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Michel Leiris ou l'écriture au risque du style

Xavier Garnier
Dans Poétique 2003/2 (n° 134), pages 239 à 251
Éditions Le Seuil
ISSN 1245-1274
ISBN 9782020573450
DOI 10.3917/poeti.134.0239
© Le Seuil | Téléchargé le 27/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 73.45.98.22)

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Xavier Garnier
Michel Leiris ou l’écriture
au risque du style

Pour Leiris le langage est traversé de lignes de force. Les mots sont les véhicules
d’une énergie que la poésie a pour fonction de faire apparaître. Les poèmes de Simu-
lacre (1925) 1 sont conçus comme des démultiplicateurs de courants : « Découvrir
des mots-antennes, les juxtaposer de façon à produire de nouveaux courants 2. » Ce
sont moins les mots eux-mêmes qui intéressent Leiris, que les rapports entre les
mots. Le poète est un artiste des rencontres, du branchement. Ces connexions de
mots qui font du langage un immense réseau sont de deux types : les unes sont
visibles et répertoriées par les dictionnaires, par le jeu des radicaux et des affixes ;
les autres sont occultes et passent par ces courants que la poésie a pour mission de
réveiller. Dans un cas comme dans l’autre, Leiris fait l’important constat que les
mots ne lui appartiennent pas. A chaque fois qu’il croit s’emparer d’un mot, il est
happé dans un réseau proliférant. L’expérience du langage est une expérience de
dépossession.
La métaphore de l’antenne, concernant les mots, revient dans le premier texte
de Biffures : « le langage articulé, tissu arachnéen de mes rapports avec les autres,
me dépasse, poussant de tous côtés ses antennes mystérieuses 3. » Il est particuliè-
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rement sensible au fait que le langage est quelque chose de plus grand que lui, qui
le dépasse de tous côtés et dans lequel il risque de se perdre. En passant de « …Reu-
sement » à « Heureusement », le petit Michel découvre brutalement la face sociale
du langage et le réseau de significations dont elle hérite. Le langage, nous dit-il
en 1943 4, a deux faces : une face publique, lumineuse, tournée vers la société, qui
lui permet de remplir sa fonction de communication ; une face intime, obscure,
donnant sur les profondeurs secrètes du moi, où les mots opèrent leurs mysté-
rieuses ramifications subjectives. D’un côté comme de l’autre, le langage lui
échappe, soit qu’il se perde dans le réseau illimité des échanges sociaux, soit qu’il
s’enfonce dans le puits sans fond de l’intimité, en quête de courants.
C’est cette seconde voie que Leiris va emprunter pour sa poésie, celle du haut
mal ; cette forme de dépossession totalement subjective, ou plus exactement cette
possession par des démons privés : « L’œuvre d’art n’a d’autre but que l’évocation
magique des démons intérieurs », écrit-il dans son Journal à la date du 1er avril 1924 5.
Ces démons qui nous possèdent sont des forces qui couvent sous chacun des mots
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de notre langue et que la poésie a pour vocation de réveiller. Au cours de sa période


surréaliste, dans les années vingt, il va pousser l’expérience de cette (dé)possession
jusqu’aux portes de la folie dans le cadre d’une pratique poétique qui prendra deux
formes : la manipulation du langage et la transcription des rêves.

La première version de Glossaire : j’y serre mes gloses en 1925, dans le troisième
numéro de La Révolution surréaliste, est accompagnée de ces lignes d’Antonin
Artaud :
Oui, voici maintenant le seul usage auquel puisse servir désormais le langage, un
moyen de folie, d’élimination de la pensée, de rupture, le dédale des déraisons, et
non pas un DICTIONNAIRE où tels cuistres des environs de la Seine canalisent
leur rétrécissement spirituel 6.

Il s’agit pour Leiris de libérer le langage de son carcan utilitaire. Le glossaire rem-
placera donc le dictionnaire. Glossaire met en regard non plus le mot et sa défini-
tion mais le mot et son éclosion. Les mots étendent leurs antennes sous nos yeux.
Chaque mot est un cocon qui trouve dans Glossaire l’espace de son déploiement.
Leiris ne cache pas que ce déploiement ne peut se faire que sur la face intime des
mots, c’est-à-dire dans une grande proximité avec le moi. Ces « ramifications
secrètes qui se propagent à travers tout le langage 7 » exigent le ressort du moi.
Dans cette nuit secrète vers laquelle le langage tourne une face, la distinction
entre le signifiant et le signifié n’a plus cours, la notion même de signe est incom-
préhensible. L’écrivain a affaire à une trace sonore ou scripturaire (les mots pro-
noncés ou écrits) et à des référents (ce complexe de sensations que l’on appelle le
monde). Il n’est pas un seul mot chez Leiris qui ne renvoie à un objet singulier et
qui, en même temps, ne provoque chez l’écrivain une surprise par sa texture sonore
ou visuelle. C’est ce constant retour au « moi » qui va faire tanguer le langage. Ainsi
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s’explique l’association du titre et du sous-titre : Langage tangage ou Ce que les mots
me disent 8. Il fallait que sautât le verrou du signe pour que le langage entrât en mou-
vement. Ce mouvement, étroitement lié aux tressaillements du corps, rapproche
l’écriture littéraire de la logique du rêve. Le corps entretient avec tout le langage
le même type de rapport qu’avec le monde dans le cadre du rêve.
Le langage dans son ensemble, et l’alphabet en particulier, obéissent à une logique
labyrinthique. Chaque mot, chaque syllabe, chaque lettre sont toujours suscep-
tibles de basculer, dès lors que l’on y pose le pied (ou plutôt la plume). Le déploie-
ment du mot dédale dans le Glossaire pourrait servir de définition au langage chez
Leiris : « Les dalles y sont des dés qui changent et se dédoublent. » Au début du
quatrième chapitre de Biffures, intitulé « Alphabet », Leiris propose un rapproche-
ment entre jeux de langage et jeux de dés :
L’alphabet, lui, prend son vol, ou court à vastes enjambées : lettres à gestes d’es-
crimeurs, à festons d’ailes, à étagements de rochers ; ensemble de figures qui s’éche-
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lonnent comme les partenaires d’un jeu ou s’entrechoquent, s’interchangent


comme – jetés sur une table avec leur pluralité de façades versatiles en géométrie
noire et blanche – les dés 9.

Leiris pratiquera la poésie comme on joue aux dés, il cherchera à substituer la ful-
gurance du « coup de sonde » à celle du « coup de dés ». La poésie retrouve l’insta-
bilité profonde du langage, elle en fait une terre d’aventures, un dédale où chaque
lettre, capricieuse, risque à tout moment de basculer, entraînant avec elle, et le mot,
et la phrase… et l’écrivain.
Cette danse des lettres ne peut s’effectuer que depuis la face obscure du langage
dont on comprend la différence avec la face claire, d’un point de vue topologique.
Dans son usage social, l’alphabet est ordonné, chaque lettre a son rang fixe à l’in-
térieur du mot. Les mots eux-mêmes s’organisent en réseaux stables et permanents.
Les réseaux qui innervent la face obscure sont à l’inverse livrés aux fulgurances.
Chaque basculement de lettre irradie instantanément tout le langage. La dalle
instable fait vaciller toute la surface, le coup de surprise se transfère au mot, à la
phrase, au texte entier. Sur cette face obscure du langage, le hasard ne cesse de pro-
liférer en longues traînées lumineuses, comètes fulgurantes dont Leiris attend
quelque illumination.

On sait l’importance que les surréalistes apportent aux rêves, révélateurs des
forces vives de l’inconscient. Leiris, qui transcrit systématiquement tous ses rêves
dans les années vingt, est à la fois très proche des préoccupations surréalistes et
marque cependant déjà sa différence. Le rêve semble moins pour lui un moyen de
faire affleurer l’inconscient dans l’écriture que de redéfinir la nature des rapports
entre le moi et le monde, et permettre l’éclosion de courants.
L’inscription du rêve tend à dissoudre dans l’écriture la frontière entre « moi »
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et le monde ainsi qu’il l’écrit dans Aurora, ce roman véritablement tissé de rêves :

Il m’est toujours plus pénible qu’à quiconque de m’exprimer autrement que par
le pronom JE ; non qu’il faille voir là quelque signe particulier de mon orgueil,
mais parce que le mot JE résume pour moi la structure du monde. Ce n’est qu’en
fonction de moi-même et parce que je daigne accorder quelque attention à leur
existence que les choses sont. Si quelque objet survient par hasard qui me fasse
sentir combien sont restreintes réellement les limites de ma puissance, je me roi-
dis dans une folle colère et j’invente le Destin comme s’il avait été décrété de toute
éternité qu’un jour cet objet apparaîtrait sur MON chemin, trouvant dans mon
intervention son unique raison d’être. Ainsi je me promène au milieu des phé-
nomènes comme au centre d’une île que je traîne avec moi ; les perspectives, regards
solidifiés, pendent de mes yeux comme de longs filaments que le voyageur recueille
involontairement par tout son corps et déplace avec lui, bagage de lianes ténues,
lorsqu’il traverse la forêt tropicale. Je marche et ce n’est pas moi qui change d’es-
pace mais l’espace lui-même qui se modifie, modelé au gré de mes yeux qui l’in-
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jectent de couleurs pareilles à des flèches de curare, afin que sans faute il périsse
sitôt mes yeux passés, univers que je tue avec un merveilleux plaisir, repoussant
du bout du pied ses ossements incolores dans les chantiers les plus obscurs de mon
souvenir. Ce n’est qu’en fonction de moi-même que je suis et si je dis qu’il pleut
ou que la mer est mauvaise, ce ne sont que périphrases pour exprimer qu’une par-
tie de moi s’est résolue en fines gouttelettes ou qu’une autre partie se gonfle de
pernicieux remous. La mort du monde est égale à la mort de moi-même, nul sec-
tateur d’un culte de malheur ne me fera nier cette équation, seule vérité qui ose
prétendre à mon acquiescement, bien que contradictoirement je pressente parfois
tout ce que le mot IL peut contenir pour moi de châtiment vague et de menaces
monstrueuses10.

Cette première posture paranoïde donne au « moi » une toute-puissance fort pro-
blématique. Tous les mouvements du monde sont référés au Moi qui associe à
chaque instant la vie et la mort. Rendu solidaire des évolutions du corps du poète,
le monde se réduit à une fragile et éphémère surface dont les chatoiements sont
voués à tomber dans l’oubli. Transmettre au monde la présence de son propre corps
et diluer la mort dans un perpétuel oubli, telle est la stratégie de Michel Leiris. L’es-
pace en constante métamorphose d’Aurora est directement issu de cette disposition
du « moi ». Leiris écrit avec ce texte un roman sans mémoire arc-bouté sur un Je
fluide et insaisissable. Dans ces conditions la mort est partout présente mais elle
perd son caractère angoissant. A l’horizon de cette littérature onirique où le moi et
le monde ne cessent de mourir ensemble, flotte un parfum d’apocalypse.
La particularité des rêves de Leiris est la grande attention qu’il porte aux ques-
tions de perspective 11. Les paysages ou les scènes oniriques sont toujours traversés
de lignes et de figures géométriques car l’espace est une projection du moi. Les
récits vont raconter les variations spatiales provoquées par les mouvements du moi.
Etranges récits, forcément convulsifs. Ainsi le rêve est l’occasion pour Leiris de
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tout mettre à l’extérieur. Le Je des récits oniriques n’a pas plus d’épaisseur qu’un
point. Il est parfois habillé d’un corps, mais celui-ci s’étale autour de lui comme de
la viande de boucherie à l’étalage 12. Leiris se sert du rêve pour ouvrir un espace
labyrinthique à la littérature, un espace parcouru de lignes en perpétuel mouve-
ment, un espace livré aux ramifications.

Dans un texte de 1982 consacré à cette période surréaliste Leiris déclare que l’at-
tention apportée aux rêves d’une part, et la manipulation du langage d’autre part,
relèvent pour lui d’une même stratégie dont l’enjeu était « je ne sais quelle révéla-
tion métaphysique qui, momentanément du moins, m’aurait arraché à mes tour-
ments 13 ». Depuis ses premiers textes, Leiris prend la littérature extrêmement au
sérieux, au point de lui donner valeur d’oracle. La littérature devra être initiatique.
Le point de rupture avec le surréalisme se fera sur cette question. Le merveilleux
surréaliste « fondé sur des conjonctions insolites et comme parachuté d’ailleurs »
ne séduit pas Leiris et ses compagnons de la rue Blomet :
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Ce à quoi nous visions, c’était à une refonte des données réelles en des œuvres
affranchies des conventions où l’imaginaire avait la part du lion, mais construites
de manière à satisfaire notre sensibilité à la beauté formelle 14.

Ce que Leiris cherche obscurément durant cette période, c’est la formule. Ses rêves
ne sont jamais débridés, le souci de composition l’emporte toujours et nombre
d’entre eux s’achèvent sur l’énoncé – ou au moins l’évocation – de LA formule 15.
L’intérêt de Leiris pour la magie – dont il cherchera des traces dans l’occultisme
et surtout dans le primitivisme – est lié à cette quête de la formule. L’ambition est
de faire tenir le réel dans une formule. Tout l’effort de la littérature devra tendre
à cela. Cette formule ne saurait émerger de la face sociale du langage, c’est au fond
de la nuit qu’il faut aller la chercher. La face obscure du langage, les dédales du rêve
et des jeux de mots sont ce dépôt noir au fond de la tasse où le monde s’est englouti
et d’où peut sortir un oracle, une fulgurante révélation. Leiris ne peut faire autre
chose qu’attendre une illumination, après avoir provoqué le hasard.
Deux questions se posent alors à Leiris qui vont déterminer sa rupture avec le
surréalisme. Par quelle opération la formule intangible pourra-t-elle s’élever du
chaos ? Quels rapports la formule attendue pourra-t-elle entretenir avec la face claire
du langage ? Ces deux questions cruciales vont déterminer l’esthétique de Leiris.
Sous leur égide va se mettre en place le principe d’une écriture initiatique à laquelle
il ne renoncera jamais et où la notion de style va prendre toute sa place. La litté-
rature va devenir le lieu d’une attente. Son caractère déceptif est programmé d’em-
blée. Philippe Lejeune a remarquablement analysé cette « stratégie du délai » ou de
la suspension qui caractérise le style de Leiris 16.
L’écriture devra assumer le fait qu’elle n’est pas en mesure d’inscrire la formule,
mais que son rôle se limite à réaliser ses conditions d’émergence. La formule – la
révélation, l’illumination – viendra d’ailleurs. En rompant avec le surréalisme, Lei-
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ris renonce à être le grand magnétiseur, celui qui mettra au monde la formule libé-
ratrice. En d’autres termes, il renonce à être poète. Il deviendra ethnologue et auto-
biographe, deux usages parallèles de l’écriture que ne recoupe pas exactement le
clivage du langage en face claire et face obscure : l’autobiographie sera « réaliste »,
elle tiendra compte de la face sociale du langage ; l’ethnographie sera impliquée et
participante.
Le style va trouver sa place dans l’écriture en construisant des barrages avec les
mots eux-mêmes, en dressant des barricades de mots contre le flux mortifère du
langage dans le cas de l’autobiographie, et contre les réseaux figés de signification
dans le cas de l’ethnographie. L’Afrique fantôme, ce journal intime d’un ethnologue,
occupe une place cruciale dans l’œuvre de Leiris. Le voyage en Afrique de 1931-
1932 est envisagé comme une plongée dans un continent primitif, dans une « men-
talité prélogique » dont il éprouvait la nostalgie 17, le journal ne cesse d’osciller entre
des considérations subjectives et des notations de faits extérieurs qui résistent et
déstabilisent le plus souvent le diariste. Leiris qualifiera de fantôme cette Afrique
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décevante qui ne lui apportera aucune révélation sinon celle-ci : le monde extérieur
n’est dépositaire d’aucun mystère. Il ne peut y avoir de poésie sans cette partici-
pation qui consiste à s’approprier le monde. Leiris se retrouve devant une alter-
native : rester enfermé dans le labyrinthe poétique de sa subjectivité ou vagabon-
der dans le vaste monde en maintenant une distance stérilisante. Dans ce livre « à
double entrée 18 », cet « hybride expérimental 19 » qu’est L’Afrique fantôme, Leiris
fait l’expérience d’un labyrinthe d’un type nouveau où se met en place un tourni-
quet permanent entre le dedans et le dehors. En travaillant sur la possession, il choi-
sit un domaine d’étude extrêmement ambivalent qui désoriente le chercheur :

Peu s’en faut que je n’envoie tout promener. La vraie raison de ma colère est qu’il
y a des domaines où les choses, par trop, brûlent et où nécessairement il apparaît
scandaleux de se promener avec sang-froid, crayon en main, fiches sous les yeux.
A cela joint, l’appel sexuel puissant des pratiques maudites, en même temps que
le sentiment très net de cet extravagant mensonge qu’est la magie 20.

La frontière entre espaces intime et public, entre expérience intérieure et simula-


tion, est particulièrement problématique dans les phénomènes de possession où
tous les gestes les plus quotidiens sont l’objet d’une théâtralisation 21. Leiris éprouve
un vertige face à son objet d’étude. Le texte du 1er septembre 1932 fait le point sur
ce vertige : l’ethnographe commence à avoir des doutes sur ces histoires de pos-
sessions tout en sentant, de façon contradictoire, qu’il y a là un abîme dont il ne
touchera jamais le fond, faute de pouvoir s’y abandonner « à cause de mobiles très
divers, très malaisés à définir, mais parmi lesquels figurent en premier lieu des ques-
tions de peau, de civilisation, de langue 22 ». Ce qui est valable pour la possession
l’est pour l’Afrique en général. Elle ne recèle aucun mystère, à moins de s’y aban-
donner, ce qui est impossible. Plus largement encore, c’est tout le monde extérieur
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qui se retrouve dans cette position par rapport à Leiris. Le monde extérieur est à
la fois une surface plane, celle qu’arpente le scientifique, et un gouffre dans lequel
bascule l’autobiographe. Le Je autobiographique va plonger dans le monde pour
lui donner son épaisseur ; la formule, tant attendue, ne pourra naître que d’une
fécondation du monde par le Je.

De cette nouvelle configuration vont naître L’Age d’homme (1939) et De la litté-


rature considérée comme une tauromachie (1946) : une tentative autobiographique
et son commentaire théorique. Leiris choisit de ne raconter que des faits, en ce sens
il se réclame d’une littérature « réaliste », tournée vers l’extérieur, et non plus en
proie aux dérives de l’imagination. Mais ces faits doivent être « authentiques », c’est-
à-dire concerner directement l’écrivain, qui les a éprouvés et qui parle d’expérience.
Ces faits authentiques sont à la fois objectifs et intimes, le travail littéraire les envi-
sagera depuis cette zone intermédiaire. Là seulement ils pourront garder toute leur
densité, leur intensité. S’engager en littérature, c’est charger chaque mot écrit d’une
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présence maximale. Toute l’intensité de l’événement vécu devra passer par le lan-
gage dont la double fonction est de le rendre signifiant et public. La véritable « corne
de taureau » qui menace l’écrivain est cette « omniprésence », qui fait de son texte
une plaque hypersensible offerte à tous les coups. Leiris confie au papier ce qu’il
aurait voulu inscrire sur sa propre peau :

Faute de pouvoir tatouer sur l’entière surface de sa peau tout ce qu’il avait en tête,
il se décida […] à confier au papier, et non à la fine enveloppe qui manque aux
seuls écorchés, ce qu’il voulait connaître de lui 23.

Cet homme trop élégant, trop poli, qui, selon tous les témoignages, tenait le monde
à distance, fait un usage inverse de l’écriture. Loin d’être une carapace supplé-
mentaire, son écriture le livre nu et évente tous les mystères.
Depuis toujours, Leiris pressent obscurément que le danger ne peut venir que
de l’extérieur, de ce IL chargé « de châtiment vague et de menaces monstrueuses ».
Sous la surface de ce monde extérieur apparemment lisse, rôde une corne mena-
çante. Cette corne est dissimulée dans cette part du monde qui ne dépend pas de
lui, elle n’est donc pas présente dans le texte. Le texte est cette cape rouge dont
s’enveloppe l’écrivain et qui appelle à lui la corne du taureau. Quitte à attendre le
danger, autant donner à celui-ci une forme précise : l’angoisse se transforme alors
en peur, émotion plus communicable. L’écrivain va donc étaler son Moi sur toute
la surface du réel, il va servir d’appât pour débusquer la menace et la forcer à paraître
en plein jour. De Aurora à L’Age d’homme le statut du Je s’est radicalement ren-
versé : du je insaisissable au fond du labyrinthe qui attend l’émergence de la for-
mule rédemptrice, on est passé au Je omniprésent à la surface du monde qui attend
fébrilement le surgissement du danger.
On pourrait reprendre le texte d’Aurora que nous avons longuement cité plus
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haut et en inverser toutes les propositions. Ainsi ce n’est plus l’espace qui se modi-
fie au gré des mouvements de son corps, mais son corps qui changera d’apparence
selon le point de vue dont on le regarde. Ce n’est plus le monde qui est mis en pers-
pective depuis son corps, mais son corps depuis le monde :

Si rompu que je sois à m’observer moi-même, si maniaque que soit mon goût pour
ce genre amer de contemplation, il y a sans nul doute des choses qui m’échappent,
et vraisemblablement parmi les plus apparentes, puisque la perspective est tout et
qu’un tableau de moi, peint selon ma propre perspective, a de grandes chances de
laisser dans l’ombre certains détails qui, pour les autres, doivent être les plus fla-
grants 24.

Plus frappant encore, ce renversement selon lequel ce n’est plus le Je qui instille la
mort dans le monde au moyen de « flèches de curare », mais le monde qui recèle
une puissance de mort qu’il s’agit de débusquer. De ce dernier renversement va
découler un penchant pour le mythe dont il s’agit de rendre compte.
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Sur ces confessions érotiques qu’est L’Age d’homme plane l’ombre de la mort.
Judith et Lucrèce permettent à Leiris d’élever ses propres expériences érotiques à
la puissance du mythe. Les « allégories », les figures mythiques toutes chargées
d’énigmes, aident Leiris à dérouler la toile du monde extérieur. Pour pouvoir être
dit, le monde doit être théâtre où se déroule le drame de la mort, sans quoi tout
risque de retomber dans le témoignage narcissique. Les grandes figures hiératiques
que ne cesse de convoquer l’écrivain arrachent le monde extérieur à l’emprise du
moi, et sont les portes par où va s’infiltrer la mort. Les actes premiers effectués par
ces personnages se répercutent dans le théâtre du monde dont Leiris n’est qu’un
modeste participant.
A propos de la métaphore de la corne de taureau qui met en danger l’écrivain,
il est délicat de dissocier l’aspect pragmatique et l’aspect esthétique. Certes son
autobiographie est un « acte » risqué qui l’oblige à réajuster ses rapports avec ses
proches, mais cela ne peut avoir lieu que par un réajustement de son écriture qui
renonce à l’expressivité au profit de « l’authenticité ». Il y a risque parce que l’écri-
ture cherche la « présence » et que celle-ci est toujours hantée par la mort. L’expé-
rience que Leiris a du théâtre nous apprend cela :

L’annonce d’une représentation à laquelle on me mènerait me jetait dans la fièvre ;


d’avance je supputais tout ce qui se passerait ; j’apprenais par cœur le nom des
chanteurs ; je ne dormais pas la nuit d’avant, je bouillais d’impatience pendant
toute la journée, mais peu à peu, à mesure que l’heure s’approchait, je sentais une
pointe d’amertume se mêler à ma joie et, sitôt le rideau levé, une grande partie de
mon plaisir tombait, car je prévoyais que dans peu de temps la pièce serait ter-
minée et la considérais en somme comme virtuellement finie du fait qu’elle avait
commencé 25.

On ne peut dire plus clairement qu’il n’est pas de manifestation de la présence qui
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ne porte en son sein un germe de mort. Que la réception de son autobiographie
fasse de lui un paria social, Leiris y est préparé depuis longtemps puisque son acti-
vité poétique visait précisément à cela dès l’origine. Ce qui est plus nouveau, c’est
cette mise en scène de sa propre vie, cette tentative de théâtralisation, cette « mise
en présence » de lui-même qui porte la mort en elle 26. Le chapitre « Mors » de Four-
bis est une profonde méditation sur ce rapport entre la présence et la mort.
Les grandes figures mythiques sont pour Leiris de nature essentiellement théâ-
trales, ce qui signifie qu’elles agissent en pleine lumière, dans l’arène de la réalité,
et réalisent la « présence ». Leur grand mérite est de donner forme au danger. Elles
sont des zar, ces esprits invisibles qui, en Ethiopie, font irruption dans le monde
visible par voie de possession. Judith et Lucrèce sont « présentes » dans toutes ces
anecdotes authentiques que Leiris nous livre. Elles les arrachent à l’inertie du sou-
venir et sont la condition de leur théâtralisation. Parmi les multiples acceptions du
mot « jeu » sous la plume de Leiris, il y a bien sûr celle du jeu de l’acteur possédé
par son personnage. La notion de possession est au cœur de l’activité d’écriture de
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Michel Leiris ou l’écriture au risque du style 247

Leiris en ce qu’elle fait sauter le verrou entre l’intime et le public. Tout comme la
transe, l’écriture de Leiris réalise une sorte d’extraversion de l’intime. Aucune fibre
de sa propre vie ne lui appartient plus dès lors qu’il s’est reconnu sous l’emprise
de figures mythiques.
On reconnaît tous les éléments de l’analyse freudienne accompagnés de ce ren-
versement capital qu’est la possession. L’important n’est pas le scénario mythique,
qui exercerait l’attraction d’un modèle, mais la poussée exercée par la figure
mythique elle-même. Pour Leiris l’inconscient n’est pas un théâtre, mais une pous-
sée qui théâtralise la vie.

Cette théâtralisation inhérente à la possession va permettre à Leiris d’inventer


une nouvelle pratique stylistique dont j’aimerais montrer ici les enjeux théoriques.
Un des traits marquants de la rupture entre L’Age d’homme et les quatre volumes
de La Règle du jeu est le retrait de ces grandes figures mythiques et la mise en avant
d’une recherche stylistique, l’insistance sur un travail de la phrase. Il faut envisa-
ger le style chez Leiris comme un processus de théâtralisation. Les incessants repen-
tirs qui gonflent la phrase au moyen d’incises en cascades sont des procédés d’ex-
traversion qui empêchent la phrase de se refermer sur son mystère. On sait, depuis
la parution de Langage tangage (1985), que Leiris n’a jamais cessé d’agrandir son
Glossaire dont la première version fut publiée soixante années plus tôt, en pleine
euphorie surréaliste. Dans la longue Postface qui accompagne ce supplément au
Glossaire, Leiris voit dans ce travail sur le mot, « en quelque sorte déplié, façon fleur
japonaise 27 » la matrice de tout son travail stylistique :

Fuir la trop littéraire continuité ou la briser avant même qu’elle s’instaure, c’est
à cela que répondent et le plaisir que je prends à établir, en quelques mots, de
pseudo-définitions de dictionnaire et mon goût – excessif, je le sais, du point de
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vue des gens de goût – pour les incises et les mises entre parenthèses ou entre tirets,
lié quant à lui non seulement au besoin, par crainte constante du faux pas, de pré-
ciser ou corriger (quand je tiens à m’exprimer de manière circonstanciée en tâchant
d’éviter toute monotonie assoupissante y compris dans la ponctuation) mais au
désir de couper mes phrases, les syncoper, les morceler, autre tactique pour esqui-
ver le ronron et façon en zigzag que, snobisme encore ? il ne me déplaît pas de
comparer à celle dont les chanteurs et chanteuses de jazz lancés dans la volubilité
cascadante du scat-singing semblent, avec leurs tranches de mots bousculés et truf-
fés de syllabes intercalées, […] s’ingénier à mettre en pièces les paroles de leur chant
[…] 28.

Styliser le langage, c’est donc dans un même élan le spécifier et le « déhancher », le


personnaliser et l’éventrer. Pour accéder au style, le langage doit entrer en transe.
Chaque mot, chaque syllabe doivent être littéralement projetés vers le lecteur dans
toute leur nudité, dans leur plus grande intimité. Le style est le contraire du bel
habit. Il ne sert pas à « endimancher » le langage mais à le mettre à nu.
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248 Xavier Garnier

Alors le texte pourra se mettre à vibrer. La quête du vibrato, le souci de l’har-


monique, sont au cœur de sa conception de l’écriture : « […] pas plus linéaire et
sèche que secouée par des soubresauts mais chargée d’harmoniques et comme ani-
mée d’un indéfinissable vibrato… 29 ». La notion d’harmonique peut nous permettre
de rendre compte de la logique d’écriture qui préside à La Règle du jeu. Cette mul-
titude de souvenirs mis en fiches qui constitue la matière de son autobiographie
doit trouver le moyen d’entrer en résonance pour que le livre se fasse. A aucun
prix le souvenir ne vaut pour lui-même. Le mettre sur fiche c’est le mettre à plat,
en faire une carte qui ne prend son sens qu’à l’intérieur d’un jeu déployé. Ainsi,
outre le jeu de l’acteur, la règle du jeu est aussi celle du jeu de cartes.
La métaphore du jeu de cartes, finalement assez peu exploitée par Leiris lui-
même, peut nous permettre de comprendre comment le souvenir doit être arra-
ché au passé et à ses stratifications, pour être projeté dans un jeu à vocation divi-
natoire. En manipulant des souvenirs, l’écriture risque à tout moment de s’enliser
dans la contemplation nostalgique du passé, clôture narcissique qui signerait son
échec. Tout le travail stylistique de Leiris consiste à subvertir le passé, à court-cir-
cuiter ses différentes strates, à extraire de ses anecdotes la « présence » qui y est
enfouie. En délitant la phrase, c’est la mémoire que le style cherche à déliter, cet
obscur antre du passé. Par le biais de sa mémoire, l’écrivain risque de retrouver
une position de retrait « dans l’espèce de chambre noire constituée par [sa] tête en
train de se souvenir 30 ». Le souvenir doit préalablement être mis en fiche pour dis-
qualifier la mémoire, toujours susceptible d’interposer un « voile de vieillerie » dans
l’écriture. C’est sur la platitude de la fiche que pourra se construire le jeu, au hasard
de la donne. Le style est ce « ruban au cou d’Olympia » qui restitue à la figure toute
sa présence 31. Sous les notions de merveilleux 32 ou de modernité 33 Leiris consacre
de longs développements à cette nécessité de capter une présence, d’extraire la part
événementielle de la vie quotidienne.
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Il nous reste à expliquer le lien mystérieux que Leiris établit entre la « présence »
et la divination. Plus directement que la littérature, l’érotisme est concerné par la
question de l’art divinatoire. Dans le contact charnel, il se joue quelque chose qui
concerne l’absolu : « Avoir des rapports – (Les rapports charnels sont les seuls dans
lesquels on ait un absolu) 34. » Leiris ne parle intentionnellement pas d’amour mais
de rapports charnels. De même la notion de rapports est beaucoup plus précise que
celle de sexualité. La sexualité qui fascine Leiris – et qui lui fait peur – ne peut faire
l’économie du contact entre les corps. C’est dans cette zone de contact que peut
survenir l’événement, cette « présence » capable de défier le Temps. Voilà pour-
quoi les prostituées-pythonisses sont omniprésentes dans l’œuvre de Leiris 35. Il
consacre un chapitre entier de Fourbis à l’une d’entre elle, Khadidja, dont il fera
une des figures tutélaires de son destin : « […] tout se passa comme si depuis le fond
des temps il avait été décidé que, cette nuit-là, je partagerais le lit de Khadidja 36. »
On comprend tout ce qui attire le poète Leiris chez la prostituée : un statut social
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déclassé, la confusion de l’intime et du public, la mise en contact prioritaire des


corps avant toute éclosion d’un quelconque échange moral. Pour toutes ces rai-
sons, les prostituées sont les figures privilégiées du destin. La rencontre fortuite
des corps est dégagée de tout héritage du passé et de tout engagement d’avenir, elle
est présence totale, elle réalise cette « suspension » que Leiris cherche au moyen de
l’écriture. Plus que toute autre, Khadidja a un style. Cette professionnelle du déhan-
chement accède au hiératisme des grandes figures mythiques de L’Age d’homme :
Khadidja assise et moi bien droit devant elle nous nous regardions, et il me sem-
blait voir une personne toute nouvelle : Khadidja non plus mouvante et prompte
à se déhancher, mais fixe comme une image pieuse ou une figure de Musée Gré-
vin ; Khadidja en grand arroi de princesse qui vient hanter les rêves du voyageur
à l’heure où les rayons verticaux pénètrent jusqu’au fond du puits ; Khadidja, peut-
être, telle qu’elle aurait été dans un monde que n’eût pas avili ce qui avait fait d’elle
une franche prostituée et de moi une caricature de militaire 37.

Cette transfiguration de Khadidja aux yeux de Leiris est le signe que son destin est
passé par elle. A ce titre elle vient prendre place dans son écriture comme une ligne
sur la paume de la main.
Dans cette mise en présence de sa propre vie que constitue La Règle du jeu, Lei-
ris cherche à enclore aussi bien le passé que l’avenir, et par voie de conséquence ce
« trou noir » que constitue la mort. Philippe Lejeune a rapproché dans son analyse
de « Mors », le premier chapitre de Fourbis, le « grêle bruit », qui effraie tant le petit
Michel lors de sa promenade vespérale avec son père, et le « frêle bruit », qui donne
son titre au dernier volume de la tétralogie 38. Ce frêle bruit ne peut venir que
d’outre-tombe, mince filet de voix se faufilant jusqu’à nous depuis la fosse obscure
qui nous fait face. Bien installé sur la scène, baignant dans la lumière émise par la
rampe, l’acteur de sa propre vie entend les toussotements, les craquements de chaise,
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monter de la salle obscure, qui lui rappellent que sa vie est une représentation qui
devra un jour s’arrêter. Leiris a ceci de commun avec Nerval qu’il a conscience de
jouer sa vie sous le regard attentif des morts. On comprend mieux désormais ce
que Leiris reproche aux souvenirs figés. Il se voit mort en train de les contempler
depuis la « chambre noire » de sa mémoire. D’une certaine façon les souvenirs n’ap-
partiennent qu’aux morts.
Pourquoi ces morts ne restent-ils pas silencieux ? Voici l’ultime question à laquelle
répond Leiris. Le « frêle bruit » est inévitable parce que, loin d’être des âmes désin-
carnées, les morts sont des cadavres, d’encombrants corps en voie de décomposi-
tion. Or un corps ne tombe pas en morceaux sans émettre pets et craquements.
On se souvient de cet ami, évoqué dans L’Age d’homme, qui perdit toute estime
pour son père dès lors qu’il l’entendit péter. Ce bruit intempestif fait partie de ces
frêles bruits qui accompagnent toute notre vie et qui proviennent de la machine
corporelle. Parmi ces frottements, ces grincements, ces jeux de rouages (encore un
autre sens du mot jeu), c’est la voix qui va préoccuper l’écrivain. La voix, avec son
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grain unique 39, est par excellence ce qui porte la présence dans le langage. Voilà le
but du style, capter la singularité de la voix et la faire filer le long du langage écrit,
comme pour doubler chaque mot de ce « frêle bruit » qui le fait vibrer dans son
entier. Ne pas laisser la mort se faufiler par elle-même à l’insu du langage, mais la
capter par l’écriture, l’introduire sur la scène du langage au moyen du style, tel est
l’ambitieux projet littéraire de Michel Leiris.

Université Paris-XIII

NOTES

1. M. Leiris, Simulacre (1925), repris dans Mots sans mémoire (1969), Paris, Gallimard, coll. « L’ima-
ginaire », 1998, p. 7-23.
2. M. Leiris, Journal 1922-1989, Paris, Gallimard, 1992, p. 41.
3. M. Leiris, « …reusement », in Biffures (1948), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1991, p. 12.
4. Cf. M. Leiris, « Prière d’insérer » de Haut Mal (1943), repris dans Brisées, Paris, Gallimard, coll.
« Folio », 1992, p. 80-81.
5. Cf. M. Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., p. 41.
6. Cité dans M. Leiris, Brisées, op. cit., p. 326.
7. Cf. M. Leiris, note introductive à la première version de Glossaire : j’y serre mes gloses (1925),
repris dans Brisées, op. cit., p. 11-12.
8. M. Leiris, Langage tangage ou Ce que les mots me disent (1985), Paris, Gallimard, coll. « L’imagi-
naire », 1995.
9. M. Leiris, Biffures, op. cit., p. 42.
10. M. Leiris, Aurora (1939), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1997, p. 39-40.
11. Voir les notes du Journal, date du 24 janvier 1925 : « Le monde de mes rêves est un monde
minéral, dallé de pierres et bordé d’édifices sur le fronton desquels je lis parfois des sentences mys-
térieuses. C’est une longue suite d’esplanades, de galeries et de perspectives à travers lesquelles je me
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promène, comme dans un espace entièrement abstrait, dépouillé de toute réalité terrestre. Le fil à
plomb, le compas, la balance y sont maîtres, car le monde nocturne est pour moi beaucoup mieux
organisé que celui de mes veilles » (Journal 1922-1989, op. cit., p. 93).
12. Cf. Aurora, op. cit., p. 10.
13. M. Leiris, « 45, rue Blomet », in Zébrage, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992, p. 227.
14. Ibid.
15. Voir par exemple la fin du Point cardinal (1927) ou d’Aurora.
16. Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Ed. du Seuil, 1975, p. 278-283.
17.Voir l’introduction de l’édition de 1951 reproduite dans L’Afrique fantôme, Paris, Gallimard,
coll. « Tel », 1988, p. 13.
18. Voir le préambule de l’édition de 1981, in ibid., p. 9.
19. Cf. M. Leiris, « Musique en texte et musique antitexte », in Langage tangage, op. cit., p. 161.
20. Ibid., p. 414.
21. Cf. M. Leiris, La Possession et ses aspects théâtraux chez les Ethiopiens de Gondar, Paris, Fata Mor-
gana, 1989.
22. L’Afrique fantôme, op. cit., p. 445.
23. M. Leiris, Le Ruban au cou d’Olympia (1981), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1989,
p. 13.
24. M. Leiris, L’Age d’homme (1939), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1973, p. 26.
25. Ibid., p. 48.
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26. Voir sur cette question le livre de Catherine Masson : L’Autobiographie et ses aspects théâtraux
chez Michel Leiris, Paris, L’Harmattan, 1995.
27. Langage tangage, op. cit., p. 99.
28. Ibid., p. 111.
29. Ibid., p. 94.
30. M. Leiris, « Il était une fois… », Biffures, op. cit., p. 172.
31. « Ruban au cou d’Olympia, les lignes que j’écris noir sur blanc devraient, à tout instant, sus-
citer une présence », Le Ruban au cou d’Olympia, op. cit., p. 203.
32. Voir le long passage consacré au merveilleux dans Frêle Bruit (1976), Paris, Gallimard, coll.
« L’imaginaire », 1992, p. 323-379.
33. Cf. Le Ruban au cou d’Olympia, op. cit., p. 221-248.
34. Journal, op. cit., avril 1926, p. 121.
35. Citons le début d’un rêve transcrit dans le Journal à la date du 23 juillet 1925 : « Rêve : je suis
dans un bordel qui ressemble au Zelli’s quant au décor mais où les femmes, au lieu d’être là pour
faire l’amour, nous prédisent l’avenir » (p. 106). Voir également le poème « Les pythonisses » dans le
recueil Haut Mal (1943), Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1969, p. 46-51.
36. M. Leiris, Fourbis (1955), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1991, p. 194.
37. Ibid., p. 216.
38. Cf. Ph. Lejeune, Lire Leiris, Paris, Klincksieck, 1975, p. 74-75. Dans cette analyse, Lejeune met
en rapport le « grêle bruit » et le dispositif de théâtralisation chez Leiris.
39. « Tout bien considéré, je pense que ce bruit disait une seule chose et que cette unique chose
qu’il disait c’est qu’il était unique », Fourbis, op. cit., p. 27.
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