Vous êtes sur la page 1sur 41

O

Les rencontres

du Sanglier solitaire
du nom de
Sylvestro

P
Rencontre N° 1
Lui-même
Rencontre 1
Si ce n’est un autre,
c’est donc peut-être moi.

Très loin et même au-delà, il y a bien longtemps


Que ce e forêt primaire1 a pris racine.
Elle s’étend de tout son long et au centre un étang
Perdu à la vue, couvert par les vertigineuses cimes.

En ce e journée d’hiver paralysant et fort neigeux


La compagnie2 de ces sangliers mi-aveuglés et sourds
Longe péniblement le fil boueux d’un cours
D’eau glacée et sombre sur fond brumeux.

La vieille laie3 en chef stoïque4 s’en faut,


Mène la troupe vers certain coin à glands.
Au pire, si le précieux fruit fait défaut
Ils s’a aqueront à quelque jeune faon imprudent5.

Le froid intense presse la narine du boutoir6


Et les pinces7 de chacun s’accrochent à la glace.
Le pinceau8 gelé strie le blanc lisse9 comme un rasoir
Tandis que mire es10 comme hure11 risquent la casse12.

Ce cortège plutôt sinistre à perte de vue s’étire


En de larges intervalles ponctuant la harde13
Dont devient bien pénible la garde.
Au loin on ouït14 le cerf bramer15 et le faucon huir16.

D’allure opposée à celle du sanglier de Calydon17,


1 Forêt naturelle qui n’a pas encore été modelée ou foulée par l’homme
2 “Compagnie” est aussi le nom pour un grand groupe de sangliers qui se déplacent ensemble
3 Femelle su sanglier
4 Relève du Stoïcisme : Attitude morale caractérisée par une grande fermeté d’âme dans la douleur ou le malheur
5 Les sangliers sont végétariens mais peuvent aussi devenir carnivores par temps difficiles
6 Désigne le groin du sanglier de la famille des porcins
7 Désigne les deux pointes du sabot
8 Petite touffe de poils longs sous le ventre de la bête
9 La surface de la neige
10 Les yeux
11 Tête du sanglier avec un collier de poils plus longs à l’articulation d’avec le cou
12 A cause du gel
13 Autre nom de la compagnie
14 Ouïr = entendre
15 Cri du cerf, le brame
16 Verbe d’action pour le cri du faucon
17 Le sanglier de Calydon est une créature fantastique de la mythologie grecque, qui ravageait la région de Calydon
Un de ces porcins patauds entre deux âges
Sylvestro traîne un grès18 las au gré des flocons ;
Pas soucieux, pas inquiet, presque sage.

Par un trait de lumière brusquement ébloui,


Il stoppe incontinent19; fixe la source et repart
Droit vers l’énigmatique cible sans retard :
— Adieu la compagnie ! grogne-t-il. Nul ne réagit.

Hypnotisé par la brûlante luminosité,


Piégé par l’ennui de mornes journées,
Notre gros curieux s’en va vérifier
Si par hasard ce ne serait là promesse de félicité20.

Bientôt la harde est hors de vue.


Maîtresse laie trop pressée par la faim
N’a pas daigné rappeler le malotru21:
— Qu’il aille à perte en son chemin !

Sur les lieux du miracle parvenu tout en sueur


Grande est la déconvenue du maudit lâcheur :
Ce n’est qu’un rayon de soleil frayant22 entre nuages
Qui a illuminé la surface glacée tel un mirage.

Debout devant ce e flaque plaquée de verre


Notre timide larron ne voit-il pas pourtant
Quelque chose ? ou bête ? ou énorme gland23?
Avec trous comme des yeux couleur de terre24?

Ronds… Petits. Perçants. Ils le braquent !


Il n’ose… Tâtonne de la pince… Et crac ! !
Le sabot est pris dans la gueule mortelle
De ce maléfique spectre au sombre rictus25!

Rien n’y fait ! Impossible de se dégager !


Le coup de grâce ne saurait tarder…
La proie déborde de panique et se débat,
Tachant de fuir en vain l’ineffable trépas.
18 Partie inférieure du groin, sous le boutoir où se logent les défenses
19 Immédiatement, sans pouvoir se retenir
20 Jouissance extrême, bonheur parfait
21 Personne aux mœurs et aux manières grossières
22 Zigzaguer
23 Allusion au personnage de Scrat courant toujours après des glands immenses dans les films « l’Age de glace »
24 Halloween et les citrouilles découpées
25 Spasme nerveux donnant au visage l’expression d’un rire forcé
À bout de forces Sylvestro finit dans l’immobilité.
―N’en puis plus… Faisons le mort. Se dit le sanglier.
Exposée longtemps au soleil discret, la morsure s’est détendue
Et libère le pied du velu car la gelée a juste fondu.

―Mais enfin?!? 26Qu’est-ce que c’est que c' t' histoire?!


Il découvre alors la vraie trogne de celui
Qu’il avait pris pour tenace ennemi :
C’est juste un autre que lui marquant territoire.

En réalité, ce naturel phénomène d’une image


Miroitée, créant un double affreux en surface
Reste totalement inconnu à notre bouille de grimace.
Et le drôle demande innocent et avec déférence, nom et âge.

Point de réponse. Réitère. Silence.


―Quelle est donc ce e bête mue e?!
Grommelle-t-il tout bas. ―Belle panse !
Lance-t-il comme compliment de jour de fête.

Toujours rien. Puis il remarque


Que cet animal porte semblable marque :
Une vieille cicatrice au front jadis contracté
Au contact épineux d’avec un mâle mal embouché.

―Il bouge aussi pareillement?! À chaque instant ?


Semble autant curieux et interloqué que lui.
Alors décide d’en avoir cœur net et franc :
Se cogne la tête au sol tout exprès avec grands cris !

―Il a fait idem27… Alors surpris et de migraine gémissant


Se dit : ―Si ce n’est un autre… C’est donc moi !28
Enfin il comprend la nature de ce manant ! Il était temps…
Fro e de la pince le reflet coupable de ses émois29.

―Ça alors… Je suis en présence de cet inconnu


À la fois autre et semblable… qui m’a tant mystifié…
Mais qui-suis je donc pour ne m’être ainsi pas reconnu ?
Je veux connaître ce sanglier ! Et toutes ses intimes pensées !

26 Allusion au personnage de Gaston Lagaffe


27 Latin : pareil, même chose
28 Allusion à « Car je est un autre », célèbre affirmation d’Arthur Rimbaud dans sa lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871
29 Grandes émotions
Fi30 de la harde ! Fi de sa mortelle compagnie !
J’irai seul désormais en quête de réponses
Pour m’épanouir et exister… Et pourquoi ! Et pour qui ?
Sanglier solitaire je demeurerai. Sur ce, dans les bois s’enfonce.

La véritable vie aventureuse de Sylvestro commence.


Un peu vieux certes, mais motivé par sa bonne foi.
S’affranchissant d’un passé jusqu’ici sans bienveillance,
Tête haute, butoir au vent, s’en va d’un pas benoît31.




30 Peste soit du… (cf molière), le locuteur exprime sa répugnance


31 Béni, saint, bienheureux
O
Les rencontres

du Sanglier solitaire
du nom de
Sylvestro

P
Rencontre N° 2
La dame noire
Rencontre 2
La dame noire
ou la cigogne amoureuse

Cela fait maintenant plusieurs jours que notre sanglier d’âge mûr a qui é la
compagnie pour vivre ses propres aventures. La brise flo e gaiement sur les poils de son
cou musclé qui vibrent en rythme avec ses pinces s’enfonçant dans la neige. Il se sent libre
et soulagé des monotones grognements de ses congénères. Depuis tant d’années il n’a fait
que suivre la trace des pas du précédent dont il n’a eu que la vrille bringuebalante pour
seule distraction à contempler. Un bon bain de boue serait le bienvenu pour soulager
quelques démangeaisons mais le sol est encore trop rude et les flaques pour encore des
semaines surgelées. La forêt se dévoile à ses yeux comme jamais auparavant et c’est un peu
comme s’il la voyait véritablement pour la première fois, car il relève enfin la hure. Pour le
moment il n’a guère fait de rencontres aimables, car les rares sédentaires de l’hiver ont
tendance à fuir systématiquement par méfiance : la nourriture est rare et chacun craint de
faire le repas d’un autre. Il n’est pas rare que certains animaux très affamés vont jusqu’à
dévorer leurs petits pour survivre au grand froid… Mais Sylvestro ne serait pas de ceux-là
quand bien même il aurait eu des marcassins à chérir.
En a endant le soleil timide de la saison, il tro e de-ci de-là en fouissant de
temps en temps la neige de son large boutoir pour dénicher quelques racines dénudées ou
tout autre végétal comestible de près ou de loin pour combler un petit vide au centre de
l’abysse de son estomac. Mais peu lui importe car sans ordre à suivre de la laie dominante,
ce e vie nouvelle lui paraît bien plus appétissante que la précédente. Car souvenez-vous
que chez les sangliers, c’est une vieille femelle qui dirige la troupe et décide de tout ; c’est
donc en fugitif assumé que notre ami s’en est allé. Sans compter que pour ce mâle
distingué mais au caractère bien trempé ce e obédience était trop souvent bien lourde à
porter.
— Il était urgent d’en finir avec ce cirque !
Se convainc-t-il à haute voix
Tout en se mordillant le flanc droit
Où gît quelque reste de mauvaise tique.

Mais voici qu’à la cime des arbres des cris en rafales retentissent. Stoppé net dans sa
flânerie, l’animal dresse l’écoute et roule des mire es scrutant les fougères, les fourrés, les
troncs, les feuillages et les cimes.
— Fuuôôô ! Fuuôôô !
— Quelque malheureux hurle sa peine ?
— Fuuôôô ! Fuuôôô !
— Une victime d’une sombre haine ?
— Fuuôôô ! Fuuôôô !
— Est-il en danger ou aux abois ?
— Fuuôôô ! Fuuôôô !
— Ça vient-il droit de devant moi ?
— Fuuôôô ! Fuuôôô !
— À qui donc sont ces pénibles grincements de claquet?!
— Fuuôôô ! Fuuôôô !
— Il me faut incontinent de son sort m’inquiéter !

S’improvisant sans y penser en bon samaritain, Sylvestro s’élance en direction des


hurlements étranges car il n’en avait jamais entendus de tels. D’un pas pressé, mais sans
courir n’importe où de peur de perdre la source, il faillit tout de même passer outre.
Revient un peu sur ses pas… Pointe le groin vers la pointe d’un gigantesque chêne et
grommelle :

— Pas de doute, c’est là !


Portons assistance de ce pas.

Le porcin s’approche doucement des racines, paisibles boas couverts d’écorce


cramoisie serpentant tout autour de l’énorme tronc de ce sombre édifice des bois ; s’assoit
fébrilement par ce e course un peu essoufflé et la nuque rejetée en arrière pour mieux se
concentrer sur l’origine de ces sonores suppliques. Distingue alors une créature en semi
contre-jour perchée au bras noueux du grand majestueux, environ à mi-hauteur de sa
mesure totale, ce qui donne enfin réponse à ses recherches.

— Fuuôôô ! Fuuôôô !
Glo ore-t-elle sans cesse en mi comme en do
Tout en fixant le ciel, au gris plafond tout cotonné,
Avec larmes comme perles miroitantes, noyant son œil désespéré.

Ce e vision subjugue notre fruste sanglier ignorant des beautés de ce monde car ce
seul spectacle l’a totalement captivé au sens propre comme au figuré : prisonnier de visu
par les douces ferrures des formes et couleurs de la magnifique créature qui se désespère,
juste là ; avec sa silhoue e élancée, sa robe d’un noir étincelant malgré le froid, la fine
sculpture de son bec, ses grands yeux sombres et brillants bordés de cils étrangement
longs et graciles, elle lui apparaît comme une divine illumination. Seul son ventre est
couvert d’un pourpoint blanc nacré qui souligne ses courbes et la longueur éblouissante
de ses ailes repliées le long d’un corps oblong et fuselé monté sur deux interminables,
délicates et non moins fermes pa es aux teintes de pierreries soufrées.

— Comment un tel ange a-t-il bien pu a errir


En ces lieux oubliés ? Et juste venu y souffrir ?
Se demande l’hypnotisé Sylvestro ;
De son meilleur ton poli et bienveillant
Après s’être éclairci les idées en soufflant bruyamment,
S’adresse timide et circonspect au bel oiseau :
— Euhh… Je vous souhaite le bon jour !
Ma gente dame vêtue de nuit si élégamment !
Elle interrompt illico ses plaintes, secoue la tête,
Et cherche l’individu responsable du dérangement.
Courbe puis déploie son long et gracieux cou ;
Voit alors tout net d’un iris rougi l’effrontée bête
À qui elle ne manque de tancer du regard son courroux.
— Euhh… J’entends fort aux alentours
Vos cris si perçants de désespoir semble-t-il…
Puis-je pour vous, de quelque manière,
Et ce, sans vous paraître indiscret ou hostile,
Apporter modeste soutien ?
Je ne saurais, Madame, passer mon chemin
En ignorant tout, tel un grossier, de votre galère ?

Ce e cigogne noire, africaine d’origine, perturbée par le ton affable de notre gentil
sanglier, ne peut empêcher un hoquet soudain et nerveux. Loin d’être également
hypnotisée par la mine au poil hirsute de Sylvestro, elle n’en subit pas moins un assaut
confus, entremêlant étonnement curieux, respect pour telle délicatesse, et aussi, il faut le
dire, une certaine tendresse pour cet animal au physique ingrat et si mal loti au ras du sol.
C’est désormais avec un regard a endri qu’elle le considère tout intérieurement ce qui
calme derechef son immense détresse et sur un ton adouci par rapport à son a itude
précédente quelque peu irritée, s’adresse, maladroite mais confiante, à ce drôle d’indigène
et malgré tout son interlocuteur :

— Ooh ! Vous êtes… bien aimable…


Mon bon… et gras ami des vertes forêts !
Mais je n’aurai nul recours
À vos promptes défenses
Pour ce cas de secours…
Pardonnez mon ignorance arrogante et revêche
Qui a tant ma courtoisie limitée.
En fait, j’a ends mon mari sur ce e branche
Depuis au moins deux jours bien désagréables.
Ma patience est à son extrémité d’ainsi claqueter
Pour son retour, tel phare sonore, guider.
Mes pa es à force d’immobilité
Au froid se congestionnent.
Sans compter le fouet du vent glacé
Tel méchant et cruel pirate me rançonne.
— Pardonnez à mon tour mon outrecuidance…
Mais vous m’inquiétez !
N’êtes vous point de ces oiseaux migrateurs
Dont j’ai entendu vanter la ponctualité ?
Ne devriez-vous pas vaquer ailleurs et en été ?
À faire de délicats fruits mûrs bombance ?
Au lieu de jouer ici l’appétissante cible pour prédateurs ?
Enseignez-moi, je vous prie, si ces remarques sont déplacées…
— Non, non. Vous êtes à l’évidence fin observateur
De la Nature et de ses humbles locataires
Et je ne saurai que vous en complimenter.
Vous avez raison, en effet !
Figurez-vous que de notre aire
Par le fer et l’airain expulsés avec grande brutalité,
Mon époux et moi-même, de quelques vils cultivateurs
N’avons su malgré résistance nous débarrasser.
Si fait que notre cher nichoir détruit
Sommes en toute hâte trop tôt partis
Pour rejoindre nos survivants amis africains.
Chemin volant, harassés par la faim,
À notre grand dam, nous nous sommes ici posés.
Les rares aliments, grenouilles ou fretin,
N’ont pas permis de mes forces recouvrer.
Alors mon héroïque et bien-aimé mari
A décidé de bien plus loin s’aventurer
Afin de rapporter sur ce e branche dénuée de nid
De quoi plus richement nous sustenter.

L’histoire est claire et ô combien dramatique pour ces exilés sacrifiés sur l’autel
d’une culture de peu d’académie palmée. Sylvestro, les pupilles mouillées de compassion
et de chagrin n’en a que plus d’a irance pour ce e malheureuse fée tombée du firmament
pour sa plus grande précarité.

— Ma bien pauvre amie…


Se désole enroué d’émotion Sylvestro.
Je n’aurais oncques imaginé
En mon si ordinaire abri,
Que pour d’autres le simple fait
De partir trop loin et trop tôt
Eut pu déclencher telles conséquences !
Moi qui me nourris d’un rien et de tout
Puis-je aider à vous constituer pitance ?
Par dons de racines ou autres bouts ?
— Hélas ! mon généreux et tendre sire,
Car je vois bien en vous la noblesse
De cœur vaillant et d’âme pure,
Je crains maintenant le pire…
D’aller trouver la salvatrice nourriture
Mon mari s’est bravement chargé ;
Comme je vous l’ai expliqué.
Depuis plusieurs jours je gue e son retour
M’angoissant de ce qu’il endure toujours.
Je n’oserais lui paraître infidèle
Par ma foi en acceptant vos cadeaux incultes.
D’où je viens ce serait pour lui mortelle insulte
À son honneur de mâle à la face de sa femelle !
Je vous remercie sincèrement pour votre gentillesse,
Mais ma condition d’épouse m’interdit ici
De vous dire sous ce contrat inconsidérément “oui”.
Je vous assure, ce serait un drame aux yeux
De celui qui, de me combler, a formé le vœu.

— Vous me voyez bien désemparé par ce refus


Dont vous me donnez l’exacte teneur
Et je ne puis que m’incliner devant ce contrat
Qui à votre cher époux êtes religieusement tenue.
Perme ez au moins que je reste un peu de temps ici-bas
Pour vous distraire par dignes conversations
Vous Soustrayant ainsi à votre torpeur ?
Parlez-moi un peu de vous, de vos passions,
Je ferai de même en vous contant mon ambition.
Ceci vous aidera sans doute à patienter
Et par ce froid vous sentir moins menacée…

La cigogne acquiesça et se mit en verve pour lui décrire son magnifique continent
d’origine : l’Afrique. Elle lui décrit ses savanes, ses baobabs et autres arbres immenses où
l’on peut nicher. Mais aussi lui conta quelques aventures risquées au museau et à la
crinière de quelques vifs carnassiers, les fauves, les crocodiles et d’autres oiseaux affamés.
Mais encore, elle le fit se pâmer en imagination en lui brossant le tableau des innombrables
couleurs des fleurs et des plantes aquatiques, de ses charmants petits amis les guêpiers et
paradisiers. Mais surtout, elle insista sur son amour du chant en toutes saisons dont il fit
une belle démonstration. Le bon Sylvestro en est béat d’admiration et ses yeux reflètent
des sentiments et des émotions que jusque-là il ne soupçonnait pas… Et plus elle le voit
dans cet état, plus elle en rajoute, non par fierté ou orgueil, car ce e cigogne est bonne,
mais pour le plaisir de justement en procurer à son aimable et tendre porcin en place d’un
preux chevalier.

— Mais je jacasse, je papote sans fin ! je déblatère !


Fit-elle toute rougie. Et vous mon si dévoué et patient ami ?
Qu’en est-il de vos désirs et de votre vie
En ces bois gelés, sans couleurs et privés de lumière ?
— Vous voyez juste et c’est bien le sujet
De ma récente décision de tout qui er.
Comme vous le supposez bien, ce décor a fini
De me contrarier en plus de mon ancienne horde.
Votre malheur, je supposais jusqu’ici,
N’est-il pas inutilement par orgueil amplifié ?
Mais je comprends désormais un peu mieux
Les mécanismes de votre union en solidaire nœud.
Moi qui n’ai par le passé qu’à la seule reproduction
Été assigné, sans que jamais rien ne me soit demandé…
Souvent j’ai eu l’impression d’un vide atroce
Qui me dévorait lentement jusqu’à l’os.
Amour n’ai point connu que sur ordre
Tout dévoué aveuglément à mon espèce ;
Je fécondais la femelle pareillement
Commandée de se soume re sans discussion.
Ces coïts violents m’ont quasi laissé en pièces
Et leur seul souvenir le sang me pétrifie.
J’ai donc un jour de ces jougs rompu l’habitude,
Me libérant de leur esclavage dément
Pour enfin partir à la rencontre de moi-même
Et surtout du vaste monde et de ses habitants.
Aujourd’hui je suis serein et vraiment j’aime
Mieux mon humble et joyeuse solitude
À toute autre condition de sécurité pétrie.
— Vous avez eu bien raison.
Approuve la cigogne avec probité
Et déhanchement gracieux et explicite.
Lorsque la compagnie devient une prison,
Plus rien ne doit compter que la liberté :
Il faut vite désobéir et prononcer l’exit !

Définitivement, la dame en noir et blanc porte une toute neuve admiration nourrie
de tendre compassion pour cet incroyable énergumène qu’elle avait si mal jaugé au
premier instant de leur rencontre. Tout au long de son récit, elle sentit revenir son petit
cœur d’oiselle amoureuse ba re bien trop fort pour les yeux d’un animal qui,
manifestement, n’a rien à faire dans son naturel environnement. Elle marque un silence sur
ces derniers mots mais son œil trahit une évidente envie de le serrer contre elle en toute
chasteté même si ce tableau pourrait soulever les moqueries de certains indiscrets. Elle
n’en fit rien. Évidemment. Les non-dits ici sont bien plus puissants que les démonstrations.
Alors, pour sortir de ce e vibrante impasse, elle se met à ba re des cils, sentant en son
palpitant un hymen improbable naître en forme d’inavouable émoi.
Tout d’un coup une violente gifle de blizzard vient la secouer de tout son long, la
ramenant incontinent à la morne réalité ; et s’il ne revenait pas ? Son expression se
métamorphose en quelques secondes en celle d’une intense inquiétude agitée de quelques
tremblements qu’on eut pu confondre avec une réaction nerveuse. Les tendres pensées
s’effacent devant l’angoisse. Sylvestro s’en aperçoit presque aussitôt :

— Vous scrutez à nouveau les nuées ?


Je partage, impuissant, vos turpitudes et ennuis.
Sachez que le loup ne sera jamais
Assez rapide pour croquer votre mari !
Sa course par la neige collante
Est considérablement ralentie.
Il bondit, certes, mais en courtes foulées.
Quant à l’aigle, menace apparente,
Ne distingue pas grand-chose par ce temps
Car les brumes perturbent de flou sa vision.
Le manteau sombre au dos de votre amant
Un efficace camouflage par nuit lui garantit.
Je suis bien certain qu’en ce e saison
Les prédateurs sont sans doute affamés
Mais aussi potentiellement affaiblis.
— Je vous remercie pour vos raisons
Intelligentes et rassurantes déductions.
Nonobstant ces, vous ne m’ôterez de l’esprit
Que mon époux se trouve en grand danger.
Rappelez-vous mon récit où nous n’étions
Pas seuls à subir les funestes suites
De ces cupides et irresponsables destructions…
En déroute, nombre de bêtes ont pris la fuite.
C’est à cause de ce e impétueuse évacuation
Que mon époux, mon partenaire, m’importe tant ;
Dans cet exode forcé et douloureux
Il représente tout ce qui reste de ma maison
Où nos anciens jours heureux
Ont soudé pour toujours à nos mémoires
Le destin difficile où nous voici partisans :
Notre lien en est ressorti plus solide et plus rare.

La belle épousée à ces mots marque une pause tout en fermant ses grands yeux
humides. Elle semble revivre intérieurement les horribles traumatismes qui les ont jeté
sans pitié sur les routes du ciel pour se retrouver en ces hostiles forêts, étape de repos bien
mérité mais tellement précaire. Paupières closes, elle soupire gravement et de ses narines
cernées de givre, s’échappe par intervalles une lourde vapeur de désespoir ; son bec se
balançant de gauche à droite en signe de désapprobation prend ainsi l’apparence
imaginaire d’un funéraire encensoir comme on en agite au-dessus des corps inertes au
cimetière. Sylvestro la rejoint dans son recueillement et penche la hure en fermant à son
tour les mire es. Même les arbres autour semblent les accompagner en murmurant de
leurs branches jusqu’aux brindilles les plus désertées, un lointain chant millénaire en
preuve de compassion.

— Fuuôô ! Fuuôô !
Un cri déchire l’espace !
— Fuuôô ! Fuuôô !
La dame se dresse de l’ongle
Jusqu’à la pointe du bec.
— Fuuôô ! Fuuôô !
Au loin encore, une ombre
Ailée rase des arbres les faîtes.
— Fuuôô ! Fuuôô !
On espère qu’à cet instant, ce e préface
Augure le juste retour tant souhaité,
Tel mythe illustre d’un antique roi grec,
Par sa reine aux années avait été abandonnée.
C’est bien lui ! Sans tambour ni trompe e !
En quelques minutes et ba ements
De plumes moirées de flocons d’argent,
Le fier mâle domine maintenant
Toute l’a ention avec au bec beaux poissons
Étincelants de givre ciselé et de diamants.
Sitôt posé sur branche, ailes repliées,
Les déglutit illico dans la gorge
De son impatiente et miséreuse bien-aimée.
La dame, incontinent32, enfourne comme glouton ces trésors
Qui déforment son joli cou en grotesques courbes torves.
Simultanément, le revenant lui caresse la tête en réconfort
Et c’est grand soulagement pour tous.
Sylvestro, béat d’empathie, se réjouit à l’unisson.
Puis : – Mon ami, mon bienfaiteur !
S’exclame la belle Africaine pleinement ravivée.
Laissez-moi respectueusement vous présenter
Un habitant de ces bois aux mornes senteurs ;
Elle pointe de la pa e les racines au pied
De l’arbre où au milieu de la mousse
Le sanglier qui sourit comme niais larron.
Le mari se penche, par instinct le plumet hérissé.
— Voici Sylvestro, le fameux sanglier solitaire !
Improvise-t-elle sur un ton pompeux de soprano
Comme on annoncerait tel seigneur entrant au château.
Il m’a offert sans hésiter sa précieuse amitié

32 Immédiatement, sans attendre.


Et me soutint par chaleureuses phrases en ce e affaire
D’insondables terreurs où je sombrais plus que de raison.
Sa présence diligente et calme m’a permis
De plus sereinement vous a endre, mon ami.
Si vous me voyez en de bien meilleures dispositions,
Cher sauveur, c’est aussi grâce à lui.
Remerciez-le avec révérence, je vous en supplie…
— Vraiment?! Celui-ci ? Qu’il en soit ainsi ! Jacte le mari.
Je vous remercie mon seigneur ! Bien sincèrement.
Car il semble que mon épouse chérie
Vous doive de si profonds apaisements.
Il se tourne vers elle ; Je vous demande de pardonner
Ma trop longue absence et de vous avoir
Si malencontreusement et sans calcul laissée
Aux noirceurs effrayantes de ces bois épars…
Et si laborieusement convoyé ces menus nutriments !
À ma décharge… Tout à fait gelé, loin d’ici,
J’ai enfin pu trouver un tout petit étang.
Par vifs coups de bec ai percé dans la glace un trou.
Les canes à la surface cramponnées, j’ai longtemps gue é
La venue de quelques poissons assez fous
Pour au-dehors pointer leur nez !
Imprudemment a irés par la clarté ainsi créée !
La pêche fut miraculeuse à souhait.
Je me suis grassement et longuement sustenté,
Car à court d’énergie vitale, épuisé également,
Je m’étais sans compter éprouvé par tant d’exploits.
Puis le lendemain, surpris par le jour je dégringole…
— Merci infiniment mon bon ! Quel sang-froid !
De vous reposer vous avez bien fait !
L’interrompt l’épouse par ce théâtral rôle
De héros de la banquise plus qu’un peu agacée
A ifé d’un récit au style dénué d’humilité.
Sylvestro, toujours assis aux premières loges
N’en rate à aucun prix la moindre mie e :
Ce couple, quel spectacle à couvrir d’éloges !
Lui qui n’a connu que la harde
À la queue leu-leu ou en batailles
Dans la boue poisseuse et les piquantes broussailles
Avec ce e hideuse laie constamment criarde.
Il prend alors conscience de ce qu’il a manqué
Pendant toutes ces pénibles années :
Une véritable et complice partenaire de jeu ;
Même dangereux il serait bien mieux
Que celui de l’errance indéfiniment
Pétrie de solitude stérile et sans engagement…
Puis la dame noire lui adresse
En le toisant bien aimablement,
Les yeux dans les yeux, cachant
À son époux, de nouveau le ciel scrutant,
Un dernier mot en forme de boniment pieux.
— Je vous remercie encore pour votre gentillesse
Et pour tous ces échanges si fructueux.
Vous m’avez charmée et au jour réveillée,
Donné réconfort quand je me sentais
Sur ce e branche si seule et fragile.
Il est temps pour nous de vous laisser
Poursuivre vos nobles pérégrinations,
Et c’est avec vibrante et forte émotion
Que je vous complimente pour votre style
De vie que bien peu de bêtes seraient assez
Courageuses de suivre comme vous le faites.
Nous nous sommes connus brièvement et je le regre e…
Mais peut-être un jour reviendrons-nous ?
Et ce e fois ce sera exclusivement pour vous
Apporter à notre façon quelque précieux retour
À vos bontés sincères et sans détour.

Elle laisse alors un silence s’immiscer


En guise de conviviale intimité,
Toujours en feignant devant le sourd époux
De ne rien ressentir en son cœur du tout.
Puis casse avec bruit pudique ce nœud poignant :
— N’est-ce pas mon ami?!! Confirmez mon ami
Que nous reviendrons visiter ce cher Sylvestro?!
— Bien entenduuu ma miiiie ! Et bien plus tôt
Ce e fois ! Ah Ah ! Ce sera en été !
Il rit seul de son petit trait d’esprit
Un peu puéril et niais mais non sans affabilité
De la part d’un tel gentleman si bienséant.
— Je suiiis impatient ! Et Ôôô combien raviiii !
Complète un tantinet ironique le sanglier souriant
À la beauté face à lui, et par l’entrevue bien appris
Par tant de sonnantes et courtoises dictions éthérées.
S’accordant à ce e musique coulée dans ce vœu zélé,
C’est la même politesse qu’en novice du beau monde
Qu’il entreprend non sans amusement.
Par ce e petite pratique étonnante et pudibonde
Il entrevoit les nuances échappant à son milieu d’origine.
Avec ce e rencontre Sylvestro a de l’amour maintenant
Une véritable vision, plus complète et moins misogyne.
Il peut être forgé dans un magnifique idéal féru d’utopie,
N’en conditionne pas moins les besoins primaires en garantie.
D’autre part, les sentiments traversent avec difficulté
Les bases de l’espèce rivée à ses valeurs, ses cultes et rites dédiés.
L’ouverture de l’esprit et du dialogue restent à l’avenir
Les meilleurs moyens de sortir de vilaines impasses
Lorsque les aléas de vie en complications nous dépassent.
La dame noire amoureuse marquera un bien agréable souvenir.

Épilogue

Alors l’élégante se redresse tel un Phoenix, déploie ses immenses ailes de noir
illuminées, les agitent un peu pour s’échauffer et faire tomber la gelée ; sautille aussi sur
place en délassant en mouvements vrillés le cou et la tête, son long bec orangé dessinant
de jolies arabesques dans la brume des souffles. Le mari bienheureux se met alors à
l’imiter, par habitude sans doute et renforçant ainsi leurs liens d’harmonie génétique et
d’objectifs migratoires. Puis, tous deux pointent le regard très haut vers le Sud et prennent
leur envol propulsant alentour des nuages de poudreuse formant un petit ouragan tout
blanc. Ils rasent d’abord les fougères avec la majesté d’un vif planement puis virent par
une terrible propulsion vers une luminescente percée à travers les nuages. Lui, passe
devant. Elle, semble traîner un peu…
Brusquement la dame noire africaine arque-boute pour dessiner une trajectoire en
quelques larges cercles emboîtés en signe d’adieu très probablement adressé à Sylvestro.
Tout cela suggérant une lévitation fondue d’une grâce hypnotique, les plumes
impeccablement regroupées et vibrantes de scintillements étoilés. Quel cadeau !
Puis à nouveau par une série d’accélérations vigoureuses, rejoint en un clin d’œil le sillage
de son compagnon.
Avec lui, disparaît au fin fond des nuées.

Notre ami, un moment figé dans la stupeur d’une profonde admiration, revient à lui en
secouant la hure ; Regarde à droite. Regarde à gauche. Qui e la place au centre sans se
retourner.



O
Les rencontres

du Sanglier solitaire
du nom de
Sylvestro

P
Rencontre N° 3
Le masque de la mort
Rencontre 3
Le masque de la mort

La neige commence déjà à fondre et de petites mares viennent au jour ici et là


dans un fatras de boue et de branches mortes mêlées, de fougères recroquevillées en
vrilles et de mousses en épais tapis cramoisis. Ce redoux précoce a freiné la marche déjà
pesante de Sylvestro et lui a donné grand soif. Il cherche depuis un bon moment un coin
agréable avec un peu d’eau fraîche et à peu près limpide. Masqué par un énorme chêne
bordé de buissons épais, une clairière se découvre avec quelques troncs moussus traînant
au sol tous autant recouverts de lichens chatoyants ; et surtout, au centre, caressée par une
douce lumière bleutée, une mare assez étendue, presque un petit étang s’il y avait poussé
des roseaux. À la place, des branchages morts garnis de quelques touffes de hautes herbes
pas encore bien réveillées.
Assoiffé certes, mais pour autant prudent, le sanglier solitaire s’enquiert en premier
lieu des alentours, vérifiant à cent quatre-vingts degrés si aucune présence nuisible ne
viendrait troubler ce e probable aire de repos tant espérée. A priori, hormis quelques
choucas bien familiers, piaillant comme à l’accoutumée en sautillant comme puces
excitées, à la recherche de quelque insecte appétissant ou lombric bien gras, point
d’importun à l’horizon ne devrait s’immiscer au creux de ce nid de verdure à peine dégelé.
Il s’approche donc à petits pas, tâtonnant de la pince la terre accidentée et couverte de
végétaux épars pouvant cacher quelque piège farceur ou faille creusée par les
écoulements, fatale pour une pa e par trop guillere e. Au bord de la flaque miroitante où
il reconnaît avec joie son propre reflet devenu son confident et partenaire de voyage, il
enfourne à grandes lampées la délicieuse et rafraîchissante boisson aux saveurs boisées.
Tout à ses éclaboussures joyeuses et goûteuses, il ne remarque pas d’emblée une timide
silhoue e en approche ; furtif mais tranquille, sur la pointe des griffes, un écureuil
bonhomme à la toison d’un roux flamboyant, vient se joindre à lui, bien en face à l’autre
bord de la mare. Tout en gardant à l’œil le gros sanglier – car si l’animal, par trop affamé,
peut en faire son déjeuner à défaut de glands – il profite de concert de la frissonnante
ondée. Sylvestro, émoustillé par le cliquetis des babines d’en face, détecte sur sa petite
bobine l’humeur inquiète ; il brise alors le silence pour dissiper ces encombrantes
frayeurs :

— N’ayez crainte cher ami habitant des arbres !


Je ne vous veux aucun mal en ce public logis…
Sans dérogation, seule désormais la nourriture végétale
Compose mes humbles menus. Allez-vous bien céans ?

Le charmant rongeur, tout ahuri, se redresse, ouvre encore plus grand les yeux, se
lisse les moustaches nerveusement, tend l’oreille et la queue, et après un silence de
circonstance, répond enfin en détachant curieusement chaque syllabe :
— Très_bien_mer_ci.
(Toujours sur ses gardes)
Il_sem_ble_que_le_prin_temps
Ar_rive_en_a_vance_et_s'em_balle…

Il semblerait que ce e manière un peu curieuse d’articuler les sons fasse partie de sa façon
habituelle de s’exprimer… Alors, pour ne pas le décontenancer, Sylvestro ralentit
courtoisement, mais non sans amusement, son débit verbal sur le même tempo ; mélange
subtil composé musicalement, alternant harmonieusement en staccato, les moderatos et les
allegre os, tout en couleur et en chanté :

— Je_me_fai_sais_jus_te_ment
Sem_bla_ble_ré_fle_xion.
L’hi_ver_nous_a_pour_tant
Cru_elle_ment_ran_ço_nés…
Et_voi_ci_que_le_so_leil
Poin_te_sans_tran_si_tion
Le_bout_jau_ni_de_son_nez.

— C’est_bien_le_pro_blème.
Point_de_noi_se e_ou_de_gro_seille
Ne_viennent_cha_tou_iller
Ma_dent._A_lors_même
Que_l'é_ner_gie_quo_ti_dienne
Man_que_à_l'a_ppel_frui_té
Pour_a_ssurer_mes_fré_né_tiques
Et_gour_man_des_ac_ti_vi_tés.

— Ni_ra_cines_dé_ter_rées ?
Ni_fou_gè_res_en_via_tique ?
Comme_je_vous_plaint…
A_mi_de_ces_fo_rêts_an_ci_ennes,
Es_pé_rons_de_meil_leurs_len_de_mains !

— Je_vais_de_voir_vous_lai_sser…
J’ai_é_té_char_mé
De_vous_ren_con_trer !
Et_d'a_voir_pu_par_ta_ger_ces_..

Et d’un coup d’un seul, tel un couperet libéré par la force du tonnerre, voici
l’écureuil plaqué au sol dans le dos par une pa e griffue surgie de nulle part ; une autre lui
enserre la gorge tel un collet tranchant. Aplati comme une feuille morte par le poids de la
neige, il ne peut remuer un seul poil si ce n’est de la queue qui foue e le sol et se débat tel
un poisson jeté sur la berge, agonisant hors de son élément naturel. Son regard implore, la
langue coincée à l’intérieur de la gueule prise dans la mâchoire de l’étau formé par le sol,
d’une part, et de la griffe acérée d’un ennemi qu’il ne peut identifier, d’autre part.
À l’autre extrémité de la mare, le sanglier, bien au contraire, a une vue bien ne e de
la scène qui vient de se figer dans le temps et discerne très distinctement, malgré la
surprise et la violence d’une telle a aque, la bête responsable de ce e lâcheté hors de toute
convention : car au point d’eau vitale à tous, on a end que la proie potentielle ait regagné
son espace naturel avant toute velléité, que ce soit par la faim commandée ou par
l’opportunité de s’imposer. Le tout premier choc passé, Sylvestro reconnaît parfaitement le
coupable dont la mauvaise réputation n’est plus à confirmer : la martre ! Ses cousins et ses
frères de race carnassière se sont installés quasiment sur tous les continents, s’adaptant
avec une facilité déconcertante aux variations de climats, de végétations et de nourritures
plus ou moins charnues, endossant diverses tenues aux couleurs dangereusement
hypnotiques : celle-ci est couverte d’une fourrure épaisse de teinte brune qui se fonce,
comme un papier brûlé en dégradé sur la partie basse des pa es ; en contraste, sa gorge est
de blanc peinte comme le dessous de sa mâchoire inférieure, et en prolongement sur le
haut des pa es et le thorax, de l’autre côté. Ce qui lui fait comme un vêtement étrange, et
très singulièrement élégant, à col roulé, avec des manches mi-longues mais dénué de tout
dos. Quant à la tête, elle est d’une unique nuance dite de « terre pourrie » telle une cagoule
de boue séchée, ou plutôt un masque, qu’elle se serait enfilé avant son forfait, à la hâte,
faisant ressortir ses yeux globuleux d’un noir profond et brillant, et se terminant en pointe
recourbée vers le haut comme une virgule enflée. Son allure d’ensemble reste troublante et
force l’imagination, combinant sans coutures apparentes un costume de noble guerrier
persan, un autre de brigand de grand chemin ou encore un autre ressemblant à celui d’un
juge.
Mais le caractère commun repose sur un air menaçant et glacé d’une tueuse sans
scrupules ; dévorant les œufs même sur le point d’éclore, pénétrant les terriers en l’absence
des parents pour déguster les tendres enfants, se jetant sur des serpents comme sur les
majestueux oiseaux égarés, mordant à mort à la gorge des plus gros qu’elle s’il le faut, et
souvent capture des rongeurs, car c’est la cervelle qu’en premier lieu elle leur préfère,
laissant les restes aux charognards.
Tandis que l’écureuil entame son agonie, mais encore bien vivant pour le moment,
le sanglier considère ce e prédatrice avec grand sérieux, fronçant des sourcils et soulevant
la lèvre pour exhiber en guise de menace ses défenses d’ivoire aux pointes assez
tranchantes. Car, si notre bon voyageur nous a paru jusqu’ici un peu pataud et bonnard, il
n’en est pas moins un acteur décisif de la vie sauvage forestière et sait parfaitement se
défendre en maintes occasions si nécessaire.
La martre le sait également et les quelques foulées qui la séparent de ce géant au
regard de sa propre taille, ne sont pas la garantie suffisante pour lui perme re une fuite
assurée. Ses pupilles dilatées et brillantes à la séduction fatale, cachent néanmoins une
intelligence instinctive de tueuse née, et sont à elles seules une promesse de drame
irréversible aux issues funestes. Elle connaît toutes les ficelles pour fixer dans l’inertie
l’a ention de son adversaire, telle la maudite Méduse, la Gorgone de l’antiquité pétrifiant
mortellement quiconque croise ses yeux.
Sylvestro garde constamment à l’esprit qu’un seul faux pas, un unique instant
maladroit de distraction, scellera le sort de son ami le rongeur dont il se sent solidaire
malgré leurs évidentes différences. C’est sans doute là un autre point de sa personnalité
qu’il découvre en pareille situation d’adversité : sa capacité à l’empathie alliée à une force
vengeresse. Sa responsabilité est aussi engagée, car c’est la conversation qu’il a lui-même
entamée qui a distrait le petit rouquin qui l’a mis en si mauvaise posture n’ayant ainsi
point reçu de signaux d’alerte alentour.. Peu importe ! Il faut agir.
Tout en bandant le torse et les muscles, il allonge le cou et suspend imperceptiblement la
pa e avant droite pour se donner un temps d’avance en cas de combat coursé précipité.
Alors il compose mentalement un plan subtil et fait l’hypothèse que s’il réussit à
distraire en retour la croqueuse impitoyable, il parviendra sans doute à se projeter pour
l’aplatir du boutoir avant qu’elle n’ait le loisir d’achever le rongeur de noise es. Mais voici
que ce e martre des pins le devance et l’interpelle vivement comme si elle avait pu lire en
ses pensées son projet :

— Ksshh khhss ! Alors p'tit pédé !?


C’est ta copine que je tiens là ?
Ça fait un bout que j’observe
Votre petite drague de tarlouzes…

—“Pédé”? “tarlouze”?
Je ne vous permets pas ! ! !
Réplique Sylvestro avec force et sans réserve.
Les grossièretés et les insultes
Ne conviennent à aucune situation !
Et encore moins ici ! cause de votre lâcheté !
Veuillez immédiatement et sans condition
Laisser aller mon ami l’écureuil
Avant que vous ne goûtiez à mes tumultes !

— Ksshh ! Allons ma grosse !


Laisses là ton pitoyable orgueil…
Tu ne parviendras pas à m’émouvoir.
Je n’ai aucune pitié pour les clochards
De ce e forêt et moins encore de sentiment
Pour de si piteux végétariens handicapés !
As-tu vu ta panse au sol traînant ?
Et ta bouille de limaçon fripé ?
Allons.. voyons.. un peu de sérieux !
Et observes bien comment on désosse
Avec une seule griffe de professionnel
Un petit en-cas bucolique et savoureux…
Tiens. Remues ta graisse et passes moi le sel !
Sur ces derniers mots la bête auto-satisfaite par son humour sordide, éclate de rires
gras et bruyants au point de relâcher un peu son étreinte sur sa proie. Sylvestro en prend
note et se contient. Il y a peut-être ici un moyen… Il repose la pa e restée en alerte,
écrasant ainsi bien visiblement la boue en juteuses éclaboussures.

— Ah bon ? repart-il sur un faux air détaché.


Outre vos manières d’une grossièreté
Sans limites, je suis curieux, autant l’avouer,
De vous voir œuvrer à vos prouesses…
Car si votre grande gueule de débauché
Est à la mesure de vos nombreux piètres talents
L’ennui gue e au détour de vos maladresses…
Car faute de calcul habile et de fiable finesse
Une si petite griffe suffira-t-elle à dépecer ce e pièce ?
Je n’y crois pas un seul instant !

Vexée à outrance jusqu’à la moelle épinière, la méchante masquée laisse échapper


une grimace excédée ; à cause de son corps contracté par la colère, elle soulève encore un
peu la pa e armée : le rongeur semble alors pouvoir un peu dégager la tête. La folle
meurtrière étire alors le cou vers le ciel avec quelques spasmes tordus et s’adresse quasi
hystérique au sanglier sans le regarder, tout en prenant à témoin un dieu céleste
hypothétique :

— KSSHH ! ! Tu vas voir comment ça tue,


Gros tas de fange puante ! ! !
Une vieille garce aussi douée que moi !

Tout se joue en un éclair. Ce numéro permet à Sylvestro de soulever incontinent son


pas vers l’avant, tandis que la martre brandit haut la pa e. Elle déploie tant qu’elle peut sa
puissante griffe nacrée, tel un boucher s’apprêtant à aba re le couperet sur le quartier de
mouton, et vise le cerveau du misérable écureuil dont les yeux semblent sortir de leur
orbite à force de vouloir fuir un si cruel destin. Mais dans la même seconde, le geste de la
prédatrice libère l’emprise exercée sur la gorge de son otage, ainsi que la pression sur les
pa es de devant, l’arrière restant cloué au sol sous le poids du bourreau. Notre héros lance
alors comme un cri de guerre :

— Je ne vais rien voir du tout petite grue !


Voyons plutôt maintenant si ça te tente
Un gros baiser poilu sur ton joli minois !

À ce e ultime invitation ironique et si bien tournée, le sanglier solitaire se propulse


de toute sa carrure et fait voler en éclats la surface de la mare, explosant tout sur son
passage. Par ce e ina endue autant que fulgurante impulsion, il s’envole li éralement
jusqu’à projeter l’ignoble boutefeu sur un tronc voisin d’un seul et unique foudroyant
coup de bélier, tel une montagne s’écrasant sur un scorpion.
Malgré quelques gou es de sang perlant sur la fourrure souillée, le rongeur est
sauvé in extremis. Sylvestro s’enquiert aussitôt de son état et lui demande, comme on dit
au Canada :

— Êtes-vous correct ? Tout est-il sécuritaire ?

— Mm… Mmmm… Mer_ci. Balbutie en tremblant


Le pauvre rescapé encore couché sur les fougères.
Ma_vie_a_vez_sau_vé_hé_roï_que_ment.
Je_suis_à_ja_mais_à_vous_lié
Et_vo_tre_dé_bi_teur_et_vo_tre_obligé.

— Il n’en est rien cher compagnon de la forêt.


Je ne supporte pas que l’on s’introduise
Sans avoir été convenablement présenté.
Surtout lorsque je converse ou que je devise
Avec un si agréable et noble gentleman
Comme vous êtes.. De plus si charmant !

Ils rient tous deux de franc cœur et s’ils avaient eu de semblables proportions, ils se
seraient enlacés amicalement. Interrompus par un gémissement assorti d’une toux rauque,
les compères se retournent et découvrent la martre affalée, quasi inerte, au pied de l’arbre.
Sylvestro s’approche avec prudence malgré l’aspect totalement défait de l’ennemi et lui
adresse un dernier mot :

— La violence et la mort sont-elles


À ce point chaînes à vos pensées
Scellées et solidement a achées
Que vous en êtes réduite à vous libérer
Par tant de gratuites infamies ?
Car ici il ne s’agit pas d’exaucer
Un juste et vital vœu de survie
Mais de se répandre dans le plaisir meurtrier !

La martre moribonde, les côtes broyées par le choc titanesque, ne parvient à respirer
que péniblement. Le bassin fracturé, sans doute aussi la colonne vertébrale, lui laisse les
pa es arrières aussi molles qu’une argile engluée par la pluie. Elle soulève la tête, toise le
sanglier en rehaussant une lèvre supérieure provocante et au travers de crocs abîmés
crachote ces derniers vers mêlés de sang avant que ces autres vers ne viennent lui prendre
toute la chair :

— Tu m’as bien eue sale porc…


Je te reconnais un certain don
Pour embrouiller ton auditoire.
Je t’ai sous-estimé par cause de gros bedon !
Il y a un tueur en toi et j’ai eu tort
De croire trop vite en ma victoire.
Ce que j’ai pu être puéril benêt !
Contemple à l’instant ma carcasse,
C’est ton trophée et ta fierté ! Hélas.
Tu voulais savoir ce que ça fait d’assassiner ?
Cherche en toi la réponse car tu es
Comme moi désormais un meurtrier !

Et là… elle s’éteint définitivement dans un ultime et bref râle.


Sylvestro n’a pas eu un mot à rétorquer tant son esprit s’en trouve perturbé. L’écureuil,
resté coi, rompt la veillée funèbre après quelques minutes d’un amère recueillement :

— Je_vous_lai_sse_mon_a_mi.
A_llez_en_paix…
C’é_tait_là_une_mé_chan_te_bête.
A_dieu_donc. Je_m'en_vais.

— Je me range à votre avis.


Adieu. Que votre vie soit une fête.

— Elle_le_se_ra_grâ_ce_à_vous.

— C’était pour moi… C’était pour nous !

En un clin d’œil l’écureuil n’est plus qu’un point carmin sautillant parmi les
branches.. et disparaît.
Sylvestro reste là figé et ne parvient pas à qui er des yeux le masque, d’un genre
mortuaire dorénavant, de la martre, dont ressort par la fente de la gueule entr’ouverte un
long et luisant filet de sang frais, légèrement fumant au contact de l’air froid, qui court le
long de sa manche si blanche…
Mille questions lui viennent en bousculades car jamais la mort ne lui était apparu
jusque-là avec une telle violence et un tel aveugle acharnement. Jusqu’au bout la prédatrice
embusquée n’a daigné esquisser un quelconque scrupule ou regret. Comme pour ne pas
réveiller les esprits défunts et malfaisants, préférant la voix de la forêt à la sienne, il se
murmure en silence à lui-même sans en prendre acte :

— Comment peut-on se conduire ainsi ?


Que lui avait réservé la vie
Pour en avoir si peu de respect ?
Ou était-ce là sa nature héritée ?
Elle n’est point un cas isolé…
La morale est-elle à ce point fabriquée
De toutes pièces ? Doit-on s’affranchir
De tout sentiment et juste souffrir ?
Est-ce la solitude de ces bois
Qui l’a transformée comme ça ?
Reste-t-on toujours libre de ses choix ?
De quelle rigide volonté faut-il armer son carquois ?
Et de quels mensonges se capitonner soi-même ?
Se tenir à distance des fous qui s’aiment ?
La vie n’aurait donc pas de sens ultime ?
Ou en est-elle la seule et unique
Justification quelle que soit le crime ?
Mais alors, en pratique…
Seule la mort serait une défaite ?
Peu importent les moyens dont on s’apprête ?
Faire fi de toute force occulte ?
De toute philosophie et de tout culte ?
Et si vraiment un être suprême existe,
Qu’a end-il pour nous montrer la bonne piste ?
Et si ce e forêt de doutes n’avait point de fin,
Que devient la conséquence de la cause enfin ?
Et siii..
Et siii…

Le bon porcin comprend alors qu’il est en train de s’embourber physiquement, car
ses pa es s’enfoncent dangereusement dans la boue fondue ; et moralement, dans
l’impasse des regrets et remords en tous genres. Il décide alors, tout en se sortant
péniblement de l’alambiqué bourbier du tout et du rien, de tourner le dos à cet
incompréhensible et dramatique épisode.
Point de réponse ne viendra…
Autant reprendre sa route là où il l’avait laissée.



O
Les rencontres

du Sanglier solitaire
du nom de
Sylvestro

P
Rencontre N° 4
L’étrange Guilde des Cryptides
Rencontre 433
L’essentiel est invisible…34

L’aube se lève à peine sur l’épaisse étendue de forêt où l’on entend déjà maints
bruits vivaces et tiraillants : c’est le signal, il faut se réveiller ! Ceux qui vivent plutôt la nuit
vont se coucher en leur terrier, se lover au fond d’un nid caché au creux d’un arbre ou
s’enfouir quelque part dans un trou sous l’humus moussu pour digérer et récupérer de
l’énergie. Aussi Sylvestro soulève-t-il lourdement l’une de ses paupières car ce matin, en
particulier, il a bien du mal à s’extirper de sa douille e bauge35. Confortablement installé
dans ce creux qu’on dirait moulé pour son corps, tapissé de feuilles et d’herbes sèches, ses
muscles ne semblent guère lui obéir nonobstant l’utilité de se reme re en route… Car un
sanglier paresseux est un sanglier en danger ; son instinct lui commande de s’éloigner au
plus vite pour éviter de se faire dévorer à l’emporte-pièce par un prédateur embusqué. En
parlant de tel « prédateur embusqué », les parasites de tous ses poils s’en donnent à cœur
joie au même instant :

— Crénom de nom de Dieu36 de saloperies de vilaines bêbêtes !


Bougonne-t-il indistinctement en cassant la noise e37.

Car à peine est-il debout que le cortège insupportable des piqûres sadiques enveloppe son
gros corps ; faute à lui de ne s’en être guère préoccupé la veille… Par conséquent, il en paie
le prix fort.

— Vite ! un tronc ! des épineux ! qu’importe le gra oir !


Ça urge ! Maugrée-t-il à nouveau du butoir38.
Si je ne m’en débarrasse point incontinent,
Après la peau, ce sera l’esprit qui foutra l' camp !
Commençons par de larges et profondes gra ouilles…
Et ensuite, trempons tout cela dans une accueillante souille39!

Il se précipite donc sur le premier arbre en vue et se colle dessus comme un faon au ventre
de sa mère. C’est un boulot un peu maigre mais il fera bien l’affaire dans l’urgence ; il est
difficile d’imaginer la souffrance quotidienne que représentent ces démangeaisons qui
vous strient l’épiderme sans raison apparente telles de minuscules diablotins munis de
socs de charrue et de tridents par centaines, vous labourant de part en part et tout autour,
et par-ci par-là sans aucune logique qu’aucun signe avant-coureur ne peut anticiper sinon
33Dans le titre :
— Guilde : association confraternelle ou économique
— Cryptide : créature ou animal légendaire dont l’existence est envisagée mais non confirmée par des preuves (ex : yéti, monstre du Loch Ness, etc).
34Allusion à SaintExupéry, Le petit prince, 1943
35Lieu fangeux où le sanglier se retire pendant le jour
36de « sacré nom » (de Dieu) : juron, comme parbleu, sacrebleu, tudieu, morbleu, etc. où “bleu” remplace
“dieu” pour éviter le blasphème.
37irrité, le sanglier claque violemment des dents : il casse la noisette
38groin du sanglier
39Lieu bourbeux où le sanglier se vautre car la boue le protège des parasites et les étouffe.
de se munir d’une rappe à portée de main perpétuellement. Or notre Sylvestro est
présentement bien démuni en la matière. C’est une des pires tortures que nombre
d’animaux doivent supporter, au diapason d’un savoir-faire de bourreau du Moyen âge,
qui enduisait le supplicié complètement de miel, les mains et les pieds entravés, et le jetait
au milieu d’une fourmilière affamée… Au temps pour le malheureux Sylvestro, il conserve
l’initiative et se frictionne généreusement partout sur le pauvre arbre mis malgré lui au
boulot40; ceci dit, la frêle constitution du végétal le fait vite ployer et craquer dans un bruit
sec et fatal. Qu’à cela ne tienne ! L’enragé passe au suivant qui, au bout d’une poignée de
secondes, passe ad patres41 également.

— Zut et re-zut ! !
Cela n’aura donc jamais de chute !
Qu’est-ce donc que ces fétus !?
Le coin est trop jeune… pas assez chenu42.

Il repart derechef et très énergiquement mu par grand énervement, la bave rageuse perlant
à sa barbe débroussaillée, maudissant la nature mal faite et pestant contre le Dieu-cerf de
l’avoir ainsi accablé d’inutiles et cruelles peines. Il jure bien haut de ne plus le révérer et de
ne qui er avant longtemps la prochaine flaque de boue envers et contre tous !
La mauvaise humeur le submerge. Bien entendu, il n’en pense pas un brin et sa colère
contre ces misères épidermiques ne fait qu’entraver plus encore sa liberté de mouvement.
D’ailleurs elle se dissipe bien vite à la vue d’un beau, large et bien trempé chêne entouré
de plusieurs de ses collègues et d’autres espèces moins corpulentes. Il se je e li éralement
sur le plus balèze en commençant par le flanc droit qu’il colle en oblique tout en enroulant
la nuque contre l’écorce, et se presse dessus jusqu’à la colonne vertébrale pour entamer
une séance de gra age titanesque à en faire trembler la terre ! L’affaire est un art délicat et
précis où l’on débute par de lents va-et-vient puis, progressivement, de plus en plus secs et
vifs tout en allongeant l’amplitude sans jamais oublier de bien plaquer le cou en étirant le
groin vers le haut de sorte à former une danse serpentine parcourant à la fois le haut et le
bas de la peau tout en vrillant autour du corps, et de la bête et de l’arbre, dans une
harmonie cylindrique parfaite : ce n’est qu’avec beaucoup de pratique que l’exercice porte
ses fruits et s’apprend dès le plus jeune âge ; quand un côté est soulagé, un pas de quatre
permet de s’occuper de l’autre flanc en exerçant la même friction sur un axe symétrique ;
heureusement pour leur bien-être, les animaux ne sont ni gauchers ni droitiers et sont
naturellement “ambidextres”, c’est-à-dire qu’ils ne sont sous l’influence d’aucune
différence entre le côté pile et le côté face si l’on peut voir la chose de ce e manière…
Le soulagement est instantané. Dans un troisième temps, le sanglier se dresse sur les pa es
arrière pour négocier l’allongement du ventre, impatient de voir son tour arriver, contre la
surface bienfaitrice ; les pa es de devant, forcément, s’étirent, pinces recourbées vers le
haut et nuque, ce e fois en arrière, la hure43 faisant contre-poids comme dans le
mécanisme d’un trébuchet44 qui, ramenée d’avant en arrière alternativement, génère le
40au travail
41loc. latine : mourir, rejoindre ses aïeux.
42blanchi par la vieillesse
43nom de la tête du sanglier
44Machine de guerre à contrepoids utilisée pour lancer des pierres contre les murailles des châteaux et des villes
fro is salvateur en lieu et place d’un lancer de projectile. Ce e dernière étape demande à
la bête un sens aigu de l’équilibre et de la répartition du poids malmené par l’énergie
générée qui croît en fonction de la surface arboricole utilisée en support ; bref, plus l’arbre
est large, plus ça déménage… c’est alors que ce dernier se met à hurler !?

— Aïe ! Ouille ! Pitié !


Je vous supplie d’arrêter !
— Par mes défenses et la barbe du grand cerf !
Un arbre qui parle?! Qui implore ?
V.. Vous.. Vous ai-je causé grand tort ?
Voilà de quoi vous vriller les nerfs…
— Faîtes donc – de grâce ! – un peu plus a ention
À ce que vous fabriquez avec vos petons ! !
Clame une autre voix impétueuse
Depuis un bouquet de feuilles épineuses.
Sylvestro cherche en vain une présence du regard
Mais ne distingue rien au-delà du naturel fatras.
— C’est vrai ça ! Vous bousculez tout au hasard
Et provoquerez in fine un carnage par vos bizarres ébats !
— Je.. Je.. Me gra ais. J’en ai besoin.
Si j’avais su qu’ainsi je dérangeais un…?
Qu’est-ce que… M’enfin?!45 Qui pleure..?
— Que ce gros imbécile dégage illico de là !
Réclame un lot de champignons en chœur.
— Même les “champis” vénéneux s’en viennent sur moi?!
Notre ami ressent alors l’invasion d’un lierre de panique
Grimpant sur les branches de sa raison et de sa logique…
— Qu’on le pique ! Qu’on l’empoisonne !
Il ne manquera à personne !
— Au piquet ! Au bûcher le vilain sanglier !
Ce e fois c’est une cohorte haineuse qui l’a encerclé…
— Des Gnomes ! Des Trolls ! Des Kamis46! Des enragés !
Peste alors Sylvestro acculé et ratatiné par tant d’inimitié ;
Les pa es de frayeur vrillées, intérieurement il le sait :
C’est l’univers de l’Invisible outragé qui m’a piégé !
Je m’excuse de mes inconscients méfaits…
Bien humblement, vot'.. Vos Majestés !
Et je m’incline bien bas à vos… pieds ?
(Il ne sait toujours pas qui l’a apostrophé)

À cet instant, Sylvestro ne sait plus du tout où il en est. Pas plus où il se trouve en réalité…
Aurait-il, par inadvertance, dans sa course effrénée pour contrer ses innombrables et
irritantes démangeaisons, à la recherche d’un bois guérisseur, déboulé aux frontières d’un
45 allusion à la bande dessinée « Gaston Lagaffe » créée en février 1957 par André Franquin
46 esprits divins et mystérieux de la Nature dans les croyances japonaises.
royaume peuplé de fées et de leurs soldats ? Lieu, ô combien interdit au simple animal
mortel ? Comment va-t-il se sortir de là ? Songe-t-il. Comment demander pardon à
l’Invisible ?

— Je crois bien que c’est la première fois


Que l’on m’a ribue le titre de “Majesté”!
Mais j’avoue.. par mon infaillible foi..
Que mon ego s’en trouve douille ement fla é !

Se dévoilent alors à la surface accidentée et moussue de l’écorce, pourtant malmenée par


les pluies et les vents de façon si aléatoire, une paire d’yeux brillants juste entre les deux
pa es avant de Sylvestro, le fixant d’une lueur étrange : le brave porcin en est tout
retourné et pour le moins estomaqué ! Aussitôt il se détache de l’arbre à un bon mètre pour
prendre quelque recul sur ce e apparition magique.

— Qu… Qu’êtes-vous donc ?


Une divinité ou une illusion ?
— Mes proches me surnomment « vieille pelure gâtée ».
Pour vous, ce sera “Madame”. Tout simplement, l’étranger.
Et pour vous répondre ce sera d’abord “non”.
Ensuite, plutôt “oui”; mais non sans quelques raisons…
Que la vérité soit en liesse !
Que le Cryptide renaisse ! !

À ces derniers mots, Sylvestro découvre avec une immense surprise, là, juste devant lui, se
détacher du tronc une silhoue e de prime abord informe qui se met lentement à prendre
un volume bosselé ; Quelque créature semble s’être extirpée d’une matière morte pour
devenir vivante en une poignée de secondes : l’Invisible devient visible ! Tandis qu’une
structure bien articulée par un squele e, construit en jointures et en segments, se fait
maintenant parfaitement distinct du décor champêtre ; un oiseau au magnifique plumage
soyeux vibre de tout son long comme pour en réanimer l’étincelle jadis en sommeil. Ses
teintes et ses dessins fissurés épousent l’écorce du vieux chêne centenaire tel un miroir
sans tain : c’est donc bien le “oui” de l’illusion qui prévaut !
Une tête de forme aiguë et plate, munie d’un petit bec replié et bordé jusqu’aux yeux de
plumules ébouriffées jurant avec une moustache blanche de la commissure jusqu’à la joue,
semble lui sourire. La bestiole présente un corps replet mais robuste, tout aussi chamarré
de lueurs forestières convenant à divers supports de cache e. La queue taillée en fine
pointe permet d’assurer un dégradé estompant le contact entre le ventre et son berceau
naturel. Si ce e « vieille pelure gâtée » n’avait manifesté sa présence volontairement, elle
serait restée impeccablement indiscernable d’entre les végétaux environnant.
La bouille du sanglier s’illumine d’admiration alors que mille questions surgissent au bord
de ses grès47:

47 les 2 dents proéminentes du sanglier qui sont sous les défenses, sur la mâchoire inférieure.
— Bravo ! Mais comment parvenez-vous donc à tel prodige ?
Êtes-vous unique ? Ô créature magique !
— Hi Hi HI ! Ricane la dame plumée d’un œil sarcastique
Et en profite pour bondir sur une plus haute tige.
Rien de tout cela mon cher ami.
La Nature sage et inquiète m’a ainsi armée
Pour me perme re, comme d’autres, de me dissimuler
À la vue de quelques trop curieux et insatiables appétits.
De ce manteau, convenant à chacune des saisons,
Dépend ma survie au service de mon imagination.
— C’est donc cela… J’ai cru devenir fou !
À telle mesure que j’étais sur le point…
— Tranquillisez-vous dès à présent ! Tout a une fin.
Nous restons d’habitude très silencieux pour garantir l’effet.
Sinon à quoi nous servirait ce rempart contre les velléités ?
Mais nous vous avons bien observé depuis le matin
Levés et savaient que vous n’êtes pour nous un danger.
— C’est bien vrai et perme ez-moi de me présenter :
Sylvestro ! Sanglier libre et solitaire de forêt en forêt.
— Je suis Millie, une Engoulevent48 native de ces lieux
— Enchanté, répond le porcin tranquillisé.
Mais toutes ces voix..?. Aux vents vous commanderiez ?
— Hi Hi ! glousse Millie. Certainement pas !
Ce sont en fait mes amis et alliés d’ici et de tout là-bas !
Ils vous ont joyeusement bien titillé !
Mais… Regardez-y donc de plus près…

Comme par magie d’innombrables petites créatures


Surgissent de partout en terre ou de la moisissure,
De la pierre inerte comme des fanes49 et des brindilles,
Des centaines d’yeux, d’antennes, d’ailes et de pa es apparaissent en escadrilles.
Escargots de formes et couleurs variées, coquilles sur champignons,
Minuscules grenouilles aux mêmes armoiries que celles des poisons
Et d’autres au dos sculpté semblable aux feuilles telle la Mante.
Des contours incroyables des membres et des ventres
Se confondent en artistique harmonie par mimèse50
Avec l’objet immobile sur lequel elles sont à l’aise.
Le sanglier est ébahi, gueule bée devant tant de vie cachée
Dont l’existence n’aurait jamais à sa conscience affleurée.

— Ce n’est pas tout ! Insiste la « vieille pelure gâtée »;

48 oiseau d’Europe : son plumage est de couleur feuille morte, strié et barré.
49 feuilles séchées et mortes
50synonyme de camouflage cryptique. Elle consiste en l’imitation d’un élément visuel, plus ou moins complexe, de l’environnement naturel
immédiat par mimétisme.
Voyez-vous tout là-haut ces Choue es et ces Effraies ?
— Ouiii ! Maintenant que vous le dîtes ! très net…

Aussitôt un énorme nuage s’envole, fait de papillons et d’insectes ailés


En myriades enchevêtrées s’élançant furieusement dans l’air
Telle une apparition fantomatique aux mille regards austères.
Splendide spectacle de la Nature invisible.
Sylvestro en tremble de tout son être sensible.
Comme si la démonstration n’était pas encore suffisante,
Des entrelacs de serpents dodelinant des anneaux et de la tête
Ne sont en réalité que de grosses chenilles à la queue refaite
Et semblent s’approcher du balourd, armés de fiel létal.
Tout est organisé pour que l’importun détale !
Araignées, lézards, criquets, sont aussi à la fête ;
D’autres oiseaux comme Podargues, Torcols, Butors,
S’émancipent de leurs planques et particuliers supports
Pour enfin livrer au jour leur infinie splendeur au sanglier :
La Bécassine timide qui e les herbes défraîchies ;
Le Grimpereau abandonne un tronc à moitié pourri.
Et le Duc cesse de jouer à faire la boisée tapisserie.
Ainsi donc, voici démasquée au complet la belle compagnie !

— Vous avez goûté à notre monde d’illusions et de trompeurs falbalas51.


Cher Sylvestro, dites-moi céans et sincèrement ce qu’il vous en coûtât ?
— Les charmes de toute votre troupe a des pouvoirs qui m’envoûtent…
Et rend d’autant plus folle et merveilleuse ma paisible route.
Ceci dit, mon ignorance est agacée et mes certitudes dépouillées.
L’effet en est terrible et magique ; j’en suis encore décontenancé.
Ce qui génère en moi autant d’admiration que de questions
Qui bousculent mon faible esprit en bruyants bataillons :
Toutes ces bêtes étranges ne sont point nées ici ?
De votre impensable consortium j’aurais dû avoir ouï ?
— En effet. Le hasard vous a jeté au beau milieu
D’une réunion internationale de notre guilde qui n’a lieu
Qu’à l’occasion d’un rare cosmique alignement planétaire
Qu’aux cieux nous gue ons à la fin de chaque hiver.
C’est un secret bien gardé des espèces fragiles comme les nôtres.
Nous y partageons informations et connaissances, entre autres…
Entendu que votre discrétion à ce grave sujet
Fera de vous un noble allié à notre cause a aché ?
— Cela va sans dire ma chère et bonne fée !
Ainsi Sylvestro, par « la Guilde des étranges Cryptides »,
Fut adopté et honoré par ce e confrérie des timides.

51Ornements excessifs
Alors il n’eut de cesse de leur raconter quelques-unes de ses incroyables rencontres où
celle-ci figurera fièrement tout en haut de son palmarès des plus surprenantes. On le
comble de bonnes a entions et en plus de subtiles nutriments cueillis aux endroits pour
lui inaccessibles ; ces échanges amicaux n’en ressortent que plus précieux. Pourtant, il s’en
faut de peu pour que le sanglier, ignorant, naïf et balourd, ne détruise ce trésor :

— Avec tout mon respect, ces bo es52 secrètes de l’invisibilité


Ne recèlent-elles pas quelque frauduleux relent de lâcheté ?
On pourrait vous caricaturer en monstres couards ou en parasites ?

Un silence s’abat. Un point sensible a miné l’assemblée…

— Vous envisagez vraiment ce que vous dîtes ?


— Ôtez-moi ce mauvais penser, chère Millie…
Mais le danger ne se doit-il pas aussi d’être affronté ?
Que penseraient nos femelles si j’allais me cacher
Dès que la compagnie53 de la moindre alerte soit informée ?
Souvent seul, j’y suis aussi frontalement confronté et…
— Cela suffit !
Savez-vous ce qu’il nous faut constamment surmonter?!
En avez-vous partiellement la moindre idée?!
Les éléments naturels nous bousculent de tous côtés.
Les saisons cruelles, tant au désert que sur la neige,
Avec de sanguinaires prédateurs toujours assoiffés,
Nous talonnent, nous piègent et nos vies invariablement abrègent.
Nos déguisements sont autant de manières pour exister
Tandis que d’autres usent des mêmes ressorts pour nous chasser !
Par ailleurs, si de votre courage, de votre force, vous devez témoigner,
Pour assurer chaque printemps vos besoins naturels de séduction
Et consolider ainsi votre place dans la chaîne de la reproduction,
Nous devons, aux mêmes fins, faire la démonstration
De nos propres talents en matière de mystification…
Le destin de nos congénères, confrères et compères,
A choisi ce e voie depuis de nombreux millénaires
Comme alternative pacifique à l’immortelle faim létale54
D’une multitude de dévoreurs de chair du domaine animal !
Un courage à toute épreuve, pour rester tranquille,
Est indispensable à chacun de nous autres, les immobiles !
Même tout proche d’une gueule bavante et pleine de crocs,
Pas un souffle ne doit être suspecté ! Autant par tel bec ou tel sabot.
Menez donc ce e statuaire expérience avant de nous critiquer !
Souvenez-vous de la mouche qui, le lion ne cessant de tarabuster

52Coup porté à un adversaire avec le fleuret ou l’épée


53troupeau de sangliers
54qui provoque la mort
En son poil bien cachée, décroche la victoire en le me ant à genou
À force de le piquer inlassablement au vif jusqu’à le rendre fou…
Quant à nous comparer à de nuisibles parasites…
Bien au contraire ! Nous protégeons nos naturels sites
Sans lesquels nous ne pourrions survivre masqués.
Arbres, plantes et animaux parfois, sont bienheureux
De nos visites hygiéniques en tant que doctes passagers ;
Sus aux innombrables grignoteurs viraux ! Mais fort savoureux
Pour nos estomacs qu’il faut aussi remplir à satiété :
Vers, larves, tiques et pucerons forment nos petits soupers…

Sylvestro comprend alors la bêtise et sa ribambelle de préjugés contenue dans sa question.


Il s’en veut terriblement et présente ses excuses les plus plates pour de telles insinuations.
Millie, sans s’obstiner dans la colère, les accepte avec grande diligence, car elle a grand
cœur et connue pour son jugement fiable sur les bêtes.

C’est alors que les politesses sont interrompues par des bruits très distincts pour une
oreille aussi exercée que celle de Millie et de ses amis : des pas furtifs piétinent les feuilles
et le bois sec. Le sanglier, lui, n’a rien capté d’alarmant et n’a pas le temps de finir sa phrase
que tous déjà sont repassés à l’invisibilité ; il ne reste que le gras porcin au milieu des
arbres bien qu’il aurait voulu pouvoir suivre le mouvement général. Pris de panique, il ne
trouve que le chêne auquel s’adosser en tremblant. C’est à cet instant précis que la menace
se dévoile depuis les fonds abyssaux de la forêt : une meute de loups ! Menée par un
grand, magnifique et blanc mâle dominant une douzaine d’impitoyables Garm55 montrant
les crocs face à lui avec les babines vibrantes et tordues par la dise e, l’échine courbée et
couverte de poils hérissés en posture de chasse ; les queues ondulent et ratissent le sol
comme autant de cobras alors que l’air même semble confondu de terreur et s’est glacé
brutalement. C’est la fin !

— Alôoorrs… mon gros ! grogne gravement l’alpha.


On parle tout seul et tout triste parmi ces vilains bois ?
(Car il n’a rien soupçonné de la présence en lice56
De la vieille engoulevent et de ses complices)
Nous allons tantôt te soustraire à ta peine
Car visiblement de solitude tu souffres trop !
En bons docteurs de ce royaume, entre nous point de haine…
Approches donc… Que nous te soulagions…
Et usant de chirurgie ôtons ces sales oripeaux57
Qui gâtent ta chair… reste tranquille mon mignon !

Le carnivore au pelage rare avance très lentement tout en glosant. Son verbe et sa hargne
sont efficaces et motivent à plein sa meute qui, si elle avait pu disposer de ses pa es avant

55chien monstrueux de la mythologie nordique accompagnant les géants dans le Ragnarok, bataille contre les Dieux
56Espace entouré de palissades où se déroulaient les tournois, les joutes au Moyen Âge – aire de combat ou de conflit.
57Ornement trompeur, faux éclat masquant la réalité : ici la peau du sanglier
par trop collées au sol, n’aurait pas manqué de s’en servir pour applaudir chaudement.
Mais ce ne sont pas leurs manières. Les grognements en chœurs roulent comme les
tambours d’un orchestre funèbre, l’éclat des canines saillantes éblouissent la pupille du
sanglier, spectateur de son propre rôle, la crinière dressée signale l’approche de l’acte final
du drame tandis que les yeux perçants et les arcades froncées signifient à Sylvestro sa
sortie de scène imminente…
Mais la confiance placée dans le commandement du chef de meute a eint vite ses limites
lorsque le peuple crie famine : il faut donc à l’alpha se presser de conclure au sens
commun a endu qui e à déroger à quelques précautions d’usage. Ceci dit, au vu de la
situation présente, nulle mauvaise surprise ne devrait entraver la naturelle course des
convives voraces vers leur tendre festin. L’esprit de Sylvestro a a eint depuis un bon
moment déjà les sommets vertigineux de la terreur, imaginant les enfers sanglants qui
l’a endent… car il n’a encore jamais été précipité face à un tel mur de griffes et de crocs
depuis qu’il a laissé la harde derrière lui. Ses pa es s’endolorissent, ses pinces s’enfoncent
dans le terreau et l’humus jusqu’au cou, lui semble-t-il ; même les démangeaisons ont fui
et se sont cachées quelque part dans son corps figé comme le marbre, à un endroit
incongru où on ne les trouvera pas !
Le grand loup blanc avance à petits pas décontractés et gracieux, les coussinets en osmose
avec la mousse et les feuilles. Toute ce e majesté funeste n’a en réalité aucun caractère de
noblesse et contraste avec ses propos grossiers et provocants :

— Cela fait une paye que nous suivons ta trace…


Tu as bien fait de te hâter ce matin… feignantasse58!
Visiblement tu te cajoles tant avec les arbres
Que tu les couvres de caresses et de palabres,
Si assidues !..que tu ne peux t’empêcher de leur parler !
Serais-tu de ceux qui, les besoins des femelles, ne peuvent exaucer ?

Sylvestro comprend alors que ces sauvages canidés à la vue bridée par la fringale, n’ont
pas du tout détecté la présence proche de ses nouveaux amis, les cryptides… ne laissant
jamais derrière eux la moindre trace de leurs allers et venues nonobstant une incroyable
promptitude. Il s’en trouve soulagé.
C’est alors qu’une minuscule voix, plus discrète que celle de la souris, qu’il prend d’abord
pour celle de sa conscience couarde, lui chuchote en clair et très brièvement :

— Ne bouge surtout pas !


Laisses nous guider tes pas.
Nous agirons à notre guise
Quoique ton amour propre te dise.

Et aussitôt se tait.
Un chatouillis lui fait secouer l’oreille nerveusement.

58 syn. de feignasse : paresseux


La meute l’a encerclé en resserrant le périmètre d’insécurité et n’est plus qu’à quelques
longueurs de fougères de sa gorge haletante et suffocante ce qui semble les exciter encore
d’avantage. Les crinières s’allongent de plus en plus. La bave mouille les mentons poilus.
Les pupilles s’écarquillent et sans crier « gare !", comme surgis de nulle part, plusieurs
dizaines de grands papillons viennent se poser sur le groin du sanglier et ouvrent
incontinent les ailes bien écartées, masquant ainsi ses yeux. Il n’en distingue que le revers
dans un flou fait de mandalas59 kaléidoscopiques. Puis c’est au tour des phasmes, par
dizaines, qui longent sa colonne vertébrale et se fixent verticalement un peu partout sur
son corps. Les loups stoppent l’assaut illico. Le grand blanc a un instant de doute au bord
de la babine :

— Mais enfin ! ! Qu’est-ce que c’est que ça !…?


Quelle sorte de sorcellerie est-ce là ?

Ensuite se précipitent en se tortillant du plus vite qu’ils peuvent, des troupeaux entiers de
grosses chenilles poilues aux allures toxiques ; mais surtout, elles arborent étrangement la
queue qu’elles brandissent en mouvements sinueux. Sa hure en est recouverte, en plus
d’autres dont il ne sent que les petits pas et fro ements épars : impossible de les identifier.
Pas la moindre idée de ce qui est en train de se jouer.
Puis la petite voix revient à son oreille :

— Mugis ! Beugle haut et fort comme un vieux cerf !


Et grognes ! Baves ! Casses la noise e de concert !
Tâches de contrarier ton grand gosier
En lui commandant d’improbables sonorités.
Ne retiens plus ta salive pendante
Et redresse-toi telle une rigide mante ;
Fléchis l’arrière-train et agite le devant !
Comme un terrible dragon chinois dansant.
Et pas un mot !
C’est trop tôt.

Sylvestro, sans broncher, s’exécute au mieux car imiter un cerf en rut et bouger tel un
dragon, chinois de surcroît, n’est pas une mince affaire quand on pèse un bon demi
quintal… et qu’on n’a jamais pris de leçon de danse folklorique ! Suant comme un bœuf à
l’approche du barbecue, une odeur immonde, pestilentielle comme on en imagine pas, fait
soudain explosion et révolutionne toutes les narines alentour. C’est un massacre olfactif !
Il sent sur son ventre et ses flancs de petites serres s’accrocher en prime lui lacérant le cuir.
Le sanglier manque d’en sursauter tout en éternuant ce qui aurait fait échouer
complètement la manœuvre en propulsant tout ce petit monde en l’air ; heureusement, un
Lucane cerf-volant60 secourable lui pince aussitôt le groin avec une force herculéenne et

59[Dans l’hindouisme et le bouddhisme] Figuration à valeur mystique et rituelle, représentant, sous la forme d’un diagramme géométrique
d’aspects variés, le cosmos et les différentes relations qui s’y établissent entre le matériel et le spirituel
60 coléoptère ; le lucane doit son surnom de cerf-volant aux grandes et puissantes mandibules en forme de bois de cerf qui sont l’apanage
des mâles
n’en démord plus (ce qui en fait un ornement guerrier de plus). Ouf ! Juste à temps… on se
croirait au théâtre où les machinistes de l’ombre sont essentiels, comme toujours.
Les loups commencent à reculer sans se retourner. Alors Sylvestro apporte le cri de grâce
et hurle de toutes ses forces à s’en décrocher les défenses, à la manière d’un éléphant bien
qu’il n’en ait jamais vu.

— Vas-y ! Dis quelque chose d’infernal…


— À moi les vents et les tornades des Dieux de la création !
Fuyez ma colère qui se répand en mortels poisons ! !
Ce sera mon dernier avertissement d’amical animal !
Car le dragon rouge affamé va surgir de ma bouche !
Vous en humez céans l’haleine toxique qui paralyse
Ses victimes avant que sa morsure ne les touche
Et que sa vengeance ne les volatilise…

Ce e fois, c’en est trop.


La bande de crocs
Détale une bonne fois en gémissant
Tels des chiots dont aurait juste pincé le flanc.
— Kaïï ! Kaïï ! Kaïï !
— AOoouuuuh… AOoouuuhh…
— Et voilà ! Admirez le travail !
Ajoute Millie assez fière de son mauvais coup.

Sylvestro recouvre enfin l’usage intégral de la vue car le masque des papillons s’est
volatilisé au cri de la victoire. L’engoulevent se détache alors de son invisibilité, encore une
fois…

— Mais que s’est-il vraiment passé..?!


Demande le sanglier a erré mais enfin libéré.
— Je vous dois une fière chandelle !
Comment reliez-vous toutes ces secrètes ficelles ?
Millie étouffe un rire moqueur sous son aile
Tandis que ses compagnons de guilde ne peuvent suivre son modèle :
Tous rient aux éclats tout autour de Sylvestro le porcin
Qui, de tout cela, n’a pipé le moindre brin.
— Ah ! Si vous aviez pu voir ce splendide tableau !
Vous auriez également décampé comme ces louveteaux !
— Racontez… je vous en supplie !
— Vous vous en souviendrez toute votre vie…
Tout d’abord les papillons et les ailés
Entrèrent en piste pour vous “remaquiller”
Les yeux en énormes lanternes et par de curieux motifs
Vous a ribuèrent le regard d’un genre de félin très agressif.
D’autres y a elèrent par leurs carapaces, des pierreries étincelantes.
Le contour de la hure fut souligné de parures menaçantes
Simples grenouilles surmontées de mille dards méduséens61 ondulant :
Phasmes mélangés à d’innombrables têtes multicolores de serpents !
Et ce, grâce aux talents de nos grosses chenilles de phalènes62
Qui par le bout du nez, au sommet de la terreur vous mènent !
Puis sur votre dos grimpèrent les oiseaux aux teintes boisées
Pour faire disparaître votre corps par trop replet…
Mais le plus beau fut prémédité dès que l’alerte fut donnée :
Les plus rapides volèrent à pleine vitesse
Quérir nos alliés les putois qui revinrent avec hardiesse.
Ils se cachèrent vite derrière ce paravent emplumé
Et dès que le signal convenu par les Ducs fut hululé,
Une avalanche de gaz fétides et nauséabonds
Fut propagée de dessous votre ventre poilu.
Vos grognements étranges poussèrent par devant ce flux
Tandis que des queues sombres tournoyaient tels des démons.
Les toutous ne pouvaient supporter une si méchante apparition !
Et vos bons mots portèrent l’estocade
Aux derniers doutant de la parade.
Ils courent encore après de nouveaux horizons !

Toutes les bêtes présentes se réjouissent de ce e victoire


Et clament ensemble d’une seule voix claire la commune gloire :
Vive la guilde des étranges Cryptides !
À bas les lâches carnivores stupides !

La bonne humeur et la joie envahissent ce e minuscule portion boisée perdue dans


l’immensité de ce e vaste forêt ardennaise. Sylvestro ne peut s’empêcher de s’a arder et
congratule un à un les si talentueux acteurs de ce spectacle mémorable de travestissement
autant féerique qu’horrifique…
Il se souviendra longtemps d’avoir pu, pour un moment seulement, incarner une créature
mythologique imaginaire que les loups ne manqueront pas de décrire à leurs futures
progénitures et aux générations successives. Serait-ce le début d’une nouvelle légende
séculaire ? L’avenir le dira…

Mais surtout..
Quelle leçon d’humilité, de solidarité et de confiance !

61 de Méduse (en grec ancien : Μέδουσα), appelée aussi la Gorgone (Gorgo), dans la mythologie grecque l’une des trois Gorgones (avec ses
sœurs Euryale et Sthéno). Elle est la seule à être mortelle ; elle avait à l’époque archaïque un visage de sanglier, des yeux exorbités, des crocs, la
langue pendante et des serpents dans la chevelure ou à la taille.
62 elles ont la particularité de présenter une queue mimant la tête d’une vipère. D’autres ont aussi cette faculté mimer
des serpents pour éloigner les prétadateurs



Tome 1

4 rencontres
en attendant de nouvelles...
mise en page en janvier 2023

Vous aimerez peut-être aussi