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Garnier. Style
Garnier. Style
Xavier Garnier
Dans Poétique 2003/2 (n° 134), pages 239 à 251
Éditions Le Seuil
ISSN 1245-1274
ISBN 9782020573450
DOI 10.3917/poeti.134.0239
© Le Seuil | Téléchargé le 27/12/2023 sur www.cairn.info (IP: 73.45.98.22)
Xavier Garnier
Michel Leiris ou l’écriture
au risque du style
Pour Leiris le langage est traversé de lignes de force. Les mots sont les véhicules
d’une énergie que la poésie a pour fonction de faire apparaître. Les poèmes de Simu-
lacre (1925) 1 sont conçus comme des démultiplicateurs de courants : « Découvrir
des mots-antennes, les juxtaposer de façon à produire de nouveaux courants 2. » Ce
sont moins les mots eux-mêmes qui intéressent Leiris, que les rapports entre les
mots. Le poète est un artiste des rencontres, du branchement. Ces connexions de
mots qui font du langage un immense réseau sont de deux types : les unes sont
visibles et répertoriées par les dictionnaires, par le jeu des radicaux et des affixes ;
les autres sont occultes et passent par ces courants que la poésie a pour mission de
réveiller. Dans un cas comme dans l’autre, Leiris fait l’important constat que les
mots ne lui appartiennent pas. A chaque fois qu’il croit s’emparer d’un mot, il est
happé dans un réseau proliférant. L’expérience du langage est une expérience de
dépossession.
La métaphore de l’antenne, concernant les mots, revient dans le premier texte
de Biffures : « le langage articulé, tissu arachnéen de mes rapports avec les autres,
me dépasse, poussant de tous côtés ses antennes mystérieuses 3. » Il est particuliè-
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La première version de Glossaire : j’y serre mes gloses en 1925, dans le troisième
numéro de La Révolution surréaliste, est accompagnée de ces lignes d’Antonin
Artaud :
Oui, voici maintenant le seul usage auquel puisse servir désormais le langage, un
moyen de folie, d’élimination de la pensée, de rupture, le dédale des déraisons, et
non pas un DICTIONNAIRE où tels cuistres des environs de la Seine canalisent
leur rétrécissement spirituel 6.
Il s’agit pour Leiris de libérer le langage de son carcan utilitaire. Le glossaire rem-
placera donc le dictionnaire. Glossaire met en regard non plus le mot et sa défini-
tion mais le mot et son éclosion. Les mots étendent leurs antennes sous nos yeux.
Chaque mot est un cocon qui trouve dans Glossaire l’espace de son déploiement.
Leiris ne cache pas que ce déploiement ne peut se faire que sur la face intime des
mots, c’est-à-dire dans une grande proximité avec le moi. Ces « ramifications
secrètes qui se propagent à travers tout le langage 7 » exigent le ressort du moi.
Dans cette nuit secrète vers laquelle le langage tourne une face, la distinction
entre le signifiant et le signifié n’a plus cours, la notion même de signe est incom-
préhensible. L’écrivain a affaire à une trace sonore ou scripturaire (les mots pro-
noncés ou écrits) et à des référents (ce complexe de sensations que l’on appelle le
monde). Il n’est pas un seul mot chez Leiris qui ne renvoie à un objet singulier et
qui, en même temps, ne provoque chez l’écrivain une surprise par sa texture sonore
ou visuelle. C’est ce constant retour au « moi » qui va faire tanguer le langage. Ainsi
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Leiris pratiquera la poésie comme on joue aux dés, il cherchera à substituer la ful-
gurance du « coup de sonde » à celle du « coup de dés ». La poésie retrouve l’insta-
bilité profonde du langage, elle en fait une terre d’aventures, un dédale où chaque
lettre, capricieuse, risque à tout moment de basculer, entraînant avec elle, et le mot,
et la phrase… et l’écrivain.
Cette danse des lettres ne peut s’effectuer que depuis la face obscure du langage
dont on comprend la différence avec la face claire, d’un point de vue topologique.
Dans son usage social, l’alphabet est ordonné, chaque lettre a son rang fixe à l’in-
térieur du mot. Les mots eux-mêmes s’organisent en réseaux stables et permanents.
Les réseaux qui innervent la face obscure sont à l’inverse livrés aux fulgurances.
Chaque basculement de lettre irradie instantanément tout le langage. La dalle
instable fait vaciller toute la surface, le coup de surprise se transfère au mot, à la
phrase, au texte entier. Sur cette face obscure du langage, le hasard ne cesse de pro-
liférer en longues traînées lumineuses, comètes fulgurantes dont Leiris attend
quelque illumination.
On sait l’importance que les surréalistes apportent aux rêves, révélateurs des
forces vives de l’inconscient. Leiris, qui transcrit systématiquement tous ses rêves
dans les années vingt, est à la fois très proche des préoccupations surréalistes et
marque cependant déjà sa différence. Le rêve semble moins pour lui un moyen de
faire affleurer l’inconscient dans l’écriture que de redéfinir la nature des rapports
entre le moi et le monde, et permettre l’éclosion de courants.
L’inscription du rêve tend à dissoudre dans l’écriture la frontière entre « moi »
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Il m’est toujours plus pénible qu’à quiconque de m’exprimer autrement que par
le pronom JE ; non qu’il faille voir là quelque signe particulier de mon orgueil,
mais parce que le mot JE résume pour moi la structure du monde. Ce n’est qu’en
fonction de moi-même et parce que je daigne accorder quelque attention à leur
existence que les choses sont. Si quelque objet survient par hasard qui me fasse
sentir combien sont restreintes réellement les limites de ma puissance, je me roi-
dis dans une folle colère et j’invente le Destin comme s’il avait été décrété de toute
éternité qu’un jour cet objet apparaîtrait sur MON chemin, trouvant dans mon
intervention son unique raison d’être. Ainsi je me promène au milieu des phé-
nomènes comme au centre d’une île que je traîne avec moi ; les perspectives, regards
solidifiés, pendent de mes yeux comme de longs filaments que le voyageur recueille
involontairement par tout son corps et déplace avec lui, bagage de lianes ténues,
lorsqu’il traverse la forêt tropicale. Je marche et ce n’est pas moi qui change d’es-
pace mais l’espace lui-même qui se modifie, modelé au gré de mes yeux qui l’in-
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jectent de couleurs pareilles à des flèches de curare, afin que sans faute il périsse
sitôt mes yeux passés, univers que je tue avec un merveilleux plaisir, repoussant
du bout du pied ses ossements incolores dans les chantiers les plus obscurs de mon
souvenir. Ce n’est qu’en fonction de moi-même que je suis et si je dis qu’il pleut
ou que la mer est mauvaise, ce ne sont que périphrases pour exprimer qu’une par-
tie de moi s’est résolue en fines gouttelettes ou qu’une autre partie se gonfle de
pernicieux remous. La mort du monde est égale à la mort de moi-même, nul sec-
tateur d’un culte de malheur ne me fera nier cette équation, seule vérité qui ose
prétendre à mon acquiescement, bien que contradictoirement je pressente parfois
tout ce que le mot IL peut contenir pour moi de châtiment vague et de menaces
monstrueuses10.
Cette première posture paranoïde donne au « moi » une toute-puissance fort pro-
blématique. Tous les mouvements du monde sont référés au Moi qui associe à
chaque instant la vie et la mort. Rendu solidaire des évolutions du corps du poète,
le monde se réduit à une fragile et éphémère surface dont les chatoiements sont
voués à tomber dans l’oubli. Transmettre au monde la présence de son propre corps
et diluer la mort dans un perpétuel oubli, telle est la stratégie de Michel Leiris. L’es-
pace en constante métamorphose d’Aurora est directement issu de cette disposition
du « moi ». Leiris écrit avec ce texte un roman sans mémoire arc-bouté sur un Je
fluide et insaisissable. Dans ces conditions la mort est partout présente mais elle
perd son caractère angoissant. A l’horizon de cette littérature onirique où le moi et
le monde ne cessent de mourir ensemble, flotte un parfum d’apocalypse.
La particularité des rêves de Leiris est la grande attention qu’il porte aux ques-
tions de perspective 11. Les paysages ou les scènes oniriques sont toujours traversés
de lignes et de figures géométriques car l’espace est une projection du moi. Les
récits vont raconter les variations spatiales provoquées par les mouvements du moi.
Etranges récits, forcément convulsifs. Ainsi le rêve est l’occasion pour Leiris de
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Dans un texte de 1982 consacré à cette période surréaliste Leiris déclare que l’at-
tention apportée aux rêves d’une part, et la manipulation du langage d’autre part,
relèvent pour lui d’une même stratégie dont l’enjeu était « je ne sais quelle révéla-
tion métaphysique qui, momentanément du moins, m’aurait arraché à mes tour-
ments 13 ». Depuis ses premiers textes, Leiris prend la littérature extrêmement au
sérieux, au point de lui donner valeur d’oracle. La littérature devra être initiatique.
Le point de rupture avec le surréalisme se fera sur cette question. Le merveilleux
surréaliste « fondé sur des conjonctions insolites et comme parachuté d’ailleurs »
ne séduit pas Leiris et ses compagnons de la rue Blomet :
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Ce à quoi nous visions, c’était à une refonte des données réelles en des œuvres
affranchies des conventions où l’imaginaire avait la part du lion, mais construites
de manière à satisfaire notre sensibilité à la beauté formelle 14.
Ce que Leiris cherche obscurément durant cette période, c’est la formule. Ses rêves
ne sont jamais débridés, le souci de composition l’emporte toujours et nombre
d’entre eux s’achèvent sur l’énoncé – ou au moins l’évocation – de LA formule 15.
L’intérêt de Leiris pour la magie – dont il cherchera des traces dans l’occultisme
et surtout dans le primitivisme – est lié à cette quête de la formule. L’ambition est
de faire tenir le réel dans une formule. Tout l’effort de la littérature devra tendre
à cela. Cette formule ne saurait émerger de la face sociale du langage, c’est au fond
de la nuit qu’il faut aller la chercher. La face obscure du langage, les dédales du rêve
et des jeux de mots sont ce dépôt noir au fond de la tasse où le monde s’est englouti
et d’où peut sortir un oracle, une fulgurante révélation. Leiris ne peut faire autre
chose qu’attendre une illumination, après avoir provoqué le hasard.
Deux questions se posent alors à Leiris qui vont déterminer sa rupture avec le
surréalisme. Par quelle opération la formule intangible pourra-t-elle s’élever du
chaos ? Quels rapports la formule attendue pourra-t-elle entretenir avec la face claire
du langage ? Ces deux questions cruciales vont déterminer l’esthétique de Leiris.
Sous leur égide va se mettre en place le principe d’une écriture initiatique à laquelle
il ne renoncera jamais et où la notion de style va prendre toute sa place. La litté-
rature va devenir le lieu d’une attente. Son caractère déceptif est programmé d’em-
blée. Philippe Lejeune a remarquablement analysé cette « stratégie du délai » ou de
la suspension qui caractérise le style de Leiris 16.
L’écriture devra assumer le fait qu’elle n’est pas en mesure d’inscrire la formule,
mais que son rôle se limite à réaliser ses conditions d’émergence. La formule – la
révélation, l’illumination – viendra d’ailleurs. En rompant avec le surréalisme, Lei-
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décevante qui ne lui apportera aucune révélation sinon celle-ci : le monde extérieur
n’est dépositaire d’aucun mystère. Il ne peut y avoir de poésie sans cette partici-
pation qui consiste à s’approprier le monde. Leiris se retrouve devant une alter-
native : rester enfermé dans le labyrinthe poétique de sa subjectivité ou vagabon-
der dans le vaste monde en maintenant une distance stérilisante. Dans ce livre « à
double entrée 18 », cet « hybride expérimental 19 » qu’est L’Afrique fantôme, Leiris
fait l’expérience d’un labyrinthe d’un type nouveau où se met en place un tourni-
quet permanent entre le dedans et le dehors. En travaillant sur la possession, il choi-
sit un domaine d’étude extrêmement ambivalent qui désoriente le chercheur :
Peu s’en faut que je n’envoie tout promener. La vraie raison de ma colère est qu’il
y a des domaines où les choses, par trop, brûlent et où nécessairement il apparaît
scandaleux de se promener avec sang-froid, crayon en main, fiches sous les yeux.
A cela joint, l’appel sexuel puissant des pratiques maudites, en même temps que
le sentiment très net de cet extravagant mensonge qu’est la magie 20.
présence maximale. Toute l’intensité de l’événement vécu devra passer par le lan-
gage dont la double fonction est de le rendre signifiant et public. La véritable « corne
de taureau » qui menace l’écrivain est cette « omniprésence », qui fait de son texte
une plaque hypersensible offerte à tous les coups. Leiris confie au papier ce qu’il
aurait voulu inscrire sur sa propre peau :
Faute de pouvoir tatouer sur l’entière surface de sa peau tout ce qu’il avait en tête,
il se décida […] à confier au papier, et non à la fine enveloppe qui manque aux
seuls écorchés, ce qu’il voulait connaître de lui 23.
Cet homme trop élégant, trop poli, qui, selon tous les témoignages, tenait le monde
à distance, fait un usage inverse de l’écriture. Loin d’être une carapace supplé-
mentaire, son écriture le livre nu et évente tous les mystères.
Depuis toujours, Leiris pressent obscurément que le danger ne peut venir que
de l’extérieur, de ce IL chargé « de châtiment vague et de menaces monstrueuses ».
Sous la surface de ce monde extérieur apparemment lisse, rôde une corne mena-
çante. Cette corne est dissimulée dans cette part du monde qui ne dépend pas de
lui, elle n’est donc pas présente dans le texte. Le texte est cette cape rouge dont
s’enveloppe l’écrivain et qui appelle à lui la corne du taureau. Quitte à attendre le
danger, autant donner à celui-ci une forme précise : l’angoisse se transforme alors
en peur, émotion plus communicable. L’écrivain va donc étaler son Moi sur toute
la surface du réel, il va servir d’appât pour débusquer la menace et la forcer à paraître
en plein jour. De Aurora à L’Age d’homme le statut du Je s’est radicalement ren-
versé : du je insaisissable au fond du labyrinthe qui attend l’émergence de la for-
mule rédemptrice, on est passé au Je omniprésent à la surface du monde qui attend
fébrilement le surgissement du danger.
On pourrait reprendre le texte d’Aurora que nous avons longuement cité plus
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Si rompu que je sois à m’observer moi-même, si maniaque que soit mon goût pour
ce genre amer de contemplation, il y a sans nul doute des choses qui m’échappent,
et vraisemblablement parmi les plus apparentes, puisque la perspective est tout et
qu’un tableau de moi, peint selon ma propre perspective, a de grandes chances de
laisser dans l’ombre certains détails qui, pour les autres, doivent être les plus fla-
grants 24.
Plus frappant encore, ce renversement selon lequel ce n’est plus le Je qui instille la
mort dans le monde au moyen de « flèches de curare », mais le monde qui recèle
une puissance de mort qu’il s’agit de débusquer. De ce dernier renversement va
découler un penchant pour le mythe dont il s’agit de rendre compte.
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Sur ces confessions érotiques qu’est L’Age d’homme plane l’ombre de la mort.
Judith et Lucrèce permettent à Leiris d’élever ses propres expériences érotiques à
la puissance du mythe. Les « allégories », les figures mythiques toutes chargées
d’énigmes, aident Leiris à dérouler la toile du monde extérieur. Pour pouvoir être
dit, le monde doit être théâtre où se déroule le drame de la mort, sans quoi tout
risque de retomber dans le témoignage narcissique. Les grandes figures hiératiques
que ne cesse de convoquer l’écrivain arrachent le monde extérieur à l’emprise du
moi, et sont les portes par où va s’infiltrer la mort. Les actes premiers effectués par
ces personnages se répercutent dans le théâtre du monde dont Leiris n’est qu’un
modeste participant.
A propos de la métaphore de la corne de taureau qui met en danger l’écrivain,
il est délicat de dissocier l’aspect pragmatique et l’aspect esthétique. Certes son
autobiographie est un « acte » risqué qui l’oblige à réajuster ses rapports avec ses
proches, mais cela ne peut avoir lieu que par un réajustement de son écriture qui
renonce à l’expressivité au profit de « l’authenticité ». Il y a risque parce que l’écri-
ture cherche la « présence » et que celle-ci est toujours hantée par la mort. L’expé-
rience que Leiris a du théâtre nous apprend cela :
On ne peut dire plus clairement qu’il n’est pas de manifestation de la présence qui
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Leiris en ce qu’elle fait sauter le verrou entre l’intime et le public. Tout comme la
transe, l’écriture de Leiris réalise une sorte d’extraversion de l’intime. Aucune fibre
de sa propre vie ne lui appartient plus dès lors qu’il s’est reconnu sous l’emprise
de figures mythiques.
On reconnaît tous les éléments de l’analyse freudienne accompagnés de ce ren-
versement capital qu’est la possession. L’important n’est pas le scénario mythique,
qui exercerait l’attraction d’un modèle, mais la poussée exercée par la figure
mythique elle-même. Pour Leiris l’inconscient n’est pas un théâtre, mais une pous-
sée qui théâtralise la vie.
Fuir la trop littéraire continuité ou la briser avant même qu’elle s’instaure, c’est
à cela que répondent et le plaisir que je prends à établir, en quelques mots, de
pseudo-définitions de dictionnaire et mon goût – excessif, je le sais, du point de
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Cette transfiguration de Khadidja aux yeux de Leiris est le signe que son destin est
passé par elle. A ce titre elle vient prendre place dans son écriture comme une ligne
sur la paume de la main.
Dans cette mise en présence de sa propre vie que constitue La Règle du jeu, Lei-
ris cherche à enclore aussi bien le passé que l’avenir, et par voie de conséquence ce
« trou noir » que constitue la mort. Philippe Lejeune a rapproché dans son analyse
de « Mors », le premier chapitre de Fourbis, le « grêle bruit », qui effraie tant le petit
Michel lors de sa promenade vespérale avec son père, et le « frêle bruit », qui donne
son titre au dernier volume de la tétralogie 38. Ce frêle bruit ne peut venir que
d’outre-tombe, mince filet de voix se faufilant jusqu’à nous depuis la fosse obscure
qui nous fait face. Bien installé sur la scène, baignant dans la lumière émise par la
rampe, l’acteur de sa propre vie entend les toussotements, les craquements de chaise,
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grain unique 39, est par excellence ce qui porte la présence dans le langage. Voilà le
but du style, capter la singularité de la voix et la faire filer le long du langage écrit,
comme pour doubler chaque mot de ce « frêle bruit » qui le fait vibrer dans son
entier. Ne pas laisser la mort se faufiler par elle-même à l’insu du langage, mais la
capter par l’écriture, l’introduire sur la scène du langage au moyen du style, tel est
l’ambitieux projet littéraire de Michel Leiris.
Université Paris-XIII
NOTES
1. M. Leiris, Simulacre (1925), repris dans Mots sans mémoire (1969), Paris, Gallimard, coll. « L’ima-
ginaire », 1998, p. 7-23.
2. M. Leiris, Journal 1922-1989, Paris, Gallimard, 1992, p. 41.
3. M. Leiris, « …reusement », in Biffures (1948), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1991, p. 12.
4. Cf. M. Leiris, « Prière d’insérer » de Haut Mal (1943), repris dans Brisées, Paris, Gallimard, coll.
« Folio », 1992, p. 80-81.
5. Cf. M. Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., p. 41.
6. Cité dans M. Leiris, Brisées, op. cit., p. 326.
7. Cf. M. Leiris, note introductive à la première version de Glossaire : j’y serre mes gloses (1925),
repris dans Brisées, op. cit., p. 11-12.
8. M. Leiris, Langage tangage ou Ce que les mots me disent (1985), Paris, Gallimard, coll. « L’imagi-
naire », 1995.
9. M. Leiris, Biffures, op. cit., p. 42.
10. M. Leiris, Aurora (1939), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1997, p. 39-40.
11. Voir les notes du Journal, date du 24 janvier 1925 : « Le monde de mes rêves est un monde
minéral, dallé de pierres et bordé d’édifices sur le fronton desquels je lis parfois des sentences mys-
térieuses. C’est une longue suite d’esplanades, de galeries et de perspectives à travers lesquelles je me
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26. Voir sur cette question le livre de Catherine Masson : L’Autobiographie et ses aspects théâtraux
chez Michel Leiris, Paris, L’Harmattan, 1995.
27. Langage tangage, op. cit., p. 99.
28. Ibid., p. 111.
29. Ibid., p. 94.
30. M. Leiris, « Il était une fois… », Biffures, op. cit., p. 172.
31. « Ruban au cou d’Olympia, les lignes que j’écris noir sur blanc devraient, à tout instant, sus-
citer une présence », Le Ruban au cou d’Olympia, op. cit., p. 203.
32. Voir le long passage consacré au merveilleux dans Frêle Bruit (1976), Paris, Gallimard, coll.
« L’imaginaire », 1992, p. 323-379.
33. Cf. Le Ruban au cou d’Olympia, op. cit., p. 221-248.
34. Journal, op. cit., avril 1926, p. 121.
35. Citons le début d’un rêve transcrit dans le Journal à la date du 23 juillet 1925 : « Rêve : je suis
dans un bordel qui ressemble au Zelli’s quant au décor mais où les femmes, au lieu d’être là pour
faire l’amour, nous prédisent l’avenir » (p. 106). Voir également le poème « Les pythonisses » dans le
recueil Haut Mal (1943), Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1969, p. 46-51.
36. M. Leiris, Fourbis (1955), Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1991, p. 194.
37. Ibid., p. 216.
38. Cf. Ph. Lejeune, Lire Leiris, Paris, Klincksieck, 1975, p. 74-75. Dans cette analyse, Lejeune met
en rapport le « grêle bruit » et le dispositif de théâtralisation chez Leiris.
39. « Tout bien considéré, je pense que ce bruit disait une seule chose et que cette unique chose
qu’il disait c’est qu’il était unique », Fourbis, op. cit., p. 27.
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