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Marquée par le Dragon

Une Romance Paranormale

Kayla Wolf

Droits d’auteur © 2020 par The Wolf Sisters Books.


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pour de brèves citations dans une critique de livre.
Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages, les lieux et les
incidents sont soit des produits de l'imagination de l'auteur, soit utilisés de
façon fictive. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou
décédées, des événements ou des lieux est entièrement fortuite.
Table des matières
Chapitre 1 - David
Chapitre 2 - Quinn
Chapitre 3 - David
Chapitre 4 - Quinn
Chapitre 5 - David
Chapitre 6 - Quinn
Chapitre 7 - David
Chapitre 8 - Quinn
Chapitre 9 - David
Chapitre 10 - Quinn
Chapitre 11 - David
Chapitre 12 - Quinn
Chapitre 13 - David
Chapitre 14 - Quinn
Chapitre 15 - David
Chapitre 16 - Quinn
Chapitre 17 - David
Chapitre 18 - Quinn
À propos de Kayla Wolf
Livres par The Wolf Sisters
Chapitre 1 - David

Le paysage qu’il survolait lui était péniblement familier. D’ordinaire,


David aimait voler n’importe où, mais aujourd’hui, ses omoplates le
démangeaient, et son estomac était noué, rendant l’opération particulièrement
inconfortable. Chaque battement d’ailes lui donnait l’impression de se
rapprocher de plus en plus du désastre, et voler ne lui avait jamais paru aussi
désagréable.
Bien entendu, cela n’avait rien à voir avec la météo. Le ciel était clair
et lumineux, et, sous lui, la vaste étendue de nuages blancs, épais et duveteux,
donnait l’impression d’une mer de coton. Un autre jour, il aurait plongé et
replongé au milieu des nuages, appréciant la façon dont la brume blanche qui
le suivait s’accrochait à son corps, ou se dispersait au contact de l’extrémité
de ses ailes. Mais l’esprit joueur avec lequel il appréhendait habituellement le
ciel n’était pas de la partie aujourd’hui. Sa destination pesait bien trop lourd
dans son esprit.
Il n’aurait pas pu rester dans ce petit chalet pour toujours, bien sûr. Il
le savait, et d’une certaine façon, il en avait eu conscience durant tout le
siècle qu’il avait passé là-bas. Une petite structure en bois, perchée sur le
flanc d’une colline escarpée, qui descendait vers un village humain dans la
vallée en contrebas… et, plus important encore, une vue imprenable du ciel
depuis le balcon. Il n’y avait pour ainsi dire pas de pollution lumineuse, alors
les étoiles brillaient dans toute leur gloire chaque nuit. Il avait travaillé dur
sur cette petite maison au fil des ans, il avait remplacé les planches usées,
installé toujours plus d’équipements modernes pour garder sa forme humaine
présentable… mais il ne l’avait jamais considérée comme un foyer
permanent. Non, il avait des responsabilités à assumer. Il ne pouvait pas
repousser son père plus longtemps – il avait même prétendu durant tout un
mois qu’il n’y avait pas assez de nuages pour prendre le risque de rentrer
chez lui par les airs.
Il plongeait maintenant sous la couverture nuageuse, sachant qu’il se
rapprochait de la maison. Il savait qu’il aurait dû être heureux de retourner
auprès des siens. Et dans une certaine mesure, c’était le cas. Au moins, il
serait heureux de revoir ses sœurs. Elles lui avaient rendu visite quelques fois
au fil des ans, dans son petit chalet, mais William ne les avait jamais
autorisées à rester très longtemps. Était-ce parce qu’il craignait que leur frère
aîné ne les corrompe d’une façon ou d’une autre, qu’il les éloigne de son
influence dominatrice ? David sentait la tension s’accumuler dans ses
omoplates, et il poussa un soupir, tentant de l’évacuer.
C’était ça, le problème. Pas la maison, pas la communauté de dragons
de laquelle il venait… mais son père. William était l’un des dragons les plus
âgés de la vallée, et il était clair pour quiconque avait passé plus de quelques
minutes en sa compagnie qu’il pensait que son ancienneté lui accordait
beaucoup plus d’autorité qu’il n’en avait en réalité. En conséquence de quoi,
il était plein de ressentiment, hargneux, enclin à garder des rancunes et à se
disputer des années durant avec quelqu’un, uniquement pour prouver un point
de vue moral vaste et complexe, qui semblait varier de jour en jour, en
fonction de ses sautes d’humeur. Qui avaient d’ailleurs empiré au cours du
dernier siècle.
Depuis que leur mère était partie, en fait.
David savait que ses petites sœurs se souvenaient à peine d’elle.
Même ses propres souvenirs étaient flous – il était si jeune quand elle les
avait quittés, il avait à peine cinquante ans, il apprenait encore les rouages de
la transformation. Et ses sœurs étaient des bébés – des jumelles, un
évènement très rare, mais très heureux parmi les dragons. Plus jeune, David
avait passé des heures à se demander si c’était l’arrivée des filles qui avait été
la goutte d’eau pour sa mère. Après tous, elle était partie peu de temps après
leur venue au monde, leur léguant ses yeux verts, sans aucune explication
quant à l’endroit où elle allait ni sur la raison de son départ.
William avait-il été un homme différent avant le départ de son âme
sœur ? C’était quasiment certain, pensa David – mais ce n’était pas tout à fait
le genre de chose que l’on pouvait demander à quelqu’un. Les dragons se
mettaient en couple pour la vie, et la disparition d’une âme sœur… eh bien,
c’était du jamais vu. David ne savait même pas combien de dragons de la
vallée étaient au courant de ce qui s’était passé. Il y avait probablement eu
des rumeurs, bien entendu, mais David n’avait jamais eu beaucoup de temps
à consacrer aux ragots. Et quand il ne fut plus capable de supporter le
caractère de son père, il s’était arraché à ses racines et s’était enfui. Pas très
loin, se consolait-il – il n’était pas comme sa mère, il n’était pas parti pour de
bon. Il avait gardé contact, il avait toujours promis de revenir quand on aurait
besoin de lui.
Et il avait été fidèle à cette promesse, pensa-t-il résolument en
atterrissant sur les affleurements rocheux familiers, qui délimitaient leur
maison dans la montagne. La petite vallée se nichait dans un endroit traître et
isolé des montagnes Rocheuses, quasiment inaccessible pour les humains –
ce qui convenait parfaitement à ses habitants draconiques. Au cours des
millénaires qui avaient suivi la première occupation de la vallée, une série de
grottes et de cavernes avaient été creusées par des griffes de dragons,
profondément enfoncées au cœur de la montagne. Dans la vallée erraient des
troupeaux de cerfs, qui constituaient une bonne chasse pour ceux d’entre eux
qui choisissaient encore de se nourrir sous leur forme de dragon, et une
rivière leur fournissait toute l’eau fraîche dont ils avaient besoin. Pour tous
les autres besoins, il était assez facile de faire un arrêt dans un établissement
humain du coin.
En retrouvant sa forme humaine, David remarqua que quelques
changements avaient été opérés depuis son départ – le lieu qu’il avait choisi
pour son atterrissage n’avait qu’une entrée à taille humaine. Pour commencer,
il y avait d’étranges panneaux noirs brillants fixés sur la pierre de l’autre côté
de la vallée. Il les avait remarqués tandis qu’il volait, et de là où il se trouvait,
ils captaient la lumière du soleil d’une façon étrange. Étaient-ce de nouvelles
décorations ?
— David !
Une voix familière attira son attention, le tirant hors de sa rêverie – et
il fit un immense sourire en se retournant vers sa propriétaire.
— Rosaline !
— Comment le sais-tu ?
C’était une vieille blague entre eux. Les sœurs jumelles de David
n’étaient pas restées identiques très longtemps. Rosaline avait attrapé une
paire de ciseaux et attaqué ses magnifiques cheveux blonds à un très jeune
âge, et depuis elle s’accrochait farouchement à sa coupe courte. Olivia, au
contraire, avait refusé de toucher à la crinière sauvage de boucles blondes
qu’elle avait en commun avec sa sœur. La dernière fois qu’il l’avait vue, ses
cheveux lui arrivaient à la taille. En tout cas, cela permettait à coup sûr aux
autres dragons de la vallée de différencier les sœurs aux yeux verts.
— Où est Liv ? demanda David en libérant sa sœur de l’étreinte
écrasante qu’il lui infligeait.
C’était étrange de n’être accueilli que par l’une d’entre elles.
— Ne me pose même pas la question, soupira Rosaline, secouant la
main en signe d’agacement. Papa a décidé de débarquer à une réunion du
conseil il y a un mois, et de faire une scène ; Olivia est toujours en train d’en
gérer les retombées.
— Est-ce qu’Alexander est en colère ?
— Non, mais il serait en droit de l’être.
Le roi Alexander avait énormément de patience. Il n’était devenu le
roi de la Vallée que depuis quelques années, mais durant ce temps, il avait
gagné le respect de David, et il n’était pas le seul. La plupart des dragons de
la vallée aimaient et soutenaient Alexander, tout comme ils soutenaient sa
mère la reine avant lui. Malheureusement, David était plutôt un outsider.
— Mais ne parlons pas de toutes ces bêtises, ajouta Rosaline. On en
revient toujours à papa. Viens prendre un thé.
Leur maison était fidèle à son souvenir, remarqua David avec un
sourire nostalgique, malgré son malaise à l’idée de revoir son père. Mais il
écarquilla les yeux en voyant Rosaline entrer dans la cuisine et actionner un
interrupteur sur la cuisinière, avant de remplir une casserole d’eau.
— Est-ce que je suis en train de rêver ? Il y a l’électricité ?
— Oh, on ne te l’a pas dit ? La nouvelle reine l’a fait installer il y a
quelques années. Tu n’as pas vu les panneaux solaires sur les hauteurs ?
— Je suis vraiment à côté de la plaque, dit David à voix basse, en
s’asseyant à la petite table de la cuisine.
En y réfléchissant, à observer autour de lui, il avait l’impression que
la partie à taille humaine de leur maison était plus utilisée que dans son
souvenir. William avait toujours été un traditionaliste, qui favorisait leur
forme draconique, à moins d’être vraiment obligé de se transformer. Était-il
revenu sur cette conviction ?
— Papa déteste ça, dit joyeusement Rosaline, clairement au fait de ce
qu’il pensait. Mais de toute façon, il passe plus de temps sous sa forme
humaine. Il aime beaucoup plus le café qu’il n’apprécie ces stupides
traditions archaïques, à mon avis.
— Comment vas-tu, Rosie ? J’ai l’impression que ça fait un siècle que
tu n’es pas venue me voir.
— Je m’ennuie, dit-elle en haussant les épaules, tandis qu’elle
attendait que l’eau bouille, devant la cuisinière. Je m’ennuie à mourir. J’ai
l’impression que les dernières années ont été les plus animées de ma vie, et
pourtant la chose la plus excitante qui me soit arrivée, c’est une cuisinière
électrique.
— C’est sûr qu’il y a plus d’agitation que ce à quoi je suis habitué,
approuva David, avec un petit sourire. Tout ce truc avec Amara…
— Oh, ne me lance pas sur ce sujet ! C’est le sujet principal des
ragots de tout le monde, non-stop depuis les six derniers mois, et à mon avis,
ils sont bien partis pour les six prochaines années au moins.
Amara vivait dans la vallée jusqu’à récemment. Elle était venue
habiter le chalet à côté de celui de David pendant quelques mois, le temps de
faire un examen de conscience, et peu après, elle avait appris qu’elle était la
reine légitime d’une colonie de métamorphes plus au sud. Elle régnait là-bas
depuis six mois maintenant, avec les quatre hommes qu’elle avait rencontrés
lorsqu’elle avait revendiqué sa couronne, et qui s’étaient tous révélés être ses
âmes sœurs.
— Est-ce le côté royal qui les intéresse le plus ou…
— Ou les quatre âmes sœurs ? À ton avis ? (Rosaline leva les yeux au
ciel.) La moitié de la colonie est jalouse, tandis que l’autre moitié est
persuadée qu’il s’agit d’un canular.
— Quatre âmes sœurs, ça semble un peu beaucoup, répondit
pensivement David. Je n’arrive même pas à imaginer en avoir une seule.
— C’est parce que tu as toujours le nez plongé dans un livre, ou dans
le ciel, le taquina Rosaline, en arrivant avec une théière et deux tasses. Il
faudrait que ton âme sœur soit une étoile pour que tu la remarques.
— Et toi ?
— Et moi ? Trouver mon âme sœur ? J’en doute. Pas dans le coin.
Elle haussa les épaules. Comment pourrais-je la trouver ? C’est un travail à
plein temps de s’occuper de papa, et il est fermement opposé à ce que nous
allions aux réunions locales de métamorphes. Je suis coincée ici.
David inclina la tête sur le côté : il n’était pas habitué à voir une telle
amertume sur le visage de sa sœur. Rosaline avait toujours été l’optimiste de
la famille, joyeuse, avec l’esprit pratique, et avant-gardiste ; elle avait
toujours de l’espoir pour l’avenir. Il but son thé en étudiant attentivement son
visage. Si même Rosaline ressentait la pression de vivre avec leur père,
comment Olivia gérait-elle la situation ? Son autre sœur avait hérité du côté
négatif de leur père. Elle était loin d’être aussi mauvaise que lui, et elle
tempérait avec du pragmatisme, mais elle avait tendance à être amère si ses
humeurs n’étaient pas contrebalancées par l’attitude positive de sa jumelle.
— Je suis parti trop longtemps, dit doucement David. Je suis désolé.
— Mais qui pourrait t’en vouloir ? Papa a toujours été plus dur avec
toi qu’avec nous, lui sourit Rosaline, redevenant elle-même un instant –
même s’il voyait l’inquiétude persistant dans son regard. Peu importe. Tu es
de retour maintenant. Peut-être qu’à trois contre un, on a une chance.
— Une chance de quoi ?
Cette voix le touchait toujours au plus profond de lui-même. Peu
importe son âge, cette voix lui donnait l’impression d’être un enfant de
nouveau. C’était étrange de l’entendre à haute voix, et il se rendit compte que
William avait dû prendre sa forme humaine. Ça ne lui ressemblait pas. Il
devait y avoir une occasion spéciale. David rassembla son courage, puis se
leva et se tourna pour saluer son père.
Il se tenait là, dans toute sa gloire. En général, la forme humaine d’un
dragon n’avait qu’un rapport relatif avec son âge chronologique réel, mais
William pensait clairement que son ancienneté devait s’étendre à sa forme à
deux jambes. Ses cheveux, autrefois blonds, étaient maintenant argentés,
coupés court autour de son visage, où ses yeux verts et féroces flamboyaient
sur un visage anguleux et menaçant. C’était un grand homme, maigre et
nerveux comme un vieux lion, et David sentit son cœur se serrer d’angoisse,
comme chaque fois qu’il se trouvait en présence de William. Il avait la
sensation d’avoir fait quelque chose de mal, de le décevoir, d’une certaine
façon. Et la grimace sur le visage de William n’arrangeait en rien cette
sensation.
— Tu es en retard. Trois jours plus tard que tu ne l’avais dit.
— Le ciel était dégagé, répliqua David. Quiconque levant les yeux
depuis le sol m’aurait vu.
— Ce sont des excuses, balança William. Mais je suppose que je
devrais simplement être reconnaissant que tu aies daigné rentrer à la maison.
— Papa, dit Rosaline, s’approchant pour poser une main apaisante sur
l’avant-bras du vieux dragon.
Il la repoussa, bien que David ait remarqué qu’il s’était un peu calmé.
Rosaline avait toujours été douée pour ça – apaiser leur père, le guider pour
sortir des pires tempêtes provoquées par ses humeurs lunatiques. David
ressentit un profond regret à l’idée que sa sœur n’ait eu d’autre choix que de
développer cette compétence particulière.
— Tu as dit que tu voulais discuter de quelque chose d’important
avec moi ? Dans ta lettre ?
— Quelle lettre ? Oh. (Les yeux de William s’étaient assombris
l’espace d’un instant, mais la colère refit surface rapidement.) Bien sûr. C’est
le roi. Tu dois nous aider à lutter contre…
— Non, papa, dit rapidement Rosaline. Ce n’était pas ça. Tu te
souviens ? Tu m’en as parlé quand tu écrivais la lettre ? Où veux-tu que
David se rende ?
L’état de son père s’était dégradé, constata David, avec un sentiment
de malaise persistant au creux de son estomac, tandis qu’il observait le soin
avec lequel Rosaline guidait la conversation. Il aurait dû rentrer il y a des
années, et aider ses sœurs à s’occuper du vieil homme. Peut-être que William
aurait été plus lucide s’il n’avait pas été abandonné par son fils.
— Nous voulons tous que tu reviennes dans la vallée, dit Rosaline,
ses perçants yeux verts fixés sur le front creusé de sillons de William – David
voyait qu’elle choisissait ses mots avec soin, essayant d’orienter l’humeur de
son père. Mais il est évident qu’il y aurait trop de monde si tu emménageais
ici, n’est-ce pas, papa ? Surtout que tu as investi l’ancienne chambre de
David pour toutes tes recherches.
— Je vérifie les lignées héréditaires, approuva William, jetant un
regard aiguisé vers David. Je pense pouvoir prouver qu’Alexander n’est pas
le roi légitime…
— Oui, tout ce travail important, répondit Rosaline rapidement,
clairement désireuse de changer de sujet. Mais nous voulons que tu reviennes
dans la vallée, pour que tu puisses nous voir, et passer du temps avec nous, et
faire de nouveau partie de la famille.
— Mon héritier, ajouta William avec force. Mon fils, et mon héritier.
David jeta un regard à Rosaline. Il ne se sentait pas vraiment comme
un héritier – et il devenait de plus en plus évident que Rosaline et Olivia
avaient fait bien plus que lui n’avait jamais fait pour soutenir sa famille. Mais
il semblait que William soit un sacré traditionaliste.
— Oui, mon fils. Tu construiras une maison sur le territoire que nous
possédons à la pointe nord de la vallée.
David fronça les sourcils.
— Nous avons des terres là-haut ?
Personne n’était jamais allé à l’extrémité nord de la vallée. Il n’y avait
que de la pierre et de la poussière, là-bas – rien ne poussait, aucun troupeau
n’y paissait et la rivière n’y passait pas. C’était la première fois que David
entendait parler d’une terre qui aurait de la valeur pour quelqu’un, et encore
moins pour sa famille. Depuis quand ?
— Ne pose pas de questions, le coupa William. Je l’ai reçu de
quelqu’un il y a longtemps, si tu veux tout savoir. Tu as passé cent ans à
t’occuper de ce chalet dans le sud, j’imagine que tu seras capable de créer un
beau domaine sur la terre là-bas.
— J’en suis capable, dit David, un peu perdu. Je veux dire, si tu es sûr
que c’est ce que tu veux ?
Il posa la question à William, mais il regarda furtivement Rosaline,
qui lui fit un signe de tête presque imperceptible, les yeux pleins de gratitude.
Il était clair que c’était un sujet délicat pour leur père.
— Depuis quand est-ce que tu te préoccupes de ce que je veux ?
répondit William d’une voix basse – et l’espace d’un instant, David aurait pu
jurer qu’il avait vu un éclat d’émotion dans les yeux du vieux dragon, bien
loin de la colère et l’obstination auxquelles il était habitué, mais avant qu’il
puisse approfondir le sujet, William se détourna. Je reprends ma vraie forme.
Cette chair est une vraie prison.
Et juste comme ça, il était parti, franchissant la porte que David venait
juste de passer. Quelques secondes plus tard, ils entendirent le son d’un
battement d’ailes de dragon à l’extérieur. David observa sa petite sœur durant
un long moment. Elle tordit la bouche.
— Désolée.
— Tu es bien la dernière personne qui devrait être désolée, soupira
David, se laissant tomber sur une chaise, la tête entre les mains ; il avait
l’impression d’avoir couru un marathon, même si la conversation avait duré à
peine cinq minutes. Bon sang, j’avais presque oublié comment il était. Est-ce
qu’il a empiré, ou c’est juste parce que je suis parti longtemps ?
Rosaline leva vers lui un regard acéré.
— Il est pire qu’avant. Oh, Liv est de retour.
— Un jour, tu me diras comment tu fais ça, dit David en souriant à sa
petite sœur.
Rosaline et Olivia avaient toujours eu cette étrange faculté de savoir
où se trouvait l’autre – jouer à cache-cache était rapidement devenu sans
intérêt quand ils étaient plus jeunes, parce que les deux fillettes pouvaient
trouver l’autre en quelques secondes. Un truc de jumelles, peut-être.
Quelques minutes plus tard, Olivia franchit la porte par laquelle
William était brusquement sorti, repoussant son énorme crinière de boucles
dorées derrière ses oreilles. Son visage s’illumina quand elle vit David, et il
l’étreignit, souriant tandis qu’elle le serrait presque trop fort.
— Ça fait un moment, petite sœur, dit-il avec un sourire. (Olivia était
née seulement quelques minutes après Rosaline, mais elle était toujours à ses
yeux le bébé de la famille.) Comment va la famille royale ?
— Bien, et pas grâce à papa, dit Olivia en jetant un œil par-dessus son
épaule. Je l’ai vu s’envoler quand je rentrais à la maison. Est-ce que vous
vous êtes déjà disputés tous les deux ?
— Pas tout à fait, répondit David en riant. Il veut que j’aille vivre sur
une terre au Nord.
— Oh, c’est bien ! On avait espéré qu’il en arrive à cette conclusion,
sourit Olivia. Désolée de ne pas t’avoir prévenu, mais on s’est dit que s’il
t’obligeait à venir vivre avec nous, on pouvait au moins faire en sorte que tu
ne vives pas juste au-dessus de lui.
Il devait l’admettre, ses sœurs avaient raison. L’idée de vivre de
nouveau dans la maison de la vallée l’étouffait depuis longtemps, mais se
trouver à quelques kilomètres de son père dominateur rendait l’idée beaucoup
plus supportable.
— Merci. D’avoir fait ça. Vous prenez toujours soin de moi.
— Tu as toujours le nez dans les nuages, alors on s’est dit que
quelqu’un devait veiller sur toi au sol, ajouta Olivia avec ironie, en se versant
du thé.
Et William était un homme de parole. Après avoir fini leur thé, David
se mit en route avec ses sœurs pour aller inspecter son nouveau chez lui.
C’était à seulement quelques minutes de vol, mais il ne put s’empêcher de
froncer les sourcils alors qu’ils s’apprêtaient à atterrir, reprenant leur forme
humaine pour faire une étude approfondie du terrain.
— C’est définitivement… quelque chose, dit Olivia, perdue, en
regardant le paysage aride et rocailleux.
Rosaline, optimiste comme toujours, tapa du pied sur le rocher.
— C’est de la bonne pierre ! Facile à creuser. Tu auras un beau réseau
de grottes d’ici quelques mois.
Les griffes de dragon étaient suffisamment acérées pour creuser dans
la pierre – c’était de cette façon que le réseau de grottes où les dragons
vivaient avait été creusé, il y a de cela des centaines d’années. David devait
admettre qu’il n’était pas très excité par la perspective de faire ce genre de
travail lui-même.
Ils se tenaient sur une crête, contemplant la terre qui descendait vers
une portion de terrain plus plate au fond de la vallée.
— Il y a quelques centaines d’hectares, expliqua Olivia. C’est une
bonne taille pour une ferme, si c’est quelque chose qui t’intéresse.
— Tu crois que quelque chose pousserait ici ? demanda David,
dubitatif, en regardant autour de lui ; il aimait l’idée de faire pousser des
choses, mais le paysage ne lui paraissait pas particulièrement exploitable. Est-
ce que tu sais au moins comment papa a mis la main sur cette terre ? Je n’en
avais jamais entendu parler.
— Tu connais papa, dit Rosaline en riant. C’est un dragon. Il
accumule des choses. Il a les parchemins qui disent qu’il possède cette terre,
alors il en est fier.
— Il a dit que quelqu’un lui avait donné, dit David en regardant
alentour. Il y a longtemps. Il a eu l’air assez offensé quand je lui ai demandé
de qui il s’agissait.
— Eh bien, tu connais papa, soupira Olivia. Il s’offense quand
quelqu’un le regarde de travers. En parlant de ça, nous ferions mieux de
rentrer. Mission de reconnaissance accomplie ?
David regarda le terrain autour de lui… et puis, par habitude, ses yeux
dérivèrent vers le ciel. Le soleil commençait à se coucher, et l’épaisse couche
de nuages de la journée s’était dissipée. Ce serait une nuit claire et lumineuse.
— Je vais rester un peu, décida-t-il.
Ses sœurs lui firent leurs adieux, et il les regarda changer de forme et
repartir vers la maison, leurs écailles iridescentes brillant dans la lumière du
soleil couchant. Il n’avait jamais vu deux dragons voler aussi près l’un de
l’autre – chaque battement d’ailes semblait annoncer un désastre, mais
étrangement, Olivia et Rosaline parvenaient à ne jamais se toucher l’une
l’autre. Tandis que le soleil se couchait, David trouva un rocher contre lequel
il s’appuya, et leva les yeux pour contempler les étoiles. Le ciel vu d’ici était
plutôt pas mal, cerné par les sommets des montagnes de l’autre côté de la
vallée.
— Est-ce une bonne idée ? murmura-t-il.
Parmi sa vaste collection de livres sur le cosmos, et les étoiles, il y
avait un étrange petit tome qui parlait de l’art ancien de la prophétie – et
l’accent était particulièrement mis sur les étoiles. Il n’était pas tellement sûr
d’y croire… mais il devait l’admettre, il y avait quelque chose de tentant dans
l’idée d’être capable de découvrir l’avenir en regardant les étoiles. Il était
amoureux du ciel depuis l’enfance. Est-ce que les réponses pouvaient
réellement se trouver là-haut, n’attendant que d’être déchiffrées ?
Il resta dehors un long moment, mais n’avait pas de nouvelles
réponses quand il finit par rentrer chez lui.
Chapitre 2 - Quinn

— Quinn, avons-nous vraiment besoin de remuer encore toute cette


histoire ?
Quinn serra les dents, résistant à l’envie de passer ses mains dans ses
courts cheveux noirs. C’était une vieille habitude, un geste de frustration, et
son père la connaissait suffisamment bien pour s’en rendre compte, et
commencer à intensifier la dispute. Pourtant, ses mains tremblaient quand elle
prit calmement une gorgée du jus d’orange frais qu’elle et son père buvaient
sur le patio à l’arrière de leur ferme.
C’était une belle matinée. C’était toujours une belle matinée par ici –
si vous aimiez la chaleur, bien sûr, et l’immense ciel bleu à perte de vue. Cela
ne dérangeait pas vraiment Quinn, mais une partie d’elle-même avait toujours
su, au plus profond de son être, que ce n’était pas chez elle. Elle s’était
toujours sentie mieux en hiver, quand les nuits devenaient glaciales. Parfois
elle sortait sous la couverture brillante des étoiles, et laissait le froid glacial
s’infiltrer jusque dans ses os. Une partie d’elle-même avait envie de neige, et
pourtant elle avait vécu ici dans le désert de Mohave la plus grande partie de
sa vie.
— Il ne s’agit pas de remuer quoi que ce soit, disait-elle, en essayant
de conserver un ton égal. Il y a de nouvelles informations, papa. Ça vaut le
coup d’en parler, non ?
— Et de quelle façon exactement as-tu mis la main sur ces nouvelles
informations ? demanda Charles, levant un sourcil tandis que ses yeux gris-
bleus se plissaient d’un air soupçonneux. En remuant les vieilles histoires.
— Ce n’est pas ce que j’ai fait ! Je suis allée à une réunion de
métamorphes, c’est tout. Comme nous aurions dû le faire depuis des
décennies maintenant. C’est déjà assez nul que nous vivions ici au milieu de
nulle part, nous ne pouvons pas continuer de nous isoler socialement en
plus…
— Nous ne sommes pas au milieu de nulle part. C’est notre foyer.
— Quinn soupira. Elle aurait voulu éviter de remuer les vieilles
disputes au sujet de leur passé, mais elle avait aussi espéré que son père aurait
montré plus d’intérêt pour les informations qu’elle avait découvertes à la
dernière réunion de métamorphes locale.
— Papa, tu sais que ce n’est pas vrai. Notre maison est dans le
Colorado.
— Quinn, je sais que tu es toujours en colère. Je le suis également, je
te le promets, mais… la maison est là où se trouve le cœur, non ? J’ai cette
magnifique maison que nous avons construite, j’ai le jardin… et je t’ai toi. De
quoi d’autre pourrais-je avoir besoin ?
Elle soupira. Charles savait exactement comment faire vibrer sa corde
sensible quand elle se mettait à bouillonner – et il le savait aussi, ses yeux
gris-bleu brillaient.
— Très bien. C’est notre maison. Peu importe. Mais papa, il y a un
nouveau roi ! Ce qui veut dire que nous avons une chance de pouvoir lui
parler, lui expliquer ce qui est arrivé, et récupérer notre maison ancestrale.
N’est-ce pas ce que tu veux ? N’as-tu pas envie de rentrer à la maison, et
revoir tous tes vieux amis ?
Il ne mordit pas à l’hameçon.
— Un nouveau roi. Le fils de Reagan ?
— C’est ce que les loups ont dit.
Elle avait rencontré quelques délégués d’une meute nomade qui
voyageait tout autour du centre du continent, en colportant les rumeurs au fil
de leur voyage. En échange de quelques caisses de fruits frais, que Quinn
avait été plus que ravie de leur fournir, ils avaient partagé tous les détails
qu’ils connaissaient de la situation politique de la vallée qui avait été
autrefois le foyer de sa famille.
— D’après eux, ajouta-t-elle, il est très différent d’elle. Il a fait
beaucoup de changements là-bas. Pour commencer, il a épousé une humaine.
Ce détail attira l’attention de Charles. Le vieux dragon se pencha en
avant sur la table.
— Une humaine ?
— Oui. Et son frère a épousé une louve, et sa sœur un ours…
— Tu plaisantes. Et qu’a dit Reagan à propos de tout ça ?
Quinn hésita. Elle n’avait pas voulu évoquer cette partie de l’histoire.
— Elle est morte, papa. Il y a quelques années. Les loups ont dit qu’il
y avait une maladie dans la vallée, quelque chose à voir avec une prophétie
ou…
— Pauvre Stephen, dit calmement Charles.
Quinn vit à son regard qu’il était parti loin dans ses pensées. Elle le
laissa tranquille, essayant de calmer sa propre impatience. C’était un vieux
dragon, et les vieux dragons pensaient lentement… mais elle savait qu’il
avait de nombreux problèmes non résolus avec les dragons de la vallée
qu’elle avait toujours considérée comme son foyer. Cet endroit devait lui
manquer, elle en avait conscience – même s’il clamait haut et fort être aussi
heureux que possible, à vivre ici au milieu de nulle part, à cultiver le jardin
incroyablement luxuriant qui entourait leur maison du désert. Il avait passé
toute sa vie dans la vallée. Les dragons qui y vivaient étaient ses amis, sa
communauté, sa famille. Elle ne pouvait supporter de le voir s’isoler de cette
façon. Tout ça à cause des machinations d’un seul dragon.
— Peut-être pourrions-nous y aller et leur rendre visite ? demanda-t-
elle, hésitante. Pour féliciter le nouveau roi, et lui présenter nos condoléances
pour la mort de la reine ? Ce n’est pas parce que Reagan nous a exilés que
nous ne pouvons pas y retourner et leur rendre visite…
— Je ne veux pas leur rendre visite, dit Charles, et sa voix était pleine
de douleur. Je ne veux pas savoir ce qu’il a fait de notre maison…
— Je pensais que c’était notre maison.
— C’est le cas, répondit Charles avec force. Je ne veux pas… Je ne
veux pas retourner là-bas, Quinn. Je sais que tu es toujours en colère, je le
sais, et crois-moi, je te comprends. Mais je ne peux pas… (Il prit une grande
inspiration, et elle le voyait lutter pour garder son calme.) Je ne veux pas me
retrouver face à lui.
Quinn essayait de ne pas tenir le compte, mais elle savait que cela
faisait au moins un siècle qu’ils avaient dû quitter leur maison familiale. Elle
était tellement jeune à cette époque, à peine assez âgée pour se transformer.
Tout ce dont elle se souvenait au sujet de leur ancienne maison, c’était le
ruisseau qui coulait de sa source au creux de la roche, vers la lumière du
soleil et jusqu’à une piscine cristalline en bas de la vallée. Enfant, elle y
nageait, elle riait et jouait, les eaux pures et fraîches baignant sa peau. Un
jour, son père l’avait amenée à la source de l’eau.
« Ceci est dans notre famille depuis bien plus longtemps que
quiconque s’en souvienne » lui avait-il dit. Ancrée profondément dans la
pierre, elle pouvait distinguer la lueur de quelque chose de gris-bleu,
étonnamment proche de la couleur de ses yeux. Des yeux de son père. Les
yeux qu’elle avait en commun avec le reste de sa famille. C’est un artefact
ancien, la source de l’eau ici, la source de la richesse et de la fertilité de la
terre. « C’est une pierre, » avait-elle répondu. Une enfant terre-à-terre.
Charles avait ri. « C’est beaucoup plus qu’une pierre, Quinn. C’est de
l’ancienne magie. Plus ancestrale encore que la magie qui nous permet de
passer de dragon à humain. » « Cool. Est-ce que je peux aller nager
maintenant ? »
Des années plus tard, son père était retourné dans la grotte, seul, pour
récupérer la pierre – et puis ils avaient pris la fuite, tous les trois. Quinn,
Charles… et Sarah, sa mère. C’était Sarah qui avait choisi leur destination
finale, après le plus long vol de la jeune vie de Quinn, au cœur du désert du
Mohave. Sarah avait dessiné les plans d’une maison qui les abriterait tous les
trois, tandis que Charles plantait un jardin où faire pousser la nourriture qu’ils
mangeraient. Et c’était Sarah qui avait disparu du jour au lendemain, peu
après leur emménagement, ne laissant aucun indice sur l’endroit où elle était
partie ni sur la raison de sa disparition.
Quinn essayait de ne pas penser à sa mère. Elle savait que cela ne
faisait que peiner son père. Et quand elle pensait malgré tout à elle, tout ce
qu’elle ressentait, c’était de la colère et de la déception. Comment pouvait-
elle croire en l’amour, aux âmes sœurs, en l’importance de la famille, quand
sa propre mère avait abandonné son compagnon et sa fille sans un mot ?
Elle ne pouvait pas croire en l’amour. Mais elle pouvait croire en la
justice. Et elle savait qui était responsable de l’injustice de leur expulsion de
leur foyer familial.
— Nous devons l’affronter, dit-elle à son père, essayant de garder son
calme même si son pouls battait furieusement dans ses oreilles. Nous devons
y retourner et récupérer ce qu’il nous a pris. Papa, il a volé notre maison ! Il a
falsifié des papiers, et nous a enlevé notre maison…
— C’est du passé, répondit Charles, et sa voix brisée lui fit monter les
larmes aux yeux. Oublie ça, Quinn. Nous avons une maison. Nous avons
l’artefact, et un jardin florissant qui nous fournit tout ce dont nous avons
besoin. À quoi bon faire traîner tous ces désagréments ?
— Papa…
— Je vais aller voir le verger, la coupa brusquement Charles, se
levant si rapidement que sa chaise glissa sous lui. Il me semble que tu as des
corvées à accomplir aussi, non ?
Et juste comme ça, il était parti, ses foulées raides l’emmenant au bas
du porche, traversant les parterres surélevés où poussaient leurs réserves de
légumes, vers le verger qui se trouvait de l’autre côté de la ferme. Quinn serra
les dents en le regardant partir… puis se passa la main dans les cheveux,
essayant d’évacuer un peu de la frustration qui l’envahissait. Cela n’eut pas
l’effet escompté. Elle rassembla les verres dans lesquels ils avaient bu et les
rapporta à l’intérieur, l’air frais de la maison apaisant sa peau. Certes, c’était
une belle maison qu’ils avaient construite – ils étaient ici depuis des siècles, il
était évident qu’ils l’avaient rendue confortable. Mais ce n’était pas leur
foyer. Ce ne serait jamais leur foyer, pas réellement. Pas tant que William,
dans le Colorado, serait là à gouverner avec suffisance la terre qui avait été
un jour la leur.
Son père se consolait un peu en sachant que la terre ne pouvait pas se
passer d’eux. D’après ce qu’elle savait, la raison qui avait poussé William à
convoiter cette terre, c’était sa richesse et sa fertilité, la façon dont n’importe
quelle plante poussait et prospérait ici. Mais ce qui avait échappé à William,
c’était que la fertilité de la terre venait des eaux claires et pures de l’artefact
qu’ils avaient emporté dans leur fuite. Sans cette source, la terre était aride et
rocailleuse, dépourvue de cette vie que William avait tant convoitée. Quinn
espérait vivement que cela rendait le vieux dragon fou, que cela l’empêchait
de dormir. C’était la moindre des choses après ce qu’il avait fait.
Elle ne connaissait pas toute l’histoire, c’était d’ailleurs en grande
partie pour cela qu’elle se sentait aussi frustrée à ce sujet. Son père ne parlait
pas souvent de l’ancien temps ni des dragons de la vallée qui étaient autrefois
ses amis et sa communauté proche, alors elle accumulait les minuscules
bribes d’information qu’elle recevait comme autant de joyaux rares et
précieux. Elle connaissait Reagan, l’ancienne reine, aux yeux dorés et
magnifiques, qui avait régné sur la communauté durant plusieurs siècles. Elle
savait que Reagan et son compagnon Stephen avaient trois enfants – des
jumeaux, Alexander et Samuel, et une fille, Helena. Quinn supposait qu’elle
les avait rencontrés quelques fois. Elle avait quelques vagues souvenirs
d’yeux dorés brillants… mais encore une fois, cela pouvait parfaitement être
le fruit de son imagination, à force de visualiser les histoires que son père lui
racontait. Alexander était le roi de la colonie maintenant, après la mort de sa
mère. C’était étrange. Habituellement, les dragons ne décédaient pas de mort
naturelle. C’était le cas de la plupart des autres espèces de métamorphes, et
des humains aussi, bien sûr, mais pour les dragons, l’âge n’était pas une
condamnation à mort.
Quinn se demandait souvent si son père nourrissait du ressentiment à
l’égard de Reagan pour ce qu’elle avait fait. Après tout, c’était Reagan qui les
avait expulsés de la colonie. Bien sûr, c’était la faute de William. C’est lui
qui avait falsifié des papiers, aux dires de son père, qui prouvaient qu’il était
le propriétaire de leur maison familiale ancestrale. Sarah et Charles avaient
combattu farouchement ces affirmations, bien entendu, et les désagréments
qui en avaient découlé avaient poussé la reine, toujours ferme dans ses
décisions, à les bannir de la vallée. Il était difficile de faire parler Charles à ce
sujet, et quand elle y parvenait, il y avait toujours le risque qu’il fasse ce qu’il
avait fait au petit déjeuner : se lever tout simplement et partir dans le verger
pour se calmer. Même si elle appréciait le caractère calme de son père,
parfois elle s’inquiétait de ce qu’il réfrène un peu trop violemment ses
sentiments.
Là encore, il avait peut-être de bonnes raisons de le faire. Sa mère,
voilà le sujet dont elle ne parvenait jamais à le faire parler. Tout ce qu’elle
savait, c’était qu’il était très inhabituel pour un dragon de quitter son
compagnon de cette façon, et encore moins sa famille. Est-ce que les âmes
sœurs n’étaient pas destinées à rester ensemble ? D’après la façon dont les
métamorphes au rassemblement avaient parlé de leurs compagnons (elle avait
entendu quelques conversations pendant qu’elle était là-bas), trouver son âme
sœur était une étape assez importante de la vie. Mais personne n’en avait
jamais parlé à Quinn. La seule personne qui aurait pu le faire trouvait le sujet
bien trop douloureux pour ne serait-ce que l’évoquer.
Cela voulait-il dire qu’il y avait quelqu’un dehors, qui l’attendait ? se
demandait Quinn en lavant la vaisselle. Est-ce que c’était de cette façon que
ça fonctionnait ? Apparemment, oui. Mais ça avait l’air tellement ridicule. Il
y avait donc là dehors un métamorphe qui était destiné à tomber amoureux
d’elle à la minute où ils se rencontreraient ? Vraiment ? Et elle ressentirait la
même chose ? Elle aurait presque souhaité passer plus de temps au
rassemblement pour se renseigner au sujet des âmes sœurs – même elle était
tellement excitée d’avoir appris pour le nouveau roi qu’elle avait fait
l’impasse sur beaucoup des ragots qui circulaient. Elle se dit qu’elle pourrait
toujours demander à son père de lui en dire un peu plus sur le sujet. Même si
elle était terriblement frustrée à cause de lui, elle ne supportait pas l’idée de
lui faire encore plus de mal qu’il n’en ressentait déjà.
Bon, elle explorerait le sujet des âmes sœurs plus tard. Pour l’instant,
elle avait des problèmes plus importants à régler. Une injustice séculaire,
d’abord – elle devait trouver un moyen de récupérer leur terre. Son père avait
clairement renoncé à cette idée. Elle ne pouvait pas lui en vouloir, même si
une immense frustration lui serrait la poitrine quand elle y pensait – il avait
perdu toute velléité de combat, et c’était bien normal. C’était un vieux
dragon, et il avait traversé beaucoup d’épreuves. Il était temps pour elle
d’agir. Elle était sa fille unique, son héritière et, sa mère partie, c’était à elle
qu’il incombait de trouver un moyen de récupérer leur maison. De revenir
aux étoiles brillantes et à l’air frais et vif, au ruisseau de son enfance, qui
dévalait les pentes de leur maison dans la vallée. À la neige en hiver et aux
brises fraîches d’été, loin de cette chaleur étouffante et de l’horizon rouge.
Et peut-être, se dit-elle – même si elle essayait la plupart du temps de
refouler ce genre de pensées – peut-être que si elle parvenait à les faire rentrer
à la maison, à reconstruire la vie qu’ils avaient eue… eh bien, peut-être que
sa mère reviendrait. Quinn poussa un soupir en finissant de ranger la vaisselle
propre. Son père avait raison. Elle avait des corvées à faire.
Peut-être que pendant qu’elle travaillerait, elle serait à même d’établir
un meilleur plan que celui de simplement débarquer dans la vallée pour
réclamer son dû au dragon qui l’avait usurpé.
Chapitre 3 - David

— David, as-tu vraiment besoin d’autant de livres ?


David baissa la tête, un peu penaud. Olivia avait découvert ses cartons
de livres – sa sœur se tenait les mains sur les hanches, examinant les piles
qu’il avait casées dans un coin de la maison où elles ne dérangeraient
personne.
— Je suis un dragon, tenta-t-il de justifier. On accumule des choses,
non ?
— Je n’accumule rien. Et Rosaline non plus.
— Rosaline collectionne les ressentiments, essaya de contrer David,
mais Olivia avait toujours été plus difficile à convaincre que sa sœur.
Elle leva un sourcil en se retournant pour le regarder par-dessus son
épaule, sa crinière de cheveux blonds s’écartant de son visage.
— En plus, vous avez dit que je pouvais laisser mes affaires ici
jusqu’à ce que j’aie creusé assez d’espace pour commencer à emménager
dans le désert…
— Ce n’est pas un désert, David. C’est un endroit qui a besoin d’un
peu d’amour, c’est tout.
— Je ne me plains pas. La vue du ciel est splendide.
— Tu ne pourras pas le voir si tu es noyé sous tes bouquins, dit Olivia
en ouvrant l’un des cartons, et sortant un volume au hasard. Vraiment ? Un
album de… photos de nuages ? Mais tu ne peux pas te contenter de regarder
le ciel ? Pourquoi tu as besoin d’en avoir des albums ? Et celui-là…
— Il parle des étoiles ! Des constellations ! Des cartes…
— Tu es au courant que tu ne peux pas voler jusqu’à l’espace, n’est-
ce pas ? Et celui-ci, c’est quoi ? De la divination ?
David eut un choc tandis qu’Olivia sortait un volume familier du
carton dans lequel elle fouillait. C’était le livre auquel il pensait la nuit
dernière : le guide pour interpréter l’avenir grâce aux étoiles.
— Il faisait partie d’une collection, déclara-t-il, se sentant
étrangement embarrassé que sa pragmatique petite sœur découvre ses centres
d’intérêt cachés. Je ne l’ai pas lu…
— Je ne t’ai jamais rangé dans la catégorie des types effrayants,
David, dit Olivia, arquant un sourcil tandis qu’elle parcourait les pages. Oh,
ça dit ici que tout ce dont tu as besoin, c’est de l’endroit et de l’heure de ta
naissance, et tu sauras tout ce que tu as à savoir…
— Tu es méchante, lui balança David, traversant la pièce pour sauver
le livre de ses griffes. Les humains aiment ce genre de trucs. Ils y attachent
beaucoup d’importance. Qui sommes-nous pour les juger ?
— Des gens sensés, suggéra Olivia, luttant clairement contre le rire –
mais elle se reprit un peu en voyant l’expression de son visage. Désolée.
C’est seulement… tu dois admettre que c’est un peu dingue, de penser qu’un
groupe d’amas gazeux situés à des milliards de kilomètres ont leur mot à dire
sur ce qui se passe ici-bas…
— Nous sommes des dragons volants magiques, Olivia…
— Est-ce que j’interromps quelque chose ?
David pivota sur ses talons, surpris de voir un autre visage familier à
la porte, des yeux bleus plissés d’amusement.
— Amara ! Je pensais que tu serais à Unité…
— Visite diplomatique, dit la jeune femme, traversant la pièce pour le
serrer dans ses bras.
C’était incroyablement bon de la revoir. Amara et lui avaient été
voisins durant quelques mois – elle était venue s’installer dans le chalet
voisin du sien pendant un moment l’année précédente. Beaucoup de choses
s’étaient passées depuis, notamment la découverte qu’elle était l’héritière
inconnue de la monarchie d’une petite colonie du sud.
— Le pouvoir te va bien, dit-il en la tenant par les épaules tandis qu’il
l’observait. Tu es superbe. Tu as l’air heureuse.
— Je le suis, sourit-elle. Et toi ? J’ai entendu dire que tu étais rentré à
la maison.
— Oui, il était temps.
David haussa les épaules, en jetant un coup d’œil derrière lui. Il était
toujours difficile de savoir si William écoutait – et il ne voulait pas affronter
le vieux dragon plus que nécessaire. Olivia pensait clairement à la même
chose – il le voyait à ses sourcils froncés.
— Tu veux venir visiter ma nouvelle maison ? proposa-t-il.
— C’est presque le coucher du soleil.
— C’est le meilleur moment, dit joyeusement David. Avec les nuages
d’aujourd’hui, le ciel va être magnifique. Et il faut que j’emporte quelques-
uns de ces livres, ajouta-t-il avec un clin d’œil pour sa sœur. Je crains d’être
encore jugé.
— Tu n’as pas changé, sourit Amara, en passant son bras sous le sien.
Allons-y.
Quand ils arrivèrent, Amara le mit au courant de ce qui se passait
dans la petite ville dont elle avait hérité. Les choses avaient l’air de se calmer
après le changement de gouvernement assez houleux qui s’était déroulé
quand elle était revenue réclamer son trône. C’était un travail dur et épuisant,
bien sûr, surtout compte tenu de la méfiance qui s’était installée durant le
règne du gouvernement illégitime, mais elle pouvait compter sur l’aide de ses
quatre compagnons pour continuer.
— Quatre âmes sœurs, dit David d’un air songeur, debout sur la crête
rocheuse au sommet de son nouveau territoire. Je n’arrive même pas à en
imaginer une seule.
Amara haussa les épaules, observant le paysage baigné par le coucher
du soleil en protégeant ses yeux de la main.
— Je ne pouvais pas non plus. Et puis c’est arrivé, et je ne peux pas
imaginer de retour en arrière. (Elle pencha la tête vers lui avec un regard
empreint de curiosité.) Est-ce que tes pensées vont dans cette direction,
David ?
— Pas vraiment, répondit-il.
Il s’assit contre le rocher qu’il avait trouvé plus tôt, et l’invita à le
rejoindre. Le ciel ensoleillé s’étendait devant eux comme un tissu, et Amara
fredonna joyeusement en s’installant à ses côtés.
— La vue est magnifique. Je savais qu’on pouvait compter sur toi
pour hériter d’une vue parfaite du ciel.
— Je ne sais pas. Je n’ai pas vraiment l’impression d’être à la maison,
admit David. Je suppose que quand j’aurai creusé une grotte et peut-être
planté quelques fleurs, ou que sais-je encore…
— Ah oui ? Tu veux suivre la voie traditionnelle ? Tu sais que tu
pourrais probablement construire un chalet comme celui que tu avais dans le
sud. (Amara haussa les épaules.) Les gars et moi vivons dans un palais, il est
plutôt pas mal. Les grottes, c’est bien, mais il y fait froid, tu sais ? Surtout si
tu as l’habitude de dormir sous cette forme.
David hocha la tête. Son père était l’un des derniers dragons à passer
encore plus de temps sous cette forme que sous leur forme humaine – encore
une preuve de son traditionalisme borné. Ces derniers temps, il y avait de
plus en plus de raisons de rester sous la forme humaine. David avait même
découvert que les étoiles étaient plus claires et plus brillantes avec ces yeux.
Quelle utilité avait un dragon à terre, sous le ciel dans lequel il volait ?
— Je ne suis pas encore sûr de ce que je vais faire. Je vais laisser
l’endroit me parler pendant un moment, je crois. J’ai trouvé une grotte à
moitié creusée par là-bas l’autre jour, où je peux déposer mes livres.
— Ah oui ? Creusé par des griffes de dragon ?
David haussa les épaules.
— Oui. Papa a dû commencer à construire quelque chose avant
d’abandonner. Je ne veux pas lui en parler. J’ai l’impression que c’est un
sujet douloureux.
— Il a l’air d’être un père sévère.
Amara feuilletait les livres du carton – et son regard s’arrêta sur le
tome de divination à propos duquel Olivia s’était moquée de lui.
— Oh, dis donc, faisons ton thème ! dit-elle.
— Mon quoi ?
— Ce livre dit qu’on peut voir ton avenir avec ça ! Tu n’es pas
curieux des secrets mystiques des étoiles que tu passes tellement de temps à
regarder ?
— Pas vraiment. Tu crois en ce genre de trucs ?
Amara haussa les épaules.
— Dans le sud, il y a des oracles qui font ce genre de prédictions.
C’était une nouvelle pour David.
— Vraiment ?
— Oui. Il y a d’autres choses au monde que cette vallée, David, lui
dit-elle doucement en feuilletant les pages du livre. Voilà. On a besoin de
savoir où tu es né, et quand. Fais-le, ajouta Amara en lui jetant le livre sur les
genoux.
Il sourit intérieurement. Même entre amis, il était très impoli de
demander son âge à un autre dragon.
Mais en suivant les instructions du livre, il se mit à froncer les
sourcils, tandis que la lumière tombait du ciel. Il avait l’impression qu’une
étrange tension imprégnait l’air, comme si quelque chose l’attendait dans
l’épais volume. Mais c’était ridicule, n’est-ce pas ? C’était juste une
superstition humaine idiote. Il suivit les pages indiquées, regardant le ciel à
plusieurs reprises pour vérifier que les constellations auxquelles il se référait
étaient correctes.
— Hum, dit-il pensivement.
Amara, qui regardait son téléphone en souriant, leva les yeux.
— Quoi ?
— Il y a une… une prophétie, ou que sais-je. Quelque chose à lire.
Tiens, regarde.
— Oh, cool. Je veux faire le mien ensuite.
Amara sourit, mais son expression faiblit un peu tandis qu’elle lisait
les pages que le livre avait indiquées comme étant pertinentes pour la carte
astrale de David.
— Ouah. Peut-être que non, finalement. C’est sinistre. L’amour de ta
vie, terrible danger, déception, perte et trahison, erreur d’identité…
déplacement ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Il y a des détails ?
Il haussa les épaules, essayant de chasser la pointe d’appréhension qui
s’était emparée de lui.
— Non. Juste un tas de mots-clés, à mon avis. Je suppose que plus ils
sont vagues, plus les gens auront tendance à croire ces idioties, non ?
— Je ne sais pas, dit doucement Amara, en regardant le livre. Il y a un
an, j’aurais été d’accord avec toi, mais ces Oracles que j’ai rencontrés… ils
sont réels. (Elle hésita.) Tu veux venir vérifier ça auprès des Oracles ? Parce
que, dans le meilleur des cas, c’est un tas d’idioties humaines. Dans le pire
des cas… David, on dirait que ton âme sœur est en danger.
— Je n’ai pas d’âme sœur, dit-il brusquement.
L’idée était absurde.
— Oui, c’est ce que je pensais, et puis j’ai rencontré les miennes,
mais si j’avais pu leur épargner des souffrances avant de les rencontrer, crois-
moi, je l’aurais fait, dit Amara en plissant ses yeux bleus. Viens avec moi. Il
n’y a qu’une journée de voyage. Tu seras de retour dans la semaine.
David soupira. Il devait l’admettre, l’idée de partir quelques jours était
tentante. Il n’était de retour que depuis un jour à peine, et ça lui pesait déjà.
En plus, il avait des mois de travail devant lui. Quelle différence cela ferait-il
s’il reportait de quelques jours ?
— Très bien. Mais seulement parce que je veux voir ce village dont tu
es la reine.
— C’est une ville, dit Amara avec dignité. Et je t’offre gracieusement
l’hospitalité.
— C’est très gentil, répondit David, lui offrant une petite révérence
moqueuse.
Elle rit, le frappant sur l’épaule, et il sourit intérieurement – mais
malgré tout, une pointe d’inquiétude s’était fichée dans sa poitrine. Ces mots,
soulignés si nettement en noir et blanc sur la page. Déception, trahison, erreur
d’identité… il pensait que l’astrologie était bien plus réjouissante que ça.
Vous êtes Lion, alors faites attention au mauvais temps, ce genre de choses.
Et même s’il ne voulait pas l’avouer à Amara, une partie de lui était vraiment
heureuse de pouvoir demander un avis d’expert sur le sujet. Avec un peu de
chance, ces Oracles, qui soient-ils, pourraient apaiser son esprit.
Il parvint à faire passer son départ pour Unité pour une visite
diplomatique avec Amara. Son père devait être dans un bon jour ; le vieux
dragon hocha la tête, murmurant quelque chose au sujet des alliances royales
en parcourant des parchemins qui semblaient vieux de plusieurs siècles.
David se rappela qu’il travaillait sur les lignées héréditaires, et se retint de
lever les yeux au ciel. Si William pensait vraiment que quelqu’un dans la
vallée le soutiendrait dans sa volonté de revendiquer le trône d’Alexander, il
avait une autre idée en tête. Mais ce hobby le tenait à l’abri des ennuis, lui
avait expliqué Olivia, alors ils l’encourageaient aussi gentiment que possible.
Ils partirent de bonne heure le lendemain matin, et ils arrivèrent
à Unité en milieu de journée. Amara lui fit faire une brève visite aérienne des
lieux, lui indiquant le palais (un bâtiment blanc sur une colline qui
surplombait la ville) et la mairie où elle passait la plupart de son temps, à
discuter avec les citoyens de leurs préoccupations. À la façon dont elle en
parlait, elle avait plus l’air d’une fonctionnaire que d’une reine. C’était
certainement la bonne façon de procéder.
Mais ils ne restèrent pas longtemps à Unité. Amara était parvenue à
arranger un rendez-vous avec les Oracles dont elle lui avait parlé, et il la
suivit tandis qu’elle volait vers le sud de la colonie, le ventre noué par une
nervosité inhabituelle. Il essaya de la chasser. C’était idiot d’être aussi
superstitieux au sujet d’une théorie manifestement fausse. Les horoscopes
n’étaient pas réels, et l’astrologie non plus. Il avait passé suffisamment de
temps dans sa longue vie à contempler le ciel pour savoir que les étoiles,
aussi magnifiques soient-elles, n’avaient pas grand-chose à dire en réalité.
Au sud de la ville se trouvait un petit plan d’eau – un lac, avec de
jolies berges régulières. Vu du ciel, il avait une forme ovale, avec une petite
pointe à chaque extrémité, et il ressemblait à s’y méprendre à un immense œil
bleu qui regardait le ciel. Et à la surprise de David, tandis qu’ils descendaient,
il vit une île en son centre, une plateforme de pierre surélevée parfaitement
circulaire, et les eaux placides du lac clapotaient contre ses rebords. On dirait
une pupille, se dit David, avec un frisson.
— Vous êtes là !
Mais d’où venait-elle ? Au milieu du disque se tenait une femme avec
une longue robe blanche, qui leur faisait un signe de main comme si elle avait
toujours été là. Mais David ne se souvenait pas l’avoir vue la minute
précédente. Avait-elle émergé d’un escalier secret qui menait sous le lac ?
Amara et lui se transformèrent en atterrissant – il n’y avait pas assez de place
sur la plateforme de pierre pour deux dragons. La femme s’avança pour
embrasser Amara, qui lui rendit joyeusement son étreinte. Puis elle se tourna
vers David, et il cligna des yeux de surprise face à ses yeux violets vibrants,
qui lui donnaient l’impression de voir à travers lui – mais il y avait malgré
tout une gentillesse dans ce regard, qui l’empêcha de se sentir mal à l’aise
malgré cet examen attentif.
— Je te présente Hera, l’Oracle, lui dit Amara. Hera, voici David,
l’ami dont je t’ai parlé.
— Oui, je vois ça.
Hera lui sourit, les yeux brillants. Elle avait de longs cheveux argentés
tressés derrière la tête, et même si sa forme humaine ne semblait pas
tellement plus âgée que la sienne, il avait la bizarre impression d’être en
présence d’un dragon ancien. C’était étrange – la plupart des dragons anciens
laissaient leur forme humaine vieillir en même temps qu’eux, son père en
était le meilleur exemple. Mais cette femme, au milieu d’humains, n’aurait
pas l’air d’avoir plus de trente ans.
— Pardonnez mon ignorance ; je ne savais pas que les Oracles
existaient avant qu’Amara m’en parle.
— Il n’y a rien à pardonner. Nous restons entre nous. Surtout à la
suite de… certains évènements désagréables. Un schisme dans l’organisation.
La politique, dit-elle d’un air méprisant. Certains d’entre nous se sont
opposés à notre nouvelle reine. Comme vous devez vous en souvenir, ajouta
Hera, levant un sourcil. Vous étiez ici ce jour-là, le jour de la bataille. Vous
avez sûrement vu mes sœurs aux yeux violets.
— C’est exact, répondit David, extrêmement gêné.
Amara l’avait prévenu de ne pas aborder le sujet des Oracles qui
avaient combattu aux côtés du gouvernement illégitime quand elle avait
réclamé son trône – et voilà qu’Hera commençait la conversation en abordant
le sujet.
— Mais vous savez ce que c’est que d’être en désaccord avec sa
famille, n’est-ce pas, David ? murmura Hera, les yeux fixés sur lui. D’être en
opposition avec les gens qui devraient être vos alliés.
— Mon père… commença David, pas certain de la façon dont il allait
terminer sa phrase, mais Hera s’était déjà éloignée de lui, se frottant les mains
à la façon d’une femme d’affaires.
— Peu importe. Venez, asseyez-vous.
Il la suivit. Derrière elle, comme s’il avait brûlé pendant des heures
durant, se trouvait un feu de camp, les flammes léchant avec avidité les
bûches de bois. La chaleur du feu remonta jusqu’à ses mains quand il les
leva. Amara s’installa les jambes croisées près du feu, et il la rejoignit ; elle
lui fit un clin d’œil tandis qu’il s’asseyait, et c’était étrangement rassurant. Il
était heureux de l’avoir à ses côtés. Hera s’agenouilla de l’autre côté du feu,
les flammes dansant dans ses étranges yeux vibrants. David croisa les mains
sur ses genoux, attendant la suite.
— Qu’est-ce qui vous amène à l’Œil de l’Oracle ? demanda-t-elle.
Et pour une raison étrange, sa voix sonnait différemment. Amplifiée,
d’une certaine façon, renforcée ; il avait l’impression que plusieurs personnes
parlaient, même s’il n’y avait qu’Hera, avec le vent qui jouait dans ses
cheveux argentés.
— Je… eh bien. J’observais les étoiles l’autre nuit et…
David haleta, le fil de ses pensées complètement dérouté tandis que le
monde semblait s’être vidé de toute lumière. D’un coup, l’obscurité les
entourait, comme si la nuit était tombée en un instant. Le feu crépitait
toujours, et le regard fixe d’Hera ne faiblit pas – mais au-dessus d’eux, les
étoiles brillaient. Amara lui prit la main, et la pressa d’un geste rassurant,
l’encourageant pour qu’il continue de parler. Il prit une profonde inspiration.
— Les étoiles. Et… j’ai regardé un livre de… d’astrologie… (Bon
sang, il se sentait tellement ridicule de dire ça ! mais le regard d’Hera était
implacable, et il ne pouvait pas s’arrêter maintenant, si ?) J’ai regardé les
étoiles, j’ai regardé mes étoiles, je crois… je ne sais pas, ça disait des
choses…
— Elle a besoin de toi, déclama Hera de sa voix amplifiée.
C’était comme si elle court-circuitait ses oreilles, et s’insinuait
directement dans son esprit – de la même manière que les dragons
communiquaient sous leur forme animale. Mais Hera était dans sa forme
humaine, non ? Il cligna des yeux à plusieurs reprises, il avait du mal à
comprendre ce qu’il regardait.
— Ton âme sœur, poursuivit-elle. Elle ne le sait pas encore, mais elle
va avoir besoin de toi, plus tôt que tu ne le penses. Elle est en danger. N’est-
ce pas notre lot à tous, ces derniers temps ? Un prétendant la réclame, mais
c’est de toi qu’elle a besoin. Vous êtes déjà connectés, par les étoiles, par le
ciel. Vous devez tous être rendus à l’endroit auquel vous appartenez. Ici.
David cligna des yeux, son regard incapable de se concentrer. Là,
dans les flammes… il regarda intensément, essayant de se focaliser sur la
voix d’Hera. Parmi les braises, des points lumineux donnaient l’impression
de brûler sa vision comme des taches solaires. Il cligna fort une nouvelle fois,
mais les points ne disparurent pas ; au lieu de ça, ils se multiplièrent,
tourbillonnant et bougeant jusqu’à lui donner le tournis, et le submerger. Et
peut-être était-ce dû à la désorientation, ou peut-être à l’obscurité, peut-être
encore à la profonde étrangeté de l’expérience… mais quelque chose dans ces
marques brillantes qui brûlaient dans ses yeux le firent penser à une carte. Et
sur cette carte…
— Là, souffla Hera, sa voix juste au-dessus de lui, comme si elle lui
parlait à l’oreille. Tu dois la marquer comme tienne, et tu recevras ce qu’il
faut pour la trouver.
Un point sur la carte, plus lumineux que tous les autres, et en quelque
sorte plus frais, comme la sensation de l’eau sur la peau. Il le contempla,
sentit que sa main se tendait pour l’attraper sans qu’il ait son mot à dire ; il
savait qu’il avançait vers le feu, et il savait aussi que c’était une mauvaise
idée, mais quelque chose en lui refusait de retirer sa main avant qu’il n’ait
touché ce point gris-bleu étincelant…
Il y eut un rugissement soudain dans ses oreilles, et il ferma ses yeux
très fort. Quand il les rouvrit, il tituba sous le choc. Il faisait de nouveau jour,
les eaux doucement agitées du lac clapotaient paisiblement autour de la
plateforme de pierre sur laquelle ils se tenaient. Il se retourna – il n’y avait
plus aucune trace du feu autour duquel ils s’étaient assis. La carte enflammée
avait disparu, la sensation de la voix d’Hera dans ses oreilles… et à sa grande
surprise, Hera était partie aussi. Amara se tenait à côté de lui, la main sur son
dos pour le soutenir.
— Qu’est-ce… commença-t-il, complètement dépassé. Est-ce que
tout ça s’est…
— C’est un peu déroutant au début, je sais, murmura Amara. Je suis
navrée de n’avoir pas pu te prévenir.
— C’est bon, dit-il, le regard vide. Mais… j’ai encore tellement de
questions. Elle a dit… elle a dit que mon âme sœur était en danger. (Il
regarda Amara.) Je n’ai pas d’âme sœur.
— On dirait bien que si, répondit Amara, haussant les épaules.
— Et même si c’était le cas… comment suis-je censé les trouver ? La
trouver, corrigea-t-il, se rappelant les paroles d’Hera. Cela limite les
recherches, je suppose.
Amara inclina la tête, puis elle tendit la main pour lui taper le poignet.
Il baissa les yeux et réalisa avec un sursaut que la main qu’il avait tendue
dans le feu était fermement serrée autour de quelque chose. Quelque chose de
frais, et de dur. Il regarda, et son cœur s’arrêta.
Une boussole, du même argent que les cheveux d’Hera. Il l’ouvrit ; il
y avait des marques pour les points cardinaux, mais l’aiguille ne pointait pas
au nord. Elle pointait vers le sud-ouest. Quand il bougea, elle bougea aussi,
toujours fixée sur le même point. Il sut sans le demander vers quoi elle
pointait.
— Je crois que tu as ta réponse, David, dit Amara en lui souriant. Va
la chercher.
Chapitre 4 - Quinn

Quinn passa le reste de la matinée dans le jardin. Ça l’avait toujours


apaisée de mettre les mains dans la terre, de se confronter d’une manière très
concrète à ce qui faisait le monde, ce qui se passait. Les plants de tomate
n’avaient cure des lois de succession, ils ne se préoccupaient que d’avoir de
l’eau et de l’ensoleillement.
Et ici, il y en avait plein. La première chose que Charles avait faite,
quand ils avaient atterri dans le désert de Mohave des années auparavant,
c’était d’enterrer profondément leur héritage ancestral dans cette terre hostile.
Pendant un temps, ils s’étaient inquiétés que ça ne marche pas ; le désert était
trop différent de leur terre ancestrale, ce sol ne pourrait peut-être pas donner
naissance à l’eau qui avait nourri leur terre dans la vallée. Mais finalement,
au cours de la journée, une flaque d’eau s’était formée au-dessus de l’endroit
où était enterrée la pierre. En moins d’une semaine, c’était un étang, et à la
fin du mois, c’était devenu un petit lac, et la végétation commençait déjà à
pousser sur ses rives.
Aujourd’hui, ce petit lac était le point central de leur jardin. C’était
évident – le pouvoir nourricier des eaux s’étendait à partir de lui. Il s’étalait
sur environ un kilomètre, d’après ce que Quinn pouvait en voir ; à partir du
lac, et dans toutes les directions, un cercle parfait de terre où toutes sortes de
plantes, qui ne poussaient habituellement pas dans un désert, s’épanouissaient
joyeusement. Toutes sortes de légumes y poussaient, il y avait un verger
d’arbres fruitiers à la limite nord, et des cultures plus traditionnelles comme
le maïs et le blé à l’est ; et sur le côté ouest, un petit groupe de poules leur
fournissait les œufs en échange de leurs restes et de quelques grains de maïs.
Combiné au voyage mensuel que Quinn faisait à la ville humaine la plus
proche, ils étaient plutôt bien nourris et soignés.
Pourtant, parfois elle se sentait perdue en voyant toutes ces plantes
d’un vert éclatant au milieu du désert, de savoir qu’ils se trouvaient au cœur
d’un lieu aride où rien de tout cela n’était censé pousser. Est-ce qu’il n’y
avait pas une sorte d’arrogance à changer la terre aussi profondément, à
imposer leur volonté à un paysage qui avait été autrement durant des siècles ?
Elle avait abordé le sujet avec son père, il y a des années, mais il ne partageait
aucune de ses préoccupations.
— Quel est le problème ? Il n’y avait rien ici. Maintenant, il y a de la
vie.
— Il n’y avait pas rien, essaya-t-elle, les sourcils froncés, mais ce
point était difficile à formuler. Il y avait… des cactus, et des animaux
sauvages, il y avait…
— C’est un désert. Il n’y avait rien ici. Nous avons amené la vie dans
cet endroit.
Il n’avait pas été de bonne humeur ce jour-là, et chaque fois qu’elle
avait essayé d’aborder le sujet ensuite, il l’avait rejeté avec tout autant
d’agacement. Elle se disait qu’elle était ridicule, de s’inquiéter de ce qu’ils
avaient fait à ce désert. Après tout, c’était juste quelques kilomètres carrés au
milieu de nulle part. Il restait plein de sable de chaque côté. Mais parfois, tard
dans la nuit, quand les vents du désert hurlaient et déposaient de la poussière
à la surface du lac, Quinn ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle était un
hôte indésirable sur un territoire où elle n’avait pas le droit de se trouver.
C’était aussi ce qu’elle ressentait en ce moment, tandis qu’elle
s’occupait des plants de tomates. Le problème avec la fertilité du sol, c’était
que les mauvaises herbes poussaient presque aussi vite que leurs plantes
favorites – elle arracha les nouvelles pousses d’une main experte, ressentant
une certaine satisfaction à défricher la terre. Derrière elle, une brouette
attendait, déjà à moitié remplie de mauvaises herbes à jeter. Une partie irait
aux poules, qui appréciaient toujours un supplément de verdure, mais elle
devrait brûler la plus grande partie pour empêcher leurs graines de se
propager à nouveau. Il y avait un foyer derrière la maison réservé à cet usage
– c’était une jolie façon de passer les longues soirées ici. Il y avait aussi la
possibilité de jeter les mauvaises herbes à l’extérieur des murs du jardin, et de
les laisser s’envoler dans le désert aride. Après tout, rien ne pouvait pousser
là-bas.
Ils avaient érigé les murs du jardin après avoir construit la maison, en
utilisant des pierres qu’ils avaient taillées dans une falaise voisine. Et la
maison avait pris un petit bout de temps. Durant quelques mois, ils avaient dû
dormir dans des tentes ; ils passaient leurs journées à tailler et récupérer des
blocs de pierre de la falaise dans leurs formes draconiques, et ils se reposaient
la nuit dans leurs formes humaines. Quinn aurait voulu qu’ils dorment aussi
dans leur forme draconique, qui ne ressentait pas le froid aussi durement que
leur fragile forme humaine, mais son père avait insisté. Pour leur propre
sécurité, avait-il dit, en regardant alentour.
— « La colonie humaine la plus proche est à des kilomètres. Qui
viendrait à notre rencontre ? » avait-elle demandé, irritée. Mais Charles, une
fois engagé dans une voie, était très difficile à dissuader. Et ce matin lui en
avait fourni un rappel, pensa-t-elle, grimaçant en se relevant après avoir
désherbé les plants de tomates.
— De rien, dit-elle doucement aux plantes en souriant. C’était
sûrement une habitude un peu farfelue de parler aux plantes, mais elle avait lu
que ça les aidait à pousser. En plus, si on exceptait son père, elle avait très
peu de personnes à qui parler ici. Parfois elle s’inquiétait à juste titre de
savoir si elle allait devenir folle. Ses visites mensuelles en ville étaient les
seuls liens qui lui restaient avec la civilisation… et même là elle devait faire
attention de ne pas trop attirer l’attention. Elle s’habillait toujours de la façon
la plus neutre possible, elle portait ses vêtements les plus vieux et les plus
poussiéreux ; il était important de ne pas susciter trop de questions. Comme
de savoir quel genre de ferme pouvait bien prospérer au milieu du désert.
Malgré tout, elle chérissait les courtes conversations qu’elle échangeait avec
les habitants de la ville.
Et la réunion de métamorphes pour laquelle elle avait spécialement
fait le déplacement, bien sûr. C’était peut-être pour cette raison qu’elle se
sentait si mal, se disait-elle, en faisant rouler la brouette vers le portail dans le
mur du jardin. Pendant tout un week-end, elle s’était de nouveau retrouvée
entourée de gens – des gens qui discutaient, riaient, plaisantaient, des gens
dont elle pouvait écouter les récits, de nouvelles personnes, passionnantes. La
meute nomade à laquelle elle avait parlé regorgeait de récits étonnants venant
de tout le continent. Revenir à la maison après une semaine si excitante,
auprès de son père stoïque, et du silence du désert… eh bien, c’était un choc
plutôt désagréable, pensait-elle en jetant sans cérémonie les mauvaises herbes
sur la terre rouge à l’extérieur des murs. Quinn était une extravertie, et cette
vie était en train de la tuer.
Raison de plus pour récupérer leur maison, pensa-t-elle, se tenant
immobile un instant pour contempler le désert, les mains sur les hanches. Du
sable atterrit dans ses yeux gris-bleu, et elle les plissa, vexée. Le vent
perpétuel ici semblait lui en vouloir personnellement. C’était en partie pour
cette raison qu’elle s’était coupé les cheveux si courts. Il fut un temps où ses
cheveux noirs et lisses lui tombaient jusqu’à la taille… mais avec le vent par
ici, ils étaient constamment balayés, emmêlés, dérangés, ou lui tombaient
dans les yeux quand elle essayait de se concentrer. Alors elle les avait coupés
– elle aimait assez cette nouvelle coupe, pour être honnête. Non pas que ça ait
la moindre importance. Il n’y avait personne ici pour la voir, à part son père,
qui se fichait bien de son apparence.
C’était étrange. Quinn fut tirée de ses réflexions par la vue de quelque
chose de bizarre sur la ligne d’horizon du désert – une forme qui détonait
parmi les rochers et le sable auxquels elle s’était tant bien que mal habituée.
Elle ressemblait à s’y méprendre à une personne. Elle protégea ses yeux de sa
main, essayant de mieux voir – et effectivement, il y avait une forme humaine
découpée sur le décor du désert. Elle marchait d’un pas régulier, et même si
elle ne parvenait pas à distinguer grand-chose de plus qu’une silhouette, il
semblait bien qu’elle se dirigeait vers elle.
Au fil des ans, ils avaient eu quelques visiteurs, bien sûr. Quelques
personnes étaient venues admirer leur jardin, y compris un couple de
scientifiques qui avait été fasciné par la diversité des végétaux qui
prospéraient sur ce qui n’aurait dû être qu’une terre aride. Charles avait
dissuadé ces humains de revenir de sitôt, se souvint Quinn, amusée. Et ils
avaient reçu la visite de métamorphes de temps à autre, aussi – des loups qui
se rendaient à Las Vegas pour retrouver leur meute s’étaient arrêtés à
l’improviste, complètement perdus. Mais dans l’ensemble, personne n’était
venu pour les voir. L’espace d’un instant, Quinn se dit qu’elle devait
halluciner – que sa solitude avait provoqué le mirage d’un étranger qui
viendrait par ici.
Mais assez vite, elle se rendit compte que ce n’était pas le cas. Elle
attendit à l’ombre du mur, regardant l’étranger avancer, et plus il se
rapprochait, plus elle se rendait compte qu’il avait l’air réel. Un jeune
homme, d’après ce qu’elle voyait, pas encore trentenaire, qui portait un jean
et un t-shirt en lin à manches longues protégeant sa peau bronzée du soleil.
Ses cheveux étaient d’un mélange sablonneux de blond et brun, et quand il
fut suffisamment près, elle vit qu’il avait des yeux jaune pâle.
— Salut, fit-elle, se sentant étrangement intimidée.
L’étranger se déplaçait avec détermination, et il n’eut pas l’air surpris
de la voir debout près de la grille du jardin. Est-ce que son père attendait un
visiteur ?
— Salut, répondit-il.
Sa voix était grave et agréable, et il la regardait attentivement. Elle
sentit une étrange bouffée de timidité, et lutta contre l’envie de baisser les
yeux.
— Est-ce que vous habitez ici ?
Pas vraiment, eut-elle envie de répondre.
— Oui, fit-elle en montrant le jardin de la main. Mon père et moi
vivons ici.
— Je m’appelle Caleb, lança-t-il en lui tendant une main pour qu’elle
la serre.
Elle la prit, et la poigne ferme fit s’envoler ses derniers doutes sur un
possible mirage.
— Je suis perdu, dit-il. J’ai vu les murs au loin, alors je suis venu dans
votre direction. J’espère que ça ne vous dérange pas ?
— Quinn, répondit-elle, oubliant presque ses bonnes manières. Bien
sûr que non. Vous voyagez ?
— Oui. Avec ma famille. Mais une tempête de sable nous a séparés.
— Je suis désolée, dit-elle sans émotion.
Est-ce qu’ils voyageaient à pied à travers le désert ? D’une certaine
façon, elle sentait que cet homme n’était pas humain. Ces yeux étaient trop
étranges. Elle et son père n’avaient rencontré aucun métamorphe dans les
environs, et ils s’étaient dit qu’il n’y en avait sûrement pas dans un endroit
aussi éloigné. Est-ce qu’ils s’étaient trompés ? Mais ce n’était pas tout à fait
le genre de choses que l’on pouvait demander à quelqu’un. « Salut, ravie de
te rencontrer, et au fait, tu es de quelle espèce ? »
— J’aimerais bien avoir de l’eau, dit-il gentiment, en penchant sa tête
sur le côté. Est-ce que je…
— Oh, bien sûr ! Désolée. Nous n’avons pas beaucoup de visites, il
faut me pardonner. Entrez. Vous rencontrerez mon père.
— Génial, dit Caleb – puis il franchit le portail.
Elle le regarda passer, un peu perplexe quant à sa confiance. On aurait
dit qu’il était parti du principe qu’elle l’inviterait à entrer avant même qu’il
lui parle. Quelque chose dans cette attitude la vexa un peu, d’une certaine
manière, rongée par l’inquiétude dans son esprit. Tu vis dans le désert depuis
trop longtemps, Quinn, se réprimanda-t-elle. Tu as oublié comment être
accueillante. Tu l’as invité, il est entré. Quel est le problème ?
Elle laissa la brouette contre le mur intérieur du jardin, et se hâta de
rejoindre l’étranger, qui marchait lentement, mais avec détermination le long
de l’allée du jardin, observant autour de lui avec un émerveillement non
dissimulé les plantes qui poussaient. Voilà au moins un sujet dont elle
pourrait parler avec lui. Quinn accéléra le pas pour marcher à ses côtés, en
désignant d’un geste les plantes qu’il examinait.
— Nous avons des cultures depuis quelque temps. Nous vivons
quasiment en autosuffisance.
— Intéressant, dit Caleb, tournant vers elle ses yeux jaunes. Je ne
savais pas qu’il y avait des dragons dans le désert.
Eh bien, voilà un mystère résolu. Donc, c’était un métamorphe. Elle
sourit, se sentant soulagée du poids de ce secret.
— Il n’y a que moi et mon père. Enfin d’après ce que nous en savons.
Quinn hésita – elle n’avait jamais passé beaucoup de temps avec des
métamorphes, et c’était difficile de savoir comment poser cette question. Elle
se décida pour un simple :
— Et vous ?
— Je suis un coyote, dit-il, désignant d’un geste rapide ses yeux
jaunes.
Elle hocha la tête, bien que stupéfaite. Ils vivaient ici depuis des
décennies et ils avaient croisé des dizaines de coyotes sauvages, les avaient
entendus hurler toutes les nuits. Comment était-ce possible que ce soit la
première fois qu’elle entende parler de coyotes métamorphes ?
Caleb sembla ressentir son malaise.
— La plupart du temps, nous restons entre nous, expliqua-t-il avec un
haussement d’épaules.
— C’est juste que… nous savons depuis bien longtemps qu’il y a des
coyotes sauvages par ici, évidemment, mais nous n’étions pas au courant
pour les métamorphes.
— Avez-vous essayé de vous renseigner ? demanda-t-il abruptement,
ses yeux plongés dans les siens.
Mais avant qu’elle n’ait pu répondre, il s’était détourné. Ils étaient
parvenus au milieu du jardin, où le chemin faisait le tour du lac central. Caleb
fit une pause, debout au bord du petit plan d’eau.
— C’est de l’eau fraîche, dit-elle en le désignant d’un geste. C’est la
source de notre eau potable, alors si vous voulez…
— Il y a tellement d’eau… dit-il sans la regarder. Dans le désert ?
— C’est la raison pour laquelle nos cultures poussent aussi bien,
répondit-elle.
Elle avait presque envie de lui parler de l’artefact, de l’héritage
familial qui était la source de leur lac – mais quelque chose la retint. Quelque
chose dans la tension de son dos, la façon dont ses yeux fixaient la surface de
l’eau comme s’il se préparait à la combattre.
— Nous avons eu de la chance de trouver l’eau, je suppose, dit-elle
finalement, et il tourna ses yeux jaunes vers elle.
— De la chance de la trouver. Oui.
Il s’agenouilla près de la berge, et se lava le visage et les mains avant
de se relever. De façon inattendue, il lui sourit – l’expression transforma son
visage plutôt sérieux, et lui donnait l’air plus jeune.
— Désolé. Je voyage seul depuis un long moment. C’est difficile de
parler aux gens.
— Je vois ce que vous voulez dire, répondit Quinn, lui souriant à son
tour. Il n’y a que mon père et moi ici, parfois j’ai l’impression de devenir
folle.
— Quinn ! Qui est ton ami ?
— Quand on parle du loup, murmura-t-elle tandis que le son familier
de la voix de son père parvenait à ses oreilles.
Effectivement, il venait dans leur direction, un seau à la main.
— Papa ! Je te présente Caleb.
— Caleb ! Je suis Charles. Pendant un instant, j’ai cru que vous étiez
un mirage, dit Charles joyeusement, en laissant tomber le seau et tendant la
main pour serrer celle de Caleb avec enthousiasme. D’où venez-vous ?
Il était de bien meilleure humeur que le matin, remarqua Quinn avec
amusement. Passer du temps parmi ses arbres fruitiers lui remontait toujours
le moral.
— Je voyageais avec ma famille, mais une tempête de sable nous a
séparés, expliqua Caleb, ses yeux jaune vif fixés sur Charles.
— Eh bien, vous feriez mieux de rester avec nous, répondit Charles.
Jusqu’à ce que vous puissiez reprendre contact avec eux, bien sûr.
— J’apprécie beaucoup, dit doucement le coyote, et Quinn ressentit
une pointe de malaise qu’elle s’efforça de chasser.
Pour quelle raison se méfiait-elle de cet étranger ?
— Vous avez des yeux intéressants, dit pensivement Charles en
examinant Caleb. Êtes-vous…
— Un coyote, termina Caleb. Et vous êtes des dragons.
— Je plaide coupable, répondit Charles, enjoué. Je sais que nous ne
sommes pas très nombreux dans la région. Mais nous n’avons pas rencontré
beaucoup de coyotes ! D’où venez-vous ?
— D’un peu partout, dit simplement Caleb. Nous voyageons.
— Bien. Bon, vous restez ici autant que vous le voulez, d’accord ?
Nous avons beaucoup de place.
C’était vrai. Pour une raison étrange, Charles avait insisté pour
construire quatre chambres dans la maison – même si à ce moment, ils
n’étaient que deux. Il avait fabriqué des lits pour les deux chambres libres,
également, ce qui lui avait paru être un exercice étrange, surtout vu la
difficulté à se procurer suffisamment de bois pour construire des meubles.
Mais il avait persévéré. Elle se demandait maintenant s’il n’avait pas rêvé
d’accueillir des hôtes à la ferme, à voir l’enthousiasme avec lequel il
embrassait leur visiteur. Son père se sentait-il finalement aussi seul qu’elle
ici ?
L’après-midi s’était écoulé presque sans qu’elle s’en aperçoive, et au
moment où ils avaient rejoint la ferme avec Caleb, la nuit était tombée. Ils
avaient prévu un dîner simple, un barbecue sur le feu dans la cour, et il était
très facile de préparer de la nourriture supplémentaire pour Caleb. C’était
bizarre, mais pas déplaisant, d’être assis dehors sous les étoiles, tous trois
mangeant, et discutant alors que le vent du désert gémissait et hurlait.
Caleb avait un peu évoqué sa famille, sa vie nomade, mais rien de
bien particulier. Quinn avait très envie de lui demander pour quelle raison ils
n’apprenaient que maintenant qu’il y avait toute une communauté d’autres
métamorphes par ici, mais elle ne voulait pas se montrer impolie. Il y avait
quelque chose de légèrement distant chez Caleb, quelque chose de presque –
mais pas tout à fait – dangereux chez lui. Elle le trouvait séduisant, à le
regarder à la lumière du feu. Un bel étranger, qui se montrait à sa porte… elle
n’était pas complètement inconsciente de la manière dont il la regardait, non
plus, aussi inexpérimentée soit-elle. Était-il possible qu’il y ait un potentiel
ici ? Caleb pourrait-il être celui auquel elle était destinée ?
C’était frustrant. C’était exactement le genre de questions qu’elle ne
devrait pas avoir à poser – elle aurait dû le savoir maintenant –, elle aurait dû
savoir l’effet que ça faisait de rencontrer son âme sœur. Mais son père n’avait
jamais eu cette conversation avec elle, et elle ne pouvait pas raisonnablement
l’interroger à ce sujet. Pas maintenant. Pas après ce qu’il avait traversé avec
la disparition de sa mère. Elle serra la mâchoire, luttant contre la colère qui
montait en elle comme un serpent. Elle s’efforçait toujours de ne pas penser à
sa mère, à la raison pour laquelle elle était partie, où elle avait fui, ce qui
l’avait poussé à abandonner sa famille. D’une certaine manière, Quinn voulait
croire qu’elle avait eu une bonne raison de le faire. Mais parfois, dans des
moments où elle aurait eu besoin des conseils de sa mère… c’était difficile de
ne pas être en colère.
Elle leva finalement son visage vers le ciel. Il y avait toujours quelque
chose de réconfortant au ciel. Peu importe la distance qui la séparait de sa
vraie maison, les étoiles seraient toujours les mêmes. Elle suivit les
constellations du regard, laissant le bourdonnement de la conversation entre
son père et Caleb la bercer. Le ciel nocturne était magnifique par ici,
tellement loin de toute source de pollution lumineuse – c’était l’un des rares
avantages à vivre si loin de tout. Tandis qu’elle contemplait le ciel, son
regard fut attiré par une étoile en particulier, un peu plus brillante que les
autres. Et tandis qu’elle la regardait, à sa grande surprise, elle eut
l’impression que l’étoile clignait de l’œil. Au même instant, elle ressentit une
sensation étrange dans sa poitrine, un éclat de désir étrange qui semblait se
focaliser sur cette étoile.
Son père portait des assiettes à l’intérieur, et quand elle détourna son
regard du ciel, elle vit les yeux de Caleb fixés sur elle, brillants et déterminés
dans la lumière du feu.
— Quinn, dit-il, la voix grave et tendue – et elle se leva brusquement,
la poitrine étreinte par un mauvais pressentiment.
Elle n’aimait pas cet homme, ne lui faisait pas confiance, ne voulait
rien avoir à faire avec lui pour l’instant. Marmonnant une excuse, elle battit
précipitamment en retraite dans la maison, les mains tremblantes. À
l’intérieur, elle resta debout un moment, son cœur battant à tout rompre.
Mais qu’est-ce qui n’allait pas chez elle ? Pourquoi s’était-elle sentie
aussi bizarre quand elle avait regardé le ciel ? Qui était ce type, Caleb,
d’ailleurs… et pourquoi avait-elle cette impression si forte qu’il avait des
arrière-pensées ?
Chapitre 5 - David

C’était de la folie, et David s’en rendait compte, d’une certaine façon.


Il le sentait à la façon dont son cœur battait à tout rompre depuis qu’il avait
rencontré l’Oracle, à la façon dont sa peau tremblait à l’idée de partir à
l’aveugle chercher une femme dont il n’avait jamais entendu parler, qui,
grâce à une conjonction de magie et du ciel lui-même, était destinée à devenir
sa compagne. C’était complètement ridicule. Mais là, assis sur un canapé
confortable dans le palais d’Amara, entouré de cinq personnes qui croyaient
fermement en la folie qu’il s’apprêtait à accomplir, il était difficile de s’y
opposer.
— C’est juste que… qu’est-ce que je suis censé lui dire ? Salut, je suis
David, une sorcière m’a dit que tu étais mon âme sœur, je suis ici pour te
sauver la vie ?
— C’est en substance ce que ces gars m’ont dit quand je les ai
rencontrés, souligna Amara qui, en compagnie de ses quatre compagnons,
préparait David à son voyage. Et ça a plutôt bien marché.
— Elle va penser que je suis fou.
— Tous ceux qui valent la peine d’être connus sont un peu fous, dit
Beckett avec emphase.
Le faucon avait une énergie sans fin ; il ne cessait de remuer sur
place, il bougeait, s’agitait, mais ses yeux aiguisés et perçants étaient rivés
sur David.
— Et si elle t’est destinée, David, ce ne sera pas un obstacle à votre
amour pour bien longtemps, ajouta-t-il.
— C’est tout simplement ridicule de parler d’amour alors que je ne
l’ai même pas encore rencontrée, marmonna David.
— Alors ne parle pas d’amour. Concentre-toi sur la mission. Assure
sa sécurité d’abord, et ensuite tu parleras de tout le reste.
C’était Tobiah, une panthère métamorphe. Stoïque, terre-à-terre, avec
des yeux sombres et un comportement posé.
— Sur place, il y aura un type qui va essayer de te la voler, c’est ça ?
Prépare ta contre-attaque, ajouta Cole.
Le loup était clairement excité par toute cette situation – il avait même
proposé d’accompagner David dans sa quête. L’idée d’avoir du renfort était
tentante, mais Amara avait souligné le fait que cette femme allait déjà devoir
être confrontée à deux inconnus se présentant sur le pas de sa porte. Inutile
d’en ajouter un troisième à l’équation.
— Ou alors juste pour voir comment ça se passe ? suggéra Luke, un
ours plus timide que les autres, un doux jeune homme au comportement très
gentil. Tu n’as pas besoin de débarquer avec le fusil chargé. Il suffit de
prendre les choses comme elles viennent.
— C’est un bon conseil, affirma Amara. Et tu as un téléphone
maintenant, alors tu peux toujours entrer en contact avec nous si tu as besoin
de renfort.
David hocha la tête, baissant les yeux sur le rectangle noir et lisse
dans ses mains. Il avait toujours été un peu méfiant vis-à-vis de la
technologie. Il y avait une ligne fixe dans le chalet où il avait vécu si
longtemps – c’était le dernier cri de la technologie quand il l’avait installée.
Mais maintenant, il semblait que les lignes fixes soient devenues ridiculement
archaïques. Mais il n’avait pas confiance en son téléphone mobile. Comment
pouvait-il entrer en contact avec d’autres gens, si ce n’est par le biais de
câbles ? C’était très troublant. Luke lui avait très patiemment expliqué
comment ça marchait, lui avait montré comment le recharger, et l’utiliser
pour envoyer des messages et passer des appels. David avait l’impression
qu’il avait déjà fait la même démonstration pour expliquer le fonctionnement
des téléphones portables à Amara. Apparemment, les dragons étaient un peu
vieux jeu. C’était étrange de voir à quelle vitesse le monde semblait avancer
sans lui.
— Je ferais mieux d’y aller, dit-il, les yeux baissés sur la boussole. Je
n’ai aucune idée du temps que je devrais voler pour la trouver, et le ciel sera
dégagé demain. Je ne pourrai pas voler en journée.
— Bonne chance, David, dit Amara avec sincérité, se levant pour le
serrer dans ses bras. Tiens-nous au courant, d’accord ?
— Et ne te laisse pas faire par ce rival, ajouta Cole, lui donnant une
tape dans le dos. Frappe-le s’il le faut.
— Mais seulement s’il le faut. Tu n’as pas besoin de te disputer
inutilement, rétorqua Tobiah, et l’exaspération était visible dans les yeux de
la vieille panthère.
Malgré tout, David sentait l’affection entre ces deux-là, qui couvait
sous leurs chamailleries.
— Je l’éviterai si je peux.
— En dernier recours, dit doucement Beckett. Il y a beaucoup plus à
gagner à être observateur et patient, d’après mon expérience.
Le faucon lui donna une tape amicale dans le dos.
Luke le serra dans ses bras.
— Appelle-moi si tu as besoin d’aide avec le téléphone !
David ne prit pas la peine de lui demander ce qu’il devait faire s’il
avait besoin de son aide pour passer un appel. Luke avait fait tout ce qu’il
pouvait – c’était à lui de jouer maintenant.
— Merci pour tout, leur dit-il en se retournant avant de se préparer à
sa transformation.
Le ciel nocturne au-dessus d’eux était froid et clair, et les étoiles
brillaient.
— Bonne chance, David, dit doucement Amara. Nous sommes tous
derrière toi.
Tandis qu’il s’envolait vers le ciel, David ne put s’empêcher de
sourire. C’était bizarre de voir les amitiés qu’il avait nouées. Pour un dragon
ermite solitaire tel que lui, il se débrouillait pas mal sur le plan social. Il y a
des années de cela, il ne se serait jamais cru capable de s’élancer
complètement à l’aveugle dans cette folle quête. Mais quelque chose lui
semblait juste là-dedans. Peut-être était-ce la beauté des étoiles au-dessus de
lui, ou l’air frais qui le fouettait sur son passage, mais il ne pouvait
s’empêcher de penser que, où qu’il aille, il partait dans la bonne direction.
Avec un court arrêt, bien sûr. Il fit un détour par le nord vers chez lui,
s’arrêtant furtivement sur les hauteurs de la maison qu’il partageait autrefois
avec ses sœurs et son père. À son grand soulagement, Olivia était toujours
réveillée, installée sur leur canapé, fronçant les sourcils devant une pile de
papiers. Elle leva les yeux quand il se glissa dans la pièce, un air confus sur le
visage.
— David ? Où étais-tu ?
— C’est une longue histoire, répondit-il rapidement. J’ai besoin que
tu me couvres.
Elle fronça les sourcils.
— Qu’est-ce qui se passe ? Tu ne vas pas repartir, n’est-ce pas ?
— Pas longtemps, dit-il.
Il ferma les yeux face à l’air trahi qu’afficha Olivia. Sa sœur croisa les
bras, ses yeux verts enflammés.
— Olivia… écoute. Ce n’est pas comme la dernière fois. Je ne m’en
vais pas pour toujours. Juste pour un petit moment.
Il tenta de lui expliquer ce qui lui était arrivé : le livre de prophétie, la
visite à l’Oracle avec Amara. Il lui montra la boussole, rangée bien en
sécurité dans la poche de son jean.
— Alors… ton âme sœur t’attend quelque part au sud-est, dit
lentement Olivia. Tu dois combattre un type et la sauver qu’une vague
menace. Et tu le sais grâce à… une diseuse de bonne aventure.
— Est-ce que tu peux me faire confiance ? S’il te plaît ? l’implora-t-il
en joignant les mains. Rien qu’une fois. Je ne peux pas le dire moi-même à
papa, tu sais comment il va réagir. Est-ce que tu pourrais simplement… lui
dire que je reste à Unité quelque temps, que je les aide à quelque chose…
— Tu crois vraiment à ce genre de trucs ?
— Je ne sais pas, dit-il, essayant d’être honnête. Ça pourrait juste
sembler… idiot. Mais Olivia, il y a quelque chose dans cette histoire qui
semble… c’est comme si j’avais besoin d’être là. J’ai besoin d’aller au bout
de cette histoire.
Elle le regarda durant un long moment dans l’obscurité.
— Je ne t’ai jamais vu aussi passionné, dit-elle finalement, et il
réfréna une envie de crier, et il se jeta à terre pour la serrer très fort dans ses
bras. Oh, lâche-moi ! Tu dois rester en contact, d’accord ? Est-ce qu’au moins
tu as un téléphone…
— Oui ! rit-il, et il tira sur la sacoche qu’il portait. Regarde ! Olivia…
merci. Merci, merci, merci. Je te dois énormément, tu le sais ?
— Oh que oui, dit-elle sombrement, mais il vit qu’elle réprimait un
sourire.
Une fois qu’elle eut enregistré son numéro dans son téléphone – et
qu’elle l’eut forcé à lui montrer qu’il savait comment l’appeler –, il fut de
nouveau parti, exultant dans les airs. Il était en chemin. Il ne savait pas où il
allait ni ce qui l’attendait là-bas… Tout ce qu’il savait, c’est que chacun des
battements d’aile qui l’emmenait plus près de sa destination lui semblait de
mieux en mieux. Il n’avait pas souvent le sentiment d’être en mouvement. Il
devait admettre qu’il en voyait l’attrait.
En fin de compte, le voyage prit plusieurs jours. Il se posait à peu près
toutes les heures pour vérifier la boussole et s’assurer qu’il était toujours sur
la bonne piste. Quand le jour se levait sur un ciel sans nuages, il atterrissait et
se transformait en humain, avant de s’enregistrer dans un motel miteux dans
une ville humaine, où il dormait toute la journée. Luke lui avait installé une
sorte de carte de crédit sur le téléphone – il était très reconnaissant à l’ours
tandis qu’il branchait l’étrange petit rectangle pour le charger ; et même si
cela lui prit une bonne demi-heure pour se souvenir comment faire, il lui
envoya un message pour lui exprimer sa gratitude. La réponse de Luke fut
presque instantanée :
Je suis ravi que tu sois sur la route. Amara et les gars te souhaitent
bonne chance, et sois prudent !
Il sombra dans le sommeil, se disant qu’il avait vraiment besoin de
progresser dans le maniement des nouvelles technologies.
David se réveilla au coucher du soleil. Il avait hâte de repartir, mais il
se força à faire sa valise et attendre patiemment que la nuit tombe vraiment.
Cela ne servirait à rien de donner au monde la toute première observation de
dragon, juste parce qu’il était impatient d’arriver à destination. La
technologie était merveilleuse, il se ralliait à cette opinion, mais cela rendait
la vie des métamorphes de plus en plus compliquée. L’époque où les humains
n’avaient aucun moyen de garder une trace des choses dont ils étaient
témoins était révolue ; il suffisait d’un vol de jour imprudent, d’une simple
photo prise par un téléphone portable, et toute leur communauté aurait de
gros ennuis. David aimait bien les humains – d’après ce qu’il avait appris
d’eux – mais il n’était pas prêt pour un monde où ils sauraient tous
exactement qui il était, et ce qu’il était. Les humains n’avaient pas la
réputation de bien traiter les êtres différents d’eux. (Et encore une fois… les
métamorphes non plus.)
Une fois la nuit tombée, il s’en allait du motel, et cherchait un endroit
discret pour changer de forme. Le paysage ici était déjà très différent : il était
plus sec, plus aride, de la poussière et du sable remplaçaient la terre et la
pierre. Il vérifia une dernière fois la boussole, s’assurant qu’il allait toujours
dans la bonne direction, avant de la ranger dans la sacoche et de changer de
forme. La sacoche (tout comme ses vêtements) se transformait avec lui –
c’était une compétence très utile qu’il était heureux d’avoir assimilée. Cela
faisait bien longtemps qu’il n’avait pas autant voyagé.
Il continua de voler, scrutant le sol en dessous de lui. Plus il allait
loin, et moins il y avait de colonies humaines qui brillaient au sol – les
lumières s’éloignaient de plus en plus. David se rappelait vaguement que
cette partie du pays était dominée par un grand désert. Il atterrit encore une
ou deux fois pour vérifier la boussole, mais elle le guidait toujours tout droit.
L’appréhension commençait à l’envahir. Pourquoi est-ce qu’on le guidait au
milieu d’un désert ? Il n’y avait rien par ici. À moins que le grand danger
dont il était supposé protéger son âme sœur ne soit de se perdre dans le
désert ? Dans ce cas, il ferait mieux de se dépêcher.
Assez curieusement, le besoin de vérifier la boussole se faisait de
moins en moins ressentir à mesure qu’il volait. Quelque chose d’autre prenait
le dessus – une sorte d’instinct, au fond de sa poitrine, qui le tirait. Il savait
qu’il était sur le bon chemin, les étoiles dans son dos, le vent sous ses ailes,
toutes ces choses le poussaient à avancer, lui disant où aller. Et quand il sentit
un étrange tiraillement dans le cœur, il entama sa descente sans même y
penser, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde. Il était très tôt le
matin, le ciel était toujours sombre, mais sous lui, il voyait un point de
lumière. Tandis qu’il plongeait, il se rendit compte qu’il brillait à la fenêtre
d’une maison. Un campement humain ?
Non, il y avait quelque chose d’étrange, quelque chose qui n’avait pas
de sens. Il lui fallut plusieurs minutes pour se rendre compte du problème. Il
n’y avait pas de route. Quelque chose ressemblant à un chemin de terre
menait à la porte de la maison, qui se trouvait en bordure d’un grand
domaine, un jardin luxuriant entouré d’un mur de pierre. Cela non plus
n’avait aucun sens. Comment une végétation aussi verdoyante pouvait-elle
pousser au milieu du désert ? À des kilomètres à la ronde, David ne voyait
rien d’autre que de la poussière et de la pierre, et pourtant, ici, une oasis verte
et luxuriante poussait ? Il déploya ses ailes en descendant, pour se ralentir, et
atterrit proprement à l’extérieur du mur du jardin.
Et maintenant, David ? Il changea de forme à côté de ce qui semblait
être une grille, et effaça les marques de serres qu’il avait faites dans la
poussière après avoir repris forme humaine. Si l’on en croyait l’oracle, il y
avait un ennemi dans les parages. Il n’était pas prudent de montrer sa nature
de dragon à moins d’y être vraiment obligé. Après un moment d’hésitation, il
fit une tentative avec le portail du jardin : il s’ouvrit sans aucun effort.
Il se promena dans le jardin, observant les plantes autour de lui. Il
n’était ni botaniste ni expert en plantes, mais même lui se rendait compte que
c’était vraiment étrange de trouver de la verdure au milieu du désert. C’était
un jardin cultivé et entretenu avec soin ; il passa le long d’un verger d’arbres
fruitiers, puis traversa un potager. Les personnes qui vivaient ici prenaient
grand soin de l’endroit. Il n’était pas spécialiste, mais il savait qu’entretenir
une ferme de cette taille demandait beaucoup de travail. Enfin, il tomba sur
ce qu’il supposa être la source de toute cette vie : un petit lac, qu’il découvrit
en manquant de tomber dedans. Il se tint sur la rive, émerveillé de sa présence
ici, au milieu du désert. Comment expliquer une si grande étendue d’eau au
milieu du désert ? Il y avait peut-être une source souterraine ?
Cela avait été un long vol, et il s’agenouilla pour boire à la surface du
lac. L’eau était gelée, tandis qu’il y plongeait les mains, et il recula, haletant.
Le ciel était gris – l’aube ne tarderait plus –, mais la longue nuit avait refroidi
l’eau, ou du moins c’est ce qui semblait. Il se lava les mains avant de les
mettre en coupe pour boire. L’eau était incroyablement froide et claire, son
corps était comme en état de choc tandis qu’il buvait ; mais l’effet n’était pas
désagréable. Au contraire, c’était vivifiant. Il se sentit soudain plus réveillé,
ravivé par le choc de l’eau froide, comme si la fatigue du vol s’était un peu
estompée.
Y aurait-il quelque chose de magique ? Habituellement, ce n’était pas
le genre de conclusions qu’il tirait facilement, mais ces derniers jours avaient
été particulièrement étranges. Et la sensation de l’eau sur ses mains et dans
son corps lui faisait penser à cet après-midi avec l’Oracle, au point de lumière
gris-bleu qu’il avait touché sur cette étrange carte de feu qu’Hera lui avait
montrée. Dans quelle mesure tout cela avait-il été réel, et dans quelle mesure
l’avait-il rêvé ? Et, est-ce que ça avait de l’importance ? Était-ce le lac qu’on
l’avait envoyé chercher ? Tandis qu’il s’asseyait dans une position plus
confortable, il se rendit compte qu’il n’avait aucune envie de quitter les bords
du lac. La rive en pierre était confortable, et la surface était paisible. Il enleva
sa sacoche, croisa les jambes, et observa les étoiles.
Eh bien ? Qu’est-ce qui m’attend maintenant ? murmura-t-il. L’aube
était à peine levée – même si son âme sœur était proche, il ne voulait pas lui
tomber dessus si tôt. L’étrange sensation qu’il avait ressentie dans sa poitrine
était partie, cette sensation qui l’avait guidé jusqu’ici – il était heureux d’être
simplement assis et d’attendre que quelque chose arrive, quoi que ce soit. Par
curiosité, il sortit la boussole de sa sacoche. À sa grande surprise, l’aiguille
avait bougé. Tandis qu’elle pointait vers le sud-ouest auparavant, elle pointait
maintenant résolument vers le sud, et elle vibrait légèrement, comme si ce
qu’elle désignait était tout proche.
Intéressant. Pendant un moment, David envisagea de se lever et de
suivre le chemin indiqué par l’aiguille, mais quelque chose le retint. Dans sa
sacoche, sous la boussole, se trouvait son téléphone. Il le sortit et fronça les
sourcils, essayant de se souvenir comment l’utiliser. Après tout, il avait
promis de donner des nouvelles. L’entraînement l’avait aidé, c’était un peu
plus facile d’envoyer un message à Olivia, lui expliquant qu’il était arrivé à
destination. David prit quelques minutes pour rédiger le message, essayant de
donner l’impression qu’il avait une idée beaucoup plus claire de ce qu’il
faisait que ce n’était vraiment le cas, puis il appuya sur « envoyer » quand il
fut satisfait. Maintenant le ciel était beaucoup plus clair – il sentait la chaleur
inonder l’air tandis que le soleil se levait. Un autre message, celui-ci pour
Luke, lui disant (et par extension, informant Amara et ses autres
compagnons) qu’il était arrivé.
Il était tellement concentré sur le fait de s’assurer que les messages
avaient bien atteint leurs destinataires qu’il n’entendit pas le bruit des pas
derrière lui. Il n’entendit rien du tout, en fait, jusqu’à ce que le doux son d’un
raclement de gorge le fasse sursauter si brusquement qu’il faillit envoyer son
téléphone dans le lac. Au lieu de cela, il l’enfouit dans son sac, puis pivota,
choqué, pour découvrir un homme debout derrière lui ; un homme bronzé aux
cheveux châtain-blond sablonneux, avec des yeux jaune vif.
— Qui êtes-vous ? demanda l’homme d’une voix grave. Vous n’avez
rien à faire ici.
David se releva, le cœur toujours battant sous le choc de l’apparition
soudaine de l’homme.
— Non. Pardon. Je… Je m’appelle David. Je suis perdu.
— Perdu, répéta l’homme, penchant la tête sur le côté.
Son regard était vigilant, vif et un peu inquiétant. Cela lui rappelait
Cole, d’une certaine façon, le compagnon d’Amara – le loup avait une façon
de jauger autrui assez similaire, un genre de méfiance intrinsèque. Et vous
vous êtes perdu en venant d’où, dragon ?
Il prit une inspiration. Donc, cet homme était un métamorphe. Un
humain n’aurait pas reconnu un dragon juste en le regardant. Et certains
métamorphes non plus, d’ailleurs – c’étaient surtout les loups qui pouvaient
reconnaître les dragons d’un seul coup d’œil. Mais les loups avaient des yeux
argentés. Les yeux de ce type étaient jaunes, aiguisés, vifs. David n’avait
jamais rencontré personne avec des yeux jaunes auparavant.
— Je viens du nord, dit-il d’un ton égal, essayant de garder son calme.
C’est un Oracle qui m’a envoyé ici. Il m’a envoyé pour aider.
— Nous n’avons pas besoin de votre aide, déclara le métamorphe
d’une voix grave et inquiétante, avançant d’un pas menaçant. Et si j’étais
vous, petit dragon, je tournerais la queue et je volerais droit vers la maison…
— Caleb ?
La voix d’une femme inconnue leur parvint depuis les arbres. David
ne l’avait jamais entendue de sa vie, mais pour une raison étrange, un éclair
s’abattit sur sa colonne vertébrale au son de cette voix. L’autre métamorphe
se retourna aussi, effaçant l’air menaçant de son visage tandis qu’une femme
entrait dans la clairière. Une grande femme, avec des cheveux noirs, coupés
courts.
Une femme avec des yeux du même bleu gris à couper le souffle que
l’eau du lac.
Chapitre 6 - Quinn

Quinn avait entendu Caleb s’approcher de la porte de sa chambre la


nuit précédente. Elle était éveillée, la lumière allumée sur sa table de chevet,
et elle lisait pour se détendre avant de dormir. La journée avait été longue et
frustrante, et son esprit refusait de se calmer, il cliquait et craquait comme un
wagon en panne. Le livre qu’elle était en train de lire n’aidait pas non plus,
bien sûr ; il parlait d’agriculture durable, et était écrit dans un style tellement
alambiqué qu’il l’aurait endormie si elle n’avait pas été aussi énervée. En fait,
elle n’arrivait tout simplement pas à se concentrer.
Et puis on frappa un coup à sa porte. Elle se mordit la langue pour ne
pas répondre « entre », se rappelant qu’elle n’était plus seule avec son père
dans la maison. Elle se contenta de contempler la porte, sachant que
quelqu’un se trouvait de l’autre côté, espérant que cela soit Charles et non
Caleb… puis son cœur se serra quand elle entendit la voix du coyote
métamorphe murmurer son nom. Elle resta immobile, n’osant ni bouger ni
respirer, et elle ne voulait pas non plus qu’il sache qu’elle était là – avant de
réaliser que la lumière était allumée, et qu’il la voyait probablement sous la
porte. C’était ça qui lui avait signalé sa présence, qui lui avait indiqué qu’elle
était réveillée. Bien. Avec un peu de chance, il comprendrait l’allusion si elle
restait silencieuse.
Il frappa de nouveau, et elle l’entendit répéter son nom. Puis,
rassemblant son courage, elle tendit la main et éteignit la lumière. Il y eut une
longue pause, puis elle entendit ses pas repartir dans le couloir, vers la
chambre où on l’avait installé. Quinn poussa un long soupir de soulagement,
quoique tremblant, partagée entre l’exaspération et la peur. Qu’avait-il essayé
de faire ? Pourquoi lui rendre visite au milieu de la nuit ? À moins qu’il n’ait
pensé… elle se mit à rougir. S’il pensait qu’elle était ce genre de fille, il avait
une arrière-pensée. Pourtant, l’inquiétude la rongeait. Pensait-il qu’il y avait
une sorte de connexion entre eux ? Allait-il la poursuivre de ses avances, ou
est-ce que cette tentative était la seule et unique ? Sa porte de chambre n’était
pas verrouillée – s’il avait vraiment voulu lui forcer la main, il aurait
simplement pu entrer. Cela l’aurait rendue furieuse, bien entendu, et il aurait
pris le risque de se faire jeter dehors… Quinn serra les dents, se tournant dans
son lit, oubliant son livre. Quelle frustration. Est-ce qu’elle lui avait envoyé
un quelconque signe indiquant qu’elle était intéressée ? Certainement pas.
La nuit avait été longue, plutôt agitée. Elle avait fini par s’endormir,
mais pas d’un bon sommeil, et elle se réveilla avant l’aube, perturbée par des
rêves où des ombres aux yeux jaunes la poursuivaient. Alors elle s’était
levée, fraîche et dispose, avant même que le soleil ne pointe au-dessus de
l’horizon. Après tout, il y avait toujours des tâches à accomplir ; il fallait
nourrir les poules, surveiller les cultures, et désherber sans relâche.
Mais elle fut contrariée de constater quand elle fut debout et habillée
que Caleb l’était aussi. Il portait des vêtements que son père lui avait prêtés,
insistant sur le fait que les siens avaient besoin d’un bon lavage, et il avait
l’air alerte et joyeux.
— Bonjour, dit-il doucement, ses yeux jaunes fixés sur elle.
Elle était pertinemment consciente du fait qu’ils étaient seuls (son
père avait l’habitude de dormir jusqu’à l’aube passée) et elle se retint de
serrer les dents, irritée par la façon dont il la regardait. Mais avant qu’elle ne
puisse répondre, il reprit.
— Je suis désolé si je t’ai dérangée la nuit dernière.
— Je ne t’ai pas entendu, dit-elle d’un ton égal. Si tu veux bien
m’excuser… travail à faire…
— Laisse-moi t’aider, répondit-il rapidement, la suivant à travers les
portes du patio de la maison. Pour te remercier de ton hospitalité.
Elle poussa un soupir, mais elle ne pouvait pas vraiment se permettre
de refuser une paire de mains supplémentaire, si ?
— D’accord, dit-elle, essayant de se contenir tandis qu’elle attrapait
quelques seaux et en donnait un au coyote. Je vais au lac chercher de l’eau
pour le verger. Tu crois que tu peux t’en occuper ?
Ce n’était pas la faute de Caleb si elle était de si mauvaise humeur
depuis si longtemps… c’était celle de son père. Ce n’était pas logique de
punir le coyote pour tout un tas de choses qui n’étaient pas de son fait.
— Bien sûr, dit-il avec le sourire. Tout ce que tu voudras.
Tandis qu’ils marchaient, elle expliqua qu’ils avaient voulu mettre en
place un système d’irrigation plus simple depuis des années. Un système
semi-automatique qui prendrait l’eau du lac et la répartirait dans le jardin sans
que son père ou elle ait à le faire à la main. En l’état, ils utilisaient des seaux,
ce qui n’était ni la façon la plus simple, ni la plus glamour de faire les choses.
Son père semblait aimer ça, pourtant. Il avait l’impression d’être plus au
contact des plantes en accomplissant ce travail à la main.
— C’est quelque chose que je respecte, dit Caleb. Les membres de ma
famille sont traditionalistes, aussi. Nous conservons la terre telle qu’elle a
toujours été. (Il y eut quelque chose d’étrange dans sa voix à cet instant. Elle
le regarda de côté, curieuse malgré elle au sujet de son histoire.) Moins d’eau,
pour commencer.
Elle rit, un peu mal à l’aise. Son père n’avait pas expliqué la source de
leur petit lac au coyote, non plus, bien qu’elle soit parfaitement consciente de
sa curiosité à cet égard. Mais avant qu’elle n’ait pu parler, elle sentit quelque
chose s’accrocher à son pied, et elle trébucha. Le lacet de sa botte était défait.
— La rive est juste derrière les arbres là-bas, dit-elle, désignant d’un
geste la rangée d’arbres qu’ils avaient plantés autour du lac en guise de brise-
vent. Je te rejoins dans une seconde.
Elle noua fermement ses lacets, profitant de l’occasion pour se calmer
un peu. Sa méfiance à l’égard de Caleb lui semblait idiote à la lumière du
jour. Ce n’était qu’un type sympa qui voulait aider, c’est tout – agrémenté
d’un peu de curiosité bien naturelle à l’égard de l’étrange endroit où il avait
atterri. Qui pourrait le lui reprocher ? Qui pourrait lui reprocher aussi de
montrer de l’intérêt pour elle, si c’était vraiment le cas ? Ce n’était pas un
crime de trouver quelqu’un attirant, pensa-t-elle, sentant le rouge lui monter
aux joues à cette pensée. C’était étrange : elle était restée tellement longtemps
sans personne d’autre que son père qu’elle avait presque oublié qu’il était
possible de trouver quelqu’un… attirant.
Elle entendit des voix à travers les arbres. Bizarre, pensa Quinn. Elle
se redressa et suivit les pas de Caleb en l’appelant. Est-ce que par hasard son
père les aurait devancés ? Cela ne lui ressemblait pas du tout de se lever si
tôt. Mais à sa grande surprise, quand elle avança vers le lac, ce n’était pas son
père qui se tenait là. C’était un étranger. Un autre étranger.
C’était un homme grand, qui mesurait quelques centimètres de plus
que Caleb, avec de longs cheveux blonds tirés derrière sa tête. Un bel
homme, comme elle ne put s’empêcher de le remarquer quand il tourna la tête
vers elle – il avait une mâchoire bien dessinée, des yeux vert clair qui se
posèrent sur elle et semblèrent s’y fixer, comme si quelque chose en elle
l’avait saisi. Elle le fixa pendant un long moment, essayant de comprendre
pour quelle raison il lui semblait si étrangement familier.
— Salut, dit-elle finalement quand le silence se fut étiré un peu trop
longtemps.
L’étranger la fixait toujours, avec ses yeux vert brillant et
indéchiffrables.
— Que fais-tu ici ? demanda-t-elle.
— Je…
L’étranger s’éclaircit la voix. Caleb se tenait entre eux, et elle voyait
qu’il était tendu, prêt à se battre contre le nouveau venu. Quinn se dit qu’elle
aurait dû lui en être reconnaissante – après tout, cet étranger aurait pu être
n’importe qui –, mais curieusement, elle ne pouvait se résoudre à le
considérer comme une menace. Il y avait quelque chose dans son expression,
la simplicité de son langage corporel.
— Je m’appelle David. Je viens de…
— C’est un dragon, grogna Caleb. Il a volé jusqu’ici. Et a atterri sans
permission.
— Je m’en excuse, dit rapidement David, avançant de quelques pas
vers elle, comme pour la supplier.
Caleb bougea pour s’interposer, et de la gorge de Quinn s’échappa un
soupir irrité. Elle le contourna.
— Je peux me défendre, Caleb, merci, dit-elle, essayant de garder une
voix aussi calme que possible. Pour quelle raison as-tu dit que tu étais là ?
— Je… hésita l’homme aux yeux verts, son regard passant d’elle à
Caleb. On m’a envoyé. Un Oracle de l’est m’a envoyé. Il a dit que tu étais en
danger. Que tu avais besoin de moi.
— Ne sois pas stupide, ricana Caleb, et Quinn plissa les yeux.
— Caleb, tu es un invité ici. Ne parle pas en mon nom. David, c’est
ça ? Il faudrait que tu en discutes avec mon père.
L’homme hocha la tête, la regardant avec un peu d’espoir dans ses
yeux verts. Bon sang, il était magnifique, se dit-elle, surprise elle-même par
cette pensée.
Elle guida les hommes à travers les arbres vers la maison, en se
redressant le plus possible pour donner l’impression d’une carrure imposante.
S’agissait-il d’une sorte de punition cosmique pour ses plaintes silencieuses
au sujet de sa solitude ? Hier, elle en avait eu plus que marre d’être coincée
seule avec son père, et aujourd’hui elle n’avait pas un, mais deux visiteurs
totalement inconnus. Des hommes, comme ne pouvait s’empêcher de
remarquer une petite partie perfide d’elle-même. De beaux, jeunes, et plutôt
séduisants visiteurs masculins qui étaient ici seuls, sans compagnes avec eux
ni aucune indication qu’elles existaient… Elle chassa cette pensée.
L’étranger aux yeux verts marchait derrière elle, à une distance
rassurante, très polie, mais elle sentait le poids de son regard sur sa nuque.
Elle sentait que Caleb l’observait aussi, mais son énergie était plutôt focalisée
sur David. Il y avait quelque chose d’agressif dans son attitude, d’un peu
effrayant, et elle bougea la tête pour l’exclure de sa vision périphérique. Elle
espérait, vraiment fort, que le coyote ne se sentait pas en compétition. Son
estomac se révulsait à l’idée qu’il puisse se montrer possessif à son égard. Il
n’avait aucun droit sur elle, et s’il pensait que c’était le cas, il allait falloir le
détromper au plus vite.
En revanche, pour une raison qu’elle ne s’expliquait pas, l’examen
minutieux auquel la soumettait l’étranger aux yeux verts ne semblait pas lui
provoquer les mêmes sentiments de rancœur. Elle se surprit à surveiller sa
posture, à se redresser un peu, comme pour lui montrer son meilleur profil…
puis elle se secoua.
— David, c’est bien ça ? dit-elle désireuse de briser le silence tendu
qui s’était abattu sur eux. Je m’appelle Quinn.
— Quinn, répéta-t-il, presque respectueusement.
Elle se rendit compte qu’elle aimait le son de son nom prononcé par
cette voix grave, résonnante.
— Enchanté de te rencontrer. Et désolé de… de te tomber dessus de
cette façon. Je sais que c’est bizarre.
— C’est assez étrange, admit-elle avec un sourire, le fait que ce soit
lui qui souligne l’étrangeté de la situation la rassurant. Mais ce n’est pas
inédit. Caleb que vous voyez là s’est présenté à la grille hier. Il a été séparé
de sa famille, ajouta-t-elle quand il fut clair que le coyote n’avait pas
l’intention de confier d’information le concernant au nouveau venu.
— Ah oui ? demanda David.
Elle n’osa pas se retourner pour voir le genre de regard échangé entre
les deux. Elle se demanda vaguement s’ils en seraient venus aux mains si elle
ne les avait pas rejoints sur la rive du petit lac. Elle se demanda aussi qui
aurait gagné. Caleb avait l’air plus instable, plus agressif… mais quelque
chose chez David suggérait qu’il était le genre de type qui mettait un point
final aux combats, plutôt que de les déclencher. C’était une sacrée
coïncidence.
Caleb ne répondit pas. Elle se demanda s’il allait rester silencieux
pour le reste de son séjour avec eux. Ce serait un véritable exploit.
Lorsqu’ils retournèrent à la ferme, Charles se tenait sous le porche, les
yeux fixés sur le verger – mais il reporta rapidement son attention sur le
nouvel invité, la surprise se lisant sur son visage.
— Nos hôtes se multiplient ! fut tout ce qu’il dit, avançant pour
examiner David.
Le nouvel arrivant sembla un peu surpris par la curiosité toute
naturelle de Charles – la tension qui se lisait en lui intrigua Quinn. Quand ils
se serrèrent la main, Charles fixa le visage de David quelques secondes de
plus qu’il n’était nécessaire, mais leurs regards s’écartèrent assez vite, et
Quinn se demanda si elle s’était fait des idées.
Charles les fit entrer à l’intérieur, visiblement heureux d’avoir de la
compagnie. Quinn le regarda s’agiter dans la cuisine pour préparer un petit
déjeuner pour tout le monde ; elle réalisa qu’il était déjà allé voir les poules
en voyant le panier d’œufs posé sur le comptoir de la cuisine, et il ne fallut
pas longtemps pour que l’odeur des œufs au plat emplisse la petite pièce.
Caleb n’avait toujours pas dit un mot – ses yeux jaunes étaient fixés sur
David, ne bougeant à de rares occasions que pour scruter Quinn aussi. Elle se
demanda quel était son problème, tout en essayant d’éviter de le regarder.
— David est aussi un dragon, dit finalement le coyote, rompant son
long silence.
— Excellent ! répondit Charles immédiatement, sans lever les yeux
des œufs qu’il était en train de retourner.
Quinn loucha vers son père, se demandant s’il n’avait réellement pas
remarqué l’ambiance entre leurs deux hôtes. Était-il tout simplement poli, en
essayant de passer outre grâce à son côté amical ? Ou est-ce qu’il avait passé
tellement de temps sans autre compagnie que celle de sa fille qu’il ne
remarquait pas la tension entre David et Caleb ? Cette seconde option
paraissait complètement ridicule… mais encore une fois, la perspective de
rester ici pour toujours alors qu’il y avait une chance de récupérer leur terre
l’était tout autant, et Charles avait vraiment l’air déterminé à choisir cette
voie. Quinn tenta de calmer l’explosion de colère dans sa poitrine. Elle aurait
tout le loisir de s’occuper de cela plus tard.
— D’où est-ce que tu as dit que tu venais, David ? demanda-t-elle par
politesse.
Il fit un geste vague en direction du nord-ouest.
— À l’origine, ma famille vient des montagnes, même si j’ai vécu
ailleurs pendant quelque temps. Et toi, Caleb ? demanda-t-il à son tour, jetant
un œil au coyote, qui le fixa à son tour avec ce regard jaune impénétrable.
— Je suis du coin. Ma famille et moi n’avons plus de domicile fixe.
Quinn inclina la tête sur le côté. Caleb n’avait pas mentionné cette
partie de l’histoire auparavant ; elle se demanda si quelque chose était arrivé
à leur maison. Ou est-ce qu’elle faisait simplement une projection basée sur
sa propre expérience ? Dans tous les cas, ils changèrent brusquement de sujet
à l’apparition de son père, qui tenait quatre assiettes chaudes emplies d’œufs
brouillés et de pain fraîchement cuit, grillé et tartiné de beurre. Même Quinn,
qui n’avait pas tellement pensé à manger depuis l’arrivée mystérieuse de
Caleb la veille, sentit son estomac gronder d’enthousiasme à la vue de la
nourriture. Elle réfréna à un sourire en voyant la façon dont David plongea
dans son assiette, se retenant visiblement de manger encore plus vite.
— Tu dois avoir faim, dit Charles en riant, s’attaquant à son propre
plat avec un petit peu plus de délicatesse.
Caleb mangeait lentement, ses yeux jaunes toujours fixés sur David.
Cela commençait à lui porter sur les nerfs, et elle s’éclaircit la voix,
déterminée à changer de sujet.
— David a dit qu’il était envoyé par une sorte de… d’Oracle, c’est
bien ça ?
— Mmf, tenta de répondre David, mâchant rapidement et avalant sa
bouchée de nourriture. Oui c’est ça. Un Oracle à l’est – je l’ai rencontrée
après avoir remarqué quelque chose d’étrange dans les étoiles.
Quinn prit une grande inspiration. Les yeux verts de David se
posèrent sur elle, curieux, et elle feignit une toux pour masquer sa surprise.
N’avait-elle pas remarqué quelque chose d’étrange dans les étoiles elle
aussi ? N’avait-elle pas ressenti cette étrange pulsion dans sa poitrine, ce
sentiment bizarre que quelque chose venait pour elle à travers le ciel
nocturne ?
— L’Oracle a dit qu’on avait besoin de moi ici, expliqua-t-il en
attrapant la sacoche qu’il portait en bandoulière pour en sortir un petit objet
argenté. Elle m’a montré cette carte étrange… et elle m’a donné ça. Elle m’a
guidée à travers le pays, j’ai voyagé pendant à peu près deux jours.
Il ouvrit la main, et Quinn se pencha en avant, intriguée malgré elle. Il
était assis sur le même canapé qu’elle, et elle se rapprocha pour voir ce qu’il
tenait dans sa main ; elle pouvait sentir la chaleur de son corps. Et de manière
tout à fait inattendue, elle sentit sa peau picoter. Qu’est-ce que cela
signifiait ?
La chose qu’il tenait dans sa main était une boussole en argent, ou un
autre métal. Elle avait l’air solide et lourde dans sa main. La surface était
gravée des points cardinaux, nord, sud, est, et ouest, mais l’aiguille était assez
étrange. Elle savait que d’habitude, l’aiguille d’une boussole pointait vers le
nord – mais cela n’avait pas l’air d’être le cas pour celle-ci. Elle pointait à
travers elle, vers la fenêtre, et elle regarda par-dessus son épaule, sourcils
froncés, essayant de comprendre vers quoi elle pouvait bien pointer. Est-ce
que le lac était dans cette direction ? Plus ou moins. Est-ce que la mission
pour laquelle il avait été envoyé concernait leur artefact magique, la pierre
qui avait créé le lac, et par extension, leur magnifique jardin ? Est-ce que leur
moyen de subsistance était menacé ?
— Je n’ai jamais entendu parler d’un Oracle, dit Caleb, le regard
sombre.
— C’était également mon cas, répondit doucement David, avec
l’assurance de quelqu’un qui a l’habitude d’apaiser les tensions.
Quinn le regarda attentivement, impressionné par la rapidité avec
laquelle il s’était adapté.
— Mais une fois que je l’ai rencontrée, poursuivit-il, c’est difficile à
expliquer, mais elle avait l’air d’être dans le vrai. En tout cas, je suis ici
maintenant. Je ne suis pas sûr de savoir de quoi elle voulait que je vous
protège tous, mais… me voilà, je suis là. Et juste à temps pour le petit
déjeuner !
Il haussa les épaules, en faisant un sourire plutôt séduisant.
— Eh bien, tu es le bienvenu, reste autant qu’il te plaira, déclara
joyeusement Charles devant sa propre assiette d’œufs brouillés.
Quinn leva les yeux, surprise de cette proposition. Elle s’était
attendue à ce que son père pose plus de questions au dragon qui s’était
présenté à l’improviste, et qu’on avait découvert assis au bord de leur lac
sacré – surtout en voyant l’attitude méfiante et le ressentiment affichés de
Caleb envers ce type.
— Peut-être que cet Oracle disait la vérité sur notre besoin de
protection, peut-être que non… dans tous les cas, tous les prétextes pour se
faire de nouveaux amis sont bons pour moi, ajouta Charles.
Cela n’avait pas l’air de convenir à Caleb, mais que pouvait-il faire ?
Après tout, ce n’était pas sa maison. Elle le vit se réfugier dans un silence
agité, ses yeux passant de son assiette à David tandis qu’il mangeait. Elle
devait l’admettre, il n’avait pas tout à fait tort d’être suspicieux. David
semblait être un homme sincère et authentique, mais en même temps, il
donnait l’impression de n’avoir pas tout dit au sujet de son histoire. Quelque
chose dans la façon dont il la regardait, une retenue dans son regard, comme
s’il s’empêchait d’en dire plus qu’il ne l’avait déjà fait. Et il avait rangé la
boussole avec tant de hâte quand il avait surpris son regard sur elle. Était-il
possible qu’il soit venu avec des arrière-pensées ? Et n’avait-elle pas eu la
même impression au sujet de Caleb ?
Le regard de Quinn passa d’un visiteur à l’autre, et elle fronça les
sourcils. Dire que la veille seulement, son plus gros problème, c’était de
convaincre son père de récupérer la maison familiale. Maintenant elle devait
faire face à une tout autre situation.
Pourtant, elle était secrètement ravie de cette perturbation. Ce n’était
pas tous les jours que de magnifiques dragons aux yeux verts tombaient du
ciel sur le pas de sa porte.
Chapitre 7 - David

Après le petit déjeuner, Caleb et Charles disparurent dans le jardin,


Charles dissertant au sujet d’une variété d’arbres fruitiers croisée sur laquelle
il travaillait depuis une bonne dizaine d’années. C’était l’avantage de la
longévité d’un dragon : il avait plein de temps disponible pour des hobbies
comme celui-ci. William avait souvent parlé à David d’un vieil ami qui était à
lui seul à l’origine de l’élevage d’une race de chat hypoallergénique, à partir
du quinzième siècle, lorsqu’un associé humain se montra incapable de tolérer
la présence de son animal bien-aimé. Avant que le travail ne soit achevé,
l’humain était mort depuis longtemps, bien sûr, mais c’était la nature de
l’homme. Leur vie était si courte. David observa attentivement Caleb, tandis
que le coyote se préparait à suivre Charles dans le jardin. Combien de temps
vivaient les coyotes ? se demandait-il. S’ils étaient comme leurs cousins, les
loups, ils avaient une durée de vie comparable à celle des humains. L’idée
que Caleb puisse avoir réellement vingt-cinq ans lui paraissait pourtant
étrange, d’une certaine façon. Il avait l’air tellement… mature, posé. Et
déterminé. Il espérait que ce type ne le déteste pas autant qu’il en avait l’air.
Et quel était le problème, exactement ? Y avait-il quelque chose entre
Caleb et Quinn ? En tout cas, ça n’avait pas l’air réciproque de la part de
Quinn, même s’il n’était pas expert en langage corporel. Peut-être étaient-ils
compagnons ? Était-ce possible qu’il soit arrivé trop tard ? Il s’était avéré
compliqué au petit déjeuner de faire la conversation alors que son cerveau
fonctionnait à plein régime. L’Oracle lui avait dit qu’il serait confronté à une
sorte de rival, un ennemi à sa cause… pouvait-il s’agir de Caleb ?
Complotait-il pour gagner le cœur de Quinn ?
Parce que c’était forcément Quinn, n’est-ce pas ? Regarder dans ses
yeux bleu-gris, c’était comme être frappé par la foudre. Tant de confusion et
d’incertitude s’étaient envolées, et même avant d’avoir entendu son prénom,
il avait su instinctivement qu’elle était la raison de sa présence ici. Il devait la
protéger, prendre soin d’elle, assurer sa sécurité. Quel dommage qu’elle le
regarde avec autant de méfiance et de suspicion, c’était écrit sur son beau
visage. Mais pouvait-il vraiment lui en vouloir ? En l’espace de deux jours,
deux étrangers s’étaient présentés à la ferme, chacun avec une histoire
absurde sur ce qui les avait amenés ici. David ne croyait pas une seule
seconde à l’histoire de Caleb qui aurait été séparé de sa famille. Le coyote
avait une idée derrière la tête. C’était évident.
Mais que cherchait-il exactement ? Voulait-il prendre la ferme de
Quinn ? Il était assez curieux au sujet du jardin, c’était évident vu la façon
dont il observait chaque plante et les questions qu’il ne cessait de poser au
sujet du lac situé au milieu du jardin. C’était effectivement étrange, une oasis
aussi luxuriante qui poussait au milieu d’un désert, mais Charles et Quinn
s’occupaient de cette terre depuis plus d’un siècle, non ? Il semblait logique
qu’un peu d’amour puisse transformer une parcelle de terrain en ferme
prospère telle que celle-ci. Du moins, c’est ce qu’il pensait. Il n’avait jamais
étudié la botanique et la biologie, ses intérêts étaient plus « paradisiaques ». Il
avait une connaissance étendue des cycles de la pluie dans le désert, bien
entendu, mais il ne savait pas grand-chose de l’effet qu’elles avaient sur le
sol. Probablement pas ce genre de croissance.
Caleb pouvait donc convoiter la ferme. Ou peut-être – et une
sensation de brûlure inédite enflamma la poitrine de David – qu’il convoitait
Quinn. Peut-être l’avait-il vue en train de s’occuper du jardin, de sortir hors
des murs, et décidé qu’il la voulait pour lui ? Qui pourrait lui en vouloir ?
Elle était magnifique, élégante, puissante – lui parler durant quelques minutes
lui avait montré sa force, son esprit, le feu qui brûlait en elle. Il la
soupçonnait d’être malheureuse. Il ne savait absolument pas pourquoi, mais
quelque chose n’allait pas, enfoui profondément. Bon sang, il avait
terriblement envie de l’aider. Il voulait tout savoir d’elle, il voulait
simplement s’étendre avec elle sous les étoiles et l’écouter parler, encore et
encore, lui raconter toute sa vie, tout ce qui lui était arrivé, tout ce qu’elle
avait ressenti ou pensé, toutes les questions qu’elle s’était posées…
Il se secoua, un peu gêné par ce petit fantasme inopportun. Pourquoi
diable voudrait-elle lui raconter quoi que ce soit ? Il était un dragon étranger,
tombé du ciel, et qui avait compliqué sa vie plus que nécessaire. Le moins
qu’il puisse faire était d’essayer de se rendre utile. Alors, tandis que Charles
et Caleb se dirigeaient vers le verger au sud, et que Quinn se levait, David la
suivit.
— Quinn. Puis-je faire quelque chose ?
— Pas vraiment. Je vais te montrer ta chambre, parce que mon père a
déjà oublié, ajouta-t-elle, jetant un regard noir au dos de son père qui
s’éloignait.
Ce regard avait quelque chose d’étrangement familier.
— Mon père est parfois difficile à vivre, commença-t-il, ne sachant
même pas pourquoi il parlait jusqu’à ce qu’il soit trop tard.
Les yeux de Quinn revinrent sur lui, et il s’éclaircit la gorge.
— Je veux dire… Charles a l’air beaucoup plus… gentil que mon
père. Mon père est… (Comment résumer l’humeur lunatique de William
d’une façon qui ne le ferait pas ressembler à un monstre ?) Il est difficile. Il
aime que les choses soient faites d’une certaine façon, et quiconque s’en
écarte est considéré comme un ennemi. Même s’il s’agit de ses enfants.
Quinn le regardait avec attention.
— Mon père n’est pas aussi gentil qu’on pourrait le penser. Gentil,
c’est bien, mais ça te transforme en boulet. Parfois il faut savoir quand se
rebeller.
— Peut-être que nous devrions les présenter, dit David avec un petit
sourire. On dirait qu’ils s’entendraient bien.
— Elle le regardait toujours, et ses yeux bleu vif semblaient le jauger.
— Oui. Dis, il me reste la moitié du jardin à arroser. Tu veux
m’aider ?
— J’allais te le proposer, répondit-il soulagé.
Elle voulait qu’il soit là ! Même si c’était seulement pour aider aux
corvées de la ferme… il était preneur. À ce stade, il prendrait n’importe quoi.
Même de l’hostilité non dissimulée ferait l’affaire si cela signifiait passer plus
de temps avec elle. Réprimant l’envie de sourire comme un dingue, il la
suivit dans un couloir de la maison, jusqu’à la chambre qu’on lui avait
réservée.
— Au fait, c’est une belle maison, ajouta-t-il pendant qu’ils
marchaient, en regardant le plafond. Est-ce qu’elle existait déjà quand vous
avez emménagé, ou…
— Il n’y avait rien quand nous sommes arrivés, dit Quinn en ouvrant
la porte de la chambre. Enfin, pas vraiment rien. Il y avait le désert, des
cactus, et un peu de broussailles… probablement quelques animaux sauvages
qui ont été dérangés par ce que nous avons fait ici. Enfin bref, voilà ta
chambre. Il y a du linge de lit dans l’armoire, fais ton choix, je ne sais pas de
combien de couvertures tu as besoin, mais je préfère te prévenir que les nuits
sont plutôt fraîches.
David sourit.
— Je viens du Colorado, je pense que ça devrait aller.
— Moi aussi, dit Quinn en levant un sourcil. Mais quand même…
prends une couverture en plus.
Il laissa tomber sa sacoche sur le lit, mais Quinn repartait déjà dans le
couloir, clairement décidée à se mettre à ses corvées. Il la suivit, allongeant le
pas pour s’accorder au sien. C’était déjà le milieu de la matinée, et tandis
qu’ils sortaient sous le porche, il sentit que le soleil s’était intensifié. Quinn
avait pris un chapeau de soleil à large bord sur la table de la cuisine en
passant, et le tirait bas sur ses oreilles.
— Il vaut mieux se protéger du soleil, dit-elle en le regardant.
Même s’il mesurait quelques centimètres de plus qu’elle, elle était
plus grande que la plupart des femmes qu’il avait connues – plus grande que
ses deux sœurs, et qu’Amara, et il y avait quelque chose d’agréablement
intime dans le fait qu’elle soit si proche de lui pendant qu’elle lui parlait.
— Les coups de soleil sont sérieux ici, ajouta-t-elle. Papa a un tas de
chapeaux, je vais t’en chercher un.
— Ça ira, dit-il, trop envoûté par ses yeux pour prêter attention à ce
qu’elle disait. Puis elle haussa les épaules, et tourna les talons, prenant le
chemin qu’ils avaient suivi depuis le lac.
— Comme tu voudras.
Il la suivit, admirant chaque centimètre de son corps tandis qu’ils
marchaient. Elle faisait de longues enjambées, et elle se déplaçait avec
détermination.
— Alors, combien de temps cela a-t-il pris pour faire pousser tout ça ?
— Pas longtemps, répondit-elle sans le regarder. Il a fallu environ un
an pour que ça devienne vraiment durable, et que nous puissions arrêter de
chasser.
David hocha la tête. Certains dragons préféraient encore la chasse
sous leur forme draconique – il était tout à fait possible de vivre heureux sans
jamais cuisiner ou manger sous la forme humaine. Les corps de dragons
étaient beaucoup plus aptes à digérer la viande crue et autre… même s’il leur
fallait beaucoup plus de nourriture pour être rassasiés. Les troupeaux de cerfs
qui erraient près de la vallée avaient nourri les dragons pendant des centaines
d’années. Mais depuis l’arrivée de Lisa, leur reine humaine, la tendance était
plutôt allée vers les repas sous forme humaine. La nourriture humaine était
intéressante – longtemps tournée en ridicule parce que trop compliquée à
préparer, un certain nombre de dragons avaient pourtant développé un certain
penchant pour la cuisine. Aujourd’hui, les repas pris en groupe étaient
devenus monnaie courante, et les dragons qui préféraient chasser que cuisiner
devenaient minoritaires.
C’était bien évidemment quelque chose contre lequel son père s’était
insurgé, pensa-t-il avec un pincement de frustration familier. William était un
homme difficile à vivre. Mais ici, dans ce jardin magnifique, avec peut-être la
femme la plus belle qu’il ait jamais rencontrée, David n’avait pas envie de
penser à son père. Il voulait juste entendre Quinn lui en dire plus sur sa vie
ici.
— Ce lac est incroyable, dit-il sincèrement tandis qu’ils s’en
approchaient.
Caleb et Quinn avaient amené des seaux ce matin – il réalisa que son
apparition avait interrompu la tâche à laquelle il participait maintenant. Quinn
prit de l’eau dans l’un des seaux, désignant l’autre d’un mouvement de tête
pour lui indiquer qu’il devait faire de même, et il le ramassa.
— C’est vrai. De l’eau douce. Qui permet à ce jardin de bien pousser.
Cette eau est meilleure que de l’engrais.
Ils transportèrent les seaux à travers les arbres, marchant à pas
prudents pour éviter de renverser de l’eau par-dessus les bords.
— Je n’arrête pas de dire à papa qu’on devrait installer un système
d’irrigation, lui dit-elle, mais c’est un traditionaliste. Tirer de l’eau est une
grande partie du travail ici. Surtout avec la chaleur du soleil.
— Cela doit être épuisant, dit David, regardant ses bras fins et si bien
musclés.
Il s’intima l’ordre de ne pas la fixer. Mais elle regardait le chemin
devant eux.
— Je comprends son point de vue, dit-elle à sa surprise. C’est bien de
se rappeler ce qui est au cœur de tout. Sans cette eau… et bien tout
s’effondre. C’est comme le sang dans les veines de cet endroit.
— C’est ce que je ressens à propos du ciel.
Elle tourna les yeux vers lui, surprise.
— Comment ça ?
— Eh bien… le ciel, le soleil, les nuages de pluie, tout ce que nous
avons vient de là-haut au départ, non ? Sans pluie, il n’y a pas de vie. Sans le
soleil, il n’y a pas de vie. Tout est… là-haut.
Il tenta un geste avec la main qui tenait le seau, et cria quand il
manqua de renverser l’eau. Et à sa grande surprise, Quinn rit – ce son lui
remplit la poitrine de lumière.
— Fais attention avec l’eau. Mais je vois ce que tu veux dire. Je crois
que je n’avais jamais pensé au soleil comme à un ami, dit-elle. Mais je pense
que sans lui, nous serions très embêtés.
— Nous tenons beaucoup de choses pour acquises, dit doucement
David. C’est étonnant de voir à quel point nous sommes fragiles, en réalité. À
quel point il serait facile de détruire nos existences entières. (Il se secoua.)
Bon sang, c’est sinistre ! Désolé. Je pars dans des pensées parfois…
— Non, répondit Quinn de façon inattendue, ses yeux fixés sur lui. Ne
t’excuse pas de penser à de telles choses.
Ses yeux revinrent au chemin.
— Nous y sommes, dit-elle.
David cligna des yeux, désorienté. Devant eux se dressaient des
dizaines d’arbres fruitiers, tous disposés en rangées bien ordonnées. Il y avait
des filets sur certains d’entre eux, des marques minutieuses posées sur les
troncs, et dont David était certain qu’ils avaient une signification très
compliquée, et là, perché bien haut dans les branches d’un arbre se trouvait
Charles, qui examinait une orange. David fronça les sourcils en voyant Caleb
au pied de l’arbre. Il avait espéré éviter le coyote aussi longtemps que
possible.
— Je vois qu’elle t’a déjà mis au travail, cria Charles joyeusement.
Tout comme Quinn, il portait un chapeau à large bord. L’effet était
plutôt comique, mais le vieux dragon n’y attachait clairement aucune
importance. Il descendit de l’arbre avec une agilité surprenante, et vint
prendre le seau des mains volontaires de David.
— C’est très gentil à vous.
— Eh bien, c’est le moins que je pouvais faire, vous m’avez offert
l’hospitalité…
— Nous sommes ravis de t’avoir, répondit Charles, mais son regard
s’était déjà porté sur sa fille. Quinn, vient voir cette décoloration de l’écorce,
j’ai peur que ça ne se répande…
— Nous devons encore arroser la moitié du verger, papa…
— Laisse les garçons s’en occuper. Caleb, David, vous voulez bien
aller chercher et transporter encore quelques seaux ?
Et c’est ainsi que David se retrouva sur le chemin du lac avec le
coyote à ses côtés. C’était une balade bien moins agréable que lorsqu’il
l’avait faite avec Quinn, c’est sûr. La tension dans l’air était palpable, Caleb
marchait à pas courts et cadencés, comme s’ils faisaient la course vers l’eau.
Une fois qu’ils furent hors de portée de voix de la ferme, David se surprit à
jeter des coups d’œil à Caleb, se demandant si le coyote saisirait l’opportunité
de lui donner un indice sur ce qu’il lui reprochait. Ou peut-être de se disputer.
Il espérait presque qu’il le ferait. Une bagarre à coups de poing serait presque
préférable à ces regards obliques du coyote… et il avait envie de balancer son
poing dans le nez de ce type depuis qu’ils s’étaient rencontrés. C’était à cause
de la façon dont il regardait Quinn.
— Je n’ai jamais rencontré de coyotes auparavant, dit David, pour
rompre le silence inconfortable et palpable qui s’était installé entre eux. Est-
ce que tu vis principalement dans les environs ou…
— Reste hors de mon chemin, dragon, rétorqua Caleb, la voix dure et
incisive, coupant David dans son effort pour faire la conversation. Toi et moi
savons que tu n’as pas ta place ici. Alors qu’est-ce que tu viens faire ici ?
Vraiment ?
— J’ai été envoyé par un Oracle…
— Je n’y crois pas une seconde, grogna Caleb.
David le regarda fixement.
— Et je ne crois pas non plus que tu étais perdu et que tu es tombé par
hasard ici, dit-il d’un ton égal, alors si on calmait un peu le jeu ?
— J’ai infiniment plus le droit d’être ici que toi, dragon, grogna le
coyote, et David put voir ses yeux jaunes briller.
Cela arrivait aux loups quand ils étaient sur le point de se transformer
– leurs yeux argentés s’illuminaient sous l’effet de la magie qui transformait
leur corps. Mais Caleb ne se transforma pas. Au lieu de ça, il avança, des
mouvements furieux l’amenant jusqu’à la rive du lac, qu’ils avaient atteint
sans que David s’en aperçoive.
— Je ne sais pas quel est ton problème, dit David, en se baissant pour
remplir le seau d’eau, les yeux fixés sur Caleb. Je ne sais pas si tu es ici pour
essayer de voler quelque chose, ou parce que tu penses que Quinn est ton âme
sœur…
Caleb se moqua.
— Elle serait bien mieux avec moi qu’avec toi. Et n’essaie pas de
faire l’innocent. J’ai vu la façon dont tu l’as regardée quand tu l’as vue, je
sais que tu la veux. Mais tu échoueras. Je connais les gens comme toi,
dragon. Vous pensez, vous parlez, vous avez des idées, mais vous n’agissez
pas. Vous êtes faibles. Vous n’êtes que postures. Oui, je suis ici pour elle, et
pour cet endroit. Tu devrais tenter d’être assez courageux pour essayer
d’obtenir ce que tu veux, dragon. Et si tu te mets en travers de mon chemin,
je n’hésiterai pas à me débarrasser de toi.
David le regarda partir en trombe avec le seau d’eau qui se balançait
dans sa main, surpris par la force de sa fureur. Il y avait tellement de rage en
Caleb ; c’était clairement d’une importance capitale pour lui. C’était peut-être
son âge qui le rendait aussi impétueux ; David était ravi que sa propre période
Jeune Homme en Colère soit derrière lui. Il avait eu son lot de disputes et de
frustrations, et la maturité était bien plus facile à vivre. Mais pourquoi Caleb
était-il aussi en colère ? Pourquoi était-ce aussi important pour lui de prendre
possession de cette petite ferme étrange au milieu du désert ? Et qu’avait-il
contre les dragons ? La façon dont il crachait l’épithète, comme si c’était une
insulte… est-ce qu’un dragon lui avait fait du tort à un moment dans le
passé ? David devait l’admettre, il était très curieux à ce sujet, presque plus
qu’étonné ou inquiet des menaces du coyote sur sa vie. Mais que pouvait-il y
faire ? Ils n’étaient clairement pas en mesure d’avoir une conversation
amicale au sujet de leurs histoires personnelles.
Quinn en savait peut-être un peu plus au sujet du coyote que lui. Il se
dit qu’il pourrait toujours le lui demander. Une sensation froide d’angoisse
lui enserra le cœur à l’idée que Caleb avait l’intention de courtiser Quinn.
David savait qu’ils venaient juste de se rencontrer, et qu’il n’avait aucun droit
sur elle… mais malgré tout, quelque chose en elle lui donnait l’impression
qu’elle était faite pour lui… Et l’idée que le coyote la lui enlève ? David
n’était pas homme à se mettre en colère facilement, mais il sentait les signes
de fureur monter dans sa poitrine quand il pensait à Caleb essayant de se
mettre en travers de son chemin, essayant de lui enlever Quinn…
Ne sois pas stupide, se fustigea-t-il. Elle n’était pas une chose à
posséder, ni un objet – elle n’était pas quelque chose à réclamer ou pour
laquelle se battre. Elle était une personne à part entière, avec ses propres
idées sur qui elle voulait ou ne voulait pas être. Et qui pouvait dire si elle
s’intéressait de près ou de loin à l’un d’entre eux ? Il était évident qu’elle
avait sa propre part de soucis à gérer. David se prépara et souleva le seau
d’eau, secouant la tête pour s’éclaircir les idées. Il n’y avait aucune raison de
se laisser emporter par les propos de Caleb. Cela n’avait aucun sens de
précipiter les choses. Il était là, et c’était déjà la moitié de la mission. Il avait
identifié le rival dont l’Oracle lui avait parlé, il en était certain. Il ne lui restait
plus qu’à trouver quel était le danger qui menaçait Quinn.
Mais alors que David regardait Caleb s’éloigner, il eut la désagréable
impression de savoir ce dont il s’agissait.
Chapitre 8 - Quinn

— Tu sais, dit Charles pensivement en ôtant quelques feuilles de


l’arbre dont il s’occupait depuis des semaines, les humains font beaucoup de
blagues au sujet des filles de fermier.
Quinn leva les yeux vers lui.
— Quoi ?
— C’est une blague classique. Il y a un voyageur, il a besoin de se
trouver une ferme pour la nuit, le fermier a une jolie fille, le voyageur la
trouve intéressante…
Quinn plissa les yeux.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— C’est intéressant, c’est tout. Deux beaux jeunes hommes
célibataires viennent d’arriver par hasard, ils ont besoin d’un endroit où loger,
et les deux sont manifestement plus intéressés par toi que par moi…
— Papa, qu’est-ce que tu essaies de me dire ? demanda Quinn
impatiemment, sentant le rouge lui monter aux joues tandis que son père se
concentrait sur l’arbre au lieu de la regarder.
Elle se sentit bizarrement embarrassée, et elle espérait farouchement
que David et Caleb ne soient pas à portée de voix.
— Simplement que tu es une magnifique jeune femme…
— J’ai plus d’un siècle, mais merci…
— … et je ne suis pas tout à fait inconscient de la façon dont les
hommes regardent les femmes, c’est tout.
Il baissa les yeux vers elle, ses yeux gris-bleu étrangement sérieux.
— Fais attention, c’est tout ce que je veux dire, Quinn.
— Attention à quoi ? Caleb est un coyote, je pourrais l’affronter sans
souci. Quant à David… (elle hésita, pensant au dragon tranquille. Pourrait-il
être dangereux ? Il avait l’air si… calme. Mais elle se dit que les gens
dangereux pouvaient se permettre d’être calmes.) Il n’a pas l’air très
menaçant.
Elle inclina la tête sur le côté, consciente qu’ils se rapprochaient
dangereusement d’un sujet qu’ils évitaient habituellement. Charles avait
reporté son attention sur l’arbre.
— Est-ce que tu penses vraiment que… l’un d’eux pourrait…
— Je ne sais pas, dit Charles en haussant les épaules. Des choses plus
étranges se sont déjà produites. Et David a cette boussole, qui l’a amené
jusqu’ici…
— Oui, à la ferme. Il a dit que l’Oracle a affirmé que nous étions en
danger d’une manière ou d’une autre. Il ne s’agit pas de moi.
— D’accord, si tu en es sûre, dit Charles en descendant de l’arbre.
Et juste comme ça, la conversation se termina. Quinn le regarda
s’éloigner dans le verger, déjà concentré sur sa prochaine tâche, et elle se
surprit à froncer les sourcils. Avait-elle manqué l’opportunité d’une vraie
conversation avec son père ? Avait-elle manqué l’occasion d’obtenir des
réponses au sujet de ce qu’était une âme sœur, ce que ça faisait d’en
rencontrer une ? Parce que, s’il avait raison de penser que l’un de ces
hommes lui était destiné, il était de son intérêt de trouver de qui il s’agissait
au plus tôt.
Car, elle devait l’admettre, les deux étaient intéressants. Elle ne savait
pas si c’était à cause du temps qu’elle avait passé ici, mais elle avait envie de
les connaître tous les deux. Caleb était agité, bouillonnant, et ça le rendait
fascinant, avec cette colère qui grondait sous la surface, et ce sentiment
d’impatience. Et il était joli garçon. Et David, de son côté, semblait avoir
l’âme d’un philosophe. C’était plutôt beau ce qu’il avait dit au sujet du ciel –
elle se voyait bien avoir d’autres conversations avec lui. À regarder les
étoiles, peut-être, tard dans la nuit sous le porche… le rouge lui monta aux
joues à cette idée. Oui, il y avait définitivement quelque chose qui l’attirait
chez le dragon. Mais qui était-il réellement ? Elle ne savait quasiment rien de
lui – il avait simplement débarqué ce matin-là, avec une histoire ridicule au
sujet d’un Oracle prétendant qu’ils étaient en danger. Quelle raison avait-elle
de le croire, si ce n’est son instinct qui lui disait de lui faire confiance ?
Avec quatre personnes au travail au lieu de deux, ils accomplirent
rapidement toutes les tâches de la journée. Elle remarqua une dynamique
étrange entre David et Caleb, qui l’amusait et l’inquiétait à la fois, une sorte
de rivalité stimulante. Ils ne se parlaient pas, concentrant leur attention sur
tout sauf l’autre, mais elle voyait bien qu’ils étaient parfaitement conscients
de la présence de l’autre. Comme s’ils se disputaient son attention. Il est vrai
que cela n’était pas déplaisant… elle se sentit coupable d’en profiter pour leur
faire effectuer les travaux les plus laborieux de la ferme, les tâches qu’elle
évitait toujours autant que possible, mais ils avaient l’air de s’en satisfaire.
Au coucher du soleil, toutes les corvées étaient accomplies, et il était
définitivement l’heure de dîner. Ils s’étaient brièvement arrêtés pour un
déjeuner sur le pouce, mais Charles avait décidé d’un véritable festin pour le
dîner : des légumes rôtis, du pain frais et croustillant, et un poulet entier rôti.
Pendant que son père cuisinait, Quinn montra à ses hôtes en sueur où étaient
les salles de bain. Installer la plomberie avait pris un peu de temps, il avait
fallu creuser pour acheminer tout un réseau de tuyaux du lac jusqu’à la
maison, mais ça en valait la peine ; pouvoir prendre un bain chaud à la fin
d’une longue journée de labeur à la ferme n’avait pas de prix. L’une des
salles de bains donnait sur la chambre de Quinn – elle laissa David utiliser
celle-ci, et orienta Caleb vers celle qui était plus près de la chambre de son
père. Sans aucune raison particulière, se dit-elle, s’obligeant à se détourner de
la porte à moitié ouverte quand elle vit le dragon déboutonner sa chemise.
Le dîner était merveilleux, pour la première fois, Quinn réalisa à quel
point c’était fabuleux d’avoir plus que deux personnes à la maison. L’énergie
dans la pièce était plus lumineuse, plus vivante, malgré la lassitude de Caleb
et de David, épuisés par leur journée de travail agricole, dont ils n’avaient pas
l’habitude, les entendre parler et rire avec son père lui réchauffa le cœur. Et
elle n’avait jamais vu Charles aussi rayonnant et heureux que ce soir-là. Il
sortit même une bouteille de sa chère bière brassée maison, une expérience
pour laquelle elle n’avait jamais eu vraiment de temps. David fut
particulièrement impressionné par la boisson, et discuta longuement avec
Charles du processus de brassage de la bière.
— Les humains en font depuis des centaines d’années, expliqua
Charles, en sirotant son verre de bière blonde.
Peu après, il se lança sur son sujet favori ; une leçon d’histoire au
sujet des choses fascinantes que faisaient les humains depuis un millénaire au
moins. Elle s’assit et écouta, avec une pointe de regret d’avoir si souvent fait
taire son père quand il évoquait ces sujets. Il était évident qu’il adorait avoir
quelqu’un à qui parler… mais ce ne pouvait pas toujours être elle, elle n’en
avait tout simplement pas l’énergie.
Ce n’était pas durable, réalisa-t-elle en regardant autour de la table.
Elle et son père… ils ne pouvaient pas rester ici éternellement, juste eux
deux. Cela ne marchait pas. C’était en train de les tuer tous les deux – elle
d’ennui, lui de solitude. Si ces deux hommes débarqués ici ne lui apprenaient
qu’une chose, c’était qu’elle devait redoubler d’efforts pour convaincre son
père de retourner à la maison dans la vallée avec elle. Même si cela signifiait
laisser Caleb et David derrière eux, seuls, pour s’occuper de la ferme. Elle
étouffa un fou rire à cette idée.
— Qu’est-ce qui est drôle ? demanda David, se penchant au-dessus de
la table, la curiosité brillant dans ses yeux verts.
— Oh, rien. J’étais à une centaine de kilomètres, désolée.
Techniquement, elle était même plus loin. Bon sang, elle n’aurait
même pas su situer leur maison ancestrale sur une carte. N’était-ce pas triste ?
— Tu n’aimes pas la bière ?
— Non, malheureusement. Je suis tellement contente que papa ait
quelqu’un à qui parler et qui apprécie vraiment ce genre de choses.
— Ta mère aimait la bière, dit Charles, avec tant de désinvolture
qu’elle crut presque avoir rêvé. Elle s’intéressait plus au vin, bien sûr, mais
les vignes n’ont jamais donné de raisins.
Quinn regarda son père par-dessus la table, choquée.
Ces deux phrases étaient plus que ce que Charles lui avait jamais dit
au sujet de sa mère durant le siècle qu’ils avaient passé ici. Quinn ne savait
plus quoi faire.
— Où est-elle ? demanda David, penchant la tête.
— Elle est partie, j’en ai bien peur, dit Charles, et, même si Quinn
savait à quel point cela lui pesait, il ne semblait pas trop brisé pour
l’admettre. Il y a bien longtemps.
— Ma mère aussi. (Il y avait une étrange expression sur le visage de
David, comme s’il ne savait pas trop ce qu’il disait.) Il y a longtemps. Mon
père… (Il prit une profonde inspiration.) Mon père ne l’a pas bien pris.
— Moi non plus, répondit Charles doucement, et quand ses yeux se
posèrent sur Quinn, ils étaient emplis de tristesse. Pendant longtemps. Mais
en vous voyant tous les deux arriver ici… ça m’a rappelé que je ne peux plus
rester ainsi dans l’attente. Je ne peux plus attendre qu’elle revienne.
Quinn se leva brusquement, le cœur battant à tout rompre. Elle
débarrassa la table, avec des mouvements presque mécaniques, sourde à la
conversation qui se déroulait autour d’elle – Charles avait habilement
détourné la conversation vers Caleb, qui leur parlait maintenant de ses
propres parents. D’une certaine façon, ces deux hommes, en l’espace d’une
journée, avaient fait plus de progrès avec son père borné qu’elle n’y était
parvenue en plusieurs décennies. Il y avait quelque chose d’exaspérant à ça,
et en même temps, c’était profondément merveilleux. Peut-être y avait-il
finalement un espoir qu’ils rentrent, dans leur véritable maison, là où ils
devaient être. Mais était-elle prête pour ça ? Était-elle vraiment prête à quitter
cet endroit, maintenant que son père avait l’air d’avoir changé d’avis ?
— Tu vas bien ?
Elle se rendit compte qu’elle était en train de fixer l’évier depuis
plusieurs minutes, et que l’eau coulait sur ses mains pendant que son esprit
vagabondait. David était à côté d’elle, et elle réalisa, choquée, qu’il avait posé
sa main sur son épaule, un geste réconfortant. La chaleur de sa peau lui
brûlait le corps. C’était étrange que quelqu’un la touche, elle et son père
avaient très peu de contacts physiques, et ce n’était pas comme si elle avait
quelqu’un d’autre à toucher ou à étreindre. C’était bizarrement réconfortant.
Apaisant, presque, comme si toutes ses pensées étaient rassemblées sur ce
seul point de contact tangible… mais comme s’il avait senti l’importance du
contact de sa main, il s’éloigna d’elle, la laissant étrangement dépourvue.
— Je ne voulais pas te faire peur.
— Ce n’est rien, dit-elle rapidement, ne voulant pas que son absence
de réponse passe pour du ressentiment.
Elle ressentit une étrange envie de lui prendre la main et la reposer sur
son épaule, et elle lutta contre, embarrassée. Elle jeta un œil à Charles, plongé
dans une conversation avec Caleb au sujet des environs.
— Je vais bien. Je suis juste… distraite. Papa ne parle jamais de ma
mère, dit-elle à doucement, avec l’étrange envie de le formuler à voix haute.
C’est tellement bizarre de l’entendre parler d’elle comme si de rien n’était.
— Mon père n’a pas parlé de ma mère pendant au moins un siècle,
répondit David doucement, prenant un torchon pour essuyer les assiettes
qu’elle avait lavées. Je sais exactement ce que peut représenter ce poids. Mes
sœurs et moi… d’une certaine manière, nous sommes toujours à cran,
attendant qu’il explose à son sujet. Mais ça n’arrive jamais. Pas à son sujet,
en tout cas.
— Je ne pense pas qu’il va exploser, répondit Quinn en regardant son
père. Je pense qu’il ne s’est pas autorisé à faire son deuil d’elle. Cela peut
avoir différents effets sur les gens. Certains sont tristes, certains évitent le
sujet, d’autres se mettent en colère…
David prit une inspiration. Comme s’il savait.
— Oui. J’étais celui du milieu. J’ai déménagé dans un chalet, et j’ai
regardé le ciel pendant quelques décennies…
Elle rit.
— C’est plus productif que ce que j’ai fait. Je me suis contentée d’être
en colère.
— C’est la voie qu’a prise ma sœur, dit-il doucement, en essuyant un
verre.
Il y avait quelque chose de curieusement intime dans cette
conversation, tous les deux regardant la salle à manger, et pas l’autre, parlant
de choses dont ils n’avaient jamais parlé à personne…
— Olivia, poursuivit-il. Elle canalise sa colère en faisant plein de
choses, et elle est brillante, mais… je m’inquiète pour elle.
— Oui, tu as raison. Ce n’est pas une façon de vivre.
Quinn s’éclaircit la gorge, en finissant la vaisselle.
— Merci, dit-elle.
— Oh, c’est le moins que je puisse faire, répondit David sans hésiter,
avec un geste du torchon.
— Pas seulement pour ça, dit-elle rapidement, avant de s’éloigner
pour rejoindre les autres à la table de peur que sa voix ne la trahisse.
Après un moment, David la suivit – et s’il avait quelque chose d’autre
à dire, il le garda pour lui.
Rapidement, la fatigue de la journée les rattrapa. Elle surprit Caleb
essayant d’étouffer un bâillement, et rit doucement, amusée par la force avec
laquelle il résistait aux signes de fatigue. Ils se dirent bonne nuit dans le
salon, et partirent dans le couloir pour aller se coucher. C’était étrange de
savoir qu’il y avait deux fois plus de monde dans la maison que d’habitude…
mais Quinn regarda Charles se diriger vers sa chambre en sifflotant, et elle ne
put s’empêcher de sourire. Cela leur faisait beaucoup de bien à tous les deux,
elle le savait, même s’il y avait cette étrange énergie entre David et Caleb, qui
nécessiterait de s’en occuper tôt ou tard.
Elle était fatiguée aussi. Une longue et chaude journée, l’excitation
due aux deux visiteurs, elle aurait dû s’endormir à la minute où elle s’était
mise au lit, mais elle ne parvenait pas à apaiser son esprit. Elle resta éveillée
un long moment, l’esprit occupé par la conversation qu’elle avait eue avec
David devant l’évier. Bon sang, elle n’avait jamais confié à personne ce
qu’elle lui avait dit. Pourquoi cela lui avait-il paru si… facile, si naturel de lui
parler de ses pensées les plus intimes ? Était-ce parce que c’était un étranger
qu’il ne la connaissait pas assez bien pour la juger ? Non, il y avait autre
chose. Quelque chose qui était lié à l’étrange sensation qu’elle avait ressentie
dans sa poitrine en le voyant… et à ce qu’elle avait ressenti la nuit d’avant, en
regardant les étoiles. Avait-elle d’une façon ou d’une autre prédit son
arrivée ? Les étoiles l’avaient-elles prévenue ?
Ouah, Quinn, tu dois être vraiment épuisée, se reprocha-t-elle. Ce
n’était pas du tout son genre de devenir si lugubre et superstitieuse. David
était simplement… un homme bien. Calme, attentionné, gentil – c’est tout ce
qu’il était. Elle n’avait pas l’habitude de passer du temps avec d’autres
personnes, c’est tout. Elle interprétait beaucoup trop ce qui n’était qu’une
simple conversation, et s’accrochait trop au fait de créer des liens avec
quelqu’un.
Mais pourquoi son cœur battait-il encore si fort ? Pour quelle raison
pouvait-elle encore sentir la chaleur de sa main sur son épaule, à l’endroit où
il l’avait touchée ?
Elle dormit par intermittence, et d’un sommeil agité pendant un
temps, mi-endormie mi-assoupie, des rêves à incomplets peuplant son esprit.
Cela lui faisait le même effet que lorsqu’elle prenait un café avant de se
coucher – mais elle n’avait bu que de l’eau au dîner. Alors pourquoi ne
pouvait-elle pas dormir ? Frustrée, elle se leva aux alentours de minuit,
décidant d’aller chercher un verre d’eau ou de lait chaud, et de s’asseoir pour
lire un moment.
Les couloirs de la maison étaient sombres, mais elle les connaissait
suffisamment bien pour naviguer les yeux fermés. Alors elle n’eut pas besoin
d’allumer pour se diriger. En plus, elle avait l’habitude d’économiser
l’énergie la nuit – leurs batteries solaires fonctionnaient pendant la nuit, mais
si vous pouviez éviter d’utiliser l’énergie stockée, c’était mieux. C’est pour
cette raison qu’elle ne vit pas que quelqu’un était assis dos au mur du couloir
avant de manquer s’écraser contre lui. Son sixième sens la prévint de sa
présence et elle parvint à l’éviter, étouffant un cri et clignant furieusement
des yeux dans la pénombre du couloir, essayant de comprendre sur quoi elle
avait failli marcher.
Est-ce que c’était David ? Bien sûr, il était là ; le dragon était assis dos
au mur, les jambes remontées contre sa poitrine, la tête posée contre le mur.
Complètement assoupi – même le fait d’avoir failli se faire marcher dessus ne
l’avait pas réveillé. Mais que faisait-il donc ici ? Elle jeta un œil le long du
couloir, confuse — il s’était enfermé à l’extérieur de sa chambre ? Il était
assis en face de la chambre qu’occupait Caleb, et dont la porte était fermée, et
elle le regarda, faisant le lien entre ce qu’il avait dit un peu plus tôt, et ce
qu’il était en train de faire. Est-ce qu’il… montait la garde ? Gardait-il un œil
sur Caleb ? Il y avait quelque chose de très étrange là-dedans, pensa-t-elle en
passant prudemment devant lui. Inutile de le réveiller, même si cela lui aurait
rendu service. Dormir de cette façon n’était pas bon pour le dos.
Et puis qu’avait-il contre Caleb ? se demanda-t-elle en se versant un
verre d’eau dans la cuisine. C’est sûr, le coyote était un peu nerveux, et
étrange, mais il avait l’air d’un type bien. Il les avait beaucoup aidés
aujourd’hui à la ferme, et son père semblait l’apprécier. Ces deux-là
s’entendaient plutôt bien. Mais David avait dit qu’il était ici pour les protéger
d’un danger imprécis. Soupçonnait-il Caleb d’être ce danger ? Un frisson la
parcourut à cette idée, tandis qu’elle buvait une gorgée de l’eau qu’elle s’était
versée. Au final, elle ne connaissait pas grand-chose de lui… il était possible
qu’il y ait une raison cachée à sa présence ici.
En regardant au loin, elle réalisa avec un froncement de sourcil que
quelque chose n’allait pas. Il lui fallut un moment pour mettre le doigt dessus,
mais la porte coulissante en verre qui donnait sur le patio était légèrement
entrouverte. C’était bizarre. Ils faisaient très attention à garder ces portes
fermées – il n’y avait rien de plus pénible que le sable ou la poussière qui
entraient, soufflés par le vent, pendant la nuit par une porte ouverte. Elle
s’avança pour la fermer, mais à ce moment, elle entendit un bruit étrange
dans le jardin.
Se déplaçant sans bruit, Quinn se glissa dans le patio, scrutant le
jardin obscur à la recherche de la source du bruit. On aurait dit un grattement,
ou quelque chose qui creusait, et ses yeux s’écarquillèrent quand son regard
se porta sur le potager qui se trouvait juste derrière le patio. Il y avait une
sorte d’animal, une créature couleur de poussière, qui creusait furieusement à
l’aide de ses pattes avant. Alors qu’elle s’approchait de la balustrade, un son
l’alerta, et l’animal la regarda avec des yeux jaune brillant et intelligents, et
elle fut choquée en les reconnaissant.
Un coyote.
— Caleb ? Qu’est-ce que tu fais ?
En un clin d’œil, le coyote se transforma, et Caleb fut devant elle,
vêtu seulement du pantalon de survêtement qu’il portait au lit, les mains
couvertes de terre et les yeux apeurés.
— Quinn… je peux t’expliquer…
— Pourquoi est-ce que tu creuses ?
Le doute s’insinua dans son estomac, mais avant que Caleb ne puisse
répondre, elle entendit des pas derrière elle, et vit une grimace de fureur
envahir le visage de Caleb. Elle sut sans le voir que David en était la cause.
Avant qu’elle ne puisse réagir, il se tenait entre elle et Caleb, les poings
serrés.
— Cela ne te concerne pas, dragon, dit Caleb d’une voix qu’elle ne lui
avait encore jamais entendue. Dégage de mon chemin…
— Qu’est-ce que tu fais ici ? exigea de savoir David.
Quinn sentit l’agacement monter dans sa poitrine.
— En fait, c’est exactement ce que je viens de lui demander, dit-elle
d’une voix forte, alors si tu pouvais nous laisser parler…
Mais c’était trop tard. Caleb s’élança, son poing atterrissant sur la
mâchoire de David, faisant tituber le grand homme. Quinn écarquilla les yeux
quand le coyote se mit en position de combat, les poings levés et ses yeux
jaunes plissés.
— Je pense que tu ferais mieux de partir, dit David, se relevant avec
dignité.
Quinn voyait à la tension de son dos qu’il luttait avec acharnement
pour se contenir. Pour son bien ? Mais ses mains se levaient, son corps
prenant une position défensive, et les yeux de Caleb brillaient.
— Arrêtez, tous les deux ! ordonna-t-elle, essayant de gonfler sa voix
d’autorité.
David se tourna vers elle, baissant un peu les mains en réponse à son
ordre. C’était l’occasion dont Caleb avait besoin. En un clin d’œil, il frappa,
assénant à David une rafale de coups de poing, et le dragon se retourna,
levant les mains pour se défendre. Malgré les cris de protestation de Quinn,
ils étaient l’un devant l’autre, les poings levés…
— Qu’est-ce qui se passe ?
Une lampe s’alluma à l’intérieur, baignant le patio de lumière.
Charles, en pyjama, la rejoignit dans le patio, l’air aussi choqué qu’elle par ce
qui se passait. Les hommes étaient en train de se battre, et elle réalisa que les
deux saignaient abondamment, des éclaboussures rouges maculant leurs
vêtements.
— Je vais me transformer, dit Quinn sombrement, préparant la magie,
mais Charles posa une main sur son bras.
— Tu feras plus de dégâts que tu n’en empêcheras, dit-il d’une voix
grave, en regardant le combat.
Et juste à ce moment, Caleb s’éloigna de David, en protégeant son
visage. Visiblement, le dragon l’avait frappé fort. Les deux hommes se
fixèrent, le souffle court.
— Que voudrait une femme comme elle d’une créature telle que toi ?
grogna Caleb. Tu te fais des illusions, dragon. Elle est à moi, elle est faite
pour moi…
— Tu peux t’en aller, dit Quinn, furieuse, reculant de quelques pas
quand elle comprit l’objet de cette bagarre. Tu peux t’en aller. Maintenant.
Caleb tourna ses yeux jaunes vers elle, l’air soudain désespéré.
— Quinn… tu ne comprends pas… ce dragon, il pense qu’il est ton
âme sœur, il pense…
— Et tu penses que je suis une chose qu’on peut se disputer ? grogna-
t-elle, le regard embrasé. Va-t’en. Tout de suite. Avant que je ne songe à un
autre moyen de me débarrasser de toi.
Caleb les observa tous les trois un long moment, et l’expression de
son regard jaune était plutôt effrayante. Pendant un instant, elle s’inquiéta
qu’il ne veuille pas s’en aller, qu’il recommence à se battre. Mais au lieu de
cela, avec un dernier regard attentif vers Quinn, il leur tourna le dos. En un
clin d’œil, le coyote s’était transformé, et s’était évanoui dans l’obscurité, ses
pattes martelant la poussière sous sa foulée.
La tension dans la posture de David s’apaisa, et Quinn émit un petit
cri consterné en voyant le sang couler de son nez. Elle accourut auprès de lui
pour le soutenir, l’aida en le guidant dans la maison pour qu’il aille
s’allonger, son cœur battant à tout rompre sous le coup de l’appréhension.
Elle avait l’horrible sensation de savoir ce que Caleb cherchait en creusant
dans le jardin. Pas étonnant qu’il se soit intéressé aux plantes, au lac, à la
petite vie qu’ils avaient créée ici… il voulait voler leur artefact. Elle trembla
en pensant à ce qui aurait pu leur arriver s’il avait réussi. Et David l’avait
prédit. Il avait été présent quand ils avaient eu besoin de lui, il avait même
monté la garde devant la chambre du coyote. Si ce n’était pas la preuve que
son prétendu Oracle était légitime, alors qu’est-ce qui le serait ?
Elle l’installa dans le lit, malgré ses protestations, et retourna à la
cuisine chercher de la glace pour ses blessures, son cœur battant à tout
rompre d’un mélange étrange d’adrénaline, de gratitude… et de quelque
chose d’autre.
Chapitre 9 - David

David ne s’était pas battu depuis longtemps. Il devait admettre qu’il


n’aimait plus autant ça que dans sa jeunesse. Un signe de maturité, pensa-t-il
avec amusement en parcourant les zones douloureuses de son visage – un nez
cassé, a priori, mais au moins le reste de ses os était intact. Il s’était montré
beaucoup plus fort que le coyote, et lui avait balancé quelques coups bien
placés. Plus jeune, se battre avait été pour lui un moyen de s’affirmer.
Maintenant, il avait d’autres moyens pour avoir confiance en lui. Malgré tout,
il y avait des choses qu’on n’oubliait pas, et il était reconnaissant pour sa
jeunesse agitée. Elle l’avait aidée à gérer la menace que représentait Caleb
sans que personne ne soit blessé. Il avait effrayé le coyote, qui était reparti la
queue entre les jambes, et le tout sans avoir eu besoin de se transformer.
Dommage que Caleb soit parvenu à lui casser le nez en passant. La quantité
de sang qui s’en échappait était… impressionnante.
Quinn était à ses côtés, elle avait passé un bras autour de ses épaules
comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, et elle le soutenait en
revenant dans la maison, lui murmurant à l’oreille quelle idée stupide il avait
eue de se battre de cette façon. À l’entendre, elle n’avait pas l’air fâchée,
mais c’était sûrement une impression due à la joie qu’il ressentait d’être en
contact physique avec elle. Chaque partie de son corps qui la touchait – son
bras, son côté, sa hanche – picotait comme au contact d’un courant électrique.
Elle était tellement chaude, tellement vivante, tellement présente à cet instant
– ses yeux bleus rivés sur lui, essayant d’évaluer la gravité de ses blessures.
— Je vais bien, commença-t-il.
Et c’était le cas – mis à part quelques bleus et un œil au beurre noir, le
pire de ses problèmes était d’avoir le nez cassé. Et pour les métamorphes, les
os cassés n’étaient pas réellement un souci. Contrairement à leurs cousins
humains, les blessures des métamorphes guérissaient incroyablement vite ; il
fallait un jour ou deux pour se remettre d’une fracture, parfois un peu plus si
c’était une fracture complexe ou aggravée. Il savait que son nez serait réparé
rapidement. Ça avait probablement l’air plus grave que ça ne l’était. Pourtant,
il n’avait pas tellement envie de se rebeller contre l’attention que lui portait
Quinn, et la façon dont ses doigts parcouraient doucement son visage. Elle
avait récupéré une poche de glace et des linges humides et frais – elle avait
placé la poche sur son œil et elle utilisait les linges pour nettoyer doucement
le sang. Il sentait déjà l’hémorragie nasale diminuer.
— Ça va faire mal, lui dit Quinn.
À un moment donné, elle l’avait installé dans son lit, ce lit dans lequel
il n’avait passé que quelques minutes avant que son instinct ne lui dise qu’on
avait besoin de lui ailleurs. Monter la garde. Dommage qu’il se soit endormi
avant que le coyote sorte de sa chambre, pensa-t-il avec amertume. Ce type
devait marcher vraiment silencieusement pour réussir à passer devant lui sans
qu’il s’en aperçoive. Mais malgré tout, il avait été là au bon moment. Il était
présent, s’était battu…
— Ahhh !
Il cria, choqué par la douleur aigüe qui envahissait son visage. Quinn,
assise sur le lit à côté de lui, avait les mains sur son visage. Il la regarda
fixement, incrédule, souffrant. Mais qu’était-elle en train de lui faire ? Et là, à
sa grande consternation, elle se mit à rire, couvrant sa bouche comme pour
tenter de cacher son amusement.
— Désolée, dit-elle d’une voix étouffée. Je devais te remettre le nez
en place, sinon les os se seraient consolidés de travers.
— C’était plus douloureux que le coup de poing, se plaignit-il, levant
la main pour toucher délicatement son nez.
— Tu aurais préféré garder le nez de travers pour le restant de tes
jours ? lui demanda Quinn, un sourcil levé.
— Je ne sais pas. J’aurais peut-être eu l’air cool.
— Pas du tout, lui assura-t-elle, en appuyant la poche de glace sur son
nez.
Il était obligé de l’admettre : maintenant que son nez était redressé, il
était moins douloureux.
— Personne ne m’avait jamais cassé le nez auparavant, marmonna
David. Caleb a un méchant crochet du droit. Merci de l’avoir remis en place.
— Non, merci à toi, le corrigea-t-elle. Je t’ai vu monter la garde
devant la porte de Caleb. Comment savais-tu qu’il voulait nous voler ?
— Je ne le savais pas, admit-il, l’adrénaline le rendant honnête.
C’était juste une intuition. Mais j’en ai depuis que j’ai rencontré l’Oracle,
alors je me suis dit qu’il fallait la suivre. Qu’est-ce qu’il cherchait en creusant
comme ça ?
Elle inclina la tête.
— Tu ne sais pas ?
— Je devrais ?
Un sourire dansait sur ses lèvres, et dans un vertige, il se rendit
compte qu’elle était très proche de lui. Il était assis dans son lit, appuyé
contre la tête de lit, et elle était à côté de lui, sa hanche contre la sienne tandis
qu’elle enlevait doucement le sang de son visage. Elle devrait avoir presque
terminé maintenant, pensa-t-il. Pourquoi était-elle toujours aussi proche de
lui ? Et pourquoi est-ce qu’elle le regardait comme ça ? Il ne lui avait jamais
vu un regard aussi doux.
Quand elle l’embrassa, il eut à peine le temps de s’en rendre compte,
tant cela lui sembla naturel. Ça n’avait rien à voir avec un premier baiser, se
dit-il, étourdi. C’était plutôt comme embrasser quelqu’un après une longue
absence, quelqu’un que vous aimiez, que vous connaissiez depuis des années,
et qui rentrait enfin à la maison. L’embrasser – parce qu’il l’embrassait aussi
maintenant – se laissant aller aux caresses, légères comme des plumes, de ses
doigts sur sa joue, sur son cou, dans ses cheveux longs – l’embrasser lui
donnait le sentiment d’être entier. Qu’est-ce que cela signifiait ?
Il n’allait pas s’en soucier maintenant. Il avait d’autres choses à
penser, des choses plus urgentes, plus importantes. Comme la sensation de
ses cheveux sur ses doigts quand il passa la main dedans, tout doucement.
Comme si à tout moment elle pouvait s’écarter de lui et lui reprocher sa
conduite inconvenante. Mais elle approfondit leur baiser, en ronronnant de
plaisir tandis que ses doigts lui effleuraient le cuir chevelu. Il passa ses mains
dans ses cheveux, prenant l’arrière de sa tête en coupe pour la rapprocher de
lui et approfondir leur baiser.
Elle s’écarta de lui un instant, et il s’assit tandis qu’elle se levait et lui
tournait le dos. Il eut l’impression que sa poitrine s’effondrait quand elle se
dirigea vers la porte. Puis elle la referma, revint vers lui avec un sourire
diabolique sur son magnifique visage, et il se sentit durcir.
— Est-ce que tu es sûr que tu vas bien ? murmura-t-elle, traversant la
chambre dans sa direction, la voix douce et sensuelle. Est-ce que tu es sûr
que…
— Je vais bien, répondit-il un peu trop rapidement.
Il s’avança un peu, et l’attrapa ; il voulait la prendre dans ses bras
avant qu’elle ne puisse changer d’avis.
— Je vais vraiment bien, je suis tout à fait guéri, tu m’as soigné, je
suis l’image même du type en bonne santé…
— Ton nez saigne encore un peu, remarqua-t-elle.
Il prit un mouchoir sur le chevet pour s’essuyer le visage sans
regarder.
— Voilà. Je suis guéri.
Elle rit, et c’était le son le plus sexy qu’il n’ait jamais entendu.
— Je suis une meilleure infirmière que je ne le pensais.
— Tu fais des miracles. Viens ici.
Cette fois, elle fut beaucoup moins douce avec lui – il souffla fort
quand elle se jeta sur lui, surpris par le poids soudain de son corps – mais il
n’était pas mécontent de sentir tout son corps se presser contre le sien. Ils
s’embrassèrent encore, avec avidité, et il laissa ses mains parcourir son corps,
passant de son cou à ses épaules, au bas de son dos, où, même à travers sa
fine chemise de pyjama, il pouvait sentir les puissants muscles de son dos
onduler tandis qu’elle explorait son corps à son tour. Bon sang, elle était
incroyable. C’était tellement bon de l’avoir contre lui, si proche ; il sentait
l’odeur de son shampooing sur ses cheveux courts, l’odeur de la crème pour
les mains qu’elle utilisait pour garder la peau douce, et, en dessous, une odeur
qui n’appartenait qu’à elle. Cela ressemblait à l’odeur de la pluie par une
journée fraîche, comme la sensation de l’eau froide sur la peau tiède, comme
l’air frais et la lumière des étoiles, et la sensation du vent dans ses ailes. Il
respira son odeur, et avant de s’en rendre compte, leurs mouvements se
faisaient plus pressants, leurs baisers plus profonds, comme si, plus il la
touchait, plus il avait envie de la toucher, comme un cercle sans fin.
Et elle le sentait aussi – il le percevait à l’impatience de ses gestes, à
son souffle court à chaque baiser, au battement de son pouls dans sa gorge
quand il l’embrassait. D’un coup, elle tira sur l’ourlet de son t-shirt, et il
l’enleva. Elle eut l’air satisfaite à la vue de son corps, et passa la main sur son
torse tandis que ses yeux gris-bleu brillaient à la lumière de la lampe.
— Pas mal, ronronna-t-elle.
— Tu es surprise ?
— Ne crois pas que je n’ai pas vu la façon dont tes muscles
bougeaient sous ce t-shirt aujourd’hui.
— C’est à force de transporter des seaux d’eau, dit-il, et elle se mit à
rire en se collant à lui.
Sans son t-shirt, il sentait encore mieux son corps contre le sien, mais
ce n’était pas encore assez. Il glissa ses doigts sous son t-shirt à elle, ses
mains parcourant la peau tiède en dessous ; elle eut un petit frisson, elle
ferma les yeux pendant qu’il la caressait. Ses mains remontèrent, de leur
propre volonté, et au moment où il réalisa qu’elle ne portait pas de soutien-
gorge, il lui caressa les seins, lui arrachant un gémissement.
Elle entrouvrit les yeux, croisa son regard, et il ralentit sa caresse.
— Tu vas bien ?
— Je n’ai jamais fait ça avant, dit-elle rapidement, comme pour se
débarrasser de l’information. Je veux juste que tu le saches.
Il faillit rire.
— Je suis soulagé. Moi non plus.
— Vraiment ?
— Tu as l’air surprise.
— Je ne sais pas, un bel homme comme toi…
Il sourit, baissant la tête. Ce n’était pas comme si jamais personne ne
lui avait dit qu’il était beau, mais venant d’une créature aussi enchanteresse…
— Je pourrais te retourner le compliment.
Elle rougit à son tour, un sourire éclairant son visage.
— Je vis dans une ferme au milieu du désert.
— Et j’ai passé la plus grande partie de ma vie dans un chalet à
contempler les étoiles.
— Ce qui veut dire que nous sommes faits l’un pour l’autre, n’est-ce
pas ? s’esclaffa-t-elle.
Il n’était pas certain de savoir quoi répondre à ça, c’était une
conclusion à laquelle il n’avait même pas osé penser ; alors au lieu de dire
quoi que ce soit, il l’attira à lui pour l’embrasser de nouveau, un baiser plus
profond cette fois, plus sérieux. Quinn passa son t-shirt par-dessus sa tête,
interrompant leur baiser une petite seconde, et il en profita pour déposer une
ligne de baisers le long de son cou, sur la peau sensible de ses seins, et tout à
coup, elle était sous lui, son corps étendu sur le lit, le regard brillant alors
qu’elle levait les yeux vers lui, et il se sentit plus exalté qu’il ne l’avait jamais
été de toute sa vie.
Lentement, délibérément, comme si elle se moquait de lui, elle se
pencha, et tira le pantalon de survêtement qu’elle portait par-dessus ses
hanches, sans le quitter des yeux. Il sentit qu’elle enlevait son pantalon, et sut
sans le voir qu’elle ne portait rien en dessous – il sentit la chaleur de son
corps contre lui, et dans un vertige, il pensa un instant ne pas être à sa
place… Une femme fabuleuse était étendue sur son lit, et elle semblait le
désirer autant qu’il la désirait.
Heureusement, son corps semblait savoir exactement quoi faire. Il
baissa la tête pour l’embrasser, et elle se serra contre lui ; puis ses mains
explorèrent son corps, un peu plus bas, passant sur ses hanches tandis qu’il
l’embrassait dans le cou. Elle avait les lèvres contre son oreille : il entendit
son gémissement quand il lui caressa le sexe. Elle plaqua de nouveau ses
hanches sur lui, impatiente. Encouragé par sa réaction, par ses halètements
sonores, il écarta ses lèvres pour mieux explorer son corps. Il fut attentif à sa
respiration tandis qu’il la touchait, qu’il trouvait les points les plus sensibles,
ces endroits qui lui coupaient le souffle et ceux qui la faisaient gémir, les
endroits où il fallait appuyer, et ceux qu’il fallait juste effleurer.
— Tu es sûr que tu n’as jamais fait ça avant ? demanda-t-elle, à bout
de souffle, et il sourit contre sa gorge, traçant la ligne d’un tendon avec une
pluie de baisers.
Elle commença rapidement à gémir dans son oreille, un son qui
menaçait de le rendre complètement dingue – son corps répondait de lui-
même, impatient, entravé par des couches de tissus qui l’encombraient. Mais
il avait d’autres priorités. Il y avait quelque chose de tellement enivrant à
sentir son sexe sous ses doigts, dans la manière dont son corps ondulait, dans
sa façon de gémir lorsqu’il la touchait, sa facilité à la faire haleter, cambrer
les hanches à la moindre pression… Enhardi par ce succès, il enfonça deux
doigts en elle, et il sentit tout son corps se serrer autour de lui, comme pour
l’attirer plus profond encore…
— Bon sang, je suis… souffla-t-elle dans son oreille. Je suis… Je me
sens… C’est…
Elle était d’ordinaire beaucoup plus éloquente que ça, et il ne put
s’empêcher de sourire en pensant que c’était lui qui l’avait réduite à tant
d’incohérence. Mais son triomphe fut de courte durée. Comme si elle avait
senti son arrogance, et avant qu’il puisse réagir, elle posa les mains sur lui,
descendit son pantalon, fit sortir sa queue, enfin libérée de ses entraves et…
— Oh, souffla-t-il en sentant sa main, un peu maladroite, mais
absolument, terriblement agréable. Ouah…
— Ça va ?
— Oh que oui, murmura-t-il.
Sans qu’il sache comment, leurs positions s’étaient de nouveau
inversées : elle était au-dessus de lui, les joues rouges, et terriblement belle,
son magnifique corps nu éclairé par la lampe de chevet, sa main entourant sa
queue, et avant qu’il ne s’en rende compte, elle le chevauchait, s’empalant
sur lui, et il dut lutter pour empêcher ses yeux de se révulser quand elle le
glissa en elle jusqu’à la garde.
Ils se regardèrent pendant un long moment. Est-ce qu’elle retenait son
souffle elle aussi ? C’était si incroyablement bon (il avait du mal à croire
qu’il était encore en vie) et puis, tout doucement, elle balança les hanches, et
il émit un son étouffé qui la fit paniquer.
— Ça va ? Je t’ai fait mal ?
Il tendit les mains pour les poser sur ses hanches, la bascula contre lui
et elle ferma les yeux, se laissant aller à la sensation de son sexe en elle, et il
inspira profondément, frémissant sous le va-et-vient. C’était une sensation
étrange, ils étaient si intimement liés, il sentait chaque centimètre de sa peau
vibrer à son contact, et pourtant elle semblait si loin de lui. Alors il s’assit,
rapprochant leurs torses, et comme si c’était la chose la plus naturelle au
monde, elle entoura son dos de ses jambes, l’accueillant encore plus
profondément en elle.
— C’est incroyable, murmura-t-il, enfouissant son visage dans son
cou pour l’embrasser, les mains toujours posées sur ses hanches. C’est… je
suis…
— Oui, moi aussi, fut tout ce qu’elle parvint à murmurer.
Ses lèvres déclenchèrent des ondes de choc dans son dos quand elle
lui parla au creux de l’oreille.
Elle se rapprocha de lui, ses jambes s’enfonçant dans son dos, et son
visage était si proche qu’il pouvait l’embrasser, encore, et encore. Il goûtait la
sueur qui s’accrochait à sa peau, il sentait chaque souffle qui lui échappait
alors qu’ils bougeaient ensemble. Il se rendit compte qu’il avait dû transpirer
lui aussi, en sentant l’air frais de la nuit sur sa peau humide, et son corps
glisser contre le sien quand ils se touchaient et bougeaient ensemble dans la
nuit. Leurs mouvements s’intensifièrent, il y eut comme une escalade, comme
s’il n’y avait pas de retour en arrière possible, qu’ils allaient de l’avant, peu
importe le sommet vertigineux qui les y attendait.
Elle l’atteignit la première, à sa grande joie – il craignait de jouir en
premier, la laissant sur sa faim. Et en plus de cela, c’était incroyablement
sexy de la voir, la tête renversée en arrière, se mordant la lèvre pour ne pas
crier. Il gémit tandis que son corps se resserrait autour de lui et il faillit –
mais pas tout à fait – jouir avec elle, l’embrassant sans relâche dans le cou
pendant qu’elle tremblait sous la vague de son orgasme.
Elle tomba à moitié, roulant sur le lit, et il roula avec elle, la soutenant
dans ses bras, et manœuvrant jusqu’à ce qu’ils soient allongés tous les deux,
lui toujours en elle – et après un moment, elle ouvrit ses yeux gris-bleu,
apaisée… et un peu malicieuse. Elle colla ses hanches contre lui, et il gémit :
son érection était douloureusement dure, et il n’avait pas besoin de plus de
stimulation. Il bougea en elle, et elle bougea les hanches pour l’accompagner,
l’accueillant plus profondément à chaque coup de reins, et il ne mit pas
longtemps avant de sentir l’orgasme troubler sa vision, le faisant basculer
dans le plaisir, et le laissant dans un enchevêtrement de membres moites et
collants, emmêlé avec elle.
Dans les quelques secondes de vertige avant que le sommeil ne
l’emporte, le beau visage de Quinn apparut devant lui, un air de satisfaction
flottant dans ses yeux gris-bleu.
— Je t’ai battu, murmura-t-elle.
Et malgré son envie de protester, il ne put s’empêcher de sombrer
dans le sommeil le plus profond de sa très longue existence.
Chapitre 10 - Quinn

Quinn se réveilla doucement, mais elle savait déjà qu’il y avait


quelque chose d’étrange. Depuis plusieurs décennies, elle s’était réveillée
seule, dans le même lit, à la même place dans la chambre. À l’exception
d’une fois où, sur un coup de tête, elle avait bougé ses meubles, mais ça
n’avait pas duré. Alors tandis qu’elle reprenait doucement conscience, elle
savait d’instinct que quelque chose avait changé. Son lit était légèrement
différent, moins usé, plus souple, plus frais. Mais en même temps, il avait un
poids différent. Et il était orienté différemment, elle le sentait, comme si elle
était branchée sur les fréquences magnétiques de la Terre.
Ou peut-être était-ce simplement parce que le soleil entrait dans la
chambre par une fenêtre qui n’était pas sur le même mur que dans sa
chambre. L’un ou l’autre en fait.
Quoi qu’il en soit, à son réveil, tout était vraiment différent, elle le
savait. Elle ne fut donc pas surprise quand elle sentit ses membres toucher
quelque chose d’incongru, chaud, doux, et lourd quand elle s’étira. Son esprit
embrumé de sommeil la prévint que quelque chose d’étrange se passait. Oui,
c’était à peu près ça. Peut-être avait-elle finalement quitté la maison, puis
était retournée vers le nord, là où était sa place depuis toutes ces années. Peut-
être était-ce la chambre dans laquelle elle devait dormir. En tout cas, elle se
sentait bien. Elle était plus somnolente, plus au chaud et plus confortable
qu’elle ne l’avait jamais été depuis des années. C’était comme si tout son
corps brillait, comme si une envie avait été assouvie, une démangeaison
soulagée, qui durait depuis tellement longtemps qu’elle en avait à peine
conscience.
Les souvenirs de la nuit dernière lui revinrent rapidement. Elle faillit
se redresser d’un coup dans le lit, aspirant de l’air entre les dents, mais elle se
retint à temps, et resta immobile. David était recroquevillé contre elle, comme
pour la protéger du reste du monde, comme une énorme couverture. Elle
avait la tête posée sur son épaule, et il entourait son épaule de son bras ;
c’était chaud et réconfortant. En jetant un coup d’œil, elle réalisa qu’il était
encore profondément endormi ; ses yeux verts magnifiques étaient clos. Il
avait l’air plus jeune dans son sommeil, pensa-t-elle en traçant le contour de
sa mâchoire du regard, avec un sourire émerveillé. Et il était encore plus
beau, aussi.
S’était-il vraiment battu pour elle hier soir ? se demanda-t-elle,
réprimant une envie de sourire. C’était à la fois réconfortant et excitant. Pas
très progressiste de sa part, toutefois. Après tout, elle était capable de mener
ses propres batailles, ce n’était pas comme si elle n’avait jamais eu
d’occasion de se montrer dure, forte, de se défendre toute seule. Mais c’était
quelque chose de plus profond. Cela voulait dire quelque chose, n’est-ce pas,
que David ait voulu se battre pour elle, se mettre en danger pour la
protéger… ? Il était venu jusqu’ici sur une impulsion étrange, suivant les
instructions d’une prophétesse de l’autre côté du pays. Qui faisait ce genre de
choses ? Quel genre de dragon laisserait sa vie en plan pour voler à la
rescousse de créatures qu’il ne connaissait même pas ?
Parce qu’ils avaient vraiment eu besoin de lui, n’est-ce pas ? Si David
n’avait pas été présent, qui sait ce que Caleb aurait pu faire ? Il était évident
que le coyote avait des arrière-pensées, mais son père était si confiant, et elle
avait été tellement distraite par son projet de rentrer à la maison… si David
n’avait pas été là, ouvertement soupçonneux et méfiant envers le coyote, il
aurait sûrement réussi à leur voler leur artefact familial. Parce que c’est bien
pour cette raison qu’il était là, non ? Pour quoi d’autre ? Il avait montré
tellement d’intérêt pour leur lac, pour leur petite ferme… il voulait récupérer
la pierre pour lui, et sûrement pour la ramener à sa famille.
Elle se demandait s’il savait que la pierre ne lui serait d’aucune utilité
si elle n’était pas entre les mains d’un membre de sa famille ? Peut-être que
cela faisait partie de sa mission, de trouver de quelle façon cela marchait. La
voler simplement ne lui aurait rien rapporté, de toute façon. Le lac se serait
asséché, bien sûr, et elle et son père auraient perdu leur ferme… mais les
coyotes n’auraient rien tiré de la pierre. C’était une pierre de la taille d’un
poing, un bel objet, certes, mais qui ne valait rien de plus qu’une babiole
entre les mains de quiconque ne possédait pas leurs yeux gris-bleu.
Elle songea qu’il était peut-être au courant, en se tournant un peu pour
ne pas déranger David tandis qu’elle ajustait sa position. Peut-être était-ce la
raison de son comportement étrange à son égard – il avait essayé de la
séduire ? Peut-être pensait-il qu’il pourrait l’inciter à tomber amoureuse de
lui, qu’elle l’accompagnerait de son propre gré, emportant avec elle la pierre
et l’eau magique. Eh bien, c’était sans compter sur David ! Elle sourit
doucement au dragon, et, incapable de résister, déposa un baiser sur son
front. Il s’étira, remuant ses membres sous les couvertures, et il ouvrit un œil
vert pour la regarder.
— Hé, murmura-t-elle, incapable de s’empêcher de sourire.
Bon sang, elle s’était toujours enorgueillie d’être plus coriace que ça.
Comment la simple vision d’un homme endormi, qui venait de l’autre côté du
pays, pouvait-elle la mettre en vrac de cette façon ?
— Oh, dit-il doucement, en ouvrant l’autre œil. J’avais peur de rêver.
— Pas de chance, dit-elle en souriant. Tu es coincé avec moi.
— Oh, non, soupira-t-il, en l’enlaçant et l’attirant contre lui.
Elle se rendit compte, agréablement surprise, qu’ils étaient encore nus
tous les deux – elle le sentait tout contre elle, y compris une partie de lui qui
n’était pas aussi endormie que le reste de son corps. Quel terrible destin…
— Vraiment, sourit-elle. Il est tard, nous devrions nous lever…
— Le soleil vient à peine de se lever, se plaignit David, en ponctuant
chaque mot d’un baiser dans le cou.
— C’est tard dans une ferme !
— Alors ce n’est pas le soleil, murmura-t-il.
Et elle sentit son sang s’agiter, répondant à la sensation de ses lèvres
contre sa peau, son corps contre elle dans le lit. Pour quelqu’un qui dormait si
profondément il y a à peine quelques secondes, il s’était réveillé plutôt
rapidement. Et elle aussi, d’ailleurs, son pouls battant dans ses oreilles. Après
tout, ce n’était peut-être pas un si grand crime de prendre un peu de temps
pour se réveiller.
— C’est une lampe. Une énorme lampe, dehors, et on est toujours au
milieu de la nuit…
— Tu es très mauvais menteur, David, murmura-t-elle au creux de
son oreille, en pressant sa hanche contre la sienne.
Elle fut récompensée par l’immense frisson qui lui parcourut tout le
corps, et un gémissement étouffé.
— Je suis un excellent menteur, souffla-t-il. Regarde ça. On se lève,
je ne veux plus rester au lit…
— Atroce, répondit-elle en riant, en lui mordillant l’oreille. Essaie
encore.
Elle glissa la main sous les couvertures, parcourant son corps musclé,
s’arrêtant pour jouer avec sa hanche – elle l’entendit retenir son souffle,
essayant de contrôler sa respiration.
— La seule chose dont j’ai envie maintenant, tenta-t-il, la voix
hésitante, c’est de sortir et d’aller nourrir les poules…
— Oh, vraiment ?
— Rien ne me ferait plus… Oh… gémit-il quand sa main atteignit sa
destination, et elle sourit quand il ferma les yeux.
— Plus quoi ?
— J’abandonne, murmura-t-il, reposant sa tête sur l’oreiller. Tu as
gagné. Je suis vaincu.
Elle continua de le toucher, doucement, paresseusement, ravie de le
voir remuer dans le lit, complètement à sa merci, mais cela devint rapidement
trop frustrant de rester assise à regarder. Alors elle se glissa près de lui, passa
ses bras autour d’elle, et il n’eut pas besoin de plus d’encouragement. D’un
mouvement souple, il la prit dans ses bras, et elle inspira à fond quand il se
glissa en elle. Ils bougèrent plus lentement que la veille, presque
paresseusement, prenant leur temps tandis que le soleil matinal se glissait sur
le sol de la chambre, et qu’elle sentait l’orgasme monter en elle. Elle vit à sa
respiration qu’il en était proche aussi. Étourdie par la vague de plaisir qui
s’abattait sur elle, David gémissant contre sa gorge tandis qu’il jouissait en
même temps qu’elle, Quinn se dit que c’était merveilleux d’être autant en
phase.
Il était évident que David était dans le même état d’esprit – il retomba
sur le lit à côté d’elle, le souffle court, et elle sourit en voyant ses cheveux
échappés de leur attache. Elle repoussa une mèche de cheveux blonds
humides de ses yeux, et il cilla, un doux sourire rêveur planant sur son beau
visage.
— Je ne suis toujours pas convaincu que ce n’est pas un rêve,
murmura-t-il d’un air endormi.
— Pourquoi ça ?
— Tu es tellement incroyable. Tu me fais tellement de bien. C’est
surréaliste.
Elle ronronna de plaisir, incapable de retenir le sourire qui s’étendit
sur son visage à ces paroles.
— Je suis ravie de n’être pas la seule à le penser. Nous sommes tous
les deux très doués pour ça.
— Parle pour toi, marmonna-t-il, fermant les yeux. Je ne contribue
quasiment pas au processus. Regarde-toi. Tu es une déesse, je suis tombé sur
une déesse au milieu du désert. J’ai de la chance.
— Tu t’es battu pour moi, murmura-t-elle, jouant avec la mèche de
cheveux rebelle, envoûtée par les mouvements de sa poitrine. Ce n’était pas
rien.
— C’est vrai. Je me suis battu. Je ne m’étais pas battu depuis… je ne
sais pas combien de temps. C’est une vieille habitude très mauvaise.
— Eh bien, tu as très bien fait, répondit-elle en souriant.
Et elle nota mentalement de l’interroger au sujet de cette mauvaise
habitude. Que voulait-il dire ? Est-ce qu’il avait un long passif de bagarre
contre des coyotes ? Elle savait si peu de choses à propos de lui… et il y avait
tant de choses qu’elle voulait savoir.
— Quinn ?
Elle aimait le son de son nom sur ses lèvres. Mais il la regardait, les
yeux grands ouverts maintenant, et l’air très sérieux. Elle cligna des yeux,
curieuse.
— Quoi ?
Il prit une grande inspiration.
— Je pense… je pense qu’il y a… quelque chose entre nous. Je ne
veux pas aller trop vite, mais je… je n’ai jamais ressenti ça pour personne.
Jamais. Je ne sais pas… tu peux me traiter d’idiot si tu veux, mais…
Elle voyait à quel point c’était difficile pour lui, elle sentait son pouls
qui s’accélérait, et elle voyait bien qu’il évitait son regard. Elle inclina
légèrement la tête, résistant elle aussi à l’envie d’éviter son regard.
— Tu n’es pas un idiot, répondit-elle brusquement. Ne fais pas ça. Ne
balance pas une vérité pour t’en cacher juste après.
Il la fixa.
— Tu as raison.
— Et pour info… je pense que tu as raison.
C’était à son tour maintenant de se sentir intimidée, avec l’envie
irrépressible de détourner la tête. Mais comme elle venait juste de lui
reprocher de se cacher, elle ne pouvait pas se le permettre, si ?
— Je pense qu’il y a quelque chose entre nous, moi aussi. Mais je ne
sais pas comment c’est censé fonctionner. Je veux dire, ma mère a quitté mon
père, elle était la personne à qui j’étais censée parler… (elle serra les dents,
réfrénant l’envie de fuir la conversation.) L’amour, les âmes sœurs, tous ces
trucs ? Je n’ai aucune idée de ce que je suis en train de faire. Mais ça ? Toi ?
Ça me paraît juste. Ça veut dire quelque chose, non ?
— Pareil pour moi, répondit-il rapidement, et elle le sentit soulagé.
Mon père était tellement dévasté quand ma mère a disparu, et aucune de mes
sœurs n’a de compagnon, et moi… pour moi c’était quelque chose qui
arrivait aux autres, pas à moi. Je ne sais pas ce que c’est. Je ne sais pas si tu…
si tu es ma compagne. Mais si je devais deviner… (Il inspira profondément.)
Pour moi, ce serait toi. Je serais prêt à parier que c’est toi en fait. Ce n’est pas
un peu trop, pour un premier rencard ?
Il rit un peu, détournant légèrement le regard, et elle se rendit compte
qu’elle avait retenu son souffle.
— Oh, c’est un rencard ? se mit à rire Quinn, exaltée. Je ne savais pas
que les rencards se déroulaient de cette façon.
— Oh, tu veux dire que tes rendez-vous ne commencent jamais par
deux hommes qui se battent pour toi ? Tu n’as pas l’habitude de remettre en
place le nez cassé de ton rencard ? C’est bizarre, chez moi c’est plutôt
courant.
— Ah oui ? Et combien de fois t’es-tu retrouvé avec le nez cassé ?
— Vingt, répondit-il d’un ton direct, et elle éclata de rire, posant sa
tête contre sa poitrine tandis qu’il riait à son tour. Je suis très courtisé dans
mon pays. Toutes les femmes veulent me remettre le nez en place…
— J’ai donc beaucoup de chance, murmura-t-elle, souriant contre sa
poitrine.
Se pourrait-il que ce soit aussi simple ? Elle avait passé toute sa vie à
se demander quel effet cela faisait d’avoir une âme sœur, si elle l’avait déjà
rencontrée, si elle aurait droit à l’amour un jour. Elle avait passé tellement
d’années à repousser ces idées, en se consacrant à sa famille, à la ferme, à la
petite vie qu’elle créait ici – et plus récemment, à son envie de rentrer à la
maison et de réclamer le territoire qui lui appartenait de plein droit. Pouvait-
elle vraiment se laisser aller à croire que cet homme, qui était presque
littéralement tombé du ciel un beau jour, lui était destiné ? Et pourquoi pas ?
Pourquoi avait-elle tellement de mal à accepter le bonheur quand il lui
tombait dessus ?
— En effet, tu as beaucoup de chance, dit David d’un ton solennel. Il
y aura au moins un millier de femmes jalouses chez moi, crois-moi sur
parole.
— En ce qui me concerne, tu as vaincu ton seul et unique adversaire,
répondit Quinn en souriant. À moins que Caleb ne revienne, bien sûr.
David lui jeta un regard.
— J’espère que ce ne sera pas le cas. En vrai, je n’avais jamais eu le
nez cassé. J’ai eu d’autres blessures, bien entendu. Je ne… je n’aime pas me
battre, plus maintenant. Je me bagarrais beaucoup à une époque. Ça m’aidait
à me sentir mieux au sujet de… tout. Peut-être parce que c’est mon père qui
m’a tout appris. Je pensais que si je sortais vainqueur de suffisamment de
bagarres, peut-être qu’il… je ne sais pas, peut-être qu’il aurait été fier de moi,
ou un truc du genre. Mais ça n’a pas marché. Et j’ai trouvé d’autres loisirs.
— Comme regarder les étoiles ?
Il approuva d’un sourire.
— Regarder les étoiles. C’est la meilleure chose que j’aurais pu faire.
— Pour quelle raison ?
— Parce que c’est ce qui m’a amené ici. C’est ce qui m’a amené à toi.
Elle sourit, lui touchant affectueusement la joue.
— Eh bien. J’en suis ravie. Mais je suis aussi ravie que tu saches te
battre. Tu t’es débarrassé de Caleb. Pour de bon, je l’espère.
Mais David ne semblait pas convaincu.
— Caleb ne m’a pas donné l’impression qu’il allait laisser tomber. Et
s’il revient avec sa famille ?
— Une bande de coyotes ? À mon avis, nous pourrions les battre.
Nous sommes des dragons.
— Nous pensions la même chose au sujet des loups, et pourtant nous
avons un long passif de guerres qui prouvent qu’ils étaient bien plus coriaces
que ce que l’on pensait. Surtout quand ils se battent en meute. (David eut l’air
pensif.) Je devrais reprendre mes entraînements, me remettre en forme en cas
de combat. William en serait ravi.
Elle fut envahie par un souffle froid. David la regarda, fronçant les
sourcils, inquiet que son corps se raidisse entre ses bras.
Elle s’assit doucement, les yeux rivés sur son visage.
— Qu’est-ce que tu as dit ?
— J’ai dit qu’il fallait que je reprenne mes entraînements, dit-il sans
comprendre. Est-ce que ça va ?
— Après ça. Tu as dit… D’où tu as dit que tu venais ?
— Du Colorado, répondit David, les yeux rivés sur son visage, où
l’inquiétude se lisait de plus en plus clairement – mais elle n’en avait cure.
Une vallée dans le Colorado…
— Dans les montagnes Rocheuses, dit-elle, respirant à peine. En haut,
une vallée nichée entre deux pics où les humains ne mettent jamais les pieds
parce que c’est trop rocailleux – il y a une rivière qui court au milieu, et des
hordes de cerfs…
— Oui, c’est ça. Quinn…
— William, dit-elle doucement, le nom lui tordant la bouche en le
prononçant. Tu as dit… William. Des yeux verts. Il est…
— Qu’est-ce que mon père vient faire ici ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
Tu me fais peur.
Quinn le regarda fixement pendant ce qui lui sembla des années ; tout
son monde s’effondrait autour d’elle. Comment avait-elle pu être aussi
stupide ? Fallait-il être idiote pour espérer que quoi que ce soit de bien lui
arrive – pour espérer qu’elle pourrait être un peu heureuse, ne serait-ce
qu’une minute ? William était son père. Le dragon qui lui avait volé son
foyer. Le dragon qui avait banni toute sa famille – le dragon qui avait ruiné
leur vie, qui avait fait fuir sa mère, et détruit la moindre chance de bonheur
qu’elle n’ait jamais eue.
David était son fils.
— Sors d’ici, murmura-t-elle. Sors d’ici et ne reviens pas.
Chapitre 11 - David

David était sonné. Jusqu’à la nuit dernière, il ne savait pas ce que


c’était de se faire casser le nez. Maintenant, non seulement il savait quelle
sensation cela faisait, mais il connaissait également le sens des mots
« ascenseur émotionnel ». Quinn s’était complètement refermée. En l’espace
de quelques secondes, elle était passée d’une femme chaleureuse, aimante et
drôle qui avait l’air d’être tout aussi envoûtée que lui… à une coquille vide,
une femme furieuse qui le regardait de ses yeux bleus vides et qui l’avait
chassé hors de sa chambre, hors de sa maison, hors de sa vie.
Il se demanda en vain ce qu’il avait pu faire. Qu’avait-il bien pu faire
de mal ? Bien sûr, il avait une idée de ce qui avait mal tourné. C’était son
père. Ça avait toujours un rapport avec son père. Mais quoi, avait-il vraiment
espéré que quelque chose tourne bien dans sa vie ? Quelque chose que son
père ne serait pas en mesure de gâcher, volontairement ou non ? William était
de l’autre côté du pays, et il contrôlait toujours la vie de son fils, aussi
sûrement que s’il avait été présent. Il s’était passé quelque chose, c’est tout ce
qu’il savait. Quinn ne voulait pas lui dire de quoi il s’agissait – il l’avait
suppliée, même quand, sur sa demande, il pliait bagage, fourrant ses affaires
dans sa sacoche, il l’avait suppliée de lui expliquer. De lui donner des
informations, n’importe quoi expliquant son revirement soudain. Mais elle
s’était contentée d’un silence – elle lui avait juste demandé de partir.
Alors il était sorti. Il était sorti de la pièce à l’aveuglette, avec
l’impression de laisser derrière lui une partie de son être qui lui aurait été
arrachée et balancée en tas sur le sol de la chambre. Elle avait claqué la porte
derrière lui, et il l’avait entendu tirer une chaise pour la bloquer – il n’y avait
pas de verrous aux portes dans cette ferme. Pourquoi y en aurait-il eu, après
tout ? C’était un endroit où les gens se faisaient confiance.
Elle lui avait fait confiance, pensait-il, maussade, et sa poitrine lui
faisait aussi mal que s’il avait été percuté par un train. Elle lui avait fait
suffisamment confiance pour faire l’amour avec lui, pour dormir dans ses
bras, pour l’enlacer et l’embrasser, et parler avec lui de choses qu’il n’avait
jamais dites à personne, au sujet de la possibilité qu’ils soient des âmes
sœurs. Et, sans qu’il sache comment, il l’avait laissée tomber. Il l’avait trahie,
même s’il ne savait pas de quelle façon il la trahissait… est-ce qu’il aurait dû
parler de son père plus tôt ? Il n’avait pas eu envie de le faire, c’est vrai. Sa
relation avec son père était tellement difficile, turbulente, qu’il avait voulu la
laisser loin derrière lui, au Colorado, à la maison, là où était sa place.
Il avait passé sa vie à fuir son père. Mais ça n’avait pas marché. Ça ne
marchait jamais. Tôt ou tard, la réalité se rappelait à lui… et chaque fois qu’il
avait tenté de fuir, quelqu’un d’autre avait souffert. Quand il était parti dans
le sud pour se cacher dans le chalet, ses sœurs en avaient payé le prix.
Maintenant, en dévoilant le nom de son père à Quinn, c’est à elle qu’il avait
fait du mal. Et d’une certaine façon, c’était encore plus douloureux que de la
perdre. Il aurait encaissé un millier de coups d’un millier de coyotes si cela
avait permis d’éviter de la blesser. Mais il était trop tard.
C’était le milieu de la matinée, il s’en rendit compte en titubant dans
le salon. Le temps avait filé depuis ce matin – il avait l’impression que c’était
à un millier de kilomètres et à un million d’années de cela… ce lit, les draps
emmêlés, la sensation de son corps tout contre le sien. La manière dont ses
yeux brillaient dans la douce lumière de l’aube, la façon dont elle l’avait
embrassé et touché, son rire haletant… il ferma les yeux pour se protéger de
la lumière du matin, essayant d’éloigner ces pensées autant que possible. Il ne
s’était jamais senti aussi près de s’évanouir qu’à ce moment précis. C’était
une sensation particulière.
Il y avait une poche de glace sur la table, celle que Quinn avait
utilisée pour apaiser ses blessures au visage la veille au soir. Il la ramassa
doucement, le liquide roulant à l’intérieur. D’un geste mécanique, il la rinça
dans l’évier, ajoutant du savon pour faire bonne mesure, au cas où du sang
s’y serait déposé, la sécha et la remit au congélateur. Il avait conscience
d’être en train de gagner du temps. Quinn lui avait demandé de s’en aller, et il
était chez elle – il n’avait aucun droit de rester ici plus longtemps. Il était
temps de partir. De s’en aller, et ne jamais plus revenir.
En sortant dans le patio, il se demanda si c’était ce qu’avait voulu
l’Oracle. L’avait-elle envoyé ici en sachant que son cœur serait
irrémédiablement brisé par ce qui devait arriver ? Qu’est-ce qu’Hera avait
vraiment lu l’avenir quand elle lui avait donné la boussole et dit que son âme
sœur avait besoin de lui ? Parce que c’est ce qu’elle était pour lui, il le savait
aussi sûrement qu’il savait que le ciel est bleu et que les choses tombent
quand on les lâche. Elle était son âme sœur. Tout ce qu’il espérait,
maintenant, c’est qu’il n’était pas la sienne, qu’elle pourrait trouver le
bonheur avec un autre un jour. Quelqu’un qui ne lui ferait pas autant de mal.
Quelqu’un qui n’avait pas un père comme le sien.
Il avait du mal à réfléchir correctement. Tout ce dont David avait
envie, c’était de disparaître dans le désert, de trouver une petite cabane
quelque part et passer une semaine complète étendu sur le dos, à contempler
le ciel. Il y avait toujours une clarté, là, dehors, dans l’obscurité, entre les
étoiles. Peut-être que s’il regardait attentivement, il pourrait comprendre
comment l’Oracle voyait l’avenir dans les étoiles. Il pourrait peut-être trouver
une solution pour améliorer la situation de Quinn, d’une façon ou d’une
autre. Réparer au moins une partie des dommages qu’il avait causés.
— David ?
Il sursauta, manquant de faire tomber sa sacoche en entendant la voix
dans son dos. Charles était là, un panier d’œufs dans une main, portant une
paire de bottes en caoutchouc jaune vif qui le rendait un peu plus joyeux. Le
vieux dragon jeta un coup d’œil au visage de David, et fronça les sourcils.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Charles, je… je dois partir, j’en ai peur. Merci beaucoup pour
votre hospitalité…
Il était au bord des larmes, et prit une profonde inspiration, pour
reprendre un peu le contrôle de lui-même. C’était très embarrassant d’être sur
le point de s’effondrer devant un dragon beaucoup plus âgé. S’il avait le
malheur de ne pas être stoïque devant son père, celui-ci avait l’habitude de le
dénigrer, et il s’attendait à ce que Charles le tourne en ridicule aussi.
Mais Charles se contenta de tirer une chaise de la table du patio, et de
l’inviter à s’y asseoir d’un geste. Sans même s’en rendre compte, il obéit, se
laissant tomber sur le siège. Charles lui pressa l’épaule, geste qui le
réconforta autant qu’il lui donna envie d’éclater en sanglots.
— Dites-moi ce qui s’est passé, exigea le dragon, mais il y avait
tellement de bonté dans sa voix que ça ne ressemblait guère à un ordre.
— Je… Quinn et moi… nous…
Mais de quelle façon était-il censé raconter cette histoire ? Charles
l’interrompit.
— Je sais. J’ai vu la façon dont vous vous regardiez, dit-il doucement,
avec une expression de joie et de tristesse mélangée. On n’apprend pas à un
vieux singe à faire la grimace.
— Elle ne savait pas… elle n’a pas réalisé… (Il inspira un grand
coup. Il devait assumer.) Je ne vous ai rien dit… à aucun de vous. Mon père,
c’est William, de la vallée des dragons. C’est lui qui…
— C’est lui qui nous a pris notre maison, oui, je sais, répondit
simplement Charles.
David le fixa, complètement perdu.
— Je suis un vieil homme, mais je n’ai pas perdu la mémoire, ajouta
Charles. Penses-tu que je pourrais regarder des yeux tels que les tiens et ne
pas faire le lien ? J’ai su qui tu étais à l’instant où tu es arrivé, David.
Il était sous le choc.
— Alors pourquoi… Pourquoi m’avoir laissé rester ? Pourquoi
m’avoir laissé entrer ? Si vous saviez qui était mon père…
— Es-tu ton père ? Est-ce que tu es comme lui ?
David inspira profondément.
— J’espère que non, mais…
— Alors pour quelle raison devrais-je laisser ses actes décider de mes
sentiments pour toi ? Tu es un homme à part entière, David. (Charles tendit la
main pour lui serrer l’épaule à nouveau.) Tout ce que tu as fait depuis que tu
es arrivé ici me l’a confirmé. Tu as traversé la moitié du pays pour venir en
aide à deux étrangers, parce qu’un Oracle t’a dit que nous courions un
danger. Tu as subi sans rien dire l’hostilité de Caleb, et ne lui as montré que
de la gentillesse en retour, même quand tu le soupçonnais de mijoter quelque
chose. Tu t’es battu pour défendre ma fille – non pas qu’elle en ait vraiment
besoin, ajouta Charles avec un clin d’œil, mais peu importe. Et quand ma fille
t’a demandé de partir… tu l’as fait.
— Presque, souligna David en désignant d’un geste la chaise sur
laquelle il était assis.
— C’est moi qui t’en ai empêché, voilà tout. Tu allais partir sans te
retourner, n’est-ce pas ? David, tu es peut-être le fils de ton père, mais cela ne
veut pas dire que tu lui ressembles. Parfois, nous devenons comme nos
parents, c’est vrai… mais parfois nous les prenons comme l’exemple de tout
ce que nous refusons d’être. C’est ce que je vois en toi, David, sourit Charles.
Quinn le verra aussi, j’espère. À un moment ou à un autre.
— Elle ne veut plus rien avoir à faire avec moi. Elle m’a dit de partir,
je ne peux pas aller contre sa volonté… dit David, le cœur battant.
La simple idée qu’il pouvait y avoir de l’espoir avait fait jaillir un élan
de joie sauvage et désespérée dans sa poitrine, mais il savait qu’il ne devait
pas se laisser aller.
— Bien sûr que non, parce que tu es un homme bien. Mais, pour
l’instant, je connais ma fille un peu mieux de toi, David, dit Charles. Je
connais ses humeurs. Elle a bon cœur, mais elle est aussi très en colère.
Laisse-lui du temps pour se rendre compte que c’est après William qu’elle en
a, pas après toi.
— Je ne… je ne peux pas rester ici en espérant qu’elle change d’avis,
répondit David. Qu’est-ce que je suis censé faire ? Rester dans le jardin
comme un épouvantail ?
La lèvre de Charles s’agita. Le vieux dragon, qui regardait
pensivement en direction des grilles du jardin, lui dit :
— C’est vrai que nous avons eu un problème récurrent avec une volée
d’oiseaux, mais… non merci. Non, je pense que tu peux être utile ici. J’ai
comme l’impression que les problèmes avec les coyotes ne font que
commencer. Caleb n’a pas l’air d’être le genre d’homme à abandonner
facilement. Il a des vues sur Quinn, je l’ai vu à son attitude envers elle. Il y a
tellement d’hommes qui pensent qu’ils ont besoin d’être arrogants pour
séduire une femme. Quinn a plus que son content d’arrogance à gérer, ajouta-
t-il dans un sourire. Ne lui dis pas que j’ai dit ça. Mais je soupçonne…
Charles inspira profondément. David, je peux te confier un secret de famille ?
David cligna des yeux, essayant de rassembler ses esprits. Il avait
l’impression que l’ascenseur émotionnel de cette journée ne faisait que
démarrer. Passer d’un tel bonheur, avec l’amour de sa vie blottie dans ses
bras, à un désespoir total et abject au moment où elle l’avait chassé, à cette
étrange possibilité que tout ne soit pas forcément perdu… et maintenant
Charles lui confiait un secret de famille ? Est-ce que Quinn y verrait un
inconvénient ? Après tout, elle était furieuse après lui, elle détesterait l’idée
qu’il se rapproche de son père.
Charles soupira.
— Je te promets que cela n’a rien à voir avec Quinn, David. Je dois
l’admettre, j’ai été soulagé d’entendre que l’Oracle t’avait envoyé à nous.
Cela fait longtemps que je m’inquiète de la présence des coyotes dans les
parages. J’étais… désespéré quand nous avons débarqué ici il y a plus d’un
siècle. J’étais dans une mauvaise passe. Ça n’allait pas avec ma compagne, je
venais juste de perdre ma maison, j’avais peur pour la sécurité de ma fille…
je savais que ces terres n’étaient pas inhabitées, mais j’étais tellement
désespéré que je les ai revendiquées. Je le regrette, dit doucement le vieux
dragon. Je regrette ce que j’ai fait, je regrette d’avoir pris ces terres, mais il
est trop tard pour changer les choses. Les coyotes veulent cette terre. Ils
veulent la source, ils veulent récupérer leur territoire, et je pense qu’ils ont
l’intention de nous attaquer très bientôt.
David fit le lien.
— Caleb, dit-il. Je savais qu’il mijotait quelque chose – c’est ce qu’il
a laissé entendre.
— Je pense que c’est un éclaireur. Il essayait peut-être de faire une
dernière tentative pour récupérer la terre en nous la volant. Vois-tu, la
source… elle n’est pas naturelle. Ce lac, nous le devons à un vieil artefact de
famille, une pierre de la couleur de nos yeux. (Charles sourit, clignant de ses
yeux bleu-gris.) Je me doute que ta famille possède également ce genre de
talisman, une émeraude, j’imagine. La plupart des familles de dragons
ancestrales en ont.
Un souvenir remonta dans l’esprit de David – quelque chose que leur
roi Alexander avait dit lors d’un rassemblement, il y a longtemps. Il s’agissait
d’une topaze, une énorme pierre aux vertus magiques, qui rendaient plus
grands et plus forts les dragons qui grandissaient autour d’elle.
— La famille royale…
— Oui, la topaze. Reagan me l’a montrée une fois, dit Charles avec
un petit sourire triste. C’était une sacrée reine. Je me demande comment va
son fils ?
David sourit, un peu embarrassé d’être si peu au courant. Charles
avait l’air très curieux de savoir ce qui se passait dans son ancien royaume.
— Plutôt bien, d’après ce que j’en sais. Où viviez-vous ? Quand vous
étiez dans la vallée ?
— À l’autre bout, répondit Charles, souriant doucement, même si la
douleur se lisait dans son regard. Une parcelle de terre tout au bout de la
vallée, raide et rocheuse, avec un ruisseau qui dévale les pentes…
David écarquilla les yeux.
— Tout au bout de la vallée ?
— Oui. C’était magnifique. La pierre, notre artefact… Je la gardais
dans une grotte au sommet de la montagne, et un ruisseau partait de là pour
descendre dans la vallée. Si tu trouves cette ferme jolie… oh tu aurais dû voir
cet endroit !
L’esprit de David était en ébullition.
— Charles… mon père a toujours des droits sur cette terre. Il n’y a
plus de ruisseau, et c’est aride, mais… elle est toujours là. Elle n’a pas
changé. Il m’a suggéré d’y construire ma maison.
— Je ne suis pas surpris, répondit doucement Charles. Tu devrais le
faire, David. La nuit, il y a une vue magnifique sur le ciel. Pour un dragon tel
que toi…
— Mais cette terre ne m’appartient pas. Charles… elle vous
appartient, à vous et à Quinn ! Vous devriez revenir tous les deux. Mon père
m’a donné la terre, je peux vous la rendre…
— Et déchirer ta famille ? Je ne crois pas, David. Les dégâts seraient
beaucoup trop importants. Nous vivons ici, maintenant. C’est notre foyer.
— Mais les coyotes…
— Oui, les coyotes. C’est de cela que je voulais te parler.
Et même si l’expression de Charles n’avait pas changé, le ton de sa
voix lui indiqua clairement que la conversation au sujet de la vallée était bel
et bien terminée. Mais il sentait l’impatience monter en lui. Il savait qu’il y
avait quelque chose de bizarre au sujet de la terre sur laquelle son père lui
avait offert de construire sa maison – et maintenant il connaissait toute
l’histoire. William avait volé la terre, et ensuite il s’était rendu compte que ce
n’était pas aussi bien qu’il l’avait pensé, une fois ses occupants légitimes
bannis. Mais pourquoi Charles ne voulait-il pas rentrer ? Il avait déplacé la
pierre une fois, il pouvait sûrement la remettre à sa vraie place ? Il se souvint
de l’agacement de Quinn envers son père, de sa colère parce qu’il n’avait pas
envie de changer ce qui n’allait pas dans leur vie – il commençait à
comprendre sa frustration, maintenant. Mais il tint sa langue. Ces dragons
avaient encore besoin de son aide, et il n’allait pas risquer de s’aliéner la
seule personne qui voulait encore qu’il reste.
— Si cela ne te dérange pas de monter la garde, dit-il avec un sourire.
Je pense que les coyotes tournent autour des murs du jardin depuis un
moment, en préparant une attaque. Peut-être que si tu patrouillais, ils
repousseraient l’idée un peu plus longtemps. Une démonstration de force. Ils
sont plus nombreux que nous, je le sais, mais même une meute plus
importante y réfléchirait à deux fois avant de s’attaquer à trois dragons
adultes.
David hocha la tête – il était parvenu à la même conclusion.
— Les coyotes, ils se battent comme les loups ?
Charles répondit d’un ton grave.
— Je pense. D’après ce que je sais, ils ont aussi la capacité à partager
leur esprit. Ce sont des cousins proches. Mais j’espère que nous n’aurons pas
à nous battre. Avec un peu de chance, la diplomatie triomphera. Je pourrais
peut-être trouver un arrangement avec eux, troquer un peu de l’eau sacrée en
échange de la paix. Nous n’avons pas eu beaucoup d’occasions de les
rencontrer jusqu’ici, mais si les choses s’accélèrent de leur côté au point
qu’ils nous envoient Caleb… soupira Charles. La situation est désespérée,
j’en ai peur. Et dangereuse. S’il n’y avait pas eu l’Oracle, David, je ne te
demanderais pas ça. J’ai confiance en son jugement, je sais que tu es là pour
une bonne raison. Et j’ai confiance en toi pour prendre soin de ma fille.
— Plus que tout au monde, dit simplement David, son cœur se serrant
dans sa poitrine. Si je peux faire quoi que ce soit pour la protéger, alors je le
ferai.
— Merci, David. Je sais que c’est un moment compliqué, et je ne sais
pas grand-chose de l’avenir. Tout ce que j’ai à t’offrir, c’est de l’espoir.
L’espoir qu’elle vaincra ses démons, qu’elle se rendra compte que vous êtes
tous les deux du même côté. J’espère qu’on pourra trouver un accord avec
ces coyotes. L’espoir est une chose fragile, mais… c’est le début d’un tas de
choses merveilleuses, non ? (Le dragon sourit en se levant.) Je parlerai à
Quinn. Je vais lui dire que je t’ai retenu pour monter la garde, au moins pour
l’instant – ne t’en fais pas, elle sera en colère contre moi, pas contre toi. Je
peux gérer, ajouta-t-il avec un clin d’œil. Et nous verrons ensuite.
David se leva, tendant la main pour serrer celle du vieux dragon.
— Charles… merci. Pour tout. J’espère que je pourrai… faire quelque
chose d’utile. Être utile à quelque chose, pour vous deux.
— Un jour après l’autre, mon ami, fut tout ce que lui répondit
Charles, en sortant avec le panier d’œufs sous le bras. Quelque chose finira
bien par arriver, et nous verrons ce qu’il en est.
David le fixa, étrangement réconforté par la sagesse du vieux dragon.
L’avenir était incertain, c’est vrai, et un grand danger semblait le menacer.
Mais il avait le droit de rester. Il aurait une chance de protéger Quinn du
danger qui se profilait, de la prophétie que l’Oracle lui avait révélée. Et même
s’il essayait de l’ignorer, une flamme d’espoir s’était allumée dans sa
poitrine, l’espoir qu’elle lui pardonnerait, que peut-être un jour ils
trouveraient un moyen d’être ensemble.
Ce serait suffisant. Pour l’instant, il faudrait que cela suffise.
Chapitre 12 - Quinn

Elle resta dans la chambre un long moment après son départ. Elle
avait l’impression d’avoir l’esprit complètement vidé. Son corps était
toujours sous l’effet de ce qu’ils avaient fait ensemble, et maintenant cela lui
semblait tellement loin d’elle, comme si son corps entier appartenait à
quelqu’un d’autre. Une autre version d’elle-même, une manifestation idiote et
naïve de sa psyché, qui croyait vraiment que quelque chose de bon pouvait
lui arriver.
Avant, elle pensait savoir ce qu’était la trahison. D’une certaine façon,
elle savait que c’était ce que lui avait fait sa mère – elle les avait trahis,
comme n’importe qui pouvait trahir quelqu’un en partant. Elle avait
abandonné son âme sœur et sa fille dans un nouvel environnement hostile, les
laissant rassembler les morceaux de leur vie en son absence… comment
appeler ça autrement ? Elle n’avait pas particulièrement bien géré cette
trahison, pensa Quinn avec amertume en se repassant le film des décennies
d’évitement, à ne pas y penser, à lui chercher des excuses : elle n’était pas
partie, on l’avait kidnappée, on l’avait forcée, elle les attendait quelque part,
tout s’expliquerait… non, elle avait été abandonnée. Quittée. Trahie. Et cent
ans plus tard, elle traversait exactement la même épreuve.
Au moins, il y avait du progrès : elle avait demandé à David de partir.
Elle n’avait pas attendu qu’il la quitte – elle avait découvert ce qu’il y avait à
savoir sur lui, découvert son secret, et l’avait chassé. Mais était-ce vraiment
un secret ? Il lui avait volontiers donné l’information… mais elle avait
beaucoup trop mal pour écouter cette petite voix rationnelle. Elle avait le
contrôle de la situation, de l’atroce martèlement des battements de son cœur,
et de la brûlure intense derrière ses yeux. Tout était sous contrôle. Alors
pourquoi se sentait-elle aussi mal ? Pourquoi cette partie d’elle-même, faible
et perfide, ne voulait-elle rien d’autre que balancer les couvertures, ôter la
chaise de la porte, courir après lui et se jeter dans ses bras ? Pour lui
pardonner ?
Non. Elle ne pourrait jamais lui pardonner ce qu’il avait fait. Et plus
encore, elle ne pourrait jamais pardonner à son père. Une colère nouvelle
surgit en elle en pensant à ces yeux verts et brillants. Son père lui avait dit à
plusieurs reprises que leur vieil ennemi, William, avait des yeux vert
émeraude. Pourquoi n’avait-elle pas fait le lien ? Et pourquoi lui ne l’avait
pas fait ? Ils devaient forcément se ressembler dans cette famille, non ?
Même sous leur forme humaine, les dragons héritaient de certaines
caractéristiques : elle avait les cheveux noirs de son père, par exemple, et un
peu de sa mâchoire ferme, même si le reste de son visage était définitivement
celui de sa mère, d’après ce qu’il lui avait dit. Et, bien entendu, les yeux. La
couleur des yeux se transmettait par la lignée maternelle chez les dragons.
Ses yeux gris-bleu, les mêmes que son père, provenaient de sa mère. Ce qui
signifiait que David et William avaient les yeux de sa mère.
Voilà qui était intéressant, pensa-t-elle tristement, se repassant les
informations qu’elle avait trouvées au sujet de David sous ce nouveau jour.
David lui avait dit que sa mère était partie, tout comme la sienne. Elle ne
pouvait pas vraiment la blâmer d’avoir quitté un dragon tel que William.
Mais comment avait-elle pu tomber amoureuse de lui au départ ? C’était
encore une preuve que le concept même d’âmes sœurs était profondément
vicié.
Bon sang, il y avait une autre chose à prendre en compte. Elle était
mal à l’aise en repensant à la conversation qu’ils avaient eue, quand ils
avaient failli évoquer l’idée d’être âmes sœurs. Mais avait-elle eu vraiment
tort d’y penser ? Ils avaient eu un lien si fort, si étroit, dès le départ… et leur
alchimie physique était complètement incroyable aussi, pensa-t-elle en
rougissant. Elle n’avait aucune raison de douter du fait qu’il y avait quelque
chose entre eux, qu’ils étaient faits pour être ensemble. Était-il encore
possible qu’ils soient des âmes sœurs ? Elle secoua la tête pour chasser cette
idée. Bien sûr que non. Quelle idée stupide. Il était le fils de son pire ennemi,
l’héritier de sa maison familiale, celle qui lui revenait de droit. Il était son
ennemi. Il était l’un des dragons que son père et elle devraient vaincre s’ils
voulaient récupérer leur terre.
Recroquevillée en une boule de rumination dans son lit, elle se
redressa d’un coup ; voilà la leçon qu’elle devait tirer de tout ça. Toutes ces
idioties au sujet des âmes sœurs – l’amour, le romantisme, le sexe – tout ça
n’était qu’une distraction. Une distraction séduisante, certes, mais une
distraction quand même, qui l’empêchait de se concentrer sur ce qui était
vraiment important. L’important, c’était sa famille. Elle et son père – ils
étaient tout l’un pour l’autre, pour faire face à un monde qui semblait
déterminé à les détruire. Et son père n’était pas un homme très entreprenant,
alors il lui incombait à elle de les protéger. Cela lui convenait très bien.
La première étape, c’était de gérer les coyotes. Caleb était vaincu pour
le moment, mais elle savait qu’il n’allait pas rester éloigné bien longtemps.
Une chose était sûre, ils étaient en danger ici. Raison de plus pour repartir
pour le Colorado au plus tôt. En ce qui la concernait, les coyotes pouvaient
tout aussi bien garder ce territoire. Enfin, peut-être pas tout. Elle voudrait
emmener les poules. Elle s’était beaucoup trop habituée à avoir des œufs frais
chaque matin. Mais il y avait quelque chose de dangereux chez Caleb, une
soif de vengeance… elle craignait qu’ils ne veuillent plus que leur terre. Ils
pourraient vouloir se venger. Eh bien, qu’ils viennent s’ils le voulaient. Ces
derniers temps, elle et son père s’étaient comportés en fermiers pacifiques,
mais elle savait se battre, et lui aussi. On verrait si des petits chiens
bagarreurs faisaient le poids face à deux dragons adultes.
Évidemment, la seconde étape, c’était de récupérer leur terre. Une
partie d’elle-même avait envie de s’envoler directement pour le Colorado,
d’aller voir le roi, et plaider leur cause. Mais elle savait qu’il serait bien trop
dangereux de laisser son père ici sans défense. Et s’ils y allaient tous les
deux ? Alors c’est la ferme qui resterait sans défense… et la pierre sacrée
aussi, qu’elle ne voyait pas du tout comment enlever. Non, elle aurait besoin
de son père à ses côtés s’ils devaient retourner chez eux et plaider leur cause
pour récupérer leur terre. Et ce serait une longue discussion. Peut-être que si
elle expliquait la trahison de David, et mettait l’accent sur la difficulté de leur
situation ici ?
Cette pensée l’inquiétait. Et si son père ne voyait pas l’acte de David
comme une trahison ? Il était tout à fait le genre de dragon à pardonner ce
genre de choses, pensa-t-elle, agacée ; elle le connaissait suffisamment bien
pour prédire ses réactions. Mais même lui devait se rendre compte de
l’escalade de la situation avec les coyotes. Charles aussi devait avoir des
doutes sur leur avenir dans cet endroit. Elle devrait lui parler. Trouver une
nouvelle approche, le convaincre qu’ils avaient besoin de changement. Et de
toute façon, ils pourraient toujours reconstruire ce qu’ils avaient fait ici, non ?
Elle commença à tracer les grandes lignes de son argumentation, jouant
mentalement les deux rôles dans la conversation. Le problème avec cette
attitude, c’était que sa version de Charles était toujours plus raisonnable et
facile à convaincre que le vrai.
Frustrée, elle se leva, se passant la main dans les cheveux. La pièce
entière sentait le parfum de David, et malgré sa fureur et sa douleur, elle
constata avec dégoût qu’elle trouvait toujours cette odeur agréable. Il n’y
avait qu’une seule chose à faire pour remédier à ça : la chambre devrait être
purgée. Cela pourrait avoir des vertus thérapeutiques pour elle aussi. Pendant
longtemps, ils avaient fait leur lessive à la main, jusqu’à ce que, dans les
années 1970, Quinn craque et s’envole vers la ville pour aller acheter une
machine à laver. Il avait fallu bricoler un peu pour s’adapter, mais elle lavait
tous leurs vêtements et leurs draps parfaitement.
Elle remit ses affaires de la veille, puis se tourna pour défaire le lit,
travaillant rapidement et brusquement. C’était vraiment bon, d’arracher toutes
les preuves de sa présence ici. Elle ramassa les draps, résistant à l’envie de les
respirer une fois encore, puis éloigna la chaise de la porte d’un coup de pied,
et avança dans la maison. Elle s’attendait presque à se retrouver face à David,
mais à son grand soulagement (et avec une petite pointe de regret qu’elle
s’efforça d’ignorer), le salon était vide. Très bien. Avec un peu de chance, il
était à mi-chemin de chez lui à cette heure. Elle se précipita vers la machine à
laver, faisant fi des larmes brûlantes qui lui montaient aux yeux. Elle était
simplement stressée, c’est tout.
Elle fourra les draps dans la machine, rajoutant une dose
supplémentaire de lessive pour faire bonne mesure. En regardant la machine
se remplir d’eau, elle fut envahie d’un sentiment de satisfaction. Il lui faudrait
plus de temps pour se débarrasser de la mémoire de ses mains sur elle, mais
c’était un bon début. Elle retourna dans sa chambre, essayant d’apaiser la
tension dans ses épaules. Elle avait lavé les taies d’oreiller et la housse de
couette, mais en ce qui concernait les oreillers et la couette… elle les
rassembla et les emmena dehors à côté du fil à linge. Le soleil était bien haut
maintenant, et elle savait que quelques heures à l’air libre seraient plus que
suffisantes pour bannir les dernières traces de David, à qui elle avait vraiment
beaucoup de mal à ne pas penser.
De retour dans la chambre d’amis, elle ouvrit les rideaux et la fenêtre
en grand, laissant entrer le vent du désert. Puis elle se tint dans l’embrasure
de la porte, les mains sur les hanches, satisfaite de son travail. Un lit nu, une
pièce vide… bientôt, toute trace de son passage aurait disparu. De cette pièce,
au moins. Mais que pouvait-elle faire de ses souvenirs de lui ?
Bon, pour commencer, elle pourrait prendre une longue douche
chaude. Elle avait l’impression que son odeur persistait dans ses cheveux, et
elle plissa le nez de dégoût en se dirigeant vers la salle de bain près de sa
chambre. Rien de tel qu’une longue douche, bien chaude, pour rendre une
fille heureuse – n’est-ce pas ce qu’ils disent dans les chansons ? Débarrasse-
toi de son odeur dans tes cheveux ? Elle frotta chaque centimètre de son
corps sous l’eau bouillante (elle avait toujours eu un faible pour les douches
très chaudes), et par précaution, se lava deux fois les cheveux. Quand elle
entra dans le salon avec des vêtements propres et les cheveux humides, elle
se sentait beaucoup mieux. Pas très bien, mais quand même mieux.
Concrètement, il y avait des corvées à accomplir, mais elle s’en
fichait un peu. Alors après avoir étendu les draps fraîchement lavés, elle se
blottit sur le canapé, avec le livre qu’elle essayait de lire depuis une semaine.
C’était une distraction bienvenue, mais elle n’arrivait pas à retenir les phrases
qu’elle lisait – son esprit ne cessait de revenir à David, la torturant avec les
souvenirs de la nuit qu’ils avaient passée ensemble. C’était sûrement normal,
pensa-t-elle, serrant les dents de frustration en recommençant le même
paragraphe pour la dixième fois. C’était tout récent, tout frais, et ce n’était
pas comme si elle s’était déjà sentie aussi liée à quelqu’un. Elle allait
sûrement devoir passer par tout un processus de deuil, non ? Au moins, elle
ne reverrait jamais David. Au bout d’un moment, la douleur et la colère
s’estomperaient, et ces quelques jours horribles ne seraient plus qu’un
lointain souvenir.
Quinn se renfrogna encore un peu en pensant à l’avenir. Elle était
déterminée à retourner chez eux avec son père. Mais n’était-ce pas là où
vivait William ? Pour le coup, il était évident que David y serait aussi. Elle
devrait le revoir. Traîtreusement, une bouffée de joie l’envahit à cette
pensée… qu’elle étouffa immédiatement. Revoir David n’était pas une bonne
idée. Mais elle devrait faire avec. Après tout, elle n’allait pas le laisser
l’empêcher de récupérer sa terre, si ? Bien sûr que non. Il devrait rester en
dehors de son chemin, c’est tout.
Quelqu’un s’éclaircit doucement la gorge, l’arrachant à ses réflexions
agacées, et elle leva les yeux pour voir son père qui se tenait à quelques pas,
l’inquiétude se lisant dans ses yeux bleus. Elle cligna des yeux – il portait ses
vêtements de travail habituels, et elle se sentit un peu coupable. Charles
s’était occupé de tout pendant qu’elle se morfondait, nettoyait en profondeur
la chambre d’amis, et essayait de gérer ses sentiments. Elle n’aurait qu’à se
rattraper en travaillant deux fois plus dur demain, ou quelque chose comme
ça.
— Désolée, papa, commença-t-elle en reposant son livre. Je vais
bientôt me mettre au travail, j’avais juste…
— Tout est fait, répondit simplement Charles en agitant la main. Ne
t’inquiète pas.
— Tout ? Mais tes corvées à toi ?
— C’est fait aussi. Ne t’inquiète pas, ma chérie.
Elle fronça le nez en entendant ce surnom. Cela faisait très longtemps
qu’il ne l’avait pas appelée comme ça. D’habitude, il n’utilisait ce genre de
petits noms que quand il s’inquiétait pour elle. Savait-il ce qui s’était passé
entre elle et David ? Ce ne devait pas être très compliqué à deviner.
L’inquiétude s’empara d’elle. Elle espérait que cela ne raviverait pas trop les
souvenirs de sa mère.
Il lui demanda gentiment, la tête penchée sur le côté :
— Comment vas-tu ? Comment te sens-tu ?
— Bien, répondit-elle prudemment, sans y penser. Mais il se
rapprocha, s’assit au bout du canapé. Son langage corporel montrait qu’il
était clairement mal à l’aise, mais elle ne voyait pas comment l’aider. Cela
faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas parlé sérieusement à son père au
sujet de ses problèmes, ses sentiments. La plupart du temps, ses
préoccupations tournaient autour de son envie de rentrer à la maison, et il
évitait ce sujet depuis tellement longtemps… mais cette fois, au moins, ils
pouvaient parler d’autre chose. Elle renonça, fermant les yeux une minute.
— Je ne vais pas bien. Pas bien du tout.
— David, dit simplement Charles. Vous deux…
— Oui, nous deux, répondit-elle, les mâchoires serrées. J’ai été
complètement idiote.
— Pas idiote, répliqua Charles aussitôt, posant une main sur sa
cheville.
Elle s’allongea sur le canapé, s’étirant pour poser ses pieds sur les
genoux de son père comme elle le faisait étant petite – il eut un petit sourire,
le souvenir lui revenant aussi, et il lui tapota le pied.
— Ce n’est pas idiot de se soucier des gens, Quinn…
— Ça l’est quand il s’agit de son pire ennemi, balança-t-elle, de
nouveau pleine de rancœur et de frustration. (Peut-être que la séance de
ménage n’avait pas été aussi efficace qu’elle l’avait espéré ; son cœur battait
la chamade dans sa poitrine.) Papa, c’est le fils de William ! Son fils ! C’est
la famille qui nous a tout pris, qui a détruit notre vie, qui…
— Je sais, dit doucement Charles. Je le sais.
Elle le fixa. Ce n’était pas une découverte pour lui. Un terrible
soupçon prit naissance en elle.
— Depuis combien de temps le sais-tu ?
Le vieux dragon soupira, soutenant son regard.
— Quinn, j’ai fréquenté William pendant des centaines d’années. J’ai
vu ces yeux émeraude chaque jour de ma vie pendant longtemps, très
longtemps. Tu penses vraiment que je serais passé à côté d’une telle
ressemblance ?
— Mais pourquoi ne m’as-tu rien dit ?
Elle avait l’impression de voir son monde s’écrouler. Mais
étrangement, même si elle s’attendait à ressentir de la colère envers son père,
ce n’était pas le cas. Ça lui ressemblait, d’éviter un sujet tel que celui-ci. Bien
sûr, il ne lui avait rien dit. Mais pourquoi l’aurait-il fait ? Cela aurait
débouché sur une dispute, et s’il y avait bien une chose pour laquelle Charles
était doué, c’était pour éviter les conflits. Même les disputes les plus
importantes, les plus primordiales, le genre de conflit qui faisait bouger les
choses et les rendait meilleures.
— Je ne voulais pas que tu le détestes avant d’avoir pu apprendre à le
connaître, dit Charles doucement. Quinn… tu ressembles beaucoup à ta mère.
Elle n’en revenait pas. D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, son père
avait toujours évité de parler de sa mère. Et maintenant il abordait le sujet de
lui-même ? Cette journée enchaînait décidément les chocs. Quand est-ce que
ça s’arrêterait ?
— Comment ça ?
Elle était consciente que son père pourrait basculer dans une de ses
humeurs pensives et refuser de développer son propos. Malgré la forte charge
émotionnelle, la promesse d’une information, aussi ténue soit-elle sur sa mère
était passionnante.
— Tu es incroyablement forte, répondit-il simplement. Tu es une
force de la nature, Quinn. Comme une vague, comme une tempête. Tu es
l’une des personnes les plus fortes que je connaisse. Tu m’impressionnes un
peu, pour être honnête. Tout comme ta mère m’impressionnait. Elle était forte
comme toi. Certains diraient même têtue. Elle avait un très bon instinct, elle
jugeait rapidement les gens, et s’y tenait sans hésitation ni équivoque. C’était
une grande force… mais aussi une faiblesse. Les choses changent, Quinn. Le
monde n’est pas noir ou blanc, nous contre eux, les alliés et les ennemis. Ta
mère… n’était pas très douée pour voir les nuances de gris. J’ai l’impression
que tu as hérité de son aveuglement.
— Alors je suis aveugle ? répondit Quinn. Le fils de notre pire
ennemi vient s’installer avec nous, et c’est moi la méchante parce que je ne
l’accueille pas à bras ouverts quand je découvre qui il est ?
Charles ouvrit les mains.
— Quinn, il n’est pas son père. Je veux dire… à quel point tu es
comme moi ?
Elle ne put s’empêcher de sourire malgré son agacement.
— Ben… nous aimons la même musique.
Il rit.
— Exactement. Je ne voudrais pas que mes fautes, mes crimes, mes
erreurs de jugement, mes faiblesses te soient reprochés. Alors quand j’ai
rencontré David, que j’ai compris qui il était… je lui ai appliqué la même
gentillesse dont je voudrais que mes ennemis fassent preuve avec toi.
Elle plissa les yeux.
— Mais il ne m’a pas dit qui il était. Il a menti…
— Il ne savait pas ce que son père a fait.
— Comment le sais-tu ? demanda Quinn en se rasseyant. Comment
sais-tu qu’il n’est pas venu ici pour voler la pierre ?
— Je n’en sais rien, répondit simplement Charles. C’est la vérité. Je
n’ai pas toutes les réponses, Quinn, même si j’aimerais bien. Mais j’ai
quelques informations concordantes. D’une, il a volé jusqu’ici sur une
intuition, juste parce qu’on lui a dit que nous pourrions avoir besoin d’aide.
De deux, il nous a protégés de Caleb, il s’est mis en danger, il s’est battu pour
nous. De trois… il t’aime.
Elle eut l’impression de recevoir un coup de poing en pleine face.
Quinn recula.
— Quoi ?
— J’ai déjà vu ce regard. Je sais ce qu’il signifie. Je lui ai parlé ce
matin, Quinn. Je n’ai jamais vu un homme aussi dévasté. Il t’aime, chérie. Ce
que tu décideras à ce sujet, c’est ton choix, mais c’est la vérité.
— Je ne… ça n’a aucune importance, murmura-t-elle, embarrassée
par la puissance des battements de son cœur. Je m’en fiche.
— Tu n’es pas obligée de le voir, dit Charles. Mais je lui ai demandé
de rester. Les coyotes…
Elle le regarda.
— Non. Pas question. Il ne remettra pas les pieds dans cette maison…
— Il restera dehors, répondit rapidement Charles en levant les mains.
Tu n’auras pas à le voir. Mais les coyotes sont sur le sentier de la guerre,
nous ne pouvons pas nous permettre de refuser de l’aide. Il sait se battre.
Nous avons besoin de son renfort.
Elle serra les dents. Ce qu’il disait était parfaitement sensé, c’était
complètement logique. Trois dragons seraient beaucoup plus utiles que deux
face à une attaque. Et en plus, elle n’avait pas envie de se disputer avec son
père. Pas aujourd’hui.
— Très bien, dit-elle enfin, et Charles soupira de soulagement. Ça ne
me plaît pas, mais très bien. Mais papa, nous devons y retourner. Nous ne
pouvons pas rester ici. Nous devons aller trouver le nouveau roi, et essayer de
récupérer notre terre. S’il te plaît.
— Tu as raison, lui répondit doucement Charles, et elle sentait ce que
cet aveu lui coûtait. J’ai aimé cet endroit, mais ce n’est pas notre maison.
Mais nous ne pouvons pas partir, pas maintenant. Si l’un de nous s’en va, les
coyotes en profiteront pour passer à l’attaque. Et nous ne pouvons risquer de
nous retrouver sans foyer.
— Je sais, répondit-elle. Je vais réfléchir à une solution. Nous
trouverons quelque chose. Bon sang, quelle horrible journée.
Elle faillit en rire, enfouissant sa tête dans ses mains.
Il pressa ses chevilles de ses mains, tout doucement, dans un geste
étrangement réconfortant.
— On va s’en sortir, ma chérie. Nous pouvons nous épauler. C’est
suffisant.
Elle sourit, sentant les larmes lui monter aux yeux pour la centième
fois ce jour-là – mais cette fois-ci pour une raison bien différente. Si rien
d’autre ne devait sortir de toute cette douleur, elle était au moins
reconnaissante de se sentir plus proche de son père.
Ils trouveraient une solution. D’une façon ou d’une autre, ils
rentreraient chez eux.
Chapitre 13 - David

David passa la journée à errer et se poser des questions. Après avoir


donné un coup de main à Charles avec les corvées de la ferme (il allait sans
dire qu’ils s’occuperaient également des tâches de Quinn, et c’était bien
normal), il se retrouva livré à lui-même. Charles lui avait indiqué qu’il y avait
une cabane de jardin assez spacieuse à l’arrière de la ferme, quasiment vide,
et lui proposa d’y installer un lit et un sac de couchage, mais il refusa. S’il
devait dormir à la dure, il le ferait à la belle étoile. En plus, l’idée de dormir
dans un lit sans Quinn lui brisait le cœur. Jamais il n’avait aussi bien dormi
que la nuit dernière, en la tenant dans ses bras.
Lorsqu’il sentit une douleur sourde dans sa poitrine, il décida de ne
plus y penser. Il valait mieux se concentrer sur d’autres choses. Comme
trouver un moyen judicieux de contrer l’attaque imminente des coyotes, s’il y
en avait un. Mais d’après Charles, et la lueur qu’il se rappelait avoir vue dans
le regard de Caleb, il semblait raisonnable de se préparer à un combat sans
merci.
À une époque, il avait lu quelques livres de stratégie militaire. C’était
une discipline qui intéressait plus son père que lui, mais pendant un temps il
s’était dit qu’il parviendrait peut-être à se rapprocher de lui s’il s’intéressait à
ses passions. Après tout, ça se passait plutôt pas mal entre eux quand ils
discutaient combat. Mais cela n’avait pas eu beaucoup d’effet. Les livres
étaient pénibles, ennuyeux, et plutôt sombres quand on y regardait de plus
près ; le langage sec, clinique, utilisé pour décrire des morts violentes était
détestable. Alors il avait abandonné le sujet. Mais certaines notions lui étaient
restées, comme elles ont tendance à le faire parfois. Les livres qu’il avait le
plus aimés parlaient de châteaux médiévaux. Il aimait l’idée des sièges, des
énormes trébuchets et d’autres armes spécifiques aux assauts – des machines
conçues pour détruire les fortifications, pas les humains. C’est aussi ce qui lui
avait fait prendre conscience qu’il détestait la violence, et à quel point c’était
hypocrite de sa part de se battre nuit après nuit.
Les coyotes s’attaqueraient-ils aux murs ? Le jardin n’avait rien d’une
forteresse. Les murs étaient là plus pour repousser le sable que les ennemis.
Mais pourquoi n’en serait-il pas autrement ? Après avoir laissé Charles, il fit
une longue promenade tout autour du jardin, examinant les murs. Ils étaient
faits de la même roche que les falaises voisines. Et il se rendit compte qu’il
était facile de les escalader. Il y avait beaucoup de prises pour les mains et les
pieds entre les pierres, et le sommet étant lisse et plat, il était facile d’y
grimper avant de se laisser tomber au sol de l’autre côté. Ce n’était vraiment
pas idéal, mais que pouvait-il y faire ?
L’idée n’était peut-être pas d’empêcher les coyotes d’entrer. Mais de
les faire hésiter à passer à l’attaque. Il ferait des rondes le long des murs,
comme Charles l’avait suggéré, en essayant de ne pas faire deux fois la même
ronde pour qu’ils ne puissent pas trouver de point d’entrée. Il était capable de
le faire : au moins, en surveillant les murs, il avait l’impression de se sentir
utile.
Parce qu’il devait bien admettre qu’il ne savait pas trop ce qu’il faisait
là. Il avait l’impression de s’imposer, même si Charles lui avait gentiment
demandé de rester. Que pouvait-il faire pour aider Quinn et son père ? Il
pourrait surveiller les coyotes, les aider à les combattre au besoin… mais il
n’était pas un guerrier, pas vraiment, plus vraiment, ce n’était pas dans sa
nature profonde. C’était un érudit, un universitaire, un astronome. Son père
aurait pu les aider, pensa-t-il. Si seulement il lui ressemblait un peu plus,
peut-être qu’ils ne seraient pas dans ce pétrin. William aurait probablement
tué le coyote, au lieu de le laisser rentrer chez lui pour rapporter à ses alliés
toutes les informations qu’il avait pu collecter sur la ferme. Mais s’il était
plus comme son père, Quinn… en fait elle l’aurait quand même chassé de la
maison, pensa-t-il, l’air triste, alors quelle différence cela aurait-il fait ? Est-
ce qu’essayer d’être meilleur que son père, essayer de prendre ses propres
décisions était un exercice futile ? Pour l’instant, cela n’avait engendré que
douleur et solitude.
David se secoua. Le soleil descendait dans le ciel – c’était la fin
d’après-midi, et il avait fait plusieurs tours des murs extérieurs sans même
s’en rendre compte. Sa peau était chaude au toucher, et il se rendit compte,
consterné, qu’il avait probablement un coup de soleil. Eh bien, il aurait au
moins quelque chose pour lui tenir chaud cette nuit. Ne sachant plus quoi
faire, il fouilla sa mémoire, essayant de se rappeler ce que lui avait appris son
père – il y a bien longtemps – sur le combat. Et il commença à reproduire les
exercices dont il se souvenait de son entraînement de combat, sur un morceau
de terrain dégagé et rocheux. C’était il y a bien longtemps, et il n’avait pas eu
beaucoup de temps à y consacrer – les arts martiaux, c’était très bien, mais ce
qui l’intéressait le plus était l’entraînement à deux ; travailler seul lui semblait
toujours inutile.
Il fut surpris de constater que la mémoire musculaire lui revenait sans
effort. Chaque mouvement semblait suivre sans peine le précédent, et une
fois remis en mémoire quelques enchaînements, le reste lui revint de plus en
plus vite. Il avait dû être plus attentif qu’il ne pensait, se dit-il, mi-amusé, mi-
heureux, avançant de plus en plus vite dans l’enchaînement des mouvements,
tandis que le coucher du soleil peignait le désert en rouge. C’était magnifique
ici, la chaleur de la journée commençait à diminuer, le silence du désert était
son seul compagnon tandis qu’il enchaînait des mouvements à mi-chemin
entre la danse et le combat. C’était épuisant, et il était rouillé. À la fin des
enchaînements, il était à bout de souffle, mais plus connecté à son propre
corps qu’il ne l’avait été depuis des années. Peut-être que William avait
raison ; il y avait quelque chose de bon dans ce type d’entraînement.
Le souffle court, il retourna à l’intérieur de l’enceinte. Il y avait un
endroit sympa près du lac, qu’il avait repéré quand il cherchait un lieu où
dormir. Abrité du vent par un arbre énorme, assez près de la rive du lac pour
lui offrir une vue dégagée du ciel. En se lavant le visage, il se demanda si
Charles avait déjà parlé à Quinn, s’il lui avait dit qu’il lui avait demandé de
rester. Serait-elle en colère ? L’inquiétude lui tordit l’estomac. La dernière
chose qu’il souhaitait, c’était lui causer plus de peine qu’il ne l’avait déjà fait.
Mais il devait être présent. S’il y avait une attaque, jamais il ne pourrait se
pardonner d’avoir été trop loin pour agir. Le moins qu’il pouvait faire, c’était
de la protéger, et il décida de l’éviter autant que possible, aussi désespéré
soit-il de revoir un jour son visage. La revoir ne valait pas la joie que ça lui
procurerait si ça la faisait souffrir.
Il s’installa le dos contre un arbre, tandis que la lumière quittait le
ciel. Les étoiles étaient magnifiques par ici, la nuit était claire, et il pouvait
distinguer chaque détail de la voûte étoilée. La lune gibbeuse brillait au-
dessus de lui, et il retraça du regard les constellations familières en souriant.
Son cœur lui faisait toujours terriblement mal, bien sûr, mais regarder les
étoiles l’avait toujours réconforté, depuis qu’il était enfant.
— Qu’est-ce que je suis censé faire ? murmura-t-il, se sentant un peu
idiot de s’adresser au ciel. Comment suis-je supposé les aider ?
Il n’y eut aucune réponse, bien sûr. Rien que les astres – ses yeux se
posèrent sur une étoile qui semblait briller plus fort que les autres, et sans
raison, il se mit à repenser au jour où il avait rencontré l’Oracle. La carte
flamboyante qu’elle lui avait montrée, le vaste réseau d’étoiles… et le point
gris-bleu aveuglant qui représentait Quinn. À ce moment, il ne savait même
pas qui elle était, mais il était venu quand même, et pris fait et cause pour elle
sans même y penser. Il n’avait aucune idée des dégâts qu’il allait causer, de la
peine qu’il lui infligerait. Il repensa à la façon dont elle l’avait regardé, une
douleur dans la poitrine. Quoi qu’il ait fait, cela avait eu des conséquences –
leurs destins étaient liés, de cela il était sûr. Elle tenait à lui comme il tenait à
elle. C’était pour ça que cela faisait si mal.
— Comment puis-je remédier à ça ? demanda-t-il aux étoiles dans un
murmure. Comment arranger les choses ?
Tout ce qu’il souhaitait, c’était lui enlever la peine qu’il lui avait
causée. Il s’était déjà résigné à une existence malheureuse, mais il ne voulait
pas de cela pour Quinn. Elle méritait tellement mieux. Elle méritait tout le
bonheur du monde.
Une fois le conflit avec les coyotes réglé, il s’envolerait pour le
Colorado, décida-t-il, la mâchoire tendue. Il aurait la conversation qu’il
devait avoir avec son père, même si cela signifiait impliquer le roi, même s’il
fallait combattre. Quoi qu’il en coûte, il confronterait William à ses actes, au
vol de terre qu’il avait commis envers ces dragons. Il s’assurerait que la terre
revienne entre les mains de ceux à qui elle appartenait. Et il s’en irait…
quelque part. Il ne savait pas encore où. Quinn ne voudrait certainement pas
de lui dans les parages – il ne serait qu’un rappel douloureux de la peine qu’il
lui avait causée, des dégâts qu’il avait faits, du siècle d’exil que sa famille lui
avait imposé, à elle et à son père.
De toute façon, peu importe où il irait. Du moment que cette injustice
était réparée, que Quinn et son père récupèrent leur ancestrale maison
familiale. Peut-être qu’il se contenterait de voyager, pensa-t-il avec un
sourire. Il pourrait partir à la recherche de sa mère. Il y avait souvent pensé,
durant les longues années passées au chalet. Plus rien ne l’en empêchait
maintenant.
Il posa le regard sur le lac. Avec ce qu’il savait maintenant, les eaux
lui semblaient encore plus importantes, plus sacrées. Quelque part dans les
profondeurs de ce lac reposait une pierre de la taille d’un poing, une pierre
magique. Une pierre que les coyotes voulaient dérober pour leur usage. Mais
était-ce le cas ? Peut-être voulaient-ils simplement récupérer la terre ? Il se
demanda s’il n’était pas possible de s’en sortir par la voie diplomatique. Est-
ce qu’ils pouvaient conclure une sorte de marché ?
Il eut une soudaine envie de parler à quelqu’un – quelqu’un d’autre
que les étoiles, bien sûr. Et il faillit se frapper le front d’exaspération quand il
réalisa qu’il pouvait le faire. Dans la chambre d’amis, la veille, il avait chargé
le téléphone qu’Amara lui avait donné – il était plutôt fier de lui de s’être
rappelé comment brancher le chargeur dans le mur et le téléphone. Il
commençait à maîtriser la technologie. Il sortit le téléphone de son sac, pressa
le bouton et se rendit compte avec joie que la batterie était encore quasi
pleine. Cela signifiait qu’il pouvait appeler Amara, lui demander conseil.
Après tout, si quelqu’un avait traversé des situations sentimentales épineuses,
c’était bien Amara. Au moins, David se contentait d’une seule femme. La
seule pensée d’avoir à courtiser quatre Quinn lui donnait l’impression qu’il
allait s’évanouir d’épuisement.
Il fit défiler les icônes sur le téléphone, s’agaçant de ses doigts lents et
maladroits, mais il finit rapidement par trouver comment l’appeler, et tint le
rectangle près de son oreille. Il faisait complètement noir près du lac
maintenant, et il frissonna un peu au passage de l’air froid du désert. Il attrapa
le sac de couchage et le dézippa, puis le drapa autour de ses épaules comme
une couverture. C’était un bon sac de couchage, qui le réchauffa presque
immédiatement, et il se sentit très reconnaissant envers Charles de prendre
soin de lui. Si cela n’avait tenu qu’à David, il aurait dormi ici avec rien de
plus que ses vêtements sur son dos. Mais il ne pourrait pas faire grand-chose
pour protéger Quinn des coyotes s’il était congelé. Il pourrait toujours dormir
dans sa forme de dragon, mais il n’y avait pas beaucoup d’espace ici, et en
plus, il n’avait jamais vraiment bien dormi sous cette forme. Il aimait dormir
sur le côté, et les ailes l’en empêchaient.
— David ?
— Amara, dit-il, si heureux de l’entendre que les larmes lui montèrent
aux yeux. Bon sang, c’est bon d’entendre ta voix.
— Qu’est-ce qui se passe ? Tu as l’air… est-ce que tout va bien ?
— Pas vraiment, répondit-il, réprimant une étrange envie de rire.
C’est plus compliqué que prévu.
— En fait, ce n’est pas surprenant, dit Amara. Je suis retournée voir
l’Oracle, et elle m’a dit un tas de… bon, honnêtement, ça n’était pas très
utile, mais je suis sûre qu’on peut trouver une solution ensemble.
David ne put s’empêcher de rire, en pensant à sa propre rencontre
avec Hera.
— Oui, j’aurais aimé qu’elle soit un peut plus claire avec moi. Pour
quelqu’un qui voit l’avenir, elle est restée très vague.
— Dis-moi ce qui t’arrive. Je n’ai pas l’habitude de t’entendre si
déprimé.
Il prit une profonde inspiration.
— Bon, la bonne nouvelle, c’est que je suis quasiment sûr d’avoir
rencontré mon âme sœur. La mauvaise, c’est qu’elle me déteste, et qu’elle
aurait préféré ne jamais me rencontrer, puisque je n’ai réussi qu’à la faire
souffrir jusqu’à présent.
— Hum. (Il pouvait presque entendre Amara penser.) Tu as rencontré
ton âme sœur.
— Je crois que oui, répondit-il simplement. J’ai vraiment essayé de
trouver une autre explication, mais…
— Quand on sait, on sait, dit Amara. Oui, désolée, David. J’ai bien
l’impression que c’est elle.
Il ferma les yeux un instant.
— Eh bien, ça craint.
— Pourquoi elle te déteste ? Qu’est-ce que tu as bien pu faire ?
David soupira, levant à nouveau les yeux vers les étoiles pour y
trouver le calme dont il avait besoin.
— Pas moi. Mon père. Quinn et son père ne vivent ici que parce qu’il
y a une centaine d’années, mon père a falsifié des documents et leur a volé
leur maison. Ils vivaient dans la vallée avec nous. Leur terre, celle que
William a volée… c’est celle qu’il m’a donnée pour y construire ma maison.
Et Quinn ne l’a compris qu’après que nous ayons…
Il entendit le soupir d’Amara. Elle hésita.
— C’est… c’est très dur David. Je suis désolée. Mais ce n’est pas
comme si c’était ta faute. Je ne veux pas être indiscrète au sujet de ton âge, ni
rien, mais est-ce que tu étais seulement né quand tout cela est arrivé ?
— J’étais enfant, admit-il. Je m’en souviens à peine. Et d’après ce que
j’en sais, elle ne s’en souvient pas plus… mais ça ne l’a pas empêché de se
mettre en colère. Elle ne veut qu’une seule chose : rentrer chez elle.
— Et tu l’aimes ?
Il ferma les yeux.
— Oui. Est-ce que c’est… irrationnel ? Je l’ai rencontrée il y a
seulement quelques jours…
Amara répondit, déterminée, et bizarrement inspirante.
— C’est ça, les âmes sœurs, chéri. C’est comme ça que ça marche. Ce
que ton père a fait est terrible, et il est clair que ça lui a causé beaucoup de
tort, certes. Mais ce n’est pas ta faute, David. Elle ne peut pas te le reprocher
indéfiniment. Tu dois l’aider à récupérer sa maison, l’aider à battre ton père.
Si elle est ton âme sœur – et je pense que c’est le cas, parce que tu n’es pas
idiot –, elle finira par comprendre que tu es de son côté.
David ne put retenir un rire.
— Je suis tellement heureux que tu penses que je ne suis pas idiot.
— C’est un beau compliment, rétorqua Amara. C’est peut-être à cela
que l’Oracle faisait référence. Elle a dit qu’il y aurait bientôt une grande
bataille. Dans les prochains jours, sûrement. Est-ce qu’ils ont l’intention de
revenir dans le Colorado bientôt ?
— Non, répondit David, soudain sur le qui-vive. Elle a dit qu’il allait
y avoir une bataille ?
— Oui. Pas un combat, une bataille – ce sont ses mots exacts. Avec…
des armées et tout le reste. Ça avait l’air sérieux.
— Je crois savoir ce dont il s’agit, dit doucement David, l’inquiétude
refaisant surface. Il y une meute de coyotes métamorphes par ici, qui ont des
vues sur cet endroit. Ils veulent le prendre, ou le récupérer, ou un truc comme
ça, je ne sais pas. Charles avait l’air de craindre qu’ils attaquent.
Amara eut l’air inquiet.
— Des coyotes. J’ai entendu parler d’eux. Cole dit qu’ils se battent
comme les loups, mais qu’ils sont plus rapides. Combien êtes-vous ?
— Trois.
Il entendit un bruit de froissement, comme si Amara s’était levée
brusquement.
— Ce n’est pas suffisant. Vous allez avoir besoin de renforts. Et
rapidement. Est-ce que tu peux m’envoyer tes coordonnées ?
— Je ne pense pas.
— Je vais chercher Luke et il va t’expliquer comment faire ; et nous
arrivons aussi vite que possible, d’accord ?
— Il ne va peut-être rien se passer, protesta David.
Il l’entendit hésiter.
— Non, David… Hera m’a montré des choses. Ça n’augurait rien de
bon. J’ai vu… Écoute, je n’avais pas l’intention de t’en parler, mais… je t’ai
vu, étendu sur le sable, couvert de sang.
— C’est vrai ?
— Oui. Alors… alors je viens, d’accord ? Et je vais amener mes gars
et nous allons battre ces coyotes, d’accord ?
— D’accord, dit David. Merci, je…
Mais elle était déjà partie – il entendit sa voix en arrière-plan, appeler
ses compagnons, mettant déjà un plan en route. Luke fut bientôt en ligne, et
lui expliqua patiemment comment trouver sa position sur une carte – il ne
savait même pas qu’il pouvait faire ça avec son téléphone.
— À bientôt, mon pote, dit l’ours joyeusement avant de raccrocher, et
David fut de nouveau seul, contemplant le téléphone dans sa main, le cœur
battant à tout rompre.
L’Oracle avait prédit une grande bataille, et à cet instant, il avait déjà
eu suffisamment de preuves de sa clairvoyance pour ne pas douter de la
véracité de cette prophétie. Il devait le dire à Charles, ils devaient se préparer.
Et s’il se retrouvait sur le sable, couvert de sang comme l’avait dit Amara…
eh bien c’était un faible prix à payer pour la sécurité de Quinn.
Et au moins, même si le reste de sa vie était un chaos total, il était
heureux de savoir que les renforts étaient en route.
Chapitre 14 - Quinn

Les quelques jours suivants passèrent à une lenteur intolérable. De


savoir qu’ils étaient potentiellement sur le point de subir une attaque de la
part d’une meute de coyotes en colère rendait le travail de la ferme
étrangement tendu, et Quinn revint à ses corvées sans l’enthousiasme qui la
caractérisait habituellement. S’ils devaient partir, à quoi bon travailler aussi
dur pour rendre cet endroit productif ? pensait-elle en s’occupant avec soin
des plants de courgettes. Il y avait toujours cette possibilité qu’ils ne puissent
pas rentrer chez eux, que le nouveau roi ne leur accorde pas leur droit à la
terre, et qu’ils soient obligés de faire demi-tour et revenir ici. Son père n’avait
pas envie de tout recommencer, et qui pourrait l’en blâmer ?
Quinn. Une part d’elle-même n’avait qu’une envie : se lever et partir
– emballer leurs affaires et se soumettre au bon vouloir des dragons du
Colorado. Mais elle savait qu’il était risqué de bouger la pierre, leur artefact
de famille, sans avoir un endroit sûr où la stocker à leur arrivée. Et ils ne
pouvaient pas la laisser ici – les coyotes pourraient mettre leurs pattes dessus,
et ce serait une catastrophe. Elle se sentait coincée, et furieuse, et si elle
voulait vraiment être honnête avec elle-même, un peu effrayée à l’idée de
partir en guerre contre une meute de coyotes. Elle se vantait beaucoup de
savoir se battre, et elle savait qu’elle pouvait être très dangereuse sous sa
forme de dragon, mais elle n’avait pas tellement d’expérience en ce domaine.
Alors elle commença à passer ses après-midis sous sa forme de
dragon, dehors, dans le désert, à s’entraîner. C’était drôle de voir à quel point
son vieux corps était rouillé, après tout ce temps passé dans sa forme
humaine. Les dragons naissaient sous leur forme ailée et griffue, et pendant
leur enfance ils apprenaient à se transformer – mais malgré cela, elle avait
passé tellement de temps sous sa forme humaine qu’elle n’était pas très
habituée à ses ailes. Malgré tout, l’habitude revint rapidement. Elle surprit
même à une ou deux reprises son père en train de faire la même chose – elle
le vit tournoyer autour de la ferme, ses immenses ailes étendues sous la
lumière du soleil. C’était vraiment dommage que, par peur d’être découvert
par les humains, il soit devenu trop dangereux de passer du temps sous cette
forme. Il y avait quelque chose de quasi enfantin dans la façon dont son père
plongeait et s’envolait dans les airs – une sorte de joie dans ses mouvements,
à laquelle il ne l’avait pas habituée.
Quand ils rentreraient. Quand ils rentreraient à la maison, tout serait
différent. Ils pourraient passer plus de temps dans leur vrai corps. Tout serait
mieux au Colorado. Le tout était d’y arriver.
Elle en venait presque à souhaiter que les coyotes attaquent tout de
suite. S’il devait y avoir une bataille, autant qu’elle arrive vite pour en être
débarrassé. Une fois les coyotes vaincus, ils pourraient se permettre un
voyage rapide vers le nord, pour voir s’il s’y trouvait un foyer pour eux dans
la vallée – ou s’ils devaient s’en emparer par la force. Le plus frustrant,
c’était de ne pas savoir : est-ce que les coyotes allaient les attaquer ? Ou
devraient-ils vivre cet interminable sentiment de siège pendant des semaines,
voire des mois ?
Sa frustration était renforcée par le fait que David était toujours dans
les parages. Elle avait accepté à contrecœur de le laisser rester – elle persistait
à dire que c’était dans un moment de faiblesse, une manipulation flagrante de
la part de son père –, mais cela ne signifiait pas qu’elle devait être heureuse
de le voir. Il était toujours là en train de se morfondre, faisant des rondes le
long des murs, et pratiquant de stupides entraînements d’arts martiaux torse
nu… non pas qu’elle l’ait observé de très près depuis son point de vue dans
les arbres, d’où il ne pouvait pas la voir. Et après tout, où était le mal ? Quel
était le problème si elle le regardait un peu ? Il était physiquement attirant,
c’est tout. C’était un être ignoble, et le fils de son pire ennemi, bien sûr,
mais… bon sang, elle ne pouvait pas lutter contre le fait qu’il était
incroyablement sexy. Son esprit ne cessait de revivre le moment où il s’était
battu contre Caleb pour la défendre, elle revoyait la façon dont son corps
bougeait… elle était profondément frustrée. Son corps était si puissant, il était
agile et une force surprenante se cachait derrière son apparence calme et
stoïque…
À sa grande surprise, elle avait aussi beaucoup de mal à rester en
colère contre lui. Ça l’agaçait de réaliser à quel point les propos de son père
faisaient sens, et elle était tiraillée. C’était vrai, David n’était pas son père.
Vrai aussi, qu’il ignorait que son propre père était la raison pour laquelle ils
étaient coincés au milieu du désert. Vrai enfin que David s’était montré tout à
fait correct à bien des égards. Mais c’était une question de principe, pensait-
elle, irritée, la colère bouillonnant dans ses veines. La famille de David avait
ruiné sa vie. Était-elle censée simplement hausser les épaules et laisser
tomber ? Tout ça parce qu’il se trouvait être quelqu’un de bon, de gentil et
doux avec elle, et vraiment bon au lit, tellement qu’elle en avait parfois du
mal à trouver le sommeil.
Elle essaya de ne pas y penser. Il valait mieux qu’elle se concentre sur
ce qu’elle pouvait faire pour préparer la guerre. S’ils devaient être attaqués
par des coyotes, plus ils préparaient des plans, mieux ce serait. Ce qui
l’inquiétait le plus, c’était d’avoir vu Caleb creuser dans le jardin. Bien sûr, il
s’était complètement trompé d’endroit, mais son comportement prouvait que
les coyotes savaient que la source de l’eau – et par conséquent, de la bonne
santé du jardin – était quelque chose que l’on pouvait déterrer et voler. Et
s’ils s’étaient introduits dans le jardin au milieu de la nuit, avaient trouvé où
était la pierre et l’avaient volée ? Où seraient-ils maintenant ? Bien sûr, David
montait la garde, pour ce que ça valait – elle ne lui faisait pas tellement
confiance –, mais que se passerait-il si les coyotes parvenaient à se faufiler à
l’intérieur ?
Ce serait logique de cacher la pierre quelque part, au moins pour un
petit moment. Elle passa une journée ou deux à explorer les environs,
marquant les endroits sur une carte, et la montra un matin à son père. Le
vieux dragon eut l’air distrait quand il leva les yeux vers elle – ce n’était pas
bon signe, mais elle persista.
— Papa, j’ai pensé à la pierre. Je pense que nous devons la cacher.
Il cligna des yeux.
— La cacher ? Mais elle est déjà cachée…
Elle répondit avec impatience.
— Sous un lac. Ce n’est pas exactement l’endroit le plus secret. Tu
peux l’atteindre en plongeant au fond, j’ai vérifié.
Elle avait passé une journée étrange. Elle avait plongé dans le lac,
retenant sa respiration pour nager jusqu’au fond – et bien entendu, la pierre
était là, brillant au fond du lac. Et si elle était capable de plonger et de la
trouver, alors les coyotes le pouvaient aussi, s’ils s’introduisaient dans le
jardin. Combien de temps cela leur prendrait-il pour penser à sonder le lac en
lui-même ? Pas longtemps.
— David dort au bord du lac. Les coyotes ne pourront pas passer
devant lui.
— Caleb l’a fait, la première nuit, souligna-t-elle, réprimant la
bouffée d’émotion qu’elle avait ressentie en entendant le nom du dragon. Il
est passé juste devant lui dans le sentier.
— C’est bon, répondit Charles d’un air absent. Ne t’inquiète pas pour
ça. Tout ira bien.
— Papa, ce n’est pas suffisant. Laisse-moi emmener la pierre ailleurs,
la cacher dans le désert jusqu’à ce que tout ça se calme. Le jardin pourra
attendre quelques jours sans source d’eau, non ? J’ai trouvé des endroits qui
pourraient aller…
— Non, je ne pense pas que ça sera nécessaire. C’est bien que tu y
aies pensé, mais tu… occupe-toi de tes corvées, et de ton entraînement.
— Papa…
Le vieux dragon l’interrompit brusquement.
— Nous avons reçu un message. Un message de l’Oracle qui dit
qu’une bataille va avoir lieu. D’ici un jour ou deux. Des renforts arrivent pour
nous aider, mais je ne sais pas s’ils arriveront avant les coyotes.
Quinn le fixa, reléguant l’idée de cacher la pierre loin dans son esprit
au fur et à mesure qu’elle réalisait l’ampleur de cette nouvelle information.
— L’Oracle ? Tu es sûr ?
— Oui. J’espère que tu es prête.
— Oui, répondit-elle. Papa… on pourrait simplement partir. On n’a
pas besoin de faire ça. On pourrait prendre la pierre, et nous envoler d’ici
avant que ça ne dégénère…
Elle serra les dents en entendant le ton de sa réponse. Elle en avait
marre de ce ton, celui qui coupait court à toute conversation.
— Non, dit Charles. Ce combat est écrit. Il aura lieu, d’une façon ou
d’une autre. Nous nous protègerons l’un l’autre.
— Bien sûr, répondit-elle automatiquement, avant de sortir sur le
patio, tellement frustrée qu’elle avait envie de balancer son poing contre le
mur de pierre.
Il était impossible. C’était impossible. Elle ne voulait pas combattre
les coyotes ; en ce qui la concernait, ils pouvaient tout aussi bien s’emparer
de toute cette maudite ferme. Pour l’instant, la ferme lui faisait l’effet d’une
prison – un endroit où elle était coincée, avec tous les horribles souvenirs de
sa propre enfance isolée, mais aussi de David, une personne dont elle était
presque tombée amoureuse avant de réaliser…
Peu importe ce qu’elle avait réalisé. Peu importe ce qui avait failli se
passer. Peu importe tout ça. Elle avait à moitié envie de retourner nager.
Plonger au fond du lac, prendre la pierre, voler jusqu’au Colorado toute seule,
et n’accepter aucun refus jusqu’à ce que son père et elle soient de nouveau
installés sur leur propriété. Mais non… elle ne pouvait pas l’abandonner. Pas
avec la bataille à venir. Elle n’y connaissait pas grand-chose en Oracle et en
prophéties, mais elle savait que s’il arrivait quelque chose à son père pendant
qu’elle était partie, elle ne se le pardonnerait jamais. Elle se sentait prise au
piège. Passer plus de temps sous sa forme de dragon n’avait fait qu’accentuer
cette impression d’être piégée. Bizarre qu’une créature ailée, capable de
s’envoler à sa guise, puisse se sentir aussi enfermée.
Elle était tellement frustrée à cause de son père en traversant le jardin
qu’elle oublia presque à quel point elle était en colère contre David quand
elle le vit. Il descendait l’une des allées, se dirigeant vers le lac où il campait,
et avant qu’elle ait pu réagir, leurs regards se croisèrent, et elle le salua. Rien
qu’un « bonjour », mais le sourire qui s’afficha sur son visage lui fit l’effet du
soleil qui pointait à travers un nuage de pluie. C’était magnifique, et malgré
toute sa colère et sa frustration, malgré sa détermination obstinée à le haïr
jusqu’à la fin de ses jours… elle sentit son cœur faire des bonds.
— Est-ce que ça va ? demanda-t-il, hésitant, mais clairement
déterminé à poursuivre la conversation.
Quinn savait qu’elle aurait dû continuer son chemin, l’ignorer, ne pas
communiquer avec lui… mais bon sang, elle avait juste envie, pour une fois,
de parler à quelqu’un d’autre que son père. Alors elle céda.
— Oui, très bien. Apparemment, nous allons être attaqués bientôt.
Il hocha la tête.
— C’est ce qu’a dit l’Oracle. Es-tu… prête ?
— Oui. Peu importe. À ce stade, je serais presque heureuse si quelque
chose arrivait. (Elle leva les yeux au ciel.) J’ai horreur de me sentir coincée
comme ça. Seule ici.
Il hocha de nouveau la tête et haussa les épaules.
— Je sais. J’ai… mes amis descendent pour nous aider à combattre.
Peut-être que tu pourrais… devenir amie avec eux ?
Punaise, c’était gênant. Une partie perfide d’elle-même n’arrêtait pas
de lui suggérer des choses idiotes, comme se jeter dans ses bras et ne plus
jamais le laisser partir, s’envoler avec lui au soleil couchant, lui pardonner
tout ce qu’il avait fait. Non, pensa-t-elle, campant sur ses positions. Non, elle
n’allait pas être faible comme son père. Il lui avait fait du tort, à elle et sa
famille, et il souffrirait pour ça.
Elle plissa les yeux.
— Peut-être. Quoi qu’il se passe, nous partirons bientôt d’ici. Nous
irons réclamer la terre qui nous appartient. Et peu importe qui s’y trouve.
— Elle est à toi, répondit-il simplement. Bien sûr qu’elle t’appartient.
Quinn, je ferai tout mon possible pour que ta terre te soit rendue, même s’il
faut pour cela me battre avec mon père. Je te promets…
Il inspira profondément, et elle vit l’émotion briller dans ses yeux.
Elle échoua à endurcir son cœur contre lui. Bon sang, qu’avait-il de si
sincère, si authentique ? Il s’infiltrait dans chaque faille de son armure, et
menaçait de la faire craquer.
— Je te le jure, Quinn, je ne savais pas que cette terre t’appartenait. Je
ne connaissais pas le conflit de ta famille avec mon père. Si je l’avais su,
j’aurais…
— Tu aurais quoi ? Réparé ? balança-t-elle.
Il écarta les mains.
— Oui, bien sûr que j’aurais réparé. Mes sœurs et moi… nous ne
sommes pas comme lui. Nous avons passé nos vies à essayer d’atténuer les
dégâts qu’il fait. J’ai parlé à ma sœur – Olivia, tu l’aimerais. Elle est déjà en
train de rechercher les documents que William a falsifiés. Rosaline va aller
parler au roi, et tout lui expliquer. Une fois réglé le problème avec les
coyotes, nous réparerons ce qui s’est passé il y a des années, Quinn. Je te le
promets. Si je ne peux rien faire de plus pour toi… ça au moins je peux le
faire.
— Mais est-ce qu’il ne va pas te renier ? demanda-t-elle à contrecœur.
Elle devait l’admettre, ce qu’il disait ressemblait fortement aux
actions d’une bonne personne. Certes, il pouvait mentir. William était un
menteur. Tel père, tel fils ? Mais, même dans sa propre tête, ses protestations
semblaient bien faibles. Pourquoi était-elle aussi têtue, se demanda-t-elle.
Pensée traîtresse. Pourquoi résistait-elle aux tentatives de cet homme d’être
gentil avec elle, de prendre soin d’elle ? Avait-elle un cœur de pierre ?
Était-elle comme sa mère ?
David répondit par un haussement d’épaules.
— Probablement. Mais il était sur le point de le faire, de toute façon.
Je n’ai jamais été le fils qu’il espérait. Mais au moins, je peux faire quelque
chose pour réparer une partie des dégâts qu’il a faits. Ce n’est pas grand-
chose, mais…
— Oui, eh bien, ça aurait été mieux il y a cent ans, rétorqua-t-elle,
essayant de mettre de la colère dans sa voix, sans y parvenir.
Elle avait juste l’air triste, et elle vit David lutter contre l’envie de la
prendre dans ses bras pour la réconforter. Et le pire, c’était qu’une partie
d’elle-même en avait si désespérément envie qu’elle en aurait pleuré.
Il répondit doucement, les yeux emplis de tristesse.
— Je sais. J’aurais aimé faire plus attention. J’aurais préféré ne pas
m’enfuir, ne pas me cacher de ma famille, et de tout ce qui se passait. En ne
faisant rien, j’ai causé beaucoup de dégâts. Je pensais que me cacher était une
bonne manière d’éviter de faire souffrir les autres, mais… mes sœurs en ont
payé le prix, et toi et ta famille aussi.
Elle répondit brusquement, sachant qu’elle devait s’éloigner de lui
avant de faire une chose stupide, comme lui pardonner.
— Écoute. Je dois y aller. J’ai… des choses à faire, un combat à
préparer, tu sais, tout ce merveilleux merdier, alors…
— Bien sûr. Désolé de t’avoir retenue.
Il recula, les mains levées comme si elle pointait une arme sur lui, et
remonta rapidement l’allée. Amusée, Quinn réalisa qu’il était reparti d’où il
était venu – est-ce qu’il avait l’intention de prendre un chemin complètement
différent pour se rendre où il allait ? Exactement, c’est ce qu’il allait faire.
Quel idiot ! Pathétique, vraiment, cette façon d’être arrangeant, ses excuses
sincères, sa gentillesse, sa douceur, sa…
Elle ferma les yeux, marchant à l’aveugle sur le chemin qui menait au
lac. Elle avait besoin de s’éclaircir les idées. Elle avait besoin de plonger dans
l’eau froide et de se laisser bercer vers un endroit où elle pourrait réfléchir
sereinement, pour une fois dans sa vie. C’était impossible – son esprit était
plongé dans le chaos, empli de querelles anciennes et de frustrations.
Comment était-elle censée gérer tout ça ? Que devait-elle faire ? Est-ce que
c’était irrationnel de sa part de garder toute cette rancune envers David,
malgré ses efforts pour réparer un crime dont il n’était même pas
responsable ? Son père avait-il raison ? Était-elle coupable d’avoir cette
même vision manichéenne qui avait été la grande faiblesse de sa mère ? Elle
avait passé tellement de temps à en vouloir à son père, à sa faiblesse, sa
tendance à être passif et à pardonner… mais était-il possible qu’elle soit allée
trop loin ? Est-ce qu’il n’était pas temps d’en tirer les leçons et de tendre un
rameau d’olivier à David ?
Parce que, quoi qu’elle fasse – même si elle essayait à tout prix de
rester en colère – elle ne pouvait lutter contre le fait qu’au plus profond de
son cœur, elle tenait à lui. Elle ne pouvait pas chasser le souvenir de la nuit
qu’ils avaient passée ensemble, de la sensation de son corps contre elle, de la
lueur de ses yeux verts à quelques centimètres des siens tandis qu’ils
bougeaient ensemble dans le noir. Il lui manquait tellement que parfois elle
avait du mal à respirer, même quand elle essayait, à son corps défendant, de
le haïr.
Peu importe la force qu’elle y mettait, c’était horriblement inévitable,
vraiment… il y avait quelque chose entre eux dont elle ne pouvait se défaire.
Ils étaient unis par le destin, d’une certaine façon. Par les étoiles ou autre, elle
ne savait pas comment ça fonctionnait. Mais elle tenait à lui. Elle ne pouvait
pas s’en empêcher. Mais elle ne pouvait pas non plus se résoudre à aller le
trouver et lui parler, lui demander pardon de l’avoir rejeté… sa fierté se
rebellait rien qu’à l’idée, à peine l’avait-elle effleurée. Alors qu’était-elle
censée faire ? Souffrir pour le restant de sa vie ?
Quand elle atteignit le lac, elle avait le tournis, et elle s’arrêta à peine
pour enlever ses vêtements avant de plonger dans les profondeurs, accueillant
le choc de l’eau froide contre sa peau tiède. Pendant un long moment, elle se
laissa flotter, les yeux rivés sur le ciel, et son esprit s’apaisa doucement. Elle
flotta pendant un peu plus d’une heure, essayant de mettre de l’ordre dans ses
pensées… en vain. Toute cette situation était impossible.
D’une manière ou d’une autre, il y aurait du changement. Une bataille
se profilait à l’horizon. Il valait mieux se concentrer dessus pour l’instant.
Une fois qu’ils auraient réglé le problème des coyotes… alors elle aurait tout
loisir de chercher ce qu’elle allait bien pouvoir faire au sujet de David.
Parce que, que ça lui plaise ou non, elle ne pouvait se défaire de la
conviction qu’il était son âme sœur.
Chapitre 15 - David

David se réveilla brusquement au milieu de la nuit. Il n’était pas rare


pour lui de se réveiller tard dans la nuit, il y avait des bruits étranges dans le
désert. Le vent hurlait par-dessus les murs du jardin, on devinait la présence
d’animaux sauvages, et David était un dragon qui avait passé sa longue
existence dans un environnement complètement différent. Alors il avait
l’habitude de se réveiller en sursaut contre l’arbre sous lequel il dormait, à
tendre l’oreille durant quelques minutes pour s’assurer que le bruit n’avait
rien d’inquiétant, avant de replonger dans le sommeil. Cela faisait trois nuits
qu’il passait ici, désormais… bizarrement, c’était confortable, surtout dans la
chaleur de son sac de couchage. Il s’était levé plusieurs fois cette nuit, avait
marché dans le noir pour s’assurer que les bruits qu’il avait entendus
n’étaient pas une attaque, mais tout était calme à chaque fois.
Il commençait à s’inquiéter ; il réfléchissait allongé sous les étoiles,
pour ce qui lui semblait être la douzième fois, écoutant attentivement les
bruits du jardin et du désert, essayant de discerner ce qui était dû au vent et ce
qui ne l’était pas. Il avait parlé avec Amara il y a quelques jours, lui avait
envoyé les coordonnées de la ferme… où était-elle ? C’est vrai qu’il fallait
qu’elle amène du monde avec elle, il avait fait le voyage seul, et malgré tout
cela lui avait pris du temps. En plus, il pouvait suivre la boussole, et il ne
savait pas vraiment comment ça fonctionnait avec les nouvelles technologies.
Est-ce que certains de ses renforts venaient à pied ? Il essaya de ne pas trop y
penser, de ne pas s’inquiéter que son conseil de guerre n’ait pas approuvé la
mission, ou qu’ils soient coincés seuls ici pour affronter les coyotes quand ils
viendraient.
S’ils venaient. Il commençait à ne plus tellement croire à l’éventualité
de la bataille – s’il n’avait pas eu confiance en l’Oracle, il serait parti depuis
bien longtemps. C’était bien trop douloureux d’être aussi près de Quinn. Il
avait conscience que cela ne faisait que trois jours. Dans son chalet, trois
jours s’écoulaient en un éclair. Plusieurs fois, il avait même oublié de dormir
pendant trois jours, profondément absorbé par un nouveau livre, ou par une
recherche. Mais maintenant… maintenant qu’il savait ce dont il était privé,
maintenant qu’il savait comment il pourrait passer ses journées s’il n’y avait
pas eu son père, ou les choses terribles qu’il avait faites… il agonisait. Le fait
de la voir rarement était un petit répit, au moins, mais il n’avait pas besoin de
la voir pour penser à elle. C’était comme si elle s’était installée dans sa
poitrine, un point brûlant et douloureux auquel il ne pouvait échapper, quoi
qu’il fasse.
Et il avait vraiment essayé. D’abord, il s’était entraîné – se souvenir
des entraînements au combat qu’il avait suivis étant plus jeune avaient aidé
un peu. Il se sentait plus à l’aise dans son corps maintenant, plus sûr de lui. Il
ne savait pas si ça lui serait utile quand viendrait la bataille, mais au moins il
se sentait mieux. C’était bien d’avoir quelque chose sur quoi se concentrer, et
qui n’était pas Quinn, le souvenir de son corps sous ses mains, l’odeur de ses
cheveux, le doux mouvement de sa respiration quand elle dormait sur son
torse…
Bon sang. Il s’assit sous l’arbre, agacé d’avoir laissé son esprit
vagabonder vers elle. Maintenant il n’arriverait pas à se rendormir avant un
bout de temps. Parce que, même si l’entraînement l’aidait le temps qu’il
durait, l’effet n’était jamais très long. Durant l’heure qui suivait, il se
retrouvait de nouveau à serrer les dents en pensant à elle, déchiré entre le
désespoir d’arriver à l’apercevoir à travers les fenêtres de la ferme, et la
détermination à éviter de la voir jusqu’à la fin de ses jours. L’idée d’un espoir
était intolérable, même si Charles avait semblé laisser entendre qu’il pouvait
y avoir un avenir pour eux – s’il ne faisait ne serait-ce que s’autoriser à y
penser, le feu le consumerait entièrement. Non, dans l’ensemble, la douleur
du rejet était un sentiment préférable. Il avait trouvé l’amour de sa vie, et il
l’avait perdue, voilà tout. Tout ce qu’il pouvait faire maintenant, c’était se
concentrer sur la bataille à venir.
À ce propos… il plissa le nez, écouta attentivement. C’était un son
étrange. Un genre de grattement, assez faible pour qu’il ne soit pas certain de
ne pas l’avoir imaginé, mais difficile à identifier. C’était clairement un son
qu’il n’avait pas entendu avant… ou alors si ? Son esprit revint au premier
jour où il avait fait sa ronde dans le jardin, quand il avait escaladé le mur pour
voir à quel point il était facile de le faire. Ce grattement… on aurait dit le
bruit qu’avait fait sa main sur la pierre rouge brute.
Il eut l’impression que son corps tout entier avait été plongé dans la
glace. Il sauta sur ses pieds, aussi silencieusement qu’il le put dans ces
circonstances, laissant le sac de couchage en boule sur le sol, tout en
s’approchant furtivement du mur le plus proche. En marchant, tout en prenant
soin de ne poser les pieds que sur les parties du chemin où il n’y avait ni
brindilles ni feuilles qui pourraient craquer ou faire du bruit sous ses pas, il
priait désespérément pour que ce son soit une hallucination. C’était trop tôt –
qui savait où se trouvaient Amara et ses renforts ? Il l’avait contactée un peu
plus tôt dans la journée, et avait juste reçu un message disant qu’ils étaient en
route. Mais qu’allaient-ils faire si la bataille avait lieu maintenant ?
Il se cacha derrière un arbre et regarda tout autour – il sentit son
estomac flancher. Là, perchée en haut du mur, silhouette découpée sur le ciel
éclairé par la lune, se tenait une forme humanoïde, courbée comme si elle
attrapait quelqu’un de l’autre côté. Tandis que David l’observait, la forme se
tendit et tira quelque chose par-dessus le mur – il réalisa que c’était une autre
silhouette, qui sauta agilement par-dessus le mur et atterrit de l’autre côté
avec un bruit quasi inaudible. Debout sur le sol, les yeux rivés sur la forme en
haut du mur, il y avait au moins dix silhouettes, peut-être plus. À cette
distance, il ne pouvait pas les distinguer, mais il voyait la lueur pâle de leurs
yeux sous le clair de lune. Cette ressemblance le frappa comme un coup de
poing à l’estomac. Au clair de lune, chacun d’entre eux avait des yeux qui
brillaient comme ceux de Caleb.
On y était. C’était l’attaque. Il devait prévenir Charles et Quinn, il
devait les réveiller et les préparer. Il s’éloigna à travers les arbres aussi
silencieusement qu’il le put, mais sa hâte le rendit imprudent, et il grimaça
quand un craquement résonna à travers le jardin. Une branche, en travers du
chemin, il venait de marcher dessus. Il entendit les voix des coyotes alertés
qui s’élevaient derrière lui, et il se mit à courir aussi vite qu’il le pouvait,
espérant que sa connaissance du jardin lui permettrait de prendre une
longueur d’avance sur eux. Autant pour le côté furtif, se fustigea-t-il, son
cœur battant à tout rompre pendant sa course. Deux minutes après le début de
la bataille cataclysmique, il avait déjà commis une grave erreur.
La ferme était silencieuse quand il débarqua à travers les arbres –
mais il réalisa d’un coup qu’il n’avait pas le temps d’entrer. Les coyotes
l’avaient pris en chasse, se dispersant dans les arbres derrière lui et il savait
que s’il courait dans la maison, ils entreraient aussi. Il ne pouvait risquer que
Quinn ou Charles soient surpris dans leur sommeil – dans leur forme
humaine, ils seraient vulnérables, et il n’avait aucune idée du type d’armes
que transportaient ces coyotes. Il se tourna vers le potager qui se trouvait à
l’extérieur de la maison, compta au moins une douzaine de paires d’yeux
jaunes qui brillaient à travers les arbres. Les coyotes s’étaient déployés, et
l’encerclaient. Il les avait menés droit à la ferme. Mais ce n’était peut-être pas
une si mauvaise idée. Après tout, il y avait de l’espace ici.
Et l’espace, c’est tout ce dont un dragon avait besoin.
Le changement l’envahit comme un vertige. Jamais il n’avait senti la
transformation l’emporter si rapidement – mais là encore, il ne s’était jamais
transformé avec autant d’adrénaline dans les veines. Il se demanda si c’est ce
qu’avaient ressenti ses ancêtres, tandis que ses ailes se déployaient, que son
corps grandissait et changeait, les écailles couvrant rapidement sa chair,
pendant que son cou s’étendait et se déformait. Il était à peine devenu dragon
lorsqu’il rugit, allongeant son cou et poussant le cri le plus fort et le plus
effrayant qu’il pouvait. Il comptait sur le fait que la plupart de ces coyotes
n’avaient jamais vu un dragon auparavant – il pourrait peut-être les effrayer
un peu, les intimider. Un rapide coup d’œil dans son dos lui permit de voir
que les lumières s’allumaient dans la ferme. Bien, Quinn et Charles étaient
réveillés.
Mais les coyotes ne perdaient pas de temps. Il recula quand l’un d’eux
sauta vers lui, mordant, grognant – la plupart d’entre eux avaient aussi
changé de forme et se précipitèrent dans l’attaque. Il se redressa sur ses pattes
arrière, les ailes battant fort pour assurer son équilibre alors qu’il essayait de
se stabiliser sur deux pattes. Cela eut l’avantage de dégager ses serres, et il les
balança vers les coyotes qui l’encerclaient, les renvoyant loin de lui. Il siffla,
plissant ses yeux verts – sous cette forme, son champ de vision était plus
large, car ses yeux étaient placés de chaque côté de la tête, pas directement au
milieu, et il put voir d’autres yeux scintillants dans les arbres. Rapidement,
les coyotes comprirent qu’il ne fallait pas trop s’approcher – ses serres eurent
rapidement raison de plusieurs d’entre eux, leurs bords tranchants laissant des
blessures profondes tandis qu’il les lançait à travers les airs. Ses ailes aussi
étaient redoutables, renvoyant les coyotes en arrière à gauche et à droite.
Et à sa grande surprise, plusieurs coyotes avaient gardé leurs formes
humaines. Ils étaient aussi dans les arbres, mais ils les escaladaient. Il réalisa
qu’ils avaient des armes en main – des pierres volaient depuis les arbres, tout
près de sa tête et ses yeux, et il rugit de frustration, tournant la tête quand une
pierre manqua de peu de le frapper dans l’œil. Il n’avait aucun moyen de
réagir, aucun moyen de riposter à ces tirs. Et c’était une attaque coordonnée :
quand la pierre manqua son coup, trois coyotes plongèrent sous son ventre,
infligeant des morsures aigües aux écailles plus molles qui s’y trouvaient,
pendant qu’il était distrait par l’attaque venant des arbres. Les pierres
continuaient de pleuvoir sur lui, frappant ses ailes – il grogna de colère.
C’était un danger – et une tactique intelligente. Il suffirait d’une ou deux
blessures perforantes pour compromettre sa capacité à s’envoler.
Il y avait plus de coyotes, qui débouchèrent à travers les arbres. À ce
moment, ils devaient être au moins quarante, et le groupe grossissait à vue
d’œil. Est-ce qu’il s’agissait d’une seule meute ? se demandait-il en les
regardant, choqué. Ils se séparaient en petits groupes, tournant autour de lui,
le contournant, et il ouvrit grand les yeux, affolé, quand il en aperçut
quelques-uns qui s’approchaient de la ferme. Évidemment, pensa-t-il. Caleb
leur avait dit qu’il y avait des dragons qui dormaient dans la ferme,
vulnérables sous leurs formes humaines. Mais ils n’avaient pas compté avec
lui. Il se retourna, se déplaçant rapidement à travers l’espace ouvert,
grimaçant quand il piétina le potager. Il devrait s’excuser auprès de Charles
un peu plus tard. S’il en avait l’opportunité. Des coyotes tentèrent de se
mettre en travers de son chemin, de l’empêcher de passer, et il les repoussa à
coups de serres et de queue, les envoyant voler à travers les airs. Ils
espéraient le bloquer, le garder à l’écart de ses alliés. Ils devraient faire mieux
que ça.
David envoya valser un coyote loin de la porte avec une serre. À
l’intérieur, soulagé, il vit Charles et Quinn courir vers les portes coulissantes
du patio, le visage dur. Il se retourna pour leur laisser le temps de se
transformer, balayant quelques coyotes au passage. Les petites créatures
semblables à des loups étaient minuscules, mais il savait qu’une soixantaine
d’entre elles pouvaient abattre et blesser gravement un humain (ou un dragon
sous forme humaine) si on leur en donnait l’occasion. Et ce n’était pas dans
ses intentions.
Mais leur tourner le dos leur avait donné une occasion de se
rassembler, et quand il se retourna, il lutta pour contenir sa surprise – et son
inquiétude. Ils étaient plus d’une centaine maintenant, les pierres pleuvaient
des arbres sans discontinuer autour du potager, et quand il bougea, il sentit
une poignée de coyotes bondir sur son corps, leurs pattes remuant pour
trouver une prise. Il se débattit, hurlant sa colère, mais le mal était fait – il
sentit une douleur aigüe à la jointure de ses ailes, et il réalisa que certains
d’entre eux avaient eu suffisamment de prise pour planter leurs dents dans la
peau de ses ailes. Les ailes de dragons n’avaient pas d’écailles – le matériau,
semblable à du cuir, était parfait pour voler, mais pas très protégé. Ils avaient
trouvé son point faible, et il sentait déjà le sang couler.
Eh bien, ils pourraient être plusieurs à jouer à ce petit jeu. Rugissant,
il lança ses serres en avant, courant vers le plus gros groupe de coyotes, dans
l’espoir de mettre la pression sur leurs rangs. Derrière lui, il entendit Charles
et Quinn se transformer, et leurs voix draconiques s’élever dans le combat.
C’était bon à entendre. À trois, ils pouvaient avoir une chance… mais son
cœur se mit à battre à toute allure quand il regarda l’armée ennemie. Il y en
avait tellement… et bon sang, ils étaient rapides ! Même quand il s’en prenait
à un groupe, il avait l’impression qu’ils s’évaporaient hors de sa portée,
esquivant ses coups, se dérobant, pour resurgir à l’endroit où ils étaient,
comme si ses griffes les avaient traversés. Il en assommait quelques-uns – ils
n’étaient pas invulnérables – mais chaque fois qu’il en battait un, il avait
l’impression qu’il était remplacé par trois autres.
David ! Il entendit la voix de Quinn, directement dans son esprit.
C’était tellement bon de l’entendre qu’il en aurait presque pleuré. Derrière
toi !
La douleur lui transperça les ailes, et il rugit, tournant le cou pour voir
trois coyotes sur son dos, mâchant furieusement ses ailes. Cette fois, il sentit
qu’elles cédaient, et il hurla de fureur tandis que le sang éclaboussait ses
écailles. Et dans un réflexe probablement très stupide, il se laissa tomber au
sol et roula, essayant d’écraser les coyotes qui lui avaient fait tant de mal. Ils
s’échappèrent facilement, mais à l’instant où il toucha le sol, une douzaine
d’entre eux se trouvaient sur lui, mordant et griffant chaque morceau de chair
exposée. Seul son long cou sinueux permit à sa tête d’échapper à la meute, et
même là, les coyotes bondissaient et se jetaient sur lui. D’aussi près, il sentait
leur colère, leur rage, leur détermination à le tuer, par tous les moyens
nécessaires, et une vraie peur le saisit à la poitrine pour la première fois.
Était-ce de cette façon que tant de ses ancêtres avaient succombé face à des
meutes de loups – physiquement bloqués au sol, submergés par le nombre ?
Derrière lui, Charles et Quinn se battaient aussi, et il se remit sur ses pieds
avec beaucoup de difficulté, secouant les coyotes du mieux qu’il pouvait.
Mais il sentait les dégâts qu’il avait subis durant cette manœuvre peu
judicieuse.
Était-il capable de s’en sortir ? Où allait-il mourir au milieu du désert,
échouant à protéger la femme qu’il aimait ?
Au moment où la peur s’installait, il entendit quelque chose d’étrange.
Quelque chose qui ressemblait à un vent violent et des bruits de pas. Et même
s’il était surtout concentré sur les coyotes qui l’encerclaient, menaçant de
l’achever, il avait suffisamment conscience de ce qui se passait autour de lui
pour remarquer que les étoiles disparaissaient au-dessus de lui.
Et tandis qu’il levait les yeux, le soulagement l’envahit, aussi puissant
qu’un raz-de-marée. Là, les ailes étendues et ses yeux bleus, volait Amara
dans toute sa splendeur. La lune brillait derrière sa tête, tandis qu’elle battait
fort des ailes, planant au-dessus de la bataille comme dans un film. Il lui jeta
un œil, et sentit que les coyotes reculaient devant cette nouvelle menace ; il
sourit. À cheval sur son cou, il reconnut Luke dans sa forme humaine, leur
faisant des signes furieux. Et accrochés à ses serres se trouvaient un loup et
une panthère.
Les renforts ! Il hurla à l’attention de Charles et Quinn, ne voulant pas
qu’ils s’inquiètent de l’apparition soudaine de ces étrangers. Mais avant qu’il
puisse parler, Amara ouvrit ses serres. Soudain, il y avait un loup et une
panthère parmi les coyotes. Amara s’approcha un peu plus près du sol, et
David regarda émerveillé Luke bondir de son cou avec l’aisance de
quelqu’un qui sauterait dans le grand bain. Lorsqu’il atterrit parmi les
coyotes, c’était un ours de trois mètres de haut, des centaines de kilos de
muscles et des yeux brillants et sombres. Encouragé par l’arrivée des renforts,
David s’avança de nouveau vers les coyotes, mâchoires claquantes et serres
jaillissant tandis qu’il se battait.
Le vent de la bataille tournait. Quinn et Charles s’avancèrent pour
fermer la ligne, se battant aux côtés de ces guerriers chevronnés – et Amara
ne tarda pas à atterrir, ses ailes et ses serres, rapides et sûres, infligeant de
terribles dégâts aux ennemis. Et là, à la grande surprise de David, quelque
chose de très déconcertant se produisit. C’était comme si une fenêtre s’était
ouverte dans son champ de vision, lui montrant ce qu’il identifia rapidement
comme une vue plongeante du jardin. Il cligna des yeux, déconcerté, et
réalisa qu’un coyote courait le long du chemin qui menait au lac.
La pierre. L’artefact. Ce coyote essayait de le voler au milieu du
chaos. Il grogna de colère, s’élança dans les airs, mais au premier battement
d’ailes, il se rendit compte qu’il ne pourrait pas le faire. Les coyotes avaient
causé trop de dégâts – il s’écrasa au sol, ses ailes en lambeaux,
sanguinolentes. Serrant les dents, il courut vers la ligne de coyotes, sans se
soucier des dégâts qu’il subissait ni de la voix de Quinn qui l’appelait. Haut
dans le ciel, il entendit le cri d’un faucon, et il savait que c’était Beckett, le
compagnon d’Amara, qui partageait sa vue d’oiseau sur la situation.
Ses blessures n’avaient aucune importance. Tout ce qui importait,
c’était d’empêcher ce coyote de voler la pierre. Il changea de forme en
atteignant les arbres, titubant un peu sur ses deux jambes, puis il retrouva son
équilibre pour courir. Étourdi, il se rendit compte qu’il avait du sang dans les
yeux. Beaucoup de ses blessures s’étaient transférées à son corps humain,
plus qu’il ne l’aurait pensé.
Peu importe. Il n’avait pas de temps pour ça. Il avait juste le temps
d’arrêter le coyote. Il courut vite, sachant qu’il était sur le point de l’attraper,
sachant qu’il était proche du lac…
— C’est toi.
Il s’arrêta brusquement après avoir passé la ligne des arbres, une paire
d’yeux jaunes familiers se posant sur lui tandis qu’une voix s’élevait dans la
nuit.
— Caleb, dit-il d’une voix grave, essayant discrètement de reprendre
son souffle. Alors tu es revenu.
— Que faudrait-il pour se débarrasser d’une vermine telle que toi ?
demanda Caleb avec colère.
David avança de quelques pas, réalisant dans le même temps que le
coyote était blessé. Il favorisait une jambe, et il y avait du sang sur ses
vêtements.
— Il n’est pas trop tard pour arrêter ça, dit-il, essayant d’atteindre le
coyote. (De si près, il était difficile de déterminer quelle émotion prenait le
pas chez Caleb : la colère ou la peur.) Dis à tes hommes de se rendre, dis-
leur…
— Non, grogna Caleb. Il est évident que le seul langage que vous
écouterez, c’est celui de la violence. Regarde ce que vous avez fait de cet
endroit. Rien de tout ça ne devrait pousser ici. Rien. As-tu une idée… (Le
coyote inspira profondément.) Ça n’a pas d’importance. Je vais trouver la
pierre, et je vais la détruire. Maintenant, dégage de mon chemin.
David se rendit compte que c’était une menace en l’air. Caleb
maintenait son bras sur le côté – épaule déboîtée, si ce n’est brisée, et quand
David se rapprocha, il se rendit compte que la jambe du coyote ne le portait
quasiment plus. Et qui plus est – il jeta un rapide coup d’œil à travers les
yeux de Beckett –, la bataille prenait fin. Avec les renforts d’Amara, le plus
gros de l’assaut avait été brisé. Les coyotes battaient en retraite, fuyaient par-
dessus les murs, la plupart d’entre eux emportant leurs blessés avec eux.
Caleb le savait aussi. Et quand David regarda son visage, il réalisa que le
coyote n’avait aucune intention d’en sortir vivant.
— Non, dit-il rapidement, avançant tandis que Caleb se tournait,
comme pour plonger dans le lac.
David le prit dans ses bras, le retenant – Caleb lutta faiblement dans
ses bras, jurant, mais ses blessures étaient pires que ce que David avait pensé.
Il s’affaissa, murmurant des menaces terribles en sombrant dans
l’inconscience. David l’allongea sur le sable, en faisant attention à ses
blessures. Il s’était attendu à ressentir plus de satisfaction à l’idée d’avoir
vaincu le coyote, son rival – mais en baissant les yeux vers lui, il ne parvint à
ressentir que de la pitié.
Et de la douleur. Il y avait de la douleur, aussi. David se mit à tituber
sur ses pieds, clignant des yeux pour enlever le sang qui coulait.
L’adrénaline, le choc, les blessures – tout s’effondrait soudainement. Et avant
qu’il puisse s’en rendre compte, il était à genoux, et luttait pour rester
conscient… un combat perdu d’avance.
Sa dernière pensée quand il tomba, inconscient, sur la rive du lac près
de son ennemi vaincu, fut d’espérer que Quinn allait bien.
Chapitre 16 - Quinn

Quinn n’était pas sûre du moment où le cours de la bataille s’était


infléchi. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’à un moment, elle était profondément
endormie, et qu’elle s’était retrouvée entourée de coyotes qui semblaient
déterminés à les tuer. Et pendant quelques minutes, elle fut convaincue qu’ils
parviendraient à leurs fins. Elle ne s’était jamais sentie aussi impuissante sous
sa forme draconique qu’à l’instant où David s’était effondré et avait été
assailli par les coyotes. Mais, comme un miracle venu d’en haut, un autre
dragon arriva – un dragon qui lui sembla familier, avec des yeux bleus
lumineux, et les mêmes écailles iridescentes qu’elle, son père et David. Elle
avait amené des renforts, sur son dos et dans ses serres, et sous peu les
coyotes avaient décampé, emportant leurs blessés tandis qu’ils fuyaient vers
les portes du jardin.
Quinn avait vu David courir dans le jardin, vers le lac, et elle l’avait
regardé partir avec angoisse, mais il y avait encore tellement de coyotes qui
essayaient d’attaquer la maison qu’elle n’avait pas pu le suivre. Elle devait
rester ici, elle devait protéger son père, protéger le loup, l’ours et la panthère
qui combattaient à ses côtés. Elle n’avait jamais rencontré aucun d’entre eux
auparavant, mais quand la bataille prit fin, elle eut l’impression qu’ils étaient
de vieux amis. Lorsque les coyotes partirent la queue entre les jambes à
travers les arbres, elle abaissa ses ailes, le souffle court, faisant l’inventaire de
ses blessures. Quelques morsures ici ou là, un peu de sang sur ses ailes et sur
son abdomen – mais dans l’ensemble, elle était presque indemne. David avait
fait les frais de l’attaque de coyotes – il les avait protégés en encaissant la
plupart des coups. Son père était dans le même état qu’elle, même s’il y avait
un trou dans l’une de ses ailes, et elle siffla en voyant les étoiles briller à
travers.
Sa voix lui parvint, et elle fut choquée de son calme.
Ça guérira, Quinn. J’ai connu pire. Mais combien de batailles avait-il
vécues ?
Sous peu, ils avaient tous les cinq repris leur forme humaine. Il
s’avéra qu’Amara était une femme magnifique, avec des yeux bleus
lumineux, qui se précipita vers elle pour lui faire un câlin. Derrière elle, trois
hommes assez étonnants attendaient d’être présentés.
— Vous devez être la reine Amara, dit Charles. David nous a dit que
vous viendriez. Merci beaucoup pour votre aide.
Quinn réalisa avec un rire étourdi qu’ils étaient tous les deux encore
en pyjama.
— David est venu à notre secours une fois, dit Amara avec un sourire.
Le moins que l’on pouvait faire, c’est de lui retourner la pareille. Voici Luke,
Cole, et Tobiah – Beckett est là-haut, ajouta-t-elle, levant les yeux vers le
ciel.
Quinn vit effectivement un faucon qui tournoyait autour du champ de
bataille abandonné – il poussa un cri quand il entendit son nom, et Amara rit.
Charles parla, la voix grave.
— Où est David ?
Amara regarda dans le ciel pendant un moment.
— Beckett dit qu’il est au bord du lac. (Elle fronça les sourcils.) Il est
avec un coyote ? Il y a beaucoup de sang…
Alors Quinn se mit à courir, malgré son corps fatigué et endolori,
malgré le bourdonnement qui suivait la poussée d’adrénaline, malgré son
épuisement, malgré tout ce que David avait fait. Elle ne parvenait pas à
penser, elle n’arrivait plus à débattre intérieurement, ne pouvait pas se
dissuader d’aller le voir. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle avait besoin de
le voir, de s’assurer qu’il était en vie, qu’il n’était pas trop tard. Il s’était battu
pour elle… il s’était presque sacrifié pour la sauver. Et d’un coup, sa colère
envers lui, sa rancœur pour la personne qu’était son père… tout cela lui
sembla stupide. Tellement insignifiant. Il saignait tellement quand il était
parti, pensa-t-elle, étourdie, tandis qu’elle courait. Et si… et si…
Et quand elle débarqua sur la rive du lac, c’est comme si ses pires
craintes se confirmaient d’un seul coup. Il gisait là, silhouette déformée sur
les rives sombres du lac, et à côté de lui, recroquevillé comme une petite balle
brisée, un coyote. En s’approchant, elle réalisa qu’il s’agissait de Caleb, le
coyote qui était venu les voir, celui qu’elle avait surpris en train de creuser
dans le potager maintenant détruit… Bon sang, ça semblait tellement loin.
Elle n’avait pas le temps de se préoccuper de lui. Elle ne pouvait s’occuper
que de David. Elle tomba à genoux, le tira sur elle, sans se soucier du sang
qui tachait son pantalon de pyjama. Étourdie et soulagée, elle se rendit
compte qu’il respirait toujours – mais il était inconscient, sa respiration
superficielle et son corps meurtri. Elle n’aurait su dire la gravité des
blessures, pas dans l’obscurité – elle n’avait aucune connaissance médicale,
et submergée par la panique, elle avait du mal à réfléchir clairement. Elle le
berça dans ses bras, essayant de lui transmettre un peu de sa chaleur au cas où
cela pourrait aider, et elle sentit les larmes couler sur son corps immobile.
— David, murmura-t-elle, et son nom ressemblait à une prière dans sa
bouche. David, espèce d’idiot, ne meurs pas, s’il te plaît, ne meurs pas. Reste
avec moi. Tu dois rester avec moi et guérir, tu dois te réveiller, tu dois me
parler, je dois te dire…
Tout son corps fut secoué de sanglots, qu’elle s’efforça de refouler.
Qui sait combien de temps il lui restait pour lui dire tout ça ? Qui sait si la vie
n’était pas déjà en train de le quitter ?
— Je dois te dire que je t’aime, poursuivit-elle, la voix brisée. Je suis
désolée, j’ai été stupide, je n’aurais jamais dû te rejeter. Tu n’es pas ton père,
tu es meilleur que lui, j’ai été bornée et j’avais tort, et ce n’était pas ta faute,
rien de tout ça n’était ta faute, tu ne m’as pas menti exprès, je… je… je…
reviens, d’accord ? Je ferai n’importe quoi si tu… si tu reviens.
— N’importe quoi ?
Pendant un instant, elle crut avoir rêvé. David avait toujours les yeux
fermés – il était étendu sur ses genoux comme une chose morte, le visage
ensanglanté et immobile. Mais tandis qu’elle le regardait, elle vit les prémices
d’un sourire relever les coins de sa bouche.
— Parce que je pourrais réfléchir à quelques trucs…
— David !
Elle se sentit à la fois tellement soulagée et furieuse qu’elle faillit le
balancer dans le lac. Heureusement, elle réfréna cette envie, et l’attira dans
ses bras pour l’étreindre aussi fort qu’elle le pouvait ; elle le sentit rire, et ses
bras entourèrent son corps en réponse à son étreinte. Il était vivant. Il allait
bien. Il…
— Tu es un monstre, grogna-t-elle dans son oreille. Je croyais que tu
étais mort.
— Il faudrait plus d’une centaine de coyotes pour me tuer, dit-il en
toussant. Ceci dit, je suis en train de te couvrir de sang. Et…
Il recula, se retournant avec précaution pour regarder l’autre corps sur
la rive du lac. Quinn l’avait oublié. Mais ses yeux jaunes étaient ouverts.
— Caleb, dit-elle la voix grave.
— Quinn. Tu as gagné. Félicitations.
— Caleb, de quoi s’agit-il ? Qu’est-ce que tu veux ? Pourquoi est-ce
si important pour toi de nous détruire ?
Il grogna, luttant pour se remettre debout. Quelque chose n’allait pas
avec son bras, vraiment pas – l’épaule ne tenait pas bien, la douleur se lisait
sur son visage, qu’elle déformait. Il était à peine conscient.
— Je pourrais te demander la même chose. Vous nous empoisonnez
depuis des années.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Votre magie provient de cette pierre, exact ? Au fond du lac ?
Celle d’où vient l’eau ? La nôtre vient de la terre. Cette terre, tout entière.
Vous y avez planté un jardin. Vous avez planté un bouquet d’arbres qui
n’appartiennent pas à cet endroit. Nous sommes malades, nous mourons, la
chose qui nous maintient en vie est empoisonnée, nous…
Quinn le regarda.
— Pourquoi vous ne nous l’avez pas dit ?
— Nous ne savions pas. Pas pendant un moment. Nous savions que
nous souffrions, nous savions que quelque chose n’allait pas, et que ça avait
sûrement rapport avec ça. (Il fit un geste faible en direction du lac.) Mais
jusqu’à ce que je vienne ici, je ne savais pas à quel point c’était mauvais pour
moi. Je pensais… je pensais que je pourrais faire de toi ma compagne, et
réparer de cette façon. Ça n’a pas marché. Au diable tout ça.
Il ferma ses yeux jaunes.
— Nous partons, dit brusquement Quinn.
David la regarda, sembla sur le point de dire quelque chose – elle le
fit taire, se penchant en avant pour capter le regard de Caleb.
— Caleb, nous partons. Ce n’est pas notre maison. Ça ne l’a jamais
été. Nous n’aurions jamais dû être ici. Nous partons. Je te le promets.
Le coyote la regarda longtemps.
— Je le croirai quand je le verrai, fut tout ce qu’il répondit, puis il
toussa faiblement, et se laissa retomber au sol. Je suppose que je suis votre
prisonnier maintenant ?
— Non.
C’était la voix de son père. Quinn se retourna vivement. Il était
debout parmi les arbres, et elle se demanda quelle partie de la conversation il
avait entendue. Serait-il en colère ? Ou pire, refuserait-il de quitter cet
endroit, même en sachant ce qu’ils avaient ignoré au sujet des dégâts que leur
présence avait causés ?
— Quinn a raison, dit-il simplement. Nous n’aurions pas dû nous
installer ici, et nous n’avons aucun droit sur cette terre. Caleb, tu n’es pas
prisonnier, tu es libre de partir. Nous trouverons un autre endroit où vivre.
Quinn était sous le choc. Après des décennies de discussion, il avait
finalement fallu tout ça ? Une bataille, des effusions de sang, et que l’homme
qu’elle aimait manque de mourir ?
Et puis la voix de David s’éleva, avec une force inattendue.
— Vous aurez la terre qui vous a été volée, même si je dois en payer
le prix de ma vie. Vous avez ma parole, Charles. Quinn… ajouta-t-il, et sa
voix résonna comme une prière.
— Tu as plutôt intérêt à ne pas mourir, murmura Quinn.
— Ma famille est à l’extérieur des murs, grogna Caleb, ses yeux
jaunes pleins de suspicion. Je… Je vais les rejoindre.
C’était à moitié un défi, à moitié une question. Charles écarta les
mains.
— Tu n’es pas prisonnier, Caleb. Va les voir. Dis-leur que nous
serons partis dans la semaine. Vous ferez ce que vous voudrez de ce que nous
laisserons derrière nous.
Le coyote hésita en se remettant sur ses pieds.
— Nous utiliserons ce que nous pouvons. Et nous remettrons le reste
dans l’état d’origine. (Il hésita, la colère familière toujours présente dans son
regard.) Nous ne vous remercierons pas.
— Nous n’attendons pas que vous le fassiez, répondit Charles.
Et sur ces mots, le coyote disparut, boitant rapidement parmi les
arbres en direction du mur du jardin. Quinn le regarda partir, peinant à croire
que tout ceci était réel. Se pourrait-il que ce soit vraiment aussi simple ?
Après tant d’années d’inaction, ils allaient enfin partir ?
David était de nouveau sur ses pieds, lui aussi. Pour quelqu’un
d’inconscient il y a encore quelques minutes, il était plutôt en forme. Elle le
suivit à travers les arbres jusqu’à l’endroit où étaient rassemblés Amara et ses
compagnons, se tenant à bonne distance de la confrontation avec le coyote.
Quinn le vit étreindre chacun d’eux l’un après l’autre, les remerciant pour
leur aide.
— Je crois que nous devons y aller, dit brusquement Beckett.
Ses yeux noisette ne cessaient de revenir vers Quinn.
— Nous allons retourner à Unité, dit Amara. Venez nous rendre visite
bientôt, une fois que vous aurez tout réglé.
Elle lança un regard explicite à David, et le dragon aux yeux verts
hocha la tête, comme s’ils venaient de se transmettre un message important.
Quinn se demanda s’il la concernait. Elle avait hâte d’être seule avec David,
de continuer la conversation qu’elle avait entamée quand elle pensait qu’il
allait mourir. Ils avaient beaucoup de choses à régler.
L’aube était presque levée lorsqu’elle le fit entrer dans sa chambre et
ferma la porte – et soudain, elle eut du mal à réfléchir à ce qu’elle voulait
dire. Il se tenait un peu gêné à côté de son lit, ne sachant manifestement pas
quoi dire. Il avait lavé le sang sur son corps, et pansé ses blessures – qui
n’étaient que superficielles, au final, Dieu merci – et il portait des vêtements
empruntés à son père.
Il commença, lui jetant un regard en coin.
— Alors… me voilà. De retour dans la maison.
— J’ai eu tort de te chasser, répondit-elle simplement.
— J’aurais dû te dire qui était mon père. Je n’avais pas réalisé…
— Je sais. Bien sûr que tu ne savais pas. J’étais en colère, mais ce
n’était pas… ce n’était pas ta faute. Ce n’était pas juste de te mettre ça sur le
dos.
Il y eut un long silence, qu’aucun ne semblait vouloir briser.
Finalement, David s’éclaircit la voix.
— Est-ce que tu le pensais ?
— Quoi ?
— Ce que tu as dit. Quand j’étais évanoui. Tu as dit…
Elle ferma les yeux.
— Oui.
— Tu as dit que tu m’aimais.
— Oui.
— Tu le pensais.
— Combien de fois est-ce que tu vas me le faire dire…
David répondit avec suffisance.
— Environ une centaine, pour commencer.
Et soudain il était presque sur elle, la chaleur de son corps
l’enveloppant alors qu’il la serrait dans une étreinte douloureuse, et elle faillit
éclater en larmes tant la sensation de son corps contre le sien était douce. Au
lieu de ça, elle l’enveloppa de ses bras, glissant les mains sous sa chemise
comme si elle pouvait l’attirer plus près encore, respirant l’odeur de son
corps, son incroyable chaleur. Elle tremblait, et il riait, essayant de la serrer
plus fort, comme si cela pouvait l’arrêter.
— Je t’aime aussi, dit-il, encore, et encore.
Et le soulagement lui donna le tournis, la joie aussi de la justesse
absolue de ce qu’il se passait enfin…
— David ?
— Hum ?
— À quel point es-tu blessé ?
— Euh, j’ai quelques égratignures. La blessure à la tête n’est pas
sérieuse. Pourquoi ?
— Parce que j’ai envie de t’arracher tes vêtements, dit-elle
franchement, mais je ne veux pas que tu saignes sur mon lit, alors…
Il l’interrompit d’un baiser qui lui fit tourner la tête, les mains déjà sur
ses hanches, déboutonnant sa chemise tandis qu’il la distrayait de ses lèvres.
Pour ne pas être en reste, elle s’attaqua à sa ceinture, oubliant la chemise au
profit du plus accessible, et elle sourit sous son baiser en réalisant qu’il était
déjà à moitié excité. Apparemment, la bataille ne l’avait pas complètement
épuisé. Soudain, tout le stress, la peur, l’adrénaline, l’horreur, et la panique
de la bataille semblaient s’être évaporés… ou peut-être était-ce quelque chose
de plus compliqué, peut-être que tout ça contribuait à son désir, comme une
alchimie émotionnelle. Mais tout d’un coup, elle avait si désespérément
besoin de lui qu’elle avait l’impression que tout son corps était en feu. Elle
grogna quand ses mains parcoururent son corps, aussi rudes qu’elle en avait
besoin, la caressant, la saisissant, et envoyant des ondes de plaisir le long de
sa colonne vertébrale. Elle n’avait plus de t-shirt, et son pantalon suivit le
même chemin – à un moment donné, elle parvint à le déshabiller aussi.
Ils tombèrent sur le lit en sous-vêtements, enlacés, unis dans leur
désir, et dans la puissance de ce désir. C’était tellement différent de leur
première nuit – maintenant elle savait ce qu’elle faisait, elle connaissait
suffisamment les courbes et contours de son corps, elle n’avait plus
l’impression d’être une voyageuse en terre étrangère. Bien sûr, cela ne
signifiait pas que ça n’était pas aussi terriblement excitant que la première
nuit, quand elle avait réduit la distance entre eux et qu’elle l’avait embrassé
sans avoir aucune idée de ce qui arriverait ensuite.
Sa bouche était passée de ses lèvres à sa gorge, puis à ses clavicules,
et maintenant il déposait une ligne de baisers jusqu’au centre de son corps.
Elle avait presque envie de se plaindre de son absence au plus près de son
visage, où elle pourrait voir ses magnifiques yeux verts et embrasser ces
lèvres douces et sucrées – mais tandis que son souffle brûlant passait au-
dessus de ses seins, elle sentit un frisson parcourir tout son corps, et elle
décida que, pour l’instant, elle pouvait lui pardonner cette absence. Ses lèvres
traversèrent son corps, et comme par hasard, sa bouche attrapa l’un de ses
mamelons, et elle étouffa un gémissement à la sensation qui la traversa,
jusqu’à la tête… pour redescendre le long de sa colonne jusqu’au plus
profond d’elle-même, qui attendait déjà impatiemment son toucher. Elle se
demandait où étaient ses mains, qu’il lui refusait. Elles pourraient faire tout
un tas de choses, mais il se contentait de les laisser sur ses hanches.
Inacceptable.
Elle se pencha et saisit sa main, impatiente, et l’amena vers son sexe ;
elle gémit un peu lorsqu’il collabora avec enthousiasme. Ses doigts attentifs
l’écartèrent, et caressèrent sa chaleur intérieure, déjà mouillée, impatiente, et
elle rejeta sa tête en arrière sur l’oreiller tandis qu’il continuait de jouer avec
ses seins, avec ses lèvres, sa langue et… il la frôlait juste assez pour la faire
frissonner… avec ses dents. C’était une telle cacophonie de sensations – elle
arrivait à peine à comprendre ce qui lui arrivait tandis que sa main remuait en
elle, ses lèvres se déplaçant sur son corps, et avant qu’elle ne s’en rende
compte, sa tête était entre ses jambes et il l’embrassait là, sa langue faisant
des choses divinement coquines à son endroit le plus intime – elle gémissait,
avançant les hanches contre lui, sauvage dans l’abandon, complètement
incapable de contrôler son propre corps… tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle
en voulait encore. Elle le voulait tout entier, pour commencer.
Mais pour sa plus grande frustration, il s’éloigna d’elle, alors même
qu’elle approchait de l’orgasme. Elle se tortilla impatiemment, essayant
d’accrocher ses jambes autour de lui pour le rapprocher d’elle –
s’émerveillant de voir à quel point elle était devenue souple. Cet homme aux
yeux verts avait beaucoup trop de pouvoir, pensa-t-elle en lui souriant à
travers une brume de plaisir. Il la regardait de la manière dont les gens
regardent une sculpture, et ses mains devenaient douces alors qu’elles se
posaient avec dévotion sur ses hanches ; elle pencha la tête sur le côté, un peu
étonnée de la sincérité de son expression.
— Tu vas bien ?
— Tu es exquise, souffla-t-il, et c’était presque comme s’il n’avait pas
conscience de parler à voix haute. Je n’arrive pas à croire que tu sois réelle.
Elle rougit. Quinn avait toujours été quelqu’un qui s’enorgueillissait
de sa confiance en elle, mais quand il parlait comme ça, elle se sentait muette
et inutile. Alors à la place, elle s’assit, essayant de dire avec son corps les
choses que sa bouche ne parvenait pas à exprimer. Elle fit courir ses mains
sur son corps, passant sur les muscles et les os, essayant d’imprégner son
toucher d’une partie de l’amour qu’elle ressentait pour lui. Il frissonna
doucement, fermant les yeux, et elle voyait son corps répondre à ses caresses,
sa queue raide qui l’attendait. Elle l’attira sur le lit, mais cette fois-ci, elle le
repoussa pour qu’il roule sur le dos. Elle fit un grand sourire quand il
s’exécuta, et elle se glissa sur lui, se maintenant au-dessus de son corps
pendant un instant avant de se glisser sur sa queue qui l’attendait.
Il ouvrit grand les yeux en étouffant un gémissement, et elle sourit,
étendant ses mains à plat contre sa poitrine, et prenant un moment pour le
regarder, sentant toute sa longueur en elle. Elle avait terriblement envie de
bouger, de remuer les hanches et de se mener à l’orgasme… mais elle résista.
Elle voulait faire durer le plaisir. Ils avaient toute la nuit devant eux, toute la
semaine, tout le mois, toute l’année. Ils avaient tout le restant de leur vie,
réalisa-t-elle soudain, et elle sentit une telle joie l’envahir que les larmes lui
montèrent aux yeux. Il leva la main pour toucher sa joue, et l’émerveillement
et l’inquiétude se lisaient dans ses yeux ; elle sourit, éloignant son visage.
— Est-ce que tu…
— Je suis heureuse, souffla-t-elle, se sentant plus vulnérable qu’elle
ne l’avait jamais été de toute sa longue vie, et sans se soucier qu’il soit là
pour la voir. Je suis tellement heureuse…
— Moi aussi, murmura-t-il, le souffle coupé quand elle déplaça son
poids. Je… oh, ouah, c’est…
— Oui ? murmura-t-elle, en bougeant de nouveau les hanches.
Elle sentit monter une nouvelle vague d’excitation en voyant ses yeux
se fermer, son corps se tendre. Ses mains étaient sur ses hanches et
l’attiraient, mais elle résista, établissant un rythme terriblement,
douloureusement lent. Très vite, il fut aussi perdu qu’elle, poussant ses
hanches dans une tentative désespérée d’obtenir plus de sensations.
Étourdie, elle se rendit compte qu’elle était tout près, même avec ce
rythme terriblement lent, elle s’approchait de plus en plus du bord, et elle prit
une longue inspiration, frissonnante, essayant de se calmer suffisamment
pour garder le contrôle de la situation. David était clairement au bord aussi, et
elle se demanda si elle pouvait parvenir à les garder parfaitement
synchronisés jusqu’à l’orgasme. Combien de temps, se demanda-t-elle en
balançant les hanches, en se baissant pour joindre leurs lèvres en un baiser
passionné. Combien de temps pourrait-elle les garder suspendus au bord de
l’extase ?
Ce ne fut pas très long. Tous les deux trop impatients pour attendre, il
ne fallut pas longtemps à David pour lui attraper les hanches et balancer son
corps contre le sien – et c’était tout, son orgasme brûlant éclipsa sa vision,
l’obligeant à enfouir sa tête dans l’oreiller pour ne pas hurler et réveiller toute
la maison. Il embrassa sa gorge et son épaule tandis qu’ils jouissaient tous les
deux, et redescendaient doucement, puis ils trouvèrent une position
confortable, lovés dans les bras l’un de l’autre.
Elle avait mille choses à lui dire, un million de choses. Mais quand
ses yeux endormis se mirent à cligner, elle se contenta de sourire. Ils avaient
le temps, elle le savait. Ils avaient tout le temps qu’ils voulaient pour parler.
Pour l’instant, le mieux à faire était de se reposer.
Et quand l’aube arriva finalement, peu après, ils étaient trop
profondément et béatement endormis pour s’en rendre compte.
Chapitre 17 - David

David n’arrivait pas à croire qu’ils faisaient vraiment ça.


Il regarda la terre en dessous d’eux, fasciné pour une fois par le sol
qu’ils survolaient et non par le ciel qu’ils traversaient. Le ciel était couvert et
pluvieux aujourd’hui, ce qui était parfait – cela signifiait qu’ils pouvaient
voler en journée, et pas seulement de nuit pour éviter d’être découverts. En
dessous d’eux, la couverture nuageuse était épaisse et sombre… mais ici, au-
dessus des nuages, le soleil brillait, et l’air était pur. C’était magnifique. Et
d’autant plus beau qu’il était en bonne compagnie.
Il s’était vite rendu compte qu’elle était plus véloce que lui dans les
airs. Ses ailes étaient plus étroites, et elle pouvait manœuvrer beaucoup plus
rapidement. Au début du voyage, ils avaient fait quelques courses pour-rire-
mais-pas-vraiment, volant au travers des formations de nuages, leurs ailes
déclenchant des traînées de vapeur alors qu’ils essayaient de battre l’autre.
Elle était définitivement plus rapide – mais il n’allait pas lui faire le plaisir de
l’admettre. Mais au fur et à mesure du voyage, ils ralentirent leur course et
s’installèrent dans le silence confortable d’un vol longue distance, leurs ailes
battant à l’unisson.
Il pouvait presque sentir sa joie qui rayonnait autour d’elle comme le
soleil qui brillait dans le ciel. Elle était tellement heureuse de rentrer à la
maison – il l’avait aidé à emballer ses affaires le matin après la bataille. Il
sourit en réalisant que c’était plutôt l’après-midi. Ils avaient dormi plutôt
tard… et puis ils avaient été un peu distraits au moment de sortir du lit.
Quand ils s’étaient levés, à leur grande surprise, Charles avait déjà emballé la
moitié de ses affaires. Le vieux dragon s’était mis en contact avec les coyotes
du coin, leur expliqua-t-il en leur servant une énorme portion des derniers
œufs – ils emmèneraient aussi les poules, même si David n’était pas sûr de
savoir comment Charles comptait s’y prendre. Les coyotes étaient prudents,
bien sûr qu’ils l’étaient. Charles et Quinn avaient colonisé leurs terres
pendant des décennies. Mais ils avaient établi des conditions, organisé une
remise des terres. Charles resterait encore quelques jours, pour aider à
démanteler les parties de la ferme que les coyotes ne souhaitaient pas garder
– et ensuite il les rejoindrait au Colorado, dans la vallée.
Ce qui signifiait que David avait quelques jours pour parler à
Alexander, lui expliquer la situation. Et quelques jours aussi pour annoncer la
nouvelle à son père. Il n’avait pas vraiment hâte de le faire. Ce dont il avait
hâte, en revanche, c’était d’atterrir avec Quinn, lui montrer le paysage aride
et rocailleux qui serait bientôt transformé par l’artefact de sa famille. Elle
l’avait avec elle, bien rangée avec ses affaires, et leur premier geste serait de
la remettre dans la petite grotte que David avait découverte durant sa
première nuit sur la propriété. La grotte dans laquelle il conservait ses livres,
se souvint-il en riant. C’était bien mieux d’y garder la source d’une eau
sacrée.
David était tellement perdu dans ses pensées qu’il ne réalisa que le
paysage lui était familier que quand il vit le pic de la vallée. Il baissa ses
ailes, indiquant à Quinn qu’ils étaient presque arrivés, et il commença une
descente douce. Elle rugit d’enthousiasme et passa devant lui, en battant des
ailes tandis qu’elle plongeait imprudemment vers la vallée. En riant, il la
poursuivit, essayant de rester suffisamment loin devant elle pour qu’elle
sache au moins où ils allaient. Et bientôt, ils se posèrent sur la crête rocheuse
de la terre dont elle avait été exilée enfant, et ils reprirent leur forme humaine.
— Il n’y a pas grand-chose à voir pour le moment, dit-il un peu
maladroitement, désignant d’un geste la colline rocheuse et abrupte qui
descendait sous eux. Mais elle s’aplatit en bas, il y a une belle zone plate…
Les yeux de Quinn étaient émerveillés.
— Je m’en souviens. Je me souviens comment c’était – David,
c’est…
Elle plongea la main dans la sacoche qu’elle portait à l’épaule, et en
sortit la pierre de la taille d’un poing. Ils étaient allés la chercher l’après-midi
qui avait suivi la bataille – elle s’était jetée à l’eau et avait nagé jusqu’au fond
du lac pour ça. Bien sûr, le lac était resté – le sable n’avait pas absorbé l’eau,
il y en avait beaucoup trop pour ça – mais Charles avait expliqué que, sans la
protection de la pierre, l’eau s’évaporerait d’ici quelques semaines. Les
coyotes pouvaient utiliser ce qu’il en restait s’ils le voulaient.
Quinn disparut dans la grotte – David avait déjà enlevé ses livres, un
peu embarrassé d’avoir utilisé un endroit si sacré pour une simple histoire de
stockage. Puis elle revint, les mains vides, et un grand sourire sur le visage. Il
regarda dans la grotte sans comprendre.
— Où est l’eau ?
Elle s’avança vers lui, se dressant sur la pointe des pieds pour
l’embrasser.
— Cela prendra un petit moment, dit-elle simplement. Et encore un
peu plus de temps pour que cette terre redevienne ce qu’elle était. Mais…
c’était bon. Maintenant, dit-elle en se tournant vers la vallée, est-ce qu’on va
voir le roi ou ton père en premier ?
Il ne put s’empêcher de rire. Elle était tellement motivée, concentrée
sur ce qu’il y avait à faire. Cela l’aidait à moins appréhender les réunions
qu’ils avaient programmées.
Olivia les retrouva au palais, l’air fatigué, mais triomphant, avec un
tas de papiers dans les mains. Il étreignit sa sœur, ravi de la voir, et lui
présenta Quinn.
— J’ai retrouvé les papiers originaux, balança Olivia une fois les
politesses évacuées. (David ricana – elle avait toujours été nulle en papotage.)
Ceux avec lesquels papa a déconné. Ce qu’il a fait est plutôt évident, c’est
pour ça qu’il les a gardés dans sa bibliothèque au lieu de les laisser au palais
comme il devait le faire.
— Tu es brillante, dit Quinn, en regardant les papiers. Merci
beaucoup.
— C’était le moins que je pouvais faire, dit simplement Olivia tandis
qu’ils marchaient dans le palais, se rendant à la salle de conférence où le roi
Alexandre tenait ses réunions. Notre père t’a fait du tort, je fais ce qui est
juste.
— J’ai déjà vu ça dernièrement, dit-elle.
Elle regarda David avec un sourire affectueux, et serra sa main.
C’était presque suffisant pour qu’il ne soit plus nerveux à l’idée de sa
rencontre avec Alexander. Le roi dragon aux yeux dorés était une personne
impressionnante, même si son sourire était amical et joyeux quand il fut
présenté à Quinn.
— J’ai rencontré votre mère une fois, dit-elle simplement en lui
serrant la main. Elle était merveilleuse. Je suis sincèrement désolée pour
votre perte.
— Merci, répondit doucement Alexander. D’après ce que j’ai
compris, cela concerne… William. Est-ce qu’il va se joindre à nous ?
Olivia et David échangèrent un regard furtif.
— Non, dit prudemment Olivia. Nous lui parlerons plus tard.
Alexander haussa les sourcils.
— Je vois. Et de quoi parle toute cette… paperasse ?
David prit une profonde inspiration. Il avait répété la scène.
— Il y a un siècle, mon père a dit à votre mère qu’il était le
propriétaire légitime d’une parcelle de terre au bout de la vallée – une terre
qu’il m’a léguée depuis. Ce faisant, il a causé l’expulsion de Quinn et de ses
parents de leur foyer ; et comme ils ont contesté la décision, ils ont été bannis
de la vallée.
Alexander fronça de nouveau les sourcils en regardant les papiers.
— Je vois, dit-il. Pardonnez-moi… ces papiers semblent indiquer que
c’est votre famille qui est la légitime propriétaire de cette terre, Quinn, pas
celle de William.
— C’est exact, répondit David. William a falsifié les papiers. Nous
sommes ici pour vous demander de renverser la décision de votre mère.
Alexander contempla les papiers pendant si longtemps que David
commença à s’inquiéter. Puis il leva ses yeux dorés vers David.
— Vous êtes prêt à renoncer à votre héritage ?
— Absolument.
— Et vous êtes prêt à subir le poids de la colère de votre père ?
demanda-t-il, et cette fois la question s’adressait également à Olivia.
Elle haussa les épaules, avec un petit sourire impuissant. David
songea qu’elle avait malheureusement l’habitude de ce genre de choses.
— Oui. Nous pourrons le gérer.
— Et vous deux êtes des âmes sœurs, continua Alexander
pensivement, comme s’il faisait une simple remarque au sujet de la météo.
— C’est le cas, dit David sans hésitation.
— Eh bien, je ne vois aucune raison pour ne pas annuler cette
contrefaçon. (Alexander fronça les sourcils.) Et pour être honnête, il me
semble que vous et votre père avez droit à des réparations. Vous avez
traversé une épreuve terrible.
— Nous ne voulons rien, répondit simplement Quinn. Nous voulons
juste récupérer notre maison.
— On peut en discuter plus tard, de toute façon, répondit Alexander,
pensif. Pour l’instant… vous avez tout mon soutien dans cette affaire, Quinn.
Vous êtes les bienvenus dans la vallée, et je suis désolé de ce que vous avez
vécu. En tant que roi, j’annule la décision de Reagan. Bienvenue à la maison.
Quinn rayonnait, et avant que David n’ait pu l’en empêcher, elle prit
Alexander dans ses bras. Le roi rit, plissant d’amusement ses yeux dorés en
lui retournant son étreinte.
— Cependant, il devra y avoir des conséquences, dit fermement le roi,
en regardant David. Pour William, j’entends. Nous devrons en faire un
exemple. Je pense qu’il sera destitué du Conseil. Une personne coupable de
contrefaçon ne devrait pas avoir son mot à dire sur la gestion du royaume. Il
y aura une annonce lors du prochain rassemblement.
— Ce n’est que justice.
— Voulez-vous que je lui annonce la nouvelle ? demanda Alexander,
inclinant la tête sur le côté. Je sais que William peut parfois être un peu…
émotif.
— Nous lui parlerons, dit simplement David.
Désormais, son père ne lui faisait plus peur.
— Il nous reste un combat à mener, dit doucement Olivia tandis qu’ils
marchaient dans les couloirs vers la corniche. Es-tu prête à rencontrer
William, Quinn ?
Quinn hocha la tête, la mâchoire tendue, et David lui serra la main, la
rassurant autant qu’il le pouvait malgré sa propre appréhension.
— Je t’aime, lui murmura-t-il. Quoi qu’il arrive.
William les attendait. Il se tenait dans le salon, dans ses quartiers, et
David devina, sans même croiser son regard, à quel point il était furieux.
Rosaline était là aussi, se tenant près de lui, la main sur son avant-bras tandis
qu’elle lui parlait d’une voix basse et douce. David reconnaissait le fabuleux
travail d’apaisement de sa sœur, mais dans le même temps, il voyait à la
tension dans le cou de William que ça n’avait pas beaucoup d’effet. Le vieux
dragon tournait en rond, ses yeux verts flamboyant tandis qu’il regardait son
fils.
Après un silence qui parut durer dix ans, il dit :
— Alors, tu as décidé de montrer de nouveau ta tête.
— Quinn était à côté de lui, la chaleur de sa peau brûlant contre lui, et
il se sentit plus fort que jamais face à la colère de son père. Le vieux dragon
parut s’en rendre compte aussi, et il eut un regard réservé, comme surpris…
et soupçonneux.
— Papa, je te présente Quinn. C’est mon âme sœur.
— Je sais qui c’est, grogna William. La gamine de Charles. Tu crois
que je pourrais oublier des yeux comme les tiens ?
David remarqua que c’était comme s’il n’avait pas entendu quand il
lui avait parlé d’âme sœur.
— Je ne peux pas dire que je me souvienne de vous, William, balança
Quinn dans le silence assourdissant, mais bien sûr, cela a plus à voir avec le
fait que vous m’avez chassée de ma maison quand j’étais enfant…
— Ce maudit morceau de terre ne vaut pas les rochers dont il est
couvert. Je t’ai rendu service, rétorqua William.
— Alors tu seras ravi de savoir que la terre appartient de nouveau à
Quinn et son père, dit rapidement David, redressant le dos. (Le mieux était de
tout balancer d’un coup, comme quand on enlève un pansement. William
écarquilla les yeux.) Ils vont se réinstaller dans les prochains jours. Alexander
n’était pas très heureux d’entendre parler de tes contrefaçons, papa. Tu ne fais
plus partie du Conseil.
— Nous possédons cette terre, grogna William. Tu la possèdes,
David, tu es mon fils et je te l’ai donnée…
— Alors tu seras ravi de savoir que je vais y habiter avec mon âme
sœur, répondit David, soulignant le mot en fixant son père.
Cette fois, il avait entendu – et David le vit frissonner, comme s’il
essayait de rejeter l’idée.
— Des âmes sœurs, gronda-t-il, et il avait la voix brisée, étrange,
David ne l’avait jamais entendue. Tu veux me dire… tu as traversé la moitié
du pays en volant et…
— Oui, dit simplement David. Nous nous aimons. Je suis désolé si tu
ne le comprends pas, mais…
— Très bien, dit William en tournant le dos. Très bien. Allez-y.
David le regarda. Même Rosaline et Olivia avaient un air perplexe ; il
les vit se regarder, partageant le même étonnement. Elles s’étaient préparées
à cette dispute depuis des jours, elles s’étaient attendues à des heures de
hurlements. Est-ce que William renonçait ? Vraiment ? Ça devait être une
ruse – un genre de stratagème. Il mijotait quelque chose, pensa David,
étourdi, il prévoyait de les détruire d’une façon ou d’une autre…
La voix de William résonna de nouveau, mais cette fois, c’était à
peine plus qu’un murmure étranglé, quelque chose qui s’était frayé un
chemin du plus profond de lui-même. David cligna des yeux, sans
comprendre ce qu’il avait dit.
— Qu’est-ce que tu as dit, papa ?
— Je suis heureux pour vous, répéta William, à peine audible. Allez-
vous-en. S’il vous plaît.
— Allez, dit Olivia rapidement, les conduisant à l’extérieur de la
pièce, et laissant William avec Rosaline, la tête penchée.
— Je ne l’ai jamais vu comme ça, dit David en se tenant sur la
corniche. Qu’est-ce que c’était ? Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
— Je n’avais pas réalisé, dit Quinn les yeux embués. Je n’avais pas
réalisé à quel point il était comme mon père.
David la regarda, avec une étrange envie de rire. Comparer son père
tempétueux, cruel, et capricieux, avec l’homme doux en bottes de caoutchouc
qu’il avait rencontré dans le désert lui semblait ridicule.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Ils sont tous les deux en deuil, répondit simplement Quinn en
levant les yeux vers lui. Ta mère. Ma mère.
Olivia soupira.
— Je n’y avais pas pensé.
— Voir deux personnes qui se sont trouvées… bien sûr que ça lui fait
mal.
David était sous le choc. Cela pourrait-il être aussi simple ? William
avait protesté à chaque nouvelle arrivée dans la vallée durant les dernières
années. Quand il y repensait, son indignation faisait toujours suite à l’arrivée
de quelqu’un qui avait trouvé son âme sœur parmi les habitants. Est-ce que
c’était vraiment aussi simple ? Est-ce que c’était le résultat d’un deuil mal
géré, la perte de sa propre compagne il y a si longtemps ?
En revenant à la parcelle de terrain, ils étaient tous les deux
silencieux, perdus dans leurs pensées. Olivia les laissa partir, disant qu’il
valait mieux qu’elle reste au cas où Rosaline aurait besoin d’elle. Le temps
qu’ils retournent au terrain, le soleil se couchait. Quinn marchait sans but de
long en large, regardant la terre comme si elle avait peur qu’elle disparaisse si
elle ne gardait pas un œil dessus.
— Je n’arrive pas à croire que je suis chez moi, dit-elle honnêtement,
en levant les yeux vers David. Je n’arrive pas à croire que… ça a marché.
David, merci.
— C’était le moins que je pouvais faire, murmura-t-il en la prenant
dans ses bras. Ce n’est pas encore fait.
— Je sais. Mais j’ai hâte de construire des trucs. De vivre ici avec toi.
Je pensais à un petit chalet ici, qu’en penses-tu ? (Elle gratta le sol du bout du
pied.) Il y a une belle vue sur le ciel, et quand le ruisseau coule, on l’entendra
par les fenêtres.
— Magnifique, approuva-t-il en souriant. Mais je n’y connais
strictement rien en construction de maison.
— Heureusement que tu m’as, alors, parce que moi je suis brillante
dans ce domaine.
Elle sourit, les yeux brillants.
— Et comment te débrouilles-tu en montage de tente ?
Il désigna d’un geste le matériel de camping qu’Olivia, la
pragmatique, avait ressorti de la réserve.
— Pas terrible. Tu peux te charger de la corvée de tente.
Elle contempla le coucher de soleil sur la parcelle.
— Papa voudra vivre en bas, dit-elle, presque pour elle-même. Le
ruisseau se déversera dans un lac en bas, il voudra un chalet et un potager, et
toutes sortes de choses…
— Et les poules ?
— Et les poules, absolument. Le poulailler d’abord, le connaissant.
(Elle sourit.) Il sera monté dans quelques jours.
David hésita.
— Comment cela va-t-il aller pour lui… tu sais, à vivre près de
William ?
Elle haussa les épaules.
— Je pense que nous allons le découvrir. Je ne sais pas… j’ai
l’impression qu’ils ont beaucoup de choses en commun. Peut-être que dans
quelques centaines d’années ils seront amis. (Elle pencha la tête sur le côté, le
regardant avec curiosité.) Pourquoi est-ce que tu souris comme ça ?
— Des centaines d’années, dit simplement David. Des centaines
d’années avec toi. J’ai hâte.
Chapitre 18 - Quinn

— Passe-moi le marteau, tu veux ?


— Papa, tu as passé deux semaines complètes sur le poulailler. Est-ce
que, s’il te plaît, tu pourrais commencer à construire ta propre maison ? Tu
vas attraper la mort à dormir sous cette tente…
— Il faut d’abord s’occuper des filles, dit Charles d’un ton plutôt
digne pour un homme portant des bottes en caoutchouc jaune vif et qui
s’agitait avec un énorme rouleau de filet.
Il avait construit la moitié de ce qui s’annonçait comme le poulailler
le plus ambitieux de l’hémisphère nord, et Quinn était tellement partagée
entre exaspération et amusement qu’elle ne savait pas par où commencer
avec lui.
Cela faisait un mois qu’ils avaient quitté leur maison dans le désert, et
Quinn avait été surprise de constater qu’elle ne lui manquait pas du tout. Bien
sûr, l’air nocturne du Colorado était d’un froid tout à fait différent, et elle se
rendit compte qu’elle allait devoir se procurer des vêtements beaucoup plus
appropriés pour l’hiver, mais elle avait du mal à réaliser à quel point elle se
sentait heureuse ici. Elle avait l’impression que son corps pouvait enfin se
relâcher, comme si elle était restée assise sur un siège inconfortable pendant
cent ans, et qu’elle était enfin passée à un fauteuil souple qui s’adaptait
parfaitement à son corps.
David et elle avaient construit un petit chalet sur la colline, travaillant
de longues heures ensemble pour rendre l’endroit agréable. Étonnamment, il
avait été d’une grande aide pour la conception, faisant des suggestions utiles
pour le plan d’étage, qui avait contribué à donner à l’espace une sensation
d’ouverture et de beauté : la vue depuis le balcon était absolument exquise.
Comme elle l’avait prédit, lorsque le ruisseau d’eau sacrée s’était mis à
couler, il y eut un beau bruit de fond constant, d’eau qui coule. Elle n’avait
pas réalisé à quel point ce bruit lui avait manqué. En regardant le ruisseau
danser sur les rochers, et descendre la colline escarpée jusqu’en bas, elle
réalisa qu’ils avaient eu tort de le piéger sous forme de lac dans le désert. Il
leur avait bien servi, malgré tout, mais c’était là qu’il était censé être – et
chaque jour, elle était reconnaissante de se réveiller et de sortir sur le porche
pour accueillir le matin.
Charles, en revanche, était bien plus préoccupé par l’installation des
poules. Il avait passé les deux premières semaines à se promener sur la terre –
il leur avait donné un petit coup de main pour la construction de leur chalet,
bien sûr, mais il avait surtout marché. C’était comme s’il voulait se
familiariser de nouveau avec chaque pierre, chaque parcelle de terre, chaque
arbre rabougri et chaque buisson. Les arbres commençaient aussi à sembler
plus verts, pensa Quinn, avec un léger sourire en jetant un œil à un arbre
voisin. L’eau faisait déjà son œuvre. Il faudrait un certain temps pour que la
terre se transforme et retrouve sa gloire passée, mais c’était réconfortant de
voir les premiers effets.
Et Charles s’était surpassé en ramenant le plus de choses possible de
la ferme. Il n’avait pas voulu laisser grand-chose derrière lui, il ne voulait pas
que les coyotes aient à s’occuper de leurs affaires – il avait rapporté des
matériaux de construction de la ferme, des meubles, quelques mois de
nourriture au moins… et bien sûr, les poules. Comment il était parvenu à
ramener tout ça dans la vallée, personne ne le savait – Quinn suspectait
l’emploi d’un camion, des pots de vins versés à une meute de loups locale, et
beaucoup de vols aller-retour. En tout cas, ils étaient très heureux de ce
ravitaillement supplémentaire.
Charles avait rencontré Alexander le jour de son arrivée, et, aux dires
de tous, il s’était très bien entendu avec le roi. Quinn n’était pas surprise –
son père était étonnamment charmant quand il le voulait. Apparemment, son
père avait régalé le roi d’histoires au sujet de sa mère qu’il n’avait jamais
entendues – il avait fait forte impression. Ils recevaient déjà des invitations
pour les divers évènements sociaux de la communauté, ce qui démontrait
clairement que, malgré leur éloignement de tous les autres habitants de la
vallée, ils étaient conviés à faire de nouveau partie de la communauté.
Quinn n’était pas certaine de la réaction de son père face à tout ça.
Elle pensait qu’il pourrait être en colère contre les dragons de la vallée – qu’il
leur en voudrait de l’avoir exilé, qu’il voudrait rester dans son coin. Mais
pour Charles, pardonner était devenu aussi facile que respirer.
— Au fait, j’ai invité William à descendre voir l’endroit, balança
Charles par-dessus son épaule.
David se redressa si vite qu’il se cogna la tête sur le toit du poulailler.
— Vous quoi ?
— Je l’ai vu au rassemblement l’autre soir. Nous avons eu une bonne
discussion.
David avait l’air sur le point d’exploser. Quinn était partagée entre
l’envie de réconforter son compagnon, et celle de rire.
— Êtes-vous sûr que vous parlez bien de William ? Mon père,
William ? Yeux verts, cheveux gris…
— Oui, David, je connais cet homme, répondit joyeusement Charles,
ses yeux gris-bleu scintillant.
Quinn connaissait ce regard – il prenait beaucoup de plaisir. Charles
adorait se rendre imprévisible.
— Il y a eu ce truc qui s’est passé il y a cent ans, j’ai dû le
mentionner… ajouta-t-il.
— Il vient nous rendre visite ?
— Oui, je le lui ai suggéré.
— Incroyable, dit faiblement David, et Quinn sourit quand il s’assit
lourdement sur le sol.
Elle était aussi surprise. Ils s’étaient attendus à ce que William se
cache dans sa grotte pendant des mois, si ce n’est des années, étant donné
l’humiliation publique d’avoir été renvoyé du Conseil. Mais il semblait que le
vieux dragon avait encore quelques surprises en réserve.
— Je crois que c’est presque fini, dit Charles, examinant le poulailler
d’un œil attentif. Il faudra l’agrandir, bien sûr, mais je pense qu’il est assez
bien pour laisser ces dames le visiter.
Le poulailler était gigantesque – il y avait une douzaine de pondoirs à
l’intérieur, plus une immense cour couverte où les poules pouvaient picorer et
gratter. Ces poules seraient les plus gâtées de l’Amérique du Nord, Quinn
n’en doutait pas un seul instant. C’était bon de voir son père si absorbé par
son travail. Il avait fallu rentrer chez eux pour qu’elle se rende compte à quel
point il ne s’était pas investi dans leur ferme du désert. Certes, il avait
travaillé dur là-bas… mais en voyant le soin qu’il mettait ici, elle savait que
là-bas le cœur n’y était pas. La ferme du désert avait été un moyen de
parvenir à ses fins, une façon de détourner son esprit de la tristesse de sa vie.
Maintenant que la plus grande partie de ce chagrin s’était envolée, il était
libre de se concentrer sur un travail qui le rendait vraiment heureux. Et ça se
voyait. Il avait l’air plus jeune de quelques années, voire de plusieurs
décennies.
Il y eut un battement d’ailes de dragon dans le ciel. Effectivement, un
énorme dragon descendait en cercle pour se poser sur une zone dégagée juste
après le petit lac qui grandissait régulièrement, en bas du ruisseau qui dévalait
la colline. Un dragon aux yeux verts lumineux, avec une tête robuste et fière.
Un dragon contre qui, un mois auparavant, elle se préparait à se battre.
Elle se demanda ce qui, chez William, avait pu éteindre si rapidement
le feu de la colère qui embrasait son cœur, en regardant le lent et minutieux
processus de transformation du dragon pour reprendre sa forme humaine.
Cela avait quelque chose à voir avec ce premier jour, leur première rencontre,
alors qu’elle était tellement déterminée à le combattre et ne rencontrant que…
la défaite. La misère. Il y avait une tristesse si profonde en lui – elle brillait au
travers des fissures de son armure comme le jour. Et elle lui était si familière
qu’elle en avait presque pleuré. Sa compagne lui manquait. Bien sûr qu’elle
lui manquait. Comme sa mère, elle avait disparu sans explication, sans raison.
Son père avait disparu dans l’apathie, dans l’évitement, dans une sorte de
positivité fade et toxique qui lui évitait d’avoir à se confronter aux épreuves
de la vie. Et William… il avait choisi une autre voie. Une voie bien plus
difficile à supporter pour les gens qui l’entouraient. Mais c’était le même
problème au départ.
Et elle se rendit compte que Charles l’avait vu aussi, en regardant son
père marcher à la rencontre du vieux dragon. Ils se parlèrent à voix basse, se
tenant à quelques mètres de distance, avec une sorte d’énergie vive entre eux.
Quinn savait qu’il y avait aussi entre eux plusieurs centaines d’années
d’inimitié – cela se voyait clairement à leur langage corporel. Mais le fait que
William soit présent était quelque chose d’énorme – le fait qu’il soit descendu
ici, qu’il ait pris sa forme humaine, et qu’il poursuive ce qui semblait être une
conversation polie, bien que sur la réserve…
— Il est seul, lui murmura David, et cela sonnait comme une
révélation pour lui. Mon père est seul.
— Tu ne le savais pas ?
— Il ne m’est jamais venu à l’esprit qu’il pouvait se sentir seul,
répondit David. Il semblait toujours tellement en colère d’avoir quelqu’un
près de lui…
— Il est toujours en deuil, dit simplement Quinn, en glissant sa main
dans celle de David. Sa compagne lui manque. C’est pareil pour mon père. Je
pense qu’ils pourraient être bénéfiques l’un pour l’autre.
— Est-ce que tu te poses des questions au sujet de ta mère ? demanda
David tandis qu’ils regardaient leurs pères. Sur l’endroit où elle est partie, ou
pour quelle raison ?
— Ce dernier mois, ça a été le cas, admit Quinn, levant les yeux vers
lui. L’idée d’être loin de toi une seule seconde m’est atroce. Je ne peux pas
imaginer que…
David passa son bras autour de ses épaules et lui déposa un baiser sur
le front. Elle adorait la façon dont il faisait ça, la façon désinvolte qu’il avait
de la toucher, même si ça la décoiffait.
— Moi non plus, je ne peux pas. Peut-être que nous devrions partir à
leur recherche.
— Tu crois ?
— Elle hésita. Elle avait eu quelques conversations avec les sœurs de
David, mais elle n’était pas sûre de savoir à quel point leur contenu était
confidentiel. Mais là encore, comment pourrait-elle avoir des secrets pour son
âme sœur ? Ce mot brillait encore devant ses yeux chaque fois qu’elle y
pensait.
— Je pense que tes sœurs pensent pareil, ajouta-t-elle.
— Oui, Olivia en a parlé, dit-il doucement. Ce n’est pas comme si
nous avions… des gens à interroger, un endroit d’où partir. Mais je… (Il
soupira, la regardant avec un sourire coupable.) Je sais que c’est égoïste.
Mais je te veux pour moi tout seul pendant un petit moment.
— Moi aussi.
Quinn sourit, le cœur rempli de chaleur. Elle se pencha pour
l’embrasser – et comme par magie, Charles et William se mirent à marcher
sur la montée. Le dragon aux yeux verts semblait raide et gêné d’être ici.
David lui avait expliqué que c’était en partie parce que son père passait peu
de temps sous sa forme humaine. Mais au moins, une partie de son malaise
était due à la situation gênante.
— Bonjour, William, dit poliment Quinn, faisant de l’ombre à ses
yeux pour regarder l’homme.
— Bonjour Quinn, dit-il, raide. Bonjour, David.
— Comment vas-tu, papa ?
— Je vais bien. Charles me dit que vous construisez des chalets. Tu
n’aimes pas les grottes ?
— Tu me connais, papa. J’aime pouvoir regarder le ciel.
La voix de David semblait couler avec aisance, mais Quinn le
connaissait suffisamment pour sentir la tension dans ses épaules.
— C’est un bon choix, répondit William avec raideur. Un silence
gênant s’installa. Et tu la trouves… bien ? La terre ?
— Ça avance bien, dit joyeusement Charles, comme si ce n’était pas
la conversation la plus guindée qui se soit jamais tenue. Le retour aux sources
de l’artefact familial se passe bien, comme tu peux le constater, ajouta-t-il,
avec un signe de tête vers le petit ruisseau qui dévalait les rochers.
— Oui. L’artefact. Est-ce que le ruisseau va devenir beaucoup plus
grand ?
— Un peu, répondit Charles. Et bientôt, il rendra la terre fertile, et
nous pourrons commencer à planter sérieusement.
— Les locaux sont très intéressés par ce que vous faites ici, dit
William. (Est-ce que sa voix commençait à se détendre un peu ?) La reine, en
particulier, elle s’intéresse à ce que vous allez faire pousser. Elle aime… les
tomates ?
— Je ne manquerai pas de lui envoyer un panier aussitôt que notre
première récolte sera prête, dit Charles.
Quinn jeta un regard à David ; on aurait dit que la foudre l’avait
frappé, et elle se rappela qu’il lui avait expliqué que William avait eu
d’énormes difficultés à accepter Lisa, l’âme sœur humaine d’Alexander, en
tant que reine de la vallée. Est-ce que c’était la première fois qu’il faisait
référence à elle en tant que reine ? C’était fascinant.
Ils parlèrent un peu plus longuement, tandis que le soleil montait dans
le ciel. Rapidement, William manqua d’énergie ; il fit des adieux polis, bien
que brusques, et se tourna pour partir. Mais avant cela, il se retourna, et dans
un geste étrange, tendit la main et saisit l’épaule de David. Et puis il partit, sa
transformation en dragon plus rapide que la transformation inverse. Tous
trois le regardèrent s’envoler dans le ciel.
David brisa le silence.
— Je ne pense pas l’avoir jamais vu faire autant d’efforts pour être
poli. (Il tourna des yeux interrogateurs vers Charles.) Qu’avez-vous fait ? Est-
ce que vous l’avez drogué ?
— Il a besoin de quelqu’un à qui parler, dit Charles doucement, en
écartant les mains. Quelqu’un qui sait ce qu’il traverse. C’est aussi simple
que ça. Maintenant, dit le dragon, époussetant ses mains avec enthousiasme,
je pense qu’il est temps que les poules visitent leur nouveau foyer.
Les huit poules gloussaient et picoraient avec enthousiasme dans leur
nouveau poulailler quand le soleil amorça sa descente vers l’horizon. Et eux
trois restèrent debout à contempler leur travail pendant un moment, satisfaits.
— Est-ce que ça veut dire que tu vas enfin commencer à construire
ton propre chalet, papa ?
— Absolument pas. Tu as entendu ce que William a dit. Je dois faire
des plants de tomates. (Charles se frotta les mains, l’air enchanté.) Une
douzaine de parterres, je pense, juste ici…
— N’est-ce pas l’endroit où est censé se trouver ton chalet ?
— Je vais le reculer, dit Charles en agitant la main. Le jardin d’abord.
— Nous allons te laisser, dit Quinn, levant les yeux au ciel et prenant
la main de David. Si je reste ici plus longtemps, nous allons finir par nous
disputer et nous savons tous que ça ne servira à rien.
— Voilà une femme sage, dit joyeusement Charles. À plus tard, les
amoureux.
Ils remontèrent la colline en silence, main dans la main, profitant de la
compagnie de l’autre. Quinn poussa un soupir agacé.
— Il va dormir dans une tente pendant les dix prochaines années.
David rit – et c’était l’un des sons qu’elle préférait au monde. Elle
l’entendait de plus en plus souvent depuis qu’ils avaient emménagé ici et que
les choses avaient commencé à s’apaiser.
— Il a l’air plutôt heureux.
— Il ne sera pas heureux s’il meurt congelé cet hiver, marmonna-t-
elle.
— J’ai dormi dans son sac de couchage, souligna David tandis qu’ils
atteignaient leur petit chalet. Tu te souviens ? Il est chaud comme tout. Je
pense qu’il ira bien.
— Ah, oui. Pendant ton exil, dit lentement Quinn.
Ils avaient beaucoup parlé de cette période, de leur brève séparation et
de la douleur qu’elle leur avait causée à tous deux. Ils étaient heureux qu’elle
n’ait pas duré plus longtemps – et Quinn savait que, quoi qu’il arrive, ils ne
seraient plus jamais séparés. Et c’était bon de pouvoir plaisanter à ce sujet
maintenant.
Il y avait une causeuse sur le porche, un simple petit banc, juste assez
large pour qu’ils puissent s’y asseoir ensemble. Ils s’y installèrent pour
regarder le coucher du soleil, réchauffés et heureux de cette journée de
travail, la tête de Quinn reposant sur l’épaule de David tandis que la lumière
coulait doucement du ciel.
— Parle-moi des étoiles, murmura-t-elle quand elles commencèrent à
s’illuminer. Montre-moi celle qui t’a dit que j’étais ton âme sœur.
— Les étoiles ne m’ont pas dit ça, murmura David, lui posant un
baiser sur la tempe. C’est de te rencontrer qui me l’a fait comprendre.
— Hum. Mais j’ai senti que tu arrivais. Dans les étoiles. La nuit avant
que tu arrives, je t’ai senti.
— Alors tu es bien meilleure en astrologie que moi !
Elle sourit.
— Et que disent-elles de l’avenir ?
— À toi de me le dire.
— Très bien. Elles disent que papa ne va jamais construire son chalet,
et qu’il va vivre dans une tente jusqu’à la fin des temps.
— Ça m’a l’air plutôt juste.
— Elles disent qu’Olivia va finir par diriger le pays, d’une façon ou
d’une autre. Elles disent que Rosaline sera sa chef de cabinet. Elles disent…
(Elle inspira profondément.) Elles disent que William va aller mieux.
— Ah, oui ?
— Oui. Elles disent qu’il est… très triste, et toujours en deuil, et que
ça prendra du temps. Elles disent qu’il a fait beaucoup de mal à beaucoup de
personnes, et que ça demandera du temps à ces personnes pour s’en remettre,
et que ça lui demandera du temps à lui pour guérir de ce qu’il leur a fait. Mais
elles disent… qu’il y a de l’espoir. Elles disent qu’il ira de nouveau mieux,
un de ces jours. Et qu’il en ira de même pour tous les gens à qui il a fait du
mal. Surtout son fils.
David enroula son bras autour d’elle ; c’était chaud et doux.
— Elles sont malines, ces étoiles. Et que disent-elles d’autre au sujet
de son fils ?
— Qu’il est intelligent, gentil et beau. Oh, c’est intéressant.
— Quoi ?
— Elles disent aussi qu’il a la meilleure compagne de toute la planète.
C’est intéressant, elles le disent expressément ; Quinn, disent-elles, c’est
vraiment la meilleure…
David riait encore.
— Elles ont raison sur tous les points.
— Je t’aime tellement, David, dit simplement Quinn, levant les yeux
vers lui.
Elle faisait de gros progrès pour dire des choses comme ça – pour
parler avec son cœur, sans chercher à se protéger ou parler avec sa force.
— Je n’arrive pas à croire à quel point tu es bon, à quel point j’ai
confiance en toi, à quel point tu rends ma vie meilleure. Je veux dire, j’avais
une vie assez sympa, ajouta-t-elle, lui arrachant un rire. Mais je suis tellement
heureuse de t’avoir à mes côtés.
— Moi aussi, lui répondit David. Merci aux étoiles. Merci à l’Oracle.
— Merci à toi. Tu as joué un grand rôle dans tout ça.
— Je suppose. J’ai toujours regardé les étoiles seul, conclut David, la
voix basse et pensive. C’est tellement mieux avec toi.
Ils restèrent assis ensemble, main dans la main, regardant le soleil se
coucher et les étoiles briller de plus en plus fort. Étourdie, Quinn se demanda
s’il y avait vraiment un moyen de voir l’avenir dans les étoiles, en modifiant
ce qui allait se passer. À sa grande surprise, elle se rendit compte que ça ne
l’intéressait pas vraiment de le savoir. L’avenir était incertain. Il y aurait
toujours des questions sans réponses, des blessures à cicatriser, des relations à
reconstruire. Il y avait beaucoup d’incertitude, et il y a encore quelques mois,
cela aurait pu l’irriter et la submerger. Mais maintenant, elle avait David à ses
côtés, et elle savait que, quoi que l’avenir leur réserve, ils seraient capables de
le gérer ensemble. Alors pourquoi chercher à savoir ce qui arriverait ? Tôt ou
tard, cela se produirait.
Et quand ce serait le cas, elle l’affronterait avec David.

*****

LA FIN
À propos de Kayla Wolf

Kayla Wolf est une mère de deux enfants, une lectrice obsessionnelle et une
amoureuse de romance paranormale. Des métamorphes sexy, des femmes
impertinentes, des rencontres torrides et des ennemis dangereux : voilà ce qui
la pousse à rester debout toute la nuit. Chaque fois qu'elle y pense, il faut
absolument qu’elle se lève et qu’elle les écrive immédiatement… Rejoignez-
là et gâtez-la bête qui sommeille en vous.
Livres par The Wolf Sisters

(Tous les livres sont GRATUITS avec Kindle Unlimited)

Livres par Kayla Wolf:


Série « Les Dragons de Dragon Valley »
La vallée Dragons Valley renferme un secret que tout le monde ignore : des
dragons dangereusement sexy et musclés ont élu domicile dans cette vallée.
Mais leur existence est menacée. Ils doivent trouver une compagne ou ils
pourraient s’éteindre. Les dragons trouveront-ils leurs compagnes ?
« Les Dragons de Dragon Valley » est une série de romance paranormale
composée de romans indépendants qui connaissent tous une fin heureuse. Les
livres sont reliés à travers les dragons qui vivent dans la vallée.
Revendiquée par le Dragon
Protégée par le Dragon
Vendue aux Enchères au Dragon
Kidnappée par le Dragon
Les Gardes de la Dragonne
Marquée par le Dragon

* * *

Livres par Mia Wolf:


Série « Les Ours de Bear Caves »
Venez visiter Bear Caves, un mystérieux village où des métamorphes ours
vivent reculés, loin des humains. Ce village, avec ses grottes et ses festivals
n’accueille pas n’importe quels ours. Non, il accueille des ours très sexy,
difficiles à séduire, mais qui protègeraient leurs compagnes au prix de leurs
vies sans hésiter.

« Les Ours de Bear Caves » est une série de romance paranormale composée
de romans indépendants qui connaissent tous une fin heureuse et qui sont
reliés à travers les ours qui vivent dans le village.
Sous les Ordres de l’Ours
Désirée par l'Ours
Kidnappée par l'Ours

* * *

Série « Les Loups de Wolf Montain »


Venez avec moi à Wolf Montain, un village où vivent des loups torrides et
solitaires qui sont forts, musclés et… célibataires. Ils n’ont pas besoin d’une
compagne. Ils ne veulent pas d’une compagne. Jusqu’à ce qu’ils rencontrent
celle pour qui ils seraient prêts à mourir afin de la protéger…

« Wolf Montain » est une série de romance paranormale composée de romans


indépendants qui connaissent tous une fin heureuse et qui sont reliés à travers
les loups qui vivent dans le village.
Le Bébé sur Contrat du Loup
La seconde Chance du Loup
La Prisonnière du Loup

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