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Le soleil est là en cette fin d’après-midi

d’été. Je suis resté à l’intérieur de la maison aux


murs épais blanchis à la chaux. Cette maison de
famille qui m’a vu naître et grandir, il y a bien
longtemps déjà. Soixante-quinze étés qu’elle et
moi cohabitons, mais celui de cette année est
particulièrement chaud. Quand le soleil est à son
zénith en Italie, et plus précisément dans le Sud,
il devient le maître du monde, et nous qui
habitons tout autour de la baie de Naples et de sa
côte Amalfitaine, nous si fiers et vaillants, nous
nous inclinons pendant quelques heures. Nous
rentrons chez nous et nous le laissons faire. Nous
laissons le soleil régner et briller de mille feux.
Puis, vers la fin de l’après-midi, quand il
commence à décliner, fatigué d’avoir trop brillé,
nous sortons reprendre le monopole de nos
petites villes que nous aimons tant.

Moi j’habite à Sorrento depuis toujours !


Sorrento, Bella Mia ! Que tu es belle. Comme je
t’aime et comme je t’ai aimé. Je suis d’accord
avec tous ceux qui le disent, tu es le centre du
monde. Mà Che Bella! Maintenant je peux ouvrir
la porte pour sortir te contempler comme je le
fais chaque jour. Je mets une chaise sur la
terrasse et je regarde droit devant moi. Il n’y a
pas plus belle vue que celle-ci. Face à la mer, ma
chère et jolie ville à flanc de colline adossée
derrière moi te contemple. Et toi aussi, ma
tendre mer, mon poumon bleu, mon oxygène
salé, mon ADN cristallin. Toi aussi je t’aime ! tu
es et tu as été toute ma vie. Tu m’as donné à
manger. Tu as fait vivre ma famille de pêcheurs
de père en fils, et tous les jours, j’ai pris soin de
toi, comme j’ai pris soin des miens. Oui, tu fais
partie de la famille. Et tu sais à quel point la
famille c'est sacré en Italie. Et là, ce soir, je te
regarde, comme tous les soirs. Tu t’es parée
d’une belle robe d’un bleu profond et la brise te
caresse avec douceur. Tu es calme et belle !
Tellement belle que le ciel bleu, jaloux de ta
beauté, a voulu t’imiter en se parant de son plus
beau bleu azuré. La seule chose qui vous
différencie, c’est cette ligne d’horizon qui vous
délimite. Seul un oeil aguerri peut vous
distinguer l’un de l’autre. Vous êtes comme un
frère et une sœur qui se chamaillent. Quand l’un
est fâché, l’autre l’est aussi, vent et houle vont de
pair. Mais cela ne dure que quelques heures. Et
puis, de nouveau, le soleil réchauffe le cœur de
cette mer aux yeux bleu-vert pour le plaisir des
riverains et des touristes qui viennent profiter de
la douceur de ses eaux et se promener le long de
la côte sur des bateaux de plaisance.

Tiens tiens, j’entends du bruit derrière


moi. Qui cela peut-il être ? Réfléchissons un
instant… Non, cela ne va pas recommencer ! Ah
oui… Où avais-je la tête. Elle a dû sentir que
j’avais encore plongé mes pensées dans tes belles
eaux cristallines, et tu sais comment ma femme
bien aimée peut être, quand mes pensées vont se
promener ailleurs. Elle n’aime pas et elle n'hésite
pas à me le faire savoir ! Mais si elle savait que
depuis qu’elle est entrée dans ma vie, Linéa Blue,
comme j’aime à l’appeler, a pris tout l’espace.
Même toi, mer chérie, que je considère comme
une sœur, tu t’es retirée de mon cœur comme les
grandes marées, depuis que j'ai aperçu Linéa
Blue pour la première fois. Et aujourd'hui, quand
je plonge mes pensées dans tes eaux claires, c’est
pour y voir le visage de mon tendre amour. Là et
seulement là, mon esprit a de la mémoire pour se
rappeler de tous ses merveilleux souvenirs que
nous avons partagés elle et moi. Laura. Laura
Esposito. Depuis bien longtemps, tu es devenue
ma bouteille d’oxygène, mon bâton de pèlerin. Tu
sais comme nous sommes croyants en Italie. Je
sais que c’est Dieu qui nous a fait nous
rencontrer. Tu appelleras cela le destin, le karma
ou que sais-je encore.
Toujours est-il, que pour l'heure, c’est toi
que j’entends parler et parler encore, derrière
moi ! Toi et ton fort caractère, vous bouillonnez.
Ne me dis pas non, je vous entends. Mais tu
sauras tout plus tard, je t’ai préparé une lettre.
Cette petite nouvelle épistolaire à ton attention
sera rangée dans mon bureau. Tu la trouveras un
jour, quand tu trouveras la force de trier mes
papiers. Tout ce que je t’ai dit ce soir, en pensée,
je te l’ai écrit dans une lettre, pour ne rien
oublier. Tu sais que je risque un jour de tout
oublier ? Oui tu le sais… Demain est un autre jour
avec ou sans mémoire, avec ou sans souvenirs.
Mais ce soir, c’est un agréable moment, tu es à
mes côtés Laura, j’ai conscience de ma chance, et
la mer est le témoin de notre amour complice.
Tout va bien ce soir. Que la vie est douce par
instant. J'en profite, car, je ne sais pas quand
j’aurais de nouveau l’occasion de te contempler,
pleinement conscient, et de te parler à cœur
ouvert comme je le fais là ce soir. A cet instant
même les souvenirs m’envahissent. Ce moment
est pour moi une véritable bouffée d’air pur dans
tous ces trous noirs qui empoisonnent et rongent
mon esprit petit à petit. Ma mémoire devient un
clair-obscur, alors, pour une fois, arrête de me
sermonner comme tu le fais et laisse-moi te
parler de toi et de nous. Viens et assieds-toi à côté
de moi. Profitons du paysage qui nous est offert.
Et dans nos silences, laisse-moi te conter hier,
ces quelques souvenirs te sont consacrés. Ce soir
est une nuit de pleine lune, tout est clair, je me
rappelle de tout, je ne veux me concentrer que
sur toi…

La toute première fois que je t’ai aperçue ?


c’était en 1962. Un 18 mai. Il y a bien longtemps
mais tu vois, je me rappelle exactement de cette
date ! A cette époque je savais que tu serais mon
dernier amour, et je savais que je voulais mourir
dans tes bras dans tous les sens du terme. Je sais
ce soir que les jours qui nous restent à vivre
ensemble sont un peu plus courts que ceux que
nous avons vécus. Quand le temps sera venu, je
te demanderai de ne pas être triste, c’est un
passage obligé de la vie que l’on ne peut
contourner. Seul l’amour que j’ai pour toi est et
restera éternel. Que ta main ne me quitte pas, je
veux sentir ta chaleur ardente quand moi je
m’éteindrai. C’est la seule chose que je te
demande car je ne sais pas si je vais encore me
souvenir de tout ce que j’ai pu te dire ou penser
ce soir. Ah mais si ! tu l’auras lu dans la lettre que
je t’ai écrite… Voilà les minutes nous sont déjà
comptées je le sens… Ma mémoire me joue des
tours. Cette mémoire, la meilleure des alliées, me
trahit. Elle se retire comme les grandes marées
au loin sans savoir si elle va revenir un jour. Tout
devient vide de sens. Grandes marées, c’est drôle,
je crois que j'ai déjà pensé à ce mot, mais à quel
moment et à quelle occasion ? Ce n’est rien,
reprenons le cours des choses… Quand tout
devient vide, je nage alors dans un marasme de
mots incompréhensibles, je vois des gens qui me
sont inconnus, je me sens seul et désœuvré.
Personne vers qui me tourner. C’est une vraie
souffrance psychologique et psychique, bien plus
que physique. Et je sais que cela l’est tout autant
pour toi. Je sais que tu souffres de mes absences
qui peuvent durer plus ou moins longtemps.
Rien n’est programmé dans cette mémoire qui,
jadis, était infatigable, surtout quand elle était
mise à contribution pour penser à toi et te
chercher dans les moindres recoins de mon
esprit. J’étais tout le temps à ta recherche. Mon
esprit était vif, en alerte, toujours sur le qui-vive,
c’est d’ailleurs ce qui nous liait. Mais ton esprit et
ta mémoire étaient imbattables. J’étais en
admiration par ton agilité d’esprit…Ah Laura…

Assez parlé de moi. Laisse-moi me


souvenir de tout, laisse-moi te parler de toi telle
que je te vois, tel que je te perçois, tel que je te
connais. Je ne veux plus penser qu’à toi, rien qu’à
toi, comme je le fais tous les jours, tout le temps,
encore et encore à ton insu… Et n’oublie pas ce
que je t’ai dit, surtout n’oublie pas ! Au moins que
l’un de nous deux garde toute sa vivacité d’esprit.
Et pardonne-moi par avance si mes pensées et
mes mots simples se perdent en toi. Ils ont enfin
trouvé leur maison.

Eté 1962 :

“L’amour ne se définit pas à la vitesse à


laquelle il nait.” Pour nous, cela aura été tout à la
fois rapide, fulgurant et très long en même
temps. Je ne te connaissais pas vraiment. J’avais
juste entendu parler de toi brièvement à la
télévision. Sans plus. Mes journées ? Je les
passais dehors, en mer. Le métier était dur,
éreintant, mais passionnant. Il faut de la passion
pour être pêcheur. Tout comme il faut de la
passion pour aimer ton métier d'actrice. Deux
métiers très prenants et aux antipodes l'un de
l'autre. Toi tu étais de Rome, issue de bonne
famille. Tes parents aimaient l’art et je
comprends pourquoi. Quelque part tu étais
prédestinée à vouloir faire du cinéma. Et qui
mieux que Rome pour exposer aux yeux du
monde tes talents d’actrice ! Cinecittà était
l’étendard, à l’époque, du cinéma italien et les
films à grands budgets et autres péplums étaient
plébiscités par Hollywood. Je crois qu’ils
tournaient Ben Hur à cette époque. Ton nom
commençait à être connu dans le milieu du
cinéma et nos compatriotes Italiens aimaient te
voir à l’écran. Tu étais rayonnante, souriante et
tes cheveux avec tes longues boucles brunes qui
s’enroulaient autour de ton visage te donnaient
des airs de déesse. Tu avais un port altier, tu étais
sûre de toi et une belle carrière te tendait les bras.
Tu avais été prise pour tourner un film avec des
acteurs français qui venaient souvent en Italie à
cette époque. Et ce film devait être tourné à
Sorrento, en extérieur. Quel hasard ! Mais ici,
nous qui sommes fiers et chauvins, nous
attendions avec une certaine méfiance la venue
d’une équipe de cinéma venant de Rome. Il y
avait toujours eu cette petite rivalité entre les
Romains et toute la côte Napolitaine. Les derbys
de football avaient toujours été un rendez-vous
incontournable avec beaucoup de passion mais
également de pression. La belle Rome antique,
bourgeoise, élégante, gracieuse et précieuse
descendait dans notre région populaire et
mafieuse. Enfin, c’est ce que les Romains
pensaient de nous. Mais nous n’étions pas que
cela, il y avait aussi des gens simples et droits,
dont une parole donnée valait tout l’or du
monde. Nous étions des gens de principes. Mais
les « on-dit » sont souvent bien ancrés dans les
mœurs. Nous vous attendions donc, très fiers que
notre région soit filmée et montrée aux yeux du
monde. Mais, nous restions tout de même sur
nos gardes.

Et vous êtes arrivés…

Vous étiez tous descendus, du moins tous


les acteurs, au Palazzo Murat, à Sorrento. Nous
ressentions cette fébrilité. Il y avait une
effervescence et une excitation. Nous étions
intrigués et survoltés. L’ambiance était
électrique. Les prémices d’un coup de foudre ?
Moi j’étais heureux d’être en mer et de pouvoir
éviter tout ce monde et ce brouhaha. Je n'étais
pas sauvage mais plutôt solitaire, j’aimais être au
calme. En ville, c’était tout sauf calme mais il me
fallait rentrer le soir. Alors, j’accostais, je
rangeais mon matériel, je réparais mes filets de
pêche pour le lendemain, je nettoyais mon
bateau et après tout cela, je remontais la rue
principale pour rentrer chez moi.
Ce soir-là, il n’avait pas été tard, les cloches
de l’église avaient sonné dix-neuf heures. J’avais
remonté, comme à mon habitude, la rue
principale quand je vous avais aperçu toi et
quelques membres de l’équipe qui descendaient
cette même rue, les demoiselles en jolies robes et
les messieurs en costumes élégants. Et moi, dans
tout cela, je faisais un peu peine à voir. D’ailleurs,
lorsque nous nous étions croisés, tes amis
avaient pris un malin plaisir à sortir leur plus
beau sourire dédaigneux. Je les avais regardés en
face, avec ce regard dur et franc, voulant en
découdre. Je crois bien que c’est à ce moment-là,
que mon regard avait croisé furtivement le tien.
Nous venions à cet instant de faire connaissance.
Et mon regard incendiaire s’était tut
soudainement adoucit par le tien. Dieu que tu
étais belle. Tu portais une robe de couleur vert
foncé avec un très joli décolleté. Ta peau
légèrement brune happait les derniers rayons du
soleil. Tu avais mis deux grandes boucles
d’oreilles avec un petit pendant rouge qui se
mariaient délicatement bien avec ton rouge à
lèvres. Tes yeux… J’avais été comme hypnotisé.
Je les avais longuement contemplés durant cette
furtive première rencontre. Une seconde où mon
esprit avait pu mémoriser tout ton être pour
lequel mon cœur s’était ébranlé. Ta chevelure
bouclée tombait sur tes épaules avec une petite
raie sur le côté. Tout était parfait. A ce moment-
là, j’avais compris pourquoi tous les Italiens
aimaient tes films. Tu représentais la femme
méditerranéenne que tout homme rêvait de
conquérir. Tout était allé si vite. En me croisant,
tu avais affiché un magnifique sourire pour me
saluer, ce qui m’avait désarçonné un peu plus
encore. Je ne m'étais pas attendu à ce que tu te
mettes à mon niveau, tu avais un rang à tenir.
Ton naturel avait tout emporté sur son passage
et déjà tu étais loin. Je m’étais retourné et tu
avais fait la même chose au même moment. La
mer en arrière-plan, je n’avais plus distingué
cette ligne d’horizon entre le ciel et la mer. Elle
avait bougé, elle s’était avancée. Tu étais devenue
subitement ma ligne d’horizon. Je t’avais
chuchoté sans que tu n’aies pu m’entendre «
Linéa Blue » et chacun avait continué sa route.
Cette nuit-là, j'avais perdu mes repères. Tout
était confus, je n’entendais que mon cœur cogner
au même rythme que le clignement de tes cils qui
m’avait joliment salué. Je m’étais repassé en
boucle cet instant fugace. Familièrement j’avais
mordu à l’hameçon. Et l’hameçon était vraiment
bien accroché.

Les jours qui suivirent, on s’était vu


plusieurs fois. Toujours à la même heure, toi avec
des hôtes différents, moi toujours seul. Et la
même scène s’était reproduite mais de plus en
plus longue. On s’était cherché du regard dès que
nous marchions dans cette rue principale. Et
quand nous nous apercevions au loin, nos pas
instinctivement ralentissaient, comme pour faire
durer un peu plus longtemps l’instant présent et
le plaisir de moins en moins dissimulé de se voir.
La journée, chacun de nous avait été absorbé par
ses occupations mais chaque soir avait été un vrai
cérémonial. Sans même le dire, nous savions que
nous avions rendez-vous. J’aurai aimé, durant
ces rendez-vous, que tu aies pu m’apercevoir
habiller autrement qu’avec mon habit de travail,
mais tu n’avais guère semblé t’en soucier et cela
m’avait plu et touché.

Et un soir, tu étais descendue seule. Tu


avais fait de moi un homme heureux ce soir-là.
Le cérémonial avait été le même mais nous nous
étions arrêtés l’un en face de l’autre. Il y avait eu
quelques secondes où nous nous nous étions
dévisagés et tu m'avais soudain dit, toujours avec
ce sourire désarmant :
- Bonsoir, moi, c’est Laura.

Je t'avais répondu je ne sais trop


comment :

- Bonsoir, je m’appelle Alessandro, Alessandro


Mancini. Seriez-vous disponible pour diner avec
moi ce soir ?

Avec un petit signe du visage, les yeux


baissés, tu m'avais fait un signe de la tête en guise
d’acceptation. Je t'avais répondu, à mon tour par
un sourire et je t'avais dit :

- Attendez-moi dans le petit restaurant un peu


plus bas, je rentre me préparer et je reviens au
plus vite !

Le rendez-vous avait donc été pris. J’étais


rentré vivement chez moi, j’étais passé à la salle
de bains, je m’étais préparé et j’étais reparti te
rejoindre. Tu étais assise à siroter un jus de
citron. Je m’étais assis en face de toi. Je crois me
rappeler ne pas avoir eu besoin de manger ce
soir-là, tu avais été mon joli coupe faim, mon
plus joli coup de coeur. Nous avions beaucoup
discuté. Enfin nous pouvions converser à notre
aise, sans témoins autour de nous. Il n’y avait que
nous deux. Nous avions ri, plaisanté, parlé de nos
vies. Les heures s’étaient écoulées mais ne
comptaient plus. J’avais été avec toi à cet instant
et c’est tout ce qui m'avait importé. Enfin !!
j’avais tellement rêvé de ce moment que rien ne
m’avait déçu. Tu avais été accessible, tu avais été
cette femme qui aimait les choses simples et ta
belle éducation avait pris soin de moi avec tact. Il
m’avait plu de t’écouter parler de ton métier, de
tes envies, de tes moments de détente et
d’évasion, de voyages qui t’avaient emmené dans
des pays si lointains, moi qui n’avais jamais eu
l’occasion de voir plus loin que la baie de Naples.
Mais ce n’était pas important car ce soir-là,
j’avais voyagé avec toi.

Puis bien plus tard dans la nuit, nous


avions remonté cette petite rue qui menait à ma
maison et à ton hôtel. Je me souviens t’avoir pris
la main. Ta main gauche. Elle était si douce et si
fine. Tu avais accepté la mienne sans même la
repousser. J’avais été un homme doublement
heureux. Quelle soirée ! Nous étions arrivés
devant l’entrée de ma maison, j’avais ouvert la
porte et sans s’être parlé, nous étions entrés.
Tout avait été déjà entendu sans un mot. Ni toi ni
moi n’avions eu peur, nous avions eu une grande
confiance l’un envers l’autre. Tout avait été si
évident. Je me souviens encore avoir refermé la
porte derrière nous et dans la pénombre du salon
je t’avais pris par la taille. J’avais caressé ton dos
et je m’étais penché vers toi. Mes lèvres ne
s’étaient pas trompées de chemin, elles avaient
trouvé les tiennes qui m’attendaient déjà entre-
ouvertes. Ce baiser avait été doux puis
soudainement passionné. Nos deux corps
avaient été comme aimantés et le désir de l’autre
s’était accentué au fur et à mesure que les
secondes s’étaient écoulées. Ma langue avait
rencontré la tienne. Nous ne nous étions plus
retenus. Elles s’étaient entrelacées avec amour et
passion. Nos corps nus s’étaient trouvés. Tes
gestes avaient été d’une telle douceur. Tu avais
passé ta main dans mes cheveux ébouriffés, ce
geste tendre m’avait renversé et j’avais fondu sur
toi avec tout l’amour que j’avais eu en moi. La
symbiose avait été unique et délicieuse. Nous
étions restés l’un contre l’autre blottis jusqu’au
petit matin, nos corps s’épousant à nos envies et
à nos désirs tout au long de la nuit. Nous n’avions
pas voulu nous séparer. Nous n’avions fait qu’un.
Mais il avait fallu reprendre notre travail… et le
mois qui avait suivi avait été un mois de passion
débordante. Mais plus les jours s’étaient écoulés
et plus j’avais pensé à cette fin de tournage
inéluctable. J’avais su dès le début que tu
retournerais à Rome et que moi, je resterais à
Sorrento. Nous nous étions alors promis de nous
revoir.

Les mois suivants avaient été éprouvants.


Ni toi ni moi n’avions pensé que l’attachement
aurait été si fort. Tu étais partie à Hollywood
pour présenter le film tourné à Sorrento. Ce
dernier avait été accueilli avec des bravos. Tous
les journaux t’avaient encensé. Nous avions
essayé de garder le contact en nous appelant le
plus souvent possible. Mais nos rythmes de vie
différents ainsi que le décalage horaire avaient
joué contre nous. Tu t'étais impatientée, et plus
le temps était pass, plus tu étais devenue irritable
lorsqu'en journée tu avais eu du mal à me
joindre. J'avais été simplement en mer. Il avait
bien fallu que je poursuive mon travail pour
gagner ma vie. Tu t’étais alors imaginée que je
m’étais éloigné de toi, que je n’avais plus pensé à
toi, et bien pire encore, que je t’avais remplacée.
Quand tu m’avais montré ces petits signes de
jalousie, j'avais souri, je m’étais senti flatté, enfin
du moins au début. Quand j’ai vu que tu avais
semblé poursuivre sur cette voie, c'est là que
j'avais vite compris que cela pouvait
compromettre notre histoire. Tu le vivais mal et
je le vivais tout aussi mal que toi. Et à mon tour
je me sentais vexé. Lors de nos échanges
téléphoniques où nous aurions dû nous dire des
mots tendres, même ces moments-là, nous les
avions passé à nous prouver que l’autre s’était
trompé, tentant de couper court à toute
suspicion. Même quand tu n'avais pas été en
cause, cela avait été alors à mon tour de douter
de toi. Je m’étais dit que ce harem de riches
bellâtres qui te tournaient autour, pouvait, un
jour ou l'autre, avoir raison de notre amour. Et là
tu avais surenchéri retournant la situation à ton
avantage et tu avais tenté de te persuader que je
ne t'aimais plus et que j’avais une autre femme
dans ma vie. Cela m’avait ulcéré à l’époque. Il
m'avait semblé que toutes les valeurs que l’on
m’avait inculquées n’étaient rien à tes yeux.
J’avais tenté, en vain, de te persuader que tu
pouvais compter sur mon intégrité et sur la force
de mes sentiments. Si tu savais que je n’aimais
que toi ! Nous avions été éduqués à l’ancienne
mes frères et moi : famille, amour, honneur
étaient nos maitre-mots. Chez les Mancini, des
générations se succédaient avec trente ou
quarante ans d’amour. Et à mon tour, j’avais
attendu de trouver un jour, la femme d’une vie,
de la même manière que mes parents et mes
grands-parents l'avaient fait avant moi. Tu avais
été cette femme et tu n’avais pas voulu
l’entendre.

Parfois, il arrivait de me dire que tu le


faisais de manière consciente de penser ainsi,
cela t’évitait de t’engager avec moi et de perdre ta
liberté. Tu reportais les fautes sur moi pour me
dire qu'au final, tu avais eu raison. Oui, je crois
que cela t’avait permis du gagner du temps. Mais
ce temps et cette énergie dépensés nous avaient
épuisé. Ce temps et cette énergie gaspillés avait
mis à mal notre amour. Tu m’avais testé en
permanence durant toute cette période. Tu avais
été dans la vraie vie comme tu avais été dans ton
métier : un jour dans un rôle, le jour suivant dans
un autre rôle. Et j’avais dû composer avec tout
cela. Mais j’avais mal réagi car à l’époque je
n’avais pas compris cette résistance. J’avais alors
tenté de sonder la profondeur de ton âme, d'aller
dans ce bleu profond où plus on descend et
moins il est aisé d’y voir clair. Juste pour tenter
de comprendre d’où venait cette peur, cette
appréhension viscérale de te sentir menacée par
la présence d'une autre femme, qui n’avait jamais
existé dans notre couple mais juste dans ton
imagination. C’était peine perdue…

Puis comme par magie, un matin, la


résistance s'était évaporée. Tu avais fait le trajet
jusqu’à Sorrento sans me le dire, Tu avais frappé
à ma porte ce matin-là pensant sans doute me
trouver en bonne compagnie. Mais ma ligne de
conduite avait été irréprochable. Je n'avais
attendu que toi. Que toi ! tu entends ? Et cela
depuis des mois. Tu avais lâché tes deux valises
et tu t'étais jetée à mon cou en guise de bienvenue
comme s'il ne s’était jamais rien passé. Je t’avais
accueilli en t’enlaçant et en t’embrassant sur
toutes les parties de ton visage, comme si rien de
ces mauvaises heures n’avaient existées. Les
années suivantes avaient été heureuses et
complices. Je t’avais trouvé, ma vie s’était
stabilisée, il m’était même arrivé d’être bavard
moi qui ne parlais guère avant de t'avoir dans ma
vie. Eh oui ! Tu m’avais transformé et moi, je
t’avais rassuré. J’avais été là quand tes angoisses
de ne plus avoir de rôles ressurgissaient. Tu avais
toujours aimé mon côté rassurant, j’avais
toujours aimé ton esprit débordant. Certes, il
nous était arrivé de glisser encore, mais nos deux
fortes personnalités, après des jours de
bouderies, s’étaient toujours retrouvées dans une
passion qui avait dépassé tout entendement.
Nous nous étions bien trouvés et nous nous
aimions. Là avait été notre bonheur.

Et puis il y a deux ans, j’ai commencé à


oublier des petites choses, rien d’alarmant.
Alzheimer était à cet instant entré dans notre vie.
Voilà ! tu l’avais ton ménage à trois comme je te
disais avec humour. Tu partais alors dans des
énervements. Tu n’aimais pas que je puisse
prendre tout sur le ton de l’humour même le pire
de ce qui se présentait à nous. La situation était
ce qu’elle était et nous ne pouvions rien y
changer à part espérer que la médecine fasse
peut-être un miracle…rapidement…qui sait…

Il me reste encore du temps, il nous reste


du temps. Alors ne t’énerve pas mon amour.
Arrête de me sermonner. Laisse-moi me
souvenir de tout. Laisse-moi te parler de toi telle
que je te vois, tel que je te perçois, tel que je te
connais. Laisse-moi te parler de nous. Viens et
assieds-toi à côté de moi. Profite du paysage qui
nous est encore donné de voir ensemble. Et dans
nos silences, laisse-moi te conter hier…

C'est étrange…Ce que je viens de te dire me


rappelle quelque chose…Je ne t’ai pas déjà dit
tout cela aujourd'hui ou peut-être hier ?

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