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Julien CARROUGES

La Lyade au doigt
© Julien CARROUGES, 2020

ISBN numérique : 979-10-262-6620-4

Courriel : contact@librinova.com

Internet : www.librinova.com

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Toute ressemblance avec des lieux, des personnages et des situations
existantes ou ayant existé serait pure coïncidence.

En résumé, je ne veux pas être tenu pour responsable si des dragons jaunes
attaquent Paris.
-1-
Prélude

La nuit va tomber dans une heure ou deux. Le soleil écrase l’horizon. L’après-
midi touche à sa fin mais il règne encore une chaleur pesante. A la limite du
supportable. La savane étouffe. Les baobabs, ventrus, immenses, semblent suer.
Les vangas ont la gorge trop sèche pour chanter. Les sifakas traînassent. Comme
tous les lémuriens diurnes, ils vont cuire encore jusqu’au crépuscule. Puis ils
vont céder leur place aux lémuriens nocturnes. Les jours et les nuits se succèdent
ainsi dans la savane malgache. Continuellement. Inexorablement. Sans que rien
ne semble annoncer le moindre changement.

Soudain, les sifakas s’immobilisent complètement. Ils tendent leurs petites


oreilles noires. La savane ne résonne pas du moindre bruit alarmant. Elle est
silencieuse. Tout est calme. Trop calme. Beaucoup trop calme. Il se trame
quelque chose. Le plus petit des sifakas émet un sifflement strident et tous ses
congénères grimpent sur les arbustes épineux qui les entourent. Une première
ombre glisse sur la paroi rocheuse. Furtivement. Les sifakas retiennent leur
souffle quelques secondes. Ils braquent leurs grands yeux jaunes sur les rochers.
Une minute. Deux minutes. Trois minutes. La première ombre est bientôt suivie
par huit autres, qui marchent en file indienne.

Les ombres de derrière se tiennent à distance respectable de la première mais


elles suivent le même chemin sablonneux et escarpé. Elles ont la même allure.
Elles sont aussi élancées. Aussi silencieuses. Elles longent lentement et
discrètement les falaises de granit. Elles n’échangent pas le moindre mot. Elles
se déplacent sur la pointe des pieds. Agissent-elles ainsi pour éviter de faire du
bruit ? Souhaitent-elles préserver les éventuelles plantes ou caméléons dont la
couleur épouserait celle du sol ? La nature, sauvage, n’a pas autant d’attention
pour les ombres. Elle fait tout pour ralentir leur progression. Les épines,
nombreuses, leur meurtrissent la plante des pieds. Les lianes et les serpents
lianes s’agrippent à leur bras. Les ombres les retirent méticuleusement. En
prenant garde de ne point arracher. De ne point couper. De ne point blesser.

La procession des ombres muettes arrive ainsi à un éboulis. Un talus constitué


d’énormes quartiers de roche qui reposent les uns sur les autres. Leur équilibre
est précaire. Plusieurs morceaux de falaise se sont déjà écroulés en ce lieu. Ils
ont dévalé la pente en plusieurs fois. La roche est effritée. Le passage est délicat
pour le cortège. L’éclaireur a traversé sans grande difficulté mais le groupe de
huit est, lui, à la peine. Certains blocs grincent. Ils vacillent légèrement. Ils
tanguent carrément. Une ombre trébuche. Elle bascule dans le vide sans même
crier. Mais elle est rattrapée du bout des doigts par une autre et elle échappe ainsi
à une chute mortelle.

Devant, l’éclaireur a viré. Il est passé à découvert, en direction de la forêt


épineuse. Les sifakas l’aperçoivent enfin. Il est habillé d’un long manteau vert
feuille. Il est encapuchonné malgré la chaleur suffocante mais les lémuriens
devinent le tatouage atypique qui lui recouvre la moitié de la figure. L’œuvre
donne l’étrange impression de ne pas avoir été achevée. C’est comme si le
tatoueur s’était interrompu en plein ouvrage pour une affaire urgente et n’avait
jamais pu reprendre son travail. L’éclaireur tatoué marche pieds nus pour bien
sentir le sol et pour que le sol le sente. Il marche droit. Il a le regard fixé sur la
forêt épineuse en contrebas. Quand il l’atteint, ses compagnons ne sont dans le
champ de vision des lémuriens que depuis quelques secondes. Ce sont ses
clones. Rien n’est dessiné sur leur visage mais ils sont tous couverts du même
long manteau vert feuille. Ils sont tous encapuchonnés. Ils marchent tous droit
dans leurs bottes. Pieds nus.

Ils serpentent entre les bras tendus des « arbres pieuvres » et les bulbes
démesurés des « pieds d’éléphants ». Ils ondulent entre les différents taillis
endémiques. Ils ne s’égarent pas dans ce dédale interminable de pistes
sablonneuses jonchées d’épines. Les peaux des compagnons, si pâles d’habitude,
sont rougies par la chaleur. Leurs yeux sont écarquillés de voir tant de beauté et
tant de laideur réunis en un même lieu : le lieu qu’ils voulaient atteindre. Car ils
y sont enfin arrivés. Cela ne fait plus aucun doute. Devant eux, le sol est brûlé
par le soleil. Il est craquelé à perte de vue. Ce n’est pas une zone sismique mais,
pourtant, il donne l’impression d’être continuellement en mouvement. Il paraît
vivant.

Il a été cisaillé par les racines caractéristiques du grand-père des arbres. Ces
dernières sont garantes de l’inhospitalité du lieu. Elles perforent la terre sèche et
se dressent vers les rares visiteurs comme pour les menacer. Comme pour leur
dire : « ici, c’est chez nous ». Les compagnons ne se laissent cependant pas
impressionner. Ils ont été avertis de l’accueil qui leur serait fait. Ils enjambent les
racines avec précaution, pour ne pas être ceux qui déclenchent les hostilités.
L’éclaireur et deux de ses comparses ouvrent la marche et atteignent les premiers
la base du tronc énorme du grand-père des arbres de la forêt épineuse.

Le premier embrasse le sol et se prosterne devant le grand-père des arbres. Les


deux autres laissent tomber leur long manteau au sol. Ils dénattent leurs longs
cheveux. Ils retirent leurs parures. Ils se dénudent même complètement. Leur
visage est vierge de toute illustration mais leur corps imberbe est couvert de
tatouages dessinant une forêt primaire. Une forêt verte, humide, bien différente
de celle, si sèche, qu’ils viennent d’arpenter. Il a un cerf qui brame gravé sur les
pectoraux. Il est beau comme un dieu. Elle a une cascade qui gronde dessinée sur
les seins. Elle doit être une déesse.

Tous deux s’agenouillent au pied du grand-père des arbres de la forêt


épineuse. Ils baissent les yeux. Ils psalmodient. La terre craquelle. Le sol se
fendille. Les longues branches épineuses de l’être multimillénaire se délient, tels
de grands bras, et ratissent le sol. Dans un crissement lugubre, elles ramènent les
deux infortunés jusqu’à l’orée de la gueule béante aux dents de bois. Des
langues-lianes, dégoulinant de sève, goûtent les infortunés, puis les traînent
jusqu’à l’intérieur de la gueule, sans qu’aucun des deux malheureux ne crie. Ils
sont littéralement gobés comme des œufs. Le rituel fait ensuite place à un long
silence pesant jusqu’à ce que le grand-père des arbres semble éructer.

L’éclaireur agrippe alors les bras noueux du grand-père des arbres. Il se laisse
soulever jusqu’aux plus hautes branches. Il ne les aurait jamais atteintes sans le
consentement de son hôte. Son visage inquiet s’illumine enfin. Même s’il est
conscient que sa mission ne fait que commencer, il sait qu’il vient de sceller un
accord avec un allié de poids et que rien ne sera plus jamais pareil. Les lyades
sont là, à portée de main. La cueillette peut commencer. L’éclaireur sort sa
serpette. Il l’a bien aiguisée. Il fait des gestes précis, minutieux. Il lui faut un
bouquet de sept lyades. C’est ce qu’a demandé le mpanandro. Le devin.
-2-
Deuxième porteur : Biblo

Nous descendons dans le parking souterrain sans faire de bruit. Je marche


dans les pas de Grand-sac. C’est le capo. Il porte l’énorme sac à dos dans lequel
nous glisserons la bâche des Bad Trolls si nous parvenons à leur taper. Aucun de
nous ne porte de fringues du groupe. Ni n’arbore les couleurs de l’équipe. Nous
ne voulons pas être repérés. Mais nous avons tout de même des sweats à
capuches et des écharpes. Nous dissimulons notre crâne avec les premiers. Et
nous couvrons la partie basse de notre visage avec les deuxièmes. En cas de
grabuge, il ne faut pas que nous soyons identifiables sur les images des
mouchardes. Les magiciens en ont truffé les villes. Je m’attends à tout moment à
ce qu’elles nous survolent et fixent leurs vilains yeux sur nous. Les magiciens
prétendent qu’elles sont là pour protéger la population. Mais, moi, je ne suis pas
dupe. Je sais qu’elles sont surtout là pour protéger leurs intérêts.

Je relace mes Abracadidas en ruminant. Même en solde, elles m’ont coûté plus
de cinquante balles. Quand je me redresse, Grand-sac fait signe à Pépin de sortir
les fumis et les pétards. Nous avons atteint le quatrième sous-sol. C’est là que le
J9 qui transporte la bâche a été repéré. Nous nous postons aux quatre coins de
l’étage et attendons en calme la suite des opérations. La bille de Grand-sac ne
tarde pas à vibrer pour nous avertir de l’arrivée imminente des Bad Trolls. Nous
avons la confirmation qu’ils sont peu nombreux. Seulement les passagers du J9.
Ils partent pour un petit dép’ pour le premier tour de coupe de leur équipe. Ils
vont dans un stade champêtre. Il n’y aura pas d’ultras adverses. Ils ne sont pas
sur leurs gardes. Grave erreur.

Je souris. Depuis que j’ai rejoint le groupe, je ne suis plus seul. Depuis que j’ai
rejoint le groupe, mon cœur a arrêté de trotter trop tranquillement pour enfin se
mettre au galop. Grand-sac sonne la charge quand les Bad Trolls sont trop
avancés dans le sous-sol pour avoir le temps de faire demi-tour jusqu’aux
escaliers et pas assez avancés pour atteindre leur J9 avant que nous ne les
interceptions. Nous avions été discrets jusqu’ici. Nous ne le sommes plus du tout
en chargeant des quatre coins du sous-sol. Pépin balance une ribambelle de
pétards et de fumis. Et nous hurlons en fonçant vers nos ennemis, dans l’objectif
avoué de paraître encore plus nombreux que nous le sommes. C’est une
technique efficace. Ces « pédés » ne demandent pas leur reste et nous
abandonnent leur bâche avant même que des coups soient portés.

Nous la roulons et la plions en deux temps trois mouvements. Elle rentre pile
dans l’énorme sac à dos de Grand-sac. Nous commençons alors à remonter vers
la sortie en empruntant des escaliers situés à l’opposé de ceux que nous avons
pris pour descendre. Mais nous nous retrouvons nez à nez avec la police à la
sortie du parking souterrain. Je suis à l’arrière du groupe avec Grand-sac. Celui-
ci me confie son sac à dos et me pousse dans une bouche d’aération sans que les
policiers ne nous aperçoivent. Ni lui ni aucun de nos compagnons ne m’y suit. Je
suis le seul semi-homme du groupe. Mes copains nains sont à peine plus grands
que moi. Mais ils sont beaucoup plus larges d’épaule. Ils ne pourraient pas se
faufiler dans le conduit aussi aisément que moi.

Le sac à dos est également un peu trop volumineux. Même pliée, la bâche
prend beaucoup de place. Et je dois me résoudre à l’abandonner après avoir
remonté avec peine une dizaine de mètres dans le conduit. Nous reviendrons la
chercher plus tard. Ni les Bad Trolls ni la police ne savent où elle est. C’est
l’essentiel. Par contre, plus je m’enfonce dans le conduit et moins j’y vois. Je
fouille dans ma poche pour y prendre ma bille et profiter de mon application
lampe de poche et c’est là que je m’aperçois que je ne l’ai plus ! Merde ! Elle a
dû tomber quand Grand-sac m’a poussé comme un bourrin dans la bouche
d’aération. Je ne peux pas faire demi-tour. Le sac me bouche le passage. Et si je
reviens en arrière en le poussant sans voir devant moi, je prends le risque de me
jeter dans la gueule du loup. La gueule du chien policier. Tant pis.

Je rampe en tâtonnant et ma main droite rencontre un petit objet dont la forme


m’interpelle immédiatement. Ce n’est pas un amas de poussière ou un petit
débris comme il en traîne des tas dans ce conduit. Non. C’est une bague !
Comment s’est-elle retrouvée là ? Afin de la transporter facilement en attendant

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