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Poudre aux yeux

Du bout de ses doigts bleuis par le froid, phalanges émergeant de miteuses mitaines,
l’homme caresse lentement les billets qu’il vient de retirer de la casquette posée devant lui.
Religieusement, il enroule et déroule le papier lisse et presque soyeux de cet argent tombé
du ciel. C’est la première fois qu’il tient un de ces nouveaux billets, tout juste sorti de
l’impression de la banque centrale. Et il lui semble soudain que même les pavoloka les plus
fines n’étaient pas aussi douces. L’émotion l’empêche de calculer la somme exacte qu’il a
entre les mains. Il compte, recompte, égrène chaque billet de la liasse comme les perles
d’un chapelet. Mon Dieu, il savait les gens plus généreux avant les fêtes, mais là, c’est
absolument inespéré…
Comme il s’était assoupi quelques instant, il n’a pas pu voir ni remercier cet
extraordinaire bienfaiteur, celui ou celle qui va lui permettre de passer Noël au chaud, de
payer un billet de train pour revoir sa famille là-bas, peut-être même de remettre en état une
partie de l’atelier.. Les paupières closes, il se souvient des images, des effluves de son
passé : les doska qui séchaient, répandant leur douce odeur de tilleul, les senteurs de colle
et de poudre d’albâtre mêlées à la toile pavoloka. Il se rappelle les pots à pigments aux
couleurs vives, les feuilles d’or luisant dans la lumière du matin, le parfum caractéristique de
l’Olifa lorsqu’il appliquait l’huile protectrice sur les icônes achevées. Il revit les sensations de
plénitude, à la limite de la béatitude, devant le visage divin auréolé pour l’éternité par ses
mains.
Il ne peindra plus, il le sait. La bombe des rebelles de Donetsk a fait exploser l’atelier,
balayé la poudre des pigments et détruit son existence. Jamais plus il ne pourra graver de
figures sacrées à l’envers de leur berceau de verre. Mais peut-être pourra-t-il reconstruire la
fabrique d’icônes et donner un avenir à ses descendants ? Peut-être le Ciel ne l’a-t-il
finalement pas complètement abandonné depuis qu’il est arrivé dans ce pays d’exil, si froid,
si sombre, à la langue gutturale ?
Et l’homme, baisant l’argent providentiel, esquisse un sourire de Madone, empli de tendre
reconnaissante.

***
A la sortie du plus grand magasin à l’enseigne jaune et bleue, deux gamins se tapent
dans la main. Ils rient, en regardant le mendiant aveugle de la porte B embrasser
extatiquement la liasse de billets de monopoly qu’ils ont glissé dans sa casquette.

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