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Histoire et Violence

Introduction
Associer ces deux termes avec la conjonction « et » implique une relation qui les unirait, invite à interroger
la nature même de cette relation. Etymologiquement, le mot « histoire » signifie « enquête ». Il s’agira donc
dans cette introduction de définir le terme de violence, ses origines, les causes fondamentales de son
apparition, d’en proposer une typologie. Nous envisagerons ensuite la question d’une évolution de la
violence et de sa perception.

Tentative de définition de la violence :

• Sur le plan étymologique : le mot violence vient du latin « violenta », qui désigne « d’abord un caractère
farouche, indomptable, une force puissante. Le mot renvoie autant à une violence humaine qu’à une
violence naturelle.

• La violence implique :
- un rapport, définit un type de relation à un être, une chose, une idée
- une volonté ou non (violence humaine vs violence des éléments naturels), orientée vers ou sans
destination : elle relève d’une perception.
- un jugement : la perception, un regard sur, entraîne une évaluation (de la part de l’agresseur, de la
victime, du témoin, de la société, d’un groupe…) par rapport à un fonctionnement perçu comme une
norme.
- Un paradoxe : elle est perçue comme a-normale alors qu’elle dépasse l’espèce humaine, qu’elle semble
relever du naturel, d’une autre norme. Est-ce à dire qu’une norme s’est substituée à une autre, qui fait
de la violence quelque chose d’exceptionnel, d’excessif, d’anormal ? Une norme qui serait « une
surnature » et qui envisagerait la nature sous un angle négatif ?
Ce paradoxe se retrouve dans le fait qu’il existe des acceptions de sens positive de la violence comme
dans l’expression « se faire violence » qui signifie « se contraindre », « se contenir », « aller contre ses
pulsions, des réactions naturelles » en vue d’obtenir une satisfaction envisagée comme comme supérieure
d’un point de vue éthique, moral ou social.

Esquisse d’une typologie de la violence

- Violence d’origine naturelle vs violence d’origine humaine


- Violence physique (positive et négative)
- Violence verbale
- Violence psychologique
- Violence symbolique
- Violence privée (familiale vs violence publique voire étatique (à travers les guerres, l’éducation, la justice,
les forces de l’ordre…)
- Violence sociale : à l’intérieur d’une société : autour des mécanismes d’exclusion, de rejet, autour des
réseaux sociaux…
- Violence politique : système dictatoriaux, arrestations arbitraires, répression de la contestation politique,
manipulation des masses, mensonges d’état, lois restreignant les libertés fondamentales…
- Violence individuelle vs violence collective, de masse, d’un groupe, d’une société
- Violence légitime ou illégitime
- Violence religieuse ou laïque
- Violence sexuelle…
On le voit, il existe une profusion de formes de violence qui renvoient au champ, à l’espace dans lequel elles
s’exercent (sphère publique, sphère privée), à la forme que prend cette violence (individuelle ou collective),
à son mode d’expression (verbale, physique, symbolique, psychologique), à son origine, à sa destination…
On en arrive ainsi à se demander si la violence ne serait pas omniprésente, voire consubstantielle à l’homme
au point qu’elle n’ait pas d’histoire puisque présente depuis toujours et universelle…

Egalement, on le voit, la « violence » est loin d’être un concept univoque. Au vu de la tentative de typologie,
il paraît plus approprié d’utiliser le pluriel : « les violences ». La violence n’est pas du tout la même si l’on
pense à la guerre comme activité technique organisée, aux violences associées aux traumatismes psychiques,
ou encore liées à des situations de travail dans lesquelles on subit des pressions. Parfois intentionnelle et

manifeste, elle est, dans d’autres situations, subie par ceux mêmes qui la commettent, voire involontaire. La
violence peut être pensée comme un paradoxe interne à la culture, à la civilisation ou la société qui est censé
la canaliser et la contenir. Enfin, on peut envisager la violence comme une forme d’expression (ainsi « des
regards chargés de violence »), mais comment établir une relation entre la notion de violence et celles
d’expressivité ou d’expression. De quoi y a-t-il expression quand nous parlons de violence ?
Ainsi, considérer la violence comme un ensemble de cas types, pouvant entrer sous des lois, sous des
constantes, sous des statistiques, nierait précisément l’aspect violent de la violence. Il en resterait une norme
sociale dont on pourrait constater, statistique à l’appui, qu’elle se pérennise ou qu’elle se modi e, au l du
temps, de l’évolution des moeurs, de la sensibilité, de nos sociétés et des valeurs sur lesquelles elles se
constituent.

L’origine de la violence

Pour penser la violence, petit détour par 4 conceptions qui constituent aussi une anthropologie (explication
quant aux origines du développement des sociétés humaines et de l’évolution humaine).

1) Autour de l’état de nature : Rousseau / Hobbes

A) l’approche de Hobbes

La philosophie politique de Hobbes se fonde, comme chez la plupart des théoriciens politiques des XVIIe et
XVIIIe siècles, sur la description de ce que serait « l'état de nature ».
Il faut entendre par état de nature ce que serait l'homme, « tel qu'il a dû sortir des mains de la
Nature » (Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité), c'est-à-dire indépendamment de ce qu'en fait la
société. L'état de nature s'oppose en tous points à l'état civil, c'est-à-dire à une vie commune réglée par un
pouvoir commun.
L'état de nature ne correspond pas à la description d'un état primitif historiquement situé. Il est, dit encore
Rousseau, « un état qui n'a peut être jamais existé, qui probablement n'existera jamais. » (ibid). L'état de
nature est donc une pure construction de l'esprit, abstraction faite de tout ce que la société apporte à l'homme,
une pure fiction commode pour se représenter ce qu'est l'homme dans sa nature propre.

Hobbes décrit la constitution naturelle de l’homme à l’état de nature, comme un nœud de désirs et de
passions, un jeu d'appétits articulés à la préservation et à la conservation de soi. L'homme est d'abord et avant
tout mû par l'amour de soi. La première loi de nature à laquelle il est soumis est celle qui lui commande de
conserver sa vie. Il faut entendre par loi de nature (lex naturalis) « un précepte, une règle générale,
découverte par la raison, suivant laquelle il est interdit à un homme de faire ce qui détruit sa vie, ou lui
enlève le moyen de la préserver » (Hobbes, Leviathan).

De là procède un droit naturel fondamental : tout homme a naturellement le droit « d'user de ses facultés
naturelles » afin « de conserver autant qu'il se peut ses membres et sa vie ». Ce droit naturel (jus naturale)
est propre à l'individu, il s'enracine dans sa volonté, il est l'expression de sa liberté pleine et entière.

Si la loi naturelle fonde le droit naturel, loi et droit cependant ne se confondent pas. Le droit naturel se
définit par la liberté, liberté de faire ou de ne pas faire. Alors que la loi naturelle se définit par
l'obligation. Le droit naturel, c'est la liberté que chaque homme a d'user de sa propre puissance comme il le
veut lui-même pour la préservation de sa propre nature, c'est-à-dire de sa propre vie et conséquemment de
faire tout ce que, suivant son jugement et sa raison propres, il concevra comme le moyen le plus adapté à
cette fin. On peut donc dire que naturellement tout homme a droit sur toute chose, « même sur le corps de
chacun» : jus omnium in omnia.
Ce droit est purement individuel, il est un pouvoir propre à chaque individu dans sa singularité. Chaque
homme est un mécanisme organisé, un jeu d'appétits et de mouvements portant en lui l'exigence de la
conservation de lui-même. Mais ce droit naturel n'est pas un droit au sens juridique du terme. Il est pouvoir,
force, liberté, c'est une énergie vitale qui n'a d'autre règle qu'elle-même et qui ne détermine aucune justice. Il
signifie simplement que chacun a droit à tout ce dont il a besoin pour conserver sa vie, c'est une énergie
vitale qui n'a d'autre règle qu'elle-même, c'est un vouloir-vivre, un conatus qui caractérise la mécanique du
vivant.

Dans l'état de nature, les différences entre les hommes ne sont pas telles qu'elles puissent fonder un rapport
stable de domination. Bien au contraire, tant du point de vue de la force corporelle que de celui des facultés

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de l'esprit, c'est l'égalité qui règne. Au point de vue corporel, il y a certes des hommes plus forts que
d'autres. Dire le contraire serait nier l'évidence, mais ces différences peuvent toujours s'annuler du fait de
l'usage de la ruse, du fait de l'union entre les faibles…
« La nature a fait les hommes tellement égaux quant aux facultés du corps et de l'esprit que bien qu'on puisse
trouver un homme dont le corps est manifestement plus fort ou l'esprit plus rapide que celui d'un autre, tout
compte fait la différence entre deux hommes n'est cependant pas aussi considérable que l'un ne puisse
prétendre de ce fait à un bénéfice auquel l'autre ne pourrait prétendre aussi bien que lui. Car pour ce qui
concerne la force du corps, l'homme le plus faible a assez de force pour tuer le plus fort, soit par quelque
secrète machination, soit en conspirant avec d'autres qui courent le même danger que lui » (Hobbes,
Léviathan).
Au point de vue de l'esprit, il en est de même : chacun juge être mieux pourvu d'intelligence et de sagesse
que les autres, et c'est justement là la preuve que chacun en est également pourvu : « Car la nature des
hommes est telle que, bien qu'ils puissent reconnaître que beaucoup d'hommes ont plus d'esprit, ou sont plus
éloquents, ou plus instruits, ils douteront néanmoins qu'il y en ait beaucoup d'aussi sages qu'eux-mêmes,
parce qu'ils voient leur propre esprit de près, celui des autres hommes à distance. Mais cela prouve que les
hommes sont égaux sur ce point, plutôt qu'inégaux. Car il n'y a ordinairement pas de meilleur signe d'une
égale distribution de quelque chose que le fait que chacun soit satisfait de sa part » (ibid).

C'est cette absence d'égalité décisive qui entraîne la guerre. Les hommes étant naturellement égaux dans
leurs besoins et leurs aptitudes, et donc dans l'espoir d'atteindre leurs fins, l'affrontement est inévitable : « De
cette égalité d'aptitude procède une égalité dans l'espoir d'atteindre nos fins. De ce fait, si deux hommes
désirent une même chose, dont cependant ils ne peuvent jouir tous les deux, ils deviennent ennemis » (ibid).

C'est de la conjugaison entre l'égalité et le désir absolu d'affirmation de soi en chacun que procède la guerre.
L'état de nature est un champ clos où s'affrontent des forces brutes, Il y a là un chaos de passions qui toutes
conduisent à la guerre : la compétition, la défiance et la fierté. La compétition qui pousse à envahir pour le
profit, chacun cherchant à posséder ce qu'il convoite : lutte pour l'avoir. La défiance, chacun cherchant à
sécuriser ses biens en faisant en sorte d'être plus puissant que ceux qui pourraient les lui dérober : lutte pour
le pouvoir. Et enfin la fierté et la gloire, chacun exigeant la reconnaissance de son pouvoir et de sa valeur
propre : lutte pour le valoir.

Lutte pour l'avoir, lutte pour le pouvoir, lutte pour le valoir : il en résulte un état de guerre permanent,
dans lequel nul n'est jamais à l'abri. Les hommes y sont naturellement ennemis car tout homme est un
danger potentiel. L'état de nature est donc un état où le risque est permanent, un état qui est inévitablement
un état de guerre : même le moins belliqueux des hommes ne peut en effet se protéger qu'en anticipant une
possible agression, si bien que, comme le veut le proverbe, « la meilleure défense est l'attaque ».

L'homme à l'état de guerre ne connaît ni la notion de bien ni la notion de justice. Pour sauver sa vie tout
est permis, car l'idée du juste et de l'injuste, du bien et du mal et donc du permis et du défendu qui en résulte
sera le produit de l'invention des lois. « Elles sont des qualités relatives aux hommes vivant en société, non
dans la solitude. » (ibid)
La bonté, le respect de l'autre ne sont pas des qualités naturelles de l'homme. C'est pourquoi on ne peut
pas plus dire de l'homme à l'état de nature qu'il est méchant qu'on ne peut dire qu'il est bon ; ces notions lui
sont étrangères. C'est la vie sociale qui crée les normes de la vertu et du vice. Il n'y a pas de faute avant la loi.
La norme est inféodée à la loi, tant que la loi n'est pas explicite il ne saurait y avoir de mal ou de faute.
À l'origine de l'état de guerre, il n'y a en fin de compte qu'une seule cause : l'absence de loi capable de
soumettre l'homme à un ordre stable. L'état de guerre dérive donc inéluctablement de la nature humaine, c'est
la nature même de l'homme qui génère la guerre. La guerre n'est pas un accident de l'histoire. Elle est
inhérente à l'homme. Comme l’écrit encore Hobbes empruntant à Plaute : « L’homme est un loup pour
l’homme ».

De la guerre à la paix : l'état de nature recèle une contradiction fatale entre droit naturel et loi naturelle.
Alors que la première loi naturelle est de chercher par tous les moyens à se conserver en vie, l'usage du droit
naturel qui en découle conduit l'homme à la guerre et à la mort. Lex naturalis et jus naturale se contredisent
comme la vie et la mort, la paix et la guerre. L'état de nature fait courir à l'homme un danger mortel. Il faut
en sortir coûte que coûte, à n'importe quel prix, car rien ne vaut plus que la vie.
La raison dont l'homme naturel est doué, raison qui est simple faculté de calcul, lui commande de substituer
au droit naturel mortifère un autre droit. Parce que l'homme est homo rationalis, il a assez de raison pour
comprendre qu'il lui faut quitter l'état de nature et renoncer à son droit naturel, qu'il faut instituer un nouvel

ordre. C'est pourquoi, puisque l'homme, pour sauver la seule et unique valeur qu'est sa vie, doit s'efforcer à la
paix, la seconde loi de nature impose de sortir de l'état de nature :
« De cette loi fondamentale de la nature, par laquelle il est ordonné aux hommes de s'efforcer à la paix,
dérive cette deuxième loi : qu'un homme consente à abandonner ce droit sur toutes choses, lorsque les autres
y consentent aussi, autant qu'il le jugera nécessaire pour la paix et sa propre défense, et qu'il se contente
d'autant de liberté à l'égard des autres hommes qu'il en accorderait aux autres hommes à son égard » (ibid).

Renoncer à son droit sur toutes choses, renoncer à sa liberté sans limites, c'est-à-dire renoncer à sa liberté
— car qu'est ce qu'une liberté limitée au regard de la liberté absolue de l'état de nature ? — tel est le prix de
la paix. Alors que la guerre procède de la nature de l'homme, la paix procède de sa volonté. La nature
commande bien de vivre en paix mais elle n'a pas créé les conditions pour la réaliser. C'est à l'homme de les
inventer, de trouver, par un acte artificiel, le moyen d'imposer cette paix indispensable à la vie que pourtant
la nature n'a pas su créer. Il doit substituer au droit naturel, qui est un non-droit, un autre droit, fondateur de
l'état civil, de la res publica.

Pour y parvenir les individus libres et isolés doivent s'assembler et conclure entre eux une convention, un
pacte. Mais, pour que ce pacte garantisse absolument la paix, il faut qu'il soit d'une nature très particulière.
C'est ce qui fait l'originalité de ce que Hobbes présente comme un pacte de soumission. Il s'agit de « de
confier tout pouvoir et toute force à un seul homme ou une seule assemblée qui assumera leur personnalité et
agira en lieu et place de l'ensemble des contractants » (ibid).
Le pacte de soumission est dans son principe un pacte d'association. Pour triompher de l'individualisme
qui engendre la guerre, il faut instituer l'union de tous dans une volonté commune. Ainsi naît la société civile.
Elle repose sur un accord entre les individus les uns vis-à-vis des autres : « Je m'engage à condition que tu
t'engages. » Par cette convention chacun s'engage à ne plus faire usage de sa liberté, de sa volonté, de son
droit à faire tout ce qu'il juge bon pour se garder en vie. Il sort donc de l'état de nature. Le contractant n'est
plus un individu libre et isolé, il est membre d'une société dont il est à la fois l'auteur et le sujet, il devient
citoyen.

La société civile ainsi créée substitue des rapports réglés par le droit aux rapports réglés par la force.
Elle substitue le droit civil (jus civile), c'est-à-dire un droit défini et réglé par la loi, au droit naturel (jus
naturale). Et parce que la loi est la même pour tous, elle institue l'égalité entre les contractants. Tous
s'engageant dans les mêmes termes, l'égalité est cette fois réelle, alors que l'égalité de la nature était sans
cesse remise en cause par l'usage de la force.
La mutation qu'opère le pacte de soumission n'est pas seulement juridique et politique, elle est
anthropologique. Dans cette convention par laquelle chacun renonce à son droit, il y a l'avènement d'un
nouvel ordre dans les rapports humains, l'ordre de la parole. Dans l'état de nature les hommes sont doués de
parole et de raison, mais ils ne se parlent pas, il n'y a pas d'interlocution. Pour qu'un tel pacte puisse être
conclu, il faut que cesse le bruit des armes. Il faut que l'on approche l'autre non plus comme un ennemi mais
comme un partenaire potentiel, qu'on lui parle pour négocier, qu'on instaure une certaine forme de
réciprocité ; ainsi cette parole commune devient l'acte de fondation de l'ordre politique, un acte qui tient tout
entier dans l'engagement verbal prononcé : « Je m'engage… » Il n'y a de vie sociale et de contrat que par la
parole.

Ainsi chez Hobbes, l’homme n’est ni bon ni mauvais par nature, mais la violence est originelle, elle est la
condition même de la vie et de son maintien et sa conservation. La société est la réponse de l’humanité pour
réguler la violence.

B) l’approche de Rousseau

« Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à coudre leurs
habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps
de diverses couleurs, à perfectionner ou à embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres
tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique ; en un mot tant
qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin
du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons, et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par
leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant : mais dès l’instant
qu’un homme eut besoin du secours d’un autre ; dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des
provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire, et les vastes
forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles

on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. » (Rousseau, Discours sur
l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,1755)

« La nature a fait l'homme heureux et bon, mais la société le déprave et le rend misérable. »

Dans ses essais philosophiques Discours sur les sciences et les arts (1750) et Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Rousseau prétend, à l’inverse de Hobbes, que l’état
primitif de l’homme porte celui-ci vers la vertu et le bonheur, car l’ignorance même du mal l’empêche de le
répandre. C’est le développement de son intelligence et la recherche du luxe, de la propriété et du pouvoir,
lesquels sont encouragés par les institutions sociales, qui a jeté l’homme en dehors d’un paradis possible
auprès de la Nature.
Rousseau défend aussi que c’est la notion de propriété qui est responsable du malheur de l’homme.
Fondement même de la société civile et moderne, celle-ci conduira toujours l’être humain à défendre son
territoire — au besoin par la violence —, pour protéger ses biens accumulés. Plus un homme possède, nous
rappelle le philosophe, plus il est riche et considéré : la puissance engendre des rapports de force auxquels
doivent remédier les lois qui, à leur tour et bien malgré elles, officialisent un système inégalitaire. Les
besoins superflus et irréels sont, pour lui, une des causes principales de la dénaturation de la société.

La violence est donc pour Rousseau la conséquence d’une « dénaturation » liée à l’apparition des sociétés
humaines (après la révolution néolithique), elle n’est pas originelle, contrairement à la bonté qui relèverait de
l’inné. Cette théorie qui a trouvé des échos dans les années 1970 mais qui est souvent considérée comme un
sommet de la candeur et de la naïveté est aujourd’hui de nouveau mise en avant par les neurosciences,
imagerie cérébrale à l’appui, qui ont démontré que des actes altruistes, des phénomènes d’entraide, des
comportements emphatiques et solidaires génèrent la production d’ocytocine et de dopamine (des hormones
dites « du bonheur » qui réduisent l’anxiété, le stress, la production de cortisol -hormone favorisant et
accentuant les états dépressifs), tandis que des actes égoïstes, orientés contre l’autre génèrent la production
de cortisol.

3) Autour d’un meurtre originaire : Freud / Girard

A) L’apport de Freud

Cf. Textes en annexe extraits de Malaise dans la civilisation / Malaise dans la culture de Freud

Extrait :
« L'homme n'est pas cet être débonnaire, au cœur assoiffé d'amour, dont on dit qu'il se défend quand on
l'attaque, mais un être, au contraire, qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme
d'agressivité. Pour lui, par conséquent, le prochain n'est pas seulement un auxiliaire et un objet sexuel
possibles, mais aussi un objet de tentation. L'Homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin d'agression
aux dépens de son prochain, d'exploiter son travail sans dédommagements, de l'utiliser sexuellement sans
son contentement, de s'approprier ses biens, de l'humilier, de lui in iger des souffrances, de le martyriser et
de le tuer. Homo homini lupus [L'homme est un loup pour l'homme] : qui aurait le courage, en face de tous
les enseignements de la vie et de l'histoire, de s'inscrire en faux contre cet adage ? »
Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, pp. 64-65

Malaise dans la civilisation se présente comme une réflexion tentant de penser à partir des concepts
analytiques le tragique de notre condition, une réflexion sur le malaise caractéristique de toute civilisation.
Freud revient sur deux concepts qui expliquaient les mécanismes à l’oeuvre dans la vie en société, Éros (à la
fois pulsion sexuelle et pulsion de vie) et Anankè (« nécessité, destinée, fatalité »). Il leur adjoint Thanatos,
pulsion de mort tournée vers soi comme vers autrui, à l’origine du penchant inéluctable à la destructivité que
l’homme exerce sur lui-même, son prochain, les sociétés qu’il a construites, son environnement. La
civilisation a toujours été animée par un « combat entre la pulsion de vie et celle de mort, et nul "ne peut
présumer du succès et de l'issue" de ce combat.

Une affirmation traverse le recueil comme toute la pensée freudienne : toute civilisation se construit sur la
contrainte et le renoncement pulsionnel. Si la puissance d’Éros (pulsion ou force de vie) se met au service de

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son édification (cherche à se maintenir, vise à sa conservation et sa préservation), c’est au prix de la


restriction de la vie érotique (pulsionnelle) de chacun. Pour construire un collectif dans lequel il puisse vivre,
l’animal humain ne peut que civiliser ses pulsions et en rabattre sur sa jouissance. La culture est édifiée sur
du renoncement pulsionnel, car la vie en commun suppose une restriction de la liberté individuelle ou le
conformisme. Ce renoncement génère ou accroît la tension, le quantum d’affects des pulsions, agressivité,
ressentiment, frustration.
Le respect des exigences sociales est assuré par le père puis par le "surmoi" (père intériorisé, faculté à s’auto-
contraindre, conscience morale) ; la tension entre le "çà" (principe de plaisir) et le "moi" (principe de réalité),
entre l'égoïsme (amour de soi) et l'altruisme (amour d'autrui), est source du sentiment de culpabilité et de la
conscience morale ;

Face à la cruauté du collectif, Freud, dans Totem et tabou, avait forgé un mythe : celui du fondement de la
vie en société par le meurtre du père, le père d’une supposée horde primitive, en s'’inspirant des hypothèses
de Darwin, Robertson Smith et Atkinson. Freud développe l’idée d’une horde primitive dans laquelle les
hominiens auraient vécu sous la domination d’un mâle puissant qui aurait possédé toutes les femelles et
expulsé/châtré les garçons arrivés à maturité. Ces garçons exclus seraient pourtant un jour parvenus à former
une coalition et à tuer le père. Ce meurtre aurait été suivi d’une ingestion de type cannibalique du corps du
père, afin de se réapproprier sa puissance. Puis, après de longues périodes de luttes, un serment par lequel les
frères renonçaient à la possession des femelles du clan et au meurtre intra-clanique aurait été prononcé. A
cette occasion, les frères auraient érigé un animal en totem de leur clan, à la place du père. Tout en ayant été
haï, le père avait aussi été craint et aimé des frères. Le meurtre et la consommation de cet animal totem
furent alors interdits, sauf à l’occasion de fêtes rituelles périodiques, en commémoration du meurtre
fondateur. Telle serait donc l’origine de l’interdit de l’inceste (tabou) et du meurtre intra-clanique (totem),
premières institutions garantes d’un ordre social humain.
C’est ce qui lui permet d’écrire : « C’est précisément l’accent mis sur le commandement “tu ne tueras point”
qui nous donne la certitude que nous descendons d’une lignée infiniment longue de meurtriers qui avaient
dans le sang le goût du meurtre, comme nous l’avons peut-être encore. »  (Freud, Actuelles sur la guerre et la
mort, 1915). Ce meurtre premier touche au sacré, interdit individuellement, il était justifié lorsque tous y
prenaient part. « Personne d’ailleurs n’avait le droit de s’y soustraire», écrit-il dans Totem et Tabou.
Meurtre, deuil et fête fortifient l’identité.
De même que dans le mythe du père de la horde le meurtre est premier, de même Freud affirme-t-il dans
Pulsion et destins des pulsions : « La haine est plus ancienne que l’amour. Elle provient du refus que le
moi narcissique oppose au monde extérieur, prodiguant les excitations. » . Mais la haine n’est pas
qu’au service de la pure destructivité. Elle est la manifestation de la réaction de déplaisir, suscitée par
les objets (ce/ceux qui ne sont pas le sujet, moi). Ainsi demeure-t-elle toujours en relation intime avec les
pulsions d’auto-conservation (de vie donc).

Voilà les termes du débat : la bourse ou la vie, mais pas de bourse sans la vie, pas de vie sans la bourse, pas
d’auto-conservation sans le monde de l’autre, sans autre. Freud suppose qu’au début de la vie psychique,
l’extérieur, l’objet, le haï seraient d’abord identiques. Si haïr, c’est rejeter, expulser, mettre hors de soi, dans
la constitution de la psyché (notre psychisme), le dynamisme de ce mouvement est au service d’une première
différenciation ( du moi d’avec la mère et « la fusion dans le monde intra-utérin », de ce qui n’est pas moi, de
moi et de l’autre). Mais sans un principe de liaison, sans le secours d’Éros, la haine conduit à la destruction
sur le modèle du rejet de l’extérieur ou du différent.

L’approche de Freud envisage la violence ou l’agressivité comme consubstantielles à l’homme et explique le


fonctionnement et l’évolution des sociétés. Impossible d’y échapper, impossible d’échapper à soi-même. Une
issue potentielle : canaliser cette pulsion, la réorienter, la transformer, lui donner un autre objet, une autre
cible, une autre visée, la sublimer, autrement dit la faire devenir création, invention, recherche, participation,
passion…

NB: Aujourd’hui, les «savoirs positifs» semblent réfuter ce mythe: l’hypothèse du totémisme universel a été
abandonnée dans l’ethnologie contemporaine, ainsi que celle de l’universalité de la horde primitive, puisque
l’éthologie animale a par exemple constaté qu’il n’y avait pas de horde primitive chez les chimpanzés.
Objection majeure : comme tous les mythes d’origine, le «mythe scienti que» de Freud présuppose ce dont il
veut expliquer la naissance. La coalition des frères à des ns non biologiques est en effet déjà une sorte
d’institution, puisqu’en tout cas, elle présuppose le langage, qui est une institution. De plus, Freud dit que
c’est «peut-être en fonction d’une invention technique» que cette coalition a pu se former. Il est ainsi obligé
de considérer implicitement non seulement le langage mais aussi la technique comme des prédonnés. En n,

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l’ambivalence des frères à l’égard du père tué est un trait psychique spéci quement humain. L’hominisation
est donc présupposée dans ce qui doit l’expliquer.
En fait, le mythe de la horde Freud n’explique pas la genèse de la société mais il ne propose une élucidation
des processus psychiques qui conditionnent l’intériorisation par l’être humain singulier, dans sa situation
infantile, des institutions et des signi cations sociales. Pour le résumer en une formule, le mythe scienti que
de Totem et tabou est davantage une modélisation politique de la dynamique psychique, qui part de ce qui est
le plus connu «pour nous», pour aller vers ce qui est le plus connu «en soi ».

B) L’approche de René Girard

La thèse de René Girard, présentée dans l'essai ha violence et le sacré (1972) et dans le livre-
interview Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978), se développe de la manière suivante :
Au commencement de toute société, il y a la violence ; mais pas l’agression barbare et anonyme…
Notre violence est fondée sur ce qu’il appelle le désir mimétique, l’imitation : nous ne désirons que ce que
l’autre désire. L'homme est animé d'un désir d'appropriation mimétique en ce sens que le sujet désirant ne
désire pas des objets, en tant qu'ils seraient désirables par eux-mêmes, mais parce qu'autrui en les désirant,
les rend désirables, car l'homme n'est que pour autant qu'il imite son semblable.

« Le désir est essentiellement mimétique, il se calque sur un désir modèle ; il élit le même objet
que ce modèle. ». «Une fois que ses besoins primordiaux sont satisfaits, et parfois même avant, l'homme
désire intensément, mais il ne sait pas exactement quoi, car c'est l'être qu'il désire, un être dont il se sent
privé et dont quelqu'un d'autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet autre qu'il lui dise ce qu'il faut
désirer, pour acquérir cet être. Si le modèle, déjà doté, semble-t-il, d'un être supérieur désire quelque chose,
il ne peut s'agir que d'un objet capable de conférer une plénitude d'être encore plus totale. Ce n'est pas par
des paroles, c'est par son propre désir que le modèle désigne au sujet l'objet suprêmement désirable. » (…)

« En observant les hommes autour de nous, on s'aperçoit vite que le désir mimétique, ou imitation désirante,
domine aussi bien nos gestes les plus in mes que l'essentiel de nos vies, le choix d'une épouse, celui d'une
carrière, le sens que nous donnons à l'existence.
Ce qu'on nomme désir ou passion n'est pas mimétique, imitatif accidentellement ou de temps à autre, mais
tout le temps. Loin d'être ce qu'il y a de plus nôtre, notre désir vient d'autrui. Il est éminemment social...
L'imitation joue un rôle important chez les mammifères supérieurs, notamment chez nos plus proches
parents, les grands singes ; elle se fait plus puissante encore chez les hommes et c'est la raison principale
pour laquelle nous sommes plus intelligents et aussi plus combatifs, plus violents que tous les mammifères.
L'imitation, c'est l'intelligence humaine dans ce qu'elle a de plus dynamique ; c'est ce qui dépasse
l'animalité, donc, mais c'est ce qui nous fait perdre l'équilibre animal et peut nous faire tomber très au-
dessous de ceux qu'on appelait naguère « nos frères inférieurs ». Dès que nous désirons ce que désire un
modèle assez proche de nous dans le temps et dans l'espace, pour que l'objet convoité par lui passe à notre
portée, nous nous efforçons de lui enlever cet objet et la rivalité entre lui et nous est inévitable.
C'est la rivalité mimétique. Elle peut atteindre un niveau d'intensité extraordinaire. Elle est responsable de la
fréquence et de l'intensité des con its humains, mais chose étrange, personne ne parle jamais d'elle. Elle fait
tout pour se dissimuler, même aux yeux des principaux intéressés, et généralement elle réussit. »

Dans À la recherche du temps perdu, explique Girard, le jeune Marcel Proust avoue ne vouloir
devenir écrivain que par imitation du héros, Bergotte ; tous les personnages du livre sont des snobs, c’est-à-
dire des imitateurs. Dans le roman de Cervantès, c’est par imitation du héros romanesque Amadis des Gaules
que Don Quichotte se fait chevalier. Chez Freud, c’est le père qui désigne au fils sa mère (en tant qu’objet du
désir paternel) et le conduit au complexe d’Œdipe. Plus près de nous, dans la société de consommation, ce
sont nos voisins, nos amis, des références ou des modèles qui désignent l’objet que, par imitation, nous
allons désirer.
Mais ce désir mimétique engendre une rivalité mimétique inévitable : autrui est à la fois le modèle qui
suscite le désir et l'obstacle qui en empêche sa réalisation ; une rivalité entre les hommes qui devient source
de violences en chaîne, d'une violence fondamentale, dangereuse pour les sociétés.

« Deux désirs qui convergent sur le même objet se font mutuellement obstacle. Toute mimesis portant sur le
désir débouche automatiquement sur le con it. » (… )« Si le désir est libre de se xer là où il veut, sa nature
mimétique va presque toujours l'entraîner dans l'impasse du double bind [double impératif contradictoire ;

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le modèle dit « imite-moi » et en même temps « ne m'imite pas »]. La mimesis se jette aveuglément sur
l'obstacle d'un désir concurrent ; elle engendre son propre échec et cet échec, en retour, va renforcer la
tendance mimétique. Il y a là un processus qui se nourrit de lui-même, qui va toujours s'exaspérant et se
simpli ant. Chaque fois que [le sujet] croit trouver l'être devant lui, il s'efforce de l'atteindre en désirant ce
que l'autre lui désigne ; et il rencontre chaque fois la violence du désir adverse. Par un raccourci à la fois
logique et dément, il doit vite se convaincre que la violence elle-même est le signe le plus sûr de l'être qui
toujours l'élude. La violence et le désir sont désormais liés l'un à l'autre. Le sujet ne peut pas subir la
première sans voir s'éveiller le second.».

La question fondamentale qui se pose donc à toute société est de canaliser le désir mimétique et la
violence qu’il entraîne. Comment ?
« En faisant dévier la violence sur un innocent : le bouc émissaire. C’est, dit Girard, le sacrifice
du bouc émissaire qui va arrêter la crise. » (…)
« Toutes les sociétés humaines sans exception ont tendance à se détraquer sous l'effet de leur violence
interne. Lorsque cela se produit, elles disposent d'un moyen de rétablissement qui leur échappe à elles-
mêmes et que l'anthropologie n'a jamais découvert, la convergence spontanée, mimétique de toute la
communauté contre une victime unique, le "bouc émissaire" originel sur lequel toutes les haines se
déchargent sans se répandre catastrophiquement aux alentours, sans détruire la communauté. »

Les institutions tant politiques que religieuses s'attachent à canaliser et à masquer cette violence
fondamentale par un acte de violence sacri ciel. En effet, le sacri ce — qui est répétition rituelle, selon
Girard, d'un meurtre fondateur ayant permis, une première fois, le rétablissement de la paix — est la seule
manière à même de tromper la violence et de l'expulser temporairement hors de la société, car le sacri ce
met en œuvre un mécanisme victimaire qui consiste à détourner la violence fondamentale vers d'autres êtres,
un homme ou une victime de remplacement dont la mort importe moins, qui se présentent alors comme des
boucs émissaires.
À peu près toutes les tragédies grecques, rappelle Girard, s’achèvent par le sacrifice d’une
victime ; l’ordre de la Cité, qui avait été troublé par la crise mimétique, est rétabli par le sacrifice. C’est par
la désignation de cette victime, le bouc émissaire, que se refait l’unité du groupe et que la crise est évacuée.
Mais, insiste Girard, le plus important est le mode de désignation de la victime. Le groupe qui se livre au
« lynchage originel » doit ignorer que la victime est innocente ; il faut que le groupe la croie coupable, et
désignée de manière divine. Cf. Oedipe-Roi
Dans de nombreuses sociétés primitives, raconte Girard, la victime est choisie au terme d’un jeu
de hasard. Dans les textes de l’Antiquité grecque, elle porte des signes : elle est boiteuse (Oedipe) ou borgne,
ou rousse ou trop blonde, ou trop intelligente. Bref, le bouc émissaire « s’auto-désigne » par le fait qu’il est
différent. Une fois le bouc émissaire exécuté, l’unité du groupe se ressoude, la crise a été évacuée, canalisée
vers un tiers. Ce lynchage originel est, selon Girard, le fondement de toute société. L’acte fondateur de la
société humaine ne serait donc pas, comme le supposait Jean-Jacques Rousseau, le « contrat social ».

Pour résumer :
La théorie du Bouc émissaire est un système interprétatif global, une théorie unitaire visant à
expliquer le fonctionnement et le développement des sociétés humaines. Le point de départ de cette
théorie naît dans le désir mimétique : plutôt que de chercher l’origine de la violence humaine dans un
instinct (l’éthologie) ou dans une pulsion (la psychanalyse), Girard voit dans l’imitation des désirs, ce qui
conduit à la rivalité et forcément à la violence humaine. A l’origine de toute violence, explique René
Girard, il y a le « désir mimétique », c’est-à-dire le désir d’imiter ce que l’Autre désire, de posséder ce
que possède autrui, non que cette chose soit précieuse en soi, ou intéressante, mais le fait même qu’elle
soit possédée par un autre la rend désirable, irrésistible, au point de déclencher des pulsions violentes
pour son appropriation. Que se passe-t-il quand deux individus (ou plus) désirent la même chose ? Ils se
battent, voire s’entre-tuent pour l’obtenir. Le désir mimétique engendre forcément des conflits en chaîne,
de la violence généralisée, et à terme le chaos. L’anthropologue observe dans les mythes ancestraux de
toutes origines le même dénouement, à savoir la neutralisation de la violence (cette épée de Damoclès qui
plane sur l’Humanité) par le sacrifice d’une victime, appelée bouc émissaire. Sa vertu première est de
transformer le tous contre tous en tous contre un. Aux yeux du philosophe, le sacrifice n’est pas une
affaire religieuse mais une affaire humaine. Si les hommes vont jusqu’à tuer l’un de leurs semblables, ce
n’est pas pour faire plaisir aux dieux ou prouver leur foi, mais pour mettre fin à l’hémorragie de violence qui
frappe le groupe, et le menace d’extinction. En proie à une violence meurtrière, les sociétés, les groupes, les
communautés, choisissent spontanément, instinctivement, une victime, pour jouer le rôle à la fois de
pansement et de paratonnerre. De pansement, parce qu’elle va recueillir en sa seule personne toute
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l’agressivité diffuse et soigner le mal ; de paratonnerre parce qu’elle sera remobilisée, sous forme
symbolique, chaque fois que la communauté replongera dans la violence.

Le bouc émissaire humain n’est jamais tiré au hasard, ses qualités victimaires le prédisposent à occuper cette
fonction :
1/ il doit être à la fois assez distant du groupe pour pouvoir être sacrifié sans que chacun ne se sente visé par
cette brutalité et en même temps assez proche pour qu’un lien cathartique puisse s’établir.

2/ il faut que le groupe ignore que la victime est innocente sous peine de neutraliser les effets du processus.

3/ il doit présenter des qualités extrêmes : richesse ou pauvreté, beauté ou laideur, vice ou vertu, force ou
faiblesse.

4/ il est en partie consentant afin de transformer le délire de persécution en vérité consensuelle.

Le sacrifice du bouc émissaire permet donc à la fois de libérer l’agressivité collective (exutoire) et de
ressouder la communauté autour de la paix retrouvée (pacte).
Dans l’optique girardienne, le rite sacrificiel est donc une violence ponctuelle et légale dont la fonction est
d’opérer une catharsis des pulsions mauvaises sur une victime indifférente à la communauté parce que
marginale. Ainsi, se produit, aux dépens d’un être innocent, une sorte de solidarité dans le crime, qu’on
retrouve dans les scènes de lynchage dans l’Histoire (pogrom, lapidations, etc.) ou dans la fiction (La Nuit du
Chasseur, M. le Maudit). Le bouc émissaire permet par ailleurs d’expliquer l’émergence du Sacré, car, par un
retournement paradoxal, la victime se voit divinisée pour avoir ramené la paix. La victime gît devant le
groupe, apparaissant tout à la fois comme la responsable de la crise et l’auteur de ce miracle de la sérénité
retrouvée.

La question d’une histoire de la violence

Plus qu’une histoire de la violence, qui se heurte à des difficultés soulevées au début de ce cours (cf. La
tentative de typologie : devant la diversité des formes de violence, c’est une histoire des violences qu’il
faudrait envisager, qui ne proposerait alors qu’un vaste catalogue et des données statistiques incapables de
rendre compte de ce qu’est la violence, ce qu’elle exprime, ce qu’elle engage… Il semble plus pertinent de
penser la question de l’évolution de la perception de la violence, d’interroger la manière dont la violence a
changé de statut pour devenir un tabou majeur de la culture occidentale, d’observer la manière dont les
sociétés ont tenté d’encadrer, de normer, de limiter la violence interhumaine.

A) le rôle de l’Etat

La civilisation est le processus de civiliser, de rendre plus apte à la vie en société. Elle contient dans son idée
même l’idée de processus normatif encadrant la violence via des règles, des lois, des institutions sociales (il
s’agit de normer, de policer les comportements).
Norbet Elias, dans son ouvrage La civilisation des moeurs, montre que le processus civilisateur consiste à
tracer les limites du tolérable, à raffiner les moeurs (cf. Développements au XVIIème de l’idéal de
l’honnête homme, au moyen-âge de la courtoisie…) de manière à ce que la pression collective influence et
dicte progressivement le comportement individuel. La violence privée est ainsi réduite sous l’effet de la
pression publique (c’est ce qu’on peut observer avec la question des châtiments corporels à l’école ou à
l’intérieur d’une famille comme la fessée qui est aujourd’hui proscrite et sanctionnée par la loi en France et
dans de nombreux pays).

Plusieurs éléments sont au coeur de ce processus civilisationnel conduisant à l’encadrement de la


violence.
- Le premier d’entre- eux, c’est le sacré, le religieux ou la religion : cf. Le premier des commandements
dans la Bible : « Tu ne tueras point », cf. Le 9ème commandement : « tu ne convoiteras pas la femme de ton
voisin » ; cf. 9ème commandement : « tu ne voleras point » ; Dans les Evangiles : « Aime ton prochain
comme toi-même » / « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre » (à propos de Marie
Madeleine) : tous ces commandements visent à désamorcer, à réfréner, à museler la violence et ses causes les
plus fréquentes dans la société civile antique.
- Le 2ème élément propre à encadrer la violence, c’est la formation de l’état. Max Weber, sociologue
allemand, a fait la démonstration que ce qui caractérisait l’état, c’était la possession du monopole de la

violence physique légitime : dans une société civilisée, la violence individuelle, privée, est par essence
proscrite et illégitime : on ne peut se faire justice soi-même. Seul l’état, par l’armée, la police, peut exercer
de manière légale et légitime la violence physique, parce qu’il est habilité, par un processus démocratique ou
par l’onction divine, à défendre les citoyens contre eux et entre eux, à encadrer l’expression de la violence :
cf. Les « violences policières », terme que récuse l’actuel ministre de l’intérieur pour le remplacer par
« emploi de la force légitime ».

Investi du monopole de la violence physique légitime, l’état est le seul habilité à mener des guerres. La
guerre est violente par nature, mais la violence n’est pas forcément guerre. La différence entre guerre et
violence réside dans le fait que la guerre peut être défini comme un processus d’affrontement entre deux
groupes institutionnellement complexes et hiérarchiquement organisés. Elle est d’une ampleur plus
importante.
Le développement des états conduit à des guerres de plus en plus complexes, ce qui paradoxalement
engendre une réduction de la violence : la violence tend de plus en plus à se résumer à la violence publique,
exercée par les états dans les guerres, tandis que la violence privée (les meurtres…) tend à diminuer d’année
en année. Il est intéressant de noter l’écart entre la réalité statistique et le sentiment majoritaire dans la
population que la société est de plus en plus violente. Cela peut s’expliquer par le fait que, la violence
diminuant, notre degré de tolérance envers elle diminue, et que des actes qui auparavant auraient été jugés
banals sont perçus aujourd’hui comme violents. Toutefois le rôle des médias et la spectacularisation
caractéristique de notre société jouent un rôle à ne pas négliger dans ce sentiment d’insécurité ambiant.

B) Encadrer la violence et la guerre par le droit

- définition (juridique) du Droit : ensemble de règles, de lois visant à réguler les rapports, les relations des
individus entre eux.

- Un certain nombre de tentatives, d’efforts juridiques, philosophiques et politiques ont été menés (et
intensifiés au fil des siècles) pour encadrer l’expression de la violence, notamment dans le cadre des guerres
(ce qui est le propre des processus civilisationnels).

- Sur le plan juridique :


La théorie de la guerre juste : fondée par St Augustin (354-430), philosophe converti au christianisme (cf.
Cours sur l’autobiographie, Les Confessions). Pour lui, une guerre n’est juste qu’à 4 conditions :
• Elle doit être déclarée par une autorité légitime
• Elle doit poursuivre une cause juste (?)
• Elle doit répondre à une intention droite : soit dans un but défensif qui met en jeu la survie, soit pour
châtier, punir les « méchants (?)».
• Elle doit être menée avec proportionnalité, sans « poussée aux extrêmes ».
Cette théorie correspond à la formation du « jus ad bellum » (le droit menant à la déclaration de guerre, avant
que la guerre ne soit déclarée). Des tentatives pour encadrer la guerre quand elle est déclarée ont ensuite été
poursuivies : le « jus in bello ».
Ainsi, par exemple, les 1ère et 2ème conventions de Genève (1869) imposent aux états signataires la
protections des malades blessés et du personnel soignant ; la 3ème convention (1906) améliore le traitement
des prisonniers de guerre ; enfin, la 4ème (1949) renforce la protection des civils. Mais il n’existe pas de
mécanisme punitif en cas de non-respect de ces textes, tout repose sur le « bonne volonté » des états.

- Sur le plan philosophique :


Comme les juristes, les philosophes ont tenté d’encadrer la guerre et de réduire le niveau de violence dans les
sociétés. Parmi eux. :
• Hobbes : Horrifié par le spectacle des guerres civiles anglaises, il imagine dans Le Léviathan (1651)
les conditions d’une sortie de la violence, mode de fonctionnement caractéristique de l’état de nature.
Cette sortie de la violence passe par la formation d’un contrat entre les individus, dans le cadre
d’un pacte social aboutissant à la formation d’un état, qui devient le seul détenteur de la violence
physique légitime. Pour Hobbes, les libertés individuelles, la vérité peuvent être sacrifiées afin de
réduire la violence et assurer la sécurité des biens essentiels.
• L’abbé de St Pierre : En 1724, il présente un Projet de paix perpétuelle, afin de « résoudre tous les
conflits » du genre humain. Son idée est d’instituer une assemblée à l’échelle du continent européen,
devant laquelle seraient portés tous les conflits entre les nations. Afin de bénéficier d’un mécanisme
coercitif (permettant de contraindre ceux qui n’obéiraient pas), cette assemblée disposerait d’une armée

pour punir les états agresseurs, au moins deux fois plus puissante que celle de l’état le plus puissant. (//
avec l’ONU, qui s’en rapproche, avec moins de pouvoir).
• Kant : dans l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, en 1784, définit l’idéal
d’une « société civile administrant universellement le droit », c’est à dire la formation d’un droit
cosmopolitique (universel, s’adressant à toute la planète) et plaide pour l’instauration d’une
« Société des Nations ». Il ne s’agit pas pour Kant d’aboutir à un "état mondial » (qui nierait la
spécificité de chacun) mais à une « fédération d’états libres » pour sortir de l’état de nature selon
Hobbes (la guerre de tous contre tous).
• Hanna Arendt : cherche à préciser la fonction de l’état encadrant la violence, en avançant la nécessité
de distinguer pouvoir et violence. Si l’état encadre la violence, ce n’est pas forcément en y opposant une
autre sorte de violence : le pouvoir n’est pas nécessairement la violence ; le pouvoir repose sur l’autorité,
du latin autorictas, une autorité morale, celle de la loi qui permet d’éviter de recourir à des formes de
violences coercitives (répressives et violentes). A l’autorité morale de l’autorictas s’oppose la potestas,
autorité imposée par la force. Pour Arendt, « le pouvoir mais non la violence est l’élément essentiel de
toute forme de gouvernement » ; selon elle, l’utilisation de la violence risque de saper les fondements
même de la légitimité de l’état.

- Sur le plan politique et éthique : la non-violence


Certains praticiens de la non-violence ont joué un rôle politique considérable dans la perception de la non-
violence, envisagée d’abord comme une faiblesse, avant d’être considérée, grâce à leur action, comme une
arme redoutable et très efficace, même si, face à un état autoritaire et non démocratique, elle trouve assez
rapidement ses limites, l’émotion, la volonté et les possibilités de réaction du peuple étant muselées et/ou
limitées. On peut ainsi citer Gandhi, dans un contexte de « guerre de libération » décoloniale, en Inde ;
Martin Luther King, dans un contexte d’apartheid aux Etats Unis ; John Rawls, philosophe, qui définit la
« désobéissance civile » comme une forme d’opposition non-violente : « un acte public, non-violent,
décidé en conscience mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener un
changement dans la loi ou dans la politique du gouvernement(…) en cas d’injustice majeure et
évidente »

C) Une mutation de la violence

- Réduction de la violence privée et mutation de la guerre : La violence privée est en forte baisse depuis
plusieurs décennies, notamment en France. La violence publique (celle liée à la guerre) a également régressé
depuis la fin de la guerre froide (nombre de morts officiels décroissant année après année). En revanche, les
violences liées à la « sécurité intérieure » ont augmentées ces dernières années, posant la questions de
« violences policières » et de l’approche des pouvoirs publics quant à l’usage de la force « légitime » contre
des citoyens.

- Une violence plus disséminée, asymétrique et plus visible :


Le sentiment que la violence est en augmentation réside en partie sur la progression de sa visibilité
médiatique, liée à la diversité des moyens modernes de communication et d’information, notamment les
réseaux sociaux, qui démultiplient la portée de ces informations.
2ème raison : liée à une mutation de la guerre. Depuis la fin de la guerre froide, des formes de guerre dites
asymétriques se sont développées, sur le modèle de la guérilla. C’est ce genre de guerre que mènent les
terroristes. Le conflit asymétrique est caractérisé par une asymétrie de moyens : le plus faible est avantagé
alors qu’il dispose de moins de moyens, de moins de force de frappe. La supériorité militaire ne joue un rôle
dissuasif, elle devient même une faiblesse dans la difficulté à réagir pour exemple. Le « faible » ne cherche
pas à éliminer l’adversaire, il n’en a pas les moyens, mais à « impressionner », à remporter une victoire plus
médiatique que militaire. Cette asymétrie augmente la visibilité de la violence.
3ème raison : notre tolérance à la violence diminue, résultat du processus civilisationnel (Elias), si bien que
la moindre violence est perçue comme insupportable.

- violence sociale et violence symbolique :


La violence sociale a d’abord été évoquée par les syndicats et les partis ouvriers, comme la résultante, la
conséquence de la lutte des classes, ou de l’opposition entre capital et travail. Elle a pour conséquence
les licenciements, les plans sociaux, les pertes de droits sociaux, la précarité qui génère des SDF, des
« décrocher de la vie » : il s’agit d’une violence liée à la pauvreté, au chômage, au déclassement. La violence
sociale s’exprime dans ce que le sociologue Alain Touraine a appelé « le mouvement social »
(Production de la société, Touraine), c’est à dire la mobilisation syndicale dépassant la défense des intérêts
particulier pour mettre en cause la société dans sa globalité.

Cette violence sociale est liée à une autre forme de violence, que Pierre Bourdieu, sociologue, nomme « la
violence symbolique ». La violence symbolique dépasse la violence physique et se présente comme une
forme dissimulée de domination. La violence symbolique permet à la classe dominante d’imposer ses
symboles, ses représentations, ses hobbies, ses valeurs de manière indirecte (notamment par les médias)
aux dominés : ceux-ci finissent par intérioriser que leur mode de vie, leurs revendications, leurs combats ne
sont pas efficaces ou réalistes.

Conclusion de cette introduction

Retour sur la question : qu’est-ce que la violence ?


La violence relève d’une perception. Elle est relative donc, liée à la fois aux valeurs d’une société, d’une
civilisation, valeurs qui sont sujettes à variation au fil du temps. Sa perception est aussi liée aux valeurs et à
la structure mentale d’un individu, à son éducation. On peut ainsi dire que tout ce qui ébranle la structure, la
« norme » d’un individu est perçu comme une menace quant à l’intégrité de notre être, ses fondements
éthiques, moraux. La norme d’un individu définit une sorte de seuil où se joue le passage de l’acceptable à
l’inacceptable. Voilà encore pourquoi il est très difficile de proposer une histoire de la violence. Violence
pour qui ? De quel ordre ?
L’amour et la tendresse peuvent être violents pour qui n’a jamais reçu amour ni tendresse, pour qui a connu
l’indifférence, le rejet…

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