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Antoine. Sur L'exposition Des Mots
Antoine. Sur L'exposition Des Mots
L’espace conduit-il
au paradis ?
Sur l’exposition des mots
question de l’« être plastique » des mots, posée aussi bien à la littérature
qu’aux arts visuels, a depuis le tournant des XIXe et XXe siècles eu des
effets notoires. Or, si les transformations qu’on va évoquer appartiennent
à une histoire à peu près séculaire, la généalogie qu’on va en proposer est,
elle, plus récente, tout comme les œuvres auxquelles elle se lie. Plutôt que
de proposer un tableau, forcément trop fragmentaire, de la multiplicité des
tentatives actuelles, on se concentrera donc en premier lieu sur cette
généalogie, pour ce qu’elle dit de notre présent tout autant que pour
l’histoire qu’elle fabrique.
Fig. 1. Impressions d’Afrique, Théâtre Antoine, Le Théâtre, n° 323, juin 1912, p. 24.
Collection Jean-Philippe Antoine, Paris.
8. Dans un texte posthume, Roussel a décrit ces procédés : « Je choisissais deux mots
presque semblables (faisant penser aux métagrammes). Par exemple billard et pillard. Puis
j’y ajoutais des mots pareils mais pris dans un sens différent, et j’obtenais ainsi deux phrases
presque identiques. En ce qui concerne billard et pillard [à savoir le calembour qui fonde
l’écriture des Impressions], les deux phrases que j’obtins furent celles-ci : 1. Les lettres du
blanc sur les bandes du vieux billard… 2. Les lettres du blanc sur les bandes du vieux
pillard. Dans la première, “lettres” était pris dans le sens de “signes typographiques”,
“blanc” dans le sens de “cube de craie”, et “bandes” dans le sens de “bordures”. Dans la
seconde, “lettres” était pris dans le sens de “missives”, “blanc” dans le sens d’“homme
98 blanc”, et bandes dans le sens de “hordes guerrières”. Les deux phrases trouvées, il s’agis-
sait d’écrire un conte pouvant commencer par la première et finir par la seconde », Raymond
LITTÉRATURE Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres, dans Œuvres, Paris, Jean-Jacques Pauvert,
N˚ 160 – DECEMBRE 2010 1963, t. VIII, p. 11-12 (je souligne).
L’ESPACE CONDUIT-IL AU PARADIS ? SUR L’EXPOSITION DES MOTS
scénique tout entier, aussi bien que chacune de ses composantes, éparses
sur le plateau 9 .
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Fig. 2. Marcel Duchamp, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, Philadel-
phia Museum of Art, ADAGP.
9. C’est cet aspect de tableau, joint à un détail singularisé, que retient Duchamp, interrogé
par Pierre Cabanne en 1966 : « — En 1912 vous assistez […] à la représentation d’Impres-
sions d’Afrique de Raymond Roussel. — C’était formidable. Il y avait sur scène un manne-
quin et un serpent qui bougeait un petit peu, c’était absolument la folie de l’insolite. Je ne
me souviens pas beaucoup du texte. On n’écoutait pas tellement. Ça m’a frappé… — C’était
davantage le spectacle en tant que spectacle qui vous a frappé, plus que le langage ? —
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Oui, en effet. Après j’ai lu le texte et j’ai pu associer les deux », Marcel Duchamp, Entre- LITTÉRATURE
tiens avec Pierre Cabanne, Paris, Somogy, 1995, p. 42. N˚ 160 – DECEMBRE 2010
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Fig. 3. Marcel Duchamp, La Boîte verte (La Mariée mise à nu par ses célibataires,
même), Musée national d’art moderne.
14. Voir Aristote, Métaphysique, livre VII, I, 261. Comme l’écrit Gilles Deleuze : « La
plus grande différence c’est toujours l’opposition. Mais de toutes les formes d’opposi-
tion quelle est la plus parfaite, la plus complète, celle qui “convient” le mieux ? […]
Seule la contrariété représente la puissance d’un sujet de recevoir des opposés tout en
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restant substantiellement le même. » Voir id., Différence et Répétition, Paris, PUF, LITTÉRATURE
1968, p. 45-46. N˚ 160 – DECEMBRE 2010
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(quelle qu’elle soit), telles seront les tâches dévolues à des reproducteurs
qui conservent leur distance vis-à-vis des « œuvres d’art » et des formes
expressives qui régissent leur économie 22 .
cités, dans les bouches du public laborieux. Il n’arrêtait pas de se les répéter,
jusqu’à ce qu’ils perdent pour lui toute signification instantanée et deviennent
des vocables merveilleux. […] En classe, dans la bibliothèque coite, en
compagnie d’autres étudiants, il pouvait soudain entendre un ordre : partir,
être seul, une voix qui remuait jusqu’au tympan de son oreille, une flamme
qui sautait dans la vie divine du cerveau. Il lui arrivait d’obéir à l’ordre, et de
vagabonder partout dans les rues, seul, la ferveur de son espérance soutenue
par des exclamations, jusqu’à ce qu’il fût convaincu de l’inutilité de vaga-
bonder plus longtemps : alors, d’un pas réfléchi, infatigable, il retournait chez
lui, assemblant avec un sérieux réfléchi, infatigable, des mots et des expres-
sions sans signification 28 .
Fig. 4. Edward Ruscha, Alvarado to Doheny, 1998, acrylique sur toile, 177,8 ×
274,3 cm. © Ed Ruscha, avec l’aimable autorisation de la galerie Gagosian.
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Fig. 5. Jack Pierson, Psycho Killer, 2000, plastique coloré, métal peint, verre et néon,
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101,6 × 91,4 × 33 cm. © Jack Pierson, avec l’aimable autorisation de la galerie Xavier
LITTÉRATURE
Hufkens, Bruxelles. N˚ 160 – DECEMBRE 2010
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l’effet primordial de cette foi dans l’image, entendue comme ce qui, arra-
chant mots et lettres aux significations ordinaires qui les emprisonnent, les
transforme en formes visuelles asignifiantes, pures ou « primaires » au
même titre que tout autre objet, perçu ou inventé. Le passage aux arts
plastiques défait le règne de la signification qui, éteignant la perception des
allures propres des mots, sous-tend la communication ordinaire. Il rend
possible la jouissance visuelle de ces allures. Mais cette nouvelle jouissance
n’est jamais sans reste. Loin de se borner au plaisir de contempler des
formes libérées, elle est jouissance d’une spectacularisation oublieuse des
opérations de censure qu’elle déploie, et qui fondent son empire.
33. Marcel Broodthaers, extrait d’un feuillet manuscrit de l’exposition à la galerie MTL,
Bruxelles, 1970, cité dans Catherine David et Véronique Dabin éd., Marcel Broodthaers,
Paris, Galerie du Jeu de paume, 1991, p. 139 (ci-après JdP).
34. « Observation relative au poème Un coup de dés jamais n’abolira le hasard », dans
S. Mallarmé, Igitur cit., p. 442. La saisie broodthaersienne de Mallarmé s’oppose à l’image
du poète façonnée par le modernisme artistique. L’inventeur inconscient de l’espace
moderne n’est pas le purificateur précoce d’un médium voué à découvrir son autonomie.
Voir à ce sujet Jean-Philippe Antoine, Marcel Broodthaers. Moule, Muse, Méduse, Dijon,
110 Presses du réel, 2006, p. 51-52 et 61-64.
35. J.-F. Chevrier, « L’artiste-homme de lettres », op. cit., p. 276.
LITTÉRATURE 36. Annie de Decker, « Exposition littéraire autour de Mallarmé : Marcel Broodthaers à la
N˚ 160 – DECEMBRE 2010 Deblioudebliou/S », JdP, p. 140-141.
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Fig. 7. Marcel Broodthaers, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, 1969, collec-
tion Daled, Bruxelles. Photographie Aurélien Mole.
Fig. 8. Aurélien Froment, De l’île à hélice à Ellis Island (2005), 44 livres, étagère, 90 ×
30 × 30 cm, collection particulière Londres.
yeux, que ces deux livres ont été glissés — soustraits au regard — dans
l’épaisseur des montants latéraux de l’étagère — rétrospectivement
repérés comme bien épais. Invisibles, illisibles, mais physiquement
présents, ils commandent l’ensemble des éléments exposés, en même
temps qu’ils en déclarent cryptiquement le protocole d’exposition.
L’étagère d’Aurélien Froment prend son départ dans la juxtaposition
arbitraire d’échantillons de la production contemporaine de mots
imprimés, et le sens qu’elle leur impartit s’y « réduit » à un calembour (et
au passage de la gauche à la droite). Elle rouvre cependant un espace
potentiel — hétéroclite et grumeleux, malgré la géométrie formelle qui
l’enserre — à la lecture.
Fig. 9. Josef Strau, S, you are walking walking it’s tough wintertime you turn on the
stairwell lamp, 2009, installation Mudam 2009, avec l’aimable autorisation de la galerie
Daniel Buchholz, Cologne/Berlin. Photographie Jean-Philippe Antoine.
Fig. 10. Josef Strau, J : Inside the Letter-Hole (Josef for Children), 2008, vue d’installa-
tion, 18INIQITIES, Greene Naftali Gallery, New York, carton, bande adhésive, impressions jet
d’encre, lecteurs mp3, lampes, 73,66 × 294 × 294,64 × 685,8 cm. Photographie Jason Mandella.
44. « Buying cheap, the lamps, selling them for flea market values extremely higher after
a few modifications and after turning them into a reading lamp with adding a short story to
it, the actual value, the actual lights in the whole work being the text. So it was an economy
of how to be a writer but not being able to sell the pure text. » Josef Strau « The Dissident
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Bible of Ethics, Die Krankheit zum Tode — An Interview », Josef Strau, Malmö Kunsthall, LITTÉRATURE
Malmö, 2008, non-paginé. N˚ 160 – DECEMBRE 2010
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Fig. 11. Josef Strau, Uncle (détail de l’installation Slowly very slowly I trace I
pretend I draw a letter, J my architecture infrastructure, 2009), Mudam 2009. Photographie
Jean-Philippe Antoine.
à sa surface, ou flottant dans l’espace alentour, ils imposent aux corps visi-
teurs, s’ils désirent lire, de se courber, de s’agenouiller, de s’accroupir, de
ramper ou encore de se coller le nez au mur — et tout cela longtemps.
À cet inconfort organisé de la lecture, fait pièce — et dans une
certaine mesure contrepoids — le constat que les objets auxquels
s’accrochent ou se juxtaposent les textes imprimés sont des luminaires.
Reliées à des fils et prises visibles, qui acquièrent eux aussi valeur
plastique dans ce dispositif, les lampes fonctionnent, et sont systémati-
quement allumées. Le halo de lumière qu’elles diffusent, seules ou en
groupe, établit une zone favorable à la lecture à l’intérieur de l’espace de
la galerie, dont il casse la lumière égale et neutre.
Cette disposition renvoie à l’acte et à l’espace domestique de la
lecture, ici paradoxalement présentés dans les lieux mêmes qui retardent,
voire prétendent annuler leur appréhension achevée. De fait, dans un
premier temps les installations de Strau créent une situation de double
bind pour leurs spectateurs, invités par ces lampes de lecture allumées à
déchiffrer des textes que leurs conditions d’exposition rendent malaisément
accessibles. Mais la possibilité d’emporter ces mêmes textes, seuls, pour
les lire ou relire chez soi, appelle à réexaminer plus tard, à la lumière de
sa propre domesticité et du souvenir, la combinaison de telle lampe et de
tel paragraphe ou série de paragraphes, et à considérer avec elle l’acte
singulier d’écriture, puis de lecture, qui a trouvé à s’y inscrire.
L’espace, lorsque saturé de mots il apprend à se souvenir et devient
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