Vous êtes sur la page 1sur 104

Collection « J’y crois »

dirigée par Christophe Henning

Sur quoi fonder son existence ? Comment tenir dans une société en constante évolution ? Quelles
sont les valeurs pour lesquelles s’investir vaut la peine ? Pour tracer son chemin, il faut y
croire. Croire en quelqu’un, croire en un projet, croire que quelque chose est possible.
Cette conviction profonde, les auteurs de cette collection veulent la partager et peut-être la
transmettre, dire comment elle les a fait agir, tenir et durer. À partir de leur propre
expérience, et même s’il y a encore du chemin à parcourir, ils expliquent comment croire fait
vivre.

Titres déjà parus :


Jésus, j’y crois,
Michael Lonsdale, 2013

Être père, j’y crois,


Olivier Le Gendre, 2014

La solidarité, j’y crois,


Guy Aurenche, 2014

La compassion, j’y crois,


Bernard Ugeux, 2015

Toi et moi, j’y crois,


Philippe Pozzo di Borgo, 2015
La vie poétique, j’y crois,
Colette Nys-Mazure, 2015

La musique, j’y crois,


Jean-Pierre Longeat, 2015

L’intranquillité,
Marion Muller-Colard, 2016

L’amitié,
Jean-Paul Vesco, 2017

Le geste de transmettre,
Nathalie Sarthou-Lajus, 2017

Nos racines juives,


Antoine Nouis, 2018

Vivre en philosophe,
Alain Cugno, 2018

Vertus de l’imperfection,
Alexis Jenni, 2018
Du même auteur

La cendre avant le feu, Médiaspaul, 2018


Lueurs de Noël, Contes inspirés de l’Évangile, Salvator, 2018
Croisière dans un bénitier… et autres petits récits à partir de la vie, Bayard, 2018
© Bayard Éditions, 2019
18, rue Barbès, 9128 Montrouge

ISBN de la version numérique : 978-2-227-49367-4

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


À mes frères et sœurs,
de sang, de cœur.
Tellement proches.
SOMMAIRE

Titre

Copyright

Collection « J’y crois »

Du même auteur

Dédicace

I. Déroute
Je ne cherche plus Dieu
Conduit

Silence de Dieu

Croire ?
Crise ?

II. Mémoire

Devenir plus humain


La route a été dure
Voici l’homme !

III. Promesses
Être là
Pour être plus humain, se poser
Aimer la solitude
Un parmi d’autres. Jamais à part

Se tenir dans le silence


Habiter sa maison
Se laisser rejoindre
Obéir à la Vie
À Dieu ?

Les autres ?
Soi-même !
Obéir à l’Église
Croiser tout cela
Vivre simplement

Consentir à cette pauvreté


Consentir à la pauvreté
Simplifier notre vie
Aimer sans dévorer
Cousinade

Choisi
Chaste

IV. Marcher
Partir vers ce qui arrive

Ce sera sur la route

Je marche
Dans le grand vent

Ne pas faire la route seul


« Partir vers ce qui arrive »

Notes
I. DÉROUTE

« Accepter de ne plus rien recevoir de toi.


Puis consentir à ne plus rien te donner.
Et t’aimer encore. »
Gustave Thibon
Je ne cherche
plus Dieu

À vrai dire, je ne cherche plus Dieu. Depuis longtemps.


Je L’ai cherché. Je L’ai guetté. Je L’ai attendu.
Je L’ai espéré, « le cœur fier et le regard ambitieux » (Ps 130).
Je L’ai couru de livre en livre, de sessions en retraites, de
méthodes en recettes.
« J’ai poursuivi de grands desseins et des merveilles qui me
dépassent. »
Je me suis fatigué. Mes yeux se sont usés.
Je ne Le cherche plus.

Dieu n’est plus, depuis longtemps, la première pensée de mes


matins.
Oserais-je dire qu’en soi, Il ne m’intéresse plus ?
Si je veux être vrai, il faut que je le dise.
Je le dis comme on se montre intéressé par des calculs, des
bénéfices, des avantages.
Depuis longtemps, je ne L’envisage plus. Je ne Le pronostique plus.
Je n’attends plus rien de Lui.
Je L’avais ramené à mes désirs et à mes rêves ; je L’avais amalgamé
à des fantasmes venant des profondeurs de mes fragilités ; je L’avais
construit comme une réponse qui comble ma solitude. Les images que
je me faisais de Lui se confondaient avec celles de moi-même.
Je L’ai cherché au-delà de l’humain. Dans la piété.
En vain.

Je L’ai aussi poursuivi en menant mille projets. L’un se terminait à


peine qu’il en appelait un autre. Je me suis fatigué. On m’a dit
fatigant. Dans ma course effrénée, j’ai cru Le voir de dos. J’ai talonné
Son ombre. Ce n’était qu’une illusion. Comme un mirage.

On a fait de moi un personnage, un religieux, une personnalité,


un « homme de Dieu » : je me suis laissé faire sans résistance. J’y ai
même cru. Je me suis pris au sérieux : ministre, médiateur,
ecclésiastique. Et pour certains, chaman. Et dans les rangs d’honneur,
j’ai estimé ma place.

J’ai guetté la bénédiction des autres comme une reconnaissance


de ma recherche. Je me suis vu chercheur dans leurs regards.
Certains ne juraient que par moi : j’étais celui qu’il leur fallait. Il
m’était bon d’être vicaire épiscopal, responsable, accompagnateur,
conseiller, fondateur : j’en passe. Ces images gratifiantes me collaient
à la peau. Buée, vaine gloire, elles nourrissaient l’ego : j’y ai renoncé.
Enfin, je voudrais bien…

« Vous ne savez même pas ce que sera votre vie demain !


Vous n’êtes qu’un peu de brume, qui paraît un instant puis
disparaît » (Jc 4,14).
Il a fallu pour cela que je passe par le creuset d’un petit monastère
bénédictin caché au fond d’un bois à quelques kilomètres de
Bruxelles.
Ce qui m’y a conduit ? Un faisceau d’intuitions.

Celle qu’après m’être affairé au-delà du raisonnable, pendant


quinze ans, en assumant à bout de bras et certains jours à bout de
souffle de multiples responsabilités dans mon diocèse, il fallait que je
me pose. Je ne voulais plus de cette fuite en avant. J’étais grisé. Je ne
voulais pas faire carrière. Je ne voulais pas que l’on m’enferme.

Celle qu’il fallait que je m’éloigne — sans la quitter — de cette


Fraternité diocésaine des parvis de laquelle j’ai tant reçu et dans
laquelle j’avais donné le meilleur de moi-même. Enfin, j’espère.
Certains me soupçonnaient d’en avoir fait ma chose. Certains disaient
qu’elle était mon bébé : les sots ! Ils n’avaient pas compris qu’elle est
ma mère et que j’avais reçu d’elle et de tant d’amis-frères une autre
façon d’être prêtre. Il fallait que je m’en détache pour que ce
malentendu se dissipe et laisser place à d’autres. Me tenir à distance,
pour laisser du champ libre. À eux. À moi.

L’intuition enfin — plus essentielle et plus vitale — comme une


nécessité intérieure de me laisser ressaisir, regagner, retoucher par cet
attrait de la vie monastique qui ne m’avait jamais vraiment quitté
depuis que je suis prêtre. Depuis toujours je suis curieux de la vie que
mènent les moines ; j’ai toujours eu envie de franchir la porte qui se
referme sur eux. Et d’essayer de comprendre. Peut-être même de me
laisser faire et entraîner. Je suis parti là-bas tout habité par le désir
impérieux de changer de rythme, de laisser Dieu prendre en ma vie
sa juste place, de laisser la Parole me parler, de trouver dans le cercle
resserré de quelques fidélités élémentaires une certaine unité ; un fort
désir de goûter, dans la louange, une existence plus simple.

Conduit
Elle est étrange, la vie.
J’avais entendu parler de Clerlande, il y a longtemps. J’avais lu
des articles sur cette communauté créée il y a cinquante ans au seuil
d’une ville nouvelle. Et ça m’avait parlé. J’aimais lire ce qu’on disait
de ses audaces liturgiques et de ses intuitions : elles rejoignaient
celles que nous vivions depuis quinze ans dans les différents lieux de
la Fraternité diocésaine des parvis. J’avais envie de voir, d’en savoir
plus. Qui sait ? de m’y poser peut-être, et de croiser des routes.
Je suis arrivé à la porte de ce monastère-maison avec le sentiment
d’y avoir été conduit par les rencontres et les évènements, bien plus
que d’avoir programmé de vivre là un long séjour : les choses se sont
faites. La vie se fait. La Vie nous fait.

Elle nous défait aussi.

Dans le bois de Lauzelle, il s’est passé ce que je ne pouvais même


pas imaginer. Un chemin étrange s’est dessiné. Exaltant et dangereux.
Stimulant et troublant. Malcommode, bienfaisant. Comme une
épreuve et une grâce.

J’ai été accueilli par ces vieux moines comme un des leurs. Aimé
par chacun d’eux comme un ami. J’étais chez moi chez eux. On aurait
dit que j’étais attendu. Je me sentais à ma bonne place comme jamais
je ne l’avais été. Il n’y avait pas d’ombre : c’était midi.
Dans l’expérience pourtant inconfortable de la vie commune, j’ai
goûté une paix qui surpasse tout entendement : j’en suis encore
surpris. Ces frères bénédictins m’ont appris à me tenir là, immobile. À
marcher sans bouger. À partir sans quitter. À être silencieux en même
temps que conduit à ma propre parole. À me tenir à distance de ceux
que j’aime en demeurant cependant très proche. Incognito sur cette
terre wallonne, et cependant pas oublié des miens.

Les frères de Clerlande ont bouleversé l’image des moines que je


m’étais faite. Celle d’hommes reclus derrière des murs, vivant loin de
la ville et de la foule, partageant leur vie entre la prière, l’écriture de
livres et la fabrication de bière. J’ai découvert un autre type de
moines, habillés comme tout le monde, sans clôture de pierre,
menant une vie discrète à deux pas d’une cité grouillante. Ouvrant
leurs portes tout autant que leur cœur, faisant de leur vie une table
ouverte. Des hommes libérés de l’ambition de faire école, ne
cherchant pas à faire de leur maison une académie de liturgie, des
croyants traversés par les questions contemporaines, au clair sur
l’actualité, capables de coups de gueule, de rires et de larmes.
Solidaires mais pas grégaires. Indépendants mais s’aidant autant
qu’ils le peuvent à être des amis. Plus d’une fois, sous leur allure
rude, j’ai été touché par les petites attentions qu’ils se faisaient l’un à
l’autre.

Il a fallu peu de temps pour que ma présence à leur côté dans le


silence des bois, notre prière commune, nos échanges et mon travail
dans leur hôtellerie viennent balayer mes évidences sur la vie : la
mienne, celle de l’Église et celle de Dieu. Le recul, la distance, la vie
répétitive et presque monotone du monastère ont relégué au second
plan des choses que je croyais premières et essentielles. Entre autres :
la frénésie d’édifier pierre après pierre un Temple-Église que Dieu
n’attend peut-être pas. Clerlande m’a mis au large des querelles
d’école, des zizanies de sacristie, des stratégies apostoliques, des
plans et de l’ivresse des structures pastorales pour lesquelles j’ai
dépensé tant d’énergie en me prenant, à certaines heures, pour
l’architecte du bon Dieu. Clerlande m’a ramené au cœur.
Mes évidences de prêtre hyperactif ont laissé place à quelques
convictions reçues dans le vertige et la joie. Et dans les larmes aussi,
il faut bien le dire : on ne renonce pas aux dogmes qui nous ont
façonnés sans en souffrir un peu.

Sans verbosité, sans idéologie, sans arrogance, ces vieux


bénédictins m’ont révélé ce qu’ils cherchaient en vivant là : leur unité
profonde. J’ai découvert, comme une lumière noire, le secret de leur
joie. J’étais rejoint dans mon désir.

Une unité en Dieu, bien sûr : mais que dire de Lui ?

J’avais quitté l’agitation de la ville et de la vie. J’étais venu là pour


me plonger dans le silence et pour Le rencontrer : c’est Son silence
qui est entré en moi. Effroyable silence. Comme une nuit profonde.
Comme une absence. Un abandon. Je m’en suis voulu d’être venu là.
Je Lui en ai voulu de m’avoir entraîné. J’en ai pleuré. J’ai tempêté. Je
m’en suis moqué.

Rien.

Silence de Dieu
Puisque Dieu ne me parlait plus — m’a-t-Il seulement un jour
parlé ? J’en doute maintenant —, je me suis mis à crier : je ne
connaissais pas en moi cette rage.
Pendant des jours, des semaines et des mois, sur les chemins
boueux du Bois des rêves, dans l’oratoire caché du monastère ou
agrippé aux pages des livres que je dévorais, j’ai hurlé : « Où donc es-
Tu ? »
À cœur perdu.

L’écho me répondait : « Es-tu ? »…


Je ne m’étais jamais vraiment posé cette question. Je l’ai reçue
avec une rare violence.

Il m’a défait de moi.

Le silence de Dieu a fait fondre mes certitudes comme neige au


soleil. Les mots que je mettais sur Lui ont éclaté comme des bulles de
savon. Je me suis retrouvé nu et muet, hagard, sur le bord d’une
absence. Sur un chemin de crête entre naissance et mort, entre
origine et fin.

Je suis ici.
Pour quoi ?
Pour qui ?
Les années passent. Mes jours s’en vont.
À quoi sert-il de vivre ?

« Pourquoi m’avoir chargé d’un tel désir de louange


si c’était pour me changer d’ange,
me confier à celui qui doit m’écarteler 1 ? »
Je l’ai écrit plus haut : le chemin que Clerlande m’a fait prendre
est exaltant et dangereux. Il m’a rendu à la fois libre et pauvre.

Je ne sais plus, depuis ce temps, quoi dire de Dieu. Je ne peux pas


rabâcher des choses que je croyais savoir à la façon d’un perroquet
qui ne saisit pas le sens de ce qu’il a appris. Je n’ai plus d’autre
nourriture que la manne du désert. Comme les enfants du peuple
d’Israël, je me nourris depuis d’un « qu’est-ce que c’est ? » que je
ramasse soigneusement jour après jour. J’habite désormais dans cette
question sans fond.

À distance de mes idées reçues.

Déroute.
Débâcle et désarroi.
Apprentissage fondateur d’une parole à libérer en moi.

Je ne crois plus au Dieu Très-Haut et redoutable des psaumes que


j’ai chantés.
Je ne crois plus qu’Il est « ma citadelle, mon roc et mon
libérateur » (Ps 61).
Je ne L’imagine plus « à mes côtés, mon Défenseur ».
Il ne m’a pas « rendu inébranlable » : Son silence m’a lavé,
décapé, décrassé, brossé, rincé, purgé. Il m’a changé, renversé,
réformé et refait. Le Dieu que je croyais connaître est devenu le
Mystérieux, l’Inconnu, l’Insaisissable.
Son absence m’a blessé.
Je n’en guérirai pas, je le sais bien.

Au prêtre que je suis, une question terrible s’est imposée : existe-t-


Il vraiment ? Il faut s’être cru professionnel de Dieu pour comprendre
le vertige de cette question qui remet tout en cause.

« Tu m’assèches, tu me dépeuples, tu me creuses,


comme si tu voulais que je fusse une tombe
plus morte que son mort, mais que son mort fût toi 2… »

Croire ?
Je m’y risque encore. Mais sur la parole d’autres.

Existe-t-Il ? S’Il est, cela devrait suffire : que Lui importent nos
gesticulations !
S’Il EST, Son unique désir doit être que nous existions d’une haute
qualité d’existence, à la mesure de la Sienne : « Tu avais fait mon
cœur à ta taille, tu avais fait ma vie pour durer autant que toi… »
Je ne crois plus au papa poule, au protecteur, au bienfaiteur, au
justicier. Je ne crois plus en celui qu’il faudrait apaiser, appeler,
séduire, invoquer ou même réveiller. Mes pensées pieuses se sont
vidées de leur substance. Les mots sur Lui sont devenus des coquilles
vides.
Je ne crois plus au Tout-Puissant. Je ne crois plus au Maître du
temps et de l’Histoire.
Et s’il m’arrive encore parfois, dans une conversation, de parler de
Lui comme de « mon Dieu », ce n’est pas parce que je m’en sens riche,
mais parce que — si tant est qu’Il existe — je suis relié à Lui comme
un ruisseau à une source.

Il s’est fait silence.


À son silence répond le mien : je ne lui parle plus. Je ne sais quoi
lui dire.
Je ne m’adresse pas aux murs : est-il inconvenant de le dire ?
Je vis dans Son absence et je m’y baigne nu. Je me risque à penser
que je suis déposé, par Lui, au monde. Désarmé. Avec Lui et en Lui.
Dépossédé.
Douce espérance — s’il Est — d’être dans sa main.
Et qu’il n’y a pas, sur terre, de vie abandonnée.

Rien d’autre.
Rien à ce jour.

« L’oiseau repose dans l’air, la pierre sur la terre, le poisson vit


dans l’eau, mon esprit est dans la main de Dieu 3. »

Crise ?
Je dis plutôt : promesse.
Ces quelques mois passés au monastère de Clerlande m’ont
entraîné dans un passage étroit. Ils ont fait tourner court la route sur
laquelle je marchais sans souci depuis presque soixante ans.
Plus rien n’est comme avant. Ni ce que je suis, ni ce que je
voudrais être. Ni même ce que je fais. Ces quelques mois d’expérience
monastique ont dérouté le cours de mon histoire, je le sais bien.

Que reste-t-il quand il ne reste rien ?

Il me reste une question, la résonance d’un cri, comme un écho en


moi : « Es-tu ? »
Est-ce un silence ? C’est peut-être Sa voix. Je n’en sais rien.

Mais il me reste aussi — cela est sûr ! — l’envie d’être homme. Et


de ne rien gâcher.
L’envie d’être plus humain. « Va vers toi-même ! » (Ct 2,10)
Je n’ai que trop tardé.
II. MÉMOIRE

« Il est bon de s’occuper des oliviers,


des moutons et du repas
et de l’amour dans la maison. »
Antoine de Saint-Exupéry
Citadelle
Devenir
plus humain

L’histoire remonte loin : j’étais au séminaire. Un professeur nous


avait demandé de rédiger notre credo : c’était l’heure d’une synthèse.
L’étudiant sage que j’étais avait interrogé les livres ; j’avais relu mes
cours et recopié fidèlement ce que d’autres avaient pensé. Je redisais
des mots appris. Sans grande conviction.
Quelques heures avant de rendre mon devoir, indisposé par cette
répétition, je me souviens avoir tout déchiré. J’ai griffonné sur ma
page blanche : « Je crois en l’homme. En l’homme que Dieu espère. »
Je me sentais à l’aise à dire les choses comme celles-là.
Ce devoir d’à peine deux lignes m’a valu les railleries de quelques-
uns qui — eux — savaient. Le professeur — un poète — m’a ce jour-
là encouragé. Des années plus tard, je lui en sais encore gré : il m’a
ouvert les portes d’une foi libre.
J’ai eu du mal à les maintenir ouvertes.

Trente-cinq ans plus tard, silence de Dieu aidant, je persiste à


penser et à écrire qu’il n’y a plus qu’à croire en l’homme. En l’homme
aimé de Dieu.
Depuis Clerlande, je balbutie ma foi en un Dieu qui n’attend rien
de l’homme, qui s’en est détaché et le laisse exister. Dans Son
absence, je Le pressens désireux que l’homme vive et qu’à son tour, il
en fasse vivre d’autres.
Je me suis fait à l’idée d’un Dieu qui se retire. Et à celle d’un
homme établi par son propre Créateur comme l’auteur de sa vie.
Voilà ce qu’est la vocation humaine. Rien de plus, me semble-t-il :
tout le reste, aujourd’hui, me semble composition et tentative de se
rassurer.

Un Dieu qui se retire comme la mer. Aimable dans son absence.


Disant, en voyant vivre l’homme : « Mais que c’est bon ! » (Gn 1).
J’aurais tellement aimé, à certaines heures de mon séjour au
monastère, qu’Il me le dise un peu plus fort !

Je suis devenu athée d’un Dieu mêle-tout. Puisqu’Il habite dans le


silence de l’infini, qu’Il y demeure ! Nous n’en serons que plus
hommes.

Alors quoi ?

Bien plus que la question de Dieu, c’est désormais celle de


l’homme qui m’importe. La seule réalité tangible à laquelle on
peut vraiment s’intéresser. L’homme de partout et de toujours.
L’homme que l’on peut voir, toucher, aimer ou détester. De près
comme de loin. L’homme dans sa famille, sa ville et son
quartier. Dans son travail et ses engagements. L’homme sur sa
planète bleue et l’homme dans l’univers. L’homme rencontrable
dans sa quête de vie, ses amours, ses plaisirs et sa souffrance.
L’homme dans ses relations et dans sa solitude. Capable du
pire comme du meilleur. L’homme dans le tragique de
l’homme. En désir maladroit de bonheur. L’homme que je suis.
L’homme que je pourrais devenir. L’homme habité par bien plus
grand que lui.
C’est ce questionnement sur l’homme qui me donne de
marcher, de croire et d’espérer.
Man-hou : « Qu’est-ce que cela ? »

Ma question n’est donc plus de savoir qui est le « Bon Dieu » et


d’être tourmenté par le désir de Le rencontrer mais de comprendre ce
que c’est qu’être vivant. Et de le devenir.

Les moines avec qui j’ai vécu ont éclairé cette question. Leur vie
ébauche une réponse.
Leur quotidien rejoint la grande aspiration de l’homme. En se
mettant à l’école de saint Benoît qui écrit au commencement de sa
Règle : « Qui veut la vie ? Qui désire le bonheur ? », ils entrent à leur
façon dans une humble réponse.
Dans la lenteur des jours, d’une vie partagée, simple et sobre,
ouverte, sans désir de maîtrise, accueillante au réel, portée par la
méditation de la Parole et la prière, le service des plus fragiles et
vulnérables, ils trouvent leur unité. Il n’y a pas de quête plus
importante.

Leur expérience cristallise — ou modélise si l’on peut dire — le


désir d’unité de tant d’êtres humains qui cherchent le bonheur et
l’amour, exercent un métier pour gagner de quoi vivre, rêvent d’une
vie affective équilibrée au mieux et partagent avec d’autres des
engagements au service du bien commun. Comme leurs
contemporains, mais dans un cadre enclos, les moines aspirent à ce
que tout tienne, à ce que leur vie soit cohérente. Dans un style de vie
qui leur est tout particulier, ils se laissent désamarrer et dépouiller de
l’inessentiel.
Je n’ai rien vu de flamboyant chez mes amis de Clerlande : rien de
brillant et rien d’exceptionnel. Ces hommes m’ont révélé la beauté
mate de l’existence et la valeur du temps. Leur vie m’a parlé de la
patience de Dieu pour qui « mille ans sont comme un jour » (2 P 3,8).
Au pressé que je suis, ils ont appris qu’il faut du temps pour devenir
un homme, qu’on le devient petit à petit, très humblement.
L’impatient que je suis a goûté auprès d’eux « la passion des
patiences 1 »…
J’ai appris d’eux qu’il n’y a pas de route heureuse quand elle est
faite sans compagnons. Et qu’on reçoit des autres notre juste
humanité. C’est peut-être la raison d’être de la communauté.

Comment se fait-il qu’on ait fait de la vie monastique un mode


de vie à part, étrange et mystérieux ? Et presque pas humain ?
On a institutionnalisé leur quête. On a fait de leur passion une
profession, de leur recherche une spécialisation. On a hissé
leur vie tout en haut d’une échelle. On a fait de la vie
monastique le suprême degré de la perfection ! Les chemins
caillouteux sur lesquels les moines s’aventurent pour devenir
simplement plus humains sont devenus des avenues en sens
presque interdit. Des coutumiers ont pris le dessus et ont
conventionné leurs pas. Et la raison d’État, à certaines heures,
a même brisé la vie de quelques-uns d’entre eux qui ne
cherchaient qu’à unifier leur vie. Qu’on les descende du
piédestal sur lequel on les a mis : les moines que je connais
sont des gens ordinaires, pas différents de la moyenne…

Ils ne cherchent pas à prêcher ou à organiser l’Église. Ils


n’enseignent pas et ne catéchisent pas. Leur vie ne veut être qu’un
signe discret d’une unité possible de l’être. Les moines avec qui j’ai
partagé la vie ont aperçu un jour l’humanité profonde de Jésus. Ils
ont choisi de le suivre dans une vie humble et discrète pour devenir
humains comme lui. Les saisons qui se succèdent sans hâte sont
devenues l’écrin de sa Parole. Leur vie cachée à l’ombre de l’Histoire
ne cherche rien d’autre qu’à être un prolongement de la profonde
humanité de celui qu’on appelle « le Seigneur ». Je n’ai pas vu chez
eux d’ambition d’excellence, de désir de devenir parfaits, de
prétention à être des modèles. Je les ai découverts comme de simples
compagnons de route : ils voudraient dire — en l’expérimentant — la
silencieuse fidélité de Dieu et sa miséricorde qui inaugure des
avenirs. Je me sens proche de leur quête d’humanité.

Avec eux j’ai chanté : « Qu’est-ce que l’homme pour que tu penses
à lui, pour que tu en prennes souci ? » (Ps 8).
Avec eux j’ai pensé : « Tu as fait l’homme un peu moindre que
Toi. »
Et je me suis risqué à dire : « Tu le couronnes de gloire, et tu mets
toutes choses à ses pieds… »

Leur vie parle d’un bonheur auquel nous sommes promis.


Et d’une belle humanité. Et d’une éternité.
C’est quoi, l’homme ?
Man-hou : « Qu’est-ce donc que cela ? »

La route a été dure


Certains soirs, quand le vent se prenait dans les branches des
arbres du bois de Lauzelle et donnait à penser que le monastère
tanguait comme un navire sans capitaine, j’ai été traversé par la peur
de la nuit. J’ai cru sombrer. En tremblant, je me suis demandé si tout
cela avait réellement un sens. J’ai même pensé que la vie n’est qu’une
parenthèse inscrite dans le néant. J’ai eu envie de la fuir.

Je dois mon espérance à une mésange qui se posait chaque


matin sur le balcon de ma chambre. Elle me tirait de l’angoisse
de la nuit. Dans mon hiver, son sifflement augurait un
printemps. J’ai alors renoncé aux questions sans réponses et
plus encore aux réponses sans questions. Sa légèreté m’a
dessaisi de ma volonté de savoir, de comprendre et de percer
le lourd et insondable mystère de Dieu.
À cause d’une mésange qui sautillait de branche en branche et
de quelques vieux moines qui cherchent seulement à tenir, je
ne cherche plus Dieu. Et l’au-delà ne me soucie guère.
Une seule question demeure. Elle me fait vivre : « Qui donc est
l’homme et comment être humain ? »
Man-hou ? C’est une énigme.

La question est profonde. Lorsqu’elle est mal posée, elle engendre


l’angoisse. Pour l’éviter, on peut vite se laisser entraîner dans une
mystique qui n’a rien de très humain. On en connaît qui se sont mis à
vouloir Dieu pour échapper à la question de l’homme : la quête de
Dieu peut devenir une dérobade. Elle peut soustraire à la dureté, à la
violence, aux exigences de la vie ordinaire. Il y a tellement de gens,
écrivait Gustave Thibon 2, qui passent leur vie à soupirer vers l’au-delà
parce que l’en-deçà leur fait défaut…
J’ai appris à me méfier des gens trop pieux, des observants
dévots : ils ne savent pas assimiler la vie. Ils se consolent et se
vengent en rêvant de nourritures célestes. Ceux-là m’inquiètent tout
autant qu’ils m’attristent…

Mais qu’on ne s’y trompe pas : j’écris cela sans jugement ! Je me


suis moi-même laissé prendre au piège d’une fausse mystique. La
réalité de l’existence, avec ses imprévus, fatalités et tragédies, est
souvent menaçante et il est dur d’y consentir. À certaines heures,
comme tant de croyants, l’en-deçà de la vie m’a fait défaut : j’ai voulu
vivre comme un héros. Je me suis habillé d’une cape d’illusions. J’ai
survolé la vie. Je me suis vu accomplissant maintes merveilles. J’ai
cru que je sauverais le monde en oubliant qu’il est déjà sauvé. Je me
suis lancé, comme Don Quichotte, à la conquête du vent, rêvant de
Dieu, perdu dans mes affaires d’Église hors de laquelle je pensais qu’il
n’y a point de salut. J’ai oublié d’être le frère, l’ami fidèle ou la
mésange que certains attendaient : il y a — je ne l’ai que trop vécu —
des dévotions qui sont anesthésiantes. Et des apostolats aussi.
Clerlande m’a rabattu à terre.

Plaqué au sol par le silence de Dieu, une question m’a étrillé :


« Qui nous fera voir le bonheur ? » (Ps 4). J’ai entendu que le ciel est
en l’homme. Et qu’il n’y a pas à le chercher ailleurs.

J’ai alors enterré soigneusement toutes mes aspirations à l’au-


delà.
La mésange qui voletait allégrement à la recherche des brindilles
nécessaires à son nid m’a fait comprendre qu’il n’y a pas d’autre vie
que celle que nous vivons, et qu’il serait bien sot de passer à côté
d’elle. J’ai prié Dieu de m’accorder un troisième œil qui me donnerait
de lire le sens caché des choses. J’ai « entendu » qu’il n’y a rien à
chercher ailleurs que dans la profondeur du quotidien : qu’importe
l’après, on verra bien ! Chercher ce qui se cache en l’homme, ce avec
quoi aujourd’hui il est en relation, quelle est l’ampleur de son rapport
au monde, suffit pour vivre. Dans la fragilité et la grandeur du
quotidien se cache une profondeur d’éternité : il y a plus grand que
l’homme en l’homme. J’y crois.

Il n’est pas nécessaire de se faire eunuque ou de manger des


sauterelles dans un désert pour savourer les délices du Royaume qui
se révèle au cœur du quotidien. Nul besoin de gymnastique religieuse
et d’efforts disgracieux pour obtenir ce que nous n’aurions pas. Il
suffit de se concentrer sur la vie qui est là : elle est donnée. Par grâce.

Une Vie se révèle dans l’ordinaire des jours. Le « Royaume qui


vient » dont parle Jésus dans l’Évangile, c’est cette Vie qui advient
dans la vie. Si quelque chose nous manque pour pressentir l’éternité,
nous devons le chercher dans ce que nous sommes et dans ce que
nous avons, et pas ailleurs.
Et surtout pas dans la piété des religions.

« Où cours-tu ? Le ciel est en toi.


Si tu cherches Dieu ailleurs, tu le manques à tous les coups 3. »

Je ne suis finalement pas resté au monastère de Clerlande.


Une femme m’a remis sur la route : elle s’appelle Madeleine
Delbrêl.
Sa pensée me touche au plus haut point depuis trente ans.
Elle écrivait : « Si pour se donner au monde entier (et je traduis
cela par devenir humain…) il faut accepter de rompre toute amarre
pour se laisser mettre au large, il n’est pas nécessaire que ce large soit
contenu entre les murs d’un monastère. Il peut tenir dans une clôture
de pierres sèches posées à même le sable ; il peut tenir dans une
caravane africaine ; il peut tenir dans une de nos maisons, dans un
atelier, dans un escalier qu’on monte, dans un autobus qu’on prend.
Le large, on le trouve en acceptant l’étroite clôture de l’amour du
proche prochain. Donner, à chacun de ceux que l’on approche, le tout
d’une charité parfaite, se laisser enchaîner par cette incessante et
dévorante dépendance, vivre comme naturellement le Sermon sur la
Montagne, c’est la porte du large, porte étroite qui débouche sur
l’universelle charité 4. »

Madeleine m’a convaincu que la vie monastique n’est qu’un mode


d’expression parmi d’autres de cette quête d’unité à laquelle tout être
humain aspire. Celui qui est en quête de sa propre unité et cherche
patiemment à jouer son existence d’une façon unique et personnelle
est moine à sa façon.
Est moine celui qui cherche à accorder son cœur, son corps et son
esprit à la profondeur de son être, le seul lieu-dit de Dieu. Cette
aventure peut se vivre tout autant dans les couloirs du monde, au
cœur des villes, sur les chemins de campagne, dans les allées
souterraines du métro et sur les grandes avenues de l’Histoire que
dans la clôture d’un monastère ou d’une institution.

Madeleine Delbrêl et saint Benoît m’ont fait comprendre que « s’il


y a des gens que Dieu prend et met à part, il y en a d’autres qu’il
laisse dans la masse, qu’il ne retire pas du monde » : j’en suis. Là où
la vie nous mène, rien de nécessaire ne manque, « car si ce nécessaire
nous manquait, Dieu nous l’aurait déjà donné ».

Je ne suis pas resté là-bas.


Je n’ai pas « pris l’habit » mais je me sens pourtant moine, sans
statut endossé. J’ai reçu à Clerlande une boussole pour le chemin que
je voudrais dessiner pour le reste de mes jours. Je suis et resterai
nomade. Monos. Aimant la solitude. Exécrant l’isolement. Me laissant
charrier par le courant d’une vie simple sans être le membre d’une
société fermée. Comme un moine des parvis, aimant « la porte qui
s’ouvre sur la rue 5 » comme les moines avec qui j’ai vécu aiment la
porte qui s’est refermée sur eux.

Je dois ma décision d’avoir repris la route à un vieux frère à qui je


partageais mes découvertes. Après avoir écouté toutes mes questions
avec grande bienveillance, il m’a cité un demi-verset du livre du Sage
Ben Sirac : « N’empêche pas la musique » (Si 32,3). Son conseil avisé
m’a remis sur une route qu’il me faudrait tracer, pas après pas. J’ai
décidé de regagner ma vie « par un autre chemin ». Plus tout à fait le
même. Mais davantage moi-même. Pieds nus.

Je sais depuis ce jour que mes racines profondes sont enfouies


dans ce monastère — et pour longtemps — comme celles d’un lierre
qui va.

Là où la vie me conduit, j’essaie de ne pas empêcher la musique


que je porte au fond de moi. C’est un chant de cascade qui se reçoit
d’une source silencieuse, la vibration de l’air dans le frimas d’un petit
matin. Concert des intuitions, des désirs intimes et des rêves les plus
fous. Je l’interprète au fil du temps, au gré des évènements, à la grâce
des rencontres.

Mes trois années de compagnonnage avec les moines bénédictins


de Clerlande m’ont donné l’envie d’être un homme libre et unifié,
c’est-à-dire plus humain, « enfoncé aussi loin que possible dans
l’épaisseur du monde, séparé de ce monde par aucune règle, aucun
vœu, aucun habit, aucun couvent 6… ».
Ils m’ont appris que je n’apprendrai rien de plus juste sur Dieu
ailleurs que dans la profondeur de l’homme. En lui réside le fini et
l’infini, la misère et la grâce. J’ai décidé là-bas de ne plus escalader le
paradis. Dans la boue et le froid, j’attends — si Dieu le veut — que le
paradis descende en moi et me creuse à sa taille.

Je reste sur la route. Tout prêtre que je suis, je me contente,


autant que je le peux, de demeurer terrien.

Il me tarde de devenir un peu plus homme.


D’être UN.
Comme un moine des parvis marchant « vers ce qui arrive ».
Voici l’homme !

Classe de 4e A. Cours de religion. « Bidasse », surnom terrible pour


un prêtre (!), nous fait apprendre par cœur l’Évangile selon saint Luc.
De mercredi matin en mercredi matin, c’est la même chose. C’est là
tout son programme et sa pédagogie. Au fil des mois, cet Évangile
s’inscrit dans ma mémoire. Au fil du cœur, le texte devient Parole.
J’ai souvent, le mardi soir, maudit Bidasse. Mais j’ai souvent,
depuis cette année-là, béni cet homme qui m’a conduit en Évangile.

Je suis, depuis ce temps, touché par le visage de Jésus. Par Son


regard, par Sa parole et par Ses gestes. Sans le savoir, Bidasse m’a
entraîné en Évangile : il m’a fait préférer ce lambeau de Palestine au
continent mathématique.

Adolescent, je plongeais dans les récits, je me cachais dans le


feuillage d’un sycomore. Je flânais au bord du lac, je traînais sur
l’esplanade du Temple, je m’asseyais à la margelle du puits de Jacob.
Je me glissais dans la foule qui écoutait Jésus : que venait-elle
chercher auprès de lui ? Man-hou : « Mais qu’est-ce que c’est ? »
Je m’imaginais près des disciples sur les chemins de Galilée. Je les
entendais parler et rire. J’écoutais leurs murmures. Je m’invitais chez
eux et j’y étais chez moi. Leur table était ouverte.
J’étais touché par Celui qu’ils suivaient. Les mots de l’Évangile
appris par cœur avaient inoculé en moi un goût certain pour Ses
façons d’aller et de venir, de s’arrêter, de se remettre en route, de
parler, d’écouter, de regarder la vie, de croire aux plus petits,
d’envisager son Père, de débusquer les hypocrites. Je savais que
j’aimerais pour toujours Sa façon d’aborder l’homme comme on
accueille un jour nouveau.
Jésus me révélait en filigrane l’humanité profonde de Dieu. Ce
pèlerin infatigable me prenait par la main et m’entraînait dans Son
mystère. J’étais saisi.
Sa compassion m’apparaissait comme une clé qui ouvre les portes
de l’essentiel. Son étonnante humanité me laissait pressentir la
profondeur d’un Dieu aimant, d’une source, d’un abîme infini. Plus je
Le regardais, plus je pressentais que jamais je ne pourrais connaître
Dieu d’une façon savante : c’est de Lui — et de Lui seul — que je
l’apprendrais.
Jésus était entré dans mon histoire.

Je n’ai jamais cessé de m’étonner de Lui.


Je ne me suis jamais lassé de Le voir aller au-devant de l’homme.
Sans faillir.
Voit-Il un homme exclu, laissé sur le bord d’une route, abandonné
des siens ? Il s’approche de lui. Doucement. Sans grand discours. Il
s’agenouille et le relève. Je m’émerveille.
Voit-Il une femme traquée comme une bête par des vieux obsédés
qui ne savent pas vivre eux-mêmes la morale qu’ils défendent ? Il
l’accueille en silence. Il ne la regarde pas pour ne pas l’effrayer. Ses
doigts qui jouent avec le sable sec semblent dire la vanité de leur
violence. D’une question impertinente, Il renvoie dans leurs cordes les
vicieux rabatteurs : les voilà pris au piège. Il reconduit cette femme
terrorisée au seuil de son avenir : « Va ! »
Voit-Il dans un cimetière un homme qui erre parmi les tombes,
abîmé par la folie et une rage qu’il retourne contre lui-même ? Il va
au-devant de ce mort-vivant. Il le remet dans son bon sens. Debout.
Cet homme de Galilée me fascine.
On L’accueille ? Il s’arrête, se met à table. Il se mêle à la vie.
On L’adule ? On Le courtise ? Il s’enfuit.
Un pauvre crie ? Il l’entend.
Quelques enfants sont turbulents ? Il s’en amuse et les appelle.
Je suis ému de Le voir rejoindre les attentes les plus essentielles
de l’homme. Son regard atteint ce qu’il y a de plus humain : Il
restaure la confiance perdue, l’estime de soi bafouée, le goût des
autres si souvent oublié.

« À ouvrir les Évangiles, nous découvrons un homme, certes aux


prises avec la complexité souvent dramatique de la vie, mais capable
de toucher immédiatement le point essentiel chez ceux qu’il
rencontre : l’endroit mystérieux où peuvent se libérer des énergies de
vie insoupçonnées. C’est ce qu’il montre à son entourage, y suscitant,
sans beaucoup de paroles, le désir d’acquérir un même doigté, une
même délicatesse, dans l’approche de l’existence humaine 1. »

Jésus ? Un touché, un doigté, une délicatesse. Sans beaucoup de


paroles.
Pour devenir plus humain ? Le contempler : Il unifie.

Hier comme aujourd’hui, Il ravive le goût de vivre de ceux qui se


laissent rencontrer.
Il aime l’homme bien dans son corps, dans sa tête et dans son
affectivité. Il rêve d’un homme inscrit dans un réseau de relations
justes. Il écoute la vie, n’entend que ce qui fait vivre. Il réintègre. Il se
réjouit de voir celui qui se réconcilie avec lui-même, avec les autres. Il
accueille sans soupçon les besoins de tendresse. Il aime la fête. Il
aime que les petits soient pris en compte. Dans un monde sec et dur,
Il rafraîchit la vie de ceux qui sont sans influence, sans voix, sans
pouvoir, sans amour.

Il ne discourt pas sur ce Dieu dont il a tout compris. Il Le révèle


seulement avec des petites histoires dont il a le secret. Il en parle
comme d’un fou qui donne sans compter, qui sème sans préparer la
terre, qui aime les repas de noces et se joue bien des conventions. Le
Dieu qu’Il nous laisse entrevoir dans la profondeur de son être est un
Père qui se tient, chaque matin, à la porte du jardin : Il attend sans
faillir le retour improbable des fils encanaillés. Quand Il les aperçoit,
Il court au devant. Même s’Il est vieux.
Dieu, nous apprend-Il, est bien plus jeune que le monde.

J’ai appris l’Évangile par cœur, sans le prendre à la lettre. Depuis


longtemps, j’ai bien compris que ceux qui ont rédigé ces textes l’ont
fait dans le langage de leur époque. C’était leur seule façon de dire
un tant soi peu l’intensité de ce qu’ils avaient vécu avec Jésus et
l’inouï du royaume de Dieu traversant leur histoire. Aucun mot ne
pourra jamais dire cette vive brûlure.
J’aime suivre le Christ sans croire aux anges qui chantent dans le
ciel, aux bergers qui trouvent un nouveau-né dans une ville
surpeuplée comme on trouve une aiguille dans une botte de foin, en
un roi qui aurait fait toute confiance à quelques étrangers venus
parler d’un prétendant qui serait né dans une bourgade voisine. Je ne
crois plus depuis longtemps à l’historicité de la pierre roulée, à
l’ascension du mont des Oliviers, au Seigneur passe-muraille et aux
langues de feu, mais je crois en la profonde promesse de l’homme de
Nazareth. Sa vie me donne de croire dans la profonde humanité d’un
Dieu Source et Père.
Je ne peux pas parler de Lui à l’imparfait : ici et maintenant, Il
ouvre.
Ceux qui le suivent, depuis plus de deux mille ans, adoptent sa
façon de se tenir dans l’existence et de servir l’homme d’abord et
avant tout. Ils savent que sa vie ne se transmet pas dans des discours.
Vivre sincèrement en mémoire de Lui, c’est d’abord prendre soin de
l’homme. Ils portent avec bonté sa cape d’humble berger.

Son passage est une promesse. Il unifie la vie de ceux qui


emboîtent Son pas. Ils deviennent frères et fils.
Le « viens, suis-moi » de l’Évangile ouvre des routes
insoupçonnées. Répondre « oui » à Son invitation vaut mieux qu’un
inlassable « où m’emmènes-tu ? » : Il entraîne ceux qui Lui donnent
leur confiance sur les rivages d’une vie plus intense. Il ne les appelle
pas de l’extérieur : Il leur fait signe des profondeurs d’eux-mêmes car
Il s’y tient déjà. Son « viens, suis-moi » est une autre traduction du
« Va vers toi ! » de Dieu à Abraham. Il n’est rien d’autre qu’un sublime
« Deviens ce que tu es. Je t’attends là ».

J’ai appris de Jésus à ne plus croire que Dieu serait au-dessus de


nous, mais qu’Il habite dans l’intime de nous-mêmes. Discret et
silencieux. C’est Son Esprit qui inspire d’aimer, de créer et d’oser. Son
silence ouvre le possible et rend l’homme responsable.

Le langage de l’Église, qui ne parle plus vraiment à nos


contemporains, répète à l’envi que cet homme-là nous sauve.
Mais de quoi ? Du péché, comme on dit ?
Man-hou : « Qu’est-ce que cela ? »
Je préfère penser que cet homme nous sauve de l’inhumanité
et de l’éclatement.
S’Il nous sauve, c’est de notre infrahumanité : de la
désespérance, du manque de foi en nous, en l’autre, en
l’aujourd’hui, en l’avenir.
S’Il nous sauve, c’est du trop peu de confiance que nous avons
en la vie, en Lui, en Sa présence. De notre indifférence, de nos
enfermements, de nos myopies, de nos surdités, de la sclérose
du cœur qui nous empêche de vivre.
S’Il sauve, c’est de la peur qui colle au ventre, de la crainte
d’un Dieu qui voudrait nous faire payer le droit de vivre ; de
cette angoisse qui paralyse et fait, des mal-croyants que nous
sommes, trop souvent des rampants.
S’Il sauve, c’est de cette image tenace qui voudrait nous faire
croire que Dieu attend des sacrifices comme un droit de
passage, et qui fait de la vie spirituelle un impôt à payer. Il
nous a « rachetés », dit-on : Il serait la rançon et nous, le
peuple des rachetés ? Je n’aime pas ces mots-là : à les
entendre, on risque d’en oublier la grâce.
S’Il nous libère, c’est de ces certitudes dans lesquelles nous
L’avons enfermé ; c’est de nos catéchèses labélisées, de nos
formules magiques et de ces petits rites qui quelquefois frôlent
la névrose.
S’Il nous libère, c’est de la religion qui légitime tant de
pouvoirs et tant d’emprises. C’est de la culpabilité qui
cancérise l’existence et empêche de vivre, de danser et d’aimer.
S’Il sauve, c’est de la crispation sur le péché dans laquelle nous
aimons nous maintenir. Il nous apprend que le péché, c’est la
frivolité : cette incapacité de sentir et de vivre l’intensité de
l’existence. Il nous apprend que Dieu — la Vie qui traverse la
vie — s’étonne que l’homme ne cherche pas à devenir plus
humain.
Il nous apprend avec bonheur que Dieu ne voit l’homme que
du côté où il peut vivre, et que Sa bienveillance ne se mendie
pas.
Dieu, dit Jésus, ne joue pas dans les bas-fonds de nos
lamentations.
Il nous laisse pressentir que Dieu ne pouvait pas abandonner
l’homme dans ce marasme. En Lui se sont révélés la juste
humanité, la grâce et le bonheur d’être homme. C’est en cela
qu’Il est « sauveur » et qu’Il salue l’humanité.

Sa profondeur est une visitation de Dieu. Il donne à l’homme qui


se laisse rencontrer la vraie mesure de ses jours. On ne Le suit pas en
cherchant à imiter Sa vie : deux mille ans ont passé. L’imitation est
trop souvent une singerie. Être homme en mémoire de Lui, c’est
adopter pour aujourd’hui Son art de vivre et conjuguer tout ce qu’Il a
été, comme on conjugue — lorsque l’on est de bon goût — les
différentes couleurs des vêtements que l’on porte.

À Le contempler, on comprend que ne sont vraiment humains que


ceux qui, comme Lui, se savent pauvres dans leur cœur ; que ceux
qui, comme Lui, consentent à la petitesse de leur terre, à l’ordinaire
des jours ; que ceux qui, comme Lui, osent laisser couler leurs
larmes ; que ceux qui, comme Lui, préfèrent la douceur à la violence ;
que ceux qui, comme Lui, risquent leur vie pour la justice ; que ceux
qui, comme Lui, savent pardonner ; que ceux qui, comme Lui,
gardent leur cœur pur ; que ceux qui, comme Lui, cherchent la paix ;
que ceux qui, comme Lui, sont prêts à endurer l’insulte et le mépris
pour demeurer fidèles.

De Lui, nous apprenons qu’il n’y a pas de vie plus humaine qu’une
vie donnée et disponible à ce qui vient. Il la transforme de l’intérieur.
De Lui, nous apprenons à être des serviteurs et non des maîtres, à
devenir responsables du devenir des autres et non à les charger de
nos fardeaux. Nous apprenons de Lui à rendre d’autres libres au lieu
de les aliéner ; à vivre plus simplement et à donner de la joie.
Nous apprenons la valeur du silence et de la présence consentie
aux évènements et aux rencontres de la vie.
Les craintes de l’avenir et les regrets du passé s’estompent quand
nous gardons les yeux fixés sur Lui. Il donne l’audace de partir vers ce
qui arrive.

Que dire encore de Jésus ?


Seulement quatre postures qui Le rendent infiniment humain.
Elles font de Lui un être unifié, un « moine » :

Il se tient toujours là où la vie Le conduit. Pas ailleurs. Pas en


nostalgie. Pas dans l’imaginaire. Là. Pleinement là. Offert. Exposé.
Livré. Rompu. Présent à celles et ceux qui sont sur Son chemin.
Stable. Monos.
Il est obéissant. Jamais contraint. Pas asservi et pas soumis. Le
cœur et l’esprit grand ouverts, Il écoute la vie et se tient
disponible. Monos.
Il est pauvre. Il fait le choix de la simplicité mais pas celui de la
misère. Cela Le rend libre pour rencontrer, rendre d’autres plus
vivants. Monos.
Il aime d’un amour qui ne dévore pas, sans avarice de lui-même.
Sans mesquinerie, sans boursouflure. Joyeusement. Monos.

Pleinement frère de Ses contemporains et pleinement fils d’un


Dieu qui aime sans se lasser.
Il est ce que nous sommes appelés à devenir.
Il est ce que je voudrais être…

Pour devenir plus humain : il ne nous reste qu’à Le suivre.


C’est ce que j’essaie de faire.
Car « voici l’homme ! » (Jn 19,1)…
III. PROMESSES

« C’est d’âme qu’il faut changer, pas de lieu. »


Sénèque
Être là

J’aime ce moment, au monastère, où les frères se tiennent


ensemble dans l’église à la fin de l’office. La cloche sonne. Trois fois.
Puis trois fois. Et puis trois fois encore. Entre les tintements, un long
silence se fait. Nous sommes là.
Certains égrènent dans leur cœur les mots de l’Angélus. Je préfère
me taire, être là. Simplement. J’habite l’instant. Le moment présent,
celui dans lequel je suis, est le seul temps réel.

Les moines parlent de la statio. Ce mot évoque le fait d’être


debout. Attentif. Ouvert. Recueilli. Recentré. C’est le moment de se
redéposer dans la présence à Dieu et la joie d’exister. La qualité de ce
qui suivra sera nourrie de ces minutes suspendues, pleines et
conscientes d’une vie qui est donnée et qu’il suffit de recevoir comme
un cadeau. Ce laps de temps précieux fait apparaître que la nostalgie
et la projection dans l’avenir risquent de nous faire fuir le présent et
d’être ailleurs quand la vie nous réclame. Cet instant inutile donne de
quoi vivre d’une façon différente le temps qui va venir. Avec intensité.
Qui perd son temps dans ce « moment de rien » y gagne, finalement.

On raconte que, lorsque le téléphone sonnait chez elle, Madeleine


Delbrêl accourait mais ne décrochait pas immédiatement le combiné.
Elle s’asseyait d’abord, silencieuse : elle se préparait le cœur à
accueillir une conversation, à écouter une joie, à partager une
souffrance ou à prodiguer un conseil. C’était une autre façon de vivre
la statio qui rythme la vie des moines.

Ceux qui me connaissent savent que je suis un actif.


J’ai longtemps cru que la vie était faite pour atteindre des
objectifs. J’ai passé le plus précieux de mes années à accomplir des
« missions » : elles appelaient, quoi qu’on en dise, des résultats. Les
objectifs que je m’imposais donnaient le sens de ma vie ; leur qualité
et les succès déterminaient la valeur de mon existence. J’étais ici,
mais je vivais déjà demain, ailleurs, par anticipation, avec ardeur.
J’oubliais le bonheur simple de l’ici et du maintenant. Ce n’est pas
très humain.
Mon séjour à Clerlande m’a raccompagné au cœur. J’y ai fait
l’expérience — à certaines heures, douloureusement — qu’il faut tout
autant d’énergie pour ne rien faire que pour agir et s’agiter !

J’ai appris à suspendre le temps.


Depuis, j’aime m’arrêter et me tenir ici ou là, assis dans un coin de
ma maison, sur un banc du jardin ou dans le fond d’une chapelle. Je
ferme les yeux. Je me tiens immobile. Je me détache du
bourdonnement de la pensée et de l’imagination. Je me pose dans la
profondeur de l’être.
Je me concentre sans tension sur le moment présent. Je ne
cherche pas à réveiller le passé et ne me projette pas dans ce qui n’est
pas encore.
Je savoure la vie en moi. Elle vient. Il s’agit moins d’agir que
d’être agi, disait Madeleine Delbrêl.

Je sais qu’être là me fait devenir. La vie devient une fête sereine.


Dans ces moments de grâce, je ne cherche pas Dieu : Il s’est trop
fait silence pour que je m’acharne à Le traquer. Je me tiens là.
S’Il est Lumière, comme on le dit, elle me cherche, me touche et
me connaît : enfin, je crois…
Je berce en moi, comme un mantra, cette parole entendue d’une
sœur du Carmel de Mazille il y a quelques années, dans la fracture
d’une douloureuse convalescence : « Je suis passé près de toi et je t’ai
dit : Je veux que tu vives ! » (Ez 16,6).
Répéter doucement cette parole me suffit.
Je me tiens près de ma source.
Je suis.

Je laisse monter en moi la vie et les rencontres. Sans rien trier.


Sans rien juger. Sans projet. Sans enthousiasme. J’écoute la vie qui
passe. Je la reçois. Serais-je, dans ces instants de rien, comme Jésus,
tôt le matin sur la montagne, qui laissait monter la vie en Lui ? Je
suis ouvert. Cette statio est un commencement. « Je Suis » est là.

Mourir ne fait plus peur.

Alors quoi ?

Pour être plus humain, se poser

Renoncer à toujours être tendu, à se contracter dans des


acrobaties, même religieuses.
Pour unifier la vie, ne pas se laisser entraîner dans une course
que l’on ne maîtrise plus. Sauvegarder des moments de
recueillement, de conscience et d’intériorité. Demeurer
immobile. Laisser l’eau trouble se décanter. Se laisser
reconduire au centre de soi-même. Dans l’immobilité, l’esprit
se clarifie. Il devient pur et translucide.

Ne plus penser que nous avons une mission à accomplir ou un


monde à sauver. Un Autre s’en est chargé !
Être là simplement, là où la vie nous a conduits. Demeurer
joyeusement. L’être-là devient célébration, joie d’embrasser la
vie au vol. Sans posséder. Sans contrôler.

Alors se découvrent les harmonies de l’être, le potentiel de


notre croissance, une plénitude : toutes ces choses qui doivent
être ce que Jésus appelle la « vie en abondance » (Jn 10,10).

Alors se réanime — s’il est perdu ou oublié — le goût de vivre


l’Évangile en partageant notre vie avec d’autres, dans le
concret du quotidien. Sans plus penser que l’herbe est peut-
être plus verte ailleurs.

Aimer la solitude
La solitude nous prépare à nous laisser trouver en vérité par
d’autres au gré des évènements. Dans la solitude, les divisions et les
blessures se cicatrisent. Elle nous ramène à nous-mêmes et nous
redécouvrons notre juste place dans le monde. Des chemins de paix
et de justice se précisent. Le goût d’être envoyés en est renouvelé : et
aussi celui de vivre nos responsabilités. Nous redécouvrons que nous
sommes un parmi d’autres, appelés à être les frères ou sœurs de ceux
que nous rencontrons.

Un parmi d’autres. Jamais à part


Faut-il, pour exister, chercher à se distinguer, à être à part,
reconnus, identifiés ? On nous le fait croire, même dans l’Église !
Qu’il est triste de voir des gens tenir absolument à se distinguer par
certaines façons d’être, de se placer ou de s’habiller ! Jésus ne
cherchait pas à être reconnu. Il ne sortait pas du rang : Il s’y glissait.
Il était là — présent — et cela suffisait. Lorsqu’il s’agit de vivre en
mémoire de Lui, la charité peut largement suffire…

Dans la solitude, nous prenons conscience que chaque rencontre


passée ou à venir est un moment unique qui ne se reproduira jamais.
L’ici et maintenant se révèle comme une grâce, une occasion, un
moment favorable. Il y a dans chaque rencontre un goût d’éternité.

Passer chaque jour un peu de temps, seul. Pour rien. Pour tout.
Pour tous. Pour soi aussi. Pour l’essentiel.
Laisser venir dans la mémoire du cœur les visages de ceux que
l’on aime, les évènements du monde, les sentiments qui nous
habitent, les émotions.
Être là, simplement.
Porter la vie en nous. Comme une offrande. Liturgie de
l’instant.
On en devient plus humain.
Se tenir dans le silence
Le silence de Clerlande m’a révélé par contraste le brouhaha de la
vie, mais également l’irrévérence bruyante qui marque tellement nos
lieux et temps d’Église. Trop de célébrations commencent sans même
que nous ayons pris le temps de moissonner la vie, les rencontres, les
joies et les soucis. J’aime celles qui commencent par un moment
joyeux où on se reconnaît et se poursuivent par un temps de silence
où l’on recueille la vie pour la porter dans le cœur de Dieu.
J’aime aussi ces rencontres entre amis, où l’on recueille dans le
silence, avant de se quitter, les moments qu’on vient de vivre, les
paroles, les idées échangées. « Le silence, disait Madeleine Delbrêl,
n’est pas une évasion, mais rassemblement de nous-mêmes au creux
de Dieu. »

Nous accueillir.
Nous recueillir.
Faire silence, nous tenir ensemble, sans fébrilité. Ne pas céder
à l’envie du verbeux ou de répéter les mots.
Et même ne plus demander à Dieu d’exaucer nos attentes en
Lui intimant des ordres comme le suggèrent trop souvent nos
prières !

« Recueillir les traces, les invitations, les ordres de la volonté


de Dieu, comme le cultivateur recueille sa récolte dans la
grange, comme le savant recueille le fruit d’une expérience. Se
recueillir ou recueillir, ça ne se fait jamais sans silence 1. »

Difficile, le silence ? Impossible ?


« Le silence ne nous manque pas, car nous l’avons. Le jour où
il nous manque, c’est que nous n’avons pas su le prendre. Tous
les bruits qui nous entourent font beaucoup moins de tapage
que nous-mêmes. Le vrai bruit, c’est l’écho que les choses ont
en nous. Ce n’est pas de parler qui rompt forcément le silence.
Le silence est la place de la parole de Dieu et si, lorsque nous
parlons, nous nous bornons à répéter cette parole, nous ne
cessons pas de nous taire. Les monastères apparaissent comme
les lieux de la louange et comme les lieux du silence
nécessaire à la louange. Dans la rue, pressés dans la foule,
nous établissons nos âmes, comme autant de creux de silence
où la parole de Dieu peut se reposer et retentir 2. »

Habiter sa maison
Les moines prononcent un vœu de stabilité. Un jour, ils
comprennent que c’est dans telle communauté qu’ils seront « chez
eux ». Ils y découvrent ce qu’ils cherchaient au plus profond. Leur
abbaye devient une « demeure ». Ils savent qu’ils deviendront eux-
mêmes en se posant là et pas ailleurs.

Quand il est mal compris, leur vœu de stabilité peut apparaître


comme un enterrement. Dieu sait pourtant que les moines sont des
nomades et des gens bien vivants ! La stabilité à laquelle ils
s’engagent ne consiste pas à s’enfermer derrière les murs d’une
clôture et à attendre leur dernier jour, mais à s’enraciner dans un
style de vie, une trace ou un projet de communauté. Cela ne les
empêche pas d’aller et de venir, comme des nomades qui savent qu’ils
ont un puits.
C’est en regardant Jésus qu’on peut comprendre cet engagement.
Il vaut pour tous. Enraciné dans un profond amour du Père — c’est
Sa demeure — Il va et vient. Son cœur est établi sans faille dans la
conviction profonde qu’il faut libérer l’homme, le rendre aux autres,
et faire tomber les vieilles images de Dieu. Ses racines sont en ciel,
serties dans le cœur du Père ; Ses pas l’entraînent sans jamais
s’arrêter sur les chemins de Galilée.

Transposer cela à nos vies de nomades dans une société


déconcertante.
On ne devient vraiment humain qu’en choisissant de
s’enraciner dans ce que nous portons au plus profond de nous-
mêmes.
Mettre à jour le « ce sans quoi » nous ne pouvons pas vivre ; le
« ce sans quoi » nous ne serions pas tout à fait nous-mêmes.
Construire notre vie là-dessus. Choisir de demeurer, et de
durer. Vivre pleinement à partir de ce centre qu’est notre cœur
tel qu’il jaillit de la main créatrice de Dieu.

Cette fidélité à soi, cette stabilité, cette constance à ce que


nous sommes n’empêchera pas de vivre de multiples projets.
Elle n’empêchera jamais — bien au contraire — d’aller et de
venir, d’être des hommes ou des femmes en mouvement, d’être
des créateurs. La vraie stabilité nous met toujours en route.

Se laisser rejoindre
L’être-là, la solitude et le silence nous conduisent à la source de
notre être. Point besoin de recettes originales pour s’y abreuver. De
brefs mais réguliers moments de solitude et de silence aident à
comprendre que le Christ nous rejoint dans la simplicité de la vie
ordinaire. Nous y apprenons que chaque instant vécu intensément
peut devenir celui de sa visitation. Il arrive même que nous sentions
son souffle sur nos joues, comme une brise légère. Furtive. Il était là,
et nous ne le savions pas… La joie, la paix, la maîtrise de soi, la
patience, la fidélité naissent alors de l’intérieur de nous-mêmes. Ils
sont les signes bénis de son passage : saint Paul les désignait comme
des fruits de l’Esprit…

« Ne pensez pas que notre joie soit de passer nos jours à vider
nos mains, nos têtes et nos cœurs. Notre joie est de passer nos
jours à creuser la place dans nos mains, nos têtes, nos cœurs
pour le Royaume des Cieux qui passe.
Car il est inouï de le savoir si proche, de savoir Dieu si près de
nous, il est prodigieux de savoir son amour possible tellement
en nous et sur nous et de ne pas lui ouvrir cette porte, unique
3
et simple, de la pauvreté d’esprit . »

J’aime contempler Jésus qui se tient, au petit matin, dans le


silence de la campagne de Galilée.
Dans la sérénité du jour naissant, Il porte devant Son Père la vie
de ceux qui viennent à Sa rencontre à longueur de journée. Il est là.
Offert. Présent. Voyageur immobile.
Demeurant et donné.
Enceint de l’homme.
J’aime L’imaginer ensuite au milieu de la foule dans la chaleur du
jour. Il porte en Lui le chant de la divine tendresse entendu dans la
fraîcheur de l’aurore. Il est encore offert. Présent. Demeurant là.
Donné. Conduisant l’homme à son point de naissance.
Mêlé discrètement à la grande foule humaine. Il est avec.
Proche.
C’est Dieu incognito.
Sauf pour les cœurs de pauvres qui savent Le reconnaître.

Pour devenir plus humain, apprendre comme Lui à être là.


Et pas ailleurs.
Monos.
Obéir à la Vie

J’ai été ordonné prêtre il y a trente-cinq ans : je n’ai jamais


regretté.
Quelqu’un m’a un jour demandé ce que je changerais, si la
célébration était à refaire. Je lui ai répondu que je ne me mettrais
plus à genoux devant un homme, fût-il évêque, mes mains dans les
siennes, lui promettant obéissance.
Je lui proposerais plutôt — mais accepterait-il ? — que nous
restions debout, lui et moi, face à face, d’homme à homme, les yeux
dans les yeux, nos mains posées sur les épaules de l’autre.
Il me demanderait, dans un langage que tout le monde pourrait
comprendre, si j’accepte de jouer ma vie — comme lui et comme tant
d’autres avant nous — pour l’annonce de l’Évangile et le service des
autres. En mémoire de Jésus, je lui répondrais oui. Encore. Et sans
aucune hésitation.
Il me promettrait alors de m’écouter, de tout faire pour que je
puisse déployer les talents que le Seigneur m’a donnés. De mon côté,
je lui promettrais d’écouter la vie et les besoins de l’Église dont il est
le pasteur. L’un à l’autre, nous nous dirions : « Allons ! »
Mais m’agenouiller comme un vassal devant son suzerain, non, je
ne le referais plus : ce geste est d’un autre temps. Il laisse entendre
un rapport faux, de soumission, bien loin de l’Évangile. Il y a des
signes qui ne parlent plus.

J’aime pourtant bien le mot « obéissance ».


Les moines s’en repaissent.
Obéir. Écouter. Il faudrait même dire : écouter et entendre. Et à
partir de là, risquer des pas nouveaux. Oserais-je paraphraser
Madeleine Delbrêl et dire que « ce qui rend lourd le monde, c’est le
poids de ceux qui n’obéissent pas » ?
Celui qui vit sans écouter n’est pas humain. Il se laisse aller à la
dérive d’une existence disloquée. L’obéissance est une composante
fondamentale de l’unité de la personne : il n’y a qu’à regarder le
Christ !

Mais obéir à qui ?

À Dieu ?
Sûrement !

Il est de bon ton de le dire, mais Il est si taiseux…


Son silence est pourtant une Parole. Il s’y révèle sans pavaner. Il
ne s’impose pas. On peut entendre Son absence comme une présence
en creux. On obéit à un absent en existant soi-même, très fortement.

Écouter ce que tant de gens ont balbutié de Lui. Écouter Sa


Parole telle qu’on la trouve dans l’Écriture, en lisant même
entre les lignes. Bercer cette Parole en soi. La tenir dans le
chaud du cœur. L’accueillir comme autant de récits d’hommes
qui se sont laissés traverser par le Grand Souffle. La recevoir
dans le silence où elle est née. La scruter sans rien forcer. Sans
emballement. La laisser faire. Elle est performative, disent les
savants…

« La Parole de Dieu, on ne l’emporte pas au bout du monde,


dans une mallette : on la porte en soi, on l’emporte en soi. On
ne la met pas dans un coin de soi-même, dans sa mémoire
comme sur une étagère d’armoire où on l’aurait rangée. On la
laisse aller jusqu’au fond de soi, jusqu’à ce gond où pivote tout
nous-même. Cette parole, sa tendance vivante, elle est de se
faire chair, de se faire chair en nous. Ne nous méprenons pas.
Sachons qu’il est très onéreux de recevoir en soi le message
intact. C’est pourquoi tant d’entre nous le retouchent, le
mutilent, l’atténuent 1 », nous confie Madeleine Delbrêl.

Faire du tri dans ce qu’il nous semble entendre de Lui : Sa voix


s’est tant mêlée à tant d’envies de pouvoirs humains et à tant
de bêtises. Discerner. Lorsqu’elle fait naître en nous une paix et
une joie, alors on est au cœur.

Écouter.
Entendre.
Et consentir : consentement est synonyme d’obéissance…

Lire l’Évangile. Y revenir. Souvent.


Se réjouir de la discrétion de Jésus. Il ne lance pas de mots
d’ordre. Il ne donne pas de recettes. Il ne se présente pas
comme un maître à penser. La voie étroite qu’Il propose est
celle de l’amour. Il se fait chemin. Il le fait pauvrement.
Il ne s’oppose pas à la conscience de l’autre. Il la délie. Il
cherche la vie possible. Il y a de quoi s’étonner de ce Seigneur
qui aime plus la liberté de l’autre que sa réponse. Je pressens
même qu’Il aime nos résistances…

Il ne soustrait pas l’homme à la responsabilité de ses décisions


et de ses actes. On y apprend qu’il nous veut libres,
construisant nous-mêmes notre liberté, écrivant nous-mêmes
notre histoire. Lui obéir, ce n’est jamais démissionner de nos
responsabilités sous prétexte qu’Il pourrait nous dicter
miraculeusement les choix à faire, les décisions à prendre. Sa
passion ? Que l’homme soit responsable de lui-même et de
ceux qu’Il lui confie.

Son Évangile est un pain frais. À le lire et le relire, on ne


l’assimile pas mais on se laisse assimiler par lui. Nous
devenons ce qu’il est.

« Le secret de l’évangile n’est pas un secret de curiosité, une


initiation intellectuelle ; le secret de l’évangile est
essentiellement une communication de vie. La lumière de
l’évangile n’est pas une illumination qui nous demeure
extérieure : elle est un feu qui exige de pénétrer en nous pour
y opérer une dévastation et une transformation.
Celui qui laisse pénétrer en lui une seule parole du Seigneur et
qui la laisse s’accomplir dans sa vie connaît plus l’évangile que
celui dont tout l’effort restera méditation abstraite ou
considération historique. L’évangile n’est pas fait pour des
esprits en quête d’idées. Il est fait pour des disciples qui
veulent obéir.
En face de ces consignes simples et impitoyables, il n’y a pas à
présenter nos “peut-être” ou nos “à peu près”, il y a seulement
le “oui oui” qui nous ouvre à la vie, le “non non” qui nous
referme sur la mort 2. »

Pour devenir plus humain, écouter qui encore ?

Les autres ?
Assurément.

Écouter ce qu’ils disent et ce qu’ils portent. Écouter leurs appels.


Écouter leurs besoins. Sûr : Dieu n’est jamais loin. Se garder de croire
que « l’enfer c’est les autres » même si à certaines heures, certains
nous exaspèrent ! Les gens que nous rencontrons donnent à Dieu
l’occasion de nous manifester Sa présence.

Les moines racontent que saint Benoît était ermite. Il vivait au


fond d’une grotte tout comme d’autres aujourd’hui vivent terrés dans
leur maison, leur musique, leur train-train, leurs habitudes ou leurs
fatigues. Un jour, quelques pauvres bergers et moines des alentours
sont venus le déranger en frappant à sa porte. Il s’est laissé toucher
par leurs demandes et leurs aspirations. Ceux-là sont devenus pour
lui des messagers : je dirais bien… des anges. Ils sont devenus pour
lui une visitation de Dieu. Il écrivit, quelques années plus tard, que
« tous les hôtes qui surviennent doivent être reçus comme le Christ
lui-même 3 ». Il avait tout compris.

On ne grandit pas seul.


Les autres nous élèvent. Lorsqu’on se rend sourd aux sollicitations
de la vie, à la parole des autres, à leurs appels, on se condamne à ne
pas grandir. Ceux qui boudent les appels de la vie se refusent à être
nourris. Leur surdité peut devenir anorexie…

Comment alors donner avec justesse ? Malheur à ceux qui veulent


faire le bonheur des autres sans même les écouter ! Ils croient savoir
ce qui est bon mais ils deviennent des tyrans. À ne pas prendre le
risque d’écouter, on se condamne à devenir son propre chef, son
propre maître et — bien malheureusement — maître d’autrui.

Écouter les menues circonstances de la vie : elles « sont des


supérieures fidèles. Elles ne nous laissent pas un instant et les
oui que nous leur devons se succèdent les uns aux autres.
Quand on se livre à elles sans résistance, on se trouve
merveilleusement libéré de soi-même. On flotte dans la
providence comme un bouchon de liège dans l’eau 4. »

Chemin d’humanité : autant qu’on le peut, porter un regard


nouveau, positif et espérant sur ce qui passionne et met en
route les hommes et les femmes d’aujourd’hui. Ne pas les
regarder en expert, en sociologue ou en statisticien. Accueillir
leur vie, leur recherche, leurs tâtonnements comme des
croyants qui pressentent que Dieu accompagne fidèlement
l’aventure de chaque être.

Ils sont nombreux, aujourd’hui, ceux qui se mettent en marge de


l’Église. À cause de blessures, de scandales, d’épuisement, de portes
qui se sont fermées, ils renoncent à ce qui les a fait naître. Ils partent
ailleurs inscrire leur histoire. Je suis hanté par les chaises vides qu’ils
abandonnent. Étrangement, ils ne s’en portent pas plus mal et sont
bien loin d’être malheureux : ils sont la preuve vivante qu’on peut
bien vivre loin de « nos affaires ».
J’aime aller à leur rencontre, les écouter et entendre chez un
grand nombre d’entre eux la quête de vie qui demeure malgré tout.
Elle s’exprime souvent par un souci de bien-être, de se donner du
temps pour soi : on leur a tellement dit qu’il fallait se donner sans
compter ! Je suis très fâché quand on soupçonne leur recherche,
quand on la croit frivole et narcissique. Je l’entends plutôt comme un
désir d’être bien pour les autres. Lorsque quelqu’un aspire à être bien
pour être mieux avec les autres, l’Esprit de Dieu n’est pas bien loin :
ici encore il faut entendre le « je veux que tu vives » du prophète
Ézéchiel. On ne peut pas, si l’on veut être fidèle au Christ qui allait à
la rencontre des gens tels qu’ils étaient, les soupçonner et les regarder
d’un mauvais œil.

J’en connais beaucoup parmi eux qui portent encore vivement les
interrogations fondamentales sur la vie et la mort, la destinée
humaine, le sort de l’univers. Chez bon nombre d’entre eux, l’attrait
de Jésus demeure : sa Parole demeure la référence de leur vie. J’aime
écouter leur recherche, entendre ce qui les touche dans l’Évangile et
me laisser surprendre par leur bonté, leur vérité, leur désir de justice.
Je ne peux pas croire — comme on le pense quelquefois — qu’ils font
erreur, ou — pire — que les chemins qu’ils prennent sont des chemins
de perdition ! Leur vie est une Bonne Nouvelle, comme une invitation
urgente à laisser de côté ce qui ne fait plus sens.
J’aime m’aventurer avec eux sur des terres nouvelles. Il est bien
plus évangélique de les rejoindre dans l’authenticité de leurs
aspirations que de chercher à sauvegarder quelques vieux murs
d’Église en train de s’écrouler.
Écouter sans réserve. Accueillir. Dieu fait signe par les autres.

Pour devenir plus humain, écouter qui encore ?

Soi-même !
« Haro ! » s’écrient alors ceux qui prétendent avoir donné toute
leur vie.
Ils disent : « Il n’est pas bon de s’écouter. » Sottise !

Il est bon de s’écouter.


Se tenir près de la source qui coule en soi, c’est une autre
façon de trouver sa vocation. Il est bon de distinguer finement
en nous ce qui est notre plus intime désir et nos caprices de
surface, ce qui met en paix au plus profond du cœur et les
affolements qui se traduisent par des lubies, des fredaines, des
excentricités ou des enfantillages.
Obéir à ce que nous sommes, c’est faire le tri entre ce qui est
inscrit en nous dans la durée et nos aspirations instables ; c’est
dépasser les emballements des sentiments, oser un
engagement total de l’être. Ne plus seulement dire « j’ai
envie » ou « je voudrais » mais se demander « quoi », « pour
quoi », « pour qui ».

J’ai compris à Clerlande que l’homme vaut ce que vaut son être
intime, le centre de la personnalité. Au-delà des incohérences causées
par notre intelligence incertaine et notre affectivité souvent blessée, il
y a une source. C’est dans ce lieu secret du cœur que Dieu murmure
une nouvelle qui fait du bien à l’homme que nous cherchons à
devenir. Le cœur profond auquel le Christ nous achemine devient le
lieu des « oui » et des « non » qui décident de la vie.

Oui, il est bon de s’écouter soi-même : au risque d’être


considéré comme l’insoumis dont il faut se méfier. Devenir soi-
même n’est jamais confortable.

Quoi dire encore ?


Qu’on ne devient jamais humain en répétant les credo officiels : on
ne devient vraiment quelqu’un qu’en prenant le risque d’un
cheminement unique et personnel. Il y a de la musique en soi. Elle
vaut le coup d’être entendue. Et d’être déployée pour d’autres et avec
d’autres.

Ce serait mentir de ne pas dire qu’en nous approchant de


notre source profonde, il y a un risque de noyade. On évite ce
réel danger en confrontant ce qu’on entend de soi avec les
intuitions d’une communauté. C’est toujours dans une
confrontation avec d’autres qui ne pensent pas comme soi
qu’on peut trouver sa propre cohérence. S’écouter, oui : à
condition de se laisser bousculer. Ne jamais recevoir les
interpellations des autres comme des menaces, mais comme
des invitations à vérifier — au plus profond — ce que l’on a
désir de devenir.

Et quoi encore ?

É
Obéir à l’Église
« Holà », disent certains !

Et pourtant, je le crois. Même si je demeure questionné par tant


d’hommes et de femmes qui l’ont quittée. Ils ont remis en cause ce
qu’ils ont entendu. Des attitudes et des paroles ont nourri en eux la
fausse idée que l’Église attend qu’ils se laissent faire, qu’ils soient
comme un troupeau bêlant, téléguidé, obéissant jusqu’à la mort !
Cette Église-là — si elle existe ! — n’est pas l’Église du Christ. La
soumission n’est pas une vertu.

Apprendre à justement se situer face à l’Église.


Écouter ce qu’elle dit : elle porte en elle, malgré tous ses
défauts, une sagesse évangélique. Entendre sa proposition non
pas comme un impératif à vivre mais comme des éléments de
réflexion et de discernement. Croire, envers et contre toutes
les apparences, qu’elle ne cherche qu’à éclairer la liberté de
chacun. Et que chacun est appelé à vivre ce que lui dicte sa
conscience.

Ne pas confondre ce que l’Église proclame avec la volonté de


Dieu !

Débusquer ceux qui cachent, au nom de leur discernement ou


de La vérité, leur peur viscérale de la nouveauté. L’histoire de
l’Église montre qu’on peut très vite, au nom de la fidélité,
devenir infidèle au Dieu « qui fait toutes choses nouvelles »
(Ap 21,5) ! Cela vaut autant pour les institutions que pour les
personnes. Nous-mêmes compris !
Ne jamais craindre les désaccords même s’ils bousculent les
habitudes. Refuser poliment les « on a toujours fait comme
ça ». Ne pas craindre les remises en question, les expressions
nouvelles de la foi. Toutes les institutions ont besoin de
contestation pour devenir ce qu’elles sont réellement. Le
questionnement de ce qui semble établi une fois pour toutes
n’est pas une insolence. Les rebelles de l’Esprit sont plus
obéissants que les enfants sages de la Loi : sans eux, l’Église
serait une vieille institution stagnante.

Les règles existent. Établies par sagesse, elles balisent le vivre-


ensemble. Perverties, elles deviennent des moyens d’asservir et
d’exercer un pouvoir de conscience. Jésus a fustigé ceux qui faisaient
porter de lourds fardeaux aux autres : il faut les fuir !

Transgresser certaines règles ? Entrer en résistance ? À condition


de le faire dans les règles de l’art, avec une impatiente patience et
une douce violence. En évitant de devenir soi-même ce que l’on
reproche. En évitant aussi de frapper, ce qui ne fait jamais grandir.

Lorsqu’elle écoute les attentes des hommes et des femmes


d’aujourd’hui, lorsqu’elle y consent, lorsqu’elle y obéit, l’Église
se renouvelle profondément. Elle y reçoit des formes et des
forces nouvelles. La fidélité à la vie — même si elle passe par
quelques indocilités — fait toujours naître de nouvelles
communautés : toute l’histoire de l’Église en témoigne.

Obéir, c’est aller de l’avant.


Oser quelques audaces.
Risquer des pas de danse nouveaux quand même la musique est
un peu dissonante. Si les communautés ont besoin de stabilité pour
vivre, elles doivent permettre à des avant-coureurs de l’entraîner dans
sa croissance, sous peine de mourir. Ces funambules vivront
l’obéissance et la fidélité dans l’insécurité et l’incompréhension.

Croiser tout cela


Pour devenir plus humain à la manière de Jésus : écouter la
Parole, l’Église, la vie, et s’écouter soi-même. Puis obéir. C’est-à-dire
consentir. Autoriser. S’autoriser. Permettre la vie en soi. Autour de soi.
C’est ce qu’a permis le Christ en se tenant à la croisée des Écritures,
de la vie de Ses contemporains, de la Bonne Nouvelle qu’Il portait en
Lui et des croyants qui L’entouraient. À ce carrefour-là, Il a trouvé Sa
cohérence : il n’y a pas de plus belle humanité.

La vie est croisement.


Vivre, c’est se tenir au carrefour de ces espaces où la Vie parle.
Il s’agit de tout croiser.
Il est vain d’écouter la Parole si on ne la laisse pas faire de
nous des serviteurs.
On peut se perdre à vouloir être fidèle à la vie si on ne laisse
pas l’Évangile nous déplacer un peu.
Il est sot d’observer aveuglément les prescriptions de l’Église si
on néglige les gens qui nous entourent.
Il est prétentieux de s’écouter soi-même si on fait taire ceux
qui ont ouvert pour nous les chemins de la foi. Il est fou de ne
pas prendre le temps d’écouter ceux qui ont un cœur plus sage
que le nôtre par peur d’être déplacé.
À la croisée de la Parole, de la vie, de soi-même et de l’Église,
on devient un être libre. L’obéissance responsable nous fait
devenir peu à peu — rarement sans tensions ! — ce que nous
sommes appelés à être : des personnes unifiées. Monos.

Quoi dire encore ?


Que l’obéissance n’est pas une vertu en elle-même ! Elle n’est
bonne que si elle procède d’une liberté intérieure, d’une
conscience inaliénable. Elle rend libre : pas « libre de », mais
« libre pour ». « C’est pour que nous soyons vraiment libres
que le Christ nous a libérés », a dit un jour saint Paul qui savait
bien de quoi il parlait.
Libres comme le Christ : pour vivre et pour donner de la vie.
Cette liberté se conquiert peu à peu : elle nécessite de la
patience et de l’humour.

Sur le chemin de notre cohérence, le Christ vient nous prendre


par la main. Il n’a pas d’autre désir que de nous mettre debout,
en capacité de parler et de prendre notre vie en main. Jour
après jour, Il nous apprend qu’on devient fils et frères en
refusant d’être soumis.

L’obéissance du Christ, à ce qu’Il est et à ceux qu’Il rencontre, Le


rend infiniment humain. Ceux qui choisissent comme Lui l’obéissance
évitent la soumission à leurs passions, à la violence des puissants et
aux fatalités de l’existence. Comme Lui, ils deviennent plus humains.

En Son obéissance : notre cohérence, notre unité.


C’est en obéissant que nous devenons ce que nous sommes.
Monos.
Vivre simplement

Au fil des ans, j’ai accumulé mille choses sans m’en apercevoir.
Jusqu’au jour où, mû par le désir d’une vie plus simple et plus
dépouillée, je me suis décidé à me désencombrer du « trop » et de
l’inutile. Mon départ à Clerlande m’en donna l’occasion.
Je me suis séparé de quelques meubles, j’ai trié mes vêtements et
partagé quelques tableaux à des gens que j’aime. J’ai vidé les rayons
de ma bibliothèque pour ne garder que les cent livres qui m’ont
marqué en déchirant mes horizons.
Ce dépouillement m’a fait du bien.
Je l’ai fait avec joie et je savais qu’il rendrait d’autres heureux.
Dans quelques boîtes, j’ai rassemblé des souvenirs : des photos de
ma famille, le livret de mariage de mes parents, des choses choisies
avec le cœur, quelques bricoles, en nombre limité. Des choses qui
reliaient mon histoire. Et quelques pièces plus administratives, parce
qu’il le faut : un dossier de santé, des documents. J’ai tout rangé. J’ai
tout confié. Je suis parti. Plus libre.
À mon retour, un an plus tard, je n’ai rien retrouvé : tout avait
disparu. Évaporés, les papiers importants, les photos de famille et les
quelques petites babioles auxquelles je tenais. Quelqu’un avait dû les
jeter pour faire de la place, pensant sans doute que ce n’était que
trois fois rien.
Je me sens bête à écrire cela : j’en ai pleuré. Impression
douloureuse d’une « demeure enlevée, arrachée, comme une tente de
berger » (Is 38,12). J’en suis resté troublé, attristé, contrarié, secoué
pendant des semaines : pour la première fois, je me découvrais
pauvre.
Ma tristesse est passée. Je sais depuis ce temps — par
expérience — que ce qui rend pauvre ce n’est jamais ce que l’on
choisit de donner : cela nous rend seulement la vie plus simple. Ce
qui rend pauvre, c’est ce qui nous est pris. Je comprends depuis lors
l’expression d’un de mes amis qui, lorsqu’il évoque ceux qui n’ont rien
— ni toit, ni pain, ni droits — ne parle pas des pauvres mais des
« appauvris ». On ne choisit pas d’être pauvre : on est fait pauvre. Et
toujours malgré soi.

Consentir à cette pauvreté


Je me méfie des gens qui discourent avec brio sur la pauvreté
qu’ils ont choisie, et plus encore de tout ce que l’on peut dire
pieusement sur la pauvreté spirituelle. C’est un luxe inouï que
d’affirmer que l’on choisit la pauvreté. C’est même une insolence.

On en connaît qui ont choisi d’être pauvres : par obéissance, par


idéalisme, par vertu… ou par fierté ! Avec une certaine arrogance, ils
portent leur pauvreté en bandoulière. Ils ont acheté ce qu’ils
considèrent comme un trophée en bradant quelquefois leur joie de
vivre, leur liberté, leur enthousiasme ou même l’humilité du cœur
sans laquelle on n’est jamais vraiment humain.
On en connaît aussi que la pauvreté choisie a aigri, emprisonné,
déçu, éteint, désenchanté. Ils ont choisi d’être pauvres : ils sont
devenus misérables. À vouloir tout perdre à la force de leurs poignets,
ils n’ont rien gagné. Rien de leur vie ne donne envie de les suivre sur
le même chemin : malheur à ceux qui se croient riches d’une pauvreté
qui les déshumanise.

Ne pas chercher la pauvreté. Elle vient toute seule, à son


heure, déguisée : santé volée, amour déçu, travail perdu ou
enlisement bien malgré soi dans la profonde nuit de la foi et
des doutes sur soi-même. La pauvreté ne se revendique pas.
Les vrais pauvres sont ceux qui sont dépossédés même de ce
qu’ils n’ont plus.

Pour être plus humain, se défaire des richesses qui sont


— finalement — ce que nous n’avons pas réellement assimilé,
tout ce qui n’est pas passé dans notre être : le « trop ». La
richesse, ce n’est rien d’autre que tout ce qui aurait dû nous
servir mais qui est finalement devenu notre maître : les biens,
le pouvoir et le savoir aussi. Elle est boursouflure, exagération,
enflure et gonflement de l’âme. Comme un abcès, une tumeur.
Elle nous encombre. Elle peut tuer.

Jésus n’a rien pu vivre avec les riches, avec les satisfaits d’eux-
mêmes, les sûrs de leurs connaissances, les trop contents de leurs
pratiques. Lorsqu’on est riche de soi-même, il n’y a pas de vie possible
avec les autres. Rien d’authentique. Tout est dans le paraître et le
semblant.
La foi peut aussi devenir une richesse quand elle place au-dessus,
sépare, domine, condamne. Les rites aussi, quand ils enferment celui
qu’on cherche à célébrer dans des ostensoirs d’or alors qu’il se donne
pour être mangé. Les mots aussi, quand, dans une observance
névrotique, ils en viennent à produire une langue ésotérique,
indéchiffrable qui fait fuir les simples et les petits. L’Église aussi,
quand elle se fait système, institution qui se croit attaquée de tous
côtés.

Mais la plus triste des richesses est peut-être la suffisance : cette


autocanonisation de nous-mêmes, de nos intuitions et de nos petites
vertus, la muséification du passé.
Pour devenir humain, ne pas nous laisser prendre à ce jeu-là
même si la tentation est forte. Et — autant que nous le pouvons — ne
pas nous compromettre avec les riches et les puissants, ne pas
chercher les faveurs des grands et des personnes influentes : nous en
défigurerions la fragile beauté de l’Évangile.

Consentir à la pauvreté
Jésus n’a pas cherché à s’appauvrir et à souffrir : le croire serait
Lui faire injure. Il n’a jamais cherché la croix. Il a seulement voulu
être fidèle à ce qu’Il portait au plus profond de Lui : la conviction
tranquille et exigeante que la vocation foncière de l’homme, c’est
d’être frère et d’être fils. Il a cherché à vivre ancré dans la présence
au Père et à aimer les hommes et les femmes que la vie Lui faisait
rencontrer. La croix n’a pas été une construction sortie de sa
menuiserie, pas plus qu’une volonté du Père qui aurait eu besoin de
sang pour racheter l’humanité. C’est seulement Sa cohérence qui L’a
conduit à se faire arrêter, juger et condamner à mort. Sa Passion
— appauvrissement ultime — n’a été que la conséquence de Sa
fidélité.

Alors quoi donc pour nous ?

Nulle pauvreté à rechercher. Consentir seulement à ce que la


vie, à certaines heures, nous appauvrisse. Et elle s’en charge
bien.

« S’il est des branches qui se détruisent par le feu, il est des
planches que les pas usent, tout doucement, que les termites
mangent silencieusement et qui tombent en fine sciure. Car
nous avons oublié que, s’il est des fils de laine tranchés net par
les ciseaux, il est des fils de tricots qui s’amincissent au jour le
jour, sur le dos de ceux qui les portent. Si tout rachat est un
martyre, tout martyre n’est pas sanglant. Il en est d’égrenés
1
d’un bout à l’autre d’une vie. C’est la passion des patiences . »

S’il y a des heures dans la vie où nous avons le sentiment joyeux


d’être pris et bénis, d’être touchés, appelés, attirés et séduits ; des
heures où la vie semble donnée, reçue, légère et fraîche ; des heures
où la marche est joyeuse et confiante, il en est d’autres où nous
sommes rompus par les évènements et les rencontres, déroutés,
appauvris, mis en croix, crucifiés, quasi morts.
La seule pauvreté à laquelle nous sommes appelés, pour devenir
plus humains, c’est le consentement à ce que la vie ne se déploie pas
toujours comme on l’aurait voulu. À consentir, sans leur tourner le
dos, aux échecs qui viennent bouleverser nos existences. En gardant,
autant que possible, et malgré tout, le courage de se risquer, de vivre
nos rêves sans crainte. Rien de grand ne s’accomplit sans une part
d’échec. Cet appauvrissement est quelquefois une école de vie. On
tombe. On se relève. On tombe encore. On se relève toujours.
Mystère de la résurrection, des relevailles. Et force de la vie.

Notre fragilité nous place à hauteur d’homme. L’expérience de


notre propre fragilité nous permet de rencontrer les autres avec
justesse. Nous comprenons alors que nous sommes infiniment
semblables à ceux qui nous attendent. Il faut se savoir fragile pour
être secourant. Elle rend humain et solidaire.

Lorsque nous consentons à notre propre pauvreté et que nous


nous présentons devant autrui à visage nu, nous le mettons en
confiance. Nous sommes à même hauteur d’humanité. Puisque nous
ne lui faisons plus peur, il peut ôter son propre masque et regarder en
face sa vérité : on ne se démasque pas devant quelqu’un qui se croit
fort et riche.

De la même façon, lorsque nous nous trouvons en face de


quelqu’un qui consent à sa propre pauvreté, sa vérité nous donne
l’audace de reconnaître et d’assumer plus sereinement la nôtre. Nous
sommes désarmés. Pauvres et nus. Hommes. Semblables. Frères de
misère, à certaines heures. Infiniment humains.

Mais le chemin est difficile.


L’amertume, la tristesse et la rancœur se mêlent souvent à notre
pauvreté. À découvrir notre indigence, il n’est pas rare qu’on sombre
dans le découragement, la désespérance, la jalousie.
Quand après bien des patiences notre pauvreté est acceptée, elle
devient mystérieusement le creuset d’un équilibre, d’un bonheur et
d’une souplesse. Elle ouvre des chemins de simplicité et de tendresse
pour soi et pour les autres ; tandis que celui qui se prétend fort et
riche, ou tente de le faire croire, se raidit bien souvent. Celui-là a
quelques illusions à sauvegarder : il se durcit et prend des poses. Il se
débat ou se révolte. Il est saisi de crampes. Seul celui qui se sait
pauvre dans son cœur devient souple et humain. Il s’ouvre à des
rencontres vraies.

Simplifier notre vie


« Votre voie, écrit Madeleine Delbrêl, c’est la vie, tout simplement.
La vie qui coule et dans laquelle nous allons si nos amarres sont
levées 2. »

J’aime contempler Jésus dans l’Évangile. Il fait le choix de la


simplicité et de la liberté. Il aime la vie, les repas, les rencontres et les
noces. Sa pauvreté, c’est de ne rien avoir en propre que les cris des
appauvris, des laissés-pour-compte, des sans-amour et des sans-voix.
Avec eux et pour eux, Il fait Son chemin. Parce qu’Il est libre de lui-
même, ceux qui Le rencontrent découvrent en eux le goût de
simplifier leur existence en marchant à Sa suite.

En mémoire de Jésus, pauvre de cœur, choisir de vivre plus


simplement, solidairement, sans jamais s’en vanter et sans
faire étalage. Ne jamais réduire la question de la pauvreté et
de la simplicité à la dimension matérielle des choses. On peut
posséder des choses sans en devenir esclave : « Si vous
amassez des richesses, dit le psalmiste, n’y mettez pas votre
cœur » (Ps 61,11).
La pauvreté de cœur conduit à la simplicité de vie.
S’efforcer de gagner notre pain, sans que notre cœur s’attache
au gain. Rechercher la simplicité sans faire violence à la
réalité.
Aspirer à la simplicité par une vie plus harmonieuse, qui
respecte les êtres, la nature et les choses.
Chercher une unité en soi et avec l’univers tout entier. Ne pas
nous laisser éblouir par ce qui brille. Retrouver le contact avec
notre source profonde.
Nous deviendrons alors ce que nous sommes.

Le choix d’une vie plus sobre ne doit cependant pas se traduire


par une fuite des autres et de nos responsabilités. Il doit
contribuer à soulager la pauvreté du monde.
Être prêts à mettre ce que nous avons et ce que nous sommes
au service des autres. Aux riches qui n’ont besoin de rien et de
personne, préférer les appauvris de toutes sortes. Et, s’il le faut
pour que d’autres vivent mieux, renoncer à ce que nous
possédons. « Alors ceux que nous rencontrerons sur leur
chemin tendront des mains avides d’un trésor qui jaillira de
nous ; d’un trésor libéré de nos vases de terre, de nos paniers
bariolés, de nos malles, de nos bagages, d’un trésor
simplement divin, qui sera à la mode de tous, car il aura cessé
d’être habillé à notre mode. Alors nous serons agiles et
devenus à notre tour des paraboles, parabole de la perle
unique, minuscule, ronde et précieuse, pour laquelle on a tout
vendu 3. »

Nos vies se simplifient quand elles se laissent questionner par


l’Évangile. Il met en route, déroute et désinstalle. Nos vies deviennent
plus solidaires quand elles se laissent critiquer par la Parole et ajuster
par elle, car c’est bien là sa fonction première : elle nous émonde
(Jn 15,31).

Quelques belles figures de l’Église donnent à penser : dans un


monde qui va en se complexifiant toujours, l’Esprit n’a jamais cessé
de susciter, au fil des siècles, des hommes simples au cœur de
pauvres.
L’argent devenait roi ? François d’Assise témoignait du bonheur
d’une vie simple. Les gens se perdaient dans l’embrouillamini des
prêcheurs de toutes sortes ? Dominique sortait du lot. Les grands du
monde cherchaient à étendre leur pouvoir en conquérant des terres
inconnues ? Ignace de Loyola révélait que le cœur de l’homme est
aussi une terre à découvrir. L’instruction était pour les nantis ? Jean-
Baptiste de La Salle fondait des écoles pour les enfants des rues. Des
vieillards misérables et des enfants mouraient dans les rues de Paris ?
Vincent de Paul les recueillait comme des amis.
Ceux-là — et tant d’autres encore — avaient compris que le Dieu
que le Christ révèle conduit toujours à une humanité plus simple,
jamais simpliste !

Des femmes et des hommes vivent aujourd’hui en mémoire de


Jésus. Parce qu’ils habitent dans le monde, vulnérables, simples et
fragiles, dans une grande pauvreté de moyens, chacun peut alors
sentir que, devant Dieu, il n’y a pas plus grande richesse que d’oser
être faible. Et qu’il est inutile de jouer. Et qu’il ne sert à rien de
paraître. Alors les relations deviennent plus justes et plus vraies avec
les autres, avec soi-même et avec Dieu.
Le choix de la simplicité et de la solidarité ne les rend pas plus
vertueux : ce serait prétentieux de le croire ! Ce choix les rend
seulement plus proches. C’est peut-être quelque chose comme ça, la
sainteté à laquelle — dit-on — nous sommes tous appelés.
C’est bon de voir que n’ayant pas grand-chose à donner, Jésus
n’avait plus qu’à se donner.
Sa fragilité et le choix de la simplicité de vie L’ont rendu plus
humain.
Et unifié. Monos.

La joie qu’on éprouve à vivre plus simplement en mémoire de Lui


unifie l’être.
Il faut le vivre pour le comprendre.
Au moins tenter.
Aimer
1
sans dévorer

Cousinade
Les Buyse rassemblent leur descendance. Nous sommes une
centaine et la fête est joyeuse. Mes frères et sœurs sont plus âgés que
moi : nous avons préparé dans une certaine impatience ce rendez-
vous de famille. Les années passent : il ne faut pas perdre les
occasions de nous retrouver.
J’ai de très nombreux neveux et nièces : quelques-uns ont mon
âge. Ils sont heureux de se retrouver et d’évoquer entre eux les
heures de leur enfance. Ils ont de beaux enfants. Happé
volontairement — mais maladroitement — par la mission, je ne me
suis pas donné le temps de les voir grandir. Je le déplore.
Clara que je connais à peine me parle avec passion de ses études
d’architecture ; Amaury que je n’ai pas vu depuis longtemps fait
sautiller sur ses épaules sa petite fille rieuse ; Alice me propose d’aller
cueillir des fleurs pour embellir les tables ; Marcus que je vois pour la
première fois m’invite — en m’appelant Monsieur ! — à jouer à la
pétanque ; et il y a tous les autres, je ne peux pas les nommer tous.
Sans même bien les connaître, je les aime profondément.
Vient le temps des photos : mes frères et sœurs sont appelés dans
le jardin. Chaque tribu se rassemble. Je les regarde se faire
photographier l’un après l’autre, entourés de leur conjoint, enfants,
petits-enfants, arrière-petits-enfants. Ils sont beaux et vivants. J’ai de
la joie à les voir là, ensemble.
Et vient mon tour : personne n’ose m’appeler. Je serai seul sur la
photo… On se rattrapera bien sûr par une photo de fratrie.
Je mesure pour la première fois d’une façon violente ce à quoi j’ai
renoncé. Cet après-midi-là, personne ne posera la main sur mon
épaule. Je n’ai pas d’enfants à qui donner conseils et pas de petits-
enfants à prendre dans les bras.
Je m’interroge. Demain, qui sera près de moi à l’heure du grand
passage ? Qui me tiendra la main si l’angoisse m’envahit ? Qui me
dira « tu peux partir » si je m’accroche dans des derniers sursauts ?
À côté de quoi suis-je passé ? Est-ce vraiment juste ? Cette
question m’envahit sans tristesse.

Je les entends déjà, les sarcastiques, me dire : « Il est temps d’y


penser ! » Et les donneurs de leçons tenter de me convaincre que j’ai
une descendance, que ma vie est féconde, que j’ai la chance d’être
solidaire de ceux qui n’ont pas pu se marier. Voudraient-ils, en tenant
ce discours, se rassurer eux-mêmes ?
J’en entends déjà dire avec des évidences pieuses que ma famille
c’est l’Église ; j’en ai même entendu, un jour, affirmer que je me suis
marié avec elle. Les sots !

Combien de fois ai-je eu le désir de prendre dans mes bras les


gens que j’aime profondément ? Car il y a des hommes et des
femmes pour qui j’éprouve une grande tendresse. Ils le savent,
s’ils savent entendre mes silences maladroits.
J’ai souvent eu envie d’être près d’eux aux heures de leurs
angoisses. J’ai souvent eu envie de les prendre dans mes bras
aux heures de leurs chagrins ou à celles de leurs joies. Pour
leur dire ce que les mots ne savent dire. J’ai rarement osé.
J’aurais aimé que leur main prenne la mienne et être dans
leurs bras aux heures de mes tristesses, à celles de mes
bonheurs…
Malheureuse Église qui soupçonne tant cela : « il faut distance
garder », dit-elle…

Choisi
Le célibat, je l’ai choisi. Je m’y suis engagé. En vérité.
Mais qu’on ne me demande pas trop pourquoi : je ne saurais pas
bien le dire. Je n’aime pas penser que j’ai renoncé à aimer une
personne en particulier afin d’aimer toutes les personnes que je
rencontre : ce serait faire injure à tant de couples qui s’aiment et
donnent ensemble sans compter.
Alors pourquoi ?
Pas tant par discipline, par règle, par peur ou par vertu que par
élan du cœur, par désir de me rendre disponible. Je n’ai jamais
considéré le célibat comme une taxe à payer pour entrer dans une
caste. Ma solitude m’a rendu proche. À n’être pas attendu, je peux
être disponible, sans calculer mon temps.

Le célibat me déconcerte. Il fait de moi un être fragile, inachevé.


Madeleine Delbrêl avait raison d’écrire qu’il « nous arrache une des
fonctions primordiales de l’être humain : cette tendance de nous
joindre à d’autres êtres et à ne plus faire qu’un avec eux. Le célibat
sacrifie nos possibilités de transmettre la vie, il sacrifie des instincts
physiques, il sacrifie des instincts psychologiques. Cet instinct de
couple que tout être humain porte en lui est lésé. Le célibat n’est pas
seulement renoncement comme obéissance et pauvreté. C’est une
véritable amputation. Il faut le savoir 2. »

Même choisi, le célibat est une blessure. Une pauvreté : la


pauvreté de celui qui n’a personne. Pas de compagnonnage avec un
autre esprit, « pas de jumelage avec un autre cœur ».

On dit : fécondité promise !


Le célibat que j’ai choisi est-il l’espace ouvert pour des
naissances ? J’ose l’espérer. Mais il n’y a que les autres qui peuvent
répondre à cette question. Je ris de mes confrères qui — sur leurs
cartes de visite — se prénomment eux-mêmes « père » ! On ne se
donne pas ce titre : il ne peut être que reçu.

Je suis agacé par ceux qui fanfaronnent à propos de leur


consécration et qui s’enorgueillissent de n’appartenir qu’à
Dieu, de Lui avoir tout donné. J’ose le dire : je n’ai pas tout
donné à Dieu parce que je ne pense pas qu’Il demande tout à
l’homme.
Je ne sais d’où vient cette fausse image d’un Dieu qui voudrait
être aimé d’un cœur sans partage, et qu’on lâche tout pour
Lui : ce ne serait pas, de sa part, un amour très chaste…
Avec Gustave Thibon 3, j’ose dire que je n’aime pas que Lui
mais que j’aime toute chose en Lui. C’est en tout être et en
toute chose que j’essaie de L’aimer. Il ne m’usurpe pas le
monde mais Il m’unit au monde. Je crois que je L’aime trop
pour finalement n’aimer que Lui : le véritable amour exclut
tout amour exclusif.

Ils me donnent envie de fuir ceux qui prétendent vivre, par leur
consécration, un amour plus haut et plus intense. J’essaie comme je le
peux de vivre ma condition de solitaire et d’accueillir le célibat jour
après jour. C’est un peu à la fois que je lui trouve un sens.

Si j’ai choisi le célibat, je n’ai pas renoncé à la tendresse et à


l’amour. J’essaie d’aimer et d’être tendre. On ne peut pas
donner sa vie en choisissant de ne pas la vivre.

Mille fois, je me suis laissé prendre au trouble de mes sens.


Deux fois mon cœur a battu fort pour une autre personne. Rien de
comparable à des émois d’adolescent. Bouleversements vécus comme
un signe de santé : ils m’ont réjoui. Ils m’ont donné le cœur léger. Je
me suis imaginé dans une vie à deux et j’ai rêvé d’étreintes. J’aurais
été un bon conjoint, un amant tendre et peut-être un bon père. Je
n’en ai jamais parlé aux personnes concernées. Je n’ai pas fait le pas.
Pas par peur. Pas par panique de choquer. Pas par crainte de décevoir.
Je n’ai pas fait le pas tout simplement parce que je suis heureux d’être
prêtre et qu’on ne peut pas tout vivre : c’est le grand drame de
l’existence ! À certaines heures, je le regrette un peu : n’en déplaise
que je sois vrai en l’écrivant ainsi.

J’ai vu des amis proches quitter leur vie de prêtre. Déchirement


pour eux, pour tant de gens, pour moi aussi. Colères des uns, tristesse
des autres, emballements très maladroits d’aucuns. Leur vie leur était
devenue intenable. Ils sont partis. En larmes.
Je suis resté.

Au nom de la droiture et de la fidélité, j’en ai vu d’autres se durcir,


s’aigrir, se cuirasser, se déshumaniser, devenir des petits chefs. Je leur
ai dit, gorge serrée, qu’ils feraient bien de prendre une autre route :
l’Église n’a pas besoin de héros malheureux. Dieu peut comprendre.
Personne n’est fait pour être malheureux. Personne n’y gagne rien.
Pas même la « gloire de Dieu et le salut du monde ». Il y a
— quelquefois — une vraie fidélité à ne pas durer au-delà du
possible.

Dans une vie de couple comme dans le célibat, la fidélité n’est pas
une valeur en soi. Lorsqu’elle devient, au nom des règles, un
commandement, un devoir ou une obligation, elle perd son juste
sens. Elle n’est juste que lorsqu’elle naît au cœur d’une relation,
comme un désir profond, un privilège. Elle est un surgissement, un
jaillissement, une nécessité intérieure : pas une prescription à tenir à
tout prix, et encore moins au prix du malheur et de la désespérance.
Elle n’est pas tant une exigence de durée qu’une exigence de
vérité et de profondeur de l’aujourd’hui. Elle naît dans ce que nous
engageons de nous ici et maintenant bien plus que dans les
promesses que nous nous faisons pour l’avenir. Elle ne se vit pas en
« prenant des engagements » mais en choisissant de s’engager jour
après jour, de s’impliquer en vérité, de tout son être, dans les
relations, les actions et les situations présentes.
Seules la qualité et l’intensité de ce que l’on donne de soi
aujourd’hui garantissent l’avenir. Quand la fidélité trouve sa source
dans ce point-là de l’existence, elle humanise.

Je suis resté célibataire.


J’espère seulement ne pas être devenu un « vieux garçon » !
Le vieux garçon est tout le contraire du monos que je voudrais
tant être et que nous sommes appelés à devenir. Il n’a jamais trouvé
sa cohérence. C’est un enfant qui a pris de l’âge sans devenir adulte,
un personnage qui se prend pour le centre du monde, qui exige,
prend, rejette, éclate de rage et d’angoisse quand quelque chose lui
est refusé. Un gamin ridicule qui se déguise pour ressembler à
quelqu’un d’autre, jalouse et se révolte sans cesse. Il se contracte, se
renferme, court toujours, se cache, entasse et blesse. Il se complaît
dans le reproche, les regrets, la rancœur. Il s’accroche, se cramponne.
Il empoigne. Il attaque. Il ramène tout à lui et n’ose pas se risquer à
sortir à la rencontre de l’autre.

Qu’on ne se trompe pas ! Il y a dans l’ombre de chaque être


humain — qu’il soit marié, en couple ou bien célibataire — un vieux
garçon ou une vieille fille qui n’attend qu’à surgir. Il ne sait pas
qu’être adulte, c’est être bon, donner, aimer, se dévouer et ne rien
réclamer en échange. Il ne sait rien de la grâce de l’amour. Il ne sait
pas que vivre, c’est se risquer, exposer sa vie, s’ouvrir, se laisser
envoyer, se révéler, se partager, guérir. Il ne sait rien de la
consolation, de l’étonnement, de la joie et de l’espérance.
Il ne sait pas qu’on est humain seulement quand on est nu et
vulnérable. Il ne sait pas qu’il y a tant à recevoir en se donnant et en
risquant des paris fous. Il ne sait rien du lâcher-prise, de l’ouverture
du cœur et de la disponibilité.

Le principal danger qui menace la vie de tout être humain, ce


n’est pas tant le vide affectif ou la frustration sexuelle comme on nous
le fait croire. Mais c’est le risque de demeurer — ou de devenir — un
vieux garçon. J’aimerais tellement, si cela devait m’arriver, qu’on me
le dise avec sincérité et qu’on me pousse à mieux vieillir !
Ne pas attendre d’être aimé pour aimer.
Le célibat qui n’ouvre pas à cela n’a aucun sens. Il n’a de
valeur que s’il permet de quitter les tendances égoïstes et
captatrices de l’enfance qui sont toujours gravées en nous. En
moi, comme en d’autres, d’ailleurs ! Et chez les moines aussi !

Chaste
L’Évangile semble dire que le Christ était célibataire. Rien ne
permet d’affirmer le contraire : l’essentiel n’est pas là. Il était chaste,
voilà ce qui importe. Cet adjectif est devenu suspect : on l’a réduit à
une affaire de sexe.

Le célibat est une chose. La chasteté en est une autre. Elle ne


concerne pas que celles et ceux qui sont célibataires.
La chasteté qui rend humain, c’est cet amour qui ne convoite
pas, ne referme pas la main sur l’autre. Une charité qui aime
sans dévorer : le Christ en est la belle incarnation.
C’est une qualité d’être qui préfère l’autre à soi-même ; qui
aime la différence de l’autre et son imprescriptible liberté. Elle
consent joyeusement à ce que l’autre soit habité par d’autres
présences que la sienne ; elle ne prétend pas répondre à tous
les besoins de l’autre ; elle ne se résigne pas à l’infidélité de
l’autre. Elle souhaite ardemment que l’autre soit d’abord et
avant tout fidèle à lui-même. Même s’il faut vivre cela comme
une souffrance. La chasteté est la plus fine expression de
l’amour.
J’apprends la chasteté en contemplant le Christ. Je ne me lasse
pas de Le voir s’adresser à Ses amis troublés par le départ des
foules après la multiplication des pains : « Voulez-vous partir,
vous aussi ? » Il ne les retient pas. Il ne leur fait pas de
promesses. Il ne les achète pas. Il ouvre l’espace d’une liberté.
Ils auraient pu partir : Il ne leur en aurait pas voulu. Ils
choisissent finalement de rester avec Lui : « Mais à qui irions-
nous ? » Quelque chose murmurait dans leur cœur qu’ils
auraient de la vie à recevoir de Lui, en abondance, en
demeurant à Ses côtés.

Faire de la place à l’autre. Ne pas se cramponner à lui.


Laisser à l’autre son espace vital : on ne peut pas le faire sans
aimer une certaine part de solitude, sans savoir vivre sans la
présence constante des autres. La solitude ouvre la porte d’un
juste rapport aux autres : une hospitalité.

Pas de chasteté possible sans consentement à notre part de


solitude. Elle rend capable d’offrir aux autres leur liberté. Pas de
chasteté possible sans renoncement à être totalement comblés. Les
autres ne sont pas une béquille. Lorsque nous consentons à ne pas les
posséder, nous devenons capables d’accueillir avec justesse ceux que
la vie nous donne de rencontrer. La chasteté fait tomber les défenses.
Elle détache de l’unique souci de soi. Elle fait sortir de l’habitude de
ne rien se refuser et de se servir de l’autre pour son propre plaisir.
Elle rend l’autre sujet de son histoire. L’amitié, l’amour et la fraternité
deviennent possibles.

Pour apprendre à aimer, pas de plus belle figure à regarder que


celle de l’homme de Nazareth. Il montre qu’il n’y a pas de plus grand
amour que de donner sa vie, de l’exposer, de la livrer pour ceux qu’on
aime.
Sa façon d’être avec les autres est un chemin d’humanité.
À vivre dans Sa trace, on en devient plus homme.
Ici encore, Il unifie.
IV. MARCHER

« À quoi te sert que le Christ se relève de la mort


si toi tu restes couché ? »
Angelus Silesius 1
Partir
vers ce qui arrive

J’ai été long.


Trop long peut-être. Qu’on me le pardonne.
Les mois passés m’ont apporté tant de découvertes, tant de
déconvenues et tant de bonnes nouvelles. J’ai le sentiment d’avoir
franchi un cap.

Dieu ?
Je Le devine présent dans Son absence. Cela me suffit. « Si tu en
es encore à tendre vers Dieu et aspirer à Lui, écrivait Angelus Silesius,
c’est que tu n’as pas encore été saisi par Lui dans tout ton être 1. »
M’aurait-Il donc saisi ? Je ne sais le dire.

Je sais seulement deux choses :

– En moi,
Une douce envie de vivre et de ne rien perdre du temps que la
vie me donne : je ne voudrais pas finir mes jours dans un
regret.
– Et le désir calme de mettre ma confiance — comme
jamais — en l’homme de Nazareth. Je vois en Lui la face
humaine de Dieu 2. Ses quatre postures fondamentales, que les
moines traduisent par des vœux : être là, obéir à la vie, vivre
simplement, aimer sans dévorer. Elles valent pour chaque être
humain qui cherche à être pleinement vivant.

Je me réinscris chaque matin à son école buissonnière. En moi,


comme un « besoin incoercible de partager sa façon de vivre. Être
pauvre en même temps que lui, être pur parce qu’il est pur. Être
obéissant pour partager son obéissance […]. Vivre comme un
mystère d’union à lui cette route évangélique qu’il nous a tracée. Mais
apprendre de lui qu’elle ne peut aboutir qu’à la charité fraternelle 3. »
Il me donne envie de prendre à la lettre le mot « frère » dont Il
veut que nous nous nommions. Et de traiter tout être humain comme
tel.

Ce sera sur la route


Il y a quelques années, je me trouvais sur le chemin de
Compostelle avec un groupe de jeunes. Nous marchions depuis plus
de quinze jours quand, à l’approche de Saint-Jacques, l’un d’eux me
demanda si on commencerait le pèlerinage en arrivant. Il n’avait pas
compris qu’il ne s’agit pas tant d’atteindre un objectif que de goûter la
route, et d’aimer le chemin que tracent nos pas jusque dans ses
détours interminables.

« Partez dans votre journée sans projets sur Dieu, sans


souvenir sur lui, sans enthousiasme, sans bibliothèque, à sa
rencontre. Partez sans carte de route pour le découvrir,
sachant qu’il est sur le chemin et non au terme ! Laissez-vous
trouver par lui dans la pauvreté d’une vie banale. Ne cherchez
pas les beaux voyages imaginaires. Que les variétés du
royaume de Dieu vous suffisent et vous réjouissent.
Désintéressez-vous de votre vie car c’est une richesse que de
tant nous en soucier. Alors la vieillesse vous parlera de
naissance et la mort de résurrection 4. »

Je marche
J’ai décidé de marcher en renonçant aux embrasements et à
l’excitation de la foi. Je suis touché par cette invitation à « rien de
trop 5 » que saint Benoît adresse dans sa Règle : je la fais mienne. Elle
donne la mesure de ce que peut être une vie en compagnie de Jésus :
une marche sobre et humble qui se garde de tous les emballements.
Résonne en moi plus que jamais cette parole de Michée : « Ce que le
Seigneur réclame de toi ? Rien d’autre que pratiquer la justice, aimer
avec tendresse, et marcher humblement avec ton Dieu » (Mi 6,8).

Le Dieu que j’aime dans Son absence ne souhaite « rien d’autre


que ».
Il n’est pas le Dieu jaloux qui voudrait « tout ». Il n’est pas le Dieu
insatiable du « toujours plus ». Un peu Lui suffit bien. Dans ce
nouveau rapport avec l’humanité qu’Il inaugure en l’homme de
Nazareth, Il nous appelle à vivre notre vie sans ambition et sans
avidité. À ne pas vouloir tout être. À ne pas vouloir tout faire. À
renoncer à la gloutonnerie. Il nous invite à apprécier les petits pas
simples, même s’ils sont de côté. Dans le travail et dans les relations,
Il nous invite à ne rien vouloir d’autre qu’un peu de justice et de
tendresse. Et à savoir nous délecter, avec une certaine gourmandise,
d’un simple verre d’eau offert sur nos chemins souvent brûlants.

Dans le grand vent


Je crois intimement que toute existence est traversée par le
Souffle du Ciel. Et qu’il s’agit de s’y exposer. La vocation humaine
s’inscrit dans cette harmonie-là. On ne devient pas humain en
garnissant la vie de petits morceaux de piété comme on fourre une
galette, mais simplement — tout en marchant — en cherchant à être
bon, d’une bonté simple, presque enfantine : « Pour savoir ce qu’est
un cœur bon, il faut regarder Jésus. Lui seul sait, lui seul l’apprend,
lui seul le donne. C’est grâce à lui que nous apprenons de quel amour
nous pouvons aimer Dieu, que nous connaissons de quel amour Dieu
aime les hommes 6. »

Aimer les gens d’une bonté discrète, qui parle peu, ne se met pas
en avant, ne se répand pas en organisations. D’une tendresse qui ne
photographie pas, n’analyse pas, ne jauge pas. D’une bienveillance
profonde qui met le cœur en paix. D’une hospitalité qu’on offre
comme un pain à des gens qui ont faim.
Nous aider à être bons, ce sera tout mon programme.

Ne pas faire la route seul


D’une voix souvent navrée, on me dit : « Ah, l’Église… »
Quoi encore, l’Église ?

Elle est fragile, c’est vrai.


Malade à certaines heures. Et infidèle. Je ne suis pas naïf au point
de croire le contraire. Je la pratique assez pour connaître ses
scandales, ses petits pouvoirs, ses peurs et ses condamnations, ses
paroles malheureuses, ses choix incohérents. J’y participe aussi. Ce
serait prétentieux de la charger de tous les maux et de prétendre être
pur : Jésus a fustigé ceux qui se croyaient au-dessus de la mêlée.
Comme tant de mes amis, je souffre de ses replis identitaires, de
ses raideurs liturgiques, de ses jugements hâtifs sur ceux qui ne
vivent pas dans les normes établies. Je pleure devant les peurs qui
paralysent sa marche.

Mais quoi ?
La fuir ?
La mettre au ban ?
Je ne peux pas vivre sans elle. Elle m’a conduit au Christ.

Alors quoi ?

Un jour, sur le bord du lac de Galilée, quelques jours après les


évènements de Pâques, Jésus a proposé à Pierre de prendre soin de
ses frères. Leurs regards se sont croisés. C’est à ce croisement de
regards entre Jésus et Pierre, puis entre Pierre et ses amis, que
l’Église est née.
Je veux vivre l’Église à partir de ce point de naissance. À un
croisement de regards.
Me tenir debout au bord de l’Évangile, comme près d’une source
fraîche, et laisser le Christ nous confier les uns aux autres. Il n’y a que
cela d’intéressant.
J’aime l’Église dans ce qu’elle pourrait devenir.
Comme tant d’autres, je la rêve plus simple, plus fraternelle, plus
engagée sur les lignes de fracture, plus proche des attentes nouvelles
de nos contemporains, moins cloisonnée, plus libre dans sa parole et
dans sa liturgie. Plus bienveillante. Plus audacieuse. J’y prends ma
part, comme je le peux. Maladroitement sans doute. Au risque
d’agacer, je le sais bien…
Quand s’imposent ses piètres petitesses, ses replis lamentables ou
ses caporalismes mesquins, j’essaie de résister à l’envie de fuir et je
continue de croire qu’elle n’est pas promise à cela. S’il le fallait, parce
que je crois en elle, je serais même prêt à prendre le maquis.

J’aime l’Église, mais pas dans l’étroitesse des cathédrales, des


processions pompeuses et des structures figées. Je l’aime sur les
parvis, en Galilée, dans la fraîcheur du vent de l’Histoire, dans les
recherches tâtonnantes des amoureux de Dieu.
Madeleine me murmure que l’« amour pour l’Église n’exige pas de
nous d’agir dans des formes d’action qui sont officiellement d’Église ».
Je l’entends demander « le courage de laisser transpercer l’écorce de
nos vies, et de leur sève, et leur moelle par le bourgeon de charité qui
constitue notre appel ». Elle me redit que « nous n’avons pas à
peindre un bourgeon sur un papier en en copiant un autre ; un
bourgeon pousse de l’intérieur. En étant strictement fidèles aux
impératifs de l’amour, nous serons le bourgeon que Dieu veut
aujourd’hui, sans cesse reliés par l’intérieur au tronc, poussant nos
feuilles l’une après l’autre. »
L’erreur serait de ne pas avoir quelques audaces : « La peur de la
grande aventure, la peur de cet Esprit qui ne sait ni d’où il vient ni où
il va, serait de notre part, pour l’Église, notre plus grand manque
d’amour 7. »
J’aime l’Église de cet amour-là. Je l’aime dans ce qu’elle pourrait
être.
Je sais que d’autres aussi, des proches, la rêvent aussi.

On devient humain, dans cette Église — et on la rend crédible —,


quand nous choisissons d’être les uns pour les autres des bergers
dessaisis de leurs privilèges, ouverts à la vie comme elle se présente,
ouvrant les portes et déliant les consciences. Nous devenons plus
humains quand nous nous comportons vis-à-vis des autres comme des
amis qui se laissent connaître et cherchent à connaître. Nous sommes
humains — de vrais disciples de l’homme de Nazareth — quand nous
rendons des forces à la brebis chétive, quand nous soignons celle qui
est malade, quand nous pansons celles qui sont blessées, quand nous
ramenons à elles-mêmes — et pas à nous ! — les brebis qui se
perdent…

Il faut faire route ensemble.


En disant oui au Christ, on va toujours en rejoindre d’autres.

Et sur cette route, quoi ?


Être « charnière de la grâce », comme dit Madeleine Delbrêl dans
ce texte sublime 8 qui est devenu la mesure de ce que je voudrais
être : une trace, un sacrement, le « oui » de Dieu sur l’aventure
humaine.
On ne peut l’être qu’ensemble.

« Partir vers ce qui arrive »


C’est la démarche de Marie vers sa cousine Élisabeth. C’est celle
de Joseph qui ne craint pas de prendre chez lui sa fiancée enceinte
d’un autre, celle des pauvres bergers marchant vers l’étable
improbable d’un village de Judée et celle des mages d’Orient
conduits, dit l’Évangile, par une étoile et déroutés ensuite.

Pour devenir humains, nous tenir sur la route. Ne pas faire du


surplace.
Marcher sans s’arrêter au risque d’en user nos semelles.
Peut-être même pieds nus, sans défense. Quitter nos assurances.
Marcher lentement pour ne rien perdre des rencontres : la lenteur
des pas révèle des choses cachées par la vitesse. Croire que le Christ
marche toujours à la vitesse de l’homme : Il se trouve bien au milieu
de Son peuple.

Ne pas tout attendre. Ne pas nous endormir. Ne pas nous


encroûter. Ne pas nous enfermer. Ne pas prendre racine. Ne pas se
retourner. Marcher pour vivre.

Ne pas marcher la tête en l’air, le nez dans le vent de


l’insouciance.
Tracer jour après jour la vie, avec rigueur mais sans chercher les
performances, même ascétiques ! Pour soi-même autant que pour les
autres, « ne rien établir de rude ou de pesant 9 ». Embrasser tout ce
qui vient avec un cœur silencieux. Accueillir le meilleur en tout ce qui
est donné.

Ne pas céder à l’envie de nous arrêter. Il faudra du courage : les


tentations sont fortes !
Croire aux saisons, à la fraîcheur du printemps et la douceur de
l’automne…
Sur le chemin, trouver le juste équilibre entre la solitude et les
rencontres. Ne pas chercher à créer des ordres nouveaux mais laisser
l’ordre de la vie nous sortir du chaos.

Marcher à notre propre rythme, jamais au pas des autres. Et si de


la distance se creuse à certaines heures de la vie, croire que la
distance entre les êtres n’est « qu’un concept de géographe 10 ». Elle
n’empêche pas la communion et la fraternité.

Ne pas nous mettre en route vers ce qui ne bouge pas, vers ce qui
n’attend rien.
Ne pas partir vers l’immobile. Choisir d’aller vers le frémissant,
vers ce qui tressaille.
Vers ce qui boitille, ce qui gambade ou ce qui semble errer. Vers le
hurlant aussi.
Laisser les morts enterrer leurs morts. Certains sont déjà morts et
ne le savent pas encore.
Ne pas vouloir faire le bonheur des gens sans eux.
Aller à la rencontre de ceux qui veulent vivre, de ceux qui
cherchent la vie, la vraie.
Partir vers ce qui est en désir, en quête, en mouvement. Pas vers
ce qui est établi.

Partir vers ce qui arrive. Pas vers la vie « fleur bleue » : elle n’est
qu’une ridicule romance. Mais vers la vie réelle, et même dans son
tragique quand il advient. Ne pas lui tourner le dos. Ne pas fermer les
yeux. Ne pas faire semblant que.
Nous tenir là. Debout. Risquer un pas.
Et faire un autre pas après le premier pas. Et même s’il doit coûter
un peu.
Partir vers ce qui arrive.
Et donc être attentif à la fragilité de la vie naissante, au moindre
bruissement de l’être et aux désirs mal dits. Garder les yeux ouverts,
regarder, observer, contempler, être tendu vers. Écouter la vie qui
veut vivre, même impalpable : vouloir l’entendre, cette vie.
Croire que « ce qui arrive » est une promesse.
Être prêt à partir vers, à la rencontre, ceinture aux reins et bâton à
la main.

Cela suppose de croire en l’autre, en la vie, en demain, un tant


soit peu en soi aussi.
De garder au cœur le nécessaire a priori d’espérance et de
bienveillance sur ce qui vient, sur ce qui est nouveau, et même
inattendu. Même si « ce qui arrive » contrecarre les projets. Même si
cela déroute. Déposer, autant que cela est possible, tout filtre de
jugement préétabli. Sauver celui qui vient, surtout s’il est le tout-
venant.

La vie est faite de rencontres : de l’un qui vient et de l’autre qui


va, de l’un qui arrive et de l’autre qui part, de deux qui sont en
marche. En passage, en genèse, en devenir.

Partir et repartir encore.


Risquer quelques audaces. Ne pas se replier. Nous mettre
ensemble en chemin de liberté. Et sur ce chemin-là, laisser la parole
résonner. Partir vers la Parole qui vient à nous par d’autres. Ne pas
ramener les gens à soi, mais partir à la rencontre de « ce qui arrive ».
Et de ceux qui arrivent.

Ne jamais plus demeurer accroupi à attendre.


Ne pas répéter les choses, les gestes, les relations, les mots, les
rites et les idées.
Nous laisser bousculer, atteindre, toucher. Aimer. Ne pas croire
que le chemin est terminé. Ne pas croire que les autres n’ont qu’à
venir. Les guetter. Les désirer.
Nous réjouir de les voir se mettre en route. Partir à leur rencontre.
Et s’il le faut, aller ailleurs. Ensemble.
Ni chez moi ni chez eux. Ailleurs. Vers un à-venir.

Jusqu’à ce jour grandiose où seront engloutis nos soirs et nos


matins.
L’Ami, ce matin-là — car ce sera un matin ! —, nous saisira en Lui.

« Marche, marche, marche, marche…


Marche en ma présence,
dans la droiture et dans l’amour…

Comment rendre au Seigneur


tout ce qu’il a fait pour moi ?
Offrande ou sacrifice, il n’en a pas voulu !
Mais il m’a donné la vie,
alors j’ai dit : voici je viens !

Sans provision ni assurance,


les mains vides, le cœur libre
j’irai dans la confiance
à des commencements sans fin 11… »

Homme.
Frère.
Fils.
Unifié.
Unifiant.
Moine sur le parvis de l’homme.
1er janvier 2019
Notes

I. DÉROUTE

JE NE CHERCHE PLUS DIEU


1. Patrice de La Tour du Pin, Une somme de poésie, t. 2, Gallimard, 1982, p. 109.
2. Ibid., p. 109.
3. Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique, livre 1,80, Albin Michel, 1994.

II. MÉMOIRE

DEVENIR PLUS HUMAIN


1. Madeleine Delbrêl, Humour dans l’amour, t. 3, Nouvelle Cité, 2005, p. 47-50.
2. Gustave Thibon, L’ignorance étoilée, Fayard, 1974.
3. Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique, livre 1,82, op. cit.
4. Madeleine Delbrêl, La sainteté des gens ordinaires, t. 7, Nouvelle Cité, 2009.
5. Madeleine Delbrêl, Éblouie par Dieu, t. 1, Nouvelle Cité, 2004, p. 21.
6. Madeleine Delbrêl.

VOICI L’HOMME
1. Christoph Théobald, Transmettre un évangile de liberté, Novalis, 2007, p. 21.

III. PROMESSES

ÊTRE LÀ
1. Madeleine Delbrêl, Joie de croire, Seuil, 1968, p. 101.
2. Madeleine Delbrêl, La sainteté des gens ordinaires, op. cit., p. 24.
3. Madeleine Delbrêl, Humour dans l’amour, op. cit., p. 80.

OBÉIR À LA VIE
1. Madeleine Delbrêl, La sainteté des gens ordinaires, op. cit., p. 89.
2. Ibid., p. 157.
3. Règle de saint Benoît, chapitre 57.
4. Madeleine Delbrêl, La sainteté des gens ordinaires, op. cit., p. 26.

VIVRE SIMPLEMENT
1. Madeleine Delbrêl, Humour dans l’amour, op. cit., p. 48.
2. Madeleine Delbrêl, Joie de croire, op. cit., p. 84.
3. Ibid., p. 85.

AIMER SANS DÉVORER


1. C’est le titre d’un beau livre de Lytta Basset, paru chez Albin Michel en 2015.
2. Madeleine Delbrêl, Communautés selon l’Évangile, Seuil, 1973, p. 104.
3. Gustave Thibon, L’échelle de Jacob, Fayard, 1975.

IV. MARCHER
1. Angelus Silesius, Le pèlerin chérubinique, op. cit., p. 63.

PARTIR VERS CE QUI ARRIVE


1. Ibid., p. 126.
2. Il faut lire La face humaine de Dieu, de Bernard Poupard, moine de Clerlande,
Médiaspaul, 2015.
3. Madeleine Delbrêl, La vocation de la charité, t. 13, Nouvelle Cité, 2015, p. 171.
4. Madeleine Delbrêl, Humour dans l’amour, op. cit., p. 81-82.
5. Règle de saint Benoît, chapitre 64.
6. Madeleine Delbrêl, Communautés selon l’Évangile, op. cit., p. 122.
7. Madeleine Delbrêl, La question des prêtres ouvriers, t. 10, Nouvelle Cité, 2012, p. 41.
8. Madeleine Delbrêl, Humour dans l’amour, op. cit., p. 64-68.
9. Règle de saint Benoît, prologue.
10. Sylvain Tesson, Petit traité sur l’immensité du monde, Équateurs, 2005.
11. Paroles et musique, Carmel de la Paix, Mazille.
Consultez le catalogue des ouvrages de Bayard Editions sur
www.bayard-editions.com

Vous aimerez peut-être aussi