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Sur quoi fonder son existence ? Comment tenir dans une société en constante évolution ? Quelles
sont les valeurs pour lesquelles s’investir vaut la peine ? Pour tracer son chemin, il faut y
croire. Croire en quelqu’un, croire en un projet, croire que quelque chose est possible.
Cette conviction profonde, les auteurs de cette collection veulent la partager et peut-être la
transmettre, dire comment elle les a fait agir, tenir et durer. À partir de leur propre
expérience, et même s’il y a encore du chemin à parcourir, ils expliquent comment croire fait
vivre.
L’intranquillité,
Marion Muller-Colard, 2016
L’amitié,
Jean-Paul Vesco, 2017
Le geste de transmettre,
Nathalie Sarthou-Lajus, 2017
Vivre en philosophe,
Alain Cugno, 2018
Vertus de l’imperfection,
Alexis Jenni, 2018
Du même auteur
Titre
Copyright
Du même auteur
Dédicace
I. Déroute
Je ne cherche plus Dieu
Conduit
Silence de Dieu
Croire ?
Crise ?
II. Mémoire
III. Promesses
Être là
Pour être plus humain, se poser
Aimer la solitude
Un parmi d’autres. Jamais à part
Les autres ?
Soi-même !
Obéir à l’Église
Croiser tout cela
Vivre simplement
Choisi
Chaste
IV. Marcher
Partir vers ce qui arrive
Je marche
Dans le grand vent
Notes
I. DÉROUTE
Conduit
Elle est étrange, la vie.
J’avais entendu parler de Clerlande, il y a longtemps. J’avais lu
des articles sur cette communauté créée il y a cinquante ans au seuil
d’une ville nouvelle. Et ça m’avait parlé. J’aimais lire ce qu’on disait
de ses audaces liturgiques et de ses intuitions : elles rejoignaient
celles que nous vivions depuis quinze ans dans les différents lieux de
la Fraternité diocésaine des parvis. J’avais envie de voir, d’en savoir
plus. Qui sait ? de m’y poser peut-être, et de croiser des routes.
Je suis arrivé à la porte de ce monastère-maison avec le sentiment
d’y avoir été conduit par les rencontres et les évènements, bien plus
que d’avoir programmé de vivre là un long séjour : les choses se sont
faites. La vie se fait. La Vie nous fait.
J’ai été accueilli par ces vieux moines comme un des leurs. Aimé
par chacun d’eux comme un ami. J’étais chez moi chez eux. On aurait
dit que j’étais attendu. Je me sentais à ma bonne place comme jamais
je ne l’avais été. Il n’y avait pas d’ombre : c’était midi.
Dans l’expérience pourtant inconfortable de la vie commune, j’ai
goûté une paix qui surpasse tout entendement : j’en suis encore
surpris. Ces frères bénédictins m’ont appris à me tenir là, immobile. À
marcher sans bouger. À partir sans quitter. À être silencieux en même
temps que conduit à ma propre parole. À me tenir à distance de ceux
que j’aime en demeurant cependant très proche. Incognito sur cette
terre wallonne, et cependant pas oublié des miens.
Rien.
Silence de Dieu
Puisque Dieu ne me parlait plus — m’a-t-Il seulement un jour
parlé ? J’en doute maintenant —, je me suis mis à crier : je ne
connaissais pas en moi cette rage.
Pendant des jours, des semaines et des mois, sur les chemins
boueux du Bois des rêves, dans l’oratoire caché du monastère ou
agrippé aux pages des livres que je dévorais, j’ai hurlé : « Où donc es-
Tu ? »
À cœur perdu.
Je suis ici.
Pour quoi ?
Pour qui ?
Les années passent. Mes jours s’en vont.
À quoi sert-il de vivre ?
Déroute.
Débâcle et désarroi.
Apprentissage fondateur d’une parole à libérer en moi.
Croire ?
Je m’y risque encore. Mais sur la parole d’autres.
Existe-t-Il ? S’Il est, cela devrait suffire : que Lui importent nos
gesticulations !
S’Il EST, Son unique désir doit être que nous existions d’une haute
qualité d’existence, à la mesure de la Sienne : « Tu avais fait mon
cœur à ta taille, tu avais fait ma vie pour durer autant que toi… »
Je ne crois plus au papa poule, au protecteur, au bienfaiteur, au
justicier. Je ne crois plus en celui qu’il faudrait apaiser, appeler,
séduire, invoquer ou même réveiller. Mes pensées pieuses se sont
vidées de leur substance. Les mots sur Lui sont devenus des coquilles
vides.
Je ne crois plus au Tout-Puissant. Je ne crois plus au Maître du
temps et de l’Histoire.
Et s’il m’arrive encore parfois, dans une conversation, de parler de
Lui comme de « mon Dieu », ce n’est pas parce que je m’en sens riche,
mais parce que — si tant est qu’Il existe — je suis relié à Lui comme
un ruisseau à une source.
Rien d’autre.
Rien à ce jour.
Crise ?
Je dis plutôt : promesse.
Ces quelques mois passés au monastère de Clerlande m’ont
entraîné dans un passage étroit. Ils ont fait tourner court la route sur
laquelle je marchais sans souci depuis presque soixante ans.
Plus rien n’est comme avant. Ni ce que je suis, ni ce que je
voudrais être. Ni même ce que je fais. Ces quelques mois d’expérience
monastique ont dérouté le cours de mon histoire, je le sais bien.
Alors quoi ?
Les moines avec qui j’ai vécu ont éclairé cette question. Leur vie
ébauche une réponse.
Leur quotidien rejoint la grande aspiration de l’homme. En se
mettant à l’école de saint Benoît qui écrit au commencement de sa
Règle : « Qui veut la vie ? Qui désire le bonheur ? », ils entrent à leur
façon dans une humble réponse.
Dans la lenteur des jours, d’une vie partagée, simple et sobre,
ouverte, sans désir de maîtrise, accueillante au réel, portée par la
méditation de la Parole et la prière, le service des plus fragiles et
vulnérables, ils trouvent leur unité. Il n’y a pas de quête plus
importante.
Avec eux j’ai chanté : « Qu’est-ce que l’homme pour que tu penses
à lui, pour que tu en prennes souci ? » (Ps 8).
Avec eux j’ai pensé : « Tu as fait l’homme un peu moindre que
Toi. »
Et je me suis risqué à dire : « Tu le couronnes de gloire, et tu mets
toutes choses à ses pieds… »
De Lui, nous apprenons qu’il n’y a pas de vie plus humaine qu’une
vie donnée et disponible à ce qui vient. Il la transforme de l’intérieur.
De Lui, nous apprenons à être des serviteurs et non des maîtres, à
devenir responsables du devenir des autres et non à les charger de
nos fardeaux. Nous apprenons de Lui à rendre d’autres libres au lieu
de les aliéner ; à vivre plus simplement et à donner de la joie.
Nous apprenons la valeur du silence et de la présence consentie
aux évènements et aux rencontres de la vie.
Les craintes de l’avenir et les regrets du passé s’estompent quand
nous gardons les yeux fixés sur Lui. Il donne l’audace de partir vers ce
qui arrive.
Alors quoi ?
Aimer la solitude
La solitude nous prépare à nous laisser trouver en vérité par
d’autres au gré des évènements. Dans la solitude, les divisions et les
blessures se cicatrisent. Elle nous ramène à nous-mêmes et nous
redécouvrons notre juste place dans le monde. Des chemins de paix
et de justice se précisent. Le goût d’être envoyés en est renouvelé : et
aussi celui de vivre nos responsabilités. Nous redécouvrons que nous
sommes un parmi d’autres, appelés à être les frères ou sœurs de ceux
que nous rencontrons.
Passer chaque jour un peu de temps, seul. Pour rien. Pour tout.
Pour tous. Pour soi aussi. Pour l’essentiel.
Laisser venir dans la mémoire du cœur les visages de ceux que
l’on aime, les évènements du monde, les sentiments qui nous
habitent, les émotions.
Être là, simplement.
Porter la vie en nous. Comme une offrande. Liturgie de
l’instant.
On en devient plus humain.
Se tenir dans le silence
Le silence de Clerlande m’a révélé par contraste le brouhaha de la
vie, mais également l’irrévérence bruyante qui marque tellement nos
lieux et temps d’Église. Trop de célébrations commencent sans même
que nous ayons pris le temps de moissonner la vie, les rencontres, les
joies et les soucis. J’aime celles qui commencent par un moment
joyeux où on se reconnaît et se poursuivent par un temps de silence
où l’on recueille la vie pour la porter dans le cœur de Dieu.
J’aime aussi ces rencontres entre amis, où l’on recueille dans le
silence, avant de se quitter, les moments qu’on vient de vivre, les
paroles, les idées échangées. « Le silence, disait Madeleine Delbrêl,
n’est pas une évasion, mais rassemblement de nous-mêmes au creux
de Dieu. »
Nous accueillir.
Nous recueillir.
Faire silence, nous tenir ensemble, sans fébrilité. Ne pas céder
à l’envie du verbeux ou de répéter les mots.
Et même ne plus demander à Dieu d’exaucer nos attentes en
Lui intimant des ordres comme le suggèrent trop souvent nos
prières !
Habiter sa maison
Les moines prononcent un vœu de stabilité. Un jour, ils
comprennent que c’est dans telle communauté qu’ils seront « chez
eux ». Ils y découvrent ce qu’ils cherchaient au plus profond. Leur
abbaye devient une « demeure ». Ils savent qu’ils deviendront eux-
mêmes en se posant là et pas ailleurs.
Se laisser rejoindre
L’être-là, la solitude et le silence nous conduisent à la source de
notre être. Point besoin de recettes originales pour s’y abreuver. De
brefs mais réguliers moments de solitude et de silence aident à
comprendre que le Christ nous rejoint dans la simplicité de la vie
ordinaire. Nous y apprenons que chaque instant vécu intensément
peut devenir celui de sa visitation. Il arrive même que nous sentions
son souffle sur nos joues, comme une brise légère. Furtive. Il était là,
et nous ne le savions pas… La joie, la paix, la maîtrise de soi, la
patience, la fidélité naissent alors de l’intérieur de nous-mêmes. Ils
sont les signes bénis de son passage : saint Paul les désignait comme
des fruits de l’Esprit…
« Ne pensez pas que notre joie soit de passer nos jours à vider
nos mains, nos têtes et nos cœurs. Notre joie est de passer nos
jours à creuser la place dans nos mains, nos têtes, nos cœurs
pour le Royaume des Cieux qui passe.
Car il est inouï de le savoir si proche, de savoir Dieu si près de
nous, il est prodigieux de savoir son amour possible tellement
en nous et sur nous et de ne pas lui ouvrir cette porte, unique
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et simple, de la pauvreté d’esprit . »
À Dieu ?
Sûrement !
Écouter.
Entendre.
Et consentir : consentement est synonyme d’obéissance…
Les autres ?
Assurément.
J’en connais beaucoup parmi eux qui portent encore vivement les
interrogations fondamentales sur la vie et la mort, la destinée
humaine, le sort de l’univers. Chez bon nombre d’entre eux, l’attrait
de Jésus demeure : sa Parole demeure la référence de leur vie. J’aime
écouter leur recherche, entendre ce qui les touche dans l’Évangile et
me laisser surprendre par leur bonté, leur vérité, leur désir de justice.
Je ne peux pas croire — comme on le pense quelquefois — qu’ils font
erreur, ou — pire — que les chemins qu’ils prennent sont des chemins
de perdition ! Leur vie est une Bonne Nouvelle, comme une invitation
urgente à laisser de côté ce qui ne fait plus sens.
J’aime m’aventurer avec eux sur des terres nouvelles. Il est bien
plus évangélique de les rejoindre dans l’authenticité de leurs
aspirations que de chercher à sauvegarder quelques vieux murs
d’Église en train de s’écrouler.
Écouter sans réserve. Accueillir. Dieu fait signe par les autres.
Soi-même !
« Haro ! » s’écrient alors ceux qui prétendent avoir donné toute
leur vie.
Ils disent : « Il n’est pas bon de s’écouter. » Sottise !
J’ai compris à Clerlande que l’homme vaut ce que vaut son être
intime, le centre de la personnalité. Au-delà des incohérences causées
par notre intelligence incertaine et notre affectivité souvent blessée, il
y a une source. C’est dans ce lieu secret du cœur que Dieu murmure
une nouvelle qui fait du bien à l’homme que nous cherchons à
devenir. Le cœur profond auquel le Christ nous achemine devient le
lieu des « oui » et des « non » qui décident de la vie.
Et quoi encore ?
É
Obéir à l’Église
« Holà », disent certains !
Au fil des ans, j’ai accumulé mille choses sans m’en apercevoir.
Jusqu’au jour où, mû par le désir d’une vie plus simple et plus
dépouillée, je me suis décidé à me désencombrer du « trop » et de
l’inutile. Mon départ à Clerlande m’en donna l’occasion.
Je me suis séparé de quelques meubles, j’ai trié mes vêtements et
partagé quelques tableaux à des gens que j’aime. J’ai vidé les rayons
de ma bibliothèque pour ne garder que les cent livres qui m’ont
marqué en déchirant mes horizons.
Ce dépouillement m’a fait du bien.
Je l’ai fait avec joie et je savais qu’il rendrait d’autres heureux.
Dans quelques boîtes, j’ai rassemblé des souvenirs : des photos de
ma famille, le livret de mariage de mes parents, des choses choisies
avec le cœur, quelques bricoles, en nombre limité. Des choses qui
reliaient mon histoire. Et quelques pièces plus administratives, parce
qu’il le faut : un dossier de santé, des documents. J’ai tout rangé. J’ai
tout confié. Je suis parti. Plus libre.
À mon retour, un an plus tard, je n’ai rien retrouvé : tout avait
disparu. Évaporés, les papiers importants, les photos de famille et les
quelques petites babioles auxquelles je tenais. Quelqu’un avait dû les
jeter pour faire de la place, pensant sans doute que ce n’était que
trois fois rien.
Je me sens bête à écrire cela : j’en ai pleuré. Impression
douloureuse d’une « demeure enlevée, arrachée, comme une tente de
berger » (Is 38,12). J’en suis resté troublé, attristé, contrarié, secoué
pendant des semaines : pour la première fois, je me découvrais
pauvre.
Ma tristesse est passée. Je sais depuis ce temps — par
expérience — que ce qui rend pauvre ce n’est jamais ce que l’on
choisit de donner : cela nous rend seulement la vie plus simple. Ce
qui rend pauvre, c’est ce qui nous est pris. Je comprends depuis lors
l’expression d’un de mes amis qui, lorsqu’il évoque ceux qui n’ont rien
— ni toit, ni pain, ni droits — ne parle pas des pauvres mais des
« appauvris ». On ne choisit pas d’être pauvre : on est fait pauvre. Et
toujours malgré soi.
Jésus n’a rien pu vivre avec les riches, avec les satisfaits d’eux-
mêmes, les sûrs de leurs connaissances, les trop contents de leurs
pratiques. Lorsqu’on est riche de soi-même, il n’y a pas de vie possible
avec les autres. Rien d’authentique. Tout est dans le paraître et le
semblant.
La foi peut aussi devenir une richesse quand elle place au-dessus,
sépare, domine, condamne. Les rites aussi, quand ils enferment celui
qu’on cherche à célébrer dans des ostensoirs d’or alors qu’il se donne
pour être mangé. Les mots aussi, quand, dans une observance
névrotique, ils en viennent à produire une langue ésotérique,
indéchiffrable qui fait fuir les simples et les petits. L’Église aussi,
quand elle se fait système, institution qui se croit attaquée de tous
côtés.
Consentir à la pauvreté
Jésus n’a pas cherché à s’appauvrir et à souffrir : le croire serait
Lui faire injure. Il n’a jamais cherché la croix. Il a seulement voulu
être fidèle à ce qu’Il portait au plus profond de Lui : la conviction
tranquille et exigeante que la vocation foncière de l’homme, c’est
d’être frère et d’être fils. Il a cherché à vivre ancré dans la présence
au Père et à aimer les hommes et les femmes que la vie Lui faisait
rencontrer. La croix n’a pas été une construction sortie de sa
menuiserie, pas plus qu’une volonté du Père qui aurait eu besoin de
sang pour racheter l’humanité. C’est seulement Sa cohérence qui L’a
conduit à se faire arrêter, juger et condamner à mort. Sa Passion
— appauvrissement ultime — n’a été que la conséquence de Sa
fidélité.
« S’il est des branches qui se détruisent par le feu, il est des
planches que les pas usent, tout doucement, que les termites
mangent silencieusement et qui tombent en fine sciure. Car
nous avons oublié que, s’il est des fils de laine tranchés net par
les ciseaux, il est des fils de tricots qui s’amincissent au jour le
jour, sur le dos de ceux qui les portent. Si tout rachat est un
martyre, tout martyre n’est pas sanglant. Il en est d’égrenés
1
d’un bout à l’autre d’une vie. C’est la passion des patiences . »
Cousinade
Les Buyse rassemblent leur descendance. Nous sommes une
centaine et la fête est joyeuse. Mes frères et sœurs sont plus âgés que
moi : nous avons préparé dans une certaine impatience ce rendez-
vous de famille. Les années passent : il ne faut pas perdre les
occasions de nous retrouver.
J’ai de très nombreux neveux et nièces : quelques-uns ont mon
âge. Ils sont heureux de se retrouver et d’évoquer entre eux les
heures de leur enfance. Ils ont de beaux enfants. Happé
volontairement — mais maladroitement — par la mission, je ne me
suis pas donné le temps de les voir grandir. Je le déplore.
Clara que je connais à peine me parle avec passion de ses études
d’architecture ; Amaury que je n’ai pas vu depuis longtemps fait
sautiller sur ses épaules sa petite fille rieuse ; Alice me propose d’aller
cueillir des fleurs pour embellir les tables ; Marcus que je vois pour la
première fois m’invite — en m’appelant Monsieur ! — à jouer à la
pétanque ; et il y a tous les autres, je ne peux pas les nommer tous.
Sans même bien les connaître, je les aime profondément.
Vient le temps des photos : mes frères et sœurs sont appelés dans
le jardin. Chaque tribu se rassemble. Je les regarde se faire
photographier l’un après l’autre, entourés de leur conjoint, enfants,
petits-enfants, arrière-petits-enfants. Ils sont beaux et vivants. J’ai de
la joie à les voir là, ensemble.
Et vient mon tour : personne n’ose m’appeler. Je serai seul sur la
photo… On se rattrapera bien sûr par une photo de fratrie.
Je mesure pour la première fois d’une façon violente ce à quoi j’ai
renoncé. Cet après-midi-là, personne ne posera la main sur mon
épaule. Je n’ai pas d’enfants à qui donner conseils et pas de petits-
enfants à prendre dans les bras.
Je m’interroge. Demain, qui sera près de moi à l’heure du grand
passage ? Qui me tiendra la main si l’angoisse m’envahit ? Qui me
dira « tu peux partir » si je m’accroche dans des derniers sursauts ?
À côté de quoi suis-je passé ? Est-ce vraiment juste ? Cette
question m’envahit sans tristesse.
Choisi
Le célibat, je l’ai choisi. Je m’y suis engagé. En vérité.
Mais qu’on ne me demande pas trop pourquoi : je ne saurais pas
bien le dire. Je n’aime pas penser que j’ai renoncé à aimer une
personne en particulier afin d’aimer toutes les personnes que je
rencontre : ce serait faire injure à tant de couples qui s’aiment et
donnent ensemble sans compter.
Alors pourquoi ?
Pas tant par discipline, par règle, par peur ou par vertu que par
élan du cœur, par désir de me rendre disponible. Je n’ai jamais
considéré le célibat comme une taxe à payer pour entrer dans une
caste. Ma solitude m’a rendu proche. À n’être pas attendu, je peux
être disponible, sans calculer mon temps.
Ils me donnent envie de fuir ceux qui prétendent vivre, par leur
consécration, un amour plus haut et plus intense. J’essaie comme je le
peux de vivre ma condition de solitaire et d’accueillir le célibat jour
après jour. C’est un peu à la fois que je lui trouve un sens.
Dans une vie de couple comme dans le célibat, la fidélité n’est pas
une valeur en soi. Lorsqu’elle devient, au nom des règles, un
commandement, un devoir ou une obligation, elle perd son juste
sens. Elle n’est juste que lorsqu’elle naît au cœur d’une relation,
comme un désir profond, un privilège. Elle est un surgissement, un
jaillissement, une nécessité intérieure : pas une prescription à tenir à
tout prix, et encore moins au prix du malheur et de la désespérance.
Elle n’est pas tant une exigence de durée qu’une exigence de
vérité et de profondeur de l’aujourd’hui. Elle naît dans ce que nous
engageons de nous ici et maintenant bien plus que dans les
promesses que nous nous faisons pour l’avenir. Elle ne se vit pas en
« prenant des engagements » mais en choisissant de s’engager jour
après jour, de s’impliquer en vérité, de tout son être, dans les
relations, les actions et les situations présentes.
Seules la qualité et l’intensité de ce que l’on donne de soi
aujourd’hui garantissent l’avenir. Quand la fidélité trouve sa source
dans ce point-là de l’existence, elle humanise.
Chaste
L’Évangile semble dire que le Christ était célibataire. Rien ne
permet d’affirmer le contraire : l’essentiel n’est pas là. Il était chaste,
voilà ce qui importe. Cet adjectif est devenu suspect : on l’a réduit à
une affaire de sexe.
Dieu ?
Je Le devine présent dans Son absence. Cela me suffit. « Si tu en
es encore à tendre vers Dieu et aspirer à Lui, écrivait Angelus Silesius,
c’est que tu n’as pas encore été saisi par Lui dans tout ton être 1. »
M’aurait-Il donc saisi ? Je ne sais le dire.
– En moi,
Une douce envie de vivre et de ne rien perdre du temps que la
vie me donne : je ne voudrais pas finir mes jours dans un
regret.
– Et le désir calme de mettre ma confiance — comme
jamais — en l’homme de Nazareth. Je vois en Lui la face
humaine de Dieu 2. Ses quatre postures fondamentales, que les
moines traduisent par des vœux : être là, obéir à la vie, vivre
simplement, aimer sans dévorer. Elles valent pour chaque être
humain qui cherche à être pleinement vivant.
Je marche
J’ai décidé de marcher en renonçant aux embrasements et à
l’excitation de la foi. Je suis touché par cette invitation à « rien de
trop 5 » que saint Benoît adresse dans sa Règle : je la fais mienne. Elle
donne la mesure de ce que peut être une vie en compagnie de Jésus :
une marche sobre et humble qui se garde de tous les emballements.
Résonne en moi plus que jamais cette parole de Michée : « Ce que le
Seigneur réclame de toi ? Rien d’autre que pratiquer la justice, aimer
avec tendresse, et marcher humblement avec ton Dieu » (Mi 6,8).
Aimer les gens d’une bonté discrète, qui parle peu, ne se met pas
en avant, ne se répand pas en organisations. D’une tendresse qui ne
photographie pas, n’analyse pas, ne jauge pas. D’une bienveillance
profonde qui met le cœur en paix. D’une hospitalité qu’on offre
comme un pain à des gens qui ont faim.
Nous aider à être bons, ce sera tout mon programme.
Mais quoi ?
La fuir ?
La mettre au ban ?
Je ne peux pas vivre sans elle. Elle m’a conduit au Christ.
Alors quoi ?
Ne pas nous mettre en route vers ce qui ne bouge pas, vers ce qui
n’attend rien.
Ne pas partir vers l’immobile. Choisir d’aller vers le frémissant,
vers ce qui tressaille.
Vers ce qui boitille, ce qui gambade ou ce qui semble errer. Vers le
hurlant aussi.
Laisser les morts enterrer leurs morts. Certains sont déjà morts et
ne le savent pas encore.
Ne pas vouloir faire le bonheur des gens sans eux.
Aller à la rencontre de ceux qui veulent vivre, de ceux qui
cherchent la vie, la vraie.
Partir vers ce qui est en désir, en quête, en mouvement. Pas vers
ce qui est établi.
Partir vers ce qui arrive. Pas vers la vie « fleur bleue » : elle n’est
qu’une ridicule romance. Mais vers la vie réelle, et même dans son
tragique quand il advient. Ne pas lui tourner le dos. Ne pas fermer les
yeux. Ne pas faire semblant que.
Nous tenir là. Debout. Risquer un pas.
Et faire un autre pas après le premier pas. Et même s’il doit coûter
un peu.
Partir vers ce qui arrive.
Et donc être attentif à la fragilité de la vie naissante, au moindre
bruissement de l’être et aux désirs mal dits. Garder les yeux ouverts,
regarder, observer, contempler, être tendu vers. Écouter la vie qui
veut vivre, même impalpable : vouloir l’entendre, cette vie.
Croire que « ce qui arrive » est une promesse.
Être prêt à partir vers, à la rencontre, ceinture aux reins et bâton à
la main.
Homme.
Frère.
Fils.
Unifié.
Unifiant.
Moine sur le parvis de l’homme.
1er janvier 2019
Notes
I. DÉROUTE
II. MÉMOIRE
VOICI L’HOMME
1. Christoph Théobald, Transmettre un évangile de liberté, Novalis, 2007, p. 21.
III. PROMESSES
ÊTRE LÀ
1. Madeleine Delbrêl, Joie de croire, Seuil, 1968, p. 101.
2. Madeleine Delbrêl, La sainteté des gens ordinaires, op. cit., p. 24.
3. Madeleine Delbrêl, Humour dans l’amour, op. cit., p. 80.
OBÉIR À LA VIE
1. Madeleine Delbrêl, La sainteté des gens ordinaires, op. cit., p. 89.
2. Ibid., p. 157.
3. Règle de saint Benoît, chapitre 57.
4. Madeleine Delbrêl, La sainteté des gens ordinaires, op. cit., p. 26.
VIVRE SIMPLEMENT
1. Madeleine Delbrêl, Humour dans l’amour, op. cit., p. 48.
2. Madeleine Delbrêl, Joie de croire, op. cit., p. 84.
3. Ibid., p. 85.
IV. MARCHER
1. Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique, op. cit., p. 63.