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Transcription de l’enregistrement

des Cinquièmes journées d'Angers


7 et 8 décembre 2012

organisées par l'Association culturelle en santé mentale de l’hôpital Césame, Sainte Gemmes sur Loire

CRÉATIVITÉ ET INVENTIVITÉ DANS LE CHAMP


PSYCHIATRIQUE ET MÉDICO-SOCIAL,
EMPÊCHEMENTS ET POSSIBLES

NOTE

Nous nous nous sommes rendus à ces deux journées dans un amphithéâtre de l’Université Catholique de
l’Ouest, durant lesquelles, outre les interventions qu’on trouvera ici transcrites assez littéralement et
dans l’ordre (à l’exception de l’une d’elles qui ne nous a pas particulièrement retenus), étaient proposés
des ateliers de discussion en plus petit comité autour de personnes travaillant dans telle ou telle
institution, ateliers qui ont donné lieu à des échanges plus informels que nous n’avons pas souhaité
"capter". Pour le reste nous avons gardé une forme proche de l’enregistrement avec les répétitions et les
longueurs éventuelles, pour ne pas perdre ce qui était propre à chaque intervention, qu’elle soit de
l’ordre du cours universitaire, d’une lecture de texte, d’une diatribe, d’un poème, qu’elle soit très écrite
ou pleine de digressions.
Dans la forme une des interventions fait exception : c’est celle de Patrick Faugeras, qui lisait un texte
écrit de sa main, qu’il a bien voulu nous transmettre et qui est simplement reproduit ici.

1
INTERVENANTS ET SOMMAIRE

Ouverture p.3-8
Madeleine Alapetite, présidente de l’ ACSM à Angers
Christian Heslon, directeur de l'UFR de Psychologie de l'Université Catholique de l'Ouest
Hélène Fausser, directrice des affaires générales et de la communication au Césame
Les locaux p.9-14
Daniel Denis, psychiatre à Angers et modérateur du colloque
Charles O.Pons, psychiatre, chef de Pôle au Césame
Martine Charlery, pédopsychiatre, chef de Pôle au Césame également
Les tendances anti-sociales de notre civilisation p.15-24
Roland Gori, psychanalyste, professeur de psychologie
et de psychopathologie cliniques à l'université d'Aix-Marseille
Créer, inventer, instituer p.25-35
Pierre Delion, psychiatre, psychanalyste, professeur de pédopsychiatrie à Lille
L'accompagnement au travail entre aliénation sociale et aliénation psychotique p.36-45
Giorgio Callea, psychiatre à Brescia
Penser et contenir les paradoxes du champ p.46-54
médico-social comme source potentielle de créativité
Philippe Chavaroche, docteur en sciences de l'éducation,
responsable de formation à la fondation John Bost à Bergerac
« Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience » p.55-65
Patrick Faugeras, psychanalyste à Alès, directeur de collection chez Eres, traducteur
Obéir n'est pas facile, désobéir non plus, se faire obéir encore moins p.66-73
Lise Gaignard, psychanalyste à Tours
Accueil, rencontre, transfert multi-référentiel et polyphonie. p.74-83
Importance des rapports complémentaires et de la sympathie dans la structuration de l'existence.
Jean Oury, psychiatre, psychanalyste, directeur de la clinique de La Borde à Cour Cheverny
Transmettre la psychothérapie intitutionnelle, c'est la réinventer ! p.84-95
Patrick Chemla, psychanalyste, psychiatre, chef de service à Reims,
membre du collectif des 39, président de la CRIÉE
Accueillir la psychose dans le médico-social : enjeux politiques et cliniques p.96-109
Pascal Crété, psychiatre à Caen
Conclusion p.110-114
Michel Balat, psychanalyste, sémioticien, université de Perpignan

2
OUVERTURE

Christian Heslon
… Qu'en est-il, trente ans après les Trente Glorieuses, ces années 1945-1975 ainsi désignées par
Jean Fourastié, de ce laboratoire social que fut la psychiatrie, la psychothérapie, notamment
institutionnelle ? De cette époque où nous étions éclairés par Marcuse, qui tentait de croiser, recouper le
marxisme et le freudisme ; par François Tosquelles ? Qu'en est-il des traces fécondes que Jean Oury a
semé ? Qu'en est-il des travaux de Michel Foucault sur l'histoire de la folie, sur la naissance de la
clinique, sur la logique des institutions entre surveiller et punir ?
À l'époque dans ces Trente Glorieuses où j'ai grandi, la figure de la folie faisait question politique : il
n'était pas question que d'instituer mais aussi de la dialectique entre l'institué et l'instituant. À l'époque
nous avions encore des grands récits, je songe à ceux issus de la psychanalyse. Vous avez lu comme moi,
j'imagine, Yves Barel, qui en tirera des leçons sur les paradoxes liés à la fin de ce qu'il appelle les grands
organisateurs ; Cornelius Castoriadis, qui à l'époque aussi tirait des leçons de tout cela pour nous inviter
à penser l'autonomie, non pas comme aujourd'hui nous le faisons - comme un bien en soi - mais comme
une relation ou une extraction ou une émancipation, avec ce qu'il appela l'hétéronomie.
Nous sommes ici à l'Université et vous êtes issus du soin. Il me semblait possible d'articuler ces deux
dimensions en les référant à ces Trente Glorieuses dont je parle : à l'époque, j'ai envie de dire jusqu'à la
loi de 75 - début de la consécration du terme de handicap -, la psychiatrie, le soin d'un côté, et
l'université, l'enseignement, la pensée de l'autre, avaient réussi quelque chose de l'ordre de l'extraction
de l'hétéronomie pour aller vers plus d'autonomie.
Il y avait la psychiatrie hors les murs, je pense à Franco Basaglia ; il y avait aussi une question qui me
semble étonnamment actuelle pour les psychologues, la question de la politique de l'expérience. Vous
vous souvenez de Laing et Cooper, psychiatres fameux qui publièrent l'ouvrage ainsi intitulé 1, et qui
posent une question qui n'a jamais fini de m'étonner et de m'intéresser, qui est : que faisons-nous, nous
autres psychologues, psychiatres, psychanalystes, psychothérapeutes, de notre expérience de vie, de
notre propre souffrance, vis-à-vis de ceux que nous accompagnons ? et qui est aussi plus largement la
question que rencontrent beaucoup de nos jeunes étudiants : la question du transfert et du contre-
transfert pourrait-on dire… la question "Vous avez un diplôme de psychologue mais vous êtes bien jeune,
vous avez pas d'enfants, vous pouvez pas me comprendre !" - et la politique de l'expérience c'est
vraiment cette question-là : dois-je avoir vécu ce que vit celui que j'accompagne, soigne, écoute, pour
pouvoir réellement le comprendre et qu'est-ce que réellement comprendre ?
Du côté du soin, voilà l'état des lieux de cette fin des années 1970-1980, la psychiatrie hors les murs, la
politique de l'expérience. Du côté de l'université le parallèle est tentant, puisque nous avions à la fois
l'université ouverte après mai 68, il y avait Nanterre, Saint-Denis. Du côté de la politique de l'expérience
il y avait ce qu'on appela la "non-directivité", voir le très bel ouvrage de Carl Rogers, Liberté pour

1
La politique de l’expérience, 1967

3
apprendre (1972) qui fut véhiculé dans le monde de l'enseignement supérieur, notamment dans les
sciences humaines et sociales dans les années 70 par notre ami Max Pagès.

Pour ouvrir ce colloque, pour "créer et inventer" et n'être pas victimes de l'innovation technologique ou
technocratique, j'avais envie de vous inciter à tirer leçon de trois échecs : l'échec de l'autogestion d'abord
- parce que, me semble-t-il, la psychothérapie institutionnelle est la transposition de l'autogestion dans
le monde du soin et de la santé. Cette autogestion a échoué à se répandre en tout cas, à devenir le
modèle que nous pouvions espérer, d'organisation sociale, institutionnelle etc. Elle renaît peut-être un
peu tel Phénix de ses cendres sous l'égide des Scoop, sociétés coopératives, qui peinent tout de même à
trouver leurs lettres de noblesse là où l'association de type 1901 s'est, elle, largement répandue depuis
1975. Quelle leçon tirer de l'échec des espérances que nous avions mises dans l'autogestion, pour
contrer ce que Vincent de Gaulejac appelle "la société malade de la gestion" ?
Deuxième échec, celui de la révolution, et je vous livre une idée : la place qu'occupait la révolution dans
les sociétés modernes est aujourd'hui occupée par la crise. La Crise sans fin a remplacé l'idéal
révolutionnaire.
Et enfin troisième échec, celui de la relation humaine transformée en ressource. L'échec de la
psychosociologie et peut-être d'une partie de la psychologie, d'une grande partie de la philosophie, d'une
partie éclairée de l'Église… l'échec des humanistes en tout cas à faire valoir autre chose que le cynisme
dans les relations humaines, où les rapports entre les gens se sont transformés en relations
d'évaluation.
Trois mots clés d'aujourd'hui : l'hypergestion, technologique, technocratique, qui a remplacé
l'autogestion ; la crise sans fin, voir l'ouvrage récent de Revault-d'Allonnes1, qui a remplacé l'idéal
révolutionnaire ; et enfin l'évaluation, de l'un par l'autre, de l'autre par l'un, de l'étudiant par
l'enseignant et vice-versa, qui a remplacé des relations humaines moins empreintes de cynisme.
Réouvrir le champ des possibles parmi les empêchements, voilà le programme pour ces deux journées…
Je vous rejoindrai seulement demain, car j'ai à évaluer des travaux de recherche, à gérer une crise
institutionnelle dont vous lirez quelques mots dans la presse 2, et j'ai aussi à rencontrer mon secrétaire
général pour rendre compte du budget de mon institut…

Réouvrir le champ des possibles face à deux questionnements. Le premier que j'emprunte à Jean-Pierre
Dupuy, théoricien du catastrophisme : ce qui caractérise les catastrophes contemporaines, qu'elles
soient nucléaires, climatiques etc., c'est que ce qui paraissait impossible devient certain. Ce n'est pas un
possible souhaité, espéré qui se produit, mais des impossibles qui surgissent sous la forme d'événements
catastrophiques. Le champ des possibles doit donc prendre en compte la catastrophe.
Et deuxième enjeu : qu'en est-il à présent du sujet, ce sujet barré de l'inconscient que Lacan nous a
appris à reconnaître, là où Jean-Pierre Lebrun parle aujourd'hui de "néo-sujet de la perversion
ordinaire" ?

1
Myriam Revault-d’Allonnes, La crise sans fin, essai sur l'expérience moderne du temps, Seuil, août 2012
2
un scandale lié au goût d'un haut-placé de l'Université pour la photographie en contre-plongée

4
Madeleine Alapetite
Merci Christian Heslon pour cette intervention, je vais maintenant donner la parole à madame Fausser,
directrice des affaires générales et de la communication de notre Hôpital Césame.

Hélène Fausser
Madame la présidente, monsieur le directeur, mesdames et messieurs bonjour ; je vais vous lire mon
texte, n'ayant pas l'éloquence de monsieur Heslon. Je tiens à excuser l'absence de la directrice du
Césame, qui m'a donc confié la lourde tâche d'ouvrir ces journées. Le thème "créativité et inventivité" a
de quoi donner des sueurs froides au directeur administratif que je suis, qui plus est juriste de
formation.
Autant dire que je ne suis pas la personne idoine pour vous parler aujourd'hui d'inventivité et de
créativité. Je suis mieux placée pour vous parler des empêchements, plutôt que des possibles, en ces
temps où la contrainte budgétaire pèse fortement sur les prises en charge, et sur le développement de
l'offre de soins et médico-sociale. Cela dit je mesure à ma place toute l'importance d'ouvrir des espaces
dédiés à la créativité et à l'inventivité dans la prise en charge et l'accompagnement des personnes.
Elles se mesurent dans les formes de prise en charge que nous privilégions : la rationalisation des
moyens nous amène à travailler toujours davantage de façon coordonnée entre acteurs du sanitaire et
du médico-social. Il n'y a jamais eu autant de conventions de partenariats - plus de cent conventions
nouées par le Césame avec les établissements médico-sociaux aujourd'hui ; il n'y a jamais eu autant de
réseaux de soins, et de dispositifs du type équipes mobiles ou équipes d'appui, alliant les professionnels
de différents horizons. L'objectif étant d'assurer la continuité des soins et des accompagnements et
d'éviter les ruptures de prise en charge. Au niveau institutionnel par ailleurs il m'est donné de constater
que le champ des possibles est constamment revisité par nos équipes de soignants de secteur en
psychiatrie, les activités de médiation sont à l'honneur, musique, photographie, danse, théâtre,
sculpture, peinture, dessin, lecture, écriture et poésie ; pas un champ artistique qui ne soit exploité.
Autant d'espaces de créativité que s'approprient les soignants et qu'ils adaptent en fonction des
personnes suivies. C'est par exemple la mise en place d'un atelier de musique électronique pour les
adolescents, ou un atelier conte pour les enfants, c'est l'occasion aussi de nouer des partenariats très
riches avec des acteurs artistiques angevins de qualité, je pense par exemple à l'atelier de danse avec Le
Quai, avec le Centre National de Danse Contemporaine, ou bien des stages de théâtre et de découverte
des auteurs contemporains avec le Nouveau Théâtre d'Angers ; c'est l'occasion aussi d'un engagement
scénique de soignants et d'adolescents avec la préparation d'une pièce chorégraphique prévue en juin
2013.
Enfin, j'ai découvert récemment des journaux, qui sont des journaux internes dans les services,
compilations de dessins, de textes, d'écrits de prose ou de poésie, qui sont l'expression de l'humeur du
jour ou de réflexions plus générales, et je vais vous en délivrer quelques extraits, parce que je trouve
cela intéressant : il y a des titres-choc pour certains de ces textes, qui sonnent comme des slogans, OSE
LA PSYCHOSE, il y a des poèmes aussi qui sont très jolis, par exemple Les blouses blanches, une ode aux

5
infirmiers, aux infirmières, qui portent la blouse, et à leur compétence et la confiance qu'elles peuvent
nouer avec l'équipe, avec les patients. Ce poème se termine par une invitation : "laisse tomber la blouse,
ça ne file pas le blues". Il y a aussi ce poème qui dit "Sésame, ouvre-moi", histoire d'une voyageuse qui
arrive sur la planète Césame, peuplée de princes et de princesses, auprès de qui cette voyageuse
curieuse osera demander de l'aide pour apprendre à vivre et à s'ouvrir.
Bref, les projets fourmillent dans les services, et cette créativité s'exporte aussi hors les murs du
Césame au travers d'expositions, de spectacles…
Si certaine rationalité économique s'impose à nous, il existe encore des espaces pour faire vivre les
accompagnements soignants et éducatifs. Ces journées dédiées à la créativité et à l'inventivité dans nos
institutions en sont encore un signe ; qu'elles soient riches d'échanges afin que les espaces où la
créativité de chacun peut s'exprimer restent au cœur de nos projets institutionnels. Bonne journée.

Madeleine Alapetite
Bonjour, merci d'être présents pour ces journées, après une interruption de dix ans : en 2002, nous
avions organisé les quatrièmes journées sur le thème de la chronicité en psychiatrie, historicité et
institutions, au Centre des congrès. C'étaient les dernières journées sous cette forme, et sous l'impulsion
théorique et dynamique de Pierre Delion, puis il est parti à Lille.
Au cours de cette dernière décennie, nous avons vécu des discussions très animées, qui nous ont laissés
parfois très divisés. Mais comme tout groupe nous avons une histoire, c'est l'histoire de l'association, qui
cherche à réinventer du lien, de la rencontre, de l'accueil, de l'hospitalité.
[Remerciements au nom de l'association, à Pierre Delion, à la direction du Césame, à madame Fausser, à
l'équipe de la reprographie, à l'université, aux intervenants, aux associations qui vont animer les
ateliers, à l'IME 1 Paul Gauguin…]

Je vais tout d'abord définir les mots que nous utilisons : la créativité est vieille comme le monde, on a
l'impression d'avoir toujours vu ce mot, en fait plutôt récent en France, au sens où nous l'utilisons. Le
mot est apparu en français dans les années 50 chez les psychologues humanistes, à la suite de la
découverte par ces personnes de publications des travaux de Abraham Maslow et Carl Rogers, puis
repris par les psychanalystes et psychologues. Ce mot est adopté par l'Académie française au cours de
sa première séance de l'année 1971, et ils le définirent comme synonyme d'inventivité.
A l'origine le mot créativité est un calque de l'américain creativity, néologisme des années 40 au sens où
l'employait le chercheur Guilford qui dans les années 50, dans ses études factorielles sur l'intelligence, a
démontré que pour résoudre une tâche complexe, on avait besoin de créativité.
Dit comme cela ça paraît évident : ça ne l'est pas tant - on pourrait comprendre que pour résoudre une
tâche complexe il faut faire appel à la logique, au raisonnement, à l'enchaînement des causes et des
effets. Il n'est pas si évident d'affirmer que pour résoudre un problème compliqué il faut une dose de
folie, d'écart, par rapport à la rationalité. Quand on est en difficulté, sans créativité, point de salut.

1
Institut médico-éducatif

6
Ce courant s'est greffé sur de nombreuses sources de réflexions européennes et notamment françaises.
Poincaré au début du siècle était non seulement un inventeur mais aussi un extraordinaire observateur
de la créativité. Ou Jacques Hadamard, ce mathématicien qui a analysé avec finesse ce processus de
l'invention1. Arthur Koestler, qui dans le cri d'Archimède, "eurêka!", a défini le processus de
bissociation.2 Didier Anzieu et ses travaux sur les phénomènes projectifs.

Avant la créativité on parlait plutôt d'imagination ou de création. L'imagination, c'est la mise en images
du désir, produit des rêveries, des fantasmes d'ordre privé parfois non communicables. L'imagination
fournit le matériau de base de la création.
La créativité, c'est plutôt l'aptitude à transformer les fantasmes imaginaires en signes communicables
aux autres, que ce soient des traces écrites, graphiques, des signes comportementaux - nouveaux
gestes, nouveau langage, nouvelles manières de vivre.

Alors qu'en est-il de notre inventivité dans les institutions aujourd'hui ? Comme nous le savons les
pratiques d'évaluation deviennent de plus en plus généralisées, de plus en plus homogénéisées, et
tendent à envahir tous les domaines de la vie et toutes les institutions : entreprises, administrations
politiques, publiques et sociales, institutions de santé et d'enseignement. Mises en œuvre au nom d'une
certaine rationalité, ces pratiques donnent lieu à de nombreuses critiques, qui dénoncent la façon dont,
en instituant un réseau serré de contraintes et de normes, elles sclérosent les comportements et
inhibent les initiatives innovantes.
Mais il y a une autre façon de concevoir l'évaluation, une évaluation qui prend un autre sens, a d'autres
visées ; s'agissant d'œuvres originales, ou de l'aide et de soutiens que nous avons pu recevoir d'autrui. Ce
qui importe est la valeur que nous leur donnons, ce qu'elles signifient pour nous, la capacité qu'elles ont
de nous émouvoir ou de stimuler notre pensée : critères subjectifs, impondérables, immatériels. A
combien évaluez-vous un sourire, demande Jean Oury aux évaluateurs, à combien évaluez-vous un
sourire, d'un patient que vous voyez chaque jour, pensant qu'il ne se passe rien, jusqu'à cet instant
magique : un sourire, ça n'a pas de prix ! C'est une expérience qui signifie le contact avec l'être, le
symbole du vivre ensemble, du penser ensemble.
Aujourd'hui alors que nous subissons une loi, encore une, après les lois de 2007, la Loi HPST3, la Loi du 5
juillet 2011 qui se traduit par des mesures répressives et introduit la pratique des soins sans
consentement au domicile du patient, qui remet en question ce qui fonde notre éthique soignante, nos
pratiques basées sur la relation, cette relation de confiance qui est toujours à inventer avec l'autre, le
sujet souffrant, relation qui est toujours à construire ; je vous invite à participer ce soir à un forum pour
préparer les Assises de la psychiatrie qui se tiendront à Villejuif les 31 mai et 1er juin 2013 ; Assises
citoyennes pour l'hospitalité en psychiatrie et dans le médico-social, pour “construire ensemble des
1
Jacques Hadamard, Essai sur la psychologie de l'invention dans le domaine mathématique, A. Blanchard, 1959
2
Arthur Koestler, Le Cri d'Archimède : l'art de la découverte et la découverte de l'art (The act of creation),1960
"La bissociation, terme forgé par Arthur Koestler, est considérée comme un des processus créatifs clé à côté de l'incubation, de la
sérendipité, etc. Il s'agit d'associer ou plutôt de combiner deux idées, deux solutions ou deux univers parfois a priori très
étrangers, afin d'en créer un troisième, inédit. " (Wikipedia)
3
Loi HPST “Hôpital, parents, santé, territoires”, juin 2009

7
propositions de refondation de la psychiatrie et du médico-social inscrites dans une relance et une
réinvention de la politique de secteur”…
Je vous invite aujourd'hui à entendre ce qu'ont à dire les acteurs de cette première journée, engagés
dans le champ de la psychiatrie et du médico-social, militants actifs, fondateurs de mouvements - la
psychothérapie institutionnelle -, de collectifs, le Collectif des 39, l'Appel des appels, et d'autres, de
France, mais aussi d'Italie et de Belgique, et tous artisans d'une psychiatrie humaine. Ils s'opposent au
formatage imposé par les protocoles que nous dicte, que nous prescrit l'HAS, la Haute Autorité de Santé ;
qui comme vous le savez veut interdire la psychothérapie institutionnelle et la psychanalyse, je pense
qu'il en sera question ici.
Pour terminer cette brève introduction, je voudrais citer une phrase de Roland Gori dans son ouvrage
La dignité de penser. Il écrit : “comment retrouver aujourd'hui la dignité de penser qui ignore la
légitimité du savoir du conte, du rêve, du jeu et de leurs récits ? "La France qui se lève tôt" a-t-elle encore
le temps de raconter sa vie, son histoire et ses rêves ?”
Je vous invite à inventer collectivement des éléments de réponse à ces questions.

Daniel Denis
Bonjour à tous, bienvenue à Angers. Avant de commencer je voudrais rendre hommage à un collègue qui
s'appelait Alain Buzaret, qui est décédé au mois de février de cette année. Alain Buzaret était un
praticien hospitalier, grand militant de la défense de l'humanité dans les soins, ainsi que dans le cadre
de notre association culturelle dont il a été le président pendant des années. Sa pensée a toujours été
féconde, "inventive et créative", d'où la pertinence de cet hommage aujourd'hui. Je sais qu'elle va nous
accompagner durant ces deux journées de congrès.
Je vais passer la parole aux deux premiers intervenants, "les locaux" comme ils se sont appelés.

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LES LOCAUX

Charles O. Pons
Un texte que j'ai intitulé “danser, ça remet sur pied”.
Alors que le service est écrasé par la chaleur de l'été 2010, une poignée d'adolescents, hospitalisés à
plein temps dans l'unité, bat un peu le plancher du talon, à la façon de Zazie dans le métro, lorsque
Queneau lui fait dire "qu'est-ce que je peux faire ? j’sais pas quoi faire…" L'équipe de soins dans son
ensemble se désole un peu de constater cette oisiveté. La période estivale et son corollaire de soignants
en vacances, ne nous permet pas de proposer l'ensemble de nos ateliers à médiation, car certains sont
suspendus durant ce moment. Que pouvons-nous offrir alors ? De cette contrainte une réflexion va
naître, et une partie de la réponse viendra de notre appartenance à la Fédération Adolescents du
Césame. D'autres acteurs de soins, des trois autres secteurs de la "fédé ado", comme nous s'interrogent
sur les questions à apporter à nos adolescents respectifs. La Fédération Adolescents regroupe la
pédopsychiatrie Ouest et les Pôles 2, 3 et 5 du Césame. Le secteur 3 va prendre l'initiative, après un
travail de réflexion et d'élaboration conjoint aux quatre secteurs, de proposer un atelier de danse. Ceci
se fera avec la collaboration d'une chorégraphe angevine, Marie-France Roy, qui a la tête de son
association Résonnance, a pour objectif entre autres de faire danser toutes les personnes ayant envie de
s'exprimer à travers cet art, sans distinction de mobilité, de handicap ou d'âge. Ainsi, un collectif
émanant des quatre secteurs pré-cités s'organise et se constitue, et l'atelier Danse se mettra en place à
raison d'une séance par semaine sur le site du Césame, destiné en premier lieu aux adolescents
hospitalisés à plein temps, s'élargissant dans un second temps à ceux accueillis dans le cadre du CATTP 1
ou de l'hôpital de jour.

Est-ce que la danse, ça remet debout ? Romuald est un adolescent de dix-sept ans lorsqu'il arrive dans le
service, hospitalisé à la demande de ses parents. Il arrive du domicile parental où il a détruit du
matériel domestique après une frustration minime, amenant toutefois le médecin traitant à nous
l'adresser en urgence. Premier contact : Romuald n'a rien à nous dire, il n'a rien à faire chez les fous.
L'apprivoisement respectif sera difficile et progressif, marqué par un repli dans la chambre, sur le lit,
sous les couvertures. Les échanges sont rares, tant avec l'équipe qu'avec les patients de sa tranche
d'âge. Le séjour donnera lieu a des actes transgressifs autour du cannabis, ravitaillement et
consommation dans le service, et sera marqué par une fugue nocturne organisée via le téléphone
portable et la bande de copains restée au dehors. Cliniquement, Romuald présente des signes de retrait,
on ne peut exclure un automatisme mental, et les échanges sont ponctués de tics à type de claquements
de langue ou de mouvements de tête qui parasitent le discours et sont un frein à la fluidité de l'échange
que nous tentons d'amener. Après un séjour de plusieurs mois dans le service et après qu'un projet

1
centre d’accueil thérapeutique à temps partiel

9
d'admission dans un centre pour jeunes patients psychotiques ait été mis en échec très rapidement par
les conduites transgressives de Romuald, un compromis est trouvé pour accueillir le jeune homme en
hôpital de jour sur le site du Césame.
Notre observation renforce ce que nous constations depuis plusieurs mois : outre les manifestations de
la maladie, Romuald est en position horizontale. Il est en permanence accroché à sa tablette
informatique, il y regarde des films qu'il a téléchargés, écoute de la musique ou joue à des jeux violents.
Cet instrument avec ses images et le port d'écouteurs, vient faire écran entre lui et nous. Il est par
moments allongé sur une des tables du patio de la cafétéria, dès son arrivée le matin et ce jusqu'au repas
de midi, ne participe pas aux temps d'accueil. On le retrouve couché sur un des bancs du parc, ou encore
sur les fauteuils de la cuisine thérapeutique, là encore allongé de tout son long. Il apparaît très isolé,
noue toujours aussi peu de contacts. Littéralement, on a l'impression qu'il ne tient pas debout. Les
négociations sont infinies autour de la prise de traitement ; pourtant dès qu'un antipsychotique est pris
régulièrement, on constate, et Romuald en convient alors, combien s'estompent les signes productifs et
positifs de la maladie : les tics s'amenuisent jusqu'à disparaître dans ces moments-là.
Sur les temps étirés à l'infini de l'hôpital de jour, il va être possible de proposer à Romuald des séances à
l'atelier Danse. Romuald va même l'intégrer assez facilement, ce sera pour lui le lieu de rencontre avec
d'autres adolescents. Il est alors stupéfiant de le voir déplier complètement son mètre quatre-vingt-dix,
de constater au fil des séances combien sa mobilité est harmonieuse, combien il sait se fondre dans le
rythme des musiques utilisées. Les différents mouvements parasites que l'on constate encore par
moments s'estompent et disparaissent pendant les temps de danse. Romuald peut dire qu'il est heureux
sur ces temps, qu'il est heureux d'être là, ce sont ses mots. Son regard accroche enfin les interlocuteurs
sans crainte d'être envahi par l'autre. Au fil des séances, il se sentira valorisé, encouragé, il va montrer
des figures de hip-hop aux participants, très flatté qu'on lui reconnaisse ce talent. Si au cours des
séances on notera une fluctuation de sa présence au groupe, on remarquera aussi que Romuald ne sera
plus en permanence relié au monde virtuel via sa tablette électronique, mais bien ancré dans la réalité.
Comme il l'est dans le sol, grâce à ses deux pieds lorsqu'il danse.
Pourquoi avoir choisi cette vignette clinique dans le cadre du thème de travail de ces deux journées ?
parce qu'il me paraît nécessaire de souligner combien un travail de créativité reste l'affaire d'une équipe
pluridisciplinaire dans son ensemble. Le travail de création a concerné quatre secteurs, a nécessité la
constitution d'un collectif de plusieurs Pôles. Cet atelier comme bien d'autres au moment de leur
conceptualisation, élaboration et mise en place, est le fruit d'un travail de réflexion à plusieurs voix.
L'originalité ici aura été de faire appel à une intervenante extérieure, Marie-France Roy, dont le regard
subjectif est bien différent de celui du cadre de soins en psychiatrie. Après tout, la maladie de Romuald,
ce n'est pas l'affaire de Marie-France : ce qui importe ici, c'est qu'un adolescent ait pu se remettre
debout, qu'il ait pu se voir dans le regard de l'autre comme investi de la confiance qu'on lui porte,
valorisé par ses démonstrations de hip-hop, encouragé à respecter des consignes ou à mobiliser ses
capacités d'improvisation rythmique. Romuald a pu se remettre debout.
Dans ce type d'atelier la notion de créativité est remise au travail à la veille de chaque séance
hebdomadaire. En effet, chaque semaine les soignants du collectif devant mettre en place l'atelier se

10
réunissent avec Marie-France pour choisir les musiques, préparer la chorégraphie lorsqu'il y en a une à
élaborer, ou définir le fil conducteur de la séance. Il existe également un temps de reprise, post-atelier.
C'est donc ici que créativité et inventivité vont trouver leur place, dans le cadre de la médiation de cet
atelier.
La question qui émerge alors est celle de savoir si ces deux mots font partie de la novlangue des
certificateurs et évaluateurs. Au moment où les établissements de santé comme le nôtre sont soumis
aux (?) de certification, qui peut nous dire si tel ou tel atelier entre dans tel ou tel critère d'évaluation,
protocolisation, ou certification ? Comment faire entrer dans une grille préconçue d'un indice des
bonnes pratiques un tel moment de soin, caractérisé par une médiation si ouverte à la survenue de
l'inattendu ? Un protocole peut-il venir se coller sur un tel atelier ?
Plusieurs rôles peuvent être repérés dans cet atelier à médiation par la danse : la fonction d'observation
clinique et dynamique, l'observation par les soignants, permettant de repérer les mécanismes de
défense, faisant imager une disparité de perceptions vis-à-vis du jeune homme, entre ceux de l'équipe
participant à l'atelier et ceux qui n'y participent pas. Ainsi, il y a ceux qui le voient debout, et ceux qui le
voient couché. Au delà de cet aspect observationnel, un tel atelier, dans sa conceptualisation-même,
laisse ouvert le champ de l'improvisation, même si, nous l'avons dit, un temps de préparation existe en
amont. Ce temps d'improvisation ne devra pas être dévoré par ce que Winnicott appelle notre besoin de
maîtrise. Il nous rappelle que la "mère suffisamment bonne" est présente et laisse l'enfant investir
l'espace mais sans lui éviter les risques d'une confrontation à l'autre. Dans le groupe constitué,
soignants, soignés et chorégraphe vont faire l'expérience de la capacité à être seul en présence des
autres ; cependant être seul ne signifie pas être solitaire, mais plutôt être sur le seuil de la relation à
l'autre, sans imposer sa présence à l'autre. Enfin, la notion de plaisir ne doit pas être ignorée : plaisir
partagé de la création, du mouvement, de la rencontre, de la musique, et j'en passe. L'expérience de cet
atelier nous montre la possibilité de créer un espace autre à l'intérieur de l'hôpital, et ce n'est pas le seul
au sein du Césame. Il permet de créer une interface entre le dedans et le dehors, symbolisée ici par la
présence de la chorégraphe.
Au vu de ce que nous voyons arriver dans nos services par la mise en place grandissante de protocoles,
de formulaires informatiques à cocher, de traçabilité, etc., il reste rassurant de constater qu'une énergie
d'équipe, de collectif ou de fédération subsiste, pour que des moments d'inattendu, de créativité, de soin,
de remise sur pied, puissent s'élaborer et se mettre en place.
Mais alors une question me vient à l'esprit : verrons-nous arriver au Césame lors de la prochaine
certification des évaluateurs issus du monde de la danse, des arts plus généralement, qui viendraient
évaluer les ateliers à médiation ? Quel pied-de-nez aux évaluateurs actuels ! Finalement, les pieds, ça se
mesure, ça se soigne, on peut les casser, marcher sur leurs pointes, ça sert à être debout, ou à tracer son
chemin comme le dit Machado, mais ça ne s'évalue pas encore par un protocole...
En conclusion, je désire citer Michel Foucault, dans la préface à La transgression qui a été publiée en
1963 dans le volume d'hommage de la revue Critique consacrée à Georges Bataille. Foucault donc écrit
ceci : “la transgression est un geste qui concerne la limite. C'est là, en cette minceur de la ligne, que se
manifeste l'éclair de son passage ; mais peut-être aussi sa trajectoire en sa totalité, son origine-même. Le

11
trait qu'elle croise pourrait bien être tout son espace.”
De l'empêchement peut naître la transgression - au sens premier, empêchement signifie impossibilité
d'agir, abstention, obstacle, difficulté à surmonter voire contretemps - l'étymologie du mot évoque deux
origines possibles : l'une dérivée du latin, impactum, "lancé contre", mais l'autre, intéressante ici, vient
de im, "en", et pedica, "le piège". Notons alors que ce même mot vient du latin pedica, "le lien au pied",
donc de pedis, "le pied". Par une métaphore un peu osée, sortir de l'empêchement, c'est sortir le pied du
piège. Alors : si à l'image de Romuald pris au piège de la maladie, nous sortons nos pieds du piège,
pourquoi ne pas les utiliser pour danser ?
Pour terminer, rappelons que le mot transgression vient lui aussi du latin, trans, par-delà, et gradi,
aller, mais pour aller au-delà, quoi de mieux que les pieds ! Merci.

Martine Charlery
Genèse. “La Terre était tohu et bohu. Une ténèbre sur les faces de l'abîme. Mais le souffle d'Elohim
planait sur les faces des eaux… Elohim dit : une lumière sera ; et c'est une lumière. Elohim voit la
lumière, quel bien ! Elohim sépare la lumière de la ténèbre. Elohim crie à la lumière : jour ! à la ténèbre,
il avait crié : nuit ! Et c'est un soir, et c'est un matin, le jour un.”
Ces journées prennent place dans le cours torrentiel des contraintes et des risques, où nous pourrions
bien perdre cœur, et dont la saga insensée des attaques contre le packing, contre Pierre Delion, pourrait
bien être le paradigme. Mais la voix des poètes insiste en nous pour nous dire la possibilité d'une
transformation, d'une transfiguration de l'entre-nous. Yves Bonnefoy : “à bord de la barque, dans la
tempête, mieux vaut ne pas s'inquiéter de l'horreur des hautes vagues. Décider plutôt que cette barque,
c'est l'être-même, qu'il importe de préserver”.
C'est ainsi que s'est imposé à moi ce texte, premier chapitre de la Genèse, où l'action créatrice d'Elohim
jour après jour s'exerce dans la séparation et la nomination. Oui, préserver l'être-même, il me semble
que la voie en est indiquée dans le mythe. Séparer, nommer.
Il s'agit bien sûr du travail de la parole, et je veux simplement évoquer quelques scènes du travail des
locaux que nous sommes, dans le quotidien de la clinique d'abord avec Amélie, et puis dans le défi que
représente une vie d'établissement, que nous voulons inviter à devenir instituante. Pour une seule
alchimie, le passage de l'inhumain à l'humain.
Amélie vient de quitter sa mère, à chaque fois si folle - désolation d'une rencontre impossible. Terreur
d'avoir hérité de ce chaos. Elle arrive, ouragan à grand-peine contenu, pour sa nuit d'hospitalisation
hebdomadaire dans notre service de pédopsychiatrie. Nous voici trois dans le petit salon, elle, Sonia ma
collègue infirmière et moi son médecin, pour tenter de contenir avec elle la tempête. Chacune sur notre
chauffeuse. Elle, derrière la tenture de ses longs cheveux, sous une montagne de coussins. Le silence.
Long, très long. Nous savons que dans ces moments chaque mot peut être un détonateur. Plusieurs fois
elle a violemment agressé, blessé certains d'entre nous. Dans la pièce voisine, Bernard, notre collègue ,
cadre, vient dire bonsoir aux enfants et aux autres soignants. Avec eux il s'assied un moment : bruits
assourdis de voix mêlées, bribes de chansons ; je me sens bien, portée par les sons, la présence des

12
autres ainsi manifestée, de l'autre côté de la porte. Je dis, très bas : "ça me fait penser quand j'étais
petite, les soirs où nous étions couchés, les grands parlaient dans la pièce à côté, on comprenait pas ce
qu'ils disaient, on était bien". Sonia opine, elle enroule doucement une mèche de cheveux autour de son
doigt, les coussins-frontière tombent un par un, Amélie relève la tête. Sur son visage une gravité qui
n'est pas meurtrière. Elle se dégage du cocon, se lève lentement, prend son sac, montre du menton à
Sonia l'escalier vers sa chambre, toutes les deux montent après un au-revoir. Créées, trouvées, ce jour-
là, par elle, par Sonia et par moi, par Bernard, le reste du groupe, appuyées sur nos enfances et sur
l'entre-nous auquel nous travaillons dans notre équipe jour après jour, tous séparés, liés, les conditions
de l'embellie. Comment la vie d'équipe peut-elle nourrir une assise des soignants qui puisse laisser
advenir de tels moments d'hospitalité ? Il s'agit jour après jour de mettre en place les conditions d'une
libre parole avec la possibilité de dire les peurs, les vulnérabilités, de laisser interroger sa pratique sans
inquiétude, d'interroger celles des autres sans destructivité, d'analyser nos défaillances en lien avec nos
histoires. Cela se règle au quotidien dans le maillage des temps de réunion qu'on ne sacrifie pas et dans
les détails d'une organisation du travail qui priorise absolument la continuité du lien soignant. Une
équipe construite et reconstruite sans relâche sur ces bases peut rendre ses membres capables de
l'hospitalité qui soigne. Tout cela relève d'une posture d'être, ne s'écrit pas dans des protocoles qui
protégeraient des incertitudes, ne s'enseigne pas. Tout juste peut être trouvé en soi quand le collectif où
l'on est inscrit en transmet le prix infini.
Amélie est donc intouchable, cachée-perdue au fond d'un corps détesté, elle n'en finit pas de rester sur
ses gardes dans tous ses espaces de soin, et elle accepte - pour me faire plaisir, dit-elle - de participer à la
première séance de cet atelier chorégraphique de notre "fédé ado", en étant bien décidée à ne pas
transformer l'essai. Elle s'y montre plus défensive que jamais, fuit, se dérobe, ce qui est sa façon d'éviter
l'explosion de sa propre violence. Mais à l'entretien suivant, évoquant Marie-France qui a dansé pour
inviter le groupe à s'y mettre, elle s'exclame : "dis-donc, elle est jeune, ta vieille !" L'impossible a été
traversé : Amélie invitée et regardée en danseuse par une danseuse, appuyée bien sûr sur les soins
quotidiens que sans relâche tout le collectif soignant soutient auprès d'elle depuis des années, s'aventure
désormais dans un autre être au monde. Ce "elle est jeune, ta vieille" m'a beaucoup donné à penser. Aux
yeux d'Amélie, le mouvement, la gestuelle de Marie-France ont démenti son apparence, et Amélie a
entendu pour elle la possibilité d'une métamorphose.
Henri Meschonic dit qu'être nouveau, ce n'est ni une enfance, ni une jeunesse, être nouveau c'est
transformer, de telle manière que ça dure et que ça se répète. Rêver de faire durer un tel chantier sans
se préoccuper de ses entours serait insensé bien sûr, et dans ses entours, bien sûr, il y a nos très
multiples partenaires, avec lesquels nous marchons, bataillons, conventionnons, inventons, et il y en a
un très proche : c'est notre hôpital.
En 2009, dans le contexte de rigueur budgétaire et de montée des exigences sécuritaires, notre
directeur suggère la création d'une unité spécialisée pour les hospitalisations sous contrainte et les
situations de violence et de dangerosité, bien dotée en personnel formé et masculin. La communauté
médicale s'en émeut et met en place des groupes de travail qui associent les cadres de santé ; en étant
résolue à refuser la création d'une boîte sur-sécurisée, à affirmer que la continuité transférentielle doit

13
rester au cœur de nos pratiques, et qu'il nous faut plutôt inventer des modalités de solidarité entre nos
secteurs. La Commission de concertation sur les situations difficiles, "Cocosidi" comme nous la
surnommons désormais, veut être un de ces outils. Composée de représentants de tous les secteurs, de
tous les statuts, elle se veut un lieu d'analyse et de partage qui permette une relance de la réflexion dans
les moments de butée que rencontrent toutes nos équipes : situations de dangerosité, impasses
thérapeutiques, difficultés institutionnelles, effets de seuil et d'épuisement, questions éthiques etc.
Et nous allons être la première équipe à y avoir recours, à propos de la prise en charge impensable
d'Émile, un adolescent extrêmement violent qui met à mal toutes nos capacités de soin, d'invention, de
réflexion, et de partage même. Les réunions de tous ordres sont littéralement saturées par les récits
d'agressions, la souffrance, les plaintes des soignants. La défiance germe entre nous, le temps n'apporte
que désillusions, répétitions. L'équipe se trouve elle-même dans un état-limite, et on pourrait se mettre à
ne plus y croire, à l'échange et la circulation de la parole comme garant de notre possibilité d'accueillir le
pire, de l'accueillir sans en répéter les scénarios, mais en les ouvrant vers d'autres possibles. On
pourrait se mettre à détruire ce à quoi on croit.
La pathologie d'Émile est redoublée d'une situation grave d'automutilation institutionnelle…
Alors je propose de requérir la commission, pour tenter de faire exister à la fois une enveloppe
supplémentaire - puisque notre contenance est en défaut - et la tiercéité dont la fonction est en risque à
ce moment-là de ne plus pouvoir être assurée à l'intérieur-même de l'équipe. Parce que malgré tout nous
y croyons encore à cette fonction tierce. Tout l'hôpital connaît déjà Émile, à cause des demandes de
renforts si fréquentes, et la culpabilité de notre équipe à devoir avoir recours si souvent à ces renforts, à
l'isolement, aux entraves, son sentiment d'être devenue maltraitante, vont être entendus avec
bienveillance. Nos constructions d'hypothèses cliniques et thérapeutiques sont interrogées, écoutées.
Notre culpabilité est mise en perspective avec son absence chez Émile.
Avec l'aide de la pharmacienne, de l'expérience des collègues qui exercent auprès d'adultes, une
discussion pointue sur la chimiothérapie va nous aider aussi. Nous convenons de revenir en parler un
mois plus tard. Pendant quinze jours, mieux-être général, suivi d'une nouvelle dégradation. Nos
collègues vont alors nous montrer son lien probable avec un allègement trop rapide du cadre contenant,
et nous engager à tenir, à rester sur la voie qui a montré son efficacité plutôt que de céder à notre
tentation de redevenir enfin pour Émile une mère toute-bonne. Les comptes-rendus sont diffusés, et
relatent le détail des échanges, et Émile y est désigné comme "notre patient" ; celui de l'enveloppe de tout
notre hôpital aussi. Sa souffrance et la nôtre sont reconnues, pensées, et ça compte beaucoup pour nous.
Avec la Cocosidi nous avons passé le gué, et depuis bien d'autres secteurs sont venus, revenus, parler de
leurs impasses, pour retrouver la puissance d'avancer encore. Bien sûr tout cela n'efface en rien la
précarité, la friabilité de nos constructions, mais la rencontre créatrice peut surgir, toujours
surprenante, au cœur d'implacables pressions qu'il vaut vraiment la peine de ne pas fuir.
François Cheng : “La rencontre est une beauté, mais nous ramassons le caillou sur le chemin et sans y
penser nous le jetons au loin.”
Merci à l'association culturelle de nous inviter ces deux jours à retrouver ces cailloux pour les penser
ensemble.

14
LES TENDANCES ANTI-SOCIALES DE NOTRE CIVILISATION

Roland Gori
Je vous propose de commencer par trois citations qu'on pourrait mettre en tension.
La première est de Max Weber. “Liée à la rationalisation de la technique et à celle du droit, l'émergence
du rationalisme économique fut en effet également tributaire de la capacité et de la disposition des
hommes à adopter des formes spécifiques de conduite, des vies pratiques et rationnelles.”1
La société de la norme pour aller très vite.
La deuxième est de Georges Canguilhem, médecin, philosophe, résistant, écrivant : “Proposer pour les
sociétés humaines, dans leur recherche de toujours plus d'organisation, le modèle de l'organisme, c'est
au fond rêver d'un retour non pas même aux sociétés archaïques, mais aux sociétés animales”.2
L'horizon : l'animal, le repos, vous choisissez.
La troisième citation est de Winnicott : “J'ai maintenant cherché dans un dictionnaire au mot créer, et
j'ai trouvé ceci : donner vie. Une création peut être une production de l'esprit humain. Par vie créatrice
j'entends le fait de ne pas être tué ou annihilé continuellement par soumission ou par réaction au monde
qui empiète sur nous, j'entends le fait de porter sur les choses un regard toujours neuf.”3
Où en est-on aujourd'hui de notre création ?

Dans son livre Comprendre Winnicott, Jean-Pierre Lehmann évoque un événement de la vie de Donald
Winnicott qui prend pour moi une grande portée anthropologique. C'est de cela dont je vais essayer de
vous parler. Il écrit : “Il semblerait que le jeune Donald se rappelait fort bien de ses rêves, mais qu'après
la Première Guerre mondiale, en ayant perdu la faculté, il en ait été sérieusement affecté.”4
Que l'on puisse rentrer en psychanalyse parce qu'on souffre de ne plus pouvoir se souvenir de ses rêves,
c'est-à-dire de ne plus pouvoir en faire à soi-même et aux autres le récit, ça peut paraître aujourd'hui un
peu surprenant. On imagine sans peine ce qu'une telle souffrance, une telle préoccupation, pourrait
constituer comme objection aux protocoles d'évaluation - du style des grilles d'évaluation un peu débiles
des différentes DSM5 : comment parvenir à faire rentrer dans la série des systèmes de ces protocoles
d'évaluation un item du style "souffre de ne pas se souvenir de ses rêves" ?
C'est donc par la voie du rêve que Winnicott rencontre la psychanalyse, et notamment se passionne dès
1919 par la lecture de La science des rêves de Freud. Comme le note encore Jean-Pierre Lehmann : “Ses
lectures sur le rêve le passionnèrent et son intérêt pour la psychanalyse ne cessa de croître”. On connaît
la suite, la vie conjugale tourmentée, l'expérience malheureuse de son couple l'amènent à une analyse

1
Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, 1904-1905
2
Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, 1966
3
Donald W. Winnicott, réf. non trouvée (cité par Roland Gori, La fabrique des imposteurs, chap.IV, Les Liens qui Libèrent, 2013)
4
Jean-Pierre Lehmann, Comprendre Winnicott, Armand Colin, 2009
5
abréviation de "Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders", Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux
publié par la Société américaine de psychiatrie, APA, et qui fait référence

15
dès 1923 chez John Strachey, et puis il va réélaborer toute une conception de la pratique analytique et
de sa théorisation. Mais je voudrais juste noter cette remarque qu'il fait dans un article qui s'appelle La
haine dans le contre-transfert, où il parle de rêves curatifs : “J'ajouterai incidemment qu'au cours de
mon analyse et dans les années qui se sont écoulées depuis sa conclusion, j'ai eu une longue série de ces
rêves curatifs. Quoique désagréables dans bien des cas, chacun d'entre eux a marqué mon avènement
avec un nouveau stade de développement affectif”1. En formulant les choses de cette manière, Winnicott
situe bien l'expérience du rêve, son récit - intime d'abord puis son récit à l'autre - , comme curatifs en
eux-mêmes ; bien en-deçà/au-delà de tout déchiffrage interprétatif tels que nous les connaissons dans la
pratique analytique. Ce que je vous propose c'est de considérer que toute la théorie, toute la pratique
winnicottienne, elle se déduit de cette conviction intime que le rêve est en lui-même curatif, que le récit
est en lui-même l'appropriation subjective des événements de la vie.
Et sans cette appropriation subjective par le rêve et son récit, les événements de la vie sont
traumatiques. On entre donc aujourd'hui dans une civilisation traumatique, pour dire les choses très
simplement.

Winnicott n'a eu de cesse d'insister sur un autre point : ce qui importe ce n'est pas ce que fait le sujet, ce
qu'il produit ; ce qui compte c'est sa position psychique dans ce qu'il fait. Réduire le sujet à la somme de
ses comportements est déjà en soi traumatique. Le rêve, là, est extrêmement important pour rendre
compte d'un phénomène psychopathologique de la vie quotidienne, essentiel pour permettre que les
événements du jour trouvent leur sépulture en lui, comme disait mon ami Pierre Vilar.
Cela suppose que le rêve soit aussi reconnu par un autre, qu'il y ait un autre auquel puisse être adressé
ce rêve ; mais en même temps, que cette expérience du récit de rêve demeure quelque part un non-
communicable, un point ombilical du non-communicable. Et nous le savons, chez Winnicott, les terreurs
que peut produire le fantasme d'être découvert, transparent dirait-on aujourd'hui, sont aussi
importantes que la non-validation, la non-reconnaissance de l'expérience intime par le récit. Si on suit
Winnicott, les phénomènes de révolte, d'inhibition, d'empechment, sont des réactions à cet empiètement
de l'environnement sur la possibilité-même de créer, sur la possibilité-même de penser. Il est d'ailleurs
extrêmement symptomatique que notre époque n'ait pas reconnu dans les épidémies des diagnostics de
dépression, de "troubles oppositionnels de provocation" ou de "troubles de l'attention d'hyperactivité",
justement les inhibitions et les tendances anti-sociales que favorise et fabrique la substance éthique de
notre manière de civiliser les mœurs.
C'est extrêmement important ce point-là, cette manière de considérer le rêve comme le point ombilical
d'où va germer la localisation de l'expérience culturelle, ce que Winnicott appelle aussi les phénomènes
transitionnels, c'est-à-dire la possibilité de jouer avec les événements de la vie. C'est ça la santé
psychique : c'est pas une manière de se conduire, de se comporter ; c'est cette capacité de jouer avec les
drames de la vie. C'est ce qui fait du rêve le paradigme originel où se construit le psychisme, le lieu
véritable d'institution des événements du jour. La conception par ailleurs de l'interprétation de l'analyse

1
Donald W. Winnicott, «La haine dans le contre-transfert», in De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969

16
chez Winnicott se déduit de ce paradoxe qu'il pose comme central : “Se cacher est un plaisir, mais n'être
pas trouvé est une catastrophe”
Se cacher est un plaisir mais ne pas être trouvé est une catastrophe : c'est avec ça que se constitue et se
construit la relation dite thérapeutique. Je cite également Winnicott par rapport à la question de
l'interprétation : “on pourrait discuter ici le but de l'interprétation de l'analyste. Quant à moi j'ai toujours
éprouvé le sentiment que l'interprétation a une fonction importante qui est d'établir les limites de la
compréhension de l'analyste”, les limites du grand Autre, et c'est un point essentiel.
“De même qu'un nourrisson peut avoir le sentiment d'être dupé par une tétée trop satisfaisante, de
même l'analysant peut avoir le sentiment d'être trop exposé, découvert, par une interprétation trop
habile de l'analyste, qui le dépossède réellement de sa faculté de la créer lui-même”. La valeur de
l'interprétation c'est de montrer la limite de la compréhension de l'analyste, c'est un élément
transférentiel essentiel. Il écrit encore : “Si nous présentons une interprétation qui est un produit de
notre habileté” - nous sommes dans une société de l'habileté, nous le savons, on parle même d'habileté
sociale – “et de notre expérience, le patient est dans l'obligation de la refuser ou de la détruire”, donc
c'est nous qui fabriquons les symptômes… Il poursuit : “C'est un patient anorexique qui m'enseigne
actuellement la substance de ce que j'expose maintenant tel que je l'écris”1. L'analyste n'est pas
seulement le déchiffreur, l'interprète, ni seulement l'objet transférentiel auquel s'adresse le rêve, il est
aussi l'environnement qui favorise ou inhibe les possibilités créatrices du sujet ; c'est à dire qu'il
participe à la fabrique de la subjectivité.
Je prends le risque de faire dériver l'originalité de la théorie et de la pratique de Winnicott, de ce
déplacement qu'il opère au sein même du paradigme du rêve et de son récit, paradigme originaire de la
situation psychanalytique. À la situation psychanalytique classiquement conçue sur le paradigme du
rêve, sur ces interprétations au sein desquelles l'inconscient fait entendre son message par le jeu des
pensées de transfert, [incompréhensible], Winnicott, lui, fait de la situation psychanalytique en elle-
même, de son cadre et de ses ajustements, l'expérience par laquelle la fonction du rêve, la fonction de
son récit, aurait une valeur thérapeutique. On pourrait comparer la manière dont Freud, Lacan, Conrad
Stein, Winnicott, posent justement l'expérience du rêve comme le paradigme originel de la situation
psychanalytique.
Je voudrais juste articuler ce détail relevé tout à l'heure : ce n'est qu'après la Première Guerre mondiale
que Winnicott a commencé à souffrir de ne pas se rappeler de ses rêves. Je voudrais rapprocher cette
souffrance intime d'une crise sociale majeure, crise politique, crise anthropologique, qui est relevée par
un philosophe auquel je me réfère souvent, Walter Benjamin. L'oubli de Winnicott, cet oubli singulier,
particulier, rejoint ici l'histoire collective, celle d'une crise de l'expérience et de la transmission qui a
suivi la Première Guerre mondiale - or aujourd'hui, qu'est-ce que cette crise que nous connaissons au
niveau de la pratique clinique, sinon justement une crise de l'expérience, du récit, de la possibilité de
transmettre cette expérience ? Benjamin écrit qu’avec la génération de 1914-1918, on a vu s'amorcer
une évolution qui depuis ne s'est jamais arrêtée : “N'a-t-on pas constaté alors que les gens revenaient

1
pour toutes ces citations : Donald W. Winnicott, Processus de maturation chez l’enfant, Payot, 1970

17
muets du champ de bataille ? Non pas plus riches mais plus pauvres en expérience communicable. Ce
qui s'est répandu dix ans plus tard dans le flot des livres de guerre n'avait rien à voir avec une
expérience quelconque, car l'expérience se transmet de bouche à oreille” - la différence entre récit et
information. Benjamin ajoute : “cette dévalorisation n’avait rien d’étonnant. Car jamais expériences
acquises n’ont été aussi radicalement démenties que l’expérience stratégique par la guerre de position,
l’expérience économique par l’inflation, l’expérience corporelle par l’épreuve de la faim, l’expérience
morale par les manœuvres des gouvernants” 1. Je trouve que ces phrases sont plus que jamais actuelles.

Dans un article publié pour la première fois en 1936 dans la revue suisse Orient-Occident, intitulé Le
conteur, parfois traduit par Le narrateur, Walter Benjamin constate : “L'art de conter est en train de se
perdre. Il est de plus en plus rare de rencontrer des gens qui sachent raconter une histoire, et s'il
advient qu'en société quelqu'un raconte une histoire, une gêne de plus en plus manifeste se fait sentir
dans l'assistance. C'est comme si nous avions été privés d'une faculté qui nous semblait inaliénable, la
plus assurée entre toutes, la faculté d'échanger des expériences. L'une des raisons de ce phénomène
saute aux yeux : le cours de l'expérience a chuté ; il semble bien qu'il continue à sombrer indéfiniment”.
Le cours de l'expérience a chuté. Point final.
“Si l'art du récit tend à se perdre, dit encore Benjamin, c'est parce que l'esprit épique de la vérité, c'est-à-
dire la sagesse, est en voie de disparition. Il s'agit d'un phénomène concomitant à l'évolution historique
des forces productives ; ce mouvement qui au cours des siècles et de façon tout à fait progressive a
éliminé le récit du domaine de la parole vivante.”
"Parole vivante" et "esprit épique de la vérité" sont des expressions majeures pour caractériser ce
processus du déclin de la sagesse, - et le déclin du souci thérapeutique, pour aller très vite -.
Il poursuit : “Si l'expression être de bon conseil commence aujourd'hui à paraître désuète, c'est parce
que l'expérience devient de moins en moins communicable. C'est pourquoi nous ne sommes plus de bon
conseil, ni pour nous, ni pour autrui. Porter conseil en effet, c'est moins répondre à une question que
proposer une manière de poursuivre une histoire.” Pour pouvoir donner conseil, il faudrait d'abord être
capable de raconter cette histoire. Je vous le dis très vite, la psychanalyse est une des dernières formes
du genre narratif ; dans une civilisation au sein de laquelle le discours de légitimation sociale passe par
le non-narratif, c'est-à-dire le pilotage par les chiffres, le pilotage par les lettres, etc.
Benjamin constate : “le profond désarroi de l'individu vivant est révélé par le roman moderne. Le lieu de
naissance du roman est l'individu dans sa solitude, qui ne dispose plus d’expression exemplaire de ses
intérêts les plus vitaux et, qui n’étant conseillé par personne, est lui-même incapable de conseiller qui
que ce soit. Ecrire un roman, c’est pousser l’incommensurable dans la représentation de l’existence
humaine à son extrême”. Il ne reçoit plus de conseils et ne sait plus en donner.
Donc ce qui est éliminé progressivement, qui ne cesse de s'éliminer sous l'impact des différents
traumatismes - Benjamin cite là la Première Guerre mondiale, on pourrait ajouter la Shoah, la Deuxième
Guerre mondiale, et on pourrait rajouter, c'est ma proposition, un troisième traumatisme qui est

1
Walter Benjamin, « Expérience et pauvreté » in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, 2000, p. 365-372.

18
l'hégémonie culturelle, qui a imposé le néolibéralisme, à partir du détricotage d'une certaine manière de
penser humaniste, après la Deuxième Guerre mondiale.
L'histoire n'est pas la même chose, l'expérience n'est pas la même chose que l'information, c'est sur quoi
je vais intervenir ; mais d'abord je vais vous raconter quelque chose.

Il y a une blague belge qui déclare que le Français rit trois fois lorsqu'il entend une histoire drôle : une
première fois quand on la lui raconte, une deuxième fois quand il la raconte lui-même, et une troisième
fois quand il la comprend. Au-delà de son ironie un peu sectaire, cette histoire drôle décompose
justement la séquence de l'inscription d'une expérience dans le psychisme. Il est nécessaire qu'il y ait
ces différents temps, c'est-à-dire que l'expérience n'est jamais immédiate, jamais transparente, jamais
donnée par l'information ; elle a besoin d'être incubée, oubliée - ce fameux temps de latence de Freud, si
on reprend dans L'homme Moïse et le genre monothéiste -, afin de pouvoir être restituée par la
formation de l'inconscient, par le rêve, la poésie, l'amour…
Comment redonner vie à la parole ? Comment restituer au message sa dimension d'épopée dont la
logique de l'information tend à le priver ? et sans tomber dans la nostalgie ou la complainte qui ne fait
que conforter les partisans du nouveau - on est des has been.
Je voudrais rappeler encore ce que mentionne Benjamin, il rappelle cette formule célèbre du fondateur
du journal Le Figaro - que vous lisez tous les matins -, je cite : “Mes lecteurs se passionnent davantage
pour un incendie au Quartier latin que pour une révolution à Madrid”. Cette formule dit le vrai du
journalisme, et de manière visionnaire anticipe ce que sont devenues aujourd'hui les industries des
médias. Et Benjamin enfonce le clou : “On ne saurait dire plus clairement ni plus brièvement que
l'information en prise sur la réalité la plus immédiate trouve désormais plus d'audience que les
nouvelles venues de loin.”
On va laisser à l'expression "venues de loin" toute son équivoque - venu de loin bien sûr c'est l'étranger,
c'est le fond des âges, et c'est aussi ce qui est à l'extrémité de moi c'est-à-dire ce qui fabrique ma
subjectivité.
L'information prétend être aussitôt vérifiable, l'information en temps réel d'aujourd'hui. Et on lui
demande d'être compréhensible - il faut que ça soit très short, très court. Short and dirty - court et sale.
“Souvent, dit Benjamin, elle n'est pas plus exacte que ne l'étaient les nouvelles colportées au siècle
passé.” Cette exigence d'une information instrumentale, quantitative, rationnelle, transgressive au sens
où nous faisons du scoop, fait injure à l'art du récit et inscrit toujours plus nos cultures dans une
hypermodernité, qui est aussi organisée par le système technicien aux dépens de la valeur de la parole
et de l'émancipation. On peut constater que les critiques que l'on peut faire à la tyrannie du système
technicien, quelles qu'elles soient - sa folie évaluative, l'auto-emballement de sa logique et la capacité de
la société de consommation à absorber les résistances qu'elle suscite - ne l'empêchent pas de s'étendre.
On peut critiquer l'évaluation, montrer que c'est complètement débile, ça ne change rien, c'est
immédiatement absorbé. On peut critiquer ce système mythologique - politiquement, sur le plan
épistémologique - et pourtant rien ne semble l'arrêter. C'est un point important : on ne peut pas l'arrêter
parce qu'il se déduit des exigences sociales, des rapports sociaux de production.

19
Je veux bien avec mon ami Didi-Huberman affirmer que "l'expérience est indestructible", que “la pensée
à hauteur d'expérience est quelque chose comme une boule de feu ou luciole admirable disparaissante”,
que “nous devons nous-mêmes devenir des lucioles et reformer par là une communauté du désir, une
communauté de lueurs émises, de danse malgré tout, de pensées à transmettre. Dire oui dans la nuit
traversée de lueurs et ne pas se contenter de décrire le non de la lumière qui nous aveugle”1…
Il n'empêche que mon expérience de psychanalyste m'a appris que sous l'effet des traumas il arrive
qu'on ne puisse plus penser, il arrive qu'on soit sidéré, qu'on ne puisse pas avoir l'expérience
d'événements qui nous arrivent. Sous l'effet des traumas les individus s'exproprient de leur corps, de
leur être, et des événements qui les saisissent.
Adnan Houbballah en a donné des exemples à partir de sa clinique psychanalytique dans la guerre civile
au Liban2. J'évoquerai encore et rapidement l'exemple de cette jeune militante qui s'était séparée de son
corps suite à un viol. Après être restée plusieurs mois prostrée, sidérée, elle entre dans la guerre, elle
entre dans la haine, en livrant cette fois son corps à la sexualité de ses camarades, espèce de générosité
pour servir la cause dans laquelle elle s'est engagée. Elle consulte Adnan Houbballah, et lui note qu'à
partir du viol elle s'est séparée de son corps dont le traumatisme a fait éclater l'unité. Et donc on a une
forme d'insensibilité vengeresse. On peut dire qu'aujourd'hui nombre de pathologies sociales de notre
civilisation sont de cet ordre-là, c'est-à-dire que des individus s'instrumentalisent comme ils
instrumentalisent les autres.
Ils répondent vraiment à la demande sociale et culturelle d'être dans une société de la norme, c'est-à-
dire une société animale. Quel est le travailleur idéal dans le capitalisme ? c'est un travailleur sans
citoyenneté et sans subjectivité. Je critique souvent l'expression de "souffrance au travail", non qu'elle
décrive quelque chose qui n'existerait pas, mais parce qu'elle fait reconnaître la citoyenneté, la
subjectivité du travailleur, sur le mode victimaire, ce qui est propre à notre civilisation.
Nous sommes aujourd'hui dans une culture de l'instrumentalisme, de la fonction. Nous sommes dans
une culture de l'information : on nous présente le monde sous la forme d'un grand paysage
d'informations dont on pourrait assumer le traitement numérique, en demandant aux individus
d'intérioriser cette manière de concevoir le monde.

Comme Adorno l'avait déjà analysé la ruse de ce rationalisme moderne, instrumental, consiste à
transformer le sacrifice humain rituel - le meurtre - en renoncement subjectif3. Cette forme
d'élimination symbolique de la subjectivité est l'équivalent d'un culte sacrificiel. L'individu sauve sa vie
tout autant qu'il la néglige en se dominant, en se maîtrisant, par la raison instrumentale ; ce qui est
vraiment la substance éthique de notre civilisation des mœurs ! Adorno décrit “l'esprit instrumental
détaché, en se résignant, en se soumettant à la nature, lui donne ce qui lui appartient et de ce fait même
la berne”.

1
Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Les éditions de Minuit, 2009
2
Adnan Houbballah, Destin du traumatisme. Comment faire son deuil, Hachette, 1998
3
Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, La dialectique de la raison, 1944 – Gallimard, 1974

20
Il fait un très beau commentaire de cette ruse d'Ulysse tué - Ulysse et ses compagnons qui sont enfermés
dans la grotte du cyclope Polyphème, qui les croque un par un et se garde Ulysse pour la fin. Ulysse
saisit un pieu qu'il va faire rougir au feu et crève l'œil du cyclope. Le cyclope lui demande son nom, et
Ulysse s'enfuit attaché sous le ventre d'une brebis pour sortir de la grotte. Le cyclope aveuglé appelle les
autres cyclopes à son secours, qui lui disent : "mais qui t'a fait ça ?" Et il répond par le mot qu'avait
donné Ulysse, le nom qu'avait donné Ulysse, c'était Personne. "Personne (ne) m'a fait ça"1. Nous avons là
je crois l'idée de l'habileté de la raison instrumentale, de l'adaptation fonctionnelle : elle conduit à sauver
sa vie au prix de renoncer à son nom, c'est-à-dire au fondement même de sa subjectivité.

C'est un peu ce qu'ont décrit Winnicott et Ferenczi, avec une grande acuité clinique : cette torsion de
l'être qui conduit le sujet à se fabriquer un faux être, un moi conforme aux sollicitations, aux
adaptations exigées par l'environnement, en retournant sa haine contre lui-même 2. Et cette haine que le
sujet retourne contre lui-même, en devenant finalement le spectateur et le metteur en scène de sa
propre annihilation, de sa propre réification, de sa propre chosification, trouve différentes voies pour se
manifester. Le sujet adhère à son désaveu, ce que demande la démocratie (pas le temps d'en parler - on a
écrit un petit bouquin là-dessus avec des amis avec le concept de consentement).
La différence entre la démocratie et les autres formes tyranniques de développement si j'ose dire, c'est
qu'on demande aux sujets de consentir librement à leur propre soumission sociale.
Le sujet doit adhérer à son désaveu, en retranchant de ses paroles son angoisse, la souffrance, l'affect,
dans son histoire et dans son corps. Cet oubli de soi-même et des autres que convoque notre civilisation
conformiste se trouve levé parfois dans de bien curieuses voies : qu’est-ce que juger d’une capacité de
création dans le rêve que la souffrance mobilise et que les dispositions sociales peuvent compromettre.
Il faut pour que les choses changent des conditions politiques et subjectives, qui réhabilitent la parole, le
récit. Si résistance nous devons avoir, pour permettre qu'une expérience puisse se transmettre, puisse
continuer à exister, c'est bien justement celle d'exiger que l'on n'évalue pas en termes d'informations,
que l'on n'évalue pas en termes techniques, que l'on n'évalue pas en termes quantitatifs. On est dans une
civilisation où la pensée dominante est une pensée pratico-formelle. Ce que j'appelle pensée pratico-
formelle, c'est la pensée du droit et des affaires.

Il existe d'autres formes de rationalité, je ne vais pas reprendre ici Max Weber. Il faut que nous exigions

1
Homère, Chant IX de l’Odyssée, traduction de ? ; (vers 408) Οὖτίς µε κτείνει: personne ou nul me tue., tournure non négative qu’on
ne peut rendre telle quelle en français.

403 « Τίπτε τόσον, Πολύφηµ᾽, ἀρηµένος ὧδ᾽ ἐβόησας 406 ἦ µή τίς σ᾽ αὐτὸν κτείνει δόλῳ ἠὲ βίηφιν; »
404 νύκτα δι᾽ ἀµβροσίην καὶ ἀύπνους ἄµµε τίθησθα; 407 » Τοὺς δ᾽ αὖτ᾽ ἐξ ἄντρου προσέφη κρατερὸς Πολύφηµος·
405 ἦ µή τίς σευ µῆλα βροτῶν ἀέκοντος ἐλαύνει; 408 « Ὦ φίλοι, Οὖτίς µε κτείνει δόλῳ οὐδὲ βίηφιν. »

« Pourquoi, Polyphème, pousser de tristes clameurs pendant la nuit divine et nous arracher au sommeil ?
Quelqu'un parmi les mortels t'aurait-il enlevé malgré toi une brebis ou une chèvre ?
Crains-tu que quelqu'un ne t'égorge en usant de ruse ou de violence ? »
» Polyphème, du fond de son antre, leur répond en disant : « Mes amis, Personne me tue , non par force, mais par ruse. »

2
le faux self" chez Winnicott/ le "nourrisson savant" chez Ferenczi

21
que soient reconnues et réhabilitées ces autres formes de rationalité. Il faut essayer d'articuler cette
question de l'assèchement de la parole, du récit, de l'expérience : il y a des tas d'événements que vous
traversez tous les jours dans votre vie dont vous n'avez pas l'expérience ! Ils s'inscrivent dans la
nouveauté de ce qui vous arrive, mais ils ne sont pas incubés psychiquement. Ils ne sont pas instanciés,
inscrits psychiquement. Si j'ose articuler cette conception analytique des choses (je n'ai pas le temps de
reprendre Freud, L'homme-Moïse et le genre monothéiste, mais c'est de ça dont il s'agit), des traces
psychiques et puis la question politique, la fabrique du sujet éthique comme dit Michel Foucault - c'est-à-
dire les exigences normatives de notre société.

Aujourd'hui ce qu'exige notre société c'est la transparence, l'information, la nouveauté, la vitesse : tout
ce qui vient faire objection à la possibilité même d'élaborer une expérience. C'est pour cela qu'on peut
toujours critiquer, on a beau critiquer, ça va tomber dans la poubelle des informations et ça ne va pas
constituer un point d'objection.
Cette prévalence quasi tyrannique de la nouveauté exigée par l'information a des conséquences sociales
et psychopathologiques considérables, non seulement sur la construction des subjectivités, mais sur les
processus fondateurs de la démocratie. Nous ne sommes plus en démocratie. Nous sommes dans des
formes dégénérées de démocratie - ce que j'appelle la démocratie d'expertise et la démocratie d'opinion.
C'est lié à un changement qui s'est opéré il y a déjà quarante ans dans les discours de la légitimation
sociale : on est passés des discours de légitimation sociale par savoir narratif, par grands récits, grandes
idéologies etc., à des discours de légitimation sociale non-narratifs.
Pour comprendre pourquoi aujourd'hui nous sommes impactés par de nouvelles formes d'élaboration du
savoir et des pratiques - un point développé à la suite de Foucault : les formes de savoir sont
inséparables des formes de pouvoir, inséparables des pensées sociales dans la cité.
Exemples rapides : on va passer dans l'histoire de la médecine de l'anatomie à la physiologie ; c'est lié à
l'esprit baroque, au style baroque - ça ne veut pas dire que la science se déduit d'une construction sociale
et culturelle, ce serait une ânerie, mais que les formes de savoir émergent de la niche écologique d'une
culture qu'elles participent en retour à recoder.
L'émergence de la pensée rationnelle en Grèce aux VIè-IVè siècles avant J.-C. ; la manière de concevoir
le monde est inséparable à ce moment-là des rapports de mesure, d'égalité, de proportions, du concept
d'isonomia - d'égalité - qui organise l'ensemble des pratiques sociales pour la Cité. Jean-Pierre Vernant
montre que la raison en Grèce a d'abord été politique, avant d'être mathématique, physique, scientifique,
dans les arts, l'architecture…

Pourquoi aujourd'hui ne "passons"-nous plus? On ne passe plus parce que les formes de savoirs et les
formes de pratiques que nous proposons n'ont pas un rapport d'affinité privilégié avec les pratiques
sociales. Lyotard : “Il est raisonnable de penser que la multiplication des machines informationnelles
affecte et affectera la circulation des connaissances, autant que l'a fait le développement des moyens de
circulation des hommes d'abord - les transports - des sons et des images ensuite - les médias -. Dans
cette transformation générale, la nature du savoir ne reste pas intacte. Il ne peut passer dans les

22
nouveaux canaux et devenir opérationnel que si la connaissance peut être traduite en quantité
d'informations. On peut donc en tirer la prévision que tout circuit dont le savoir constitué n'est pas ainsi
traduisible sera délaissé, et que l'orientation des recherches nouvelles se subordonnera à la condition de
traduisibilité des résultats éventuels en langage de machine”1.
Tout ce qui, dans le savoir ou en pratique clinique, n'est pas traduisible en langage de machine, n'existe
pas ! C'est la nouvelle censure morale et intellectuelle - on ne va pas interdire la psychanalyse (ou il
faut pour cela des conditions tout à fait obscènes) : je ne crois pas qu'aujourd'hui la censure porte sur les
contenus de nos discours ou de nos pratiques. Elle porte sur les conditions de leur production ; sur les
conditions d'énonciation davantage que sur les énoncés. Elle s'attache à la grammaire des discours :
l'évaluation, c'est une serrure, par laquelle on va faire passer un certain nombre d'objets ; ce qu'on
appelle une donation ontologique des objets du monde. Vous essayez de faire passer un chameau par la
serrure, il ne passe pas, donc il n'existe pas - aucune existence ontologique. Tout ce qu'on peut
transmettre d'expérience dans nos pratiques, si ça ne passe pas par le trou de la serrure de l'évaluation,
ça n'existe pas - ça s'appelle des publications grises.

Cette prévalence quasi tyrannique de la nouveauté exigée par l'information, elle a des conséquences
sociales et subjectives considérables. Cette prévalence du nouveau sur la mémoire et le récit est
parfaitement compatible avec ce que je vous ai dit des discours de légitimation par des savoirs non
narratifs. La valeur d'une publication scientifique n'excède pas deux ou trois années. Quand vous citez
Freud - 1895, ça ne va pas… C'est lié au mode d'exigence de la production capitaliste. A l'époque de
Marx, pour se développer le capitalisme avait besoin d'une extension géographique - d'où effectivement
les nationalismes etc. Mais l'espace a ses limites ; comment fera-t-on ? Marx dit : à ce moment-là, il
faudra gagner sur le temps. La vitesse devient l'équivalent de l'extension spatiale. Et il a cette phrase
assez terrible - qui nous en dit long sur la manière dont on mesure un sourire, ou un homme qui
travaille. Il écrit que la valeur humaine se trouve aliénée dans cette unité de temps extrêmement
limitée. “Il ne faut pas dire qu'une heure de travail d'un homme vaut une heure d'un autre homme, mais
plutôt qu'un homme d'une heure vaut un autre homme d'une heure. Le temps est tout, l'homme n'est
plus rien ; il est tout au plus la carcasse du temps.”2
Jour après jour la quantité désigne la qualité. Tout ce qui se produit aujourd'hui, le nouveau
management, l'organisation du travail, c'est ça. Les hommes sont permutables et ce qui compte c'est
l'unité de temps. Cela produit une crise avec un spectre qui hante notre culture, le spectre de la
précarité, de l'inutilité.
Ce que décrivait aussi Nietzsche quant à cette disparition du sujet historique, qui conduit à cette société
animale - demain, je vous le redis, c'est la société animale ou la société des robots, vous avez encore le
choix ! Nietzsche : “Observe le troupeau qui paît sous tes yeux ; il ne sait ce qu’est hier ni aujourd’hui, il
gambade, broute, se repose, digère, gambade à nouveau, et ainsi du matin au soir et jour après jour,
étroitement attaché par son plaisir et son déplaisir au piquet de l’instant, et ne connaissant pour cette

1
Jean-François Lyotard, La Condition Post-Moderne, Editions de Minuit, 1981
2
Karl Marx, Misère de la philosophie, 1847

23
raison ni mélancolie ni dégoût”1 - on nous dit qu'on va nous débarrasser de la dépression.
Donc ce bonheur animal dont Nietzsche nous dit qu'il est le cynique accompli, ce bonheur animal qui met
l'homme sur le seuil de l'instant, c'est la figure anthropologique qui est aujourd'hui promue dans notre
culture.
Aujourd'hui nous avons la psychanalyse, la psychothérapie institutionnelle, la phénoménologie, la
philosophie critique, la politique pour essayer d'échapper à ce qui me paraît une catastrophe écologique.
Ce n'est pas seulement la catastrophe avec la nature, c'est une catastrophe qui entame l'environnement
mental. La manière dont nous traitons la nature est le reflet de la manière dont nous traitons
l'environnement mental que constitue la culture. La psychanalyse est peut-être une des dernières
formes de ce savoir narratif, de cet art de raconter des histoires - ça commence comme ça, "qu'est-ce qui
vous arrive?", de transmettre par cette voie l'expérience. Art qui est en train de se perdre parce qu'il
s'oppose aux jeux de langage du pouvoir actuel, parce qu'il s'oppose à la grammaire du discours de
domination. Peut-être est-ce justement la bâtardise de la pratique du psychanalyste, entre science et
roman, sa proximité avec l'art du narrateur, qui produit aujourd'hui la récusation dont elle est parfois
l'objet. Une des dernières tentatives peut-être pour éviter que ne s'installe définitivement une
civilisation antisociale, de cyniques, de voyous et d'imposteurs, une société d'imposture.

Je voudrais conclure en demandant quelle est la place donnée à la culture. La culture n'est pas
simplement un secteur de divertissement, d'oubli - c'est une aberration de la considérer ainsi. C'est pas
fait pour oublier la vie de merde que nous avons, ni pour nous distraire, mais pour nous permettre
d'inscrire dans la mémoire l'expérience tragique que nous vivons à l'ordinaire.
Je voudrais conclure avec Walter Benjamin en soulignant que ce qui paraît parfois inutile est pourtant
radicalement essentiel : “l'enfant apparaît au détour d'une comparaison comme le lieu d'un désir qui le
pousse à attraper la lune telle une balle. Le geste n'est pas vain malgré les apparences, parce qu'il
nourrit un élan de la main, du cœur, de la pensée, propre à le grandir en tout état de cause”. Plus loin :
“Admettons que le jeune soit capable non seulement de saisir sa tâche, mais encore selon les cas, d'agir
en conformité avec elle. Sera-t-il encore jeune? Gardera-t-il encore la naïve joie de vivre?”
Winnicott, reconnaissant qu'il faut un environnement "suffisamment bon" pour que se développe un
sujet démocratique, qui n'est rien d'autre que le sujet mature (il y a de très beaux textes de Winnicott là-
dessus dans les années soixante), le sujet sain, il écrit : “On pourrait démontrer que chez certaines
personnes, à certains moments, les activités indiquant qu'elles sont vivantes sont simplement des
réactions au stimulus. Une vie entière peut être construite sur ce modèle. Supprimez les stimuli, et
l'individu n'a aucune vie. Dans ce cas extrême, cependant, le mot être ne convient pas. Pour pouvoir être
et avoir le sentiment que l'on est, il faut que le faire par impulsion l'emporte sur le faire par réaction."
C'est ma contribution à ces journées sur la créativité.

1
Friedrisch Nietzsche, Considérations inactuelles, trad. P. Rusch Gallimard, 1977. p. 95.

24
CRÉER, INVENTER, INSTITUER

Daniel Denis présente Delion comme "angevin de cœur" et rappelle les liens qu'il a tissés avec l'hôpital de
Sainte Gemmes.

Pierre Delion
Merci Daniel, je suis très touché de cette invitation et des interventions de ce matin, précisément celles
qui concernaient le témoignage d'une équipe que j'ai bien connue et j'ai été très heureux d'entendre la
qualité de ce qui se racontait à travers la voix de Martine Charlery.
Actuellement vu les menaces qui pèsent sur nos pratiques, quand on voit la qualité des expériences
rapportées, je trouve que les gens qui vont concourir à le mettre en difficulté voire à contribuer à notre
disparition-destruction ne se rendent pas compte de ce qu'ils vont perdre - il y a un problème de
méconnaissance absolue.
Un souvenir dans cet amphi, outre la fois où j'avais assisté à un concert de Rhoda Scott (qui était ici avec
son orgue et qui chantait des gospels d'une façon absolument incroyable, les pieds nus, jouer du pédalier
les pieds nus c'est quand même quelque chose - elle jouait pas du piano debout, mais de l'orgue avec les
pieds nus), dans cet amphi on avait fait en 1994 un Congrès avec Patrick Martin, l’Université
Catholique de l’Ouest et les gens du Césame, les débats étaient très intéressants. Et j'ai le souvenir que
j'avais demandé aux organisateurs d'éteindre les lumières de cet amphithéâtre pour pouvoir raconter
l'histoire d'Osiris ; j'avais allumé une bougie devant moi et fait le conteur. Quand j'entends ce matin
Roland Gori rapporter que cette fonction sociale, au sens noble du terme, de la narration est en train de
disparaître, je trouvais que c'était dommage de se priver de moments où on se raconte des histoires et
garder notre conscience éveillée en entendant celles des autres, pour les raconter à la génération
suivante. Ce sont des fonctions très importantes et je trouve que dans ce bain affectif, intellectuel, on est
dans de bonnes conditions pour penser ensemble. Hier soir j'ai fait une impro de jazz, aujourd'hui j'ai
écrit quelque chose. Je vais vous le lire, pour essayer d'être compréhensible, et de parler avec le micro
au fond de la gorge. J'avais proposé d'appeler ça "créer, inventer, instituer".

Pourquoi des institutions dans notre champ de travail? Une question que beaucoup de gens posent
encore. Leur raison d'être se situe principalement dans l'accueil de personnes en grande souffrance
psychique, mais présentant dans leur réalité ordinaire et quotidienne deux caractères spécifiques : la
dépendance, et, ou, la psychopathologie en qualités et en quantités variables selon les personnes. Nous
sommes avec ces personnes, aussi bien dans le sanitaire que dans le médico-social, dans des types de
relations radicalement différentes de celles que le psychiatre ou le psychothérapeute entretient avec un
patient "névrosé occidental poids moyen". Car nos dispositifs doivent accueillir aussi des personnes

25
présentant des angoisses souvent massives et archaïques, qui infiltrent leur propre pensée, la relation
qu'ils entretiennent avec leur entourage familial, amical et professionnel, quand ils ont la chance d'en
avoir un.
Les dimensions développementales, au sens de la psychologie développementale, de la théorie de
l'attachement, et de la psychopathologie freudienne, tout ce qui concerne l'économie libidinale au sens
large, sont évidemment présentes dans nos hypothèses tentant d'expliquer ces processus complexes en
articulation constante avec le corps et ses dimensions génético-neuro-développementales.
La question essentielle pour les professionnels est de savoir comment recevoir et accueillir ces éléments
que je propose d'appeler projectiles et adhésiles psychiques, comme éléments produits par les patients
utilisant de façon prévalante les identifications projectives et adhésives pathologiques. Les accueillir
pour en métaboliser la charge de souffrance psychique qu'ils véhiculent, afin de les transformer plutôt
que de les rejeter, à l'instar de ce qui arrive aux patients dans leurs relations antérieures avec le monde
et qui les amène à consulter une équipe de psychiatrie.
Pour les transformer, nous disposons des concepts d'espace transitionnel, créé par Winnicott, d'objets
malléables, créé par Marion Milner1, et des institutions considérées comme objets transitionnels
malléables collectifs, créées dans cette perspective novatrice par Tosquelles, Oury, et de nombreux
autres. Nous verrons que c'est par l'institution créée pour et avec le patient, la constellation
transférentielle, que nous pouvons articuler toutes les dimensions nécessaires à cette transformation de
la souffrance en autre chose qui fasse moins souffrir voire qui puisse aboutir à faire éprouver du plaisir
dans la relation avec l'autre.
Sinon, l'histoire nous a montré et continue de nous imposer la réalité clinique habituelle de l'asile : du
repli, de la rigidité relationnelle, des carapaces, du rejet, lorsque ces conditions de changement ne sont
pas réunies. J'ai proposé depuis longtemps déjà de formuler les conditions de possibilité de ce processus
d'accueil et de transformation sous la forme du circuit phorique.
Accueillir sur nos épaules psychiques le patient, ce que j'appelle la fonction phorique, qui est un terme
inventé par Michel Tournier et repris par Henri-François Robelet, pour qu'il déploie son être-au-monde
grâce au dispositif que nous avons construit en l'attendant, puis expérimenter avec lui dans la relation
de rencontre, la manière dont il construit cette nouvelle relation. Au cours de cette expérience
relationnelle, les professionnels accueillent en eux, dans leur appareil psychique, les éléments en
provenance du patient, ce que Michel Balard nous a proposé d'appeler la fonction sémaphorique : nous
devenons alors les porteurs des signes de souffrance psychique du patient.
Grâce à nos dispositifs institutionnels, nous partageons nos vécus personnels lors des réunions
spécifiques, c'est la fonction métaphorique : du sens peut émerger de ces rencontres entre
professionnels. Les rencontres entre professionnels doivent se penser en lien avec les rencontres avec
le patient et sa famille. J'observe en passant que les détracteurs de la psychiatrie et du médico-social ne
se rendent absolument pas compte que les patients sont hébergés dans nos psychismes, et qu'à ce titre,
non seulement le prix de la location n'est pas très élevé, mais surtout cette générosité n'est pas

1
médium malléable, Marion Milner, 1977, Le rôle de l’illusion dans la formation du symbole, in Revue de Psychanalyse, n°5-6,
1979, p. 844-874.

26
reconnue en tant que telle alors qu'elle constitue le noyau central, vif, d'une psychiatrie à visage
humain. Si nos élus politiques avaient le même sens de l'hospitalité avec nos demandes citoyennes, les
sociétés contemporaines n'en seraient pas là où elles en sont…
Or dans ce processus d'hébergement des projectiles et des adhésiles pathologiques de l'autre, les notions
de plaisir et de créativité sont essentielles, corrélées avec la curiosité intellectuelle et affective, avec
l'humour, créant des moments de sidération et lumière, comme disait Freud pour les mots d'esprit, qui
apportent une énergie considérable à chacun des soignants et au système institutionnel dans son
ensemble. Faute de quoi nous assistons impuissants à une agglutination des projectiles et des adhésives
dans l'appareil psychique des soignants, bloquant rapidement leur capacité d'accueil des pensées
différentes, rigidifiants leurs mécanismes interprétatifs, et fabriquant de la paranoïa et des clivages
institutionnels délétères, précipitant les acteurs de la constellation transférentielle dans un évitement
obligatoire de la folie voire un risque majeur de burn-out généralisé.
Seules les institutions sur lesquelles on peut compter se révèleront utiles à endiguer ces mouvements
désorganisateurs. Parmi elles, la réunion, qui a été élevée par Oury au rang de concept, est à mes yeux
l'opérateur incontournable de l'analyse institutionnelle au sens d’Hélène Chaigneau1, de l'échange des
informations, des prises de décisions, des échanges affectifs et de fait le lieu de la créativité, de
l'invention, de l'ouvert. Lorsque de tels lieux existent, alors le processus d'anti-agglutination des contre-
transferts est engagé, le déploiement des pensées de chacun est possible, et les convergences sur des
positions héritées de la généralisation du principe de Stanton et Schwartz 2 sont envisageables. La
question est de savoir comment y parvenir, y venir et y revenir, sans tomber dans la morosité et le
découragement qui colorent trop souvent encore des personnels qui veulent bien prêter aux patients
leur propre vie psychique dans des conditions suffisamment bonnes, ou mieux, comme dit Joyce
McDougall : adéquates sans plus.

Il se trouve que la psychothérapie institutionnelle a déjà fait un bout de chemin considérable dans ce
sens, et je vais maintenant en rappeler quelques éléments. On a souvent parlé de psychothérapie
institutionnelle et culture : celle-ci a toujours fait partie du voyage de la psychothérapie institutionnelle,
que ce soient les activités culturelles développées à Saint-Alban et au ciné-club de Saint-Chély d'Apcher
avec Tosquelles ; avec Gentis à Orléans et son projet Aloïse 3 ; à Angers avec les échanges avec Bamako…
et autres aventures des clubs thérapeutiques et des associations culturelles, dont les colloques que
Madeleine nous a évoqués ce matin ; à Reims avec les activités de la Criée ; à La Borde avec les
nombreuses activités culturelles qui y sont développées, depuis l'opéra de Quat'Sous jusqu'au concert de
Mikis Théodorakis en passant par La Menthe à l'eau ; à Landerneau… Il n'est que d'avoir rencontré

1
“le mot "institution" [est] devenu, dans le langage contemporain un mot à tout faire et à ne rien dire, mais non pas à ne rien
signifier […]"C’est l’institution qui a fait, qui a dit, qui a produit, qui a rendu…". Dans tous les cas, en parlant ainsi, je me place "hors
de l’institution" que je dénonce ou incrimine, je m’érige en interlocuteur éventuel de l’institution, quand je ne me pose pas en sa
victime. Ainsi utilisé, le mot devient un mot-masque, qui dispense de l’analyse institutionnelle […] pratique transformante à
laquelle nous n’aurons jamais fini de nous exercer” dans Paroles d’Hélène Chaigneau, Hors-Série de la revue Institutions,
Collection La Boîte à outils , 2011, p.35
2
voir plus loin l’intervention de Jean Oury
3
voir Roger Gentis, Projet Aloïse : L'ouverture psychiatrique, Scarabée Céméa,1982

27
Tosquelles et Oury pour immédiatement comprendre combien la culture est une partie essentielle de
leur pensée de la psychiatrie, et chez Jacques Schotte de l'anthropopsychiatrie.
Dans un espace connexe, celui de la pédagogie institutionnelle, la culture est la base de l'organisation de
la classe coopérative et de tous les concepts qui en structurent le déroulement. Un journal des échanges
avec une autre classe se situe délibérément dans cette perspective. Fernand Oury, Jacques Pain,
Catherine Pochet en ont amplement démontré les possibilités. Mais plus généralement : une institution
sans culture est-elle possible ?
Tout d'abord avec les patients : comment serait-il possible de créer des occasions de rencontres propices
à la parole et aux échanges multiples sans cette base culturelle ? le club thérapeutique constitue une de
ces bases possibles, puisqu'il crée, dans un service de psychiatrie, les conditions d'échange, à partir d'un
lieu permettant des recettes financières, et à partir d'autres, l'organisation des dépenses. Ces échanges
financiers ne sont pas un but en soi mais un prétexte à d'autres échanges intersubjectifs, dans lesquels
la vie quotidienne est l'objet de potlatch et de négociations permanentes. J'ai toujours été frappé de la
différence d'ambiance fondamentale entre un service où ces pratiques sont inconnues - sinon interdites -
et où la passivité des patients est la constante, et un autre ayant mis en place un tel club et où les
patients sont co-acteurs de cette autogestion relative de la vie quotidienne.
Ce n'est qu'un rappel nécessaire à l'organisation d'un dispositif institutionnel sur le modèle de la sortie
de l'Hilflosigkeit du petit Wilhelm Ernest Freud, qui en jouant avec la bobine, passe du statut de sujet
passif et abandonné de ses parents à celui d'acteur de la décision de se séparer de la bobine de maman,
et d'en faire un jeu cicatriciel. Ce faisant l'enfant inscrit son jeu dans le langage : fort - da.
De même pour les échanges dans le club thérapeutique, qui ne peuvent se dérouler que dans une
tablature langagière et culturelle plus ou moins partagée. Bien sûr il ne suffit pas qu'un club
thérapeutique existe pour produire une bonne ambiance ; mais son existence est déterminante pour y
parvenir.
Chez les enfants la constitution d'un club thérapeutique est plus difficile, puisque la citoyenneté qui est
restaurée par son invention dans le cadre d'une association Loi 1901 n'y est pas pertinente. Par contre
un journal peut apporter une fonction de club en organisant la fédération des activités thérapeutiques
internes et externes, en élevant au rang de mise en récit les événements de la quotidienneté - en les
métaphorisant en quelque sorte, c'est-à-dire comme nous le rappellent l'étymologie et la traduction du
grec métaphore, en les emmenant se promener dans le bus de la pensée plurielle. Mais plus
généralement, les activités thérapeutiques à l'initiative des soignants - telles que le cheval, le bateau, le
théâtre, les arts, la vidéo, la cuisine et j'en passe - sont autant d'occasions, en appui sur les compétences
désirantes et sublimatoires des professionnels, de mettre en pratique des formes de culture comme
autant de prétextes à des rencontres inter-humaines. Nous savons tous que dès l'instant où un atelier
fonctionne en mode automaton plutôt que sur le mode tuchè, il est bon à fermer ; et il est le signe qu'on
n'a pas assez interrogé ses potentialités inventives auparavant. Avec les soignants, toutes les occasions
de remettre sur le métier le plaisir d'apprendre, d'échanger, de prendre du recul dans les situations
angoissantes, sont bonnes à prendre.
J'en donnerai deux exemples qui me semblent être très féconds : la formation et l'association culturelle.

28
La formation est une des conditions de la culture dans nos métiers, non seulement la formation initiale,
mais aussi et surtout la formation continue. Lorsqu'une équipe se forme ensemble au psychodrame ou à
la méthode Bick, ou à toute autre ouverture à la richesse des échanges intersubjectifs, elle fait œuvre de
culture. D'ailleurs les expériences que j'ai pu rencontrer dans ce domaine m'ont montré à quel point les
professionnels conservaient de ces aventures un souvenir positif dans leur fonctionnement ordinaire.
Par exemple les groupes de formation à la méthode d'observation d'Esther Bick1 sont des espaces de
modification en profondeur des soignants qui y participent, aussi bien sur le plan de la connaissance du
bébé observé et des interactions avec ses parents, que sur celui des plongées contre-transférentielles
qu'ils rendent possibles, ainsi que sur celui de l'expérience du groupe qui est très instructif pour penser
les institutions. Dans les services de psychiatrie référés à la psychothérapie institutionnelle, il existe
souvent des associations culturelles. Ce sont des espaces créatifs, intéressants, qui mettent les
professionnels en situation d'acteurs de leur formation, sur le modèle du club thérapeutique. Pour faire
venir tel spécialiste de tel soin, il est nécessaire de disposer de quelques fonds et il faut donc organiser
avec les moyens du bord des rentrées d'argent : une conférence, une session de formation, un colloque,
sont organisés avec ces buts secondaires. Et l'association peut permettre aux professionnels qui la font
tourner d'aller à tel Congrès, ou de faire venir tel spécialiste d'un sujet intéressant pour le service. Pour
ma part je conserve des souvenirs structurants des Congrès que l'association culturelle a organisé et
continue d'organiser à Angers, comme à Reims, Landerneau, La Borde, Caen et ailleurs.

Alors : à quelles conditions peut-on faciliter la créativité et l'inventivité, et pour tout dire la vivance
institutionnelle ? La psychothérapie institutionnelle, en pensant les rapports complexes entre
individuel et groupe, collectif, donne quelques réponses utiles : en effet un tel patient ne peut se
contenter d'une prise en charge individuelle et doit pouvoir bénéficier d'approches plurielles conjugant
les aspects individuels, groupaux et collectifs de sa prise en charge. Mais nous savons bien que pour que
ces dimensions fonctionnent, il est nécessaire de cultiver une amélioration de la hiérarchie statutaire
pour l'enrichir d'une hiérarchie subjectale, afin de faciliter l'émergence des compétences et des
initiatives des professionnels dans les différentes activités thérapeutiques, pédagogiques et éducatives
que nous avons déjà évoquées antérieurement, et ainsi faciliter l'accès aux aspects transférentiels.
On comprend bien que si le chef de service ordonne à un professionnel de prendre en charge l'atelier
musique alors qu'il n'en a pas envie, même s'il en a les compétences techniques, les patients sentiront
immédiatement la réalité du désir du professionnel, et les effets attendus ne seront évidemment pas au
rendez-vous. Par contre, si un soignant, après une expérience avec certains patients, en conclut que la
musique pourrait être un bon média pour telle ou telle raison, alors son initiative doit être soutenue par
sa hiérarchie statutaire pour faciliter ce moyen de rencontre singulier.
De la même façon, la participation des professionnels à la conduite du service ne peut que faciliter les
investissements de chacun d'eux dans le travail avec les patients. Un fonctionnement de service nourri
d'une démocratie dans les décisions concernant les grandes orientations pour l'équipe facilite la qualité

1
méthode d’observation régulière du nourrisson et du bébé dans son environnement, sa famille ; introduite dans sa formation à la
psychothérapie d’enfants par la psychanalyste Esther Bick en 1948

29
des relations entre professionnels et rend plus crédible le fonctionnement des institutions régulières :
réunions, instances de décisions et rapports avec l'administration. La décision de spécialiser une équipe
pour les nuits ou de partager les nuits entre tous les soignants concernés par un service
d'hospitalisation en temps plein peut être prise via un vote effectué auprès des personnes concernées et
les résultats en termes institutionnels en seront radicalement différents.
Ce fonctionnement a des effets directs sur la clinique, qui, elle, ne peut reposer sur les mêmes principes.
Il ne s'agit pas de voter pour prendre une décision médicale - mais quand les professionnels ont la
certitude que leur fonctionnement statutaire peut tenir compte de leurs souhaits, leur sentiment
d'autonomie et leur capacité d'initiative en sont renforcés. Les réunions de reprise, de supervision,
d'après-coup, à condition de pouvoir compter sur la permanence de leur fonctionnement, deviennent
alors de véritables lieux secure de création psychique et de garanties pour l'inventivité des
professionnels. À ces conditions, l'accueil de la psychose, de l'autisme, peuvent bénéficier de la créativité
nécessaire pour lutter, en lien avec les personnes directement concernées, les patients, leurs parents et
les professionnels contre l'entropie de la chronicité dont le tropisme pousse, sans ces interventions, vers
la sédimentation. Les adhésiles et les projectiles pathologiques peuvent alors être transformés en terre
arable.

Le rapport au politique est déterminant : soit le politique fait confiance à ses services publics, et les
professionnels peuvent déployer leur philosophie de soins et de prise en charge éducative et
pédagogique, dans un cadre légal mais avec des capacités d'initiative indispensables à la créativité, à
l'inventivité, et à la vie ; soit il ne le fait pas. Et nous sortons d'une période de sinistre mémoire au cours
de laquelle nous avons vu ce que les positions politiques pouvaient pervertir de nos fonctionnements en
voulant se mêler de ce qui ne les regarde pas directement, c'est-à-dire des contenus des interventions
techniques des soignants, pédagogues, éducateurs. Nous avons vu ce qu'un ministre voulant imposer la
méthode syllabique pour l'apprentissage de la lecture obtenait comme formidable résultat. Nous venons
de voir avec le gouvernement précédent, ce qu'une HAS, prenant telle méthode contre telle autre en
matière d'autisme, peut déclencher comme attitudes antidémocratiques et perverses.
Le nouveau pouvoir politique n'a pas encore montré quelles sont ses orientations dans ces champs de la
complexité humaine, et il serait bon qu'il se rende compte à quel point ce qui s'est passé avec ses
prédécesseurs et qui a été profondément rejeté par les professionnels concernés, ne peut lui laisser le
choix des mêmes chemins, sauf à se dédire de la philosophie qui sous-tend ses discours manifestes.
Toute duplicité de sa part dans les réponses aux questions essentielles que les professionnels du soin se
posent aujourd'hui ne pourrait qu'obérer le peu d'espoir réapparu récemment et risquer de clore pour un
long temps les voies d'une psychiatrie à visage humain. Nous devons pouvoir représenter les équipes du
sanitaire et du médico-social pour faire passer le message à qui de droit, afin de ne pas reproduire ces
apories néfastes à toute créativité dans nos métiers difficiles.
Là encore il faut inventer des moyens d'expression au service de nos idées et rouvrir les portes d'une
pensée de la psychiatrie qui vient de passer quelques années de cuisson au napalm dont le clou du
spectacle a été la sortie des recommandations en matière d'autisme en mars 2012 - j'allais dire 1912 - ;

30
pour ceux qui ne seraient pas au courant, je rappelle que dans ces recommandations on a échappé de
peu à la quasi interdiction de la psychanalyse, de la psychothérapie institutionnelle et du packing dans
le domaine de l'autisme. Grâce à une mobilisation insuffisamment courageuse, les deux premières ont
échappé à la corde, tandis que la troisième, la technique du packing, a été interdite, même à titre
exceptionnel, en-dehors de la recherche que je mène à Lille dans le cadre du PHRC1. Bien qu'il n'y ait
aucun élément scientifique pour conclure à de telles sornettes, c'est pourtant bien ce que des lobbies de
divers horizons ont réussi à obtenir d'un pouvoir politique démagogique, surfant sans vergogne sur la
souffrance de certains parents d'enfants autistes, et avec la complicité objective des médias médiocres.
C'est d'ailleurs ce qui me fait dire sans crainte que ces recommandations de l'HAS en direction du
packing sont illégitimes.
C'est pourquoi, pour ces impostures du pseudo-scientifique en alliance avec toutes les productions
débiles de nos techno-bureaucrates, qui ne cessent de tenter de nous éloigner du soin au nom d'une
évaluation déshumanisante, j'appelle avec tous les acteurs motivés à un rassemblement de nos forces
lors des Assises citoyennes pour une éthique de l'hospitalité en psychiatrie et dans le médico-social, les
31 mai et 1er juin prochains à Paris. Ne nous laissons pas gagner par la morosité ambiante, inventons
de nouvelles forces vives, créons de nouveaux rapports de force, et alors No pasarán ! Merci.

Daniel Denis
Merci Pierre de nous rappeler quelles sont les conditions minimales pour accueillir la psychose dans nos
services de soin ; comment l'institution devient quelque chose d'absolument nécessaire pour pouvoir
penser la clinique et pour pouvoir accueillir dans des conditions à peu près correctes les personnes qui
nous sont confiées. Et pour cet appel à la résistance et même à la promotion d'une autre façon
d'envisager la psychiatrie, que celle à laquelle on est petit à petit contraints - ce matin dans l'atelier où
j'étais, quelqu'un racontait les difficultés qu'il avait pu éprouver dans l'hôpital où il était pour essayer de
penser les choses en termes de clubs ou en termes d'institution. Hélas c'est quelque chose qui sévit un
peu partout, et qui va même galopant - cette façon réductrice de penser les soins désormais. Merci pour
cet appel que tu nous lances et je vous passe la parole, vous avez sans doute des questions à renvoyer à
Pierre. N'hésitez pas à vous manifester, c'est comme un grand atelier. (long silence) Est-ce que tu veux
nous en dire un peu plus de ces assises ? Ah ! quelqu'un veut prendre la parole. (long silence)

Une voix
Michael ? Michael est là? c'est l'ingénieur du son.

Une voix
Oui, je voulais dire que Pierre se taillait la part du lion aujourd'hui et je pense qu'après ces deux journées
de packing il va aller mieux en remontant dans le Nord, je crois qu'il en a bien besoin… Ce matin on a
parlé d'autogestion et psychiatrie, je me disais que si l'autogestion c'est s'occuper de ce qui ne nous

1
PHRC, Programme hospitalier de recherche clinique

31
regarde pas, puisqu'il semblerait ne pas nous regarder, alors il faut la promouvoir tout de suite parce
qu'on est vraiment en train de nous bousiller.

Pierre Delion
Oui, c'est le mot d'autogestion qui a été ce matin utilisé par Roland, en disant que c'est quelque chose de
différent de ce qu'on en pense sans doute dans le courant de psychothérapie institutionnelle : quand on
insiste beaucoup dans nos équipes, dans nos services, sur la question de l'autogestion - ajoutant en
général relative parce qu'on est quand même assez réalistes - c'est pour penser les rapports humains qui
prennent les décisions au sujet d'un service ou des principaux éléments qui permettent d'accompagner
un patient de façon collective et pas de façon autocratique. Donc c'est l'autogestion relative comme
faisant pièce à quelque chose qui est le fonctionnement hiérarchique statutaire - prévalent dans l'armée
et à la Sncf.
Plutôt que d'en rester à des descriptions peut-être un peu abstraites héritées de Bakounine et d'autres
personnes comme ça - on le joue concrètement : quand je donnais l'exemple dans mon petit topo du
service où on a voté "est-ce qu'on fait les nuits, tous, ou est-ce que c'est seulement ceux qui s'occupent de
tel truc qui font les nuits ?", c'est typiquement un événement qui a lieu dans une équipe et qui permet
que les gens puissent dire : "quand on prend une décision dans mon équipe, je suis concerné par ce qui se
dessine, j'appartiens à une équipe qui a décidé à plusieurs quelque chose qui change la donne". Je ne le
dis pas seulement par un souci philanthropique général ; quand les soignants expérimentent ces choses-
là, après quand on leur dit "dans les réunions vous pouvez parler tranquillement de ce que ça vous fait -
tel patient vous avez envie de le foutre par la fenêtre, parlez-en plutôt que de le retenir", les gens sont
appelés à pouvoir dire ce qu'ils ont à dire. C'est pas l'autogestion pour satisfaire à un système
philosophique, c'est une autogestion parce que c'est un état d'esprit qui se diffuse après à un certain
nombre d'autres circonstances des relations inter-subjectives et notamment celle qui nous intéresse le
plus, le déploiement de la relation transférentielle. Et comme vous avez bien compris on ne peut pas dire
à quelqu'un "à partir de maintenant tu vas me parler du contre-transfert que t'as avec tel patient" - parce
que ça le met face à une espèce d'injonction paradoxale qui fera qu'il racontera sûrement des trucs
puisqu'on l'oblige à parler, mais pas les bons… Pour échapper au burn-out, Lise Gaignard en parlera
mieux que moi, il me semble qu'il faut que les gens puissent parler de leur souffrance à l'instant où elle
se produit, ou dans les temps où elle se produit, et que c'est ça qui permet après de restituer cette
souffrance à une part qui nous est propre mais aussi à une part qui appartient au patient dans la
relation qu'on a avec lui. Ce que j'ai appelé les adhésiles et les projectiles, c'est-à-dire les choses qu'on
reçoit de lui, les éléments bêta, (c'est notre manière de parler de ça) qu'on reçoit de lui et qu'on doit
transformer sous peine de pouvoir sombrer dans toutes les pathologies contre-transférentielles qu'on
connaît dans les équipes et dans les institutions… Je te remercie de remettre sur la table l'autogestion,
parce que c'est vrai que ça pourrait passer comme une vieille lubie de syndicalistes ; en fait c'est parce
que c'est très efficace pour la pensée d'une équipe que je crois que c'est intéressant de continuer à
travailler sur ces concepts-là.

32
Michel Balard
Sur la question du pouvoir ; il semblerait qu'il y a différentes situations, dans les parcours qu'on peut
faire auprès de différents établissements, on s'aperçoit qu'il y en a qui sont entièrement colonisés par la
bureaucratie, avec presque une sorte de perfection dans la prise de pouvoir, qui fait que par exemple la
colonisation des psychiatres est quasi-totale - très peu peuvent résister. Il y a d'autres établissements
dans lesquels on voit qu'il y a encore des marges de manœuvre, des possibilités. Il me semble que ça
vaudrait le coup de se pencher sur la question : qu'est-ce que le pouvoir ? Jean Oury avait fait toute une
année sur la question du politique… qu'en est-il du politique dans les établissements ?

Pierre Delion
Je racontais hier soir à quel point le politique, quand il se laisse aller à ne pas traiter la question des
citoyens de la Cité, mais ses propres névroses personnelles, peut surfer sur un certain nombre de
lobbies et avoir des actions délétères dans les établissements aussi bien sanitaires que médico-sociaux.
Je racontais hier soir que la conjonction entre Valérie Létard et Daniel Fasquelle dans la région Nord
Pas-de-Calais a des effets terribles sur les équipes de pédopsychiatrie qui s'occupent encore des enfants
autistes, parce qu'ils sont mis à l'encan de façon officielle, claire, dans le journal : ils sont cloués au pilori
et on dit "tout ce qu'ils font c'est des conneries, ils sont nuls, c’est non avenu, ils gâchent le fric du
public". On voit bien que dans ce cas-là le politique est sorti de son rôle, et est venu distribuer les prix au
concours de la plus belle vache du coin ; c'est quelque chose qui n'a plus rien à voir avec le politique.
Tu as raison de poser les choses en termes de pouvoir, parce qu'il se trouve qu'on accorde au politique
un certain nombre de qualités dont celle, justement, de pouvoir gérer un certain nombre de choses qui
concernent la vie des citoyens. Dès l'instant où le politique prend parti pour une partie seulement des
citoyens et contre les autres, il quitte son rôle de politique, il devient quelqu'un qui satisfait ses
ambitions personnelles. Alors en attendant que Valérie Létard et Daniel Fasquelle aillent sur le divan
pour travailler ces questions-là - il faut qu'on trouve d'autres solutions.

Patrick Chemla
Je voulais poser presque la même question que Michel Balard, je voudrais poursuivre là-dessus : je te
remercie d'avoir fait l'annonce du forum qu'on va tenir tout à l'heure pour la construction des Assises. Il
s'agit de changer de posture, c'est bien la question de notre prise de position par rapport aux choses du
politique et de la politique qui se pose. On parle tout le temps de l'articulation entre la psychanalyse, le
psychanalytique, et nous parlons souvent du politique ; mais là, ce qui se joue avec le changement de
gouvernement, justement c'est qu'il ne se joue rien. Je viens de recevoir sur un e-mail que le plan
autisme qui est en train de se discuter au Sénat allait être catastrophique - des copains envoient des
mails pour provoquer des… Autrement dit, dans la logique de ce qui est en train de se passer, la logique
de pouvoir du néolibéralisme, malheureusement quand ça passe de la droite à la gauche - et ce n'est pas
seulement une question de personnes - mais des raisons de pouvoir, de flux, ce dont nous a parlé
d'ailleurs Gori ce matin, qui sont en train de se distribuer et provoquent une démocratie rabaissée,

33
dégradée… Par rapport à ça c'est très important qu'il y ait des initiatives et que nous reprenions une
position désirante, initiative. D'une certaine manière refabriquer du politique - c'est ça l'idée de
citoyenneté et de démocratie, remonter le niveau de démocratie. On ne peut pas se contenter de
rappeler les fondamentaux ; je suis d'accord avec ce que tu as dit sur les nécessités du transfert et de
l'accueil du transfert, mais tu sais très bien aussi que des psychanalystes peuvent avec les mêmes
nécessités produire des systèmes anti-démocratiques. On a une autre dimension, une démocratie réelle,
en actes, qui fait qu'on se paie pas de mots, et réellement quand on parle de transfert, de possibilité de
prises de parole, y compris des patients, qui peuvent aussi voter : on rentre dans une politique de
l'expérience et du quotidien en actes.
Si nous ne nous faisons pas valoir au moment de ces assises, et que nous ne transmettons pas une autre
manière de travailler et de créer du lien politique, du lien social entre nous, je pense que ça serait
vraiment passer à côté de quelque chose.

Pierre Delion
Oui. En même temps tu réponds à la question sur l'autogestion, c'est une justification de l'autogestion. La
deuxième jambe politique c'est très important - Tosquelles raconte ce qui se passe dans la Guerre
d'Espagne et la philosophie qu'il en retire pour l'installation de la psychiatrie de secteur, avec Bonnaffé -
ça me semble tout à fait de cet ordre-là. Et finalement, le politique, c'est la psychiatrie de secteur pour
nous, ça n'a jamais été aussi bien dit que ça. Il faut restaurer cela, le ramener dans les débats. Mais j'ai
très peur de l'effet pervers qui n'existait pas en 1950, des médias utilisés d'une façon qui n'est pas
démocratique mais qui est ce que j'appelle la démocratie médiatique, une fausse démocratie, où on fait
penser aux gens qu'ils peuvent décider.

Jean Oury
Juste un petit mot. Il semble que tout le problème de l'autisme et cetera c'est une sorte d'astuce
bureaucratique, de focaliser sur un plan comme ça, en faisant oublier que la merde elle est partout. Et
bien avant le problème de l'autisme… c'est pas nouveau, la destruction du Secteur c'est pas rien ça. Bien
sûr qu'y avait des difficultés avec Bonnaffé mais c'était autre chose. C'est comme s'il y avait une
liquidation bureaucratique quant à toute la sphère psychiatrique, et depuis longtemps. Même sur le plan
des traitements les plus traditionnels, je pensais aux électrochocs, à l'insuline… qui étaient des
trouvailles extraordinaires, mais qui ont dégénéré très vite par l'organisation, on peut dire sérielle, des
hôpitaux. Des médecins ou des administrateurs, faire des électrochocs dans des salles communes
comme ça sans paravent… après on a dit que c'étaient les électrochocs qui étaient quelque chose
d'ignoble, de sauvage ; mais c'était pas les électrochocs qui étaient sauvages ! Alors de focaliser sur
l'autisme, c'est une façon de laisser faire l'entrée de la bureaucratie même dans la psychanalyse. Il y a
une quantité de psychanalystes qui sont complètement infiltrés de bureaucratisme. Et à l'intérieur de
l'hôpital faut voir ! Même les clubs ils sont extrêmement vulnérables. Il y a une sorte de destruction par
la base ; après on dira "oh les clubs, c'est la même chose que le packing". Toute cette crise-là qui dure

34
depuis des années et des années, des centaines d'années. J'ai demandé à une historienne si elle avait le
courage de faire l'histoire de la bureaucratie depuis 1789, on en aurait des trucs là ! Il y a des
descriptions de Marx qui valent bien les descriptions actuelles ; de 1830, 40, qui décrivent parfaitement
les saloperies actuelles de la bureaucratie. Le danger c'est de nous focaliser sur un plan. Il y a plus que
l'autisme, bientôt. Et le reste alors ? et les gens déprimés, et ce qui se passe en pédagogie ? C'est
épouvantable. Et puis ce qui se passe dans le monde, faut pas l'oublier. On en est pas encore là mais
bientôt… Pendant ce temps-là on dit "oui les pauvres petits autistes, etc." tu parles ! Les (?) c'est comme
des poupées comme ça qu'on manie de droite à gauche, une troupe de sauvages, qui sont au pouvoir ! Et
c'est ça qui est grave… ce que j'ai appelé la double aliénation c'est pas nouveau, ça existe. En 49, la
double aliénation, quand toute la giclée, Jdanov et compagnie disaient - et ça a continué - "on va
supprimer la folie ! on…" On quoi ?
La double aliénation, ne pas confondre avec l'aliénation sociale : de l'organisation des hôpitaux, des
dispensaires ou n'importe quoi.
Et puis ce qui reste quand même depuis l'Antiquité, du transcendantal, mais le transcendental c’est-à-
dire y a plus de cause "c'est pas la plus noble, n'empêche qu'on est obligé de passer…" on règle pas les
problèmes de la psychose par les problèmes économiques, c'est pas vrai ! Même pour la psychanalyse
c'est pas vrai ! C'est pas parce que ; on fera payer, on ne fera pas payer… le problème c'est "c'est gratuit
ou pas gratuit" ? Souvent je dis, "combien je vous dois ? " - "Rien du tout, ça sert à rien, j'aime pas être
payé!" Faut pouvoir le faire, peut-être. Mais enfin il y a toute une dimension critique, sociale,
économique ; et pour l'instant ils nous empapaoutent avec l'autisme, comme s'il y avait plus que ça.
Et le reste, alors ? Et les vieux, et les déments, moi je suis un vieux - tous ces types-là on va les laisser
crever ? Du packing ! Je disais hier "mais le packing, il doit pas être à un type, c'est le packing de
l'établissement ! S'il n'y a pas de prise en charge dans l'établissement de l'équipe du packing, comme
pour l'insuline ou tous ces machins-là, mais c'est une trahison !"
Parce que Woodbury, il avait pas inventé la poudre quand même ! Faudrait revenir sur Woodbury un de
ces jours, c'est lui qui a inventé le packing.1

Pierre Delion
Il a inventé la foudre ! Le problème que tu soulignes est très important, c'est-à-dire qu'il y a une longue
tradition bureaucratico-technocratique, c'est sûr que Staline en ce moment rigole dans sa tombe, c'est
quasiment un procès des blouses blanches auquel on assiste là. Maintenant c'est l'autisme qui devient le
sujet de toutes les immolations et ceux qui s'en occupent avec.
On pourrait peut-être s'en tirer en disant qu'on "rentre dans l'ère autisme", ça serait peut-être
salvateur… d'autant que dans la tradition de la Terreur, Ro-bez-pierre.

Daniel Denis
Merci Pierre pour ce trait d'humour.

1
Woodbury

35
L'ACCOMPAGNEMENT AU TRAVAIL ENTRE ALIÉNATION SOCIALE
ET ALIÉNATION PSYCHOTIQUE

Daniel Denis
Je vais donner la parole à Giorgio Callea. Giorgio Callea est psychiatre à Brescia en Italie du Nord, où il
est chargé de psychiatrie communautaire. Il s'inscrit aussi dans le mouvement de psychothérapie
institutionnelle et il est engagé dans le domaine de l'emploi de personnes en difficulté. Il est aussi
l'auteur de plusieurs ouvrages dont - j'essaie de traduire le titre en français - Psychose et pratique
institutionnelle et Le travail invisible.

Giorgio Callea
Merci de m'avoir invité et justement je dois dire un mot - c'était écrit que je suis économiste [il est
présenté dans le programme comme docteur en économie et gestion à Milan], mais en effet je suis pas
économiste, peut-être que je fais des économies… à vrai dire ça fait plus de vingt ans que je m'occupe
d'insertion au travail des malades mentaux. Donc c'est quelque chose qui est très lié à l'économie.

J'avais préparé quelque chose à lire mais en effet je n'arrive pas trop à lire en français, donc je vous
raconterai quelque chose et je dirai peut-être un mot à partir de quelque chose qui a été dit hier soir, par
Pierre, à propos de toute une question que ça a à voir un petit peu avec la paranoïa qui se développe
dans notre société. Mais je pense que Pierre a presque tout dit par rapport à l'arrière-plan théorique qu'il
y a dans notre travail d'insertion parce que ce que nous faisons avec l'insertion au travail c'est le tissage
d'un tissu institutionnel pour faire que les gens qui sont, en Italie, dans une situation très différente de
la France par rapport à l'histoire de la psychiatrie, puissent avoir un réseau où pouvoir se repérer.

Quelques mots pour dire… la psychiatrie italienne : à partir des années 80, après la fermeture des
hôpitaux psychiatriques, on a eu du mal à faire démarrer la psychiatrie dans le territoire, quelque chose
qui ressemble un peu à ce qu'on appelle le Secteur en France ; mais petit à petit on a mis en plan des
choses pour essayer de faire ce que la loi avait dit, ça veut dire de donner le droit de citoyenneté aux
malades, un droit au logement, un droit aux soins et le droit au travail. Déjà, dire le droit au travail ça
signifie beaucoup parce que qu'est-ce que ça veut dire de pousser des gens qui ne sont pas capables
parce qu'ils sont atteints de l'aliénation psychotique, vers une insupportable normalité ? ou bien essayer
de faire quelque chose pour qu'ils arrivent à s'engager dans la société et puissent arriver à trouver un
statut de travailleur ?
Je veux dire que on a fait des essais qui se sont mal passés parce que nos patients n'étaient pas
accueillis dans les lieux de travail, et donc comme l'ambiance s'adaptait pas, on a essayé de faire une
nouvelle ambiance pour pouvoir insérer les gens. En 1990, on a fait démarrer une coopérative de travail

36
pour l'insertion des malades, ça s'est développé un peu largement avec des secteurs de travail. En effet
ça a pris parce qu'il y avait tout un groupe de travailleurs qui étaient des travailleurs soi-disant
normaux et des travailleurs malades, mais qui avaient le même statut de travailleurs, qui ont
commencé à s'occuper de certaines tâches dans le territoire - l'entretien des jardins publics… et après ils
ont fait démarrer une serre, et d'autres travaux.
Donc, à un moment donné, nous - ça veut dire les psychiatres qui avaient constitué la coopérative - on a
démissionné, on a laissé la coopérative aux travailleurs. Par contre on a continué cette collaboration en
constituant une autre coopérative, une coopérative d'assistance psychiatrique. On a construit une ferme
et dans la ferme il y a maintenant tout un travail qui est un travail d'assistance psychiatrique et de
travail. On peut dire que tout ça a été fait aussi avec le soutien de nos amis de La Borde qui sont venus
très souvent nous aider à faire un travail de réflexion et un travail d'organisation du travail. Donc c'est
bizarre, même si vous allez là-bas il y a quelqu'un qui dit : "on fait le SAM1", même si en Italie ça signifie
rien, peut-être ça signifie rien aussi en français mais… c'est un langage qui a été on peut dire exporté en
Italie. Donc la coopérative, c'est maintenant un petit village on peut dire, il y a des résidents qui sont des
malades on peut dire les plus graves ; après il y a des malades qui viennent en hôpital de jour ; après il y
a des appartements pour des gens qui sont presque autonomes ; et après il y a un tourisme à la ferme
qui accueille des gens qui viennent de l'extérieur, et qui est gérée par la coopérative ; après il y a des
vignes, une cave, un pressoir d'huile, tout un tas de choses qui se font. Bah je dirais que tout ça a marché
pas mal, en effet on a constitué un club, une association culturelle, une commission d'embauche et après
tout ce qui vient avec.

Mais après qu'est-ce qu'il est arrivé ? Moi je dis : si vous m'aviez invité il y a trois ans mon discours était
différent, parce que tout ça c'est avant la crise ! Après, la crise économique a commencé à se faire sentir,
de deux façons : du côté des coopératives de production, parce qu'en fait c'est une coopérative de
production et une coopérative de production de quelque chose qui n'est pas matériel, ça veut dire de
production de soins. Donc, du côté de la coopérative de production, il y a des secteurs qui sont en perte,
comme par exemple le secteur de maçonnerie qui était vraiment le plus fort. Qu'est-ce qu'il faut faire
pour faire face aux problèmes financiers ? D'un autre côté il y a le problème des réductions du
personnel, par rapport au budget de la santé, donc tout le travail qui a été fait avec quelque chose qu'il y
a chez nous qui sont les moniteurs, des gens qui ne sont pas diplômés infirmiers ou éducateurs mais qui
travaillent avec les patients, soutiennent les patients qui vont au travail, aident à gérer les conflits et
surtout à surmonter les difficultés. Ce statut est mis en discussion par rapport aux questions
budgétaires… Est-ce qu'on peut s'offrir le luxe d'avoir plus que ce que l'état demande - si il faut avoir
pour la journée deux infirmiers, est-ce qu'on peut dire "nous on a deux infirmiers mais on a aussi deux
moniteurs parce que pour nous c'est important de faire tout un travail de liaison"? Donc tout ça a

1
“Le S.A.M., c’est un mot de jargon labordien. Il y en a d’autres comme ça : chauffe, BCM, 207, roulement, grille, etc. D’un point de
vue « étymologique », le S.A.M, ça signifie : Soin, Animation, Ménage, c’est-à-dire l’activité des secteurs de chambre de la clinique.
Par métonymie, ça sert aussi à désigner les secteurs eux-mêmes. On dit "le SAM Parc". Par extension, c’est devenu un horaire : « tu
fais le SAM ce matin ? ». « Faire le SAM », c’est se frotter au quotidien avec le monde de la psychose.”
Diane André, psychologue, monitrice à La Borde (explication lue sur http://bibliothequeopa.blogspot.fr/)

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commencé à faire un peu bousculer l'organisation de la coopérative.

Et je dois dire qu'il y a une autre question : comme dit Oury c'est de l'intérieur qu'il s'infiltre quelque
chose. Et c'est je pense la logique managériale qui s'infiltre un peu partout - de l'extérieur, de l'intérieur -
et quand on a des difficultés de budget qui sont dues à quelque chose, il y a quelqu'un qui dit "ah non,
c'est la faute de la psychothérapie institutionnelle !", parce que nous on fait trop de réunions, on arrive
jamais à décider quelque chose, et on perd le temps…
Et donc il faut faire une vraie organisation managériale, et avec une organisation managériale on
arrivera finalement à avoir les comptes en règle. C'est une logique qui s'infiltre un peu partout, et aussi
chez nous pourquoi pas.
Moi je dirais que - la question que posait hier Pierre : pourquoi la psychothérapie institutionnelle,
maintenant, est tellement criminalisée ? Moi je pense que c'est à propos de la logique managériale, je
m'explique : je ne sais pas si vous avez déjà participé à un stage de managérialité. (rires) Par contre je
vous conseille, parce que ce serait intéressant. C'est du comportementalisme pur, ça a à voir un peu
avec quelque chose que je vais vous dire en italien. J'ai lu quelque part que le mot manager venait de
ménage. Moi je suis pas du tout d'accord, parce que ménage ça a à voir avec la maison, avec
l'organisation et l'entretien de la maison. Moi je suis pas du tout convaincu que c'est ça, je pense que
l'origine du mot manager vient de manus. C'est le mot latin, en français ça se maintient dans le mot
manipuler. Un autre mot très intéressant : le manège. Voilà. Mais en italien il y a un mot qui est très
intéressant, c'est maneggione. Maneggione, c'est pas un manager, mais c'est quelqu'un qui triche, qui fait
des magouilles (rires), c'est plus qu'un manipulateur.
Si vous allez voir ce que c'est un stage pour managers c'est ça : comment faire pour que les gens puissent
être détournés et leur faire avaler des choses qu'il n'auraient jamais voulu accepter. Donc, après le
manager vient vous dire : "Bonjour, vous êtes responsable de vous-même, je vous donne un budget pour
vous débrouiller comme vous voulez, vous faites ce que vous voulez vous êtes responsable". C'est le
langage du manager ; mais après vous vous débrouillez, tout ça c'est l'inverse de ce qu'on avait dit à
propos de la responsabilité dans la psychothérapie institutionnelle. Quand on dit à un patient "Tu vas
faire tel travail", il dit "et maintenant que vais-je faire ?", et c'est ça le travail d'accompagnement qu'il
faut faire. On prend la responsabilité ensemble et on essaie d'aider quelqu'un à prendre sa
responsabilité. Ça ne marche pas dans la logique managériale, quand vous posez une question au
manager il vous dit "Bah écoutez, vous êtes manager de vous-même !"…
Ce que je voulais dire à propos du discours de Pierre hier soir, c'est ça : la logique managériale ne peut
pas tolérer que quelqu'un discute, c'est contre cette logique de critiquer, de se poser des questions. Il faut
tout de suite agir. Je pense que c'est pas vraiment une paranoïa contre la psychothérapie
institutionnelle, c'est qu'elle est vraiment quelque chose qui ne peut pas être supporté par la logique
managériale.
Je reviens à la coopérative. Qu'est-ce qu'on fait nous pour essayer de résister ? Il y a un très beau film de
Tosquelles, il dit que dans les moments de crise, on arrive à faire la meilleure psychiatrie. Il raconte
toute l'histoire des filles qu'il avait embauchées pour commencer à faire son travail de psychiatrie

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territoriale. Et maintenant on dirait qu'on est dans une autre situation : la crise en Italie va augmenter.
On a de la chance ! Mais le problème c'est que Tosquelles n'est plus là. Il faut faire avec la crise, je pense
qu'en effet il y a des choses qui pour l'instant arrivent à tenir, la chose la plus importante qui arrive à
tenir en ce moment c'est le club. Nous avons un club un peu particulier, comme tous les autres il est
paritaire, il est géré sans statuts donc tout le monde participe, mais il y a une petite différence : le club a
une gestion économique autonome. Il y a de vrais budgets qui sont faits et il est pris aussi dans le
secteur de production. On a tout un mélange de gens qui travaillent ensemble, des normaux soi-disant,
des gens embauchés qui sont malades, des gens qui sont en stage, et il y a les gens qui sont du club. Et ils
font tous les choses ensemble, par exemple le tourisme à la ferme. Vous savez que le samedi et
dimanche personne n'a envie de travailler - mais il y a le club, et les résidents de la communauté qui
sont là, et qui peuvent très bien faire l'accueil des touristes, surtout si ce sont des étrangers qui
n'arrivent pas à comprendre tout les délires qu'ils racontent… Mais je dirais que ça marche assez bien
pour l'instant. Le club est l'instance qui pour le moment arrive à tenir ; les gens se rencontrent, arrivent
à participer, et arrivent surtout à discuter des difficultés qu'il y a dans les secteurs de travail. Par
exemple maintenant il y a la vente des roses de Noël, c'est une tradition en Italie de vendre les roses de
Noël le 8 décembre, il y a tout un travail du club qui se partage les marches de églises le 8 décembre qui
est férié en Italie - c'est une fête très importante. Il y a plus de vingt places qui sont occupées par le club
pour la vente des roses de Noël. Après il y a les cadeaux de Noël - pour la vente des produits il faut faire
des paniers, c'est un travail qu'il faut faire vite parce que les gens font la commande, puis il faut aller
faire la consigne, le club pour ça marche très bien.
En ce moment c'est le club qui fait tenir le tissu institutionnel et avec les clivages entre les gens qui font
un travail dans la production, et ceux qui font un travail immatériel de soins psychiatriques, c'est la
chose qui arrive à faire qu'ils puissent se parler. On demande "pourquoi on ne parle pas aux réunions" ?
mais quand on commence à avoir peur de perdre son emploi, il y a des phénomènes de clivage qui se
font, des gens qui se regardent, il y a un manager qui va te contrôler et dire si tu as bien fait ton travail,
si tu as rempli la tâche, si tu as fait des bénéfices… c'est vraiment difficile d'avoir des possibilités de
rencontre et de soutien avec l'autre. Surtout avec nos patients qui sont vraiment en dehors de la logique
de l'excellence. Quand on dit "il faut pousser la compétitivité entre travailleurs pour faire augmenter la
production", à ce moment-là nos patients seront dehors du jour au lendemain ! La logique de l'excellence
détruit la solidarité entre les travailleurs. J'ai un espoir : la logique de l'excellence c'est quelque chose
qui nous regarde très peu. Si on nous laisse tranquilles même en marge du marché, nous, nous arrivons
à survivre ; nous ne serons jamais les meilleurs, nous ne serons jamais avec des taux de croissance ou
du bénéfice et tout ça. Mais il y a la possibilité de travailler, de faire un bon travail sur le territoire, avec
des produits du territoire, avec une vente qui est faite dans le territoire, et surtout avec la possibilité de
faire que nos patients fassent un peu de travail de participation à l'entreprise collective.
Juste un mot à propos de quelque chose qui m'a frappé ce matin : quelqu'un a parlé de la novlangue, et à
un moment donné je me suis souvenu d'hier soir, Pierre avait fait une distinction entre le diagnostic et
l'étiquetage ; c'est très subtil, des fois on ne s'aperçoit pas que c'est différent. À un moment donné
quelqu'un a dit : "mais vous vous rendez compte, quand même, la machine c'est de l'étiquetage" ! Je vous

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raconte un épisode - il y a une quinzaine de jours, j'ai été appelé la nuit par le médecin de garde de
l'hôpital général, pour une dame qui a eu une crise - je peux dire le mot ? (tout bas) - d'hystérie.
Ça peut arriver même au XXIème siècle ! Je suis parti, je suis resté là, après j'ai fait les papiers des
urgences, et je suis parti. Mais ils m'ont rappelé, ils m'ont dit "ça va pas ! le diagnostic ne rentre pas
dans l'ordinateur !" "Il n'y a pas de code, pour fermer le dossier et avoir un remboursement, il faut
absolument changer le diagnostic !"... à vous de choisir : troubles de comportement, troubles de la
personnalité, ou je sais pas quoi… personnalité histrionique… je sais pas.
Bon, merci.

Daniel Denis
Merci Giorgio Callea, à vous entendre ça fait rêver par rapport au fonctionnement de certains ESAT 1
qu'on connaît qui sont vraiment très loin d'une telle coopérative et d'un club qui fonctionne en son sein,
c'est assez extraordinaire. Est-ce que vous avez des questions ?

Une voix
Merci Giorgio, juste une petite question historique, c'est un peu personnel, mais ça fait rien tout le
monde va en profiter. J'étais à l'époque allé en Italie à Gorizia, où Basaglia avait commencé à mettre un
coup de pied dans la fourmilière, avec l'hôpital psychiatrique de Gorizia qui semblait se diriger vers une
ouverture totale pour transformer les locaux en appartements, en commerces… il y avait une tentative
là d'organisation un peu collective d'un hôpital psychiatrique classique. J'aurais bien aimé avoir
quelques nouvelles de cette affaire-là parce que c'était quand même un précurseur de la politique… il y
avait une loi d'ailleurs qui avait été votée et insistait sur la question de ce qu'on appellerait en France le
travail sectoriel.

Giorgio Callea
Oui, ça fait partie de l'histoire de la psychiatrie italienne. Je ne suis pas à l'hôpital de Gorizia, mais je
connais assez bien l'hôpital de Trieste où Basaglia après s'est déplacé : je pense que c'est le seul hôpital
psychiatrique en Italie qui est resté ouvert. Les autres ont été fermés, c'est bizarre, hein. L'hôpital
psychiatrique de Brescia au moment de la fermeture comptait 1100 malades, donc c'était assez grand, il
a été fermé du jour au lendemain, une partie des gens ont été renvoyés à la maison, une partie est
restée, des histoires pénibles que je ne vais pas vous raconter.
Qu'est devenu l'hôpital psychiatrique de Gorizia ? C'était un hôpital très intéressant du point de vue
historique, architectural et tout ça. Une partie est devenue un lycée, une autre est devenue des services
de la mairie, et une autre partie est devenue la sécurité sociale. On peut dire qu'on a volé à la psychiatrie
son patrimoine. C'est ce qui est arrivé partout en Italie : les hôpitaux psychiatrique ont été fermés et le
patrimoine gaspillé un peu partout. Dans l'hôpital psychiatrique il y avait un terrain de foot, des
vergers, un théâtre, tout un tas de choses qui se sont perdues. Il n'est rien resté à la place, les services

1
ESAT Établissement ou service d’aide par le travail

40
territoriaux, le secteur de psychiatrie a commencé à être mis en place avec un décalage de six, sept, huit
ans. La psychiatrie a redémarré à partir de zéro. Par contre l'hôpital psychiatrique de Trieste est le seul
qui n'a pas été vendu, qui est resté patrimoine du service de psychiatrie : il y a un restaurant à
l'intérieur qui est géré par les patients, il y a toute une série de lieux d'accueil, mais c'est vraiment une
exception.

Daniel Denis
Une autre question ?

Une voix
J'ai l'impression que vous avez pas traité du sujet qui était marqué sous votre nom.

Giorgio Callea
J'avais écrit un texte que j'ai pas lu, qui était plutôt vers des questions économiques, peut-être.

La voix
Moyennant quoi c'est encore là !

Daniel Denis
Une autre question.

Une voix
"No pasarán" ça me chatouille, niveau familial - mon père était sur le front de l'Aigle. En même temps je
crois qu'il y a un lien avec ce qu'on raconte sur les coopératives. Moi j'ai pas envie qu'il y ait un front, je
suis pas sûr que ça marche - de front, quoi, en frontal. Je pense que ce qui est aussi important… c'était
une guerre civile, en Espagne. C'était fraternel, c'était fratricide. Là où on se casse le nez, le plus, c'est au
moment où on peut monter les dispositifs de coopératives, on se casse le nez avec nos propres collègues,
sur le problème de l'aliénation interne - même avec le type qu'on aime le mieux, moi je me souviens de
l'éducateur technique avec qui on a monté plein de trucs, il me disait "mais Patrice, si on commence à
gérer la petite caisse que moi j'ai avec l'insertion, l'apprentissage et tout ça, tu comprends, les autres
psys ils vont me bouffer mon boulot". Et à Saint-Simon c'était pareil, les coopératives, quand tu voulais
les mettre en place - alors on a réussi aussi à travailler le samedi, c'était magnifique, ça faisait une nuit
de plus, et tout et tout - mais les types qui géraient un atelier, même les meilleurs éducateurs, c'était
vachement difficile pour eux de lâcher un peu pour que les ados le gèrent. Je sais pas si je me fais bien
entendre : c'est la cinquième colonne, c'est l'ennemi interne, c'est les bouts de notre connerie quoi.
Parce que sinon on va aller fabriquer un front en croyant qu'on va faire face, mais on va se faire
poignarder dans le dos, ou on va pas y arriver. Il me semble que pour beaucoup d'entre nous, on a milité
suffisamment pour savoir qu'on s'y est cassé les dents. Moi en 68-72 je m'y suis cassé les dents sur

41
l’organisation de la jeunesse. Penser qu'on arriverait à faire ça - eh bien on n'y est pas arrivés alors
qu'on était à l'endroit où on y arrivait le plus. Il y avait beau y avoir trois cent cinquante types là qui
avaient envie de faire plein de trucs parce qu'ils étaient jeunes, il était pas question que les plus âgés
leur lâchent la bride. Donc on s'est fait couper les couilles, et un de nos copains qui menaient cette
histoire-là il s'est suicidé… alors, no pasarán, il faut pas fabriquer un front.
Il faut qu'on s'entende - comment on se le dit, bien sûr que no pasarán. Mais c'est très très compliqué de
ne pas servir en même temps un prétexte qui ferait que le bordel interne et notre connerie interne on la
traite pas. D'abord, toujours, ça, en premier. Jean il dit : le transfert, etc. Les deux jambes, Pierre,
d'accord, on est bien d'accord là-dessus. Mais on est peut-être attendus au tournant sur des face-à-face
qui… le mot qui me venait : il n'y a pas de vis-à-vis, Pierre, il me semble te l'entendre dire que le type tu le
connais pas en face de toi, il se montre pas, il y a pas de regard. Tu as cité Levinas hier soir, on peut pas
les regarder dans les yeux ! Ils peuvent pas nous regarder comme des hommes ! Ils peuvent pas avoir la
moindre responsabilité d'humains en quoi que ce soit ! Là faut qu'on fasse gaffe, il faut pas aller faire
front avec ça. Et je pense que ça ne serait pas une désertion. Tosquelles - il me semble que quand il disait
des trucs - "attention, si tu vas à Paris, tu reviendras peut-être sans la tête", si tu montes un peu haut ou
si tu vas chercher, tu vas te faire couper la tête. Il faut surtout pas leur filer cette possibilité-là. Peut-
être que c'est "no pasarán", mais, comment dire… en mettant de l'ordre dans nos propres fronts, je crois
qu'ils ne passeront pas. Moi c'est cette assurance-là que j'ai : si cliniquement on s'y tient, à la base… c'est
une certaine diminution du militantisme apparente. C'est possible que j'aie démissionné et que je sois un
salaud, c'est possible. En tout cas moi j'aime bien que ces questions se posent. Parce qu'on y a laissé des
morceaux dans ces histoires-là, on a des vieux copains qui y ont laissé les os. Réellement. Donc faut y
regarder à deux fois. Je crois que les histoires du Poum sont derrière ces choses-là aussi.

Lise Gaignard
Moi je suis très contente d'entendre cette dernière intervention, et je dirais même plus : il faut pas
oublier non plus l'ennemi intérieur dans sa réponse (inaudible) . Il me semble qu'on fait du zèle, souvent
on fait du zèle. Et faire du zèle, en psychodynamique du travail, c'est rendre possible ce qu'on nous
demande de faire. Parce qu'en fait les prescriptions qui viennent d'en haut - du ministère, des machins,
de truc, des corps de métiers, du médecin quand on est infirmière… - ces prescriptions là sont
généralement vagues, idéalistes et impossibles, en l'état, à effectuer. Et on met un zèle fou pour le faire
quand même. Et les neuf dixièmes du temps et même davantage c'est très bien : parce que ça fait
marcher les choses. En psychodynamique du travail on évalue le travail dans sa dimension d'adaptation
des ordres qui sont abstraits à un réel concret, changeant. Donc il y a toujours une adaptation, c'est là
qu'on y met chacun notre style, c'est là qu'on prête notre psyché etc.
Mais ça c'est dans un sens : mais dans l'autre ? Quand on est un enfant en difficulté, quand on est
n'importe qui, qui arrive voir un psy, qui arrive à l'hôpital, se faire soigner, on va demander un
hébergement psychique aux soignants, et ils vont nous donner ce qu'ils ont. Il y en a pour lesquels ça ne
fera pas problème de cocher les cases de l'ordinateur, et il y en a pour qui ça fera problème. Et c'est pas

42
les mêmes, c'est pas les mêmes psychés. Et je crois qu'à l'intérieur de nous, pour que l'ordinateur
fonctionne, pour que les évaluateurs évaluent, pour que les statistiques - toutes fausses, toutes fausses
les statistiques qui sont issues des ordinateurs - eh bien pour que tout ça fonctionne, il faut qu'on y mette
du nôtre, tous, chacun, et tous les jours. Et ça c'est quand même une énigme.
C'est-à-dire : Giorgio, c'est pas lui qui remplit l'ordinateur, là, on te rappelle chez toi, on te dit "on peut
pas le rentrer". Mais si ça avait été toi ? parce que maintenant, en France en tout cas, c'est celui qui fait
le diagnostic qui coche ; à quel moment on va mettre "autre"? Parce qu'on peut mettre "autre", mais on a
pas l'habitude, hop on va mettre le truc dans une catégorie. Ce que je veux dire c'est qu'à l'intérieur de
chacun de nous, s'il n'y avait pas d'adaptation au système qu'on nous demande, on traînerait les pieds,
on ne ferait pas, on dirait qu'on ne peut pas. Et si on le fait c'est bien parce que - c'est là que je rejoins la
personne qui parlait juste avant -, parce qu'on a des raisons internes de le faire : c'est qu'on a nos
vieilleries de toute-puissance infantile, de rivalités frères-soeurs, d'identifications héroïques, de
saloperies qu'on a tous dans la tête… et c'est ça qui est mobilisé sans arrêt par la "managérialité", qui est
quand même un drôle de mot que tu as inventé sur place et qui est sympathique.
C'est là-dessus que ça marche !
Là il y a une dame qui est sans doute très charmante, mais qui fait des formations, dans les hôpitaux,
partout, sur "comment commander", comment exercer le pouvoir - il me semble. Je ne l'ai jamais
rencontrée personnellement, je crois que c'est quelqu'un de bien, mais elle fait un truc sur comment
exercer le pouvoir, et donc elle fait des tests sur Tintin, Milou, c'est en cinq parties - c'est sympa hein !
c'est rigolo ! - Tintin, Milou, Haddock, machin. Est-ce que vous êtes plus Haddock ou est-ce que vous êtes
plus Tournesol ou ? Et on rigole on rigole toute une journée avec ça. Mais au bout du compte, on y va, à
la fin on coche les bonnes cases, on cherche pas "autre". Et je pense qu'on a en chacun de nous la capacité
d'assister à un stage Tintin et Milou.
Et cette capacité là… pour moi ça n'enlève rien à ce que que Pierre a dit, ni à ce que Giorgio a dit puisque
c'est dans un truc plus rusé, plus d'astuce que l'appel à la résistance. L'appel à la résistance, à mon avis
c'est surtout : en nous, qu'est-ce qui nous mène ? Comment ça se fait qu'on ment tous dans les
ordinateurs en disant "oui, oui, j'ai pas de malades en trop", "non, non, ils ont pas le mauvais diagnostic",
"si, si, ils sortent tous les dimanches", alors que rien n'est vrai ! À l'intérieur de nous il y a ça aussi. Pas
seulement l'ennemi, le rival - quand on était jeunes, en soixante-dix là, en 68 j'étais en troisième moi…
Mais un peu plus tard : les gens avec qui on se battait, les copains militants avec qui on se battait, mais
c'était le groupuscule d'à-côté ! Cette rivalité-là, je suis d'accord elle a fait des morts, elle nous a détruit
d'ailleurs notre vitalité. Mais il y a aussi l'ennemi intime : qu'est-ce qui nous mène ?

Patrick Chemla
Oui, à ce point des discussions je voudrais reprendre, parce que je pense qu'il y a un écart entre ce que
vient de rappeler Lise Gaignard, qui au fond tourne autour de la question de la pulsion de mort, je vais
d'ailleurs revenir là-dessus demain, parce que je pense qu'il y a plusieurs aspects de la pulsion de mort
et y compris un certain travail avec la pulsion de mort, pour précisément - c'est l'idée freudienne -

43
produire de la vie, et de la résurgence. C'est pas de l'espoir, c'est quelque chose qui tourne autour de
l'indestructible du désir.
Et il y avait la question du politique qui était posée. Il y a un écart entre les deux, parce que la pulsion de
mort et le fait qu'il y ait un ennemi intime en nous - il y en a toujours eu - ce qui se passe dans la
conjoncture politique actuelle, c'est qu'effectivement il y a une impossibilité de ligne de front avec le
néolibéralisme, puisque précisément il n'y a pas en face de nous un camp qui serait adverse, et que le
pouvoir c’est pratiquement chacun de nous-mêmes puisque chacun de nous-mêmes est devenu
entrepreneur de soi-même.
C'est ça je trouve - ce que Dardot et Laval racontent dans La nouvelle raison du monde 1, c'est ça qui est
très difficile. Cette nouvelle raison du monde néolibéral, fait que chacun d'entre nous se retrouve en
concurrence avec les autres ; ça rejoint ce que vient de rappeler Lise sur les concurrences entre
groupuscules mais c'est on ne peut plus actuel puisque c'est le discours capitaliste, c'est lui-même qui
s'est organisé comme ça, et qu'il a bu d'autres discours en face de lui.
Effectivement pour moi ce n'est pas un appel à la résistance à proprement parler - je ne conteste pas le
mot, mais c'est un appel au fond à se soutenir autrement, tout en sachant qu'en nous bien sûr il y a un
ennemi intime, des forces de destructivité immenses, des forces de silenciation immenses, la possibilité
de tuer son frère bien entendu, on n'est pas des naïfs. Puisque nous travaillons avec la psychanalyse, le
transfert, dans les collectifs quand on est avec des collègues, des patients, et avec nous-mêmes,
franchement vous croyez qu'on fait ce travail depuis combien de temps ! on sait que c'est difficile et
qu'on se heurte tout le temps - le pire c'est pas la conflictualité, c'est précisément de faire surgir la
conflictualité et qu'elle puisse être travaillante.
Ce à quoi nous sommes confrontés c'est d'arriver à construire un praticable pour permettre au fond de
tenir le coup et de construire cette conflictualité travaillable qui n'escamote pas cette difficulté interne.
Il s'agit pas de reprendre des postures militantes des années 68 et de croire que "le vieux monde est
derrière nous" ou que "l'ennemi est en face" ou je ne sais trop quoi. C'est au contraire d'arriver à
travailler avec ces conflictualités internes mais au moins de surmonter ce narcissisme des petites
différences, qui en ce moment est extrêmement pernicieux et qui fait qu'il y a plein de petites boutiques
qui sont en train de se faire rétamer, non pas par tel ou tel ennemi qui nous regarde dans les yeux,
personne nous regarde ! C'est effectivement qu'on est dans des logiques antinomiques. La logique
managériale, c'est la logique du capitalisme qui est totalement antipathique avec la logique de
l'inconscient ; il n'y a pas de case pour ça.
Alors effectivement, moi je suis pour la ruse : dans les instruments militants, dans le bon sens du terme,
avec lesquels on peut avoir travaillé, il y a aussi la ruse, et il y a le rassemblement d'abord… d'accord on
peut ruser tout seul dans son hôpital et truander l'HAS, c'est ce que je fais, bien entendu, on le fait tous.
C'est pas de remplir toutes les cases, c'est précisément de faire en sorte de pouvoir passer au travers des
mailles du filet et de pouvoir tenir le coup. Mais ça c'est une stratégie politique. Ce qui veut pas dire
qu'on est indemnes, nous, de destructivité ou qu'on est les meilleurs ou je ne sais trop quoi. Ça va être de

1
Christian Laval et Pierre Dardot, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La découverte, 2009

44
travailler avec nos propres forces internes de destructivité mais aussi avec notre désir de surmonter
cela. C'est très important de sortir de l'isolement et des années de repli ou de claques qu'on a pu prendre
- des choses comme ce que tu racontes on en a tous vécu : des gens qui ont pu se faire broyer dans des
espèces de combats (inaudible) de machineries paranoïaques, ou perverses, faut effectivement se sortir
de là mais pourquoi on s'en sortirait pas ? c'est très important de réagir, si nous ne le faisons pas il n'y a
aucune raison pour que nous ne soyons pas broyés par cette machinerie.
C'est une machinerie acéphale, on n'a pas quelqu'un en face de nous, il s'appelle pas Fasquelle,
aujourd'hui il s'appelle Fasquelle, demain il s'appellera autrement. Ce n'est pas un combat facile.

Pierre Delion
Juste un petit mot pour répondre à ces interrogations parce que c'est fondamental ce qui se dit là, le "no
pasarán" c'est finalement une allusion historique, mais c'est peut-être une proposition de faire converger
le ne pas cesser, ne pas céder sur son désir, avec un aspect collectif. Quand on est tout seul face à
l'ennemi au combat, on a du mal à penser qu'on est uniquement un dommage collatéral. Et j'appelle à
une sorte de fonction intégrale de ne pas céder sur son désir à plusieurs, et je pense qu'en faisant ça on
indique un certain nombre de choses, non pas comme un front sur lequel il ne faut pas céder parce que
ça n'est pas d'actualité, mais comme une indication pour un certain nombre de gens qui sont
actuellement un peu perdus dans les orientations à prendre, et qui, voyant qu'un certain nombre de
gens disent de façon plus claire et plus affirmée les choses qui leur semblent importantes à définir, vont
les aider à augmenter le coefficient de fraternité générale - qui pour l’instant est quand même assez
faible.

45
PENSER ET CONTENIR LES PARADOXES DU CHAMP MÉDICO-SOCIAL
COMME SOURCE POTENTIELLE DE CRÉATIVITÉ

Philippe Chavaroche
" - S'il vous plaît... dessine-moi un mouton...
(…) je dis au petit bonhomme (avec un peu de mauvaise humeur) que je ne savais pas dessiner. Il me
répondit: - Ça ne fait rien. Dessine-moi un mouton.
Comme je n'avais jamais dessiné un mouton je refis, pour lui, l'un des deux seuls dessins dont j'étais
capable. Celui du boa fermé. Et je fus stupéfait d'entendre le petit bonhomme me répondre:
- Non! Non! Je ne veux pas d'un éléphant dans un boa. Un boa c'est très dangereux, et un éléphant c'est
très encombrant. Chez moi c'est tout petit. J'ai besoin d'un mouton. Dessine-moi un mouton. Alors j'ai
dessiné :

Il regarda attentivement, puis: - Non! Celui-là est déjà très malade. Fais-en un autre.Je dessinai :

Mon ami sourit gentiment, avec indulgence:


- Tu vois bien... ce n'est pas un mouton, c'est un bélier. Il a des cornes...
Je refis donc encore mon dessin. Mais il fut refusé, comme les précédents:

- Celui-là est trop vieux. Je veux un mouton qui vive longtemps.


Alors, faute de patience, comme j'avais hâte de commencer le démontage de mon moteur, je griffonnai ce
dessin-ci. Et je lançai: - Ça c'est la caisse. Le mouton que tu veux est dedans.
Mais je fus bien surpris de voir s'illuminer le visage de mon jeune juge:
- C'est tout à fait comme ça que je le voulais !

46
Vous avez bien sûr reconnu un extrait du dialogue entre le Petit Prince et Saint-Exupéry. Ce que nous
apprend cet échange, c'est que la créativité est peut-être une affaire de caisses, de boîtes. N'est-ce pas
d'ailleurs comme ça que nous nommons nos établissements ? - on dit "ma boîte". C'est parce qu'il y a la
caisse que le Petit Prince peut créer le mouton dont il rêve. Ceux que l'aviateur lui avait dessinés, trop
réels, ne pouvaient être recréés, ne pouvaient être rêvés, ne pouvaient pas être pensés.
Je vais essayer de tisser un lien entre la boîte, les boîtes où nous sommes employés, et la question d'une
créativité possible dans ces contenants et plus particulièrement dans le champ médico-social. Dans quel
état sont ces boîtes et permettent-elles à l'image de la caisse du Petit Prince d'imaginer et de créer ce
qu'il pourrait y avoir à l'intérieur ?
La particularité de la boîte médico-sociale aujourd'hui, c'est qu'il y en a deux : une pour la mission et une
autre pour la clinique . Un peu comme si l'aviateur avait dessiné pour le Petit Prince deux caisses, une
pour la moitié avant du mouton et l'autre pour la moitié arrière. À moins d'être boucher difficile de créer
un mouton à partir de cette découpe, d'en reconstituer une image unifiée.
Dans le médico-social il y a donc la boîte "mission", celle qui figure dans les textes, dans les
recommandations de bonnes pratiques, dans les projets d'établissement, dans les évaluations internes
et externes. Cette caisse-là est bien construite, bien fermée, solide, et à l'intérieur tout est bien rangé,
tellement préformaté que cela ne laisse pas de place à l'imagination. Et à côté il y a l'autre caisse, celle de
la clinique, celle-là est presque en ruine, tellement peu contenante que l'on ne peut pas faire comme le
Petit Prince : imaginer avec plaisir ce qu'il pourrait y avoir à l'intérieur. Pour continuer dans la
métaphore bouchère, c'est un peu comme s'il y avait les morceaux nobles et les bas morceaux, la tripe si
j'ose dire, triviale, désordonnée, un peu nauséabonde peut-être. Ou pour reprendre en termes plus
corrects, d'un côté le dispositif, comme le décrit Giorgio Agamben, c'est-à-dire un ensemble de praxis, de
savoirs, de mesures, d'institutions, dont le but est de gérer, de gouverner, de contrôler et d'orienter, en
un sens qui se veut utile, les comportements, les gestes et les pensées des hommes ; et de l'autre la
clinique, les usagers comme on les appelle, les réels, trop réels peut-être. Pas ceux décrits dans les
textes, qui doivent être plus ou moins stabilisés - en d'autres termes pas trop fous - et pour qui on va
déployer un certain nombre de projets à réaliser, leur garantissant bien sûr le bien-être, le maintien des
acquis et la sacro-sainte autonomie. Qu'il y ait un écart entre ces deux pôles, passe encore. Mais ce n'est
plus un écart, c'est peut-être un clivage, voire une fracture.
Pour reprendre la métaphore de Tosquelles, le médico-social marche sur une seule jambe, et il risque -
passez-moi l'expression - de se casser la gueule.
On peut bien sûr, et il faut le faire, mettre en cause cette inflation technocratique et bureaucratique, qui
entend mettre au pas, dans un enchaînement en cascade, les établissements, les équipes
professionnelles, et finalement les personnes non plus accueillies mais admises. On peut voir là
l'inlassable répétition de l'aliénation des fous, des handicapés, des marginaux de toutes sortes, et la
représentation que se fait une société de la normalité de ses membres. À défaut de les enfermer derrière
des murs, ce que l'on a quand même fait pendant longtemps, on peut de manière tout aussi efficace les
enfermer derrière des concepts apparemment indiscutables. L'autonomie, ou même la bien-traitance,
paradigmes creux qui maintenant dominent la pensée médico-sociale. L'asile n'est pas loin derrière tous

47
ces appareillages, mais un asile moderne, revisité par Kafka comme le dit Michel Balard.
Pour continuer à créer, il faut alors peut-être se donner une boîte, une caisse, un contenant, qui vienne
non pas se situer à côté de cette boîte administrative et technocratique, ni à l'intérieur de celle-ci mais
qui englobe l'ensemble de nos activités, qui contienne et soutienne ces différentes logiques à l'œuvre
dans le champ médico-social et qui permette d'en dépasser les paradoxes. Comment faire pour que les
différents discours qui traversent les établissements, politiques, juridiques, économiques,
administratifs, cliniques, techniques, professionnels, éthiques, hiérarchiques, et on pourrait ajouter
psychiatriques, éducatifs et ainsi de suite… comment faire pour que tous ces discours essaient de
s'articuler dans un discours cohérent si possible, au lieu de produire une cacophonie ou une
juxtaposition de discours qui vont fonctionner indépendamment les uns des autres ? Il y a nécessité de
penser ces paradoxes, et pour cela il faut tender de se donner les conditions, de se créer les conditions
pour pouvoir essayer de penser ces paradoxes.

Je proposerai de convoquer ici la notion de cadre - c'est vrai que ce mot est utilisé à toutes les sauces
dans notre secteur, notamment pour l'usager qu'il faut cadrer bien sûr, ou "il faut poser le cadre", "il faut
respecter le cadre". Le cadre tel que José Bleger1 le définit pose et structure les invariants qui
organisent les fondations de notre identité. “Le cadre, dit-il, est la partie la plus primitive de la
personnalité”, il ajoute que celui-ci a une action comparable à la symbiose, il agit comme support,
comme étai. On pourrait aussi dans le même ordre d'idées d'un étayage fondamental de notre travail
convoquer d'autres concepts : bien sûr le holding de Winnicott, et peut-être aussi plus précisément le
holding du holding, tel que le propose (Kovaliov ?), la fonction d'appui d'André Bullinger qui vont
permettre les fonctions d’effection, la fonction phorique de Pierre Delion ou les contenants de pensée de
Bernard Gibello ou, pour reprendre une métaphore tisserande, les fils de chaîne sur lesquels vont venir
se croiser les fils de trame - ça doit rappeler des souvenirs à l'équipe de Landerneau.
Nous voyons donc que nous ne manquons pas de concepts pour venir nous dire que la créativité dans les
paradoxes de la pensée et de l'action médico-sociales n'est possible que si elle est comprise dans un
contenant stable, solide, sécurisant. Ce cadre est la condition-même pour pouvoir organiser, pour
pouvoir travailler si l'on considère que dans nos champs de l'accompagnement des personnes en grande
difficulté, créer c'est travailler et travailler c'est créer, tant la relation à l'autre n'est ni affaire de
programmation ni référentiel de bonnes pratiques mais une ouverture permanente sur l'inconnu, sur le
hasard, sur la surprise.

Quelles pourraient être les qualités de ce cadre pour l'accueil et le déploiement de cette nécessaire
créativité - sachant, Pierre Delion l'a rappelé, que ce cadre va surtout s'inscrire dans les réunions, ou la
réunion en tant que concept ?
La première qualité est certainement la contenance - là c'est pareil, ce mot de contenance traverse le
vocabulaire des professionnels - mais arrêtons-nous pour essayer de préciser de quoi il s'agit.

1
cf. José Bleger, article de 1966 «Psychanalyse du cadre psychanalytique», in Crise, Rupture et dépassement, Dunod, 1979
on le trouve sur internet : http://www.psychanalyse.lu/articles/BlegerPsychanalyseCadre.htm#fn1

48
Transposée du champ que décrit Wilfred Bion dans la capacité maternelle de rêverie 1 au champ
institutionnel, il me semble que cette fonction contenante peut se décliner comme la possibilité
d'accueillir dans le champ professionnel les éléments psychopathologiques disparates et les mettre en
lien, leur donner une cohérence interne et du sens, même si à première vue cela peut paraître
impossible. Pour cela il faut certainement que ces éléments soient traités dans une instance qui les
accueille dans leur contradiction-même, et non comme nous le voyons souvent dans des instances
séparées ayant chacune sa logique propre. Ainsi j'ai pu observer dans des établissements qu'il y a deux
réunions : une qui traite, quand elle a lieu, de la clinique dans ses formes les plus brutes, et une autre qui
traite de la préparation et de la mise en œuvre de projets personnalisés… sans que ces démarches ne
soient mises en lien et en articulation. Or pour que ces deux faces de la même problématique d'un usager
ne soient pas en disjonction, il faut les mettre au travail dans un même lieu et dans un même souci
d'organiser le chaotique d'une clinique qui ne se laisse pas si facilement saisir, et tenir compte de cette
singularité dans l'élaboration raisonnée d'un projet personnalisé qui sera peut-être moins formaté, plus
long à élaborer, mais plus pensé par les équipes et certainement peut-être plus efficient dans sa mise en
pratique.
Dans le champ institutionnel, la fonction de la rêverie n'est pas de remplacer ou de fuir les réalités
issues de la mission avec la clinique, - ce qui serait prendre ses rêves pour des réalités - mais éclairer ces
réalités d'une autre manière que celle qui semble s'imposer, de créer un autre espace psychique, plus
ouvert, et moins menacé par une emprise trop réelle et stérilisante. On mesure combien, pour que cet
espace psychique institutionnel puisse exister, il faut parfois articuler différemment la pensée et
l'action, ne pas vouloir à tout prix opérationnaliser la pensée dans une action qui en serait la résultante
directe, - c'est souvent en fin de réunion : "alors qu'est-ce qu'on fait demain? qu'est-ce qu'on fait?" -
comme s'il fallait à tout prix produire de l'action. Le travail de pensée demande à ce que soient
ménagées dans la dynamique institutionnelle des possibilités de bricolages créatifs, qui s'essaient à des
liens nouveaux entre des réalités figées dans leurs positions respectives.
L'autre élément fondateur de la fonction contenante réside dans la possibilité de mettre en récit,
d'inscrire dans une narration, les composantes éparses, démantelées voire clivées de la réalité
institutionnelle. Reprendre dans une trame temporelle le déroulement et l'enchaînement des causalités,
et des événements qui ont conduit à une situation vécue comme pétrifiée dans le présent, aide à mieux
en saisir les continuités et les ruptures. À les penser non comme des oppositions irréductibles, mais
comme les preuves d'une dynamique vivante à l'œuvre, inscrits dans une histoire porteuse de sa propre
complexité.

Deuxième élément du cadre : la sécurisation. Il s'agit ici d'affirmer l'interdit anthropologique du meurtre
comme fondement d'un travail dans une institution. Ces petits meurtres entre professionnels sont le
plus souvent des tentatives de disqualification de l'autre, de jugements de valeur, de hiérarchies
imaginaires, entre ceux qui seraient supposés savoir, et ceux qui sont mis en place de simples

1
Wilfred Bion, “capacity for maternal reverie”, concept développé dans ses écrits des années 1960 : Learning from Experience,
1962, Elements of Psycho-Analysis, 1963, Transformations: Change from Learning to Growth, tous édités aux PUF en français

49
exécutants, ou d'ignorants ; des conflits de pouvoir… il est des équipes où ça flingue à tout va. Ces
mouvements d'attaque, s'ils sont inhérents à tout groupe humain, n'en sont pas moins exacerbés par le
contexte psychoaffectif dans lequel travaillent les professionnels dans le secteur médico-social, du fait
d'une clinique des usagers émotionnellement éprouvante et de fréquents sentiments d'échec. Les
mécanismes projectifs attribuant alors à l'autre professionnel la cause de son malaise sont les moyens
de défense mobilisés pour protéger une fragilité qui a du mal à se dire. Il est des équipes où on est dans
une lutte à mort ; tuer l'autre pour survivre. La fonction du cadre en termes de sécurité consiste peut-
être à garantir pour chaque professionnel que sa place dans le dispositif institutionnel n'est pas mise en
cause ni attaquée, que sa compétence est bien reconnue, et ce quelles que soient les difficultés à exercer
son métier dans des tensions nouvelles qui se font jour dans le travail médico-social.
Il faut souligner combien la suspicion quasi-généralisée de maltraitance est venue gravement entamer
le sentiment de sécurité des professionnels et créer de sérieux troubles dans les équipes. La faiblesse du
travail d'analyse institutionnelle, notamment dans les dynamiques d'équipe, le manque de repérage
psychopathologique pouvant donner sens aux comportements problématiques des usagers, ainsi que le
climat de psychose généralisée sur des possibles maltraitances qu'il faudrait à tout prix éradiquer, font
que cette arme nouvelle est fréquemment utilisée, discréditée, voire disqualifiée, des professionnels
largement déstabilisés et attaqués par une clinique corrosive émanant d'usagers en grande souffrance
psychique.

Troisième élément : la permanence. Il faut effectivement pour les professionnels la possibilité


d'internaliser la permanence de l'objet-cadre. Le cadre ayant cette particularité d'être à la fois un objet
externe aménagé par l'environnement institutionnel pour que ça tienne, et un objet interne à chaque
professionnel, qui le fait tenir. Or, pour que cette intériorisation du cadre opère, celle-ci doit pouvoir
s'inscrire dans une permanence temporelle suffisamment stable, repérable, anticipable, et indéfectible.
Cet étayage du cadre dans sa temporalité est particulièrement opérant pour permettre aux
professionnels d'intérioriser la fonction contenante et faire confiance à leur appareil à penser, au sens
de Bion. Les failles dans l'organisation temporelle du cadre - des réunions qui sautent, des intervenants
absents, sans qu'on en ait été prévenu, des changements non anticipés - viennent fragiliser cet étayage
et rendre l'avenir peu fiable, voire entretenir l'imminence d'une catastrophe.

La résistance, et le débat qu'on avait tout à l'heure autour de la résistance m'amène à dire que là je vais
parler de la résistance dans le sens mécanique du terme, en termes de résistance des matériaux, : je
vais plutôt parler de la résistance des matériaux psychiques.
Les professionnels sont amenés dans le secteur médicosocial à accompagner des usagers dont les
troubles psychopathologiques sont très souvent corrosifs. Le monde interne très destructuré de
certains de ces usagers est violemment projeté au-dehors, leur propre destruction est mise en actes
dans la destruction du dispositif soignant et éducatif sensé les protéger, les contenir, et leur proposer un
minimum de structuration psychique. Trop souvent ces attitudes sont vécues par les équipes comme
une insupportable mise en échec de leur capacité à accompagner ces personnes. Il est même fréquent

50
que l'on décrète d'un usager qui se met ainsi en conflit avec le dispositif soignant et rééducatif qu'"il n'est
pas pour nous" - et on cherche alors entre établissements à se refiler cet incasable. Or, si conflit il y a, il
n'est pas entre un usager et l'établissement, mais dans le propre vécu du sujet, qui le vit de manière
dévastatrice pour lui. La résistance du cadre est alors primordiale pour ne pas reproduire en miroir les
multiples effets des pathologies - démantèlement autistique, morcèlement psychotique, brisures des
pathologies narcissiques -. Il s'agit, comme dit Jacques Pain, de "tenir la destruction".
Et le cadre de travail doit tenir ses invariants que sont le temps, l'espace, le corps, la relation… afin qu'ils
ne soient pas détruits eux-mêmes empêchant tout travail d'accompagnement et de soin. Tenir la
continuité du temps, éviter les ruptures, garantir la solidité et la maintenance des espaces, étayer la
corporéité des usagers, dans ses aspects les plus quotidiens, et affirmer en toutes circonstances la
primauté et la permanence du lien intersubjectif ; ce sont des éléments du cadre sur lesquels on ne doit
pas céder. Peut-être que, dans les tourmentes actuelles que vit le secteur médico-social et qui le
fragilisent, il est utile de soutenir ces fondamentaux, qui en constituent les infrastructures - alors qu'on
voit que les missions qu'on donne au secteur médico-social, souvent, ne reconnaissent que ce que
j'appellerais les super-structures, le projet, l'autonomie, la réduction des troubles, l'intégration sociale…
mais on sait que ces éléments-là, si ça ne repose pas sur des solides fondations, ça risque de s'effondrer.
La résistance aussi consiste à lutter contre ce que Jean-Pierre Pinel appelle "la déliaison pathologique
des liens institutionnels". Il faut effectivement tenter de maintenir en permanence ces liens, et refonder
de manière opiniâtre des liens inédits entre des réalités économiques, sociales et cliniques qui peuvent
paraître trop hétérogènes ou trop clivées.

Autre aspect : la différentiation et le maintien des liens. La différentiation entre rôles, statuts, fonctions,
doit faire l'objet d'un travail permanent et de repérage et de distinctions. Cette nécessaire
différenciation peut toutefois se figer dans des positions rigides : "c'est pas à moi à le faire, je suis pas là
pour ça, c'est pas mon problème" - ou des clivages, le plus souvent bien sûr entre bons et mauvais
professionnels, se différenciant tout en maintenant les nécessaires liens de travail avec les autres
professionnels, et certainement l'enjeu le plus important du travail de l'équipe, pour que l'autre, pour
que de l'autre, soit toujours inscrit dans les pensées et actions singulières de chaque acteur auprès des
usagers.
Autre élément : la possibilité de penser. Le travail soignant ou éducatif ont presque de tous temps
opposé ceux qui pensent et ceux qui agissent - en disqualifiant largement les premiers au profit des
seconds, jugés plus efficaces, plus dans la réalité. Le travail intellectuel des éducateurs a aussi été
stigmatisé, en opposition au bon sens. L'intellectualisation a pu être dénoncée à juste titre comme un
mécanisme défensif pour ne pas s'engager dans la relation avec l'usager réel. Mais nous savons aussi
combien la fonction contenante repose sur le recours à des théorisations ouvertes et non dogmatiques,
pour donner un sens à l'impensable de certains comportements.
Il semble que cette disqualification de la pensée, qui a toujours été sous-jacente, soit de nos jours érigée
en principe, que le faire est seul valorisé dans l'action médico-sociale, que seul le visible et tangible
mérite d'être pris en compte. Si l'activisme paraît aujourd'hui dominer l'action publique dans la

51
multiplication des réponses en actes aux problèmes qui se posent à notre société, le champ médico-
social risque de connaître le même type de dérives. L'activisme a certainement une fonction défensive,
car il permet justement d'éviter qu'émergent à la pensée des prises de conscience plus préoccupantes
relatives aux sentiments de doute et d'impuissance rencontrés par les professionnels dans
l'accompagnement des personnes en grandes difficultés. Le sentiment dépressif est certainement celui
qui domine l'économie psychique des équipes professionnelles ; mais sa reconnaissance et son
élaboration restent problématiques, car ce sont les assises narcissiques des établissements et des
professionnels qui sont menacées. L'activisme maniaque a pour fonction, en mobilisant du faire, dans un
renouvellement permanent des projets, des activités, de remplir artificiellement ce qui peut sembler un
vide abyssal : l'irréductible altérité de cet autre. Qui échappe à notre toute-puissance à réduire en lui
cette anormalité qui dérange profondément, que l'on nous demande malgré tout de normaliser.

Le dilemme de la pensée reste toutefois d'être la seule possibilité de mettre du sens sur cet impossible
des métiers du médico-social, et par ailleurs de ne jamais résoudre une fois pour toutes le trouble… c'est
peut-être pourquoi elle est aujourd'hui disqualifiée, partant du principe qu'elle n'apporte pas de solution
durable, qu'elle semble se réduire à des parlotes inutiles, qui prennent du temps sur le faire, seul paré de
toutes les vertus d'efficacité. C'est aussi une des vertus du faire : être immédiatement visible quand
penser reste immatériel, ne se dévoile que dans l'après-coup, de manière incidente. Cette visibilité est
maintenant seule reconnue dans les procédures de démarche qualité et d'évaluation, au point de risquer
de réduire le travail médico-social à un ensemble de procédures sans que soit mises en évidence les
pensées qui les sous-tendent. On dit volontiers : faire un projet ; alors qu'un projet, d'abord, ça se pense.

Autre élément du cadre, la gratification. Le problème que pose la gratification dans le travail médico-
social vient très certainement du peu de retour narcissisant que reçoivent les professionnels en échange
de ce qu'ils ont donné. L'absence de guérison, la persistance de troubles, les inévitables rechutes ou
régressions qu'ils constatent malgré leur investissement et leurs compétences viennent souvent
entamer peu à peu le capital narcissique nécessaire pour soutenir une identité professionnelle fragilisée.
Cette recherche de retours gratifiants peut se retourner contre l'usager, qui est alors mis en demeure de
faire des progrès, de modifier son comportement, comme bien sûr le stipulent de nos jours de nombreux
"projets individuels" ; pour justifier le bon travail du professionnel. Mais cette absence de retour peut
aussi se transformer en haine, en rejet, de celui qui ne satisfait pas cette exigence. Pourtant Jacques
Hochmann suggère qu'un plaisir est possible dans ces secteurs du soin et de l'accompagnement : celui de
penser. “Il y a un plaisir spécifique, dit-il, à manipuler en soi une théorie de référence, comme une
matrice narrative dans laquelle on n'entretient ni des rapports dogmatiques ni des rapports fétichiques,
mais dont on se sert comme un objet mental transformable et doux, qu'il y a plaisir à utiliser et à
modifier en fonction de son expérience et de ses lectures”.
Si les missions attribuées au secteur médico-social valorisent de manière presque exclusive la
socialisation et la réinsertion, sans trop tenir compte des états psychopathologiques de la plupart des
usagers, c'est bien en s'attelant à ces réalités cliniques, qu'il est certainement plus facile de ne pas voir,

52
en s'y impliquant avec un acharnement visant à ne pas les laisser à leur souffrance, à ne pas les lâcher,
que les professionnels pourront soutenir le sens de leur action. Le travail médico-social peut peut-être
alors être envisagé comme une consolation, comme le propose Jacques Hochmann.
Le propre du cadre est de n'appartenir à personne, selon la formule de Philippe Jamet : ni aux équipes,
ni aux directions, ni aux usagers ; mais d'être un espace transitionnel, à la fois trouvé et créé - selon la
formule de Winnicott - pour désigner l'espace transitionnel. Le cadre doit aussi être une instance
symbolique tierce qui garantit l'inscription de chacun de ses acteurs dans un ordre autre auquel il est
soumis, évitant ainsi les prises de pouvoir perverses, la lutte de tous contre tous.
La seule boîte qui puisse soutenir la créativité est donc la boîte institution, et non la boîte établissement .
S'il ne veut pas reproduire les asiles périphériques, la sédimentation… le médico-social doit fabriquer et
soutenir de l'institution, du cadre, pour rester créatif et être une boîte vivante et vivable à la fois pour
les personnes accueillies et pour les professionnels.

Daniel Denis
J'ai trouvé ton intervention vraiment très intéressante, on est au cœur de ce paradoxe : quand on
travaille avec des équipes qui exercent dans le médico-social, on sent bien cette grande souffrance d'une
confrontation quasi-permanente à des personnes qui sont en grande difficulté psychique, sans que les
professionnels aient pour eux aucun outil conceptuel, aucun arrière-plan pour penser les choses. J'ai
bien aimé ce que tu disais du plaisir de penser, quand on peut travailler avec des gens et leur amener la
possibilité de penser les choses, il y a manifestement quelque chose qui bouge, qui change. Dans nos
rapports avec les équipes il y a aussi cette capacité pour eux de redonner du sens à leur travail. Je laisse
la parole aux questions.

Une voix
J'ai beaucoup aimé aussi ce qu'a dit Philippe mais je me pose une question depuis longtemps, à propos de
ce que nous appelons dans ce champ psychiatrique les clubs thérapeutiques. Au fond le cadre, avec ces
invariantes que tu nommais, le temps, l'espace, le corps, et les liens… il se trouve que cette double
articulation là entre l'établissement et le club thérapeutique est un outil, en tout cas pour diminuer : des
grosses coupures faire de la petite monnaie. La petite monnaie de l'échange et puis une
responsabilisation, un processus d'historicisation aussi, qui permet que les histoires délabrées des uns
et des autres puissent se prendre dans une histoire en mouvement et qui se partage.
Moi depuis quelques temps, en particulier à la Croix-Marine 1 où il y a une extrême difficulté aussi à …
maintenant on dit "c'est plus possible, en psychiatrie, parce que les gens restent pas suffisamment
longtemps, etc. On peut pas faire des clubs, ça sert à rien"… Mais dans le médico-social, ces pathologies
énormes qui dépassent même les possibilités d'accueil des établissements - d'autant que, par exemple,
dans le médico-social actuellement c'est assez rare qu'on puisse avoir des médecins…

1
la fédération d’associations Croix-Marine rassemble aujourd’hui plus de 300 associations et 130 établissements. “fondée en
1952, la fédération nationale est la conséquence du succès rencontré par deux sociétés locales : la Société d’hygiène mentale du
Centre, créée en 1947 à Clermont-Ferrand, et la société des Basses-Pyrénées mise en place en 1951”

53
C'est du médico-social abandonné par le médico. On voit bien qu'il faut qu'il y ait des outils pour faire
qu'il y ait des processus d'inscription, des processus de pensée, d'accueil du désir de chacun dans cette
collectivité. Il me semble que cela serait très important d'ouvrir le débat sur cette double articulation qui
offre un espace pour amoindrir en tout cas les énergies psychiques déployées pour faire tenir un cadre…
Cela permet aux gens qui travaillent comme à ceux qu'ils accueillent de se mettre dans une disposition
d'être où ils créent une vie quotidienne qui vaille la peine d'être vécue.

Philippe Chavaroche
Ce que tu dis c'est l'enjeu du médico-social actuellement. Comment va-t-il continuer à soutenir une
pensée que j'appelle soignante, comment va-t-il pouvoir - alors que ce n'est pas forcément inscrit dans sa
culture, jusqu'à présent il pensait accueillir des personnes handicapées, or on sait bien que la séparation
entre malades et handicapés est un artefact… il faut qu'il intègre cette pensée "médicale sans médecins",
certainement avec les outils de la psychothérapie institutionnelle, les clubs, etc. D'autant que ce secteur
est en train d'accueillir de plus en plus de personnes dites "non stabilisées" : la Loi de 75 précisait que le
médico-social devait accueillir des personnes dites "stabilisées"… je rappelle bien que le dernier décret
de mars 2009 sur les MAS et les FAM1 précise bien que ces établissements doivent accueillir des
personnes présentant des troubles du comportement et tout ça - des personnes dont la pathologie n'est
pas forcément stabilisée - si tant est que ce terme ait un sens. Entre aigu et chronique…
Oui, c'est un des enjeux, soutenir cette double articulation - on ne peut pas penser sans cadre et c'est
pour cela que j'insiste sur la notion de cadre, qui soit solide et inattaquable, pour réfléchir à ces
questions-là. Quant à la pensée éducative - j'admire l'intensité du travail d'éducation qui peut se faire
dans nos établissements médico-sociaux -, on sait bien qu'elle ne tient pas longtemps face aux troubles
du comportement, face à l'usure de la pathologie, face aux pathologies corrosives. Si les établissements
ne se dotent pas d'autres outils mentaux, c'est difficile. Ou à ce moment-là on fait appel à la psychiatrie :
"docteur, reprenez-le !", et il y a des jeux de ping-pong comme ça - il faut bien qu'à un moment le médico-
social s'y coltine, bien sûr avec l'aide de la psychiatrie, mais il faut l'accepter… c'est pas forcément
toujours évident.

"CE QUI VIENT AU MONDE POUR NE RIEN TROUBLER NE MÉRITE NI ÉGARD NI PATIENCE",
RENÉ CHAR
Daniel Denis
Je vais donner la parole à Patrick Faugeras, il est psychothérapeute, psychanalyste, aussi traducteur de
textes fondamentaux et directeur de collection des éditions Eres.
Patrick Faugeras a lu à peu de choses près le texte qu'il nous a transmis (pages suivantes).

1
MAS, Maison d’accueil spécialisée, FAM, Foyer d’accueil médicalisé

54
« Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience »
René Char

Comme une entame sur l’écorce du monde, d’un toucher affirmé et presque délicat, entre griffure
et incise, un délire patiemment s’inscrit sur les murs de l’asile. Avec application, attelé, semble-t-il, à
une tache d’importance que pourtant personne n’estime, un homme s’affaire paraissant indifférent à ce
qui l’entoure. Il s’affaire à tracer en creux, scarifiant le mur en quelque sorte, des lettres, cunéiformes
dans leur aspect, dont la sauvagerie de la composition et de leur entremêlement, ce que l’on croit tout
d’abord, ne peut laisser entrevoir ou deviner ni même supposer qu’il pourrait s’agir là des linéaments
d’une œuvre censée contenir à la fois le monde et celui qui la trace. Si l’on recule de quelques pas pour
en saisir l’ensemble ou bien mesurer l’effort accompli, ce que lui ne fera pas, cette saignée révèle la
matière qu’elle entaille, la grisaille d’un crépi, comme le fond sans fond d’un univers infini et indéfini.
Comme si, advenant au jour, les lettres révélaient la matière sur laquelle et dont elles se détachent, une
matière jusque-là inerte, inexistante, vouée tout au plus à habiller, par un semblant neutre et convenu,
les murs de l’asile. Un autre pas en retrait et une cour, ombragée de quelques pins, nous sommes en
Toscane tout de même, cour que l’on dira intérieure, et qui en même temps qu’elle s’offre à la vue, se
replie sur elle-même, comme contrainte par les hauts murs qui l’entourent. Ces murs, troués
d’ouvertures hachurées de barreaux, surplombent et intimident, et imposent, par leur style massif et
resserré, au moyen duquel une époque en bascule entre deux siècles plaisait à se rassurer, une prudente
réserve. Le soleil, lorsqu’il peut se faufiler jusqu’au cœur de cette cathédrale éventrée peine à réchauffer
les tables et bancs de pierre coulés à même le sol. Dans un coin, trois personnes sont assises sur un
banc, serrées l’une contre l’autre, parfaitement immobiles, comme sidérées, paraissant totalement
étrangères au bruissement du monde tout autant qu’à l’homme qui, épousant la forme des corps, grave
au-dessus de leurs têtes, son livre de pierre. Elles existeront en négatif en quelque sorte semblablement
à ce que l’on rapporte d’une lointaine amoureuse, une jeune fille de Corinthe, qui voulut retenir son
amant en traçant sur le mur le contour de son ombre avant qu’il ne parte, pour la guerre peut-être. De
là, paraît-il, naquit la peinture, vouée d’abord à représenter l’absence ou plutôt à présentifier l’absent
tout en, paradoxalement, n’en effaçant point l’absence. Sauf qu’ici, il ne s’agit pas plus d’ombre que
d’absence, mais plutôt d’existences qui se déduiraient de la courbure d’un trait uniquement occupé à
contourner l’obstacle que les corps pourraient lui opposer. Des silhouettes, ni ombres ni absences,
réduites au trait qui les évoque, des existences que l’on pourrait dire retranchées, déduites, et qui
n’entreraient ainsi dans le grand jeu du monde qu’en filigrane, en contrebande, comme les « puérils
revers des choses », sans même la positivité de ces « mains négatives » qu’ont laissées de lointains
ancêtres sur les parois des murs.

55
Au-delà de ce sentiment d’abandon, un abandon qui serait bien plus ancien et bien plus essentiel
que celui que l’on éprouve devant des lieux soudainement désaffectés, et cheminant aujourd’hui à
travers la friche qui envahit les sentiers autrefois tracés par le pas des hommes s’installe en soi la
conviction qu’aucune existence n’a pu prendre fond de cet espace désolé. Pourtant les signes qu’un
monde s’est, ici, essayé à naître parce que des hommes le voulaient, l’ont imaginé, conçu et imposé à ce
bout de terre toscane, persistent encore de-ci de-là, évidés toutefois de toute signifiance. Une rumeur
semble encore imprégner et sourdre des couloirs désormais déserts, jonchés de détritus, comme un écho
à cet affairement désœuvré dont le rituel imperturbable ne servait qu’à scander le temps de l’éternité
asilaire. Ils ont imaginé un monde sans s’apercevoir cependant, et malgré toute leur sollicitude et leur
grande ingéniosité, que ce monde qu’ils concevaient était déjà fini.

Interné pendant 40 ans sous le motif initial d’injure à un agent de la force publique, Nannetti
Oreste Fernando, dit N.O.F. 4, citoyen romain, griffa, entailla, incisa le mur qui délimitait la cour
intérieure du pavillon judiciaire de l’hôpital psychiatrique de Volterra, petite ville au cœur de la
Toscane, où il était « retenu », laissant une « œuvre gravée » de 100 m de long sur 1m de hauteur.
Pendant huit années, avec la boucle du gilet réglementaire qui composait l’uniforme que
l’administration hospitalière fournissait aux malades mentaux, Nannetti composa, sous le regard
absent des gardiens, une œuvre grandiose dont le graphisme n’est pas sans rappeler l’écriture étrusque
dont Volterra fut l’un des foyers. Il y a peu, le musée d’Art Brut de Lausanne organisa une exposition
exceptionnelle à plus d’un titre d’abord parce que c’était la première fois que le travail de Nannetti était
ainsi mis à l’honneur mais aussi parce qu’elle nous donnait à voir une œuvre qui n’existe plus. L’asile de
Volterra, après le vote de la loi 1801, fut brusquement abandonné et, depuis, ses toits puis ses murs se
sont peu à peu effondrés, laissant des langues de lierre les ramener à leur état de matière .
Après de nombreuses tergiversations à l’italienne entre les inventeurs, la mairie de Volterra, le
ministère de la Culture Italien, la « fresque » fut laissée à l’abandon, exposée aux intempéries qui eurent
finalement raison du fin crépi qui, revenu à l’état de sable, a pulvérisé les signes cabalistiques qui le
recouvraient. Ne subsistent d’elle, aujourd’hui, que quelques lambeaux devenus illisibles et un certain
nombre de photographies qui, de fait, constituaient la matière véritable de l’exposition de Lausanne. Et
pourtant, si l’on détache, comme la notion d’œuvre d’art nous y invite et comme Lausanne ne résista
pas à la tentation de le faire, le travail de Nannetti du fond asilaire sur lequel il s’est inscrit et s’inscrit
encore, nous risquons de renforcer le malentendu qui court depuis sa découverte, à savoir que la
« fresque » continuera à nous regarder sans que pour autant nous la voyions. Au risque d’en limiter
l’intelligence, l’appréhension de l’œuvre ne peut être « détachée », au sens propre comme au sens figuré,
du pavillon judiciaire dans lequel Nannetti fut si longtemps enfermé, car c’est essentiellement d’être
gravée sur les murs de l’asile que cette œuvre tire sa puissance, y compris esthétique. Et du coup, on
peut se demander si en souligner l’esthétique n’est pas une façon sophistiquée d’ignorer en quoi l’œuvre
d’un homme interné pendant si longtemps, aussi belle et aussi délirante soit-elle, nous concerne de si

1
Loi votée en mai 1978 par le Parlement italien décrétant la fermeture des hôpitaux psychiatriques

56
près, et en quoi sa tentative pathétique de saisir le réel nous regarde et nous instruit sur notre propre
rapport au monde.
Il fut un temps où, avant d’être la science du beau, l’esthétique était la science du sensible - de la
souffrance liée à l’absence de l’amant naquit la peinture - et l’on peut se demander si élever au statut
d’œuvre d’art la fresque de Nannetti, comme certaines officines s’occupent à le faire, ne vient pas
redoubler un malentendu initial, comme une sorte de cécité seconde qui, ignorant les conditions de
production de la fresque : la vie asilaire et carcérale, ignorerait tout autant l’opacité d’une singularité
qui justement, par sa pleine visibilité, trouverait ainsi à se cacher de l’œil qui surveille. Il est troublant
de constater combien quelquefois l’esthétique comme la science et comme tout exercice de surveillance,
par leurs idéaux partagés du tout voir et de la transparence, en viennent à refuser de s’instituer
destinataires d’un envoi qui, il est vrai, n’est pas particulièrement adressé mais qui, d’une attente,
pourrait trouver du sens. Attendre, oui, mais « Attendre rien » comme l’écrit Maurice Blanchot, non pas
ne pas attendre ni non plus attendre quelque chose de particulier, mais être là, tourné vers ce qui
advient, attentifs au devenir des choses plutôt qu’à leur statut d’objet ; de ce désir peut naître toute
chose.

Le pavillon à vocation judiciaire de l’hôpital psychiatrique, où la dangerosité était le seul critère


retenu, était séparé de l’hôpital civil par des murs d’enceinte pourvus de hauts grillages couronnés de fil
de fer barbelé. La cour intérieure, où Nannetti grava son œuvre, était délimitée par un petit mur ; entre
celui-ci et les murs d’enceinte avait été creusé un couloir de 20 à 30 mètres où pendant la sortie, deux
infirmiers devaient se tenir pour prévenir les « fugues ». « Le climat qui y régnait était carcéral. La vie à
l’intérieur du service était stéréotypée, atemporelle, les jours s’écoulaient monotones, répétitifs. Après
la prise rapide de leur collation, les malades étaient entassés dans deux grandes salles où ils passaient
la journée, contraints à tourner autour de deux tables situées au centre de la salle avec un infirmier
chargé d’éviter les regroupements toujours susceptibles de provoquer d’incontrôlables explosions
réactives.1»(dit un infirmier)

Sous le regard aveugle, ou peut-être pire, indifférent du personnel qui ne voyait là qu’une simple
lubie qu’on pourrait croire, à tort, habituelle en ces lieux, le patient Nannetti, tout à son œuvre occupé,
écrivait le livre de la vie. « J’ai travaillé trois années durant dans le service où Nannetti, plusieurs
années auparavant, a écrit son œuvre poétique monumentale. Comme moi, et cela est incroyable et
surprenant, les autres médecins, ou infirmiers, ou patients ne l’ont pas vue. Et pourtant je travaillais là,
avec d’autres, d’une façon engagée et passionnée » écrit un médecin de Volterra, qui semble croire que si
la fresque est restée si longtemps invisible aux yeux de tous, c’est parce qu’elle s’est écrite dans les plis
obscurs de l’asile. Comme si l’espace asilaire, tel un feuillet replié, laissait dans l’ombre certaines zones
encore inexplorées qu’un regard plus aigu permettrait peut-être de voir, alors que l’espace asilaire est la
mise en œuvre et la résultante d’une logique, d’une esthétique, d’une géométrie, d’une architecture,

1
Propos d’infirmier rapporté par Mainardi et al. In « Storie di vita » Neopsychiatria, II. 1995.
80% des patients qui se livraient à des activités de travail étaient des « judiciaires »

57
d’une politique du regard dont la tâche aveugle tient au fait qu’il garde au-devant de lui l’objet auquel il
s’intéresse. Devant mais pas dedans.
D’ailleurs continuant à parler de la fresque, il poursuit : « Je ne sais pourquoi, mais je crois
comprendre pour qui Nannetti a tant écrit. Il s’est écrit surtout à lui-même, et son œuvre a le parfum
poétique du monologue intérieur. » Même arborant une tournure esthétisante, et serait-il marqué par
une culpabilité qui ne s’avoue que pour s’effacer, le propos asilaire traduit une certaine façon de
dévisager le monde au lieu de l’envisager, un monde où je ne suis pas, un monde comme un catalogue
d’objets qui auraient perdu leur consistance de choses (Gegenstand) et où la psychose se trouve
renvoyée à son idiotisme, à son impossibilité de communiquer, à un monologue intérieur au parfum
poétique.
C’est dans ce contexte, « qu’informé par système télépathique », Nannetti qui se dit parfois
« L’homme invisible armé de boucle cathodique mais aussi Ingénieur Astronautique Minier dans le
système mental, ou bien « …Colonel de l’Astronautique Minière Astrale et Terrestre », ou bien N-O-F-
Grade-Colonel-Astral-Titre-Empereur-de-France-y compris ses-Colonies », grave un délire dont il est aisé,
à cause de son idiosyncrasie et de son étrange grandiloquence, de méconnaître sa co-naturalité avec
l’asile.

Il fallut un regard extérieur, celui d’un sculpteur, à qui l’on avait confié les locaux désormais
inhabités afin qu’il y installât son atelier, pour que la fresque/graffiti sorte de son invisibilité, vienne au
jour et soudainement soit vue et reconnue. Il est plaisant et significatif de penser qu’il fallut un artiste
pour « rendre visible », tâche que Paul Klee assignait à l’art (« L’art ne reproduit pas le visible, il rend
visible »), ce qu’un regard pourtant dressé à une surveillance aiguisée ne voyait pas. Car malgré les
idéaux qui sous-tendent la direction du regard, - il serait possible de tout voir, y compris ce qui n’est
encore que potentialité- ce que la science par ailleurs ne cesse en vain de promettre, l’œil qui surveille
ne voit pas tout. Ainsi en va-t-il de ces savoirs que l’on charge aujourd’hui d’importance, comme ceux de
l’économie ou des sciences, d’autant plus sollicités que l’on attend d’eux qu’enfin ils puissent attester
que l’écart entre le réel et le signe qui le désigne serait non seulement comblable mais enfin, et
prochainement, comblé. Comme si toute représentation n’était telle et ne s’imposait que de l’annonce ou
de la promesse de sa disparition ou plutôt, par feinte pudeur, dès l’instant où elle s’installe, dans cet
entêtement à affirmer que la vérité du réel pourrait enfin se dire, sans fard, et qu’elle en est la condition
et la clé, semblerait s’évanouir pour laisser, enfin et pleinement, parler le réel. Ce que l’œil qui surveille
n’a pas vu, c’est la dimension et l’importance d’un événement où un sujet, créant un monde dans lequel
nous sommes pris, tentait lui-même de se mettre au monde.
Certainement que la jeune Corinthienne qui, d’un trait, entendait retenir son amant, ne se
doutait-elle pas que la silhouette, cette « demie apparence de réalité » comme l’appelait Goethe, allait, au
XIXe siècle, donner naissance tout autant à un certain nombre de jeux auxquels se livraient les cercles
cultivés, maniant le pantographe pour tracer rapidement des portraits « vrais et fidèles », qu’à ce que
Lavater, auteur célèbre de la physiognomonie, décrivit comme l’art de connaître les individus. Étrange
destin d’un geste que l’on imagine d’abord amoureux et qui progressivement va devenir un procédé

58
pour, comme le disait le préfet de la Seine Hubert Huyet en 1819, obtenir « une galerie de portraits des
perturbateurs de la société, …ce fléau qui doit être soumis à un régime différent de celui qui protège le
citoyen. » S’annonce ainsi, comme l’écrit Silvana Turzio, « l’immense appareil représentatif qui, quelques
décennies plus tard, étendra l’usage de la photographie institutionnelle aux territoires les plus divers. »
On sait combien, au milieu du 19eme, la photographie va être utilisée pour contrôler la population et les
individus dangereux, au moment même où le médecin aliéniste va devenir un hygiéniste, c’est-à-dire ne
va plus seulement se soucier de soigner les malades mais aussi de protéger la société de ses éléments
dangereux.
Je ne pousserai pas plus loin cette courte référence généalogique, car surtout ce qui m’importe
ici c’est d’avancer l’hypothèse que c’est peut-être au milieu du 19e que s’est dessiné ce qui aujourd’hui
hante notre modernité, à savoir le contrôle de l’individu potentiellement dangereux par des procédures
et techniques de surveillance, physionomiques et anatomiques, qui placent la transparence et la totale
visibilité de l’individu au cœur même de leur dispositif. La volonté absolue de visibilité ne confond pas
seulement le voir et le savoir, elle assimile la vérité et la visibilité,. Et pourtant, sous les feux de ce
dispositif, un homme dessine une fresque, qui demeurera longtemps inaperçue, l’aurait-elle été par
mépris, et dont le caractère énigmatique laisse à penser que le sujet est une opacité qui fait obstacle,
malgré tout, à la volonté de visibilité.
Cette volonté de visibilité, en Italie particulièrement, fut le maître mot de l’école positiviste, née
au milieu du XIXe siècle et incarnée par la figure du psychiatre et criminologue Cesare Lombroso dont
les thèses, essentiellement organicistes, quoique contestées, dominèrent de fait la pensée psychiatrique
et criminologique italienne jusqu’au début du 20eme, trouvant, plus ou moins directement, un écho
important et un relais d’abord chez les fascistes (1ere et 2eme manière - version nazie), puis auprès du
Vatican. Même si le pouvoir fasciste et le Vatican contestèrent le matérialisme des thèses de Lombroso,
ces dernières furent toutefois soutenues parce qu’elles présentaient le double avantage d’une part de
faire efficacement obstacle aux thèses freudiennes, qualifiées pour l’occasion de perverses, et d’autre
part de contribuer activement à l’hygiénisme ambiant, en voulant détecter le délinquant potentiel dans
les plis du cerveau.
Par ailleurs, G. Gentile, auteur du manifeste des intellectuels fascistes et B. Croce, deux
philosophes dont les conceptions dites néo-idéalistes allaient jusqu’à irriguer le cœur du pouvoir, et qui
défendaient une idée de l’homme comme un être essentiellement rationnel, contribuèrent avec
évidence, contre toute raison, au maintien sous les feux de l’actualité des thèses de Lombroso dont
partout ailleurs en Europe on dénonçait alors la caducité et l’obsolescence. Ces thèses qui limitaient
outrageusement l’influence du milieu1, au grand dam du philosophe, sociologue et juriste Gabriel Tarde,
purent ainsi exercer leur influence jusqu’au milieu du XXe siècle et assurer, à leur tour et à leur
mesure, une résistance active à toute conceptualisation psychodynamique. Un des disciples les plus
zélés de Lombroso, Morselli, écrivit un ouvrage sur la psychanalyse, qui fut largement diffusé en Italie,

1
L’expression « milieu social » fut avancée et soutenue par A. Lacassagne (1843-1924), professeur de médecine légale à Lyon qui,
bien que reconnaissant avec C. Lombroso le substrat organique du comportement criminel, insistait toutefois sur l’importance du
milieu social.

59
sans qu’il en connût pour autant les premiers rudiments, et réussit à faire sortir Freud lui-même de sa
courtoisie légendaire qui, à cette occasion, dans une lettre à Edoardo Weiss, donna son avis définitif sur
cette initiative, en traitant Morselli, d’âne.
Ce ne fut donc que dans les années du début du XXe siècle que la psychiatrie italienne, ou plus
exactement la psychiatrie universitaire, sortit effectivement d’un mot d’ordre séculaire qui avait été,
« L’observation à outrance des faits : unique secret de nos triomphes. »
La légende veut que l’anthropologie criminelle naquit lorsque Cesare Lombroso, au début des
années 1870, examinant le crâne d’un brigand Calabrais, Giuseppe Villela, découvrit, dans la cavité
crânienne postérieure, au lieu de l’attendue crête occipitale interne, un enfoncement qui passa à
l’histoire sous le nom de fossette occipitale médiane. « Même celui qui n’est pas médecin, écrit sa fille
Gina Lombroso qui poursuivit avec une piété filiale l’œuvre de son père, sait que notre cerveau est divisé
en deux hémisphères et que, dans le crâne, comme pour les séparer, il y a une crête beaucoup plus
prononcée à la base…qui se dresse là où chez les oiseaux il y a un creux destiné à contenir un troisième
lobe médian. Eh bien dans ce crâne, il y avait à la place de la crête, un creux lisse et manquant de vases
inflammatoires…comme l’on voit chez les embryons au 3e ou 4e mois et chez les oiseaux. Cette
découverte venait admirablement compléter les analogies observées entre délinquants et sauvages. »
« À la vue de cette fossette, s’écrie C. Lombroso,…en un éclair (fut) élucidée la question de la nature du
délinquant qui reproduisait aujourd’hui les caractères du primate jusqu’aux carnivores. » D’où les
zygomes saillants, la fosse temporale, les mâchoires volumineuses, et toutes les analogies qui
rapprochent les délinquants des sauvages, des aliénés et des hommes préhistoriques car les uns et les
autres présentent des stades passés de l’évolution1.
En 1876, C. Lombroso publie la première édition de l’Homme délinquant, – il y en aura cinq
versions -, où il reprendra et remaniera constamment ses propres conceptions, sauf en ce qui concerne
le délinquant constitutionnel ou criminel né, qui est l’architrave indestructible de son œuvre. À partir
d’observations fragmentaires de 330 patients qu’il aurait lui-même mesurés, palpés, observés parmi la
population de 200000 reclus qui peuplaient les prisons et appartenaient dans leur très grande majorité
au monde paysan, alors que les asiles débordaient de pellagreux, (maladie infectieuse, à manifestation
cutanée, digestive et nerveuse due à une carence en vitamine B3), il dégage le profil de l’Homo
criminalis. Toutes les caractéristiques organiques et physionomiques sont relevées et associées
arbitrairement entre elles ou à un qualificatif péjoratif : les sourcils réunis et la physionomie bestiale,
l’asymétrie du visage et l’insensibilité morale, le front fuyant et le cou trapu, la pupille dilatée et la main
énorme. De cette taxinomie pointilleuse se déduit une anthropologie sommaire où il appert que le
délinquant qui agit contre la loi n’est pas en mesure de l’accepter car, à travers lui, c’est de façon
atavique le sauvage qui agit, et l’on sait que pour le sauvage, le délit est la règle et non pas l’exception,
pour lui le délit est tout aussi naturel que le sont la naissance ou la mort. Prostitution, cannibalisme,

1
« Les études psychologiques des animaux et de l’homme combinées avec celles de l’embryologie du système nerveux nous
ont…fourni le moyen d’expliquer par l’atavisme toute une série d’anomalies mentales. C’est ainsi que les anomalies les plus
étranges du langage : la cataphasie et la paraphasie, de même que beaucoup de d’anomalies de l’écriture reçoivent une claire
explication du langage et de l’écriture des enfants et des sauvages » (1898, Congrès International de médecine de Moscou : Les
conquêtes récentes de la psychiatrie)

60
avortement, sacrifices humains se trouvent associés sous les figures distinctes et confondues du
sauvage, du primitif et du délinquant, caractérisées par un certain nombre d’anomalies. Des anomalies
anatomiques, par exemple, la fossette occipitale médiane, le nez tordu, les os du nez surnuméraires, les
oreilles de chimpanzé (à anses), les oreilles ayant la protubérance dite tubercule de Darwin, l’obliquité
des orbites, l’épiderme plus sombre, les cheveux touffus et crépus, les dents surnuméraires, les os du
crâne surnuméraires ou manquants (les fontanelles comme chez les enfants), etc. Des anomalies
physiologiques, par exemple, l’insensibilité à la douleur, des innervations vasomotrices anormales
(difficulté à rougir), le mancinisme (les gauchers) moteur et sensoriel qui rappellerait celui de
l’ambidextrie des sauvages, des enfants et des idiots, les sens obtus ou particulièrement développés,
l’ouïe ou la vue, etc Puis des anomalies psychiques, par exemple, l’imprévoyance, le recours à l’argot et
aux tatouages, la vanité, la superstition, l’insensibilité morale, la lâcheté, la susceptibilité,
l’égocentrisme...De tout cela il en résulte une galerie d’archétypes anthropologiques qui confinent
parfois au grotesque, et dont pour ne pas vous lasser, je ne donnerai que quelques exemples. Si l’on
prend le meurtrier, il a le regard vitreux, froid, immobile, parfois sanguin ou injecté, son nez est souvent
aquilin, crochu, toujours volumineux, il a de robustes et larges mâchoires, une chevelure abondante, de
fréquentes contractions du visage, les dents canines, menaçantes…Si l’on prend le voleur, la face et les
mains sont mobiles, les yeux petits, très vifs, souvent de travers, les sourcils fournis et rapprochés alors
que pour le violeur, presque toujours, l’œil est brillant, les traits sont délicats, les lèvres et les paupières
sont gonflées, en général graciles et quelquefois gibbeuses, etc Et il en va ainsi pour les bandits, les
infanticides, les prostituées, les empoisonneurs, les faussaires, les pyromanes…
Au-delà donc de l’assertion selon laquelle une anomalie morphologique serait à l’origine de
comportements fous ou délictueux, ce positivisme de la belle époque s’inaugure, d’un point de vue
méthodologique, en faisant une sorte d’apologie du visible où, loin de toute représentation, le réel se
montrerait sans fard, tel qu’en lui-même, à un regard dont la naturalité ne ferait aucun doute, puisqu’il
suffirait de regarder pour voir. À condition, bien sûr, que celui qui regarde, emploie les outils que l’École
positiviste lombrosienne prône comme gages de la nouvelle science : la mesure, le nombre et la
statistique. C’est à cette condition exclusive que promesse sera tenue, promesse d’une traversée des
représentations et autres croyances afin de saisir un bout de réel que philosophie et morale n’ont cessé
d’annoncer et de tenir à distance.
En cela, et ce qui soutint Lombroso dans ses infatigables incursions, agitées et quelquefois
farfelues, c’était la foi que seule l’adhésion aux faits récompenserait la recherche scientifique, sans que
soit précisé ce que « adhérer aux faits » voulait dire ni non plus quelles garanties de rigueur scientifique
on pouvait en tirer. Sa « méthode d’observation à outrance des faits », accordant une place exorbitante
au regard curieux du chercheur, faisait pourtant allègrement l’impasse sur les présupposés
idéologiques de l’auteur, sur son implication dans le choix de ses objets d’étude, et sur les
représentations dominant la pensée de son époque. Se voulant scientifique, selon le modèle des sciences
expérimentales, partant des faits, de leur observation, de leur description, de leur classification, la
méthode lombrosienne entendait donc, par la mesure, la quantification et la réduction statistique
atteindre la cause de ce que l’expérience livrait ; la neutralité étant garantie par la mesure. Elle semble

61
pourtant étrangement confondre les faits et les résultats de ses mesures. Peut-être, écrit-il, « ne restera-
t-il, dans quelques siècles, de mon nom d’autre trace que celle d’avoir introduit la méthode positive dans
l’étude des maladies mentales. Et je comprends qu’un juriste, un métaphysicien de la vieille école ne
comprenne pas quel lien indissoluble il peut y avoir entre le poids et la température d’un homme et son
délire, c’est-à-dire qui ignore que les phénomènes psychiques sont des manifestations organiques…et
qu’ils sont donc mesurables et…appréhendables…par le thermomètre, par la balance comme par
l’uromètre, l’esthésiomètre ; et qui ignore combien les anomalies psychiatriques ont plus besoin que
d’autres de ces accessoires parce qu’ici les manifestations subjectives du patient sont d’un moindre
secours, mais aussi parce qu’ils servent à vérifier et à contrôler la simulation. » C. Lombroso dans cette
même conférence énumère diverses techniques et autres outillages censés faire avancer
considérablement les élaborations diagnostiques : « …le champimètre qui en nous révélant certaines
anomalies spéciales du champ visuel, nous a aidé dans la diagnose de la folie morale, de l’épilepsie et
bien souvent de l’hystérie…les faradiréomètres nous précisent en fractions de volt les obtusités dans la
sensibilité générale et dolorifiques des épileptiques, des alcooliques, des paralytiques et des fous
moraux…le kinétassographe, l’ergographe et la plume électrique nous signalent leurs anomalies
motrices bien avant que l’œil puisse s’en apercevoir…le plastimographe nous révèle les réactions
psychiques des paranoïaques et des criminels-nés. L’examen des échanges nutritifs et de la température
nous aide à distinguer les attaques hystériques des épileptiques…le sphygmomanomètre nous indique
les rapports de la pression du sang avec les états d’excitation et de dépression mentale…la
graphologie…le compas de Weber… »
Le sourire amusé qui se peint sur nos visages à l’évocation des théories de Lombroso qui, toute
imprégnées de ce que l’on appela un darwinisme social, paraissent bien vieillottes et surannées, souvent
ridicules avant d’être inquiétantes et tellement marquées idéologiquement, pourrait bien se transformer
en rictus. En effet, depuis Lombroso, beaucoup de changements sont intervenus aussi bien au niveau
théorique, technique qu’au niveau des pratiques psychiatriques. Mais si l’on recourt aujourd’hui à des
instruments d’investigation raffinés, tels que l’électroencéphalogramme, les potentiels évoqués, la
tomographie axiale computérisée, la tomographie à émission de positrons, la résonance magnétique
fonctionnelle, ou à des dosages endocriniens, immunologiques, hématochimiques et electrolytiques, il
s’agit encore de montrer la présence d’altérations cérébrales à la base de la maladie mentale, de
localiser au niveau cérébral les activités émotives de façon à constituer « les corrélats neuronaux de la
personnalité ». La recherche psychopharmacologique, ou génétique ou celle portant sur les
neurotransmetteurs se sont toutes engagées dans ce secteur de la « psychiatrie biologique », comme si
l’on continuait à vouloir enfermer la complexité de la souffrance humaine dans des cages mono
factorielles, ou restreindre la complexité de la clinique psychiatrique, par la stricte adhésion à un
modèle médical, à une psychiatrie ou une psychologie des questionnaires et des protocoles, tendant
ainsi à ramener la complexité des phénomènes mentaux à des modèles neurophysiologiques ou
neuropsychologiques. Semblablement au positivisme de Lombroso, il semble que l’on retrouve la même
confiance aveugle dans la science et dans la technique comme conditions nécessaires pour assurer la
paix et la prospérité. L’idée qu’il y ait une correspondance entre ce qui se passe dans le cerveau, les

62
fonctions cérébrales et le comportement est le point ferme sur lequel s’appuient les neurosciences,
l’esprit étant une sorte d’état fonctionnel du cerveau, à chaque état mental devrait correspondre un état
physique du cerveau au niveau microscopique ou macroscopique. Nul étonnement donc, si pour les
neurosciences et la génétique qui œuvrent à imposer des interprétations biologiques de la criminalité et
de la folie au détriment des explications sociologiques et psychanalytiques, Lombroso retrouve une
actualité et redevient, pour certains, un père noble et respectable 1. On peut tout de même s’interroger
sur cette étrange parabole qui a amené un médecin aliéniste à réformer la science pénale, sur des bases
se voulant scientifiques.
Je redoute l’époque qui semble s’avancer où l’on préfèrera définitivement l’usage de la
neuropharmacologie à toute forme de psychothérapie ou à la psychanalyse, parce que la communication
sera réduite à la transmission, par des cellules nerveuses, de signaux chimiques au cerveau où des
myriades d’autres cellules nerveuses, toujours par des signaux chimiques, modifieront l’état mental.
Certes Lombroso a effectué un déplacement d’accent du crime vers le criminel, conformément à ce que
M. Foucault a montré quant à la folie, dans l’ambivalence d’un mouvement qui en même temps qu’il
différencie, veut aussitôt s’étendre et généraliser, toujours en quête, semble-t-il d’une cause unique,
comme une théologie. Mais au-delà du contexte sociologique ou des conditions psychologiques, qui se
trouvent le plus souvent rattrapées par le pan de leurs chemises et remisées comme sciences annexes
de sciences dures, celles qui se calquent sur les sciences de la nature, dans une vision œcuménique de la
pluridisciplinarité ou de l’interdisciplinarité, en aucun cas, il ne sera question de subjectivité, notion
bien trop psychologique, ni de particularité - le narcissisme de la petite différence aurait, peut-être, dit
Freud - encore moins du sujet, cette stricte singularité qui se constitue et se détermine, de l’autre,
comme une différence radicale, énigmatique et insaisissable. On peut se demander si Lombroso et bien
d’autres ne sont pas les initiateurs (ou peut-être même les continuateurs), d’une conception biopolitique
où d’une part science et technique imposeraient « la volonté de tout voir comme une loi », voir l’ensemble
des caractéristiques d’un individu, en extension ou en profondeur, au dehors comme au plus intime, de
la physionomie à l’anatomie. Et où, d’autre part, il s’agirait d’asseoir et d’imposer le fantasme d’une
gestion des comportements humains sous la seule conduite de la science, au sens bien sûr où le
positivisme l’entend. Si la folie, la criminalité, la prostitution sont des tares constitutionnelles,
ataviques, organiques, quel peut-être dans ce cas le rôle et la fonction de la société, et partant des
asiles ? Sinon d’empêcher que ces tares constitutionnelles ne se réalisent en prônant les bienfaits d’une
vie droite, hygiénique et laborieuse
Il est intéressant de se souvenir que Nannetti grava son œuvre sur les murs du pavillon
judiciaire Ferri, du nom d’un célèbre juriste lombrosien qui, fort de l’idée que crime et folie étaient
d’origine biologique et que la société se limitait à leur donner une forme, il s’agissait par des moyens
politiques et institutionnels, de prévenir, contenir l’émergence, plus ou moins soudaine et brutale de ces
potentialités biologiques. Saisir l’événement avant qu’il ne se produise est le projet qu’il défendit aussi

1
« Des visions utopiques, écrit P. Becker, comme l’égalité des chances, l’absence de violence et de déviance, une meilleure
intégration de l’autre, aussi bien ethnique que culturel, ne sont plus ramenées à la complexe inter relation entre les institutions,
les politiques et les sujets mais aux sujets et à ses performances sur le marché. Un soi naturel…

63
bien en tant que socialiste que mussolinien, lorsqu’il finit par adhérer au fascisme.
C’est donc dans ce contexte, « qu’informé par système télépathique », Nannetti « L’homme
invisible (et pour cause !) armé de boucle cathodique » grave un délire qu’il serait aisé de destituer : « Le
texte de Nannetti est une écriture autistique, ai-je pu lire, qu’il a élaboré pour lui-même, et dont lui seul
a la clé . »
Alors que l’asile est clôture, repli sur lui-même et sur ses présupposés, le délire de Nannetti veut
à la fois rassembler le disparate et est quête d’un dehors, d’une transcendance, dont le solipsisme se
trouve redoublé par l’enfermement asilaire. Il dessine sur les murs de l’asile des antennes dressées vers
le ciel, des astronefs s’élançant vers la lune, mais il plonge aussi vers le centre de la terre et son magma,
là où les métaux fusionnent en une étrange alchimie. N.O.F. 4, personnage créé à partir des initiales de
son nom, « le délinquant nucléaire », devient le cœur de son système à partir duquel par décharges
électriques ou ondes magnétiques, une énergie peut se propager partout dans le monde, de même que
toutes les énergies qui traversent continents et espace se rencontrent au cœur de la terre. Le système
télépathique opère aussi bien sur les nations du monde, sur les planètes et sur les étoiles, que sur les
minéraux ou les métaux. Mais aussi, des évènements d’une vie quotidienne, les dessins de personnages,
d’une porteuse d’eau, de paysans, des noms de parents dont on ne sait s’ils sont imaginaires ou pas,
toujours décrits sur le même mode : « Alto moro spinaceo bocca stretta naso a y (grand brun en forme
d’épinard bouche serrée nez en y…) , des galions inspirés dans leur forme par l’ornement des paquets de
cigarettes populaires « Nazionale », des maisons qui semblent évoquer de paisibles et puissantes
demeures viennent étroitement se mêler à l’écriture cunéiforme de Nannetti qui, appliqué, procède
toujours sur le même mode. Il trace d’abord un rectangle comme une page blanche, qu’il va
consciencieusement remplir de gauche à droite, se permettant quelquefois la fantaisie d’un retour en
arrière pour terminer un mot. Et quelques personnages, mi-robots mi-dieux viennent s’imposer par leur
dimension hors norme chevauchant les lignes d’une écriture jusque-là appliquée.
Quête d’une transcendance ai-je dit, alors que l’espace asilaire se définit par l’étroitesse de ses
limites, la spécialisation d’un regard devenu aveugle à l’évènement, et sa vie totalement ritualisée, mais
aussi bien travail titanesque qui consiste à vouloir faire entrer le monde, y compris l’asile, dans la
fresque. Bien sûr le monde s’invite à travers les signes que Nannetti incise dans la pierre mais comme
s’il gravait un frontispice, le dedans devient dehors, la cour intérieure du pavillon devient le lieu à partir
duquel le monde s’interprète et s’explique.
Nannetti grave un livre, un monde de pierre, comme s’il voulait faire entrer le monde dans la
pierre, le pétrifier en quelque sorte afin de le contenir bien sûr mais aussi de tenir ce qui constamment
lui échappe. Graver, comme la belle corinthienne, afin d’éterniser l’éphémère, mais graver aussi afin
d’empêcher que le monde n’advienne, empêcher que l’espace ne cesse de se susciter lui-même, afin que
rien ne devienne, mais aussi graver un monde dans lequel je suis, dans lequel nous sommes. Non
seulement nous en sommes les destinataires, y compris à notre corps défendant, mais la fresque nous
englobe et nous étreint. Même si cette étreinte est de pierre, nous y sommes, dedans, et ne pouvons,
pour des motifs esthétiques, médicaux, psychologiques, humanistes, etc., ou plus ordinairement parce
que cela fait peur, l’ignorer ou y rester devant.

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Graffiare , dit-on en Italien, pour qualifier le travail de Nannetti, ce que l’on pourrait traduire par
écorcher, érafler, griffer, égratigner si l’on perçoit à travers son geste un probable désespoir, celui d’un
homme enfermé depuis toujours, ou presque, entre les murs de l’asile et qui tente ainsi de s’agripper
avant de disparaître, laissant la trace de ses ongles sur le mur, ou peut-être même qui retourne contre
celui-ci une agressivité, légitime en somme quoique bien retenue, l’écorchant dans sa partie la plus
tendre.
Étymologiquement, graffiare qui a donné graffiti, tout comme griffer, vient de l’allemand greifen,
saisir, dont un des dérivés est Begriff, la notion, le concept, et il me plait aussi à penser que la griffure,
comme tentative de saisie, est peut-être le premier temps ou le temps fondamental d’une
compréhension du monde, comme une inscription archaïque qui, venant imprimer une trace sur la
surface lisse du réel tenterait par là même de se l’approprier.
« Un événement est une déchirure de la trame du neutre. Au jour de cette déchirure, s’ouvre un
monde auquel soudain nous sommes » écrit Henri Maldiney. Non seulement il ne voit pas ce qui se passe
sous son nez lorsque Nannetti, avec une patience obstinée, grave sur ses murs une cosmogonie qui
l’intègre et l’interprète, mais encore l’asile prévient, absorbe et annule tout événement comme si rien ne
pouvait, ne devait avoir lieu. L’événement comme avoir lieu suppose que l’on soit disposé à recevoir ce
qui, ainsi, se donne, ouvrant « un monde auquel soudain nous sommes » et qui, de ce fait, nous expose à
nous-même, c’est-à-dire nous interprète.
Patrick Faugeras

Daniel Denis
Merci Patrick Faugeras. Quand on parle de créativité aujourd'hui on aurait envie d'être très hystérique -
et puis là on est dans un autre univers, la question du travail de délire et de l'extrême esseulement passe
aussi dans la lecture d'un texte écrit, long, qui nous amène un peu plus près de cette dimension-là,
évidemment pas la plus séduisante de la créativité.

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Le deuxième jour.

OBÉIR N'EST PAS FACILE, DÉSOBÉIR NON PLUS, SE FAIRE OBÉIR ENCORE MOINS

Daniel Denis
Lise Gaignard est psychologue, psychanalyste. Elle est chercheuse au laboratoire de psychologie du
travail… ce n'est plus vrai me dit-elle.

Lise Gaignard
J'ai été, longtemps…

Daniel Denis
Elle a été chercheuse au laboratoire de psychologie du travail et de l'action au Conservatoire des Arts et
Métiers de Paris.

Lise Gaignard
Maintenant pour ce qui est de la recherche, je travaille avec Pascal Molinier à Paris XIII.
Aujourd'hui, je ne vais pas poser la question du travail en psychiatrie au sens de l'analyse de ce qu'on
fait quand on travaille en psychiatrie mais plutôt de la…

Pourquoi et comment dire quoi que ce soit à propos du travail à partir de la pratique de la psychanalyse,
ça c'est une vraie question. La participation des psychanalystes aux revues extérieures à leur discipline
est habituelle. Depuis très longtemps certains psychanalystes expliquent précisément et à longueur de
pages la fonction parentale, plus récemment ils fixent des limites à ce qu'on doit penser à propos des
femmes, des hommes, de leurs fameuses petites différences qui fonderaient la société. À propos des
pratiques sexuelles aussi, ils ont leur mot à dire, qui auraient à se passer dans la position du bien
nommé missionnaire, si on ne veut pas faire vaciller les pénibles évolutions vers une sacro-sainte
génitalisation des pulsions, durement acquise tout au long de sa cure.
On aura compris que je réprouve cette généralisation moralisante, établie à l'aune d'une pratique qui de
mon point de vue n'autorise en rien une position expertale à propos des fondements de la société et
encore moins de l'humanité. Je ne comprends pas comment on peut s'autoriser à publier des généralités
sur le fondement de l'humain en asseyant ou en allongeant quelques personnes des classes moyennes et
favorisées, occidentales, une fois ou deux par semaine. Fût-ce pendant … . Mais il reste possible et
j'espère même utile que cette pratique ait à témoigner de ce qu'elle entend de la société, à publier ce qui
lui arrive de discours courants, sans pour autant en tirer de leçons ni des généralités. À l'abri des
jugements moraux et délivrés de la nécessité de convaincre (Lacan disait : “il ne faut pas vaincre, con ou

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pas”) la pratique de la psychanalyse produit un discours singulier dont elle peut témoigner. Elle ne peut
pas faire la leçon, mais elle peut témoigner… Elle peut témoigner aussi des idéologies dominantes qui
colorent les défenses singulières. Il est clair que le travail, qu'on évoque celui des parents ou celui du
patient lui-même, n'entre actuellement dans les cabinets de psychanalyse que sous la forme victimaire
de la souffrance au travail. Et les donneurs de leçon et autres coach sont devenus légion. Pour ma part
j'essayerai à partir du résumé de trois entretiens de présenter l'expérience du travail sous un jour
beaucoup plus cru, celui du cadre confidentiel qui permet de tout dire sans fard et que seul l'artifice de
notre exercice permet, loin des conseils et des préconisations.
Donc on se trouve convoqués pour lisser les ratés du capitalisme au coeur de son mécanisme de
production, parce que si le capitalisme rapporte des sous c'est parce qu'il y a des gens qui travaillent.
Ces ratés ont convoqué des psychologues depuis longtemps et des psychanalystes maintenant. Entre
l'invention des tickets-psy et celle des coaching de cadres supérieurs les psys de toutes obédiences sont
requis. Parallèlement à ma pratique d'analyse, donc, je fais partie de groupes de recherche en psycho-
dynamique du travail depuis 20 ans, je n'ai pas manqué de me trouver convoquée dans cette pratique.
Il arrive donc régulièrement, à mon cabinet en ville, que des médecins du travail, des syndicalistes, des
médecins généralistes, ou n'importe qui, m'adressent des travailleurs en grandes difficultés en vue d'une
meilleure compréhension de la crise dont ils souffrent. Je les reçois, c'est des consultations de travail,
par ailleurs mes patients ils parlent de leur travail, vu qu'ils rêvent de leur travail, etc. Toujours est-il
qu'il y en a une certaine catégorie, pas énorme, deux, trois personnes par mois, qui m'arrivent pour des
consultations de souffrance au travail, que tout le monde sait que je fais, ça dure deux heures et puis
voilà, et puis ils s'en vont. Pendant ces deux heures là, on transforme un malaise effroyable en embarras
majeur ; embarras, colère : des sentiments. On transforme des manifestations psychopathologiques en
sentiments, puis après ils s'en démerdent, c'est pas mes affaires. À la différence des victimologues, des
assistantes sociales, des juristes ou même des médecins du travail, auxquels s'adressent habituellement
ces travailleurs, je peux offrir d'autres services que celui d'un espace d'élaboration psychique, un lieu
dont le modèle serait emprunté à celui de la cure, qui ne serait donc ni pour convaincre, ni pour
démontrer et qui obéirait moins à la logique de la raison qu'à la logique associative, un lieu privé ou le
vrai ne serait pas l'exactitude et où l'on pratiquerait plutôt la mise en apposition que la dénonciation.
Donc, là, c'est trois débuts d'entretiens, ça dure deux heures, pendant une bonne vingtaine de minutes
ils parlent, ils se présentent, moi je dis rien, j'écoute et puis après on discute. Là je vais lire trois fois
vingt minutes, enfin ça va pas durer ce temps là… Je les ai mis parce qu'ils sont tous les trois dans la
même entreprise, une grande entreprise de computers, un groupe international. Ils viennent à six mois
d'intervalle chacun, à peu près. C'est le médecin du travail qui se désespère, qui me les envoie et
l'entreprise paye, ça j'y tiens, les gens vont pas en plus payer.

Marie-Thérèse, élue du personnel :


“ça n'allait pas depuis le début du plan social il y a six mois, c'est pas pour ça qu'on se fait élire au comité
d'entreprise au départ. J'ai la boule au ventre en arrivant le matin et le soir je fait des colères après mes
enfants ou mon mari, ce sont eux qui prennent. Et ça va durer jusqu'à la fin de l'année. Ce qui me fait

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drôle, c'est d'être encore là, il y en a beaucoup déjà qui ont été licenciés. Je les rencontre en ville. On
entend parler de nous à la télé. Je crois que j'aurais moins souffert de partir en premier. Il faut qu'on
trouve des solutions, ils disent que c'est inéluctable. On a négocié le plus de confort possible, les
meilleures primes de départ, mais avec mon mari, on a pas été dans la charrette. On avait un projet de
reconversion et puis on a su qu'on était pas sur la liste, ça fait drôle… Je suis fatiguée, irritable, j'oublie
que lui aussi il est dans la même situation. On nous a inculqué qu'on faisait tous partie d'une grande
famille soudée internationale et puis d'un seul coup… On a un bon salaire, un cadre de travail idéal, à
côté des tennis, des horaires flexibles. Je suis arrivée il y a dix-huit ans comme opératrice de
production”, enfin ouvrière quoi, “j'ai saisi toutes les opportunités, je suis fière de mon parcours, je suis
cadre commerciale maintenant, mais le travail j'en peux plus. Il faudrait que je fasse une nouvelle
formation pour évoluer, mon mari a changé de métier évidemment, sa ligne de production a été fermée.
Il est en formation lui… mais on se dit que dans trois ans c'est fini, ils fermeront tout. Et puis en plus ils
ont intégré le plan de licenciement dans les pertes, alors pas de primes cette année pour ceux qui
restent. Et ils veulent nous imposer une annualisation du temps de travail pour l'année prochaine en
disant que ça augmentera notre salaire, alors que sur l'année, finalement, si on compte bien, ça nous fait
travailler trois heures de plus par semaine et le délai de prévenance est de trois jours, on se fait entuber.
On fait courir des rumeurs de séquestration par moments, ça fait avancer les négociations plus vite. J'ai
même réussi à faire pleurer le PDG une fois, je lui ai rappelé qu'il disait tout le temps qu'il était notre
père et que là on voyait ce qu'il faisait de ses enfants.”
Bon, elle est pas en mauvaise forme. Elle a une analyse tranquille du site finalement, ça la contrarie,
c'est normal que ça la contrarie, ça aurait été plutôt pathologique que ça la contrarie pas. Mais vous
voyez, le médecin du travail l’a trouvée malade. Bon, on a conclu qu'elle était pas malade et elle est
repartie. Par contre, les deux autres…

Sandrine, directrice des ressources humaines - ça se gâte- :


“Je suis ingénieur informatique, mais j'avais fait un troisième cycle ressources humaines, alors, bon.
Quand mon mari a dû partir précipitamment de son boulot et arriver dans la région, j'ai pris ce que j'ai
pu. Ça fait douze ans que je travaille à la DRH de cette grosse boîte, c'était la mise en place des 35
heures, ça les arrangeait d'avoir quelqu'un qui sait se servir des logiciels, forcément. Une charge énorme
- je me levais plus tôt le matin pour finir le boulot de la veille, avant d'emmener les enfants à l'école. Je
me suis fait avoir sur toute la ligne. Et tout le monde trouvait ça normal ; vous vous dites, quand même!
Et puis le plus petit a eu une bronchiolite, et le plus grand a eu besoin d'une psychothérapie, alors j'ai
demandé un temps partiel. Ils ont accepté, mais sans baisser ma charge de travail, juste le salaire - ç'a
été encore plus dense, je travaillais au forfait à ce moment-là, alors vous pensez, les heures en plus… et
j'ai accepté. C'était juste avant le premier plan social, enfin, un plan social, comme ils disent, c'est plutôt
un plan de licenciement. Et après, en une semaine, il a fallu faire onze soldes de tous comptes. Mais dès
le début du plan, je me suis cassé la figure en arrivant le matin : fracture, et ensuite phlébite par dessus.
J'ai tout fait quand même, de chez moi ; ça a été dur, très dur. Surtout que ça a recommencé il y a deux
ans, nouveau plan social, nouvelles simulations, etc. Je ne suis jamais arrivée non plus pour les

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présenter au comité d'entreprise, j'ai eu un accident de voiture sur la route, j'ai failli foncer dans un mur
- y avait mon fils à l'arrière. J'ai tout fait, encore une fois, de chez moi. Cette fois, trente licenciements.
Après ça s'est pas arrangé, ça tourne au harcèlement moral entre nous à la DRH, j'en peux plus.
Pourtant mon mari me comprend, depuis sa tentative de suicide, quand il s'est fait virer après avoir
vendu sa boîte à un grand groupe. Il prend du recul. Mais vous voyez, un conflit direct avec mon
employeur, je ne me vois pas. Et le pire, c'est que je mène un groupe sur la qualité de vie au travail,
parce que cette année le mot d'ordre du président c'est : be happy.”
Donc là, on sent que c'est plus compliqué à intégrer, elle fonce dans le mur, avec le gosse à l'arrière…

La troisième personne, Emilie, contrôleuse de gestion - on s'approche- :


“Je suis - enfin j'étais - contrôleuse de gestion. On appartient à une multinationale, bonnes conditions de
travail, horaires en or, quand on arrive, on a envie de rester. Je suis rentrée en intérim, il y a quelques
années, ensuite on m'a proposé de me créer un poste en attendant la retraite de ma responsable -
classique. Mais elle en finit pas de partir… alors on la contourne, ça fait six mois qu'on s'adresse
directement à moi, surtout depuis le contrôle fiscal. Je ne sais même pas si elle est au courant, elle
refuse de faire la passation. Elle aboie, elle me harcèle, elle prend tout très mal, elle est au placard, en
fait. Elle essayait de reprendre ses mails, elle voulait tout savoir”, évidemment, c'était la responsable…
“Tout ça parce qu'elle a pas soixante cinq ans et qu'elle a pas ses annuités ; elle s'incruste. Moi j'en avais
marre, j'étais à un poste sous-dimensionné par rapport à mes diplômes, j'avais même aidé celle qui
s'occupait des immobilisations il y a quelques années. Elle n'arrivait plus à gérer les stocks, en même
temps ça devenait dangereux : elle ajuste tellement quand on lui demande les chiffres, par rapport au
réel, qu'elle perd le nord. Elle aligne les colonnes, ça ne correspond plus à rien du tout, alors je mettais
un peu d'ordre là-dedans pour que ça ressemble à quelque chose quand même. Moi, je vois tout, je dis
rien. Le chef de service est en arrêt maladie, il a fait un accident vasculaire cérébral, peut-être qu'il y
avait trop de pression. Moi j'étais tampon, mais là j'en ai marre ; ma responsable me harcelait, du fond
de son placard. Ils m'ont proposé une bonne somme pour partir en rupture conventionnelle. Il est sympa
le nouveau grand directeur, en fait. Au début quand il est arrivé on l'aimait pas trop : il a viré la
responsable des ressources humaines, il voulait virer mon chef de service - mais c'est plus la peine
depuis son AVC - c'est bizarre qu'ils aient voulu le virer, parce que c'est le seul qui savait mentir au fisc.
Je sais pas ce qui se trame, en tout cas, moi je m'en vais.”
A la lecture de leurs descriptions, ces trois femmes peuvent paraître effrayantes. Je les ai pourtant,
comme presque toujours au moment de l'entretien, trouvées passionnantes et pathétiques. L'élue du
personnel qui se sent obligée de "trouver des solutions" pour chacun des licenciés, avant qu'ils ne soient
sur la liste, car "ils disent que c'est inéluctable", elle s'adapte au cynisme de ses supérieurs et aménage
les plans de licenciement, qu'on appelle maintenant les plans de sauvegarde de l'emploi. La novlangue
capitaliste ne recule devant aucun trucage… Plans que la DRH que je rencontre quelques mois plus tard
a eu bien du mal à mettre en oeuvre. Elle explique en effet qu'elle a pour sa part à chaque plan social,
donné de son temps et de son énergie plus que de raison pour réussir à simuler - parce que c'est pas elle
qui décide mais il faut qu'elle fasse plusieurs simulations différentes de propositions chiffrées de

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licenciements à présenter à la direction. Malheureusement à chaque fois, à deux ans d'intervalle, elle n'a
pas pu se rendre à la réunion de direction qui attendait le fruit de son travail : la première fois elle
tombe et se casse une jambe, la deuxième fois elle percute un mur en voiture, avec son petit garçon.
Dans les deux cas, elle travaille quand même à distance de chez elle. C'est une femme à bout de forces
que j'ai rencontrée ce matin-là, compétente et zélée, mais qui constate "je me suis fait avoir sur toute la
ligne". Mais qui précisera bien à la fin du deuxième entretien ( je l'ai vue deux fois) "un conflit direct
avec mon employeur, je ne me vois pas". Au moins elle a été capable de l'envisager plutôt que de
fracturer son corps pour ralentir la machine. La contrôleuse de gestion est plus cynique, elle participe à
toutes les malhonnêtetés, rattrape les maladresses de la comptable qui perd le nord quand elle doit
truquer les immobilisations, accepte de prendre le travail de sa responsable mise définitivement au
placard lors d'un contrôle fiscal ; s'étonnant à peine des velléités de licenciement envers son chef de
service, remarquant que c'est "plus la peine depuis son accident vasculaire-cérébral". Elle a bien compris
dans la deuxième partie de l'entretien, elle ne s'en rendait pas compte avant, qu'elle venait de décrire un
monumental trucage de comptes pour justifier un plan de licenciement illégal. Mais rien ne l'a
découragée, après avoir obtenu une bonne somme comme elle dit, elle part vers de nouvelles aventures.
Il n'est pas certain qu'elle ne participe pas de nouveau, ailleurs, à "mettre un peu d'ordre pour que ça
ressemble à quelque chose quand même".

J'aime beaucoup analyser avec ceux qui viennent me voir ce qui leur arrive, au-delà de la tornade des
interactions interpersonnelles, souvent cruelles comme on l'a vu, que je laisse de côté après les avoir
nécessairement mais aussi brièvement que possible écoutées et entendues ; l'analyse économico-
politique de leur trajet leur montre immanquablement combien leur plainte désespérée ou enragée
masque mal des malhonnêtetés, des mensonges, des arnaques en tous genres, dont ils ne réussissaient
plus à être dupes, et comment tout cela s'est retourné contre eux, petits ou grands acteurs. Ceux qui
arrivent dans mon bureau ont souvent tout perdu, au moins ce qui les menait jusque-là, l'ambition, le
désir de grimper comme ils disent (ça laisse rêveur), au moins dans sa forme initiale. J'aime beaucoup
les entendre prendre conscience de ce qu'ils disent et en tirer les conclusions qui s'imposent alors à eux.
J'ai rencontré dans ces entretiens au cours des années différentes figures de la volonté de puissance
quand elle rate, ou quand elle se retourne contre les soutiers zélés du Capital. Ils arrivent à bout de
forces, quand tout le dispositif qui les tenait a lâché, la période est propice pour une analyse approfondie
de leur trajet, pour qu'ils puissent s'interroger calmement sur eux-mêmes et sur les systèmes qu'ils ont
servi. Accompagner cette réflexion est une action minuscule, individuelle, mais de mon point de vue
c'est la seule action que la technique psychanalytique permet.

Une voix
Ce que tu as dit résonne avec ce que nous disions hier, chez ces trois personnes que tu as rencontrées,
cette participation intime à la cruauté du système capitaliste - on est au plus près de l'intime intrication
pour elles, qui participent évidemment chacune très singulièrement. - on voit comment ça les affecte

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très différemment ; ta position, tu parlais de technique à la fin, mais il y a la question d'une éthique, pas
d'une morale, de rester au plus près de ce qui se dit. Par rapport à cette question de la cruauté, qu'est-ce
qui est en train de se produire et qui vient de l'intérieur même des sujets - d'où la très grande difficulté
de dessiner une ligne de front qui serait bien sûr anticapitaliste : on voit bien que là ça participe de
l'intime du sujet. C'était très sensible.

Lise Gaignard
Il ne faut pas confondre. Quand on est soignant supposément, les gens se présentent avec des troubles
psychopathologiques - encore que la première, c'est pas net. Mais les deux autres, oui ; l'enjeu c'est de
transformer ces troubles psychopathologiques en embarras, colère, analyse à eux. Bien entendu on
m'envoie beaucoup plus de dirigeants que d'ouvriers, quand les ouvriers deviennent fous, "c'est normal
ils sont un petit peu dégénérés", alors que les dirigeants ne devraient pas… Donc la boîte paie des psys,
on voit souvent ça dans les journaux : même les cadres deviennent fous, alors qu'il y a bien plus de
raisons de devenir fou quand on est cadre et bien plus de raisons de devenir usé et fatigué quand on est
ouvrier. Ceci dit, la nomination elle-même des troubles, médicalisante, victimisante, augmente les
troubles. Elle leur donne forme, en psychiatrie on a bien vu ça. D'autant que si vous faites un procès
pour harcèlement moral, il faut rester fou jusqu'au procès parce que si vous arrivez en pleine forme en
ayant trouvé du boulot vous perdez. Si vous êtes resté en arrêt de travail sous perfusion
d'antidépresseurs, là vous gagnez… Sauf que vous avez paumé deux ans de votre vie et que vous avez
pris des habitudes de vie effroyables, et que vous êtes coupé généralement de tous vos amis qui en ont
ras-le-bol. Donc la question de la nomination, de l'angle sous lequel on va analyser les troubles
psychopathologiques liés aux présentations des difficultés au travail, ça augmente les troubles.
Mais ces troubles-là, moi, je les repolitise. Mais pas en disant - comme dans cet article dans Santé et
travail, une excellente revue sur le travail (j'espère que tous les gens qui sont syndiqués ou élus ici le
lisent), il y avait donc un article d'une médecin du travail, et elle disait : "moi je leur dis à mes patients,
tant qu'il y aura un système capitaliste, vous serez dans cet état-là". C'est pas très sympa parce qu'on en
voit pas vraiment le bout… c'est comme quand on était jeunes on disait "vous les filles, vous parlez en
AG, mais après la révolution". Heureusement qu'on a pas attendu parce que sinon on était comme des
tartes, hein! La question n'est pas tant d'expliquer aux patients que si ils étaient révolutionnaires ça
serait formidable, les révolutionnaires si on les regarde bien ils ont pas l'air tellement en forme non plus,
comme les autres : on est tous des pauvres humains, révolutionnaires ou pas. La question c'est de
transformer la présentation psychopathologie en embarras, en colère, en tout ce qu'on veut. J'ai eu des
gens qui sont repartis en pleine forme pour recommencer leurs saloperies, mais j'y peux rien, qu'est-ce
que je peux faire? Vous allez dire "oh mais vous savez mon petit monsieur, ça va recommencer si vous
faites des choses mal" ? Ils ont fait une école de commerce internationale, il faut bien qu'ils arnaquent
tout le monde, délocalisent et tout le bazar… Sinon la carrière tant pis ; ils sont pas tous prêts à aller
vivre dans une yourte… La question de ce qu'ils feront de leur prise de conscience leur revient.
Par ailleurs, j'ai écrit là quelque chose qui va sortir en janvier sur Favret-Saada, quand elle parle des

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désorceleuses de la Mayenne 1, en fait elles sont là pour les chefs d'exploitation qui n'arrivent pas à
supporter la spoliation qu'ils ont mise en oeuvre, auprès de leurs soeurs qu'ils ont déshérité, de leurs
frères qu'ils ont spolié, de leur femme qui va travailler pour eux sans aucun bénéfice personnel, et
souvent de leurs enfants adolescents… Cette spoliation des fruits du travail de toute leur famille, et
quelquefois de leur patrimoine, tout le monde n'y est pas prêt. Il y a des gens qui y arrivent bien, et
d'autres pas : ils ont l'impression qu'on leur jette des sorts, etc. Vous mettez une désorceleuse, hop, c'est
bon. Sauf qu'il faut recommencer tout le temps, on est jamais tranquille, elle les désorcelle pas un coup
pour tout le reste. J'ai l'impression que maintenant, on a installé la souffrance au travail, qui n'était pas
comme ça, le sens du mot "souffrance au travail" au départ était autre, on a fait des victimes… Tout le
monde n'y arrive pas, à faire marcher ce bazar : pour moi, tant mieux, c'est pas plus mal. Sauf qu'il y a
une présentation psychopathologique, et c'est notre travail, de mon point de vue, de la défaire.

Une voix
Moi, j'ai trouvé dans ton intervention beaucoup de liens avec ce que Gori nous a raconté hier, ce qui m'a
intéressé notamment c'est la notion des blessures, toutes ces attaques au corps, ce qu'il évoquait sur le
retournement de la pulsion sur soi. En arrière-plan, quand on a un peu de lecture de Szondi, à ce qui se
passe dans le vecteur S, dans le vecteur du corps ; dans le vecteur sexuel, et dans l'investissement
corporel. Ce sont des petites touches : une petite touche qui me paraît importante, j'ai attrapé ça quelque
part chez Henri Maldiney, sur la question de pouvoir - dont Jean Oury nous parle assez régulièrement- ,
par rapport à (Reisenkel?), Maldiney montre l'horreur que ça serait de conjuguer ce verbe pouvoir à un
être pu. Et j'ai l'impression que c'est de ça que tu nous parles, dans le système actuel, c'est l'horreur
parce qu'on est pu, on ne peut pas, on est pris dans un système. Gori développait beaucoup ce côté
machine et ce côté retournement de la pulsion que ça implique : aspects destructifs, pervers, qu'on
retrouve dans ce que tu énonces aujourd'hui. Une autre petite note : en se réunissant à Auch pour fêter
les cent ans de Tosquelles, un des collègues qui étaient présents rappelle un des derniers moments où il
le rencontre, chez lui, il regardait le tour de France à la télévision, et il disait, "l'homme, cet automate" :
l'automate, la machine, il était branché sur quelque chose de ce registre-là ; on entend beaucoup ça et je
crois qu'il faudrait qu'on gratte beaucoup sur ces questions.

Lise Gaignard
Il y a juste un tout petit écart, c'est qu'en psychodynamique du travail, la question c'est pas l'être , c'est le
faire . Il y a un effort d'engagement de tout le corps pour faire. C'est pas seulement se laisser traverser
par la machine, c'est en effet jouir de ce traversement, au sens lacanien. Jouir de cette transverbération
capitaliste. On peut dire les choses plus crûment : finalement manger, si on veut être poli, c'est pareil
pour l'inconscient. Tuer, c'est pareil - dans une bagarre, un corps-à-corps ; quand c'est passionné. Sauf
qu'après il y en a un qui est mort, et ça c'est pas pareil puisque c'est toujours le même.
Et donc la question de se faire traverser, de "l'homme cet automate", de cette jouissance-là, d'accord.

1
Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts : la sorcellerie dans le bocage, Gallimard, 1977

72
Sauf que - il faut le faire ; toutes les situations que je rencontre sont des situations où les gens ont fait
quelque chose. Ils se présentent avec "elle est méchante, elle est gentille, elle m'agace…", mais la
question c'est : qu'est-ce que j'ai fait, moi? qu'est-ce que ça fait de mentir toute la journée au téléphone ?
qu'est-ce que ça fait quand on est secrétaire dans un CAP de dire "y a pas de place, allez vous faire voir" ?
Qu'est-ce que ça fait de dire, "vous n'êtes pas sur le secteur - vous êtes à deux rues du secteur, mais c'est
pas le bon" ? Qu'est-ce que ça leur fait, aux psychiatres des urgences, de renvoyer tout ce monde-là ?
Qu'est-ce que ça leur fait aux infirmières des urgences de laisser les gens attendre pendant toute la
journée, de mettre des vieillards à poil dans le couloir ; qu'est-ce que ça leur fait ? Ils se présentent en
disant "ma collègue c'est une salope, etc." ; c'est sans doute vrai aussi, mais c'est pas la question.
Ce faire-là, c'est pas seulement se faire traverser, d'où le titre : obéir, c'est pas facile - se faire traverser
par la machine des ordres -, désobéir, c'est pas rien, mais essayez de vous faire obéir… "Ils foutent rien,
les gens, c'est dingue !" - comment se fait-il que d'un côté on peut trouver "ah c'est pas de leur faute ils se
font traverser", et que de l'autre côté on sait d'expérience que quand on dit ce qu'il faut faire personne le
fait… mais ils choisissent bien ce qu'ils font, ce qu'ils ne font pas ; n'importe qui ayant été cadre… ou
même pas cadre, il suffit d'élever des gosses pour s'apercevoir qu'ils font jamais ce qu'on leur dit, ils en
font "qu'à yeuje tête" comme on dit dans la Sarthe. "Les gens n'en font qu'à leur tête" : le problème c'est
leur tête, quoi - pour ce qui nous concerne. Après on peut être dans une autre position, quand on est
dans un groupe de pression, quand on est avec des copains en train de manger… bien sûr on peut se
mettre à parler de généralités. Mais pour ce qui nous concerne nous, supposément qu'on est soignants :
on ne va pas aller leur dire "ah bah avec le mari que vous avez, ma pauvre c'est foutu", "faites venir votre
mère, qu'on lui fasse la leçon". On dit pas ça - on dit "vous vous en démerdez comment?" et voilà tout.

73
ACCUEIL, RENCONTRE, TRANSFERT MULTI-RÉFÉRENTIEL ET POLYPHONIE.
IMPORTANCE DES RAPPORTS COMPLÉMENTAIRES
ET DE LA SYMPATHIE DANS LA STRUCTURATION DE L'EXISTENCE.

Jean Oury
Ça marche ?
Depuis hier - enfin depuis longtemps d'ailleurs - il y a un malaise. Avant-hier, un discours de Delion,
j'étais très triste : il s'est mis à parler de l'autisme. On lui fait parler de l'autisme. Comme si c'était un
résultat, une connerie épouvantable… Faut parler de la psychiatrie. Il y a une sorte de mono-idéisme,
dont il est très conscient, on l'oblige à parler de ça.
Dans mon intervention de jeudi soir - j'ai dit que le packing - on enveloppe le malade, comme ça. Ça se
réchauffe. Mais je disais : ça chauffe toute la journée. De parler du packing simplement en enveloppant
quelqu'un et puis au suivant ! c'est sûr que c'est ridicule, c'est même un peu comique. Mais le packing…
c'est un traitement institutionnel. Je me suis rappelé qu'avec Delion on avait fait ensemble différentes
interventions pour dire que c'était un traitement de l'établissement, le packing. Faut qu'il y ait une
équipe, qu'ils en parlent. Et puis c'est une jouissance extraordinaire. Je vois des schizophrènes de toutes
sortes - je pense à une jeune femme extraordinairement intelligente mais très schizophrène avec des
points autistiques, comme ça… tous les jeudis depuis huit ans on lui fait un packing. Je dis : "On pourrait
peut-être arrêter ? - Mais pas question, c'est extraordinaire, pendant ce temps-là je peux parler !" et
d'autres choses. Depuis huit ans. On devrait faire un packing aux ministres - mais ça c'est incurable.
Faut faire attention à ce qu'on dit, hein !
C'était un festival également de logique managériale : ça fait longtemps que ça dure, c'est vrai, mais c'est
de pire en pire, la logique managériale ! Faire parler de l'autisme sans faire parler de la psychiatrie par
exemple. La logique managériale, c'est un vieux truc : déjà du temps de Marx - il a existé Marx, hein - au
moment où il commençait d'écrire les Grundrisse 1, c'était l'année de la naissance de Freud, tiens, en
1856. Avec Engels. Il remettait en question déjà les différentes formes d'économie et ce qui peut se
développer par la suite. Les économies restreintes et les économies générales.
Le capitalisme, c'est une économie restreinte. Dans l'existence on est dans une économie générale - ça
passe pas dans les ordinateurs. L'économie générale, c'est pas nouveau, c'est le lieu où il y a quelque
chose qu'on appelle Triebe , des pulsions. Schelling avait déjà inventé ça en 1800. Les pulsions, ça ne se
mesure pas, ça ne se compte pas. C'est pas quelque chose qui va rentrer dans l'économie restreinte du
capitalisme ou de la mise en forme des choses managériale comme on dit. Je pensais à ce qui compte -
dans les effets - je me souviens d'une conversation avec un psychiatre allemand, Eric (Erich Wolf ?), qui
avait été combattre pendant la guerre du Vietnam, pendant les bombardements américains près de
Hanoi. Il passait des journées, des soirées, des nuits, avec des types dans les tranchées, ça bombardait

1
manuscrits de 1857-58

74
de partout… il y a des gens qui devaient être dans un état mais… ils se réveilleraient pas.
Mais donc quelle était la limite ? ils faisaient appel à quoi ? pour survivre, ils avaient inventé un mot, la
caressothérapie. Il y a des types qu'il fallait caresser vingt-quatre heures sur vingt-quatre sans quoi ils
crevaient. Et en même temps, il lisait Balzac, au fond de la tranchée, pendant les bombardements.
Alors, ça rentre dans quelle logique ça ? managériale ? organiser l'hôpital ? soigner les fous ? C'est une
dimension qui n'est pas exceptionnelle. Bon, le Vietnam, c'est peut-être exceptionnel, mais en fin de
compte il y a une quantité de choses comme ça qui jouent un rôle énorme. Vous avez tous en tête des
choses qui ne peuvent pas se mesurer, comme ça. Si on vous coupe en tranches, de savoir qu'est-ce que
vous faites de telle heure à telle heure… voyez, moi j'ai presque plus rien à dire parce que c'est
décourageant tout ça.
Parce que ce qui compte, quand on rencontre quelqu'un - sur le plan disons de la psychopathologie,
comme si ça existait - …
En réalité ça me gêne, je me dis là : ça me gêne de parler.
Je vais pas dire que ça m'embête, faut être poli quand même.

Mais qu'en est-il par exemple de cette chose extraordinaire, la grande trouvaille de Freud ? C'est
quelque chose qui était inimaginable ! que lui-même n'a pas pris comme il fallait, d'ailleurs. C'est ce qu'on
traduit en français, bizarrement, par le désir - pour compléter je dis le désir inconscient. Et depuis
soixante-huit je mets : le désir inconscient inaccessible.
Les soi-disant philosophes ou les gens soi-disant un petit peu évolués, ils croyaient qu'on pouvait
prendre le désir, l'attraper par la queue. Inconscient ! Inaccessible !
Et c'est à partir de là que tout va s'agencer. Pour sûr que ça rentre pas dans les calculs, un désir
inconscient et inaccessible… mais qui peut se marquer justement par ces distinctions, ce qu'on appelle
les acting out, les passages à l'acte. Le transfert.
Il faudrait reprendre ça petit à petit : je pense par exemple à une réflexion d'un psychiatre
phénoménologue, Utrecht (?) je crois, Rümke, il s'appelait Rümke. C'est un vieux truc ça, c'était au
moment du premier Congrès international de psychiatrie à Paris, septembre 1949. Il avait déjà écrit un
tas de trucs qui avaient été mal traduits. Il reprenait la notion de Praecox Gefühl. Ça avait été traduit
par des gens très sympathiques, des professeurs de Sainte-Anne en 1935, ils avaient traduit ça par "le
sentiment du précoce". Qu'est-ce que ça veut dire ? rien ! Mais le pire c'est que lui ne savait pas le
français, Rümke, et puis quand il a lu son truc, il a lu la traduction en français.
Le Praecox Gefühl, ça ne peut pas être pris dans la logique managériale, c'est très proche de ce que
Lacan appelle dans les Logiques assertives : l'instant de voir.
Et un diagnostic, c'est justement ça - à moins d'être complètement bigleux, hein. Un diagnostic ça se fait
en une seconde. L'instant de voir ! Les moments de conclure sont aveugles. Mais l'instant de voir !
J'ai des quantités d'exemples : je cite souvent le cas d'un - il y a deux ans, je ne sais pas - je reçois une
lettre d'un collègue, de la région parisienne, me disant "pouvez-vous recevoir le jeune homme, trente-
deux ans etc., c'est un schizophrène paranoïde à tendance paranoïaque". Aaïaïa, qu'est-ce qu'on va se
mettre !

75
Et alors je vois ce type qui arrive, je suis à mon bureau comme d'habitude, il ouvre la porte, il entre, je
vois dans la porte un jeune homme, trente-deux ans, un beau mec! mais bien fait ! Je le regarde et je lui
dis : "mais, vous n'êtes pas schizophrène !" Et alors il me regarde en riant, il dit "ah, bonne nouvelle !" Ça
alors ! Il avait été (diagnostiqué) schizophrène par le DSM41, plusieurs médecins ! il avait été
hospitalisé, enfermé, attaché ! "J'ai pris un peu de drogue, il y a quelques années" - "ah bon !" - Je parle
avec lui, je lui dis : "restez ici, je veux bien, il y a de la place… Mais allez vous balader d'abord pour voir
les autres, allez bouffer avec tout le monde, et puis revenez dans trois heures". Mais je lui dis "je vous
préviens, ici, y en a des vrais !" Il est revenu trois heures après, avec un sourire, il m'a dit "oui, j'en ai vu
des vrais !" C'est l'instant de voir : diagnostic comme ça ! S'agit pas de faire des comptes, des additions
etc. Si on n’est pas capable de faire ça, faut faire autre chose, ça manque pas les métiers !

Des cas comme ça, c'est tous les jours, il y en a plein. Je pense à un autre truc : Lacan il était très
industrieux, il inventait des trucs comme ça, il était plutôt marrant. Pour moi Lacan c'est, quand on veut
se promener quelque part, on cherche un livre… Lacan pour moi c'est le guide Michelin. Prenez le
Séminaire sur l'angoisse par exemple - c'est magnifique. Pourquoi pas ? Je sais plus à quoi je pensais…
j'ai dû penser à plusieurs choses à la fois. Ah, oui : il y a un tas de schémas de Lacan qui sont très
amusants. Et en particulier, ce que j'appelle le schéma des trois S, avec une bande de Moebius qui tourne
et au milieu l'objet petit a, et c'est entre les trois S : le sujet, le savoir et le sexe. Et le tout : la vérité, le
sens, la compulsion… on peut jouer avec tous ces petits instruments. À partir de là il articule ça - la
bande de Moebius, c'est un petit jeu, mais n'empêche - il y a une chose très importante : quand on voit
quelqu'un en consultation, si on reste dans le domaine disons managérial, bien habillé ou pas bien
habillé, cravate pas cravate, on est le Docteur Machin qui reçoit un client. "Qu'est-ce que vous avez ? "
etc. Bon. Banal, hein. Et une fois qu'on a épuisé le questionnaire, on peut faire des petits signes d'amitié,
ou d'agacement. Et puis on dit au suivant. Et on reste dans son personnage, faut pas confondre, il y a le
thérapeute, et le client. Mais Lacan il parle d'une notion qui est difficile à traduire : Entzweiung.2
Entzweiung ça veut dire, "il n'y a pas d'Autre de l'Autre". Mais qu'est-ce qu'il veut dire par là ?
Je pense à un type que j'ai vu il y a un an et quelques, un bonhomme, une soixantaine d'années,
dépressif depuis quelques mois et un peu vague - à tel point que son généraliste, devant ce un peu vague,
l'envoie faire des scanners, des tout petits trucs, sur l'hypothalamus ou je sais pas quoi. Mais rien. Il
était venu avec sa femme. Je lui demande - c'était au mois de mars - : "mais depuis quand vous êtes
déprimé comme ça ?", -"depuis le mois de décembre". Je dis "qu'est-ce qui s'est passé pendant votre mois
de décembre?", à la fin il me dit "j'étais à la retraite". La retraite, y a rien de plus grave que ça, c'est une
maladie incurable ! "- Et vous faisiez quoi? - J'étais charpentier, menuisier, etc." Je dis "vous avez des
copains alors ?" - il y avait plein de copains mais il n'y en a plus, en plus il a un jardin, mais il n'aime pas
cultiver des salades… Il s'emmerde toute la journée. "Vous pouvez pas faire venir les copains le
dimanche ? Et le médecin qu'est-ce qu'il vous a donné, c'est quoi ce médicament ? venez on va regarder".

1
quatrième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. La cinquième devrait paraître en mai 2013.
2
Entzweiung n.f. : désunion, brouille ; entzwei adv. : en (deux) morceaux, en pièces, cassé, brisé (dictionnaire Hachette
Langenscheidt)

76
Vous savez la bible du médecin c'est le Vidal. Alors on va chercher le Vidal. Il cherche avec moi - je lui
dis "peut-être qu'on pourrait changer un peu, pas tout le temps prendre la même chose". Eh bien ça
c'est… il n'y a pas d'Autre de l'Autre. Entzweiung. On passe… c'est pas du tout le manager, "je suis le
médecin qui pose une question et je fais mon ordonnance" : au bout d'un quart d'heure il était souriant ce
type. Je lui dis "on se revoit dans quinze jours, mais si ça colle pas, vous me téléphonez, et si ça colle pas,
je téléphone à votre médecin". Il est revenu quinze jours après - il était toujours dépressif mais il était
souriant le type, il était content de venir - Entzweiung.
Ça ne correspond pas du tout à l'économie restreinte ça, avec tous ses rendements, tout ce qu'on voit
actuellement… C'est l'économie générale, là où il y a quelque chose de l'ordre de la pulsion. Triebe.
Un autre exemple - justement le type de tout à l'heure, Rümke - phénoménologue, Praecox Gefühl. Il
raconte qu'il avait à faire un rapport sur l'état actuel de toutes les phénoménologies en psychiatrie - en
1950. Et puis je crois qu'à la fin il dit : “Messieurs les phénoménologues, est-ce que vous pouvez
m'expliquer, certaine chose… Quand j'arrive à l'hôpital le matin, je passe dans une petite pièce, et puis il
y a une vieille qui est là, mais une démente, une vraie démente ! Eh bien, avant que je vienne, elle a été
chercher un vase, puis elle a mis des fleurs dedans. Alors messieurs les phénoménologues, racontez-moi
ça ? d'où ça vient ça ? pourquoi elle met des fleurs comme ça ?” il finit là-dessus son exposé. Un type
bien, hein ?
Je peux vous donner encore un autre exemple où ça n'obéit pas à la logique managériale - qui se
résumerait par "est-ce qu'il faut des fleurs? cultiver des fleurs pour quand le médecin-chef vient ? il faut
un type qui fasse attention au vase, il faut pas le casser, faites gaffe…" - je peux donner un autre
exemple, très poétique, très curieux. Je suis arrivé à l'hôpital de Saint-Alban, par hasard - c'est
Ajuriagerra qui m'a emmené voir Tosquelles pour savoir si je resterais là-bas pour travailler. Et je me
souviens, je suis arrivé en début septembre 1947, il faisait un temps magnifique, c'était très beau -
Saint-Alban c'est presque à mille mètres. C'est magnifique. Il y avait un vieux château en granit rose.
J'arrive là, l'après-midi, du soleil, mais il n'y avait pas un chat. Même pas un chat. C'était le silence - rien.
Je dis “qu'est-ce que je fous là ?”
C'est une réflexion très importante de dire "qu'est-ce que je fous là ? ", c'est le début de la réduction
phénoménologique transcendantale.
Qu'est-ce que je fous là ? Et là, je monte un escalier, et qu'est-ce que je vois près du château, le truc en
granit rose : une vieille bonne femme, démente. Elle s'approche de moi et elle me dit - en me regardant :
“c'est le ciel qu'arrive !” Vous vous rendez compte, comme fonction d'accueil ? Je reste là !
Mais ça ça rentre pas dans les critères - des dimensions comme ça il y en a plein.
J'ai plein d'histoires comme ça mais c'est pas très drôle.
Si, dans une clinique une fois - puis je vais essayer de parler d'autre chose - je voyais en consultation, en
psychothérapie, une jeune femme hystérique si on peut dire, qui parlait beaucoup. Et puis c'était en
1950, ils vendaient dans les magasins des casseroles vernies qui résistent au feu, avec ces bleus pâles
etc. Et elle s'approche de moi - c'était un transfert positif - s'approche de moi en me regardant et dit :
“Vous avez les yeux bleu gamelle” ; ça fait drôle hein ! après des compliments pareils, il n'y a plus rien à
dire !

77
Mais allez raconter mes petites histoires comme ça, à toute cette bande d'ahuris, de technocrates, de
machins… c'est pas la même logique. Et ce qui compte dans les prises en charge, c'est toujours les prises
en charge analytiques, au sens profond du terme, et c'est pour ça que ce qui est le plus malvenu dans la
logique managériale, c'est le transfert. C'est malvenu - et c'est terrible de voir que la bureaucratie ça
envahit, ça envahit, c'est un processus gigantesque…
Entre parenthèses, j'avais eu une conversation aux journées de Blois - tous les ans à Blois il y a des
journées d'histoire - avec une historienne, une archiviste, Laure Murat, on ne peut pas se passer de…
moi je trouve très sympathique, Laure Murat. On devait parler ensemble de son livre, qui était un
recueil, un gros livre sur l'homme qui se prenait pour Napoléon. Avec les traces d'Esquirol enfin tout le
bastringue. Eh bien… je suis complètement gâteux hein! Pourquoi j'ai parlé de Laure Murat ?
Comme elle travaille curieusement, elle est très appliquée dans son travail, elle a mis du temps pour
faire son truc… elle en a parlé à peine. Elle travaille à Los Angeles, "c'est peut-être plus emmerdant mais
c'est plus tranquille à Los Angeles qu'à Paris, on vous fout la paix davantage." Elle va venir à La Borde
pendant huit-quinze jours. Pour quoi faire ? elle m'a dit "pour éplucher les patates". On s'entend bien,
quoi. Je lui dis : “avec ce courage d'être archiviste comme ça, je peux vous faire une commande ! Je
commande pour deux ans, étant donné l'importance que ça prend, l'histoire de la bureaucratie depuis
1789”. Je sais pas si elle va tenir hein… mais ça vaudrait le coup, parce qu'on est en pleine bureaucratie,
de plus en plus, peu importe la couleur, le gouvernement, elle s'insinue.
Le discours de Delion, c'est un effet de bureaucratie : ça arrive même à faire perdre à Delion les choses
essentielles qu'il pense tout le temps ! Que le packing c'est pas simplement d'envelopper un type, c'est
une prise en charge extraordinaire !
On pourrait faire la même réflexion sur l'insuline, sur les électrochocs. Moi j'aimais beaucoup. Avec tous
ces types-là, avec le type de Rome 1 qui soigne aux électrochocs. C'étaient des types extrêmement
cultivés, de même Sakel et l'insuline. C'est des horreurs tous ça !! Suivant la façon dont on le fait ! Les
électrochocs dans des grands hôpitaux parisiens, sans précautions, des dortoirs, on passe en série, le
copain il voit l'autre faire sa crise d'épilepsie… au suivant au suivant ! j'ai vu la même chose en Algérie
dans un autre hôpital, ce qu'était devenu l'hôpital, le pauvre Fanon ! il y a des horreurs comme ça.
Il y a de quoi avoir des visions d'horreur.
Mais les électrochocs c'est d'une finesse extraordinaire. Je raconte toujours, parce que c'est un peu
pittoresque, il y avait un type - c'est le traitement dans les mélancolies vraiment accentuées, pour pas
que les gens se suicident - à quinze kilomètres de La Borde, il y a très longtemps, il y avait un paysan qui
vivait tout seul, cultivait des pommes, des machins. Et il était cyclique : il a même eu des tentatives de
suicide. Le médecin affolé l'avait amené. On avait pas encore à ce moment-là beaucoup de choses –
(incompréhensible). Alors on lui a fait un électrochoc. En deux jours, complètement rétabli, il n'est plus
mélancolique. Il était ravi… et alors comme c'était un peu cyclique, de temps en temps il s'amenait en
vélo, avec un gros panier, rempli de pommes, il dit “ça va pas, j'ai envie de me zigouiller, faites-moi un
électrochoc tout de suite !” Alors je lui faisais un électrochoc tout de suite, le matin, et puis il repartait

1
le premier électrochoc a été pratiqué en mars 1938 à Rome par Ugo Cerletti

78
l'après-midi, et il me donnait les pommes.
Mais des cas comme ça j'en ai des quantités ! Les électrochocs ils ont dit "oh !", ils savent même pas ce
que c'est… Moi j'allais faire des électrochocs au lit du malade, même. J'ai fait l'électrochoc à la femme
d'un notaire dans le lit conjugal, faut le faire ça hein ! J'y allais en moto, électrochoc, zing, zing, paf, ça
l'a empêchée de se suicider la bonne femme.
Tout ça a été complètement mystifié. Moi j'ai assisté à Paris, il y a dix-quinze ans, à la prise en charge
des techniques d'électrochocs par la bureaucratie. C'est interdit maintenant à La Borde d'en faire, parce
que j'ai pas les… il faut une salle, comme une salle de chirurgien, avec des types comme ça qui font peur
avec des machins. C'est une opération presque chirurgicale. Et si on le fait pas ils nous foutent un procès
quoi. C'est fou hein ! ça c'est quoi ? c'est quand même en rapport avec une certaine logique dans laquelle
il ne faut pas sombrer hein… J'ai peur pour Delion, il parle des packings comme un imbécile maintenant.
C'est le traitement de tout un quartier le packing, puis les gens en parlent entre eux, des groupes.
Même quand on faisait l'insuline, on faisait des groupes d'insuline. Une bonne femme qui le dit : “le
meilleur souvenir de ma vie, c'est quand vous me faisiez de l'insuline en groupe”. C'est vrai ça.
Alors, ça ne sert à rien de dire ça là, comme ça… Mais quand même la logique qui est en question ça se
mesure pas. Faut voir ce qu'on reçoit comme papiers - vous connaissez bien -, comme conneries… et que
si on remplit pas ça ils nous tombent dessus. Et c'est des crétins qui viennent !
Une bonne femme de la Haute Autorité… oh, je me fais mal voir je m'en fous ! qui est venue il y a un an
ou deux à La Borde, c'était le mois de juillet, il faisait un temps splendide. En ce moment c'est de la
gadoue mais en juillet c'est beau, des arbres, un tas de trucs ; comme le disait un japonais qui était venu
d'Okinawa, il dit : "à la Borde, il y a du ki!"
Mais qu'est-ce que c'est que le ki ? c'est de la Stimmung, c'est en même temps… c'est végétal… à Okinawa
ils connaissent parce que à part les bombardements, il y a des arbres.
Il y avait du ki. Et cette bonne femme elle vient visiter comme ça, bo-bom-bo-bo (moi je la reçois plus
hein, je veux plus - même en prenant du gardiennage). Elle dit : “ah oui, La Borde, c'est un lieu de vie !
mais c'est pas un lieu de soins.” Je m'arrêtais là je lui aurais mis la tête dans la terre !
Une petite histoire - il faudra m'arrêter - petite histoire d'un groupe de bureaucrates comme ça.
À La Borde il y a plus de cent malades résidents, hospitalisés quoi. Et puis une cinquantaine au moins,
soixante, à l'extérieur, à la ville, à Blois, dans des petits appartements, des petits pavillons, ils viennent
tous les jours. L'hôpital de jour on appelle ça.
Les administratifs : "les gens de l'hôpital de jour, il y a quand même eu des histoires - ils faut pas les
mélanger avec des gens hospitalisés ! Il faut les mettre à un kilomètre !" On peut pas… surtout que
c'était pas vrai en plus, il a fallu chercher des règlements et ce n'était pas vrai. Donc on a pu isoler dans
la salle des spectacles et c'est l'hôpital de jour… Mais quand ils viennent, ceux de l'hôpital de jour, ils
viennent pour quoi faire? ben ils viennent pour s'occuper, il y a des ateliers de toute sorte, surtout
quand ils ont été hospitalisés, qu'ils sont sortis, qu'ils reviennent ; ils viennent voir le médecin ou un
psychologue ; mais ils viennent surtout voir les copains. Ils viennent voir leurs copains. J'expliquais ça à
tout un groupe d'administrateurs, tifs, c'est pas compliqué ! Et un type me dit "c'est très compliqué ce
que vous nous dites". Je dis ah bon. Et alors il a réfléchi, beaucoup : "mais alors, ils sont à l'extérieur

79
mais ils viennent ici", et il me dit : "c'est ça, c'est un peu la même logique que le service après-vente".
Je suis resté silencieux, respectueux, et au bout de deux-trois minutes, j'ai dit : "c'est tout à fait ça". Moi
je suis un peu impulsif quand même… quand je suis sorti de là, sur le pas de la porte, ce type-là, qui allait
partir, je lui dis "vous savez, regardez, moi je suis grand, pour moi c'est toujours un miracle que je tienne
debout sur mes pieds, et que je me casse pas la gueule. En neurophysiologie générale, on n'a pas encore
trouvé tout le mécanisme - c'est d'une complexité la station debout… mais ça tient quand même. Mais si
j'appliquais votre formule, je me casserais la gueule tout de suite." Puis le type est parti. Ils m'aiment pas
beaucoup hein mais n'empêche, on peut pas se laisser manoeuvrer comme ça !
Il y a des quantités de trucs comme ça, le temps qu'on perd avec la logique managériale, ça s'est infiltré
partout. Je vois arriver des stagiaires, il y a des stagiaires qui viennent d'un peu partout, d'universités,
qui ont des cours avec des professeurs de psychanalyse (pour moi professeur et psychanalyse ça va pas
ensemble)… Et alors on leur dit [en cours]: chez les schizophrènes, il n'y a pas de transfert. S'il n'y a pas
de transfert, y a pas de (?). À mon avis c'est effrayant de dire des choses pareilles, et c'est officiel !
Tout ce qui fait l'originalité de la psychothérapie institutionnelle - c'est un grand mot qui a été galvaudé -
c'est justement qu'on s'appuie sur le transfert. Je reste avec Tosquelles, Pankow etc. Ce que disait
Tosquelles : c'est un transfert multiréférentiel polyphonique. Avec des schizophrènes c'est un transfert
dissocié, c'est pas des gros trucs comme les névroses quelconques. J'ai bien connu Gisela Pankow qui
faisait des analyses de schizophrènes, et elle disait, “les psychotiques ils sont… la Spaltung, la
dissociation, c'est comme des grands brûlés. Il y a la peau qui est partie, c'est à vif, c'est épouvantable, ils
sont là avec des systèmes de défense”. Il faut qu'on trouve le moyen, elle disait "faut faire des greffes",
comme chez les brûlés. C'est elle qui avait proposé ce terme : faire des greffes de transfert. À la même
époque - c'était en 73 - il y avait une majorité de schizophrènes, de types un peu bizarres - pas plus que
les bureaucrates - mais il y a quand même des transferts, ce que j'appelais la Spaltung… Bleuler, il a
trouvé un mot extraordinaire pour parler de la schizophrénie, les schizophrénies, Eugen Bleuler, 19111,
Spaltung, et ça a été traduit comment Spaltung ? Il y en a qui ont traduit ça par splitting, c'est des
pervers hein, clivage ça va pas du tout, dissociation schizophrénique, c'est le mot qui est resté dans le
commerce ! mais c'est quand même un peu bizarre.
Comment dire Spaltung ? j'en parle à une femme que je vois régulièrement, c'est une Allemande, une
vraie, de la région de Kassel qui travaille au Goethe-Institut et donc qui connaît très bien toute cette
production. Elle dit "Spaltung, c'est un mot très banal, mais alors pour le traduire…" Alors c’est elle qui
m'a donné une image pour la schizophrénie, en disant : on est dans une forêt, il y a un orage
épouvantable, et ça arrache les arbres. Et la Spaltung, c'est l'arbre qui est cassé qu'on en voit le sang et
la moelle de l'arbre. C'est la Spaltung, et c'est ça la schizophrénie. 2
Dans une imagination agreste, je pensais à ce que disait Tosquelles, il disait "ce qui compte, dans la
psychopathologie générale, c'est une forêt - c'est pas simplement les arbres d'une forêt. Pour qu'il y ait

1
Eugen Bleuler, Dementia praecox oder Gruppe der Schizophrenien, 1911
2
dans le dictionnaire, Spalt n. m. : fente, interstice, fissure ; Spaltung n. f. : CHIM dissociation, décomposition, dédoublement ;
NUCL fission ; division, scission (d’un parti), schisme (en religion)

80
une forêt faut qu'il y ait de la brande 1". J'avais même pas compris ce que c'était : c'est-à-dire, de la
mousse, des bosquets, des trucs, des herbes, toutes sortes de choses. C'est ça qui permet qu’il puisse y
avoir des arbres ! Dans cette imagination agreste, les arbres, la brande, c'est tout ça qui est bouleversé
dans la schizophrénie. On peut laisser aller son imagination, le chemin qui mène nulle part, Holzweg,
c’est un terme magnifique, il y a un texte magnifique de Heidegger sur le Holzweg, le chemin de forêt qui
ne mène même pas vers une clairière… Mais c'est votre travail ça ! mais comment vous voulez faire
passer ça dans une logique managériale ? Faire passer la brande, la Spaltung, les identifications, les
fantasmes… c'est une logique d'une complexité extraordinaire qui ne peut pas passer dans les machines.
Or actuellement, ils voudraient nous obliger à faire des fiches techniques pour chaque cas qu'on voit,
avec l'heure même ! Vous avez vu un tel de telle heure à telle heure… de quoi vous avez parlé ? si je dis
"j'ai parlé de la brande", ils diront que je suis malhonnête, ils savent pas ce que c'est. Or ça c'est quand
même l'arrière-fond, c'est à partir de là ; quand Tosquelles disait “mais chez les schizophrènes il y a du
transfert dissocié, multiréférentiel” - comment expliquer certaines choses qui se passent, d'ambiance
par exemple ? La thérapie par l'ambiance. Faut faire attention, il vont faire venir des spécialistes de
l'ambiance ! rien de pire !
Il y a très longtemps, il y avait un schizophrène qui pouvait pas être à l'intérieur, ni dans sa chambre, ni
dans une salle à manger, il passait sa vie en vélo. Il avait installé tout sur son vélo : une machine à
écrire, un tas de trucs. Il avait été ingénieur, il avait l'idée d'utiliser l'énergie du Sahara, c'était pas idiot
d'ailleurs, pour alimenter le Nord de l'Europe… il écrivait sur sa machine comme ça, en vélo. Jamais
dans sa chambre, il n'y allait pas, il allait pas bouffer. Un homme était venu, il dit "je vais voir le
monsieur", il a été le voir au bistrot. Et un beau jour on me dit : "eh bien monsieur Truc, il est au château,
il est entré hier soir, il s'est assis dans un fauteuil, il a ouvert le journal, il était bien". Qu'est-ce qui s'est
passé ? En même temps il y a une femme qui était hystérico-machin-truc, très très finaude, et qui me dit
"c'est bizarre - elle savait pas ça -, c'est bizarre hier soir, je suis entrée dans une pièce à côté du salon, et
puis j'ai pensé, je me suis retrouvée, je me suis mise à tricoter, j'étais comme il y a des années". Alors
qu'est-ce qui s'est passé? On va demander aux managers : le type est entré il s'est assis dans le fauteuil,
et en même temps son histoire… on avait dû trafiquer quelque chose, dans les groupes ! Puisque
Tosquelles parlait du transfert multiréférentiel, polyphonique - comme dans un orchestre ; tu touches à
quelque chose et ça joue sur un autre, et ça joue sur un autre, et c'est pas des trucs qui peuvent être mis
en équation. Pourtant c'est très important la façon de vivre, ça peut éviter à quelqu'un de se suicider,
par exemple. Bon, c'est pas grave n'est-ce pas, mais quand même ! ça compte beaucoup. Ce qu'on appelle
l'ambiance, faudrait faire tout un développement : qu'est-ce que c'est que l'ambiance ? un système
d'identification et en même temps, de polyphonie, puis ça fait des accords, etc., et souvent les
interprétations, elles ne viennent pas de monsieur le professeur Dupont qui va dire "je vais vous
interpréter ça". C'est le copain de chambre qui interprète ! à condition qu'on le sache… dans une
conversation ou une bagarre des choses se sont passées. Autrement dit ce qui empêche l'interprétation,
c'est la bureaucratie, parce que ça ferme, ça bouche toute possibilité d'échange comme ça.

1
CNRTL : brande, subst. fém. bruyère des terrains incultes − P. méton. terre où croissent ces arbustes

81
[quelqu'un tousse fort à plusieurs reprises] Oh ça doit prouver que c'est fini, ça ! ça tombe juste comme il
faut. On voit bien que le transfert compte même dans la schizophrénie. Le transfert c'est inséparable de
l'existence. [un gobelet tombe] ça commence à bien faire !
Tous les matins je vois un bonhomme qui vient de Reims, qui connaît bien Chemla, un type qui vient, et il
veut me voir absolument, du coup tous les matins je le vois. Et puis si ça suffit pas le soir aussi un peu.
Mais ça tient, il est pas mal, hein. Mais de temps en temps moi je suis pas bien ; alors des fois il entre et il
dit : "hh-hmm ! je vous reverrai ce soir hein !" Mais c'est un schizophrène hein ! "Ouais, j'ai pris de la
drogue, il dit…" mais il est schizophrène quand même, c'est limite, c'est pas net. Mais quand même, il y a
une intention comme ça.
Les groupes, tous ces trucs de thérapie de groupe, c'est très très important. Le transfert par exemple, ce
qu'on appelait faire des constellations. Il y des cas très difficiles hein, on appelle des emmerdeurs
absolus les types qui cassent tout, on sait pas quoi faire - puis ce n'est pas leur ordonnance, des doses,
des machins… à ce moment-là on fait une constellation.
J'avais été frappé, au moment du Congrès de Zürich chez Jean Henriet, il avait ramené un copain,
Racamier, qui venait de faire une enquête aux Etats-Unis, pour savoir quel était l'état de la psychiatrie
aux Etats-Unis ; il avait fait une enquête dans une clinique près de Washington, y avait deux sociologues,
Stanton et Schwartz qui ont été voir. Ils ont étudié ce qui se passait, et il y avait un malade psychotique,
qui était enfermé toute la journée, mais il était vu régulièrement, une ou deux fois par semaine, par
deux psychanalystes. Les psychanalystes ne se voyaient pas entre eux. Vraiment pas de progrès, rien
du tout, au contraire. Et Stanton et Schwartz, ils ont rencontré les psychanalystes et dit : "écoutez, votre
technique, il n'y a pas beaucoup de résultats. Vous devriez peut-être… vous vous voyez pas, un petit
peu? Mais allez prendre un café, engueulez-vous ou allez à la piscine, n'importe quoi mais voyez-vous !"
Enfin ils se sont vus. Eh bien quelques jours après le type il sortait de sa chambre ; il allait beaucoup
mieux.
Devant un tel truc, un jour je suis rentré : à la porte il y avait un emmerdeur, mais comme on peut
jamais imaginer, un psychopathe parano tout ce qu'on veut, il avait été dans tous les hôpitaux, il était
dégueulasse, il était sale, il puait on pouvait pas le laver, il démontait les voitures la nuit, enfin c'était
horrible ! Il avait été hospitalisé puis renvoyé, il faisait des fugues… on peut pas garder un type pareil.
Et on a fait une constellation. On est réunis un soir - parce qu'on se réunissait, c'était avant les 35
heures, on se réunissait tous les vendredis soirs de neuf heures à minuit, à condition que ça soit tout le
monde - pas de hiérarchie. C'est-à-dire : les médecins, les psychologues, les infirmières, les femmes de
ménage, les cuisiniers, jardiniers, tout ça de neuf heures à onze heures le soir. Et puis - bon, secret
professionnel - on parle de ce type, on parle de ce type… une constellation. Les gens le connaissaient, on
a parlé une soirée ; à la fin, technique de Kurt Lewin -ça fait bien, hein-, on a parlé des sympathies -
antipathies, parmi vous est-ce qu'il y a quelqu'un qui partirait en vacances dix-quinze jours avec ce
salopard ? Eh bien, il y a une jeune fille qui venait d'arriver, magnifique, femme de ménage, qui a été une
très bonne infirmière après. Et elle a dit : "moi". Alors tout le monde lui a dit : oh, salope ! etc.
Eh bien le lendemain le type allait bien, beaucoup mieux. Bon, on va le laver. Qu'est-ce qui s'est passé?
Devant le miracle j'ai téléphoné à Tosquelles qui était encore à Saint-Alban, il m'a dit “Tu as remué le

82
contre-transfert institutionnel !” Ça me faisait une belle jambe… j'ai pas compris ce qu'il voulait me dire,
maintenant j'ai compris. J'ai dit "j'ai touché au prosdiorisme" - vous savez le prosdiorisme, je me réfère à
un syndicat de défense des virgules et des point-virgules, c'est mettre des virgules où il faut, des
espaces, pour que ça prenne sens.1
Il est certain que le lendemain quand les gens sont passés à côté de ce type, y avait peut-être un tout
petit sourire, quelque chose, un geste de la main, très peu, et ça suffit. Parce que pour modifier le
caractère c'est pas aller faire des grands discours, c'est comme ça. Quand on est emmerdés on fait ça, et
on joue sur quelque chose, du transfert multiréférentiel. Veuillez faire passer ça, une constellation, dans
les critères de toute cette bande d'abrutis, on peut même pas les qualifier. En fin de compte c'est pas
possible. Et c'est ça qui compte ! On sait bien que ce qui compte, même pour tout un chacun, c'est pas les
grandes phrases, les machins, c'est un sourire, un rien, un petit geste, c'est ça qui déclenche.
En fin de compte on retombe sur le problème de Lacan quand il parle de la causalité psychique. C'est un
vieux truc ça. Et ça rejoint les réflexions de Marx et Engels, Engels disait à Marx "ça suffit de reprendre
la logique négative! Hegel tu nous emmerdes", il disait ça en 1859.
C'est une reprise de la logique pulsionnelle : où est-ce qu'il y a de la pulsion? où est le désir ? ça
s’enregistre pas dans une boîte automatique ou à la banque - le vrai désir. Où ça se situe, la Spaltung ? ça
se situe pas au niveau des appartenants, c'est un niveau d'une autre logique. Il y a un universitaire
danois, Niels Egebak, qui m'avait envoyé un texte magnifique, sur la notion de travail chez Marx ; d'une
subtilité fouillée 2. Et justement il fallait faire la distinction entre économie restreinte et économie
générale.
L'économie générale c'est aussi celle de la pulsion, du désir, le désir inconscient et inaccessible. La
dissociation, la schizophrénie, le transfert, c'est pas au niveau de l'économie restreinte capitaliste.
Malheureusement c'est des fois poussé là-dedans : il y a des spécialistes du transfert, etc.
Oui, je pense que j'ai dépassé l'heure, hein...

Daniel Denis recommande la lecture d’un livre d'entretiens entre Patrick Faugeras et Jean Oury, qui
s'intitule "Préalable à toute clinique des psychoses".

1
«des tous petits bouts de mots, et quelquefois, des mots qui passent inaperçus, mais c’est eux les plus importants. Sur quoi,
justement, dans le séminaire « Ou pire » de Lacan (j’en ai parlé plein de fois) un mot m’avait surpris, le mot
« prosdiorisme ». J’ai cherché dans un dictionnaire grec. Je n’ai trouvé qu’une petite ligne. C’est ce qui permet de mieux situer et
de définir le sens de ce qu’on dit. Les prosdiorismes sont les ancêtres des quantificateurs qu’on retrouve deux mille ans plus tard ;
les quantificateurs universels et existentiels ; « Pour tout… il y a… » ou alors : « Pour un… il existe… » Le « un », « tout », « quelque » ou
une exclamation, ça précise ce qui a été dit. Ça, ce sont des petits mots qui passent inaperçus la plupart du temps. L’analyse joue
en effet sur ces petits mots-là. Parce que le même message aura un sens tout à fait différent suivant la tonalité : « Le petit chat est
mort », par exemple, cinquante fois de suite, c’est très différent, mais pas simplement. Il y a les intonations, ça peut être
désespérant, ou alors la joie complète.» Jean Oury, Séminaire de La Borde, 1996-1997.
2
Niels Egebak, Le concept du travail en général chez Marx. Vers une anthropologie matérialiste , 1977.
Texte en ligne ici : http://ouvrirlecinema.org/pages/style/atable/egebak/EgebakMarx.pdf

83
TRANSMETTRE LA PSYCHOTHÉRAPIE INTITUTIONNELLE, C'EST LA RÉINVENTER !

Patrick Chemla
J'ai intitulé mon propos "Transmettre la psychothérapie institutionnelle c'est la réinventer !", avec un
point d'exclamation, c'est quelque chose que je voulais assez tonitruant. Je voulais dire que pour moi,
cela s'inscrit dans une suite d'interventions, que j'ai voulue. J'ai voulu répondre et travailler avec des
collègues de psychothérapie institutionnelle, à l'Association Marseillaise de Psychothérapie
Institutionnelle (AMPI), à Euro-psy à Paris1, aujourd'hui donc avec vous à Angers : il y avait pour moi
une sensation d'urgence à transmettre, une urgence à la fois politique et éthique. Hier soir je parlais de
ce qui s'était passé autour de la criminalisation des malades mentaux, et les réactions qu'il y avait eu
par rapport à cette atteinte, mais il y a eu aussi autre chose, qui m'a mis en mouvement, qui n'a pas dû
passer inaperçu, et c'est de ça que je veux vous parler : c'est ce qui s'est joué dans l'entre-deux tours de
la présidentielle avec ce tournant raciste qu'a opéré la campagne politique… vous savez le panneau sens
interdit avec écrit en arabe dessus. Ce tournant, brusquement on a vu que la droite allait jouer avec,
avec quoi ? réveiller le démon du racisme, et à partir de là, une très grande inquiétude m'est venue. C'est
pas la crise de l'UMP qui m'empêche de dormir. Ce qui m'inquiète c'est la montée de l'antisémitisme, la
montée du racisme contre les arabes, ça n'arrête pas. Et par ailleurs ce qui se joue avec la Grèce où des
groupes racistes liquident des étrangers dans les rues ; on est en train de mettre un peuple à genoux.
On en est là, c'est dans cette situation-là que nous parlons : une crise. On parle de la crise, mais c'est une
crise où des gens sont mis à genoux et qui est en train de réveiller tous les démons du racisme. On parle
de l'autisme, etc., quelque chose fait retour, c'est l'inquiétude de ce retour qui va prendre des formes
nouvelles, qui m'a mis en mouvement.
Transmettre, c'est aussi l'intitulé de mon séminaire de cette année à la Criée à Reims. pas la
transmission, mais comment faire acte de transmettre, c'est presque un impératif ! En tout cas je crois
que c'est un signe des temps difficiles que nous traversons, un symptôme de la crise de la culture, qui
nous affecte dans nos capacités d'invention et pousse nombre d'entre nous dans une posture de
déploration - ça ne s'est heureusement pas beaucoup senti dans ce colloque, mais comme nous le disions
hier soir nombre de colloques de psychothérapie institutionnelle, depuis une vingtaine d'années, étaient
affectés par cette posture de déploration qui, je crois, a beaucoup nui à notre vitalité. Il est ahurissant
d'entendre parler d'âge d'or de la psychiatrie avec nostalgie, d'âge d'or de la psychothérapie
institutionnelle ou de la psychanalyse, alors que nous savons - pour les plus anciens -, que le mouvement
dans lequel nous nous inscrivons a toujours rencontré de très vives résistances ; depuis Freud.
Récemment, pour le séminaire, je me suis replongé, et je propose ce détour aujourd'hui, dans la
relecture de plusieurs textes freudiens et en particulier de L'homme Moïse et le monothéisme. Sans

1
Euro-psy, "organisme de formation et de réflexion en psycho-pathologie clinique, institutionnelle et psychanalytique", voir le site :
http://www.euro-psy.org/

84
doute cela fait symptôme de mon côté : je reviens toujours de façon répétitive à ce texte, L'homme
Moïse, écrit à un moment où Freud assistait impuissant à la fin d'un monde, de son monde, celui où la
psychanalyse a pu voir le jour - au prix d'un isolement dans le monde scientifique et d'une persécution
dont nous aurions vite fait d'oublier l'intensité. On oublie à quel point Freud a été victime de l'opprobre
des médecins de son temps et des pseudo-scientifiques. Le scandale de la découverte de la sexualité
infantile, du fait que le moi n'est pas maître en sa demeure, se conjuguait en effet à un antisémitisme
virulent, qui faisait de la psychanalyse une science juive pour la discréditer.
Récemment il m'est arrivé un drôle de truc, je le dis comme à Euro-psy Jean-Claude Polack, - qui est un
copain - à la fin de son intervention m'a dit - c'était un compliment de sa part je crois - : "Patrick, au fond
ton truc à Reims ça marche bien, c'est incroyable ça devrait pas marcher !" C'est vrai, ça n’a jamais
aussi bien marché que depuis que c'est la crise, curieusement, avec les patients. Il cherchait une
explication et a dit "c'est parce que vous êtes une bande de juifs algériens". On parlait tout à l'heure du
franco-espagnol… brusquement est apparu un truc tout à fait étonnant : qu'est-ce que c'est que cette
histoire ? Il l'a repris dans un séminaire à l'Utopsy1, et il a eu ce fantasme de chercher une explication
du côté de l'étranger. Je vais m'en expliquer de cette affaire-là : retour sur Freud, et sur ce moment qui
allait voir surgir une catastrophe dans la culture. Ça me paraît essentiel de garder à l'esprit - surtout
dans les moments qui pourraient nous inciter à un certain abattement, ces paradoxes historiques qui
font l'histoire de notre praxis. Il se trouve déjà que c'est dans l'après-coup de la Première Guerre
mondiale que Freud va se trouver dans la nécessité de repenser radicalement sa métapsychologie, et de
construire littéralement ex nihilo cette supposition de la pulsion de mort.
Ce n'est qu'une supposition algébrique : il fallait ça, une pulsion de mort qui s'oppose de façon complexe
au principe de plaisir. Jusqu'alors c'était comme ça que ça devait marcher, et puis ça ne marche plus…
La pulsion de mort qui œuvre en silence, non repérable cliniquement, mais à l'œuvre dans la répétition
des cauchemars, des traumatismes de guerre, dans la réaction thérapeutique négative ; c'est-à-dire que
toutes les cures où ça marchait bien : l'interprétation, refoulé - retour du refoulé, ça ne marche plus, ça
cloche. Cette supposition clinique de la pulsion de mort me paraît de la plus haute importance, et je
m'appuie toujours sur ceux qui me l'ont transmise à leur manière.
Jean Oury me conseillant il y a très longtemps de relire le Problème économique du masochisme 2, une
relecture que j'effectue régulièrement, exercice de gymnastique psychique, où Freud distingue,
beaucoup plus clairement que dans De l'au-delà du principe de plaisir, la pulsion de mort de la pulsion de
destruction, ce qu'on a souvent tendance à confondre - et lui-même le confond -. Il distingue bien en
caractérisant cette pulsion de destruction comme “colonisation par Eros de la pulsion de mort”. Dans la
pulsion de destruction il y a encore de la vie et c'est même par ce biais-là que quelquefois la vie se
réveille. Les métaphores coloniales, les métaphores du domptage également, insistent dans le propos
freudien ; et dans l'orientation qu'il tente de dégager à partir du renoncement pulsionnel vers la
sublimation.

1
On peut lire sur le blog d’Utopsy “UTOPSY est une association proposant un séminaire ouvert à tous, créée par des internes, afin
d'offrir un espace d'échange autour de la clinique, du transfert, de la place de la folie dans la société”. Il existe un site :
http://www.utopsy.fr/
2
Sigmund Freud, Das ökonomische Problem des Masochismus, 1924

85
Deuxième truchement pour moi : Nathalie Zaltzman, qui évoque la pulsion anarchiste - j'aime bien ce
mot - dans son livre remarquable De la guérison psychanalytique 1. Lisez-le, relisez-le. Elle montre, dans
une suite de renversements étonnants, autour du slogan "Viva la muerte!", qui passe des anarchistes
aux fascistes pendant la guerre d'Espagne - à opérer cette suite de renversements entre pulsion de mort
et pulsion de vie. C'est une clinique qui part à la fois du politique, d'une lecture directe de ce qui peut se
passer dans la politique, mais aussi dans ce livre-là elle repère comment la pulsion de mort - c'est
différent de Freud d'ailleurs - peut se repérer dans la clinique également, et pas seulement se supposer.
Ce serait toute la suite de son œuvre sur la distinction qu'elle tente d'opérer entre travail de culture,
Kulturarbeit, et travail de civilisation, qu'il faudrait explorer.
Pas le temps aujourd'hui, et j'ai eu le regret… son dernier livre portait sur le mal, j'en ai discuté avec elle,
je voulais l'inviter, et elle est morte brutalement. Je suis resté comme privé de cette discussion avec elle.
Elle essayait de penser avec la psychanalyse pourquoi la psychanalyse n'arrivait pas à penser le mal.
Avec sa conclusion, pessimiste, dans ce livre-là : elle avait raison d'être pessimiste.
Dans ses réflexions sur le mal radical elle fait le constat que l'hypothèse freudienne de la Kulturarbeit,
du travail de la culture… Freud avait l'idée que la psychanalyse allait d'une certaine manière opérer ce
travail de la culture ; l'explorer pourrait provoquer une sorte de progrès de la culture. Or évidemment
Nathalie Zaltzman constate que ça n'a pas du tout été le cas. Il y a sans doute eu un espoir démesuré
pour la psychanalyse dans ce travail de la culture, je crois qu'on est un certain nombre ici à l'avoir
quelque peu partagé, et puis on a été un peu désillusionnés dans notre pratique comme dans nos
théorisations.
Mais nous savons aussi maintenant, et Freud le constatait déjà en conclusion du Malaise dans la culture ,
qu'il n'y a rien de certain, jamais, dans le combat entre Eros et Thanatos. On le disait hier, c'est en
chacun d'entre nous bien sûr… Freud était bien placé pour constater la montée du nazisme, sans
pourtant arriver, c'est tout à fait étonnant d'ailleurs, à en saisir vraiment la nouveauté radicale. C'est
encore Nathalie Zaltzman qui remarque que dans Massenpsychologie, les foules organisées que Freud
décrit correspondent, il le dit d'ailleurs explicitement, à l'église, à l'armée, au parti. Pourtant les foules
fascistes qui sont en train de monter, de manifester sous ses yeux, sont fort différentes.
Ce sont des masses en fusion à mettre plutôt en relation avec une exacerbation des forces de mort et de
déliaison, que Nathalie Zaltzman va caractériser comme foules désorganisées. Distinction qui me paraît
très importante. J'avais trouvé ça aussi dans les mémoires d'Elias Canetti - c'est une merveille, lisez
l'autobiographie d'Elias Canetti, c'est extraordinaire! - qui entre autres rencontre Freud et les freudiens
et il est à la fois fasciné et contre, tout contre, Freud. Il part en vacances avec Massenpsychologie, il le
met sous son oreiller tellement il le déteste… il est très énervé parce qu'il trouve ça génial, et en même
temps il ne comprend pas pourquoi les psychanalystes ne voient pas la montée du nazisme. Il ne
comprend pas. Il leur lance des avertissements angoissés et les psychanalystes freudiens, et Freud lui-
même, restent sourds. Il leur conseille pourtant d'enlever leurs œillères, de prendre la mesure de la
montée du nazisme, il se passe quelque chose d'inouï !

1
Nathalie Zaltzman, De la guérison psychanalytique, P.U.F, Collection Epîtres, 1998.

86
Je crois que cette très grande difficulté à prendre en compte le politique alors que Freud va consacrer
toute une série de très grands textes à une réflexion sur les masses… je crois que la psychanalyse, nous
en avons hérité pour le meilleur et, hélas, aussi pour le pire. Il n'y a qu'à constater l'immense difficulté à
ce que les analystes travaillant en-dehors des institutions, y compris aussi ceux qui travaillent dans les
institutions quelquefois, puissent prendre en considération la montée actuelle des périls ; ou alors ils le
font le plus souvent dans la défense de l'ordre ancien, qui serait prétendument menacé par le déclin de
l'autorité paternelle, le mariage homosexuel ou autres catastrophes prétendues de l'Ordre Symbolique -
avec des majuscules ! Lise Gaignard en a parlé un peu ce matin, c'est vrai que c'est tout à fait
impressionnant de voir combien des psychanalystes se mettent en position de gardiens de l'ordre - on
peut le prendre dans tous les sens du terme. A minima, à quoi a-t-on assisté comme mobilisation des
psychanalystes et de leurs associations ces dernières années ? ça a été une mobilisation tout à fait
corporatiste, professionnelle, contre les psychothérapeutes.
Il y a eu d'autres appels : le manifeste - que j'ai signé malgré tout - qui essayait de tenir une autre
position. Mais le débat est resté comme confiné dans une défense de la psychanalyse, de la profession, et
en particulier de la psychanalyse lacanienne comme si l'État allait distinguer entre Lacan et les autres
théoriciens, alors qu'il s'agissait à l'évidence d'une tentative de l'État de s'immiscer dans l'intime et dans
la régulation des passions humaines, dans la gestion biopolitique des populations, comme Foucault et
Castel nous l'avaient annoncé de façon assez visionnaire il y a déjà quand même une trentaine d'années,
avec au coeur de ce projet l'enjeu de l'évaluation - Madeleine vient de nous le rappeler -, et la mesure de
l'inestimable du désir humain - c'est de ça que Oury nous a parlé pendant un bon moment ce matin…
évidemment, entre économie générale et économie restreinte, on est dans deux logiques tout à fait
inconciliables, je dirais antipathiques l'une à l'autre. Il y a de la haine qui se dégage, forcément.
Remarquons d'ailleurs que dans toute cette offensive menée par l'État pour lutter, le prétexte au départ,
c'était de lutter contre les dérives sectaires des psychanalystes, ainsi qu'au niveau des réactions elles-
mêmes des groupes analytiques, il n'aura jamais été question pendant ces années-là, de la
psychothérapie institutionnelle elle-même, comme si elle n'était concernée en aucune manière par
toutes ces manœuvres, et comme s'il s'agissait uniquement pour toutes ces associations de
psychanalystes de sauver l'or pur de la psychanalyse - lacanienne.
Il aura fallu la déclaration de guerre récente de la Haute Autorité de Santé pour réveiller tout le monde -
ils ont déclaré la guerre au packing, à la psychanalyse, et à la psychothérapie institutionnelle : c'est
bizarre, ils savent que ça existe encore ? Plein de psychiatres se sont dit : on croyait que ça n'existait
plus ! Oui, d'ici un an on ne devrait plus exister. Le responsable nous a donné un an pour éliminer ça, il
ne s'est pas attaqué seulement à l'autisme…
Cette déclaration de guerre nous rappelle l'actualité de notre mouvement et cette volonté de nous
mettre au pas, de nous réduire au silence. Au-delà de l'autisme, l'objectif était de s'attaquer à l'ensemble
de la psychopathologie - c'est ce que Jean Oury rappelait très justement. Ç'a été annoncé par voie de
presse - dans L'Express, en réponse fort généreuse aux lobbies s'autodésignant représentatifs des
parents d'autistes. Et le marchandage quelque peu honteux que Delion a raconté aura consisté pour
certains à céder sur le packing pour prétendument sauver psychanalyse et psychothérapie

87
institutionnelle, ça ne doit pas nous masquer la réalité, surtout quand elle s'avère déplaisante. Il est
d'ailleurs remarquable que malgré la défaite de Sarkozy, cette offensive se poursuive et rencontre bien
peu d'opposition. Il se trouve même maintenant un député PS du Morbihan, Gwendal Rouillard, pour
faire cause commune au nom du bien avec Daniel Fasquelle qui voulait interdire par la loi
l'enseignement de la psychanalyse. Et nous devons prendre acte de ce qui vient d'arriver aussi à Alain
Gillis dont la conférence a été interdite dans une faculté de philosophie à Toulouse, en raison de la
menace brandie par un nouveau chevalier blanc à l'égard du nouveau président de l'université - menace
sur les crédits, qui a marché : un type à lui tout seul a réussi à bloquer une conférence dans une enceinte
d'université… Sous prétexte donc qu'il allait enseigner une matière non recommandée par la Haute
Autorité de Santé !
Vous voyez comment nous sommes passés à très grande vitesse d'une "non-recommandation" déjà
scandaleuse, à une interdiction mise en garde pour Alain Gillis et Pierre Delion pour des conférences
publiques. Sans qu'il y ait eu besoin de légiférer : cela me paraît important à souligner. C'est toute
l'hypothèse de Dardot : on est vraiment entrés dans l'ère de la norme. Il n'y a même pas besoin de faire
des projets de lois pour interdire des conférences dans des enceintes universitaires. Et pour que dans
les établissements du médico-social, non seulement des enseignements mais des pratiques soient
stoppées, des gens licenciés, des psychanalystes mis à la porte.
Tout se passe comme si cette haine de la psychanalyse, ou plus exactement cette haine de l'inconscient
et du transfert se déchaînaient dans l'actuel de la crise de la culture et comme si les États, loin
d'endiguer cette vague obscurantiste, laissaient faire voire même soufflaient sur les braises.
J'avais écrit ceci et hier j'ai reçu sur mon mail une information : il y a eu une espèce de pantomime au
Sénat, faite par Carlotti, ministre de la République, avec des parents d'autistes - et des propos
absolument délirants ! Maintenant il y a des autistes partout : les SDF sont des autistes, bien sûr tous
soignés par des psychanalystes : il faut éliminer les autistes - et les psychanalystes d'ailleurs.
La haine de la psychanalyse aura donc toujours de l'avenir et Freud en a toujours eu l'intuition ; il est
d'ailleurs remarquable que cette haine s'exacerbe alors que les tabous et les interdits sont
prétendument levés sur la sexualité et que les diverses jouissances nous sont comme offertes sur un
plateau. Et pourtant il reste toujours scandaleux de soutenir l'énigme du désir inconscient - un autiste
serait identifié purement et simplement à son trouble neurologique, pas d'inconscient ! Et bientôt il en
sera de même pour les psychotiques, les déprimés, et donc tout un chacun. Vous savez que dans la loi du
5 juillet, ça s'attaque d'abord aux psychotiques, et il y a le plan dépression qui se profile derrière.
C'est cela qu'il nous faut démontrer, mais avant de le démontrer, encore faudrait-il que nous en soyons
lucides, conscients - c'est loin d'être le cas. Et que nous ne nous perdions pas dans des combats d'arrière-
garde. C'est cette subversion toujours scandaleuse et révolutionnaire du désir inconscient qui reste
d'actualité, quand bien même de nombreux psychanalystes auraient oublié cet aspect subversif de leur
acte pour rechercher une place d'experts en inconscient… Au fond, dans l'ordre technicien et de la
marchandise.
D'où mon intitulé, qui insiste comme un mot d'ordre : transmettre la psychan… la psychothérapie
institutionnelle, c'est la réinventer. J'allais faire un lapsus : transmettre la psychanalyse ; effectivement

88
c'est un seul et même mouvement. Il nous faudrait donc arriver à distinguer une méthode et une
éthique. Une posture construite dans l'intime intrication des enjeux politiques et psychanalytiques, et
distinguer donc des formes locales et datées que notre mouvement a pu emprunter. D'où la nécessité
d'une lutte de tous les instants pour éviter la fétichisation des trouvailles de ceux qui nous ont précédés
et qui ont pu jouer pour nous un rôle de maîtres, voire la fétichisation de leur personne, ou pire une
fétichisation de l'origine : Saint-Alban…
D'où l'importance de distinguer soigneusement tradition et transmission, cela me paraît vraiment
fondamental pour nous. Il me paraît essentiel de transmettre l'histoire de Saint-Alban et de la fonction
essentielle du Poum comme matrice de la psychothérapie institutionnelle. De montrer la
conceptualisation de l'invention des concepts et des dispositifs opérants. Il faut continuer à rappeler ces
concepts opérants : les clubs, les réunions, les groupes… cela c'est notre héritage, que nous avons à
considérer en nous dégageant résolument du discours capitaliste où il s'agirait de faire fructifier
l'héritage. Et ça c'est une tentation que nous avons toujours, capitaliser l'héritage, le faire fructifier. Or
s'il s'agit d'un héritage psychanalytique, il s'agit de quelque chose qui fonctionne en pure perte, quelque
chose qu'il s'agit de retenir mais qui ne rapporte pas de l'intérêt, en tout cas pas de plus-value.
Il n'y a pas non plus de table rase, de façon subreptice, sous prétexte que l'époque aurait changé et
qu'elle annoncerait la mauvaise nouvelle de la fin des collectifs et l'avènement d'un homme sans
gravité… un fort mauvais livre bien réactionnaire, qui a marqué un tournant chez les psychanalystes,
L'homme sans gravité 1. Ce qui a profondément changé, c'est l'écroulement du totalitarisme stalinien, et
qui s'en plaindrait ? il y a eu un espace vide qui s'en est dégagé, vite comblé par un néolibéralisme qui
constitue désormais une nouvelle raison du monde pour rappeler le titre du livre important de Christian
Laval et de Pierre Dardot2, livre important écrit par des philosophes politiques qui sont venus avec
nous. Et Dardot s'est mis à lire le séminaire de Oury sur le collectif et engager avec nous à la Criée un
travail d'entrecroisement de ses lectures de Marx et du travail de psychothérapie institutionnelle.
La nécessité d'inventer une praxis à la mesure des enjeux et des résistances farouches qui se
déchaînent reste notre horizon, à condition de pouvoir nous dégager de la tradition pour mieux la
réinventer. Je vous propose un détour par un livre de Jacques Hassoun qui vient d'être réédité par les
éditions Eres, Les contrebandiers de la mémoire 3, excellent livre de vulgarisation. Un propos qui tisse
ensemble les registres de l'histoire et de l'inconscient pour tenter de dégager ce que serait la
construction d'un dispositif de transmission. Dispositif, j'insiste sur le mot.
L'hypothèse de départ de Jacques Hassoun reste actuelle : c'est que les enjeux de transmission ne se
posent comme tels que parce que la tradition, la culture, sont menacées de crise ou de fracture. C'est à
ce moment que ce qui semblait fonctionner comme une évidence autour de rituels de passage ne
fonctionne plus, d'où l'écart, voire l'opposition, entre tradition et transmission. Même si l'idéalisation
après-coup de cette tradition -"c'était le bon temps" s'avère bien peu réaliste.
Il y a toujours eu résistance au nouveau. Ce que l'on peut voir mis en acte chez certains psychotiques qui

1
Charles Melman et jean-Pierre Lebrun, L’homme sans gravité. Jouir à tout prix, 2002
2
déjà cité voir p.44
3
Jacques Hassoun, Les contrebandiers de la mémoire, 1ère édition, Paris, Syros, 1994.

89
n'arrivent pas à le métaphoriser - vous savez, ceux qui disent lorsqu'un patient nouveau arrive dans
l'institution : "je ne supporte pas le nouveau". Ce qu'on retrouve bien sûr dans le délire des racistes, qui
ne supportent pas l'autre, l'étranger, le nouveau.
Une citation de Freud que Hassoun place au début de son livre, d'un texte appelé Résistances à la
psychanalyse , que Freud a d'abord fait publier dans la Revue juive, et que l'on trouve maintenant dans
Résultats, idées, problèmes : “le petit enfant dans les bras de sa garde, qui se détourne en criant à la vue
d'un visage étranger ; le croyant qui inaugure par une prière chaque journée nouvelle et salue d'une
bénédiction les prémisses de l'année ; le paysan qui refuse d'acheter une faux dont n'usaient pas ses
parents : autant de situations dont la variété saute aux yeux et auxquelles il paraît légitime d'associer
des mobiles différents. Il serait pourtant injuste de méconnaître leur caractère commun : en ces trois
cas il s'agit du même malaise. L'enfant l'exprime d'une façon élémentaire, le croyant l'apaise
ingénieusement, le paysan en fait le motif de sa décision. Et l'origine de ce malaise est la dépense
psychique que le nouveau exige toujours de la vie mentale, et l'incertitude poussée jusqu'à l'attente
anxieuse qui l'accompagne.”
Vous voyez combien la transmission du nouveau se heurte toujours à cette attente anxieuse, à des
acquis auxquels chacun d'entre nous semble tenir par-dessus tout. C'est dire qu'en chacun d'entre nous
palpite l'illusion de transmettre à nos descendants, à ceux qui vont venir, ce que nous avons reçu en son
intégralité. C'est une illusion ravageuse. Déjà dans le Deutéronome - je suis allé relire ça - on peut lire
cette injonction (je ne parle pas l'hébreu, j'ai fait des recherches) : le mot hébreu "zakhor !" qui est un
mot extrêmement important dans la tradition juive, terme hébraïque que l'on peut traduire de plusieurs
manières, et ce sont ces différentes manières qui m'ont intéressé - Amalek étant un persécuteur du
peuple juif : "Souviens-toi de ce que t'a fait Amalek" ou "Efface le souvenir d'Amalek de sous les cieux,
n'oublie pas". Je reviendrai sur le paradoxe.
On apprend dans le livre d'Hassoun que la rédaction de ce texte biblique date en fait du IVè siècle avant
J.-C., à un moment où il fallait rassembler le peuple défait après le premier retour de l'exil de Babylone :
un peuple qui, revenant d'une civilisation beaucoup plus élevée, devait resserrer les liens distendus par
la déportation. On peut constater que le détour par l'histoire, que rapporter ce propos avec la question
de la déportation et du retour modifie le recours au texte sacré et lui fait perdre sa signification
religieuse, en gardant en mémoire le paradoxe explicite dans les deux traductions proposées.
Impératif de mémoire/effacement du souvenir d'Amalek.
Le rappel de la tradition hébraïque n'a rien de simple, on bute déjà sur une série de paradoxes dans le
montage religieux, avec celui qui saute aux yeux ou aux oreilles, la mémoire comme commandement et
l'effacement du souvenir se trouvant exigés simultanément. On pourrait croire que c'est un double bind
qui rend fou, pas du tout ! On est au coeur des enjeux de la transmission, qui ne saurait être un devoir de
mémoire problématique, puisque la psychanalyse nous enseigne au contraire la réalité du refoulement
et du retour du refoulé : les deux pièces d'une même médaille… autrement dit l'effectivité d'un savoir de
l'oubli, d'une inscription inconsciente ineffaçable, qui constitue un réel contre lequel luttent et butent
tous les négationnismes. Jacques Hassoun, en entrecroisant la vérité historique au texte biblique, lui
fait subir une torsion, suivance de la méthode freudienne qui va se pencher sur toutes les déformations,

90
les omissions, les caviardages, les trucages - ce que Freud appelle les Entstellungen, déformations - qui
sont opérés dans le texte religieux pour camoufler le meurtre de Moïse.
Entstellungen : il y a même le terme, dans les nouvelles traductions, de retranchement1. Je croyais que
c'était Françoise Davoine qui l'avait inventé. C'est déjà chez Freud : les impressions retranchées dans les
masses, celles qui vont faire retour. On retrouverait là aussi sans doute le travail du fantôme, dont ont
très bien parlé Törok et Abraham dans L'écorce et le noyau2. On pourrait dire que le meurtre du père de
la horde - leitmotiv de Freud déjà développé dans Totem et tabou -, et son nouveau développement très
différent dans L'homme Moïse se construisent avec en arrière-plan une sorte de fantôme du père
assassiné : “Le plus dur n'était pas de commettre le crime, mais d'en dissimuler les traces.”
C'est cela les Entstellungen, la dissimulation des traces du crime. Les juifs ne lui ont pas pardonné cette
histoire du meurtre de Moïse, hein… les musulmans non plus d'ailleurs. Freud aura voulu intensément
faire de l'analyse une science universelle. D'où le choix qu'il fit d'adouber Jung - il fallait trouver un nom
juif - pour diriger l'International Psychoanalytical Association - IPA ; et on sait maintenant combien ce
choix fut catastrophique. Bien que Ferenczi et Karl Abraham lui aient dit leurs préventions, bien que
Freud soit au courant de la liaison secrète de Jung avec sa patiente Sabina Spielrein, Freud s'entêta car
il voulait absolument une ouverture vers l'universel et le monde psychiatrique qui rejetait déjà la
psychanalyse en mettant en avant son pansexualisme et le scandale de la sexualité infantile, pour en
désigner la marque juive.
Il y a eu une journée qu'Elisabeth Roudinesco a produit sur France inter, elle a démarré comme ça - je
crois que c'était au fond très juste, on trouve toujours cela chez les détracteurs actuels de la
psychanalyse - : “l'argent et le sexe étant toujours l'apanage des juifs dans le discours raciste, quand
bien même ils ne sont pas nommés explicitement…”, ça revient tout le temps, en tous cas en ce moment
très fortement. Il est clair que pour des raisons externes - l'antisémitisme de l'époque - mais aussi
sûrement pour des raisons plus intimes, Freud aura eu un rapport complexe à ce qu'il appelle "l'affaire
nationale juive". Pas très clair là-dessus : pas sioniste, mais gêné quand même. Ne cédant en tout cas
jamais sur sa judéité, tout en disant sa perplexité voire son impossibilité pour la définir - voir toutes les
correspondances qu'il y a autour de l'écriture du Moïse… Il va tout de même consacrer son dernier livre
au Moïse, cela au moment de la Shoah - où le peuple juif est en voie d'extermination, où une partie de sa
famille est liquidée dans les camps - ses soeurs sont liquidées, il quitte Vienne.
Il écrit dès les premières lignes : “Enlever à un peuple l'homme qu'il honore comme le plus grand de ses
fils n'est pas une chose qu'on entreprend volontiers ou d'un coeur léger, surtout quand on appartient soi-
même à ce peuple.” Il fait de Moïse non seulement un assassiné, mais un étranger, le grand étranger, pas
du tout un juif. Donc c'est un double meurtre…
Un grand étranger transmettant le culte d'Aton aux esclaves hébreux, plaçant ainsi l'invention de la
religion monothéiste du côté d'une sorte d'hérésie dans l'Égypte ancienne, d'un pharaon dont l'héritage
fut d'ailleurs vite liquidé, martelé et effacé. Entre parenthèses, c'est effectivement la Torah qui se trouve
être la crypte ayant recueilli l'histoire d'Akhénaton. Au fond jusqu'au 19ème siècle l'histoire

1
Entstellung, f. défiguration, déformation, altération
2
Nicolas Abraham et Maria Törok, L’écorce et le noyau, textes de 1978 réédités en 1987

91
d'Akhénaton a été oubliée par les Égyptiens ; elle n'était contenue que dans cette histoire-là. Comment
les histoires se transmettent dans des cryptes…
C'est gonflé ce qu'avance Freud, tous les gens à l'époque qui réfléchissaient sur les origines du
monothéisme imaginaient un passage progressif du polythéisme au monothéisme. Or lui pense que c'est
un passage brutal - par le meurtre du grand étranger assassiné.
Plus il y a du meurtre, plus il y a du camouflage, plus la civilisation va être forte. À tel point qu'il dit que
dans l'Islam ça a cloché parce qu'ils n'ont pas tué le prophète.
Quoi qu'il en soit, les Hébreux seraient de simples passeurs, le "peuple fossile" - une invention porteuse
d'effets sublimatoires pour la vie de l'esprit. Et cette admiration de Freud pour les effets civilisateurs
d'une religion qu'il défait dans le même geste n'est pas le moindre des paradoxes. En tout cas nous
sommes loin de L'avenir d'une illusion1, où le gain sublimatoire de la religion paraissait totalement
absent, où Freud se désolait dans des accents dignes de Marx de l'avenir d'une humanité qui serait
condamnée à l'illusion religieuse.
Revenons à cette assertion des Hébreux comme passeurs : en hébreu le mot ibri veut dire passeur,
nomade, immigrant, passager. Le terme d'Israel ne vient que dans un deuxième temps, d'ailleurs comme
nomination, pendant le combat de Jacob avec l'ange. Izrael veut dire celui qui combat avec l'ange.
Actualité de ces motifs où l'identitaire se recoupe avec l'enracinement ou le ré-enracinement. Ce qui
coince, ce qui fixe l'identité - alors que la psychanalyse nous apprend au moins depuis Octave Mannoni
que l'identité ne saurait être fixée une fois pour toutes et qu'elle est le fruit d'un processus permanent
d'identification-désidentification.
Le texte d'Octave Mannoni sur la désertification se trouve dans Là où on peut rire la mort, c'est un texte
remarquable qui montre à quel point on ne peut pas penser le procès d'identification sans penser en
même temps la désidentification permanente.
Ces processus se trouvent actuellement mis en danger par la destruction de la culture. Le sujet peut se
trouver rabattu sur son origine, son ethnie, sa religion ou sa "race", quand bien même le concept de race
aurait perdu toute pertinence scientifique. On retrouve ce phénomène chez les islamistes - pas que chez
eux - avec ce retour à la charia du 12ème siècle, les caftans et les sabres rouillés des émirs du GIA
algérien, splendidement décrits par l'écrivain Boualem Sansal, dans Le serment des barbares.
Ce grand écrivain algérien s'est récemment vu retirer le Prix du roman arabe parce qu'il avait commis
un acte de transgression absolu aux yeux du monde arabe : il s'était rendu en Israel pour discuter avec
des juifs algériens à l'Institut culturel français de Jérusalem, événement qu'il avait rendu public.
Provocation - et menaces de mort. On lui a retiré son prix - il a fini par le recevoir quand même, mais
après il devait retourner en Algérie où il risque sa peau.
Avec cet exemple de Boualem Sansal, on voit combien il est difficile de tenir cette place de passeur, qui
ne saurait être dévolue à aucun peuple quand elle est la place des écrivains et des créateurs. La place
qu'il s'agirait de tenir - est-ce qu'on est capable de la tenir ? - pour les analystes et tous les psychistes (je
reprends le terme de Tosquelles), pour tous ceux qui seraient les tenants du soin psychique.

1
Sigmund Freud, Die Zukunft einer Illusion, 1927

92
D'où l'importance de ce geste freudien, in fine, au seuil de la mort, avec l'écriture du Moïse : ce que je ne
suis pas loin de considérer comme l'acte de transmission le plus fort que Freud ait pu effectuer.
Pour qui écrit-il, dans quel horizon d'attente ? Après tout la psychanalyse aurait pu être exterminée
avec les juifs, il aurait pu n'y avoir aucun successeur, et Freud n'est pas quelqu'un qui cultive l'espoir.
Il écrit - peut-être y aura-t-il un avenir.
Importance de la transmission, y compris quand tout paraît devoir être détruit. Freud ne fait pas table
rase du passé, ne renie en rien son héritage. Mais il le métamorphose par une position créative dans un
mouvement de refondation ultime de son œuvre.
Confondre l'obéissance et la création, à partir de la réception d'une tradition que le sujet va accueillir et
transformer, c'est considérer la transmission sous l'angle religieux, ce que font nombre de
psychanalystes. Je trouve cela épouvantable, ces associations de psychanalystes qui reprennent le
texte de Lacan comme un texte sacré, ne font que de l'exégèse, et ce qui était de l'ordre d'une trouvaille
devient quelque chose de mortellement ennuyeux ; c'est la sacralisation et la fétichisation, une
momification de la trouvaille.
Or si on veut transmettre, il s'agit d'être dans le moment du surgissement. Freud a opéré masqué : il
avait de bonnes raisons externes et sans doute intimes de procéder ainsi. Ce qui est passionnant pour
chacun de nous qui nous tenons dans cette transmission freudienne, c'est de la penser en dehors de
toute religiosité, d'essayer du moins de s'en écarter. Je crois qu'on peut garder des métaphores
bibliques, intéressantes à recueillir. Par exemple le refus de l'idolâtrie, les tables brisées - Freud a été
très intéressé par cela, Daniel Sibony aussi.
Quand Moïse descend du Sinaï avec ces tables gravées et voit les Hébreux qui adorent le veau d'or, il
lance les tables par terre et au passage en prive trois mille personnes… Les tables sont brisées. Il n'y a
pas d'original. Nous n'avons que la réplique - il y a quelque chose dans la tradition-même qui fait qu'on
n'a pas l'original, la chose divine, qui pourrait devenir une relique.
C'est important à garder comme métaphore : qui a l'original sacré de Lacan ? Nous pouvons remarquer
que chaque analyste qui s'est mis en position de refondre ou plutôt de poursuivre la théorie freudienne
n'aura jamais procédé autrement : le retour à Freud de Jacques Lacan est en premier lieu un
désembaumement, là où la première génération des disciples avait sacralisé l'héritage.
De même mais autrement, Winnicott, lorsqu'il affirme qu'il garde tout l'héritage freudien mais va
s'intéresser précisément à un territoire non encore défriché par Freud. Prudence… et borderline. Gori a
relevé hier que le symptôme de Winnicott au départ était d'oublier ses rêves. Mais Winnicott nous dit
autre chose : au début de La crainte de l'effondrement1, il dit avoir planqué toute une série de rêves
cachés à son psychanalyste, qui n'entendait rien à son génie : il les a gardés soigneusement, et ça a été la
source créative de toute son oeuvre ultérieure. Cette réserve, à tous points de vue, où Winnicott a sans
doute eu raison d'être méfiant et de garder cette part-là, cette part du rêve… il est passé du symptôme à
tout à fait autre chose.
Questions actuelles. Je rappelais que nous courons toujours le risque de la fétichisation des fondateurs -

1
Winnicott, La crainte de l’effondrement

93
nous parlions avec Jean Oury de la fétichisation que lui-même subit ou peut subir, de l'imaginaire de la
fondation, imaginaire de Saint-Alban. C'est un risque que nous ne pouvons éviter, sauf à croire que nous
pourrions nous passer de tout héritage et proclamer "ni dieu, ni maître", très sottement - il m'a fallu
longtemps pour pouvoir renoncer à ce slogan. J'avais même intitulé un topo à Saint-Alban "Ni dieu ni
maître", les gens ont été indulgents. C'est une connerie ! Il faut être passé par une certaine religiosité ou
reconnaître qu'on a eu un maître pour pouvoir d'une certaine manière s'en dégager.
Il m'aura fallu du temps pour introjecter ce paradoxe freudien : juif/athée. "Juif infidèle", c'est là son
expression, que Freud soutient en métaphorisant une tradition obsolète, caduque, pour fonder un
nouveau savoir. Et il ne peut le faire que parce qu'il s'est inscrit dans une transmission, inaugurée dans
un premier temps par Spinoza, qui dut d'ailleurs subir une excommunication. Cette fidélité infidèle, ou
vice-versa, c'est cela la transmission, qui peut s'universaliser dans toute transmission vivante. Cela
m'apparaît comme le paradoxe crucial qu'il s'agit de maintenir comme paradoxe : ce qui est une manière
de parier sur l'avenir et de construire un espace de possibilisation pour réinventer notre praxis, en nous
dégageant de l'idée funeste d'une répétition à l'identique ou d'une transmission intégrale qui ne pourrait
produire qu'une sinistre "bande de clones" (expression de Jacques Hassoun).
D'où mon inscription dans le Collectif des 39 dès sa fondation et mon effort constant pour que ce collectif
soit un des lieux qui permettent, peut-être, la métaphorisation de ce projet. C'est de l'ordre du pari : y
arriverons-nous ? Un chemin s'est tracé avec les pétitions, les manifestes, les rassemblements. Des
chemins qui se dessinent avec ces appels successifs - voyez le nouvel appel que nous sortons là "pour
une éthique de l'hospitalité" - qui ont réveillé les professions de la psychiatrie mais aussi l'opinion et les
médias, et nous ont fait tenir autre chose que le discours épouvantable des médias. Pas de ligne de front,
mais des positions tenues… cela nous a mis à contre-courant de la machinerie acéphale.
Il persiste un écart certain entre l'indignation suscitée par la criminalisation des malades mentaux et la
construction d'un praticable, d'un dispositif pour tenir bon, résister, et reconstruire des pratiques
possibles. Essayons encore une fois d'articuler l'axe du politique et celui de la nécessaire dispute
professionnelle. Sinon comment donner un lieu de pensée, soutenir ce que Pierre Delion appelle
"fonction phorique", à ce qui semble surgir de la destruction ? - je pense au surgissement de collectifs de
patients.
Par exemple a Reims, l'année dernière, au détour de combats communs avec les patients, a surgi
HumaPsy, association de patients, avec un site internet1, qui est en train de regrouper un ensemble
d'associations de patients psychotiques. C'est un mouvement pour des alternatives en psychiatrie, tout à
fait étonnant. Ils se battent pour la psychothérapie institutionnelle ; ils ont fait un rassemblement sur
une barge, à Paris, le Forum fou sur une barge… cent cinquante patients, et nous étions quelques
soignants. Ce n'était d'ailleurs pas évident pour certains patients de supporter la présence des psys, ils
racontaient les tortures subies dans des services de psychiatrie, je peux vous dire qu'on avait honte.
Mouvement produit en usant d'internet et de rassemblements se constituant comme groupe en lien avec
nous. J'ai perdu au passage la fonction phorique ; je pense aussi aux collectifs de soignants qui

1
http://humapsy.wordpress.com/

94
émergent, j'en citerai deux.
Je suis allé en septembre rencontrer le Collectif des Psy-causent à Lavaur dans l'arrière-pays
toulousain. Voilà des soignants qui, après le départ en retraite d'un médecin-chef psychanalyste, voient
le boulot s'effondrer, mais ne se laissent pas abattre et au bout de quelques années décident de
reprendre leur affaire en mains, leur formation, et de faire venir des copains, des collègues, je crois
soixante-dix personnes à Lavaur en septembre… Il n'y avait pas un seul psychanalyste, pas un seul
psychiatre, deux-trois psychothérapeutes qui traînaient par là ainsi que des infirmiers psychiatriques,
et qui essaient de relancer des choses, avec nous. Des gens qui sont en exégèse du texte lacanien - et pas
un psychanalyste avec eux… mais la psychanalyse se réinvente, ne peut que surgir chez ces gens qui se
réinterrogent sur ce que sont la relation soignante et le transfert.
Les soignants de Bélair de la CGT, même topo : ils avaient invité Oury, nous ont invités… Ce sont des
sections CGT, des noyaux communistes qui ne supportent pas cette dégradation de l'humain.
Sans doute ces émergences ne seraient pas possibles sans une sous-jacence, qu'il s'agirait de
reconnaître… peut-être une continuation du communisme, il n'y a pas eu que le stalinisme dans tout ça !
Je crois que la seule manière est de transmettre par le fait et de cette sous-jacence et de l'expérience.
Il nous faut miser sur ces résurgences, qui se feront quand bien même les forces hostiles à notre praxis
viseraient à nous faire taire. Il y aura toujours des éléments censurés, retranchés, refoulés, là où
personne ne les attendra. Encore faut-il que nous puissions parier sur la force du désir inconscient,
indestructible. Oury ce matin insistait sur le côté énigmatique, j'insisterais sur le côté indestructible.
C'est le pari freudien !
Encore faut-il donner un lieu de déploiement, une assise à ce surgissement, une situation inédite. D'où
l'initiative que le Collectif des 39 prend en lien avec les CEMÉA 1, de ces "Assises citoyennes pour
l'hospitalité en psychiatrie et dans le médico-social", les 31 mai et 1er juin prochains à Villejuif. C'est
très important - malgré les difficultés et les résistances que rencontre une telle ambition, il est vital que
le mouvement de psychothérapie institutionnelle s'y investisse si nous voulons construire la suite,
l’avenir, en imaginant non pas qu'il s'agirait de défendre les acquis ou l'héritage du passé, mais en
imaginant que la fondation est toujours à venir.

Daniel Denis
(…) Cela fait écho à quelque chose que Jean Oury dit souvent - que la psychothérapie institutionnelle, ça
n'existe pas. Elle est toujours à réinventer, avec les données sociales, économiques, et politiques
présentes.

1
CEMÉA Centre d’entraînement aux méthodes d’éducation actives ; association fondée en 1937 qui "a pour but la diffusion des
idées d’Education Nouvelle dans une dimension nationale et internationale"

95
ACCUEILLIR LA PSYCHOSE DANS LE MÉDICO-SOCIAL : ENJEUX POLITIQUES ET CLINIQUES1

Daniel Denis
On va passer la parole à Pascal Crété, qui est psychiatre et directeur du foyer Léone Richet à Caen, foyer
qui fait partie d'un dispositif médico-social accueillant des adultes psychotiques.

Pascal Crété
Ce n'est pas facile de prendre la parole après Patrick Chemla ; je n'aurai peut-être pas un propos si tenu,
articulé, d'autant que j'ai envie de vous emmener vers un autre domaine qui est plus une analyse
historique et politique de la question des organisations actuelles - notamment du secteur médico-social,
dans lequel je travaille depuis vingt ans - ce qui ne veut pas dire grand-chose en soi car vous savez que
c'est un secteur très vaste… Mon propos ne sera pas représentatif de l'ensemble, mais de la même
manière lorsqu'on dit appartenir au secteur sanitaire ou social cela ne veut pas dire grand-chose : tout
dépend de ce qu'on fait, là où on le fait, ce qui rejoint cette idée que la psychothérapie institutionnelle ça
n'existe pas - ça n'existe que si on y est pour de vrai.
Je voudrais remercier l'association d'avoir réinstitué ces journées, quand j'étais jeune psychiatre j'ai été
formé par les journées proposées par toute l'équipe d'Angers, et j'en déplorais la disparition... Mon
propos va s'adresser bien sûr aux professionnels du secteur médico-social, je me demandais combien
vous étiez ici de ce secteur, on m'a dit que vous êtes environ quatre-vingt dix professionnels rassemblés
ici sur quatre cent, ainsi que soixante-dix étudiants, un nombre conséquent. Ce que je vais raconter sur
l'histoire, l'analyse de ce secteur et ses évolutions possibles va vous causer… Je rappellerai aussi que les
professionnels de ce secteur font un travail extrêmement tenu, difficile, d'accueil, d'accompagnement de
personnes qui ont souvent des pathologies très complexes. Ceux qui travaillent dans les MAS, dans les
foyers d'accueil médicalisé, dans certains IME, font un travail parfois totalement méconnu d'autres
secteurs - je tiens à leur rendre hommage. Je m'adresse aussi aux collègues du secteur sanitaire,
amenés à travailler avec le secteur médico-social, et qui parfois ont une vision tronquée de ce secteur ;
en se penchant sur l'histoire on verra qu'ils ont peut-être des arrière-pays communs.
Enfin quel que soit le secteur la question qui importe est celle de la vie quotidienne des patients : que des
structures qui voient le jour soient praticables, que la vie quotidienne y soit acceptable, sans parler d'un
Eldorado ni d'une terre promise…
Le secteur médico-social est un champ de cultures diversifiées, un ensemble complexe et ramifié dont
l'hétérogénéité protège encore quelques-uns de ses hôtes des effets massifs de rationalisation,
d'homogénéisation, de réglementation tous azimuts que l'on connaît aujourd'hui notamment dans le
secteur sanitaire.

1
on trouvera ici le texte plus complet de cette intervention, daté du 2 décembre 2012: http://www.collectifpsychiatrie.fr/?p=3885

96
On dit communément qu'il s'est construit en tuyaux d'orgue : cela permet de comprendre comment il
parvient à certains endroits - c'est le cas là où je travaille - à garantir des offres de soin et d'éducation
diversifiées et parfois atypiques ; et comment aujourd'hui il parvient à résister un peu mieux au rouleau
compresseur technocratique et bureaucratique qui passe sur d'autres secteurs.
Mais si mon propos peut s'entendre comme une invitation au voyage, je ne peux vous y garantir luxe,
calme et volupté, car les fleurs du mal y sont bien plantées… J'arrête d'être baudelairien, je ne vais pas
tenir comme cela bien longtemps.

Ce secteur est apparu, avant qu'il ne s'appelle secteur médico-social, dans les années d'après-guerre, et il
s'est élaboré de manière très hétérogène jusqu'à nos jours, en passant par deux lois importantes : la Loi
1975 qui le définit officiellement, et son récent rapprochement avec le sanitaire via la Loi HPST. C'est à
partir du manque en termes d'offre de soins d'éducation - l'absence concrète de structures, de services et
d'établissements -, que l'on voit dans les Trente glorieuses germer les premières expériences qui vont
conduire à la constitution de ce secteur en 75. La déficience, le handicap, l'enfance à l'époque dite
inadaptée - qui rassemblait un vaste champ de pathologies de la pédopsychiatrie (qui n'existait pas
encore), de l'autisme aux psychoses infantiles en passant par les disharmonies évolutives. Ces
problématiques ne faisaient pas encore l'objet d'une réelle considération par les services publics. Face à
ce manque manifeste des collectifs, de professionnels, de parents, parfois des collectifs mixtes, se
mobilisent, bousculent les cadres administratifs présents, se constituent en associations Loi 1901 pour
répondre aux besoins d'accueil, de soin, d'éducation et de prise en charge.
C'est à cette époque que l'on voit des militants très engagés pour proposer des structures d'accueil et
oser parfois défier les services publics ; je pense notamment à la création de l'APF1. Projets qui souvent
trouvent des réponses favorables, pour deux raisons : ces personnes avaient une connaissance solide
du handicap ou de la déficience, et les services publics, dans l'incapacité de répondre à ces besoins,
étaient satisfaits que des associations ou des professionnels leur proposent des projets élaborés et
réalisables rapidement.
C'est sur les bases d'une histoire personnelle et familiale souvent douloureuse, dans un mouvement
d'engagement, de résistance à la dynamique empreinte de pragmatisme, que ces premières structures
se construisent.
Cet "arrière-pays" est important à situer car il explique l'actuelle diversité des structures et leurs
singularités. Il permet de comprendre cette construction dite anarchique du secteur : contrairement au
sanitaire qui relevait d'une planification étatique établie et de l'histoire de l'hôpital public depuis l'édit de
Louis XIV en 16562.

1
Association des paralysés de France, qui présente ainsi sa fondation sur internet : "l'APF a été créé en 1933 par la volonté de
quatre jeunes gens atteints par la poliomyélite, et révoltés contre l'exclusion dont ils étaient victimes. "
2
début de l’article du Larousse en ligne sur l’hôpital général : “(…) En avril 1656, le jeune Louis XIV signe un édit dont l'article 1er
précise : « Voulons et ordonnons que les pauvres mendiants valides et invalides, de l'un et l'autre sexe, soient enfermés dans un
hôpital pour y être employés aux ouvrages, manufactures et autres travaux, selon leur pouvoir. » Ainsi est créé l'hôpital général
de Paris, dont le dessein est d'« empêcher la mendicité en renfermant tous les pauvres dans un hôpital commun ». Cet édit royal a
une double origine : d'une part, il s'inscrit dans le mouvement de réorganisation hospitalière qui prend forme dès le début du XVIIe
siècle et fait suite aux difficultés qu'avaient rencontrées les hôpitaux au cours des troubles du siècle précédent ; d'autre part, il

97
Par ailleurs l'émergence de ces structures se fait dans une période relativement féconde pour la pensée -
ce qui n'est pas forcément le cas aujourd'hui… Le secteur va bénéficier d'influences plurielles.
L'importance des soins, qui fait que d'emblée toutes les structures médico-sociales avant même d'être
ainsi nommées, vont recruter du personnel médical, dispositif dont on voit aujourd'hui la fragilisation
avec la disparition des psychiatres et le manque de professionnels.
Deuxième influence importante : la place de l'école (obligatoire pour tous depuis la fin du XIXème siècle)
qui va obliger dans ces institutions un peu singulières à inventer quelque chose de particulier. Il ne va
pas être question de faire une école comme l'école publique - l'Éducation Nationale va devoir plancher
avec les professionnels sur la réalisation de dispositifs de pédagogie, des classes-ateliers ou divers types
d'écoles.
L'introduction de l'éducation dite spécialisée constitue la troisième influence importante avec la
création du métier d'éducateur spécialisé en 1967 sur une trace historique importante de l'éducation
populaire, alors que parallèlement dans le secteur justice le métier d'éducateur a pris une autre forme et
tente déjà de répondre à certaines missions notamment à celles données par l'ordonnance de 1945 -
remise en cause ces derniers temps.
L'influence de la psychanalyse, considérable, qui traverse ces différents champs et se propose - là je
modèrerai mon propos - non comme un dogmatisme et un savoir (même si à certains endroits c'était le
cas) mais comme une aide à penser le travail social.
Au passage, à Caen mercredi soir notre association culturelle a organisé une soirée avec une éducatrice
psychanalyste, qui est venue travailler avec nous sur cette question : comment la psychanalyse nous
aide-t-elle à penser le travail social ? Et comme support à notre soirée nous avons regardé le film
Miracle en Alabama, film d'Arthur Penn de 1962, qui interroge la place du transfert au regard de
méthodes qui pourraient s'apparenter complètement au comportementalisme.
L'espérience institutionnelle également, qui très rapidement démord de Saint Alban, et invite différents
professionnels militants à proposer des expériences dans ce même registre, même s'il ne s'agit pas d'un
hôpital. De nombreuses expériences vont naître dans ces années-là et c'est ainsi que notre expérience
au foyer Léone Richet prendra forme en 1975.
Enfin les liens importants entre psychothérapie et pédagogie institutionnelle, qui soutiendront sur des
bases communes que le soin et la pédagogie relèvent de logiques et de dispositifs assez proches,
notamment avec la création de certains outils tels le Conseil et le Club thérapeutique.

Pour donner un exemple de ces références plurielles je me suis mis à relire la revue Recherches, revue
de la FGERI, Fédération des groupes d'études et de recherche institutionnelle, et notamment deux
numéros que je vous invite à relire : septembre 1967, décembre 1968, ça doit parler à Jean Oury qui
faisait partie des gens présents ; numéros consacré à "l'enfance aliénée". Le premier numéro prépare le
colloque qui s'est tenu en octobre 1967 et rassemble des textes d'auteurs aux noms aujourd'hui
prestigieux : monsieur et madame Lefort, monsieur et madame Mannoni, Moustapha Safouan, Ginette

résulte de l'influence qu'exerce depuis les années 1630 la Compagnie du Saint-Sacrement, dont les membres sont attachés à la
discipline religieuse et à l'ordre social.(…)”

98
Michaud, Jean et Fernand Oury, François Tosquelles… le second volume constitue les actes du colloque,
intitulé L'enfant, la psychose et l'institution. Il rassemble les textes des auteurs précédents auxquels se
sont joints Sami Ali, Jean Ayme, Laing et Cooper que Mannoni avait fait venir, Françoise Dolto, Lucien
Israël, Winnicott, Lacan, et Jacques Schotte qui était le président de ce colloque. Ce prestigieux colloque
a amené des travaux considérables et de nombreuses expériences institutionnelles, de création,
d'expériences sur le terrain. Et c'est essentiellement sur le terrain associatif - je ne dirai pas médico-
social puisque cela n'existait pas encore - que plusieurs de ces expériences ont vu le jour dans la suite de
ces rencontres.
Un autre exemple : à Caen, dans ces années-là, une institution va constituer une figure locale innovante
en matière d'accueil des enfants dans un style complètement différent, l'institut Blaisot, qui va accueillir
à la fois des enfants psychotiques, des enfants ayant des troubles du comportement, des enfants autistes
en externat, et tout cela dans une dynamique institutionnelle qui va fonctionner pendant une vingtaine
d'années à peu près, avec une équipe pluridisciplinaire, une école, etc.
Vous voyez que ces expériences visent à proposer plusieurs scènes, liant ensemble soin, éducation,
pédagogie et inscription sociale. Cette double articulation médical-social est garantie en arrière-plan par
l'esprit associatif, laïc et républicain qui caractérise la plupart des associations gestionnaires qui
assurent le pilotage des établissements. C'est important : on n'a pas affaire au religieux, mais à quelque
chose de complètement laïc et qui va s'adosser à la Loi 1901 - je vais y revenir.
Dire que c'est un secteur à côté du social ou à côté du sanitaire ne correspond pas exactement à la
réalité. Il est certainement davantage une tentative expérimentale de synthèse qui s'appuie sur des
besoins concrets, des projets humanistes, visant à permettre à des personnes que l'on appelle
aujourd'hui des personnes souffrant de handicap de trouver une place dans la société.
La première étape qui va constituer la reconnaissance de ce secteur c'est le 30 juin 1975, avec cette loi
qui va consacrer d'une part la rupture avec le secteur sanitaire et social et d'autre part organiser pour la
première fois l'offre médico-sociale. Je ne reviens pas là-dessus, ce serait un peu fastidieux à
développer, là n'est pas mon propos.
Ce qu'il est bon de repérer c'est que de 1975 à 1995 ce secteur va se développer de manière très
hétérogène - je disais en tuyaux d'orgue - en fonction de chaque territoire, souvent après les lois de
décentralisation, en fonction de chaque département. Aucune planification ne le réglemente. Les
structures se constituent souvent à l'initiative des associations elles-mêmes, qui en fonction des besoins
qu'elles repèrent au sein de leurs établissements et services, proposent aux tutelles l'ouverture de tel
service ou de tel établissement.
Les choses vont se gâter à partir de 1995 : il va y avoir là une sorte de réflexion à partir des services
publics qui va amener les associations à réfléchir à une organisation qui se veut plus homogène, du
secteur médico-social. Les gens qui travaillent dans ce secteur savent l'importance de la loi qui va
émerger sept ans après ce long débat, qui est la loi du 2 janvier 2002. C'est elle qui règle aujourd'hui
l'organisation, le travail, les outils, dans les établissements médico-sociaux. Une loi intéressante parce
qu'elle donne une place considérable à ceux que l'on va appeler les usagers, mais en même temps elle va
introduire à toutes les logiques actuelles que l'on connaît dans ces établissements, et notamment aux

99
logiques de l'évaluation. Cette loi est une prémisse à celle qui va arriver le 11 février 2005 sur "l'égalité
des chances et des droits pour les personnes en situation de handicap", et qui là aussi de façon
paradoxale va permettre à ces personnes d'avoir des droits plus reconnus - notamment de participer
pour de vrai à de nombreuses instances administratives auxquelles auparavant elles n'avaient
absolument pas droit de cité. Elle va introduire aussi toute une réglementation, tout un aspect formel
qui va venir empêcher la réalisation, l'institutionnalisation de certaines choses.
Je vous renvoie aux travaux de Michel Chauvière, sociologue chercheur au CNRS, qui a beaucoup
travaillé sur cette question et écrit plusieurs ouvrages sur la question des paradoxes, des contradictions
de ces lois.1

Aujourd'hui, en un mot, qu'est le secteur médico-social ?


Ce sont trente-cinq mille établissements, la plupart de statut privé, à but non lucratif, essentiellement
des associations loi 1901, et les autres de caractère public, surtout territoriaux : des établissements
sanitaires aujourd'hui proposent des structures médico-sociales.
C'est un million cinq cent mille places, pour des personnes dites en situation de handicap au sens large
du terme. C'est plus de quatre cent mille salariés. Ce sont des financements essentiellement assurés par
les collectivités territoriales, les ARS2, l'assurance maladie et la Caf.
Et c'est une série d'établissements dont pour certains vous n'imaginiez peut-être pas qu'ils
appartenaient au secteur médico-social : j'ai un peu l'air de faire de la pub, c'est vrai que j'ai envie de
vous faire sentir l'importance de ce secteur, auquel il convient peut-être de réfléchir en termes d'une
places à occuper.
Ce sont tous les établissements et services de l'aide à l'enfance, les établissements de l'enfance
handicapée et inadaptée, les CMPP, IME, ITEP, IMPRO, IR, SESSAD. Les centres d'action médico-sociale
précoce, les CAMSP. Tous les CAT, les ESAT. Les centres de réadaptation, de réorientation, de
rééducation fonctionnelle. Tous les établissements et services pour personnes âgées : EHPAD, EHPA,
foyers-logements, SSIAD, SAAD, etc. Les établissements et services pour personnes handicapées : foyers
d'accueil médicalisé, MAS, SSIAD, SAAD, SAVS, SAMSAH et j'en passe. Les CHRS, centres
d’hébergement et de réinsertion sociale. Les centres spécialisés de soins aux toxicomanes, CSST, les
centres d'accueil pour alcooliques, CAA, les appartements de coordination thérapeutique, ACT, les FJT,
les services mettant en oeuvre des mesures de protection des majeurs, les services mettant en œuvre
des mesures d’aide à la gestion du budget familial …3
Vous voyez que ce secteur couvre pratiquement tous les temps de la vie, du bébé jusqu'à la personne
âgée, avec même des services de soins palliatifs à domicile. Il s'adresse aussi à des personnes dont les

1
notamment Le Travail social dans l’action publique. Sociologie d’une qualification controversée, Dunod, 2004
Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation, La découverte, 2010 - 1re éd. 2007
2
ARS, Agence régionale de santé
3
sigles divers non cités précédemment : CMPP, Centre médico psycho pédagogique/ ITEP, Institut thérapeutique, éducatif et
pédagogique/ IMPRO, Institut médico-éducatif et professionnel/ IR, Institut de rééducation/ SESSAD, Service d’éducation
spécialisée et de soins à domicile / SSIAD, Service de soins infirmiers à domicile/ SAAD, Service d’aide à domicile / SAVS, Service
d’accompagnement à la vie sociale/ SAMSAH, Service d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés / FJT, Foyer de
jeunes travailleurs/ ouf

100
conditions de vie sont fragiles, publics dits précarisés, et propose accueil et soins à des populations
souffrant de pathologies et physiques et psychiques souvent chroniques, entraînant une dépendance
plus ou moins importante.
La psychiatrie y tient une place importante car les institutions et services du secteur hébergent
actuellement deux cent-cinquante mille patients dont une majorité souffrent de troubles graves ou
psychotiques. Ces services assurent plus de cent cinquante mille consultations ou prises en charge
ambulatoires annuelles. Actuellement plus de la moitié - en volume - de la psychiatrie infanto-juvénile
est pratiquée dans des établissements relevant du secteur médico-social, en l'occurrence les CAMSP, les
CMPP, les Hôpitaux de Jour, les ITEP. Signalons aussi que la moitié de la population des IME, des MAS,
des FAM et des ESAT est constituée, et ce chiffre est en croissance, de personnes psychotiques avec des
déficits plus ou moins prononcés.
Enfin la planification actuelle de la prise en charge des personnes dites handicapées psychiques -
traduisons psychotiques - en destine beaucoup à aller demain habiter le secteur médico-social, puisqu'il
est question au travers de la fermeture des lits, de la réduction des temps d'hospitalisation, d'une
réorientation vers ce secteur médico-social.
C'est là où l'enjeu se situe, suivant que nous, professionnels, soignants, allons ou n'allons pas occuper les
places dans ce secteur, participer ou non à sa restructuration, et soutenir la réalisation de services
réellement outillés pour accueillir la psychose, et non pas des services dont les orientations se font par
défaut - à défaut de structures - comme c'est malheureusement le cas dans beaucoup d'établissements.
Je pense aux MAS notamment qui sont souvent l'objet d'orientations de ce type-là.
C'est un secteur qui est aujourd'hui menacé. Je voudrais dire que si des lois ont garanti ces derniers
temps droits et reconnaissance des personnes en situation de handicap, les grandes lois de 2002 et de
2005 ont parallèlement forcé les établissements médico-sociaux qui étaient riches de diversité à entrer
dans des catégories, à répondre à de nouvelles réglementations (les évaluations, mais il n'y a pas que ça
au niveau de la feuille de route) et à se soumettre à de nouvelles logiques1.
On peut comparer ce qui s'est passé dans le secteur sanitaire au début des années quatre-vingt dix avec
l'introduction de l'accréditation, et ce qui aujourd'hui arrive et se met en place dans le secteur médico-
social avec les évaluations internes et externes. On repère des outils communs de réglementation
financière, tels la convergence tarifaire, l'utilisation d'indicateurs, de ratios, les CPOM2, les groupements
de coopération, etc. ; outils qui se sont progressivement infiltrés et installés dans la gestion quotidienne
des établissements, poussant les directeurs, qui jusqu'alors étaient relativement protégés de ces
contraintes, à se former à ces nouveaux outils et à devoir y répondre.
Dans certains lieux on a même vu la fonction de direction se transformer d'une figure, autrefois, de "bon

1
“Trois lois successives ont défini le cadre de la planification et de la programmation médico-sociale.
La loi du 2 janvier 2002 a rénové l’action sociale et précisé la fonction des schémas régionaux d'organisation sociale et médico-
sociale (SROSMS). Peu de temps après, la loi du 13 août 2004 relative aux responsabilités locales, a conféré au département un
rôle de chef de file de la planification dans le champ social et médico-social. Enfin, la loi du 11 février 2005 sur le handicap a
introduit un nouveau dispositif, une programmation au plan régional pour les établissements et services financés en tout ou partie
par l’assurance maladie.” sur cette page description détaillée :
http://www.samsah-savs.fr/fr/dossiers-thematiques/creation-transformation/29-les-principales-lois-200220042005-decryptees
2
CPOM, Contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens

101
père institutionnel" un peu patriarcale, à celle du gestionnaire voire du manager d'entreprise sociale.
La réforme générale des politiques publiques et la loi HPST sont venues ébranler encore davantage ce
secteur en attaquant sa structuration sur deux plans.
Je voudrais vous en dire deux mots parce que c'est important de l'avoir à l'esprit : d'une part sur le plan
des dimensions associatives, d'autre part dans ce rapprochement forcé avec le secteur sanitaire.
La dimension associative : la mise en question de ses valeurs et surtout de sa fonction de porte-parole
des personnes qu'elle représente a été mise à mal lorsque politiques et administrations ont d'un commun
accord décidé de réduire le nombre d'associations d'environ trente mille à trois mille. Ç'a été un mot
d'ordre énoncé par les politiques publiques il y a quelques années, pour lever, je cite, “l'obscurantisme de
ce secteur, y introduire de la transparence et faciliter sa représentativité” - les mots sont là…
Plutôt que de négocier budgets et projets avec une multitude d'associations, et encore davantage de
directeurs d'établissements, les tutelles ont souhaité réduire le nombre d'interlocuteurs dans une
logique très rationnelle et très formelle, pour soi-disant faciliter le dialogue. Nous avons alors assisté à
une cohue médico-sociale monumentale, toujours d'actualité ; chaque association envisageant de se
rapprocher d'autres associations pour éviter d'être mangée .
Les termes de rapprochement, de mutualisation, de regroupement, de fusion, empruntés à d'autres
secteurs - en l'occurrence au secteur marchand - sont venus infiltrer le discours quotidien des
professionnels et des administrateurs. Les menaces de fermeture, les fantasmes de dévoration (qui
mange qui ?), les angoisses liées aux restrictions budgétaires, les comparaisons et rivalités entre
services du même type, entre associations cousines, bref : un vent de fin du monde possible et un flux de
représentations archaïques ont secoué l'ensemble des structures au point de faire perdre tête et raison
aux dirigeants, directeurs et administrateurs, et surtout de faire perdre le sens de la fonction première
de ces établissements - leur mission sociale. Les turbulences sont encore terribles aujourd'hui, dans de
nombreuses et petites associations, vous pourriez certainement en témoigner, qui dans ces négociations
et marchandages technocratiques et financiers ont vu parfois leur conseil d'administration perdre la
distance symbolique au profit de manœuvres managériales à jouer, au mieux, un coup stratégique. J'ai
pu personnellement mesurer que le grand âge de certains administrateurs ne rime pas forcément avec
l'idée que l'on se fait de la sagesse, mais qu'en situation de menace et jouant de nouvelles règles du jeu où
l'argent est très présent, ils peuvent ranger leur éthique associative de côté, enfiler la panoplie de PDG,
et boostés par les enjeux de pouvoir et la jouissance imaginaire de faire grossir l'association pour
manger les voisins, passer sur une autre scène. Restructuration, mutualisation, modernisation,
mondialisation ! tous termes dès lors d'usage, avec les effets que l'on connaît sur le terrain. Déplacement
de certains salariés de leur poste, de leur métier.
Je pense notamment aux services administratifs, qu'il est toujours beaucoup plus facile de regrouper
que les personnels qui sont au contact direct des usagers. Parfois même : licenciement de quelques-uns
pour répondre aux ratios posés par l'administration.
Logique, aussi, du bon élève, qui anticipe même les attentes de l'administration, et les conjugue de son
propre chef dans une dynamique de servitude volontaire, ou de rapports surmoïques dominants. Les
associations les plus importantes - vous savez que certaines emploient plus de mille cinq cents salariés -

102
ont continuer leur expansion en phagocytant les plus petites, sans se préoccuper de l'histoire de la
structure, de ses salariés, et des publics accueillis. Ainsi ces mastodontes du social sont-il aujourd'hui en
force pour investir de nouveaux marchés, tel celui des psychoses, même si rien ne les dispose dans leur
histoire à s'y intéresser, si ce n'est le marché que cela représente aujourd'hui du fait de la fermeture de
lits en psychiatrie et de la réduction des temps d'hospitalisation.
Deuxième élément : la loi HPST. Elle a rapproché d'emblée le secteur médico-social et le secteur
sanitaire là où la loi 75 les avait mis à distance. Et même si la ministre de la Santé de l'époque, Roselyne
Bachelot, s'est engagée selon une formule qui a marqué les esprits à "garantir la fongibilité asymétrique
des crédits". Belle formule, hein… je traduis : garantir que les budgets alloués aujourd'hui au secteur
médico-social ne passent pas dans le sanitaire mais que cela se passe plutôt dans l'autre sens. Ce qui
n'est pas vrai, on n'a rien vu venir du secteur sanitaire ; par contre on assiste actuellement à des
restructurations au sein du secteur médico-social, avec la fermeture de lits, d'hébergements, pour
développer des services d'accompagnement à domicile puisque c'est la nouvelle orientation donnée par
les politiques publiques : développer les services à la personne, et si possible au domicile.
Même si les outils diffèrent - accréditation d'un côté, évaluation - les logiques sont les mêmes et ce
rapprochement tend vers des buts similaires.
Au passage, lorsque l'ARS de Basse-Normandie s'est constituée chez nous, on a invité (j'ai fait trois
courriers pour l'inviter…) le directeur général de l'ARS, le DGARS, comme on dit.
Je me suis dit, ce serait bien qu'il vienne quand même, pour voir ce que l'on fait. Au troisième courrier,
un jour, j'ai eu un appel de son service qui m'a dit : "le DGARS va venir", on aurait dit que c'était le prince
qui allait venir. On a donc organisé, avec le comité d'accueil, les patients du foyer, etc. La secrétaire qui a
appelé m'a dit : "est-ce que c'est vous qui allez l'accueillir ?". Je dis "non, ce n'est pas moi, vous savez;
c'est le comité d'accueil". C'est-à-dire les patients et quelques professionnels, s'ils en ont le temps ; c'est
toujours un peu particulier. Quelques patients qui savent accueillir, vraiment psychotiques dirons-nous,
devaient s'occuper ce jour-là du DGARS. J'ai quand même fait attention, le midi je suis allé manger avec
lui au restaurant associatif, je l'ai retrouvé au milieu du groupe de patients, un peu terrorisé, avec une
belle tache sur sa cravate… (grands rires) Je me suis fait un peu plaisir quand même… J'ai discuté avec
lui, et il m'a dit : "c'est formidable ce que vous faites ici, etc.", je lui ai dit "on essaye vous savez, ce n'est
pas facile, les temps sont durs", etc. Et il me dit : "mais comment se fait-il que vous ne soyez pas d'emblée
rattachés au secteur médical, à l'hôpital ?", "Vous voyez par exemple, la restauration à l'alcool le midi, ce
sont les patients qui font les repas ; c'est une association, c'est un club derrière… ça à l'hôpital ce serait
peut-être possible mais ce n'est pas évident" et je lui raconte un peu l'histoire du secteur médico-social.
Et à un moment donné il me dit : "Arrêtez, je n'y comprends rien, déjà je ne comprends rien à la
psychiatrie, je ne comprends rien au secteur médico-social, qui est une nébuleuse pour moi", ç'a été son
terme, nébuleuse , qui d'ailleurs m'a beaucoup plu car je le trouve intéressant. Le DGARS rêve d'un
monde homogène, uniforme, ce qui simplifierait sa place, car on imagine bien que de sa hauteur de
DGARS gérant toutes les structures sanitaires, médico-sociales et encore d'autres choses, il ne voit pas
grand-chose de ce qui se passe sur le terrain.
C'est peut-être sur cette dimension de la nébuleuse que ça m'intéresse. C'est au travers de cette

103
hétérogénéité, de cette complexité d'un secteur qui a une histoire qu'il convient quand même de
respecter, qu'on peut garantir un certain nombre de choses.
Il faut dire aussi qu'il y a derrière, par rapport au service public, des conventions collectives dans les
organisations de travail. C'est très important : le secteur s'est adossé au fur et à mesure de sa
construction sur ces conventions collectives, aujourd'hui mises à mal, telles la convention 51 qui a été
dénoncée, et la 66 qui est actuellement en cours de discussion. Tout cela participe de l'hétérogénéité du
secteur. C'est vrai que si on ne le connaît pas, si on en a pas une connaissance cartographique et
historique, cette nébuleuse rend les choses difficiles, on a du mal à se repérer. Suivant chaque
département il y a des structures très différentes. Mais il ne faut pas nous faire croire que cette
hétérogénéité est un problème qu'il conviendrait de résoudre en essayant d'homogénéiser tout ça ; bien
au contraire !

Vous me voyez venir à grands pas vers cette proposition ou du moins cette question : le secteur médico-
social n'est-il pas aujourd'hui encore un espace, un champ de possibles, d'expériences diverses,
institutionnelles notamment ; n'est-il pas en certains endroits du moins encore un peu plus praticable
que dans d'autres secteurs où les choses sont beaucoup plus formalisées ?
J'appuie cela sur deux autres éléments : vous savez que dans le secteur sanitaire il y a des choses qui
règlent les pratiques, et notamment les fameuses recommandations de l'HAS. Il faut savoir quand même
que dans le secteur médico-social nous avons un peu l'équivalent, au travers de l'ANESM1 et surtout de
l'agence sur la performance 2, créée il y a quelques années, mais que tout de même, au niveau de la loi de
2002, il n'est pas dit clairement que les établissements doivent calquer leurs pratiques sur ces
recommandations des bonnes pratiques. Ou du moins leur apport est, me semble-t-il, moins direct,
moins massif : c'est d'abord sur votre projet d'établissement que les choses se calent.
J'en veux pour preuve que lorsque vous écrivez aujourd'hui votre projet d'établissement, les tutelles ne
peuvent pas, si vous faites référence à la psychanalyse, si vous faites référence à des pratiques
institutionnelles, s'y opposer. Elles peuvent le contester sur des aspects financiers, des aspects
réglementaires que vous ne respecteriez pas, mais elles ne peuvent s'opposer sur les références
éthiques, théoriques, qui constituent votre pratique. C'est une des différences que l'on remarque entre le
sanitaire et le médico-social.
Un autre point, aussi très important et qui fait que ce secteur-là me semble disposer de leviers encore
jouables, c'est la dimension du fait associatif. Vous le savez : la loi du 1er juillet 1901, portée par Pierre
Waldeck-Rousseau, en reconnaissant à tout citoyen le droit de s'associer sans autorisation préalable, a
ouvert un espace de création et de liberté considérable. Pour peu que cette liberté soit garantie et
développée au sein de l'association par ses membres, par les salariés, aussi peut-être par les personnes
accueillies, c'est le cas aujourd'hui, cette construction associative introduit un autre rapport aux
autorités de tutelle et modifie les rapports de dépendance. Il est vrai, et on nous le dit tous les jours, que
notre fonctionnement dépend directement des budgets alloués par le conseil général ou l'ARS… c'est

1
ANESM, Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux
2
ANAP, Agence nationale d’appui à la performance des établissements de santé et médico-sociaux

104
vrai ; pour autant n'oublions pas que notre pratique s'appuie sur une valeur associative, qui peut jouer
comme un tiers symbolique, qui s'il est bien manié par vos administrateurs, votre directeur et
l'ensemble des salariés, fait tiers dans la relation avec les tutelles - ce qui n'est pas tout à fait la même
chose que d'être en prise directe avec eux.

Je vais m'arrêter là pour qu'on prenne un peu le temps de l'échange, et répondre à vos questions.
Je disais en introduction que les fleurs du mal sont plantées, c'est vrai. Il est vrai qu'il y a des choses qui
menacent ce secteur médico-social ; moi j'espère vivement que dans le rapprochement avec le sanitaire
et dans l'hétérogénéité de ces structures on va pouvoir continuer à faire quelque chose.
Vivre dans ce monde d'hétérogénéité et de complexité, surtout ne pas vouloir le réduire et y introduire
cette volonté que les tutelles nous imposent d'une transparence et d'une homogénéité - pour eux c'est le
meilleur moyen de réduire la diversité des réponses apportées. Il y va de la vie de nos institutions. Je
vous remercie.

Daniel Denis
Merci Pascal Crété de ces apports fondamentaux sur les dispositifs médico-sociaux, avec lesquels on est
de plus en plus amenés à travailler et comme tu le dis bien, vers lesquels penche l'avenir d'un certain
nombre de nos patients psychotiques qui sont actuellement hospitalisés. Prenons le temps de quelques
questions, avant que Michel Balat n'introduise le moment de conclure !

Une voix
Je profite de votre exposé pour faire part de questions que j'avais même proposées pour le colloque pour
travailler sous forme d'atelier - mais il n'y a pas de place pour tout ! à propos des associations culturelles
dans les lieux de détention. Il ne s'agit pas du même montage que pour ce qu'on appelle les Associations
culturelles en santé mentale, il s'agit d'associations 1901 qui sont sur le terrain et même instituées par
décret depuis 1985 et qui sont gravement remises en question dans toutes les régions de France, de par
ce que vous avez rappelé, c'est-à-dire à la fois l'essai de contrôler leur travail, l'administration
pénitentiaire qui se désengage de la fabrique commune qui se faisait à l'intérieur pour les réalisations
culturelles, et l'orientation qui nous est donnée vers une mutualisation - d'appeler de grosses
associations comme la Fédération des Soleils (?) dans la région, à s'implanter en mettant à mort les
associations qui sont là depuis des années. Je pense que l'on a ce problème-là de l'enfermement, ce n'est
pas la psychiatrie mais vous savez que dans les lieux de détention il y a énormément de psychotiques et
en particulier des jeunes en peines courtes dans les maisons d'arrêt, c'est-à-dire des gens qui sont
désintégrés, en grande difficulté sociale, affective, psychique, et qui vont pendant leur courte détention
virer vers l'entrée dans une désorganisation plus grande, avec aussi une perte de confiance dans tout le
réseau social qui déjà les avait éjectés, et qui vont sortir avec la honte, c'est comme cela qu'ils disent, "la
honte et la colère".
Ça pourrait être pour un autre moment : à ceux qui veulent réfléchir localement à Angers à cette

105
situation, je fais partie de l'association culturelle de la maison d'arrêt.
Une dernière chose : les formations qui nous sont proposées dans les associations loi 1901, formations
par les communes, des dispositifs qui sont intéressants. Je viens de participer à une formation qui
s'appelle "quelle gouvernance pour les dirigeants associatifs ?". Pendant ces quelques heures passées
avec d'autres associations il y a eu un débat constant entre les mots qui viennent de l'entreprise et les
mots qui viennent de l'association dans sa tradition, effectivement on a senti que ce sont des moments
très importants pour essayer de reformuler ce qu'on veut faire, d'où ça nous vient, comment on peut le
pratiquer aujourd'hui.

Pascal Crété
Vous avez tout à fait raison, c'est vrai que le fait associatif dérange aujourd'hui énormément - il a été
question hier de démocratie dégénérée et je crois qu'on est vraiment dans quelque chose de cet ordre-là ;
c'est comme la dimension républicaine. On voit bien que la garantie donnée par l'association dérange
considérablement les services publics parce qu'il y a encore une opposabilité. Au travers du
regroupement ou de la disparition il s'agit de faire tomber ce fait associatif, qu'on n'entende plus parler
d'associations loi 1901.

Une voix
Je voudrais faire une remarque, je suis médecin généraliste, responsable d'un CSAPA 1 : dans le champ
du médico-social mais rattaché à un hôpital psychiatrique, donc on a une patte de chaque côté. On
s'aperçoit effectivement qu'en tant que CSAPA venu du sanitaire, à gestion sanitaire, quand on parle de
nos budgets, quand on parle de projets, on est toujours sur la logique ARS. Le directeur des affaires
financières, quand je disais "mais pourquoi vous présentez un budget en équilibre alors qu'il en faut plus
pour les soins ?", m'a répondu : "Vous comprenez, la directrice ne veut pas présenter un budget qui
contrarierait la personne qui va la noter." Ce qui donne bien le cadre de réflexion des besoins.
Inversement pour nos collègues du champ associatif, dans le CSAPA voisin, on menaçait l'association de
fermer parce qu'ils n'avaient pas assez de médecins, et que le médecin n'était pas présent tous les jours
pour délivrer les produits de substitution. De ce fait on était hors-la-loi : le médecin a été traduit devant
le Conseil de l'ordre puisqu'il autorisait la délivrance. À ce moment-là la direction associative dans
laquelle se trouvait le maire d'une commune - qui avait dit d'ailleurs au directeur de l'ARS qu'on était
venus fêter le premier anniversaire de l'ARS et celui-ci lui avait dit "je suis très content de vous
accueillir, d'autant que j'espère qu'il n'y en aura pas un deuxième"… ce qui posait le rapport de force, un
rapport de force politique assez important, ça a abouti là où il n'y avait qu'un temps médical, à un demi-
temps médical - l'ARS a rallongé de cinquante mille euros leur budget associatif pour qu'ils aient un
temps plein médical et remercié le médecin qui malgré les difficultés de travail et un mi-temps
réussissait à faire tourner la structure… On s'aperçoit bien que le système associatif peut avoir un poids

1
CSAPA, Centre de Soins d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie. Structures récemment créées (décret du 14 mai
2007) qui résultent du regroupement des services spécialisés pour l’alcool et les drogues

106
par la pression - pression politique, hein, c'était le maire d'une commune de cinquante mille habitants.
Un deuxième exemple que j'ai : dans l'est de l'Île-de-France il y a un secteur de psychiatrie dans lequel le
chef de service a été visionnaire - il a dit, "du côté du sanitaire on n'aura plus rien", donc il a créé une
association, qui ne s'appelle pas les fleurs du mal mais La rose des vents, qui a finalement créé le
SAMSAH, le SAVS, l'équipe mobile "précarité-psychiatrie", les lits "halte santé soin", les appartements
thérapeutiques etc. Finalement dans cette association le président est le chef de secteur, les vice-
présidents sont là aussi… effectivement on n'était pas dans l'esprit associatif initial mais il s'est dit que
sinon tout allait partir ailleurs : en Île-de-France nous avons le problème de l'association Aurore, qui est
en train de tout manger. Elle prend tout et n'importe quoi, et maintenant même plus en Île-de-France, je
crois qu'elle va un peu partout ! Moi je connais les conseils d'administration de toutes les associations du
coin, je connais les élus - mais là on a des conseils d'administrations où on ne connaît personne parce
que l'association est très très très très très haute.
J'avais des visées sur un centre de rééducation fonctionnelle qui avait des terrains - où on pourrait peut-
être éventuellement demander à les mettre à disposition pour notre structure. On était en train de
négocier avec cette association, tout à coup elle a été en difficulté et ploup ! s'est fait bouffer par SOS
drogue. Alors j'ai été sur le site de SOS drogue 1, que je connaissais initialement, et maintenant SOS
drogue qui a changé de nom, Habitat et soins, qui auparavant s'occupait uniquement de toxicomanie,
gère tout.
L'acéphalisation se fait même dans le système associatif… Moi j'ai été noyauter une association avec un
chef de service : il est président de l'association qui gère les établissements médico-sociaux, je suis
secrétaire, il y a une association de précarité - comme on doit sortir nos patients ; donc je suis trésorier
de cette autre association - on est obligés d'aller faire le coucou partout avec une surcharge de travail
énorme, pour qu'on ne nous pique pas tout : on est obligés d'aller du sanitaire vers le social.

Pascal Crété
Parler papou avec les papous quand il faut…

Une voix
Je suis salarié également d'une grosse association qui a la particularité d'avoir une grosse partie de
médico-social, c'est mille sept cent salariés. Une partie de médico-social avec un secteur de
pédopsychiatrie. Je suis content de vous entendre parler des valeurs associatives, en même temps je ne
me reconnais absolument pas dans mon association autour de valeurs. Nous avons une association qui a
des valeurs affichées, écrites, qui donnent envie, qui peuvent nous aider à tenir, mais on s'aperçoit que
dans la réalité, ces valeurs sont bafouées comme partout ailleurs. Avec la difficulté en interne d'arriver
à dénoncer cela et de faire en sorte que ces valeurs ne soient pas uniquement une vitrine mais
réellement quelque chose d'appliqué, de reconnu, par les membres du conseil d'administration.

1
devenu le Groupe SOS, qui s’affiche clairement sur son site comme "une entreprise sociale"
voir http://www.groupe-sos.org/310/notre_histoire

107
Membres du conseil d'administration que je trouve particulièrement zélés. Très, très bons élèves,
anticipant les logiques des ARS, nous expliquant que s'ils n'arrivent pas à être un peu visionnaires et à
anticiper les buts des ARS, les budgets iront sur une autre association.
Pour information, dans notre région le DGARS est un ancien cadre dirigeant de Carrefour. Ça explique…
et parfois lorsqu'il nous est arrivé d'aller l'interpeller, et de nous comparer à des boîtes de conserve en
lui expliquant qu'on ne peut pas être mis en rayon comme ça, c'est quelque chose qui n'est pas entendu.
Il se défend de nous imaginer et de nous traiter comme ça ! Et par rapport au conseil d'administration je
m'interroge sur les enjeux politiques qu'il y a derrière, car dans ces associations on retrouve
énormément d'élus, d'élus socialistes, qui défendent d'un côté certaines valeurs, toujours… nous nous
trouvons dans une dichotomie entre ces valeurs affichées et ce pseudo-socialisme et le mal qu'on a pour
intervenir parce que chaque fois on se heurte à : "Mais, nous sommes avec vous, on partage ; par contre,
ça doit se passer comme ça". Ils ne sont absolument pas dans un souci de résistance mais avec une
résignation et un côté inéluctable, qu'ils nous amènent en nous disant "voilà ; si c'est pas vous, ça sera un
autre."

Pascal Crété
Votre situation reflète de nombreuses situations de grosses associations dans lesquelles ça se passe en
effet comme ça. Mais en même temps je rejoins ce que disait Lise Gaignard ce matin, sur cette dimension
de la question individuelle de chacun - comment est-ce qu'on peut amener chacun, là où il est, à prendre
la mesure de ce que ce n'est pas non plus que le système qui vient d'en haut, mais que nous faisons aussi
fonctionner quelque chose, et qu'il y a une part de désobéissance à avoir, les uns et les autres. Vous à
votre place, le conseil d'administration à la sienne, pour mettre un coin dans tout cela et garder un peu
ses esprits.
Et puis, et je souhaite que les assises remettent cela sur le terrain, il y a la question des pratiques : ce qui
doit faire référence, ce sont les pratiques des professionnels. Pas un protocole ni une fiche, ce n'est pas
cela qui fait le travail, mais comment les gens, à partir de leur pratique professionnelle, élaborent une
certaine idée de ce qu'ils font. Il y a un vrai combat à mener là, dans tous ces domaines… Le métier
d'éducateur aujourd'hui, moi je ne sais plus trop ce que cela veut dire. On dit qu'un éducateur
aujourd'hui c'est quelqu'un qui est chef de projet, ça ne me cause pas ; c'est quoi être chef de projet ? Il
doit tout le temps être dans le projet, une fois qu'on a dit ça...

La voix
Juste une chose que je voulais rajouter : je refuse d'être une variable d'ajustement. Voilà. Parce que nous
sommes actuellement et de plus en plus… et c'est comme ça qu'on nous le dit, "la masse salariale est une
variable d'ajustement". Et c'est absolument impossible ! Je suis content que vous ayez également fait le
lien avec les conventions collectives. Parce qu'il y a là je pense un combat à mener conjointement autour
de tout cela.

108
Une voix
Bonjour, je vais rejoindre l'intervenant précédent, je voulais vous remercier pour votre intervention qui
fait pont avec la créativité et l'inventivité dans le champ psychiatrique, mais aussi dans le médico-social
dans lequel je me suis retrouvée. Parmi les différentes institutions que vous avez citées, je me situe dans
la dernière, le service de la protection des majeurs. On est douze mille à treize mille professionnels, régis
à la fois par la loi de 2007 qui professionnalise les fonctions, et par les lois de 2002 et 2005.
Je suis salariée d'une association qui est donc un établissement médico-social. On est affiliés à
l'UNAPEI 1, qui est une association de parents d'enfants handicapés, on a un projet associatif avec des
valeurs, comme le disait l'intervenant précédent. Actuellement on travaille sur un projet de service,
puisque tous les trois ans on doit faire un projet de service.
Et la direction nous a demandé de participer à ce projet. Je voudrais essayer de mettre en exergue deux
notions que vous avez l'un et l'autre développées : il y avait la notion de haine, et la nébuleuse. La
nébuleuse, ça m'a particulièrement frappée parce que, quand mes collègues et moi avons été conviés à
travailler sur le projet de service, sous forme d'ateliers, les uns comme les autres nous avons pu dire que
c'était une véritable nébuleuse. Avec la "démarche qualité", dont on n'arrivait pas à définir ce que c'était
- ce côté technocratique, administratif, dans lequel on ne voit pas bien ce qui est attendu de nous… et que
pourtant on a quand même essayé de dégager de quelques pratiques professionnelles.
Je mets la nébuleuse en lien avec la haine parce qu'il me semble que cela touche à la méconnaissance de
quelque chose, et il me semble qu'on tombe dans la haine parce qu'on méconnaît - un sujet par exemple,
ou une profession… j'ai le sentiment que dans le secteur psychiatrique et médico-social il y a un certain
nombre de métiers qui accompagnent les publics qui ont des pathologies psychiatriques (entre autres :
je travaille aussi sur la dépendance, c'est encore autre chose, tout ce qui est population vieillissante), et
que dans ces deux secteurs, la méconnaissance des fonctions, des métiers des uns et des autres,
entraîne parfois une forme de haine. On gagnerait certainement à communiquer un peu plus sur nos
métiers.

Patrick Chemla
Un petit mot là-dessus, ça s'est justement un peu déchaîné hier soir sur la rivalité entre médico-social et
sanitaire. On peut très vite partir dans les luttes entre places ou bastions, entre catégories, et de même
entre catégories professionnelles. Et on voit se déchaîner des luttes entre psychologues, éducateurs,
médecins, dans chacun de ces secteurs, ça ne cesse en ce moment ; alors que ce dont il est question, c'est
la haine du sujet, la haine de l'inconscient, et que cela est quelque chose de transversal, quel que soit le
lieu où l’on travaille. C'est avec cela qu'on a affaire, et c'est beaucoup plus difficile d'affronter cette
affaire-là. Ce qui vient, c'est la lutte des places, le corporatisme le plus bête.
Il faut y faire très attention. Bien sûr il faut arriver à surmonter les méconnaissances et se parler, mais
il faut savoir quand même que ce qui déchaîne cette rage et cette haine entre les uns et les autres, c'est
cette haine du sujet qui est en train de ravager la société.

1
encore un site qui reflète bien la discussion : http://www.unapei.org/-Ce-qu-est-l-Unapei-.html

109
CONCLUSION

Daniel Denis
Nous arrivons au moment de la conclusion ; je présente en quelques mots Michel Balat, que vous
connaissez tous : psychanalyste, sémioticien, ancien maître de sémiotique et de psychologie à
l'université de Perpignan.

Brouhaha.

Michel Balat
Un moment de silence peut-être. Un peu de tranquillité. (il rit)
Il y a eu tellement de mots, c'est effrayant là ; tous les mots qui sont tombés dans les oreilles, tous ces
mots, ça n'a pas arrêté.
D'ailleurs, ça me faisait penser à une chose, c'est que… Bon, on a des difficultés pour réfléchir à ce qui se
passe actuellement, dans ce qui nous préoccupe. Je me disais qu'il y a peut-être, quand même, quelque
chose, je vous propose ça et puis j'en resterai là : c'est de se dire qu'il y a peut-être une extension du
domaine de la marchandise. D'ailleurs Jean Oury évoquait cette distinction très intéressante entre les
deux économies. Je me disais : au fond l'économie générale est grignotée par l'autre économie.
Même les mots, les mots s'achètent. Quand vous voyez les publicités, la vente des présidents de la
République, toutes ces choses-là. Ils sont mis à la vente, il faut trouver le mot qui va les faire vendre.
Avec derrière évidemment des gens avec des dents, des crocs, pour finalement arriver à profiter de
toutes ces choses-là. On le voit bien dans tout ce que vient de raconter Pascal, ces systèmes de fusions-
acquisitions. Quiconque lit les comédies romantiques américaines ou autres est parfaitement au courant
de ce qui s'y passe. Ces loups qui viennent travailler dans notre secteur ! Avec des conséquences, qui
sont celles qui ont été tracées. Comme toujours c'est toujours difficile de tracer ça d'entrée, comme ça…
Tout à l'heure en écoutant je pensais à Guilhem. Vous ne connaissez pas Guilhem ? Vous ne pouvez pas
le connaître, vous ne le connaîtrez jamais. C'est une espèce de petit bonhomme, complètement tordu
dans tous les sens, que j'ai vu l'autre jour…
Bon, que je vous dise, parce que tout ça ne veut rien dire, là : je suis un itinérant du travail j'sais-pas
quoi, psychanalytico-social tout ce que vous voulez. Je voyage beaucoup, dans beaucoup
d'établissements, et je rencontre beaucoup de gens. Guilhem fait partie de ces gens. Ce type il a trente
ans à peu près, et alors, son corps, tordu dans un fauteuil roulant qui le contient à peu près, qui essaye
de le faire tenir à peu près droit, avec des systèmes qui lui tiennent la tête, vous savez, avec des jambes
d'une maigreur infinie, qui viennent pendre là sur le fauteuil… Guilhem c'est, comme toujours quand on
parle de quelqu'un avec les équipes - chaque fois qu'on parle de quelqu'un il faut qu'il soit là, sinon c'est
dégueulasse, si il n'est pas là. Même si on ne sait pas ce qu'il comprend, on s'en fout carrément : il est là.

110
Ce Guilhem-là il se trouve qu'on a des bribes de son histoire, ce qu'il y a d'extraordinaire (c'est le coup du
commis voyageur que je fais, qui n'a rien à vendre) : il se trouve que j'ai parcouru ses différents
établissements, c'est très curieux, depuis son enfance, tout petit il est arrivé en pouponnière. Il se
trouve maintenant dans une MAS. Ce qui m'a frappé, c'est quelque chose qui m'a rappelé un truc que
j'avais écrit, comme ça, un peu…
Bon. J'écris n'importe quoi - d'ailleurs ça se voit puisque le livre auquel je vais faire référence, l'année
dernière j'en avais vendu moins deux exemplaires. C'est rare, ça, hein, difficile à faire, j'ai reçu ça de
mon éditeur. Cette année moins deux, déjà que j'en avais pas vendu beaucoup. Faut dire que le titre est
très attrayant : Psychanalyse, logique et veille de coma. Comprenez bien que moins deux, le type est
tombé dans le coma et ils l'ont rendu quoi !
Je pensais à un truc qui était la concierge dans l'escalier, vous ne connaissez pas ça pour les plus jeunes,
mais nous on connaît, souvent il y avait ça : quand la concierge n'était pas dans son territoire, elle était
dans l'escalier. Il y avait une pancarte connue, “le concierge est dans l'escalier”. À la réflexion, je me
disais, "mais finalement, au bout de quelques années, l'escalier est dans la concierge", parce qu'elle est
toute tordue, elle est toute esquintée par le fait d'avoir dû frotter les marches…
Et je me disais que finalement, Guilhem, ses établissements étaient dans son corps. Il les avait
incorporés. Mais il faut voir comment ils fonctionnaient ces établissements ! C'est terrible, il les a pris
avec ce dont ils étaient porteurs. Hélas. Et ça a donné, finalement, cette physionomie terrible d'un
enfant… je pourrais en dire plus, mais pf ! Par exemple, la deuxième fois où je l'ai vu, c'est parce que
j'avais demandé qu'on voie les parents - parce que les parents étaient soupçonnés de l'avoir laissé
tomber quand il était petit, non : de l'avoir secoué. C'était le syndrome de l'enfant secoué. Alors que le
père l'avait laissé tomber, mais comme ça, maladroitement. Dans les équipes, ce n'était écrit nulle part,
mais c'était su dans chacun des établissements - ça fait partie des choses terribles.
Il était tordu par beaucoup de choses ; par les établissements, la réputation que ces établissements
étaient capables de porter… c'est presque impossible de pouvoir penser que ce sont ces choses-là qui
sont le plus souvent présentes dans ces points d'aboutissement que, hélas, deviennent les MAS.
C'est quelque chose qui est à la limite du supportable.
Du coup je pensais… ça vaut le coup… les gens des MAS, formidables, enfin on trouve des endroits… bon,
je vais quand même dans des endroits qui m'appellent, qui sont un peu dignes.
Je ne sais pas si vous avez lu ce livre de Rudolf Höss, je crois que c'est son nom, je ne sais pas très bien
prononcer les langues étrangères, étant catalan je ne suis pas doué pour les langues (on m'a privé de ma
langue maternelle, depuis je suis un peu troublé !). Rudolf Höss, le type à qui Hitler avait demandé de
penser Auschwitz. Ça vaut le coup de le lire, vraiment! On voit comment il fabrique quelque chose, dont
on a parlé - on en a beaucoup parlé -, on appelle ça la bureaucratie.1
Quand le mur de Berlin est tombé - je vous dis que des conneries hein -, je me suis dit "aïaïaïe, on va
s'attraper l'esprit bureaucratique russe". C'était pas complètement idiot finalement… ça fait des modes,
"ah beh tiens c'est pas mal, ils sont pas cons là-bas !"

1
Rudolf Höss, ou Hoess, Le Commandant d’Auschwitz parle, Julliard 1959, réédité en 1979 chez Maspéro et en 2005 à La
découverte.

111
D'ailleurs vous avez vu, Américains, Russes, maintenant ils sont copains comme cochons, ils se sont
aperçus que finalement ils faisaient la même chose, et que les Russes étaient très en avance sur le plan
bureaucratique. Même les grands entrepreneurs - il se trouve que j'ai quelques yeux et oreilles dans des
grandes entreprises -, il se trouve qu'ils utilisent les méthodes bureaucratiques de Staline.
Un de mes Yeux-et-Oreilles m'expliquait qu'étant dans une réunion d'une des plus grosses entreprises
françaises, multinationale qui réunissait toutes ses filiales, à un moment donné le directeur général, qui
est très connu, lance la conversation. Et là chaque directeur de filiale l'un après l'autre dit "nous avons
pu faire douze cent licenciements !", applaudissements, "nous avons réussi à faire trois mille six cent
licenciements", applaudissements…
Ces choses-là, ça fait partie de ce dans quoi nous baignons actuellement.
Récemment j'ai été appelé dans un hôpital psychiatrique, une équipe très bien, très chouette, j'étais
venu deux-trois fois, ça avait bien collé, alors ils avaient dit : "on va te faire venir l'année prochaine". Je
reçois pour l'année suivante un papier épais comme ça, à remplir. Je regarde et me demande qui me
l'envoie. C'était la Cellule Achat de l'hôpital. Je me suis dit, de toute façon je vais refuser parce que je ne
suis pas à vendre, quand même faut pas exagérer ! On m'achète pas. Peut-être avec des bonbons, mais
pas avec ça.
Je tourne les pages pour regarder tout ce que j'avais à remplir, il y avait des discours sur le travail que
j'aurais à faire qui te tueraient n'importe qui. Et arrive le grand moment : en fait, puisqu'une personne
l'avait demandé, ils le proposaient à tout le monde, à tout l'hôpital.
Et ils avaient divisé ça, devinez comment : en lots. J'étais chargé de m'occuper du lot numéro 21. Je leur
ai dit, c'est foutu parce que je ne suis pas à vendre, et puis vous êtes le lot numéro 21 - ça leur a foutu un
choc quand même, parce qu'il ne savaient pas qu'ils en étaient là.
J'ai eu la DRH qui m'a téléphoné pendant la réunion, elle a dit "Mais ce n'étaient que des mots !"… Ahhh !
"Que vous tombez mal ! ma pauvre dame !", je lui dis "mais vous devriez lire Klemperer", c'est Klemperer
ça ! Le lot numéro 21 ! Si on accepte d'être traité de lot, c'est foutu pour plein de choses. Comment peut-
on travailler en étant un lot ? c'est pas possible.
D'ailleurs il est vrai que ça a des effets très concrets - tenez, le cas de madame X, je l'appelle madame X
parce que je ne me souviens pas de son nom. Madame X est reçue par une infirmière du lot numéro 21,
elle était complètement mal foutue, tout ça, et assez rapidement, en un ou deux jours ils arrivent à lui
permettre de se tenir un peu. Tout à coup arrivent trois personnes : un raid ! trois personnes qui
viennent enlever la dame ! L'infirmière dit "mais c'est pas votre secteur !".
Tout ça c'est pour vous dire quelques associations libres sur la fin, évidemment je ne vais pas vous faire
ça très long. Quand même ça vaudrait le coup de reprendre un certain nombre de choses qui ont été
élaborées ici : une des dernières questions, est-ce que ce genre de réunion que nous faisons ici, c'est pour
donner de l'espoir ? Je ne crois pas. Il me semble que l'espoir, c'est pas terrible.
C'est pas la peine d'espérer : le tout c'est de pouvoir être là où on est, au moment où on y est. On ne
maîtrise pas beaucoup de choses dans tout cela.
Il est vrai qu'il y a toute une politique à laquelle on ne peut mais, comme on disait quand j'étais jeune…
Qu'est-ce que vous voulez faire ; les choses se passent. Mais au moins, que nous puissions toujours savoir

112
où est-ce que nous foutons les pieds et que nous sommes bien à notre place, eh bien écoutez c'est déjà pas
mal ! Qu'on sache qu'on est là pour que, par exemple, quelqu'un comme Guilhem puisse de temps en
temps sortir de son fauteuil - parce qu'il y était toute la journée ! et après il allait dans un lit avec une
coque. Je dis "mais enfin quand même, un truc de mousse où il puisse être là, simplement !" "Oh oui…
mais il faut quand même le redresser". Je dis "le redresser ! vous l'avez complètement tordu, c'est pire
de vouloir maintenant le redresser, faut pas exagérer, faut lui foutre la paix à un moment donné à ce
type-là !" Qu'il puisse croître selon ses nouvelles voies.
Il me semble que ce qui importe c'est ça : d'être là où on est avec le plus de passion possible et en tous les
cas c'est ce qui nous signifie notre propre désir. Être là ça veut dire être très sensible à la question de la
vie quotidienne. Je crois que c'est vraiment fondamental, la chose essentielle.
Dans un endroit dont je parle souvent - j'y vais depuis presque vingt-cinq ans maintenant - à Château
Rauzé près de Bordeaux, que j'appelle toujours la clinique, mais je me fais engueuler chaque fois par ma
copine Edwige, qui est le médecin, et qui me dit "mais c'est pas une clinique ! c'est un centre de
rééducation fonctionnelle" etc. Je l'appelle une clinique parce que, quand même, on y soigne les gens,
qu'on le veuille ou non. On est là pour soigner, c'est pas pour faire du baby-foot. Il y a un baby-foot là-bas,
c'est pas la question… Mais voilà : la vie quotidienne, comment se passe-t-elle dans un tel établissement?
Comment peut-on faire par exemple une des choses qui a été énoncée là, c'est la question de la liberté de
circulation. Il n'y a pas de porte de sortie, parce qu'il n'y a pas de porte d'entrée, pas de porte du tout ! Le
parc, on sort sur la rue, c'est très dangereux ! c'est même un miracle que ça continue, il y a une petite
route là qui passe, juste devant, et les blessés ils le savent alors il faut voir qu'ils font vachement gaffe
avec leur fauteuil et tout, ils arrivent à passer. Mais les gens le savent aussi, ceux qui passent là. Il y a
tout un tas de trucs qui font que ça s'organise.
Il y a un café plus loin, à deux kilomètres de là. Ils font deux kilomètres avec les chaises roulantes, des
trucs comme ça. Au bout de deux kilomètres il y a un café, où ils servent de l'alcool évidemment.
Seulement c'est un problème, parce qu'il y en a qui s'offrent des trucs, ça les met dans un état pas
possible. Négociation entre les équipes et le cafetier, pour dire "Écoutez, vous avez droit à une bière.
Mais ne faites pas plus, sinon vous allez le rendre malade, ça va pas". Le cafetier il comprend, et c'est
aussi son intérêt, les autres vont venir. Tout est négociation, on est dans une vraie vie ! ça peut être
Clochemerle parfois, mais on s'en fout, Clochemerle c'est vivant ! c'est pas parce que ça fait rire que ce
n'est pas vivant…
Donc il me semble que ces choses-là sont très importantes. On peut crier un nom glorieux, dire c'est la
résistance, mais je crois que c'est pas vraiment de la résistance, c'est ce qu'on doit faire en fait. Je sais
pas trop comment le dire… en plus moi je suis gonflé parce que comme vous avez remarqué, je passe
dans ces établissements, et je n'y reste pas. Vous allez me dire "Bon, mais pépé, tu l'as bien facile de dire
tout ça". Mais quand même ça s'observe, et en parlant avec les équipes, avec les personnes qui vivent
leur vie tous les jours dans ces établissements, on s'aperçoit que ce sont quand même des choses tout à
fait essentielles.
Il y a toute cette dimension que l'on a vu apparaître autour des discours aussi bien de Pierre que de
Patrick et d'autres… discours indispensables qui vous vont droit au cœur ; je crois que nous étions tous

113
les deux dans la même organisation révolutionnaire à la fin des années soixante. Cela dit, outre le fait
qu'on a pu mesurer beaucoup de choses, méfions-nous des phénomènes imaginaires quand même.
On imaginarise beaucoup, dès qu'on commence à voir l'ennemi, faut faire gaffe ! c'est pas toujours très
raisonnable de faire ces choses-là.
Il me semble que, bien entendu tout ce discours est possible, la preuve c'est qu'il est tenu, mais je crois
qu'il faut faire assez attention de ne pas se laisser fasciner par ces choses-là, par les recoupements un
peu hétéroclites aussi, à quoi ces discours donnent lieu.
Après, si on se regroupe, très bien : mais je crois qu'il y a un certain nombre de choses sur lesquelles il
faut faire attention. Parce que d'un autre côté, ça peut donner l'espoir d'une victoire, ce que je ne crois
pas. Mais de ne pas avoir cet espoir ne nous empêche pas de travailler tous les jours là où on travaille.
C'est un peu bizarre ce que je vous dis… mais c'est pas désespéré du tout, ça ne l'est que dans le sens où
je ne prône pas l'espoir ; il me semble qu'on peut continuer à vivre tout à fait dans cette bagarre
constante qu'est la vie quotidienne ; mais cette fois-ci dans une mesure qui ne nous dépasse pas.
Une mesure sur laquelle ont ait prise.
Et je pense à ce que disait Lise Gaignard : "quand même, délimitez-vous un peu" dans vos compétences…
Est-ce que nous sommes capables de faire de la géopolitique dans notre travail ? Je ne suis pas sûr que
nous soyons faits exactement pour ça.
Non pas qu'on ait pas d'idées géopolitiques ! Mais enfin on peut se les garder de temps en temps.
Bon, voilà, comme je dois rentrer à Canet quand même, faut pas que je traîne trop.
Et quand même, car ce sont des choses que je n'ai jamais l'occasion de dire en direct : je voudrais dire les
apports extraordinaires qu'ont été pour quelqu'un comme moi Jean Oury - pas simplement par tes
élaborations, qui sont magnifiques, mais par ce que tu es ; et Pierre Delion.
Parce que l'un comme l'autre je les ai toujours vus être dans une position très claire. Très claire, c'est
sans histoire, avec beaucoup d'accueil, et c'est pas du pipeau ! Souvent les discours il faut s'en méfier -
comme celui que je tiens - il faut s'en méfier comme de la peste.
Il faut avoir des trucs pour résister à ces discours-là. Mais il faut regarder comment les gens sont sur le
long terme : donc je salue les artistes !

Madeleine Alapetite
Juste un mot pour vous remercier, remercier les intervenants.
Patrick Chemla évoquait Winnicott et la "réserve de rêves", réserve de rêve qui serait source de notre
création. Dans ce colloque on ne s'est pas contentés de la plainte, on n’a pas eu de discours trop
misérabilistes, on s'est nourris de choses qui vont nous permettre d'avoir les réflexions nécessaires pour
refondre, réinventer une psychiatrie de secteur vraie, à visage humain, telle qu'on souhaite continuer à
l'exercer dans notre métier, à notre place. Et dans le lien avec le médico-social, parce que je pense qu'il
est indispensable à la prise en charge de nos patients qui sont en psychiatrie et s'y trouveront peut-être
demain. Merci à tous, à une prochaine fois, bon vent !

114

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