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L'espace conduit-il au paradis ?

Sur l'exposition des mots


Jean-Philippe Antoine
Dans Littérature 2010/4 (n°160 ), pages 96 à 119
Éditions Armand Colin
ISSN 0047-4800
ISBN 9782200926526
DOI 10.3917/litt.160.0096
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 JEAN-PHILIPPE ANTOINE, UNIVERSITÉ PARIS 8

L’espace conduit-il
au paradis ?
Sur l’exposition des mots

« Les belles lettres ça bouche les yeux 1 … »

L’actualité récente des arts visuels a vu revenir sur le devant de la


scène des problématiques allégoriques et « littéraires » qui, sans avoir
jamais complètement disparu, s’étaient un temps éclipsées. Des expo-
sitions comme L’Action restreinte, au MACBA (Barcelone) et au musée
des Beaux-arts de Nantes (2004-2005 2 ), Un coup de dés à la Generali
Foundation (Vienne, 2008 3 ) ou The Space of Words au Mudam (Luxem-
bourg, 2009 4 ) ont ainsi cristallisé l’attention sur des attitudes qui, si
elles s’approprient l’intérêt fort pour la visualité des mots qui traverse
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l’art du XXe siècle, reprécisent son orientation. Elles questionnent la
relève plastique qu’a offert tout un pan de cet art à des problèmes posés
d’abord aux « gens de lettres », pour en redistribuer les enjeux,
aujourd’hui où le règne déclaré tout-puissant d’images proliférantes
menace selon certains jusqu’à l’existence même d’un « espace
littéraire ».
Certes, comme l’écrivait Fernand Deligny, « on voit mal l’homme
perdant peu à peu l’usage de la parole, donc de la pensée, de par l’abon-
dance des images reproduites 5 », et la menace d’un recouvrement ou d’un
effacement des mots et des phrases par la surface des images se révèle
vite comme un fantasme, aussi tenace et vivace soit-il. Pour autant, la
1. Marcel Broodthaers, poème sans titre (1962) publié dans Broodthaers, October, n˚ 42,
Cambridge, 1987, cité par Bernard Marcadé, « Marcel Broodthaers, la continuation de la
poésie par d’autres moyens », Il n’y a pas de second degré. Remarque sur la figure de
l’artiste au XXe siècle, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1999, p. 45.
2. Jean-François Chevrier (éd.), Art and Utopia. Limited Action, MACBA/Actar, Barce-
lone, 2005, et L’Action restreinte. L’art moderne selon Mallarmé, musée des Beaux-Arts de
Nantes, Nantes, 2005.
3. Voir Sabine Folie (éd.), Un coup de dés. Bild gewordene Schrift. Ein ABC der nachden-
klichen Sprache. Writing Turned Image. An Alphabet of Pensive Language, Generali Foun-
96 dation, Vienne, 2008.
4. Voir Christophe Gallois (éd.), The Space of Words, Mudam, Luxembourg, 2010.
LITTÉRATURE 5. Fernand Deligny, « La caméra outil pédagogique », Vers l’éducation nouvelle, 97, oct.-
N˚ 160 – DECEMBRE 2010 nov. 1955, repris dans Œuvres, Paris, L’Arachnéen, 2007, p. 415.
L’ESPACE CONDUIT-IL AU PARADIS ? SUR L’EXPOSITION DES MOTS 

question de l’« être plastique » des mots, posée aussi bien à la littérature
qu’aux arts visuels, a depuis le tournant des XIXe et XXe siècles eu des
effets notoires. Or, si les transformations qu’on va évoquer appartiennent
à une histoire à peu près séculaire, la généalogie qu’on va en proposer est,
elle, plus récente, tout comme les œuvres auxquelles elle se lie. Plutôt que
de proposer un tableau, forcément trop fragmentaire, de la multiplicité des
tentatives actuelles, on se concentrera donc en premier lieu sur cette
généalogie, pour ce qu’elle dit de notre présent tout autant que pour
l’histoire qu’elle fabrique.

« Je pensais qu’en tant que peintre, il valait mieux que je sois


influencé par un écrivain que par un autre peintre. Et Roussel me montra
le chemin 6 . » Cette réflexion rétrospective de Marcel Duchamp sur
l’année 1912, qui l’a vu traverser — avec quelle vitesse ! — cubisme et
futurisme pour aboutir au Grand Verre puis pousser, bientôt, jusqu’aux
ready-made, caractérise la relation neuve entre mots et plastique qui, ins-
tallée au tournant des XIXe et XXe siècles, gouverne encore au tournant des
XXe et XXIe siècles l’économie des arts visuels.
Le nom de l’écrivain invoqué, aussi bien que les circonstances de la
rencontre avec son œuvre, transforment d’emblée la question d’allure
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générale qui semblait s’y poser : pourquoi vaudrait-il mieux, pour un
peintre, être influencé par un écrivain que par un peintre ? Plus que la lit-
térature en son sens institutionnel, le nom de Raymond Roussel évoque en
effet de singuliers procédés d’écriture, et le fait que Duchamp le prononce
après celui de Jean-Pierre Brisset, autre « fou littéraire 7 », accentue cette
marginalité.
Mais importe ici autant ou plus le constat que Duchamp n’accède
pas aux écritures de Roussel dans un livre. Le frayage de cette ren-
contre a plutôt pour lieu une représentation théâtrale : celle des
Impressions d’Afrique, données au Théâtre Antoine en juin 1912.
Dans le « roman » que reprend ce spectacle, Roussel jouait d’un
double protocole. Le premier, explicite, divise le texte en deux
parties : la première, pure description de scènes ou tableaux, la
seconde, vouée exclusivement à l’explication de ce qui avait d’abord
été décrit. Le second protocole, secret jusqu’à la publication posthume
de Comment j’ai écrit certains de mes livres, repose sur le choix de
6. Marcel Duchamp, « Propos » (1946), Duchamp du signe, Paris, Flammarion, 1975,
p. 173-174.
97
7. On se réfère ici au titre de l’ouvrage d’André Blavier, Les Fous littéraires, Paris, LITTÉRATURE
Éditions des Cendres, 2000 (Paris, Veyrier, 1982). N˚ 160 – DECEMBRE 2010
 LA LITTÉRATURE EXPOSÉE

deux énoncés « quelconques », presque semblables. La narration se


donne pour objet de les relier, au prix de leur dislocation en images
absurdes, à la manière de la construction d’un rébus 8 .
On l’a dit, l’œuvre qu’a découverte Duchamp en juin 1912 n’était
pas ce récit en prose, mais sa transposition en un spectacle théâtral. Exé-
cutée par l’auteur à partir du texte de la seconde partie explicative, cette
version confiait dans son intégralité à la présentation scénique la réalisa-
tion de la première partie, descriptive, du livre. Elle exacerbait ainsi la
dimension visuelle, quasi-hallucinatoire, des énoncés déguisés offerts en
pâture au spectateur (fig. 1). Le passage insu des mots dans l’image, le
caractère insolite acquis par cette dernière imprégnaient le dispositif
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Fig. 1. Impressions d’Afrique, Théâtre Antoine, Le Théâtre, n° 323, juin 1912, p. 24.
Collection Jean-Philippe Antoine, Paris.

8. Dans un texte posthume, Roussel a décrit ces procédés : « Je choisissais deux mots
presque semblables (faisant penser aux métagrammes). Par exemple billard et pillard. Puis
j’y ajoutais des mots pareils mais pris dans un sens différent, et j’obtenais ainsi deux phrases
presque identiques. En ce qui concerne billard et pillard [à savoir le calembour qui fonde
l’écriture des Impressions], les deux phrases que j’obtins furent celles-ci : 1. Les lettres du
blanc sur les bandes du vieux billard… 2. Les lettres du blanc sur les bandes du vieux
pillard. Dans la première, “lettres” était pris dans le sens de “signes typographiques”,
“blanc” dans le sens de “cube de craie”, et “bandes” dans le sens de “bordures”. Dans la
seconde, “lettres” était pris dans le sens de “missives”, “blanc” dans le sens d’“homme
98 blanc”, et bandes dans le sens de “hordes guerrières”. Les deux phrases trouvées, il s’agis-
sait d’écrire un conte pouvant commencer par la première et finir par la seconde », Raymond
LITTÉRATURE Roussel, Comment j’ai écrit certains de mes livres, dans Œuvres, Paris, Jean-Jacques Pauvert,
N˚ 160 – DECEMBRE 2010 1963, t. VIII, p. 11-12 (je souligne).
L’ESPACE CONDUIT-IL AU PARADIS ? SUR L’EXPOSITION DES MOTS 

scénique tout entier, aussi bien que chacune de ses composantes, éparses
sur le plateau 9 .
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Fig. 2. Marcel Duchamp, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, Philadel-
phia Museum of Art, ADAGP.

Duchamp en retient la leçon en entamant la réalisation de La


MARiée mise à nu par ses CELibataires, même, ou Grand Verre, portail
qui ouvre aux problématiques verbales de l’art aux XXe et XXIe siècles. Par
son extension, la variété de ses éléments et la multiplication des transpo-

9. C’est cet aspect de tableau, joint à un détail singularisé, que retient Duchamp, interrogé
par Pierre Cabanne en 1966 : « — En 1912 vous assistez […] à la représentation d’Impres-
sions d’Afrique de Raymond Roussel. — C’était formidable. Il y avait sur scène un manne-
quin et un serpent qui bougeait un petit peu, c’était absolument la folie de l’insolite. Je ne
me souviens pas beaucoup du texte. On n’écoutait pas tellement. Ça m’a frappé… — C’était
davantage le spectacle en tant que spectacle qui vous a frappé, plus que le langage ? —
99
Oui, en effet. Après j’ai lu le texte et j’ai pu associer les deux », Marcel Duchamp, Entre- LITTÉRATURE
tiens avec Pierre Cabanne, Paris, Somogy, 1995, p. 42. N˚ 160 – DECEMBRE 2010
 LA LITTÉRATURE EXPOSÉE

sitions « ésotériques », le Grand Verre (fig. 2) représente une tentative


ambitieuse d’incarnation plastique des ambitions dévolues par Roussel à
la littérature 10 . Des jeux de mots y fournissent une série d’énoncés,
déplacés et condensés à leur tour en formes plastiques. Le dispositif qui
en résulte, fondé sur une charade arbitraire 11 et portant partout trace des
procédures qui ont servi à sa construction, apparaît pourtant d’abord
comme une image inédite, dont l’aspect visuel interdit la résorption de
son inquiétante étrangeté.
Considéré comme la peinture qu’il prétend encore être, le Grand
Verre conserve plusieurs vestiges du dispositif pictural, à commencer par
l’usage archaïque et volontaire, dans sa moitié inférieure, de la perspec-
tive linéaire et de son corollaire : l’idée de fenêtre. La paroi de verre
transparent matérialise l’écran invisible sur lequel le peintre est censé, au
moins depuis le De Pictura d’Alberti (1435), inscrire ce qu’il voit à son
travers, comme par une « fenêtre ouverte » sur le monde 12 . Il est en
conséquence interdit d’inscrire visiblement sur cette surface les (jeux de)
mots qui en informent la construction, ou la hantent.
Mais on ne peut envisager le Grand Verre à l’écart des notes manus-
crites qui en ont accompagné tout au long la conception et la fabrication,
et que Duchamp a jugé nécessaire de publier — y compris, d’abord, sous
forme de fac-similé 13 (fig. 3). Ce serait mutiler un travail que caractérisent
justement son dépassement de la forme-tableau, et sa dispersion concomi-
tante en plusieurs lieux et temps. Si la porte-fenêtre ornée qu’est d’abord
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pour les regardeurs la Mariée, matérialise la théorie perspectiviste du
tableau (et cela à l’instant même où elle l’émiette), l’accompagnement de
10. « — Peut-être le défi lancé par Raymond Roussel au langage correspondait-il à celui
que vous lanciez, vous, à la peinture ? — Si vous voulez, je ne demande que ça ! — Je n’y
tiens pas, moi, remarquez ! — Si, moi j’y tiendrais. Ce n’est pas à moi de le décider, mais
ça serait très sympathique parce que cet homme avait fait quelque chose qui, vraiment, avait
le côté révolutionnaire d’un Rimbaud, une scission. Il n’était plus question de symbolisme
ni même de Mallarmé, tout cela Roussel l’ignorait complètement… », Marcel Duchamp,
Entretiens, p. 42.
11. Voir le titre de l’œuvre : « La MARiée mise à nu par ses CELibataires même. »
= MARCEL. Est-ce un hasard si la « solution » que déclare la charade relie l’objet réalisé au
nom de son auteur, affirmant une appartenance biographique ?
12. Voir Alberti, De la Peinture. De Pictura, livre I, § 12 et 19, trad. Jean-Louis Schefer,
Paris, Macula, 1992, p. 100-101, 114-115.
13. Duchamp publie en septembre 1934 La Mariée mise à nu par ses célibataires même,
dite « Boîte verte » pour la distinguer du « Grand Verre » homonyme. Cette boîte en carton
de couleur verte contient « 93 documents (photos, dessins et notes manuscrites des années
1911-1915) ainsi qu’une planche en couleurs ». Répliques en fac-similé des notes originales,
ces « documents » n’en reprennent pas simplement le texte alphabétique. Ils reproduisent ses
formes circonstanciées, découpes, taches, textures, déchirures et autres accidents compris.
Pierre de Massot voyait dans le procédé de Duchamp une anticipation de la publication par
Gide du Journal des Faux-monnayeurs, destinée à accompagner celle de son roman Les
Faux-monnayeurs. Mais cette interprétation « littéraire », si elle rapproche justement les
100 deux œuvres du point de vue de leurs extensions, ne rend pas compte de la nouveauté du
projet duchampien : reproduire non plus simplement les énoncés mais leur inscription
LITTÉRATURE circonstancielle. (Voir id., « La Mariée mise à nu par ses célibataires, même », Orbes, 2, 4,
N˚ 160 – DECEMBRE 2010 été 1935, cité dans Arturo Schwarz, The Complete Works of Marcel Duchamp, p. 723-724.)
L’ESPACE CONDUIT-IL AU PARADIS ? SUR L’EXPOSITION DES MOTS 

Fig. 3. Marcel Duchamp, La Boîte verte (La Mariée mise à nu par ses célibataires,
même), Musée national d’art moderne.

notes écrites qui en constitue le pendant, et qui fait partie intégrante de


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son dispositif global, amène à la visibilité, et à la lisibilité, les mots tapis
dans l’image. Reprise ironique et exposition du tableau, la Mariée en est
alors aussi le tombeau. Les extensions hétérogènes, langagières, dont elle
l’augmente, opacifient la transparence de sa « visualité pure », tout
comme sa cohérence d’œuvre d’art aux contours et limites connus, et cela
non seulement par leur manière de hanter l’image et d’en indéfinir les
bords, mais encore et d’abord par le traitement plastique qui là s’applique
aux mots.
Dans une série de notes rédigées en 1914 et publiées de manière
posthume en 1980, Duchamp s’intéresse à la possibilité de spécifier un
être plastique des mots, qu’il obtient en défaisant l’ensemble des struc-
tures utiles qui les enserrent. Significativement, ces fragments de
réflexion prennent leur départ dans la mise à l’écart du principe de (non)-
contradiction. Depuis Aristote on connaît la contrariété comme une forme
très spéciale de la différence 14 . Duchamp envisage, lui, d’en effacer la

14. Voir Aristote, Métaphysique, livre VII, I, 261. Comme l’écrit Gilles Deleuze : « La
plus grande différence c’est toujours l’opposition. Mais de toutes les formes d’opposi-
tion quelle est la plus parfaite, la plus complète, celle qui “convient” le mieux ? […]
Seule la contrariété représente la puissance d’un sujet de recevoir des opposés tout en
101
restant substantiellement le même. » Voir id., Différence et Répétition, Paris, PUF, LITTÉRATURE
1968, p. 45-46. N˚ 160 – DECEMBRE 2010
 LA LITTÉRATURE EXPOSÉE

spécificité. Il l’intègre à la série infinie des différences, ce qui remet


simultanément en question l’identité de l’élément contrarié ou contredit 15 .
Le « jeu » inédit qui en découle, aux combinaisons infinies car
dénuées de règles, libère les mots « de la définition, du sens idéal 16 », et
les ouvre à d’autres usages. Le premier d’entre eux, le moins radical,
laisse reconnaître jeux de mots, charades et métaphores : le sens présent
du mot y est déjà « défini seult pour le moment par la fantaisie (auditive
qqfois) » ; mais « la phrase a encore son squelette (Exemples littéraires,
Rimbaud, Mallarmé 17 ) ».
Le second usage, plus joueur encore, radicalise l’indépendance et la
spécificité plastique des mots, sous l’égide d’un « nominalisme littéral » :
2˚ Nominalisme [littéral] = Plus de distinction générique/spécifique/numé-
rique / entre les mots (tables n’est pas le pluriel de table, mangea n’a rien de
commun avec manger). Plus d’adaptation physique des mots concrets ; plus
de valeur conceptique des mots abstraits. Le mot perd aussi sa valeur musi-
cale. Il est seulement lisible (en tant que formé de consonnes et de voyelles),
il est lisible des yeux et peu à peu prend une forme à signification plastique ;
il est une réalité sensorielle une vérité plastique au même titre qu’un trait,
qu’un ensemble de traits.
(en marge) Cette existence plastique du mot diffère de l’existence plastique
d’une forme quelconque (2 traits) en ce que de l’alphabet convention 18 .
Parce qu’il coupe les ponts et ressemblances qu’assurent à l’habi-
tude syntaxe, synonymie, analogies conceptuelles, voire simples asso-
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nances, ce nominalisme littéral démultiplie à l’infini les modes de la
différence verbale. Transformant chaque mot en un individu spécifique,
il donne à sa lisibilité une « signification plastique » propre. Si le carac-
tère plastique du mot l’apparente en effet à d’autres types de tracés exis-
tants — trait ou série de traits quelconques —, le caractère
conventionnel de l’alphabet qui garantit l’accès de sa forme à la lisibi-
lité assure sa différence d’avec un trait non-alphabétisé. Le sens plas-
tique de ce dernier dépendait partiellement de l’inflexion donnée à son
surgissement par le ductus 19 que lui imprime la main qui le trace. Le
sens plastique du mot envisagé par Duchamp a, lui, cessé d’en
dépendre, car n’importe lequel des tracés qui le réalisent équivaut aux
autres, pour peu qu’il le fasse reconnaître, c’est-à-dire le rende lisible.
Ainsi envisagé, l’être plastique des mots est avant tout la résultante
15. Voir Marcel Duchamp, Notes, Paris, Champs-Flammarion, 1999 (1980), p. 112.
16. Ibid.
17. Ibid. p. 115. Comme l’indiquent les références à Rimbaud et Mallarmé, cette première
démarche caractérise la poésie symboliste. C’est elle que va radicaliser (et remettre en
cause) l’invention roussellienne.
18. Ibid.
102 19. J’emprunte le mot de ductus aux théories médiévales de l’écriture, où il désigne la
conduction du geste d’écrire, et plus généralement de tracer. Voir Mary Carruthers, Machina
LITTÉRATURE memorialis. Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge, traduction
N˚ 160 – DECEMBRE 2010 Fabienne Durand-Bogaert, Paris, Gallimard, 2002, p. 153-154.
L’ESPACE CONDUIT-IL AU PARADIS ? SUR L’EXPOSITION DES MOTS 

d’opérations de soustraction. C’est une fois supprimé le sens proposi-


tionnel, mais aussi bien, avec lui, les ressemblances et jeux qu’abrite
l’articulation sonore, et jusqu’aux différences de tracé propres à leur
inscription dans l’espace, que les mots libérés seront à même de
déployer leur être plastique potentiel 20 .
Ce déploiement a pour moteur la lettre alphabétique. Forme de
convention (en cela différente d’un trait quelconque ou d’imitation), elle
ne possède ni signification établie (à la différence des mots, assemblages
ordonnés de lettres), ni force expressive (pour peu que, comme y invite
Duchamp, on refuse de hiérarchiser les différences de ductus des traits qui
servent à les inscrire et les faire reconnaître 21 ). Envisager les mots comme
de purs assemblages de lettres, indifférents aux significations variées qui
peuvent leur être attribuées car issus d’un ordre « quelconque » c’est
étendre aux mots le statut ambigu des lettres qui les composent — formes
visuelles sans signification isolément assignable, en même temps que
moteurs, par la reconnaissance ou lecture conventionnelle qui régit leur
usage habituel, de l’inscription stable d’une signification. C’est aussi faire
de ces mots « quelconques » une sorte d’alphabet circonstancié, à chaque
fois unique, quelles que soient les répétitions auxquelles il pourra ensuite
être soumis.
L’être plastique des mots révèle alors sa nature interstitielle. Il
résulte de l’exploration d’un intervalle habituellement ignoré ou faisant
objet de réductions variées. Parce qu’il sépare la convention alphabétique
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de la signification verbale, cet intervalle produit un alphabet insensé.
Parce qu’il éloigne la valeur signalétique du trait des valeurs d’expression
qu’emporte le geste qui le trace, il en fait une singularité quelconque,
« indifférente » et pourtant lisible. Un signal d’information réduit à sa
plasticité propre, et du même coup porteur d’indétermination, à l’écart des
messages qu’il a pu ou pourra plus tard servir à véhiculer.
Comme le note Duchamp, cette réduction des mots à leur être plas-
tique les expulse des réseaux d’interprétation qui gouvernent leur circula-
tion habituelle, et avec elle l’invention artistique. À l’inverse, elle autorise
leur entrée dans des circuits neufs, que commandent les notions de repro-
duction et d’exposition. Exposer les mots en les reproduisant (dans un
ordre hiérarchiquement indifférent), ou reproduire ailleurs leur exposition
20. « 186. cet être plastique du mot (par nominalisme littéral) diffère de l’être plastique
d’une forme quelconque (2 traits dessinés) en ce que l’ensemble de plusieurs mots sans
signification, réduits au nominalisme littéral, est indépendant de l’interprétation, c. à.
d. que : (joue, amyle, phèdre) par exemple n’a pas de valeur plastique au sens de : ces
3 mots dessinés par X sont différents des mêmes 3 mots dessinés par Y. — Ces mêmes
3 mots n’ont pas de valeur musicale c. à. d. ne tirent pas leur signification d’ensemble de
leur succession ni du son de leurs lettres », Duchamp, Notes, p. 115.
21. Dans sa Galaxie Gutenberg, Marshall McLuhan mettait déjà en relief la séparation des
différents sens et leur concentration/déplacement exclusifs sur la visualité qu’induit l’usage
103
de l’alphabet. Voir par exemple Eric McLuhan et Frank Zingrone, The Essential McLuhan, LITTÉRATURE
Londres, Routledge, 1995, p. 139. N˚ 160 – DECEMBRE 2010
 LA LITTÉRATURE EXPOSÉE

(quelle qu’elle soit), telles seront les tâches dévolues à des reproducteurs
qui conservent leur distance vis-à-vis des « œuvres d’art » et des formes
expressives qui régissent leur économie 22 .

Reproduire et exposer l’être plastique des mots, il y a là un pro-


gramme dont les premiers sectateurs n’ont pas été les artistes plastiques
mais bien des écrivains, et c’est en ce sens qu’on entendra l’affirmation
duchampienne selon laquelle il valait mieux être « influencé par un écri-
vain que par un autre peintre ». Les premières tentatives d’exposition de
« l’être plastique des mots » ont en effet apparu en littérature, comme
s’il revenait en priorité à ceux dont la vocation professionnelle est
d’interpréter les mots de manière habituelle ou neuve, de les dépouiller
de ces interprétations pour les faire entendre ou voir sous un jour inédit.
Un artiste intéressé par ces questions se devait d’aller chercher là des
exemples.
Avant Roussel, Mallarmé s’était révélé être l’« homme de lettres »
le plus soucieux d’exposer l’être plastique des mots 23 . Comme devait le
repérer Walter Benjamin, avec son Coup de dés, le poète cassait leur
ordonnance ordinaire sur la page, le flux prosaïque aussi bien que le
cristal poétique. Il intégrait « les tensions graphiques de la publicité dans
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la présentation typographique » et révolutionnait l’ordre séculaire qui,
depuis la Renaissance et l’invention de l’imprimerie, avait amené l’écri-
ture à se coucher :
L’écriture, qui avait trouvé un asile dans le livre imprimé, où elle menait sa
vie indépendante, est impitoyablement traînée dans la rue par les publicités et
soumise aux hétéronomies brutales du chaos économique. C’est l’apprentis-
sage sévère de sa forme nouvelle. Elle qui, il y a des siècles, commença pro-
gressivement à se déposer, en passant de l’inscription dressée à l’écriture
manuscrite qui repose inclinée sur des pupitres, pour finalement se coucher
dans l’imprimerie, commence maintenant à se relever tout aussi lentement.
Le journal est déjà davantage lu à la verticale qu’à l’horizontale. Le film et la
publicité contraignent l’écriture à se soumettre totalement à la dictature de la
verticale. Et avant que l’homme contemporain en vienne à ouvrir un livre, un
tourbillon si épais de lettres instables, colorées, discordantes, lui est tombé sur
les yeux que les probabilités pour qu’il pénètre dans le silence archaïque du
livre sont devenues très faibles. Les nuées de sauterelles de l’écriture, qui
22. « — On peut donc énoncer [les mots en tant qu’objets plastiques] ou les écrire dans un
ordre quelconque ; le reproducteur à chaque reproduction, expose (comme à chaque audition
104 musicale d’une même œuvre) de nouveau, sans interprétation, l’ensemble des mots et
n’exprime enfin plus une œuvre d’art (poème, peinture, ou musique) », Duchamp, Notes,
LITTÉRATURE p. 115.
N˚ 160 – DECEMBRE 2010 23. Mallarmé plus que Rimbaud, n’en déplaise à Duchamp dans sa note.
L’ESPACE CONDUIT-IL AU PARADIS ? SUR L’EXPOSITION DES MOTS 

assombrissent aujourd’hui déjà le soleil du prétendu esprit pour les habitants


des grandes villes, s’épaissiront chaque année davantage 24 .

Comme toujours chez Benjamin, la « petite histoire de l’écriture » que


condensent ces quelques lignes investit simultanément plusieurs dimensions.
Le livre imprimé n’est en effet pas seulement le lieu privilégié où l’écriture
s’horizontalise. Il est celui de son autonomisation silencieuse. C’est cette
autonomie raréfiée que remet en cause, hors du domaine littéraire qu’avait
créé la prolifération des livres, la (re-) verticalisation de l’écriture opérée par
la presse et la publicité. La lecture coite, concentrée sur l’appréhension du
sens, qu’avait popularisée le livre se voit en effet continuellement défaite par
la variété démultipliée des supports qu’elles mobilisent.
Le journal est le lieu imprimé où s’opère cette transformation, par la
position de lecture reverticalisée que soutient son format, aussi bien que
par la déhiérarchisation et la fragmentation qui régissent la disposition
plastique des mots sur la page 25 . Dada saura s’en souvenir 26 , et après lui
Fluxus. Mais c’est l’espace urbain — et aujourd’hui suburbain — qui
déplace le plus fondamentalement l’inscription des mots, tout comme la
perception de leur être plastique potentiel. Joyce avait un des premiers
donné la formule de cette migration des mots, du silence des livres vers la
multiplicité chaotique de l’espace urbain. Dans Stephen le héros, il décrit
la manière dont le protagoniste, lancé durant ses années de collège dans
« l’exploration du langage pour son compte », devient « poète avec
préméditation 27 ». Après avoir thésaurisé les mots dans des livres et des
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dictionnaires, Stephen déserte la bibliothèque qui les enferme, pour
s’ouvrir aux conversations les plus ordinaires et au spectacle des mots
dans la rue :
Tandis qu’il marchait ainsi par les chemins de la ville, ses yeux et ses oreilles
étaient toujours prompts à accueillir des impressions. Ce n’est pas seulement
dans Skeat [un dictionnaire étymologique] qu’il trouvait des mots pour son
trésor, il les trouvait aussi au gré du hasard dans les magasins, sur des publi-
24. Walter Benjamin, « Expert-comptable assermenté », Sens unique, trad. Jean Lacoste,
Paris, Les lettres nouvelles, Maurice Nadeau (dir.), 1978 (1928), p. 175-176.
25. « [Le] propos [du journal] est d’isoler les événements par rapport au domaine dans
lequel ils pourraient concerner l’expérience du lecteur. Les principes de l’information jour-
nalistique (nouveauté, brièveté, clarté et surtout absence de corrélation entre les nouvelles
prises une à une) contribuent à cet effet, exactement comme la mise en pages et le jargon
journalistique. » Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », cité par Gérard
Raulet, Le Caractère destructeur, Paris, Aubier, 1997, p. 143.
26. Voir par exemple François Sullerot, « Des mots sur le marché » et François Caradec,
« Dada sans/avec parangon », Art & Pub. Art & Publicité 1890-1990, Paris, centre Georges-
Pompidou, 1990, p. 210-215 et 216-227. Dans son texte, Benjamin minimise l’importance
de Dada, considéré comme effet des « réactions nerveuses, assurées, des gens de lettres »
(175), et comme manquant d’« esprit de construction ». C’est méconnaître le caractère vital
des destructions et soustractions opérées par « les dadaïstes », au nombre desquels il faut
compter Duchamp.
27. James Joyce, Stephen le héros, chap. XV, trad. Ludmila Savitsky révisée par Jacques
105
Aubert, dans Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1982, I, p. 341. Traduc- LITTÉRATURE
tion modifiée. N˚ 160 – DECEMBRE 2010
 LA LITTÉRATURE EXPOSÉE

cités, dans les bouches du public laborieux. Il n’arrêtait pas de se les répéter,
jusqu’à ce qu’ils perdent pour lui toute signification instantanée et deviennent
des vocables merveilleux. […] En classe, dans la bibliothèque coite, en
compagnie d’autres étudiants, il pouvait soudain entendre un ordre : partir,
être seul, une voix qui remuait jusqu’au tympan de son oreille, une flamme
qui sautait dans la vie divine du cerveau. Il lui arrivait d’obéir à l’ordre, et de
vagabonder partout dans les rues, seul, la ferveur de son espérance soutenue
par des exclamations, jusqu’à ce qu’il fût convaincu de l’inutilité de vaga-
bonder plus longtemps : alors, d’un pas réfléchi, infatigable, il retournait chez
lui, assemblant avec un sérieux réfléchi, infatigable, des mots et des expres-
sions sans signification 28 .

À la valeur « littéraire » des mots livresques, choisis pour le sens


qu’ils aident à bâtir, fait pièce en ville une profusion irrationnelle et
insensée d’apparitions de lettres et syllabes, repérées au fil de prome-
nades chanceuses. Organisées ou non en vocables, leurs formes variées
illuminent les supports les plus divers. Ce sont ces mots de rencontre
que Stephen répète, mâche et remâche, jusqu’à éteindre en eux toute
étincelle de sens communicationnel, au bénéfice du « sens de la
merveille » qui s’y laisse déchiffrer, comme à l’heure où l’enfant —
infans : celui qui ne parle pas — proférait un gazouillis ignorant des
lettres et de leur écriture.
De cette confrontation répétée avec « la nuée de sauterelles de
l’écriture » éparpillée au hasard des rues, va naître une activité
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seconde de composition. Délaissant la poursuite érudite de « la tradi-
tion littéraire », elle se consacrera à l’étrange métier d’assembler,
« avec un sérieux réfléchi, infatigable, des mots et expressions sans
signification ». Mais cette tâche, que Mallarmé, Joyce et d’autres
pensaient être dévolue aux « hommes de lettres », ce sont les artistes
visuels qui, dans le courant du XXe siècle, s’en sont emparé, pour des
raisons qui justement ont trait à l’ambiguïté que déploie « l’être
plastique » des mots.
Un premier lot d’artistes, à commencer par cubistes et futuristes,
auxquels on ajoutera par exemple Robert et Sonia Delaunay, Fernand
Léger ou Stuart Davis, s’est attaché à faire exister mimétiquement et ryth-
miquement, sur le plan pictural, la danse des lettres et des noms dans
l’espace verticalisé de la ville, autrement dit le spectacle des mots 29 . Cette
tradition se prolonge jusqu’à aujourd’hui, depuis les décollages de
Jacques Villeglé jusqu’aux mots et phrases en suspens dessinés ou peints
par Ed Ruscha (fig. 4), sculptures de mots d’un Jack Pierson (fig. 5), ou
enseignes récentes de Ugo Rondinone, rendues à l’espace urbain qui a
servi de matrice aux formes qu’elles prennent (fig. 6).
106 28. Ibid., p. 345-346. Traduction modifiée.
LITTÉRATURE 29. On laisse ici entièrement de côté photographie et cinéma, qui réclameraient un traite-
N˚ 160 – DECEMBRE 2010 ment à part.
L’ESPACE CONDUIT-IL AU PARADIS ? SUR L’EXPOSITION DES MOTS 

Fig. 4. Edward Ruscha, Alvarado to Doheny, 1998, acrylique sur toile, 177,8 ×
274,3 cm. © Ed Ruscha, avec l’aimable autorisation de la galerie Gagosian.
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Fig. 5. Jack Pierson, Psycho Killer, 2000, plastique coloré, métal peint, verre et néon,
107
101,6 × 91,4 × 33 cm. © Jack Pierson, avec l’aimable autorisation de la galerie Xavier
LITTÉRATURE
Hufkens, Bruxelles. N˚ 160 – DECEMBRE 2010
 LA LITTÉRATURE EXPOSÉE
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Fig. 6. Ugo Rondinone, Cry me a River, installation à Bienne, Centre Pasquart, 1997,
néon, verre acrylique, aluminium, 350 × 750 × 10 cm. © Ugo Rondinone, avec l’aimable
autorisation des galeries Gladstone, New York, et Eva Presenhuber, Zurich.

Cette première modulation de l’être plastique des mots a pour carac-


téristique la dimension de célébration qui y est partout répandue (quelles
que soient les motivations critiques du traitement des mots et phrases qui
s’y laissent repérer), et sa liaison, directe ou indirecte, avec les modèles pic-
turaux qui l’ont précédée. Elle emporte un certain mimétisme avec l’espace
urbain qu’elle convoque. Mais cette double relation, d’une part avec des
formes artistiques préexistantes, d’autre part avec l’imitation du spectacle
de la rue, a pour terrain une foi en fin de compte suspecte dans la visualité,
conçue comme capacité des opérations de plasticisation à assumer pleinement
108 la spectacularisation des mots, en même temps qu’à lui conférer une charge
positive. Les opérations critiques attachées à la position des phrases et noms
LITTÉRATURE
N˚ 160 – DECEMBRE 2010 décrits ne sont en effet jamais suffisantes pour annuler ou contrebalancer
L’ESPACE CONDUIT-IL AU PARADIS ? SUR L’EXPOSITION DES MOTS 

l’effet primordial de cette foi dans l’image, entendue comme ce qui, arra-
chant mots et lettres aux significations ordinaires qui les emprisonnent, les
transforme en formes visuelles asignifiantes, pures ou « primaires » au
même titre que tout autre objet, perçu ou inventé. Le passage aux arts
plastiques défait le règne de la signification qui, éteignant la perception des
allures propres des mots, sous-tend la communication ordinaire. Il rend
possible la jouissance visuelle de ces allures. Mais cette nouvelle jouissance
n’est jamais sans reste. Loin de se borner au plaisir de contempler des
formes libérées, elle est jouissance d’une spectacularisation oublieuse des
opérations de censure qu’elle déploie, et qui fondent son empire.

« L’espace ne peut conduire qu’au paradis », déclarait en 1974


Marcel Broodthaers (1924-1976). Le même avait écrit six ans plus tôt :
« Il n’y a pas de « Structures Primaires », dénonçant pêle-mêle le purisme
de l’art minimal et conceptuel, et la séparation entre art (visuel) et langage
qui s’y exerce subrepticement 30 . C’est que, lorsqu’il passe officiellement
avec armes et bagages en 1964 aux arts plastiques 31 , ce poète défroqué ne
se fait pas seulement artiste : « En passant du côté de l’image et de
l’objet, il [devient] “homme de lettres” : hommes de lettres imprimées et
exposées 32 . »
Se vouer aux arts plastiques, c’est abandonner le public raréfié de la
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poésie, avec sa foi dans un langage lui aussi raréfié ; c’est quitter l’éco-
nomie misérable de l’édition de poèmes pour des circuits commerciaux
mieux affirmés et potentiellement plus lucratifs. Mais ce n’est pas quitter
les mots ni surtout les lettres au profit d’objets exclusivement visuels,
comme le démontre de façon exemplaire l’Exposition littéraire autour de
Mallarmé organisée par Broodthaers en 1970, à la Galerie Wide White
Space à Anvers.
Le choix, pour cette exposition « littéraire », d’un des premiers
« hommes de lettres » à avoir pris la mesure pratique des bouleversements
apportés par la (re)verticalisation désémantisée de l’écriture et sa disper-
sion dans l’espace urbain, est tout sauf anodin. Dans une note manuscrite
30. Marcel Broodthaers, lettre adressée à l’éditeur de la revue Art International, avril 1968,
citée dans Marcel Broodthaers, Paris, Galerie nationale du Jeu de paume, 1991, p. 133.
31. « — Avez-vous fait de l’art engagé ? Auparavant. Et c’était des poèmes, signes
concrets d’engagement, car sans récompense. Mon travail consistait alors à en écrire le
moins possible. Avec l’art plastique, je n’ai pu m’engager que chez mes adversaires. Les
architectes sont dans la même situation, quand ils travaillent à leur compte. J’essaie autant
qu’il m’est permis de circonscrire ce problème en proposant peu et de l’indifférent. L’espace
ne peut conduire qu’au paradis », Marcel Broodthaers, « Dix mille francs de récompense »,
dans Irmeline Lebeer, L’Art ? C’est une meilleure idée. Entretiens 1972-1984, Nîmes,
Jacqueline Chambon, 1997, p. 155.
109
32. J.-F. Chevrier, « L’artiste-homme de lettres », L’Action restreinte. L’art moderne selon LITTÉRATURE
Mallarmé, p. 275. N˚ 160 – DECEMBRE 2010
 LA LITTÉRATURE EXPOSÉE

qui appartient au dispositif d’une exposition successive, Broodthaers,


d’accord avec Walter Benjamin, proclame Mallarmé « source de l’art
contemporain », avant d’ajouter : « Il invente inconsciemment l’espace
moderne 33 . » Octroyer ce rôle à Mallarmé, c’est reconnaître dans la spa-
tialité du Coup de Dés un geste inaugural : celui qui, confronté à
« l’universel reportage », à la magie publicitaire des étalages, et à des
formes de narration, d’enseignement ou de description qui toutes reposent
sur leur équivalence avec l’échange monétaire, en adopte les formes de
mise en espace et d’exposition, pour mieux leur infuser l’ambition d’une
« mise en scène spirituelle exacte 34 ». Dispersion et distribution sont les
maîtres-mots de cette méthode d’exposition, qui oscille de manière indé-
cidable entre performance et espace textuel (elle résonne dans les notes de
Duchamp déjà citées).
Mais si l’auteur du Coup de dés est l’inventeur de l’espace moderne,
il en est, précise Broodthaers, l’inventeur inconscient, faute d’avoir perçu
combien sa propre méthode allait intensifier, au niveau local de l’Art, un
processus plus général de réification par la spatialisation. De fait, comme
l’a fait remarquer Jean-François Chevrier, « à la différence de
Benjamin », qui dans Sens unique visait à faire reconnaître la « nouvelle
et excentrique nature figurative » de l’écriture et le « domaine graphique »
inédit que met en place la modernité, « Broodthaers n’oppose pas l’actua-
lité du langage publicitaire à l’archaïsme du livre. L’art contemporain est
l’espace intermédiaire et impur qui rompt le contraste binaire entre la clô-
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ture nocturne du livre et l’ouverture radieuse de l’utopie 35 ». C’est cet
espace grumeleux, hétérogène et sans limites déclarées, que déploient les
diverses composantes de l’Exposition littéraire.
Autour du sol peint en noir pour la circonstance, des « planches
peintes en blanc disposées à l’oblique, tel un pupitre » soutiennent la réa-
lisation broodthaersienne du Coup de dés 36 . Leur position renvoie à la lec-
ture pré-renaissante et à son caractère public, aussi bien qu’au mouvement
de reverticalisation de l’écrit. Posée sur ces planches, se trouve la série
d’objets de l’exposition aujourd’hui la plus célèbre : les trois versions de
l’« image » du poème mallarméen construite par Broodthaers.

33. Marcel Broodthaers, extrait d’un feuillet manuscrit de l’exposition à la galerie MTL,
Bruxelles, 1970, cité dans Catherine David et Véronique Dabin éd., Marcel Broodthaers,
Paris, Galerie du Jeu de paume, 1991, p. 139 (ci-après JdP).
34. « Observation relative au poème Un coup de dés jamais n’abolira le hasard », dans
S. Mallarmé, Igitur cit., p. 442. La saisie broodthaersienne de Mallarmé s’oppose à l’image
du poète façonnée par le modernisme artistique. L’inventeur inconscient de l’espace
moderne n’est pas le purificateur précoce d’un médium voué à découvrir son autonomie.
Voir à ce sujet Jean-Philippe Antoine, Marcel Broodthaers. Moule, Muse, Méduse, Dijon,
110 Presses du réel, 2006, p. 51-52 et 61-64.
35. J.-F. Chevrier, « L’artiste-homme de lettres », op. cit., p. 276.
LITTÉRATURE 36. Annie de Decker, « Exposition littéraire autour de Mallarmé : Marcel Broodthaers à la
N˚ 160 – DECEMBRE 2010 Deblioudebliou/S », JdP, p. 140-141.
L’ESPACE CONDUIT-IL AU PARADIS ? SUR L’EXPOSITION DES MOTS 

Fig. 7. Marcel Broodthaers, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, 1969, collec-
tion Daled, Bruxelles. Photographie Aurélien Mole.

La première d’entre elles consiste en douze plaques d’aluminium


anodisé. Chacune reprend une double page de l’édition originale du
poème chez Gallimard en 1914, mais les mots y sont remplacés par des
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rectangles noirs d’épaisseur et de longueur équivalentes (fig. 7). En
conservant la dispersion typographique originale tout en supprimant les
mots qu’elle supportait, Broodthaers ne parachève pas seulement le mou-
vement de spatialisation du poème entamé par Mallarmé. Il le transforme,
jusqu’à susciter son renversement : l’oblitération du sens dans une spatia-
lité tout entière de surface.
Les douze plaques d’aluminium défaisaient le dispositif du livre :
des pages souples, articulées à une charnière qui permet de manipuler
leur entassement. La deuxième version du Coup de dés broodthaersien
en conserve en principe le dispositif. Mais, imprimées sur papier méca-
nographique transparent, les lignes caviardées du poème détruisent
l’opacité de la page qui le soutient habituellement. Superposant une
page à l’autre en profondeur, elles fabriquent un objet plastique aléa-
toire. Une troisième version-catalogue, enfin, précisera les enjeux de la
pièce. Elle reprend la couverture de l’édition de 1914 du poème, mais
substitue au nom de Mallarmé celui de Broodthaers, et à la mention
« poëme » celle d’« image ». Elle fournit par ailleurs en guise de pré-
face le texte ailleurs supprimé du poème, dépouillé du complexe travail
graphique qui faisait son prix.
111
LITTÉRATURE
N˚ 160 – DECEMBRE 2010
 LA LITTÉRATURE EXPOSÉE

Une autre composante de l’exposition, rarement citée, parachève la


mise en question de la spatialisation mallarméenne du poème. Posé sur un
socle noir, un magnétophone diffuse une série d’enregistrements du texte
du poème, lu par Broodthaers. Ici encore, l’« être plastique » originel du
Coup de dés est détruit, cette fois-ci par son oralisation répétée. Mais la
diffusion dans l’espace de la voix reproduite de l’artiste-homme de lettres
procure au poème un nouveau mode de spatialisation aural.
Le mouvement vers la verticale esquissé par l’angle oblique des
planches-pupitres se poursuit dans deux autres éléments de l’installation :
des plaques de plastique thermoformé suspendues d’aplomb avec le mur
qui les porte, au fond de la pièce, et, à gauche en entrant, des vêtements
eux aussi accrochés au mur par des cintres.
Les quatre plaques de plastique combinent l’image magrittienne
d’une pipe, diagramme du fameux tableau La Trahison des images
(1929), avec des lettres de l’alphabet disposées de gauche à droite et de
haut en bas, dans le sens de la lecture. Si l’image d’une pipe n’est pas une
pipe, comment distinguer une lettre de son image, surtout quand elle ne
dit rien ? Sur les trois chemises bleu foncé accrochées chacune à un
cintre, figure le texte du Coup de dés « écrit à la craie ». Un costume noir
les complétait, avant qu’il soit enlevé 37 .
Éparpillé sur ces supports divers, le texte du poème reste privé de sa
disposition originelle, laquelle existe ailleurs, séparée des mots qu’elle
organisait ; ou il existe à l’état de pure potentialité celée dans l’alphabet 38 .
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L’installation présente alors, en ordre dispersé dans la galerie, une cons-
tellation hétérogène d’objets et de lettres dont seuls assurent la cohérence
l’espace qui les rassemble et leur appartenance originelle à la figure de
Mallarmé (dont une photographie est reproduite recto/verso sur le carton
d’invitation produit pour l’exposition).
« Qu’est-ce que la peinture ? », demandait ailleurs Broodthaers,
avant de répondre : « Eh bien, c’est la littérature. » Et de poursuivre :
« Qu’est-ce que la littérature alors ? / Eh bien, c’est la peinture 39 . » Cette
équivalence des places n’a pas, malgré les apparences, valeur de tauto-
logie universelle. Elle s’ancre en effet à un espace de l’art que régissent
les principes d’exposition, de dispersion et de reproduction déjà évoqués.
Ce sont ces principes que mettent en œuvre des travaux d’artistes
plus récents. J’en citerai deux à titre d’exemples du caractère actuel de la
lignée ici esquissée.

37. Pour toutes ces informations, voir ibid.


38. Selon Broodthaers, « l’Alphabet est un dé à 26 faces ». Voir ibid.
112 39. Marcel Broodthaers, lettre à Jost Herbig, 20 mai 1973, reproduite dans Marcel Broodthaers,
Tate Gallery, Londres, 1980, p. 31. Broodthaers ajoute : « Qu’est-ce que le reste ? / Ce qui reste,
LITTÉRATURE c’est une réforme. / Comme de la lune, quand elle/ est pleine, quand elle n’est qu’un / mince
N˚ 160 – DECEMBRE 2010 croissant, quand elle est / nuit noire théorique. »
L’ESPACE CONDUIT-IL AU PARADIS ? SUR L’EXPOSITION DES MOTS 

Fig. 8. Aurélien Froment, De l’île à hélice à Ellis Island (2005), 44 livres, étagère, 90 ×
30 × 30 cm, collection particulière Londres.

Une œuvre récente d’Aurélien Froment (1976-), De l’île à hélice à


Ellis Island (2005), met simultanément au travail l’être plastique des titres
et l’objet-livre (fig. 8). Une étagère de bois peinte en blanc, dont le
volume et la géométrie évoquent un mobilier moderniste générique aussi
bien que les « Structures Primaires » de l’art minimal, enferme 44 livres
de formats, de sujets, d’auteurs, de genres d’écriture et de langues
(anglais/français) différents. Un regard jeté au titre de la pièce et la lecture
des titres de gauche à droite livrent la règle du jeu « roussellienne » qui a
présidé à leur juxtaposition : Islands of Silence : Le silence des glaces :
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La glace à quatre faces : Face aux feux du soleil : Soleils brillants de la
jeunesse : La jeunesse est un art : L’art de la mémoire […] Histoire et
utopie : L’utopie : haut lieu d’inconscient : L’inconscient et ses lettres :
Lettres adressées à Alice et à quelques autres : De l’autre côté de l’île. Le
début et la fin de la série sont indiqués par le calembour bilingue Ellis
Island/Île à hélice inclus dans le titre. Mais la règle qui régit le chemin
menant du premier au second de ces termes (Le premier nom du titre d’un
livre doit être phonétiquement identique — ou presque — au dernier nom
du titre du livre qui le précède) ne détermine pas ce que doit être le der-
nier nom du titre de livre choisi en fonction de la contrainte, ni, du même
coup, le nombre des étapes intermédiaires à choisir (pourquoi quarante-
quatre ?). L’un et l’autre relèvent de rencontres de circonstances. Les
choix opérés renvoient alors, d’une part au lieu géographique et à la
culture de l’auteur de la pièce, d’autre part à un état du champ éditorial et
de la circulation des livres à un moment donné, qu’ils échantillonnent et
fixent à destination des regardeurs.
Un dernier point : l’inspection des exemplaires posés sur l’étagère
montre que les deux titres (respectivement de Georges Perec et Jules 113
Verne) qui donnent corps au calembour (bon ou pas, peu importe) sont
LITTÉRATURE
absents. On apprendra ou pas, en tout cas pas par la seule inspection des N˚ 160 – DECEMBRE 2010
 LA LITTÉRATURE EXPOSÉE

yeux, que ces deux livres ont été glissés — soustraits au regard — dans
l’épaisseur des montants latéraux de l’étagère — rétrospectivement
repérés comme bien épais. Invisibles, illisibles, mais physiquement
présents, ils commandent l’ensemble des éléments exposés, en même
temps qu’ils en déclarent cryptiquement le protocole d’exposition.
L’étagère d’Aurélien Froment prend son départ dans la juxtaposition
arbitraire d’échantillons de la production contemporaine de mots
imprimés, et le sens qu’elle leur impartit s’y « réduit » à un calembour (et
au passage de la gauche à la droite). Elle rouvre cependant un espace
potentiel — hétéroclite et grumeleux, malgré la géométrie formelle qui
l’enserre — à la lecture.

C’est ce même acte de la lecture, fragilisé par l’existence dispersée


des textes hors du livre, que revisite une série d’œuvres de Josef Strau
(1957-). Elles ont en commun d’associer des luminaires, en général
achetés de seconde main dans des brocantes ou marchés aux puces, à des
textes confectionnés par l’artiste. Les uns et les autres ont été augmentés
de ce que Marcel Duchamp aurait appelé des « détail[s] graphique[s] de
présentation 40 » : des rubans s’ajoutent aux cordons des lampes, elles-
mêmes rehaussées de peinture ou partiellement blanchies au Tipp-Ex ; les
impressions électroniques des textes sont, elles, maculées de taches, grif-
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fonnages et autres minuscules impuretés ajoutées à la main avant d’être à
nouveau reproduites mécaniquement (fig. 9).
Comme Broodthaers, Strau entretient des rapports complexes avec
la figure professionnelle de l’artiste. Un temps brocanteur, puis plusieurs
années durant directeur de Galerie Meerrettich, un modeste espace alter-
natif associé à la Schaubühne à Berlin, il écrit par ailleurs régulièrement
des textes critiques. Mais c’est à la mise à l’écart de ces diverses postures
que l’artiste fait remonter l’invention du dispositif lampes/textes :
C’est un peu auparavant que j’avais commencé à développer l’exercice de
l’écriture très rapide, où le contenu de l’écriture est traité au moment de l’écri-
ture elle-même, ce qui l’emmène parfois vers un espace ni clairement fic-
tionnel, ni clairement documentaire. Au cours de ces premiers essais, je me
suis questionné sur la manière d’intégrer les résultats dans une présentation
artistique. Un peu par hasard, j’ai commencé à travailler sur une exposition
pour la Galerie Meerrettich, intitulée The Year-In-Review-Lamp. J’ai
imprimé une de ces histoires sous forme d’un petit livret et je l’ai accrochée
avec un long ruban à une lampe de salon, achetée sur un marché aux puces,
de façon à ce qu’en tirant sur le petit livre, on pouvait allumer ou éteindre la
114 lumière. Le livret sans la lampe était vendu pour quelques euros, et j’ai
commencé à voir les relations économiques qui se jouaient dans ce type
LITTÉRATURE
N˚ 160 – DECEMBRE 2010 40. Marcel Duchamp, « À propos des ready-made », Duchamp du signe, p. 191.
L’ESPACE CONDUIT-IL AU PARADIS ? SUR L’EXPOSITION DES MOTS 

Fig. 9. Josef Strau, S, you are walking walking it’s tough wintertime you turn on the
stairwell lamp, 2009, installation Mudam 2009, avec l’aimable autorisation de la galerie
Daniel Buchholz, Cologne/Berlin. Photographie Jean-Philippe Antoine.

d’objet ambivalent : ce singulier objet de lecture devint une sorte d’objet-


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sponsor pour financer ma pratique d’écriture. J’ai continué à imprimer mes
textes sur des posters ou dans de petites publications que je donnais gratui-
tement pendant les expositions. Et comme la lampe d’occasion, légèrement
transformée, prenait lentement de la valeur, elle est devenue une sorte d’édi-
teur pour des textes qui, autrement, n’auraient pas trouvé de financements.
Cela fait également référence au fait que la pratique d’écriture est très mal
rémunérée, comparée à la plupart des objets d’art, même si elle implique
généralement un travail beaucoup plus difficile et fastidieux 41 .

On le voit, au départ de cette invention se joue le sort de textes mal


définis : confessions et descriptions de fragments de vie qui s’ouvrent à la
fiction, ces premiers jets aussi vite écrits que publiés défient les genres
établis qui régissent l’économie du livre. Ils renvoient plutôt à celle des
blogs et des réseaux sociaux, tout comme au régime de gratuité ou de
quasi-gratuité qui préside à la publication électronique. Comment gagner
alors l’argent qui permet la poursuite de l’écriture, quand on produit des
textes qui ne se soutiennent ni du pouvoir d’une institution, ni d’une com-
mande préalable ?
La position qu’on vient de décrire, Roland Barthes l’avait analysée
en forgeant, par opposition à la figure de l’écrivain, celle de l’écrivant. 115
41. Josef Strau, dans Christophe Gallois, « Commencer avec cent choses, et n’en achever LITTÉRATURE
aucune. Entretien avec Josef Strau », C. Gallois (éd.), The Space of Words, p. 264-265. N˚ 160 – DECEMBRE 2010
 LA LITTÉRATURE EXPOSÉE

L’écrivain, issu d’un régime déjà ancien, accomplit une fonction ; il


travaille sa parole selon une technique et des normes artisanales. Il a pour
domaine d’exercice la littérature, et cette activité tautologique, intransi-
tive, qui ne se résout ni en doctrine, ni en simple témoignage, requiert un
style. L’écrivant, figure liée à l’essor des sociétés postrévolutionnaires,
déploie, lui, une activité libre. Sa parole, transitive, s’énonce dans une
écriture commune, qui use des « mots de la tribu » au service d’une entre-
prise de communication dont la supposée transparence établit sa fonda-
mentale naïveté. Mais, poursuit Barthes, le paradoxe des sociétés
modernes est qu’elles « consomme[nt] avec beaucoup plus de réserve une
parole transitive qu’une parole intransitive : le statut de l’écrivant est,
même aujourd’hui où les écrivants foisonnent, beaucoup plus embarrassé
que celui de l’écrivain 42 ». De fait,
l’écrivant propose à la société ce que la société ne lui demande pas toujours :
située en marge des institutions et des transactions, sa parole apparaît paradoxa-
lement bien plus individuelle, du moins dans ses motifs, que celle de
l’écrivain : la fonction de l’écrivant, c’est de dire en toute occasion et sans
retard ce qu’il pense 43 .

L’avènement et la prolifération désordonnée des écritures électro-


niques donnent à ces remarques, formulées au tournant des années 1960,
une pertinence inédite. Les blogueurs sont avant tout des écrivants.
Formulant « en toute occasion et sans retard ce qu’il[s] pense[nt] », ils
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produisent une écriture gratuite ou peu rémunérée, dont la valeur hypo-
thétique ne s’adosse à aucune institution, hormis le public souvent étroit
qui consulte les lieux où elle s’affiche.
Comme l’indiquent le caractère de confession attaché à ses écritures,
les imperfections de l’anglais international et germanisant qui les véhicule,
enfin les moyens techniques utilisés pour les rédiger et les publier — trai-
tement de texte, ordinateur, scanneur, imprimante —, la posture qu’adopte
Strau est celle d’un écrivant contemporain. Ses publications n’appellent
aucune compensation monétaire proportionnée au travail qu’elles ont
requis, et leur circulation — distribution gratuite d’affiches lors des exposi-
tions, ou vente de livrets à compte d’auteur et à prix coûtant ou presque —
reflète leur statut de marchandise informationnelle cédée à bas prix.
Le travail de l’artiste consiste alors à augmenter ce premier statut
d’un second, obtenu par leur transfert dans la sphère artistique contempo-
raine — là où s’échangent, pour des sommes beaucoup plus importantes,
des objets que singularise le travail plastique qui les a construits ou trans-
formés. Imprimés sur l’abat-jour d’une lampe, ou sur un T-shirt accroché
à la tige coudée d’une applique murale, encadrés ou collés sur un mur à
116 42. Ibid.
LITTÉRATURE 43. Roland Barthes, « Écrivains et écrivants » (1960), Essais critiques, Seuil, Paris, 1964,
N˚ 160 – DECEMBRE 2010 p. 157-158.
L’ESPACE CONDUIT-IL AU PARADIS ? SUR L’EXPOSITION DES MOTS 

proximité ou posés au sol, les textes deviennent des objets plastiques, au


même titre que les choses muettes manufacturées avec lesquelles ils voi-
sinent, et qu’ils colonisent. Disponibles pour peu ou rien en tant que sim-
ples textes, ils acquièrent, absorbés par l’« être plastique » que leur
confèrent leur transport en galerie et les « suppléments graphiques » qui
maintenant les distinguent, une valeur monétaire neuve, associée aux
œuvres et dispositifs qu’ils intègrent 44 .
Il n’est pas ici question d’une simple censure du texte, au profit d’une
présence plastique muette exclusivement vouée à en augmenter le prix. On l’a
dit déjà, les suppléments graphiques et autres modifications légères affectent
aussi bien les objets disposés que les textes. Et certaines installations récentes
mettent explicitement en scène une « textualisation » des objets symétrique de
la plasticisation des textes déjà mentionnée. Les murs, couloirs ou tunnels qui
structurent l’espace des installations y prennent la forme des lettres J ou S,
initiales du nom de l’artiste, ou encore de Lamed, la douzième lettre de
l’alphabet hébreu (fig. 10). Des mots aux choses, un même travail artistique,
discret et non-virtuose, se laisse repérer sans gloire. Déplaçant leur appréhen-
sion habituelle, il fabrique une unité neuve, que caractérisent ses rapports
avec une certaine difficulté de lecture.
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Fig. 10. Josef Strau, J : Inside the Letter-Hole (Josef for Children), 2008, vue d’installa-
tion, 18INIQITIES, Greene Naftali Gallery, New York, carton, bande adhésive, impressions jet
d’encre, lecteurs mp3, lampes, 73,66 × 294 × 294,64 × 685,8 cm. Photographie Jason Mandella.
44. « Buying cheap, the lamps, selling them for flea market values extremely higher after
a few modifications and after turning them into a reading lamp with adding a short story to
it, the actual value, the actual lights in the whole work being the text. So it was an economy
of how to be a writer but not being able to sell the pure text. » Josef Strau « The Dissident
117
Bible of Ethics, Die Krankheit zum Tode — An Interview », Josef Strau, Malmö Kunsthall, LITTÉRATURE
Malmö, 2008, non-paginé. N˚ 160 – DECEMBRE 2010
 LA LITTÉRATURE EXPOSÉE
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Fig. 11. Josef Strau, Uncle (détail de l’installation Slowly very slowly I trace I
pretend I draw a letter, J my architecture infrastructure, 2009), Mudam 2009. Photographie
Jean-Philippe Antoine.

Le mode d’édition privilégie l’usage de pavés de petits caractères,


lisibles uniquement de très près, qui multiplie leurs angles d’orientation et
parfois les intercale les uns dans les autres. Cassant pour le regard la conti-
118 nuité des phrases, il constitue une première forme d’insistance sur l’effort
que réclame l’acte de la lecture (fig. 11). La seconde réside dans la position
LITTÉRATURE
N˚ 160 – DECEMBRE 2010 des textes : collés ou encadrés au mur, disposés sur le sol, comme nageant
L’ESPACE CONDUIT-IL AU PARADIS ? SUR L’EXPOSITION DES MOTS 

à sa surface, ou flottant dans l’espace alentour, ils imposent aux corps visi-
teurs, s’ils désirent lire, de se courber, de s’agenouiller, de s’accroupir, de
ramper ou encore de se coller le nez au mur — et tout cela longtemps.
À cet inconfort organisé de la lecture, fait pièce — et dans une
certaine mesure contrepoids — le constat que les objets auxquels
s’accrochent ou se juxtaposent les textes imprimés sont des luminaires.
Reliées à des fils et prises visibles, qui acquièrent eux aussi valeur
plastique dans ce dispositif, les lampes fonctionnent, et sont systémati-
quement allumées. Le halo de lumière qu’elles diffusent, seules ou en
groupe, établit une zone favorable à la lecture à l’intérieur de l’espace de
la galerie, dont il casse la lumière égale et neutre.
Cette disposition renvoie à l’acte et à l’espace domestique de la
lecture, ici paradoxalement présentés dans les lieux mêmes qui retardent,
voire prétendent annuler leur appréhension achevée. De fait, dans un
premier temps les installations de Strau créent une situation de double
bind pour leurs spectateurs, invités par ces lampes de lecture allumées à
déchiffrer des textes que leurs conditions d’exposition rendent malaisément
accessibles. Mais la possibilité d’emporter ces mêmes textes, seuls, pour
les lire ou relire chez soi, appelle à réexaminer plus tard, à la lumière de
sa propre domesticité et du souvenir, la combinaison de telle lampe et de
tel paragraphe ou série de paragraphes, et à considérer avec elle l’acte
singulier d’écriture, puis de lecture, qui a trouvé à s’y inscrire.
L’espace, lorsque saturé de mots il apprend à se souvenir et devient
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lieu, mène alors — peut-être, et fragile — ailleurs qu’au paradis.

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LITTÉRATURE
N˚ 160 – DECEMBRE 2010

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