses désirs
superficiels à ses désirs les plus profonds, de ses désirs les plus profonds à
sa soif sans fond. Socrate vise à susciter chez ses disciples le désir de la
vérité, qui est plus un appel à aller au cœur des choses, et d’abord de sa
propre vie, qu’un désir d’accumuler les savoirs. «  Bien qu’éveillés, ils
dorment encore  », disait Héraclite. Celui qui se réveille, c’est celui qui
reconnaît qu’il n’a pas compris grand-chose de la vie. Il peut alors entrer
sur le chemin d’une compréhension beaucoup profonde. Qui est celui qui
sait qu’il ne sait pas ? On le reconnaît à son incapacité à se contenter de ce
qu’il sait et de ce qu’il a, à son absence de tranquillité, à son ardeur pour
quelque chose qu’il ne connaît pas, mais à quoi il aspire, même
confusément.

Seule la prise de conscience de notre incomplétude réveille en nous la soif de


l’essentiel.

La cécité devant le mystère


La soif de l’essentiel est intimement liée à la capacité de s’étonner et de
s’émerveiller, mais nos habitudes, la focalisation sur ce qui nous est utile et
un rapport faussé au savoir inhibent cette capacité.
L’enfant que nous avons été, en même temps qu’il s’émerveillait du monde,
ne cessait de poser des questions, de demander «  pourquoi  ?  ». Mais la
logique du contrôle et de l’efficacité, la maîtrise et la gestion de notre vie,
ont fini par occuper la première place –  et même, trop souvent, toute la
place. Malheureusement, l’émerveillement et l’étonnement ont été relégués
au second plan et ne ressurgissent que rarement. Les questionnements
métaphysiques ou existentiels sont refoulés, ou s’ils refont surface, ils nous
apparaissent comme des problèmes qui viennent s’ajouter à nos soucis
quotidiens –  «  Comme si la vie n’était pas déjà assez compliquée  !  »
Pourtant, ces « crises » qu’on appelle parfois « existentielles » nous sortent
de notre sommeil et nous ouvrent à la question du sens de notre vie.
Quelque chose doit nous arracher à la monotonie de l’existence, nous
libérer d’un regard trop souvent contraint par l’habitude.
« Tout fonctionne, c’est bien cela l’inquiétant », dit Martin Heidegger pour
décrire un monde dans lequel le rapport à la vie est centré exclusivement
sur l’utilité et l’efficacité. Comment la soif pourrait-elle émerger dans une
vie qui «  fonctionne  »  ? Combien de temps notre être peut-il tenir en
devenant une simple machine à travailler et à jouir ?
Pour Heidegger, le fait que nos vies «  fonctionnent  » résulte en quelque
sorte de notre rapport au monde. Au lieu que le savoir soit l’occasion de
nous émerveiller, il a tendance à produire une vision désenchantée du
monde parce qu’il a tendance à réduire le réel à des étiquettes et à des
mécanismes, autrement dit à le défigurer. Tout se passe comme si, après
avoir démonté une horloge, nous avions dévoilé son mystère et qu’il n’y
avait plus à s’émerveiller. Or nos modèles mécaniques pour appréhender le
réel – et la vie ! – n’épuisent pas sa vérité.
Rien de fatal, pourtant, dans cette attitude, comme le prouve le
comportement des grands scientifiques chez qui le savoir n’a tué ni
l’humilité ni la capacité à s’étonner et à s’émerveiller. Nos «  réponses
scientifiques  » ne congédient qu’illusoirement la magie du monde.
L’explication physique d’un phénomène, par exemple, ne retire rien à son
mystère. Comprendre la loi de la chute des corps ou le mécanisme des
marées ne doit pas étouffer notre capacité à nous émerveiller, mais au
contraire la prolonger autrement. Le savoir n’est pas nécessairement un
désenchantement, il peut être un réenchantement.
Donc, ce n’est pas le savoir qui est en cause, mais le fait que notre rapport
au savoir peut éteindre en nous toute faculté d’étonnement et nous faire
perdre toute humilité devant la profondeur du réel.

«  Plus un homme est inférieur par l’intelligence, moins l’existence a pour lui de
mystère. »

Rien de plus triste, de ce point de vue, que les gens qui ont réponse à tout,
parce qu’ils ont délaissé les questions auxquelles ils n’arrivent pas à
répondre. «  Plus un homme est inférieur par l’intelligence, moins
l’existence a pour lui de mystère  », écrit très justement Schopenhauer. Le
sens du mystère est en effet la marque de ceux qui n’ont pas perdu le lien
avec le questionnement et de ceux qui se laissent travailler par la force de
l’étonnement. Le mystère ne constitue pas seulement une épreuve pour
l’intellect, il est aussi ce qui le pousse à élargir son horizon, ce qui donne de
l’air dans un monde où tout serait délimité et trop clair. Il est l’expérience
de l’extraordinaire au cœur de l’ordinaire. Comme le dit le dicton, « ce n’est
pas parce qu’un miracle arrive tous les jours que ce n’est pas un miracle ».
L’habitude, l’esprit utilitaire et le pouvoir que nous offre le savoir sur les
choses ôtent à notre expérience de la vie ce sens du mystère et du miracle.
Ils assèchent notre élan vers l’essentiel. Parce que notre soif de l’essentiel
n’est pas une fuite du monde mais le désir de le rencontrer dans sa vérité,
elle s’oppose à toute approche qui enfermerait la richesse de l’univers dans
un système ou une représentation, qu’ils soient scientifiques ou non. C’est
pourquoi la soif de l’essentiel a une connivence plus forte avec la poésie
qu’avec un savoir qui se veut objectif –  à moins que ce savoir ne soit
appréhendé comme un autre poème possible sur le monde.
3

Fuites et distractions
Au détournement de l’intelligence, on peut ajouter le détournement de
l’action. Si notre soif de l’essentiel suppose d’agir sur soi et sur le monde,
l’activisme est ce qui nous permet de supporter de vivre loin de notre soif.
L’action est nécessaire, et même indispensable, à tout homme qui veut
pleinement habiter le monde, mais elle peut finir par n’être plus qu’une
suite de réactions. La soif de l’essentiel est alors refoulée et la quête sans
cesse différée. Si nous sommes appelés à ne pas nous replier sur nous, nous
pouvons être tellement happés par le dehors que le lien semble perdu avec
le dedans. Il ne s’agit pas de se couper du monde extérieur, mais d’éviter de
se laisser emporter par lui au point de perdre tout contact avec le dedans.

Pas le temps

Les mots « néant » ou « vide » nous font spontanément penser à un espace


où il n’y aurait rien. Pourtant, l’expérience du vide peut surgir,
paradoxalement, d’un trop-plein dans lequel notre être profond étouffe. Le
vide désigne alors ce lieu privé de sens d’où plus rien ne parvient à naître –
car la vie a besoin d’espace pour se déployer et de temps pour croître. De
même, quand l’homme encombre son existence d’activités et d’agitation,
sans jamais prendre du temps pour se retrouver ni s’accorder une respiration
pour habiter ce qu’il vit, il devient comme une fleur à qui on cesse de
donner de l’eau : il se flétrit et se dessèche. Même nos « vacances » peuvent
devenir des moments d’affairement.
Quand nous sommes entraînés par la somme infinie des tâches à accomplir,
distraits par toutes les sollicitations extérieures, notre vie devient une
mécanique désertée par l’esprit. Lanza del Vasto décrit bien ce processus
dans lequel, à force d’être dans l’action ou dans la passion, nous perdons
tout contact avec nous-même.
« Remémorez une de vos journées. Le réveil sonne, il est 6 h 30. Vous
ouvrez l’œil et vous pensez : “Ah ! Aujourd’hui mercredi : il ne faut pas
que j’oublie le rendez-vous que j’ai au Café du Progrès à 4 heures du
soir avec celui-là…” Vous n’avez pas encore ouvert le second œil et
vous vous trouvez déjà projeté à l’autre bout de la ville et dix heures en
avant, avec celui-là  ! Mais revenons à nous  : vite au bain. Le petit-
déjeuner : le journal pour savoir ce qui se passe en Cochinchine ou au
Nicaragua. 7 h 20, j’allais oublier l’heure ! Un regard à l’entour avant
de quitter la chambre. Je n’ai rien oublié  ? Le portefeuille  ? La
cravate ? Les clefs ? Non, rien. Si. Quoi ? Toi-même. Mais l’important,
c’est de ne pas perdre l’autobus. Je l’attrape de justesse. J’arrive au
bureau, je dépêche le courrier, je réponds au téléphone. Je reçois deux
visites. Je signe un contrat. Midi, je rentre. Je déjeune. Je repars, le
courrier, le téléphone, le contrat, la visite. Enfin le soir vient. Je tombe
de fatigue  : allons au cinéma voir des galopades dans les montagnes
Rocheuses, courons endosser plusieurs vies à la place de la nôtre. Je
rentre tard, je me couche. J’éteins. Cette fois, je suis seul avec moi-
même ou du moins j’ai failli l’être pour un instant, mais à l’instant je
me suis endormi… Voilà l’enchaînement  : la chaîne des devoirs, des
travaux, des tracas, des habitudes, des nécessités, des vanités qui nous
attachent dehors1. »
Cette description ne signifie pas que le travail occupe trop de place dans
notre existence, ni qu’il n’est pas bon de chercher à se détendre grâce à des
distractions plaisantes. Le « monsieur tout-le-monde » dont il est question
ici sait aller au cinéma pour se «  détendre  ». Ce que Lanza del Vasto
cherche à mettre en lumière, c’est la manière dont l’enchaînement des
activités finit par devenir vide. Le problème réside moins dans nos
nombreuses responsabilités, dans nos devoirs ou dans toutes nos tâches
répétitives, que dans un manque de recul sur notre manière de vivre. Nous
croyons remplir notre vie par notre agitation et nos emplois du temps
surchargés quand nous ne faisons que la vider davantage. Lanza del Vasto
dénonce, dans cet enchaînement, la perte de tout contact avec la vie
intérieure. Absorbés par le monde, aussi passionnant soit-il, nous n’habitons
plus suffisamment notre vie. À force de vouloir être partout, nous finissons
par être nulle part. Obsédés par l’action, nous perdons le sens de ce que
nous faisons. Il n’y a plus de place ni d’espace pour que la soif qui nous
habite puisse se manifester.

Pour retrouver une qualité de présence et nous relier à notre soif, il nous faudrait
nous accorder du temps pour ne rien faire.

Pour retrouver une qualité de présence et nous relier à notre soif, il nous
faudrait nous accorder du temps pour ne rien faire, délaisser un moment les
« Il faut » et observer notre vie. Et si nous sortions d’une vie placée sur le
mode de l’occupation et que nous prenions le maquis afin de découvrir un
espace où nous pourrions enfin vivre notre si essentielle liberté  ? Nous
avons tous vécu cette expérience d’un temps véritablement libre où soudain
quelque chose en nous retrouve son souffle, se détend et prend de la hauteur
par rapport à notre vie. Nous avons alors réalisé notre folie et notre perte.
Car ce n’est pas seulement nous-même que nous perdons dans le dehors,
c’est aussi le dehors lui-même, puisque nous ne sommes plus pleinement
capables de l’accueillir. Imaginons des parents qui, pour avoir un moment
de paix, placent leurs enfants devant un dessin animé. Après chaque dessin
animé, ils en programment un autre, et encore un autre, tout cela pendant
quelques heures. Dépossédés de leurs vies, transformés en zombies, vidés
de tout élan, les enfants n’aspireront plus qu’à une seule chose : qu’on leur
donne une nouvelle source de distraction. L’être humain se comporte
parfois comme ces enfants, passant son temps à enchaîner les occupations,
sans s’accorder de temps morts –  qui sont en réalité des temps de vie –,
perdant ainsi le lien avec sa vie intérieure. En permanence décentré, il
oublie qu’il y a en lui un centre sans lequel rien n’est possible. Trop
occupés, nous n’avons plus le temps de nous demander finalement ce qui
est essentiel. Notre «  activisme  » est avant tout une manière de nous
distraire des vraies questions et de nous-même. Le mot «  distraction  »,
comme l’avait déjà noté le philosophe Blaise Pascal, ne dit d’ailleurs pas
autre chose, puisque littéralement «  dis  » (au dehors et au hasard), et
« vertere » (se tourner) pointent une forme de détournement.
Pas si sérieux

Le penseur Lanza del Vasto distingue trois formes de distractions. La


première, qu’il appelle la distraction totale, est celle qui se rapproche le plus
d’une forme d’absence : c’est l’état de l’ahuri ou de l’abruti, de celui qui est
ailleurs, l’air absorbé dans ses pensées mais ne pensant à rien. Il nous arrive
à tous d’être dans cet état où l’être devient tellement opaque qu’il confine
au non-être.
La deuxième forme de distraction correspond à ce que nous appelons
communément le « divertissement », c’est-à-dire des activités agréables que
nous nous accordons et que nous arrachons à la chaîne de nos obligations.
Mais ces moments de légèreté restent assez rares, car nous devons aussi
travailler.

Nos agitations sont comme un écran de fumée qui nous fait oublier notre soif.

D’où une troisième forme de distraction, dite «  sérieuse  », qui consiste à


faire de nos obligations (devoirs, travail, études, etc.) un moyen de se
détourner aussi bien de soi que des questions essentielles. Si l’on peut nous
reprocher un manque de sérieux ou de la paresse lorsque nous nous
adonnons à un divertissement («  Tu n’as pas mieux à faire  ?  »), qui nous
fera grief de travailler et d’être sérieux ? Les distractions sérieuses sont le
meilleur alibi pour nous détourner de l’essentiel. Il ne s’agit pas ici de
condamner les loisirs ni de dissuader les gens d’accomplir avec sérieux
devoirs, travail ou études, mais de dénoncer ces activités lorsqu’elles
deviennent un prétexte à différer la question de ce qui est essentiel.
De même qu’il est beau de voir l’enfant courir et danser, et triste de le voir
hypnotisé par un écran, notre vie mérite infiniment mieux que de n’être
qu’une machine à travailler ou une machine à s’amuser.
Sortir de l’agitation, de l’entraînement au dehors et de l’enchaînement, c’est
renouer avec soi, donc avec cette soif des hauteurs et des profondeurs que
j’appelle la soif de l’essentiel. Nos agitations sont comme un écran de
fumée qui nous fait oublier notre soif.
Vivre comme un fugitif

Pourquoi l’homme cherche-t-il à se distraire  ? Pourquoi se fuit-il lui-


même ? Pourquoi préfère-t-il rester à la surface plutôt que plonger dans les
profondeurs ?
L’homme fuit généralement ce qu’il craint et craint ce qui peut le faire
souffrir. La peur de rencontrer une souffrance peut en partie expliquer cette
fuite. Nos distractions sérieuses ou moins sérieuses nous permettent de nous
détourner d’un mal plus profond. Nos soucis, nos problèmes et nos
frustrations ne sont peut-être que la surface de notre souffrance – donc un
moindre mal. Notre bien-être relatif relève d’un équilibre fragile et nous
redoutons une souffrance inconnue. Les malheurs qui peuvent nous arriver
ont un objet ou une cause, tandis que ce que nous risquons de rencontrer en
étant renvoyés à nous-mêmes, c’est une souffrance abyssale dont nous
sommes incapables de déterminer la cause.
On s’imagine souvent que les moments où l’on cesse de courir et où l’on
cherche à se ressourcer, par exemple au contact de la nature ou de la
musique, vont produire en nous la détente et la paix. C’est vrai au début, car
nous avons besoin de repos, mais une fois que nous sommes calmés, nos
questions sur le sens à donner à notre existence et sur nos choix de vie se
manifestent pleinement. Des doutes surgissent sur ce que nous voulons
vraiment.
Des forces souterraines jaillissent. Le couvercle de notre existence ordinaire
se soulève et nous pouvons alors faire l’expérience d’un mal-être ou d’une
souffrance existentielle qui semble d’une autre nature que celle de nos
traumatismes infantiles.

Dans l’ombre de nos vies semble habiter une souffrance d’une autre nature que
celle de nos souffrances ordinaires.

Quelle est cette souffrance ? Et quelle est sa cause ? En fait, nous sommes
incapables de le dire. Les penseurs s’y essayent. Ainsi, pour Pascal, elle est
liée à la misère de notre condition humaine et à notre finitude, tandis que
Schopenhauer l’explique par l’absurdité de notre vouloir-vivre et affirme
qu’elle est l’essence de la vie. Pour les mystiques, elle est la douleur qui
naît quand l’âme est séparée de sa source. En tout cas, cette souffrance ne
semble pas causée par un événement de notre vie. Dans l’ombre de nos vies
semble habiter une souffrance d’une autre nature que celle de nos
souffrances ordinaires. Ce qui est à craindre à travers cette souffrance n’est
pas seulement la douleur, mais la folie.
Comme le montre cet extrait du Caligula d’Albert Camus, l’homme n’a pas
nécessairement conscience de la souffrance qui l’habite. Il y a un long
chemin à parcourir vers la lucidité avant de rencontrer ses plus grands
démons.
« CALIGULA : C’est une vérité toute simple et toute claire, un peu
bête, mais difficile à découvrir et lourde à porter.
HÉLICON : Et qu’est-ce donc que cette vérité, Caïus ?
CALIGULA : Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux.
HÉLICON, après un temps : Allons, Caïus, c’est une vérité dont on
s’arrange très bien. Regarde autour de toi. Ce n’est pas cela qui les
empêche de déjeuner.
CALIGULA : Alors, c’est que tout, autour de moi, est mensonge, et
moi je veux qu’on vive dans la vérité. »
Caligula a toute la puissance qu’un homme peut avoir, il peut avoir tout ce
que les pauvres peuvent rêver d’avoir, et pourtant, arrivé au sommet, il a
conscience que cette toute-puissance ne lui procure ni le bonheur escompté
ni la tranquillité de l’âme. Sa violence et son mépris des hommes viennent
en partie de cette désillusion, et sa rage de ce mensonge collectif qui
consiste à masquer la souffrance de l’être derrière les plaisirs de l’avoir.
Mais qui aurait sincèrement envie d’entrer en contact avec cette souffrance
existentielle  ? N’est-il pas préférable de s’en tenir éloigné, de mettre un
couvercle dessus et de continuer à vivre comme si elle n’existait pas ?
C’est ce dilemme qui nous conduit à vivre comme un fugitif  : plutôt
s’occuper et se distraire que de sombrer dans la souffrance. On ne va jamais
volontairement vers la souffrance –  c’est d’ailleurs une attitude assez
saine  –, mais le vernis de bien-être de nos vies peut s’écailler, laissant
apparaître la souffrance habituellement refoulée. Nos stratégies de fuite et le
grand mensonge collectif d’un bonheur de façade sortent alors au grand
jour.
La rencontre de cette souffrance nous appelle à plus de vérité, même si elle
peut nous désespérer de nous-mêmes et de l’humanité. Le doute, le
sentiment d’absurdité, la désillusion, l’angoisse sont autant de déserts à
traverser, mais ils peuvent aussi nous briser les ailes si nous sommes seuls.
C’est là que la présence d’êtres plus authentiques et lumineux, la relation
avec des sages ou des saints, le travail d’expression ou de création peuvent
devenir un soutien précieux.

Au-dessus des tempêtes les plus terribles et des nuages les plus menaçants, il y a
toujours un soleil éclatant.

Mais ce que présuppose la soif de l’essentiel, c’est que nous pouvons nous
libérer de cette souffrance. Sans quoi il n’y aurait qu’à capituler tout de
suite. Dans de nombreux contes, le héros doit traverser des déserts ou des
forêts profondes et combattre bien des démons pour réussir à conquérir un
trésor ou l’amour. Dans bon nombre d’histoires, il faut traverser des tunnels
ou des cavernes pour se hisser vers la lumière. Tout s’y passe comme si le
fond de l’être n’était pas souffrance, mais joie. Au-dessus des tempêtes les
plus terribles et des nuages les plus menaçants, il y a toujours un soleil
éclatant.
Pour accéder à une telle félicité, peut-être faut-il risquer de perdre un bien-
être ou un confort très relatifs qui ne font que masquer une souffrance
profonde et pourtant bien présente. On appelle souvent « paix » une guerre
qui se cache.

L’écharde de l’essentiel au cœur de la blessure

Il serait absurde de faire de la souffrance un bien en soi, mais il faut


reconnaître que ce sont souvent nos blessures et nos souffrances qui nous
ont poussés à ne pas sombrer dans une vie de paillettes et d’artifices.
C’est d’ailleurs un point qui m’a toujours frappé en tant que professeur de
philosophie. Parmi mes élèves, tous ont connu, à un degré ou un autre, des
souffrances et des blessures. Mais ceux pour qui le cours de philosophie
apparaît comme une évidence, ceux qui s’interrogent profondément sur le
sens de leur existence sont les élèves qu’on devine en lien avec leurs
blessures. Il y a ceux qui refoulent et s’accrochent à la vie comme si tout
allait bien. Et il y a ceux, plus rares à dix-sept ans, chez qui une blessure
encore vive a éveillé une soif de vérité et leur interdit de se complaire à la
surface des choses. Le contact avec leurs blessures leur a fait sentir que la
vie est une affaire sérieuse et qu’il ne faut pas la prendre de haut.
Dans sa Note  conjointe  sur M. Descartes et la philosophie cartésienne
rédigée en 1914, Charles Péguy écrit ces phrases parlant de la maladie de
ses contemporains :
« Ils ne sont pas blessés. Leur peau de morale constamment intacte
leur fait un cuir et une cuirasse sans faute. Ils ne présentent point cette
ouverture que fait une affreuse blessure, une inoubliable détresse, un
regret invincible, un point de suture éternellement mal joint, une
mortelle inquiétude, une invisible arrière-anxiété, une amertume
secrète, un effondrement perpétuellement masqué, une cicatrice
éternellement mal fermée. Parce qu’ils ne manquent de rien, on ne leur
apporte rien. Parce qu’ils ne manquent de rien, on ne leur apporte pas
ce qui est tout. La charité même de Dieu ne panse point celui qui n’a
pas de plaies. »
À travers ces mots, Péguy met en lumière combien notre ouverture à ce qui
est grand et profond suppose la conscience vive de sa propre faiblesse. Seul
celui qui a toujours connu l’énergie que procure la santé ou le confort d’une
vie sans gros soucis peut croire qu’il n’a besoin de personne. Seul celui qui
s’est construit une épaisse carapace pour ne plus jamais revivre les
souffrances du passé peut croire qu’il peut traverser l’existence avec
l’insensibilité d’un bulldozer. Selon Péguy, la maturité dépend de sa
capacité à accepter sa vulnérabilité. Plus encore, la croissance spirituelle
exige de faire l’épreuve de cette vulnérabilité, s’il est vrai que la blessure
est ce qui nous invite à consentir à notre finitude. À l’heure où certains
rêvent d’un homme sans faille, «  augmenté  » par la technique, Péguy
affirme que c’est l’accueil de notre essentielle fragilité qui nous ouvre à
notre humanité. Nos blessures sont une brèche à travers laquelle notre être
peut renouer avec la soif de l’âme. Car la déchirure est aussi ouverture.
Quand nous avons fait une grande rencontre, nous disons que nous avons
été « touchés » : être touché, c’est sentir que sa « carapace d’indifférence »
est transpercée. Mais pour être touché pleinement, il faut savoir abandonner
son armure et laisser des ouvertures par lesquelles l’autre peut entrer en
nous. C’est ce qui s’appelle la sensibilité. On ne peut vivre l’amour que si
l’on accepte d’arrêter de « gérer » ses sentiments, que si l’on prend le risque
de la blessure. Les blessures physiques ou psychologiques, en nous mettant
en contact avec notre vulnérabilité, peuvent nous relier à cette blessure plus
profonde, la réveiller, et nous rendre ainsi plus humains, donc aussi plus
soucieux de vérité et de profondeur.

Nos blessures sont une brèche à travers laquelle notre être peut renouer avec la soif
de l’âme. Car la déchirure est aussi ouverture.

Très souvent, celui ou celle qui n’a connu aucun revers ni n’a jamais été
mis à terre par des épreuves reste frivole. Il a tendance à jouer au tout-
puissant, à se voir comme un être infaillible. À l’image des super-héros, qui
concentrent tous les fantasmes de l’humanité, nous profitons de notre santé,
de notre pouvoir, de notre équilibre, de nos forces pour faire croire que nous
n’avons besoin de rien ni, surtout, de personne, que nous ne comptons que
sur nous-mêmes. Bref, que nous sommes comme un dieu invincible.
Inconscients de notre fragilité, nous sommes incapables d’entrer en
communion avec le monde et avec les autres, encore moins avec nous-
mêmes. Dans cet état, notre blessure est cachée, notre soif mise en sourdine.
Ce qui occupe la première place, c’est le souci de déployer notre puissance
sur le monde, pas celui de se mettre à son écoute.

« Il est des maux que la médecine peut soigner, et des blessures que
rien ne peut apaiser parce qu’elles sont l’expression d’une soif ou la
trace vive d’une rencontre. Allégresse et tourment à la fois, elles relient
au Divin et, sur le plan terrestre, ouvrent à la compassion pour toute
créature2. »
La blessure dont parle ici Jacqueline Kelen n’est plus la conséquence d’un
choc physique ou psychologique. Elle est avant tout cette faille intérieure
qui fait qu’un homme a soif d’absolu. Cette blessure est notre tourment, car
elle est l’expérience d’une béance ou d’un manque en nous ; mais elle est
aussi notre allégresse, car elle nous donne l’énergie de déplacer des
montagnes. Une telle énergie ne peut que dépérir «  comme un lion en
cage » si elle n’est employée qu’à consommer des loisirs et à « réussir » sa
vie – au sens où on l’entend socialement, c’est-à-dire bien gagner sa vie.
Mais il n’y a pas que le refus de rencontrer sa douleur et sa fragilité pour
nous fermer les portes de la soif : il y a aussi la fuite devant le malheur des
autres. L’absence de contact, volontaire ou non, avec les misères et les
souffrances de nos semblables nous maintient dans la superficialité.
« Souvenez-vous du visage de l’homme le plus pauvre et le plus faible que
vous ayez jamais vu et demandez-vous si les projets que vous envisagez
seront de quelque utilité pour lui », conseillait Gandhi. Nous aurions tort de
ne voir dans ce conseil qu’un appel à la générosité et à la solidarité. Pour
Gandhi, tant que nous vivons étrangers à la souffrance d’autrui, nous
sommes condamnés à vivre coupés de l’appel en nous à vivre une vie plus
profonde. De ce point de vue, ce n’est sans doute pas un hasard si les plus
grands sages et les plus grands saints de l’humanité se sont rapprochés de
ceux qui souffrent. Pour la majorité d’entre eux, c’est la rencontre de la
souffrance d’autrui qui les a initiés à une vie plus véritable en attisant leur
soif – qu’on l’appelle soif de Dieu ou soif de libération. À l’inverse, nous
verrons souvent les êtres superficiels s’écarter de ceux qui souffrent, y
voyant peut-être le risque d’une tache sur la belle carte postale de leur vie.
1. Lanza del Vasto, Approches de la vie intérieure, Desclée de
Brouwer, 2015.
2. Jacqueline Kelen, Divine blessure, Albin Michel, 2015, p. 15.
4

Enlisements
Parce que nous nous trouvons se trouve pris, consciemment ou
inconsciemment, dans des formes de jeu ou de mensonge, nous avons
tendance à nous enfermer dans des schémas qui nous maintiennent à la
périphérie de notre vie ou dans des logiques étrangères à notre vocation
profonde. Bien qu’ils puissent être de différentes natures, les jeux dont il
s’agit ici n’ont malheureusement rien d’amusant, car ils épuisent notre vie
et nous désespèrent. Le problème n’est pas le jeu, mais le fait de devenir
soi-même un jouet. Le problème est que notre soif se trouve, là encore,
oubliée.

Le jouet de ses mécanismes

En étant inconscient des jeux auxquels on joue, on en devient souvent la


victime. On doit à la psychologie transactionnelle d’avoir approfondi la
manière dont chacun de nous a pris l’habitude de se glisser, sans s’en rendre
compte, dans des jeux de rôle qui nous font souvent souffrir et font souffrir
les autres : nous pouvons ainsi nous enfermer, même une fois adultes, dans
le rôle de l’enfant docile ou de l’enfant rebelle, dans le rôle perpétuel de la
victime ou du coupable. Les jeux de pouvoir fonctionnent presque
systématiquement sur cette « complicité » des « acteurs », qui ne se rendent
pas compte qu’ils rejouent systématiquement les mêmes scènes.
Il faut distinguer ici entre le fait d’être amené, consciemment, en fonction
de la situation, à jouer momentanément un rôle et le fait d’être
inconsciemment pris au piège d’un rôle dont on n’arrive pas à sortir. Par
exemple, il est normal de se sentir victime quand on vient d’être volé, car la
situation nous place de fait dans cette situation. Ce qui est moins normal,
c’est de se sentir victime dans toutes les situations de la vie.
Il est normal de jouer le rôle du sauveur lorsqu’on voit quelqu’un en train
de pousser sa voiture pour la faire démarrer. Ce qui est moins normal, c’est
de se placer systématiquement sur ce mode comme si on pouvait régler les
problèmes de tout le monde et mettre sans cesse les autres dans le rôle de
l’assisté.
Ces mécanismes psychologiques nous étouffent et nous épuisent. Ils brisent
notre élan parce qu’ils sont comme une prison dans laquelle notre être est
bloqué, incapable de tracer un chemin et de se réaliser. Il faut tout un travail
d’introspection pour réussir à les mettre au clair et à les déjouer.
Tant que nous sommes enfermés dans ces fonctionnements inconscients, le
bruit des personnages que nous jouons nous empêche d’entendre notre vie
intérieure. Ce qui est devenu machinal en nous recouvre notre soif
profonde.

Dans les impasses du désir d’être désiré

Il en va encore autrement du jeu social, dont tout le monde se plaint mais


dont tout le monde est complice, parce que tout homme cherche à sentir
qu’il a de la valeur aux yeux des autres. Mais la soumission au regard des
autres et l’importance du paraître génèrent des rapports faussés, aux autres
comme à soi-même. Notre effort pour ressembler à une image idéalisée de
notre personne blesse cette part essentielle de nous qui aspire à plus de
vérité et d’authenticité. Voilà pourquoi nous sommes si souvent agacés par
l’hypocrisie sociale, qui consiste à paraître autant que possible sous un jour
favorable.
Cette obsession à rechercher être désiré ou admiré pour nos performances,
nos apparences ou nos possessions nous conduit malheureusement à faire
du paraître une condition de notre être. Et nous nous effondrons
psychologiquement en cas d’échec.
Un jour de carnaval, mon fils de quatre ans, qui s’était déguisé en pirate, est
revenu un peu déçu de l’école en me disant qu’il aurait préféré avoir un
habit de Zorro. En le questionnant, je comprends que c’est Tristan, un
enfant généralement délaissé, qui a été le héros de la journée avec sa tenue
de Zorro. Le lendemain, mon fils me dit  : «  Tu sais, Papa, Tristan,
maintenant, c’est mon copain.  » Et j’apprends que, dans la journée qui a
suivi le carnaval, tous les garçons de la classe se sont battus pour être à côté
de Tristan.
Qu’est-ce qu’a bien pu comprendre Tristan, si jeune ? Que, pour être désiré
par les autres, pour qu’on fasse attention à nous, il ne suffit pas d’être, mais
il faut s’efforcer autant que possible d’avoir et de faire ce qu’il faut. La
tenue de Zorro est le début d’une longue série de choses que Tristan
cherchera à posséder pour ce qu’elles peuvent lui rapporter, et non pour
elles-mêmes. L’enfermement dans le cercle du paraître produit un
enfermement dans le cercle de l’avoir. Car notre attachement infantile aux
biens matériels n’est pas lié seulement à la recherche du confort, du plaisir
ou de la sécurité  : il naît de notre besoin d’être désiré par les autres. En
possédant ce à quoi les autres accordent de l’importance, je cherche à me
rendre plus désirable à leurs yeux. Bien sûr, tous les regards ne se valent
pas, et ce jeu ne vaut qu’avec ceux dont le désir compte pour moi.

Notre attachement infantile aux biens matériels naît de notre besoin d’être désiré
par les autres.

Le comble, dans ce jeu, c’est que même « l’élu », celui qui a réussi à capter
le désir des autres par ses mérites, ses talents ou ses conquêtes, a pourtant
perdu l’essentiel  : il n’est pas désiré pour lui-même, mais pour ses
apparences ou pour ses performances. Bien souvent, nous existons aux yeux
des autres non pour ce que nous sommes, mais pour ce que nous
représentons. Même Tristan, avec sa tenue de Zorro, n’est pas considéré
pour lui-même. S’il parvient à demeurer toute sa vie le «  victorieux  »,
dégoût et amertume finiront par envahir son cœur, car il n’existera aux yeux
des autres que pour ce qu’il possède ou pour ce qu’il a fait. Or, il aspire
profondément à être aimé pour lui-même, inconditionnellement. D’où
l’illusion de croire qu’on pourra satisfaire notre désir d’être désiré en ayant
plus ou en paraissant plus.
Comment répondre à  une soif qui ne peut trouver de réponse ni dans la comédie
sociale ni dans la solitude, ni dans l’apparence ni dans l’absence ?

Cette description succincte est bien incomplète mais elle permet de mieux
comprendre l’un des bourbiers dans lequel s’épuise notre vie. Certes, il
nous arrive assez souvent de sentir, même confusément, qu’il y a quelque
chose de faux ou d’insatisfaisant dans notre fonctionnement, mais les
habitudes et les schémas qui nous retiennent sont tellement forts que cette
prise de conscience nous inspire tristesse et déception au lieu de nous
enflammer. Nous ne voyons pas comment échapper à la grande comédie
collective. Et même quand nous dénonçons le règne un peu trop constant
des apparences, nous ne sentons pas nécessairement l’éclat de notre être
profond derrière sa révolte. L’appel de l’essentiel ne parvient pas à
l’emporter sur notre désillusion, parce que nous ne savons plus qui nous
sommes, parce que nous nous sommes identifiés à des images de nous qui
nous empêchent de nous déployer pleinement.
Voilà un jeu qui nous occupe ou nous brise les ailes. Mais si ce jeu est
tellement envoûtant, c’est parce qu’il est habité secrètement par notre soif
de l’essentiel, dont l’un des visages est le désir de rencontrer l’amour infini,
inconditionnel et gratuit. C’est aussi la raison pour laquelle toute défaite
nous apparaît comme une mise à mort.
Aucune voie de sagesse ou quête de l’essentiel ne pourra esquiver notre
besoin d’être désiré et aimé. Comment répondre à une soif qui ne peut
trouver de réponse ni dans la comédie sociale ni dans la solitude, ni dans
l’apparence ni dans l’absence ? C’est ce que toute voie qui prétend conduire
vers l’essentiel devra explorer. Qu’est-ce qui pourra nous libérer de la
tyrannie du regard des autres pour nous permettre d’être enfin nous-
mêmes ? Et qu’est-ce qui pourra nous libérer de la tyrannie de notre propre
regard sur nous-mêmes ?

Enlisés dans nos personnages

Chacun de nous endosse différents rôles au cours de sa vie : enfant, parent,


ami, époux ou épouse, employé ou patron, etc. Ces fonctions n’exigent pas
de nous les mêmes actes ni la même posture, mais nous les assumons du
mieux possible. Nous ne cherchons pas à nous donner des airs mais à bien
faire notre travail, à répondre présent à la tâche. Contrairement à la forme
de comédie que nous pouvions regretter précédemment, jouer son rôle
relève ici de la plus haute importance. Toute quête de l’essentiel serait un
refuge ou un mensonge si elle ne nous conduisait pas à occuper pleinement
notre place. Il ne s’agit plus ici d’opposer l’être et le paraître, mais il existe
un écart entre la personne que nous sommes et les rôles ou les fonctions que
nous sommes amenés à occuper. Or l’homme a tendance à se confondre
trop souvent avec les fonctions qu’il occupe et à oublier que derrière les
différents personnages qu’il joue, il y a une personne  ; il a tendance à
s’enliser dans son personnage. Lanza del Vasto donne ainsi ce conseil :
« Sachez que vous êtes des acteurs sur scène et que vous avez à jouer
un rôle que vous n’avez pas composé. Jouez bien votre rôle : je ne vous
dis pas de prendre des poses ou d’essayer de faire de l’effet. Je vous
dis : faites comme l’acteur qui pleure et fait pleurer les autres mais qui
sait qu’il n’est pas lui-même celui qui pleure. Soyez le témoin de vous-
mêmes, soyez le spectateur de vous-mêmes, prenez du recul par rapport
à vous-mêmes, ne vous laissez pas gober, manger, enliser, ne vous
enfoncez pas dans votre propre vie, tenez-vous un peu au-dessus et un
peu en arrière. Soyez engagé, non enchaîné. […] Cherchez derrière
votre personnage le noyau caché qui est l’être même 1. »
On doit bien jouer ses rôles, mais on doit renouer avec ce qui, en soi, est en
deçà ou au-delà des rôles qu’on joue. On doit jouer avec sérieux mais ne
pas « se prendre trop au sérieux ». « Dans toute carrière publique, écrit Paul
Valéry (Mélange), une fois que l’on a construit son personnage et que le
bruit qu’il fait revient à son auteur et lui enseigne qu’il paraît, celui-ci joue
son personnage ou plutôt son personnage le joue et ne le lâche plus. » Il y a
bien quelque chose de nous qui s’exprime dans la manière dont nous jouons
notre rôle, mais nous ne pouvons nous limiter à seulement « essayer de bien
jouer » tous nos rôles. Car si nous ne prenons pas soin de ce qui, en nous,
n’est pas réductible à nos différents rôles, si nous ne savons pas prendre
assez de recul par rapport à nos personnages, nous perdons le lien avec
notre être essentiel et avec la soif qui nous habite.
1. Lanza del Vasto, Approche de la vie intérieure, op. cit.
5

Errements
Chacun peut être coupé de soi et de ses désirs profonds. Chacun peut
refouler ou différer sans cesse son aspiration à une vie plus lumineuse.
Passer d’une présence sourde de la soif de l’essentiel à sa présence vivante
en nous suppose d’abandonner un certain nombre de mécanismes et
d’illusions, de sortir de l’inconscience et de la mauvaise foi. Mais l’oubli de
la soif peut aussi découler de mirages qui constituent autant d’impasses ou
d’errements.

L’essentiel, ce n’est pas « être heureux »

«  Tous les hommes cherchent à être heureux, sans exception… mais la


réponse des sages n’est pas la même que celle de la foule », écrit Aristote
dans L’Éthique à Nicomaque. Qui serait assez fou ou malade pour
rechercher la souffrance  ? On n’a jamais vu personne s’écrier  : «  J’en ai
assez d’être heureux. Si seulement je pouvais souffrir un peu. »

L’homme veut beaucoup plus que le bonheur : il veut le bonheur dans la vérité, le
bonheur dans la profondeur.

Mais en même temps, lorsque nous regardons notre soif de l’essentiel, nous
sentons qu’il se joue en elle quelque chose qui ne se limite pas à notre
aspiration au bonheur. En tout cas, ce n’est pas l’aspiration au bonheur qui a
conduit mère Teresa ou sœur Emmanuelle à aller vivre parmi les lépreux ou
les chiffonniers. Ce n’est pas non plus, pour prendre un exemple très
différent, la recherche du bien-être qui a conduit Che Guevara à débarquer à
Cuba pour renverser la dictature de Batista. Ces personnes ne recherchaient
pas particulièrement la souffrance, mais le manque de sens au cœur de leur
confort les a conduites à se lever, le sentiment d’être appelées par Dieu ou
par un idéal de justice les a conduites à faire ce qui, du point de vue de la
raison, était pure folie.
L’homme veut beaucoup plus que le bonheur  : il veut le bonheur dans la
vérité, le bonheur dans la profondeur. C’est pourquoi la distribution de
pilules qui nous rendraient heureux sans effets secondaires ni dépendance
n’est guère tentante, car nous ne voulons pas vivre dans l’inconsistance. De
même, l’amant qui souffre de l’absence de sa bien-aimée ne voudrait pas
d’une potion qui lui ferait oublier son existence et le soulagerait de sa peine.
Pourquoi ? Parce qu’il ne veut pas seulement le bonheur : il veut d’abord sa
bien-aimée, car elle seule donne à sa douleur une profondeur, un sens à son
existence, des couleurs à son bonheur. Il serait tout aussi absurde de
proposer à l’artiste souffrant d’une panne d’inspiration ou au mystique
souffrant du silence de Dieu d’ôter leur peine en supprimant leur soif.
Notre société, obsédée par la recherche du confort ou des plaisirs, avide de
recettes pour le bonheur, passe de ce fait en partie à côté de ce qui fait
l’essence de notre humanité. L’enfant que nous étions n’a jamais exprimé le
désir d’être heureux, mais plutôt celui de partir à l’aventure ou de sauver le
monde : être un super-héros justicier ou un pompier plutôt qu’un vacancier
sur une plage.
Je me rappelle cet ami qui me confiait : « Il m’arrive de dire à mes enfants
que ce qui compte le plus pour moi, ce n’est pas qu’ils reviennent avec des
bonnes notes de l’école, ni qu’ils soient les plus performants dans leur club
de sport, ce n’est pas qu’ils gagnent beaucoup d’argent ou réussissent
socialement. Ce que je leur souhaite le plus c’est de…  ». Et là j’attendais
qu’il dise, comme tout le monde : « Ce que je souhaite le plus c’est qu’ils
soient heureux ». Mais voici ce qu’il a dit : « Ce que je leur souhaite le plus,
c’est de devenir des saints. »

Le véritable bonheur passe par le don de soi, il ne vient que par surcroît à celui
qui accomplit pleinement son humanité.
Quel parent ne désirerait pas que ses enfants soient heureux ? C’est aussi,
bien sûr, le cas de ce père. Mais ce à quoi sa parole fait écho, c’est à cette
soif profonde, en tout homme, d’une vie non seulement remplie de bonheur,
mais aussi d’amour et de sens. La joie inconditionnelle que peut vivre le
saint est intimement liée au don de soi. Cette joie est traversée de sens et
elle se vit dans la relation la plus authentique aux autres et au monde. Aussi
étonnante que puisse paraître cette parole, elle est pourtant plus
respectueuse de l’enfant que de simples vœux de bonheur, parce qu’elle ne
nie pas ce qui en lui appelle à devenir un héros, elle ne nie pas ce qui en lui
aspire à s’accomplir dans le service de ce qu’il y a de plus grand que soi,
plus grand que la satisfaction de ses seuls intérêts ou caprices. Enveloppée
en elle, il y a bien dans cette parole l’idée que le véritable bonheur passe par
le don de soi, que le bonheur ne vient que par surcroît à celui qui accomplit
pleinement son humanité. Il ne s’agit pas d’enfermer l’enfant dans une voie
toute tracée lorsqu’on fait le vœu qu’il soit heureux ou qu’il accomplisse
pleinement son humanité mais de rappeler que, quel que soit le chemin qu’il
prendra dans sa vie, il est appelé à ne pas perdre de vue la ou les finalités de
la vie humaine. Ce père rappelle que l’épanouissement de l’homme ne
passe pas seulement par la recherche du bien-être et du confort.
Quoi de plus sinistre, au fond, que cette injonction à « profiter de la vie »,
comme si vivre n’équivalait qu’à s’occuper, qu’à tuer le temps avec des
activités les plus plaisantes possible ? Dans cette course au bonheur, ce qui
est souvent étouffé, c’est précisément notre exigence de quelque chose de
plus vaste. C’est en ne répondant pas à ces injonctions qui réduiraient
l’homme à un mécanisme animé par ses seuls intérêts et par la jouissance
que l’homme reste le plus profondément humain.
En somme, la soif de l’essentiel n’est pas le seul désir d’être heureux auquel
nous la réduisons souvent. S’il fallait choisir entre sens et bonheur, entre
vérité et bonheur, entre dignité et bonheur, notre soif nous pousserait à
choisir le sens, la vérité, la dignité. En même temps, il serait faux de dire
que cette soif est sans lien avec le désir d’être heureux. Le bonheur est,
d’une certaine manière, ce qui s’offre par surcroît à celui qui chemine vers
l’essentiel, à condition qu’il ne confonde pas la recherche du bonheur avec
celle des plaisirs.
L’essentiel, ce n’est pas « l’Idéal »

L’être humain a tendance à confondre sa soif de l’essentiel avec le désir de


réaliser ses rêves ou de poursuivre une passion. Il cherche à se représenter
l’horizon lumineux de la soif à travers ce qu’il appelle son Idéal –  une
image de ce que les choses devraient être selon lui. Le problème, c’est que
ce que nous appelons « nos rêves » ne renvoie pas toujours à une nécessité
profonde. Nos idéaux et nos « rêves » sont souvent le reflet de nos limites
du moment et d’une compréhension un peu étriquée de la vie. Ils sont la
tentative –  louable, certes, et peut-être temporairement nécessaire  –
d’enfermer l’essentiel dans une image plus claire. Cette image est
d’ailleurs, généralement, un stéréotype  : «  Mon rêve est de gravir
l’Himalaya  », «  Mon rêve est de traverser la Mongolie à cheval…  » Nos
désirs, nos rêves ou nos passions ont tendance à imiter inconsciemment
ceux des autres, et il peut y avoir un fossé entre ce que nous disons chercher
et ce que nous voulons vraiment. Mais on sent confusément que la
réalisation de tels rêves ne pourrait étancher la soif de l’âme.

L’idéal se conjugue au futur, tandis que l’essentiel ne peut se conjuguer qu’au


présent.

Si l’Idéal nous conduit à mesurer et planifier, la logique de l’essentiel nous


conduit à nous ouvrir à l’inattendu ou à l’inouï. L’idéal se conjugue au
futur, tandis que l’essentiel ne peut se conjuguer qu’au présent. Ce à quoi
notre soif aspire ne se laisse pas enfermer dans un lieu parfaitement agencé
où l’homme accomplirait sans se tromper tout ce qu’il doit ou veut
accomplir. Les hommes ont ainsi pu imaginer le paradis, mais leurs
représentations ne font que construire un décor toujours insatisfaisant, car
elles spatialisent quelque chose qui transcende l’espace, figent quelque
chose qui est vivant, réduisent et simplifient quelque chose qui ne se réduit
pas à un lieu ou à une manière de faire.
Il y a donc tout un travail à faire pour interroger nos passions, nos rêves et
nos idéaux à la lumière de cet appel à mettre de la vérité dans sa vie.
L’homme ne peut se passer d’idéaux parce qu’il a besoin de se représenter
ce qu’il veut et ce qu’il doit faire, mais il doit aussi comprendre que sa soif
d’absolu dépasse la réalisation de tel ou tel projet, la possession de tel ou tel
bien.
Chacun peut imaginer des lieux ou des activités qui lui permettraient d’être
plus près de l’essentiel dont il a soif (peindre ou jouer de la musique, partir
en montagne ou à la mer, prier ou méditer, etc.), mais la soif de l’essentiel
invite à une vie où ne s’entrecoupent pas en permanence moments de vérité
et moments faux, moments de sincérité et moments de mensonge, moments
de profondeur et moments de superficialité. C’est pourquoi, si nous
associons une activité à quelque chose qui nous relie plus en profondeur à
l’essentiel, cette activité nous semble devoir illuminer le reste de notre vie.
Chacun de nos actes est appelé à être transfiguré. Ainsi, on dira qu’il faut
apprendre à faire de sa vie un art ou une prière, apprendre à méditer ou bien
apprendre à faire de sa vie un art – pour irriguer chacun de nos gestes et de
nos regards. Autrement dit, le clivage entre ces moments consacrés à
l’essentiel et ceux qui s’en éloignent vise à être aboli.

L’essentiel n’est ni ici ni ailleurs

Ne devons-nous pas nous méfier de notre quête de l’essentiel si elle est la


quête d’un infini que nous n’atteindrons jamais  ? N’est-elle pas en soi
l’impasse qu’il faudrait dénoncer  ? Une manière de fuir son présent et de
vivre à côté de sa vie ?
N’est-ce pas ce à quoi nous inviteraient toutes les sagesses de l’ici et du
maintenant  ? Contre la folie de ceux qui remettent sans cesse leur joie à
plus tard, dans un avenir hypothétique, contre ceux qui projettent l’essentiel
dans un au-delà illusoire, faudrait-il préférer une sagesse de l’instant
présent  ? La soif serait-elle la plainte d’un aveugle ou d’un homme
incapable de se contenter de ce que la vie lui offre ? Faut-il arrêter de laisser
libre cours à une imagination qui excède la mesure des choses ? Comme le
dit Lao Tseu, « ce qui n’est pas ici n’est nulle part ailleurs ».
Cette façon d’exprimer la voie de la sagesse repose sur l’idée que nous
passons spontanément à côté de ce qui est ici et maintenant ; elle appelle à
une transfiguration du regard, qui suppose tout un travail sur soi. Cela
suppose aussi la soif de rencontrer plus véritablement le réel. L’accueil de
l’instant ne saurait se réduire à l’art de goûter aux plaisirs simples et fugitifs
de la vie. Il ne faut donc pas comprendre la phrase de Lao Tseu comme un
appel à abandonner toute idée d’absolu, mais plutôt comme une invitation à
découvrir ici et maintenant ce que nous projetons ailleurs ou pour plus tard.
Ce à quoi nous invitent les philosophies de l’ici et du maintenant, c’est à se
méfier d’une soif d’idéal qui nous détournerait du présent, à se méfier des
fantasmes et projections illusoires auxquels peut conduire notre désir de
grandir. Toutes les traditions spirituelles, même celles qui présentent le
monde ici-bas comme un lieu d’exil, ne disent pas autre chose : il s’agit de
se relier au divin dans le présent même. L’essentiel n’est donc pas ailleurs.
En même temps, comme nous-mêmes sommes ailleurs et pas pleinement
ici, la question de la distance et l’expérience de la séparation demeure. Il
serait sans doute plus juste de dire que l’essentiel n’est ni ici ni ailleurs.
L’essentiel n’est pas dans le présent, sinon il serait uniquement de l’ordre de
la jouissance et non de l’aspiration, de l’ordre de la plénitude et non d’une
tension. En même temps, il n’est pas ailleurs au sens où il engage notre
rapport à l’instant présent.

L’essentiel n’est pas dans nos réponses

Il faut un peu de temps et d’humilité pour prendre conscience de nos


erreurs, mais il en faut généralement beaucoup plus pour comprendre que
ces erreurs ne sont que la surface du problème. Il faut avoir épuisé certaines
de nos réponses pour découvrir qu’elles ne sont pas les bonnes, mais il faut
aller plus loin encore pour découvrir que nous nous trompions sur la
question. Il faut beaucoup de courage pour essayer de combler le fossé de
notre ignorance, mais il en faut plus encore pour le creuser.
Un jour, un novice se présenta à la porte d’un monastère pour
recevoir l’enseignement d’un maître. «  Il te faut d’abord trouver la
réponse à une question, lui dit l’un des disciples. Si tu y parviens, le
maître t’acceptera comme élève.  » La question fut donc posée au
novice. À plusieurs reprises, persuadé d’avoir trouvé la réponse, il s’en
fut fièrement la soumettre au maître, mais chaque fois il lui fut indiqué
qu’il faisait fausse route. Trois ans passèrent, avec les mêmes échecs.
Après une nuit passée à mendier l’aide de Dieu sans succès, le novice
s’écroula devant la porte demeurée fermée et pleura de désespoir, se
sentant si pauvre qu’il ne se jugeait même pas digne d’être un simple
disciple. Las de se battre pour trouver la réponse, il cria alors : « Je ne
sais pas ! Je ne sais rien ! ». Et la porte s’ouvrit.
À l’image de ce novice, nous pouvons nous épuiser à tenter de trouver une
réponse à nos questions pour finir par adopter des solutions simples et sur
mesure qui effacent les points d’interrogation. Une pluie de « parce que »
vient noyer nos «  pourquoi  », mais nous finissons par découvrir que ces
réponses hâtives abîment nos questions, que nos explications deviennent
nos prisons. Désespérés de ne pas trouver de réponses, nous errons telle une
âme tourmentée, nous perdons courage ou cherchons un responsable.
L’accusation va d’abord s’adresser à Dieu, au Destin ou à la Vie, coupables
de ne pas éclairer notre chemin et de nous laisser dans l’obscurité. Il y a
pourtant, dans cette plainte, un espoir caché  : nous espérons que notre
colère saura sortir les dieux de leur sommeil et que, pris de miséricorde, ils
nous accorderont enfin leur grâce. Comme ce novice, nous faisons
l’expérience de l’impasse, parce que nous sommes trop obsédés par les
réponses pour véritablement considérer les forces qui se cachent dans nos
questions. Quel est donc cet essentiel auquel nous aspirons secrètement
mais que nous oublions si souvent  ? Qu’est-ce qui viendrait apaiser cet
appel à davantage de profondeur et de vérité ? Qu’est-ce qui viendra donner
à notre existence un sens et une raison d’être ? Qu’est-ce qui viendra nous
permettre de nous épanouir et de nous accomplir pleinement  ? Autant de
questions qui appellent des réponses mais qui demandent d’abord notre
attention.
Dans ses Lettres à un jeune poète, Rainer Maria Rilke écrit :
«  J’aimerais vous prier, très cher Monsieur, d’avoir de la patience
envers tout ce qu’il y a de non-résolu dans votre cœur et d’essayer
d’aimer les questions elles-mêmes comme des chambres verrouillées,
comme des livres écrits dans une langue très étrangère. Ne partez pas
maintenant à la recherche de réponses qui ne peuvent pas vous être
données parce que vous ne pourriez pas les vivre. Et ce dont il s’agit,
c’est de tout vivre. Vivez maintenant les questions. Peut-être, alors,
cette vie, peu à peu, un jour lointain, sans que vous le remarquiez, vous
fera-t-elle entrer dans la réponse. »
Rilke invite ainsi son jeune disciple à se laisser d’abord habiter par ses
questions, à laisser ses questions tracer un chemin en lui. L’homme est
grand dans ses questions plus encore que dans ses réponses. Non que nos
réponses soient inutiles, mais nos questions sont aussi des trésors qui nous
font grandir. Il y a un temps pour les réponses, mais seulement lorsque la
question a été pleinement vécue. Or nos réponses abîment ou réduisent
souvent le sens ou la portée de nos questions. Notre savoir devient alors
ignorant de la soif de vérité qui lui a permis de naître.
Avant de répondre trop vite aux questions que nous nous posons, peut-être
faut-il nous laisser habiter par elles. «  Je ne cherche pas à connaître les
réponses. Je cherche à comprendre les questions  », dit Confucius. Cette
expression paradoxale met en lumière le manque d’attention que nous
portons généralement à nos interrogations profondes. Nous cherchons à leur
apporter des réponses sans prendre la peine de les comprendre – sans faire
l’effort de nous comprendre. Nous cherchons des réponses sans regarder
d’où part la question en nous.

Comprendre une question, c’est la regarder d’abord comme un message secret à


déchiffrer, un trésor à découvrir.

Lorsqu’un proche se confie à nous, nous nous empressons souvent de lui


faire toutes sortes de recommandations ou de lui proposer toutes sortes de
solutions qui, aussi pertinentes soient-elles, ne s’ajustent pas à la situation.
Nous avons écouté ce qu’il nous a dit, mais nous n’avons pas entendu ce
qu’il nous a tu. Notre intelligence a réagi à des idées sans se mettre à
l’écoute du désir de l’autre. Nous avons compris quelque chose, mais nous
ne l’avons pas pleinement compris, lui. Ce qu’il voulait rencontrer, ce
n’était pas nos solutions mais notre écoute, pas notre puissance de
raisonnement mais notre cœur. Impatients de trouver les réponses à nos
questions, nous agissons souvent de manière identique avec nous-même.
Nous passons ainsi à côté de ces questions, donc à côté de nous-même.
Comprendre une question, c’est la voir autrement que comme un simple
point d’interrogation, c’est la regarder d’abord comme un message secret à
déchiffrer, un trésor à découvrir.
Il nous faut, bien entendu, chercher à répondre à nos questions, mais une
réponse hâtive et toute prête n’est-elle pas dangereuse pour notre soif ? Nos
réponses seront le fruit de notre raison et de notre imagination, mais aussi –
  et surtout  – des réponses dont nous disposons dans notre environnement.
Au contraire, notre soif de l’essentiel exige de ressentir un appel intérieur.
C’est pourquoi nous devons prendre soin de nos questions, les laisser
infuser en nous pour qu’elles ne soient pas seulement des interrogations
intellectuelles, mais aussi des interrogations existentielles. En passant de
l’intelligence au cœur, on fait grandir le désir. La curiosité disparaît pour
laisser place à l’urgence d’une convocation. Nos questions deviennent des
appels de la vie à plus de vie. Des cris ou des révoltes, des peurs ou des
attentes sont contenus en elles qu’il nous faut rencontrer pour pouvoir nous
transformer. Nous pouvons percevoir en elles une force qui, tout à la fois,
nous écartèle et nous fait grandir.

S’arrêter sur nos questions, c’est aussi apprendre à discerner nos vraies
questions. «  Qu’est-ce qui ne va pas  ?  ». Voilà l’une des premières
questions que pose le médecin. Celui qu’on appelle le patient est d’abord un
être impatient : il veut une solution à un problème dont il ignore les causes.
Il confond ses problèmes et la source de ses problèmes. Le rôle du
thérapeute est d’avoir la patience de passer des symptômes, qui sont le
problème immédiat du patient, à la cause des maux, sans quoi la guérison
risque de n’être que de surface. Ainsi, nous pouvons vivre dans
l’inconscience de nos vrais problèmes.
À celui qui dit «  Aïe  !  » on demande  : «  Où as-tu mal  ?  », mais cette
question mériterait d’être posée jusqu’au bout : « D’où vient ta douleur ? »
De même, nombre de nos questions peuvent masquer nos vraies questions,
bien des désirs peuvent masquer notre véritable désir. Nous savons souvent
ce que nous voulons mais savons-nous ce que nous voulons vraiment  ?
Nous accomplissons chaque jour un ensemble de tâches en oubliant ce que
nous voudrions vraiment faire, nous comblons nos besoins sans nous
interroger sur ce dont nous avons vraiment besoin, nous vivons dans
l’obsession de la réussite sans nous demander ce que nous voulons vraiment
réussir.

L’essentiel ne dépend pas de notre volonté

La volonté se présente généralement à nous comme une force prête à


remplir ses objectifs sans se laisser abattre par les obstacles ou les
résistances. Pour elle, tout est affaire de puissance. On lève
symboliquement le poing pour témoigner de sa force ou exprimer une
victoire.
Or notre aspiration à plus de profondeur suppose que nous nous mettions à
l’écoute d’un manque abyssal qui n’a rien à voir avec un projet délimité que
la volonté chercherait à réaliser. Notre volonté est alors conduite à se faire
plus attentive que vindicative, à être une main ouverte plutôt qu’un poing
levé. Au lieu d’imposer au réel notre volonté, nous sommes amenés à
discerner en lui comme en nous ce qui veut surgir.
Imaginons que nous demandions à un lycéen quelles études il désire faire. Il
trouvera des réponses immédiates, ou bien répondra qu’il hésite ou qu’il ne
sait pas encore. Imaginons à présent que nous demandions  : «  Quelle te
semble être ta vocation ? Qu’est-ce que tu te sens appelé à étudier l’année
prochaine  ?  » Ce n’est pas du tout la même question. Le problème n’est
plus tant de réaliser ses désirs que de se réaliser, moins de faire ce qu’on
veut que de reconnaître et de vouloir ce qui veut et doit surgir de nous. Dans
ce contexte, la volonté cherche moins à s’affirmer qu’à abdiquer sa toute-
puissance. Elle se met au service de ce qui compte le plus, même si elle
n’en est pas l’initiatrice. Ce n’est plus le choix qui compte mais la
possibilité d’entendre un appel. On ne cherche pas à tuer le temps par une
activité agréable mais à inscrire son action dans quelque chose qui fait sens.
C’est tout l’écart entre faire une multitude de choses et se réaliser selon sa
nature.

*
Toute la question de l’inspiration repose sur cette capacité de l’homme à se rendre
disponible.

« C’est dans ma plus lourde charge que je veux me reconnaître », écrivait


Rilke, pour qui tout poème et toute œuvre doivent d’abord répondre à cette
exigence d’une vocation. Le peintre Kandinsky parlait pour sa part d’une
« nécessité intérieure » qui doit se faire sentir. Et cette nécessité intérieure
est d’abord quelque chose d’extérieur au sujet, d’«  objectif  », précise-t-il
dans son essai Du spirituel dans l’art – un peu comme ce « murmure qui ne
cesse pas  » dont parle Breton, ces «  chuchoteries  » selon Mallarmé, ce
« lointain intérieur » de Michaux. Toutes ces expressions témoignent de la
nécessité paradoxale de se mettre à distance de soi pour pénétrer plus
profondément en soi. Au-delà du vacarme de nos désirs ou de la puissance
de la volonté, il y a une mélodie secrète plus puissante et plus profonde.
Toute la question de l’inspiration repose sur cette capacité de l’homme à se
rendre disponible. On ne décide pas d’être inspiré, mais on essaie de se
mettre dans des conditions qui permettent d’accueillir l’inspiration. On ne
sait pas ce qui va surgir, mais on essaie de se tenir prêt à mettre son talent
ou ses compétences au service de l’art. La cause première du tableau ne
relève pas de la volonté et le peintre n’est en définitive qu’une cause
occasionnelle. Beaucoup d’artistes à qui on demande pourquoi ils ont fait
telle œuvre ou pourquoi ils l’ont faite de cette manière répondent : « Je ne
sais pas, c’est comme cela que les choses se sont imposées à moi. »
«  Le faste auquel j’atteins jaillit de la nature dont je reste tributaire  »,
affirme Monet. « Il faut peindre comme si on avait tout oublié », dit aussi
Cézanne. Autrement dit, il ne s’agit pas de faire ce que l’on veut, mais
d’être à l’écoute d’une exigence ou d’une évidence. La vérité, on ne la
choisit pas, on la dévoile ; on n’en décide pas mais on se décide pour elle.
Ayant passé plusieurs mois auprès de Gandhi, Lanza del Vasto lui soumit un
jour son projet de fonder en Occident un ashram (communauté de vie) sur
le modèle de ce qu’il avait vécu en Inde. Gandhi lui posa une seule
question : « S’agit-il d’un désir personnel ou t’es-tu senti appelé à faire une
telle chose ? » Il considérait le projet voué à l’échec s’il n’était que le fruit
d’un désir et du volontarisme.
De même, c’est parce qu’elle a ressenti une forme d’appel, le 10 septembre
1946, dans le train qui la menait à Darjeeling, que mère Teresa a décidé de
vivre au milieu des miséreux et des lépreux.
Si l’idée d’appel renvoie, chez Gandhi ou chez mère Teresa, aux voies/voix
de la providence, ce mouvement par lequel la volonté cherche à obéir à une
forme de « nécessité intérieure » n’est pas propre à la perspective religieuse.
C’est une vérité que nous éprouvons au cœur de nos vies dès que nous
sommes capables de différencier nos désirs apparents de notre aspiration
profonde. Ces désirs apparents qu’on prétend «  nôtres  » ne sont bien
souvent que le produit du mimétisme social. Ils sont déterminés par toutes
sortes de conditionnements extérieurs, d’où la formidable illusion de celui
qui se croit libre parce qu’il réalise ses désirs immédiats.
La représentation courante de la liberté, comprise comme absence de
contrainte et capacité à réaliser ses désirs, est incapable de nous faire
comprendre ce qui se joue dans notre soif de l’essentiel. D’où la nécessité,
pour celui qui veut cesser de se croire libre quand il est aliéné, de prendre le
temps d’écouter ce dont son âme a vraiment soif. Plutôt que de vouloir être
quelqu’un d’autre ou faire des choses qui ne lui correspondent pas, il est
amené à s’ouvrir à ce qui, en lui, cherche à se réaliser.
Alors qu’il approchait de la fin de sa vie, on raconte que Rabbi Zousia,
religieux hassidique du XVIIIe  siècle, prononça ces paroles  : «  Dans le
monde qui vient, lorsque je me présenterai devant le tribunal céleste, on ne
me demandera pas pourquoi je n’ai pas été Abraham, Jacob ou Moïse ; la
question qu’on me posera c’est  : “Pourquoi n’as-tu pas été Zousia  ?”  »
Autrement dit : Pourquoi n’as-tu pas été toi-même ?

L’essentiel n’est pas un refuge


« Ami, où que tu sois, de grâce n’en reste pas là !

Tu dois passer d’une lumière à une autre lumière. »


Angelus Silesius, Le Pèlerin chérubinique, Livre III, 232

Ce qui frappe chez tous les chercheurs de l’essentiel, quelle que soit la
manière dont ils formulent leur quête, c’est qu’ils se présentent, justement,
comme des chercheurs. On les reconnaît au fait qu’ils ne cessent pas de
chercher, sans prétendre détenir ce qu’ils recherchent.

Nous trahissons notre soif quand nous faisons de la religion, de la spiritualité, de


l’art ou de la science un refuge confortable.

«  Penser, disait le philosophe Alain, c’est dire non.  » Non à la tentation


d’arrêter de chercher et de tomber dans le «  dogmatisme  ». Non à la
tendance que j’ai de croire que je détiens la vérité, de geler l’être dans une
formule ou dans un texte, une interprétation ou une action. De même que
les longs commentaires et les discours ne pourront dire toute la richesse
d’un poème ou d’une métaphore ni la profondeur de nos joies et de nos
souffrances, aucune parole ne pourra épuiser la vérité d’une chose. De
même que notre être ne se laisse jamais totalement enfermer dans une
définition, la vérité que le discours cherche à capter ne se laisse jamais
totalement atteindre. C’est pourquoi nous trahissons notre soif quand nous
faisons de la religion, de la spiritualité, de l’art ou de la science un refuge
confortable, ou pire, une arme. Ces voies à travers lesquelles certains
hommes cherchent à creuser leur vie peuvent en effet devenir une nouvelle
manière de se figer dans les certitudes qui endorment, d’enfermer la vérité
dans des idées ou des représentations. L’individu trouve alors les ressources
pour y puiser une identité sociale sans aller à la quête de son être essentiel.
Plutôt que d’être face à des voies qui nous permettent d’explorer le mystère
de la vie humaine, nous sommes alors face à des tours d’ivoire.
Le combat pour la justice sociale, l’investigation philosophique ou celle des
couloirs souterrains de la psyché, le souci de l’écologie, l’intérêt pour les
arts et la culture, etc., sont autant de domaines qui peuvent nous aider à
entrer en cohérence avec notre exigence de vérité – à moins qu’ils ne soient
une forme de fuite, un moyen de se fuir. Parce qu’on croit être là où se joue
l’essentiel, on cesse de le chercher. C’est assurément dans la spiritualité que
cette subversion est la plus manifeste. Chogyam Trungpa, grand maître
tibétain parti enseigner aux États-Unis dans les années 1970, a forgé
l’expression «  matérialisme spirituel  » pour désigner l’instrumentalisation
d’une voie spirituelle ou religieuse en vue de se forger une identité sociale
et le fait de se servir des croyances pour renforcer son ego. Il ne s’agit plus
de se transformer ou de se laisser transformer, mais de trouver la sécurité et
de rester entre soi, dans notre petite communauté de certitudes. Le
matérialisme spirituel prend un accent encore plus fort à l’ère de
l’individualisme où chacun, dans le grand supermarché de l’âme, fait son
petit marché et se bricole sa religion sur mesure. Pour que tous ces chemins
ne soient pas simplement des «  trips  » mais des lieux qui entrent en
résonance avec notre soif, il faut cesser de ne les considérer que comme des
refuges identitaires et en faire la matière d’une réelle quête spirituelle.
Plutôt que d’enfermer l’oiseau dans sa cage, il nous faut le libérer.

Un maître zen convoque un jour un de ses disciples. Ce dernier arrive en


faisant les salutations d’usage et se tient prêt à recevoir les ordres de celui
qui est censé lui montrer le chemin. Le maître le regarde attentivement, sans
rien dire, puis il lui demande de plonger la tête dans l’eau du bassin. Ayant
fait vœu d’obéissance, le disciple s’exécute. Il garde la tête dans l’eau
jusqu’au moment où il commence à manquer d’air. Alors, le maître saisit sa
nuque pour maintenir sa tête dans l’eau. L’élève commence à se débattre.
Au dernier moment, le maître lâche prise pour lui éviter la mort. Le disciple
met quelques minutes à reprendre son souffle, puis regarde, bouleversé, le
visage de son maître, toujours aussi paisible mais moins souriant et plus
grave que de coutume. «  Le jour où tu désireras la vérité comme tu as
désiré de l’air, alors tu pourras comprendre le chemin », lui dit le maître.

Même lorsqu’il prétend être à la recherche d’un absolu, l’homme peut avoir oublié
ou refoulé la soif qui l’habite.

Inspirée par un extrait des Fragments d’un discours amoureux, de Roland


Barthes, cette histoire met en lumière la manière dont l’être humain peut se
jouer la comédie. Même lorsqu’il prétend être à la recherche d’un absolu, il
peut avoir oublié ou refoulé la soif qui l’habite. Ce que le maître cherche à
faire vivre à son disciple, c’est le mensonge ou la mauvaise foi qui l’habite.
Comme tous les autres, l’élève prétend chercher la vérité. Comme tous les
autres, il s’habille comme un moine et vit comme un moine, il obéit aux
règles du monastère et accomplit ses devoirs, mais tout cela n’est
qu’apparence. Il ne fait qu’imiter les autres sans avoir la soif, sans avoir le
feu. La Voie est devenue pour lui un refuge, un asile confortable, et non pas
un lieu où l’on est ébranlé, un chemin pour se transformer. Son cœur n’a
pas été touché par les enseignements du maître. L’élève n’a pas encore
compris le mal qui le ronge, c’est pourquoi son désir de vérité est faible. Il
n’a pas pris conscience que son âme étouffe dans une vie trop petite pour
elle, c’est pourquoi rien ne vient déchirer sa poitrine. Aucun cri ne s’est
encore élevé ; dès lors, il n’y a pas encore de chemin.

L’homme qui comprend qu’il joue à celui qui cherche ou qu’il joue à celui qui a
trouvé l’essentiel peut alors remettre en chemin.

À l’inverse, l’homme peut sentir au bout d’un moment qu’il joue à celui qui
cherche ou qui a trouvé l’essentiel, et se remettre alors en chemin. Je
connais ainsi un homme qui avait attendu de terminer brillamment ses
études à Polytechnique pour annoncer à ses parents qu’il souhaitait se
consacrer à ce qui comptait vraiment pour lui  : la peinture. Alors qu’il
pouvait vivre financièrement à l’aise, il avait choisi la précarité pour faire
ce qui comptait vraiment pour lui. Deux années se sont écoulées avant qu’il
se rende compte que l’art était devenu une sorte de refuge (un trip, comme
on dit en franglais). Il jouait à l’artiste maudit, il était « le comédien de son
propre idéal  », pour citer Nietzsche. Non seulement il trouvait ses
productions médiocres, mais il commençait à voir clair dans sa situation, et
il a cessé de se prendre au sérieux. Ce jeu, qui était censé le conduire à
l’essentiel ne faisait que l’en éloigner. L’illusion n’était pas dans le fait
d’être un artiste, mais dans le fait qu’il « jouait » à l’artiste sans être porté
par une véritable vocation. Comme ces personnes ridicules dans un costume
qui ne leur va pas, il avait soudain senti qu’il n’était plus assez crédible à
ses yeux pour continuer la mascarade. Combien de fois, au contraire,
rencontrons-nous des personnes qui n’ont pas ce recul sur leur cinéma
intérieur  ! J’ai admiré le courage de cet homme, car il est peut-être plus
difficile de remettre en cause l’image de l’artiste vivant dans le mépris des
contingences matérielles que celle du polytechnicien. Il s’était révolté
contre l’ordre social et il se libérait à présent de sa révolte. En un mot, il
acceptait de regarder en face son absence de sincérité et les illusions dont il
se berçait.
III

Le chemin vers l’essentiel
« Le moment le plus important de ma vie, c’est le présent.

L’être le plus important est celui qui se trouve en face de moi à ce moment-là.

Et l’acte le plus important, c’est toujours l’amour. »


Maître Eckhart
1

Vers une éthique exist-essentielle


Pour cheminer vers l’essentiel, il s’agit moins d’aller quelque part ou de
faire quelque chose que d’être plus. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas
des actes à poser, sans lesquels notre soif serait vide.
Il nous arrive d’opposer l’être et l’avoir, l’être et le paraître, l’être et le faire.
Or ce que vise notre soif est d’abolir cette division pour produire une
cohérence entre chacune de ces polarités. Dans toutes les grandes traditions
de sagesse, le sage n’est-il pas celui qui manifeste cette union entre ce qu’il
dit et ce qu’il fait, entre ce qu’il fait et ce qu’il est, entre ce qu’il est et ce
qu’il a ? Être plus ne signifie pas vivre immobile ni suspendu dans l’être –
 on voit d’ailleurs mal comment ce serait possible. Être plus, c’est incarner
ce qu’on peut porter de meilleur. Ainsi, l’artiste ne se contente pas d’écrire
ou de peindre, mais il fait de sa vie une œuvre d’art, il donne naissance à un
nouveau regard. Car l’art est censé déborder les œuvres pour éclairer toute
notre vie et tous nos actes. De même, pour ceux qui voient dans la vie
religieuse le mode privilégié d’accès à l’essentiel, il est impensable que
l’engagement ne se traduise pas par des actes concrets et que toute notre
existence ne soit pas illuminée ni transformée par la foi ou la vie spirituelle.
Mais quels actes faut-il alors poser pour répondre à l’appel de l’essentiel ?

En quête de convergences

Derrière la multiplicité des croyances qui semblent conduire à des


perspectives de vie apparemment très différentes, nous pouvons dégager des
points de convergence. Les «  chercheurs de l’essentiel  » se rejoignent en
effet sur un ensemble de conditions à réaliser, d’attitudes à adopter ou à
abandonner. Certes, chaque vie, chaque chemin, est particulier, mais parce
que nous partageons une même nature humaine, et parce que « les murs qui
séparent les hommes ne montent pas jusqu’au ciel » (Maître Eckhart), des
traits communs peuvent être trouvés dans ce chemin vertical vers
l’essentiel. L’impossibilité (heureuse  !) de définir l’objet de notre soif
n’empêche donc pas de discerner une éthique de l’essentiel.
Pour le dire autrement, la nature même de notre soif invite à une certaine
éthique de vie sans laquelle toute prétention à être dans l’essentiel se révèle
un mensonge. Ce sont ces critères d’authenticité que nous chercherons ici à
déterminer. Toute philosophie, toute éthique, toute posture religieuse qui
s’écarterait de ces conditions de possibilité minimales s’en trouverait
discréditée.
Il n’y a pas un chemin, mais des chemins. Il n’y a pas une manière de faire,
mais des manières de faire, chacun selon son histoire, sa culture, sa
sensibilité ou son tempérament spirituel. Nous n’entrerons donc pas ici dans
une description de toutes les voies possibles, de leurs finalités, de leurs
méthodes, ni ne procéderons à un classement hiérarchique. Mais nous
chercherons à mettre en lumière quelques points de repère qui pourront
servir de guide, même pour celui qui, ayant soif, ne sait plus où aller ni où il
va – l’a-t-il un jour su ?

À la lumière de la mort

Nous pensons parfois que plus l’homme avance dans la compréhension de


la vérité, plus il manipule des pensées complexes et difficiles à saisir pour le
commun des mortels. Or les vérités les plus profondes sont peut-être les
plus simples à comprendre – mais les plus difficiles à mettre en pratique. Il
y en a même une qui est une évidence et qui peut être comprise sans avoir
lu des livres ni fait de longues études : nous allons tous un jour mourir. Je
ne serai pas toujours de ce monde et les autres qui m’entourent, connus ou
inconnus, vont eux aussi, tôt ou tard, disparaître – la mort n’étant pas plus
proche du vieillard que du nouveau-né. Pourtant, cette vérité connaît, chez
la plupart d’entre nous, le même destin que toutes les autres pensées qui
nous traversent sans être pleinement digérées  : elle ne se traduit pas dans
notre manière de vivre. Il ne s’agit pas de penser tout le temps à sa mort,
mais d’avoir suffisamment intégré sa finitude pour en tirer toutes les
conséquences existentielles. Dans les faits, nous avons tendance à vivre
comme si nous étions immortels. Loin de nous libérer de notre finitude,
cette manière de vivre appauvrit considérablement notre existence et notre
relation aux autres. Non seulement elle est fausse, mais elle est également
pernicieuse, car elle nous amène à remettre sans cesse à plus tard le souci de
l’essentiel. Selon le philosophe Martin Heidegger, une telle attitude
caractérise une existence « inauthentique », car l’authenticité – terme plus
cher à ce philosophe que celui d’«  essentiel  »  – exige de «  devancer la
mort », donc de s’ouvrir à ce qui est une dimension fondamentale de notre
condition humaine. La mort n’est pas simplement un événement qui nous
attend au terme de notre vie. Elle est une possibilité au cœur même de notre
présent. Et la conscience de cette possibilité, ici et maintenant, permet de
faire plus profondément l’expérience de ce que signifie être. Il ne s’agit pas
de développer des pensées morbides ou déprimantes, mais de donner au
présent une densité et une consistance, de le rencontrer dans sa plus
profonde vérité.

Loin de nous libérer de notre finitude, vivre comme si nous étions immortels
appauvrit considérablement notre existence et notre relation aux autres.

Vivre avec la conscience profonde que nous pouvons ne plus être là pour
très longtemps encore, avec la conscience permanente – et non furtive – que
nous pouvons mourir dans quelques minutes comme dans quelques années
change radicalement notre expérience de la vie et nous invite à être moins
superficiels. Bien plus qu’une idée, cette conscience de la mort engage une
puissante transformation de notre regard et de notre vécu. Comment
pourrions-nous quitter nos proches sur une dispute  ? Peut-on vraiment les
retrouver sans ressentir dans notre cœur une forme d’allégresse ? Comment
ne pas devenir plus enclin à pardonner et plus désireux de se réconcilier ?
Véritable appel à être plus doux dans nos relations, moins tièdes dans nos
combats, moins éclatés et plus recueillis, etc., ce sont tous nos choix de vie
qui peuvent porter la marque de ce devancement de la mort.

Le devancement de la mort est un appel à être plus doux dans nos relations, moins
tièdes dans nos combats, moins éclatés et plus recueillis, etc.
Quiconque a vécu un deuil ou a rencontré la mort sait combien, dans ces
moments, nos vieilles disputes deviennent indécentes, combien, face à la
mort, nos problèmes deviennent insignifiants. Et absurdes, aussi, le jeu et la
comédie. Le moindre geste, la moindre parole, le moindre regard acquièrent
soudain un poids qu’ils n’ont pas habituellement. La gravité de ces
moments nous signifie que la vie est trop précieuse pour être gâchée dans la
futilité ou dans l’absurde, dans la laideur ou dans l’accusation.
« La vie est courte, il faut en profiter », entend-on parfois. Pourquoi pas à
condition que le contenu qu’on cherche à donner à ce « profit » ne soit pas
insipide ni ridicule au regard de la mort. À condition que ce « profit  » ne
nous détourne pas de la vie. Puisque notre vie est précieuse, il ne faut pas la
brader.

Comment cheminer vers l’essentiel  ? N’ayons pas peur de dire que ce


chemin passe par la rencontre de la mort, laquelle est toujours déjà là sous
la forme d’un possible en attente de se réaliser. Tant que la conscience de
notre finitude reste abstraite et passagère, tant que nous ne l’avons pas
comprise avec le cœur et avec nos tripes, nous restons à côté de l’essentiel.
Tant que nous ne regardons pas les êtres qui nous entourent, en particulier
ceux que nous aimons, avec la pleine conscience que nous ne les verrons
peut-être plus ce soir, nous ne sommes pas présents à la vérité de leur
présence.
Et puisque la conscience de la mort nous permet de dissocier l’essentiel de
l’accessoire, on ne pourra reconnaître de pertinence aux lignes qui vont
suivre que si leur propos n’est pas jugé futile par quelqu’un qui sait n’avoir
plus que quelques mois à vivre. Nous ferons de cette conscience de la mort
une méthode pour déterminer les conditions d’une vie placée sous le signe
de l’essentiel. Comment déterminer, en somme, ce qui est le plus important
à accomplir lorsque nous savons qu’il ne nous reste plus que quelques jours
à vivre  ? Dire «  Merci  », dire «  Pardon  », dire «  Je t’aime  » à tous ceux
qu’on aime et leur donner tout ce qu’il nous reste encore à donner. Tout est
dit ou presque. Car nous avons là le plus grand secret d’une vie qui veut se
consacrer à l’essentiel. Le cheminement vers l’essentiel suppose cet
apprentissage  : apprendre à dire merci, apprendre à donner, apprendre à
pardonner et apprendre à aimer. C’est ce que nous allons explorer dans les
pages qui suivent.
2

La voie de la gratitude
« Être ou ne pas être, telle est la question » pour la soif de l’essentiel. Il y a
même différentes qualités d’être, c’est-à-dire différentes qualités de
présence. Comment être véritablement présent à cette vie et à ce présent
qu’il m’est donné de vivre  ? Comment me rendre capable de recevoir
véritablement la mystérieuse et profonde présence des êtres et du monde ?
Avant de nous demander ce qu’il faut faire pour répondre à notre soif, nous
sommes appelés à nous interroger sur la manière dont nous accueillons ce
monde et cette vie. Pour s’ouvrir à la relation, il faut se libérer de tout ce
qui entrave le lien. Tant que nous sommes obsédés par le monde de l’avoir,
encombrés par nos idées, submergés par nos émotions, quelque chose en
nous demeure incapable de recevoir. Seul un travail de dépossession et de
purification de l’intelligence et du cœur peut nous permettre de passer d’une
vie dans laquelle tout est vécu comme un dû à une vie dans laquelle tout est
vécu comme un don.
Notre qualité de présence est liée à notre qualité de réception, et notre
qualité de réception à notre qualité de gratitude. Être plus présent, c’est
d’abord ouvrir les yeux sur notre vie. Mais comment ?

« Prends l’essentiel »
« Ce printemps dans ma cabane absolument rien, absolument tout. »
Kobayashi Issa

Quelqu’un qui vit véritablement avec la conscience de la mort ou quelqu’un


qui apprend l’imminence de sa mort est naturellement conduit à se détacher
de ce qui est secondaire ou accessoire pour chercher le point le plus central
de sa vie. La mort en tant qu’événement symbolise la séparation de tout,
mais la conscience de la mort nous conduit déjà à faire un tri.
« Prends l’essentiel », dit-on aussi à quelqu’un qui part en voyage pour lui
éviter de gâcher son voyage avec un bagage trop lourd à porter. La
recherche de l’«  essentiel  », qui s’oppose ici au «  superflu  », nous invite
d’abord à un travail de discernement. « Prendre l’essentiel », c’est faire le
tri pour discerner ce qui est réellement important et ce dont nous avons
réellement besoin. Nous sommes invités à hiérarchiser nos biens et nos
activités pour faire émerger ce qui compte le plus pour nous, puis à mener
une vie en cohérence avec cette hiérarchie. La quête de l’essentiel suppose
de ne pas éternellement remettre à plus tard ce qui apparaît comme le plus
important pour nous. Qu’est-ce qui est vraiment essentiel  ? Se poser la
question est déjà un point de départ.
Ce qui est en jeu dans ce tri, c’est notre capacité à nous rendre disponible à
notre propre vie. Lorsque nous recevons quelqu’un, nous mettons de l’ordre
dans la maison. De même, le chemin vers l’essentiel nous conduit à mettre
de l’ordre dans notre vie pour mieux pouvoir l’accueillir. Il nous appelle
aussi à mettre de l’ordre en nous, en jetant une lumière sur nos désirs, sur
nos émotions, sur les jeux et les mécanismes qui nous habitent. Le grand
maître tibétain Patrul Rinpotché affirmait ainsi que le rôle d’une pratique
spirituelle est d’abord de « faire le grand ménage dans la maison » !

«  Prendre l’essentiel  », c’est faire le tri pour discerner ce qui est réellement
important et ce dont nous avons réellement besoin.

Mais «  prendre l’essentiel  » implique aussi de pouvoir se détacher ou se


séparer de ce qui n’est pas « l’essentiel ». Paradoxalement, nous découvrons
alors, à travers cet acte de lâcher-prise, que nous nous libérons nous-mêmes.
Nous découvrons alors que, dans la sobriété, l’essentiel est plus proche.
Loin de chercher à posséder et à accumuler encore et encore, nous sommes
appelés à nous dessaisir toujours davantage.
Cette loi de la sobriété est d’ailleurs celle que suivent et vivent toutes les
personnes qui se consacrent pleinement à une tâche ou à une passion  :
même celui que la fructification de son argent obsède est prêt à jeûner et à
prendre sur son sommeil pour réaliser ses objectifs. C’est à cette même loi
qu’obéit aussi le chercheur de l’essentiel : il se débarrasse de tout ce qui lui
semble superflu pour mieux se concentrer sur ce qui lui paraît précieux.
Autrement dit, en se tournant vers le plus profond de la vie, il finit par se
désencombrer de ce qui le maintient au-dehors. Pour être capable de
recevoir, il faut de l’espace. C’est pourquoi la soif de l’essentiel va nous
conduire à faire de la place. La simplicité ou la sobriété sont les
manifestations de cette démarche.

Pour être capable de recevoir, il faut de l’espace. C’est pourquoi la soif de


l’essentiel va nous conduire à faire de la place.

J’ai rencontré un jour un homme devenu moine bouddhiste qui consacrait la


plus grande partie de son temps à la méditation. Je lui ai demandé comment
il avait emprunté cette voie après avoir été, pendant plusieurs années,
guitariste dans un groupe de rock. Voilà ce qu’il m’a répondu : « Quand je
vagabondais en France avec ma guitare de concert en concert, j’ai réalisé
que, pour être vraiment authentique dans ma musique, il n’était pas
nécessaire de produire des mélodies compliquées ni de chercher
l’originalité. Quelques notes suffisaient. Puis je me suis rendu compte que,
à la limite, une seule note suffisait si nous essayons de la produire dans
toute sa pureté, en y mettant toute notre présence. Ensuite, d’une note au
silence, on passe très vite. »
Cet homme n’a pas délibérément tourné le dos à la musique, mais son
exigence de sincérité l’a conduit à une forme de dépouillement et de
simplicité très poussée. Il ne faudrait pas en conclure que tout musicien est
appelé à passer de la musique au silence. Ce n’était d’ailleurs pas le propos
de cet homme. Au contraire, la musique a été pour lui, comme pour
beaucoup d’entre nous, un mode privilégié pour rencontrer le monde dans
sa densité et dans sa légèreté. C’est pour se mettre à l’écoute de la mélodie
du monde qu’il a commencé à écouter le silence. « Écoute, écoute, écoute,
et tu commenceras à entendre », me disait-il. L’émotion que nous pouvons
éprouver à l’écoute d’une musique s’accompagne souvent du sentiment que
tout est là et que nous perdons trop souvent notre temps avec des futilités.
La musique, comme tout ce qui nous réveille, nous invite à simplifier nos
vies et à nous purifier.

Se détacher de tout ce qui empêche de se relier

Comme le montrait Épicure, l’être humain a tendance à chercher la


plénitude et l’intensité en poursuivant toutes sortes d’artifices, dans une
course permanente à la nouveauté qui le laisse le plus souvent déçu et
frustré  : frustration de ne pas obtenir ce qu’il veut ou de voir son plaisir
disparaître aussi rapidement qu’une bulle de savon, attente d’un plaisir qui
se conjugue rarement au présent. Il se trouve alors enfermé dans une
logique d’accumulation de biens ou d’activités, une fuite en avant où seule
la nouveauté et la surenchère permettent d’échapper à l’ennui. Pour sortir
de cette impasse, Épicure propose à ses disciples de se purifier de toutes
leurs dépendances en repérant dans leur vie tout ce qu’ils jugent
indispensable mais dont ils pourraient très bien se passer. Ce n’est pas en
luttant contre nos désirs superflus que nous pouvons reconquérir une part de
liberté dans notre vie, mais c’est en engageant un travail de sevrage à
l’égard de nos dépendances, par un retour à une vie simple et sobre.

Moins nous sommes encombrés, plus nous nous rendons disponibles pour goûter
à la profondeur et à la richesse du monde.

Chez Épicure, l’expérience de la sobriété se veut avant tout un acte


libérateur. Il ne s’agit pas d’entrer en guerre contre nos désirs, mais de voir
ceux qui sont superflus se dissoudre d’eux-mêmes dès lors que nous avons
réussi à nous ouvrir à la richesse de ce qui s’offre à nous dans l’instant
présent. Le vent de nos désirs superflus ne se lève que lorsque nous sommes
insatisfaits, ce qui nous rend ingrats à l’égard du présent. Mais dès que nos
yeux s’ouvrent sur le festin qui est à chaque instant en nous et devant nous,
il n’y a plus de temps pour se plaindre, plus de raisons de se tourner vers le
futur.
Du point de vue de la soif de l’essentiel, le retour à la simplicité vise
d’abord à donner de la densité à notre vie. Moins nous sommes encombrés,
plus nous nous rendons disponibles pour goûter à la profondeur et à la
richesse du monde.
Cette vérité s’illustre d’elle-même au quotidien. Ainsi, lorsque nous
sommes repus, nous ne pouvons plus rien savourer. L’enfant gâté ne prend
plus plaisir à rien, car il a toujours eu ce qu’il désirait, parfois avant même
de le désirer. Plus nous sommes encombrés de certitudes intellectuelles,
moins nous devenons capables d’accueillir la complexité du monde. Il en va
aussi de même des tempêtes émotionnelles qui nous rendent aveugles à la
réalité des faits.

Le chemin vers l’essentiel suppose de reprendre le pouvoir sur sa vie.

Toutes les grandes traditions spirituelles d’Orient et d’Occident se


rejoignent pour présenter la plénitude de la vie humaine loin des fastes et
des sophistications. À une logique de la quantité, elles opposent une logique
de la qualité. Contre une logique de l’accumulation, elles invitent à une
logique de la simplicité. Ces trois formes de détachements  : à l’égard des
biens matériels, à l’égard de ses certitudes et à l’égard de ses émotions,
visent toutes à nous sortir de l’inconscience et à nous permettre une
expérience plus riche de la réalité – qu’il s’agisse de la rencontre des autres
ou du Tout-Autre.
Le chemin vers l’essentiel suppose de reprendre le pouvoir sur sa vie. En
s’affranchissant de ses dépendances et en cessant d’être l’esclave d’une
multitude de conditions, nous pouvons nous rendre plus disponible à notre
vie. Il ne s’agit pas de nous mortifier ni de nous priver, mais de mûrir, de
mieux comprendre et de mieux pénétrer la vie.
Les grandes figures de sages, de saints et autres chercheurs de vérité ont
toutes vécu dans la plus grande sobriété. Épicure dormait sur une simple
natte, à même la terre. À sa mort, Gandhi ne possédait que trois livres, une
paire de lunettes, son rouet, quelques tissus qu’il avait lui-même tissé avec
ce rouet et une chèvre qui lui fournissait son repas du soir. « Est riche celui
qui n’a rien à perdre », dit un proverbe chinois.
*

Il ne s’agit pas d’affirmer que nous ne devons rien posséder. L’avoir est
nécessaire à l’être humain. Et faire fructifier la richesse est même un bien
lorsqu’elle est mise au service du bien. Nous pouvons posséder peu et être
très attaché à ce que nous possédons, ou au contraire être riche mais détaché
de nos richesses. L’essentiel n’est pas d’avoir ou de ne pas avoir, il est de ne
pas s’attacher, de ne pas devenir dépendant de ce qui n’est pas essentiel.
Le détachement n’est pas une catégorie morale  : il n’est pas moralement
condamnable de s’attacher à ses possessions. Le détachement découle
naturellement de la volonté de se relier davantage aux autres, à soi-même, à
la vie et à la nature. L’homme relié est d’abord l’homme disponible à ce qui
est ici et maintenant, ouvert à l’inattendu, attentif à ce qui est essentiel.
Le détachement n’est pas non plus une fin en soi  : il découle simplement
d’une plus grande attention à ce qui est essentiel. Ce n’est pas parce qu’il
veut quitter sa maison que le grimpeur s’élance vers le sommet de la
montagne, mais c’est parce qu’il est attiré par les hauteurs. De même, on
observe chez tout chercheur de l’essentiel un processus naturel pour se
détacher des choses auxquelles il accordait jadis de l’importance et qui lui
paraissent désormais futiles.

Devenir pur accueil

Si la sobriété et le détachement sont des conséquences directes de notre soif


infinie d’infini, c’est parce que le règne des possessions et des attachements
est celui de la dispersion et de la diversion. Si nous sommes conduits à nous
déposséder, c’est parce que notre soif nous possède. D’une certaine
manière, pourtant, notre soif peut nous conduire plus loin encore en nous
enseignant le détachement du détachement, en nous sortant de l’obsession
même de la sobriété. Comment cela ?
Tant que nous restons focalisés sur ce que nous possédons ou ne possédons
pas, nous ne sommes habités que par le monde de l’avoir. Or, notre soif de
l’essentiel nous invite à cesser d’être obsédé par ce que nous détenons pour
nous concentrer sur la qualité de notre présence à ce qui est. D’une certaine
manière, l’homme qui n’a plus longtemps à vivre ne perd pas son temps à
revendre ses biens. Se dépouiller est un luxe d’immortel ! Il y a plus urgent
à faire. Quoi  ? Être plus. Or, pour être plus, il faut, paradoxalement, se
détacher de soi.
Un musicien français me raconta un jour qu’il était parti apprendre à jouer
d’une flûte indienne auprès d’un maître de cet instrument à Bénarès. Ce
dernier accepta de le prendre pour élève, mais comme son emploi du temps
était très chargé, il ne lui donnait cours qu’en fin de journée, parfois jusqu’à
une heure très tardive. Et le musicien était frustré car le maître lui faisait
sans cesse répéter les mêmes notes et refusait qu’il joue des mélodies. Mais
un soir, tandis que, entre veille et sommeil, il continuait de souffler la même
note pour obéir à son maître qui se reposait dans la pièce voisine, il n’eut
plus l’impression qu’il jouait de la flûte, mais que le son lui-même le
prenait et l’emportait. La musique n’était plus un son qu’il produisait, mais
une force vivante qui l’enveloppait. Alors il entendit son maître qui tapait
contre le mur en disant : « That’s that ! That’s that ! », « C’est cela ! C’est
cela ! » Le maître avait compris au son de la flûte que quelque chose s’était
produit. Et le musicien m’a raconté comment, pour la première fois de sa
vie, il avait saisi ce qu’est l’inspiration. Il venait de comprendre qu’on ne
touche le cœur de la musique qu’en disparaissant en tant qu’acteur pour
n’être plus que pur accueil d’une présence.
De manière analogue, notre soif de l’essentiel nous amène à nous libérer
d’un moi incapable d’accueillir pleinement la profondeur de ce qui est. Le
détachement à l’égard de ce moi n’est pas négation, mais au contraire
ouverture à plus grand que lui. C’est en ce sens que Maître Eckhart fait du
détachement à l’égard du moi une dimension du chemin spirituel :
« Commence par toi-même et abandonne-toi. En vérité, à moins que
tu ne te fuies d’abord toi-même, partout où tu fuiras, tu trouveras des
entraves et de l’inquiétude, où que ce soit. Les gens qui cherchent la
paix dans les choses extérieures, lieux ou modes, ou gens ou œuvres, ou
les pays lointains, ou la pauvreté, ou l’abaissement, si grand que ce soit
ou quoi que ce soit, tout cela n’est pourtant rien et ne leur donne pas la
paix. Ils cherchent tout à fait mal, ceux qui cherchent ainsi  : plus ils
s’éloignent, moins ils trouvent ce qu’ils cherchent. Ils vont comme celui
qui a perdu sa route : plus il s’éloigne, plus il s’égare. Alors que doit-il
faire ? Il doit d’abord s’abandonner lui-même, ainsi il aura abandonné
toutes choses1. »

Le détachement est avant tout un rapport à soi-même, et non la seule capacité à se


passer de beaucoup de choses.

À travers l’attachement aux choses, c’est souvent notre petit moi que nous
cherchons à chérir au prix de ce qui, en nous, appelle à plus grand que le
moi. Mais c’est aussi l’orgueil de ce petit moi qui préside parfois lorsqu’on
prétend se détacher des biens matériels  : «  Moi, je refuse la société de
consommation  », «  Moi, je me contente de peu  », «  Moi, je suis écolo  »,
etc. Or l’homme centré est d’abord un homme décentré de son ego. Le
détachement est avant tout un rapport à soi-même, et non la seule capacité à
se passer de beaucoup de choses.
Nous avons dit plus haut en quoi la soif de l’essentiel, dans une quête de
l’absolu en soi, nous conduisait à dépasser un point de vue limité et une
vision étriquée de soi. Ici, c’est la capacité à recevoir la vie et ce que chaque
moment nous offre qui nous pousse à libérer de l’espace en nous. Cet
effacement redonne au monde, aux autres et à nous-même son essentielle
liberté.
Ce n’est pas la haine de soi qui conduit Maître Eckhart à évoquer la
nécessité de s’abandonner soi-même, mais le désir d’ouvrir son cœur pour
recevoir l’Autre qui m’attend. C’est la condition de ce qu’il appelle la
«  naissance de Dieu dans l’âme  ». Pour être traversé par le divin, il faut
retrouver une pureté du cœur et de l’intelligence, déposer tout ce qui nous
reste d’orgueil. Pour le chrétien qu’est Maître Eckhart, le dogme de la
virginité de Marie exprime d’abord cette expérience que tout chrétien est
appelé à vivre : accoucher du Christ en lui. Comme Marie, le chrétien est
incité à devenir ce pur réceptacle à travers lequel le divin peut passer.
Marie, écrit Paul Claudel, « était si pure qu’elle ne s’apercevait pas d’elle-
même ». C’est à ce silence de l’ego que nous sommes invités pour accueillir
la vie. Nous faisons déjà tous cette expérience  : Qu’est-ce qu’écouter
vraiment quelqu’un si ce n’est se mettre entre parenthèses quelques
instants  ? Qu’est-ce que créer si ce n’est essayer de trouver en soi
suffisamment d’espace pour accueillir l’inspiration ? Qu’est-ce qu’aimer si
ce n’est faire de l’espace en soi pour que l’autre puisse entrer ?
Le plus paradoxal, c’est de voir à quel point l’égocentrisme nous ferme,
nous enferme et nous replie sur nous-mêmes en nous rendant aveugles et
sourds aux autres et au monde, et à quel point, à l’inverse, l’effacement du
moi nous ouvre et nous libère. Mais pour que le vacarme du moi puisse
cesser, pour que notre être se rende disponible à l’être, nous avons besoin de
mettre de la respiration et du silence dans nos vies.

Le silence qui rend présent


« Il faut deux ou trois ans pour apprendre à parler et toute une vie pour apprendre
à se taire. »
Proverbe chinois.

Tout concert commence par un profond silence dans lequel le musicien


cherche à s’accorder intérieurement avec la musique qu’il va jouer. Ce
silence n’est pas le vide mais une sortie du vide. Car, dans ce silence,
quelqu’un se prépare à donner le meilleur de lui-même et à habiter ce qu’il
va faire. Ce silence plein de promesse dans lequel chacun est appelé à sortir
de son bavardage donne toute son importance à ce qui va suivre et permet
de transformer un moment comme un autre en un événement. Il produit déjà
l’unisson, puisqu’il concentre l’attention de tous dans la même direction. À
la fin du concert, avant que les applaudissements ne viennent le couvrir –
  hélas, toujours trop tôt  –, un autre silence, plein et riche, bouleversant,
donne toute sa grâce à l’événement. Entourée par ces deux silences, la
musique est comme arrachée au temps linéaire et entre dans une forme
d’éternité –  elle a toujours été et sera pour toujours. C’est du silence que
s’élève toute musique et c’est au silence qu’elle retourne.

Tout ce qui, dans notre vie, est digne d’être accompli suppose un silence, c’est-à-
dire une mise en présence, une intention et une attention.

Ce sont les silences aussi, tout autant que les notes, qui font la musique de
nos vies. Dès que nous voulons accorder de l’importance à ce que nous
faisons, dès que nous voulons qualifier ce que nous faisons, nous nous
taisons pour nous centrer et nous concentrer : il en est du musicien comme
du joueur de tennis qui s’apprête à servir, de celui qui réfléchit avant de
parler comme de celui qui se tait pour écouter. Le silence consiste moins à
se taire qu’à se recueillir, c’est-à-dire à rassembler ses forces et à sortir de la
dispersion (tout le contraire de « s’éclater »). Il vise à nous rendre présent à
ce qui est ici et maintenant, et d’abord présent à nous-mêmes. Il vise à
trouver une posture qui ne soit pas une imposture. Dans ce silence, qui est
en même temps un arrêt dans l’enchaînement de nos activités, nous nous
rappelons notre intention. De même qu’il faut au peintre la virginité d’une
toile blanche pour commencer à dessiner, de même qu’il faut à l’orateur un
silence pour commencer à parler, tout ce qui, dans notre vie, est digne d’être
accompli suppose un silence, c’est-à-dire une mise en présence, une
intention et une attention. Car ce n’est pas l’absence de bruit qui caractérise
ce silence mais le désir d’une présence ; il ne demande pas un effort, mais
l’abandon de tout effort. C’est le silence du début.

Chaque fois que nous avons accompli quelque chose de noble et de précieux, nous
nous sentons le besoin de l’honorer par un silence profond.

Il y a aussi le silence de la fin. Ainsi, chaque fois que nous avons accompli
quelque chose de noble et de précieux, nous nous sentons le besoin de
l’honorer par un silence profond. En ce sens, il est existentiellement
paradoxal de dire son amour et d’enchaîner aussitôt sur des paroles vides.
«  Je t’aime, ma chérie… Au fait, est-ce que tu as sorti du pain du
congélateur  ?  » Absurde  ! Absurde aussi d’allumer la télévision en tenant
dans ses bras son enfant qui vient de naître. Absurde et contradictoire
encore de passer d’un enterrement à une boîte de nuit. Parce que tout ce que
nous vivons de profond, tout ce qui interpelle profondément notre personne,
nous invite à l’honorer. Plus nous rencontrons ce qu’il y a de sacré dans nos
vies, plus nous éprouvons le besoin de l’entourer de silence. Le vacarme et
l’agitation nous font alors davantage violence, car ils se révèlent à nous
comme l’expression même de l’inconscience et de l’inconsistance. Ils
constituent une chute dans le superficiel. Cette inconsistance passe
inaperçue lorsque nous y sommes habitués, lorsque nous vivons sous un
régime d’occupation et de préoccupation, mais lorsque notre quotidien est
déchiré par des moments de vérité ou de beauté, elle ne passe plus.
Nous réservons ces silences à des moments très privilégiés de notre vie,
mais la plupart du temps, nous enchaînons les activités, qu’il s’agisse d’un
travail ou d’un loisir, sans les entourer de silence, c’est-à-dire sans être
pleinement présent à ce que nous faisons ni au sens de ce que nous faisons.

Nous profanons notre quotidien en évacuant toute dimension sacrée des différents
moments de notre vie, jusqu’à nos gestes de tous les jours.

Il y a quelques années, quand j’allais chercher l’un de mes enfants à la


garderie, j’étais frappé de voir l’une des puéricultrices prendre
particulièrement soin de chaque enfant, comme si chacun était à lui seul un
trésor. Elle avait fort à faire, mais ses gestes et son regard manifestaient
combien les êtres dont elle s’occupait étaient sacrés. À l’inverse, une de ses
collègues effectuait ses tâches avec tout autant de sérieux mais donnait le
sentiment qu’elle aurait pu s’occuper de la même manière de pommes de
terre. Elle semblait davantage en relation avec des choses qu’avec des êtres.
Son travail semblait se limiter à un gagne-pain. Elle accomplissait ses
tâches sans âme et sans présence, sans flamme et sans conscience. Nous
avons trop souvent tendance à agir comme cette femme en faisant ce que
nous avons à faire, mais comme si c’était sans intérêt et insignifiant. Nous
profanons notre quotidien en évacuant toute dimension sacrée des différents
moments de notre vie, jusqu’à nos gestes de tous les jours. Par exemple,
chaque fois que nous nous apprêtons à manger, si nous observions un
moment de silence, nous verrions combien le silence peut être puissant. La
nourriture cesserait d’être seulement de la matière à mâcher et à avaler pour
soulager sa faim et pourrait alors être accueillie comme un don de la vie à la
vie et comme le fruit du travail des hommes. Plutôt que de nous jeter sur
nos assiettes, nous pourrions alors savourer et communier avec la vie.
Si, en rentrant du travail, nous nous arrêtions quelques secondes en silence
sur le seuil de la porte, pour nous demander ce que nous allons faire entrer
dans notre demeure, ce que nous allons offrir à ceux qui nous sont chers et
qui habitent ici, nous verrions combien le temps qui va suivre peut en être
transformé.
En un certain sens, même faire la vaisselle ou sortir les poubelles peuvent
être des actes spirituels si on les fait avec la conscience qu’ils consistent, à
notre niveau, à mettre de l’ordre et de la beauté dans le monde. Tous ces
gestes peuvent sembler artificiels au début, mais grâce au silence, cette
qualité de présence va peu à peu se diffuser naturellement dans le moindre
de nos actes. Il n’y a en réalité rien d’anodin dans ce qui l’est devenu pour
nous. Le silence est le secret d’une vie qui n’est pas simple réaction mais
véritable création, qui n’est pas simple récréation mais perpétuelle
recréation.

Merci

Il faut peut-être toute une vie pour comprendre ce mot qu’on nous a appris
dans notre enfance, et surtout pour en vivre pleinement le sens. Il ne se
limite pas à une formule de politesse  ; il témoigne, s’il est vécu, d’une
reconnaissance et d’une gratitude envers celui qui donne. Il est aussi le
signe que nous avons su recevoir. « Merci » est beaucoup plus qu’un mot, il
est une modalité de l’être. Il est même, vraisemblablement, la porte d’entrée
d’une vie qui cherche à goûter à la saveur d’être.

Dire merci du fond du cœur, c’est ne pas considérer ce qui est reçu comme un dû,
mais comme un don.

Si quelqu’un nous rend un service ou nous offre un cadeau, nous tient une
porte ou nous indique notre chemin, nous disons merci parce que nous
avons conscience que la personne n’était pas obligée de le faire, qu’elle
était même libre de ne pas le faire. Comme l’exprime avec beaucoup
d’humour Chesterton, notre merci s’adresse nécessairement à quelqu’un
qu’on reconnaît comme une personne et dont on suppose la liberté  : «  Si
l’homme n’était pas libre, il ne pourrait pas dire merci pour la moutarde2. »
On ne dit pas merci à une chaise de nous permettre de nous y asseoir, mais
on dit merci à celui qui nous la présente. Dire merci du fond du cœur, et non
par automatisme social, c’est ne pas considérer ce qui est reçu comme un
dû, comme quelque chose que l’on mérite et qu’on nous doit, mais comme
un don. Voilà pourquoi dire merci est un acte d’humilité  : on cesse de
prendre de haut celui qui donne, comme si son acte allait de soi, pour se
présenter comme son obligé. On reconnaît que l’on a une dette vis-à-vis de
l’autre, mais cette dette n’est pas quantifiable.
Un tel sentiment de reconnaissance s’arrête bien souvent à quelques
cadeaux ou à quelques services qu’on nous rend. Or notre soif de l’essentiel
doit nous conduire à passer de simples actes de remerciements à la véritable
modalité de l’être qu’est la gratitude.

Notre soif de l’essentiel doit nous conduire à passer du simple merci à la véritable
modalité de l’être qu’est la gratitude.

Marc Aurèle consacre intégralement son premier livre des Pensées pour
moi-même à remercier, l’une après l’autre, toutes les personnes qu’il a eu la
chance de rencontrer et qui lui ont permis d’être ce qu’il est, d’avoir ce qu’il
possède. Ces carnets, qui lui servent à « ruminer » l’essentiel, accordent la
priorité à prendre conscience de ce qui a été donné. L’éveil à la gratitude
apparaît donc, pour le philosophe, comme le point de départ de tout
exercice spirituel. Bien des pratiques et prières de différentes traditions
commencent d’ailleurs ainsi et rendent hommage soit aux dieux, soit aux
ancêtres, soit aux maîtres de la lignée. Pourquoi commencer par remercier ?
Parce que c’est par l’essentiel qu’il faut commencer : reconnaître que nous
ne sommes pas la cause première de notre existence ni de nos actes, que
nous ne pouvons donner que ce que nous avons reçu. Comme pour nous
montrer le chemin de la gratitude, notre vie a commencé par l’expérience
d’être reçu  : nous n’avons pas tant été «  jetés au monde  », comme on
l’entend parfois, qu’« accueillis » dans ce monde, sans quoi nous ne serions
pas là pour en parler.
Si nous disions merci pour tout ce qui s’offre à nous, nous n’aurions pas le temps
de nous plaindre.

« Quand tu te lèves le matin, remercie pour la lumière du jour, pour ta vie,


pour la force. Remercie pour la nourriture et pour le bonheur de vivre. Si tu
ne vois pas de raison de remercier, la faute repose en toi-même », rappelait
le chef shawnee Tecumseh. Vivre ce merci n’exige ni efforts démesurés ni
ascèse, mais simplement d’ouvrir les yeux et de regarder sa vie. Pourtant, il
nous est difficile de vivre à ce niveau de conscience. Notre drame, selon
Bernard de Clairvaux, c’est notre ingratitude. Si nous restons aussi obsédés
par ce qui nous manque et si nous nous habituons aussi vite à ce que nous
possédons, c’est parce que nous ne voyons pas ce qui nous est offert ici et
maintenant. À commencer par la vie. Mais si nous disions merci pour tout
ce qui s’offre à nous, nous n’aurions pas le temps de nous plaindre. Bernard
de Clairvaux affirme ainsi que la plénitude ne peut venir que de la gratitude,
et non de la satisfaction de nos désirs illimités. «  Qu’as-tu que tu n’aies
reçu ? » dit aussi saint Paul. « Ce que j’ai vient de mon seul mérite, car je
l’ai gagné à la sueur de mon front », disent certaines personnes. Mais même
à celles-là on pourrait demander  : «  Es-tu la seule cause de ta santé et de
l’énergie que tu as eues pour travailler ? »

La gratitude n’a pas besoin de connaître le donateur pour être exprimée.

À qui dire merci pour la vie, pour le soleil, pour la beauté du monde, pour
tout ce qui s’offre à nous sans qu’on l’ait mérité et sans qu’il nous soit
demandé de rien rendre ? Nous ne le savons peut-être pas. Mais que nous
soyons croyants ou athées, seule la gratitude, ne serait-ce qu’à l’égard de la
vie, de nos ancêtres ou des êtres qui nous entourent, peut nous permettre
d’entrer dans une relation plus profonde au monde. Soit nous sommes
conduits à vivre comme un dû notre existence et tout ce qui se donne à
nous, soit nous les vivons comme un don. Ces deux attitudes, radicalement
différentes, déterminent notre manière de vivre la vie. En réalité chaque
journée, voire chaque instant, peuvent devenir l’occasion de remercier,
même si on ne sait pas qui. La gratitude n’a pas besoin de connaître le
donateur pour être exprimée.
L’histoire de la Chute d’Adam et Ève symbolise à certains égards le passage
d’une vie placée sous le signe de l’accueil, de l’écoute ou de la réception de
l’être à une vie dans laquelle il s’agit sans cesse de ramener les choses à soi
ou de les rejeter comme inutiles. Adam et Ève, au lieu de jouir de la
présence des fruits de l’arbre, ont cherché à les consommer, c’est-à-dire
aussi à les consumer. La Chute symbolise le passage d’un rapport de
communion avec l’être, c’est-à-dire d’attention à la valeur des êtres et des
choses indépendamment de leur utilité, à un rapport de consommation,
c’est-à-dire à une logique dans laquelle les êtres et les choses devraient
devenir notre propriété et nous servir, comme si c’était là leur fonction. La
difficulté que nous avons à faire de la gratitude un mode privilégié de
rapport à la vie découle de ce rapport réducteur et possessif avec le monde.
Elle découle aussi de l’habitude qui nous conduit à perdre le sens de ce qui
nous est donné pour le vivre comme un dû. On peut donc penser que
lorsque Dieu affirme que l’homme devra désormais « gagner son pain à la
sueur de son front  », il ne s’agit pas tant d’infliger une punition que de
rendre possible une rédemption, au sens où le travail et l’effort nous
redonnent le sens de la valeur des choses, donc aussi de ce qui nous est
offert et qui n’a exigé ni effort ni mérite. C’est par le travail que l’homme
comprend que les choses ont un prix et qu’il devient capable de recevoir
comme un don ce qui s’offre à lui gratuitement. À l’inverse, celui qui a pris
l’habitude de tout recevoir sans effort ne reçoit plus rien, il prend ou il jette
sans gratitude.

« La rose est sans pourquoi,


elle fleurit parce qu’elle fleurit,
N’a pour elle-même aucun soin,
– ne demande pas : suis-je regardée ? »

Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique, Livre I, 289


Comme la rose d’Angelus Silesius, la vie se donne à nous sans pourquoi,
c’est-à-dire sans que nous sachions ce que nous avons fait pour la mériter,
ni ce que ce don attend de nous en retour, ni de qui il vient. Ce don ne nous
retire pas notre essentielle liberté  : ignorants de qui nous donne, nous ne
nous sentons pas tenus de rendre la pareille et nous ne nous voyons pas
comme des débiteurs. « La main de celui qui donne est toujours au-dessus
de la main de celui qui reçoit », dit très joliment un proverbe africain. Mais
c’est l’expérience inverse que nous faisons essentiellement avec notre vie :
nous recevons sans rien devoir. Comme les enfants qui attendent le père
Noël : ils reçoivent une multitude de cadeaux de quelqu’un qu’ils ne voient
pas et qui ne demande rien en retour. Ils font alors l’expérience forte de la
gratuité, qui est l’essence même du don. En retour, le merci n’est pas un dû,
mais le fruit d’un émerveillement qui illumine celui qui le prononce –  ou
plutôt qui le vit. À l’inverse, celui qui ne dit jamais merci ne reçoit jamais
rien puisque le merci est l’acte même de la réception. C’est toujours beau
de voir cette gratitude chez quelqu’un et toujours bon de la ressentir en soi.

Le merci n’est pas un dû, mais le fruit d’un émerveillement qui illumine celui qui le
prononce – ou plutôt qui le vit.

D’une certaine manière, on pourrait dire que la gratitude, parce qu’elle est
ouverture, rend la grâce possible. Même dans l’épreuve, un « merci » a le
pouvoir de transformer la soumission au destin en une occasion de
dépassement. Même au moment de notre mort, dire merci, c’est faire de ce
moment une délivrance ou un passage vers une vie plus vaste.
En français, le mot « présent » désigne aussi bien la présence, le maintenant
et le cadeau. D’où l’on peut extrapoler le lien intime qui unit ces trois
significations  : notre soif de l’essentiel nous appelle à être davantage
présent au présent pour le recevoir comme un présent, c’est-à-dire comme
un cadeau.
La gratitude prend à contre-pied la logique du désir. Le désir dit «  Je
veux », il veut faire et prendre, il se tourne déjà vers un ailleurs et un avenir,
tandis que l’ouverture à tout ce qui se donne à moi maintenant vient
m’offrir déjà une forme de plénitude au cœur du présent. La gratitude est le
vrai signe que nous ne passons pas à côté de la vie. Elle est aussi la porte
d’entrée de la vie morale et du don.
1. Maître Eckhart, Sermons, traduction de Jeanne Ancelet-Hustache,
Éditions du Seuil, 1978.
2. Cité par Fulton Sheen dans Le premier amour du monde, Mame,
1953.
3

La voie du don et du pardon
« Ce n’est pas pour elle que tombe la pluie,

Ce n’est pas pour lui que brille le soleil,

Toi aussi fus créé pour les autres, et non pour toi. »


Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique, Livre IV, 186

Si notre soif de l’essentiel nous conduit à nous diriger vers une forme de
détachement de notre ego, la conséquence n’est pas seulement de nous
procurer un sentiment de libération, elle est aussi de nous rendre enfin libre
pour les autres. Signe de notre pleine présence aux êtres et aux choses, elle
nous conduit naturellement à la bienveillance et à la générosité. Conscients
d’avoir beaucoup reçu, nous voulons à notre tour donner et nous donner. La
joie de donner est le prolongement de notre joie de recevoir. Il ne s’agit pas
de payer une dette – comment rendre ce qui n’a pas de prix –, mais de ne
pas entraver le mouvement de la vie qui se donne. Il ne s’agit pas davantage
de se prendre pour un donateur et de tirer orgueil de notre générosité  :
qu’avons-nous à donner que n’ayons reçu ?
Cheminer vers l’essentiel, c’est passer d’un état où nous attendons tout du
monde et où nous considérons que tout nous est dû (c’est le comportement
naturel de l’enfant) à un état dans lequel nous voulons consacrer notre vie à
donner sans attendre qu’on nous le rende (c’est l’attitude que nous pouvons
espérer d’un être humain devenu adulte). Dans le premier état, qui est l’état
infantile, la vie et les autres me donnent beaucoup de choses mais je ne les
reçois pas vraiment, car je les considère comme un dû. Dans le second état,
je reçois aussi beaucoup, mais parce que ce qui m’est donné est
véritablement reçu, je ne suis poussé qu’à donner et à servir ceux qui
m’entourent autant que je le peux.
Libre de servir

Nuls philosophes plus que les stoïciens n’ont souligné que l’homme
appartient à une multitude d’ensembles sans lesquels il ne serait pas ce qu’il
est : qu’il le veuille ou non, il fait partie d’une famille, d’une communauté,
d’une cité ou d’une société, de l’humanité et plus encore du cosmos. Il est
donc impensable qu’il puisse cheminer vers l’essentiel en rompant le lien
qui l’unit à ces ensembles pour chercher à «  profiter de la vie  » dans son
coin. Un tel chemin doit le conduire à trouver l’attitude la plus juste vis-à-
vis des ensembles auquel il appartient –  ce que les stoïciens appellent la
vertu. Et l’attitude la plus juste consiste à cesser d’attendre que le monde
soit à notre service pour nous mettre à son service, à cesser d’attendre que
le monde et les autres s’organisent autour de nous pour nous mettre au
service du bien. Si nous ne le faisons pas, nous pourrons éprouver des
moments de plaisir, mais nous ne pourrons connaître la plénitude et la paix
que si nous sentons que nous n’avons pas vécu en vain, que nous aurons fait
de notre mieux pour améliorer le sort de l’humanité. «  Ce que ton bras
trouve à faire, fais-le avec force, c’est là ta part  », peut-on lire dans
L’Ecclésiaste. Il ne s’agit pas de prétendre qu’à nous seul nous pouvons
changer la face du monde, il s’agit de chercher humblement, sans vouloir
jouer les héros, à donner au moins autant qu’on a reçu – c’est-à-dire tout.
Faire sa part, c’est cesser d’être dans le monde en simple spectateur, voire
en profiteur.

L’attitude la plus juste consiste à cesser d’attendre que le monde soit à notre service
pour nous mettre à son service.

Pierre Rabhi raconte souvent l’histoire du colibri, histoire qui a donné


d’ailleurs son nom au mouvement qu’il a créé. Un incendie se déclare dans
la forêt, et tous les animaux, pris de panique, s’enfuient, sauf un colibri qui
enchaîne les va-et-vient depuis la rivière jusqu’au feu pour transporter
quelques gouttes d’eau dans son bec et les jeter sur les flammes. Interpellé
par un autre animal qui lui explique que ce n’est pas avec quelques
misérables gouttes qu’il éteindra l’incendie, le colibri répond  : «  Je sais.
Mais je fais ma part. »
Ce raisonnement est aux antipodes de celui, si courant, qui consiste à dire
qu’on n’agira pas tant que les autres ne le font pas non plus, ou qu’il n’y a
rien de mal à mal agir puisque les autres le font aussi. Encore un de ces faux
arguments qui visent à nous disculper d’une action –  ou d’une absence
d’action  – dont on sait qu’elle est contraire à notre vocation d’homme. Si
Pierre Rabhi raconte souvent l’histoire du colibri, ce n’est pas seulement
pour nous encourager à agir malgré la passivité générale ou malgré notre
sentiment d’impuissance, c’est aussi parce que la grandeur de l’homme
réside dans cette capacité à ne pas faire dépendre son action de celle des
autres.

Servir le monde, c’est d’abord habiter sa propre vie, et non la déserter.

Il serait faux de croire que la seule manière de servir le monde est de partir
le plus loin possible de chez soi (pour ne pas dire de soi) pour aller aider et
nourrir ceux qui ont faim à l’autre bout de la planète. Car servir le monde,
c’est d’abord habiter sa propre vie, et non la déserter. C’est devenir, dans sa
maison, dans sa famille, dans son travail, dans son immeuble ou dans sa
ville, un artisan de paix.
Une autre erreur serait de croire que le don de soi passe nécessairement par
une aide matérielle ou un engagement physique  : une aide spirituelle ou
morale peut se révéler tout aussi précieuse, car les êtres humains ne sont pas
que des corps sans âmes.
Que chacun essaie de vivre cette expérience par la pensée : on vient de nous
annoncer qu’il ne nous reste plus qu’un mois à vivre. Qu’allons-nous faire ?
Nous sommes conduits très naturellement à arrêter nos « affaires » et à nous
tourner vers les êtres qui nous sont chers. Nous sommes conduits à arrêter
de retenir pour donner tout ce que nous pouvons encore donner. Ce n’est
sans doute pas facile, mais nous sentons, à froid, que cela relève du bon
sens.
Même si on a « réussi sa vie », selon les critères sociaux, ou qu’on amuse
les autres avec le récit de nos exploits et de nos aventures, on a tout raté si
on n’a pas essayé d’être le meilleur possible comme enfant, frère ou sœur,
femme ou mari, ami ou amie, père ou mère… Il ne s’agit pas de dire que
nous pouvons être parfaits, mais de reconnaître que l’essentiel se joue dans
notre attention, notre générosité envers les autres, et d’abord envers celui
qui est tout près de nous, en chair et en os, et que nous appelons notre
prochain. Demandons-nous si nous sommes, dans ce monde, davantage
source de paix et d’harmonie, de justice et d’amour, ou davantage source de
discorde et de désespoir.
Ce que révèle toute quête authentique de l’essentiel, c’est que la proximité
avec l’essentiel se joue dans la qualité de notre relation aux autres et plus
généralement à tout ce qui est. Cet extrait de la célèbre prière de saint
François d’Assise exprime, à mon sens, avec simplicité le souci de
l’essentiel.

« Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix,


Là où est la haine, que je mette l’amour.
Là où est l’offense, que je mette le pardon.
Là où est la discorde, que je mette l’union.
Là où est l’erreur, que je mette la vérité.
Là où est le doute, que je mette la foi.
Là où est le désespoir, que je mette l’espérance.
Là où sont les ténèbres, que je mette la lumière.
Là où est la tristesse, que je mette la joie. »

Il n’est pas besoin d’être croyant pour sentir que ce souhait est celui de tout
homme de bonne volonté. Comment prétendre aller vers l’essentiel si l’on
n’est pas animé par de telles intentions ?
Le cheminement vers l’essentiel exige un polissage de notre âme pour
qu’elle puisse, tel un miroir, refléter un peu de lumière autour de nous.
Aucun chercheur de l’essentiel, quelles que soient ses croyances, ne peut
passer à côté de ce travail. Les croyances, les approches ou les méthodes
pourront certes varier, mais si notre cheminement ne produit pas une
transformation intérieure profitable à tous ceux qui nous entourent, on peut
sérieusement douter qu’il s’agisse d’une voie authentique.

La « beauté du compromis »
En même temps, il ne suffit pas d’être sincèrement convaincu du bien-fondé
de nos actions. Comme le dit le proverbe, «  l’enfer est pavé de bonnes
intentions ». C’est pourquoi il faut préciser que le don de soi et la générosité
ne suffisent pas, qu’ils exigent de l’intelligence. L’intelligence sans l’amour
est une catastrophe, mais l’amour et le don de soi sans l’intelligence le sont
également. Une générosité à laquelle manque l’intelligence de ce qu’il est
bon de donner transforme le don en poison, pour les autres comme pour soi.
Il est également impossible de bien parler du don si l’on n’évoque pas la
dimension de compromis que comporte toute action. Seul celui qui vit dans
l’absolu n’a pas besoin de faire de compromis avec le réel, or nul ne vit
dans l’absolu. L’action suppose des combats et une confrontation avec les
résistances, les limites et les mélanges de ce monde. On ne combat pas sans
risques ni sans pertes, on ne travaille pas sans se salir les mains.
« Mon amour même de la vérité absolue a fini par me faire comprendre la
beauté du compromis  », a dit Gandhi. Lorsque son plus grand disciple
Vinôba le quitte pour s’occuper d’une nouvelle communauté, Gandhi lui
donne ce conseil  : « Mon enfant, rien ne peut être absolu dans ce monde,
sinon la direction selon laquelle on s’avance avec une bonne volonté parfois
inquiète et tâtonnante, toujours sujette à l’erreur et grevée de faiblesse. Si tu
veux faire de la non-violence par exemple, qui est le premier de nos vœux,
une règle absolue, alors tu dois renoncer à manger, renoncer à marcher,
renoncer à respirer, renoncer à vivre ; car manger c’est tuer, marcher c’est
tuer, respirer c’est tuer, vivre c’est tuer1.  » La «  beauté du compromis  »,
c’est que quelque chose de la vérité passe dans le réel.

Jusqu’où peut-on, doit-on, se salir les mains ? Rien de plus stérile que le refus du
compromis, mais rien de plus dangereux aussi que le compromis.

Il serait orgueilleux de prétendre ne faire aucun compromis. Cette


rhétorique un peu naïve conduit généralement à l’inaction, car nous nous
sentons déchirés entre un monde idéal fantasmé et une réalité oppressante,
négative, douloureuse. Pour reprendre les mots de Lanza del Vasto, un tel
homme « ne trouvant aucun homme assez pur pour être aimé, aucune action
assez pure pour qu’il s’y livre, finira par tout détester et ne rien faire. La
passion de l’absolu se réduira à un argument dans les discussions, et surtout
dans le jugement de la conduite d’autrui, un argument à quoi rien ne résiste,
et sa langue amère empoisonnera tous ceux qui s’efforcent de faire de leur
mieux2 ».
L’« impureté » relative de toute action appelle à un compromis patient avec
le réel, le sacrifice d’un idéal de pureté qui ne reviendrait qu’à Dieu. Mais
n’y a-t-il pas un moment où le compromis, modeste petit pas vers la finalité
qu’on s’est assignée, risque de devenir compromission ? Jusqu’où peut-on,
doit-on, se salir les mains ? Rien de plus stérile que le refus du compromis,
mais rien de plus dangereux aussi que le compromis. «  Tout compromis,
commente Lanza del Vasto, n’est pas beau. Il sent la trahison, l’hypocrisie,
la combinaison habile, la capitulation. Quand cet accommodement s’inspire
de l’amour de la commodité, quand la concession qu’on fait au monde,
c’est de renier la vérité pour gagner quelque chose, alors toute beauté est
compromise3 ! »
La force de Gandhi est d’avoir montré en quoi le don de soi devient
compromission lorsque nous pensons que la fin justifie les moyens. Cette
pensée est celle-là même qui a conduit les bien-intentionnés et les « grands
tout-ou-rien loquaces  » à créer l’enfer. Chez Gandhi, toute la vision de
l’action non violente repose au contraire sur la nécessité d’accorder les
moyens et la fin. «  Tout, en définitive, est dans les moyens4  », affirme
Gandhi. Autrement dit, aussi belles que soient nos intentions, nous devons
nous fixer comme valeur « non négociable » le respect inconditionnel de la
personne humaine, même à l’encontre de nos adversaires ou de nos
ennemis.

S’ouvrir à ce qui, en l’homme, « passe infiniment l’homme »

Si la logique du don consiste à faire fructifier tous les dons que nous avons
d’abord reçus, cette générosité, qui est l’un des effets de notre soif, ne suffit
pas à nous relier au bien. Du point de vue de la soif, le désir de se donner
est relié à l’expérience de la personne. Plus nous nous rendons présents aux
autres, plus nous plongeons dans l’expérience de leur présence, plus nous
rencontrons en eux une dimension absolue et sacrée, qui doit faire naître en
nous un respect.

Le devoir de respect est inconditionnel dans la mesure où il s’adresse non pas à


l’homme tel qu’il est, mais à l’homme tel qu’il peut être.

Kant ne dit pas autre chose quand il écrit : « Agis toujours de telle sorte que
tu traites la personne humaine chez les autres, mais aussi en toi, jamais
simplement comme un moyen mais toujours en même temps comme une
fin. » Il exprime bien ce devoir qui est le nôtre de ne pas réduire la personne
humaine à ses apparences ou à ses actes. Le devoir de respect est
inconditionnel dans la mesure où il s’adresse non pas à l’homme tel qu’il
est, mais à l’homme tel qu’il peut être. Pour Kant, c’est parce que l’homme
est capable du bien qu’il a une dignité infinie.
Lorsque nous reprochons à quelqu’un l’immoralité de ses actes, notre
indignation présuppose deux choses : d’abord que la personne en question
n’a pas agi selon les lois du déterminisme, mais selon celles de la liberté (si
elle n’était pas libre, il serait aberrant de lui reprocher ses actes)  ; d’autre
part, qu’elle possède un sens du bien, et donc que sa liberté était en mesure
de faire le bon choix. On ne peut pas reprocher à quelqu’un de ne pas
emprunter un chemin dont il n’a jamais entendu parler !
Et c’est justement la liberté et le sens du bien (ce que Kant appelle la loi
morale) qui doivent nous conduire à respecter le coupable, l’ennemi ou
l’adversaire. Respecter, c’est voir à travers les actes et les masques, à faire
la différence entre l’acte et la personne – entre le péché et le pécheur, selon
un vocabulaire plus religieux. Cette distinction est d’abord conceptuelle,
mais le chemin vers l’essentiel nous conduit à la vivre à un niveau
existentiel, pour ne pas dire spirituel – car il s’agit d’une expérience de type
métaphysique, qui n’est pas vécue par tout le monde.

Dire que les personnes sont plus importantes que leurs actes ou que leurs idées
signifie qu’on ne peut réduire un être humain à la conséquence de ses actes ou de
ses idées.
Il nous arrive d’être obnubilés par les défauts, les manques ou les
insuffisances des êtres qui nous entourent. Mais si nous étions sur notre lit
de mort, toutes ces ombres disparaîtraient et nous serions amenés à
rencontrer les personnes au-delà de ces ombres, au-delà même de leurs
qualités. Ce moment de vérité ne nous conduirait pas à voir les autres
comme parfaits, mais à voir dans leur imperfection quelque chose
d’accidentel et de circonstanciel. Nous serions appelés à les aimer non pour
leurs erreurs, mais au-delà de leurs erreurs. Beaucoup de nos reproches
s’évanouiraient, non parce qu’aucune faute n’a été commise, mais parce
que nous aurions découvert qu’il y a plus important et plus grand que les
reproches.
Dire que les personnes sont plus importantes que leurs actes ou que leurs
idées signifie qu’on ne peut réduire un être humain à la conséquence de ses
actes ou de ses idées. C’est pourquoi nous voulons que soit respectée la
dignité du prisonnier, même si la justice doit être rendue. C’est pourquoi
nous trouverions ignoble de faire subir au bourreau la torture qu’il a exercée
sur ses victimes. Parce que «  l’homme passe infiniment l’homme  », pour
reprendre les mots de Pascal, il ne peut être réduit à ses échecs ni à ses
erreurs, à ses fautes ni à ses crimes. Il doit supporter la conséquence de ses
actes, mais leur gravité ne modifie rien à la différence essentielle que nous
sommes appelés à faire entre l’acte et la personne. C’est d’ailleurs ce que
nous attendons implicitement des êtres qui nous aiment : qu’ils continuent à
nous aimer malgré nos manquements, nos faiblesses, nos erreurs et même
nos fautes. On comprend qu’ils condamnent certains de nos actes, on
comprend beaucoup moins qu’ils nous retirent leur amour, non pas parce
que cet amour est un dû mais parce que, depuis le début, il se présentait
justement comme un don inconditionnel.
Ainsi, le mouvement vers l’essentiel est un mouvement profond vers la
personne humaine dans ce qu’elle a d’infini et d’irréductible à une totalité
dans laquelle on cherche pourtant à l’enfermer.

Du don au pardon

Le regard qui consiste à réduire un être à la conséquence de ses actes, nous


le tournons aussi vers nous. Notre conscience nous condamne en
permanence, elle est même condamnée à le faire à la lecture de toutes nos
ratures sur le cahier de notre existence. Dans La Légende des siècles, Victor
Hugo décrit la fuite de Caïn après le meurtre de son frère Abel et il choisit
justement d’intituler ce grand poème devenu célèbre La Conscience. L’œil
qu’il fuit mais qui continue à le regarder, toujours et partout, jusque dans la
tombe, c’est précisément sa conscience. En ce qui nous concerne, certes
nous n’avons pas tué, mais nous connaissons par cœur nos lâchetés, nos
bassesses et nos petitesses. Nous connaissons nos égoïsmes et les
souffrances que nous avons pu causer, même sans le vouloir. Nous pouvons
feindre de l’ignorer et vivre dans la mauvaise foi, mais en réalité nous ne
nous le pardonnons pas. Aller vers l’essentiel nous conduit à sortir de la
mauvaise foi et à nous ouvrir pour entendre les reproches de ceux que nous
avons blessés, pour demander pardon. Arriver à se pardonner à soi-même
est peut-être plus difficile encore que de demander pardon et d’être
pardonné.

Arriver à se pardonner à soi-même est peut-être plus difficile encore que de


demander pardon et d’être pardonné.

Cette aspiration au pardon de soi est au cœur des grandes traditions


spirituelles. Ainsi, dans le christianisme, il est dit que l’homme récoltera ce
qu’il a semé –  principe qui s’accompagne de l’idée d’une justice divine,
d’un tribunal divin  – mais les Évangiles présentent le Christ comme la
figure qui nous délivre de nos fautes et de nos culpabilités. « Si ton cœur te
condamne, Dieu est plus grand que ton cœur  », nous dit ainsi de manière
bouleversante le prologue de saint Jean (Jean, 3, 21). Autrement dit, nous
sommes des êtres soumis à la loi de l’action et de la rétribution (nous
récolterons ce que nous avons semé), mais quelque chose en nous peut être
libéré de cette loi par l’amour et le pardon – amour et pardon de Dieu pour
les croyants, mais plus généralement tout amour. Nous savons tous, par
expérience, combien la rencontre d’un amour ou d’un regard vient nous
alléger de notre fardeau. Enfant, nous nous sentions de nouveau légers
lorsque, après l’aveu de nos fautes, nous trouvions, dans les bras chaleureux
de nos parents ou de nos grands-parents, la délivrance vis-à-vis de notre
conscience. Rappelons-nous aussi l’être aimé dont le regard nous cherchait
parmi la foule, sur le quai d’une gare, avant de s’illuminer en nous voyant.
Quelle grâce, là encore ! Soudain, nous ne sommes plus un être défiguré par
la vie, lourd de ses peines, mais nous retrouvons la virginité du nouveau-né
que ses parents regardent comme si un dieu était descendu sur terre. Dans
ces moments, l’essentiel se manifeste à nous sous la forme d’une liberté
retrouvée et d’une délivrance. Quelque chose en nous peut enfin respirer.
Dans le bouddhisme, où la figure d’un Dieu créateur n’existe pas, on
retrouve, sous une forme très différente, l’idée de délivrance par le pardon
de la tradition chrétienne. Cette tradition spirituelle insiste sur la soumission
des hommes à la loi de causalité, notamment à travers la doctrine du
karma : toutes nos joies et nos souffrances présentes et à venir sont le fruit
de nos actes passés et présents. De même qu’en semant de bonnes graines
nous récolterons de bons fruits, nous accumulons par nos bonnes actions du
karma positif. Mais le but du bouddhisme n’est pas la seule accumulation
du bon karma pour s’assurer une existence plus facile dans une autre vie. Il
vise plus fondamentalement la délivrance à l’égard du cycle des
réincarnations, donc de l’enfermement dans la loi de causalité. Et cette
libération n’est possible que parce qu’il y a en nous une dimension qui est
libre à l’égard du karma, libre à l’égard de nos bonnes ou de nos mauvaises
actions, dimension que les bouddhistes appellent «  notre nature de
bouddha  » et qui est la nature fondamentale de l’esprit. Autrement dit, le
but ultime de cette voie spirituelle est de nous conduire vers une expérience
dans laquelle notre être peut se délivrer de la causalité de ses actes. Et c’est
cette expérience qui est présentée comme libératrice.
Je ne cherche pas, par ces exemples, à vous convaincre de devenir chrétien
ou bouddhiste. Je me suis permis ce détour par ces deux religions pour
mieux vous faire comprendre les aspirations fondamentales qui constituent
notre humanité. La question du pardon et la possibilité d’être délivré de nos
fautes sont au cœur de notre relation à l’essentiel, que l’on soit croyant ou
athée, adepte d’une tradition spirituelle ou non.

*
Il y a les pardons à demander, les pardons à recevoir, mais il y aussi les
pardons à accorder ! Nous n’avons pas envie de pardonner à ceux qui nous
ont blessés. Pourtant nous restons enfermés dans le mal qu’on nous a fait
tant que nous ne parvenons pas à faire ce long chemin vers le pardon. Sur
ce point, les mondes de la psychologie et de la spiritualité se rejoignent bien
souvent. Parvenir à faire le deuil de sa souffrance suppose de traverser notre
haine et notre colère pour réussir à nous libérer de celui ou celle qui nous a
fait souffrir. Les uns espéreront l’aide de Dieu ou de la prière, les autres
celle d’un thérapeute, mais dans les deux cas, la souffrance persistera tant
que le pardon n’aura pas été donné. Le pardon n’est pas quelque chose que
nous devons au coupable. Nous ne lui devons rien ! C’est lui qui nous doit
au minimum de nous demander pardon. Mais même s’il nous demandait
pardon, cela ne suffirait pas à nous soulager du mal qu’il a commis. Le
pardon que nous allons donner, s’il advient, ne pourra être accordé que
gratuitement, sans raison ni justification. Il ne sera pas un acte de la
volonté, mais un don reçu –  ce qu’on a coutume d’appeler une grâce. Le
coupable n’en saura peut-être rien, mais ce pardon portera le parfum d’une
délivrance pour nous. Il ne fera peut-être pas sortir le coupable de prison
mais il nous fera sortir de notre condition de victime.
1. Cité par Lanza del Vasto dans Vinôba ou Le nouveau pèlerinage,
Denoël, 1954, p. 87.
2. Lanza del Vasto, Approche de la vie intérieure, Denoël, p. 184.
3. Ibidem.
4. Gandhi, Tous les hommes sont frères, Gallimard, p. 147.
4

La voie de l’amour
« L’homme est un soleil qui voit tout, qui éclaire tout, quand il aime. »
Friedrich Hölderlin

Le souci de respecter des principes ou une morale ne peut expliquer à lui


seul la gratitude, le recueillement et l’effacement de soi dans le don et dans
le pardon. Toutes ces dimensions sont contenues dans cette expérience que
nous appelons « amour ». Car l’amour est ce par quoi nous rencontrons les
autres et le monde dans leur plus grande vérité et leur plus grande beauté. Il
implique humilité et dépossession.

L’injustice de l’amour

Il en est de la morale comme de l’esprit de justice : ils sont l’un et l’autre un


minimum requis, mais si nous devions nous en contenter pour fonder notre
relation aux autres, notre vie serait pauvre et triste. Car nous ne voulons pas
seulement être respectés mais aimés, nous ne voulons pas seulement qu’on
nous donne la part qui nous revient, mais nous voulons aussi faire
l’expérience de la générosité. C’est pourquoi, dans le christianisme, l’amour
au sens de caritas transcende l’idéal d’égalité et l’esprit de justice. L’esprit
égalitaire est essentiellement comparatif («  Je suis ton égal, j’ai droit à
autant que toi »), tandis que l’amour est oblatif. L’amour n’est même pas un
commandement comme l’est le devoir moral, car on ne commande pas
l’amour (un amour obligatoire n’est plus un amour). Si la justice ne cesse
de faire des comptes, l’amour n’est pas doué en algèbre – il ne fait pas de
calcul  –, et ce qu’il instaure, c’est le don, pas le partage. Tandis que la
justice consiste à donner ou à rendre à autrui ce qui est à lui, l’amour
consiste à donner à l’autre ce qui est à soi. L’amour s’écarte de ce qu’il
serait juste de faire en l’excédant. Loin d’exclure les mauvaises passions, la
justice est parfaitement compatible avec l’envie, le ressentiment et
l’agressivité ; elle est même, parfois, leur meilleur alibi.

Si la justice ne cesse de faire des comptes, l’amour n’est pas doué en algèbre, et ce
qu’il instaure, c’est le don, pas le partage.

Les liens qui nous attachent aux autres ont besoin de réciprocité. Quand
c’est toujours le même qui donne, une certaine méfiance peut s’installer
quant à la sincérité de l’attachement : l’autre ne tient peut-être pas tant que
cela à la relation, à moins qu’il ne cherche à nous tromper. À l’inverse, une
comptabilité mesquine ne peut que ternir nos attachements : au dicton « Les
bons comptes font les bons amis » ne faut-il pas préférer « Quand on aime
on ne compte pas » ?
Si Jésus se montre sévère envers ceux qui passent leur temps à observer le
licite et l’illicite, le juste et l’injuste, ce qu’il faut donner et ce qu’il faut
recevoir, faire et ne pas faire, c’est parce qu’il sait que le malheur du monde
ne vient pas seulement des personnes malhonnêtes, des profiteurs, des
voleurs et des assassins, mais qu’il vient aussi de la justice des justes. Ceux
qui cherchent à tirer la couverture à eux et à profiter de l’inégalité aggravent
la laideur du monde, mais la laideur dans les relations entre les hommes
vient principalement de la justice des justes. Pourquoi ? Parce que le mal le
plus étendu, c’est la logique de ce petit moi qui juge, pèse et calcule,
compare et revendique, et il est d’autant plus pernicieux qu’il se satisfait
d’avoir la justice de son côté.

Le mal le plus étendu, c’est la logique de ce petit moi qui juge, pèse et calcule,
compare et revendique, , et il est d’autant plus pernicieux qu’il se satisfait d’avoir la
justice de son côté.

La passion égalitaire et ses luttes héroïques ont contribué à plus de justice


sociale, mais elle n’est pourtant pas le meilleur de ce dont l’homme est
capable. Un monde qui serait totalement juste ne serait pas un monde
fraternel. L’égalité est un pis-aller quand l’amour est absent. Et c’est parce
que notre monde souffre de l’absence d’amour que l’égalité est une passion
nécessaire. Mais c’est aussi parce que notre monde est animé par la passion
de l’égalité que son cœur se ferme à la vérité de l’amour. Aristote
remarquait déjà que si les citoyens pratiquaient l’amitié, ils n’auraient
nullement besoin de la justice, tandis que si on les suppose justes, ils ont
besoin de l’amitié. S’il nous faut l’égalité pour nous sauver de l’égoïsme, il
nous faut l’amour pour nous sauver de l’ego.

L’amour qui ouvre les yeux

Cet amour est davantage un horizon qu’une réalité pour la plupart d’entre
nous, mais c’est pourtant lui que notre cœur convoque. C’est aussi cet idéal
d’amour qui nous amène à dénoncer tout ce qui usurpe le nom d’amour,
comme tous ces liens qui enferment ou qui étouffent. Cet amour pourrait
sembler un pur fantasme si on ne l’avait, à un degré ou un autre, rencontré
chez les êtres les plus accomplis et les plus réalisés. Et même, dans ce que
nous appelons l’expérience du « grand amour », dans la magie des premiers
moments, nous voyons la personne aimée baignant dans la lumière, au-delà
de ses limites ou de ses défauts.
Beaucoup estiment que, dans ce moment particulier, nous sommes plongés
dans une forme d’illusion. «  L’amour rend aveugle  », affirme ainsi un
dicton populaire. Stendhal parlait de «  cristallisation  » pour évoquer la
manière dont l’être humain projette sur l’autre une image idéalisée, au point
de ne plus le voir tel qu’il est réellement. C’est une lecture. Mais nous
pourrions y opposer la suivante : l’amour nous sort de l’aveuglement. Dans
ces premiers moments amoureux, si particuliers et qui, malgré leur
évanescence, vont constituer bien souvent une ressource pour la relation
future, les êtres sortent d’un regard purement extérieur et froid pour entrer
dans la vision de la personne. Ils rencontrent l’altérité de l’autre avec plus
de profondeur.
Il y a, dans ces moments, deux signes qui ne trompent pas et qui sont
également la marque des grandes aventures spirituelles  : l’expérience de
l’émerveillement et celle de la joie. Quand le ciel se referme et que nous
retombons dans un monde d’ombres et de lumières, quelque chose de cette
vision demeure sous la forme de la mémoire, et c’est la confiance dans la
vérité de ces premiers moments qui permet de traverser les périodes plus
difficiles ou plus sombres de la relation.
Cependant, l’expérience amoureuse reste celle d’un amour exclusif et
singulier, parce que s’y joue une union entre deux âmes, tandis que l’amour
caritas (la «  charité  » des chrétiens), ou la boddhicitta des bouddhistes,
s’adressent à tout être qui se trouve en notre présence. De même qu’une
règle morale que nous ne réserverions qu’à nos proches, famille et amis, ou
qu’à notre communauté serait la négation de la morale, l’amour porte en lui
une exigence d’universalité. Lanza del Vasto décrit ainsi cette
différence entre l’amour ordinaire et la caritas :
«  La charité est un amour sans attache et sans attrait  : tandis que
l’attachement me retient dans le cercle des proches et des semblables,
tandis que l’attrait me conduit à ceux qui sont brillants, nobles, généreux,
raffinés et honorables, la charité me pousse au-devant du pauvre, du
lépreux, du forçat, de l’orphelin, de l’esclave nègre ou du sauvage. Mais il
est un homme plus difficile à aimer que le pauvre et l’étranger, c’est
l’ennemi, celui qui m’attaque et me bafoue, car je dois m’exposer en
l’aimant à la ruine, au ridicule et peut-être à la mort. L’homme qui parvient
à aimer comme cela aime comme Dieu nous aime : il donne sa pluie et son
soleil aux ingrats comme aux justes. Cet amour-là ne va pas dans le sens de
ma nature, il ne me laisse en repos ni de jour ni de nuit, il me gâte tous mes
plaisirs, car mes plaisirs me dégoûtent au milieu d’un monde qui souffre,
mes avantages me révoltent, mon bien devient pour moi un intolérable
abus, je sens les peines d’autrui jusque dans ma chair, elles couchent dans
mon lit et me harcèlent de tous côtés. Si la charité est sacrifice, elle l’est au
sens où elle lui communique une vie nouvelle qui se reconnaît à ceci : qu’au
plus profond de la souffrance et des fatigues imposées par le service on
retrouve une joie surabondante. Et c’est ainsi que la charité est sa propre
récompense. […] Comment le saint parvient-il à aimer le pauvre mieux que
ne s’aiment les amis et les époux  ? ne voit-il pas que celui sur lequel il
dépense tant d’amour n’en vaut pas la peine ? Qu’il est vieux, laid, malade,
ingrat, ivrogne et coupable ? Le saint voit bien tout cela, il ne le voit que
trop, mais il ne croit pas à ce qu’il voit, il croit à ce qu’il sait. “Il y a en
celui-ci ce qu’il y a en moi, ce qu’il y a en Dieu. Cet homme c’est moi-
même, cet homme, c’est Dieu.” C’est donc par la purification, par le retour
sur soi-même, par la recherche de l’essence qu’on peut arriver à la charité.
L’homme charitable peut regarder le plus malheureux et le plus coupable
des hommes en disant : “Ces souffrances, ces péchés, ce sont les miens” ; il
peut regarder le plus pur, le plus grand, le Christ, et dire : “Je serais lui si
je savais être moi-même.”1 »
La tradition chrétienne n’a pas l’exclusivité de cette vision de l’amour,
même si elle l’exprime de manière magistrale. Impossible de rester
indifférent à cet amour qui fait écho aux aspirations les plus profondes de
l’homme. On peut même dire que l’homme devient d’autant plus humain
qu’il se rapproche de cet amour divin. On sent bien que seul un tel amour
peut sauver le monde du mal. Peut-être, comme les disciples de Jésus, peut-
on douter de la possibilité de l’incarner. «  Ce que tu nous demandes est
impossible », protestent-ils après le sermon sur la montagne. Mais nous ne
pouvons douter qu’un tel amour fait écho à notre soif infinie.

Comment l’homme peut-il arriver à pardonner ? Et à aimer d’un tel amour ?


Comment peut-il arriver à se déposséder de lui et se donner au monde  ?
Nous n’avons pas répondu à cette question qui relève des voies et des
croyances de chacun. Je crois profondément que ce qui divise les hommes,
ce sont davantage les moyens que la fin, et j’ai voulu, dans ces pages, me
situer en amont de ces divisions. Et quand bien même il y aurait un
désaccord sur la fin à poursuivre, je reste convaincu que toute voie qui ne
mène pas vers un amour plus inconditionnel et plus universel s’écarte de
l’essentiel. Car une voie qui ne nous conduit pas à une plus grande qualité
de présence, à plus de gratitude, de don et de pardon, ne répond pas à la soif
de l’âme.
1. Lanza Del Vasto, Commentaire de l’Évangile, Denoël, 1951.
Pour ne pas conclure
Qu’est-ce qui compte quand la vie nous est comptée ?

Dire merci, dire pardon, dire « Je t’aime ».

Qu’est-ce qui compte quand la vie veut être goûtée ?

Dire merci, dire pardon, dire « Je t’aime ».

C’est facile, et pourtant c’est difficile.

On croit comprendre, mais on n’y comprend rien.

Il faut, pour certains, frôler la mort pour le réaliser.

Il faut, pour chacun, tenter un chemin pour y arriver.


Parce que nous sommes toujours des hommes de quelque part, nous
cherchons à appréhender l’essentiel à travers les formes prises par notre
culture et notre histoire personnelle, notre tempérament ou notre sensibilité.
Et c’est aussi à travers les limites de notre langue ou de nos rites, de nos
croyances ou de nos pratiques, que nous allons dans sa direction.
Ce livre porte ainsi la marque de mon histoire. Son ambition n’est pourtant
pas de décrire ni de faire l’apologie d’une voie singulière qui conduirait à
l’essentiel et qui serait la mienne. D’abord parce que c’est une exigence de
la raison en général et de la philosophie en particulier que de chercher à
saisir des vérités universelles. Ensuite parce que mon histoire m’évite de
rester focalisé sur un seul des visages que peut prendre le chemin vers
l’essentiel, aussi éclatant soit-il. Je suis en effet le fruit, comme de plus en
plus de personnes aujourd’hui, de la rencontre entre des mondes différents :
l’Iran et la France, le monde musulman chiite et le monde chrétien, une
société qui a gardé certains traits d’une société traditionnelle et une société
«  résolument moderne  », un monde citadin et aristocratique et un monde
simple et paysan, une capitale et une province. Cette rencontre fut à la fois
riche et déchirante, un éblouissement et un écartèlement. Le désir de ne rien
perdre de ce que je voyais de grand et de beau de chaque côté m’a toujours
empêché de choisir l’un contre l’autre, l’un sans l’autre. Il m’a conduit en
tous les cas à chercher ce qui rassemble au-delà de ce qui divise, à
construire des ponts au-dessus des murs. Et c’est ce que j’ai essayé de faire
dans ce livre.
Mes points d’appui découlent évidemment de ce qui a fait le plus écho à ma
propre soif : outre des penseurs et des philosophes, les enseignements des
Évangiles et les mystiques persans d’abord, mais aussi, parce qu’il n’y a pas
que nos racines qui nous irriguent, les grands maîtres tibétains.
Cette référence à des auteurs de traditions spirituelles différentes me sauve
peut-être du soupçon de chercher à convertir qui que ce soit, mais elle
pourrait laisser penser, à tort, qu’on puisse les mélanger selon ses caprices.
Nulle volonté de syncrétisme chez moi, mais le désir d’éclaircir quelque
chose de notre condition humaine à partir des lieux par où j’ai cru
comprendre quelque chose.
Je n’ai pas cherché à prendre un point de vue de surplomb par rapport aux
différentes voies qui prétendent conduire à l’essentiel. Au contraire, j’ai été
pris de vertige face à la beauté et la richesse de certaines de celles qui se
sont présentées à moi, pris d’effroi aussi face à leur exigence et le courage
qu’elles demandent. Comment pourrais-je les prendre de haut ?
Cet intérêt pour les traditions spirituelles m’a conduit en même temps à
penser que l’être humain ne pouvait cheminer pleinement vers l’essentiel en
étant coupé d’une tradition spirituelle authentique. C’est d’ailleurs contre ce
préjugé que j’ai essayé d’écrire ce livre, en faisant droit a priori à toute
voie, croyance ou pratique qui chercherait à répondre à notre élan vers plus
de profondeur. Voilà pourquoi je n’ai pas cherché à dire ce qu’il faut croire
ou ce qu’il faut faire pour aller vers l’essentiel  : cela relève de la
responsabilité de chacun dans sa voie, qu’elle soit religieuse ou athée,
matérialiste ou spiritualiste, politique ou artistique, écologique ou
technologique. Mais j’ai préféré rendre compte de ce que, a minima, nous
sommes en droit d’attendre de la part de croyances et de pratiques qui
prétendent aller vers l’essentiel.
Les prétentions de chaque voie excèdent bien sûr cette attente minimum  :
les traditions spirituelles, par exemple, offrent la perspective d’un salut ou
d’une libération liés à la conviction d’une vie après la mort. Pour quelqu’un
qui se tient très éloigné de ce type de croyances et qui est davantage touché
par le déploiement de l’art, la voie de la création apparaît comme la voie
privilégiée d’une expérience du monde qui déborde l’éthique de l’essentiel
dégagée dans ce livre.
Sans doute la façon dont chacun cherchera à incarner les principes que nous
avons dégagés et les voies dans lesquelles il pourra s’engager pour aller
plus loin divergeront-elles en fonction de ses convictions philosophiques ou
religieuses. Mais j’ai voulu sortir de ces divergences pour trouver quelques
points communs. Sur la soif de l’essentiel, les différences de cultures ou de
croyances n’interdisent pas la possibilité de l’universel.
Derrière les divergences sur les croyances, les coutumes ou les pratiques,
une expérience m’a sauvé aussi bien du relativisme désespérant que du
privilège d’une vérité accordé exclusivement à une voie donnée  : c’est
l’expérience de la bonté et de la douceur, du courage et de l’humilité, de la
sagesse et de la sainteté, qu’aucun barrage culturel, social ou linguistique
n’empêche de rencontrer. Il y a là quelque chose de plus grand que nos
idées ou que nos idoles. C’est pourquoi, avec le temps, je porte davantage
mon attention sur cette croissance de l’humain en l’homme que sur les
querelles de croyances ou de pratiques. Ce critère est en même temps
discriminant, car je me rends compte que certaines voies prétendent à
l’essentiel sans faire grandir l’humain en nous, soit parce qu’elles sont en
réalité des impasses, soit parce qu’elles sont déformées par ceux qui s’y
engagent.
Je ne prétends donc pas que le point de vue adopté était neutre. «  Seul le
néant est neutre », disait très justement Jean Jaurès. Notre soif de l’essentiel
ne peut se nourrir du néant. Quiconque tente de lui trouver une issue est
amené à faire l’expérience de certaines vérités universelles et d’impasses
existentielles toutes aussi universelles.
Méfions-nous cependant d’interpréter trop vite les voies des autres comme
une impasse simplement parce qu’elles ne sont pas les nôtres. Animé en
effet par une logique identitaire puérile, on a tendance à supposer,
précisément lorsque l’enjeu est l’essentiel, que le soleil brille moins chez
l’autre que chez soi. Il est humain de trouver que ses enfants sont les plus
beaux du monde, mais la justice, comme le dit Aristote, est intelligence sans
passion. C’est pourquoi la raison en nous doit pouvoir faire la part des
choses.
«  La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s’est brisé.
Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s’y trouve », écrit
Rûmî, nous mettant ainsi en garde contre la tentation de confisquer l’absolu
et l’universel et de faire de l’essentiel notre propriété exclusive. «  La
couleur de l’eau est celle de son récipient  », dit aussi le grand mystique
musulman Junayd. Nous pouvons aimer nos récipients, car ils nous sont
indispensables pour étancher notre soif, mais il serait regrettable de les
confondre avec l’eau.

Il y aurait encore beaucoup à dire, mais s’il est vrai que la « pensée est un
oiseau qui, dans une cage de mots, peut ouvrir ses ailes, mais ne peut
voler1 », laissons les oiseaux s’envoler. À présent, silence.
Mais pour que ce silence soit complet, il me faut encore vous dire deux
choses : pardon si j’ai pu déformer la vérité et merci pour votre attention.
1. Khalil Gibran, Le Prophète.
Le temps est venu pour toi, Oiseau, d’étendre tes ailes comme une voile.
Envole-toi à présent sans te laisser retenir par les ombres d’hier !
Car si tu es le fils de la poussière, tu es aussi le fils de la lumière.
Va chercher la lune et les étoiles !
Mais n’oublie pas qu’on ne peut construire de maison dans le ciel !
Qu’il te faut redescendre pour transfigurer le monde,
Car si tu es le fils de la lumière tu es aussi le fils de la terre.
Repose-toi en son sein et nourris-toi d’elle,
Mais n’oublie jamais que s’il est bon de se poser,
Il ne faut jamais arrêter ta quête,
Car si tu es le fils de la terre, tu es aussi le fils du vent,
Écoute en toi ce que te souffle ton essentiel désir,
Sans te laisser détourner par les mirages,
Mais n’oublie pas que rien ici-bas ne peut suffire à étancher ta soif,
Car si tu es né dans le monde des limites et des formes,
Tu es aussi traversé par l’infini et le sans-forme.
Voltige autour du monde et découvre les richesses éparpillées !
Mais n’oublie jamais que le trésor que tu cherches est aussi en toi !
Car si tu es le fils du vent, tu es aussi le fils du feu :
Va donc enflammer le monde de ton amour sans rien garder pour toi !
Mais n’oublie pas que ton amour ne vient pas de toi
et que, même pour ce que tu donnes, tu peux dire merci !
Car si tu es le fils du feu, tu es aussi le fils de la pluie !
Bois le monde de tes yeux et éclabousse-le de ta joie
Mais ne crains rien car même l’eau qui chute rejoint un jour le ciel !
Remerciements
Pour rendre compte d’un événement, nous devons soit remonter à l’infini la
chaîne des causes, ce qui est impossible, soit penser une cause première
dont l’origine est aussi mystérieuse que l’origine du temps. Dans les deux
cas, notre mémoire et notre intelligence sont trop faibles pour remonter très
loin. Alors, au moment de remercier tous ceux qui ont rendu possible ce
livre, je dois avouer la peur qui est la mienne d’être ingrat vis-à-vis de tous
ceux qui ont joué un rôle, même dans l’ombre de ma mémoire. Je
commencerai donc par dire merci à tous ceux qui m’ont donné la vie et la
joie de vivre, la famille ou les amis. Merci aussi à tous les maîtres et
instructeurs, du présent et du passé, qui m’ont appris à écrire et à penser, à
chercher et à m’émerveiller. Mais au-delà de mes parents, il me faut
remonter le temps et remercier mes ancêtres. Et au-delà du temps, il me faut
lever les yeux et remercier cette origine sans laquelle il n’y aurait ni
l’amour, ni la vie, ni la beauté, ni la bonté.
S’il est difficile de se représenter la cause première, nous avons en revanche
la chance de pouvoir rencontrer les causes dernières. Comme des étoiles,
des personnes éclairent pour vous le chemin et vous aident à surmonter les
obstacles. Ainsi, ce livre n’aurait pas pu naître sans le soutien et les conseils
de mon épouse Fanny, ni sans la patience de François, Matthieu, Ysé et
Thomas, dont la rédaction de ce livre m’a éloigné. Ma gratitude va d’abord
vers eux.
Impossible d’oublier Agnès Vidalie, des éditions Marabout, pour sa
confiance et ses encouragements, et Élisabeth Boyer, qui a fait un travail
précieux de relecture et de commentaires sur mon texte. Ce fut admirable de
rencontrer une telle compétence, mais plus encore de si belles qualités
humaines.
Merci enfin à tous ceux que je ne connais pas dont les prières ou les actions,
souvent discrètes, permettent à ce monde de tenir malgré tout debout.

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