Sénégal 3#400 FCFA, Suisse 7,20 CHF,

Grande-Bretagne 5 £, Grèce 5,80 €,

Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,25 $CAN,

Afrique CFA autres 3#600 FCFA.

DOM 5,30 €, Espagne 5,50 €,

Maroc 45 DH, Pays-Bas 6 €,

TOM 1100 XPF, Tunisie 9 DT,

Italie 5,50 €, Japon 900 ¥,
No 1726 du 30 novembre

Portugal cont. 5,50 €,

au 6 décembre 2023
courrierinternational.com
France : 4,90 €

ISRAËL-HAMAS
OTAGES :
LA GUERRE
DES NERFS

POUR

RIZ
LES DROITS
HUMAINS
8 pages avec
Amnesty International

Hors-série

BEST OF
Décembre 2023-janvier 2024

LA CRISE
QUI VIENT
2023

Avec 11 pages de jeux conçues par le magazine

EN VENTE CHEZ VOTRE

MARCHAND DE JOURNAUX
Le dérèglement climatique et les mesures
NOTRE NOUVEAU protectionnistes des pays producteurs provoquent
HORS-SÉRIE une flambée des prix. La presse étrangère redoute
M 03183 - 1726 - F: 4,90 ¤ une crise alimentaire pire que celle de 2008.

3’:HIKNLI=XUY^UY:?b@h@c@q@k";
26. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023

france
Société. Comment nous avons simplement besoin des
ressources pour appliquer les pro-
grammes existants.”
en France et a relancé le débat
sur les moyens d’intervention
les plus efficaces à l’égard des

contrer le harcèlement
Le gouvernement a fait du harceleurs et de leurs victimes.
harcèlement scolaire une cause Ce problème met en rage
nationale depuis qu’au printemps Virginie, qui vit dans le sud de

scolaire?
dernier une jeune fille de 13 ans,
Lindsay, a mis fin à ses jours dans
le Pas-de-Calais après avoir subi
des brimades pendant des mois.
Pour les établissements, tout l’enjeu consiste à développer Maladie due au stress. La
l’empathie des enfants, leur confiance en eux, et à briser le silence. Première ministre a mis en place
Mais le système français présente quelques obstacles à la lutte. une série de mesures pour lutter
contre ce fléau : recruter davan-
tage de psychologues scolaires,
obliger les chefs d’établissement
à signaler les cas de harcèlement,
mieux former les enseignants et
—The Christian Science équipe de prévention du suicide, et une réflexion a été engagée sur s’attaquer au cyberharcèlement.
Monitor, extraits (Boston) passaient régulièrement la voir. “Je la façon de punir les harceleurs. Mais en septembre, le lende-
la France et dont la plus jeune
fille a été exposée au harcèle-
ment il y a cinq ans, alors qu’elle
avait 13 ans. Depuis, elle a déve-
loppé une maladie récurrente
due au stress. “Je suis allée parler
avec les gamins qui harcelaient ma
fille, j’ai averti son établissement,
j’ai envoyé des courriers au pro-
viseur”, raconte Virginie, qui a
demandé à ne pas être identifiée
par son nom complet afin de pro-
téger sa fille. Les autorités se sont
bornées à lui conseiller de reti-
rer sa fille de l’école pendant un

M
arjorie Revy a été vic-
time de harcèlement dès
l’école primaire. Les bri-
mades ont commencé par des
petites piques – on se moquait
d’elle parce qu’elle savait lire avant
tout le monde –, mais elles sont
vite devenues physiques, voire vio-
lentes. Pendant cinq ans, raconte-
t-elle, elle se faisait régulièrement
bousculer dans les couloirs, on
lui faisait des croche-pieds, on
la poussait dans les escaliers.
À 10 ans, un garçon lui a déli-
bérément envoyé un ballon de
football en pleine figure. Bilan :
une fracture du nez. Ses bour-
reaux ont retourné des groupes
entiers d’écoliers contre elle.
Lorsqu’elle a tenté de porter
plainte, ses enseignants ne l’ont
pas prise au sérieux, lui repro-
chant de se faire une montagne
de pas grand-chose. “Imaginez les
pires faits de harcèlement scolaire,
“J’ai retrouvé
des notes que j’avais
écrites où je disais
vouloir mourir.”
Marjorie Revy,
ANCIENNE VICTIME
et je suis certaine à 98 % de les avoir
subis”, assure la jeune femme,
aujourd’hui âgée de 25 ans.
“Pendant deux ans, je me suis tue.”
Marjorie Revy a commencé à
manifester des signes d’angoisse
et de dépression et ne voulait
plus aller en classe. En fin de
CM1, ses parents l’ont retirée de
l’école pour la scolariser à domi-
cile. Une demi-douzaine d’amis
de ses parents, s’improvisant en
ne savais pas comment mettre fin à “Y a-t-il plus de harcèlement main de la rentrée, Nicolas, 15 ans, an, de sorte qu’elle ne soit plus
mes jours, mais je savais comment qu’avant? C’est difficile à dire, mais s’est suicidé en banlieue pari- en contact avec ses agresseurs :
faire pour sombrer dans le som- une chose est certaine : il y a une sienne. Ses parents affirment “Au bout du compte, c’est ma fille
meil, explique-t-elle. Par la suite, meilleure prise de conscience”, avoir alerté à de nombreuses qui a été punie.”
j’ai retrouvé des notes que j’avais observe Justine Atlan, direc- reprises l’équipe pédagogique Le gouvernement français dit
écrites où je disais vouloir mourir. trice générale de l’association sur les faits de harcèlement que vouloir s’assurer que ce type de
Mon père m’a confié récemment que e-Enfance, qui œuvre pour la subissait leur fils, mais pour toute situation ne se reproduise plus
sa pire crainte lorsqu’il rentrait du protection des enfants et gère le réponse le rectorat les a enga- jamais. Il a renforcé son pro-
travail était de n’entendre aucun numéro national d’écoute consa- gés à “adopter une attitude plus gramme scolaire de lutte contre le
bruit dans la maison.” cré au harcèlement scolaire [3018]. constructive et respectueuse envers harcèlement et mis en place plu-
Aujourd’hui, Marjorie Revy se “Les parents savent que le harcèle- les membres de la communauté édu- sieurs nouvelles mesures axées
mobilise pour éviter à d’autres ment est interdit, et les jeunes savent cative”, allant jusqu’à les menacer sur la prévention, la détection
enfants de subir le martyre que, s’ils sont exposés à une situa- de poursuites judiciaires [pour et les solutions. Le plan pré-
qu’elle a enduré. Son associa- tion de ce type, ils ont le droit de “dénonciation calomnieuse”]. La voit notamment de confisquer
tion, Athénaïs, qu’elle a créée l’an- demander de l’aide. À partir de là, mort de Nicolas a soulevé un tollé aux harceleurs leur téléphone
née dernière avec son père pour
faire partager son histoire à des
écoliers et à de jeunes adultes, est
l’une des nombreuses structures
menant des actions en partena-
riat avec le gouvernement pour
lutter contre le harcèlement sco-
laire. Selon les associations, en
France, au moins un élève sur
dix serait victime de harcèlement
scolaire, et le pays a connu une
vague de suicides d’adolescents.
Le déferlement d’émotion
suscité par ces décès – certains
enfants n’avaient pas plus de
13 ans – a déclenché un mouve-
ment comparable à #MeToo :
des acteurs, des personnalités
politiques et des jeunes com-
mencent à témoigner publique-
ment de leur propre expérience
de harcèlement.
Les programmes de lutte contre
ce phénomène s’attachent désor-
mais à sanctionner les agresseurs
au lieu de punir les victimes en les
retirant de l’environnement fami-
lier de leur école. Certains esti-
ment toutefois que, dans le milieu
éducatif français actuel, il reste
difficile pour les enfants comme
pour les parents de porter plainte,
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
“Il s’agit de casser
la dynamique de
groupe dont bénéficie
le harceleur.”
Caroline Veltcheff, RÉFÉRENTE
POUR L’ACADÉMIE DE PARIS
portable, de les exclure des
réseaux sociaux et, au besoin,
de les contraindre à changer d’éta-
blissement. Dans les cas les plus
graves, la justice sera saisie.
À la fin de septembre, la police
a interpellé et menotté en plein
cours un élève de seconde âgé
de 14 ans à la suite de plaintes
lui reprochant d’inciter au sui-
cide un lycéen en transition de
genre. L’incident a soulevé un
débat houleux sur les limites de
l’intervention policière dans les
affaires de harcèlement scolaire.
“On ne devrait avoir recours à
la police et à la justice que lorsque
toutes les autres voies ont été épui-
sées”, estime Caroline Veltcheff,
référente harcèlement pour l’aca-
démie de Paris. “Il s’agit de casser
la dynamique de groupe dont bénéfi-
cie le harceleur. Pour ce faire, il faut
rencontrer l’agresseur et ceux qui
pourraient le suivre dans ses moque-
ries, et expliquer la situation.”
“On ne cherche pas nécessai-
rement la cause du harcèlement,
on veut simplement le faire cesser,
ajoute-t-elle. Cela permet de sensi-
biliser très efficacement les enfants,
et généralement ils s’arrêtent.”
Pour ce qui est du cyberhar-
cèlement au moins, “une fois que
les harceleurs sont punis et ont pris
conscience des conséquences de leurs
actes, ils s’arrêtent”, poursuit-elle.
Selon une étude sur le harcèle-
ment réalisée en 2020 par l’as-
sociation e-Enfance, dans neuf
cas sur dix, les harceleurs ont
reconnu leurs actes après avoir eu
à en supporter les conséquences.
“Climat de mépris”. Le harcè-
lement est plus courant au collège,
estiment les experts, qui engagent
le gouvernement à mettre en place
des mesures préventives bien
avant cela. L’année dernière, un
groupe expérimental d’élèves de
maternelle a commencé à suivre
des cours d’empathie inspirés
d’une méthode pédagogique mise
en place au Danemark depuis
une vingtaine d’années et bap-
tisée “Fri for Mobberi” [“libéré
du harcèlement”]. Le gouverne-
ment souhaite rendre ces classes
obligatoires dans tout le pays dès
la rentrée 2024.
De plus en plus d’établisse-
ments français travaillent d’ores
et déjà sur des méthodes d’appren-
tissage alternatives privilégiant le
bien-être et le développement de
la confiance en soi. Mais d’aucuns
estiment que, pour que les élèves
changent de comportement, les
écoles françaises devraient com-
mencer par changer de mode de
fonctionnement. “Les enseignants
ne peuvent pas se contenter d’une
heure hebdomadaire d’empathie et
s’en tenir là. Ils doivent mettre en
pratique ce qu’ils prêchent, martèle
Cécile Viénot, pédopsychologue
à Paris. Si un professeur demande
à ses élèves d’être polis mais qu’il ne
leur dit même pas bonjour dans le
couloir, il crée un climat de mépris.
Nous devons y aller pas à pas pour
faire évoluer les choses.”
Depuis 2015, le ministère de
l’Éducation nationale expérimente
dans les collèges le dispositif des
élèves ambassadeurs, formés à
repérer les cas de harcèlement et à
résoudre les conflits. Grâce à cette
formation, commente Caroline
Veltcheff, responsable de la lutte
contre le harcèlement scolaire,
“les élèves ne sont plus simplement
le problème mais la solution”.
Donner davantage d’autono-
mie aux élèves pour réagir au
NOTRE SÉLECTION
↙ Dessin de Mix&Remix paru
dans Le Matin Dimanche,
Lausanne.
harcèlement pourrait aider les éta-
blissements à gérer des ressources Pour commander,
trop rares. Le gouvernement a en scannez le code QR
effet supprimé 1500 postes d’en-
seignants au début de l’année, et
la France a l’un des ratios élèves-
enseignant les plus élevés d’Eu-
rope – 26,6 par classe, contre 21
Ou rendez-vous sur notre site :
pour l’ensemble du continent. https://boutiquevpc.courrierinternational.com/185-atlas
Parallèlement, la sensibili-
sation aux effets délétères du
harcèlement scolaire progresse.
Beaucoup de victimes se sont
tournées vers X (ex-Twitter)
pour témoigner sous le hashtag
#CaAuraitPuEtreMoi. En sep-
Atlas du
tembre, la députée Virginie Lanlo développement
a pris la parole devant l’Assemblée durable
pour raconter les faits de harcèle-
Riche de plus de
ment dont elle avait été victime.
100 cartes et documents
Il est essentiel de dénoncer mis à jour, l’atlas propose
publiquement le harcèlement pour un éclairage sur
en venir à bout, insiste Marjorie la mise en œuvre
Revy. Si ses interventions dans d’un développement
les écoles ne lui ont pas encore plus durable
permis de tourner complètement pour la planète.
la page, elles l’aident, elle-même
comme sa famille, à digérer son
24 €*
traumatisme scolaire. “Lorsqu’on
se moque de quelqu’un, on ne sait
jamais ce que l’on peut faire comme
ravages”, souligne Marjorie Revy,
qui, bien qu’elle ait dû quitter
l’école à 18 ans en raison de sa Atlas mondial
phobie scolaire, a depuis passé de l’eau
son bac et est entrée à l’univer-
sité. “Toute mon enfance, j’ai cher- Cette atlas, avec ses
ché des moyens de mettre fin à mes 100 cartes et schémas,
jours. Aujourd’hui, je suis heureuse. dresse un tableau complet
des défis auxquels
Mais la douleur est restée.”
le monde d’aujourd’hui
—Colette Davidson, est confronté pour une
publié le 6 novembre meilleure gestion de l’eau.
24 €*
SOURCE
THE CHRISTIAN SCIENCE
MONITOR
Atlas de la
Boston, États-Unis population
Hebdomadaire mondiale
csmonitor.com
Les 90 cartes
Lorsque Mary Baker Eddy a créé et documents
en 1908 The Christian Science de cet atlas offrent
Monitor, elle ne voulait pas un regard précis et
fonder un titre religieux mais actualisé sur les défis
un journal seulement financé de la croissance
par une église : la First Church démographique et
of Christ, Scientist. Réputé ses conséquences
pour sa couverture des affaires 24 €* pour la planète et
internationales et le sérieux notre environnement.
de ses informations nationales,
le journal a cessé d’être
imprimé quotidiennement Offre valable dans la limite des stocks disponibles en France métropolitaine
en 2009, pour concentrer jusqu’au 31 décembre 2023. * Frais de port en sus en fonction du produit.
Réception chez vous environ trois semaines après la prise
ses efforts sur son site Internet. en compte de votre commande. Nos conditions générales de vente sont disponibles
Une version papier paraît sur notre site Internet : https://boutique.courrierinternational.com/cgv-co
encore hebdomadairement.
28. Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023

à la une

Des ouvriers
agricoles ratissent
le riz pour le faire
sécher au soleil
à Habra, dans l’est
de l’Inde.
Photo Dibakar Roy/
Solent News/SIPA
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
—Financial Times, extraits (Londres)
L
e riz frit est un des plats les plus prisés à
Lagos, la capitale économique du Nigeria.
Mais depuis quelque temps, explique Toni
Aladekomo, gérant du restaurant Grey
Matter Social Space dans le quartier d’af-
faires très chic de Victoria Island, les clients
qui en commandent se font de plus en plus rares.
À 4$000 nairas [4,40 euros], contre 1$500 il y a
un an, il a cessé d’être “abordable pour beau-
coup de monde”, poursuit-il. Au Nigeria, le riz
est l’aliment le plus consommé et la base du plat
national, le riz jollof. Mais, selon les chiffres les
plus récents de l’Agence nationale des statis-
tiques, 1 kilo importé coûtait 46,34 % plus cher
en août dernier qu’en août 2022.
Le Nigeria enregistre en ce moment son
taux d’inflation le plus élevé depuis vingt ans
et tous les prix se sont envolés. Mais la flam-
bée de celui du riz, aliment de base consommé
quotidiennement, est provoquée par les restric-
tions mises en place par le premier exporta-
teur mondial, l’Inde, qui craint une baisse de
la production et une explosion des prix sur
son marché intérieur. Tout a commencé l’an
dernier, lorsque le gouvernement de Narendra
Modi a cessé d’exporter les brisures de riz, une
denrée bon marché achetée notamment par les
pays les plus pauvres, dont le Bangladesh et
le Bénin. L’interdiction est toujours en place.
À la fin de juillet, l’Inde a également inter-
dit les exportations de riz blanc hors basmati.
Puis, en août, elle a instauré un prix plancher
pour la variété basmati et une taxe de 20 % sur
les exportations de riz étuvé, qui a été prolon-
gée jusqu’en mars 2024.
“Lorsqu’un pays qui représente 40 % du com-
merce mondial du riz cesse d’en exporter la moitié
et impose une taxe sur l’autre moitié, cela pro-
voque une situation très difficile”, explique Joseph
Glauber, de l’Institut international de recherche
sur les politiques alimentaires (International
Food Policy Research Institute, Ifpri) et ancien
économiste en chef au ministère de l’Agriculture
américain. L’interdiction d’exporter du riz blanc
hors basmati a eu deux conséquences immé-
diates : des “achats de panique” des consomma-
teurs en Asie et en Amérique du Nord, et la prise
de mesures par les autres pays grands produc-
teurs en vue de s’adapter à la nouvelle donne.
La récolte du riz est en cours en Inde. Les pays
importateurs nets espèrent que les rendements
RIZ
LA CRISE
QUI VIENT
Dérèglement climatique, croissance
démographique, tentations
protectionnistes… Depuis cet été,
raconte le Financial Times,
tous les signaux sont au rouge.
Et laissent à penser que la crise
alimentaire à venir sera équivalente
à celle de 2008, qui avait conduit
à des bouleversements politiques.
Voire pire.
29
seront meilleurs que prévu et que le gouverne-
ment assouplira les restrictions. Mais des élec-
tions auront bientôt lieu [au printemps 2024],
et le prix des denrées alimentaires est un sujet
explosif pour Modi. De plus, le retour du phéno-
mène météorologique El Niño, qui entraîne une
hausse de la température de l’océan Pacifique
et des sécheresses accrues, menace les récoltes
de l’année prochaine.
Si l’Inde maintient les interdictions actuelles
et que d’autres pays producteurs lui emboîtent
le pas, les analystes craignent que le monde ne
revive une crise comme celle de 2008. Cette
année-là, une vague de politiques protection-
nistes avait multiplié les cours par trois en six
mois, entraînant une flambée de l’inflation
dans le monde entier et des émeutes en Afrique
du Nord, en Asie du Sud et dans les Caraïbes.
Mais cette fois la crise risque d’être plus grave
encore, parce que la hausse de la demande,
due à la croissance démographique, se heur-
tera aux conséquences d’un dérèglement cli-
matique de plus en plus menaçant.
Entrepôts. Le prix du riz ne s’envole pas qu’en
Inde. En Thaïlande et au Vietnam, deuxième et
troisième exportateurs mondiaux, il a respec-
tivement enregistré un bond de 14 % et 22 %
depuis les interdictions décrétées par l’Inde.
Arif Husain, économiste en chef du Programme
alimentaire mondial des Nations unies (PAM),
estime que les pays qui risquent d’être les plus
affectés par ces mesures sont déjà confrontés à
de nombreux fléaux, notamment un coût élevé
des denrées alimentaires, une dette galopante et
une dépréciation de leur monnaie. “Le résultat
est un produit de base que des millions de personnes
n’auront plus les moyens d’acheter”, souligne-t-il.
L’Inde n’en est pas à son coup d’essai. En 2007,
elle avait été la première à réagir quand les prix
des denrées de base, comme le blé et le maïs,
avaient grimpé en flèche en raison de mau-
vaises conditions météorologiques qui fai-
saient peser une menace sur les rendements.
L’offre de riz était abondante, mais la pres-
sion à la hausse sur les prix alimentaires fai-
sait paniquer les gouvernements de la planète.
New Delhi a rapidement décrété des restric-
tions à l’exportation. Le Vietnam, qui était
alors le deuxième plus grand exportateur du
monde après la Thaïlande, en a fait autant en
janvier 2008 et les exportateurs de second
ordre, comme l’Égypte et le Pakistan, ont pris
30. À LA UNE Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023

à leur tour des mesures similaires. Pendant que
les entrepôts des agriculteurs se remplissaient
et que les gouvernements et les consomma-
teurs faisaient des réserves, le cours mondial
du riz s’est envolé jusqu’à atteindre le record
de 1 000 dollars la tonne.
Il n’y avait plus un seul paquet de riz dans les
rayons des supermarchés, se souvient Frederic
Neumann, économiste en chef pour l’Asie chez
HSBC à Hong Kong. Dans plusieurs pays, les
citoyens affamés sont descendus dans la rue.
En Haïti, les “émeutes de la faim” d’avril 2008
ont entraîné la destitution du Premier ministre,
La leçon est gravée dans la mémoire de nom-
breux responsables politiques actuels. En Inde,
le Bharatiya Janata Party (BJP) de Narendra
Modi a fait de la maîtrise des prix alimentaires 19 500
une priorité en prévision des rendez-vous électo-
raux qui l’attendent. L’inflation alimentaire est
depuis longtemps une question politiquement
sensible dans ce pays, où le riz reste l’aliment le
Le riz en chiffres
plus consommé. Le gouvernement indien justi- EN INDONÉSIE, Avec le blé et le maïs, le riz est
fie les interdictions d’exportation par la néces- EN FINIR AVEC l’une des trois céréales les plus
sité de protéger la sécurité alimentaire du pays LE “TOUT RIZ”
dans un contexte inquiétant d’inflation et de Selon l’Agence cultivées dans le monde.
récoltes plus faibles en raison du dérèglement nationale des

SOURCES : DÉPARTEMENT DE L’AGRICULTURE DES ÉTATS-UNIS (USDA), “AL JAZEERA”, OCDE/FAO (2022), CIRAD
Jacques-Édouard Alexis. La colère suscitée par la climatique. Une grande partie des 1,4 milliard statistiques,
flambée des prix alimentaires a persisté et nourri d’Indiens est en proie à la pauvreté et à la mal- l’Indonésie 90 % du riz
le mécontentement politique. Elle a contribué nutrition : des céréales sont distribuées gratuite- a consommé est produit en Asie.
trois ans plus tard aux “printemps arabes”, au ment à environ 800 millions de personnes dans 30,2 millions de
cours desquels quatre dirigeants du Moyen- le cadre d’un programme d’aide alimentaire. tonnes de riz en 2022,
Orient et d’Afrique du Nord ont été renversés. “Les responsables politiques prennent des précau- soit une moyenne Production par pays
(Octobre 2023-octobre 2024, en millions de tonnes)
tions supplémentaires en raison des élections qui de 6,8 kilos par
vont avoir lieu prochainement dans certains États, personne et par mois.
36,5

BANGLADESH
Les prix s’envolent et dans tout le pays en 2024”, explique Avinash
Kishore, chercheur à l’Ifpri à New Delhi. Le
Une consommation
en hausse constante
CHINE
149
AUTRES
139
Prix du riz blanc (en dollars par tonne) cours du pétrole étant également en hausse, alors qu’au cours des
650
ajoute-t-il, “ils ne veulent pas tenter le diable”. cinq dernières années
la production a 34,5

INDONÉSIE
Inde diminué de 1,87 %
600 Thaïlande La colère suscitée par par an. Pour 2023,
Vietnam la flambée des prix le pays aura importé INDE
550
alimentaires en 2008 2 millions de tonnes 132
500 a contribué trois ans plus tard afin de répondre
à la demande de
VIETNAM
27
aux “printemps arabes”. ses 275 millions de
450 citoyens. Une solution TOTAL MONDIAL : 518 MILLIONS DE TONNES
La communauté internationale a dénoncé les qui n’est pas pérenne,
La Chine, le Bangladesh et l’Indonésie n’exportent pas leur riz,
400 mesures prises par l’Inde. Le Fonds monétaire alerte le quotidien réservé à leur marché intérieur.
international (FMI) a demandé à New Delhi de Kompas, de plus
350 revenir sur sa politique rizicole, la qualifiant en plus de pays
de “préjudiciable”. Lors d’une réunion de l’Or- restreignant leurs plus grands exportateurs de riz, se sont enga-
300 ganisation mondiale du commerce (OMC) en exportations. gés à ne pas utiliser de barrières commerciales
2021 2022 2023
septembre, les États-Unis et d’autres pays ont Le problème est criant “injustifiées”. Mais en octobre le ministre de
remis en question la nécessité des restrictions dans les îles les plus l’Agriculture malaisien a déclaré aux médias
SOURCES : “FINANCIAL TIMES”, MINTEC alors que l’Inde dispose de stocks suffisants. éloignées. “Dans d’État que les dirigeants de l’Asean avaient
L’une des principales craintes est que les inter- toutes ces petites îles, convenu de donner la priorité aux exportations
dictions d’exportation n’entraînent une crise nous avons listé des de riz vers les autres pays du bloc.
Menace sur les rendements plus grave que celle de 2008. dizaines de sources
Jours au-dessus de 35° C dans les zones Selon les données du ministère de l’Agricul- alimentaires riches Variétés. Ce protectionnisme fait peser une
rizicoles des principaux producteurs ture américain analysées par HSBC, non seu- en glucides, telles menace de taille sur les pays d’Afrique de
lement la part de l’Inde dans les exportations que le maïs, le sorgho, l’Ouest, que les prix trop élevés risquent d’ex-
2021 2098 (projection) mondiales de riz a crû, mais le volume de riz le mil, les patates clure du marché. Les restrictions imposées sur
commercialisé entre pays a doublé, passant d’en- douces, le taro, l’orge, les exportations les mettent particulièrement en
Vietnam viron 5 % en 1999 à plus de 10 % aujourd’hui. la citrouille, le millet, danger, souligne Arif Husain, du PAM. Près de
Cette configuration rend les risques de conta- le manioc, le sagou, 88 % du riz importé par le Togo en 2022 venait
gion d’une crise plus élevés, insiste Frederic le taro et divers types d’Inde, ainsi que 61 % de la quantité consom-
Birmanie Neumann : “La menace d’une répétition de la de bananes.” Et le titre mée au Bénin, le plus grand importateur mon-
situation de 2008 est bien réelle.” d’appeler les pouvoirs dial de brisures de riz indien. Au Sénégal, 47 %
Thaïlande D’autres pays d’Asie ont décidé d’emboîter publics à promouvoir des importations de riz viennent d’Inde. Pour
le pas à l’Inde. À la fin d’août, la Birmanie, cin- une plus grande Cheikh Bamba Ndaw, directeur du commerce
quième exportateur mondial, a annoncé sus- diversification intérieur au ministère du Commerce sénéga-
Inde pendre ses exportations pendant “environ des cultures, clé lais, les difficultés d’approvisionnement de
quarante-cinq jours”. Quelques jours plus tard, pour “parvenir au plus son pays ne sont pas dues à “un problème de
les Philippines ont imposé un plafond sur les vite à l’indépendance riz, mais de prix”.
Pakistan prix du riz afin de limiter les effets de la hausse alimentaire dans Il se passe peu ou prou la même chose qu’au
sur les consommateurs. toutes les régions printemps dernier avec le blé, reprend Arif
0 50 100 150 200 250 La région cherche à protéger ses propres d’Indonésie”. Husain. Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine,
Le modèle utilise le scénario SSP 5-8.5 du Giec. approvisionnements. En septembre, les membres qui assurait 10 % des exportations mondiales
SOURCES : “FINANCIAL TIMES”, GRO INTELLIGENCE de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est de cette céréale, son prix a bondi et mis en
(Asean), parmi lesquels figurent trois des cinq péril la sécurité alimentaire de nombreux pays.
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
Le riz représente 15 %
de la surface cultivée du globe.
400 millions
de petits producteurs le cultivent.
Exportations de riz
(De janvier 2022 à décembre 2023, en millions de tonnes)
INDE
THAÏLANDE 8,5
VIETNAM 8,4
PAKISTAN 3,6
ÉTATS-UNIS 2,3
Importations de riz indien hors basmati
(De janvier à juillet 2023, en millions de tonnes)
BÉNIN
SÉNÉGAL 0,87
KENYA 0,69
TOGO 0,68
GUINÉE 0,58
Chaque kilogramme récolté a besoin
de 3 000 à 5 000
litres d’eau.
C’est trois fois plus que le blé.
La dernière crise du riz a pris fi n lorsque
le Japon, la Thaïlande et le Vietnam se sont
engagés à reprendre les exportations et que les
coûts du transport ont baissé. Mais, mettent
en garde des analystes, la situation actuelle ne
sera pas aussi simple à résoudre. Il y a quinze
ans, le monde ne manquait pas de céréales.
Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La population
de la planète devrait avoisiner les 10 milliards
d’habitants en 2050, l’Afrique et l’Asie étant
les principaux moteurs de cet accroissement.
D’après les estimations, cela entraînera une
hausse de près d’un tiers de la demande de riz.
Mais les rendements ne suivent pas. Selon
une étude publiée récemment dans la revue
Nature Food, après avoir connu une progres-
sion rapide pendant quelques décennies grâce
au développement de nouvelles variétés, les
rendements stagnent aujourd’hui dans quatre
grands pays producteurs d’Asie du Sud-Est.
D’après les chiff res de l’ONU, la production
mondiale a progressé en moyenne de 0,9 %
Une étude réalisée en 2017 a
montré qu’un réchauffement
planétaire de 1 °C ferait
baisser la production de riz
de 3,3 % en moyenne.
Consommation de riz par habitant (en kg par personne et par an, 2020-2022)
74,2
26,5
ASIE AFRIQUE AMÉRIQUE LATINE
19,5 ET CARAÏBES
19,7
11,9
OCÉANIE AMÉRIQUE EUROPE
DU NORD
Le riz est l’aliment de base de
4 milliards de personnes.
Il représente 27 % des apports caloriques
1,17
dans les pays à revenus faibles et intermédiaires.
Chaque année, l’Afrique subsaharienne consomme
38,3 millions de tonnes de riz
dont
45 %
sont importés.
par an entre 2011 et 2021, contre 1,2 % par an
entre 2001 et 2011. La principale cause de ce
recul est le dérèglement climatique. Comme le
riz pousse dans des climats chauds (90 % de
la production mondiale est cultivée en Asie),
on pense souvent que quelques degrés de plus
n’auront aucune incidence, relève Bjoern Ole
Sander, climatologue [et directeur de l’Insti-
tut international de recherche sur le riz, Irri]
en Thaïlande. Ce n’est pas le cas. Au-dessus
d’une certaine température, explique-t-il, les
rendements chutent. Et la plante est particu-
lièrement sensible à la chaleur nocturne.
Une étude réalisée en 2017 a montré qu’un
réchauffement planétaire de 1 °C ferait baisser
la production de riz de 3,3 % en moyenne. Les
températures à la surface du globe ont déjà aug-
menté de 1,1 °C au moins depuis l’époque pré-
industrielle. Selon les prévisions de la société
Gro Intelligence, qui analyse des données sur
les matières premières, les principaux pays
exportateurs de riz d’Asie enregistreront un
nombre nettement plus élevé de jours avec
des températures supérieures à 35 °C. Le scé-
nario le plus pessimiste donne cent quatre-
vingt-huit jours de plus au-dessus de ce seuil
en Thaïlande.
Dans les deltas rizicoles de l’Asie, du Mékong
au Gange, le dérèglement climatique entraî-
nera d’autres complications. Sous l’effet → 30
RIZ : LA CRISE QUI VIENT. 31
Revue
de presse
25,7
New Delhi risque
d’exporter l’instabilité
À quelques mois des législatives
de 2024, le Premier ministre,
Narendra Modi, tente coûte
7,2 que coûte de limiter l’inflation.
Au risque de mettre en péril
l’alimentation mondiale.
P
etit à petit, New Delhi a resserré l’étau autour
du marché mondial du riz”, juge l’écono-
miste indien Mihir Sharma dans une
tribune publiée par Bloomberg et lar-
gement relayée dans la presse indienne.
“L’Inde aime se présenter comme un leader
du Sud capable d’une empathie pour les pays en
développement qui contraste fortement avec l’Oc-
cident ou la Chine, qui se soucient peu des réper-
cussions de leurs politiques sur les pays les plus
pauvres”, mais ce n’est pas “l’Occident qui souf-
frira de l’interdiction d’exporter du riz non bas-
mati”, assène l’éditorialiste.
Dans son discours à la nation à l’occasion du
jour de l’Indépendance, le 15 août, le Premier
ministre, Narendra Modi, “s’est engagé à réduire
l’inflation alors qu’il brigue un troisième mandat à
l’occasion des élections législatives” de 2024, rap-
pelle le quotidien économique Mint. “Alors que
l’inflation a atteint son plus haut niveau au cours
des quinze derniers mois, l’Inde a pris diverses
mesures, notamment des restrictions à l’exporta-
tion de certaines denrées alimentaires, pour limi-
ter la hausse des prix”, indique Livemint. Le
gouvernement a ainsi interdit l’exportation de
riz blanc hors basmati ou encore imposé une
taxe de 20 % à l’export sur certaines variétés.
Au mois de mai 2022, le gouvernement avait
déjà interdit l’exportation de blé, rappelle The
Hindu, après avoir pourtant affirmé que l’Inde
pourrait nourrir le monde. En août 2023, un
droit de douane de 40 % a été imposé sur les
SUR NOTRE SITE
oignons pour limiter l’exportation de cet ali-
courrierinternational.com ment de base de la cuisine indienne, dont on
dit qu’il a le pouvoir de faire chuter les gouver-
“Au Japon, nements. Cette mesure coûte néanmoins cher
la sécurité nationale aux consommateurs du Bangladesh ou encore
menacée par du Népal voisins, qui dépendent de l’Inde pour
la disparition leur approvisionnement en bulbes. New Delhi
des rizières”, a également restreint les exportations de sucre
écrivait, l’an dernier pour tenter d’endiguer la hausse des prix domes-
en octobre, le média tiques liée à de mauvaises récoltes.
économique américain “Si vous gardez la nourriture à l’intérieur de vos
Bloomberg dans frontières, vous exportez plutôt l’insécurité et l’ins-
une longue enquête. tabilité, met en garde Mihir Sharma, associé à
L’agriculture japonaise l’Observer Research Foundation, un groupe de
ne nourrit plus
l’archipel, et
réflexion établi à New Delhi. Lors de la dernière
crise des céréales, en 2007-2008, quatorze pays
la culture du riz d’Afrique avaient connu des émeutes de la faim.”
est en chute libre. —Courrier international
32. À LA UNE Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023

29 ← de la hausse des températures, le niveau

des océans monte et l’eau salée pénètre dans
les rivières, les canaux d’irrigation et les sols,
réduisant les rendements ou rendant la culture
tout bonnement impossible.

Précipitations. Cette année, les agriculteurs

vont également être confrontés à El Niño. Ce
phénomène météorologique aggrave les effets
du dérèglement climatique, reprend Sander, et
peut provoquer une baisse des précipitations
dans les régions rizicoles. Or moins de pluie
signifie moins d’eau douce venant des rivières
pour enlever l’excès de sel.
Si l’Inde attend encore de mesurer les consé- Repères
quences de la météo de cette année sur les
récoltes, la Thaïlande a récemment annoncé que UNE “CEINTURE
sa production de riz serait inférieure aux prévi- DU RIZ
sions en raison de précipitations inférieures à CORÉENNE”
la moyenne en septembre et en octobre. POUR L’AFRIQUE
Selon les météorologues, le phénomène El Partant du principe
Niño persistera une bonne partie de l’année qu’en 2020 l’Afrique
2024. Le résultat risque d’être un fort resserre- a consommé plus de
ment de l’offre mondiale de riz, avertit Frederic 300 millions de tonnes
Neumann. Ce dont il s’agit ici, ajoute-t-il, ce de riz mais n’en
n’est pas seulement du prix du riz dans un a produit que 210,
avenir immédiat. Mais bel et bien d’un avant- la Corée du Sud
goût de la façon dont le monde peut réagir face a lancé en juillet
à des conditions météorologiques de plus en une initiative baptisée

DANS LE DELTA DU MÉKONG,

plus imprévisibles qui accroissent la volatilité K-Rice Belt ou
des prix alimentaires. “ceinture de riz
Pour Arif Husain, du PAM, la solution réside coréenne”. L’idée,

L’EAU SALÉE TUE LES PLANTS

dans une intensification des échanges com- explique The Korea
merciaux pour mieux répartir les denrées ali- Times, est de fournir
mentaires sur toute la planète. Mais il craint à huit pays africains
que l’aggravation du dérèglement climatique (le Sénégal, la Gambie,
n’incite plutôt les gouvernements à fermer la Guinée, le Ghana,
les frontières et à tourner le dos aux marchés le Cameroun,
mondiaux. La crise actuelle pourrait devenir l’Ouganda, le Kenya Dans le sud du Vietnam, la salinité de l’eau dans les rizières pousse
une “mégacrise”, met-il en garde, à moins que et la Guinée-Bissau) de plus en plus d’agriculteurs à se tourner vers d’autres cultures.
“le bon sens ne l’emporte”. des variétés de riz Un reporter de ce journal néerlandais s’est rendu sur place.
—Susannah Savage, Jyotsna Singh, à haut rendement,
Benjamin Parkin et Aanu Adeoye, du savoir-faire et des
publié le 23 octobre machines agricoles.
Une enveloppe de —De Volkskrant, extraits (Amsterdam) dépêcher de fermer cette écluse. Sinon, mes arbres
fruitiers aussi mourront.”

L
80 millions de dollars
sera allouée à es anciennes rizières de Dinh Cong Chien Sur la planète entière, les agriculteurs doivent
SOURCE ce projet, dont ressemblent à une jungle. Là où des tiges s’adapter au dérèglement climatique. Mais nulle
la première phase vertes se dressaient autrefois au-dessus part ailleurs ses effets ne semblent aussi rapides
FINANCIAL TIMES courra jusqu’en 2027. de l’eau luisante de l’immense delta du et profonds que dans le delta du Mékong. Cette
Londres, Royaume-Uni L’objectif sera de Mékong pousse aujourd’hui un épais verger région agraire du sud du Vietnam, de la superfi-
Quotidien, 112!139 ex. produire à cette date de reinettes étoilées, mangues et pommes cie des Pays-Bas, joue un rôle central dans l’ap-
ft.com 10"000 tonnes de jaques. Dans une barque en bois, le fermier de provisionnement alimentaire de toute l’Asie.
Fondé en 1888 sous le nom graines qui donneront 63 ans sillonne le réseau de petits canaux pour Le pays, troisième exportateur de riz mondial,
de London Financial Guide, du riz à 30 millions contrôler sa récolte. “Tout le village en fournit des millions de tonnes à
le Financial Times est de personnes. est passé aux fruits. Nous n’avons pas des pays comme les Philippines ou
aujourd’hui le quotidien eu le choix quand, en 2016, l’eau a com- la Chine. Mais son delta est littéra-
financier et économique mencé à devenir jaunâtre.” lement en train de sombrer : le sol
de référence en Europe, Il lui avait alors suffi de poser une REPORTAGE s’y abaisse de 4 centimètres par an.
immédiatement reconnaissable goutte sur sa langue pour confirmer Depuis une dizaine d’années, les séche-
à son papier rose saumon. ses craintes : l’eau était salée. “Le durian est le resses, les inondations et la salinisation mettent
Racheté par le groupe japonais premier arbre à avoir dépéri. Ensuite, peu à peu, son équilibre en péril. Une évolution qui est due
Nikkei en 2015, le “journal les plants de riz ont jauni, et ils ont aussi fini par en partie à l’activité humaine. Plusieurs centres
de la City” voit son nombre mourir.” Dinh Cong Chien estime actuellement de recherche et organisations humanitaires du
d’abonnés à l’édition papier la teneur en sel à 0,5 % (soit le seuil de l’eau monde entier en recherchent les causes précises
s’éroder peu à peu, mais saumâtre). Il indique du doigt un gros tuyau et proposent différentes solutions.
a dépassé 1 million d’abonnés qui sort d’une digue boueuse. “À 4 %, je reçois “La météo est bizarre”, souffle Duon Truong
numériques en 2022. une notification sur mon téléphone, et je dois me Giang, 34 ans, devant sa maison, près de la mer.
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
“Vous savez qu’ici les tornades ont déjà abîmé 44 mai-
sons? D’ailleurs, depuis que la foudre est tombée,
ma télévision ne s’allume plus.” Mais les change-
ments se font avant tout voir dans ses champs.
“Maintenant, je cultive la moitié de l’année du riz,
l’autre moitié des crevettes.” Les grosses crevettes
bleues se plaisent dans cette eau salée et, de plus,
elles ont un rendement “quatre fois meilleur que le
riz”. Ici, dans le district de Gia Hoa 2, les rizières
inondées laissent la place à la crevetticulture. Çà
et là, des filets de pêche pendent à une cahute.
Hamacs. Vu du ciel, le delta du Mékong n’est
pas sans rappeler la Ha Lan – la Hollande. De
larges cours d’eau s’écoulent lentement à tra-
vers des plaines qui s’étendent à perte de vue ;
des bosquets et des villages se dressent dans
un assemblage magnifique. Seuls les cocotiers
remplacent les ormes néerlandais. Le delta a
été peu à peu façonné par le puissant fleuve
Mékong, qui, chaque année, sort de son lit et
laisse en se retirant un limon fertile.
Les plus de 20 millions d’habitants de cette
région, dont certains font partie de la mino-
rité ethnique khmère, sont connus pour leurs
excellents produits agricoles et leur mode de vie
relax (en tout cas au regard de la norme viet-
namienne, où les longues journées de travail
sont la règle). Ici, la moindre gargote qui borde
une route propose à ses clients une dizaine de
hamacs et, après la journée de travail, nom-
breux sont les fermiers qui se délassent devant
chez eux, une pipe à eau en bambou à la main.
Or cette idyllique campagne est menacée par
la sécheresse, les inondations et la salinisation.
“Les agriculteurs du delta du Mékong sont habitués
aux inondations et aux sécheresses périodiques, mais
aujourd’hui trop de facteurs perturbent en même
temps la région, au point de menacer les moyens de
subsistance de la population”, résume Dang Kieu ↖ ↑ Dans le delta du
Nhan, directeur de l’Institut de recherche sur le Mékong, au Vietnam,
développement du delta du Mékong à l’univer- en mars 2021.
sité de Can Tho. Il égrène les principales causes Photos Thanh Nguyen/
du problème. À commencer par le dérèglement The New York Times
climatique, qui rend les conditions météorolo-
giques de plus en plus imprévisibles et extrêmes.
Viennent ensuite la Chine, le Laos et le
Cambodge voisins qui, en construisant des
dizaines de barrages le long du Mékong pour
produire de l’électricité, réduisent les quantités
d’eau et de limon qui se déversent sur le delta.
Enfin, il y a le secteur du bâtiment, qui extrait du
sable à grande échelle, creusant le lit du Mékong
(lequel descend par endroits à 90 mètres de pro- Le delta du Mékong
fondeur) et abaissant le niveau de l’eau; l’agri-
culture et l’industrie, qui captent des eaux de
surface, ce qui fait encore baisser le niveau de
l’eau; et la destruction des mangroves, qui laisse
la mer avancer sans obstacle dans les terres.
“La salinisation, elle, tient avant tout au pompage
à grande échelle des eaux souterraines par l’agri-
culture, l’industrie et les ménages. Ainsi, chaque
année, le sol s’enfonce considérablement, tandis que
le niveau de la mer monte.” L’eau salée, explique
Dang Kieu Nhan, pénètre de plus en plus loin
dans le delta. Et l’armada d’écluses et de digues
n’y peut pas grand-chose, l’eau salée s’infiltrant
sous terre. “Cela contraint les agriculteurs à des
adaptations de plus en plus importantes.”
Le chercheur prend l’exemple d’une méthode
moderne, l’hydroponie. Des agriculteurs de toute
la région viennent visiter la ferme modèle qui se
trouve en bordure du chef-lieu de la province,
Can Tho. Là, la terre brune et les canaux sinueux
du delta ont laissé place à des rangées et des ran-
gées de tables couvertes d’un toit en bâche en
plastique transparent. Laitue romaine, radicchio,
moutarde et autres y poussent dans des godets
RIZ : LA CRISE QUI VIENT. 33
“Tout le village est passé
aux fruits. Nous n’avons pas
eu le choix quand, en 2016,
l’eau est devenue jaunâtre.”
Dinh Cong Chien,
FERMIER
en plastique. Leurs réseaux de racines pâles sont
nourris avec de l’eau enrichie en nutriments.
Dans cette ferme qui ressemble davantage
à un laboratoire, la jeune manageuse, Le Thi
Kieu Danh, témoigne : “Beaucoup de fermiers
sont d’abord méfiants. Mais quand je leur explique
que cette méthode permet de faire pousser plus de
légumes, de meilleure qualité, avec bien moins d’en-
grais et d’eau, ils sont très intéressés.”
D’après ses informations, une installation
hydroponique coûte jusqu’à 40 euros par mètre
carré (soit 400000 euros par hectare). Pour la
plupart des agriculteurs vietnamiens, c’est trop
cher, objecte Dang Kieu Nhan. Lorsqu’on l’inter-
roge sur l’état du delta dans vingt ans, il répond :
“Je ne crois pas qu’il disparaîtra sous l’eau, comme
certains le pensent.” À son avis, les riziculteurs ins-
tallés le long de la côte se mettront en masse à
produire des crevettes, ceux qui se trouvent plus
en amont des fruits, et à l’intérieur des terres (où
les inondations et sécheresses sont les dangers
majeurs) les agriculteurs alterneront culture du
riz et élevage de poissons d’eau douce. “La pro-
duction de riz va diminuer, c’est inévitable.”
Dang Kieu Nhan en est convaincu, le delta du
Mékong reviendra à son état antérieur, avant que
le gouvernement vietnamien ne décide de mettre
en culture toute la région pour en faire un des
greniers à riz de la planète. “Car aujourd’hui, ce
modèle s’avère non viable.”
—Noël van Bemmel,
publié le 7 octobre
CAMBODGE
VIETNAM
Hô Chi Minh-Ville
Mé
ko
ng
H
au
Rach Gia
Can Tho
Co Chien
Golfe de
Thaïlande
Mer de Chine
méridionale
SOURCE : “TUOI TRE NEWS”
Salinité de l’eau (en grammes/litre)
0 1 2 4 8 16 24
À partir de 5 grammes de sel/litre
50 km (ou 0,5 %), une eau est saumâtre
34. Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023

tra n s-
versales.
économie
Sciences.......38
Signaux ....... 39

Le grand
écart des pays
du Golfe
COP28. Les pays du Golfe, dont
l’économie repose sur l’exportation
d’hydrocarbures, misent sur les
FOCUS pétrodollars pour investir, chez eux,
dans les énergies propres. Une position
délicate, alors que la sortie des énergies
fossiles sera l’un des sujets évoqués à Dubaï.

—Bloomberg.com, extraits Dans cette région du monde monde, avec une économie fondée Doublez cette superficie et vous la région – Saudi Aramco, Abu
(New York) depuis longtemps dépendante sur l’extraction, la combustion obtenez Ski Dubaï, une station Dhabi National Oil Company

A
Dubaï [Émirats arabes
unis], laisser la clima-
tisation tour ner en
continu n’a rien d’anormal, même
lorsqu’on s’absente pour plusieurs
semaines. Dans les Émirats, le
prix de l’eau est si bas que cer-
tains font couler la douche juste
pour le plaisir de l’entendre. Le
Qatar, quant à lui, possède les plus
grandes pistes de jogging clima-
tisées et en plein air du monde.
Les pays membres du Conseil
de coopération des États arabes
du Golfe (CCG), Arabie saou-
dite, Koweït, Émirats arabes
unis, Qatar, Bahreïn et Oman,
ont construit leurs villes sur
des terres arides, écrasées de
chaleur, au beau milieu du plus
grand désert de sable du monde.
L’été, les températures dépassent
50 °C, et la région affiche alors la
plus forte consommation d’éner-
gie par habitant du monde. Une
tendance qui risque de s’accen-
tuer à mesure que la popula-
tion de ces pays augmente : elle
devrait atteindre 84 millions
d’habitants en 2100, y compris
les travailleurs étrangers, contre
59 millions actuellement.
des revenus du secteur pétro-
lier public, il ne peut y avoir de
croissance sans main-d’œuvre
étrangère. Mais pour conci-
lier accroissement de la popu-
lation et objectifs climatiques,
les pays du Golfe devraient
fournir des efforts significatifs.
Gouvernements et entreprises
doivent décupler leur produc-
tion d’énergies renouvelables tout
en limitant le recours aux éner-
gies fossiles. Il faudra adapter
les cadres de vie à des chaleurs
plus fortes et à une population
plus dense. Les habitants, eux,
devront s’habituer à payer l’éner-
gie plus cher et à consommer
moins.
Oman et les Émirats arabes
unis se sont engagés à atteindre
la neutralité carbone d’ici à 2050,
Bahreïn, le Koweït et l’Arabie
saoudite d’ici à 2060. Le Qatar ne
s’est pas fixé d’objectif. Lorsque
Dubaï donnera le coup d’envoi
de la COP28, le 30 novembre, le
fossé béant entre les objectifs
affichés par les pays du Golfe
et la réalité risque de frapper
les esprits.
“Dubaï résume à lui seul l’im-
passe dans laquelle se trouve le
[des hydrocarbures] et la produc-
tion de déchets, explique Glada
Lahn, chargée de recherche au
sein du groupe de réflexion bri-
tannique Chatham House. C’est
une réussite en matière de niveau de
vie, mais une calamité en matière
de durabilité.”
Lorsque Eman Alseyabi, 23 ans,
veut décompresser durant les
étés caniculaires d’Abou Dhabi,
elle se rend au centre commer-
cial. Dans la capitale émiratie, la
“Dubaï, c’est une
réussite en matière
de niveau de vie, mais
une calamité en
matière de durabilité.”
Glada Lahn,
CHATHAM HOUSE
température extérieure atteint
fréquemment 43 °C, mais le site
Internet de Snow Abu Dhabi,
qui a ouvert ses portes en juin
au centre commercial Reem,
promet “une température de -2 °C
et 50 centimètres de neige”. Parmi
ses vingt attractions réparties
sur 9%700 m 2 , on trouve une
piste de luge et un toboggan.
de sports d’hiver d’intérieur de
22%500 m2 située dans un centre
commercial. Oman possède lui
aussi sa station de ski géante, et
l’Arabie saoudite est sur le point
de construire la sienne.
Ce sont les énergies fossiles
qui rendent possible la passion
des pays du Golfe pour le ski
en intérieur. La production de
pétrole y est parmi les moins coû-
teuses du monde, et, grâce aux
subventions publiques, le prix
de l’essence est l’un des plus bas.
L’électricité est aussi subvention-
née, si bien que les consomma-
teurs paient environ 6 centimes
le kilowattheure, contre près de
30 centimes en Europe et 20 cen-
times aux États-Unis. Selon une
étude du Fonds monétaire inter-
national (FMI), les subventions
accordées au secteur de l’éner-
gie en Arabie saoudite représen-
taient 7%000 dollars par habitant
l’année dernière, soit 27 % de la
production économique du pays.
Le pétrole et le gaz sont des
piliers de l’économie du Golfe :
ils représentent 30 % du PIB des
Émirats arabes unis et 40 % de
celui de l’Arabie saoudite. D’ici
à 2027, quatre compagnies de
(Adnoc), Kuwait Petroleum et
Qatar Energy – prévoient d’aug-
menter leur capacité de produc-
tion d’hydrocarbures de 21 % par
rapport à 2021. Une mesure qui
leur permettrait de dégager, à
elles toutes, 981 milliards de dol-
lars [900 millions d’euros] de
bénéfices.
S’ils veulent poursuivre leur
croissance démographique
sans sacrifier la sécurité écono-
mique – ou la planète –, ces pays
doivent accomplir deux tâches
herculéennes : remodeler leur pro-
duction d’énergie afin d’y intégrer
davantage les énergies renouve-
lables et repenser leur économie
pour la rendre moins dépendante
des revenus du pétrole.
Nucléaire. Chaque État membre
de la CCG s’est fixé un objectif
en matière d’énergies renouve-
lables. Les Émirats arabes unis,
qui prévoient de produire 30 % de
leur électricité à partir d’énergies
renouvelables et nucléaire d’ici
à 2030, ont mis en service en 2020
la première centrale nucléaire
commerciale du monde arabe,
et ils comptent investir 54 mil-
liards de dollars dans la recherche

Quatre compagnies
pétrolières du Golfe
comptent augmenter
leur capacité de
production de 21 %.
et les infrastructures durant les
sept prochaines années. L’Arabie
saoudite souhaite produire 50 %
de son électricité à partir d’éner-
gies renouvelables d’ici à 2030,
et Oman 30 %. Bahreïn et le
Qatar ont pour objectif 20 %, et
le Koweït vise 15 %. Si ces engage-
ments sont tenus, la région dispo-
sera d’une capacité de production
d’énergie solaire supplémentaire
de 80 gigawatts d’ici à 2030, soit
la capacité de production d’élec-
tricité totale du Royaume-Uni.
Les pays du Golfe ont aussi
besoin des énergies renouvelables
pour faire baisser le coût du des-
salement. Les Émirats arabes
unis ont l’une des plus grosses
consommations d’eau de la pla-
nète, 500 litres par jour et par
habitant. Plus de 40 % de l’eau
utilisée est dessalée, et la région
prévoit de doubler ses capaci-
tés de dessalement d’ici à 2030.
Mais tandis que les pays du
Nord se ruent sur les énergies
renouvelables, ceux du CCG sont
← Dessin d’Inkee Wang paru
dans Bloomberg, New York.
nettement à la traîne. Moins de
1 % de l’électricité produite à
Bahreïn, en Arabie saoudite, au
Qatar ou à Oman provient de
sources d’énergie renouvelables,
et c’est 7 % aux Émirats arabes
unis. À titre de comparaison, la
Norvège [grande exportatrice de
pétrole] tire 70 % de son éner-
gie de sources peu émettrices
de gaz à effet de serre.
Captage de CO2. Les chefs
des États du Golfe commencent
cependant à imaginer un avenir
où ils ne seraient plus dépen-
dants des recettes pétrolières.
À l’approche de la COP28, les
Émirats ont infléchi leur dis-
cours. Sultan Ahmed Al-Jaber,
président de la COP28 et PDG
d’Adnoc, demande aux déléga-
tions des quelque 200 pays pré-
sents de se fi xer pour objectif de
tripler le recours aux renouve-
lables d’ici à 2030.
Pour autant, les pays du Golfe
ont toujours l’intention d’aug-
menter leur production d’hydro-
carbures et misent sur le captage
de CO₂pour pouvoir se permettre
de le faire [en réduisant leur
empreinte carbone]. L’Arabie
saoudite investit des milliards de
dollars pour porter ses capaci-
tés de production journalières de
12 millions de barils aujourd’hui
à 13 millions d’ici à 2027 et pour
augmenter sa production de gaz
de 50 % dans les dix ans à venir.
L’année dernière, l’émirati Adnoc
a annoncé un investissement de
150 milliards de dollars sur cinq
ans dans des projets pétroliers
et gaziers.
Paradoxalement, intensifier les
exportations de pétrole tout en
misant sur les énergies renouve-
lables aidera ces pays à atteindre
leurs objectifs de neutralité car-
bone. Tout comme la Norvège,
ils exploitent une faille dans la
comptabilité internationale du
CO₂ : le pétrole et le gaz qu’ils
produisent ne sont pas pris en
compte dans leurs émissions
de gaz à effet de serre, qui sont
imputées aux pays qui brûlent
ces hydrocarbures.
Continuer d’exporter du gaz et
du pétrole sera catastrophique
pour le climat. L’Agence inter-
nationale de l’énergie estime
que pour parvenir à la neutra-
lité carbone au niveau mondial
d’ici à 2050, et espérer limiter le
réchauffement climatique à 1,5 °C
[par rapport au niveau → 36
TRANSVERSALES. 35
Quels enjeux d’accord l’année dernière, lors
de la COP27. Il n’existe pas de
pour la COP28?
définition officielle des pertes et
préjudices, mais il s’agit essen-
tiellement de pertes économiques
causées par un événement météo-
Malgré le contexte géopolitique troublé, les militants rologique extrême et soudain lié
espèrent que le sommet qui se déroulera pendant au dérèglement climatique, ou
deux semaines à Dubaï permettra des avancées. de ses conséquences à plus long
terme (la montée du niveau de la
mer, par exemple), qui dépassent
A
la capacité d’adaptation d’un
partir du 30 novembre Néanmoins, des résultats signi- pays. La COP28 devra déter-
et jusqu’au 12 décembre, ficatifs sont attendus. “Cette année,
miner qui alimentera ce fonds
plus de 70 000 per- de nouvelles initiatives vont être lan- et qui y aura accès.
sonnes – chefs d’État, ministres, cées pour lutter contre les consé- Entre ce fonds et les aides pré-
diplomates, scientifiques, repré- quences du changement climatique vues dès 2009 (et dont les objec-
sentants d’organisations non sur la santé, améliorer l’accès au tifs n’ont été atteints que l’année
gouvernementales, de la société financement des États fragiles et dernière) pour que les pays en
civile et du secteur privé –, touchés par des conflits, et trans- développement prennent des
venues de près de 200 pays, former les systèmes alimentaires”, mesures, à la fois pour s’adapter
sont réunies à Dubaï “pour ce insiste MEED. aux changements climatiques et
qui devrait être la plus grande En tête de l’ordre du jour figure
pour réduire leurs émissions, on
COP jamais organisée”, annonce le bilan mondial. Il s’agit de la parle de centaines de milliards
MEED, le site associé au maga- première évaluation formelle de dollars.
zine MEED Business Review, établi permettant de déterminer si “Il faut rappeler que c’est pos-
aux Émirats arabes unis. les États sont sur la bonne voie sible”, martèle Friederike Röder,
C’est la 28e conférence des par- pour atteindre l’objectif qu’ils sedu groupe de défense des droits
ties sur le climat (ou COP) depuis sont fixé à Paris en 2015 lors de lahumains Global Citizen, dans
la première, qui a eu lieu à Berlin COP21 : limiter la hausse des tem- un autre article de New Scientist,
en 1995. Ces réunions pératures moyennes comparant les milliers de mil-
annuelles sont organi- mondiales à 1,5 °C parliards de chiffres d’affaires des
sées dans le cadre d’un rapport aux niveaux grandes compagnies pétrolières
traité international, préindustriels. et gazières, et les milliers de mil-
la Convention-cadre REVUE Sans vouloir divul-
liards de dollars de dégâts liés aux
des Nations unies sur DE PRESSE gâcher ce qui sera pré-
changements climatiques. Elle
les changements cli- senté à Dubaï, on saitinsiste : “L’argent est là. Il suffit
matiques (CCNUCC), qui a été déjà que la Terre s’est réchauf- de le réaffecter ailleurs.”
établi lors du Sommet de la Terre fée de 1,2 °C et que les émissions Enfin, espère le New York Times,
de 1992, au Brésil. Son objectif est de GES continuent d’augmen- “un accord politique pourrait être
de lutter contre les effets néga- ter. “Les militants espèrent que ce trouvé lors du sommet”. Il est pro-
tifs de l’activité humaine sur l’en- bilan jettera les bases de mesuresbable que les pays accepteront de
vironnement, en particulier les ambitieuses que les pays devront remplacer les énergies fossiles pol-
émissions de gaz à effet de serre prendre à l’avenir”, rapporte le luantes par des énergies propres
(GES), responsables du réchauf- New York Times. comme l’éolien ou le solaire. “Reste
fement de la planète. Autre point important : la à savoir s’ils sont prêts à renoncer
“Après une année de phénomènes finalisation du fonds consa- complètement aux énergies fossiles
climatiques extrêmes dans le monde cré aux “pertes et préjudices”, et, si oui, dans quelles conditions.”
entier, avec notamment les douze sur lequel les États se sont mis —Courrier international
mois les plus chauds jamais enre-
gistrés, la COP28 intervient dans
100
un contexte critique pour l’action
climatique internationale”, insiste
New Scientist. Les militants du
climat déplorent que le pays hôte
soit le cinquième producteur de
pétrole mondial – une activité MILLIARDS DE DOLLARS
particulièrement émettrice de Cet “objectif emblématique” de l’aide climatique aux pays
GES – et que le président de l’évé- en développement a “enfin été atteint l’année dernière”, explique
nement, Sultan Ahmed Al-Jaber, Bloomberg. “Les pays développés avaient fourni 89,6 milliards
ne soit autre que le PDG du géant de dollars en 2021” (81,8 milliards d’euros), selon l’OCDE.
pétrolier émirati Adnoc. Certes, “ce chiffre est dérisoire par rapport aux milliers
En outre, relève The New York de milliards de dollars nécessaires pour aider les pays en
Times, “la conférence a lieu dans un développement à décarboner leur économie”, souligne le média
contexte géopolitique troublé, avec économique américain. Mais il donne de l’espoir : “Les États-
les conflits au Moyen-Orient et en Unis et l’Union européenne espèrent que cette étape symbolique
Ukraine, ce qui complique encore débouchera [pendant la COP28] sur des progrès dans d’autres
la coopération entre les États.” domaines, tels que la réduction des émissions de CO2.”
36. TRANSVERSALES
35 ← préindustriel], aucun nou-
veau projet d’extraction ne doit
être envisagé en dehors de ceux
déjà approuvés en 2021.
“Le plus gros effet [sur le climat]
des Émirats arabes unis provient
de l’industrie pétrolière et gazière,
insiste Tom Evans, du groupe de
réflexion britannique E3G. Même
s’ils veulent développer les éner-
gies renouvelables au niveau natio-
nal, les projets d’Adnoc demeurent
un problème.” Les pays du Golfe
comptent être les derniers expor-
tateurs à rester dans la course.
“Leur économie tout entière repose
encore sur les exportations de
pétrole et de gaz”, ajoute Robin
Mills, du cabinet de conseil
dubaïote Qamar Energy.
Pour diversifier leur écono-
mie, les monarchies du Golfe se
lancent dans d’ambitieux pro-
jets afin de devenir des acteurs
incontournables du transport
aérien, du tourisme et du diver-
tissement. Une opération séduc-
tion à plusieurs milliards de
dollars. Pour accueillir la Coupe
du monde de football en 2022,
le Qatar a construit d’immenses
stades climatisés. En janvier der-
nier, Beyoncé a donné un concert
La région se
réchauffe deux fois
plus vite que le reste
du monde.
privé à l’occasion de l’inaugura-
tion d’un énième hôtel de luxe
à Dubaï, et la région organise
désormais quatre Grands Prix
de Formule 1 particulièrement
lucratifs. Récemment, la légende
du football Lionel Messi a signé
un contrat de 25 millions de dol-
lars pour promouvoir le tourisme
en Arabie saoudite.
Jessica Morgan, 30 ans, qui a
quitté Londres cet été pour tra-
vailler dans un journal à Abou
Dhabi, apprécie ce pays en pleine
croissance : “J’ai une piscine, un
magnifique jardin et beaucoup d’es-
pace. J’habite à côté des attractions
les plus incroyables du monde.”
De nombreux expatriés tra-
vaillent dans le divertissement
ou l’hôtellerie. Breanna Alsouissi,
web designer de 35 ans, origi-
naire de Fort Worth, au Texas,
a emménagé à Riyad cette année
pour suivre son mari qui travaille
dans le secteur du golf. La nour-
riture et le système de santé sont
meilleurs ici, et la vie y est moins
FOCUS COP28
↓ Pétrole. Dessin de Derek Bacon,
chère. Les armes à feu ne sont pas
un problème. “Je me sens plus en
sécurité à Riyad”, assure-t-elle.
En tant qu’acteurs majeurs du
secteur de l’hospitalité, les pays
du Golfe vont devoir prendre
en compte le changement cli-
matique. La région se réchauffe
deux fois plus vite que le reste du
monde, et, d’ici à 2100, les tem-
pératures maximales devraient
dépasser 54 °C. Il sera impossible
de passer l’été sans climatisation.
Les habitants seront aussi
contraints de consommer moins
de ressources. Entre 2015 et 2018,
le gouvernement saoudien a aug-
menté de 260 % les tarifs de
l’électricité pour certains foyers.
Et des campagnes de sensibili-
sation incitent la population à
utiliser moins d’eau et d’énergie.
Paradis fiscal. Aux Émirats,
les autorités ont supprimé cer-
taines subventions aux éner-
gies fossiles, développent les
transports en commun et ont
instauré un impôt sur les socié-
tés, une mesure rare dans un
pays connu pour être un para-
dis fiscal. En début d’année, la
compagnie d’eau et d’électri-
cité de Dubaï a invité les habi-
tants à régler leur climatiseur
sur 24 °C au lieu des 18 °C habi-
tuels. “Les gens doivent faire atten-
tion à leur consommation d’eau et
d’électricité, c’est un changement
radical pour eux”, souligne Will
Todman, chargé de recherche du
programme Moyen-Orient au
Centre d’études stratégiques et
internationales [à Washington].
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
Royaume-Uni.
Vu des
pays du Golfe
INJONCTIONS
CONTRADICTOIRES
Les pays occidentaux ont
des positions “largement
incompréhensibles
et contradictoires”, estime
le quotidien Gulf News
de Dubaï. D’un côté, ils
demandent aux États
du Golfe de produire
davantage de pétrole
pour compenser l’embargo
sur l’énergie russe et
pour soutenir l’économie
mondiale. De l’autre,
“l’administration américaine
IKON IMAGES
blâme” ces mêmes États
pour les émissions
de dioxyde de carbone
dont ils seraient
D ’a p r è s l ’ ONG Hu m a n responsables en tant que
Rights Watch, les livreurs de producteurs de pétrole.
repas disent que la chaleur est Or “les pays industrialisés
si forte qu’elle leur brouille la en Occident ont tendance
vue. Près de 10$000 travailleurs à oublier qu’ils émettent
originaires d’Asie du Sud et du des gaz à effet de serre
Sud-Est meurent chaque année depuis plus de deux cents
dans le Golfe, selon un rapport ans” et que cela a contribué
de 2022, et plus de la moitié à leur prospérité, ajoute
de ces morts est inexpliquée. le journal saoudien
Une autre étude menée en 2020 Arab News. Qui plus est,
révèle que, chez les hommes, “des nations telles que
les étrangers ont trois fois plus les États-Unis, le Royaume-
de risques de mourir de chaud Uni et l’Allemagne
que les Koweïtiens, parce que continuent de subventionner
les migrants travaillent dans le charbon”, un des pires
l’agriculture, la pêche et la polluants atmosphériques.
construction.
Tous les pays du CCG ont beau DEUX DÉFIS
disposer de règles limitant le tra- EXISTENTIELS
vail en extérieur à la mi-journée, La crise climatique expose
ils ne les appliquent pas toujours, les pays du Golfe à une
affirme Mustafa Qadri, directeur double “menace
général d’Equidem, cabinet de existentielle”, constatait dès
conseil britannique à but non la fin de l’année 2021 le site
lucratif spécialisé dans le tra- de la Deutsche Welle en
vail et les droits humains. Tout langue arabe. D’une part,
afflux de nouveaux travailleurs les grandes chaleurs risquent
accentuera la nécessité d’amé- de rendre inhabitable une
liorer l’accès à l’eau, à une nour- grande partie de la région
riture adaptée et à des endroits à l’horizon 2050. D’autre
ombragés, ainsi qu’à une forma- part, les changements
tion à la prévention des risques nécessaires pour contrer
liés aux températures extrêmes. le réchauffement climatique
“Si les travailleurs doivent être vont “ébranler les
confrontés à de telles chaleurs, fondements” politiques
alors les gouvernements doivent de ces pays. En effet,
prendre leurs responsabilités. “la stabilité politique
S’ils ne prennent pas de décisions des six [pétromonarchies]
radicales, ces gens vont mourir”, du Golfe que sont l’Arabie
assène Mustafa Quadri. saoudite, les Émirats arabes
—Nayla Razzouk et unis, le Qatar, le Koweït,
Olivia Rudgard, Bahreïn et Oman repose
publié le 13 novembre
sur les bénéfices qu’ils tirent de
leurs ventes d’hydrocarbures”.
Pendant des générations,
le pacte social a reposé sur
une redistribution généreuse
de la rente pétrolière,
sur la facilité avec laquelle
il était possible d’entretenir
un réseau clientéliste et
sur la possibilité d’“acheter
de l’influence régionale”.
Et l’article de citer Jim Krane,
auteur du livre Energy
Kingdoms (“Royaumes
d’énergie”, publié en 2019,
non traduit en français),
selon lequel, privés de cette
ressource, les régimes seront
contraints soit “d’accorder
davantage de participation
politique [démocratique],
soit de devenir plus répressifs”
encore qu’ils ne le sont déjà.
UNE PRISE DE
CONSCIENCE QUI TARDE
L’élévation du niveau de
la mer “menace directement”
la côte est de la péninsule
arabique, explique Essam
Heggy, chercheur égyptien
à l’université de Californie
du Sud. Non seulement
parce que ces régions
se situent à peine au-dessus
du niveau actuel de la mer,
explique-t-il dans
un entretien accordé au site
indépendant arabe Muwatin,
mais également parce que
la disparition d’îlots
dans le golfe Arabo-Persique
pourrait transformer
les frontières maritimes
dans cette zone hautement
stratégique. Pourtant, la
question climatique y est
généralement abordée sous
l’angle de “la fonte des glaces
en Arctique ou [de] la
multiplication des feux de forêt
en Europe”. Ce qui, selon lui,
alimente “la perception
erronée” que les changements
climatiques “concernent surtout
les pays occidentaux”. Aussi,
dans les opinions publiques
du Golfe, le sentiment domine
que les Occidentaux “agissent
déjà suffisamment, voire
à l’excès”, et qu’il n’est
donc pas besoin d’en faire
un sujet prioritaire.

À Madagascar, comment lutter
contre la sous-nutrition aggravée
par la crise climatique ?
Action contre la Faim développe des programmes dans le
grand sud de Madagascar pour combattre les conséquences
du changement climatique.
Sécheresse, cyclone, inonda-
tions…D’ici 2100, 30 % des
terres agricoles actuelles
pourraient devenir inculti-
vables. Déjà, de nombreux
paysans abandonnent leurs
terres improductives pour
migrer vers le littoral, aug-
mentant ainsi la pression sur
les ressources marines et l’ap-
pauvrissement des pêcheurs.
Le sud de Madagascar est en
première ligne de ces change-
ments climatiques aggravant
l’insécurité alimentaire (des
centaines de morts entre
2020 et 2022).
Madagascar n’est toutefois
pas condamnée à la pauvreté
et à la déser t if icat ion. À
l’instar des habitants de l’ île
qui creusent des baobabs pour
les transformer en réserves
d’eau en prévision de la saison
sèche, Action contre la Faim a
développé des programmes
innovants. « Les trois grands
défis sont l’accès à l’eau et aux
semences, et les biopesticides » ,
résume Claudine Jacquemet,
coordinatrice de l’ONG dans
cette région. À Ankaray, un
village au nord de Tuléar,
l’association a fourni des
semences de pois du cap aux
paysannes. L’ONG a aussi en-
couragé la création de quatre
assoc iat ions v illageoises
d’épargne et de crédit (AVEC),
des caisses communes d’assu-
rance sociale et de microcré-
dit, comptant entre 15 et 30
membres, en majorité des
femmes. « Nos membres
achètent du matériel agricole,
des semences, et on n’a plus
besoin de demander de l’argent
au mari », se félicite la prési-
dente, Tsarov y Sosety. Au
total, dans le village, cinq
autres AVEC ont été créés.
Le gros souci demeure l’eau.
Cyclones et pluies diluviennes
détruisent récoltes et habita-
tions, tandis que le manque
d’eau sape l’agriculture. Action
contre la Faim a construit
quatre forages et réhabilité
36 mares dans cette zone.
RÉPARER LE LIEN SOCIAL.
Pourrépondreàlamalnutrition,
l’ONG finance le Centre de
récupération nutritionnelle
intensive (CRENI) de l’hôpital
d’Ampanihy.Prèsde250enfants
ont été pris en charge ces trois
dernières années. Ici, on répare
également les troubles psy-
chosociaux de la relation
mère-enfant dus à la sous-
nutrition, les dégâts sur le
vivre-ensemble malgache,
le célèbre fihavanana
(« la parenté »). Travailleuse
PUBLICITÉ
D’après le photoreportage d’Emre Sari et Rijasolo « Madagascar face aux défis climatiques » réalisé pour Action contre la Faim.
psychosociale au sein de
l’ONG, Albertine Sambisoa
explique : « Quand elle cherche
sanscesseàmanger,lamèren’apas
le temps de s’occuper de l’enfant,
de jouer avec, de l’allaiter… »
Avec des conséquences à long
terme. Des réponses adaptées
sont donc possibles. Mais si les
pays du Sud produisent un
tiers de la nourriture mondiale,
ils ne reçoivent que 1,7% de la
finance climat…
Alors que s’ouvre à Dubaï la
Conférence des Nations unies
sur les changements clima-
tiques COP 28 (du 30 novembre
au 12 décembre), Action contre
la Faim appelle les pays les
plus responsables de la crise
climatique à respecter leurs
engagements financiers pour
une justice climatique.
38. TRANSVERSALES
SCIENCES
Une ventouse dans la bouche
Médecine. Des scientifiques se sont inspirés du poulpe pour créer
un dispositif médical qui délivre en continu des médicaments.
—STAT (Boston)
L
’histoire de la dernière
innovation en matière
d’administration de médi-
caments – un patch buccal qui dif-
fuse des peptides et des protéines
dans l’organisme, sans nécessiter
de piqûre – a commencé autour
d’une fondue chinoise.
Zhi Luo, l’auteur principal
de l’article publié dans Science
Translational Medicine qui retrace
l’élaboration de ce dispositif,
dégustait une fondue quand il est
tombé sous le charme du poivre
du Sichuan. Non pas de son goût
– bien que le picotement anesthé-
siant produit par ces petites baies
soit prodigieux –, mais de sa ten-
dance à rester collé aux parois de
la bouche et de la gorge. En tant
que spécialiste de l’administration
de médicaments par voie orale,
il savait que ces parties du corps
ont évolué pour limiter le risque
que des aliments y restent coin-
cés. Alors en quoi le poivre du
Sichuan était-il différent?
Le chercheur a décidé de se pen-
cher sur la question. Son équipe
et lui ont analysé divers aliments
ayant tendance à s’accrocher aux
parois de la gorge et de la bouche,
LES SENTINELLES
UN NOUVEAU PODCAST SIGNÉ
et leurs travaux les ont menés vers
un autre aliment bien connu : le
pop-corn. Le grain de poivre et
le maïs soufflé ont en effet une
forme proche de celle de la ven-
touse, qui leur permet de se coller
à l’intérieur de la joue. Il suffirait
alors de reproduire ce mécanisme
pour créer un dispositif capable de
diffuser des peptides et des pro-
téines sans passer par les piqûres.
“Une sorte de graal”. Mais ces
deux aliments ne sont pas des
modèles parfaits. “Le pop-corn
est plutôt collant, mais les résul-
tats n’étaient pas très concluants”,
se souvient Zhi Luo, qui travaille
au sein du Laboratoire stratégique
des biomatériaux de pointe de la
province du Guangdong, rattaché
à l’université des sciences et tech-
nologies du Sud. “Nous voulions ce
qui se fait de mieux en matière de
succion – alors nous nous sommes
inspirés des tentacules du poulpe.”
Les peptides et les protéines
sont les constituants de plu-
sieurs traitements de première
importance, comme l’insuline et
le sémaglutide [deux molécules
prescrites chez les personnes dia-
bétiques]. Leur libération dans
l’organisme n’est pas toujours
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
aisée, car ces grosses molécules
sont difficilement absorbables par
le système digestif. Les médecins
sont donc généralement obligés
de les administrer par injection.
Cette solution n’est pas idéale :
les piqûres ne sont ni pratiques
ni agréables, surtout pour les
enfants. Les chercheurs ont
donc testé diverses méthodes
innovantes pour adoucir l’admi-
nistration de ces produits, des
micro- aiguilles ou des sprays
nasaux, par exemple. Certaines
molécules (comme le sémaglu-
tide) peuvent être administrées
en comprimés.
Mais d’autres solutions restent
nécessaires. “L’administration par
voie orale est une sorte de graal, ana-
lyse Arturo Vegas, professeur de
chimie à l’université de Boston,
qui n’a pas participé à l’élabora-
tion du patch. Cela reste la méthode
préférée des patients […], qui sont
alors plus enclins à suivre leur trai-
tement, avec de meilleurs résultats
et moins d’effets indésirables.”
Zhi Luo et son équipe ont donc
cherché à s’approcher au plus près
de cet idéal. Leur patch, explique
le chercheur, s’inspire des ven-
touses situées sous les tentacules
des poulpes – tant par sa forme
À ÉCOUTER SUR NOTRE SITE ET SUR VOTRE APPLICATION DE PODCASTS PRÉFÉRÉE
que par sa façon de s’accrocher
aux surfaces.
L’intérieur de la joue étant glis-
sant, la plupart des ventouses ne
sont pas capables d’y adhérer.
Mais “nous avons découvert que de
nombreuses espèces sous-marines
étaient particulièrement douées en
la matière”, explique Zhi Luo. Les
ventouses des poulpes “peuvent
se coller sur n’importe quelle sur-
face cirée ou glissante”.
Silicone. L’équipe a imaginé et
conçu, grâce à une imprimante
3D, diverses structures inspi-
rées de ces ventouses, testant
différentes formes et matières
plastiques. Ils ont finalement opté
pour du silicone alimentaire (le
polydiméthylsiloxane) et créé
une ventouse qui vient s’accro-
cher à l’intérieur de la joue. Ce
dispositif permet de maintenir
le patch bien en place et de faire
pénétrer les peptides dans l’or-
ganisme. Après divers essais, les
chercheurs ont arrêté leur choix
sur un patch d’un centimètre de
diamètre, suffisamment gros pour
permettre aux patients de le mani-
puler, mais pas assez pour créer
une sensation d’inconfort.
Le dispositif a d’abord été testé
sur des chiens, et les chercheurs
ont constaté qu’il permettait de
leur administrer de la desmo-
pressine [qui diminue la produc-
tion d’urine chez les diabétiques]
avec une efficacité comparable à
celle des comprimés. Le patch est
resté fixé dans la bouche des ani-
maux pendant trois heures d’af-
filée, sans tomber ni provoquer
d’irritation ou toute autre forme
de réaction indésirable.
Zhi Luo et son équipe ont
ensuite réalisé un petit essai cli-
nique. Ils ont demandé à 40 volon-
taires en bonne santé de porter le
patch pendant trente minutes tout
en parlant, bougeant, et même
en se rinçant la bouche. La plu-
part des patchs (35 sur 40) sont
restés en place. Deux sont tombés
au bout de dix à quinze minutes,
et trois après vingt-trois à vingt-
sept minutes. Tous les volontaires
Des voix d’ailleurs pour
un monde en commun
↙ Dessin d’Andrew Pinder,
Royaume-Uni.
ont exprimé une préférence pour
ce type de dispositif par rapport
aux piqûres.
L’étude a ses limites : l’inno-
cuité du dispositif sur le long
terme doit encore être vérifiée,
en particulier pour les patients
suivant un traitement quotidien,
plus susceptibles de développer
une sensibilité au patch.
Les médecins pourraient ren-
contrer d’autres obstacles, d’ordre
pratique, souligne Arturo Vegas.
“La bouche est très facilement acces-
sible, ce qui est très commode…
Mais cela peut aussi devenir un
problème.” Les patchs empêche-
raient-ils les patients de manger,
les obligeraient-ils à modifier
leurs habitudes ? Résisteraient-
ils à des contacts répétés avec la
langue? Autant de questions aux-
quelles il faudra répondre, bien
que l’invention semble promet-
teuse, ajoute le chimiste.
Ce n’est pas la première fois
que les scientifiques s’inspirent
de la nature pour créer des dis-
positifs médicaux, loin de là. En
2008, le Massachusetts Institute
of Technology a imaginé un pan-
sement reprenant les caractéris-
tiques anatomiques du gecko,
rappelle Arturo Vegas. “Nous
avons beaucoup à apprendre des
autres créatures et animaux,
conclut Zhi Luo. L’observation
de la nature est toujours une excel-
lente source pour de nouvelles idées.”
—Annalisa Merelli,
publié le 27 septembre
SOURCE
STAT
Boston, États-Unis
statnews.com
Lancé en novembre 2015 par
John W. Henry, propriétaire
du quotidien The Boston Globe,
STAT (aussi appelé Statnews)
est un site d’information
spécialisé dans la santé,
IKON IMAGES
la médecine, les biotechnologies
ainsi que dans les découvertes
scientifiques dans ces domaines.
40. Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023

dossier

S’EXPRIMER
COÛTE QUE COÛTE
La liberté d’expression est toujours en danger. Sur
tous les continents. C’est le triste constat que l’on
peut dresser face aux dix portraits qui émaillent
ce dossier consacré aux militantes et aux militants
mis en avant cette année par Amnesty International.
De la Tunisie à la Pologne en passant par le Canada,
tous sont harcelés, emprisonnés ou poursuivis pour
avoir parlé. La lutte continue.
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023 41

moyen-
orient
Ahmed Mansour,
le dernier défenseur ÉMIRATS ARABES UNIS

des droits humains Ahmed Mansour

QUI EST-IL ?
Poète et blogueur, Ahmed Mansour
documente depuis 2006 l’état des
ÉMIRATS ARABES UNIS Alors que la COP28 est, pour le pays SOURCE droits humains aux Émirats arabes
du Golfe, l’occasion de briller sur la scène internationale, en matière unis. En mars 2017, les forces de
de droits humains, un long chemin reste encore à parcourir. En THE WASHINGTON sécurité émiraties l’arrêtent. Pendant
POST plus d’un an, personne, pas même
témoignent l’incarcération et les conditions de détention de ce blogueur. Washington, États-Unis sa famille, ne sait où il est détenu.
Quotidien, 475 000 ex. En mai 2018, Ahmed Mansour est
washingtonpost.com condamné à dix ans de prison,
— The Washington Post (Washington) pour les droits humains en 2006, en demandant Le grand quotidien notamment pour “outrage aux Émirats
la libération de deux compatriotes incarcérés à arabes unis et à leurs symboles”.

D
de la capitale
es représentants du monde entier vont cause de commentaires publiés sur Internet. Il américaine et l’un des
se réunir à Dubaï, aux Émirats arabes avait ensuite milité contre un projet de loi visant titres les plus influents
unis (EAU), pour la 28e Conférence des à restreindre la liberté d’expression dans les de la presse mondiale.
Nations unies sur le climat, la COP28 médias – et le texte avait été suspendu. En 2011, Traditionnellement
[du 30 novembre au 12 décembre, lire aussi il a passé six mois en prison pour avoir lancé au centre droit,
page 32]. Le pays hôte se targue d’être une pétition réclamant des réformes démocra- The Washington Post
“l’une des nations les plus tolérantes et inclusives tiques. La justice l’avait condamné à trois années se distingue aussi
du monde”, et soutient que sa Constitution d’incarcération pour “injures publiques” par sa couverture très
défend les droits humains. Mais le trai- au régime, mais il avait été libéré plus tôt
pointue de la vie
tement réservé à l’un des détenus de la grâce à la mobilisation internationale. politique américaine,
Depuis, il est à l’isolement et n’a pas le
droit de lire, de regarder la télévision,
ni d’accéder à des espaces extérieurs.
Enfermé dans une cellule sans lit
ni matelas, il n’a pas accès aux soins
médicaux et ne peut voir sa famille.
QUE DEMANDE AMNESTY ?
Sa libération sans conditions et
l’annulation de sa peine. Des garanties

PHOTO COLLECTION PRIVÉE

prison d’Al-Sadr, à [60 kilomètres] à peine Au cours des années suivantes, il s’estses analyses, ses sur ses conditions de détention, qui
d’Expo City, où se tiendra le sommet, présenté comme “le dernier défenseur des reportages, ainsi que doivent être conformes aux normes
témoigne d’une tout autre réalité. ÉDITO droits humains encore actif” aux EAU, tous par ses nombreux internationales, sans actes de torture
Cet homme, c’est Ahmed Mansour, et il les autres ayant été arrêtés et jetés en chroniqueurs de tous ni mauvais traitements, dans l’attente
est enfermé là depuis 2017, sans aucun contact, prison. L’État menait en effet une campagne de bords politiques. de sa libération.
ou presque, avec le monde extérieur, purgeant répression contre tous ceux qui osaient exprimer
une peine injustifiée de dix ans pour son oppo- leur opinion : activistes, juges, avocats, universi-
sition pacifique au régime. Il est le plus célèbre taires et journalistes, sans oublier les étudiants. publié de “fausses informations” pour “attiser la
défenseur des droits humains aux EAU, fédération Ahmed Mansour a de nouveau été arrêté en 2017. haine et les querelles sectaires” et “compromettre la
composée de sept émirats semi-autonomes dans Ses proches ne savaient pas où il était détenu, et réputation de l’État”. Mais aucun acte d’accusa-
lesquels la société civile est réduite au silence et il a dû attendre plus d’un an avant de rencontrer ← Dessin de Boligán tion n’a jamais été rendu public.
où les citoyens n’ont aucun poids dans la nomi- un avocat. Les premiers articles relatant son arres- paru dans Selon une source proche du dossier interrogée
nation de leurs dirigeants. tation laissaient entendre qu’on l’accusait d’avoir El Universal, Mexico. par Human Rights Watch, Ahmed Mansour aurait
Certains responsables émiratis espèrent visi- été jugé en mars 2018, six chefs d’accusation ayant
blement tuer dans l’œuf toute volonté d’évoquer été retenus contre lui. Il a été reconnu coupable
le sort tragique d’Ahmed Mansour – et des autres de cinq d’entre eux, tous liés à son engagement
prisonniers politiques – durant le sommet. [En pour les droits humains, notamment ses tweets
septembre], le Centre d’information sur le climat, dénonçant les injustices, sa participation en ligne
un organe de presse londonien à but non lucra- à des conférences internationales sur le sujet ou
tif, a divulgué le contenu d’enregistrements issus ses échanges d’e-mails et de messages WhatsApp
d’une réunion de hauts fonctionnaires locaux, avec des représentants de Human Rights Watch
en pleins préparatifs pour la COP28. D’après et du Centre du Golfe pour les droits humains.
l’article, l’un des participants suggérait notam- Son jugement en première instance et le procès
ment de couper court aux débats sur les droits en appel se sont déroulés à huis clos. Il s’est plaint
humains qui ne seraient pas liés au change- “Votre signature change l’histoire” à de multiples reprises d’être privé des produits
ment climatique, afin d’éviter que le sommet ne de première nécessité, d’être tenu à l’isolement
devienne “une tribune pour [leur] reprocher tout Du 30 novembre au 11 décembre 2023, Amnesty International et de ne pouvoir recevoir que très rarement la
et n’importe quoi”. France se mobilise dans le cadre de sa campagne annuelle visite de sa famille. En 2019, il a entamé deux
Le sommet de Dubaï reste néanmoins une en faveur de personnes ou de groupes de personnes en danger. grèves de la faim.
excellente occasion, pour la communauté interna- Cette action mondiale, construite autour de la Journée Lors de la COP27, l’an dernier à Charm
tionale, d’attirer l’attention sur la situation déplo- internationale des droits de l’homme, qui a lieu le 10 décembre, El-Cheikh, en Égypte, les militants de la société
rable des droits humains aux EAU, et en premier met en lumière dix cas qui concernent des personnes menacées, civile s’étaient retrouvés en grande partie muse-
lieu d’exiger la libération d’Ahmed Mansour. injustement emprisonnées, disparues ou assassinées lés. Et les EAU semblent vouloir suivre la même
Cet ingénieur et poète de 53 ans, père de quatre du fait de leur combat pour les droits humains. Sur tous voie. Face à cette répression, le meilleur moyen
enfants, a étudié à l’université du Colorado, à les continents : de l’Australie au Brésil, de la Birmanie de résister reste de saisir la moindre occasion
Boulder, dont il est sorti diplômé en 1999, avant aux Émirats arabes unis, de la Pologne à l’Afrique du Sud. d’évoquer “le dernier défenseur émirati des droits
de rentrer dans son pays natal. D’après l’ONG Pour en savoir plus : www.amnesty.fr humains”.—
Human Rights Watch, il a commencé à s’engager Publié le 5 octobre
42. DOSSIER
asie
Le côté obscur
de Facebook
BIRMANIE Depuis le camp de réfugiés de Cox’s
Bazar, au Bangladesh, où s’entassent plus de 1 million
de réfugiés rohingyas venus de Birmanie, Maung
Sawyeddollah mène un combat : faire reconnaître la
responsabilité de Facebook dans le déclenchement du
nettoyage ethnique qui a visé son peuple, il y a six ans.
L
orsque j’étais enfant, il n’y avait pas de violence
communautaire dans l’Arakan, se souvient
Maung Sawyeddollah dans une récente tri-
bune publiée sur le site d’Al-Jazeera. Nous
n’avions pas de problèmes majeurs avec nos voi-
sins, même si nous étions des Rohingyas musul-
mans et qu’ils étaient des Arakanais bouddhistes.”
Située dans l’ouest de la Birmanie, en bordure
du Bangladesh, l’Arakan est une région d’échanges
de populations"; au fil de l’histoire, les villages
bouddhistes, de l’ethnie arakanaise, ont progres-
sivement partagé leurs terres avec les Rohingyas
musulmans, venus de l’ouest.
“Certes, poursuit Maung Sawyeddollah, l’his-
toire des tensions entre les communautés rohingya et
arakanaise en Birmanie est ancienne. Mais, d’après
mon expérience personnelle, il n’y avait pas d’ani-
mosité quotidienne substantielle entre nos peuples.
Jusqu’à ce que les smartphones, et Facebook, entrent
dans nos vies.”
Après plus de quarante années d’une dic-
tature militaire sans partage, la Birmanie a
entamé une transition vers une forme de gou-
vernement plus démocratique à partir de 2011.
Alors que le pays était resté fermé à Internet,
le nombre d’utilisateurs du réseau a explosé
en quelques années – et c’est le téléphone por-
table qui a été le vecteur de cette pénétration.
Sentant l’aubaine commerciale, Facebook
a rapidement inondé le marché de formules
d’abonnement qui obligeaient les utilisateurs à
passer d’abord par la plateforme californienne
pour accéder à Internet. La manœuvre a été un
énorme succès. Au point de créer un monstre :
“C’est dès 2012, alors que je n’avais que 11 ans,
que j’ai compris que Facebook pouvait être un outil
de haine, rappelle Maung Sawyeddollah. Dans
les posts, les propos haineux à l’encontre de mon
peuple sont devenus monnaie courante.”
Les choses sont allées très vite. Dans une
enquête, The New York Times a remarqué com-
ment, à partir de 2016, “les militaires ont exploité
la grande influence de Facebook en Birmanie, où
son utilisation est si répandue que bon nombre
des 18 millions d’internautes du pays confondaient
clairement la plateforme de médias sociaux de la
Silicon Valley avec Internet.”
Et avec la vérité : car, à l’époque, le réseau
est inondé d’informations non vérifiées – une
femme bouddhiste violée par un musulman,
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
→ Dessin de Niels Bo
Bojesen paru dans
Jyllands-Posten,
Aarhus (Danemark).
la révélation d’un plan de subversion de la les normes de la communauté [Facebook]’. Peu
Birmanie par les Rohingyas… Tout est faux, après, les meurtres ont commencé.”
mais c’est secondaire. Plus les messages sont Massacres de masse, violences sexuelles
outranciers, plus ils génèrent de likes, de com- systématiques, villages réduits en cendres…
mentaires… Et de recettes publicitaires pour L’ONU a rapidement dû se résoudre à parler
Facebook. d’“éléments de génocide” pour décrire le défer-
Le jeune homme a alors écrit à la plateforme lement de violence qui s’est déclenché en
pour lui signaler que des fausses informations août 2017 et qui a poussé plus de 700"000 vil-
et des messages appelant au meurtre circulaient lageois rohingyas à se réfugier de l’autre côté
en masse. “Mais les responsables n’ont rien fait, de la frontière, au Bangladesh.
affirmant que ces messages ‘n’enfreignaient pas Le chercheur Azeem Ibrahim a récemment
décrit, pour le site Arab News, les mécanismes
à l’œuvre : “Les algorithmes et les systèmes de
recommandation de Facebook ont exacerbé la pro-
pagande antirohingya en amplifiant les contenus
clivants et incendiaires, contribuant ainsi à l’es-
calade de la violence et au déplacement de cen-
taines de milliers de Rohingyas.”
Aujourd’hui, Maung Sawyeddollah se bat pour
demander réparation à Meta, devenu entre-
BIRMANIE temps la maison mère de Facebook. En face,
Maung Sawyeddollah le géant californien se cache derrière l’idée
qu’il ne serait qu’un “tuyau”, une plateforme
QUI EST-IL ? neutre non responsable du contenu partagé
Ce réfugié rohingya de 22 ans a fui la Birmanie (Myanmar) en 2017 par ses utilisateurs.
avec sa famille pour échapper au nettoyage ethnique perpétré Un argument absolument fallacieux, estime
contre la minorité musulmane des Rohingyas par les forces Azeem Ibrahim : “En concevant des systèmes qui
de sécurité de l’État. Il vit depuis dans le camp de réfugiés maximisent l’attention et l’engagement des utili-
de Cox’s Bazar et réclame justice pour sa communauté. sateurs” sans une régulation adéquate, Meta “a
Il demande notamment un million de dollars de réparations exercé un pouvoir et une influence considérables
à Meta (maison mère de Facebook), qu’il accuse d’avoir laissé sur le discours public et doit être tenu pour res-
publier des posts incitant à la haine contre la population ponsable des conséquences de ses actions sur les
PHOTO MUNIR UZ ZAMAN/GETTY IMAGES/AFP
musulmane. Jusqu’à présent, Meta n’a pas répondu à cette communautés vulnérables”.
demande : Facebook ne “s’engage pas directement dans “M. Zuckerberg [le patron de Meta] ne peut
des activités philanthropiques”, répond l’entreprise. pas ramener ceux qui ont perdu la vie, conclut
Maung Sawyeddollah. Mais il peut financer
QUE DEMANDE AMNESTY ? l’éducation de jeunes gens comme moi à Cox’s
La reconnaissance de la contribution de l’entreprise aux Bazar et nous aider à construire un avenir meil-
atrocités commises en Birmanie et l’attribution de réparations leur. Compte tenu du préjudice que son entreprise
effectives à Maung Sawyeddollah et aux communautés a infligé à mon peuple, c’est vraiment le moins
rohingyas concernées. qu’il puisse faire.”
—Courrier international
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023 S’EXPRIMER COÛTE QUE COÛTE. 43

Les deux Oncles

qui attaquent l’État AUSTRALIE
Wadhuam Pabai Pabai (Oncle
Pabai) et Wadhuam Paul Kabai
AUSTRALIE La seule arme que Paul Kabai et Pabai Pabai, deux chefs (Oncle Paul)
traditionnels du détroit de Torres, ont trouvée pour lutter contre QUI SONT-ILS ?
le réchauffement climatique, c’est le droit. Et leur procès est déjà historique. Ces deux chefs des Premières Nations
se sont lancés en octobre 2021 dans
une action légale historique contre

P
aul Kabai et Pabai Pabai sont deux chefs tra-
ditionnels issus du détroit de Torres, une
étendue d’eau qui se trouve tout au nord de
l’Australie, à la jonction entre l’océan Indien
et le Pacifique. Oncle Paul et Oncle Pabai,
comme on les appelle sur place, ont intenté
une action contre le gouvernement australien, en
octobre 2021, pour manquement à son devoir de
vigilance envers les citoyens résidant sur les îles
de ce détroit de Torres. Il y a urgence : si rien n’est
fait, ils seront très bientôt les premiers réfugiés
climatiques d’Australie.
“Nous voulons faire comprendre au gouvernement
australien que nous ne pouvons plus attendre des
marées, ce qui affecte les habitations, les infrastruc- le gouvernement australien pour
tures, les plantations et les sites culturels”, précise son inaction face au dérèglement
la NITV. Les eaux ravagent les sols, le sel attaque climatique. Dans le détroit de Torres,
la végétation. Même les cimetières sont en passe où ils vivent, le niveau de la mer
d’être détruits, et les ossements dissous. monte deux fois plus vite que
Lors d’une audience, à laquelle The Guardian la moyenne mondiale, ce qui remet en
a assisté, Oncle Pabai a pu s’exprimer devant cause les droits à l’autodétermination,
la cour : “Les ancêtres sont les personnes les plus à l’éducation ou encore au logement
importantes pour nous. Ils nous donnent ce que des peuples autochtones qui
nous sommes aujourd’hui, ce qui nous permet de y résident depuis des siècles.
nous identifier. Si ma communauté disparaît, je La décision de justice à l’issue
perdrai l’identité de ma terre et je perdrai toutes du procès intenté par Oncle Pabai
les expériences que [les ancêtres] nous ont données, et Oncle Paul sera rendue en 2024.
parce qu’ils ne seront plus avec nous.”

PHOTO TALEI ELU

années pour qu’on agisse sur le climat, explique Oncle C’est là l’autre enjeu de ce procès historique : QUE DEMANDE AMNESTY ?
Paul auprès de la Télévision nationale indigène la lutte contre le changement climatique est Des actions urgentes contre
(NITV), la chaîne de l’audiovisuel public australien d’abord un combat de civilisation. Et ce n’est sans le dérèglement climatique.
consacré aux Premières Nations. Si les autorités doute pas un hasard s’il a lieu en Australie, qui
n’écoutent pas les scientifiques, si nous ne sommes détient l’une des empreintes carbone par habitant
pas entendus, nous serons contraints de partir, nos les plus importantes du monde. Et qui, lors d’un
communautés disparaîtront. Notre vie, nos ancêtres, référendum qui s’est tenu en octobre, a voté non
notre culture… Nous allons tout perdre.” à un projet de réforme constitutionnelle censé
C’est avec cet argument que la plainte portée par reconnaître les droits spécifiques des Premières
les deux “tontons” a été déposée devant la Cour Nations, à savoir les populations aborigènes
fédérale australienne, de sorte que les audiences de l’île-continent et celles qui habitent depuis
de ce procès fleuve ont été disséminées dans plu- plus de soixante-cinq mille ans sur les îles du
sieurs tribunaux d’Australie, notamment sur les détroit de Torres, comme l’explique un article KIRGHIZISTAN
îles de Boigu et Saibai, d’où sont originaires les du magazine Nikkei Asia. Rita Karassartova
Oncles Paul et Pabai. Pour la nature comme pour la culture, le combat
À l’image de l’ensemble des îles du détroit, ces des deux Oncles continue. Des audiences sont QUI EST-ELLE ?
deux bouts de terre ne s’élèvent qu’à un mètre et prévues à travers l’Australie dans les mois qui Rita Karassartova dirige l’Institut
demi au-dessus du niveau de la mer : “Elles sont viennent. Le verdict est attendu pour la fin de 2024. d’analyse publique, une entité
désormais fréquemment dévastées par les grandes —Courrier international non gouvernementale, et est membre
du Mouvement démocratique uni
du Kirghizistan. En octobre 2022,
Kirghizistan. Une silencieuse bataille pour l’eau elle a été arrêtée pour avoir participé
à des manifestations contre un accord
●●● “Rita Karassartova est devenue à l’Ouzbékistan. Les autorités les après la dissolution de l’Union controversé avec l’Ouzbékistan qui
une véritable star sur les réseaux ont neutralisés en les plaçant dans soviétique, l’objet d’un différend pourrait limiter l’accès à l’eau des
sociaux lorsqu’elle s’est opposée un centre de détention provisoire”, territorial entre le Kirghizistan et Kirghizes. Elle a passé plusieurs mois
seule à trois agents de la force rappelle le site. De fait, Rita l’Ouzbékistan. Les deux pays ont dans une cellule exiguë, sans pouvoir
publique venus l’arrêter le Karassartova est membre du “Comité conclu en 2022 un protocole de accéder à des soins médicaux ni voir
22 octobre 2022”, rapportait, cinq de défense du réservoir, créé délimitation de la frontière, sa famille. Rita Karassartova est
mois après son arrestation, le site en octobre 2022”, précise l’agence permettant “une gestion conjointe du aujourd’hui assignée à résidence
kirghiz Novyé Litsa. Il revenait de presse kirghize 24.kg. barrage”, expliquait alors le président et accusée d’avoir cherché à “renverser
notamment sur les raisons qui Ce réservoir transfrontalier kirghiz, Sadyr Japarov. le gouvernement par la force”.
avaient conduit à l’arrestation et à d’une superficie de 4"400 hectares C’est précisément contre cet accord QUE DEMANDE AMNESTY ?
la détention de cette militante. Avec est devenu la source principale que s’est exprimée Rita Karassartova : La levée de l’assignation à résidence.
vingt-sept autres activistes, elle a été d’alimentation pour le canal de elle considère que les autorités “ont L’abandon de toutes les charges
accusée d’“avoir posé des questions Fergana, “d’une importance cruciale privé le Kirghizistan de 5"000 hectares retenues contre elle. La garantie
embarrassantes pour les autorités au pour l’agriculture en Ouzbékistan”, de terres arables d’une importance qu’elle puisse mener ses actions
sujet de la rétrocession du réservoir note le site tadjik Asia Plus Info. stratégique”, expliquait-elle au site en faveur des droits humains sans
PHOTO AI

d’eau kirghiz de Kempir-Abad Raison pour laquelle il est devenu, Novyé Litsa en avril 2023. crainte de représailles.
44. DOSSIER
afrique
Chaïma Issa, contre
l’arbitraire du pouvoir
TUNISIE Inculpée dans une ténébreuse affaire de “complot
contre la sûreté de l’État”, Chaïma Issa a fait de l’expérience
carcérale une tribune de témoignage et de lutte.
—Kapitalis, extraits (Tunis)
C
haïma Issa, poétesse, écrivaine et jour-
naliste, est membre indépendante de
la principale coalition d’opposition,
le Front de salut national (FSN). Elle
était la seule femme détenue dans l’af-
faire dite du “complot contre la sûreté de
l’État” [activistes politiques, hommes d’affaires,
ancien dirigeant d’Ennahda, fonctionnaires
ont été accusés de “complot contre la sûreté de
l’État”] depuis le 25 février 2023, jusqu’à ce que
le juge d’instruction accepte sa demande de
remise en liberté avec l’autre opposant Lazhar
Akremi, le 13 juillet dernier. Cependant, les
deux activistes politiques sont [restés] pour-
suivis en justice, sous surveillance, interdits
de voyage et empêchés de se présenter dans
les espaces publics.
Cette décision, bien qu’incompréhensible sur
le plan juridique, découle de la même logique
qui a prévalu pendant sa détention. Elle met
en lumière le prix que les militants politiques
paient souvent dans les régimes autoritaires.
Humiliations. Le récit de Chaïma Issa révèle
comment la raison d’État en Tunisie est deve-
nue agressive, et comment les mesures prises en
son nom sont teintées d’absurdité et d’arbitraire.
Interrogée sur sa vie après la prison, l’activiste
décrit sa situation comme un “entre-deux”. Elle
dit avoir le sentiment de ne pas être pleinement
libre, car ses camarades restent en détention.
Cette expérience souligne la complexité
de la réintégration après une longue période
de détention. L’interview révèle également
les épreuves endurées par Chaïma Issa et ses
proches pendant sa détention. Les humilia-
tions, les agressions, ainsi que les mensonges
propagés à son sujet, ont laissé des cicatrices
profondes.
Loin de la liberté qu’elle avait toujours connue,
Chaïma a vécu une réalité brutale. Elle se sou-
vient de deux moments en particulier qui l’ont
profondément marquée. Le premier fut lorsqu’on
lui a retiré ses lunettes, un acte symbolique qui
lui a fait prendre conscience qu’elle avait perdu le
contrôle de sa propre vie. Le deuxième moment
survint lors d’une fouille corporelle, lors de
laquelle elle fut contrainte de se déshabiller et
de tousser. Mais pas seulement…
En Tunisie, où de nombreuses familles ont un
être cher derrière les barreaux, Chaïma Issa se
dit déterminée à se battre contre les injustices
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
Thapelo
Mohapi,
l’égalité en
bandoulière
du système carcéral. Elle est convaincue que AFRIQUE DU SUD Dans cette
la prison ne peut être une solution, car elle
a constaté de ses propres yeux que les droits
lettre ouverte, Thapelo Mohapi,
humains y sont bafoués. responsable du mouvement social
Chaïma demeure également une combat- Abahlali baseMjondolo (AbM),
tante inflexible, continuant à dénoncer ce SOURCE réclame le respect des droits
qu’elle qualifie toujours de “coup d’État”, à des plus démunis.
savoir la proclamation de l’état d’exception, KAPITALIS
le 25 juillet 2023. Elle condamne vivement les Tunis, Tunisie
actions polarisantes de l’État et du président kapitalis.com
Kaïs Saïed, accusant leur politique d’attiser la Lancé en mars 2010, —Daily Maverick (Johannesburg)
division et la haine, aussi bien envers les étran-
A
ce portail
gers qu’entre les Tunisiens. d’information en vec la montée du désespoir et l’augmen-
Dans un contexte politique où l’opposition langue française est tation de la faim en Afrique du Sud, on
fait face à des défis considérables, Chaïma consacré à la Tunisie risque d’assister à une hausse parallèle de
insiste sur la nécessité de rétablir le dialogue, et aux autres pays la violence dans la société. Le meilleur
même si la démocratie est diabolisée, et sou- du Maghreb. Bien moyen que nous ayons de rendre cette
ligne que l’abandon de la lutte contre l’isla- que centré sur dernière plus sûre, c’est de restaurer la
misme a contribué à la situation actuelle. l’économie, confiance dans le présent et l’espoir dans l’avenir.
Par ailleurs, elle rejette fermement les accu- il s’intéresse aussi Partout dans le monde, les pauvres sont incri-
sations de complot avec des puissances étran- à la culture, aux faits minés et, dans des pays comme le Brésil, les États-
gères, mettant en lumière les contradictions de société Unis et l’Afrique du Sud, régis violemment. En
flagrantes dans ces allégations, et réaffirme que et à la politique. Afrique du Sud, où le niveau de violence dans
sa détention avec nombre de ses collègues résulte la société engendre, à juste titre, une profonde
de leur défense des libertés et de leurs efforts anxiété, la tendance croissante à rejeter la faute
pour unir l’opposition face à un Kaïs Saïed qui sur les pauvres met vraiment en danger notre
a choisi la division plutôt que la réconciliation. sécurité. La municipalité d’Emfuleni, dans la
—Hssan Briki, région du Cap, a enregistré un record de meurtres
publié le 6 septembre au cours du dernier trimestre, d’après les statis-
tiques publiées par le ministre de la Police, Bheki
Cele. Comme toujours, on en a rejeté la cause
sur la prolifération des bidonvilles, qui “poussent
comme du chiendent” (pour reprendre les mots de
certains), et même sur la vieille idée coloniale de
“surpopulation”.
C’est du moins la thèse qui est reprise par les
TUNISIE médias et les riches. Selon cette thèse, quand on
Chaïma Issa est pauvre, on n’a pas sa place dans les grandes
villes, et quand on parvient malgré tout à s’y
QUI EST-ELLE ? implanter et à exploiter les possibilités qu’elles
Cette militante est une figure du Front de salut national, l’une offrent, on constitue une menace pour la société.
des coalitions d’opposition de Tunisie. En juillet 2021, elle est l’une En fait, il est clair que nous sommes considérés
des premières à s’élever contre le président Kaïs Saïed lorsqu’il comme des rebuts. Nous ne comptons tout sim-
annonce sa décision de suspendre le Parlement, limoger le chef plement pas pour la société, comme le montrent
du gouvernement et prendre le contrôle exécutif du pays. Arrêtée de nombreux exemples.
en février 2023, elle fait l’objet d’une enquête pour “complot”. On peut citer le cas de Zamekile Shangase, une
Elle est aussi poursuivie pour des propos tenus sur une radio. femme originaire d’Umzimkhulu, venue tenter sa
chance à Durban, qui a été abattue par la police
PHOTO COLLECTION PRIVÉE
QUE DEMANDE AMNESTY? à Asiyindawo lors d’une descente pour “contrôler
L’abandon de toutes les restrictions et des charges les papiers” dans le bidonville de Lamontville, à
retenues contre Chaïma Issa. Ne pas prendre Durban, le 29 juillet 2021. Les médias n’ont même
de nouvelles mesures qui menacent son droit pas mentionné son nom dans leurs premiers
à la liberté d’expression. comptes rendus de l’incident, ni celui d’aucun
autre habitant du bidonville, d’ailleurs.
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
Ils ont juste affirmé que la police avait essuyé
les tirs de dangereux truands et qu’une femme
(dont l’identité n’était pas révélée) avait été tuée
dans la fusillade. Or il s’est avéré par la suite
qu’aucun habitant n’avait ouvert le feu sur la
police. De toute évidence, la vie de Shangase
n’avait aucune importance, et il est également
clair qu’on a incriminé toute une communauté
pour justifier un meurtre commis par la police.
Voilà un exemple particulièrement brutal de
personne pauvre traitée comme un rebut et incri-
minée à tort. Mais c’est tout le temps comme cela
que cela se passe. Si nous croyons à l’égalité et à
la nécessité de respecter et d’affirmer la dignité
de chaque individu, nous ne devrions pas parler
de “chiendent” à propos des lieux où certains
tentent de prendre pied dans les grandes villes.
Dignité. Les bidonvilles abritent des millions de
personnes, et plus d’un milliard dans le monde.
C’est là que les gens tombent amoureux, élèvent
leurs enfants, trouvent un gagne-pain et, tout
simplement, vivent leur vie.
Les personnes qui habitent dans des bidonvilles
devraient être reconnues comme des personnes
qu’il convient d’aider à développer leur quar-
tier et non comme une menace pour la société.
Nous faisons partie de la société, en effec-
tuant souvent des tâches dont dépend l’élite de
la société, comme les tâches ménagères, les mis-
sions de sécurité ou les travaux sur les chantiers
de construction. C’est nous qui construisons les
grandes villes et les gardons propres et sûres.
Nous devons bénéficier du même respect que
n’importe qui. Pourtant, lorsque nous nous orga-
nisons pour demander la reconnaissance de notre
dignité, nous sommes toujours plus, beaucoup
plus, incriminés. La police nous tire dessus avec
des balles en caoutchouc et nous passe à tabac
lors des manifestations.
Nous sommes régulièrement arrêtés et accusés
de “troubles à l’ordre public” pour avoir commis
le crime d’apparaître en public en tant que force
politique organisée.
S’EXPRIMER COÛTE QUE COÛTE. 45
AFRIQUE DU SUD
Thapelo Mohapi et le mouvement
Abahlali baseMjondolo
QUI EST-IL ?
Thapelo Mohapi est le secrétaire
← Dessin d’Otto paru général du mouvement Abahlali
dans Der Freitag, baseMjondolo (AbM), qui milite
Berlin. notamment pour les droits fonciers
et l’accès au logement des personnes
vivant dans des quartiers informels
en Afrique du Sud. Depuis 2021, il vit
dans la clandestinité, car sa vie est
menacée. Vingt-cinq des membres
d’AbM ont été tués depuis la création
du mouvement, en 2005.
Dans les commissariats, il nous arrive d’être QUE DEMANDE AMNESTY ?
torturés et même assassinés par la police. Quand Une enquête approfondie, impartiale
PHOTO COILLECTION PRIVÉE
nos leaders sont tués, la police enquête rarement, et transparente sur le harcèlement et
et n’intervient jamais lorsque des municipalités les homicides des membres de l’AbM,
détruisent illégalement et sans ménagement visant à amener les responsables
nos logements. présumés devant la justice et à mettre
Certes, l’Afrique du Sud connaît de très graves SOURCE un terme à toutes ces attaques.
problèmes de violence et de criminalité, mais il
faut bien voir que ce sont les pauvres qui sont les DAILY MAVERICK
plus touchés, comme pour tous les autres pro- Johannesburg,
blèmes à l’origine de la crise à laquelle notre pays Afrique du Sud
est confronté. Nous, nous n’avons pas de mai- dailymaverick.co.za
sons en brique, d’alarmes ou d’agents de sécu- Le Daily Maverick est
rité privée. Nous sommes toujours vulnérables. né sur les cendres de
Mais les postes de police de nos quartiers ne sont Maverick, un magazine
pas là pour nous venir en aide. Au contraire, c’est d’affaires lancé à la fin
là que nous sommes conduits et parfois grave- de 2005. Mais la ESWATINI
ment blessés lorsque nous nous dressons pour société éditrice est Thulani Maseko
affirmer notre dignité d’être humain. emportée par la crise
Même les gens bien qui travaillent dans la financière de 2008. QUI EST-IL ?
police ne peuvent pas faire grand-chose pour L’équipe de la Avocat défenseur des droits humains,
nous soutenir, car la raison de vivre du système, rédaction ne renonce Thulani Maseko a ouvertement critiqué
c’est de nous opprimer. Nous réclamons des pas : elle crée une les lois répressives et la violence
formes démocratiques de contrôle de la police version en ligne. dont l’Eswatini faisait usage pour
par la collectivité, mais bien sûr ce gouverne- Audacieux, décalé étouffer les manifestations pacifiques.
ment ne le permettra jamais. et réactif, le webzine Il présidait un réseau de partis
Nous ne serons pas en mesure de réduire la est devenu l’un des politiques et d’organisations de
violence dans la société ni la prédation souvent sites phares de la la société civile réclamant des réformes
cruelle des personnes vulnérables tant que nous presse sud-africaine. démocratiques lorsqu’il a été abattu, le
n’aurons pas apporté de changements majeurs à 21 janvier 2023, par des tireurs inconnus.
la façon dont la société est organisée. Quelques heures auparavant, le roi avait
Il faut réaliser des investissements massifs prononcé un discours affirmant qu’“on
en faveur des pauvres, s’engager clairement à s’occuperait” des personnes réclamant
construire une société dans laquelle chacun est une réforme démocratique. Aucune
respecté, offrir des débouchés aux millions de enquête impartiale et indépendante
jeunes enlisés dans le chômage, et mener une n’a été menée sur ce crime.
grande campagne contre la corruption.
PHOTO GIANLUIGI GUERCIA/AFP
Lorsque les gens auront conscience d’être QUE DEMANDE AMNESTY ?
respectés et pourront croire en la société et en Une véritable enquête sur
l’avenir, ils seront beaucoup moins nombreux cet homicide et des suites judiciaires.
à se laisser entraîner dans des modes de vie L’accès à la justice et à des
qui les conduisent à porter atteinte aux droits recours effectifs pour la famille
d’autrui, au détriment de leur propre vie et de de Thulani Maseko.
la société. Ce sont les citoyens ordinaires → 46
46. DOSSIER
45 ← de ce pays qui sont venus à bout de l’apar-
theid, et non le Congrès national africain (l’ANC)
en exil. Pourtant, en 1994, on a demandé à nos
parents qui avaient risqué leur vie dans la lutte
de rentrer chez eux parce que l’ANC allait avoir
les rênes du pouvoir. Les ONG ont également
pris leurs places de leaders.
Lorsque les pauvres se sont avisés de protester
et de s’organiser, on les a toujours traités de crimi-
nels ou on a dit qu’ils représentaient la “troisième
force”, un complot visant à saper la démocratie.
Abahlali baseMjondolo, l’association à laquelle
j’apporte mes services depuis dix ans, a été jus-
tement créée pour changer cette manière de
voir. Depuis le début, le mouvement, qui compte
aujourd’hui plus de 115000 membres en règle
dans quatre provinces, insiste sur le fait que les
pauvres vivant dans des bidonvilles sont tout à
fait capables de penser par eux-mêmes et que
nous devrions pouvoir participer à toutes les
prises de décision qui nous concernent.
Être pauvre ne signifie pas qu’on est effondré,
mais simplement qu’on n’a pas d’argent. Et nous
n’avons pas d’argent parce que nous avons été
appauvris par le colonialisme et l’apartheid, et
maintenus dans la pauvreté par l’ANC.
Nouvelle vision. Il faut donc trouver une solu-
tion politique pour changer les structures sociales
qui nous maintiennent dans la pauvreté, ainsi
que pour vaincre la corruption et surmonter la
répression de l’ANC.
Avec la montée du désespoir et l’augmen-
tation de la faim en Afrique du Sud, on risque
d’assister à une hausse parallèle de la violence
dans la société, d’autant plus que l’action de la
police, du gouvernement et des partis politiques
laisse la population de plus en plus désabusée.
L’utilisation d’un langage déshumanisant et l’en-
voi de la police pour commettre davantage de
violences à l’encontre des pauvres ne font qu’ag-
graver la situation.
Le plus important, pour rendre cette société
plus sûre pour nous tous, c’est de restaurer la
confiance dans le présent et l’espoir dans l’ave-
nir. Nous avons besoin d’une nouvelle vision
politique pour une société fondée sur le respect
de la dignité humaine, une société dans laquelle
chacun est mis en valeur et invité à apporter sa
pierre à l’édifice, une société pour qui c’est la pau-
vreté, et non les pauvres, qui constitue le fond du
problème. Autrement dit, luttons contre la pau-
vreté et non contre les pauvres! C’est ainsi que
nous construirons une société dans laquelle nous
serons tous en sécurité.
Nous continuerons à nous battre pour notre
dignité, même si notre gouvernement ne nous
reconnaît pas comme des êtres humains, et
même si nos chefs sont régulièrement empri-
sonnés et assassinés.
Nous invitons toutes les personnes de bonne
volonté à se joindre à nous à leur manière, car
nous sommes en quête d’une issue à la crise
actuelle et d’un avenir où chaque individu serait
apprécié à sa juste valeur sans que personne soit
traité comme un rebut.
—Thapelo Mohapi,
publié le 12 mars
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
europe
Vers une dépénalisation
de l’IVG?
POLOGNE Malgré la victoire de l’opposition démocratique aux
élections législatives, la question de l’avortement reste brûlante.
Pour les ONG, il faut que les poursuites judiciaires cessent.
E
→ Dessin de Falco, n Pologne, le chemin pour léga- de la Troisième Voie, une coalition d’agrariens
Cuba. liser l’avortement jusqu’à la dou- et de démocrates chrétiens, partisans du “com-
zième semaine de grossesse risque promis” précédemment installé en 1993, qui
d’être long, même si l’équilibre des n’autorisait l’interruption d’une grossesse que
forces au sein de la nouvelle chambre si celle-ci résultait d’un viol ou constituait un
basse et l’arrivée au pouvoir, d’ici danger pour la vie de la femme enceinte; ou bien
à la mi-décembre, de trois formations si le fœtus présentait une malformation grave
issue de l’opposition démocratique lui et irréversible.
ouvrent la voie. L’accord de coalition du 10 novembre, signé par
Les nationaux conservateurs du PiS les trois formations victorieuses, “se contente d’une
(Droit et Justice), aux commandes déclaration générale sur l’invalidation du jugement
ces huit dernières années, étaient du Tribunal constitutionnel de 2020”, regrette le site
parvenus, en saisissant une d’information en ligne Oko.press, situé à gauche.
Cour constitutionnelle poli-
tisée, à interdire, à partir Projets de loi. Les résultats des sondages sont
de janvier 2021, l’accès à pourtant clairs : en mars dernier, 75 % des per-
l’avortement en Pologne sonnes interrogées par l’institut Ipsos déclaraient
en cas de malforma- qu’elles voteraient oui en cas de référendum de
tion grave du fœtus. légalisation. Une étude d’opinion réalisée en
L’annonce du jugement, novembre montre, elle, que 35 % des sondés
en octobre 2020, avait souhaitent une légalisation de l’IVG jusqu’à la
jeté des dizaines de mil- douzième semaine de grossesse, quand seuls
liers de Polonaises et de 21 % désirent retourner au compromis de 1993.
Polonais dans la rue des La Nouvelle Gauche a donc déposé,
semaines durant. le 14 novembre, deux projets de loi : l’un qui
La Nouvelle Gauche et la légalise l’IVG jusqu’à la douzième semaine de
Coalition civique (KO) – emme- grossesse, l’autre qui dépénalise l’aide à l’avor-
née par l’ancien Premier ministre tement, aujourd’hui punie par l’article 152 du
Donald Tusk – avaient fait de la Code pénal, lequel prévoit jusqu’à trois ans
légalisation de l’IVG une promesse d’emprisonnement. Un article qui a conduit,
de campagne, mais c’était sans en mars 2023, à la condamnation de la mili-
compter sur le succès inattendu tante pro-choix Justyna Wydrzynska à des tra-
vaux d’intérêt général (voir cicontre).
“C’est un test […]. Nos partenaires de coali-
tion subiront certainement une pression énorme
de la part des organisations de femmes et d’une
partie des médias”, estime un interlocuteur
de gauche du quotidien économique Gazeta
Prawna. L’espoir est pourtant permis, puisque
POLOGNE la Troisième Voie “n’entend pas introduire de
Justyna Wydrzynska discipline [de parti] lors du vote du projet de
loi”, comme le souligne le quotidien libéral
QUI EST-ELLE ? Gazeta Wyborcza.
Elle est l’une des fondatrices d’Abortion Dream Team, un collectif Difficile de prédire pour autant si le pré-
qui se mobilise pour que toutes les femmes qui souhaitent sident, Andrzej Duda, acquis au PiS, validera
avorter puissent le faire. En mars 2023, Justyna Wydrzynska une telle législation sans mettre un veto impos-
a été condamnée à huit mois de travaux d’intérêt général pour sible à contourner. Mais il pourrait bien, en
PHOTO KAROLINA JACKOWSKA
avoir aidé une femme enceinte à obtenir des pilules abortives. attendant, consentir à une “décriminalisation
Une pratique illégale en Pologne. Elle a fait appel de la décision. totale” de l’avortement. De quoi constituer pour
la députée de la Nouvelle Gauche Katarzyna
QUE DEMANDE AMNESTY ? Kotula, citée dans un autre article de Gazeta
L’annulation de la condamnation. L’arrêt des persécutions Wyborcza, “un nouveau compromis”, en atten-
et de la répression sur la personne de Justyna Wydrzynska. dant l’élection présidentielle de 2025.
—Courrier International
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023 S’EXPRIMER COÛTE QUE COÛTE. 47

amériques
L’efficacité mortelle
de la police
BRÉSIL
Ana Maria Santos Cruz
BRÉSIL Les meurtres commis par des policiers sont souvent Bilan
dirigés contre des personnes noires et de quartiers populaires, QUI EST-ELLE ?
et la justice ne donne guère suite aux poursuites. DE BONNES Femme noire et défenseure des droits
NOUVELLES humains, Ana Maria Santos Cruz
Les précédentes a perdu son fils Pedro Henrique,
assassiné par la police selon sa

L
’assassinat du fils d’Ana Maria Santos Cruz
par des policiers qui, six ans plus tard, n’ont
toujours pas été jugés illustre la situation
dramatique qui se joue dans l’État brési-
lien de Bahia, dont les forces de police
campagnes ont porté
depuis été inculpés, mais leur procès n’a pas leurs fruits. Parmi compagne, témoin du crime. Il avait
encore eu lieu. À l’époque, l’intervention avait les bonnes nouvelles organisé des “marches pour la paix”
été qualifiée d’“énergique” par le pouvoir exé- à célébrer, il y a la pour dénoncer les violences
cutif régional. libération de Yasaman policières. Le 27 décembre 2018,
Dans l’ensemble du pays, le Forum brésilien Aryani, en Iran. Cette il a été assassiné. Inculpés en 2019,

PHOTO GABRIEL YJALADE - AMNESTY INTERNATIONAL

sont celles qui tuent le plus dans le pays :
1#464 personnes, en grande majorité afro-
brésiliennes, y ont été tuées en 2022 par des
policiers, un nombre quatre fois plus élevé
qu’en 2015, estime le Forum brésilien de la
sécurité publique, dont les données sont rap-
portées par la rédaction lusophone pour le
Brésil de Deutsche Welle.
Alors qu’au moins dix gangs criminels se
disputent actuellement des territoires de la
région, le gouvernement local, dirigé depuis
près de deux décennies par le Parti des tra-
vailleurs (PT) du président de gauche Lula,
a adopté le choix de la confrontation armée,
et non de l’investigation, comme principale
politique de sécurité publique, sans que cela
vienne pour autant endiguer le narcotrafic,
explique BBC News Brasil.
Dans ce contexte, les interventions létales
sont considérées “comme un critère d’efficacité
de la police”, observe le professeur de l’Uni-
versité fédérale de Bahia Samuel Vidal. Cet
ancien dirigeant local du PT explique avoir
quitté le parti après une opération policière
en 2015 dans la banlieue de Salvador, la capi-
tale de Bahia, qui s’était soldée par la mort
de douze jeunes. Accusés d’avoir exécuté
sommairement les victimes, neuf agents ont
Canada. Une lutte pour préserver les territoires
●●● La déception. C’est le quotidien” sur leur territoire
sentiment qui se dégageait traditionnel, rapportait
à la lecture de l’article de le média canadien.
Radio-Canada, en juillet, De fait, “depuis 2019,
de la sécurité publique a enregistré 6#430 morts jeune militante avait les agents soupçonnés de l’avoir tué
causées par des policiers l’an dernier#; 83 % retiré son voile pour sont encore actifs au sein des forces
des victimes étaient des personnes noires. traverser un wagon de l’ordre. L’enquête sur cet homicide
Interrogé par le journal O Tempo, un spécia- réservé aux femmes n’a pas été conclue. Ana Maria Santos
liste de l’organisation évoque une “violence en distribuant des Cruz se bat pour que les responsables
sélective” : pour lui, “les agents ont tendance à fleurs blanches. répondent de leurs actes.
agir de manière agressive lorsqu’ils pensent qu’ils Une vidéo devenue
ne seront pas sanctionnés”. Cette impunité “est virale en mars 2019. QUE DEMANDE AMNESTY ?
directement liée au profil des victimes, généra- Elle avait été arrêtée Une enquête indépendante, impartiale
lement noires et de quartiers populaires”, qui un mois plus tard et approfondie sur la mort de Pedro
dépendent souvent des organes publics pour et condamnée Henrique, suivie d’une action en justice.
assurer leur défense. Or il existe selon lui tout à une peine de seize
un “réseau de complicité qui commence par les ans de prison pour,
policiers et se termine par les tribunaux”, car “les notamment,
procureurs, qui devraient contrôler ce type d’évé- “incitation
nements, agissent avec connivence, déposent peu à la corruption
de plaintes et n’y donnent guère suite”. et à la prostitution”.
Sept États brésiliens ont décidé d’équiper Yasaman, sa mère
leurs forces de police de caméras corporelles, et d’autres femmes
qui sont par ailleurs en phase de test dans dix défenseurs des droits
autres régions, dont Bahia, explique le site G1, humains ont été
du groupe Globo. Le ministère de la Justice libérées en février CANADA
prépare par ailleurs un protocole national, et mars 2023. Nation autochtone wet’suwet’en
rapporte un éditorialiste du quotidien Correio Mohamed El-Baqer
Braziliense, pour qui cette mesure “doit être a lui aussi été libéré. QUI SONT-ILS ?
adoptée rapidement et dans tout le pays”. Et de Cet avocat égyptien Les membres de la nation autochtone
conclure : “Il est déjà grand temps.” spécialisé dans wet’suwet’en s’opposent à la
—Courrier International la défense des droits construction d’un gazoduc sur leurs
humains avait été terres. Mais l’entreprise TC Énergie,
victime de fausses soutenue par l’État, a entamé les
accusations de travaux au mépris du droit
terrorisme et arrêté
en 2019. Puis
international. Vingt membres de
la nation wet’suwet’en ont été accusés
projet de la compagnie TC condamné à quatre d’avoir désobéi à l’ordre de se tenir
Énergie”, indiquait le site. ans de prison pour à l’écart des sites de construction
Mais les témoignages “diffusion de fausses du gazoduc Coastal GasLink, qui se
devant la Commission nouvelles” en 2021. trouvent sur les territoires ancestraux
PHOTO LA PRESSE CANADIENNE/DARRYL DYCK/ALAMY

après une audience
d’une délégation du peuple
wet’suwet’en devant
la Commission
interaméricaine des droits
de l’homme. Elle était
venue dénoncer la violation
des droits de la nation
wet’suwet’en, l’intimidation
et la surveillance que ses
membres disent subir “au
les chefs héréditaires de la
Première Nation s’opposent
au projet de construction
d’un gazoduc qui traverse
les terres non cédées
de la communauté.
Et de nombreux
autochtones ont été arrêtés
par la Gendarmerie royale
du Canada lors de
manifestations contre ce
semblent vains, bien que
le chef héréditaire
wet’suwet’en Na’moks
ait déclaré : “Nous sommes
les décideurs sur leur
territoire.” La prison reste
souvent la seule conclusion
aux manifestations, et
le gouvernement canadien
poursuit ses projets
de pipelines.
Il a été libéré en non cédés de la nation. Parmi ces
juillet 2023 après défenseurs, 9 sont actuellement jugés.
presque quatre ans
de détention dans QUE DEMANDE AMNESTY ?
une prison à sécurité L’abandon des poursuites contre
maximale. les défenseurs de la terre opposés
à la construction du gazoduc
Coastal GasLink. La cessation
de l’exploitation des terres
des Wet’suwet’en sans
leur consentement préalable.
360
48. Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023

MAGAZINE
Ma petite croisière metal • Voyage ............. 52
Ne tirez pas sur les critiques • Idées ......... 54
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
SOURCE
NATURE
Londres, Royaume-Uni
Hebdomadaire
nature.com
Depuis 1869, cette revue scientifique
↓ Dessin de Señor Salme, au prestige mérité accueille – après
Espagne. plusieurs mois de vérifications –
Discerner
le vrai de l’IA
Les images trompeuses entièrement créées par
intelligence artificielle générative se multiplient.
Elles menacent la démocratie, estiment certains.
Pour limiter les dégâts, des chercheurs se sont
lancés dans une course au développement d’outils
capables de les détecter. — Nature (Londres)
E
n juin dernier, dans le cadre des joutes politiques
en amont des primaires de la présidentielle
américaine de 2024, plusieurs images ont été
diffusées montrant Donald Trump embrassant
l’un de ses anciens conseillers à la santé, Anthony
Fauci. Sur certains clichés, on voit Trump béco-
ter gauchement le visage de Fauci, le “monsieur santé”
vilipendé par certains conservateurs américains pour
avoir défendu le port du masque et les vaccins pendant
la pandémie de Covid-19.
“Ça sautait aux yeux” qu’ils étaient faux, se souvient
Hany Farid, informaticien à l’université de Californie à
Berkeley et l’un des nombreux spécialistes à avoir exa-
miné ces clichés. En scrutant trois des
photos, on s’aperçoit que les cheveux de
Trump sont flous, curieusement, que les inscriptions
n’ont aucun sens à l’arrière-plan, que les bras et les mains
ont des positions peu naturelles et que l’oreille visible
de Trump défie les lois de l’anatomie. Autant d’éléments
qui trahissent – pour l’heure – l’utilisation d’une intelli-
gence artificielle générative (IAG).
Les images et vidéos de ce type, appelées deepfakes, pro-
duites par des générateurs text-to-image [qui créent des
images à partir d’une indication textuelle] en faisant appel
au deep learning [“apprentissage profond”], sont désormais
monnaie courante. Si les tricheurs recourent depuis belle
SYNERGY ART
lurette à la tromperie pour extorquer de l’argent, influen-
cer l’opinion, voire déclencher des guerres, la vitesse et
la facilité avec lesquelles des volumes considérables de
360o. 49
les comptes rendus des innovations
majeures dans tous les domaines :
de la biologie à la physique, en passant par
l’astronomie. Outre les articles destinés aux
chercheurs et aux scientifiques, la revue
propose des pages d’actualités, de débats
et de dossiers accessibles au grand public.
contenus fallacieux (mais extrêmement convaincants)
peuvent être dorénavant produits et diffusés – associées
à un manque de sensibilisation du grand public – consti-
tuent une menace grandissante.
“Les gens connaissent encore mal la technologie géné-
rative. Ce n’est pas comme si elle était apparue progressi-
vement. Ç’a été fulgurant : tout à coup, elle était là, ce qui
nous empêche d’avoir le recul nécessaire”, observe Cynthia
Rudin, informaticienne spécialiste de l’IA à l’université
Duke de Durham, en Caroline du Nord.
Des dizaines d’outils sont désormais disponibles, per-
mettant à l’internaute lambda de générer artificielle-
ment n’importe quel contenu ou presque, à n’importe
quelle fin, qu’il s’agisse de créer une fausse vidéo de Tom
Cruise sur TikTok pour s’amuser, de faire revivre une
victime d’une fusillade dans une école dans une vidéo
réclamant un durcissement de la réglementation sur les
armes à feu ou de simuler un appel à l’aide d’un proche
pour délester une victime de quelques dizaines de mil-
liers de dollars. Les deepfakes vidéo peuvent même être
générés en temps réel, au cours d’une visioconférence,
par exemple. Au début de l’année, Jerome Powell, le
patron de la Réserve fédérale américaine, a ainsi discuté
en visio avec quelqu’un qu’il pensait être le président
TECHNOLOGIE
50. 360o
ukrainien, Volodymyr Zelensky… sauf
que ce n’était pas lui.
La quantité de contenus générés par IA est incon-
nue, mais elle serait en train d’exploser. Les universi-
taires citent souvent une estimation selon laquelle 90 %
des contenus d’Internet pourraient être créés artificiel-
lement d’ici quelques années. “Tout le reste serait alors
noyé dans le bruit ambiant”, prévient Cynthia Rudin, ce
qui compliquerait la tâche de celles et ceux qui sont à
la recherche de contenus utiles ou authentiques. Les
moteurs de recherche et les réseaux sociaux ne feront
qu’amplifier la désinformation, ajoute-t-elle. “Jusqu’à
présent, on recommandait et on faisait circuler toutes ces
bêtises. Maintenant, on va les générer.”
S
i les contenus de synthèse ont souvent pour but
premier de divertir et d’amuser, comme l’image
devenue virale du pape François portant une
doudoune de créateur, certains obéissent à une
stratégie partisane et parfois malveillante – par
exemple via la diffusion tous azimuts de contenus
pornographiques dans lesquels le visage d’une personne
est associé au corps d’une autre sans son consentement.
Même un seul contenu de synthèse peut être lourd de
conséquences : une image générée par l’IA d’une explosion
au Pentagone s’est ainsi propagée comme une traînée de
poudre en mai dernier, créant un trou d’air sur le marché
boursier. L’existence de ces contenus de synthèse permet
également à des individus de rejeter les preuves bien
réelles d’un délit en les qualifiant de “fausses”.
“Les gens savent de moins en moins à quel saint se vouer.
Et c’est un vrai problème pour la démocratie, analyse Sophie
Nightingale, psychologue à l’université de Lancaster
(Royaume-Uni), qui étudie les effets de l’IA générative.
C’est un point sur lequel il faut réagir, et vite. La menace est
d’ores et déjà considérable.” Elle précise que la question
va se poser avec acuité dans les deux ans à venir, avec
les élections majeures qui vont se tenir aux États-Unis,
en Russie et au Royaume-Uni.
Pour l’instant, certains contenus de synthèse contiennent
encore des indices révélateurs, tels que des mains à six
doigts sur les photos. Mais l’IAG s’améliore de jour en
jour. “C’est l’affaire de quelques mois” avant que les gens
ne soient plus capables de faire la différence, pointe Wael
Abd-Almageed, informaticien et ingénieur informatique
à l’université de Californie du Sud à Los Angeles.
Dans ce contexte, les chercheurs mettent les bouchées
doubles pour tenter de tirer le meilleur parti des deepfakes
tout en concevant des garde-fous contre les abus. Il existe
à ce jour deux parades technologiques : le marquage des
contenus authentiques ou de synthèse au moment de leur
création et l’utilisation de détecteurs d’IA pour repérer
les faux après publication. Aucune de ces deux solutions
n’est parfaite, mais l’une et l’autre compliquent la falsifi-
cation, assure Shyam Sundar, psychologue et fondateur
d’un laboratoire de recherche sur les effets des conte-
nus à l’université d’État de Pennsylvanie. “Si vous êtes
malveillant et que vous avez de la suite dans les idées, vous
pouvez à l’évidence aller assez loin. Le but de la manœuvre,
c’est de vous mettre des bâtons dans les roues”, explique-t-il.
À court terme, affirme Sophie Nightingale, la tech-
nologie jouera le premier rôle, mais “à plus long terme
peut-être mettra-t-on davantage l’accent sur la sensibili-
sation et la réglementation”. L’Union européenne (UE)
ouvre la voie à l’échelle internationale avec sa loi sur
l’IA, qui a été adoptée par le Parlement en juin der-
nier et qui attend l’aval des deux autres instances diri-
geantes de l’Union. “On va certainement en tirer des leçons
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
importantes, juge la psychologue, que leurs efforts soient
couronnés de succès ou non.”
Pour les chercheurs, l’IA générative est un outil très
utile. Elle est par exemple utilisée pour créer des jeux
de données médicales, en contournant la question de la
confidentialité, afin de concevoir des molécules ou encore
d’améliorer les articles et les logiciels scientifiques. On
envisage également d’utiliser les deepfakes pour anonymi-
ser les participants aux thérapies de groupe en visio, créer
des avatars personnalisés de médecins ou d’enseignants
qui soient plus attrayants pour le public, ou améliorer
l’encadrement des études dans le domaine des sciences
sociales. Shyam Sundar assure : “Je suis plus optimiste qu’in-
quiet. Je pense que c’est révolutionnaire comme technologie.”
F
ace au risque d’abus généralisés, les cher-
cheurs et les éthiciens n’en tentent pas moins
de poser des règles encadrant l’usage de l’IA,
comme la Déclaration de Montréal de 2018 et
la Recommandation sur l’intelligence artificielle
de 2019. Le Partnership on AI [“Partenariat
sur l’IA”], une organisation à but non lucratif qui réunit
des poids lourds du secteur, promeut le dialogue sur
les bonnes pratiques, même si certains observateurs et
participants doutent de son efficacité réelle.
Tous défendent les principes de transparence et de
signalement des contenus de synthèse. Les entreprises
s’emparent du sujet : en mars, par exemple, TikTok a
mis à jour les règles de sa communauté en obligeant les
créateurs de contenus à dire s’ils utilisaient l’IA dans les
scènes d’apparence réaliste. En juillet, sept géants de la
tech, dont Meta, Microsoft, Google, OpenAI et Amazon,
se sont engagés auprès de la Maison-Blanche à signaler
les contenus générés par l’IA. Et, en septembre, Google a
fait savoir qu’à compter de la mi-novembre tout contenu
généré par l’IA utilisé dans des publicités à caractère poli-
tique devra être signalé comme tel sur ses plateformes,
y compris YouTube.
Une des manières de marquer les images de synthèse
est de leur appliquer un filigrane en modifiant des pixels.
La retouche est imperceptible à l’œil nu mais décelable à
l’analyse. En modifiant certains pixels de sorte que leur
↑ Une fausse vidéo mettant en scène l’ancien
président américain Barack Obama. Les logiciels
de reconnaissance faciale, comme celui à
l’œuvre ici, peuvent être utilisés pour faire dire
à quelqu’un quelque chose qu’il n’a jamais dit,
notamment en période électorale. Photo AP/Sipa
valeur colorimétrique soit un nombre pair, par exemple,
on crée un filigrane – mais un filigrane rudimentaire qui
disparaît à la moindre manipulation de l’image ou presque,
comme l’application d’un filtre de couleur. Certains fili-
granes ont ainsi été jugés trop faciles à supprimer. Mais
d’autres plus complexes peuvent, par exemple, prendre
la forme d’un dégradé d’un bord à l’autre de l’image,
superposé à plusieurs autres motifs de même type, de
sorte qu’il soit impossible de les effacer en manipulant
les pixels individuellement. Ces filigranes peuvent être
difficiles (mais pas impossibles) à supprimer, explique
Hany Farid. En août dernier, Google a dévoilé un filigrane
destiné aux images de synthèse, appelé SynthID, sans
donner plus de détails sur son fonctionnement; reste à
savoir s’il est vraiment efficace, commente l’informaticien.
Dans le même ordre d’idées, une autre option consiste
à taguer les métadonnées d’un fichier avec des informa-
tions sécurisées sur sa provenance. Pour la photographie,
cette méthode commence à la prise de vue avec un logi-
ciel intégré à l’appareil photo qui vérifie que les coordon-
nées GPS et l’horodatage de l’image sont valides et que
le cliché n’est pas la photo d’une photo, par exemple.
Les compagnies d’as-
surances se servent de
ce type d’outils pour authentifier les images de biens
et de dégâts, et l’agence de presse Reuters a testé cette
technologie d’authentification pour valider des photos
de la guerre en Ukraine.
La Coalition sur la provenance et l’authenticité des
contenus (C2PA), qui réunit des géants de la tech et de
l’édition, a publié en 2022 une première version d’un
document technique sur le traçage des données de pro-
venance, à la fois pour les images réelles et de synthèse.
De nombreux outils conformes à la C2PA permettant
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
d’intégrer, d’identifier et de vérifier les données de pro-
venance sont désormais disponibles, et de nombreuses
entreprises, dont Microsoft, s’engagent à suivre les lignes
directrices de la C2PA. “La C2PA va être très importante,
elle va nous aider”, se félicite Anderson Rocha, chercheur
en IA à l’université de Campinas, au Brésil.
Les outils d’identification de la provenance des images
devraient permettre de réduire le nombre de fichiers
douteux, estime Hany Farid, qui siège au comité direc-
teur de la C2PA et propose ses services de consultant à
Truepic, une société de San Diego (Californie) qui vend
des logiciels d’authentification des photos et des vidéos.
Encore faut-il que les “acteurs bien intentionnés” adhèrent
à un programme comme la C2PA. D’autant que “certains
contenus passeront entre les mailles du filet”, observe-t-il.
D’où l’intérêt des détecteurs d’IA, qui peuvent être un
bon outil complémentaire.
“Je suis plus optimiste qu’inquiet.
Je pense que c’est révolutionnaire
comme technologie.”
Shyam Sundar,
PSYCHOLOGUE ET CHERCHEUR AMÉRICAIN
Les laboratoires universitaires et les entreprises ont
créé une multitude d’outils de classification faisant appel
à l’IA. Ces derniers reposent sur des modèles qui per-
mettent de distinguer les contenus générés artificielle-
ment par IA des photos réelles. La plupart de ces outils
seraient capables de repérer plus de 90 % des faux et ne
prendraient les images réelles pour des faux que dans
1 % des cas. Reste qu’il est facile de les mettre en échec.
Un individu malintentionné peut falsifier des images de
sorte d’induire le détecteur en erreur, prévient Hany Farid.
Les outils faisant appel à l’IA peuvent être associés à
d’autres techniques qui reposent sur l’intuition humaine
pour démêler le faux du vrai. Hany Farid recherche des
indices comme des lignes de perspective qui défient les
lois de la physique. D’autres signes sont plus subtils. Avec
ses confrères, il a découvert que les visages créés par les
générateurs StyleGAN avaient notamment tendance à
placer les yeux toujours au même endroit sur les photos,
ce qui permettait de repérer ceux qui avaient été géné-
rés par IA. Les détecteurs d’IA peuvent faire appel à des
algorithmes sophistiqués qui peuvent, par exemple, lire
une horloge située sur la photo et vérifier que la lumino-
sité de l’image correspond à l’heure qu’elle donne. Le logi-
ciel FakeCatcher, de la société Intel, analyse les vidéos à
la recherche des changements de couleurs attendus sur
le visage en fonction des fluctuations de la circulation
sanguine. Certains détecteurs d’IA, poursuit Anderson
Rocha, recherchent le bruit distinctif créé par les cap-
teurs de luminosité des appareils photo, que l’IA a encore
du mal à reproduire.
Faussaires et débusqueurs de faux se livrent une guerre
féroce. Hany Farid se souvient ainsi d’un article rédigé
par un de ses anciens étudiants, Siwei Lyu, devenu infor-
maticien à l’université de Buffalo (État de New York),
qui mettait en évidence que, sur certaines vidéos géné-
rées par IA, les gens clignaient des yeux à des cadences
différentes. Les générateurs avaient réglé le problème en
quelques semaines. C’est la raison pour laquelle, même
si le laboratoire de Farid publie la grande majorité de ses
travaux, il ne diff use le code qu’au cas par cas aux uni-
versitaires qui en font la demande. Wael Abd-Almageed
pratique la même politique. Il redoute : “Si on met notre
outil à la disposition du public, les gens vont perfectionner
encore leurs méthodes de génération.”
Plusieurs services de détection proposant des inter-
faces utilisateurs publiques ont vu le jour et beaucoup de
laboratoires universitaires sont également sur le coup,
notamment le projet DeFake du Rochester Institute of
Technology à New York et le projet DeepFake-o-meter
de l’université de Buffalo. L’agence américaine Darpa
(Agence de recherche avancée sur la défense) a lancé
en 2021 un projet baptisé SemaFor ayant pour mission
de découvrir le qui, le quoi, le pourquoi et le comment
derrière chaque fichier de synthèse. Dans le cadre du
projet, une équipe d’une centaine d’universitaires et de
chercheurs privés a travaillé main dans la main pour
créer plus de 150 outils d’analyse, explique le respon-
sable du projet, Wil Corvey. La plupart sont des algo-
rithmes de détection qui peuvent être utilisés ensemble
ou séparément.
En raison du très grand nombre de générateurs et de
détecteurs d’IA, et de la spécificité de chaque cas, le taux
de précision est très variable. D’autant que la situation
évolue constamment du fait de la course aux armements
entre ces deux types d’outils. Pour de nombreux types
de contenus, les taux de réussite sont plutôt faibles à
l’heure où l’on parle. Pour un texte généré par l’IA, une
étude menée cette année sur 14 outils de détection a
révélé que tous avaient en commun de n’être “ni précis
ni fiables”. Pour les vidéos, un concours très médiatisé,
organisé en 2020, a été remporté par un outil dont le
taux de précision n’était que de 65 %. Pour les images,
Anderson Rocha explique que, si l’outil de génération est
connu, les détecteurs peuvent afficher un taux de réus-
site supérieur à 95 %. Mais si le générateur est de type
nouveau ou inconnu, ce taux s’effondre dans la plupart
des cas. L’utilisation de plusieurs détecteurs d’IA pour
une même image peut alors augmenter le taux de réus-
site, précise Wil Corvey.
L
’expert ajoute que la détection des contenus de
synthèse ne constitue qu’une pièce du puzzle :
à l’heure où de plus en plus d’internautes font
appel à l’IA pour modifier leurs productions, la
question n’est pas de savoir dans quelle mesure
un contenu est artificiel, mais plutôt dans quel
but il a été créé. C’est la raison pour laquelle une bonne
partie du travail de SemaFor consiste à déterminer
l’intention qui se cache derrière les faux, en attribuant
le contenu à un créateur et en caractérisant son objectif.
Un projet parallèle de la Darpa, l’Incas (Programme
de sensibilisation et d’interprétation du sens), planche
actuellement sur des outils automatisés capables de
détecter les indices des campagnes de désinformation
de masse faisant appel à l’IA.
SemaFor en est actuellement à la troisième et dernière
étape de son projet, qui voit Wil Corvey se concentrer
sur la recherche d’utilisateurs potentiels, comme les
réseaux sociaux. “On a contacté un certain nombre de
sociétés, dont Google. À notre connaissance, aucune ne se
sert de nos algorithmes de manière régulière”, dit-il. Meta
a collaboré avec des chercheurs de l’université d’État
du Michigan, à East Lansing, sur les détecteurs d’IA
mais n’a rien dit sur l’usage qu’il prévoyait d’en faire.
Hany Farid collabore avec la plateforme profession-
nelle LinkedIn, qui se sert de détecteurs basés sur l’IA
pour repérer et éliminer les visages de synthèse appa-
raissant sur les comptes frauduleux.
Wael Abd-Almageed est favorable à ce que les réseaux
sociaux utilisent des détecteurs pour scanner toutes les
360o. 51
images apparaissant sur leurs sites, éventuellement en
mettant un bandeau d’avertissement sur les images soup-
çonnées d’avoir été créées artificiellement. Mais il s’est
cassé le nez lorsqu’il l’a proposé voilà quelques années à
une société qu’il ne nommera pas. Wael Abd-Almageed
soupire : “J’ai dit à un réseau social : ‘Prenez mon logiciel
et utilisez-le gratuitement.’ Ils m’ont répondu : ‘Si vous
n’êtes pas capable de nous mon-
trer comment faire de l’argent
avec, ça ne nous
intéresse pas.’”
Hany Farid estime pour sa part que les détecteurs
automatiques ne sont pas adaptés à ce type d’usage :
même un outil fiable à 99 % se tromperait encore une
fois sur cent, ce qui suffirait selon lui à saper totale-
ment la confiance du public. Pour lui, la détection doit
se concentrer sur des enquêtes approfondies, pilotées
par des humains, sur des cas précis, plutôt que de vou-
loir faire la police sur l’ensemble de la Toile.
Beaucoup soutiennent que les entreprises comme
les éditeurs et les réseaux sociaux auront besoin d’un
cadre réglementaire pour les inciter à adopter un com-
portement responsable. En juin dernier, le Parlement
européen a adopté un projet de loi visant à encadrer les
utilisations à haut risque de l’IA et à imposer la trans-
parence pour les contenus générés par ce type d’ou-
tils. “Le monde regarde, parce que l’UE a pris de l’avance
dans le domaine”, commente Sophie Nightingale. Reste
que les experts sont loin d’être d’accord sur les mérites
d’un tel encadrement et redoutent qu’il ne bride l’in-
novation. Aux États-Unis, quelques projets de loi sur
l’IA sont en cours d’examen, dont l’un visant à empê-
cher les deepfakes d’images intimes et un autre sur
l’utilisation de l’IA dans la publicité à caractère poli-
tique, mais aucun des deux n’est encore sûr de passer.
Les experts s’accordent au moins sur une chose :
l’amélioration de la culture technologique contribuera
à empêcher la société et la démocratie de se retrouver
noyées sous les faux. “Il faut faire passer le message pour
que les gens prennent conscience de ce qui est en train de
se passer, met en garde Anderson Rocha. Quand ils sont
informés, ils ont des leviers. Ils peuvent réclamer que ça
figure par exemple dans les programmes scolaires.”
Même avec tous les outils technologiques et sociaux
à notre disposition, estime Hany Farid, c’est un combat
perdu d’avance que de vouloir enrayer ou repérer toutes
les supercheries. “Mais ce n’est pas si grave, parce que,
même si ça échoue, j’aurais au moins enlevé [cette tech-
nologie] des mains du commun des mortels”, dit-il. Ainsi,
comme avec la fausse monnaie, il sera toujours pos-
sible de duper le monde avec des faux générés artifi-
ciellement par l’IA, mais ce sera beaucoup plus dur.
—Nicola Jones,
publié le 27 septembre
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54. 360o
idées.
Ne tirez pas sur
les critiques!
À l’ère des réseaux sociaux, il devient difficile pour
les journalistes d’analyser l’œuvre d’un artiste pour en pointer
les éventuelles faiblesses. Les fans veillent et peuvent réagir
avec virulence. Plaidoyer pour une profession menacée.
—New Statesman (Londres)
L
es écrivains, les artistes et les édi-
teurs ont toujours redouté les cri-
tiques. Un seul article au vitriol
pouvait signer l’arrêt de mort d’une
œuvre avant même sa sortie ; les cri-
tiques connus pour leur intransigeance
faisaient régner la terreur. Mais depuis
qu’Internet a donné le pouvoir aux cri-
tiques amateurs et permis aux commu-
nautés de fans de se faire entendre, il y
a eu une petite révolution dans le petit
monde de la critique.
Sur les réseaux sociaux, les critiques
négatives d’albums, de séries ou de films
sont très mal reçues. Tout ce qui ne s’ap-
parente pas une adoration béate est perçu
par les fans comme une insulte, ce qui
fait que les critiques sont traqués et har-
celés en ligne. Les artistes ne sont pas en
reste et n’apprécient guère les critiques,
même globalement positives, de leur tra-
vail. Dans cette nouvelle ambiance cultu-
relle, le critique n’est plus respecté et
considéré comme le garant du bon goût,
mais assimilé à un hater comme un autre
[un internaute qui dénigre sans relâche
des cibles de son choix].
Faux comptes. Cette attitude n’épargne
pas les hautes sphères du monde culturel.
La semaine dernière [début novembre],
Rolling Stone a dévoilé une série de textos
échangés entre Casey Bloys, patron de
HBO, et Kathleen McCaff rey, directrice
adjointe des programmes. Dans ces
échanges, ces derniers discutent d’une
“armée secrète” de faux comptes Twitter
créés [à l’initiative de Casey Bloys] pour
attaquer les journalistes qui auraient
écrit de mauvaises critiques ou posté des
choses négatives sur leurs séries.
Ces dix-huit derniers mois, ces faux
comptes s’en sont pris aux journalistes à
plusieurs reprises sur Twitter. Une stra-
tégie absurde et inutile de la part d’une
plateforme de streaming et chaîne télé-
visée au succès incontesté – d’autant plus
que les réserves exprimées étaient, dans
de nombreux cas, très modérées.
Dans un échange, Bloys propose une
réponse cinglante (qui n’a fi nalement
Courrier international — no 1726 du 30 novembre au 6 décembre 2023
pas été envoyée) à un post de la journa-
liste de Vulture [le site culturel du New
York Magazine] Kathryn VanArendonk,
qui n’avait pas été emballée par la série
Perry Mason, de HBO. Cette dernière
avait écrit : “Chère télé de qualité, merci de
trouver un autre moyen de me montrer le
traumatisme masculin que d’avoir recours
à un flash-back dans les tranchées.”
Quand le critique télé du New York
Times James Poniewozik a tweeté que
The Nevers “c’était comme regarder une
série dont quelqu’un aurait mystérieuse-
ment supprimé un quart des scènes”, Bloys
a demandé à ses employés de riposter
à partir d’un faux compte en accusant
Poniewozik de “pourrir une série sur les
femmes”.
Bloys s’est excusé jeudi [2 novembre]
pour ces posts et s’est justifié en disant
qu’il avait passé trop de temps sur
Internet pendant la pandémie.
Mais cet incident s’ins-
crit dans un contexte
de plus grande hos-
tilité à l’égard de la
critique.
Les artistes eux-
mê me s s ont e n
embuscade : [la chan-
teuse britannique]
Charli XCX a qua-
lifié les critiques
d’“inutiles” après
que son dernier
album a été éreinté
p a r le s mé d i a s .
Interrogé dans un
podcast en mars, [le
comédien canadien]
Seth Rogen a déclaré :
“Je pense que si les cri-
tiques savaient à quel
point les choses qu’ils
écrivent peuvent blesser,
ils y réfléchiraient à deux
fois.” [L’actrice améri-
caine] Amandla Stenberg
n’a pas hésité à envoyer un
message privé à un critique
du New York Times l’été
dernier parce que son
film Bodies Bodies Bodies
n’avait pas reçu l’accueil qu’elle attendait.
En 2019, [la chanteuse américaine] Lana
Del Rey n’a pas apprécié un très long article,
pourtant bien argumenté, sur le site de [la
radio publique américaine] NPR de son
album Norman Fucking Rockwell, elle a
laissé cours à sa colère contre la journa-
liste dans un tweet, ce qui a déchaîné la
colère de ses followers.
Chez les fans, cette susceptibilité exa-
cerbée est très répandue : même une cri-
tique modérée de leur artiste préféré est
prise comme une attaque personnelle. La
moindre réserve exprimée par un critique
est considérée comme de la persécution,
et cette foule haineuse décourage les
auteurs et les publications, et les conduit
à s’autocensurer (en tant que critique, il
y a des célébrités dont j’évite de recenser
le travail à cause des réactions de leurs
fans, et je ne suis pas la seule).
Cela ne s’applique pas uniquement aux
critiques publiées dans les journaux et les
magazines, mais même à toute personne
qui ose partager son avis en ligne. La plu-
part des gens sur Twitter vous diront
que les offensives groupées des armées
de fans ne se cantonnent
pas aux journalistes qui
écrivent dans des publi-
cations
qui ont
pig non
sur rue.
↙ Dessin de Martirena,
Cuba.
Être fan à une époque voulait dire qu’on
appréciait le travail d’un artiste tout en
gardant un regard critique. En 2023,
être un stan [un fan qui est aussi un
stalker, un harceleur] équivaut à éprou-
ver un amour inconditionnel et immo-
déré pour son artiste préféré et tout ce
qu’il ou elle fait, sans le moindre dis-
cernement. Pour certaines célébrités
avec un nombre de fans considérable,
il faut désormais s’attendre à ce que
toute nouveauté – dernier disque, livre
ou film (souvent à peine passable) – soit
accueillie avec vénération.
Nourrir l’art. Cette intolérance à toute
forme de critique est une manne pour le
secteur du divertissement, trop content
de pouvoir profiter de cette idolâtrie
aveugle. Les maisons de disques, les socié-
tés de production et les maisons d’édition
savent qu’elles feront un tabac à chaque
nouveauté d’un de leurs poulains, quand
bien même il s’agirait de produits dérivés
ou de productions bâclées. Un article de
Vulture, en septembre, s’est intéressé au
succès de Rotten Tomatoes, un agréga-
teur de critiques, et au déclin de la cri-
tique individuelle qui conduit les studios
de cinéma et de télévision à payer pour
avoir des critiques positives et faire
monter la note de leurs films ou
de leurs séries.
Mais la critique est indisso-
ciable d’une vie culturelle
r iche. Si tout se
vaut dans le pay-
sage culturel, nous
obtenons une off re
culturelle standar-
disée et médiocre,
au détriment des
œuvres originales
et créatives. Quand
des produits cultu-
rels sans âme, de
qualité contestable,
sont portés aux nues
sans discernement,
les conséquences sont tra-
giques. Cette tendance encourage en
effet l’industrie du divertissement à
investir uniquement dans ce qui marche
et à reproduire les mêmes modèles artis-
tiques simplistes.
Mais la grande erreur de ce mouve-
ment de défense des artistes, c’est de
croire que la critique fait du tort à leurs
stars préférées. Or la critique ne nuit pas
à l’art : elle le nourrit. Sans elle, non seu-
lement l’œuvre de chaque artiste risque
d’en pâtir, mais la culture stagnera éga-
lement. Les seuls grands gagnants sont
ceux qui profitent des retombées hau-
tement lucratives de la médiocrité. Les
autres ont tout à perdre.
—Sarah Manavis,
publié le 8 novembre