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N° 10

J. MAUFARGE

L'OISEAU
BLESSÉ

EDITIONS DES REMPARTS


38, rue des Remparts-d'Alnoy, LYON (Rhône)
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Pedro s'arrêta un instant devant la clôture.


Entrerait-il ? Il hésitait. Depuis quelque temps,
que de fois il était venu pour s'entendre répondre
par la mulâtresse de service que la jeune Rosa-
rio ne pouvait le recevoir !
Mais son cœur le poussait. Voir Rosario Bella-
monte, respirer son parfum, vivre quelques ins-
tants dans son atmosphère, entendre sa voix,
n'était-ce pas son rêve de chaque matin, lorsqu'il
pensait, au réveil, à ce qu'il ferait de sa journée ?
Il vit la grande cour vide, semée de gravier
et où aucun arbre ne poussait, afin de ne pas
attirer les moustiques. Au centre s'étalait l'énor-
me habitation, très longue, sans étage, aux murs
blancs faits de troncs d'arbres serrés, peints à
la chaux et ceinturés d'une large véranda. Sur
les toits, s'alignaient les troncs de palmiers vi-
dés, longs de six mètres et remplaçant les tuiles.
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Au moment d'entrer, Pedro parcourut du re-


gard chacune des fenêtres. Etait-elle là ? La
verrait-il ? S'il avait seulement la chance de
l'apercevoir, il ne s'en irait pas morose, le cœur
meurtri par le refus dissimulé que lui appor-
terait la mulâtresse.
Derrière chaque vitre, les rideaux étaient im-
mobiles. Il poussa la clôture et entra d'un pas
délibéré.
Comme dans toutes les fazendas brésiliennes,
s'étendaient, en un vaste carré, les hangars, le
fenil, les écuries des mules et des chevaux, les
logements des domestiques et, tout au bout, au
delà des séchoirs à café, le village des noirs et
des peones employés à l'exploitation.
C'était l'heure du plein travail : seuls, quel-
ques bambins jouaient sur le seuil des habita-
tions.
Le jeune homme s'avança jusqu'à la porte
d'entrée de la maison.
— Missié Pedro ! s'exclama la mulâtresse qui
vint lui ouvrir. Je vais prévenir la senorita
Rosario.
Elle s'éclipsa et quelques instants plus tard,
Pedro d'Almeiras voyait apparaître, par une
porte donnant dans le hall, la ravissante jeune
fille, objet de ses rêves.
Grande, mince, les cheveux d'un noir de jais,
le teint mat, les yeux sombres, le nez aquilin,
la bouche petite, elle portait une légère robe de
cretonne qui lui seyait à merveille.
— Ah ! c'est vous, Pedro ? dit-elle d'une voix
sans flamme.
Le visiteur s'était précipité, l'air rayonnant.
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—Il y a si longtemps que je ne vous ai vue !...


Il avait un ton humble, presque timide.
— Vous venez toujours lorsque je suis oc-
cupée.
—Je sais... Et j'en souffre, Rosario.
Elle eut un petit rire sec qui glaça le jeune
homme.
Il était demeuré debout, en face d'elle qui
n'avait fait aucun geste, ni pour le faire entrer,
ni même pour l'inviter à s'asseoir sur un des
sièges cannés du vestibule.
— Vous en souffrez ?... Vous êtes ridicule...
Il fit un mouvement hautain de la tête, mais
bien vite se ressaisit :
—Avez-vous parlé à votre père ? demanda-t-il
quand même dans un souffle.
— Oui.
— Et qu'a-t-il dit ?
—Mon cher Pedro, vous connaissez mon père.
Depuis que ma mère est morte, je tiens sa mai-
son et je suis son seul soutien. Il n'est pas en-
thousiaste à l'idée que je puisse le quitter.
—Ah ! fit simplement le jeune homme.
Il y eut un instant de silence.
— Pourrais-je le voir ? avança-t-il.
— Je crois que c'est une démarche inutile.
Vous le savez très entier : il ne revient jamais
sur une décision.
—Mais vous, Rosario, ne pourriez-vous pas...
Elle eut le sourire glacial qu'il lui connaissait
bien.
— Je n'ai aucune influence sur lui et je ne
veux pas aller à l'encontre de ses intentions. Il
n'admet aucune contrariété.
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Pedro eut nettement la sensation que celle


qu'il aimait ne ferait pas un geste, ne dirait
pas un mot au senor Bellamonte. Bien plus, il
eut l'intuition soudaine que la senorita elle-
même ne tenait plus à lui.
Ses paupières cillèrent lorsqu'il la regarda.
Serait-ce la dernière fois qu'il la verrait ? Il
n'eut pas le courage de se décider à ne plus
revenir à la fazenda.
— Me permettez-vous quand même de frapper
encore à votre porte ?
— Rien n'est changé à nos relations, Pedro.
Vous serez toujours le bienvenu.
Elle lui tendit sans chaleur sa main pâle, qu'il
retint un moment dans la sienne.
— Je reviendrai... dit-il la gorge serrée. Peut-
être un jour changerez-vous d'avis...
Il recula de quelques pas. Elle ne bougea pas.
Alors, il gagna la porte, demeurée entr'ouverte
et, sous le soleil. de feu, traversa lentement la
cour. En franchissant la barricada, il jeta un
dernier coup d'œil sur la grande demeure : la
porte avait été refermée, les voiles des fenêtres
demeuraient immobiles. Pas un regard ne l'ac-
compagnait.
Il n'avait plus d'illusions à se faire : tout était
fini. Adieu le beau rêve né depuis si longtemps
et qu'au cours de ses années de jeunesse il avait
senti grandir et qu'il avait doucement chauffé
à la flamme de son cœur. Rosario ne lui avait
laissé aucune illusion : elle ne l'aimait pas.
Machinalement, il jeta un coup d'œil sur les
lieux qu'il connaissait. depuis si longtemps. II
se reprocha de s'être laissé aller à demander à
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la senorita la permission de revenir la voir.


Quelle naïveté ! Il était tellement certain que,
quoi qu'il fit, elle ne céderait pa3 !
Le long d'une allée de pins, il s'avança et
bientôt, atteignit un bois touffu de cèdres et
d'araucarias. Après une dizaine de minutes de
marche, il parvenait au bord de la falaise gra-
nitique qui surplombait la mer. Là se trouvait
une petite plate-forme dénudée. Un tronc d'arbre
abattu par quelque ouragan offrit un siège. Il
s'y installa.
Que de fois il était resté là, des heures du-
rant, à peu de distance de la fazenda des Bella-
monte, à penser à Rosario si proche et à ima-
giner, si près d'elle, l'éblouissement de son
avenir ! Le soleil qui flamboyait sur l'Océan
immense lui paraissait illuminer son rêve.
Aujourd'hui, quelle chute !
Hélas ! Il en connaissait assez la raison. Les
Bellamonte étaient des parvenus. Le grand-père
de Rosario était arrivé cinquante ans plus tôt
au Brésil, comme simple ouvrier mineur. C'était
l'époque où les mines d'or de la région livraient
leurs dernières paillettes. Il avait eu la chance
de tomber sur un filon qui lui avait donné un
commencement de fortune. Prévoyant intelligem-
ment que le métier était sans avenir, il s'était
tourné vers la culture du café, avait demandé
une concession sur la côte, entre Rio-de-Janeiro
et Saö Paulo, l'avait défrichée et plantée de pieds
de caféier. Là encore, la chance lui avait été
favorable : trois années de suite, la récolte avait
été splendide. Engageant des noirs et des métis
en nombre suffisant, il avait racheté peu à peu
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les terres incultes qui environnaient sa planta-


tion et il était devenu, en peu d'années, l'un des
« fazendeiros » les plus opulents de la région.
A sa mort, trente ans plus tard, sa fortune était
solide. Son fils, le père de Rosario, l'avait rem-
placé et n'avait fait qu'accroître son domaine.
Malheureusement, aux dépens des Almeiras.
Ceux-ci, très vieille famille implantée au Bré-
sil depuis des siècles, avaient autrefois connu
l'opulence des premiers possesseurs du pays. Les
troubles politiques et sociaux qui avaient suivi
la décadence, puis la chute de l'empire des Bra-
gance, leur avaient porté un coup fatal. La
grand'mère de Pedro, la comtesse d'Almeiras,
s'était enfuie en abandonnant son château de
Santa Catharina et ses nombreuses fermes.
L'ordre rétabli, le comte Manoel, son fils, était
rentré en possession de ses terres devenues in-
cultes. Malgré toute son énergie, le déclin était
venu. Il avait fallu vendre petit à petit les par-
celles du domaine. De chagrin, Manoel était
mort ; sa femme était enlevée peu après par la
terrible fièvre jaune.
Ils laissaient deux enfants, Paquita et Pedro,
âgés respectivement de 18 et de 12 ans ; leurs
seules ressources provenaient de la fazenda de
Santa Barbara, située à une trentaine de kilo-
mètres du château. Paquita s'était dévouée à
l'éducation de son frère, vivant à Santa Barbara
au moment des travaux et passant l'hiver dans
leur splendide château de Santa Catharina.
Depuis que Pedro avait atteint l'âge d'homme,
il se décidait mal à quitter Santa Catharina,
confié aux soins d'un couple de vieux serviteurs
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dévoués. Il demeurait seul dans la riche demeure


familiale, abondamment pourvue de meubles
anciens et de tableaux qu'avaient accumulés les
ancêtres et qu'aux pires moments de détresse
le comte Manoel n'avait pas osé réaliser.
Avant leur mort et, bien malgré eux, Manoel
et sa femme avaient laissé leur fils, encore très
jeune, prendre contact avec Rosario. C'était la
seule compagnie que le gamin pût avoir à la
ronde. Affable et très doux de caractère, Pedro
était devenu le grand ami de la fillette. Presque
chaque jour, ils se rencontraient et jouaient
ensemble, soit à la fazenda des Bellamonte, soit
au château. Et pourtant les parents ne se
voyaient pas. Le comte d'Almeiras avait conservé
en lui la rancune de l'aristocrate ruiné contre
le parvenu qui avait peu à peu dépossédé sa
famille.
Après la mort de ses parents, malgré les réti-
cences et les conseils de sa sœur, l'orphelin
n'avait point cessé ses relations de voisinage avec
Rosario ; sans ami ni compagnon de son âge,
vivant dans la solitude de Santa Catharina, la
maison des Bellamonte était un refuge pour lui.
Quand sa sœur Paquita, pressentant le danger,
voulut le prévenir, il était trop tard : c'était juste
l'heure où le cœur du jeune homme s'éveillait.
A dix-huit ans, son amour pour la jeune fille
se révéla. Il rêva de faire d'elle sa femme.
Mais dès que les Bellamonte s'aperçurent du
penchant du jeune aristocrate, ils devinèrent le
jeu qui se préparait.
—Continue à voir Pedro, dit Vincente Bella-
monte à sa fille, mais je t'avertis : si charmant
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qu'il puisse être, tant que je vivrai, tu ne seras


pas sa femme. Nous sommes riches, il est ruiné.
Tu n'épouseras qu'un jeune homme fortuné,
capable de te faire une vie large.
Etait-il nécessaire de chapitrer la jolie fille ?
Si elle avait été ravie d'accepter l'amitié con-
fiante de Pedro et si, entre eux, il n'y avait
jamais eu la plus petite ombre, par contre, dès
qu'elle avait su la situation précaire du jeune
homme, elle s'était d'elle-même prémunie : elle
était beaucoup trop imbue de sa richesse pour
jamais accepter un mariage qui, à ses yeux et
malgré le titre nobiliaire des Almeiras, lui eût
paru une folie.
—Tu n'as rien à craindre, papa, répondit-elle.
Je ne troquerai pas un titre de comtesse contre
la pauvreté...
— Pourtant, ne le heurte pas, recommanda
sa mère. C'est un garçon très sensible qui n'a
personne que toi comme ami.
— Laisse-nous tranquilles, trancha son mari.
La sentimentalité n'a jamais nourri personne.
Et le sujet en resta là.
C'était à tout cela que, assis sur un tronc
d'arbre, devant l'Océan tumultueux, pensait
Pedro. Certes, il ignorait la conversation du
senor Bellamonte avec sa fille, mais le peu qu'en
avait dit Rosario, l'orphelin l'avait deviné.
Le cœur en déroute, il se demandait ce qu'il
allait devenir. Certes, la question matérielle
n'entrait pas en ligne de compte : malgré qu'il
vécût dans une demeure somptueuse et qu'il
mangeât dans de la vaisselle plate aux armes
de ses aïeux, peu lui importait ce qui était dans
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le fond des plats. Mais sa situation morale ?...


Allait-il, après tant de malheurs subis, suppor-
ter ce refus qui le blessait et lui enlevait son
reste de courage ? En parler à sa sœur ? A quoi
bon ? Elle ne pourrait que lui répéter les an-
goisses qu'avaient connues autrefois ses parents,
à l'idée qu'il pourrait plus tard s'amouracher de
Rosario Bellamonte.
Un pas de cheval résonna dans le sentier.
Peut-être était-ce Vincente Bellamonte ? Peut-
être Rosario ?Il ne voulut pas être vu, dans l'état
d'abattement où il se trouvait. D'un bond, il se
leva et se jeta dans le fourré compact du bois.
Un instant après, il entendit un bruit de voix
et presque aussitôt, il reconnut celle de Rosario.
Un homme jeune l'accompagnait. Qui ?... Une
jalousie sourde l'étreignit. Appuyé derrière le
tronc d'un gros arbre masqué par des branches
feuillues, il écouta.
Les promeneurs s'approchaient lentement.
Soudain, leurs pas s'arrêtèrent.
— Voulez-vous que nous nous asseyons ici ?
dit la voix enchanteresse de la jeune fille. Nous
serons seuls et la vue est superbe.
—Très volontiers. J'attache mon cheval.
De sa cachette, Pedro vit s'avancer d'abord
Rosario, qui vint s'asseoir sur le tronc d'arbre
et, une minute plus tard, un cavalier.
Pedro ne put résister à la tentation de voir
l'homme qui accompagnait la senorita. Glissant
un regard dans l'intervalle entre deux feuilles,
il le reconnut.
— Luis Montanegro !... murmura-t-il.
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Le cavalier était assis à côté de la jeune fille.


Il prit sa main :
— Si vous saviez, Rosario, quel bonheur est
en moi à l'idée que votre père me permet de
venir vous voir fréquemment ! Pour qui connaît
Vincente Bellamonte, cette autorisation est un
tel encouragement !
Rosario se tourna vers lui avec son plus sé-
duisant sourire.
— Les portes des Bellamonte vous sont très
largement ouvertes, Luis, répondit-elle.
— Comme vous me comblez !... J'étais si loin
de l'espérer !...
— Et pourquoi donc ? interrompit-elle.
— Mon Dieu, ma chère, je n'étais pas le seul
à croire la place prise. Il n'y a pas si longtemps
que l'on ne pouvait venir à la fazenda sans y
rencontrer votre chevalier servant, le beau
Pedro..
Elle éclata d'un rire méprisant.
—Pedro !... Pauvre Pedro !... Il est très amou-
reux en effet, mais c'est sans danger, mon cher...
Je n'aime pas beaucoup les amoureux transis,
je vois la vie sous un autre angle... Elle est trop
courte pour qu'on la perde à écouter des auba-
des... Je préfère des occupations plus vivantes :
voyager ... m'amuser... voir l'Europe, Paris,
Londres, vivre dans les plus grands hôtels...
—J'aurai les moyens de vous offrir tout cela
et ma plus grande joie sera de faire de vous la
reine la plus fêtée et la plus choyée.
Elle souriait, les yeux perdus sur l'immensité
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de l'Océan, comme si elle y voyait un rêve ac-


courir du fond de l'horizon.
Il lui prit la main qu'il retint un instant dans
les siennes :
—Alors, dit-il, vous me permettez d'espérer ?
— Oui, répondit-elle, d'espérer... Il faut que
je décide mon père à l'idée de le quitter, mais
je crois que ce sera facile. Il fait dans le fond,
tout ce que je veux.
— Et vous voulez bien, Rosario ?... Sans re-
gret ? Sans l'ombre d'un regret ? Vous n'ambi-
tionnez pas d'être comtesse et châtelaine ?
—Comtesse ?... ricana-t-elle, que m'importe ?...
Châtelaine, c'est autre chose. Dans mes rêves de
petite fille, je me voyais dans cette somptueuse
demeure auprès de laquelle la fazenda des Bel-
lamonte n'est qu'une vulgaire ferme...
Il la regardait poursuivre son songe d'enfant
et pour réduire à néant ses dernières hésita-
tions :
— Châtelaine ?... Pourquoi pas, ma belle Ro-
sario ? Croyez-vous que les millions de mon père
ne puissent vous offrir cette vieille masure que
vous convoitez ?
— Nous en reparlerons, dit-elle. Rentrons.
voulez-vous ? Nous irons finir la journée au
tennis.
—Volontiers. Je suis à vos ordres...
Pedro n'écoutait plus. Il en savait assez. Der-
rière un tronc d'araucaria, il avait tout entendu.
Il avait vu la joie luire dans les beaux yeux
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sombres de la senorita. Il avait entendu son rire


insultant quand il avait été question de lui. La
dernière lueur d'espoir restée en lui s'envolait.
Et il était supplanté par qui ? Par ce Luis
Montanegro, ce fils de banquier véreux, richis-
sime, installé à Rio-de-Janeiro, maigrelet, affreux
et qu'on disait inintelligent, mais qui avait de
l'argent...
Pedro eut un tel dégoût qu'il faillit sortir de
sa cachette et aller cingler son rival et crier son
mépris à Rosario. Combien de fois ne l'avait-il
pas entendue se moquer de Luis après chacune
de ses visites et s'étonner que des jeunes filles
puissent écouter ses hommages... Il se retint
pourtant. A quoi bon faire un esclandre ? Si la
jeune fille l'avait éconduit, c'était à cause de sa
pauvreté. Et c'était elle qui était la plus mépri-
sable.
Il attendit que le couple se levât et reprit le
chemin de la fazenda et il sortit enfin de son
refuge.
Le château de Santa Catharina était distant
d'environ deux lieues. Parfois il faisait à cheval
ses visites chez les Bellamonte. Plus souvent,
il venait à pied, afin de ménager sa vieille ju-
ment à laquelle il demandait, au moins deux
fois par semaine, une course d'une soixantaine
de kilomètres, pour aller voir Paquita à Santa
Barbara.
Sous le dôme touffu des pins, des cèdres, des
araucarias, coupé parfois des jaracandas à bois
de rose, ou bien, lorsque le chemin descendait
jusqu'au rivage, de hauts palmiers maritimes.
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il se sentait plus libre pour étouffer en lui l'im-


mense douleur qui le tenaillait. Il allait d'un
pas lent, la tête basse, sans penser à rien d'autre
qu'à sa blessure. Le noir de ses pensées v o
ses yeux. Il fallit marcher sur un serpent corail
qui dormait paresseusement au milieu du sen-
tier. Quand la bête fila à quelques centimètres
de son pied, il sursauta.
L'incident le ranima.
— Rentrons, murmura-t-il. J'ai bien le temps
de pleurer sur moi-même.
Il augmenta l'allure. Mais le visage radieux
de Rosario était devant son regard, altier, mo-
queur, insaisissable. Malgré lui, il ralentit de
nouveau.
Près de deux heures plus tard, il sortit du
bois. Le ciel de verdure lui avait masqué le vrai
ciel. Lorsqu'il arriva en terrain découvert, le
soleil était déjà caché derrière les hautes crêtes
des contreforts de la Sierra de Mantiquera. Il
atteignit l'enclos à demi-démoli du vaste parc :
le château de Santa Catharina, juché sur un
monticule, avec ses murs de pierres sèches qui
soutenaient les terrasses et lui gardaient son
aspect un peu revêche d'ancienne forteresse, était
déjà enseveli dans l'ombre.
Que de fois il l'avait vu ainsi, lors de ses ren-
trées tardives ! Mais ce soir-là il eut l'impression
qu'il venait s'emmurer dans une prison, tant il
lui parut sinistre et désolé.
— C'est toi, senor Pedro ? cria une voix cassee.
Comme tu rentres tard ! Il ne t'est rien arrivé,
au moins ?
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Le jeune homme était trop plongé dans son


chagrin pour répondre à la question.
—Je ne prendrai rien d'autre que des fruits,
dit-il sombrement.
Il fit quelques pas dans l'énorme vestibule et
n'entendit pas la réflexion de Machada, la vieille
servante métisse qui avait élevé son père et qui,
mariée à Porfirio Bento, le jardinier, s'occupait
seule de la maison.
—Sûrement, il revient de la fazenda maudite !
Quand est-ce donc qu'il m'écoutera ?
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II

Franchi l'énorme vestibule, aux murs duquel


étaient pendues des panoplies d'armes de tous
les âges, depuis les arquebuses du temps des
conquistadores, jusqu'aux carabines à répétition,
sans oublier les dagues, les épées et les poi-
gnards de chasse, Pedro entra dans la salle à
manger. Au centre de celle-ci, encore plus vaste
que l'entrée, était dressée une table en bois de
cèdre d'une longueur démesurée, bâtie à coups
de hache, sans doute au temps où avait été
construit le château. Tout autour, des fauteuils
à haut dossier, des chaises cannées et de simples
escabeaux, restes de l'ancienne splendeur des
Almeiras, lorsqu'il y avait en permanence table
ouverte et que tout voyageur ou tout pauvre
avait le droit de partager le repas du maître du
logis.
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Depuis longtemps, ces splendeurs étaient ré-


volues : plus personne ne venait s'asseoir à la
table seigneuriale. Le front pâle, les traits tirés,
le jeune comte alla s'installer à l'une des extré-
mités et s'assit sur un tabouret, devant son
assiette et ses couverts de lourd argent. Puis il
mit sa tête entre ses mains.
Ce fut à peine s'il entendit le pied nu de
Machada s'amortir sur le plancher. Alors, il
redressa le front.
— Es-tu malade, Pedro ?
C'était une habitude, vieille de toujours, de
la mulâtresse, de tutoyer le jeune homme, comme
elle avait fait avec le comte Manoel, sans toute-
fois oublier son titre, ni la déférence qu'elle
devait à celui qu'elle considérait encore comme
son maître.
— Non, un peu fatigué.
— Tu as beaucoup marché ?
Il répondit par un signe de tête.
— Où es-tu donc allé ?
La main de Pedro indiqua vaguement une
direction.
—Tu y es retourné, malgré ce que je t'avais
dit, fit-elle sur un ton de reproche.
— Que t'importe, Machada ?... Laisse-moi
tranquille.
—Il n'y a qu'à regarder ta figure, Maître, pour
voir que tu n'es pas satisfait... Ces gens-là ne
sont pas de ton monde. Tu es comte, tu es sei-
gneur de Santa Catharina. Ton grand-père avait
deux mille esclaves et eux n'étaient encore que
des va-nu-pieds, comme Porfirio et comme
moi...
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—Je ne suis plus rien aujourd'hui.


—Mais ils t'ont volé tes terres et tes ferme s.
—Tais-toi, rugit Pedro. Ils ne m'ont rien volé,
ils ont payé à mon père ce qu'ils lui ont acheté.
La vieille femme grommela quelque chose
entre ses dents, que Pedro ne put entendre.
— Que dis-tu ?
— Rien, dit-elle... Seulement c'est tout de
même eux qui te rendent malade et triste, con-
tinua-t-elle sur un ton de colère. Que t'a-t-elle
dit encore, ta Rosario ?
Le jeune homme devint blême. Habitué à en-
tendre la vieille femme qui l'avait élevé se mêler
de ses propres affaires, il lui pardonnait ce qu'il
considérait comme un excès de tendresse. Jamais
elle n'avait pu supporter l'intimité qui, de tout
temps, avait lié Rosario et Pedro. Ce soir, elle
trépignait de rage et ne savait plus se contenir.
— Pose ta jatte de fruits et va-t'en. Je n'ai
plus besoin de toi, dit Pedro.
Elle ne bougeait pas. Il se dressa d'un élan :
—Tu m'as compris ? Va-t'en.
Elle n'osa pas insister. Mais en quittant la
salle manger, elle marmonnait entre ses dents.
Il avait la gorge sèche et se jeta sur les fruits.
Puis il gagna sa chambre. La nuit fut orageuse
et secouée de cauchemars. Soudain, il se réveilla
haictant. Le jour commençait à poindre. Il ouvrit
les yeux. Une forme était assise au pied de son
lit. Il reconnut Machada.
—Que fais-tu ici ? lança-t-il hargneux.
—Maître, lève-toi. Il te faut aller à la fazenda
de Santa Barbara. Felipe commence aujourd'hui
sa cueillette de café. Tu dois la surveiller. Tu
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