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PÉTERSBOURG ET PÉTROHRAD

1914-1917

Ayant retrouvé les lettres que j'écrivais, pendant la


guerre de 1914 et la révolution russe, à celle qui est devenue
ma femme, j'ai pensé qu'elles intéresseraient le public au
moment où des convulsions nouvelles bouleversent l'Europe.
Ces lettres ne sont pas des causeries, mais un recueil d'im-
pressions, de propos rapportés, de choses vues à la lumière
des événements dont je fus témoin. Alors j'étais premier
secrétaire de l'ambassade de France ; ma correspondance,
à partir de 1915, confiée à des courriers bénévoles, prenait cette
route du Nord sur laquelle aujourd'hui notre pensée chemine.
*
* *
Saint-Pétersbourg, 23 juillet 19M.

Enfin, je puis vous écrire ! Nous sommes saturés de fêtes,


poursuivis par les hourras officiels. Quelles journées, quelles
contraintes ! Je suis moulu par les divertissements. Revues,
spectacles, cortèges empanachés, tout était grandiose. Tandis
que les rivalités nationales s'accentuent, que la course aux
armements menace l'équilibre des alliances, le Tsar scelle
son amitié avec la République.
A Péterhof, où les perspectives du parc plongent dans la
mer Baltique, entre les charmilles, nous avons vu glisser,
fantôme blanc, le yacht impérial. Les salves des batteries
de Cronstadt l'accompagnaient bruyamment, ponctuant son
arrivée; soudain il accosta. Assis à l'arrière, attentif, Pém-
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pereur Nicolas écoutait le président Poincaré. Quel contraste


entre ces deux hommes que le destin réunissait à la poupe
du nayire ! Je les regardai. L'autocrate gracieux, timide,
obéissant à une voix intérieure, — celle de son père qui lui
légua l'absolutisme et l'alliance française, le feu et l'eau, —
semblait s'extérioriser avec peine pour suivre notre Lorrain
plaideur, toujours amoureux de la raison. Que plaidait-il ?
Si Poincaré, ce compatriote de Jeanne d'Arc, entendait des
voix animatrices, ce serait plutôt celles de la tribune.
Au moment de descendre à terre, Nicolas II, d'un geste
affable, fit passer le Président devant lui sur la passerelle.
Les grands-ducs l'attendaient, alignés selon leur rang. Avec
leurs jambes si longues, on eût dit, près de la mer, des échas-
siers guetteurs dont ils avaient l'élégance, le cou grêle, la
tête étroite. Festonnant d'une guirlande écarlate les uni-
formes neigeux, le ruban de la Légion d'honneur barrait
leurs poitrines. Votre ami Nicolas Michaïlovitch, amusé,
rieur, me cria :
— Chambrun, mettez-vous derrière moi, et maintenant
ouvrons l'œil.
J'entendis l'Empereur dire gentiment à son hôte :
— Je vais vous présenter ma famille.
En passant, il nomma « Cyrille », « Boris », « André »,
« Paul », « Dimitri », « Nicolas », « Constantin », etc. Et chacun
à son tour de s'incliner devant M. Poincaré, qui faisait oublier
sa petite taille par sa dignité et son assurance en présence
de ces géants du Nord.
La musique de la garde jouait une Marseillaise dont
le rythme m'étonna ; elle était plus bucolique que belliqueuse
et rassurait les Russes, toujours effrayés de nos tendances
révolutionnaires. L'Empereur et le Président montèrent dans
une calèche encadrée des cosaques de l'escorte qui partirent
au trop allongé, lance en avant. Les équipages à livrée cra-
moisie nous attendaient ; nous y grimpâmes prestement et
rejoignîmes le cortège à travers le parc désert qu'argentaient
les gerbes bondissantes. Pas un chat, pas un badaud, pas un
moujik pour nous admirer. A la cour de Russie, on parade
sans témoins, on s'ennuie entre soi. Est-ce le respect ou la
crainte qui refoule la joie populaire ? Une extrême magni-
ficence chasse la spontanéité.
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Le soir, grand dîner de trois cents couverts, éclairé par


des milliers de bougies qui faisaient scintiller rivières et tiares,
tandis que la pâleur blafarde de la nuit boréale, s'attardant
aux fenêtres, blanchissait les épaules parées. Le président de
la République entra le premier, donnant le bras à l'Impéra-
trice ; l'Empereur suivait avec la grande-duchesse Marie
Pavlovna. A la table impériale surélevée qui dominait la
salle, on parla peu. L'Impératrice ne desserrait pas les dents,
Marie Pavlovna essayait de distraire l'Empereur, son neveu.
Quand vint l'heure des toasts, Nicolas II, sans prétention,
d'une voix chantante, lut son discours avec grâce. Le Pré-
sident prononça le sien avec autorité, orateur sûr de sa
mémoire et de ses effets.
Pendant qu'il lançait ses phrases métalliques, je voyais
debout, au premier rang de l'assistance, la princesse Orlofî,
recueillie, presque en extase. Vis-à-vis d'elle, au garde à vous,
très roide, le général de Chelius, général prussien attaché à la
personne de l'empereur Nicolas, montrait un visage inquiet et
même inquiétant. Vision symbolique : l'Allemagne militaire
face à la sainte Russie !
J'ai remarqué d'ailleurs chez certains convives, barons
baltes aux sentiments complexes, plus de crainte que d'allé-
gresse. Parmi les populations slaves qu'ils dominent, les
Baltes donnent des ordres en russe et réfléchissent en alle-
mand. Quelle doit être leur appréhension de voir entre
l'Allemagne et la Russie un fossé se creuser ! Pour eux,
l'Allemagne est la terre ancestrale, la Russie le champ d'ac-
tion, la terre d'élection où s'accroche leur esprit dominateur.
Si leur pensée intime est germanique, ils ont en Russie
fortune, carrière, honneurs ; ils y trouvent leur raison d'être.
Quelle est leur patrie ? Assurément celle du Tsar à qui ils
ont juré fidélité.
Dans la soirée, nous avons été présentés à l'Impératrice.
Chose étrange, c'est la première fois que je la voyais depuis le
jour où, descendant les Champs-Elysées fleuris de corolles en
papier, elle ravissait la foule parisienne. Sa beauté blonde
impose plus qu'elle n'attire ; ses paroles sont bienveillantes,
mais une timidité instinctive pince ses lèvres ; lorsqu'elle veut
plaire, l'effroi la glace, ses yeux chavirent, elle est absente.
J'aimerais tout vous raconter, tout vous décrire : ne
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suis-je pas M. de Marcellus, le secrétaire de Chateaubriand ?


Tu Marcellus eris. Ces jours-ci, notre ambassadeur se pro-
digue, il est actif, infatigable. Quelle différence avec ses col-
lègues économes et timorés ! M. Paléologue a le goût de
l'action, il aime le faste. Sa réception fut magnifique. Des
fleurs, des fleurs, et aussi des violons.
L'Empereur ayant mis quelques salons du Palais d'hiver
à la disposition du Président, afin qu'il pût y recevoir les
chefs de mission accrédités à Saint-Pétersbourg ; M. Poincaré
en a profité pour s'entretenir tour à tour avec les ambassa-
deurs d'Angleterre, d'Allemagne et d'Autriche. Ces conver-
sations particulières eurent lieu porte close. Lorsqu'ils
reprirent leur place dans le cercle diplomatique, sir George
Buchanan était impénétrable, le comte Pourtalès patelin,
le comte Zapary visiblement troublé. Que s'est-il passé ?
Pourvu que l'affaire serbe, qui traîne depuis un mois, ne
s'envenime pas ! Poincaré le redoute.
— Crois-moi, a-t-il dit à Paléologue, l'Autriche inédite
un mauvais coup.
Quant à M. Viviani, les pompes asiatiques l'indisposent,
son humeur s'assombrit à vue d'œil. Où est cette éloquence
qui remue les assemblées ? Les émouvantes sonorités de sa
parole sont aussi éloignées du langage des cours que ses
aspirations et ses principes dépassent le cercle où se confinent
les fonctionnaires russes. Viviani le sait, il en souffre, il est
maussade et il grogne. J'étais près de lui à la revue de
Krasnoé-Sélo. Comme il restait enfoui dans un fauteuil de
paille d'où il ne pouvait rien voir, je lui disais ce qui se passait
sur la plaine.
— Voici la cavalerie qui avance au loin.
— Et maintenant ? fit-il en bâillant.
— C'est encore la cavalerie qui défile au galop.
— Elle n'en finira donc pas de caracoler, cette cavalerie !
murmura-t-il avec un sourire désabusé.
Non loin de nous, Iswolsky se donnait beaucoup d'impor-
tance, peut-être plus que n'aurait souhaité le modeste Sazonoff.
Pétersbourg, 24 juillet.

Quel réveil ! Fêtes épuisées, lampions éteints, tout à coup


la politique se gâte. A peine nos cuirassés ont-ils levé l'ancre
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I
que nous apprenons, en rentrant à Pétersbourg, l'ultimatum
de l'Autriche à la Serbie. Voilà qui peut entraîner loin ; pourvu
que ce ne soit pas à la guerre générale ! Le mois de juillet
est un mois fatal.
Pétersbourg, 25 juillet 1914.

Demain, samedi, expire le délai de l'ultimatum. Qu'ar-


rivera-t-il si les exigences autrichiennes sont inacceptables ?
Devrons-nous renoncer aux interventions pacifiques, aux
médiations, aux conférences ? Voyez nos alarmes et ce qui
nous reste d'espoir. La façon sournoise dont la nouvelle
a éclaté, juste à l'heure où Poincaré quittait la Russie et se
trouvait entre le ciel et l'eau, fait songer à un jeu d'horlogerie
machiavélique qu'une main experte aurait mis en mou-
vement pour déconcerter l'Europe.
Pétersbourg, 27 juillet 1914.

L'émotion est vive, elle gagne Krasnoé-Sélo où l'on


s'alerte. Les jeunes officiers sont promus sur-le-champ, dans
l'enthousiasme ; l'Empereur est acclamé.
Ne croyez pas que la Russie soit belliqueuse. Masse inerte,
ingens et indigesta moles, comme disait Bismarck, elle som-
meille, alourdie par ses moissons. Gare à qui secouera cette
torpeur ! Depuis l'Empereur jusqu'au plus humble paysan,
il y a un immense désir de paix. Mais si l'Autriche violentait
la Serbie, elle provoquerait une explosion de panslavisme
que nul ne pourrait conjurer ni circonscrire en raison même
des alliances qui nous lient ou nous opposent les uns aux
autres. Que les dirigeants de la Ballplatz ne s'échauffent pas,
que la mèche ne frôle pas la poudrière ! A Vienne, où l'on
trouve toujours des négociateurs après les catastrophes,
pourquoi cette réticence inexplicable lorsqu'on peut encore les
éviter ? Quelle est la force malfaisante qui s'y oppose ? Sazonoff
est loyal, sincère ; sa nervosité ne trahit que sa bonne volonté,
tandis qu'il cherche une issue en négociant. b Aux dernières nou-
velles, il conseille aux Serbes de solliciter la médiation anglaise.
Pétersbourg, 28 juillet 1914.

Les choses vont mal aujourd'hui. Les mauvaises nouvelles


arrivent de tous les points de l'horizon. Réservistes, permis-
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sionnaires sont rappelés ; à Berlin, on manifeste dans les


rues ; à Vienne, on rejette les propositions pacifiques les
unes après les autres, les régiments sont prêts.
Se ressaisira-t-on à la dernière heure ? Si les efforts de
l'Angleterre n'aboutissent pas, le Pape qui veille au Vatican
laissera-t-il tomber la parole de paix ? Un empereur catho-
lique, octogénaire, dont le règne sera bientôt pesé au ciel
et jugé sur la terre, refusera-t-il de l'entendre ? Ce serait
un grand spectacle de voir la papauté mettre un frein aux
convulsions des hommes. Quand la fatalité s'appesantit sur
eux, ils implorent la Providence qu'ils dédaignaient la veille.
Pétersbourg, 29 juillet 1914.

Hier soir, au moment de partir pour les îles où je dînais


à la maison de campagne de la comtesse Kleinmichel, le gros
portier de l'ambassade accourt tout essoufflé : « M. Rivet,
correspondant du Temps, veut vous parler au téléphone :
il insiste. » Je descends de voiture et voici que j'apprends la
déclaration de guerre de l'Autriche à la Serbie. Tout le long
de la route, dans mon trouble, je ne voyais pas la Neva qui
coulait indifférente vers la mer, ni les tristes bâtisses de
Kamenni Ostrow, ni les saules argentés d'Eliaguine. En arri-
vant chez la comtesse Kleinmichel, que je trouvai dans son
jardin, j'étais seul à savoir la consternante nouvelle. Ses
hôtes étaient sceptiques. Le baron Rosen, ancien ambas-
sadeur de Russie à Washington, ne voulait pas y croire,
le général Nostitz non plus, ni même le général Soukhom-
linoff, ministre de la Guerre. Malgré ma mine attristée, les
conversations suivaient leur rythme frivole. Pour dissimuler
ce qu'ils pensent, les courtisans se réfugient dans les futilités ;
les oisifs sérieux sont les gens les plus dangereux du monde.
J'étais à côté de M m e Soukhomlinoff, belle juive opulente ;
son mari faisait face à la maîtresse de maison. Dans son
uniforme à brandebourgs, il ressemblait à un dompteur.
On apportait les sorbets lorsque le ministre de la Guerre fut
appelé au téléphone.
Un silence plana, comme si un ange aux ailes noires
avait passé. Les minutes parurent éternelles. Le général
rentra. Il s'était déjà fait une attitude, élargissant ses épauler,
il dit avant de reprendre sa place :
PÉTERSBOURG ET PÉTROGRAD. 445

— Oui, c'est vrai, l'Autriche a déclaré la guerre à la Serbie.


Soyez sans crainte, la Russie est prête.
Peu après, les convives se dispersèrent. Le comte Potocki,
très ému, qui voyait déjà la Pologne envahie, son château
et ses terres d'Antonini dévastés, prit congé et me ramena
à Pétersbourg.
Son pessimisme fait heureusement exception, car si l'on
fermait l'oreille aux clabauderies des salons, on aurait peine
à imaginer le calme qui règne ici. La guerre menaçante ne se
présente pas en Russie sous l'aspect tragique qu'elle a chez les
peuples d'Occident. Éloigné des frontières, on en parle
comme on parlait à Versailles de la marche des armées
royales au delà du Rhin.
Le peuple est plus vibrant. Chaque soir, la foule, — mais
est-ce la foule ou la police ? — nous réclame, nous acclame
au balcon de l'ambassade. Elle agite des drapeaux fripés
à la lueur des réverbères, entonne la Marseillaise, puis
s'écoule à pas feutrés.
Qu'il est difficile de se résoudre à la tragique .réalité !
On voudrait frapper à toutes les portes, elles sont verrouillées
par le destin. L'heure tant attendue par nos pères va-t-elle
sonner ? Les circonstances sont favorables à notre revanche
nationale, mais comment ne pas hésiter devant la somme de
misères et d'horreurs qui vont endeuiller les cœurs ?
Pétersbourg, 30 juillet 1914.
... La situation est aussi tendue que possible. On a même
pu craindre, la nuit dernière, que la mobilisation générale
ne fût ordonnée ; je suis resté au Pont-aux-Chantres jusqu'à
l'aurore. M. Sazonofî m'a affirmé, à quatre heures du matin,
que la décision n'avait pas été prise. Elle dépendra des mesures
militaires de l'Autriche et de l'Allemagne. Comme la volonté
allemande est prépondérante, une seule question se pose :
Guillaume II veut-il la guerre ? Pour couronner son règne
d'une gloire personnelle, risquera-t-il dans une partie aussi
hasardeuse l'empire que lui ont légué les victoires de son
aïeul ? S'il le fait, il se suicide.
Pétersbourg, 3 août 1914.
Les dés sont jetés ! La mobilisation russe, réponse à la
mobilisation autrichienne, a été suivie d'une déclaration de
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guerre de Berlin. L'empereur Guillaume relève le défi. Quel


défi ? Celui qu'il a lancé lui-même, puisque le Tsar avait pris
l'engagement d'honneur de ne pas attaquer le territoire alle-
mand. L'ambassadeur d'Allemagne a remis cette déclaration
à M. Sazonofï en pleurant. Il était si ému qu'il laissa entre ses
mains le texte de la « note à double fin », c'est-à-dire pré-
voyant deux hypothèses, mais arrivant à la même conclu-
sion : la guerre. M. Sazonofï m'a montré l'embrasure de la
fenêtre, où le comte de Pourtalès a essuyé ses larmes. Larmes
sincères au moment de la démarche suprême, mais attitude
équivoque si l'on songe que, fort de l'expérience bosniaque,
il prétendait encore l'avant-veille que « la Russie ne tiendrait
pas le coup ». Ses renseignements de cet ordre ont-ils pesé
sur les décisions de Berlin ?
Il est difficile de définir les rôles respectifs de l'Allemagne
et de l'Autriche. Attendons le jugement de l'histoire. Jus-
qu'où vont les obligations d'une alliance ? Où commence la
complicité ? Où intervient la fourberie ? A quel moment
l'affaire serbe, dépouillée de ses oripeaux juridiques et de son
masque autrichien, devient-elle une querelle d'Allemand qui
ne laisse d'autre alternative que la guerre ou l'humiliation ?
Qu'une grande Puissance s'arroge le droit d'imposer sa
volonté à une faible voisine, de l'exécuter militairement.
qu'elle exige de plus le silence et l'acquiescement des autres.
qu'elle déclare irrecevable toute protestation au nom de la
justice, alors le règne de la force se substitue à la notion
d'équilibre. Localiser le conflit, selon la thèse allemande, c'est
le justifier ; exiger le désintéressement de l'Europe, c'est
exiger qu'elle se désintéresse d'elle-même. Autant prétendre
que la Russie doive renoncer à sa politique, la France à son
idéal, l'Italie à ses intérêts, l'Angleterre à son rôle de
Providence.
A Berlin, on semble pris de vertige, le vertige de la puis-
sance qui aveugle. Violence et présomption sont les pires
conseillères : elles conduisent les empires à la ruine. Dieu
veuille que, cette fois, nous tenions notre revanche, que
l'heure de la justice immanente ait enfin sonné ! A notre
prochaine visite en Alsace, ce sera l'horizon français que
nous apercevrons à travers les sapins de Sainte-Odile.
Nous assistons ici à un spectacle réconfortant. La Russie,
I>J';TKKSHOURG ET PKTKOGKAD. 447

hier amorphe, aujourd'hui enthousiaste, s'est ébranlée d'un


élan unanime. Dans les rues où stationnent les parcs d'artil-
lerie et les voitures de campagne, les réservistes, accompagnés
de leurs femmes, tenant leurs enfants à la main, graves et
tendres, se rendent aux points de concentration. Partout
règne le calme, la dignité, une résignation tranquille, mais
par moment un enthousiasme irraisonné s'éveille, éclate et
fait onduler ces foules résolues. On est saisi de sympathie
en voyant défiler sans fin, sans arrêt, nuit et jour, ces hommes
modestes, simples, pauvres, ces hommes aux yeux bleus
dont le nombre seul semble compter, qui ne savent où ils
vont et offrent leur vie au Tsar.
Hier, nous avons été convoqués au Palais d'hiver, en '
qualité d'alliés de la nation russe, pour entendre le manifeste
de guerre. L'imposante cérémonie s'est déroulée dans la
galerie Saint-Georges, qui donne sur le quai de la Neva et
d'où l'on assiste chaque année à la bénédiction des eaux.
Le gouvernement, les grands dignitaires ruisselants d'ors,
le Conseil de l'Empire, le Sénat, le Saint-Synode, les évêques
coiffés de lourdes tiares, vêtus de chasubles amarante, les
officiers de la garde se trouvaient là. L'Empereur et les grands-
ducs qui le suivaient à la file étaient en tenue de campagne,
l'Impératrice et les grandes-duchesses en robe blanche.
M. Paléologue fut placé en face du Tsar.
Après que le métropolite eut donné lecture du manifeste
où le nom de « Belgrade » se détachait avec emphase, nous
avons entendu les plus beaux chants liturgiques. Dieu,
ayez pitié de nous! en était le thème invariablement repris
par le choral de la Cour. Nicolas II joignit ses mains devant
les saintes icônes, implora Notre-Dame de Kazan, puis, d'une
voix vibrante, impérieuse, qui nous surprit par son ampleur,
s'écria :
— Tant qu'il restera un seul ennemi sur le territoire de
mon empire, je jure devant Dieu de ne jamais faire la paix.
E t maintenant que je bénisse mes soldats !
L'assistance s'agenouilla pour se relever parmi des accla-
mations sans fin. Les officiers, poussant des hourras fréné-
tiques, lançaient leurs casquettes en l'air.
Nommé généralissime la veille, le grand-duc Nicolas
Nicolaïevitch, après s'être signé trois fois, se jeta du haut
4AS REVUE DES D E U X MONDES.

de sa grandeur dans les bras de Paléologue pour l'étreindre.


Nous avons été fêtés, acclamés, et, lorsque nous sortîmes du
Palais, sur la place Alexandre noire de monde, où la foule
venait de chanter à genoux Bojê, Tsara Krani! un seul cri
s'éleva de milliers et de milliers de poitrines : « Vive la
France ! »
Pétrograd, 1 " septembre 1914.

La capitale de la Russie a changé de nom, j'ai changé


d'adresse. Soyez charitable, écrivez-moi souvent à Pétrograd.
Cette innovation imprévue métamorphose la ville en sœur
cadette de Belgrade ; du haut de son cheval qui se cabre,
Pierre le Grand n'est pas content. C'était pour plaire à l'Occi-
dent rébarbatif aux assonances russes qu'il l'avait baptisée
du nom glorieux que Nicolas II vient d'abolir par un oukase
I applaudi des Slaves. Combien d'années durera la haine
I inexpiable que ceux-ci ont vouée à tout ce qui est germanique?
Les Baltes s'en gaussent. Devra-t-on répudier, disent-ils,
les meilleurs serviteurs de l'Empire, Munich qui prit Dantzig,
Fermor qui prit Berlin, Bennigsen, Nesselrode, et effacer de
l'almanach impérial la maison de Holstein-Gottorp ? Pourquoi
ne pas décréter que Mita Benckendorf s'appellera désormais
I Serge Panine ?
— Hâtez-vous, cher ami, me dit le baron Rosen, de
reprendre « Strasgrad », afin que tout rentre dans l'ordre et
que je ne sois pas obligé de m'appeler Rosenof, ce qui me
ferait prendre pour un juif.
1
Pardonnez-moi de m'attarder à ces vétilles lorsque la
France est à l'épreuve et que l'angoisse nous étreint. Avec
quelle anxiété nous suivons le développement de la manœuvre
allemande, les progrès effrayants de cette aile marchante,
tournante, enveloppante, qui nous alarme ! Il y a quinze jours,
l'ennemi était à Tongres, le voici à Compiègne ! Mais notre
; foi n'est pas ébranlée ; tant que notre armée demeure intacte,
, nous sommes sûrs de vaincre. Jofîre est Atlas : quelle extraor-
1 dinaire destinée ! Hier, il était ici, on admirait sa quiétude ;
aujourd'hui, il tient le poids de nos espérances...
• Nous conservons sur l'issue finale une confiance inal-
térable. L'Angleterre nous apporte sa flotte, ses régiments
son obstination. Les armées russes ont franchi la frontière
5
PÉTERSBOURG ET PÉTROGRÀD. 449
le. 20 août. L'une d'elles, jetée dans la bataille pour diminuer
la pression allemande en France, s'approche de Kônigsberg ;
l'autre cstsous Lemberg. Je voudrais vous en dire davantage,
mais, depuis que les militaires ont pris la direction de tout,
on ne sait plus rien. D'ailleurs, s'ils savent quelque chose, ils
le cachent scrupuleusement à eux-mêmes.
Quelle place la France tient dans le m o n d e ! C'est d'elle
aujourd'hui que tout dépend. La victoire est le prix assuré
de sa résistance. Courage, courage !
Pétrograd, 30 décembre 1918.

Une rumeur étonnante tourbillonne à travers la ville.


Les gens, furieusement agités, s'abordent : « Vous savez la
nouvelle? » On chuchote, on se serre les mains sans se
connaître, on s'embrasse, on trépigne dans la rue, les isvo-
tchik jettent leur bonnet en l'air, refusent les pourboires : l'allé-
gresse est générale. Je rentre du Yacht-Club, où le grand-duc
Dimitri finissait son dîner pendant que je commençais le
mien; il me fit signe. A la table voisine, les quatorze convives
parlaient tous à la fois avec une véhémence incroyable.
Soudain, la voix de Nicolas Michaïlovitch domina le
vacarme. On se tut.
— Et moi, je vous déclare qu'il n'est pas mort. J'ai
interrogé le ministre de l'Intérieur au téléphone, il m'a
affirmé qu'il était vivant. « N'oubliez pas que vous parlez
à: un grand-duc de Russie, ai-je insisté, à qui vous devez la
vérité. — 11 est vivant, Monseigneur », a répété le ministre.
Puis, m'interpellant à travers la salle :
— Voilà Chambrun. Sans doute, l'ambassade a-t-elle déjà
télégraphié la mort de Grégoire Raspoutine. Eh bien ! tant
pis, la nouvelle est fausse !
— Mon ambassadeur ne télégraphie que des informations
exactes, répondis-je à cette apostrophe.
Voyant que je préférais ne pas discuter, Nicolas Michaïlo-
vitch me remercia du regard, et je me tournai vers mon
voisin, le grand-duc Dimitri. Celui-ci était blanc comme la
nappe. Son œil injecté trahissait l'inquiétude. En m'as-
seyant à côté de lui, j'eus l'impression que la main qu'il me
tendait avec un pâle sourire avait trempé dans le drame.
Sensation indéfinissable.
rotts LV. — 19i0. 89
-450 rœvt*; DES "DEUX " MONDES.
— E t vous, Monseigneur, lui démandai-je à voix très
basse, croyez-vous que Raspoutine soit mort ?
— Oui, je le crois, murmura-t-il.
— Sait-on le nom des meurtriers ?
— Gé sont peut-être les premiers de Russie, fut sa
réponse à peine perceptible.
Puis, Lofenzaccio se leva, fit sonner ses éperons, salua
cavalièrement :
— Au revoir, Messieurs, c'est aujourd'hui samedi : je
vais faire un tour au théâtre Michel.
Après son départ, comme on continuait à discuter avec
d'autant plus de passion que l'imagination slave porté natu-
rellement à la crédulité et que le nombre des incrédules
diminuait, le grand-duc Nicolas Michaïlovitch décida de
téléphoner à son neveu Yousoupoff. En sortant de la cabine
téléphonique, il dit à la cantonade :
_-.k Maintenant, tout s'explique. Yousoupoff m'a avoué
que, la nuit dernière, on avait tué un chien noir dans le
jardin de son palais. D'où les détonations entendues par la
police. Il a ajouté : « On fait bien du bruit autour de ce chien. »
Nous nous regardâmes. Tout s'expliquait, en effet : le
chien était le malheureux moujik !
Ne cherchons pas à débrouiller dès maintenant cette
ténébreuse affaire machinée par des amateurs qui n'ont lu
ni Shakespeare ni Balzac ; qu'il suffise de connaître le motif
du crime. Plus habitués dans leurs palais à jouer aux Cartes
qu'à-miser sur la vie d'un homme, ces jeunes princes ont cru
qu'ils sauvaient la Russie et que peut-être ils Se tressaient
une Couronne. Voilà le mobile, voici les faits :
1° Raspoutine est mort, bien que son corps n'ait pas
été retrouvé ; 2° Il a été tué ce matin, vers quatre heures,
nu palais Yousoupoff, à la fin d'un souper où assistaient
Félix Yousoupoff que vous avez rencontré, la veille de votre
départ, chez les Gortchakoff, le grand-duc Dimitri et M. Pou-
richkievitch, député d'extrême-droite à la Douma ; 3° Il y
eut, sinon complot, du moins guet-apens imaginé au cours de
la fêté nocturne où l'on avait convié le renard sibérien pour
le prendre au piège ; 4° Raspoutine abattu, on a emporté son
cadavre en automobile aux environs de la ville. Où est-il ?
Dans la Neva, ou enfoui sous un amas de neige? Nous ne
PÉTERSBOURG ET PÉTROGRAD. 451

connaissons pas encore les détails de cette nuit, mais on en


parlera, n'en doutez pas.
Il faut avoir vécu comme vous à Pétrograd pour com-
prendre la surexcitation, l'affolement général que ce drame
a provoqués. Depuis quatre ans, on rejette sur le paysan
madré, confident de l'Impératrice, mauvais génie de l'Em-
pereur, protecteur des concussionnaires, invisible et toujours
malfaisant, toutes les fautes du régime dont il devient le
bouc émissaire. Le Parlement, la presse, les salons l'avaient
jugé, le condamnaient. Un grand-duc a assisté à son exécution.
Ce crime va-t-il engendrer d'autres a t t e n t a t s ? Et la
guerre ? Oublie-t-on la guerre ? C'est bien inquiétant.
Pétrograd, 6 janvier 1917.

Le grand-duc Dimitri a été mis aux arrêts de rigueur dans


son palais. Puis le général Maximovitch l'a convoqué pour lui
signifier l'ordre de l'Empereur : le grand-duc partira pour le
front persan ; pendant le trajet, il ne devra correspondre avec
personne. Il sera accompagné par le comte Kutusofî, aide
de camp de Sa Majesté. Vous devinez les alarmes de sa sœur.
Elle tremble pour lui ; on De sait s'il sera interné : on parle
de marais fiévreux, de villes insalubres. Lorsqu'on entre dans
le drame, les catastrophes se succèdent, les partisans de
Raspoutine sont rancuniers ! La jeune grande-duchesse
Marie a les ambitions et les angoisses d'Electre. Entre l'amour
impérieux qui l'attache à ce frère bien-aimé, qui vient de
délivrer l'Empereur ensorcelé, et sa conscience qu'elle inter-
roge, sa raison chavire. Elle se souvient que le staretz avait
dit à l'Impératrice : « Tant que je vivrai, le Tsarévitch
vivra. » Que doit penser la mère aux abois ? Vous devinez
la crise où la grande-duchesse Marie se débat. Elle était, la
nuit dernière, à la gare Nicolas. Le froid piquait, la neige
toubillonnait ; sur les quais déserts, les grands-ducs Alexandre
et Nicolas Michaïlovitch, de qui je tiens ce récit, avaient
rompu la consigne. Des gendarmes, qui tous approuvaient le
crime, — ô Russie ! -— entouraient le train qui arracha
Dimitri aux adieux de sa sœur frémissante et désespérée.
De son côté, Marianne D... est arrêtée à domicile ; quatre
soldats gardent sa porte, un détective s'installe dans la chambre
voisine. Cette arrestation, qui affole Dolly Radziwill, n'est
452 REVUE DES D E U X MONDES.

qu'un épilogue du lugubre fait-divers devenu crime d'État.


La famille impériale s'indigne à la pensée qu'un Romanofî,
cousin germain du Tsar, puisse être frappe pour avoir débar-
rassé la Russie d'un « immonde moujik » qu'elle maudissait.
Je ne juge pas, je rapporte. Il y a donc conflit entre Nicolas II
et sa famille unie pour lui tenir tète. L'Empereur, inquiet, déçu,
isolé, écoute sa femme qui crie vengeance. Il a fini par sévir,
et, pourtant, il aime Dimitri, c'est son cousin préféré. Hier
encore, il le faisait asseoir sur son lit, le cajolait de paroles
affectueuses ! Maintenant, plus de faiblesse! 11 s'irrite des
conseils qu'on lui donne, les repousse avec bauteur, impose
les ministres de son choix, si impopulaires soient-ils, s'aveugle,
s'obstine, ne se demande pas sur quelles forces il pourrait
compter en cas de péril. Le peuple, l'armée, le clergé même
seront-ils fidèles ?
Assurément, Nicolas IT ne se trompe pas en jugeant que
la loi morale doit être respectée, même au sein de sa famille,
et qu'un crime ue saurait rester impuni. El nous, comment
pourrions-nous oublier que le souverain menacé est l'ami de
la France, qu'il a juré de ne pas déposer les armes tant qu'un
ennemi se trouverait sur le territoire de son empire ? Je lé
vois encore, l'année dernière, parlant à notre ambassad< ur, et',
cessant tout à coup de se dandiner, dire'de sa voix sérieuse et
nonchalante : « L'alliance française est la ligne invariable
de ma politique. » Trouverions-nous les mêmes sentiments
chez un autocrate de rechange choisi par les grands-ducs ?
Quel nom réunirait leurs suffrages? Nicolas Michaïlovitch
veut faire la nique aux Wladimir et les YVladimir excluent
Dimitri. Ainsi, d'un côté impasse, de l'autre grabuge.
Sans doute la rue est calme. « Quand le peuple est paisible,
dit La Bruyère, on ne voit pas par où le calme peut en sortir. »
Ce n'est pas l'émeute qui gronde, c'est une conspiration qui
se trame. Dans la Russie mystérieuse et despotique, quand
une situation est sans issue, la révolution de palais apparaît
comme une solution possible, un correctif de l'absolutisme
qui se fourvoie, puis elle s'impose aux esprits simplistes,
résolus, et finit par devenir une nécessité. Pour en faire une
réalité, il suflit d'une écharpe, d'un oreiller, d'une tabatière
complaisante, peu importe l'objet qu'on trouve sous la main l
Rappelez-vous l'appartement du premier étage au palais
PÉTERSBOURG ET PÉTROGRAD. 453
Michel, palais barbouillé de rouge, enluminure sanglante de
l'histoire russe. Ce sont ces murs qui étouffèrent, dans la nuit
du 23-24 mars 1801, les derniers râles de l'empereur Paul.
Pétrograd, 9 janvier 1917.

A Tsarskoé-Sélo, la vengeance féminine réclame des


représailles, s'empare de l'esprit du souverain qui vacille,
harcelé par l'Impératrice. Celle-ci exige de lui la « manière
forte », quel écueil parmi tant d'écueils ! Il devient docile,
ordonne, se bouche les oreilles aux exhortations de ses
oncles. Ce n'est plus une querelle de famille, ce sont des
menaces qui planent. Lorsque la force est au service d'une
volonté agissante, les résistances s'y brisent, les crises inté-
rieures avortent, la guerre se poursuit victorieusement aux
frontières, l'État est sauvé. Mais si la « manière forte » sert
de masque à la faiblesse, alors la volonté apparente n'est
qu'entêtement. Les souverains à qui tout obéit, dont les
moindres désirs sont des ordres, n'ont que trop tendance à
confondre une obstination débile, qui ne fait illusion qu'à eux-
mêmes et à leur entourage de flatteurs, avec la volonté, fdle
de la raison, essentiellement liée à notre faculté de jugement.
Excusez cette diversion philosophique. Les hommes qui
ne possèdent pas votre esprit intuitif ont la manie de rai-
sonner. Et pourquoi raisonner, me direz-vous, dans un monde
déréglé dont les habitants s'entr'égorgent et que la folie
guette ? Ici, les ministres les plus estimés, Trepoft', Ignatieff,
Pokrowsky, sont congédiés ou menacés de l'être. Seul, Proto-
popofî, créature de Raspoutine, triomphe. Ainsi, les mécon-
tents sont entraînés vers la faction des grands-ducs. Ceux-ci
vont se réunir, dit-on, en conférence plénière pour prendre
des décisions importantes. N'est-ce pas déjà grave, une réu-
nion de famille en dehors de son chef et contre son gré ?
En somme, il y avait deux affaires distinctes qu'il eût été
important de maintenir dissociées : 1° le meurtre de Ras-
poutine, qui marque la fin d'un pouvoir occulte détesté ;
2° la présence de Protopopoff au ministère, question d'ordre
gouvernemental et parlementaire qui rappelle le cas Polignac
en 1830. A ces deux affaires se greffe maintenant une conju-
ration grand-ducale où la grande-duchesse Wladimir, mère
des héritiers « présomptuels », est appelée à jouer un, rôle...
454 REVUE DES DEUX MONDES.

Pétrograd, 10 janvier 1917.

... Je viens d'apprendre des choses que je ne puis confier


au papier. On ne peut écrire tout ce qu'on sait. / ihink it has
been decided.
Pétrograd, 11 janvier 1917.

La grande-duchesse Marie Pavlovna nous avait invités


à déjeuner, aujourd'hui, l'ambassadeur et moi. A une heure
précise, nous pénétrons dans le palais en même temps qu'un
officier qui paraissait fort affairé. Tandis que nous retirons
nos pelisses dans le vestibule, les sentinelles, au pied de l'es-
calier, présentent les armes : le général Knorring descend
au-devant de l'ambassadeur. Mais à peine a-t-il vu l'officier
qu'il appelle celui-ci et rebrousse chemin. Restés seuls, nous
montons les marches sans nous presser; la porte du salon
entr'ouverte laissait voir M l l e Olive, la demoiselle d'honneur,
tournée avec mélancolie vers la fenêtre, d'où l'on découvre la
forteresse de Pierre et Paul. Quelques minutes après, le
général Knorring arrive, s'excuse :
"— Pardonnez-moi, Excellence, les affaires sont si graves !
Cet officier apportait des papiers urgents.
Puis, il revient en disant que «Madame la grande-duchesse
est en conférence secrète avec le grand-duc André ». Enfin,
elle entre avec son fils. Comme ils ont l'air ému ! Après les
saluts révérencieux et les compliments réciproques de bonne
année, on se met à table : M. Paléologue à droite, moi
à gauche, le grand-duc André en face, entre M l l e Olive et
le général Knorring.
— Eh bien ! Chambrun, comment est la nouvelle année,
puisque vous êtes déjà en 1917 ? dit le grand-duc d'un ton
étrange.
— C'est une inconnue qu'il faut séduire pour que la
victoire nous sourie, répondis-je.
M. Paléologue, avec sa verve imagée qui tient toujours
ses interlocuteurs en haleine, annonce qu'il sera reçu dimanche
1 e r /14, avec son ambassade, à Tsarskqé-Sélo, pour présenter
à l'Empereur les vœux de la France. Nos hôtes se regardent.
— L'Impératrice sera-t-elle présente ? demande le grand-
duc André. -i
PÉTERSBOURG ET PÉTROGRAD. 455

— Il n'est pas dans les usages de la Cour, répond M. Paléo-


logue, que Sa Majesté l'Impératrice assiste à cette cérémonie.
Un morne silence pesa sur nous. La grande-duchesse le
secoua en me disant :
— Comment va Marie ? Est-elle bien arrivée ? J'ai été
si heureuse de la voir, son fils est charmant, etc.
Et André d'ajouter :
— Cet été, le croiriez-vous, j'étais à trois verstes de
Lutsk, lors de sa visite dans ces parages, et elle ne m'a pas
fait signe. C'est impardonnable !
Le déjeuner fini, en me levant j'aperçois, tout au bout
du second salon, Nicolas Miehaïlovitch ; c'était bien .-lui,
quoiqu'il essayât de dissimuler sa haute taille, je le reconnus
au moment où il faisait le geste de tordre le cou à une proie
absente (1). A sa vue, la grande-duchesse nous laisse en plan,
se précipite, ferme elle-même la porte à deux battants et
disparaît. Une minute plus tard, André nous quitte à son
tour, laissant sa tasse de café sur un pouf. Que se passait-il ?
Étions-nous tombés en pleine conspiration ? Marie Pavlovna
avait-elle invité l'ambassadeur de France pour en faire son
allié, comme jadis l'impératrice Elizabeth s'était appuyée
sur La Chétardie ? Le temps nous parut fort long. Que se
passait-il derrière cette porte close ?

(1) J'étais hanté par cette vision. Quelques mois plus tard, la tourmente
révolutionnaire ayant délié les langues, aboli les distances, j'allai frapper à la
porte de Nicolas Miehaïlovitch sans lui demander audience. Sur le fronton de son
palais, l'inscription qui, la veille, portait encore : o Hôpital militaire de Son Altesse
impériale Monseigneur le grand-duc Nicolas Miehaïlovitch », était réduite à celle-ci :
« Lazaret n° 21. » Un domestique sans livrée me dit : « Grand-duc » et ouvrit sans
cérémonie la porte d'acajou et de cuivre doré qui était celle du Conseil des Cinq-
Cents. Nicolas Miehaïlovitch avait la passion de tout ce qui touchait à la Révolution
française et à l'Empire. Lorsque j'entrai, il était assis à son bureau: «La révolution
ne m'effraye pas, moi, dit-il. Vivent les patriotes I Pourtant, je suis partisan d'un
régime d'autorité ; à dire vrai, je suis bonapartiste 1 « L'autorité vient d'en haut,
la confiance vient d'en bas », j'adopte la formule de Sieyès. Si c'est possible; je me
présenterai aux élections de la prochaine Assemblée constituante, et qui—vivra
verra 1 Vous ne pouvez pas me comprendre avec votre libéralisme attardé, vous
pleurez encore le duc d'Enghien.
— Comment, Monseigneur, pouvez-vous me reprocher des sentiments qui
ont honoré la cour de Russie ?
— Eh bien 1 moi, je vous déclare qu'il fallait un exemple, le duc d'Enghien
en fut la victime, mais Napoléon avait raison. »
Pendant qu'il parlait, je m'aperçus que les photographies de sa famille, dis-
posées sur sa table, étaient rangées dans un ordre inaccoutumé : Nicolas II, généra»
456 BEVUE DES DEUX MONDES.

La curiosité compréhensive de Paléologue était éveillée.


Dans cette attente énervante, il demeurait le front soucieux.
Je me rapprochai de la fenêtre. '
— Viendrez-vous me voir à la forteresse, cher comte, quand
j ' y serai prisonnière? dit M l l e Olive en me montrant à travers
le fleuve glacé la flèche d'or pAle découpée sur le ciel gris.
Pour la faire sourire, comme je la taquinais d'habitude
sur ses titres, car elle était « Haute Excellence », je répondis :
— Si je ne puis vous voir, je vous téléphonerai, haute,
très haute, excessivement haute Excellence!
Cette évocation de Beaumarchais nous ramena à
Louis XVI et à Marie-Antoinette. Le général Knorring, qui
suivait sa pensée, murmura : « Paul I er ... »
Au bout de vingt minutes, la grande-duchesse et son fils
rentrèrent, les yeux luisants, la mine allongée. Marie Pavlovna
prit à part l'ambassadeur et l'entretint de la gravité de
l'heure. Je l'entendis qui lui disait : « 11 faut sauver la Russie !»
et elle nous congédia sur ces mots : « Priez Dieu pour qu'il
nous protège ! »
Hâtivement, nous partons et nous trouvons Léonide, le
chasseur de l'ambassade, qui marmotta en passant la pelisse
de M. Paléologue :
— Tous les grands-ducs en ce moment sont réunis dans
le palais.
A la porte, une bande de flics à faire rêver Vautrin battait
la semelle ; au coin de la rue, un détachement d'infanterie élait
aligné. Que pensez-vous de tout cela ? Paléologue, avec sa luci-
dité et sa promptitude habituelles, en passant devant l'ambas-
sade d'Angleterre, me dit : « La révolution russe a commencé. »
lement au premier plan, était relégué derrière les petits-cousins, ce qui m'enhardit
à lui demander :
— Monseigneur se souvient-il que, le t l janvier, je l'ai entrevu derrière une
porte chez la grande-duchesse Marie Pavlovna ?
— fcn efTet, répondil-il, c'était bien moi.
— Votre Altesse impériale taisait un geste énergique et révélateur au moment
Où la porte fut fermée a deux battants...
— Oui, où voulez-vous en venir ?
— Oserai-je vous demander ce que cela signifiait ?
— Vous êtes bien curieux 1
— Ne m'en voulez pas, pardonnez à ma curiosité, mais puis-je savoir s'il était
question de... Paul 1er ?
Me regardant en face, le grand-duc répondit :
— Ils étaient trois et nous sommes des chrétiens.
PÉTERSBOURG ET PÉTROGRAD. 457

Pëtrograd, 13 Janvier 1917.

Le bruit court qu'on a tiré sur l'Empereur dans la nuit de


mercredi à jeudi. Nous n'avons pu recueillir aucun détail,
mais on assure qu'un officier, auteur de l'attentat, a été
pendu jeudi malin, jour où nous avons déjeuné chez la
grande-duchesse Marie Pavlovna.
J'ai appris également qu'à peine avions-nous quitté son
palais, les grands-ducs qui s'y trouvaient réunis ont rédigé
une lettre collective à l'Empereur afin de solliciter la grâce
de Diinitri. Us donnaient même quelques conseils au souve-
rain. Voici la réponse de Nicolas II, arrivée hier soir : « Je n'ai
de conseil à recevoir de personne. Un meurtre est toujours
un meurtre. D'ailleurs, vous n'avez pas la conscience nette. » Et
alors ? Ces discordes finiront-elles par de nouvelles disgrâces ?
Pétrograd, 15 janvier 1917.

Hier, premier jour de l'année russe, nous avons été reçus


à Tsarskoé-Sélo. J'ai fait avec Lindley (1) le trajet de la petite
gare impériale jusqu'au château dans un traîneau delà Cour.
Le cocher, coiffé d'un bicorne d'or posé de travers sur sa face
rubiconde, plus saupoudré que les sapins de Noël, nous fit
tourbillonner dans la neige qui s'envolait autour de nous.
A travers les arbres du parc habillés de givre, nous glissions
en secouant nos grelots. La tragédie était dans l'air, la féerie
sous nos yeux. Devant l'hémicycle de blancheur qui l'en-
toure, la façade ouvragée du palais, éclairée de mille feux,
attendait ses hôtes. Comment, après ce qui s'est passé, ce qui
se raconte, ce qui se prépare, allions-nous trouver le maître
de toutes ces richesses ?
Il est apparu très simple, dans une tcherkesse grise de
cosaque, les traits gonflés, le visage las, mais gracieux à son
habitude, posant des questions banales sans trop s'intéresser
aux réponses, à cette même place où je l'entendis naguère
interroger le général de Laguiche sur la Sibérie. La Cour sem-
blait préoccupée. Le comte Frédérics, rafistolé par ses décora-
tions, s'appuyait sur une canne à rubans bleus ; le baron Korff,
grand maître des cérémonies, était congestionné comme une
(1) Sir Francis Lindley, alors conseiller de l'ambassade d'Angleterre à Pétro-
grad, depuis ambassadeur à Tokio.
458 REVUE DES DEUX MONDES.

tomate ; les hauts dignitaires, alignés contre le mur, avaient


l'air d'être inventés par Cocteau. Quant aux laquais reluisants
de galons, ils parlaient entre eux sans se gêner. Quel contraste
avec l'attitude impassible, la tenue impeccable, le « bon chic »
qu'ils avaient la semaine dernière ! Il y a quelque chose de
faussé dans la machine, qui se répercute à tous les rouages,
jusqu'à la domesticité du palais; Dans une société hiérar-
chisée, tout Se tient, tout s'enchaîne. J'ai même surpris
l'Abyssin, d'habitude immobile tel un meuble d'ébène, gesti-
culant et riant de ses dents de porcelaine.
Avant de quitter cette salle dorée où il venait de jouer
un rôle de figurant, juste au moment d'en franchir le seuil,
Nicolas II se tourna vers l'assistance, l'œil sévère, la main
contractée. Hélas ! dans cette attitude de défi, il ressemblait
plutôt à un automate qui se serait remonté lui-même qu'à
un autocrate prêt à briser les résistances.
Lorsque le cercle se dispersa, nous apprîmes que le grand-
duc Nicolas Michaïlovitch, relégué dans une de ses terres
lointaines, avait reçu l'ordre de partir le soir même. D'autre
part, M. Tchlegovitoff, fougueux réactionnaire, est nommé
président du Conseil de l'Empire, d'où une quinzaine de
libéraux sont exclus. L'autorité l'emporte, mais pour combien
de temps ? On dit que six régiments de la garde sont en
effervescence, les conspirateurs se remuent. L'Impératrice,
toute à son chagrin, aurait conservé comme une relique la
chemise ensanglantée de Raspoutine, dont la fameuse galoche,
perdue et retrouvée, serait vénérée par une dame du palais
dont on chuchote le nom...
Ce qui m'afflige dans ces histoires équivoques, c'est que
personne ne songe plus à la guerre ; l'esprit public, hanté par
des fantômes, endormi par des sortilèges, s'en désintéresse.
E t alors ? Nous ne pouvons y penser sans frémir : nos soldats
devront-ils payer de leur sang ces sombres folies ? Cela ne
peut durer et je doute que cela dure.

CHARLES DE CHAMBRUN.

(A suivre.)

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