Vous êtes sur la page 1sur 165

DÉCOR

En Égypte, sur le Nil.


Dans le salon panoramique du steamer Le Lotus. La croisière relie
Shellal et Wadi Halfa.

Acte I
À Shellal. Fin d'après-midi.

Acte II
Scène I : Trois jours plus tard, aux abords du temple d'Abou Simbel. Le
soir, après le dîner.
Scène 2 : Cinq minutes plus tard.

Acte III
Le lendemain.

10
ACTE I

Le steamer Le Lotus est à quai à Shellal, sur le Nil. C'est la fin de


l'après-midi. Nous sommes dans le salon panoramique. Les fenêtres
offrent une vue magnifique sur le fleuve. Deux portes de part et d'autre
du salon permettent d'accéder au pont. On devine une passerelle par
laquelle embarquent les passagers.

Le salon est meublé avec des sièges en osier et des tables rondes.
Une liste des passagers ainsi que des publicités touristiques sont
accrochées au mur.

Un vendeur ambulant avec son bric-à-brac discute avec un


steward nubien vêtu d'une longue tunique blanche. Il est en toute
occasion souriant et aimable mais ne comprend pas la moitié de ce que
les passagers lui disent. Ils sont tous les deux en train de rigoler
lorsque, tout à coup, le steward se ressaisit et fait signe au vendeur de
disparaître. Des voyageurs approchent.

Mlle Ffoliot-ffoulkes et Christina Grant arrivent, suivies par le


vendeur qui les talonne. Mlle Ffoliot-ffoulkes est vêtue comme une
touriste, elle est snob et de mauvaise humeur. Christina est une
charmante et douce jeune fille. Elle porte le manteau et la valise de
Mlle Ffoliot-ffoulkes. Elle pose le manteau sur une table.

11
STEWARD

Bonjour mesdames et bienvenue à bord du Lotus...

VENDEUR

Regardez mes lapis-lazuli... authentiques et pas chers, regardez la


pureté, cent pour cent qualité ! Celui-là exceptionnel, retrouvé dans la
tombe de Ramsès II...

Mlle Ffoliot-ffoulkes lui fait signe de s'éloigner. Il passe à


Christina.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES, au steward.

Mademoiselle Ffoliot-ffoulkes et mademoiselle Grant.

STEWARD

Bien sûr... j'ai deux très belles cabines pour vous. La 15 et la 16. Ce sont
les meilleures cabines du bateau.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Voulez-vous nous accompagner, je vous prie. Christina, tu as mon


manteau ? (Christina récupère vite le manteau sur la table. Le steward
veut le lui prendre.) Ne lui donne surtout pas ! Porte-le toi-même !

CHRISTINA

Je m'en occupe.

VENDEUR, à Mlle Ffoliot-ffoulkes.

Regardez ce lapis, exceptionnel, trouvé dans la tombe de Ramsès III...

12
MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Non, je ne veux rien, laissez-moi !

VENDEUR, imperturbable.

Si vous voulez faire tour sur âne, je donne ma carte. J'ai âne fantastique,
Whisky-Soda. Exceptionnel. (Il va vers Christina) Vous aimez cartes
postales ? J'ai plein cartes postales ! Vous anglaise ?... God save the
King... and the Queen ! Regardez cartes postales, temple d'Isis, tombe
de Toutankhamon…

Le steward le congédie.

STEWARD

Si vous voulez bien me suivre...

Il sort par la gauche, suivi des deux femmes. Smith entre par la
passerelle. Le vendeur l'aborde. Smith est dépenaillé, costume de
flanelle grise et chemise ouverte. Quand il entre dans le salon, il fait
signe au vendeur de s'écarter.

VENDEUR

Vous voulez cartes postales olé olé ? Danseuses nues ? Vous chasseur
? Vous voulez photos de chasse aux canards ? Vous êtes gentleman
anglais. Américain ? Speak French ? Allemand ? Italiano ? Rousski !
Non, j'ai trouvé, Suisse ! (Smith fait « non » de la tête, impatient.)
Quelle nationalité ?

SMITH

Japonais !

Et il sort à gauche.

13
VENDEUR

Japonais ?

Louise, une jolie femme de chambre, entre à droite.

VENDEUR

Vous aimez les bijoux ? Bijoux pas chers ! J'ai des merveilles pour vous
très gentille mademoiselle. Très à la mode à Paris en ce moment…

LOUISE

Non, non, je ne veux rien, merci.

Le vendeur sort par la passerelle. Mlle Ffoliot-ffoulkes et


Christina reviennent par la gauche, leurs bagages à la main. Louise
sort discrètement par la droite.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

On nous dit que ce sont les meilleures cabines du bateau mais c'est
simplement ridicule ! Tu n'as pas oublié mon nécessaire de toilette ?

CHRISTINA

Non, Tante Hélène, il est là.

Smith entre par la gauche. Il s'assoit à une table, ouvre un


magazine. Mlle Ffoliot-ffoulkes le regarde comme on regarderait une
blatte.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

C'est ici qu'on sera le mieux. Je pensais que c'était réservé aux
premières classes.

14
Elle regarde ostensiblement vers Smith.

SMITH

Tout le bateau est première classe.

CHRISTINA

Il y a un autre salon à l'arrière.

SMITH

Ça s'appelle la poupe.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Mais c'est ici qu'on a la plus belle vue. (Elle regarde le papier épinglé.)
Ah, la liste des passagers. Important de savoir avec qui on voyage. Sur
un bateau de cette taille, on ne peut pas s'éviter. Mieux vaut savoir à qui
on a affaire.

SMITH

Sans quoi on risque d'être contaminé. (Mlle Ffoliot-ffoulkes le foudroie


du regard.) Ne faites pas attention. J'ai la mauvaise habitude de penser
tout haut.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Alors... (Elle lit.) Voyons... Chanoine Ambrose Pennefather. C'est pas


mal... Je me demande si c'est un Pennefather du Yorkshire... Allez
savoir... Dans le clergé aujourd'hui il y a tout et n'importe quoi...
Docteur Bessner... un étranger, sûrement... Monsieur William Smith...

SMITH

Aucun intérêt.

15
Christina a envie de rire.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES, lisant toujours.

Mademoiselle Ffoliot-ffoulkes... Mon Dieu, ils ont mis un F majuscule


à « Ffoulkes ».

SMITH

Sacrilège !

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Mademoiselle Christina Grant. Monsieur et madame Simon Mostyn et


femme de chambre... Ah!... ça doit être Kay Ridgeway !

CHRISTINA

Vous croyez ? Oh Tante Hélène, ce serait formidable si c'était elle.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Ils sont en voyage de noces, je présume.

CHRISTINA

Vous avez raison, c'est ça ! Ils viennent juste de se marier. J'ai vu ça


dans le journal à l'hôtel.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Ça va être très amusant... On dit qu'elle a envoyé paître lord Adgbaston


pour épouser le jeune Mostyn. Une famille du Devonshire. Ils sont
pauvres comme Job. (Le steward entre de la droite.) Ah steward, venez
ici je vous prie. Ma cabine ne me convient pas du tout.

16
STEWARD, tout sourire.

Très belle cabine. Très bien. Du soleil toute la journée.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

C'est justement le problème. Il fera trop chaud.

STEWARD

Non, non. Petite brise agréable dès que le bateau démarre.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Je veux des cabines de ce côté-ci du bateau.

Elle pointe le côté droit.

STEWARD

D'accord. Je vous montre.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Reste ici Christina. Surveille mes affaires. (Elle sort du côté droit,
suivie par le steward.) Est-ce que l'eau sur le bateau est potable ? Elle a
été bouillie ?

Ils sont sortis. Un temps.

SMITH

C'est vraiment regrettable ce « F » majuscule dans le nom de votre tante.

17
CHRISTINA

Oh, ça arrive souvent... Cela dit, c'est absurde d'avoir autant de « f »


dans son nom.

SMITH

Les noms propres échappent à toute logique. (Un temps.) Vous faites la
croisière jusqu'à Wadi Halfa ou est-ce que vous poussez jusqu'à
Khartoum ?

CHRISTINA

Juste la croisière jusqu'à Wadi Halfa. C'est tellement pittoresque !


J'adore les ânes et aussi les perles et toute leur bibeloterie... regardez...
(Elle sort de son sac un scarabée en plâtre.) J'ai acheté ça hier, le
vendeur m'a dit que c'était un authentique scarabée sacré, qu'est-ce que
vous en pensez ?

Smith le regarde.

SMITH

Je crois que j'ai vu le même à Birmingham.

CHRISTINA

Pourquoi Birmingham ?

SMITH

Parce que c'est là qu'on les fabrique. Uniquement pour l'exportation.

CHRISTINA, déçue.

Je l'ai payé cinq piastres.

18
SMITH

Vous êtes aussi jolie que naïve...

On entend du bruit dehors. On distingue la voix du vendeur à la


sauvette. Christina va voir.

CHRISTINA

Quelqu'un va monter à bord. C'est peut-être elle.

SMITH

Vous attendez une amie ?

CHRISTINA

Non, madame Mostyn ! Elle est en voyage de noces. Vous en avez


sûrement entendu parler... Kay Ridgway. C'est son nom de jeune fille.
Son père était un homme d'affaires très important. On dit que c'est la
femme la plus riche d'Angleterre.

SMITH

Cruel destin.

CHRISTINA

Elle n'est pas seulement riche, elle est aussi magnifique. Et elle vient de
faire un mariage d'amour. (Rêveuse.) Vous imaginez ? Être riche, belle
et avoir tout ce que vous voulez.

SMITH

Je préfère ne pas y penser, ça me donne mal au cœur.

19
CHRISTINA

Il y avait des photos d'elle dans tous les journaux.

SMITH

Et pourquoi il y a des photos d'elle dans tous les journaux ? Une fille
oisive qui ne sait rien faire de ses dix doigts, quel intérêt ? Pourquoi pas
des photos d'honnêtes travailleuses qui vont trimer chaque jour à l'usine
?

CHRISTINA, amusée.

Mais qui voudrait voir des photos de travailleuses ? Pas moi, en tout
cas.

SMITH

Pourquoi ? Vous méprisez les travailleuses ?

CHRISTINA

Pas du tout ! J'en suis une. Je travaille dans un bureau à Édimbourg,


comme secrétaire. Mais je ne dépenserais pas mon argent pour acheter
un journal qui montre des photos d'ouvrières ou de secrétaires.

SMITH

Vous ne mesurez pas la dignité des masses laborieuses.

CHRISTINA

Pourquoi ? Vous si ? Vous travaillez tant que ça ?

SMITH, déconcerté.

J'étudie présentement plusieurs possibilités... Mais j'ai bien l'intention


de travailler dur.

20
CHRISTINA

Eh bien quand ce sera le cas, vous deviendrez peut-être un peu plus


romantique. Et vous comprendrez que lorsqu'une millionnaire comme
Kay Ridgeway - qui aurait pu épouser qui elle voulait - choisit un
homme très beau mais sans un sou, et qu'ils vont passer leur lune de
miel très exactement sur ce bateau, eh bien... vous comprendrez que
c'est follement excitant.

SMITH

Je vois. Vous êtes ce qu'on appelle une midinette.

CHRISTINA

Ne soyez pas désagréable.

Le docteur Bessner entre. Il est imposant, entre deux âges et porte


des lunettes. Il a un accent d'Europe centrale. Il tente de se débarrasser
du vendeur à la sauvette.

BESSNER

Non, non, je vous dis, je n'en veux pas ! Ces perles sont fausses, ça se
voit tout de suite... (Le steward apparaît, le vendeur file.) Qu'ils sont
enquiquinants avec leur camelote ! (À Smith.) Docteur Bessner.

SMITH

William Smith.

BESSNER, saluant puis regardant Christina.

Mademoiselle ?

21
CHRISTINA

Grant.

Il salue à nouveau avec contentement.

BESSNER

C'est la première fois que vous faites un voyage sur le Nil ?

CHRISTINA

Oui, c'est la première fois. Je n'étais jamais venue en Égypte.

BESSNER

L'Égypte est un pays fascinant. La civilisation égyptienne était d'un


raffinement inouï et grâce au climat sec et au sable du désert, ses
productions ont été très bien conservées. Nous ferons des stops et
descendrons à terre visiter des temples et des monuments. Je vous
prêterai mon Baedeker si vous voulez. Excellent guide.

Il salue à nouveau.

SMITH, à Christina.

C'est une offre qui ne se refuse pas.

CHRISTINA

Merci beaucoup, c'est très aimable à vous.

BESSNER

Avec plaisir.

22
Louise, la femme de chambre du couple Mostyn, entre par la gauche.
Elle jette un coup d'œil avant de ressortir par la droite. Ce faisant, elle
lance un regard provocateur à Smith.

SMITH

Ah, une femme séduisante au regard coquin. Je crois que je lui plais...

Mlle Ffoliot-ffoulkes entre par la droite. Elle va droit vers


Christina.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

J'ai une bien meilleure cabine maintenant. La tienne est juste à côté.
Trop petite, mais ça ira très bien.

Bessner attire l'attention de Christina.

BESSNER

Présentez-moi, je vous prie.

CHRISTINA

Monsieur... monsieur Bessner... ma tante.

BESSNER

Enchanté, docteur Bessner.

Mlle Ffoliot-ffoulkes lui jette à peine un regard, puis revient à


Christina.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Je ne suis pas du tout convaincue par ce que me raconte le steward à


propos de l'eau à bord. Je ne pense pas qu'ils la fassent bouillir. J'ai vu
dans son regard qu'il mentait.

23
J'ai demandé de l'Évian, mais parfois, ils remplissent les bouteilles avec
de l'eau du robinet. Il faudra faire bouillir l'eau sur la lampe à huile,
Christina.

CHRISTINA

Bien, Tante Hélène.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Tu pourras aller défaire mes valises, si tu veux.

CHRISTINA

J'y vais.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Pas tout de suite, malheureuse ! Laissons les valises fermées à clef


jusqu'à ce que le bateau parte. Il y a plein de gens louches qui traînent
par ici.

CHRISTINA

Comme vous voulez.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Et tu ne sortiras qu'une partie des affaires, on ne sait pas encore si ce


steward est honnête.

Le steward entre par la gauche et traverse. Mlle Ffoliot-ffoulkes


le scrute. Le docteur Bessner s'approche d'elles.

BESSNER, professoral.

Cette région est peuplée de Nubiens. Ils ne sont pas du même type que
les...

24
Mlle Ffoliot-ffoulkes l'ignore totalement et parle plus fort.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Pouvez-vous me donner La Vie de madame de Récamier, Christina...


Où sont mes lunettes ?... Ah, elles sont dans mon sac.

Kay Mostyn entre, suivie de Simon. Le vendeur les accompagne


bruyamment. Simon est un beau garçon, 28 ans, un air sympathique,
une allure simple. Kay est une très jolie jeune femme de 24 ans. Elle est
vêtue simplement mais avec goût. Elle est à l'aise comme quelqu'un de
sa classe. Le steward entre par la droite.

STEWARD

Monsieur et madame Mostyn ! Bienvenue à bord du Lotus. Voulez-


vous voir vos cabines ?

KAY

Ma femme de chambre est arrivée ?

25
STEWARD

Elle est arrivée il y a une heure avec vos bagages.

Louise entre rapidement par la droite.

KAY

Ah Louise, vous êtes là.

LOUISE

Oui Madame. Tout est prêt, Madame.

SIMON

Pas eu de problèmes pour vous échapper ?

Elle lui jette un regard à la dérobée.

LOUISE

Oh non, Monsieur. Tout s'est passé à merveille. Inutile de vous


inquiéter, Monsieur.

SIMON

Parfait.

Ils échangent un regard complice.

LOUISE

J'ai fait exactement comme Monsieur m'a dit.

SIMON

Alors, tout va bien. (À Kay.) Si nous allions voir nos cabines ?

26
KAY

Oui, allons vérifier si elles nous conviennent. Tenez Louise, prenez


ceci.

Elle donne son châle à Louise. Le steward sort suivi de Simon et


Kay. Louise se range sur le côté avant de les suivre en levant les yeux
au ciel.

SMITH

C'est une vraie princesse.

CHRISTINA

Elle est magnifique, non ?

SMITH

Il ne manque plus que le tapis rouge.

Le vendeur revient. Il s'approche de Smith.

VENDEUR

Vous faire tour sur mon âne. Whisky-Soda, très bel âne... très solide. Il
connait toute la région.

Le steward entre à nouveau, il fait sortir le vendeur.

BESSNER, au steward.

Pourrais-je voir ma cabine ? Numéro 19, docteur Bessner.

STEWARD

Bienvenue à bord du Lotus. 19 ? Très bonne cabine, du soleil tout


l'après-midi. Suivez-moi je vous prie.

27
Ils sortent.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Ma chère Christina, je vous prie de faire un petit effort. Je sais que votre
éducation souffre de graves lacunes, mais lorsque nous voyageons,
évitez, je vous en conjure, d'entamer des conversations avec le premier
venu. Surtout s'ils sont étrangers. Ils sont très en demande, et mettent
plus de temps qu'un Anglais à comprendre qu'ils ne sont pas désirés.

On entend le vendeur.

CHRISTINA

Le voilà qui revient.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Je ne sais pas pourquoi on l'autorise à monter à bord.

SMITH

Tiens, un nouveau passagerIl a trouvé une nouvelle victime... voyons


voir de qui il s'agit. (Il va vers la passerelle, regarde et s'exclame avec
dégoût.) Quelle horreur ! Un ecclésiastique !

Le chanoine Pennefather entre. Il est imposant, d'âge moyen.


Smith sort.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Ce qu'il est grossier !

Le chanoine dit quelques mots en arabe au vendeur qui s'en va. Il


regarde autour de lui, Mlle Ffoliot-ffoulkes le regarde avec
bienveillance.

28
MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Il fait extrêmement chaud, vous ne trouvez pas ?

CHANOINE, courtois.

Extrêmement... pas un souffle aujourd'hui.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Puisque nous allons voyager ensemble, permettez-moi de me présenter.


Mademoiselle Ffoliot-ffoulkes, et voici ma nièce, Christina Grant.

Avec le chanoine, elle est tout sucre et miel.

CHANOINE

Enchanté. Tout le monde finit toujours par faire connaissance sur ces
petits bateaux. Je suis le chanoine Pennefather.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Les Pennefather du Yorkshire ?

CHANOINE

Non, la branche du Shropshire... La vue sera magnifique en remontant


le Nil, ces salons panoramiques, c'est formidable.

CHRISTINA

Je préfèrerais que ce soit à ciel ouvert.

CHANOINE

Le soleil est bien trop brûlant, chère mademoiselle, il finirait par vous
assommer.

29
Le vendeur s'approche du chanoine.

VENDEUR

Vous voulez des perles ? Des lapis ? Des scarabées ?

CHANOINE

Je ne veux rien.

VENDEUR

J'ai cartes postales religieuses. Églises coptes. Premiers chrétiens. Très


joli et très vieux.

CHANOINE

C'est incroyable comme ils sont persévérants. Et ils sont capables de


s'adapter à tout type de clientèle.

Le steward entre.

STEWARD

Chanoine Pennefather ? Bienvenue à bord du Lotus. Je vais vous


montrer cabine. Meilleure cabine du bateau...

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

… en plein soleil tout l'après-midi ! Christina, je vais me retirer dans


ma cabine, apporte-moi mon manteau et mon sac à main.

Elle sort par la droite, le steward par la gauche. Le chanoine le


suit, puis s'arrête et se retourne vers Christina.

30
CHANOINE

Au revoir mademoiselle Grant, nous aurons certainement l'occasion de


bavarder plus tard.

Christina s'approche du chanoine.

CHRISTINA

J'espère que vous ne vous êtes pas formalisé à propos du jeune homme
qui était ici quand vous êtes arrivé. Je crains que vous l'ayez entendu.
Je suis sûre qu'il n'en pensait pas un mot.

CHANOINE, souriant.

Certains prétendent qu'un homme d'église porte malheur sur un bateau...


mais n'ayez crainte, je ne crois pas que ce sera le cas sur notre steamer.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES, off.

Christina ? Christina !

Christina se dépêche de sortir. Le chanoine sourit puis sort de


l'autre côté. Un temps. Kay entre lentement par la droite, un sac à la
main. Elle reste un instant devant la porte puis pousse un soupir de
soulagement. Elle regarde dehors par la fenêtre et jette un œil sur sa
montre. Simon entre, il rejoint Kay, ils restent un moment silencieux.

SIMON

Tu es heureuse, mon amour ?

KAY

Oui... Oui, je suis ravie de faire ce voyage.

31
SIMON

Moi aussi. (Il l'embrasse.) Ma femme adorée.

KAY

Tu as demandé si on attendait d'autres passagers ?

SIMON

Oui. Tout le monde est à bord.

KAY

Alors on pourrait s'en aller. Tu devrais aller voir le capitaine ou un


responsable pour lui dire que nous devrions partir tout de suite.

SIMON

Le départ est prévu dans une demi-heure.

KAY

C'est ridicule. Va leur dire de partir maintenant.

SIMON

Je suppose qu'ils ont des horaires à respecter.

KAY

Mais non. Il suffit de leur glisser un billet. C'est comme ça ici. (Elle rit
de le voir perplexe.) Tu n'as pas assez voyagé. Fais-moi confiance. Je
connais. Ça marche au bakchich.

Le chanoine entre, sans que les deux autres le remarquent, il reste


dans l'embrasure de la porte et écoute.

32
SIMON

Je n'aime pas beaucoup faire ça.

KAY

Mon amour, ne sois pas têtu. Il faut qu'on parte le plus vite possible.

Le chanoine s'en va.

SIMON

Tout ira bien. Louise nous l'a dit.

KAY

Louise n'a pas toujours raison, tu sais.

SIMON

Elle ne m'inspire aucune confiance. Tu devrais te débarrasser d'elle. Elle


a parfois une façon de te regarder qui ne me plait pas du tout.

KAY

Il est possible qu'elle me haïsse... encore qu'il n'y ait pas de raison. Je
lui donne des tas de choses. Mais il est hors de question que je m'en
débarrasse... (Elle prend un petit miroir dans son sac et se regarde.) elle
est irremplaçable pour me coiffer, me faire les ongles et tout le reste...

SIMON

Je pourrais la remplacer, si tu veux.

33
KAY

Je n'imagine pas la tête que j'aurais si tu devais me coiffer, tu es


tellement maladroit.

SIMON

Ne t'inquiète pas, quoique tu fasses, tu restes toujours aussi belle...


Alors, ce voyage de noces ? Ça te plait ?

On entend le chanoine, sur la gauche.

CHANOINE, off.

Merci, merci beaucoup...

Il entre.

KAY

Je vais y aller... (Elle se retourne et tombe nez à nez avec le chanoine.)


Ça alors ! Oncle Ambrose !

CHANOINE, tout aussi surpris.

Kay ! Mon enfant ! Quelle magnifique surprise !

Smith entre et s’assoit avec un magazine.

KAY

Je croyais que tu étais en Palestine.

CHANOINE

J'y étais encore la semaine dernière.

34
KAY

Je t'ai écrit. À l'hôtel King David, à Jérusalem. Tu n'as pas eu ma lettre


?

CHANOINE

J'ai dû changer mes plans.

Smith observe le chanoine.

KAY

Ah... Alors, tu n'es pas au courant.

CHANOINE

Au courant de quoi ?

KAY

Je me suis mariée.

Il la regarde, surpris.

CHANOINE

Mariée ?

KAY

Oui... Avec Simon. (Elle se tourne vers Simon.) Je te présente Simon


Mostyn. Simon, voici mon tuteur. Un ami très proche de papa.
Ambrose, c'est comme mon oncle.

Ils se serrent la main.

35
SIMON

J'ai beaucoup entendu parler de vous, monsieur.

CHANOINE

Nous ne nous connaissons pas, mais j'ai l'impression qu'on s'est déjà
rencontrés.

SIMON

Ah oui ? Alors, vous n'étiez pas au courant de notre mariage ?

CHANOINE

Non. Vous vous êtes décidés très rapidement, je présume.

KAY, embarrassée.

On ne voulait pas perdre de temps. J'espère que tu ne nous en veux pas


de nous être mariés sans toi. Mais je ne savais pas quand tu rentrerais
de ton voyage en Terre sainte. Et comme j'ai maintenant vingt et un ans,
j'ai pu me passer de ton accord... Mais je t'ai écrit une longue lettre dans
laquelle je te parlais de Simon et de notre projet... tout ça pour rien,
puisque tu ne l'as jamais reçue.

CHANOINE

On me la fera suivre, je pourrai la lire un jour.

KAY

J'étais convaincue que tu l'avais reçue à l'hôtel. Quelle coïncidence


incroyable de se retrouver ici, sur ce bateau.

36
CHANOINE

Oui, c'est vrai. Mais tu sais bien que je ne crois pas aux coïncidences.

KAY

Quoi qu'il en soit, c'est un plaisir de te voir... Vous devriez boire un


verre, Simon et toi, pour faire connaissance, pendant que je me change.
À tout à l'heure.

Elle sort par la droite.

SIMON

Qu'est-ce que vous buvez, monsieur ? (Il appuie sur un bouton près
d'une fenêtre.) D'après ce que me dit Kay, vous n'êtes pas un puritain.

CHANOINE

Non, effectivement, je n'ai pas renoncé aux plaisirs terrestres. Je


conseille d'ailleurs souvent à mes ouailles un peu de vin pour tapisser
l'estomac.

Un rire un peu faux.

SMITH

Pour tapisser l'estomac... je m'en souviendrai...

Smith se lève et sort par la gauche. Un temps.

SIMON

J'espère que... que vous n'êtes pas fâché par ce mariage, enfin je veux
dire... que vous me trouvez assez bien pour Kay.

37
Je vous assure que je ferai de mon mieux, elle est tellement...
merveilleuse.

CHANOINE

Je suis convaincu de vous avoir déjà vu monsieur Mostyn.

SIMON

Appelez-moi Simon. Je suis désolé, je ne me souviens vraiment pas où


nous aurions pu nous...

CHANOINE

Je comprends que vous ne vous souveniez pas. Vu les circonstances.

Le steward entre par la gauche.

STEWARD

Vous avez sonné monsieur ?

SIMON, au chanoine.

Que désirez-vous ?

CHANOINE

Je crois que je vais prendre un gin fizz.

SIMON, au steward.

Deux.

Le steward sort.

38
SIMON

Vous disiez ?

CHANOINE

Je disais que je vous ai vu dans un petit restaurant de Londres. Qui


s'appelle : Le Château en Espagne. Vous étiez assis à la table juste à
côté de la mienne. Et j'ai entendu votre conversation.

SIMON

Et alors ?

CHANOINE

Vous étiez en face d'une très jolie fille, brune. Vous parliez de votre
projet de voyage de noces en Égypte.

Simon accuse le coup. Le chanoine ne le quitte pas des yeux.

SIMON

Oui... je vois. Vous... vous aimeriez que je vous donne quelques


explications à ce sujet, c'est ça ?

CHANOINE

C'est ça. D'autant que c'est assez récent.

SIMON, en colère.

Et donc vous supposez que j'ai épousé Kay pour son argent. Eh bien
vous vous trompez. Je suivrais Kay jusqu'au bout du monde même si
elle n'avait pas un sou... (Un temps. Il se calme.) En vérité, je suis assez
content que vous ayez surpris cette conversation au restaurant. Ça me
donne l'occasion de tout vous dire... et Dieu sait que j'ai besoin de me
confier à quelqu'un.

39
CHANOINE

Je vous écoute.

SIMON

La fille que vous avez vue avec moi ce jour-là, s'appelle Jacqueline de
Séverac. Nous étions fiancés. C'était la meilleure amie de Kay.

CHANOINE

Je vois.

SIMON

Ne vous méprenez pas. Quand je me suis fiancé avec elle, je ne


connaissais pas Kay. J'en avais juste entendu parler par Jacqueline.
Elles étaient à l'école ensemble dans une institution très chic, à Paris.
Puis la famille de Jacqueline a été ruinée et elles se sont moins vues.
Mais elles n'ont jamais cessé de s'écrire et Kay adorait Jacqueline. Elle
lui proposait sans cesse de l'aider mais Jacqueline était trop fière pour
accepter quoi que ce soit. (Le steward entre avec les boissons. Simon
signe le reçu, le steward sort.) Nous étions elle et moi complètement
fauchés, je n'avais pas de travail à l'époque... les choses se présentaient
plutôt mal. Et puis Jacqueline a entendu dire que l'homme à tout faire,
qui s'occupait de la propriété de Kay dans le Yorkshire, venait de
mourir. C'était une chance pour moi, il se trouve que je m'y connais, j'ai
grandi à la campagne. Alors elle est allée voir Kay et, vous la
connaissez, généreuse comme elle est, Kay a tout de suite accepté de
donner le job au fiancé de son amie. C'est comme ça que j'ai trouvé du
travail... Santé.

40
Il lève son verre.

CHANOINE

Et ensuite ?

SIMON

Ensuite ?... C'est peut-être difficile à comprendre monsieur, mais à la


seconde où j'ai vu Kay, j'ai su que tout était fini avec Jacqueline. Elle
n'existait simplement plus. Vous pouvez me traiter de tous les noms si
vous voulez, mais c'était plus fort que moi. J'avais été sincèrement
amoureux de Jacqueline’elle... mais quand Kay est apparue... c'était...
c'était le Soleil qui se lève et qui éteint la Lune.

CHANOINE

Jolie métaphore.

SIMON

C'était vraiment ça. Kay était le Soleil. J'étais ébloui. J'ai essayé de lutter
mais... impossible, surtout quand j'ai découvert que Kay partageait mes
sentiments.

Un temps.

CHANOINE

Et mademoiselle de Séverac ?

SIMON

Ça été dur pour Jacqueline, très dur... J'ai conscience du mal que je lui
ai fait.

41
CHANOINE

Que vous lui avez fait, Kay et vous.

SIMON

Kay n'a rien à voir là-dedans. Elle n'y est pour rien. En fait, je crois que
j'étais un peu perdu avant de rencontrer Kay, elle m'a... révélé, en
quelque sorte. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un de si extraordinaire.
C'est incroyable, eElle a le monde à ses pieds et... elle a choisi un type
insignifiant comme moi.

CHANOINE

Je vois.

SIMON

Nous nous sommes dit qu'il était inutile d'attendre trop longtemps, plus
vite on se marierait plus vite Jacqueline pourrait m'oublier.

CHANOINE

Ça vous arrangeait bien. Et Jacqueline vous a oublié ?

SIMON

Au début, elle a proféré des menaces...

CHANOINE

Des menaces ?

SIMON

Elle est à moitié française, vous savez... le sang latin... De façon un peu
mélodramatique, elle a prétendu vouloir nous tuer tous les deux. Je
n'aurais pas été surpris qu'elle essaie de me tirer dessus.

42
En revancheMais, la façon dont elle a réagi nous a pris de court.

CHANOINE

Qu'est-ce qu'elle a fait ?

SIMON

C'est pas très clair, ce que je vous raconte, pardon. Laissez-moi


reprendre les choses dans l'ordre. Nous avons entamé notre lune de miel
à Venise. Lorsque nous sommes arrivés au Danieli, la première
personne que nous avons vue assise dans le hall de l'hôtel, c'était
Jacqueline. J'ai eu peur qu'elle fasse un esclandre mais elle a été calme
et aimable. Elle semblait surprise de nous rencontrer et a mis ça sur le
compte d'une coïncidence. Ce que nous avons cru également. Une
coïncidence fâcheuse mais enfin... Toujours est-il que nous avons
décidé, Kay et moi, de repartir plus tôt que prévu et d'attraper un bateau
pour Trieste. On embarque et qui voyons-nous sur le bateau ?
Jacqueline à nouveau. Figurez-vous qu'elle allait, comme nous, en
Égypte. C'était C'est vraiment étrange...

CHANOINE

Oui, je comprends, en effet.

SIMON

Une fois en Égypte, nous sommes descendus dans un hôtel au Caire,


Jacqueline nous avait dit aller à Louxor... Mais le soir même, en entrant
dans la salle de restaurant de l'hôtel... Jacqueline était déjà installée à
une table.

43
CHANOINE

Très étrange de sa part, en effet. Et ingénieux.

SIMON

Je dois avouer que j'ai vu rouge. Après le dîner je suis allé la voir et je
l'ai accusée de nous suivre et de nous persécuter. Elle était d'une
tranquillité désarmante. Avec un grand sourire elle s'est étonnée que
nous ayons choisi les mêmes endroits à visiter. Je lui ai demandé
d'arrêter tout ça.

CHANOINE

Et qu'a-t-elle dit ?

SIMON

Qu'il n'y avait aucune loi, à sa connaissance, qui lui interdisait de


descendre dans les mêmes hôtels que nous. Effectivement, c'est
imparable. Kay répétait qu'il fallait réagir, faire quelque chose, mais
quoi ?

CHANOINE

Vous venez de me dire que Jacqueline et vous étiez pauvres. Avec quoi
peut-elle se payer des voyages et des hôtels de luxe ? Ça revient cher.

SIMON

C'est vrai, je n'y avais pas pensé. Jacqueline n'a pas un sou. Elle doit
gagner deux cents livres par an, pas plus.

44
CHANOINE

Tout porte à croire qu'elle sera bientôt à court d'argent. (Simon semble
embarrassé.) Cela semble vous inquiéter.

SIMON

Je ne peux pas m'empêcher de penser que... oui, ça me fait de la peine


de penser à quel point c'est humiliant pour elle de continuer ce petit
jeu... C'est effrayant de constater qu'elle n'a plus aucune fierté, plus
aucune dignité.

CHANOINE

Oh vous savez... on est toujours prompt à reprocher le manque de


dignité chez les autres.

SIMON

Mais qu'est-ce qu'elle attend de ce petit jeu ? Qu'est-ce qui lui prend de
se donner en spectacle comme ça ?

CHANOINE

Pour l'instant, elle arrive plutôt bien à gâcher votre voyage.

SIMON

Je dois dire que Kay est à bout... c'est pour ça que...

CHANOINE

Quoi ?

45
SIMON

Elle nous a suivis à Louxor. Puis, en arrivant à Assouan, elle était de


nouveau là. Kay est devenue folle. Alors on a mis un plan au point. On
lui a fait croire que nous retournions le lendemain soir au Caire, le train.
Et ce matin nous avons fait semblant d'aller faire une excursion à Philæ.
Louise, la femme de chambre de Kay, a fait porter discrètement nos
bagages ici, à bord de ce bateau. Ce soir, après le dîner, Jacqueline
découvrira que nous sommes déjà partis. À ce moment-là, le Lotus sera
déjà loin. On a même soudoyé le portier de l'hôtel pour qu'il confirme
que nous sommes bien repartis au Caire.

CHANOINE

Astucieux.

SIMON

Même si elle apprend notre véritable destination, il sera trop tard. On


l'aura semée. Kay suggère qu'une fois arrivés à Khartoum nous prenions
un avion pour l'Afrique de l'Est ou même pour Le Cap.

CHANOINE

Et vous êtes d'accord avec cela ?

SIMON

Est-ce qu'on a le choix ?... On est obligés de s'enfuir comme des voleurs
et ça me fait mal au ventre. J'ai l'impression d'être un lâche. Je serais
plutôt du genre à faire face. Mais Kay...

CHANOINE

Oui ?

46
SIMON

…ses nerfs sont à vif. Elle a besoin de fuir le plus loin possible de tout
ça. (Un temps.) Je suis content qu'on ait pu se parler. C'est une chance
de se croiser ici. Vous ne devez pas avoir une très bonne opinion de
moi, je sais que je ne mérite pas Kay, mais je l'aime sincèrement. Et je
suis prêt à faire tout ce qu'elle attend de moi.

CHANOINE

Méfiez-vous, jeune homme. Kay a toujours fait ce qu'elle a voulu. Elle


est capricieuse. Vous devriez plutôt lui tenir tête.

Kay entre par la droite, elle s'est changée.

KAY

Me voilà... Il y a quelque chose à boire pour moi ? (Simon appuie sur


le bouton.) Tu as réussi à convaincre Oncle Ambrose que tu étais
l'époux idéal ?

SIMON

Il me conseille de te mener à la baguette.

KAY, au chanoine.

Tu me connais bien. (Elle regarde la vue par la fenêtre.) Mon Dieu...


ça va être merveilleux...

CHANOINE

Les couchers de soleil sont extraordinaires.

47
KAY

Il y a très peu de monde à bord, ça n’est pas la haute saison. Nous allons
avoir le bateau pour nous tout seuls. On pourra faire ce qu'on veut !

CHANOINE

Ça ne te changera pas beaucoup.

Le steward entre.

SIMON

Qu'est-ce que tu bois ?

KAY

Sherry.

SIMON, au steward.

Un sherry et deux gin fizz.

CHANOINE

Non, non, pas pour moi, je…

SIMON

Je vous en prie, pour me faire plaisir.

CHANOINE

D'accord, mais c'est le dernier.

Le steward sort.

CHANOINE

Ah oui, Kay, j'oubliais, je voudrais mille livres.

48
SIMON

Mille livres ?

CHANOINE, désignant Kay.

C'est le prix pour sa bonne conscience.

KAY

Ne t'inquiète pas, chéri. Oncle Ambrose fait souvent ça. C'est une sorte
de racket moral.

SIMON

Je ne comprends pas.

CHANOINE

Kay a beaucoup plus d'argent qu'elle ne pourra jamais en dépenser, alors


que l'immense majorité n'ont même pas de quoi se procurer le
nécessaire. Je tente du mieux que je peux de rééquilibrer les choses.
Sous forme de chèques, on n'a pas trouvé mieux. Mais je ne demande
jamais l'aumône, je l'exige. J'ai remarqué que c'était beaucoup plus
efficace. (Il tend un stylo à Kay.) Tiens, je t'en prie. (À Simon.) Le, ou
la milliardaire, qui fait la charité d'un gros chèque, peut ensuite aller
claquer une fortune dans un restaurant de luxe, la conscience tranquille.
Ça dédouane. C'est bon pour la digestion. (Il se tourne vers Kay.)
N'oublie pas l'ordre. (À Simon.) En plus, ils sont convaincus de s'acheter
une place de choix au paradis.

KAY

Tu es vraiment le plus cynique de tous les hommes d'église que je


connaisse. Et il ne remercie même pas.

49
Le Steward entre avec les boissons. Ils s'assoient.

STEWARD

Nous devrions partir dans une ou deux minutes. (Il attire l'attention de
Kay.) Je me permets de signaler vue... exceptionnelle.

Il sort à droite. Kay soupire de soulagement et lève son verre.

KAY

À notre voyage !

Ils boivent.

CHANOINE

Et alors ?... Ce chèque, Kay, s'il te plait.

Elle prend son chéquier dans son sac.

KAY

Mille livres, c'est beaucoup d'argent.

CHANOINE

Ça ne changera pas la face du monde, mais enfin ça aide.

KAY

Oncle Ambrose a le projet de créer en Angleterre une nouvelle


communauté parfaitement égalitaire et autogérée.

50
Une sorte de soviet chrétien si j'ai bien compris.

Elle fait le chèque.

CHANOINE

Tu n'y connais rien, ma chérie, alors ne fais pas semblant de t’intéresser.


Quoi qu’il en soit, tu auras ta place au sein de cette communauté, la
moins prestigieuse, celle de financier.

KAY

On se demande comment tu peux collecter de l'argent en étant si


désagréable.

CHANOINE

Cette remarque prouve à quel point tu n'es pas psychologue. (Il regarde
le chèque.) Cinq cents livres !

KAY

Cinquante pour cent de tes objectifs, c'est déjà pas mal, non ?

CHANOINE

C'est toujours ça de pris. Ça fera du grain à moudre. Pour la Nouvelle


Jérusalem !

KAY

Jérusalem ?

CHANOINE, d’un ton habité, presque fanatique.

« Car je construirai une Jérusalem dans la verdoyante et accueillante


terre d’Angleterre. »

51
SIMON

Oh là là.

KAY

Il faudra t'habituer mon chéri, Oncle Ambrose adore la poésie.

Jacqueline de Séverac entre par la passerelle. Elle est calme et


tranquille, elle force un peu la surprise en apercevant Kay.

JACQUELINE

Salut !... Quelle bonne surprise ! J'étais sûre que Simon et toi vous alliez
au Caire. C'est incroyable de vous trouver ici !

KAY, abasourdie.

Je... non, je...

Simon se précipite vers Jacqueline.

SIMON

Écoute, Jacqueline...

Il s'interrompt.

JACQUELINE

Oui ? Quoi ?... Tu es en nage. Il fait très chaud ici, non ?

KAY, prise de cours.

C'est à cause de la verrière... le soleil tape sur la verrière…

52
Le chanoine regarde tout ça avec beaucoup d'intérêt.

SIMON

Tu continues à jouer à ce petit jeu, donc.

JACQUELINE

Je ne vois pas ce que tu veux dire. On m'a beaucoup parlé de cette


croisière jusqu'à la deuxième cataracte. J'étais curieuse, c'est tout.

SIMON

Ça suffit. Arrête !

JACQUELINE

Mais enfin Simon, je ne comprends pas, à l'hôtel on m'a dit et répété


que vous alliez au Caire.

SIMON

Il arrive qu'on change de plan.

JACQUELINE

Exactement. Moi, j'ai changé les miens.

SIMON

Tu ne vas pas pouvoir continuer à nous harceler comme ça. C'est... c'est
aberrant !

JACQUELINE

Mais enfin qu'est-ce que tu racontes ? (Elle regarde alentour.) Ce


bateau a l'air très sympathique. Je crois que je vais adorer cette croisière
jusqu'à Wadi Halfa.

53
D'autant que maintenant, j'ai des amis à bord... Il me reste à voir ma
cabine.

Le steward entre de la droite.

STEWARD

Mademoiselle de Séverac ? Bienvenue à bord du Lotus. Veuillez me


suivre, je vous prie.

Elle sort.

KAY

Il est encore temps, Simon, on peut encore descendre.

SIMON

Et puis quoi ? Elle va nous suivre. Ça ne sert à rien de fuir, il faut faire
face à cette situation. Il faut la prendre à son propre jeu... Plus elle nous
voit désespérés, plus elle triomphe.

KAY

Oui... oui, tu as raison. (Elle réfléchit un instant.) Tu peux nous laisser,


mon chéri ? J'ai besoin de parler avec Oncle Ambrose.

SIMON

Il est au courant, je lui ai tout raconté.

KAY

Tant mieux. On va gagner du temps. Vas-y s'il te plait. Fais-moi


confiance. (Simon s'en va de mauvaise grâce.) Mon Oncle, tu dois
m'aider.

54
CHANOINE

Qu'est-ce que je peux faire pour toi ?

KAY

Simon t'a expliqué le problème. Jacqueline nous persécute. Elle se


ridiculise à nous poursuivre comme ça. C'est pathétique. Ça prend des
proportions... iIl faut que ça cesse.

CHANOINE

Et qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ?

KAY

Parle-lui. Montre-lui à quel point c'est grotesque. Si ça ne suffit pas,


menace-la. Dis-lui que nous sommes prêts à prendre des dispositions.

CHANOINE

Elle a parfaitement le droit de voyager sur ce bateau, tu sais.

KAY

Alors essaie de la raisonner. Fais-lui comprendre à quel point c'est


avilissant de poursuivre un homme qui ne veut pas d'elle.

CHANOINE

Et pourquoi elle m'écouterait ?

KAY

Parce que les gens t'écoutent. Tu as quelque chose qui fait que les gens
t'écoutent.

55
CHANOINE

Tu veux que j'essaie de la raisonner, c'est ça ?

KAY

Oui ! Que tu lui fasses comprendre l'absurdité de sa conduite.

CHANOINE

Et pourquoi ça t'embête tant que ça ?

KAY

À ton avis ? Mais parce que c'est insupportable ! Voilà tout !

CHANOINE

Et pourtant il faudra bien que tu t'en arranges.

KAY

Et pourquoi ?

CHANOINE

Parce que tu n'as pas le choix. Tu peux trouver que c'est insupportable
mais tu ne peux absolument rien y changer. Elle est là, c'est une réalité.

KAY

Quand on arrivera à Wadi Halfa, on trouvera un avion qui nous


emmènera dans un coin perdu.

CHANOINE

Comme des fugitifs. Viens t'asseoir, Kay... (Elle obéit.) Qu'est-ce que
tu essaies de fuir, exactement ?

56
KAY

Tu sais bien !

CHANOINE

Oui, moi je sais... mais je veux l'entendre de ta bouche.

KAY

Je ne vois pas où tu veux en venir.

CHANOINE

Vraiment ? Alors je vais te reposer ma question : pourquoi ça t'embête


tant que ça ?

KAY

Mais parce que c'est intolérable !

CHANOINE

D'accord. Mais, voyons les choses différemment. Ça pourrait


simplement t'irriter, et tu pourrais ressentir de la pitié pour cette amie
que tu as aimée et qui s'est sentie blessée au point de faire une chose
aussi insensée. Mais ça n'est pas le cas, tu es folle de rage. (Un temps.)
C'est toi-même que tu veux fuir, Kay. Tu as eu une vie heureuse, tu as
été généreuse et bonne, et tu as toutes les raisons d'être fière de toi.
Alors tu ne supportes pas de te sentir coupable.

KAY

Comment ça « coupable » ?

57
CHANOINE, citant.

« L'Éternel envoya Nathan vers David. Nathan vint à lui, et lui dit : il y
avait dans une ville deux hommes, l'un riche et l'autre pauvre. Le riche
avait des brebis et des bœufs en très grand nombre. Le pauvre n'avait
rien du tout qu'une petite brebis... (Un temps.) Et le riche a pris la brebis
du pauvre. »

KAY

Ça ne s'est pas passé comme ça !

CHANOINE

« La colère de David s'enflamma et il dit à Nathan : L'Éternel est vivant


! L’homme qui a fait cela mérite la mort. Car il a commis un acte sans
pitié. Et Nathan dit à David : Tu es cet homme-là ! »

KAY

Tu te trompes. Simon et Jacqueline n'étaient pas du tout faits l'un pour


l'autre. Il s'en est rendu compte quand il m'a rencontrée. Qu'aurait-il pu
faire ? Continuer comme si de rien n'était ? Et faire le malheur de trois
personnes ? Il aurait été malheureux avec elle et il ne l'aurait pas rendue
heureuse.

CHANOINE

Ce sont des suppositions. Des suppositions bien commodes.

KAY

Mais enfin mieux vaut corriger une erreur avant qu'il ne soit trop tard,
tu es d'accord, non ? Il n'avait pas choix, il fallait dire la vérité à
Jacqueline.

58
Et d'ailleurs, si elle était vraiment amoureuse de Simon, elle souhaiterait
son bonheur avant tout.

CHANOINE

Tu es encore tellement jeune.

KAY

Oui. Et alors ? C'est grave ?

CHANOINE

Non. Tu as toujours été très amie avec Jacqueline, n'est-ce pas ?

KAY

Oui, c'était ma meilleure amie à l'école, nous étions très proches.

CHANOINE

Et c'était réciproque ?

KAY

Oui.

CHANOINE

Et elle est venue vers toi pour te demander un service, pour que tu
donnes un travail à l'homme qu'elle aime et qu'ils puissent se marier.

KAY

C'est ça.

59
CHANOINE

Tu as toujours eu tout ce que tu désirais dans la vie, n'est-ce pas ? Tu


n'as jamais rencontré d'obstacle à ce que tu convoitais... Sauf cette fois-
là.

KAY, se levant.

Qu'est-ce que tu insinues ? Que tout est ma faute ?

CHANOINE

Je prétends qu'il y a eu un moment, au début, où tu aurais pu tout arrêter.


Tu as rencontré Simon Mostyn et tu l'as trouvé séduisant. J'imagine que
de son côté, il a été ébloui par toi. Mais tu aurais pu retenir tes
sentiments. Te dire, c'est le fiancé de Jacqueline, et elle est ma meilleure
amie. Toi, tu as tout dans la vie, et ton amie n'avait que Simon. Mais
Kay doit obtenir tout ce qu'elle désire, sans attendre. Et comme le Roi
David, tu as pris la brebis du pauvre.

KAY

Tu es injuste, c'est injuste !

CHANOINE

Simon est un être faible, ça se voit tout de suite. C'est toi qui as pris
l'initiative.

KAY

Et alors ? Ce qui est fait est fait. On ne peut pas revenir en arrière.

CHANOINE

C'est juste, mais le passé a des conséquences sur le présent.

60
KAY

Parfait, très bien, mais qu'est-ce que je vais faire maintenant ?

CHANOINE

Il n'y a pas grand-chose à faire.

KAY

Alors il va falloir que je supporte ça ?

CHANOINE

Je le crains.

KAY

Et tu n'as pas l'intention de m'aider ?

CHANOINE

Je ne suis pas très sûr d'avoir envie de t'aider, Kay. C'est quelqu'un
d'autre qui a besoin d'aide.

KAY

Je ne te comprends pas.

CHANOINE

Juste une question : pourquoi, depuis que vous êtes en cavale... (Kay
veut protester, il lui interdit d'un geste.) ... car vous êtes en cavale,
pourquoi ne pas avoir loué une dahabiya, tu sais, un petit bateau privé,
ils descendent jusqu'à Wadi Halfa. Ça réglait le problème, Jacqueline
n'aurait pas pu vous suivre.

61
KAY

J'y ai pensé, évidemment... Mais c'est Simon... Tu ne peux pas savoir


comme c'est compliqué avec lui, à cause de l'argent. Uniquement parce
que c'est moi qui suis riche. Comme si ça changeait quelque chose que
ce soit lui ou moi.

CHANOINE

Mais ça change tout. De son point de vue, ça change tout.

KAY

C'est un vrai problème... Il déteste l'idée de vivre à mes crochets,


comme il dit. Il a insisté pour que le voyage de noces soit à ses frais.
J'ai accepté. Il m'interdit de dépenser un sou. Il a vendu des parts de je
ne sais quoi, tout ce qu'il possédait, pour m'offrir ce voyage. Il est
tellement heureux, je me laisse faire. Mais le bateau privé, c'est très au-
dessus de ses moyens. Et je n'ose pas lui proposer de le payer.

CHANOINE

J'avoue que ton Simon remonte dans mon estime.

KAY

Eh bien moi, je trouve ça ridicule. Comme si l'argent avait tant


d'importance.

CHANOINE

Pour toi, ça n'en a pas, tu en as toujours eu.

62
KAY

Pourquoi tu es toujours contre moi ? C'est vraiment odieux ! J'en ai


assez.

Elle sort par la droite. Le chanoine la regarde partir sans rien


dire. Smith entre par la gauche en sifflotant. Il regarde le chanoine du
coin de l'œil.

SMITH

Ça doit vous changer de l'hôtel King David.

CHANOINE

Sans doute.

SMITH

Vous avez dû en profiter, à Jérusalem. Y en a, des lieux mal famés là-


bas... Y a de quoi faire…

CHANOINE

Moi ?

SMITH

Je vous ai remarqué, vous savez. Ou alors c'était votre double. Bien


installé, à la fraîche, dans une petite chapelle, en conversation avec le
Tout-Puissant.

CHANOINE

Ah, d'accord... c'est ça que vous appelez des lieux mal famés, les
chapelles, les églises. Oui, c'était bien moi.

63
SMITH

Je sais reconnaître un visage... et une silhouette.

CHANOINE

Bravo.

SMITH

Vous êtes tous les mêmes. Je n'aime pas les gens de votre espèce.

CHANOINE

Je vous retourne le compliment : vous êtes tous les mêmes. Et pourtant,


on vous supporte.

SMITH

Vous n'allez plus me supporter longtemps. Il fait trop chaud ici. On


étouffe.

Et il sort à droite. On entend l'appel à la prière. Le chanoine va à


la fenêtre et regarde. Jacqueline entre par la gauche.

CHANOINE

Nous allons partir d'une minute à l'autre. Nous naviguerons vers ce que
les Anciens appelaient l’« Au-delà ».

JACQUELINE, pensive.

L'Au-delà...

CHANOINE

J'aimerais avoir une conversation avec vous, mademoiselle de Séverac.

64
JACQUELINE

Je m'en doutais. (Elle s'assoit.) Allons-y... Je sais qui vous êtes. Kay
m'a souvent parlé de vous. Elle dit que vous avez le don de l'éloquence.
(Un temps.) Allez-y, j'attends... Vous voulez savoir si je vais être une
gentille fille et laisser la pauvre Kay tranquille, c'est ça ?

CHANOINE

Je n'aurais pas présenté les choses de cette manière.

JACQUELINE

Oui, bien sûr, je me doute que vous vous exprimez de façon plus subtile.

CHANOINE

Vous êtes sûre de savoir ce que je vais vous dire ?

JACQUELINE

Sûre !

Fin de l'appel à la prière.

CHANOINE

Vraiment ?... Ce que je veux vous dire, c'est ceci : enterrez vos morts.

JACQUELINE

Quoi ?

CHANOINE

Enterrez vos morts. Oubliez le passé. Regardez vers l'avenir. Ce qui est
fait est fait et l'amertume n'y changera rien. Vous êtes jeune, le temps
fera son office.

65
JACQUELINE

Vous avez tort. Je ne souffre pas. Au contraire, je m'amuse comme une


folle. Vous avez vu leurs têtes quand je suis montée à bord ?... Croyez-
moi, je ne me suis jamais autant amusée.

CHANOINE

Alors c'est encore pire.

JACQUELINE

Vous n'êtes pas gentil, j'ai le droit de m'amuser quand même. Mais il
est vrai que c'est aux dépens de votre chère Kay, donc il vaudrait mieux
que ça cesse, c'est ça ?

CHANOINE

Je ne pense pas à Kay. Votre petit jeu ne lui fait pas tant de mal au fond,
elle finira même par s'habituer. Mais c'est à vous que vous faites du mal.

JACQUELINE

Vous voulez dire : à mon âme ?

CHANOINE

Oui, ce mot ne me fait pas peur. Vous avez encore quelques minutes,
descendez de ce bateau. Allez vivre votre vie.

66
JACQUELINE

Vous ne comprenez pas. Ma vie, c'est Simon. Et nous nous aimons.

CHANOINE

Je sais à quel point vous êtes attachée à lui.

JACQUELINE

Nous nous aimons, vous m'entendez ? Et j'avais confiance en Kay. Je


n'ai jamais été jalouse de ce qu'elle possédait, moi qui n'avais rien. Elle
a toujours pu s'acheter tout ce qu'elle désirait. Elle ne s'est jamais rien
refusé. Et avec Simon ça a été la même chose, il lui a plu alors elle l'a
pris.

CHANOINE

Il a bien fallu qu'il soit d'accord pour se laisser... acheter.

JACQUELINE

Vous vous trompez. Il n'a pas épousé Kay pour son argent, mais pour
le prestige et le glamour qui vient avec. Kay a une espèce de classe, de
prestance, et tout ça est monté à la tête de Simon. (Elle désigne dehors.)
Regardez dehors, bientôt la Lune va apparaître, pleine et lumineuse.
Mais quand le Soleil brille, on ne peut pas la voir. Pourtant elle est là.
J'étais la Lune. Quand le Soleil s'est levé, Simon ne m'a plus vue. Il a
été ébloui, il ne voyait que le Soleil... Kay.

CHANOINE

C'est comme ça que ça s'est passé selon vous ?

67
JACQUELINE

Le glamour, je vous dis. Il a été fasciné. Et puis elle est si sûre d'elle.
Une forte personnalité. Si forte qu'elle vous donne l'impression d'être
fort, vous aussi. Simon, lui, a été faible, c'est certain. Mais, au fond,
c'est un homme simple. Il m'aurait aimée, moi et personne d'autre, si
Kay n'avait pas été sur notre chemin.

CHANOINE

C'est ce que vous voulez croire.

JACQUELINE

Non, c'est la vérité. Il m'a aimée. Il m'aimera toujours.

CHANOINE

Vous êtes sûre qu'il vous aime aujourd'hui ?

Jacqueline accuse le coup.

JACQUELINE, amère.

Pourquoi êtes-vous si cruel ?

CHANOINE

J'ai peur pour vous.

JACQUELINE

Pour moi ?

CHANOINE

Oui. Ce que vous faites est dangereux.

68
JACQUELINE

Pas plus dangereux que ce que j'ai envisagé un temps. Savez-vous ce


que je voulais faire ?

Elle sort un petit pistolet et le tend au chanoine. Il lit les initiales


inscrites dessus.

CHANOINE

« J.S. »

JACQUELINE

Joli petit objet, non ? On dirait un jouet et pourtant je vous assure qu'on
peut tuer un homme avec ça... ou une femme. En plus, je vise plutôt
bien. (Elle reprend l'arme et la soupèse.) J'ai pensé à assassiner l'un des
deux. Pas les deux, juste un, c'est mieux. Mais je me suis dit que Kay
n'aurait pas eu peur, elle a toujours été très courageuse. Alors j'ai décidé
d'attendre. Et puis j'ai eu une autre idée... J'allais les suivre partout où
ils iraient. Au bout du monde s'il le fallait. À chaque fois qu'ils seraient
ensemble, heureux d'être quelque part en amoureux, j'apparaitrais. Et ça
a marché ! Kay est verte de rage. C'est la pire chose qui pouvait lui
arriver. C'est très amusant. Elle ne peut rien faire, je reste courtoise,
polie, souriante. Et je leur gâche tout ! Tout !

Voyant la tête du chanoine, elle éclate de rire, comme une


hystérique. Il l'attrape par le poignet.

CHANOINE

Arrêtez ! Arrêtez, je vous dis !

69
JACQUELINE

Pourquoi j'arrêterais ?

CHANOINE

Vous riez comme le diable en enfer !

JACQUELINE

Mais je suis en enfer !

CHANOINE

Jacqueline, n’ouvrez pas votre cœur au mal, car le mal s'y logera.

JACQUELINE

N'exagérons rien. Vous ne trouvez pas que vous y aller un peu fort ?

CHANOINE

C'est la vérité.

JACQUELINE

Vous n'arriverez pas m'arrêter.

CHANOINE

Non. Sans doute pas.

JACQUELINE

Même si je décide de la tuer, vous ne pourrez pas m'en empêcher.

70
CHANOINE

C'est vrai.

JACQUELINE

C'est si mal que ça de tuer la personne qui vous a tout pris ? Dites-moi
? C'est si mal que ça ?

CHANOINE

Oui !

Jacqueline le regarde et sourit. La tension retombe.

JACQUELINE

Je pense que vous devriez approuver mon plan pour me venger, parce
que tant qu'il fonctionne, je n'utiliserai pas mon arme. Mais parfois, je
suis effrayée.

CHANOINE

Par quoi ?

JACQUELINE

Parfois... J'ai l'impression de bouillir, j'ai envie de lui faire mal... de lui
enfoncer une lame dans le corps... de poser le canon de mon revolver
sur sa tempe... et d'appuyer sur la détente.

On entend l'équipage qui crie, le bateau va appareiller.

CHANOINE

On va partir. Pour la dernière fois, je vous en conjure... pas pour Kay,


mais pour vous. Pour la paix de votre âme et la tranquillité de votre
esprit.

71
Pensez à l'avenir, au bonheur qui vous attend, quittez ce navire !
Abandonnez votre projet.

JACQUELINE

Si seulement je pouvais.

CHANOINE

Mais vous pouvez ! On peut toujours renoncer avant qu'il ne soit trop
tard. Il faut savoir saisir l'occasion, et pour vous, c'est maintenant !

On entend la roue du steamer qui se met en marche. Le steward


entre et regarde vers le rivage.

STEWARD

On est partis. Bismillah er-rahman erranim !

Il les regarde, sourit, puis sort.

JACQUELINE

Qu'est-ce qu'il a dit ?

CHANOINE

Ce que disent les mahométans au moment de partir en voyage. Ils s'en


remettent à Allah, le tout puissant, le miséricordieux... C'est ce que vous
allez faire, vous aussi ?

JACQUELINE

J'aurais préféré que vous ne soyez pas à bord.

Kay entre, suivie de Simon.

72
KAY

Je n'en peux plus ! Je n'en peux plus !

SIMON

Non, Kay, il faut faire avec, on n'a pas le choix.

JACQUELINE, son visage change.

Non, on n'a pas le choix !

73
74
Acte II

Scène I

Trois jours plus tard, le soir, après dîner. Le bateau est à quai à
hauteur du temple d'Abou Simbel. Les lumières sont allumées. Le
chanoine, Mlle Ffoliot-ffoulkes, Simon et Kay jouent au bridge. Le
steward entre, il débarrasse quelques verres et ressort. Au loin, les
hurlements de quelques chacals, et des chants arabes. Sporadiquement,
des coups de fusils.

CHANOINE

Et le reste est pour moi... je ramasse tout !

Il pose son jeu.

KAY

On avait tous les cœurs à nous deux, pourquoi tu ne les as pas joués ?

SIMON

J'avais juste l'as, la reine et un autre.

75
KAY

Et moi j'avais une longue, du cinq au roi. T'es vraiment tordu, Oncle
Ambrose, après avoir posé l'as de carreau, t'as joué le valet de cœur. Tu
en avais combien, toi ?

CHANOINE

Un singleton. Juste le valet. Il fallait que je vous impressionne sinon


j'aurais chuté avec votre longue à cœur.

SIMON

C'est au poker que vous devriez jouer.

KAY

Il est toujours totalement impassible quand il joue.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Mon cher ami, je crois que nous pouvons être fiers de notre choix
tactique... Nous avons combien ? Neuf cents points ?

CHANOINE

Sept cents plutôt, je crois.

SIMON

En plus d'être impassible, vous êtes honnête... Je déteste compter, je


laisse toujours mes adversaires le faire à ma place.

Simon paie.

76
KAY

Parce que tu es paresseux Simon. (Elle baille.) C'est moi qui compte les
points généralement, mais là je suis tellement fatiguée. Il faut que j'aille
me coucher. Tu paies pour moi, Simon, s'il te plait.

SIMON

C'est la visite qui t'a épuisée.

KAY

Mais je ne regrette pas ! Ce que c'est beau Abou Simbel. On aurait peut-
être dû y retourner ce soir, le guide dit qu'avec les lumières artificielles,
on voit plus de détails qu'en plein jour.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Ma chère madame Mostyn, les détails ne sont pas toujours très


réjouissants. Et je trouve que les guides ont une malheureuse tendance
à insister sur certains aspects de la mythologie égyptienne, ou de leurs
us et coutumes, si vous voyez ce que je veux dire.

CHANOINE

Ah oui ? Moi, au contraire, je trouve que les guides sont des exemples
de chasteté. Et je le regrette souvent.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Cela prouve la pureté de votre âme, mon cher. (Elle regarde alentour
et se lève.) Où est mon écharpe en velours ? Christina ! Et où est
Christina ? Ah oui c'est vrai, elle est à terre. C'est regrettable. Elle ne
s'est pas dit que je pourrais avoir besoin d'elle ce soir. Ces jeunes gens
ne pensent qu'à s'amuser. (Le chanoine se lève et cherche.)

77
Oh merci, ne vous dérangez pas... Elle doit être par là. Je l'avais avant
le dîner, j'en suis sûre. (Simon se lève à son tour et cherche également.)
Oh merci monsieur Mostyn, inutile de vous déranger... regardez là-bas
peut-être... une écharpe en velours... mauve. Mon Dieu où peut-elle bien
être... C'est pour m'aider embêtant que Christina ne soit pas là. Vous ne
trouvez pas, mon Père, que les jeunes n'ont plus aucune considération
pour leurs aînés ?

CHANOINE

Parfois. Et parfois, leurs aînés n'ont aucune considération pour eux. (On
entend du bruit sur la passerelle.) J'ai l'impression qu'ils reviennent.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Christina aurait dû rester tranquillement avec moi. Surtout que ce jeune


excité socialiste était de la partie. Il est si commun. Et insistant.

Docteur Bessner et Jacqueline entrent.

CHANOINE

Alors ? Comment est-il ce temple à la pleine lune ?

BESSNER

Extraordinaire ! Ça change tout ! Les bas-reliefs sont fascinants. La


marche de l'armée égyptienne, menée par Ramses II à la bataille de
Qadesh, et puis la colonne de prisonniers présentée au dieu Rê-
Horakhty. Le temple est non seulement dédié à Rê-Horakhty, dieu du
Soleil, mais également à Amon Rê, le dieu de Louxor.

CHANOINE

Merci ! Oh là là ! Quelle science !

Christina et Smith entrent à leur tour.

78
MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Ma chère, pendant que tu t'amusais, il est arrivé quelque chose


d'épouvantable. Je ne trouve plus mon écharpe mauve.

CHRISTINA

Vous l'aviez avant le dîner, Tante Hélène. Elle doit être ici.

Smith s'assoit à la table de bridge.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Oui, eh bien, elle n'y est pas.

CHRISTINA

Peut-être dans votre cabine.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Je ne savais pas que les écharpes se déplaçaient toutes seules.

CHRISTINA

Le steward l'a peut-être emportée pendant que vous dîniez, je vais aller
voir.

79
MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Attends ! Ne t'enfuis pas si vite. Prends mon tricot... mes lunettes... et


mon petit châle. Je ne vais tout de même pas porter ça toute seule.

Christina prend les lunettes et le châle mais Smith est assis sur le
tricot.

SMITH

Ben évidemment, sinon, à quoi ça sert d'avoir une bonne à tout faire ?

MLLE FFOLIOT-FFOULKES, acide.

Auriez-vous l'amabilité de libérer mon tricot ?

SMITH

Oh pardon !

Il se penche et Christina récupère le tricot puis traverse la pièce


vers la droite.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Quand on ne sait pas se comporter dans le monde, on est un... un...

Elle sort à droite avec Christina.

SMITH

Un vieux chameau ?

KAY, baillant.

Je vais aller me coucher.

80
CHANOINE

Une minute, tu dois signer des papiers, tu m'as promis de le faire ce soir.
Ça ne sera pas long, je les ai avec moi.

KAY

Oh, la poisse. Ça ne peut pas attendre demain matin ?

CHANOINE

Ce matin tu m'as demandé si ça ne pouvait pas attendre ce soir. On en


a pour une minute. Je dois les mettre à la poste à Wadi Halfa.

Il prend un cartable et sort quelques documents. Il les ouvre à la


page à laquelle il faut les signer. Kay s'assoit, le chanoine lui donne un
stylo. Simon se lève et regarde au-dessus de l'épaule de Kay. Toujours
en baillant, Kay revient à la première page et commence à lire le
document.

SIMON

Tu vas pas lire tout ça, rassure-moi !

KAY

Je lis toujours un document avant de le signer. Je tiens ça de mon père.


Il disait : méfie-toi, une étourderie cléricale peut toujours se glisser
n'importe où.

SMITH

Étourderie cléricale, ça me plait.

CHANOINE

Kay est une excellente femme d'affaire.

81
SIMON

Je n'ai jamais lu un document juridique de ma vie. Je n'y comprendrais


rien de toute façon. Je signe en bas, là où on me dit de signer.

Le chanoine le regarde, pensif.

CHANOINE

Eh ben !...

SIMON

Je ne vois pas comment on peut vivre en soupçonnant tout le monde de


vouloir vous rouler. Moi, je préfère faire confiance aux gens.

KAY

Mon père n'avait confiance en personne. Sauf en mon Oncle Ambrose.


C'est pour ça qu'il lui a confié la gestion de ma fortune jusqu'à mes
vingt-cinq ans ou jusqu'à ce que je me marie. Père voulait éviter les
avocats. Trop roublards.

CHANOINE

Monsieur Ridgway père était un homme avisé. (Bessner se redresse en


entendant ce nom. Il dévisage Kay.) Un génial homme d'affaires mais,
malheureusement, un incurable misanthrope.

SMITH

Il n'avait sans doute pas tort.

82
CHANOINE

En revanche, il ne se doutait pas des stratagèmes que certains


représentants du clergé utilisent afin de soutirer de l'argent pour leurs
justes causes.

KAY

Maintenant que je suis mariée, Oncle Ambrose, je peux disposer de ma


fortune comme je l'entends. Si voulais, je pourrais tout léguer à ta
communauté éclairée, ton soviet chrétien.

CHANOINE

Effectivement, tu pourrais mais tu ne le feras pas.

KAY

Et pourquoi pas ?

CHANOINE

Parce que les dividendes de cette entreprise seront payés dans l'autre
monde, ma chérie.

KAY

Je me demande comment c'est d'être vraiment pauvre.

SIMON

T'inquiète pas. (Amer.) Ça risque pas de t'arriver.

SMITH

Vous n'en savez rien. La patience des travailleurs ne sera pas éternelle.

83
KAY

Ne parlons pas politique, il est trop tard.

Elle baille.

CHANOINE

Oui, tu as raison, remettons ça à demain matin.

KAY

Je suis désolée, je suis trop épuisée. (Le chanoine ramasse les papiers,
elle se lève et l'embrasse.) Bonne nuit mon Oncle. Quelle belle journée
on a passé. (Doucement.) Je voulais te dire que tu avais raison, il faut
faire face. Ça y est, maintenant, je n'ai plus peur. (Avant de sortir sur la
droite, elle s'arrête devant Jacqueline.) Bonsoir Jacqueline, c'est
vraiment le paradis cette croisière, tu ne trouves pas ?

Jacqueline ne répond pas. Elle regarde Kay sortir. Le chanoine


s'approche.

CHANOINE

Bonsoir Jacqueline.

Elle lui répond, pleine d'amertume.

JACQUELINE

Elle n'en a plus rien à faire. Lui non plus. Ils se fichent que je sois là ou
pas. Ils sont hors d'atteinte. Je ne peux plus leur faire aucun mal.

CHANOINE

Vous voulez toujours leur faire du mal ?

84
JACQUELINE

Ils ne seront pas heureux ensemble. Ils ne seront jamais heureux ! J'en
fais le serment !

CHANOINE

Ça été une longue journée, très chaude, vous êtes fatiguée, vous devriez
aller vous coucher.

JACQUELINE

Je n'arriverai pas à dormir.

CHANOINE

Bien sûr que vous y arriverez.

JACQUELINE

Non. Tout est trop chaud. Immobile... comme avant un orage. (Le
chanoine soupire, secoue gentiment la tête, puis sort par la gauche. Elle
appelle.) Garçon ! (Le steward entre.) Un double brandy.

Le steward ressort. Jacqueline regarde par la fenêtre en ruminant


sa rage. Simon l'observe. Bessner s'approche de lui.

BESSNER

Je vous prie de m'excuser, mais j'ai cru comprendre que votre épouse
était la fille de monsieur Ridgway ?

Smith écoute la conversation.

SIMON

Effectivement.

85
BESSNER

Je ne savais pas.

SIMON

Pour quelle raison auriez-vous dû le savoir ?

BESSNER, ému.

Pardonnez-moi mais voyez-vous... cet homme... ce monsieur...

SMITH

J'ai l'impression que vous lui en voulez, à ce monsieur Ridgway. Je me


trompe ?

Le steward entre de la gauche avec le verre. Jacqueline le prend


et va s'asseoir à l'écart.

BESSNER

Ah oui alors, je lui en veux. Voyez-vous, dans mon pays, un petit pays
en Europe, ce monsieur Ridgway a acheté les politiciens et corrompu le
gouvernement pour acquérir des terres et des concessions. Pas pour les
développer, pensez-vous ! Aujourd'hui, les paysans n'ont plus de terre,
ils meurent de faim. Sous ces terrains, il y a du minerai mais il n'est pas
exploité, vous savez pourquoi ? Pour éviter la concurrence. Tout est
déserté, désolé. Nous sommes ruinés, finis ! Mon père, un homme âgé
et affaibli est mort dans la misère. Vous comprenez ? Vous voyez le
drame ?

SMITH

Pas la peine d'en dire plus mon vieux, je saisis le topo. La finance
internationale est une pieuvre, c'est pas nouveau. Et le vieux Ridgway,
assis dans un bureau de Londres, un gros cigare au coin des lèvres, tire
les ficelles.

86
Ne le prenez pas pour vous monsieur Mostyn, mais les méthodes de
papa Ridgway sont peu recommandables, et c'est pas quelques
donations charitables ici ou là qui changeront quoi que ce soit.

SIMON

Je ne me sens pas visé. Je n'ai pas eu le temps de connaître mon beau-


père. Il était déjà mort quand j'ai rencontré Kay. Je veux bien croire que
ce genre de bonhomme ne soit pas toujours réglo. Mais je ne peux pas
juger, je n'y connais rien en finance. Je le regrette mais c'est comme ça.

Bessner est toujours sous le coup de l'émotion.

BESSNER

Le petit commerçant, il est envoyé en prison, mais l'homme puissant


avec son cigare, il peut voler, il peut tricher, il s'en sortira toujours.

SMITH

Ça changera. Le jour viendra.

Christina entre par la droite.

BESSNER

Lui aussi doit payer... oui, il doit payer. Pardonnez-moi, je...

Il sort à gauche. Christina regarde Smith d'un air accusateur.

CHRISTINA

Que lui avez-vous dit pour le mettre dans cet état ?

87
SMITH

Moi ? Mais rien du tout ! Pourquoi vous pensez que c'est ma faute ?

CHRISTINA

Il est étranger. Et les étrangers sont sensibles. Ils se vexent facilement.

SMITH

Et moi alors ? Votre tante m'a rappelé sans ménagement ma condition


sociale, tout à l'heure.

CHRISTINA

Ne le prenez pas comme ça. Cette journée l'a épuisée. La poussière et


le sable ont irrité ses yeux.

SMITH

Le plus sage, dans ce cas, c'est qu'elle ne sorte plus de sa cabine jusqu'à
la fin du voyage.

JACQUELINE

Garçon ! (Le steward entre.) Un autre brandy.

SMITH

Un gin tonic pour moi. Christina ?

CHRISTINA

Je veux bien une limonade.

SMITH

Ça va pas non ? (Au steward.) Un gin fizz pour mademoiselle. Et vous


Mostyn ?

88
SIMON

Rien, merci.

Le steward sort.

JACQUELINE, chantant.

« Sur cette terre, ma seule joie mon seul bonheur, c'est mon homme... »

Christina va vers Jacqueline.

CHRISTINA

Quelle soirée magnifique ! La Lune est splendide.

JACQUELINE

Oui. Une vraie soirée... de lune de miel.

Simon est embarrassé, il prend un magazine et lit.

CHRISTINA

Le guide nous a dit que la déesse égyptienne qui soutient le ciel s'appelle
Nout. C'est un drôle de nom pour une déesse.

JACQUELINE

Oui et puis ça doit être fatigant, je serais à sa place, je laisserai tomber.


(Le steward entre par la gauche avec les verres.) Asseyez-vous avec
moi Christina, on va boire un coup ensemble.

Christina prend son verre, elle est embarrassée.

89
CHRISTINA

Il est déjà tard. Je devrais aller me coucher.

JACQUELINE

Mais non ! La soirée vient à peine de commencer. Vous allez me parler


un peu de vous.

Smith prend également son verre. Christina s'assoit à regret.

CHRISTINA

Il n'y a pas grand-chose à raconter.

JACQUELINE

Allez ! Buvons au crime ! (Elle prend son verre des mains du steward
et porte un toast.) Vous pouvez tout de suite en apporter un autre.

Simon est sur le point d'intervenir. Jacqueline le regarde et se met


à rire. Le steward sort.

SMITH

Puisque vous parlez de crime, je me demande si ça n'est pas une solution


pour votre tante. Une bonne dose d'arsenic, par exemple.

CHRISTINA

Comment pouvez-vous dire une chose pareille ?

SMITH

Vous n'allez pas me faire croire que vous aimez cette femme !

90
CHRISTINA

Elle a été très gentille avec moi. Déjà de m'emmener en voyage avec
elle.

SMITH

Pour vous traiter comme son esclave ! Vous n'avez donc aucune fierté
? Vous ne comprenez pas que vous êtes son égale ?

Jacqueline se remet à chanter doucement Mon homme.

CHRISTINA

Je ne suis pas son égale.

SMITH

La seule chose qui vous différencie, c'est qu'elle est riche et que vous
êtes pauvre.

CHRISTINA

Pas seulement. Tante Hélène est très bien éduquée et très cultivée.

SMITH

La culture, l'éducation... on s'en fout.

CHRISTINA

Je me demande si vous n'avez pas des problèmes de digestion. Je me


souviens qu'on a prescrit à Tante Hélène une sorte de pepsine. Voulez-
vous que j'aille vous en chercher ? Ça aura peut-être un effet bénéfique
sur votre caractère et sur vos manières.

91
SMITH

Qu'est-ce qu'elles ont mes manières ?

CHRISTINA, calmement.

Elles sont épouvantables !

SMITH

Dans ce cas, je vous souhaite à tous une bonne nuit.

CHRISTINA

Bonne nuit. Je vais aller me coucher moi aussi.

Elle se lève. Jacqueline la retient par le bras. Elle commence à


être saoule.

JACQUELINE

Vous ne pouvez pas aller vous coucher. Impossible ! J'ai besoin de


quelqu'un à qui parler. Vous restez assise et vous me parlez de vous.
(Le steward entre avec un verre.) Un autre ?

CHRISTINA, de plus en plus embarrassée.

Non, merci. (Le steward pose le verre et sort, suivi de Smith. Jacqueline
se remet à fredonner.) Il faut vraiment que j'aille me coucher.

JACQUELINE

Je vous interdis de vous en aller ! Racontez-moi votre vie. Allez,


racontez-moi toute votre vie !

Elle s'assoit.

92
CHRISTINA

Y a pas grand-chose à raconter, vous savez... Je vis à Édimbourg depuis


toujours. J'ai une sœur et deux frères. Je travaille pour une compagnie
d'assurance. J'ai toujours eu envie de voyager alors quand Tante Hélène
m'a proposé de l'accompagner, j'ai sauté de joie. Depuis que nous
sommes parties, j'ai l'impression d'être dans un rêve éveillé, je profite
de chaque instant.

JACQUELINE

Vous êtes faite pour le bonheur, on dirait. Ce que j'aimerais être comme
vous.

CHRISTINA

Oh il n'y a pas de raison que... enfin, je veux dire...

JACQUELINE

Qu'est-ce que vous voulez dire ? Vous savez rien. Vous voulez que je
vous raconte ma vie ? (Simon fait du bruit avec son magazine. Elle le
regarde et rit.) Ah !... Simon ne préférerait pas, j'ai l'impression. (Il se
lève.) Tu vas t'enfuir Simon ?

SIMON

Il est tard.

JACQUELINE

Tu as raison et c'est l'heure où on raconte des histoires tristes. Ou


joyeuses, si on s'appelle Christina. Pourquoi votre tante ne vous a jamais
emmenée en voyage avant ? Pourquoi elle vous laisse vous dessécher
dans un bureau ?

93
CHRISTINA

À cause d'une brouille dans la famille. La sœur de Tante Hélène s'est


mariée avec un homme que Tante Hélène considérait comme
socialement en dessous d'elle. La sœur de Tante Hélène était ma grand-
mère. Tante Hélène est ma grande tante, en fait. Mon père, qui est plutôt
orgueilleux, n'a accepté de se réconcilier que très récemment.

JACQUELINE

T'entends ça ? C'est romantique, tu trouves pas, Simon ? (Il ne répond


pas.) Je vous aime bien Christina. Je vous aime beaucoup. Vous voulez
bien rester un peu avec moi ce soir. D'accord ? Je suis pas bien, j'ai
besoin de parler. Vous ne m'abandonnez pas, c'est promis ?

CHRISTINA, embarrassée.

C'est-à-dire qu'on a tous besoin de sommeil...

Jacqueline se remet à chanter avant d'appeler, fort.

JACQUELINE

Garçon ! Garçon ! (Elle regarde Simon.) Va chercher le steward Simon.


J'ai besoin d'un verre.

SIMON

Il est parti se coucher, il est minuit passé.

JACQUELINE

Je te dis que j'ai besoin d'un verre !

94
SIMON

T'as assez bu pour ce soir, Jacqueline.

JACQUELINE, se levant.

De quoi je me mêle ? Hein ?

SIMON

De rien.

JACQUELINE

Qu'est-ce que t'as ? T'as peur ?

CHRISTINA

Cette fois, il faut que je...

JACQUELINE

Il faut rien du tout ! Tu sais de quoi il a peur Simon ? Il a peur que je te


raconte ma vie.

CHRISTINA

Ah bon ? Vraiment ?

JACQUELINE

C'est une histoire très triste. Lui et moi étions fiancés. « Sur cette terre,
ma seule joie mon seul bonheur, c'était mon homme... » Mais mon
homme s'est mal conduit. Vrai ou pas Simon ?

SIMON, en colère.

Va te coucher Jacqueline, tu es ivre !

95
JACQUELINE

Si ça te gène, t'as qu'à t'en aller toi !

SIMON

Non !

Il s'assoit.

CHRISTINA

Il est tard, je vous assure que...

JACQUELINE, attrapant le bras de Christina.

Toi, tu bouges pas ! Tu restes et tu écoutes ce que j'ai à dire !

SIMON

Jacqueline, tu es ridicule, je t'en supplie, va te coucher.

On entend un bruit de tam-tam au loin.

JACQUELINE

Tu as peur que je fasse une scène, hein, c'est ? Tu es tellement anglais,


tellement coincé. Tu voudrais que je me tienne convenablement,
gentiment, comme toi, comme un collégien ? Parce que c'est ce que t'es,
un morveux de collégien. Tu ferais mieux de partir parce que je vais en
raconter des choses. Espèce de salaud ! Tu pensais vraiment t'en tirer
comme ça ? (Simon va pour répondre puis renonce.) Réponds-moi ! Tu
veux pas me répondre ? Je t'ai dit que je te tuerais plutôt que te laisser
partir avec une autre. Tu ne m'as pas crue ? Tu as eu tort ! J'attendais
juste le bon moment. Tu es à moi, tu comprends ? À moi ! (Elle sort
son pistolet sans que Simon ne s'en rende compte.) Je te l'ai dit !... Je
t'ai dit que j'allais te tuer ! Réponds-moi ! Réponds ! Dis quelque chose
!

96
SIMON

Arrête de te donner en spectacle et va te coucher !

JACQUELINE

Je me donne en spectacle ? Vraiment ?

SIMON

Oui !

JACQUELINE

Je vais te tuer... je vais te tuer... Je vais t'abattre comme un chien !


Comme un sale petit roquet ! (Elle brandit le pistolet vers Simon. Il
saute de côté au moment où Jacqueline tire. Christina lance un cri
étouffe. Simon tombe à la renverse sur sa chaise. Il sort un mouchoir
de sa poche et le presse contre son genou. Une tâche rouge se forme.
Jacqueline reste inerte un instant puis titube en arrière vers la porte de
droite. L'arme tombe de ses mains.) Simon... Simon, je... je ne voulais
pas...

Smith arrive en courant de la gauche.

SMITH

Qu'est-ce qui se passe ?

Le steward arrive à son tour.

STEWARD

Il y a problème ?

97
SIMON

C'est rien, rien du tout !... Juste une blague idiote, rien de grave... (Il
force un rire. Le steward semble douter.) Allez-vous-en ! Vous avez
compris ? Allez ! Vous partir !

Le steward acquiesce et sort.

SMITH

Mais enfin qu'est-ce qui s'est passé ?

JACQUELINE, hystérique.

Je l'ai tué ! Mon Dieu, je l'ai tué !

CHRISTINA

Calmez-vous, ça va aller.

SIMON, à Smith.

Faites-la sortir, vite, qu'elle s'en aille ! Il faut qu'on reste discret. Faites-
la sortir et allez frapper à la cabine du docteur Bessner. Qu'il lui donne
des calmants et qu'il vienne me voir ensuite.

SMITH

D'accord.

JACQUELINE, sanglotant.

Oh, Simon, Simon... s'il t'arrive quoi que ce soit, je me tue...

SIMON, à Christina.

Ne la laissez pas toute seule.

98
Smith aide Christina à sortir avec Jacqueline. Il voit le visage de
Simon qui se tord de douleur.

SMITH

Ça va aller, Mostyn ?

SIMON

Oui, ça va. Je saigne un peu et j'ai du mal à bouger ma jambe.

Ils sortent en soutenant Jacqueline qui pleure toujours.

CHRISTINA

Venez, ça va aller, venez...

SMITH

Calmez-vous, tout va bien.

Simon s'affale sur sa chaise, épuisé. Le mouchoir est de plus en


plus de rouge sang. Le son des tam-tams s'amplifie.

Scène 2

Cinq minutes plus tard.


Simon est toujours adossé à sa chaise, le mouchoir collé sur son
genou. Une fenêtre est ouverte, on entend toujours les tam-tams. Le
pistolet n'est plus par terre.
On aperçoit furtivement Louise à droite, elle se cache pour
observer Simon.
Les voix de Smith et Bessner approchent.
Louise s'en va.
99
BESSNER

Où est-il ? (Il le voit et se dépêche.) Ah !

Louise revient. Smith la regarde, surpris.

LOUISE

Mon Dieu ! Qu'est-ce que c'est ?

SIMON

La poisse !

LOUISE

J'ai entendu un coup de feu, je me suis précipitée.

Bessner ouvre sa trousse et examine le genou de Simon.

SMITH

Rien de grave, c'est juste un petit accident.

LOUISE

Monsieur a eu un accident ?

SIMON

Je ne veux pas faire d'histoire, Louise, vous comprenez ? Aïe !

BESSNER

C'est pas bon... pas bon du tout.

LOUISE

Je dois réveiller Madame ?

100
SIMON

NON !

Smith prend Louise par le bras.

SMITH

Venez voir par ici. Il n'y a aucune raison de s'inquiéter. Vous m'avez
l'air d'une fille sensible, très sensible, je me trompe ?

LOUISE

J'ai eu tellement peur ! J'ai cru que c'était une attaque de bandits, qu'ils
allaient tous nous tuer. Mon cœur s'est mis à battre très fort !

SMITH

Ça va aller. Il n'y a pas de raison de s'alarmer : nous faisions un jeu idiot


avec un pistolet. On ne savait pas qu'il était chargé. C'est totalement
stupide de notre part. Et voilà le résultat.

LOUISE

C'est très dangereux de jouer avec une arme à feu.

SMITH

La preuve !

BESSNER

C'est une mauvaise blessure. L'os est touché. Et il a perdu pas mal de
sang. Pour l'instant, le mieux est d'emmener monsieur Mostyn dans ma
cabine, il y a une deuxième couchette, je pourrai l'examiner plus
tranquillement et panser correctement sa blessure.

101
(À Smith.) Il faut que vous m'apportiez de l'eau bouillante, je dois
stériliser mes instruments. (Il trouve la balle dans le fauteuil.) Ah! Nous
n'aurons pas besoin d'extraite la balle ! C'est déjà ça.

SIMON

Vous m'inquiétez docteur, c'est si grave ?

BESSNER

Suffisamment pour aller à l'hôpital. Je ne peux rien faire ici, je n'ai pas
le matériel. Je peux juste faire un pansement. Et après c'est l'hôpital.
Mais ne vous inquiétez pas, il faudra rester couché deux, trois semaines,
et ensuite vous remarcherez comme avant.

SIMON

Ça fera une lune de miel inoubliable !... Heureusement que Kay ne s'est
pas réveillée. Elle ne doit rien savoir avant demain matin, d'accord ?

BESSNER

Je n'ai pas entendu le coup de feu. Ou plutôt, j'en ai entendu plein. À


terre, entre les chacals, les tam-tams et le reste... c'est très bruyant le
désert finalement.

LOUISE, à Simon.

Voulez-vous que j'aille chercher vos affaires dans votre cabine ?

SIMON

Oui, merci. Mais faites attention à ne pas réveiller Madame.

102
LOUISE

Bien sûr, je serai discrète.

Elle sort.

SIMON

Comment va Jacqueline ?

BESSNER

Je lui ai donné un calmant. Puissant. Elle va déjà mieux, dans une demi-
heure, elle sera endormie.

SIMON

Bien. Elle ne savait plus ce qu'elle faisait la pauvre, elle était ivre.

SMITH

On doit pouvoir inventer une histoire qui tienne la route... Dommage


que la petite française ait entendu la détonation... On réussira peut-être
à la faire taire, mais j'ai quand même l'impression qu'elle n'est pas tout
à fait dupe.

SIMON

Il faut mettre la main sur ce pistolet. Vous voulez bien vous en charger
Smith ?... Il doit être là quelque part, à peu près où vous êtes.

Smith cherche.

SMITH

Je ne vois rien.

103
SIMON

Il ne doit pas être bien loin. Peut-être sous un meuble.

Smith cherche toujours.

SMITH

Je ne vois pas de pistolet.

SIMON

Il n'a pas pu disparaître. Je l'ai vue le lâcher, je l'ai entendu tomber par
terre.

SMITH

Il n'y a plus de pistolet... Christina l'a peut-être ramassé.

SIMON

Je ne crois pas, non. (Il réfléchit.) Je suis même sûr non... Elle s'occupait
de Jacqueline.

SMITH

Quelqu'un l'a pourtant ramassé. Jacqueline a pu récupérer.

SIMON

Non, impossible.

Le son des tam-tams et des chants s'éloigne. Bessner prend Simon


par le bras.

104
BESSNER

Il est temps d'aller vous allonger dans ma cabine. Monsieur Smith, si


pouvez m'aider ? (Smith va de l'autre côté pour soutenir Simon.) Mettez
votre bras comme ça... oui. Et maintenant, on soulève doucement...
Voiiiilà...

On entend un hurlement. C'est Louise. Elle entre par la droite.

LOUISE

Oh mon Dieu ! Madame... Madame...

SMITH

Chuuut ! Moins fort !

LOUISE

Mais Madame est... Madame est morte... Morte. Dans son lit !

SIMON

Quoi ?

LOUISE

Une balle... une balle dans la tête.

Simon veut courir, mais il tombe.

BESSNER

Vous êtes fou ! Vous ne pouvez pas marcher dans votre état !

105
SIMON

Mais Kay... Kay!

SMITH, secouant Louise.

Mais dites-nous ! Qu'est-ce qui s'est passé ?

LOUISE

Je suis entrée dans la cabine de Monsieur pour chercher ses affaires, la


porte de la cabine de Madame, juste à côté, était entrouverte, alors j'ai
marché très doucement pour ne pas la réveiller, et j'ai senti quelque
chose de bizarre. Comme l'odeur qu'il y a ici, l'odeur qu'il y a après un
coup de feu.

BESSNER

Oui, et alors ?

LOUISE

Et ça venait de la cabine de Madame. Alors je suis entrée. Je suis allée


près de son lit. Elle était tranquillement allongée sur le côté, j'ai cru que
c'était normal mais j'écoute et je n'entends pas de respiration, vous
voyez ? Aucun bruit de respiration. J'ai allumé la lumière et j'ai vu
Madame... Madame a reçu une balle dans la tête. Elle a un trou dans la
tête, là.

Elle indique sa tempe. Le chanoine entre par la gauche, suivi du


steward.

CHANOINE

Qu'est-ce qui se passe ? Qui a crié ?

106
SMITH

Madame Mostyn a été tuée.

CHANOINE

Quoi ?

Le steward ressort précipitamment.

SIMON

Jacqueline a tué Kay...

BESSNER

Il faut aller voir. (Il se tourne vers le chanoine.) Vous venez ?

CHANOINE

J'arrive.

Ils sortent par la droite. Simon se cache le visage dans les mains.

SIMON

Kay !... Mon Dieu, Kay...

McNaught, le capitaine du bateau, entre par la gauche avec le


steward.

MCNAUGHT

Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? On a tiré sur quelqu'un ?

SMITH

Madame Mostyn.

107
MCNAUGHT

Elle est morte ?

SMITH

Le docteur est allé la voir.

MCNAUGHT

C'est très embêtant tout ça. C'est la première fois que ça arrive. Je ne
sais pas du tout comment procéder.

SMITH

Vous êtes le capitaine de ce bateau ?

MCNAUGHT

Oui. Mais c'est la première fois qu'une chose pareille arrive. Et madame
Mostyn n'est pas n'importe qui, ça ne facilite pas les choses. (Il regarde
Simon, puis prend Smith à part.) On sait qui a tiré ?

SMITH

Je crois bien que oui.

MCNAUGHT

Je vois. De toute façon, personne n'a pu monter à bord. Il y a en


permanence un garde sur le quai.

SMITH

Pourquoi ?

108
MCNAUGHT

Un peu de chapardage, ça arrive, mais rien de bien grave. Je voulais


juste signaler que personne n'a monter à bord sans qu'on le sache.

Le chanoine et le docteur Bessner entrent par la droite, la mine


grave.

SIMON

Alors ?

CHANOINE

Elle a reçu une balle dans la tempe droite.

BESSNER

Il n'y a pas très longtemps. Cinq minutes, pas plus. Le pistolet était collé
à sa tête, la peau autour est brûlée.

CHANOINE

« J'ai envie de poser le canon de mon revolver sur la tempe... et


d'appuyer sur la détente. »

SIMON

Qui a dit ça ?

CHANOINE

Vous ne devinez pas ? Jacqueline de Séverac a dit ça le soir où nous


avons appareillé.

McNaught et le steward sortent par la gauche.

109
SIMON

Kay voulait descendre du bateau. Si seulement je l'avais écoutée ! Si


seulement j'avais accepté... au lieu de ça j'ai insisté pour que nous
restions.

CHANOINE

Vous n'y êtes pour rien. Vous n'aviez aucune raison de croire que ça
allait se terminer comme ça.

SIMON

Si. Je connais Jacqueline.

CHANOINE

Vous êtes convaincu que c'est Jacqueline qui a tiré ?

SIMON

Qui d'autre ? Vous voulez dire... ce serait un suicide ? Kay n'aurait


jamais...

CHANOINE

Un suicide, non. Kay a été assassinée avec une arme de petit calibre
qu'on n'a pas retrouvée près du corps.

BESSNER

C'est sans doute la même arme qui a été utilisée pour tirer ça. (Il montre
la balle.) Cette balle a traversé la jambe de monsieur Mostyn avant de
se loger dans le fauteuil.

110
SIMON, à Smith.

Vous aviez raison. Je n'ai pas dû faire attention. Jacqueline a ramassé le


pistolet... ou bien je me trompe, elle ne l'a jamais laissé tomber.

CHANOINE

Vous êtes absolument convaincu que c'est Jacqueline ?

SIMON

C'est la deuxième fois que vous posez la question. Vous avez un doute
?

CHANOINE

Je voudrais juste que nous gardions à l'esprit que Jacqueline ne s'est pas
encore exprimée. Elle n'a pas encore eu l'occasion de réfuter vos
accusations. Où est-elle ?

BESSNER

Quand monsieur Smith est venu me trouver, il m'a dit qu'elle avait tiré
dans la jambe de Mostyn et s'était mise à délirer. Nous sommes allés
dans sa cabine où elle était en compagnie de mademoiselle Grant qui
tentait de la calmer. Je lui ai fait une piqûre.

CHANOINE

Ça l'aura endormie ?

BESSNER

Pas tout de suite. D'abord elle a dû se calmer et disons, une demi-heure


après, elle s'est endormie.

111
SIMON

Peut-être qu'une fois seule, elle a contourné le bateau par l'arrière et a


tué Kay... Elle n'avait pas toute sa tête vous savez. Elle avait bu toute la
soirée. La pauvre était comme folle. Tout est ma faute ! Tout ! C'est moi
le responsable !

Mlle Ffoliot-ffoulkes entre par la droite. Elle est très digne, vêtue
d'un étrange négligé.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

S'est-il passé quelque chose ?

SIMON

« S'est-il passé quelque chose ? ... » « S'est-il passé quelque chose ? »,


ça, c'est une très bonne question, une excellente question !

BESSNER

Je vous en prie monsieur Mostyn, je vous en prie !

Et il lui pose une main sur l'épaule pour le réconforter.

SIMON

Pardon, oui...

BESSNER

Vous avez subi un sacré choc, je vais vous faire une piqûre.

Il ouvre sa trousse.

112
SIMON

Hors de question. Je ne veux pas dormir.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Mais enfin, dites-moi ce qui se passe !

CHANOINE

Madame Mostyn a été assassinée. Une balle dans la tête.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Assassinée ? Dans sa cabine ? Mais elle est tout près de la mienne !


Heureusement que ça n'est pas moi qu'ils ont tuée.

SMITH

Eh oui ! Ils se sont trompés.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

C'est épouvantable ! Vraiment épouvantable ! C'est invraisemblable


qu'il n'y ait pas les mesures de sécurité les plus élémentaires sur ce
navire. Les indigènes ne devraient pas être autorisés à monter à bord la
nuit !

SMITH

Personne n'est monté à bord, mademoiselle Ffoliot-ffoulkes.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Personne ?

113
SMITH

Personne.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Mais alors ?...

CHANOINE

Si votre cabine est près de celle de madame Mostyn, vous avez dû


entendre le coup de feu.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Je n'ai rien entendu du tout.

CHANOINE

Je vois.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Où est Christina ? Elle pourrait s'occuper de moi. Ce serait la moindre


des choses. J'aurais pu avoir une crise cardiaque. C'est tout de même un
choc terrible. C'est moi qu'on aurait pu assassiner après tout...
Quelqu'un a vu Christina ?

CHANOINE

Elle n'est pas dans sa cabine ?

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Non.

114
CHANOINE

Docteur Bessner, vous voulez bien aller jusqu'à la cabine de


mademoiselle de Séverac et lui demander de venir ici ?

BESSNER

Bien sûr.

Il sort.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Ma nièce a probablement été assassinée et son cadavre jeté par-dessus


bord.

CHANOINE

Je suis persuadé qu'il y a une raison moins tragique pour expliquer son
absence.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Rien d'autre ne peut justifier le fait qu'elle ne soit pas à mes côtés dans
un moment si pénible.

Et elle s'assoit.

CHANOINE

Je pense que Christina ne sait pas encore qu'il y a eu un meurtre à bord.


(À Louise.) Où dormez-vous ?

LOUISE

Pardon ?

115
CHANOINE

Où est votre cabine ?

LOUISE

Ma cabine est juste à côté de celle de madame Mostyn.

CHANOINE

Juste à côté... Et vous n'avez pas entendu le coup de feu ?

LOUISE

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Bien sûr que j'ai entendu le coup de feu. Je me suis réveillée sans
comprendre de quoi il s'agissait. Alors je suis venue sur le pont et j'ai et
j'ai vu monsieur qui venait de recevoir une balle dans la jambe. Je me
suis dit que c'était ça que j'avais entendu.

CHANOINE

Et vous n'avez pas entendu des pas devant votre cabine ?

LOUISE

Non, pas du tout.

CHANOINE

Vous n'avez rien vu non plus ?

LOUISE

Qu'est-ce que j'aurais pu voir ?

CHANOINE

Je vous pose la question.


116
MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Moi, j'ai entendu des pas devant ma cabine, quelqu'un qui courait.

CHANOINE

Vous avez dit tout à l'heure que vous n'aviez rien entendu.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Je sais, mais...

Bessner entre avec Jacqueline et Christina. Jacqueline est très


pâle. Elle est à moitié endormie. Elle s'assoit.

CHRISTINA

Ma Tante, vous êtes là...

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Jeune fille ingrate, où étais-tu ?

JACQUELINE, baillant.

Qu'est-ce qu'il y a ?... Qu'est-ce qui se passe encore ?

CHRISTINA

Je suis désolée ma Tante, mais je ne pouvais pas laisser mademoiselle


de Séverac toute seule.

SMITH

Combien de temps êtes-vous restée avec elle ?

117
CHRISTINA

Je ne l'ai pas quittée. Pas depuis que nous l'avons accompagnée


ensemble jusqu'à sa cabine. Je suis restée auprès d'elle puis vous êtes
allé chercher le docteur Bessner qui lui a fait une piqûre. Après quoi,
elle ne voulait pas rester toute seule, alors je lui ai tenu compagnie, dans
sa cabine.

SIMON

C'est vrai ? Mon Dieu, vous dites la vérité ?

CHRISTINA

Bien sûr que c'est vrai, je n'ai pas l'habitude de mentir monsieur Mostyn
!

SIMON

Ne le prenez pas mal Christina, mais c'est extrêmement important.


Quand Kay est allée se coucher, Jacqueline était ici, dans ce salon, n'est-
ce pas ? Et elle n'a pas quitté ce salon jusqu'au moment où elle est partie
avec vous. (Elle acquiesce.) Et ensuite, vous ne l'avez pas quittée une
seule seconde jusqu'à maintenant. On est bien d'accord ?

CHRISTINA

On est d'accord.

SIMON

Dieu soit loué !

JACQUELINE

Mais de quoi vous parlez ? Qu'est-ce qui s'est passé ?

118
CHANOINE

Kay a été assassinée.

JACQUELINE

Kay a été... vous voulez dire... elle est morte ? (Elle commence à se
rendre compte.) Et vous pensiez que... vVous pensiez que je ?... Mais
c'est pas moi ! C'est pas moi !

CHANOINE

On sait que ça n'est pas vous.

JACQUELINE

Attendez, j'ai du mal à comprendre... Ma tête... je suis si fatiguée...


Simon ! Simon, je n'ai pas tué Kay !

SIMON

Ça va aller, ne t'inquiète pas, ça va aller.

JACQUELINE

J'ai tiré sur toi !

SIMON

C'est pas grave... Écoute-moi, essaie de réfléchir, qu'est-ce que tu as fait


de l'arme après avoir tiré ?

JACQUELINE

Je l'ai laissé tomber... par là.

BESSNER, à Christina.

Ramenez-la dans sa cabine et aidez-la à se coucher. Elle va bientôt


s'endormir profondément.
119
CHRISTINA

Venez... venez avec moi.

Christina soutient Jacqueline et elles sortent par la gauche.

BESSNER

Maintenant monsieur Mostyn, j'insiste pour que vous me laissiez vous


faire une piqûre. Vous souffrez et vous commencez à avoir de la fièvre.
Monsieur Smith et moi vous accompagnerons jusqu'à votre cabine et je
pourrai vous faire un bandage convenable.

SIMON

Non, je vous dis que non ! C'est clair ? Ma femme vient d'être assassinée
! Assassinée ! Nous devons savoir qui l'a tuée ! Quelqu'un sur ce bateau
a commis un crime ! C'est incroyable, inimaginable, mais c'est pourtant
la vérité ! Quelqu'un a entendu la scène entre Jacqueline et moi ce soir,
et a cru que la mort de Kay résoudrait le problème... C'est ça n'est-ce
pas ? (Il interpelle le chanoine.) C'est ça, vVous êtes d'accord ?

CHANOINE

Oui, peut-être. Mais le mystère s'est épaissi et vous souffrez de plus en


plus, Simon. Vous devez vous faire correctement soigner par le docteur.

SIMON

Je n'ai pas besoin de me faire soigner. Je veux trouver l'assassin de Kay


!

McNaught et le steward entrent.

120
CHANOINE

C'est à la police de mener l'enquête.

MCNAUGHT

C'est juste. Je viens d'envoyer une vedette rapide à Wadi Halfa. La


police sera ici demain matin pour prendre le relais. En attendant,
gardons notre calme. Je vous serais très obligé, monsieur, de vous
charger de tout jusqu'à l'arrivée de la police, et de conduire les
interrogatoires qui vous sembleront nécessaires. C'est au-delà de mes
compétences.

CHANOINE

Je crois que c'est la meilleure chose à faire.

MCNAUGHT

Parfait. Je peux donc vous laisser. Je vais tout de même interroger les
membres d'équipage pour le cas où ils auraient vu ou entendu quelque
chose. Certains parmi vous parlent l'arabe ? (Ils secouent la tête.) Très
bien, donc je m'en charge. À plus tard messieurs.

Le steward et lui sortent.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Tout cela est très pénible, mon cher, vous ne trouvez pas ?

CHANOINE, froid.

Très pénible... c'est le mot.

121
MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Bien, puisque je ne peux pas vous être utile, je vais retourner dans ma
cabine et essayer de trouver le sommeil. (Elle se lève.) Veuillez dire à
Christina de me rejoindre au plus vite. Je ne vois pas pourquoi elle se
sent obligée de s'occuper de cette femme qui n'est, après tout, qu'une
vague connaissance.

CHANOINE

Un instant, mademoiselle. Tous les détails sont importants. Vous avez


dit avoir entendu des pas de quelqu'un qui courait, devant votre cabine.
Avez-vous une idée de l'heure qu'il était ?

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Je ne pourrais vraiment pas vous dire.

CHANOINE

Dans quelle direction allaient ces pas ? Vers l'arrière ou vers l'avant ?

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Je serais incapable de vous répondre.

CHANOINE

Merci beaucoup. Je vous souhaite une bonne nuit.

Elle sort rapidement.

BESSNER

Il y a un courant d'air glacé ! Qu'est-ce qu'il fait froid dans le désert, la


nuit !

122
Et il ferme la fenêtre.

SIMON

Cette vieille femme aurait pu tuer Kay ? Non, impossible ! Pourquoi


elle aurait fait ça ?

Le chanoine secoue la tête.

CHANOINE

Le mieux serait que chacun d'entre nous dise exactement ce qu'il a fait
après que madame Mostyn a rejoint sa cabine.

SIMON

J'étais ici. Bessner est allé se coucher juste après vous. Et puis Smith est
parti à son tour.

CHANOINE

Docteur Bessner ?

BESSNER

Je suis allé directement dans ma cabine. Je me suis déshabillé. Et j'étais


déjà couché quand monsieur Smith est arrivé comme un fou pour me
prévenir qu'on avait tiré sur monsieur Mostyn et que mademoiselle de
Séverac faisait une crise d'hystérie.

CHANOINE

Vous n'avez pas quitté votre cabine ?

BESSNER

Non.

123
CHANOINE

Vous n'êtes pas allé à bâbord ?

BESSNER

Absolument pas.

CHANOINE

Et vous monsieur Smith ?

SMITH

Vous avez donc été désigné magistrat instructeur ?

CHANOINE

Un magistrat sans aucun pouvoir malheureusement.

SMITH

Admettons que je vous concède cle droit - un droit divin je présume -


de m'interroger... J'ai quitté le salon environ cinq minutes avant que
Jacqueline ne transforme ce bateau en stand de tir. Elle était déjà bien
partie, entre les rasades de brandy et les jérémiades amoureuses. Ça
devenait embarrassant, alors je me suis éclipsé, par cette porte... je n'ai
pas fait le tour du bateau pour tuer Kay Mostyn pour la bonne raison
que le pistolet était dans les mains de Jacqueline. J'ai flâné sur le pont
pour écouter les chacals et les chants des bédouins. Puis j'ai entendu ce
qui ressemblait à un hurlement, je me suis précipité et pour la suite, j'ai
un alibi, puisque j'étais en compagnie de Christina, de Jacqueline et du
docteur Bessner.

124
CHANOINE

Merci monsieur Smith.

SMITH

Je n'ai pas reçu l'onction divine, mais... pPeut-on vous poser la même
question ? Où êtes-vous allé après avoir quitté ce salon ?

CHANOINE

Dans ma cabine.

SMITH

Comme Bessner.

CHANOINE

Absolument.

SMITH

Mais vous ne vous êtes pas couché ?

CHANOINE

Non. J'ai lu. (À Simon.) Où exactement Jacqueline a-t-elle laissé tomber


l'arme après vous avoir tiré dessus ?

Simon désigne la porte à droite.

SIMON

Par là. (Le chanoine va voir.) Là ! Exactement où vous êtes !

Le chanoine cherche, il va même jeter un coup d'œil sur le pont.

125
CHANOINE

Vous aviez très mal, je suppose ?

SIMON

Oui.

CHANOINE

Vous avez gardé les yeux ouverts ?

SIMON

Je me suis senti mal... je me suis évanoui un instant. Et j'ai dû fermer


les yeux. C'est idiot mais je ne supporte pas la vue du sang.

CHANOINE

D'accord. Ce qui signifie que pendant ces quelques minutes, quelqu'un


aurait pu facilement se glisser par cette porte et prendre le pistolet sans
être vu ?

SIMON

Oui, facilement.

CHANOINE

Quelqu'un qui était sur le pont, dehors, et qui aurait entendu toute la
scène.

Il se tourne lentement vers Louise.

LOUISE

Oui ?

126
CHANOINE

Approchez-vous, je vous prie. (Elle s'approche lentement.) Êtes-vous


sûre de m'avoir dit la vérité, jeune fille femme ?

LOUISE

Mais bien sûr monsieur...

CHANOINE

J'en doute. Dites-moi plutôt ce que vous savez.

LOUISE

Mais je ne sais rien, monsieur. Vous n'allez tout de même pas m'accuser
! Je suis une fille respectable.

CHANOINE

Ne faites pas d'histoires, Louise, dites-moi la vérité.

LOUISE

Vous ne pensez tout de même pas que... Cette pauvre Madame Mostyn
était si belle, si intelligente, tout le monde l'adorait, qui aurait voulu la
tuer ?

CHANOINE

D'accord, maintenant, dites-moi tout. Qu'avez-vous vu ou entendu ce


soir ?

LOUISE

Qu'est-ce que j'aurais pu voir ?... Ah c'est sûr que si j'avais été là j'aurais
vu l'assassin... ce monstre, qui a tué madame... et je saurais qui c'est...
si je l'avais vu, mais voilà... que voulez-vous que je vous dise d'autre ?

127
SIMON

Calmez-vous ma chère... Personne ne prétend que vous avez vu ou


entendu quelque chose et si vous nous dites que ça n'est pas le cas, ne
vous inquiétez pas, on vous croit. Personne ne vous accuse quoi que ce
soit. Je suis là pour vous aider... je vais vous aider, vous pouvez me faire
confiance.

LOUISE

Merci monsieur.

SIMON

Dites-nous exactement ce que vous avez fait ce soir. C'est tout ce que
le chanoine Pennefather veut savoir.

LOUISE

Madame m'a dit que je pouvais aller me coucher. Elle n'avait plus
besoin de moi et elle pensait se coucher tard. Je suis allée dans ma
cabine vers dix heures. Je me suis fait une camomille, comme
d'habitude. Mais elle avait un mauvais goût. Très amer. La chaleur peut-
être, je ne sais pas, alors jJe l'ai jetée. (Un temps.) Ensuite, je me suis
couchée, mais j'ai eu du mal à m'endormir. Il faisait trop chaud et puis
je m'étais fait piquer dans la journée, ça me démangeait. J'ai mis de la
crème et j'ai essayé de dormir à nouveau.

CHANOINE

Ensuite ?

LOUISE

Ensuite... rien. Il y avait du bruit dehors. Des gens faisaient du bruit. On


dirait que les gens ne dorment jamais dans ce pays.

128
C'est peut-être un de ces voyous qui est monté à bord pour tuer madame.
Ils détestent peut-être les Anglais. Ils les trouvent arrogants et...

CHANOINE

Et vous Louise ? Vous détestiezAimiez-vous votre maîtresse ?

LOUISE

Moi monsieur ? Je lui étais très dévouée.

CHANOINE

Je n'en suis pas si sûr.

LOUISE, à Simon.

Vous avez dit que je pouvais vous faire confiance... L'oncle de Madame
pense vraiment que j'ai tué ma maîtresse ?

CHANOINE

Ça n'est pas impossible.

LOUISE

Mais c'est honteux de dire ça, honteux !

SIMON

Calmez-vous Louise. Allez-vous coucher, nous reparlerons de tout ça


demain matin.

LOUISE

Très bien... Bonne nuit monsieur. (Au chanoine.) Vous plaisantiez,


n'est-ce pas ? Ce que vous m'avez dit, c'était pour blaguer ?... Eh bien il
y a des blagues drôles et des blagues pas drôles. Celle-là n'était pas
drôle.

129
CHANOINE

Et il y a des blagues dangereuses.

LOUISE

Oui... c'est dangereux.

Elle sort, Simon râle de douleur, Bessner se précipite à son


chevet.

BESSNER

Vous voyez bien, j'avais raison... Vous êtes en état de choc. (À Smith.)
Aidez-moi à l'emmener dans ma cabine.

SMITH, appelant le steward.

Garçon ? S'il vous plait ? (Le steward accourt.) Il va vous aider, jJ'ai
besoin de vous parler avec monsieur le chanoine.

Le steward et Bessner aident Simon et ils sortent. Smith et le


chanoine se regardent en silence.

CHANOINE

Je vous écoute.

SMITH

J'espère que ça ira. Ça n'arrangerait pas trop vos affaires s'il y passait,
non ?

CHANOINE

Que voulez-vous dire ?

130
SMITH

Je veux dire que si madame Mostyn avait l'habitude de relire les


documents avant de les signer, Simon, lui, est plus docile... il signerait
là où on lui dit de signer.

CHANOINE

Je ne saisis toujours pas où vous voulez en venir monsieur Smith.

SMITH

Vraiment ? Je ne plaisante pas monsieur le chanoine, un meurtre est une


chose sérieuse.

CHANOINE

Je suis bien de votre avis.

SMITH

Je me suis trompé à votre sujet. Je pensais que vous étiez une espèce
d'hypocrite mondain alors que vous êtes un vrai fanatique. Vous y
croyez à votre « Nouvelle Jérusalem », et pour mener votre projet à
bien, vous avez besoin d'argent, de beaucoup d'argent... celui de Kay
Ridgway par exemple.

CHANOINE

Oh je vous en prie, on nage en plein délire.

SMITH

N'oubliez pas que je vous ai vu à l'hôtel King David à Jérusalem. Vous


étiez en train de lire votre courrier. Je pense que vous étiez déjà au
courant au sujet du mariage de Kay, et que vous avez prétendu la croiser
par hasard sur ce bateau.

131
CHANOINE

Vous êtes un garçon intelligent, jeune homme, aucun doute là-dessus.

SMITH

Alors vous admettez ?

CHANOINE

J'admets.

SMITH

Eh ben alors ?

CHANOINE

Eh ben alors, quoi, monsieur Smith ?

NOIR

132
ACTE III

Le lendemain matin. On aperçoit le temple d'Abou Simbel par la


fenêtre. Le chanoine est assis à une table. Devant lui, un paquet. Le
docteur Bessner entre par la gauche.

CHANOINE

Comment va votre patient ce matin ?

BESSNER

J'ai fait tout ce que j'ai pu. Mais il devrait aller à l'hôpital au plus vite.
Espérons que la police ne tarde pas. Il faut faire une radio d'urgence.
L'inflammation est importante et il a de la fièvre. Il est très agité mais
refuse de prendre des calmants.

CHANOINE

C'est compréhensible. La mort de sa femme l'a bouleversé.

BESSNER, indiquant le paquet.

Qu'est-ce que c'est ?

133
CHANOINE

On a repêché ça dans la rivière. Le paquet a manifestement été jeté par-


dessus bord, il est resté coincé dans la boue.

BESSNER, regardant dans le paquet.

Un morceau de velours... une écharpe, sûrement... un mouchoir... une


bouteille et... un pistolet. C'est le pistolet que nous cherchions ?

CHANOINE

C'est le pistolet avec lequel Jacqueline a tiré sur Simon hier soir. (Il lui
montre les initiales.) Vous voyez ?... « J.S. »

BESSNER

Et c'est la même arme qui a tué madame Mostyn.

CHANOINE

En êtes-vous si sûr ?

BESSNER

Non, bien sûr, on ne peut être sûr de rien tant que les experts n'auront
pas examiné l'arme. Ils vont nous dire avec certitude si les balles
proviennent de la même arme. C'est en tout cas le bon calibre et... (Il
ouvre le pistolet.) Deux coups ont été tirés.

CHANOINE

Oui, ça semble confirmer ce que vous dites.

134
BESSNER

Je ne devrais peut-être pas le toucher...

CHANOINE

Ne vous inquiétez pas. L'eau et la boue ont effacé les empreintes.

Bessner pose le pistolet et prend l'écharpe.

BESSNER

Ah, ça c'est intéressant... Regardez, le trou fait par la balle. On a entouré


le pistolet avec cette écharpe et tiré à travers... sûrement pour étouffer
le bruit de la détonation.

Christina entre.

CHRISTINA

Mais... c'est l'écharpe de Tante Hélène... celle qu'elle a perdue hier soir.
Elle m'en a tellement voulu, elle me reproche de ne pas y avoir fait
attention.

BESSNER

Je suis convaincu que vous n'y êtes pour rien. J'ai pu observer à quel
point vous étiez consciencieuse.

Il lui sourit gentiment et remet l'écharpe au chanoine. Smith entre.

SMITH

Docteur, Mostyn vous réclame. Il est très remonté, il insiste pour qu'on
le transporte ici.

135
BESSNER

C'est absolument hors de question ! Il est brûlant de fièvre ! Il doit rester


au calme. Ces jeunes gens en bonne santé sont toujours les pires patients
quand ils sont malades. Je vais être ferme. Très ferme.

Et il sort. Le chanoine examine l'écharpe, sans s'occuper de Smith


et Christina.

SMITH

J'ai l'impression que notre ami le médecin en pince pour vous. Si vous
voulez mon avis, vous devriez vous méfier de lui, il m'a tout l'air d'un
pervers.

CHRISTINA

Le docteur Bessner est un homme remarquable. Il connait beaucoup de


choses. Et il est très psychologue.

SMITH

Ça n'empêche pas d'être pervers.

CHRISTINA

Pourquoi vous me dites ça ? Il est charmant.

SMITH

Elle est formidable ! Elle aime tout le monde. Christina Grant, vous
Grant, vous êtes la femme la plus extraordinaire que j'ai jamais
rencontrée. Voulez-vous m'épouser ?

CHRISTINA

Vous êtes ridicule !

136
SMITH

Ça n'est pas comme ça qu'on répond à une sincère demande en mariage,


mademoiselle. Devant témoins en plus. Si je vous propose de m'épouser
- alors que c'est contraire à tous mes principes - c'est parce que je sais
que pour vous, c'est important. Je me sacrifie. Alors, je vous en prie,
dites « oui ».

CHRISTINA

Vous devriez avoir honte ! Vous tournez tout en dérision. Vous n'êtes
jamais sérieux.

SMITH

Je n'ai jamais été aussi sérieux.

CHRISTINA

Alors permettez-moi de vous dire que, à mon avis, vous ne ferez pas un
mari digne de confiance.

SMITH

Mais ma chère Christina, vous êtes digne de confiance pour deux.

CHRISTINA

Ça suffit !

Mlle Ffoliot-ffoulkes entre par la droite.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Évidemment, vous êtes ici ! Vous n'êtes jamais là quand j'ai besoin de
vous !

137
CHANOINE

Bonjour mademoiselle Ffoliot-ffoulkes, c'est bien l'écharpe que vous


cherchiez hier soir, n'est-ce pas ?

Christina sort.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Oui, celle que Christina a égarée par négligence, en effet. Elle est dans
un état... c'est immonde ! Elle est toute mouillée... et couverte de boue.
Qu'est-ce qu'on a bien pu en faire ?

CHANOINE

On l'a utilisée pour commettre un meurtre.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Mon écharpe ? Quel toupet !

CHANOINE

En effet. Vous souvenez-vous quand vous l'aviez la dernière fois ?

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Je l'avais sur moi quand je suis venue ici pour le dîner. Christina aurait
dû faire attention et ne pas la perdre de vue.

CHANOINE

Ceci n'est pas votre mouchoir, n'est-ce pas ?

Elle regarde, dégoûtée.

138
MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Certainement pas. C'est un mouchoir d'homme... un coton très


ordinaire.

CHANOINE

Un mouchoir ordinaire, quelques tâches roses... Pas d'étiquette, aucune


marque...

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Je suppose que je peux à nouveau disposer de mon bien... même si elle


est inutilisable. J'ai l'intention de poursuivre la compagnie.

CHANOINE

Je crains qu'il ne faille d'abord montrer tout cela à la police.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Comment à la police ?

CHANOINE

Elle devrait arriver d'une minute à l'autre.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Je vois.

Le chanoine continue d'étudier le paquet, Mlle Ffoliot-ffoulkes se


dirige vers la porte de droite. Smith l'arrête.

SMITH

J'espérais pouvoir solliciter un entretien avec vous seul à seule.

139
MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Ah oui ? Monsieur... Smith, c'est ça ? Et à quel sujet ?

SMITH

Je veux épouser votre nièce.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Vous avez sans nul doute perdu la raison, jeune homme.

SMITH

Pas du tout. J'ai la ferme intention de l'épouser. Je lui ai déjà fait ma


demande.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Vraiment ? Et qu'a-t-elle dit ?

SMITH

Elle a refusé.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

C'est normal.

SMITH

Ça n'est pas normal du tout. Et j'ai bien l'intention d'insister jusqu'à ce


qu'elle accepte.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Je peux vous assurer que je prendrai toutes les dispositions nécessaires


pour que ma nièce ne soit pas importunée de la sorte.

140
SMITH

Mais pourquoi ? Qu'est-ce que vous avez contre moi ?

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Je crois que c'est évident...

SMITH

Smith... c'est un nom, tout de même. Smith... comme dans


Hammersmith.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Monsieur Smith, ce mariage, n'est pas envisageable un seul instant.

SMITH

Vous pensez que je ne suis pas assez bien elle, c'est ça ?

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

C'est exactement ça, vous avez deviné.

SMITH

Et alors en quoi ne suis-je pas assez bien ? (Mlle Ffoliot-ffoulkes préfère


ne pas répondre.) Regardez, j'ai deux jambes, deux bras, une bonne
santé et un cerveau qui ne fonctionne pas si mal. Alors, qu'est-ce qui ne
va pas ?

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Vous n'avez sans doute jamais entendu parler de ce qu'on appelle la


« position sociale » ?

141
SMITH

La position sociale ? Des foutaises ! (Christina entre, il se tourne vers


elle.) Ah Christina, vous tombez bien. Je suis en train de faire ma
demande en bonne et due forme.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Tu as encouragé cet homme ?

CHRISTINA

Moi ? Mais non... pas du tout ! Enfin... non, je ne crois pas, jamais...
non.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Comment ça « tu ne crois pas » ?

SMITH

Elle ne m'a pas encouragé le moins du monde. Et si elle ne m'a pas


encore giflé c'est parce qu'elle a trop bon cœur. Votre tante, Christina,
prétend que je ne suis pas assez bien pour vous. Et effectivement, je ne
suis pas assez bien pour vous, mais pas dans le sens où elle l'entend.
Vos qualités surpassent toutes les miennes, c'est évident, mais votre
tante affirme que je suis d'une classe sociale bien trop inférieure à la
vôtre.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Je pense qu'elle le sait déjà.

SMITH

Alors ? (Il la scrute.) C'est pour ça que vous refusez de m'épouser ?

142
CHRISTINA

Mais non, je... je trouve que vous êtes monstrueux. Vous dites des
choses... épouvantables et d'une façon atroce... Je n'ai jamais rencontré
quelqu'un d'aussi... dégoûtant que vous, je...

Elle est tellement outrée qu'elle sort.

SMITH

Bon, ben c'est un bon début, je trouve. Je vais pouvoir vous appeler
Tantine bientôt.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Chanoine Pennefather, voulez-vous demander à cet énergumène de


quitter cette pièce sur le champ. Si vous ne sortez pas tout de suite, je
fais appeler le steward pour qu'il vous mette dehors !

SMITH

J'ai payé mon billet comme vous. Ce salon est à la disposition de tous
les passagers. C'est pas gentil de vouloir me mettre à la porte comme
ça. Mais ne vous inquiétez pas... je ne vous en tiendrai pas rigueur...
Tantine.

Et il sort.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Quelle insolence ! Quel goujat ! Vous avez vu ça ?

CHANOINE

Plutôt excentrique, effectivement. Comme tous les membres de sa


famille, d'ailleurs. Ils ne font jamais rien comme les autres. C'est pour
ça qu'il ne donne jamais son titre.

143
MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Son titre ?

CHANOINE

Oui, vous n'avez pas reconnu le jeune lord Dawlish, de la famille


Hargrave-Smythe? Tous fous je vous dis. Il a laissé tomber la moitié de
son nom pour se faire appeler simplement Smith. Il est membre du parti
communiste mais nage dans l'argent, bien sûr.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Ah bon ?... Ah oui ?... C'est très intéressant ce que vous me dites là.
Merci mon père, merci beaucoup. Il faut que j'avertisse Christina sur le
champ.

Elle sort par la droite. Simon, soutenu par Smith et le steward,


entre par la gauche. Bessner les suit, sa trousse à la main. Simon
semble malade et fiévreux. Ils l'assoient sur un fauteuil.

CHANOINE

Comment ça va Simon ? Mieux ?

SIMON

Ça va aller.

BESSNER

C'est stupide, complètement stupide ! Vous allez vous tuer Mostyn.


Vous devriez rester au calme sans bouger. Laissez-moi au moins vous
faire une injectionpiqure.

144
SIMON

Vous ne pouvez pas me demander de rester sagement enfermé dans


votre cabine, en attendant d'aller mieux. Je vous rappelle que ma femme
a été assassinée hier soir. Je me fous pas mal de ce qui peut m'arriver.
Je suis fort comme un cheval, ne vous inquiétez pas pour moi. Mais j'ai
besoin de savoir ce qui se passe, comment les choses avancent. Je dois
trouver le...

Il est trop faible pour continuer.

BESSNER

Qu'est-ce que je disais !

Il s'approche de Simon avec une seringue.

SIMON

Gardez votre drogue, j'ai besoin d'un grand verre de brandy !

BESSNER

L'alcool n'est pas du tout recommandé dans votre état !

SIMON, au steward.

Un brandy ! Double !

Le steward sort par la gauche.

BESSNER

Vous êtes insupportable. Faites ce que vous voulez ! Après tout, je m'en
lave les mains.

145
Et il sort à son tour, par la gauche.

SIMON

Pardon, mais je ne supporte pas d'être traité comme un malade. J'ai pas
besoin d'être épargné. J'ai besoin de savoir ce qui se passe. Jacqueline
n'a pas tué Kay, alors qui ? Est-ce qu'on avance ?

Smith regarde le chanoine.

SMITH

J'ai l'impression, oui.

SIMON

Vous avez vu Jacqueline ce matin ?

SMITH

Non, elle est dans sa cabine.

SIMON

Il faut que je la voie. C'est très important. Smith, vous voulez bien lui
dire de venir ? C'est gentil à vous.

Smith acquiesce et sort par la gauche.

CHANOINE

Voici ce qu'on a retrouvé dans le fleuve ce matin... Une écharpe, un


mouchoir, un flacon de vernis à ongles et ceci...

Il montre le pistolet.

146
SIMON

Le pistolet de Jacqueline ?

CHANOINE

Oui. Deux coups ont été tirés.

SIMON

Donc quelqu'un s'est glissé par cette porte hier soir et a ramassé l'arme.
Quelqu'un qui voulait faire accuser Jacqueline. Ça me rend fou. Vous
vous rendez compte ? Faire accuser Jacqueline, elle qui ne ferait pas de
mal à une mouche.

CHANOINE, lui montrant sa jambe.

Vous êtes sûr ?

SIMON

Oh ça, c'est pas pareil... Et puis je l'ai bien cherché au fond.

Le steward entre de la gauche avec le verre. Il le donne à Simon


et ressort.

CHANOINE

Qui a tiré sur Kay à votre avis ? Louise ?

SIMON

J'ai du mal à la croire...

CHANOINE

Elle était bizarre hier soir, c'est le moins qu'on puisse dire.

147
SIMON

Elle sait quelque chose, c'est possible. Et je dois pouvoir la faire parler.

Jacqueline entre en courant. Elle est pâle et inquiète.

JACQUELINE

Simon ! (Elle se précipite à son chevet.) Simon, pardon, je te demande


pardon ! Je ne sais pas ce qui m'a pris. Je suis folle... Pardonne-moi.

Elle sanglote.

SIMON

Non, pas folle... juste un peu... ivre peut-être.

JACQUELINE

J'aurais pu te tuer.

SIMON

Pas avec une vieille pétoire comme celle-là.

JACQUELINE

Et ta jambe ? Tu ne marcheras peut-être plus jamais !

SIMON

Arrête Jacqueline... Tout ira bien. Dès qu'on arrive à Assouan, j'irai faire
des radios et on pourra me soigner rapidement. Je suis sûr que ça n'est
pas grave. Inutile de t'inquiéter.

148
JACQUELINE

Inutile de m'inquiéter, mais enfin Simon...

SIMON

Ça va aller, crois-moi. Oublions ça, tu as toujours eu le sang un peu


chaud.

JACQUELINE

Je suis un monstre ! Un monstre ! Mais je n'ai pas tué Kay ! Tu le sais


ça, que je n'ai pas tué Kay !

SIMON

Tout le monde en est convaincu. Heureusement. Mais attends... je crois


qu'on peut en savoir plus grâce à Louise.

JACQUELINE

Louise ?

SIMON

Oui. Nous l'avons trouvée bizarre hier soir. On pense qu'elle doit savoir
quelque chose.

JACQUELINE

Qu'est-ce qu'elle pourrait bien savoir ?

SIMON

Il est possible qu'elle ait ouvert la porte de sa cabine hier soir et qu'elle
ait vu quelque chose. Quelque chose ou quelqu'un.

149
JACQUELINE

Pourquoi elle ne le dit pas ?

SIMON

Parce qu'à mon avis, elle veut faire chanter quelqu'un. (Au chanoine.)
Vous êtes d'accord avec moi ?

CHANOINE

Tout porte à le croire, qui.

SIMON

Selon moi, il n'y a qu'une seule façon de la faire parler. Il faut la


corrompre. Et dans les grandes largeurs.

JACQUELINE

C'est-à-dire, je ne comprends pas.

SIMON

Si elle dit ce qu'elle sait, elle envoie le coupable en prison. Donc, elle
espère obtenir beaucoup d'argent en échange de son silence. Tu me suis
?

JACQUELINE

Oui. C'est affreux de faire ça.

SIMON

Je ne lui ai jamais fait confiance... mais peu importe. Mon idée est de
lui proposer une somme encore plus importante que ce que le coupable
lui proposerait. Je la fais venir ici, je la confonds et lui propose une
somme telle qu'elle sera prête à tout déballer. Ça vaut le coup d'essayer,
non ?
150
JACQUELINE

Tu crois ? C'est le seul moyen ? Ça ne me plait pas beaucoup.

SIMON

Il faut le faire maintenant. On ne peut pas attendre. (Au chanoine.)


Qu'est-ce que vous en pensez

CHANOINE

Non, je n'aime pas l'idée d'acheter un témoin. Je suis d'accord avec


Jacqueline, ça ne me plait pas.

SIMON

Mais si ça marche ?

CHANOINE

Même... ça n'est pas la bonne méthode.

SIMON

Croyez-moi, il n'y a que l'argent pour délier la langue de cette fille.

CHANOINE

Et qu'est-ce qui vous garantit qu'elle vous dira la vérité ?

SIMON

Elle dira la vérité si on met le prix.

Jacqueline se lève pour partir.

151
JACQUELINE

Kay a vraiment été tuée avec mon pistolet ? On en est certain ?

CHANOINE

La balle était du même calibre. C'est la seule chose qu'on puisse


affirmer. La police nous dira si c'est la même arme.

JACQUELINE

D'autres passagers à bord ont peut-être des armes.

SIMON

Le docteur Bessner en a une. Mais c'est un calibre 35.

CHANOINE

Je n'aime pas votre idée, Simon.

Jacqueline sort par la droite.

SIMON

Je suis navré, monsieur, mais je vais quand même tenter ma


chance.

CHANOINE

Alors permettez-moi de ne pas participer.

Il va pour sortir à gauche.

SIMON

Restez. Écoutez au moins ce qu'elle a à dire.

152
CHANOINE

Non, désolé, je ne préfère pas.

SIMON

Alors pouvez-vous appeler Bessner. Il faut un témoin, sinon elle pourra


tout nier et revenir sur ses déclarations. Et pouvez-vous dire à Louise
de venir ?

CHANOINE

D'accord. Tiens, voilà Smith, ça ira tout aussi bien. (Il sort et appelle.
Off.) Smith !

Un temps. Smith entre par la gauche.

SMITH

Quel est le plan ?

SIMON

Nous allons acheter un témoin pour connaître la vérité.

SMITH

Ah bon ?

SIMON

Le chanoine est contre, par principe. J'espère que ça n'est pas votre cas.

SMITH

Je n'ai pas de principe.

153
SIMON

C'est parfait. Maintenant, vous restez discrètement ici... (Il désigne une
table.) Et vous écoutez tout ce qui se dira.

SMITH

Je vais me fondre dans le décor.

Il va à l'endroit désigné, prend un magazine et l'ouvre. Louise


entre, elle est sur ses gardes.

LOUISE

Monsieur désire me parler ?

SIMON

Oui, Louise. Asseyez-vous, je vous prie. (Louise s'assoit le plus loin


possible.) Non, ici. (Il lui indique une chaise près de lui. Elle y va à
contre cœur.) Une cigarette ?

LOUISE

Non monsieur, jamais !

SIMON

Allez...

LOUISE

C'est gentil, merci.

Elle en prend une.

154
SIMON

J'ai toujours pensé que vous étiez une fille intelligente, Louise.

LOUISE

Merci.

SIMON

Et c'est pour ça que je voudrais que vous m'aidiez à y voir plus clair
dans cette terrible histoire.

LOUISE

C'est tragique. Madame était si belle, si jeune... si riche.

SIMON

Il faut que nous trouvions le coupable. C'est très important.

LOUISE

Bien sûr.

SIMON

Vous êtes prête à m'aider, n'est-ce pas

LOUISE

Vous voulez que je vous aide à découvrir le meurtrier de Madame ?

On sent un peu de sarcasme dans la voix de Louise.

155
SIMON

Oui. Vous êtes une fille intelligente, Louise.

LOUISE

Vous me l'avez déjà dit, Monsieur.

SIMON

Parce que c'est vrai. En revanche, vous n'êtes pas très riche, je me
trompe ? Vous voulez devenir riche, Louise ?

Elle jette un rapide regard vers Smith.

LOUISE

Quelle drôle de question ! Oui, évidemment... Mais je ne vois pas


comment.

SIMON

Mais si, vous voyez comment. Et moi aussi, je vois comment.

LOUISE

Je ne sais pas du tout où Monsieur veut en venir.

SIMON

Je vous offre de l'argent, Louise... en échange de la vérité.

LOUISE

La vérité ?

156
SIMON

Vous m'avez très bien compris.

LOUISE, avec calme.

Je vous assure que je ne comprends rien du tout.

SIMON

Allez, ne jouez pas les oies blanches et venons-en au fait. Si vous aviez
regardé dans le couloir de votre cabine à un moment précis - peut-être
après avoir entendu un coup de feu, celui qui a tué ma femme vous
auriez sans doute pu voir... qu'est-ce que vous auriez pu voir, à votre
avis ?

LOUISE

C'est à vous de me le dire.

SIMON

Je préférerais que ce soit vous.

LOUISE

Que je vous dise ce que j'ai vu… à supposer que j'aie vu quoi que ce
soit.

SIMON

C'est bien ça. Vous avez peut-être vu... une personne.

LOUISE

C'est possible. Je ne dis pas que c'est le cas.

157
SIMON

Et moi je dis que c'est le cas ! Vous gardez ce secret dans l'espoir de le
vendre à celui que ça pourrait intéresser. Alors vendez-le-moi.

LOUISE

Je vous assure que je ne comprends pas.

SIMON

Je suis acheteur, vendez-le-moi. (Le canon d'un pistolet apparaît dans


la fenêtre à droite.) Combien voulez-vous ? Mille livres ?... Deux mille
?

On tire. Louise s'effondre.

SMITH

Mon Dieu !

Il se précipite vers Louise. Simon tente de se lever mais s'écroule


dans un cri de douleur.

SIMON

Aaah ! Saleté de jambe ! Elle est gravement blessée ?

SMITH

Elle saigne beaucoup. (Il appelle.) Bessner ! Docteur Bessner !

Bessner entre par la gauche.

BESSNER

Qu'est-ce que c'est ?

158
Il va vers Louise, Jacqueline entre par la droite.

JACQUELINE

Simon ! Simon, tout va bien ? J'ai cru qu'on t'avait tiré dessus !

Bessner examine Louise. Le chanoine vient de la gauche.

CHANOINE

Qu'est-ce qui s'est passé ?

SMITH

On lui a tiré dessus. De cette fenêtre.

Smith se rue dehors et bouscule Mlle Ffoliot-ffoulkes et Christina


dans l'embrasure de la porte. Elle le regarde avec méchanceté.

BESSNER

Elle est vivante... mais plus pour longtemps.

CHANOINE

Elle peut parler ?

BESSNER

Non. Aidez-moi, nous allons la transporter dans sa cabine, nous verrons


ce qui peut être fait... mais je crains le pire.

Le chanoine et Bessner emportent Louise par la droite Mlle


Ffoliot-ffoulkes ne semble pas bouleversée.

159
MLLE FFOLIOT-FFOULKES

Comme tout cela est fâcheux... Christina, donne-moi mon tricot, je te


prie.

Christina s'exécute et va s'asseoir.

JACQUELINE, hystérique.

« Fâcheux ! » Deux morts et vous trouvez ça « fâcheux » !

SIMON

Jacqueline, arrête, c'est pas la peine...

JACQUELINE

Mais c'est tellement épouvantable.

SIMON

Je sais, je sais...

JACQUELINE

Simon, tu n'as pas l'air bien... ça ne va pas ?

SIMON

Non, je... c'est juste un peu de fièvre...

Elle lui prend la main.

JACQUELINE

Tu es brûlant. Tu as mal ?

Il délire.

160
SIMON

J'ai la tête qui tourne... j'ai des... vertiges... ce sont les vertiges... Il faut
que je... il faut que je...

JACQUELINE

Il faut que tu trouves l'assassin de Kay.

SIMON

Oui ! C'est ça. L'assassin de Kay... Kay... ta meilleure amie... hein, c'est
toujours ta meilleure amie ?

Jacqueline est trop triste, elle se détourne. Le chanoine entre par


la droite.

JACQUELINE

Comment... comment va-t-elle ?

CHANOINE

Elle est morte.

MLLE FFOLIOT-FFOULKES

C'est une erreur cette croisière. J'étais venue pour me détendre et voilà...
Non, c'est une erreur. Viens Christina.

Elle se lève, donne son tricot à Christina et elles sortent par la


droite. Bessner entre.

JACQUELINE

Docteur ! Simon est malade... il divague.

161
BESSNER

Évidemment qu'il n'est pas bien. Il a été très imprudent. Il aurait dû


rester tranquillement dans ma cabine. (Il prend son pouls.) Maintenant,
jeune homme, vous allez faire ce que je vous dis.

JACQUELINE

Je peux rester avec lui ?

Le steward entre par la gauche.

BESSNER

Non. Il a besoin de calme.

JACQUELINE

S'il vous plait !

BESSNER

Non ! C'est mon patient et je vous dis qu'il a besoin de calme !

Le steward et Bessner soutiennent Simon jusqu'à la sortie. Smith


entre par la droite.

BESSNER, off.

Je vais lui faire une piqûre.

SMITH

Il veut toujours faire des piqûres à tout le monde. Il ne pourrait pas en


profiter pour injecter un poison mortel à ma future tantine ?

162
CHANOINE

Vous risquez de trouver mademoiselle Ffoliot-ffoulkes dans de


meilleures dispositions à votre égard.

SMITH

Pourquoi ça ?

CHANOINE

Elle sait que Smith n'est qu'une petite partie de votre prestigieux
patronyme.

SMITH

Qui le lui a dit ?

CHANOINE

Moi.

SMITH

Vous ne manquez pas d'air. (Christina jette un œil par la droite, voit
Smith et repart aussitôt.) Eh ! Christina !

Il sort pour la suivre. Le chanoine est assis sur le fauteuil dans


lequel était installé Simon le premier soir. Il examine l'écharpe. Il
réfléchit. Puis, il a une idée. Il regarde la fenêtre. Il enroule le pistolet
dans l'écharpe et réfléchit encore. Il saisit la petite bouteille trouvée
dans le paquet, l'ouvre et la sent. Il pose une goutte de vernis sur le
mouchoir, une tâche rouge se forme. Il se lève et se met à la place que
Jacqueline occupait la veille, face à Simon. Il retourne au fauteuil en
cherchant quelque chose par terre. Il pousse une exclamation, il a
trouvé une balle fichée dans le sol. Il la retire à l'aide d'un canif et la
garde à la main. Jacqueline entre par la gauche.

163
JACQUELINE

Simon n'est pas bien du tout... Qu'est-ce que vous avez dans la main ?

CHANOINE

Une balle.

JACQUELINE

Où l'avez-vous trouvée ?

CHANOINE

Elle était fichée dans le parquet. Là.

JACQUELINE

Et... c'est important ?

CHANOINE

Oui. Je sais maintenant comment Kay a été tuée.

JACQUELINE

Je ne comprends pas.

CHANOINE

Cette écharpe était enroulée autour du pistolet quand il a fait feu, le trou
en atteste de façon certaine. (Il montre à Jacqueline. Elle acquiesce.)
On a pensé que c'était un moyen d'atténuer le son de la détonation. Mais
le docteur Bessner nous a affirmé que la balle qui a tué Kay avait été
tirée avec le canon collé sur la tempe de la malheureuse. Donc, ça n'est
pas la même balle qui a troué l'écharpe. Vous y êtes ?

164
JACQUELINE

J'y suis.

CHANOINE

Deux coups ont été tirés, celui qui a tué Kay et celui avec lequel vous
avez blessé Simon. Mais vous n'aviez évidemment pas enroulé l'écharpe
autour de l'arme.

JACQUELINE

Non, bien sûr.

CHANOINE

Il a donc bien fallu qu'il y ait un troisième coup feu.

Un temps.

JACQUELINE

Je vois, oui mais alors...

CHANOINE, l'interrompant.

Il est vrai que lorsqu'on examine l'arme, on constate que seulement deux
balles ont été tirées, mais il est fort possible qu'on en ait tiré trois et
qu'on ait remis une cartouche pour faire croire qu'il n'y en a eu que deux.
Si ce fut le cas, quand et pourquoi ce troisième coup de feu a-t-il été tiré
?

JACQUELINE

Je n'en ai pas la moindre idée.

165
CHANOINE

Hier, quand vous étiez ici, cette fenêtre était ouverte ou fermée ?

JACQUELINE

Je ne me souviens plus.

CHANOINE

Quand je suis parti me coucher, elle était fermée. Quand, plus tard, je
suis revenu, elle était ouverte. Qui l'a ouverte ?

JACQUELINE

Quelle importance ?

CHANOINE

C'est essentiel. Voyez-vous, après avoir compris qu'il y avait eu un


troisième coup de feu, j'ai cherché la balle. Et je l'ai trouvée.

JACQUELINE

Je ne vois toujours pas où vous voulez en venir.

CHANOINE

Revenons à cette jeune fille, Louise. Devant nous quatre, Simon,


Bessner, Smith et moi-même, elle a fait des allusions appuyées pour
nous faire comprendre qu'elle savait quelque chose. Elle a même
clairement insinué avoir vu l'assassin. Pour quel motif ?

166
JACQUELINE

Le chantage.

CHANOINE

Le chantage, c'est fort probable. Mais pourquoi à ce moment-là et


devant nous quatre ? Pourquoi ne pas aller directement voir la personne
concernée et lui dire qu'elle désirait monnayer son silence ?

JACQUELINE

Je ne sais pas. Vous avez raison, ça aurait été plus logique.

CHANOINE

Et pourtant, elle n'a pas procédé de la sorte. Pourquoi ? À l'évidence


parce que c'était impossible. Est-ce que vous comprenez où je veux en
venir ?

JACQUELINE

Je suis désolée... mais pas du tout.

CHANOINE

Louise a proféré ses menaces, à peine masquées, devant quatre


personnes. Mais en réalité, les menaces ne s'adressaient qu'à une seule
personne sur les quatre.

JACQUELINE

Je vois.

167
CHANOINE

Louise aurait pu venir me voir quand j'étais seul ou bien Smith, ou


encore Bessner. Il n'y en a qu'un parmi nous qu'elle n'aurait pas réussi
à coincer en privé... Celui qui faisait l'objet d'une attention permanente,
constamment entouré... un jeune homme blessé... Simon Mostyn.

JACQUELINE

Simon ? Simon ?... Mais vous êtes devenu fou !

CHANOINE

Ce gentil jeune homme... cette crapule, ce propre à rien de Simon


Mostyn. J'avais des doutes sur lui, si bien que lorsque j'ai reçu la lettre
de Kay m'annonçant son mariage, je me suis précipité pour protéger la
fille de mon vieil ami. Il m'avait fait confiance pour prendre soin d'elle
et j'ai failli à ma mission. Je ne me le pardonnerai jamais.

JACQUELINE

Mais ce que vous dites est absurde ! Complètement absurde ! Simon n'a
jamais quitté le salon après que Kay est allée se coucher. Il est resté
jusqu'au moment où je lui ai tiré dessus. Et ensuite, il aurait été bien
incapable de marcher tout seul. Bessner le confirmera.

CHANOINE

Certes, mais je n'ai pas fini. Vous tirez donc un de feu. La balle vient se
loger dans le sol, et pas dans le genou de Simon. Il se jette en arrière et
avec un mouchoir teinté de rouge... (Il montre la bouteille de vernis.) Il
le presse sur son genou... Pendant que Christina et Smith vous
accompagnent à l'autre bout du pont, Simon a le temps de récupérer le
pistolet que vous avez laissé tomber, de courir dans la cabine de sa
femme où elle dort profondément, sûrement avec l'aide d'une drogue. Il
tue Kay... Puis revient, toujours en courant, ouvre la fenêtre, remet une
balle dans le barillet, entoure le pistolet avec l'écharpe et se tire lui-

168
même une balle dans la jambe. Ensuite il jette en tas l'écharpe, le
mouchoir, le flacon et le pistolet par cette fenêtre. Il a même encore le
temps de mettre cette fois son propre mouchoir sur sa blessure. Et c'est
ainsi que Bessner et Smith le retrouvent exactement dans la position
dans laquelle ils l'avaient laissé quelques minutes auparavant.

JACQUELINE

C'est abracadabrant.

CHANOINE

Et pourtant... c'est la vérité ! Simon a rencontré un seul imprévu. Louise


n'a pas bu sa camomille habituelle dans laquelle avait été mélangée une
drogue. Un goût trop amer... Louise était réveillée. Elle a entendu le
coup de feu. Elle a ouvert sa porte et elle a vu Simon. Elle l'a
probablement suivi et l'a vu se tirer une balle dans la jambe. Ensuite,
elle a décidé de le faire chanter. Il l'a rassurée, devant nous, sans que
nous nous en rendions compte : « Je suis là pour vous aider, vous
pouvez me faire confiance. » Mais en voulant le faire chanter, elle a
signé son arrêt de mort.

JACQUELINE

C'est ridicule, Simon n'a pas tué Louise.

169
CHANOINE

Non. Il a eu besoin de se reposer sur quelqu'un d'autre, quelqu'un de


confiance... c'est vous qui avez tué Louise.

JACQUELINE

C'est faux !

CHANOINE

Il vous a dit, ici, dans ce salon, que Louise connaissait le meurtrier. Il


vous a dit également que Bessner avait un revoler calibre 35. Vous êtes
allée chercher ce revolver et vous l'avez tuée.

JACQUELINE

C'est faux ! Vous mentez !

Il prend la main droite de Jacqueline.

CHANOINE

Lorsqu'on tire avec une arme à feu, de minuscules grains de poudre se


déposent sur la peau. La police a mis au point un test infaillible pour les
détecter.

Un temps. Jacqueline toise le chanoine. Puis, avec sa main libre,


elle sort le pistolet de sa poche. Il a le temps de saisir l'arme qui tombe.
Il pousse Jacqueline sur le fauteuil et glisse l'arme dans sa poche.

JACQUELINE, misérable.

Dire que j'aurais pu vous tuer... vous aussi. Je pensais que tuer Kay
n'était pas si grave, vous savez... elle a voulu me voler Simon... Et
Louise... Louise voulait nous faire chanter... Mais vous... vous avez été
bon avec moi.

170
Je vous aime bien. Le meurtre est une drogue... Lorsqu'on a tué une fois,
on est prêt à recommencer... autant de fois qu'il le faudra... Pas vrai ?

CHANOINE

C'est juste.

JACQUELINE

Je ne veux pas vous tuer. Vous avez été gentil avec moi, vous avez
essayé de m'aider... ce premier soir. J'ai failli suivre votre conseil. J'ai
failli quitter le bateau et tout laisser tomber.

CHANOINE

Que ne l'avez-vous fait !

JACQUELINE

Vous voulez savoir comment tout cela est arrivé ?

CHANOINE

Oui mon enfant. Je vous écoute.

JACQUELINE

Tout ce que je vous ai dit est vrai. Simon cherchait un travail et j'ai
sollicité Kay pour lui en procurer un. Pauvre Simon, il a toujours rêvé
d'être riche... et il a toujours été fauché. Et tout à coup son rêve devenait
réalité. J'ai tout de suite vu ce qu’il ressentait. Je lui ai même proposé
de me quitter pour épouser Kay. Mais non, il ne voulait pas être le mari
d'une femme riche, mais il voulait être riche lui-même. Et puis il
m'aimait. Il disait : « On serait dans un roman, j'épouserais une femme
riche et elle mourrait quelques mois plus tard. »

171
C'est là que j'ai vu l'idée germer dans son esprit... J'ai tout fait le
dissuader. Il riait en me disant de le laisser faire. Il est tellement...
simple, optimiste... J'étais terrifiée. Je savais bien qu'il risquait de faire
n'importe quoi... il fallait que je l'aide. Je n'avais pas le choix, vous
comprenez ? (Le chanoine détourne le regard.) C'est moi qui ai eu l'idée
de ce plan. Je le trouvais... astucieux. Le crime parfait en quelque sorte.
On a mis au point jusqu'aux moindres détails. J'allais les suivre partout,
il prétendrait me détester... tout a fonctionné à merveille... et puis vous
m'avez piégée. Je ne connaissais pas ce test pour détecter la poudre.

CHANOINE

C'est votre conscience qui a vous a piégée. Le test n'aurait pas été
concluant sur vous puisque vous avez tiré avec un pistolet, en revanche,
Simon aurait été bien en peine d'expliquer pourquoi il a de la poudre sur
la main.

JACQUELINE, se levant.

Vous pensez qu'il sera pendu ? Mon Dieu... Simon...

CHANOINE

Quand le Soleil brille, on ne peut plus voir la Lune... pourtant la Lune


est toujours là. Vous m'avez dit la même chose presque avec les mêmes
mots. J'aurais dû me douter que vous étiez complices.

JACQUELINE

J'aimerais que Kay soit encore en vie. Vous aurez du mal à le croire
mais j'aimais Kay. Je le sais maintenant. Elle était pleine de joie...
ouverte, généreuse... Si seulement on pouvait revenir en arrière.

172
CHANOINE

Vous devez regarder l'avenir, pas le passé.

JACQUELINE

Il y a encore un moyen d'en finir. Simple et efficace.

CHANOINE

Ça n'est pas la solution.

JACQUELINE

Vous ne pourrez pas m'en empêcher.

CHANOINE

Attenter à sa vie est aussi grave que d'attenter à la vie d'autrui.

JACQUELINE

Même si elle est déjà perdue ?

CHANOINE

C'est à Dieu de décider si elle est perdue, pas à vous.

JACQUELINE

Vous êtes cruel.

CHANOINE

Non. Une fois de plus, j'essaie de vous aider. Vous avez tant de choses
à apprendre. Croyez-moi, les valeurs spirituelles vous ouvriront la voix
du salut.

173
JACQUELINE, sarcastique.

Pour sauver mon âme ?

CHANOINE, sérieux.

Oui, pour sauver votre âme.

On entend des voix off.

VOIX

Police ! Personne ne quitte le navire !

JACQUELINE

Vous ne me rendez pas mon arme ? (Un temps. Le chanoine lui tend
lentement le pistolet.) Vous n'allez pas m'en empêcher ?

CHANOINE

Non, c'est à vous de décider.

JACQUELINE

Vous me faites confiance ? (Un temps.) Vous avez raison.

Elle pose le pistolet sur la table. Les voix des policiers se


rapprochent. Le chanoine prend la main de Jacqueline. Ils attendent
ensemble l'arrivée des policiers.

FIN

174

Vous aimerez peut-être aussi