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Prélude
LA SOIF OU LE DÉSIR VERTICAL
La percée de l’essentiel
Deviens qui tu es
LA SOIF OUBLIÉE
Inconscience et mauvaise foi
Tristes certitudes
Fuites et distractions
Enlisements
Errements
LE CHEMIN VERS L’ESSENTIEL
La voie de l’amour
Remerciements
Collection
À toi qui, tel le soleil levant,
Es venue colorer la vie de lumière.
À toi qui, tel le soleil brûlant,
Es venue donner un cœur chaud à la terre.
À toi qui, tel le soleil couchant,
Es venue faire s’élever mes prières.
À toi qui creuses en moi la soif.
À toi, ma bien-aimée,
Ce livre.
Quel est cet essentiel que nous disons rechercher et dont nous sommes pourtant
ignorants ?
Comment aller vers davantage de profondeur, vers ce qui est moins superficiel et
plus essentiel ?
La soif ou le désir vertical
L’homme ne peut se contenter de circuler. Il veut aussi creuser ou s’envoler.
Il lui faut un ciel pour s’élever et une terre pour s’enraciner. En cela, notre
vie n’est pas réductible à un chemin. Même sinueux, tout chemin reste
horizontal. Au contraire, nos désirs nous poussent à explorer les
profondeurs, à rejoindre les sommets. S’il est vrai que nous rencontrons
d’abord la surface du monde, des êtres et des choses, nous aspirons à aller
plus loin, à percer les apparences. Il nous faut ainsi du temps et de la
patience, de l’attention et de l’amour pour rencontrer véritablement les êtres
qui nous entourent. Il en va de même de notre existence, qui ne demande
qu’à être creusée.
La surface de nos vies ou l’apparence des choses ou des êtres ne sont pas en
soi un problème, puisqu’elles sont le point de départ de notre quête. Le
problème est de rester prisonnier de ces apparences. Ce n’est pas par
l’essentiel que tout commence, mais c’est vers l’essentiel que nous pouvons
cheminer. Ce cheminement n’est plus horizontal, mais vertical : il ne
renvoie pas tant à l’enchaînement des événements de notre vie qu’à toutes
les percées, fugitives ou décisives, d’un sens qui nous donne le sentiment de
nous élever et de participer plus véritablement à la vie. Quel que soit le nom
qui s’y rattache, l’Être, la Vie, Dieu, l’Amour, etc., ces moments
d’arrachement au sommeil ou à la médiocrité ont soudain rendu plus
vivante la belle et mystérieuse présence des êtres et des choses. À travers la
grâce d’un instant ou d’une rencontre, surgit soudain un appel à passer du
néant à l’être, de l’avoir à l’être, du paraître à l’être.
1
Livre I, 43
Enfant, nous étions prêts à tout pour boire le monde de nos yeux.
On peut offrir le confort à un oiseau prisonnier, mais même dans une cage
en or, il se sent appelé à plus vaste et à plus haut. De même, au cœur de
l’opulence ou de nos « réussites », peut surgir une forme d’insatisfaction.
L’oiseau peut connaître bien des misères et des frayeurs au dehors, mais il
n’est pas prêt à renoncer à la liberté. De même, l’enfant que nous étions, et
qui nous habite encore, ne peut accepter de vivre petit. Aucun argument ni
aucune distraction ne peuvent avoir raison de sa belle folie.
Nous pouvons sourire, parfois, devant l’adolescent qui affirme chercher à
vivre la « vraie vie », mais malgré sa grandiloquence ou ses confusions, il
exprime le désir de ne pas se ranger dans une vie petite et sans ambition, de
ne pas intégrer une boîte qui lui permettrait de gagner son pain mais non
d’assouvir la soif de son âme. Et s’il a tendance à confondre parfois la
« vraie vie » avec des images stéréotypées, son désir de prendre le large est
habité par une aspiration à vivre de grandes choses. S’il a parfois tort dans
ses réponses, il a souvent raison dans ses questions ou ses révoltes. S’il a
parfois tendance à confondre l’intensité et la transgression, le courage et la
fuite, la joie et le fantasme d’une euphorie perpétuelle dans une vie de fête
renouvelée, il y a quelque chose de beau dans sa soif de vérité. Comme
beaucoup d’entre nous, il sait ce qu’il ne veut pas, mais il a du mal à savoir
ou à préciser ce qu’il veut vraiment.
Quel est cet amour que tout mon être invoque et convoque ?
Quel est concrètement l’objet de notre soif ? Où est donc ce qui est absent ?
Et qu’est-ce que c’est ? Nous avons soif sans pouvoir préciser l’objet
véritable de notre soif, car il ne s’agit pas d’une chose qui se trouve quelque
part. Mais en même temps nous savons que nous ne mendions pas le vide et
que notre orientation verticale ne conduit pas au néant. Une sorte de brume
enveloppe l’objet de notre attente.
Il est frappant de voir combien les mystiques, les artistes ou tout autre
chercheur de vérité sont comme tendus vers un but qu’ils ne peuvent pas
définir. Ils vont tenter de l’exprimer, mais ils ne parviennent pas à
l’expliquer. Ils cherchent ardemment quelque chose qu’ils ne peuvent
décrire ou modéliser et qui leur paraît être l’essentiel. De même, pour
chacun d’entre nous, derrière le flot de nos occupations et de nos
préoccupations, il y a cette soif mystérieuse d’un horizon peut-être invisible
mais pourtant lumineux, peut-être difficile à cerner mais qui néanmoins
nous interpelle. L’horizon vers lequel cette soif nous dirige est peut-être
brumeux, mais il n’est pas fumeux.
Quand cette aspiration mystérieuse cherche à se dire avec des mots, ces
derniers diffèrent selon les personnes ou les situations. Les mots
« profondeur » ou « sincérité », « vérité », « transcendance » ou
« authenticité », « absolu » ou « infini », ne sont que des moyens, toujours
insatisfaisants, par lesquels chacun cherche à désigner l’objet de sa soif.
Nous n’utilisons pas ces mots parce que leur définition recouvre exactement
ce que nous nommons, mais parce qu’ils sont comme un doigt pointé vers
une expérience que nous sommes incapables de nous représenter.
L’essentiel, la profondeur, la vie, la vérité, l’infini, etc. : il faut le singulier
ici, moins pour désigner la qualité d’une chose que la qualité présente en
toute présence. Si tous ces singuliers sont déroutants, c’est que nous
sommes sur la bonne voie. C’est pourquoi il ne faut pas prendre notre soif
de l’essentiel aux mots, car ils sont moins source de définition que source
d’inspiration et d’intuition. Ils convoquent cette raison du cœur que la
raison ne connaît pas, pour reprendre une expression de Pascal.
Les chercheurs de l’essentiel se gardent d’ailleurs de définir les mots qu’ils
convoquent. Non par défaillance ou par manque de rigueur intellectuelle,
mais parce que ces mots sont pour eux comme des ponts qui orientent vers
ce qui est évident et vivant, indicible et éminemment concret. Pour les
assoiffés, les termes « vie », « vérité », « absolu », « infini », etc., sont
souvent interchangeables car ils sont des fenêtres différentes pour regarder
dans une même direction.
Lorsque Cézanne dit : « Je vous dois la vérité en peinture », est-ce la même
vérité que celle invoquée par sainte Thérèse de Lisieux dans ces paroles :
« Je n’ai jamais cherché que la vérité » ? Peut-être pas. On remarquera que,
pour tous les deux, « la vérité » renvoie plus à une expérience qu’à un
concept. Elle est présentée comme ce qu’il y a de « plus essentiel », comme
ce qui va conduire l’humanité à l’expérience la plus profonde. L’un et
l’autre sont prêts à bien des efforts et à bien des sacrifices pour l’atteindre.
Aucune des définitions habituelles ne fonctionne pour caractériser la vérité
qu’ils évoquent. Sainte Thérèse de Lisieux et Cézanne évoquent en outre de
« la » vérité, au singulier, car la vérité n’est pas pour eux l’adéquation au
réel, mais une manière de se rendre présent à la présence. Tous deux visent
à passer du registre de l’avoir à celui de l’être, ils visent une rencontre avec
ce qui mérite le plus de s’appeler le réel.
Finalement, la relation à l’essentiel ne relève pas de quelque chose
d’intellectuel. Graf Dürckheim fait remarquer très justement que « vis-à-vis
de l’essentiel, il est des gens qui sont sourds et aveugles malgré toute leur
intelligence.[…] Et il est des gens d’une grande simplicité intellectuelle qui
ont le goût pour la qualité numineuse de l’essentiel. Ce sont ces derniers qui
peuvent se rendre compte que l’expérience qu’ils ont vécue représente une
chance pour leur existence. Ils peuvent alors cultiver le champ de leur
existence pour y retrouver l’essentiel qui s’est manifesté à eux le temps
d’une expérience1 ».
L’inefficacité de la soif
Le flou qui habite cette aspiration souvent secrète à plus de profondeur nous
conduit parfois à oublier notre quête ou à douter de son bien-fondé. Ne faut-
il pas délaisser un désir aussi flou ? Un objet qui n’est pas un objet, n’est-ce
pas le néant ? Cette soif censée être l’élan le plus profond de notre existence
ne nous épuise-t-elle pas en nous détournant des objets tangibles que nous
pouvons conquérir en ce monde ? Pourquoi chercher une chose qui n’est
pas une chose et qui semble inaccessible ?
Nous ne choisissons pas d’avoir soif, de même que nous ne choisissons pas de
tomber amoureux.
Nous ne choisissons pas d’avoir soif, de même que nous ne choisissons pas
de tomber amoureux. Lorsque nous goûtons à un moment d’authenticité et
de vérité, le caractère superficiel de notre vie nous apparaît au grand jour, et
du superficiel, nous ne voulons plus.
Pour tous ceux qui ne regardent la vie que sous l’angle de la puissance et de
l’efficacité, la quête d’une chose innommée et innommable peut sembler
absurde. Au contraire, selon eux, il faudrait clarifier l’objet de son désir,
puis se donner les moyens de l’obtenir en arrêtant de perdre son temps dans
les brumes et les brouillards.
Les objectifs précis de l’« entrepreneur » contrastent avec la quête obscure
et silencieuse du « chercheur » (de l’« assoiffé »). Pour le premier, la vie
consiste à se fixer des « challenges » et, par la force de sa volonté, à les
réaliser. À formuler des rêves et à les accomplir. À se représenter des idéaux
et à essayer de les incarner. À faire des projets et à les faire aboutir.
Pourtant, la soif de l’essentiel n’est ni une absence de volonté ni une
volonté totalement ignorante de ce qu’elle veut. Ne pas réussir à exprimer
ce qu’on recherche ne signifie pas qu’on ne recherche rien, ni qu’on
cherche le rien.
L’opacité de l’essentiel ou la difficulté à dire ce que serait une vie
profondément vécue fait échec à un volontarisme impulsif et impatient. Car
c’est cette opacité même qui conduit l’être humain à interroger le sens de
ses rêves, de ses défis ou de ses projets. Si nous n’avions que des désirs
clairement identifiés, notre vie ne serait que vaine agitation, et nous nous
distinguerions à peine du termite qui construit énergiquement sa termitière.
Le mystère qui entoure l’essentiel n’est en rien la preuve d’une illusion ou
d’un fantasme. Il n’est pas l’expression d’une misère de l’homme, mais au
contraire ce qui l’appelle à s’élever au-delà de sa misère. Car vivre, pour
l’homme, ce n’est pas seulement atteindre des objectifs ou « réussir dans la
vie », c’est habiter sa vie. Ce n’est pas seulement faire, c’est aussi donner
du sens à ce que l’on fait.
Si l’exigence de profondeur ou d’authenticité échappe en partie à une
logique de la rentabilité ou du compte rendu, c’est parce qu’elle relève
d’une qualité d’être et de présence, et non pas d’une quantité objectivable
ou d’un fait matériellement palpable. Les tâches que nous avons accomplies
dans une journée sont peut-être quantifiables, mais la manière dont nous les
avons menées à bien ou l’esprit dans lequel nous les avons accomplies ne le
sont pas vraiment. La quête de l’essentiel ne nous rend pas inactif, mais elle
nous interdit de céder à un activisme vidé de sens et d’esprit.
Évitons cependant d’opposer de façon quasi systématique l’« entrepreneur »
et l’« assoiffé », l’homme soucieux de faire aboutir des projets précis et
l’homme inquiet de voir sa vie lui glisser entre les doigts dans un
enchaînement de buts. Ce sont les deux pôles entre lesquels se joue la vie
humaine. D’un côté la belle énergie de celui qui veut s’engager, de l’autre
les questionnements de celui qui craint que l’action ne soit qu’une
distraction ou une réaction. D’un côté la fougue de celui qui veut agir sur le
monde, de l’autre l’exigence de celui qui veut donner le meilleur de lui-
même en commençant par recevoir le monde. D’un côté la force de celui
qui veut laisser sa marque sur le réel, de l’autre le souci de ne pas s’imposer
au réel ou sur les autres pour mieux goûter leur présence et à ce qu’ils ont à
dire.
Un esprit d’entreprise sans profondeur relève, au mieux, de la vanité, mais
le souci des profondeurs sans esprit d’entreprise est également un vide.
Éprouver des désirs qui ne soient pas traversés par la soif de l’essentiel est
infantile, voire désespérant, mais être habité par une soif de l’essentiel qui
ne conduise pas à s’engager dans certaines actions est plutôt suspect.
1. Graf Dürckheim, Le Centre de l’Être, Albin Michel, Paris, p. 109.
2
La percée de l’essentiel
« Comment l’âme pourrait-elle ne pas prendre son essor quand, de la glorieuse Présence,
un appel affectueux, doux comme le miel, parvient jusqu’à elle et lui dit : “Élève-toi” ?
Comment le poisson pourrait-il ne pas bondir immédiatement de la terre sèche dans l’eau,
quand le bruit des flots arrive à son oreille de l’océan aux ondes fraîches ? Comment
le faucon pourrait-il ne pas s’envoler, oubliant la chasse, vers le poignet du roi, dès qu’il
entend le tambourin, frappé par la baguette, lui donner le signal du retour ? Comment
le soufi pourrait-il ne pas se mettre à danser, tournoyant sur lui-même comme l’atome,
au soleil de l’éternité, afin qu’il le délivre de ce monde périssable ? Vole, vole, oiseau, vers
ton séjour natal, car te voilà échappé de la cage et tes ailes sont déployées. Éloigne-toi
de l’eau saumâtre, hâte-toi vers la source de vie1… »
Rûmî, Odes mystiques
Le souffle de la bonté
Au cœur de la nuit se trouve encore une lune ou des étoiles pour éclairer
notre route. Au milieu de l’eau boueuse peuvent pousser les fleurs, et des
oasis fleurir au milieu du désert. Ainsi en va-t-il de l’homme qui, même
perdu et déboussolé, même désorienté au cœur d’un monde traversé par la
folie, n’est pas seul : il rencontre des présences et des réalités lumineuses
qui s’offrent comme une main tendue pour le détourner des mirages et
éveiller en lui l’appel des hauteurs.
Si nous gardons souvent les traces de nos blessures, nous portons aussi en nous la
marque indélébile de ce qui a dilaté notre cœur.
écrit le grand poète persan Saadi dans son recueil intitulé Le Jardin des
roses.
Pourquoi des jacinthes ? Parce que la nature est un lieu privilégié où
l’homme fait l’expérience de la beauté. Source de vie, la nature est aussi
une véritable nourriture pour nos sens et pour notre âme. Dans le monde
citadin qui est le nôtre, même si nous pouvons aimer les villes, nous
pouvons sentir aussi le besoin de retrouver la présence vivifiante de la
nature, des arbres et des plantes. Car la vie en nous a besoin d’être en
contact avec la vie. Ce n’est pas pour rien que les habitants des villes
cherchent, quand ils le peuvent, à respirer de nouveau l’air de la mer, de la
montagne, de la forêt. La nature est à la fois source de beauté et de gratuité.
Il n’y a pas à payer (pas encore !) pour contempler une forêt ou un lac, le
soleil se lever ou les oiseaux chanter.
Quelle que soit la manière dont chacun de nous envisage cet essentiel dont
il a soif, il est impensable d’imaginer que le chemin vers plus de profondeur
et de vérité ne nous conduise pas à nous tourner davantage vers tout ce qui
nous procure le sentiment du beau.
L’enfant est un miroir qui nous interpelle et nous rappelle à notre vocation.
L’enfant est en cela un miroir qui nous interpelle et nous rappelle à notre
vocation. Il n’est pas encore mûr, mais il nous interroge sur notre maturité.
Il nous invite ainsi, par son ardeur, à sortir de la contradiction entre ce que
nous disons et ce que nous faisons, entre ce que nous voulons et ce que
nous vivons. Il est celui qui fait émerger au grand jour notre incohérence. Il
nous demande implicitement : « Qu’as-tu fait de tes talents ? » Nos talents,
ce sont d’abord nos élans, cette vie et cette énergie qui nous ont été offerts.
Nos talents, c’est notre soif. Pour Rûmî, tout a commencé par un regard,
celui de Shams, qui a bouleversé sa vie. Comme le regard du sage, celui du
bébé fait naître en nous cette question : « Qu’as-tu fait de ta soif ? »
Parce qu’au cœur de cette vie nous rencontrons des « fragments » d’infini,
notre soif peut trouver où s’abreuver et nous pouvons découvrir un endroit à
creuser dans l’horizon plat de nos vies. Devant le mystère infini de l’être
aimé, devant la beauté bouleversante d’une musique, devant le regard à la
fois lumineux et fragile du bébé, devant le vieil homme dont nous tenons la
main jusqu’au grand voyage, nous faisons l’expérience qu’il y a, derrière
nos éternels « pourquoi », un grand oui, une grâce qui brise nos doutes et
nos désespoirs. Et ces moments viennent moins nous « combler » que nous
réveiller et creuser davantage notre soif.
Les rencontres décisives
« Si nous étions ce que nous sommes appelés à être, nous mettrions le feu au
monde. »
D’une culture à une autre, d’une époque à une autre, beaucoup de vies ont
été transformées par la rencontre d’hommes remarquables. « Si nous étions
ce que nous sommes appelés à être, écrit Catherine de Sienne, nous
mettrions le feu au monde. » Comment le croire ? Précisément en allant à la
rencontre des saints et des sages car, par leurs actes et par leur présence, ils
témoignent de la vérité. Comme un miroir, certaines femmes et certains
hommes peuvent renvoyer une image de ce que nous sommes appelés à
devenir. Tous ceux qui ont rencontré mère Teresa, le Dalaï-lama ou Mâ
Ananda Moyi n’ont pas rencontré telle idéologie ou telle croyance, mais
l’évidence que, derrière la tragédie de nos vies, existe une plénitude
insondable. Au-delà de nos enfantillages, il y a quelque chose qui est la
réelle maturité.
Que produisent ces rencontres ? Elles nous enflamment : comme un feu qui
cherche à se propager, elles nous appellent à repousser les limites dans
lesquelles nous étions enfermés pour, d’un cœur plus chaleureux, répandre
un peu plus de lumière en ce monde. Elles éveillent en nous le désir de nous
élever au meilleur de nous-même, de donner à nos vies une profondeur
qu’elles n’ont pas encore ou dont nous n’avons pas conscience. En bref,
elles nous communiquent la soif de l’essentiel.
Encore faut-il faire de telles rencontres ! Beaucoup de gens doutent que de
telles personnes existent. À cet égard, on peut regretter que notre monde
contemporain nous donne à voir tant de sportifs, de mannequins ou de
guignols et si peu d’hommes sages ! Tout le monde sait ce qu’est un
ingénieur ou un journaliste, un physicien ou un alpiniste, un philosophe ou
un psychanalyste, mais qui sait encore ce qu’est un sage ou un saint ? Ces
termes sont devenus archaïques, alors qu’on exhibe trop souvent la bêtise et
la médiocrité, la perversité et la grossièreté, que ce soit sur un plateau de
télévision ou dans un film. Si c’était pour dénoncer de tels comportements,
on pourrait le pardonner, mais c’est trop souvent pour les incarner dans des
antihéros auxquels nous sommes appelés à nous identifier. Véritable insulte
à la nature humaine et « conspiration contre toute vie spirituelle », pour
citer Bernanos. Ces figures hantent nos vies et finissent par nous désespérer
de l’humanité.
Cette phrase de Rûmî, qui ouvre le Mathnawi, son œuvre magistrale, éclaire
la particularité de cette soif réveillée par les grandes rencontres : elle est
déjà une récompense. Ce n’est pas nous qui avons créé notre soif. La vivre
est donc déjà un grand cadeau, même si elle est déchirante. Le souvenir
douloureux de Juliette qu’il vient de rencontrer est déjà plus que précieux
pour Roméo, et il n’est pas prêt à échanger la douleur de l’absence contre
l’oubli de sa bien-aimée. Quel amoureux sincère pourrait le faire ?
L’homme, pourtant, peut vivre dans l’oubli de sa soif, coupé de ce feu,
sourd à l’appel de son âme – nous y reviendrons plus loin. Cela ne signifie
pas que la soif n’est pas présente : une étincelle suffit parfois pour réveiller
en nous l’appel. Mais quand la soif est présente en nous, notre existence
semble orientée par un aimant étrange, tournée vers un but invisible, animée
par le désir de transfigurer le visible.
L’homme vit parfois dans l’oubli de sa soif, coupé de ce feu, sourd à l’appel de son
âme.
Mais pour celui chez qui cette soif est apparue, il n’y a que la fatigue qui
pourra, temporairement, l’arracher à sa quête. L’assoiffé ne veut pas dormir
et ne peut pas dormir. Il ne s’endort qu’à la limite de l’épuisement, comme
les enfants qu’on laisse veiller. Dans les yeux de l’enfant à qui on demande
d’aller se coucher, on trouve cette interrogation : pourquoi dois-je aller me
coucher alors qu’il reste tant de choses à vivre ? Comment peut-on être
épuisé avant d’avoir épuisé la vie ? Dans les larmes de l’enfant, on décèle la
tristesse de devoir abandonner une aventure qui est loin d’être terminée.
Comme tout désir puissant, la soif de l’essentiel nous empêche de vivre
tranquilles. Il n’y a pour elle ni contentement, ni bon droit, ni bonne
conscience, mais une exigence démesurée, une force qui pousse à se
dépasser pour faire entrer l’impossible dans le temps. La soif de l’essentiel
n’a que faire des lois de causalité et des calculs de probabilité, seul compte
tout ce qui peut permettre d’illuminer le monde.
« Ainsi, parce que tu es tiède, et que tu n’es ni froid ni bouillant, je te
vomirai de ma bouche », lit-on dans l’Apocalypse (3:16). Toutes les
sociétés humaines ont quelque chose de tiède parce qu’elles veulent avant
tout préserver l’ordre, la sécurité et le confort. Or la soif qui nous habite
veut bien davantage ! C’est pourquoi, dans l’histoire, les plus grands
assoiffés sont allés jusqu’à faire trembler les empires ou les institutions.
C’est pourquoi aussi les plus grands saints se sont heurtés aux résistances
des puissants, jusqu’à y laisser leur vie.
1. Cité par Eva de Vitray-Meyerovitch dans son Anthologie du
soufisme, Albin Michel, 1995, p. 52.
2. Cité par Jean-Claude Carrière dans Le Livre de Chams de Tabriz,
Gallimard, 1993.
3
Soif d’absolu
Si notre soif de l’essentiel est soif d’absolu, c’est parce qu’elle ne saurait
être seulement soif de beauté, de bonté ou de vérité. Elle est soif de tout
cela en même temps. Et aussi de tout ce que la pensée ne sait appréhender
que comme des contraires : l’amour et la force, la douceur et la fermeté, la
mesure et la démesure, la raison et la folie, etc.
L’essentiel est comme un soleil qu’on ne voit pas, mais qui nous attire par ses
rayons. Nous ne savons pas ce qu’il est, pourtant nous voulons le réaliser en nous
réalisant.
Ne surtout pas se contenter !
Notre désir est insatiable parce qu’il cherche à se satisfaire de réalités finies .
Le désir est un puits sans fond, un « gouffre infini », dit Pascal. Et ce désir
infini ne peut être comblé que par une réalité infinie. Autrement dit, notre
désir est insatiable parce qu’il cherche vainement à se satisfaire de réalités
finies (un jouet, un diplôme, une réussite professionnelle, « le prince
charmant », etc.). D’où une perpétuelle fuite en avant. L’homme peut passer
sa vie à courir derrière un objet, puis un autre, et encore un autre, avec
l’illusion que chacune des choses convoitées lui apportera la plénitude.
Mais il peut aussi comprendre, au bout d’un moment, que derrière ses
nombreux désirs, se cache en fait un seul et même désir, un désir d’absolu,
d’infini. Il ne faut donc pas opposer la soif et nos désirs, car la soif est en un
certain sens au cœur de tous nos désirs. Que Dieu existe ou qu’il n’existe
pas, cela n’enlève rien à notre aspiration à quelque chose d’irréductible aux
choses ordinaires du monde, à quelque chose qui transcende le cours
ordinaire de notre existence.
Ce n’est pas pour rien que nous sommes davantage attirés par les êtres que
par les choses, car à travers l’expérience d’une personne humaine, je
rencontre quelque chose de cette dimension infinie. Lorsque je rencontre
quelqu’un, je perçois d’abord son visage, son corps et sa voix, puis un
certain caractère ; je suis capable de le décrire en dressant la liste de ses
qualités et de ses défauts. Mais si j’apprends à mieux le connaître, je
découvre que cet être ne peut être réduit à une formule ni à une image, que
les mots pour le décrire risquent de le figer, de le déformer ou de le trahir.
Je découvre que cet être n’est pas un tout dont on pourrait tracer les
contours, mais un être traversé par de l’infini. Ainsi en est-il aussi du
monde : nous pensons qu’il est une formule à découvrir, un livre à
déchiffrer, avant de découvrir qu’il est d’abord un poème qu’aucun
commentaire ne pourra épuiser, un mystère tellement plus savoureux à vivre
que nos thèses et nos hypothèses. Notre soif de l’essentiel est soif de
rencontrer cet infini partout où il peut se manifester.
Tout désir est désir de transcendance, ce qui rejoint notre soif de l’essentiel comme
soif d’absolu.
Nulle part cette soif d’absolu qui habite l’homme ne se manifeste mieux
que dans son désir d’être aimé, désir qui est certainement le plus
fondamental de l’être humain et qui permet de comprendre nombre de ses
comportements. Nous désirons être aimés de manière infinie, alors que
l’amour que les autres nous offrent n’est pas infini (il est limité par leurs
propres nœuds et blocages) et que nous ne pouvons pas être aimés non plus
par une infinité de personnes. Nous désirons être aimés de manière
permanente, mais comment pourrions-nous sentir en permanence l’amour
des gens qui nous aiment ? Ils ne peuvent pas penser à nous tout le temps
(et heureusement !). Nous désirons être aimés de manière inconditionnelle,
or l’amour que nous offrent les autres est conditionnel : il dépend de nos
qualités ou de nos performances. Même l’amour des parents n’est pas
pleinement inconditionnel : il y a une première condition à cet amour, c’est
qu’il ne se donne qu’à son enfant. Si le hasard nous avait fait naître dans
une autre famille, nous n’aurions jamais reçu cet amour si exclusif. Enfin,
nous désirons être aimés de manière gratuite quand l’amour qu’on nous
offre contient une forme de demande ou d’exigence, celle d’être aimé en
retour. Il y a dans nos « Je t’aime » un « Je veux que tu m’aimes ». Nous ne
rencontrons pas seulement le désir de l’autre mais son besoin, voire un puits
sans fond dont nous sentons que nous aurons beaucoup de mal à le combler.
Être aimé est certainement le désir le plus fondamental de l’être humain et ce qui
permet de comprendre nombre de ses comportements.
Deviens qui tu es
« Quand Dae Ju vint pour la première fois voir le maître zen Ma-jo, ce dernier lui
demanda : “Qu’est-ce que tu attends de moi ?”
“Quel imbécile tu fais ! dit Ma-jo. Tu as le plus grand trésor du monde en toi, et
néanmoins tu te déplaces pour demander de l’aide aux autres. À quoi est-ce que cela sert ?
Je n’ai rien à donner.”
Dae Ju se prosterna et dit : “S’il vous plaît, Maître, dites-moi quel est ce trésor.”
Si l’univers ou les autres restent un mystère pour l’homme, chaque être est
également pour lui-même son propre mystère. Nous sommes capables de
dire notre nom, de raconter notre vie ou l’histoire de notre famille,
d’affirmer nos opinions, nos croyances et nos goûts, de décliner notre
curriculum vitae ou d’exposer les traits de notre personnalité, mais notre
être se réduit-il à ces données ? Lorsque je dis : « Je suis fatigué », « Je suis
Mathilde », « Je suis ingénieur », etc., qui est ce « je » ? Expérience
troublante que celle de vraiment se regarder un moment dans un miroir :
nous éprouvons alors un sentiment d’étrangeté devant notre reflet. Qui est
ce corps que je vois dans le miroir ? Qui est cet être que je reconnais, mais
dont je ne connais pas grand-chose ? Nous faisons rarement cette
expérience, car nous passons habituellement assez vite devant le miroir
pour nous coiffer, nous maquiller ou nous raser. Notre identité ne nous pose
alors aucun problème ni ne provoque en nous aucun malaise. Elle s’impose
comme une évidence.
Dans notre quotidien, c’est avec la même évidence que nous parlons de
nous, que nous nous présentons comme si nous étions transparents à nous-
mêmes. Le moi peut vouloir se déployer ou s’exprimer, imposer sa
personnalité ou exhiber ses talents, mais cela n’a rien à voir avec ce qu’on
appelle « quête de soi ». C’est lorsque le vernis de notre personnalité
s’écaille, que nos repères habituels disparaissent, que nous nous posons
alors cette question: qui suis-je vraiment ?
Nous ne sommes pas un petit « tout », mais un infini qui a pris visage.
La soif de l’essentiel est un appel à creuser plus profondément en soi, à dépasser les
images, les apparences ou les mises en scène de soi.
Car les autres ne sont pas les seuls à nous figer et à nous chosifier, à nous
classer et à nous réduire à une image. Nous sommes les premiers à le faire.
Qu’est-ce qui, en nous, échappe à notre apparence, à notre sexe, à notre
couleur de peau, à notre position dans l’échiquier social, à notre
nationalité ? Qu’est-ce qui, en nous, est plus grand que « nos vérités », que
« nos convictions » ou que « nos désirs » ? Nous ne sommes pas seulement
l’enfant de nos parents, l’enfant de cette ville, l’enfant de notre histoire.
Nous ne sommes pas seulement ce père ou cette mère, cet employé
consciencieux ou ce syndicaliste vigilant, etc. Mais pour arriver à le sentir,
il faut observer plus longuement notre image dans le miroir, prendre de la
hauteur ou faire un pas de côté. Il faut que quelque chose se trouble, que
surgisse un malaise ou une fatigue devant ce qui nous étouffe ou nous limite
au sein d’une identité réductrice.
« Il n’y a pas de vérité première, il n’y a que des erreurs premières »,
écrivait Bachelard. Ainsi, notre premier rapport à nous-même est un rapport
superficiel. Il faut que ce caractère superficiel émerge pour que surgisse en
nous la soif de nous élever à notre nature véritable, au-delà des images et
des étiquettes, au-delà du « moi qui dit moi ». La soif de l’essentiel est un
appel à creuser plus profondément en soi, à dépasser les images, les
apparences ou les mises en scène de soi. Elle vise à découvrir ce qui en soi
ne se réduit pas à ce que nous sommes devenus. L’appel des hauteurs se
révèle être ainsi un appel des profondeurs de notre être. Mais qu’on ne s’y
trompe pas : notre être essentiel n’est pas une chose qu’on va découvrir. Il
est plutôt une ouverture et une conscience nouvelle sur le monde. Il est mise
en relation de soi avec l’absolu.
La soif intérieure – ou plutôt, ici, la soif de l’intérieur – n’est qu’une autre
manière pour l’homme d’entrer en relation avec le mystère d’une altérité
radicale.
De même qu’en mathématiques il y a l’infini « qui va au loin » (de 0 à ∞) et
l’infini « qui va au-dedans » (entre 0 et 1, entre 0 et 0.1, etc., il y a déjà une
infinité de nombres !), de même l’homme peut-il faire l’expérience de
l’insondable et de l’infini au dehors et au-dedans de lui.
Ce paradoxe se retrouve au cœur des grandes traditions spirituelles, qui
toutes évoquent l’idée d’une transcendance divine à la fois extérieure et
intérieure à l’homme. « Dieu, dit saint Augustin, est plus intime à moi-
même que moi-même. » Affirmation déconcertante au premier abord :
comment un être infini peut-il habiter au cœur de l’être fini que je suis ?
Saint Augustin ne veut pas dire que nous sommes tous des dieux, mais que
nous pouvons rencontrer Dieu en nous, que l’opposition entre intérieur et
extérieur est une vision trop limitée.
Cette apparente contradiction se retrouve au sein de toute voie spirituelle
qui invite à la fois à sortir de l’éclatement et de la division pour chercher
l’essentiel en soi (enstase) et à nous ouvrir à ce qui est au-delà de nous
(extase).
La soif de l’essentiel se présente ainsi comme une aspiration à entrer plus
profondément en soi, mais elle ne relève d’aucun égocentrisme au sens où
elle est quête d’une relation en soi à plus grand que soi. Encore faut-il, pour
qu’elle surgisse, ne pas se perdre comme Narcisse dans une image de soi.
Encore faut-il que nous cessions de nous agripper à ce que nous appelons
parfois notre identité.
Toutes les grandes traditions spirituelles évoquent l’idée d’une transcendance divine
à la fois extérieure et intérieure à l’homme.
Le foudroyé d’amour, dont le cœur fond en présence de l’être aimé, est tout étonné
de voir jaillir en lui une source de tendresse inépuisable.
La soif oubliée
« Ce n’est pas la lumière qui manque mais la vue,
Inconscience et mauvaise foi
Comme tout désir, la soif de l’essentiel naît de l’expérience d’un manque,
l’expérience d’un écart entre ce qui est et ce qui devrait être. Sans
complaisance, elle nous fait prendre conscience que nous ne sommes pas
pleinement ce que nous sommes appelés à être. Mais notre aveuglement ou
notre désir de « bonne conscience » nous conduisent le plus souvent à nier
cet écart. Dès lors, une forme d’inconscience ou de sommeil, pour
reprendre l’expression d’Héraclite, empêche la soif de surgir.
Un mensonge aveugle
La soif de l’essentiel trouve son terreau dans la conscience de cet écart. Elle
est un cri ou un appel à plus de vérité : non pas un appel à transgresser les
codes sociaux – ce serait infantile et regrettable, car il est souvent précieux
au niveau extérieur de faire « comme si » –, mais un appel à nous élever
intérieurement à la hauteur de nos exigences, à entrer en cohérence avec les
principes que nous invoquons. La soif de l’essentiel est un appel à une
purification intérieure. Encore faut-il, pour entrer dans une telle démarche,
prendre conscience du mensonge. La sincérité, c’est d’abord la conscience
de sa non-sincérité.
Or nous avons tendance à vivre dans l’inconscience ou dans une forme de
mauvaise foi. Par orgueil ? Par paresse ? Les causes sont multiples et aussi
bien intérieures qu’extérieures, mais le résultat est là : nous ne cherchons
pas à polir le miroir de notre cœur.
La comédie de la relation
Ce n’est pas seulement la manière de vivre sa vie qui est touchée par la
mauvaise foi et le mensonge, mais la nature même de notre relation aux
autres et au monde. Nous pouvons dire : « Je suis avec toi », « Nous
sommes ensemble » et même « Nous vivons ensemble », tout en vivant
qu’à côté, tout en ne faisant que se distraire l’un l’autre, l’un de l’autre. Et
nous tombons souvent dans l’inconscience de ce que requiert toute
présence.
Pensons à ces moments que nous avons passés sur les bancs de l’école, à
côté de nos camarades, et où nous avons vécu toutes sortes d’événements
ensemble, dont certains se sont imprimés dans notre mémoire. Chaque
copain, un peu comme dans les histoires du petit Nicolas, avait ses
caractéristiques et sa personnalité. Mais dans ces rigolades ou ces disputes,
dans le brouhaha des bruits de couloir ou des cartables qui s’entrechoquent,
les avons-nous vraiment rencontrés ? Nous passions beaucoup de temps
ensemble, mais sans véritablement nous voir ni nous regarder. Chacun était
comme au théâtre et jouait son rôle sans regarder les autres, sans les
regarder vraiment. Avec le recul, on réalise que derrière la rigolade, nos
liens étaient plutôt superficiels. Il n’y avait pas – ou rarement – une relation
d’âme à âme, de présence à présence. Les regards se croisaient mais les
âmes ne se rencontraient pas. Il y a bien eu des moments fugitifs de vérité,
quand on s’isolait du groupe pour échanger des paroles seul à seul avec un
camarade devenu ami, mais il y avait de quoi pleurer lorsque, dès le
lendemain, dans la cour, toute cette profondeur semblait s’être envolée.
« Il est donné à très peu d’esprits de découvrir que les êtres et les choses existent. »
Nous n’étions pas assez mûrs, peut-être, pour aller plus loin. Mais est-ce
que ce n’est pas le même cinéma qui se joue encore aujourd’hui avec nos
collègues de travail, parfois même avec nos amis ? Combien de temps
passons-nous à parler du temps, de sport, du gouvernement, de ce qu’on
mange ou de ce qui s’achète, de ce qu’on a fait ou de ce qu’on aurait dû
faire, etc., en oubliant, dans tout ce vacarme, la présence profonde et
mystérieuse de l’autre. Ce ne sont pas nos discussions qui sont en cause,
mais la qualité de notre présence aux autres, de notre présence à toute
présence. Simone Weil ne veut pas dire autre chose quand elle écrit : « Il est
donné à très peu d’esprits de découvrir que les êtres et les choses existent. »
Il n’est pas facile de trouver son chemin et d’être sincère, mais le souci de
sincérité est un bien précieux. Il implique une mise à distance et un art de
ne pas trop se prendre au sérieux.
En même temps, être lucide sur nos mensonges ne garantit pas à lui seul
que nous sommes dans la vérité. Cette lucidité met une lumière sur nos
ombres, mais elle est d’abord un appel à plus de lumière. Au lieu de nous
désespérer, elle devrait éveiller en nous une soif d’authenticité et de
sincérité.
Des mains inconscientes
Le mal est au cœur de nos vies, dans nos actes comme dans notre coupable passivité.
Le refus de la lumière
Tristes certitudes
Ce mélange d’inconscience, d’orgueil et de mauvaise foi qui empêche la
soif d’apparaître se retrouve dans notre rapport au savoir. Nos certitudes
peuvent nous enfermer et nos doutes nous désespérer. Lorsque la raison
humaine prétend pouvoir s’accaparer la vérité des choses ou lorsqu’elle
fonctionne à vide en se coupant de l’expérience de ce qui est plus grand
qu’elle, elle brise l’élan vers l’essentiel. Lorsque l’horizon n’est plus la
sagesse, mais seulement le savoir, là encore la soif de l’essentiel est
refoulée.
Quelqu’un lui ayant rapporté qu’il n’existait pas d’homme plus sage que
lui, selon l’oracle de Delphes, Socrate en conclut que s’il est sage, c’est
parce qu’il sait qu’il ne sait rien.
La plupart des écrits de Platon constituent un dialogue entre un sophiste
(littéralement, « maître de sagesse ») et Socrate qui, par ses questions,
conduit son interlocuteur à prendre peu à peu conscience de son ignorance.
Ce dernier comprend alors que le sentiment de la vérité n’est pas la vérité,
que le vraisemblable n’est pas nécessairement le vrai. Et parce qu’il réalise
que la vérité lui manque, il peut se mettre en quête du vrai. Prendre
conscience de son ignorance suppose tout un travail : le plus difficile n’est
finalement pas de cheminer, mais de trouver les conditions pour qu’il y ait
un chemin.
Le plus difficile n’est pas de cheminer, mais de trouver les conditions pour qu’il y
ait un chemin.
Il y a cependant un paradoxe qu’il faut souligner : chacun d’entre nous est
prêt à reconnaître qu’il ne sait pas grand-chose, qu’il n’a pas lu tous les
livres et qu’il est incompétent dans beaucoup de domaines. Chacun de nous
peut donc dire, à l’instar de Socrate : « Je sais que je ne sais rien. »
Comment la phrase de Socrate a-t-elle pu devenir aussi célèbre alors que
n’importe qui pourrait la revendiquer ? Non seulement nous sommes prêts à
nous reconnaître ignorants de beaucoup de choses, mais cet aveu
d’ignorance n’implique pas forcément le désir d’en savoir davantage. Nous
pouvons nous montrer curieux de beaucoup de choses, sans nous sentir
malheureux de ne pas avoir des connaissances dans tous les domaines.
Nous pouvons admirer le savant ou l’homme cultivé sans que leur savoir ou
leur culture semblent indispensables à nos vies. Comment expliquer ce
manque d’enthousiasme pour apprendre ?
En fait, ce paradoxe n’existe que si nous réduisons la connaissance à une
somme d’informations sur le monde. Pour Socrate, la connaissance est
d’abord ce qui vient donner un sens à ce qui est. Elle est moins une
affirmation qu’une illumination. Elle n’est pas ce qui pourrait nous rendre
savants ou cultivés, mais ce qui peut faire de nous des êtres plus éveillés et
plus sages. Le drame de l’homme, pour Socrate, ce n’est pas de ne pas
« tout savoir », c’est d’être persuadé d’avoir compris ce qu’il y avait à
comprendre. Nous arrivons peut-être à « gérer » notre vie, mais nous
n’avons pas compris l’essentiel de ce qu’il y a à comprendre, et cette
inconscience, ou cette suffisance, nuit gravement à la santé de notre âme.
Croyant avoir compris la vie et les hommes, ce qu’il faut posséder ou ce
qu’il faut faire, nous devenons sourds à la soif qui nous habite.
Le drame de l’homme, pour Socrate, ce n’est pas de ne pas « tout savoir », c’est
d’être persuadé d’avoir compris ce qu’il y avait à comprendre.
« Plus un homme est inférieur par l’intelligence, moins l’existence a pour lui de
mystère. »
Rien de plus triste, de ce point de vue, que les gens qui ont réponse à tout,
parce qu’ils ont délaissé les questions auxquelles ils n’arrivent pas à
répondre. « Plus un homme est inférieur par l’intelligence, moins
l’existence a pour lui de mystère », écrit très justement Schopenhauer. Le
sens du mystère est en effet la marque de ceux qui n’ont pas perdu le lien
avec le questionnement et de ceux qui se laissent travailler par la force de
l’étonnement. Le mystère ne constitue pas seulement une épreuve pour
l’intellect, il est aussi ce qui le pousse à élargir son horizon, ce qui donne de
l’air dans un monde où tout serait délimité et trop clair. Il est l’expérience
de l’extraordinaire au cœur de l’ordinaire. Comme le dit le dicton, « ce n’est
pas parce qu’un miracle arrive tous les jours que ce n’est pas un miracle ».
L’habitude, l’esprit utilitaire et le pouvoir que nous offre le savoir sur les
choses ôtent à notre expérience de la vie ce sens du mystère et du miracle.
Ils assèchent notre élan vers l’essentiel. Parce que notre soif de l’essentiel
n’est pas une fuite du monde mais le désir de le rencontrer dans sa vérité,
elle s’oppose à toute approche qui enfermerait la richesse de l’univers dans
un système ou une représentation, qu’ils soient scientifiques ou non. C’est
pourquoi la soif de l’essentiel a une connivence plus forte avec la poésie
qu’avec un savoir qui se veut objectif – à moins que ce savoir ne soit
appréhendé comme un autre poème possible sur le monde.
3
Fuites et distractions
Au détournement de l’intelligence, on peut ajouter le détournement de
l’action. Si notre soif de l’essentiel suppose d’agir sur soi et sur le monde,
l’activisme est ce qui nous permet de supporter de vivre loin de notre soif.
L’action est nécessaire, et même indispensable, à tout homme qui veut
pleinement habiter le monde, mais elle peut finir par n’être plus qu’une
suite de réactions. La soif de l’essentiel est alors refoulée et la quête sans
cesse différée. Si nous sommes appelés à ne pas nous replier sur nous, nous
pouvons être tellement happés par le dehors que le lien semble perdu avec
le dedans. Il ne s’agit pas de se couper du monde extérieur, mais d’éviter de
se laisser emporter par lui au point de perdre tout contact avec le dedans.
Pas le temps
Pour retrouver une qualité de présence et nous relier à notre soif, il nous faudrait
nous accorder du temps pour ne rien faire.
Pour retrouver une qualité de présence et nous relier à notre soif, il nous
faudrait nous accorder du temps pour ne rien faire, délaisser un moment les
« Il faut » et observer notre vie. Et si nous sortions d’une vie placée sur le
mode de l’occupation et que nous prenions le maquis afin de découvrir un
espace où nous pourrions enfin vivre notre si essentielle liberté ? Nous
avons tous vécu cette expérience d’un temps véritablement libre où soudain
quelque chose en nous retrouve son souffle, se détend et prend de la hauteur
par rapport à notre vie. Nous avons alors réalisé notre folie et notre perte.
Car ce n’est pas seulement nous-même que nous perdons dans le dehors,
c’est aussi le dehors lui-même, puisque nous ne sommes plus pleinement
capables de l’accueillir. Imaginons des parents qui, pour avoir un moment
de paix, placent leurs enfants devant un dessin animé. Après chaque dessin
animé, ils en programment un autre, et encore un autre, tout cela pendant
quelques heures. Dépossédés de leurs vies, transformés en zombies, vidés
de tout élan, les enfants n’aspireront plus qu’à une seule chose : qu’on leur
donne une nouvelle source de distraction. L’être humain se comporte
parfois comme ces enfants, passant son temps à enchaîner les occupations,
sans s’accorder de temps morts – qui sont en réalité des temps de vie –,
perdant ainsi le lien avec sa vie intérieure. En permanence décentré, il
oublie qu’il y a en lui un centre sans lequel rien n’est possible. Trop
occupés, nous n’avons plus le temps de nous demander finalement ce qui
est essentiel. Notre « activisme » est avant tout une manière de nous
distraire des vraies questions et de nous-même. Le mot « distraction »,
comme l’avait déjà noté le philosophe Blaise Pascal, ne dit d’ailleurs pas
autre chose, puisque littéralement « dis » (au dehors et au hasard), et
« vertere » (se tourner) pointent une forme de détournement.
Pas si sérieux
Nos agitations sont comme un écran de fumée qui nous fait oublier notre soif.
Dans l’ombre de nos vies semble habiter une souffrance d’une autre nature que
celle de nos souffrances ordinaires.
Quelle est cette souffrance ? Et quelle est sa cause ? En fait, nous sommes
incapables de le dire. Les penseurs s’y essayent. Ainsi, pour Pascal, elle est
liée à la misère de notre condition humaine et à notre finitude, tandis que
Schopenhauer l’explique par l’absurdité de notre vouloir-vivre et affirme
qu’elle est l’essence de la vie. Pour les mystiques, elle est la douleur qui
naît quand l’âme est séparée de sa source. En tout cas, cette souffrance ne
semble pas causée par un événement de notre vie. Dans l’ombre de nos vies
semble habiter une souffrance d’une autre nature que celle de nos
souffrances ordinaires. Ce qui est à craindre à travers cette souffrance n’est
pas seulement la douleur, mais la folie.
Comme le montre cet extrait du Caligula d’Albert Camus, l’homme n’a pas
nécessairement conscience de la souffrance qui l’habite. Il y a un long
chemin à parcourir vers la lucidité avant de rencontrer ses plus grands
démons.
« CALIGULA : C’est une vérité toute simple et toute claire, un peu
bête, mais difficile à découvrir et lourde à porter.
HÉLICON : Et qu’est-ce donc que cette vérité, Caïus ?
CALIGULA : Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux.
HÉLICON, après un temps : Allons, Caïus, c’est une vérité dont on
s’arrange très bien. Regarde autour de toi. Ce n’est pas cela qui les
empêche de déjeuner.
CALIGULA : Alors, c’est que tout, autour de moi, est mensonge, et
moi je veux qu’on vive dans la vérité. »
Caligula a toute la puissance qu’un homme peut avoir, il peut avoir tout ce
que les pauvres peuvent rêver d’avoir, et pourtant, arrivé au sommet, il a
conscience que cette toute-puissance ne lui procure ni le bonheur escompté
ni la tranquillité de l’âme. Sa violence et son mépris des hommes viennent
en partie de cette désillusion, et sa rage de ce mensonge collectif qui
consiste à masquer la souffrance de l’être derrière les plaisirs de l’avoir.
Mais qui aurait sincèrement envie d’entrer en contact avec cette souffrance
existentielle ? N’est-il pas préférable de s’en tenir éloigné, de mettre un
couvercle dessus et de continuer à vivre comme si elle n’existait pas ?
C’est ce dilemme qui nous conduit à vivre comme un fugitif : plutôt
s’occuper et se distraire que de sombrer dans la souffrance. On ne va jamais
volontairement vers la souffrance – c’est d’ailleurs une attitude assez
saine –, mais le vernis de bien-être de nos vies peut s’écailler, laissant
apparaître la souffrance habituellement refoulée. Nos stratégies de fuite et le
grand mensonge collectif d’un bonheur de façade sortent alors au grand
jour.
La rencontre de cette souffrance nous appelle à plus de vérité, même si elle
peut nous désespérer de nous-mêmes et de l’humanité. Le doute, le
sentiment d’absurdité, la désillusion, l’angoisse sont autant de déserts à
traverser, mais ils peuvent aussi nous briser les ailes si nous sommes seuls.
C’est là que la présence d’êtres plus authentiques et lumineux, la relation
avec des sages ou des saints, le travail d’expression ou de création peuvent
devenir un soutien précieux.
Au-dessus des tempêtes les plus terribles et des nuages les plus menaçants, il y a
toujours un soleil éclatant.
Mais ce que présuppose la soif de l’essentiel, c’est que nous pouvons nous
libérer de cette souffrance. Sans quoi il n’y aurait qu’à capituler tout de
suite. Dans de nombreux contes, le héros doit traverser des déserts ou des
forêts profondes et combattre bien des démons pour réussir à conquérir un
trésor ou l’amour. Dans bon nombre d’histoires, il faut traverser des tunnels
ou des cavernes pour se hisser vers la lumière. Tout s’y passe comme si le
fond de l’être n’était pas souffrance, mais joie. Au-dessus des tempêtes les
plus terribles et des nuages les plus menaçants, il y a toujours un soleil
éclatant.
Pour accéder à une telle félicité, peut-être faut-il risquer de perdre un bien-
être ou un confort très relatifs qui ne font que masquer une souffrance
profonde et pourtant bien présente. On appelle souvent « paix » une guerre
qui se cache.
Nos blessures sont une brèche à travers laquelle notre être peut renouer avec la soif
de l’âme. Car la déchirure est aussi ouverture.
Très souvent, celui ou celle qui n’a connu aucun revers ni n’a jamais été
mis à terre par des épreuves reste frivole. Il a tendance à jouer au tout-
puissant, à se voir comme un être infaillible. À l’image des super-héros, qui
concentrent tous les fantasmes de l’humanité, nous profitons de notre santé,
de notre pouvoir, de notre équilibre, de nos forces pour faire croire que nous
n’avons besoin de rien ni, surtout, de personne, que nous ne comptons que
sur nous-mêmes. Bref, que nous sommes comme un dieu invincible.
Inconscients de notre fragilité, nous sommes incapables d’entrer en
communion avec le monde et avec les autres, encore moins avec nous-
mêmes. Dans cet état, notre blessure est cachée, notre soif mise en sourdine.
Ce qui occupe la première place, c’est le souci de déployer notre puissance
sur le monde, pas celui de se mettre à son écoute.
« Il est des maux que la médecine peut soigner, et des blessures que
rien ne peut apaiser parce qu’elles sont l’expression d’une soif ou la
trace vive d’une rencontre. Allégresse et tourment à la fois, elles relient
au Divin et, sur le plan terrestre, ouvrent à la compassion pour toute
créature2. »
La blessure dont parle ici Jacqueline Kelen n’est plus la conséquence d’un
choc physique ou psychologique. Elle est avant tout cette faille intérieure
qui fait qu’un homme a soif d’absolu. Cette blessure est notre tourment, car
elle est l’expérience d’une béance ou d’un manque en nous ; mais elle est
aussi notre allégresse, car elle nous donne l’énergie de déplacer des
montagnes. Une telle énergie ne peut que dépérir « comme un lion en
cage » si elle n’est employée qu’à consommer des loisirs et à « réussir » sa
vie – au sens où on l’entend socialement, c’est-à-dire bien gagner sa vie.
Mais il n’y a pas que le refus de rencontrer sa douleur et sa fragilité pour
nous fermer les portes de la soif : il y a aussi la fuite devant le malheur des
autres. L’absence de contact, volontaire ou non, avec les misères et les
souffrances de nos semblables nous maintient dans la superficialité.
« Souvenez-vous du visage de l’homme le plus pauvre et le plus faible que
vous ayez jamais vu et demandez-vous si les projets que vous envisagez
seront de quelque utilité pour lui », conseillait Gandhi. Nous aurions tort de
ne voir dans ce conseil qu’un appel à la générosité et à la solidarité. Pour
Gandhi, tant que nous vivons étrangers à la souffrance d’autrui, nous
sommes condamnés à vivre coupés de l’appel en nous à vivre une vie plus
profonde. De ce point de vue, ce n’est sans doute pas un hasard si les plus
grands sages et les plus grands saints de l’humanité se sont rapprochés de
ceux qui souffrent. Pour la majorité d’entre eux, c’est la rencontre de la
souffrance d’autrui qui les a initiés à une vie plus véritable en attisant leur
soif – qu’on l’appelle soif de Dieu ou soif de libération. À l’inverse, nous
verrons souvent les êtres superficiels s’écarter de ceux qui souffrent, y
voyant peut-être le risque d’une tache sur la belle carte postale de leur vie.
1. Lanza del Vasto, Approches de la vie intérieure, Desclée de
Brouwer, 2015.
2. Jacqueline Kelen, Divine blessure, Albin Michel, 2015, p. 15.
4
Enlisements
Parce que nous nous trouvons se trouve pris, consciemment ou
inconsciemment, dans des formes de jeu ou de mensonge, nous avons
tendance à nous enfermer dans des schémas qui nous maintiennent à la
périphérie de notre vie ou dans des logiques étrangères à notre vocation
profonde. Bien qu’ils puissent être de différentes natures, les jeux dont il
s’agit ici n’ont malheureusement rien d’amusant, car ils épuisent notre vie
et nous désespèrent. Le problème n’est pas le jeu, mais le fait de devenir
soi-même un jouet. Le problème est que notre soif se trouve, là encore,
oubliée.
Le jouet de ses mécanismes
Notre attachement infantile aux biens matériels naît de notre besoin d’être désiré
par les autres.
Le comble, dans ce jeu, c’est que même « l’élu », celui qui a réussi à capter
le désir des autres par ses mérites, ses talents ou ses conquêtes, a pourtant
perdu l’essentiel : il n’est pas désiré pour lui-même, mais pour ses
apparences ou pour ses performances. Bien souvent, nous existons aux yeux
des autres non pour ce que nous sommes, mais pour ce que nous
représentons. Même Tristan, avec sa tenue de Zorro, n’est pas considéré
pour lui-même. S’il parvient à demeurer toute sa vie le « victorieux »,
dégoût et amertume finiront par envahir son cœur, car il n’existera aux yeux
des autres que pour ce qu’il possède ou pour ce qu’il a fait. Or, il aspire
profondément à être aimé pour lui-même, inconditionnellement. D’où
l’illusion de croire qu’on pourra satisfaire notre désir d’être désiré en ayant
plus ou en paraissant plus.
Comment répondre à une soif qui ne peut trouver de réponse ni dans la comédie
sociale ni dans la solitude, ni dans l’apparence ni dans l’absence ?
Cette description succincte est bien incomplète mais elle permet de mieux
comprendre l’un des bourbiers dans lequel s’épuise notre vie. Certes, il
nous arrive assez souvent de sentir, même confusément, qu’il y a quelque
chose de faux ou d’insatisfaisant dans notre fonctionnement, mais les
habitudes et les schémas qui nous retiennent sont tellement forts que cette
prise de conscience nous inspire tristesse et déception au lieu de nous
enflammer. Nous ne voyons pas comment échapper à la grande comédie
collective. Et même quand nous dénonçons le règne un peu trop constant
des apparences, nous ne sentons pas nécessairement l’éclat de notre être
profond derrière sa révolte. L’appel de l’essentiel ne parvient pas à
l’emporter sur notre désillusion, parce que nous ne savons plus qui nous
sommes, parce que nous nous sommes identifiés à des images de nous qui
nous empêchent de nous déployer pleinement.
Voilà un jeu qui nous occupe ou nous brise les ailes. Mais si ce jeu est
tellement envoûtant, c’est parce qu’il est habité secrètement par notre soif
de l’essentiel, dont l’un des visages est le désir de rencontrer l’amour infini,
inconditionnel et gratuit. C’est aussi la raison pour laquelle toute défaite
nous apparaît comme une mise à mort.
Aucune voie de sagesse ou quête de l’essentiel ne pourra esquiver notre
besoin d’être désiré et aimé. Comment répondre à une soif qui ne peut
trouver de réponse ni dans la comédie sociale ni dans la solitude, ni dans
l’apparence ni dans l’absence ? C’est ce que toute voie qui prétend conduire
vers l’essentiel devra explorer. Qu’est-ce qui pourra nous libérer de la
tyrannie du regard des autres pour nous permettre d’être enfin nous-
mêmes ? Et qu’est-ce qui pourra nous libérer de la tyrannie de notre propre
regard sur nous-mêmes ?
Errements
Chacun peut être coupé de soi et de ses désirs profonds. Chacun peut
refouler ou différer sans cesse son aspiration à une vie plus lumineuse.
Passer d’une présence sourde de la soif de l’essentiel à sa présence vivante
en nous suppose d’abandonner un certain nombre de mécanismes et
d’illusions, de sortir de l’inconscience et de la mauvaise foi. Mais l’oubli de
la soif peut aussi découler de mirages qui constituent autant d’impasses ou
d’errements.
L’homme veut beaucoup plus que le bonheur : il veut le bonheur dans la vérité, le
bonheur dans la profondeur.
Mais en même temps, lorsque nous regardons notre soif de l’essentiel, nous
sentons qu’il se joue en elle quelque chose qui ne se limite pas à notre
aspiration au bonheur. En tout cas, ce n’est pas l’aspiration au bonheur qui a
conduit mère Teresa ou sœur Emmanuelle à aller vivre parmi les lépreux ou
les chiffonniers. Ce n’est pas non plus, pour prendre un exemple très
différent, la recherche du bien-être qui a conduit Che Guevara à débarquer à
Cuba pour renverser la dictature de Batista. Ces personnes ne recherchaient
pas particulièrement la souffrance, mais le manque de sens au cœur de leur
confort les a conduites à se lever, le sentiment d’être appelées par Dieu ou
par un idéal de justice les a conduites à faire ce qui, du point de vue de la
raison, était pure folie.
L’homme veut beaucoup plus que le bonheur : il veut le bonheur dans la
vérité, le bonheur dans la profondeur. C’est pourquoi la distribution de
pilules qui nous rendraient heureux sans effets secondaires ni dépendance
n’est guère tentante, car nous ne voulons pas vivre dans l’inconsistance. De
même, l’amant qui souffre de l’absence de sa bien-aimée ne voudrait pas
d’une potion qui lui ferait oublier son existence et le soulagerait de sa peine.
Pourquoi ? Parce qu’il ne veut pas seulement le bonheur : il veut d’abord sa
bien-aimée, car elle seule donne à sa douleur une profondeur, un sens à son
existence, des couleurs à son bonheur. Il serait tout aussi absurde de
proposer à l’artiste souffrant d’une panne d’inspiration ou au mystique
souffrant du silence de Dieu d’ôter leur peine en supprimant leur soif.
Notre société, obsédée par la recherche du confort ou des plaisirs, avide de
recettes pour le bonheur, passe de ce fait en partie à côté de ce qui fait
l’essence de notre humanité. L’enfant que nous étions n’a jamais exprimé le
désir d’être heureux, mais plutôt celui de partir à l’aventure ou de sauver le
monde : être un super-héros justicier ou un pompier plutôt qu’un vacancier
sur une plage.
Je me rappelle cet ami qui me confiait : « Il m’arrive de dire à mes enfants
que ce qui compte le plus pour moi, ce n’est pas qu’ils reviennent avec des
bonnes notes de l’école, ni qu’ils soient les plus performants dans leur club
de sport, ce n’est pas qu’ils gagnent beaucoup d’argent ou réussissent
socialement. Ce que je leur souhaite le plus c’est de… ». Et là j’attendais
qu’il dise, comme tout le monde : « Ce que je souhaite le plus c’est qu’ils
soient heureux ». Mais voici ce qu’il a dit : « Ce que je leur souhaite le plus,
c’est de devenir des saints. »
Le véritable bonheur passe par le don de soi, il ne vient que par surcroît à celui
qui accomplit pleinement son humanité.
Quel parent ne désirerait pas que ses enfants soient heureux ? C’est aussi,
bien sûr, le cas de ce père. Mais ce à quoi sa parole fait écho, c’est à cette
soif profonde, en tout homme, d’une vie non seulement remplie de bonheur,
mais aussi d’amour et de sens. La joie inconditionnelle que peut vivre le
saint est intimement liée au don de soi. Cette joie est traversée de sens et
elle se vit dans la relation la plus authentique aux autres et au monde. Aussi
étonnante que puisse paraître cette parole, elle est pourtant plus
respectueuse de l’enfant que de simples vœux de bonheur, parce qu’elle ne
nie pas ce qui en lui appelle à devenir un héros, elle ne nie pas ce qui en lui
aspire à s’accomplir dans le service de ce qu’il y a de plus grand que soi,
plus grand que la satisfaction de ses seuls intérêts ou caprices. Enveloppée
en elle, il y a bien dans cette parole l’idée que le véritable bonheur passe par
le don de soi, que le bonheur ne vient que par surcroît à celui qui accomplit
pleinement son humanité. Il ne s’agit pas d’enfermer l’enfant dans une voie
toute tracée lorsqu’on fait le vœu qu’il soit heureux ou qu’il accomplisse
pleinement son humanité mais de rappeler que, quel que soit le chemin qu’il
prendra dans sa vie, il est appelé à ne pas perdre de vue la ou les finalités de
la vie humaine. Ce père rappelle que l’épanouissement de l’homme ne
passe pas seulement par la recherche du bien-être et du confort.
Quoi de plus sinistre, au fond, que cette injonction à « profiter de la vie »,
comme si vivre n’équivalait qu’à s’occuper, qu’à tuer le temps avec des
activités les plus plaisantes possible ? Dans cette course au bonheur, ce qui
est souvent étouffé, c’est précisément notre exigence de quelque chose de
plus vaste. C’est en ne répondant pas à ces injonctions qui réduiraient
l’homme à un mécanisme animé par ses seuls intérêts et par la jouissance
que l’homme reste le plus profondément humain.
En somme, la soif de l’essentiel n’est pas le seul désir d’être heureux auquel
nous la réduisons souvent. S’il fallait choisir entre sens et bonheur, entre
vérité et bonheur, entre dignité et bonheur, notre soif nous pousserait à
choisir le sens, la vérité, la dignité. En même temps, il serait faux de dire
que cette soif est sans lien avec le désir d’être heureux. Le bonheur est,
d’une certaine manière, ce qui s’offre par surcroît à celui qui chemine vers
l’essentiel, à condition qu’il ne confonde pas la recherche du bonheur avec
celle des plaisirs.
L’essentiel, ce n’est pas « l’Idéal »
S’arrêter sur nos questions, c’est aussi apprendre à discerner nos vraies
questions. « Qu’est-ce qui ne va pas ? ». Voilà l’une des premières
questions que pose le médecin. Celui qu’on appelle le patient est d’abord un
être impatient : il veut une solution à un problème dont il ignore les causes.
Il confond ses problèmes et la source de ses problèmes. Le rôle du
thérapeute est d’avoir la patience de passer des symptômes, qui sont le
problème immédiat du patient, à la cause des maux, sans quoi la guérison
risque de n’être que de surface. Ainsi, nous pouvons vivre dans
l’inconscience de nos vrais problèmes.
À celui qui dit « Aïe ! » on demande : « Où as-tu mal ? », mais cette
question mériterait d’être posée jusqu’au bout : « D’où vient ta douleur ? »
De même, nombre de nos questions peuvent masquer nos vraies questions,
bien des désirs peuvent masquer notre véritable désir. Nous savons souvent
ce que nous voulons mais savons-nous ce que nous voulons vraiment ?
Nous accomplissons chaque jour un ensemble de tâches en oubliant ce que
nous voudrions vraiment faire, nous comblons nos besoins sans nous
interroger sur ce dont nous avons vraiment besoin, nous vivons dans
l’obsession de la réussite sans nous demander ce que nous voulons vraiment
réussir.
*
Toute la question de l’inspiration repose sur cette capacité de l’homme à se rendre
disponible.
Ce qui frappe chez tous les chercheurs de l’essentiel, quelle que soit la
manière dont ils formulent leur quête, c’est qu’ils se présentent, justement,
comme des chercheurs. On les reconnaît au fait qu’ils ne cessent pas de
chercher, sans prétendre détenir ce qu’ils recherchent.
Même lorsqu’il prétend être à la recherche d’un absolu, l’homme peut avoir oublié
ou refoulé la soif qui l’habite.
L’homme qui comprend qu’il joue à celui qui cherche ou qu’il joue à celui qui a
trouvé l’essentiel peut alors remettre en chemin.
À l’inverse, l’homme peut sentir au bout d’un moment qu’il joue à celui qui
cherche ou qui a trouvé l’essentiel, et se remettre alors en chemin. Je
connais ainsi un homme qui avait attendu de terminer brillamment ses
études à Polytechnique pour annoncer à ses parents qu’il souhaitait se
consacrer à ce qui comptait vraiment pour lui : la peinture. Alors qu’il
pouvait vivre financièrement à l’aise, il avait choisi la précarité pour faire
ce qui comptait vraiment pour lui. Deux années se sont écoulées avant qu’il
se rende compte que l’art était devenu une sorte de refuge (un trip, comme
on dit en franglais). Il jouait à l’artiste maudit, il était « le comédien de son
propre idéal », pour citer Nietzsche. Non seulement il trouvait ses
productions médiocres, mais il commençait à voir clair dans sa situation, et
il a cessé de se prendre au sérieux. Ce jeu, qui était censé le conduire à
l’essentiel ne faisait que l’en éloigner. L’illusion n’était pas dans le fait
d’être un artiste, mais dans le fait qu’il « jouait » à l’artiste sans être porté
par une véritable vocation. Comme ces personnes ridicules dans un costume
qui ne leur va pas, il avait soudain senti qu’il n’était plus assez crédible à
ses yeux pour continuer la mascarade. Combien de fois, au contraire,
rencontrons-nous des personnes qui n’ont pas ce recul sur leur cinéma
intérieur ! J’ai admiré le courage de cet homme, car il est peut-être plus
difficile de remettre en cause l’image de l’artiste vivant dans le mépris des
contingences matérielles que celle du polytechnicien. Il s’était révolté
contre l’ordre social et il se libérait à présent de sa révolte. En un mot, il
acceptait de regarder en face son absence de sincérité et les illusions dont il
se berçait.
III
Le chemin vers l’essentiel
« Le moment le plus important de ma vie, c’est le présent.
En quête de convergences
À la lumière de la mort
Loin de nous libérer de notre finitude, vivre comme si nous étions immortels
appauvrit considérablement notre existence et notre relation aux autres.
Vivre avec la conscience profonde que nous pouvons ne plus être là pour
très longtemps encore, avec la conscience permanente – et non furtive – que
nous pouvons mourir dans quelques minutes comme dans quelques années
change radicalement notre expérience de la vie et nous invite à être moins
superficiels. Bien plus qu’une idée, cette conscience de la mort engage une
puissante transformation de notre regard et de notre vécu. Comment
pourrions-nous quitter nos proches sur une dispute ? Peut-on vraiment les
retrouver sans ressentir dans notre cœur une forme d’allégresse ? Comment
ne pas devenir plus enclin à pardonner et plus désireux de se réconcilier ?
Véritable appel à être plus doux dans nos relations, moins tièdes dans nos
combats, moins éclatés et plus recueillis, etc., ce sont tous nos choix de vie
qui peuvent porter la marque de ce devancement de la mort.
Le devancement de la mort est un appel à être plus doux dans nos relations, moins
tièdes dans nos combats, moins éclatés et plus recueillis, etc.
Quiconque a vécu un deuil ou a rencontré la mort sait combien, dans ces
moments, nos vieilles disputes deviennent indécentes, combien, face à la
mort, nos problèmes deviennent insignifiants. Et absurdes, aussi, le jeu et la
comédie. Le moindre geste, la moindre parole, le moindre regard acquièrent
soudain un poids qu’ils n’ont pas habituellement. La gravité de ces
moments nous signifie que la vie est trop précieuse pour être gâchée dans la
futilité ou dans l’absurde, dans la laideur ou dans l’accusation.
« La vie est courte, il faut en profiter », entend-on parfois. Pourquoi pas à
condition que le contenu qu’on cherche à donner à ce « profit » ne soit pas
insipide ni ridicule au regard de la mort. À condition que ce « profit » ne
nous détourne pas de la vie. Puisque notre vie est précieuse, il ne faut pas la
brader.
La voie de la gratitude
« Être ou ne pas être, telle est la question » pour la soif de l’essentiel. Il y a
même différentes qualités d’être, c’est-à-dire différentes qualités de
présence. Comment être véritablement présent à cette vie et à ce présent
qu’il m’est donné de vivre ? Comment me rendre capable de recevoir
véritablement la mystérieuse et profonde présence des êtres et du monde ?
Avant de nous demander ce qu’il faut faire pour répondre à notre soif, nous
sommes appelés à nous interroger sur la manière dont nous accueillons ce
monde et cette vie. Pour s’ouvrir à la relation, il faut se libérer de tout ce
qui entrave le lien. Tant que nous sommes obsédés par le monde de l’avoir,
encombrés par nos idées, submergés par nos émotions, quelque chose en
nous demeure incapable de recevoir. Seul un travail de dépossession et de
purification de l’intelligence et du cœur peut nous permettre de passer d’une
vie dans laquelle tout est vécu comme un dû à une vie dans laquelle tout est
vécu comme un don.
Notre qualité de présence est liée à notre qualité de réception, et notre
qualité de réception à notre qualité de gratitude. Être plus présent, c’est
d’abord ouvrir les yeux sur notre vie. Mais comment ?
« Prends l’essentiel »
« Ce printemps dans ma cabane absolument rien, absolument tout. »
Kobayashi Issa
« Prendre l’essentiel », c’est faire le tri pour discerner ce qui est réellement
important et ce dont nous avons réellement besoin.
Moins nous sommes encombrés, plus nous nous rendons disponibles pour goûter
à la profondeur et à la richesse du monde.
Il ne s’agit pas d’affirmer que nous ne devons rien posséder. L’avoir est
nécessaire à l’être humain. Et faire fructifier la richesse est même un bien
lorsqu’elle est mise au service du bien. Nous pouvons posséder peu et être
très attaché à ce que nous possédons, ou au contraire être riche mais détaché
de nos richesses. L’essentiel n’est pas d’avoir ou de ne pas avoir, il est de ne
pas s’attacher, de ne pas devenir dépendant de ce qui n’est pas essentiel.
Le détachement n’est pas une catégorie morale : il n’est pas moralement
condamnable de s’attacher à ses possessions. Le détachement découle
naturellement de la volonté de se relier davantage aux autres, à soi-même, à
la vie et à la nature. L’homme relié est d’abord l’homme disponible à ce qui
est ici et maintenant, ouvert à l’inattendu, attentif à ce qui est essentiel.
Le détachement n’est pas non plus une fin en soi : il découle simplement
d’une plus grande attention à ce qui est essentiel. Ce n’est pas parce qu’il
veut quitter sa maison que le grimpeur s’élance vers le sommet de la
montagne, mais c’est parce qu’il est attiré par les hauteurs. De même, on
observe chez tout chercheur de l’essentiel un processus naturel pour se
détacher des choses auxquelles il accordait jadis de l’importance et qui lui
paraissent désormais futiles.
Devenir pur accueil
À travers l’attachement aux choses, c’est souvent notre petit moi que nous
cherchons à chérir au prix de ce qui, en nous, appelle à plus grand que le
moi. Mais c’est aussi l’orgueil de ce petit moi qui préside parfois lorsqu’on
prétend se détacher des biens matériels : « Moi, je refuse la société de
consommation », « Moi, je me contente de peu », « Moi, je suis écolo »,
etc. Or l’homme centré est d’abord un homme décentré de son ego. Le
détachement est avant tout un rapport à soi-même, et non la seule capacité à
se passer de beaucoup de choses.
Nous avons dit plus haut en quoi la soif de l’essentiel, dans une quête de
l’absolu en soi, nous conduisait à dépasser un point de vue limité et une
vision étriquée de soi. Ici, c’est la capacité à recevoir la vie et ce que chaque
moment nous offre qui nous pousse à libérer de l’espace en nous. Cet
effacement redonne au monde, aux autres et à nous-même son essentielle
liberté.
Ce n’est pas la haine de soi qui conduit Maître Eckhart à évoquer la
nécessité de s’abandonner soi-même, mais le désir d’ouvrir son cœur pour
recevoir l’Autre qui m’attend. C’est la condition de ce qu’il appelle la
« naissance de Dieu dans l’âme ». Pour être traversé par le divin, il faut
retrouver une pureté du cœur et de l’intelligence, déposer tout ce qui nous
reste d’orgueil. Pour le chrétien qu’est Maître Eckhart, le dogme de la
virginité de Marie exprime d’abord cette expérience que tout chrétien est
appelé à vivre : accoucher du Christ en lui. Comme Marie, le chrétien est
incité à devenir ce pur réceptacle à travers lequel le divin peut passer.
Marie, écrit Paul Claudel, « était si pure qu’elle ne s’apercevait pas d’elle-
même ». C’est à ce silence de l’ego que nous sommes invités pour accueillir
la vie. Nous faisons déjà tous cette expérience : Qu’est-ce qu’écouter
vraiment quelqu’un si ce n’est se mettre entre parenthèses quelques
instants ? Qu’est-ce que créer si ce n’est essayer de trouver en soi
suffisamment d’espace pour accueillir l’inspiration ? Qu’est-ce qu’aimer si
ce n’est faire de l’espace en soi pour que l’autre puisse entrer ?
Le plus paradoxal, c’est de voir à quel point l’égocentrisme nous ferme,
nous enferme et nous replie sur nous-mêmes en nous rendant aveugles et
sourds aux autres et au monde, et à quel point, à l’inverse, l’effacement du
moi nous ouvre et nous libère. Mais pour que le vacarme du moi puisse
cesser, pour que notre être se rende disponible à l’être, nous avons besoin de
mettre de la respiration et du silence dans nos vies.
Tout ce qui, dans notre vie, est digne d’être accompli suppose un silence, c’est-à-
dire une mise en présence, une intention et une attention.
Ce sont les silences aussi, tout autant que les notes, qui font la musique de
nos vies. Dès que nous voulons accorder de l’importance à ce que nous
faisons, dès que nous voulons qualifier ce que nous faisons, nous nous
taisons pour nous centrer et nous concentrer : il en est du musicien comme
du joueur de tennis qui s’apprête à servir, de celui qui réfléchit avant de
parler comme de celui qui se tait pour écouter. Le silence consiste moins à
se taire qu’à se recueillir, c’est-à-dire à rassembler ses forces et à sortir de la
dispersion (tout le contraire de « s’éclater »). Il vise à nous rendre présent à
ce qui est ici et maintenant, et d’abord présent à nous-mêmes. Il vise à
trouver une posture qui ne soit pas une imposture. Dans ce silence, qui est
en même temps un arrêt dans l’enchaînement de nos activités, nous nous
rappelons notre intention. De même qu’il faut au peintre la virginité d’une
toile blanche pour commencer à dessiner, de même qu’il faut à l’orateur un
silence pour commencer à parler, tout ce qui, dans notre vie, est digne d’être
accompli suppose un silence, c’est-à-dire une mise en présence, une
intention et une attention. Car ce n’est pas l’absence de bruit qui caractérise
ce silence mais le désir d’une présence ; il ne demande pas un effort, mais
l’abandon de tout effort. C’est le silence du début.
Chaque fois que nous avons accompli quelque chose de noble et de précieux, nous
nous sentons le besoin de l’honorer par un silence profond.
Il y a aussi le silence de la fin. Ainsi, chaque fois que nous avons accompli
quelque chose de noble et de précieux, nous nous sentons le besoin de
l’honorer par un silence profond. En ce sens, il est existentiellement
paradoxal de dire son amour et d’enchaîner aussitôt sur des paroles vides.
« Je t’aime, ma chérie… Au fait, est-ce que tu as sorti du pain du
congélateur ? » Absurde ! Absurde aussi d’allumer la télévision en tenant
dans ses bras son enfant qui vient de naître. Absurde et contradictoire
encore de passer d’un enterrement à une boîte de nuit. Parce que tout ce que
nous vivons de profond, tout ce qui interpelle profondément notre personne,
nous invite à l’honorer. Plus nous rencontrons ce qu’il y a de sacré dans nos
vies, plus nous éprouvons le besoin de l’entourer de silence. Le vacarme et
l’agitation nous font alors davantage violence, car ils se révèlent à nous
comme l’expression même de l’inconscience et de l’inconsistance. Ils
constituent une chute dans le superficiel. Cette inconsistance passe
inaperçue lorsque nous y sommes habitués, lorsque nous vivons sous un
régime d’occupation et de préoccupation, mais lorsque notre quotidien est
déchiré par des moments de vérité ou de beauté, elle ne passe plus.
Nous réservons ces silences à des moments très privilégiés de notre vie,
mais la plupart du temps, nous enchaînons les activités, qu’il s’agisse d’un
travail ou d’un loisir, sans les entourer de silence, c’est-à-dire sans être
pleinement présent à ce que nous faisons ni au sens de ce que nous faisons.
Nous profanons notre quotidien en évacuant toute dimension sacrée des différents
moments de notre vie, jusqu’à nos gestes de tous les jours.
Merci
Il faut peut-être toute une vie pour comprendre ce mot qu’on nous a appris
dans notre enfance, et surtout pour en vivre pleinement le sens. Il ne se
limite pas à une formule de politesse ; il témoigne, s’il est vécu, d’une
reconnaissance et d’une gratitude envers celui qui donne. Il est aussi le
signe que nous avons su recevoir. « Merci » est beaucoup plus qu’un mot, il
est une modalité de l’être. Il est même, vraisemblablement, la porte d’entrée
d’une vie qui cherche à goûter à la saveur d’être.
Dire merci du fond du cœur, c’est ne pas considérer ce qui est reçu comme un dû,
mais comme un don.
Si quelqu’un nous rend un service ou nous offre un cadeau, nous tient une
porte ou nous indique notre chemin, nous disons merci parce que nous
avons conscience que la personne n’était pas obligée de le faire, qu’elle
était même libre de ne pas le faire. Comme l’exprime avec beaucoup
d’humour Chesterton, notre merci s’adresse nécessairement à quelqu’un
qu’on reconnaît comme une personne et dont on suppose la liberté : « Si
l’homme n’était pas libre, il ne pourrait pas dire merci pour la moutarde2. »
On ne dit pas merci à une chaise de nous permettre de nous y asseoir, mais
on dit merci à celui qui nous la présente. Dire merci du fond du cœur, et non
par automatisme social, c’est ne pas considérer ce qui est reçu comme un
dû, comme quelque chose que l’on mérite et qu’on nous doit, mais comme
un don. Voilà pourquoi dire merci est un acte d’humilité : on cesse de
prendre de haut celui qui donne, comme si son acte allait de soi, pour se
présenter comme son obligé. On reconnaît que l’on a une dette vis-à-vis de
l’autre, mais cette dette n’est pas quantifiable.
Un tel sentiment de reconnaissance s’arrête bien souvent à quelques
cadeaux ou à quelques services qu’on nous rend. Or notre soif de l’essentiel
doit nous conduire à passer de simples actes de remerciements à la véritable
modalité de l’être qu’est la gratitude.
Notre soif de l’essentiel doit nous conduire à passer du simple merci à la véritable
modalité de l’être qu’est la gratitude.
Marc Aurèle consacre intégralement son premier livre des Pensées pour
moi-même à remercier, l’une après l’autre, toutes les personnes qu’il a eu la
chance de rencontrer et qui lui ont permis d’être ce qu’il est, d’avoir ce qu’il
possède. Ces carnets, qui lui servent à « ruminer » l’essentiel, accordent la
priorité à prendre conscience de ce qui a été donné. L’éveil à la gratitude
apparaît donc, pour le philosophe, comme le point de départ de tout
exercice spirituel. Bien des pratiques et prières de différentes traditions
commencent d’ailleurs ainsi et rendent hommage soit aux dieux, soit aux
ancêtres, soit aux maîtres de la lignée. Pourquoi commencer par remercier ?
Parce que c’est par l’essentiel qu’il faut commencer : reconnaître que nous
ne sommes pas la cause première de notre existence ni de nos actes, que
nous ne pouvons donner que ce que nous avons reçu. Comme pour nous
montrer le chemin de la gratitude, notre vie a commencé par l’expérience
d’être reçu : nous n’avons pas tant été « jetés au monde », comme on
l’entend parfois, qu’« accueillis » dans ce monde, sans quoi nous ne serions
pas là pour en parler.
Si nous disions merci pour tout ce qui s’offre à nous, nous n’aurions pas le temps
de nous plaindre.
À qui dire merci pour la vie, pour le soleil, pour la beauté du monde, pour
tout ce qui s’offre à nous sans qu’on l’ait mérité et sans qu’il nous soit
demandé de rien rendre ? Nous ne le savons peut-être pas. Mais que nous
soyons croyants ou athées, seule la gratitude, ne serait-ce qu’à l’égard de la
vie, de nos ancêtres ou des êtres qui nous entourent, peut nous permettre
d’entrer dans une relation plus profonde au monde. Soit nous sommes
conduits à vivre comme un dû notre existence et tout ce qui se donne à
nous, soit nous les vivons comme un don. Ces deux attitudes, radicalement
différentes, déterminent notre manière de vivre la vie. En réalité chaque
journée, voire chaque instant, peuvent devenir l’occasion de remercier,
même si on ne sait pas qui. La gratitude n’a pas besoin de connaître le
donateur pour être exprimée.
L’histoire de la Chute d’Adam et Ève symbolise à certains égards le passage
d’une vie placée sous le signe de l’accueil, de l’écoute ou de la réception de
l’être à une vie dans laquelle il s’agit sans cesse de ramener les choses à soi
ou de les rejeter comme inutiles. Adam et Ève, au lieu de jouir de la
présence des fruits de l’arbre, ont cherché à les consommer, c’est-à-dire
aussi à les consumer. La Chute symbolise le passage d’un rapport de
communion avec l’être, c’est-à-dire d’attention à la valeur des êtres et des
choses indépendamment de leur utilité, à un rapport de consommation,
c’est-à-dire à une logique dans laquelle les êtres et les choses devraient
devenir notre propriété et nous servir, comme si c’était là leur fonction. La
difficulté que nous avons à faire de la gratitude un mode privilégié de
rapport à la vie découle de ce rapport réducteur et possessif avec le monde.
Elle découle aussi de l’habitude qui nous conduit à perdre le sens de ce qui
nous est donné pour le vivre comme un dû. On peut donc penser que
lorsque Dieu affirme que l’homme devra désormais « gagner son pain à la
sueur de son front », il ne s’agit pas tant d’infliger une punition que de
rendre possible une rédemption, au sens où le travail et l’effort nous
redonnent le sens de la valeur des choses, donc aussi de ce qui nous est
offert et qui n’a exigé ni effort ni mérite. C’est par le travail que l’homme
comprend que les choses ont un prix et qu’il devient capable de recevoir
comme un don ce qui s’offre à lui gratuitement. À l’inverse, celui qui a pris
l’habitude de tout recevoir sans effort ne reçoit plus rien, il prend ou il jette
sans gratitude.
Le merci n’est pas un dû, mais le fruit d’un émerveillement qui illumine celui qui le
prononce – ou plutôt qui le vit.
D’une certaine manière, on pourrait dire que la gratitude, parce qu’elle est
ouverture, rend la grâce possible. Même dans l’épreuve, un « merci » a le
pouvoir de transformer la soumission au destin en une occasion de
dépassement. Même au moment de notre mort, dire merci, c’est faire de ce
moment une délivrance ou un passage vers une vie plus vaste.
En français, le mot « présent » désigne aussi bien la présence, le maintenant
et le cadeau. D’où l’on peut extrapoler le lien intime qui unit ces trois
significations : notre soif de l’essentiel nous appelle à être davantage
présent au présent pour le recevoir comme un présent, c’est-à-dire comme
un cadeau.
La gratitude prend à contre-pied la logique du désir. Le désir dit « Je
veux », il veut faire et prendre, il se tourne déjà vers un ailleurs et un avenir,
tandis que l’ouverture à tout ce qui se donne à moi maintenant vient
m’offrir déjà une forme de plénitude au cœur du présent. La gratitude est le
vrai signe que nous ne passons pas à côté de la vie. Elle est aussi la porte
d’entrée de la vie morale et du don.
1. Maître Eckhart, Sermons, traduction de Jeanne Ancelet-Hustache,
Éditions du Seuil, 1978.
2. Cité par Fulton Sheen dans Le premier amour du monde, Mame,
1953.
3
La voie du don et du pardon
« Ce n’est pas pour elle que tombe la pluie,
Si notre soif de l’essentiel nous conduit à nous diriger vers une forme de
détachement de notre ego, la conséquence n’est pas seulement de nous
procurer un sentiment de libération, elle est aussi de nous rendre enfin libre
pour les autres. Signe de notre pleine présence aux êtres et aux choses, elle
nous conduit naturellement à la bienveillance et à la générosité. Conscients
d’avoir beaucoup reçu, nous voulons à notre tour donner et nous donner. La
joie de donner est le prolongement de notre joie de recevoir. Il ne s’agit pas
de payer une dette – comment rendre ce qui n’a pas de prix –, mais de ne
pas entraver le mouvement de la vie qui se donne. Il ne s’agit pas davantage
de se prendre pour un donateur et de tirer orgueil de notre générosité :
qu’avons-nous à donner que n’ayons reçu ?
Cheminer vers l’essentiel, c’est passer d’un état où nous attendons tout du
monde et où nous considérons que tout nous est dû (c’est le comportement
naturel de l’enfant) à un état dans lequel nous voulons consacrer notre vie à
donner sans attendre qu’on nous le rende (c’est l’attitude que nous pouvons
espérer d’un être humain devenu adulte). Dans le premier état, qui est l’état
infantile, la vie et les autres me donnent beaucoup de choses mais je ne les
reçois pas vraiment, car je les considère comme un dû. Dans le second état,
je reçois aussi beaucoup, mais parce que ce qui m’est donné est
véritablement reçu, je ne suis poussé qu’à donner et à servir ceux qui
m’entourent autant que je le peux.
Libre de servir
Nuls philosophes plus que les stoïciens n’ont souligné que l’homme
appartient à une multitude d’ensembles sans lesquels il ne serait pas ce qu’il
est : qu’il le veuille ou non, il fait partie d’une famille, d’une communauté,
d’une cité ou d’une société, de l’humanité et plus encore du cosmos. Il est
donc impensable qu’il puisse cheminer vers l’essentiel en rompant le lien
qui l’unit à ces ensembles pour chercher à « profiter de la vie » dans son
coin. Un tel chemin doit le conduire à trouver l’attitude la plus juste vis-à-
vis des ensembles auquel il appartient – ce que les stoïciens appellent la
vertu. Et l’attitude la plus juste consiste à cesser d’attendre que le monde
soit à notre service pour nous mettre à son service, à cesser d’attendre que
le monde et les autres s’organisent autour de nous pour nous mettre au
service du bien. Si nous ne le faisons pas, nous pourrons éprouver des
moments de plaisir, mais nous ne pourrons connaître la plénitude et la paix
que si nous sentons que nous n’avons pas vécu en vain, que nous aurons fait
de notre mieux pour améliorer le sort de l’humanité. « Ce que ton bras
trouve à faire, fais-le avec force, c’est là ta part », peut-on lire dans
L’Ecclésiaste. Il ne s’agit pas de prétendre qu’à nous seul nous pouvons
changer la face du monde, il s’agit de chercher humblement, sans vouloir
jouer les héros, à donner au moins autant qu’on a reçu – c’est-à-dire tout.
Faire sa part, c’est cesser d’être dans le monde en simple spectateur, voire
en profiteur.
L’attitude la plus juste consiste à cesser d’attendre que le monde soit à notre service
pour nous mettre à son service.
Il serait faux de croire que la seule manière de servir le monde est de partir
le plus loin possible de chez soi (pour ne pas dire de soi) pour aller aider et
nourrir ceux qui ont faim à l’autre bout de la planète. Car servir le monde,
c’est d’abord habiter sa propre vie, et non la déserter. C’est devenir, dans sa
maison, dans sa famille, dans son travail, dans son immeuble ou dans sa
ville, un artisan de paix.
Une autre erreur serait de croire que le don de soi passe nécessairement par
une aide matérielle ou un engagement physique : une aide spirituelle ou
morale peut se révéler tout aussi précieuse, car les êtres humains ne sont pas
que des corps sans âmes.
Que chacun essaie de vivre cette expérience par la pensée : on vient de nous
annoncer qu’il ne nous reste plus qu’un mois à vivre. Qu’allons-nous faire ?
Nous sommes conduits très naturellement à arrêter nos « affaires » et à nous
tourner vers les êtres qui nous sont chers. Nous sommes conduits à arrêter
de retenir pour donner tout ce que nous pouvons encore donner. Ce n’est
sans doute pas facile, mais nous sentons, à froid, que cela relève du bon
sens.
Même si on a « réussi sa vie », selon les critères sociaux, ou qu’on amuse
les autres avec le récit de nos exploits et de nos aventures, on a tout raté si
on n’a pas essayé d’être le meilleur possible comme enfant, frère ou sœur,
femme ou mari, ami ou amie, père ou mère… Il ne s’agit pas de dire que
nous pouvons être parfaits, mais de reconnaître que l’essentiel se joue dans
notre attention, notre générosité envers les autres, et d’abord envers celui
qui est tout près de nous, en chair et en os, et que nous appelons notre
prochain. Demandons-nous si nous sommes, dans ce monde, davantage
source de paix et d’harmonie, de justice et d’amour, ou davantage source de
discorde et de désespoir.
Ce que révèle toute quête authentique de l’essentiel, c’est que la proximité
avec l’essentiel se joue dans la qualité de notre relation aux autres et plus
généralement à tout ce qui est. Cet extrait de la célèbre prière de saint
François d’Assise exprime, à mon sens, avec simplicité le souci de
l’essentiel.
Il n’est pas besoin d’être croyant pour sentir que ce souhait est celui de tout
homme de bonne volonté. Comment prétendre aller vers l’essentiel si l’on
n’est pas animé par de telles intentions ?
Le cheminement vers l’essentiel exige un polissage de notre âme pour
qu’elle puisse, tel un miroir, refléter un peu de lumière autour de nous.
Aucun chercheur de l’essentiel, quelles que soient ses croyances, ne peut
passer à côté de ce travail. Les croyances, les approches ou les méthodes
pourront certes varier, mais si notre cheminement ne produit pas une
transformation intérieure profitable à tous ceux qui nous entourent, on peut
sérieusement douter qu’il s’agisse d’une voie authentique.
La « beauté du compromis »
En même temps, il ne suffit pas d’être sincèrement convaincu du bien-fondé
de nos actions. Comme le dit le proverbe, « l’enfer est pavé de bonnes
intentions ». C’est pourquoi il faut préciser que le don de soi et la générosité
ne suffisent pas, qu’ils exigent de l’intelligence. L’intelligence sans l’amour
est une catastrophe, mais l’amour et le don de soi sans l’intelligence le sont
également. Une générosité à laquelle manque l’intelligence de ce qu’il est
bon de donner transforme le don en poison, pour les autres comme pour soi.
Il est également impossible de bien parler du don si l’on n’évoque pas la
dimension de compromis que comporte toute action. Seul celui qui vit dans
l’absolu n’a pas besoin de faire de compromis avec le réel, or nul ne vit
dans l’absolu. L’action suppose des combats et une confrontation avec les
résistances, les limites et les mélanges de ce monde. On ne combat pas sans
risques ni sans pertes, on ne travaille pas sans se salir les mains.
« Mon amour même de la vérité absolue a fini par me faire comprendre la
beauté du compromis », a dit Gandhi. Lorsque son plus grand disciple
Vinôba le quitte pour s’occuper d’une nouvelle communauté, Gandhi lui
donne ce conseil : « Mon enfant, rien ne peut être absolu dans ce monde,
sinon la direction selon laquelle on s’avance avec une bonne volonté parfois
inquiète et tâtonnante, toujours sujette à l’erreur et grevée de faiblesse. Si tu
veux faire de la non-violence par exemple, qui est le premier de nos vœux,
une règle absolue, alors tu dois renoncer à manger, renoncer à marcher,
renoncer à respirer, renoncer à vivre ; car manger c’est tuer, marcher c’est
tuer, respirer c’est tuer, vivre c’est tuer1. » La « beauté du compromis »,
c’est que quelque chose de la vérité passe dans le réel.
Jusqu’où peut-on, doit-on, se salir les mains ? Rien de plus stérile que le refus du
compromis, mais rien de plus dangereux aussi que le compromis.
Si la logique du don consiste à faire fructifier tous les dons que nous avons
d’abord reçus, cette générosité, qui est l’un des effets de notre soif, ne suffit
pas à nous relier au bien. Du point de vue de la soif, le désir de se donner
est relié à l’expérience de la personne. Plus nous nous rendons présents aux
autres, plus nous plongeons dans l’expérience de leur présence, plus nous
rencontrons en eux une dimension absolue et sacrée, qui doit faire naître en
nous un respect.
Kant ne dit pas autre chose quand il écrit : « Agis toujours de telle sorte que
tu traites la personne humaine chez les autres, mais aussi en toi, jamais
simplement comme un moyen mais toujours en même temps comme une
fin. » Il exprime bien ce devoir qui est le nôtre de ne pas réduire la personne
humaine à ses apparences ou à ses actes. Le devoir de respect est
inconditionnel dans la mesure où il s’adresse non pas à l’homme tel qu’il
est, mais à l’homme tel qu’il peut être. Pour Kant, c’est parce que l’homme
est capable du bien qu’il a une dignité infinie.
Lorsque nous reprochons à quelqu’un l’immoralité de ses actes, notre
indignation présuppose deux choses : d’abord que la personne en question
n’a pas agi selon les lois du déterminisme, mais selon celles de la liberté (si
elle n’était pas libre, il serait aberrant de lui reprocher ses actes) ; d’autre
part, qu’elle possède un sens du bien, et donc que sa liberté était en mesure
de faire le bon choix. On ne peut pas reprocher à quelqu’un de ne pas
emprunter un chemin dont il n’a jamais entendu parler !
Et c’est justement la liberté et le sens du bien (ce que Kant appelle la loi
morale) qui doivent nous conduire à respecter le coupable, l’ennemi ou
l’adversaire. Respecter, c’est voir à travers les actes et les masques, à faire
la différence entre l’acte et la personne – entre le péché et le pécheur, selon
un vocabulaire plus religieux. Cette distinction est d’abord conceptuelle,
mais le chemin vers l’essentiel nous conduit à la vivre à un niveau
existentiel, pour ne pas dire spirituel – car il s’agit d’une expérience de type
métaphysique, qui n’est pas vécue par tout le monde.
Dire que les personnes sont plus importantes que leurs actes ou que leurs idées
signifie qu’on ne peut réduire un être humain à la conséquence de ses actes ou de
ses idées.
Il nous arrive d’être obnubilés par les défauts, les manques ou les
insuffisances des êtres qui nous entourent. Mais si nous étions sur notre lit
de mort, toutes ces ombres disparaîtraient et nous serions amenés à
rencontrer les personnes au-delà de ces ombres, au-delà même de leurs
qualités. Ce moment de vérité ne nous conduirait pas à voir les autres
comme parfaits, mais à voir dans leur imperfection quelque chose
d’accidentel et de circonstanciel. Nous serions appelés à les aimer non pour
leurs erreurs, mais au-delà de leurs erreurs. Beaucoup de nos reproches
s’évanouiraient, non parce qu’aucune faute n’a été commise, mais parce
que nous aurions découvert qu’il y a plus important et plus grand que les
reproches.
Dire que les personnes sont plus importantes que leurs actes ou que leurs
idées signifie qu’on ne peut réduire un être humain à la conséquence de ses
actes ou de ses idées. C’est pourquoi nous voulons que soit respectée la
dignité du prisonnier, même si la justice doit être rendue. C’est pourquoi
nous trouverions ignoble de faire subir au bourreau la torture qu’il a exercée
sur ses victimes. Parce que « l’homme passe infiniment l’homme », pour
reprendre les mots de Pascal, il ne peut être réduit à ses échecs ni à ses
erreurs, à ses fautes ni à ses crimes. Il doit supporter la conséquence de ses
actes, mais leur gravité ne modifie rien à la différence essentielle que nous
sommes appelés à faire entre l’acte et la personne. C’est d’ailleurs ce que
nous attendons implicitement des êtres qui nous aiment : qu’ils continuent à
nous aimer malgré nos manquements, nos faiblesses, nos erreurs et même
nos fautes. On comprend qu’ils condamnent certains de nos actes, on
comprend beaucoup moins qu’ils nous retirent leur amour, non pas parce
que cet amour est un dû mais parce que, depuis le début, il se présentait
justement comme un don inconditionnel.
Ainsi, le mouvement vers l’essentiel est un mouvement profond vers la
personne humaine dans ce qu’elle a d’infini et d’irréductible à une totalité
dans laquelle on cherche pourtant à l’enfermer.
Du don au pardon
*
Il y a les pardons à demander, les pardons à recevoir, mais il y aussi les
pardons à accorder ! Nous n’avons pas envie de pardonner à ceux qui nous
ont blessés. Pourtant nous restons enfermés dans le mal qu’on nous a fait
tant que nous ne parvenons pas à faire ce long chemin vers le pardon. Sur
ce point, les mondes de la psychologie et de la spiritualité se rejoignent bien
souvent. Parvenir à faire le deuil de sa souffrance suppose de traverser notre
haine et notre colère pour réussir à nous libérer de celui ou celle qui nous a
fait souffrir. Les uns espéreront l’aide de Dieu ou de la prière, les autres
celle d’un thérapeute, mais dans les deux cas, la souffrance persistera tant
que le pardon n’aura pas été donné. Le pardon n’est pas quelque chose que
nous devons au coupable. Nous ne lui devons rien ! C’est lui qui nous doit
au minimum de nous demander pardon. Mais même s’il nous demandait
pardon, cela ne suffirait pas à nous soulager du mal qu’il a commis. Le
pardon que nous allons donner, s’il advient, ne pourra être accordé que
gratuitement, sans raison ni justification. Il ne sera pas un acte de la
volonté, mais un don reçu – ce qu’on a coutume d’appeler une grâce. Le
coupable n’en saura peut-être rien, mais ce pardon portera le parfum d’une
délivrance pour nous. Il ne fera peut-être pas sortir le coupable de prison
mais il nous fera sortir de notre condition de victime.
1. Cité par Lanza del Vasto dans Vinôba ou Le nouveau pèlerinage,
Denoël, 1954, p. 87.
2. Lanza del Vasto, Approche de la vie intérieure, Denoël, p. 184.
3. Ibidem.
4. Gandhi, Tous les hommes sont frères, Gallimard, p. 147.
4
La voie de l’amour
« L’homme est un soleil qui voit tout, qui éclaire tout, quand il aime. »
Friedrich Hölderlin
L’injustice de l’amour
Si la justice ne cesse de faire des comptes, l’amour n’est pas doué en algèbre, et ce
qu’il instaure, c’est le don, pas le partage.
Les liens qui nous attachent aux autres ont besoin de réciprocité. Quand
c’est toujours le même qui donne, une certaine méfiance peut s’installer
quant à la sincérité de l’attachement : l’autre ne tient peut-être pas tant que
cela à la relation, à moins qu’il ne cherche à nous tromper. À l’inverse, une
comptabilité mesquine ne peut que ternir nos attachements : au dicton « Les
bons comptes font les bons amis » ne faut-il pas préférer « Quand on aime
on ne compte pas » ?
Si Jésus se montre sévère envers ceux qui passent leur temps à observer le
licite et l’illicite, le juste et l’injuste, ce qu’il faut donner et ce qu’il faut
recevoir, faire et ne pas faire, c’est parce qu’il sait que le malheur du monde
ne vient pas seulement des personnes malhonnêtes, des profiteurs, des
voleurs et des assassins, mais qu’il vient aussi de la justice des justes. Ceux
qui cherchent à tirer la couverture à eux et à profiter de l’inégalité aggravent
la laideur du monde, mais la laideur dans les relations entre les hommes
vient principalement de la justice des justes. Pourquoi ? Parce que le mal le
plus étendu, c’est la logique de ce petit moi qui juge, pèse et calcule,
compare et revendique, et il est d’autant plus pernicieux qu’il se satisfait
d’avoir la justice de son côté.
Le mal le plus étendu, c’est la logique de ce petit moi qui juge, pèse et calcule,
compare et revendique, , et il est d’autant plus pernicieux qu’il se satisfait d’avoir la
justice de son côté.
Cet amour est davantage un horizon qu’une réalité pour la plupart d’entre
nous, mais c’est pourtant lui que notre cœur convoque. C’est aussi cet idéal
d’amour qui nous amène à dénoncer tout ce qui usurpe le nom d’amour,
comme tous ces liens qui enferment ou qui étouffent. Cet amour pourrait
sembler un pur fantasme si on ne l’avait, à un degré ou un autre, rencontré
chez les êtres les plus accomplis et les plus réalisés. Et même, dans ce que
nous appelons l’expérience du « grand amour », dans la magie des premiers
moments, nous voyons la personne aimée baignant dans la lumière, au-delà
de ses limites ou de ses défauts.
Beaucoup estiment que, dans ce moment particulier, nous sommes plongés
dans une forme d’illusion. « L’amour rend aveugle », affirme ainsi un
dicton populaire. Stendhal parlait de « cristallisation » pour évoquer la
manière dont l’être humain projette sur l’autre une image idéalisée, au point
de ne plus le voir tel qu’il est réellement. C’est une lecture. Mais nous
pourrions y opposer la suivante : l’amour nous sort de l’aveuglement. Dans
ces premiers moments amoureux, si particuliers et qui, malgré leur
évanescence, vont constituer bien souvent une ressource pour la relation
future, les êtres sortent d’un regard purement extérieur et froid pour entrer
dans la vision de la personne. Ils rencontrent l’altérité de l’autre avec plus
de profondeur.
Il y a, dans ces moments, deux signes qui ne trompent pas et qui sont
également la marque des grandes aventures spirituelles : l’expérience de
l’émerveillement et celle de la joie. Quand le ciel se referme et que nous
retombons dans un monde d’ombres et de lumières, quelque chose de cette
vision demeure sous la forme de la mémoire, et c’est la confiance dans la
vérité de ces premiers moments qui permet de traverser les périodes plus
difficiles ou plus sombres de la relation.
Cependant, l’expérience amoureuse reste celle d’un amour exclusif et
singulier, parce que s’y joue une union entre deux âmes, tandis que l’amour
caritas (la « charité » des chrétiens), ou la boddhicitta des bouddhistes,
s’adressent à tout être qui se trouve en notre présence. De même qu’une
règle morale que nous ne réserverions qu’à nos proches, famille et amis, ou
qu’à notre communauté serait la négation de la morale, l’amour porte en lui
une exigence d’universalité. Lanza del Vasto décrit ainsi cette
différence entre l’amour ordinaire et la caritas :
« La charité est un amour sans attache et sans attrait : tandis que
l’attachement me retient dans le cercle des proches et des semblables,
tandis que l’attrait me conduit à ceux qui sont brillants, nobles, généreux,
raffinés et honorables, la charité me pousse au-devant du pauvre, du
lépreux, du forçat, de l’orphelin, de l’esclave nègre ou du sauvage. Mais il
est un homme plus difficile à aimer que le pauvre et l’étranger, c’est
l’ennemi, celui qui m’attaque et me bafoue, car je dois m’exposer en
l’aimant à la ruine, au ridicule et peut-être à la mort. L’homme qui parvient
à aimer comme cela aime comme Dieu nous aime : il donne sa pluie et son
soleil aux ingrats comme aux justes. Cet amour-là ne va pas dans le sens de
ma nature, il ne me laisse en repos ni de jour ni de nuit, il me gâte tous mes
plaisirs, car mes plaisirs me dégoûtent au milieu d’un monde qui souffre,
mes avantages me révoltent, mon bien devient pour moi un intolérable
abus, je sens les peines d’autrui jusque dans ma chair, elles couchent dans
mon lit et me harcèlent de tous côtés. Si la charité est sacrifice, elle l’est au
sens où elle lui communique une vie nouvelle qui se reconnaît à ceci : qu’au
plus profond de la souffrance et des fatigues imposées par le service on
retrouve une joie surabondante. Et c’est ainsi que la charité est sa propre
récompense. […] Comment le saint parvient-il à aimer le pauvre mieux que
ne s’aiment les amis et les époux ? ne voit-il pas que celui sur lequel il
dépense tant d’amour n’en vaut pas la peine ? Qu’il est vieux, laid, malade,
ingrat, ivrogne et coupable ? Le saint voit bien tout cela, il ne le voit que
trop, mais il ne croit pas à ce qu’il voit, il croit à ce qu’il sait. “Il y a en
celui-ci ce qu’il y a en moi, ce qu’il y a en Dieu. Cet homme c’est moi-
même, cet homme, c’est Dieu.” C’est donc par la purification, par le retour
sur soi-même, par la recherche de l’essence qu’on peut arriver à la charité.
L’homme charitable peut regarder le plus malheureux et le plus coupable
des hommes en disant : “Ces souffrances, ces péchés, ce sont les miens” ; il
peut regarder le plus pur, le plus grand, le Christ, et dire : “Je serais lui si
je savais être moi-même.”1 »
La tradition chrétienne n’a pas l’exclusivité de cette vision de l’amour,
même si elle l’exprime de manière magistrale. Impossible de rester
indifférent à cet amour qui fait écho aux aspirations les plus profondes de
l’homme. On peut même dire que l’homme devient d’autant plus humain
qu’il se rapproche de cet amour divin. On sent bien que seul un tel amour
peut sauver le monde du mal. Peut-être, comme les disciples de Jésus, peut-
on douter de la possibilité de l’incarner. « Ce que tu nous demandes est
impossible », protestent-ils après le sermon sur la montagne. Mais nous ne
pouvons douter qu’un tel amour fait écho à notre soif infinie.
Il y aurait encore beaucoup à dire, mais s’il est vrai que la « pensée est un
oiseau qui, dans une cage de mots, peut ouvrir ses ailes, mais ne peut
voler1 », laissons les oiseaux s’envoler. À présent, silence.
Mais pour que ce silence soit complet, il me faut encore vous dire deux
choses : pardon si j’ai pu déformer la vérité et merci pour votre attention.
1. Khalil Gibran, Le Prophète.
Le temps est venu pour toi, Oiseau, d’étendre tes ailes comme une voile.
Envole-toi à présent sans te laisser retenir par les ombres d’hier !
Car si tu es le fils de la poussière, tu es aussi le fils de la lumière.
Va chercher la lune et les étoiles !
Mais n’oublie pas qu’on ne peut construire de maison dans le ciel !
Qu’il te faut redescendre pour transfigurer le monde,
Car si tu es le fils de la lumière tu es aussi le fils de la terre.
Repose-toi en son sein et nourris-toi d’elle,
Mais n’oublie jamais que s’il est bon de se poser,
Il ne faut jamais arrêter ta quête,
Car si tu es le fils de la terre, tu es aussi le fils du vent,
Écoute en toi ce que te souffle ton essentiel désir,
Sans te laisser détourner par les mirages,
Mais n’oublie pas que rien ici-bas ne peut suffire à étancher ta soif,
Car si tu es né dans le monde des limites et des formes,
Tu es aussi traversé par l’infini et le sans-forme.
Voltige autour du monde et découvre les richesses éparpillées !
Mais n’oublie jamais que le trésor que tu cherches est aussi en toi !
Car si tu es le fils du vent, tu es aussi le fils du feu :
Va donc enflammer le monde de ton amour sans rien garder pour toi !
Mais n’oublie pas que ton amour ne vient pas de toi
et que, même pour ce que tu donnes, tu peux dire merci !
Car si tu es le fils du feu, tu es aussi le fils de la pluie !
Bois le monde de tes yeux et éclabousse-le de ta joie
Mais ne crains rien car même l’eau qui chute rejoint un jour le ciel !
Remerciements
Pour rendre compte d’un événement, nous devons soit remonter à l’infini la
chaîne des causes, ce qui est impossible, soit penser une cause première
dont l’origine est aussi mystérieuse que l’origine du temps. Dans les deux
cas, notre mémoire et notre intelligence sont trop faibles pour remonter très
loin. Alors, au moment de remercier tous ceux qui ont rendu possible ce
livre, je dois avouer la peur qui est la mienne d’être ingrat vis-à-vis de tous
ceux qui ont joué un rôle, même dans l’ombre de ma mémoire. Je
commencerai donc par dire merci à tous ceux qui m’ont donné la vie et la
joie de vivre, la famille ou les amis. Merci aussi à tous les maîtres et
instructeurs, du présent et du passé, qui m’ont appris à écrire et à penser, à
chercher et à m’émerveiller. Mais au-delà de mes parents, il me faut
remonter le temps et remercier mes ancêtres. Et au-delà du temps, il me faut
lever les yeux et remercier cette origine sans laquelle il n’y aurait ni
l’amour, ni la vie, ni la beauté, ni la bonté.
S’il est difficile de se représenter la cause première, nous avons en revanche
la chance de pouvoir rencontrer les causes dernières. Comme des étoiles,
des personnes éclairent pour vous le chemin et vous aident à surmonter les
obstacles. Ainsi, ce livre n’aurait pas pu naître sans le soutien et les conseils
de mon épouse Fanny, ni sans la patience de François, Matthieu, Ysé et
Thomas, dont la rédaction de ce livre m’a éloigné. Ma gratitude va d’abord
vers eux.
Impossible d’oublier Agnès Vidalie, des éditions Marabout, pour sa
confiance et ses encouragements, et Élisabeth Boyer, qui a fait un travail
précieux de relecture et de commentaires sur mon texte. Ce fut admirable de
rencontrer une telle compétence, mais plus encore de si belles qualités
humaines.
Merci enfin à tous ceux que je ne connais pas dont les prières ou les actions,
souvent discrètes, permettent à ce monde de tenir malgré tout debout.