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À Charlie, tu es musubi. Mon lien, à jamais éternel.

Playlist

Linkin Park — Leave Out All The Rest


Joshua Radin — November
Cemetery Sun — E.Y.T.Y.K
The Calling — Wherever You Will Go
Miyavi — The Others
One Ok Rock — We Are
Taylor Swift — New Romantics
The Police — Every Breath You Take
Backstreet Boys — I Want It That Way
Fade — One Reason
Weezer — Zombie Bastards
Imagine Dragons — Demons
Chaos Chaos — Do You Feel It ?
Twenty One Pilots — Jumpsuit
Telegraph — Broken Bones
Bright Eyes — At The Bottom Of Everything
Pink — Just Give Me A Reason
Man With a Mission — My Hero
Linkin Park — Numb
Radwimps — Sparkle
« C’est Kōyō. Regarde, Mao. Regarde comme c’est beau. »
Tout a commencé par un son : boum boum, boum boum.
Celui d’un battement de cœur né lors de l’équinoxe d’automne. À cet
instant précis, il a choisi de se réincarner, de prendre vie dans un petit corps
fragile et ainsi de lui offrir ses plus belles couleurs. Ce qui a valu à cet enfant
un prénom des plus adéquats : Autumn.
J’ignorais encore à l’époque que nos destins se noueraient l’un à l’autre et
qu’ils seraient si solidement liés que j’allais en perdre la raison, et bien plus
encore…
Kōyō, ma réincarnation, mon automne, était ce jour-là née rien que pour
moi.
Prologue

Mao

Plus haut ! Encore plus haut ! Plus vite !


Je balance mes pieds en l’air et m’élance toujours plus loin chaque fois
que la balançoire revient vers le sol. Je veux toucher le ciel bleu pour la
rejoindre. Papa dit qu’elle est là-haut, mais on ne peut pas y aller de cette
manière. Ça a l’air bien trop compliqué. Je ne suis pas sûr qu’on puisse s’y
rendre, même avec un avion. Le paradis, c’est juste pour les gens morts. Papa
dit aussi que maman nous regarde et qu’elle nous surveille. Je me demande si
elle m’a vu donner mes légumes à mon chien H ce midi pendant que papa
était occupé à travailler, et si elle voit que papa est occupé tout le temps
maintenant…
Je ne pense pas.
C’est des histoires tout ça, inventées par les grands pour avoir la paix et
pour qu’on soit sage, elle ne peut pas me voir.
— Va plus vite ! crie une petite voix aiguë.
— Oui, va plus vite !
Je tourne la tête et je vois une fille de mon âge environ passer devant mes
yeux. Elle court avec un cerf-volant au bout d’un fil, suivie de deux autres
enfants plus petits qu’elle, un garçon et une fille qui ne se ressemblent pas. Ils
ont tous des couleurs de cheveux différentes. Elle rit aux éclats tandis qu’un
papillon multicolore danse dans le ciel. Elle est pieds nus, elle porte juste une
robe rouge comme ses cheveux. C’est étrange d’avoir les cheveux comme ça,
mais ils sont beaux. Ils ont la couleur des feuilles d’érable qui tombent des
arbres en automne.
— Fais-le tourner !
— Oui, fais-le tourner ! répète la petite fille.
Je la regarde s’amuser, les deux autres courent toujours après et se
mettent à sautiller sur place quand elle tourne sur elle-même et fait danser son
cerf-volant au-dessus d’elle. Peut-être que les cerfs-volants sont comme les
lanternes célestes que l’on envoie dans le ciel, peut-être qu’eux atteignent le
paradis.
Ses cheveux longs flottent tout autour d’elle et de son visage, on dirait de
la magie. Elle fait encore demi-tour et s’élance dans ma direction, elle évite la
balançoire mais le fil qui retient le cerf-volant s’emmêle dedans.
— Merde ! jure-t-elle.
Moi, je n’ai pas le droit de dire des gros mots. À la maison personne n’en
dit. Elle s’arrête.
— Tiens-moi ça, dit-elle au petit garçon en lui tendant le fil.
Elle lève les yeux vers le haut de la balançoire et semble étudier la chose
pour savoir comment faire. Puis, elle se tourne subitement vers moi.
— Tu peux m’aider ? demande-t-elle.
Je hoche la tête en sautant de la balançoire, et elle me sourit. Sur ses
joues, il y a plein de petits points marron, ça ressemble au ciel quand il y a
plein d’étoiles la nuit. Elle est un peu jolie quand même.
— Tu peux me faire la courte échelle ?
— Oui.
Je m’abaisse, elle met son pied dans ma main, puis elle pose la sienne sur
ma tête et monte sur mes épaules. Je me tiens à la balançoire pour ne pas
tomber.
— Ne perds pas l’équilibre, hein ! lance-t-elle. Et tu ne regardes pas sous
ma jupe.
— J’ai pas envie de regarder sous ta jupe, je réponds.
— Les garçons regardent toujours sous les jupes des filles. Ce ne sont
rien que des imbéciles. Eux, ils ne portent pas de jupes alors nous, on ne peut
pas voir.
Elle parle vite et beaucoup. Les autres enfants l’observent.
— Ah, j’y suis presque, dit-elle en bougeant.
Je relève la tête et j’attrape ses pieds pour ne pas qu’elle tombe. Elle
commence à être un peu lourde sur moi. J’essaye de voir ce qu’elle fait, mais
je vois surtout sous sa robe. C’est tout noir, et il y a juste une culotte, pas de
quoi avoir envie de regarder…
— T’y arrives ? demande la petite fille à côté de moi.
Elle bouge encore et me fait un peu mal aux épaules. Elle est lourde.
— Oui, c’est bon ! lance-t-elle.
Le cerf-volant tombe au sol.
— Tu peux me faire descendre.
Je m’abaisse, et elle saute à terre en soulevant sa jupe.
— Merci, dit-elle en me regardant.
Ses yeux ont la couleur des feuilles vertes, elle est jolie pour une fille qui
ressemble à l’automne.
— Je m’appelle Autumn, lui c’est Dustin et elle c’est Avery. C’est mon
petit frère et ma petite sœur. Et toi, comment tu t’appelles ?
« Autumn », elle s’appelle comme ses cheveux. Les petits sourient avant
d’aller chercher le cerf-volant.
— Mao, je réponds.
— « Mao » ? répète-t-elle. C’est drôle comme prénom, un peu comme tes
yeux.
— Ils ne sont pas bizarres, je me défends.
Elle s’approche de moi, se penche et me regarde de très près.
— Si, ils ne sont pas comme ceux de maman, ni comme les miens, ni
comme Avery, ni comme Dustin. Ni comme personne que je connais.
Pourquoi ils sont comme ça ?
— Et pourquoi tu as des cheveux de cette couleur ?
— Je ne sais pas. Tu n’aimes pas ?
— Si, on dirait des feuilles d’érable.
Autumn sourit encore.
— Et pourquoi tes yeux sont rouges ? je demande.
— Parce que tout à l’heure je suis tombée et j’ai un peu pleuré, parce que
je me suis fait un bobo.
— Tu me fais voir ?
Elle soulève sa robe pour me montrer ses genoux écorchés sur lesquels il
y a du mercurochrome. Maman en mettait aussi sur mes bobos pour les faire
guérir plus vite.
— Ça va faire une croûte, tu as mal ?
— Ça pique un peu, mais ça m’empêche pas de courir. C’est rien qu’un
bobo.
Je souris, elle aussi.
— Alors pourquoi tes yeux ne sont pas comme les miens ?
Je réfléchis.
— Je ne sais pas. Chez moi avant, les yeux de tout le monde étaient
comme ça. Même ceux de mon père sont comme ça. Je crois qu’au Japon,
tout le monde a les mêmes que moi. Et ici, tout le monde a les mêmes yeux
que toi. Mon père dit que ça s’appelle la génétique, je crois.
— Je ne connais pas. C’est quoi le « Japon » ? demande Autumn.
— C’est un pays.
— C’est de ce pays que tu viens ?
— Oui, je dis en hochant la tête.
— C’est cool. Nous, on vient d’ici.
— Je vis ici avec mon père maintenant.
Autumn se penche vers moi et me prend la main. C’est la première fois
qu’une fille fait ça, à part maman. La sienne est toute chaude.
— Tu me parleras de ton autre pays ?
Elle a des petites taches orange et marron sur les bras aussi.
— Oui.
Elle sourit à nouveau.
— Tu as quel âge, Mao ?
— Huit, et toi ?
— Je viens d’avoir sept ans. Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. Le
cerf-volant, c’était mon cadeau.
Son frère et sa sœur le tiennent.
— On recommence à en faire ? propose Dustin.
— Dis oui ! rajoute Avery.
— D’accord. Tu veux en faire avec nous ? me demande Autumn. Tu veux
qu’on soit copains ?
Je n’ai pas de copains depuis que je suis arrivé ici, et puis elle est
marrante.
— Oui, je réponds.
— Tu veux le prendre ?
Je hoche la tête, alors elle me donne le fil.
— À trois, on court !
— OK.
Autumn se met à compter, et à trois, on s’élance comme des fous. Le
papillon danse dans le ciel, et Dustin et Avery hurlent de joie.
— Tu veux le tenir avec moi ?
Elle semble tout à coup encore plus contente, et on se donne la main,
tenant tous les deux son cerf-volant. Il danse dans le ciel jusqu’à ce qu’on
s’arrête au pied d’un gros arbre dont les feuilles tombent au sol. Je le regarde.
— C’est mon arbre préféré, dit-elle. Parce qu’on peut se cacher dedans.
Elle lâche ma main et s’avance dans les feuilles jusqu’à disparaître. Je la
suis. Il ne fait pas noir dedans, le soleil perce à travers les branches, et c’est
une belle cachette.
— Je viens ici parfois pour me cacher, ou quand je suis triste.
— Pourquoi tu es triste ?
Autumn secoue la tête.
— Parfois maman est bizarre… Ici c’est mon endroit préféré. Tu ne le dis
à personne, hein ?
— Promis.
— Si tu promets, tu dois le dire comme il faut et cracher après.
C’est bizarre de cracher après un secret, mais c’est amusant aussi.
— Je ne connais pas.
— Tu dois dire « Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en
enfer », et après tu craches.
C’est le premier secret que l’on me dit. J’aime bien le savoir, je ne
parlerai à personne de cet arbre et de cette cachette. Je répète ses mots et je
crache à terre.
— Voilà, comme ça, c’est notre secret.
Nous sourions tous les deux et soudain, elle se penche vers moi.
— Oh ! c’est quoi ça ?
Elle me montre le collier que je porte à mon cou.
— C’était le collier préféré de maman. Elle me l’a donné. C’est une
feuille d’érable.
— Il est trop beau. Tu me le montres ?
— Non, je réponds en secouant la tête.
Elle boude.
— T’es pas sympa.
— Je l’ai depuis que ma maman est morte. Quand je le porte, ça veut dire
qu’elle est toujours avec moi.
Ses yeux s’ouvrent en grand, elle a l’air étonnée.
— C’est vrai, ta maman est morte ?
Je hoche la tête.
— Elle est au ciel.
— Autumn et Mao se font des bisous ! crient soudain ses frère et sœur.
Beurk…
Elle rigole. On sort de l’arbre, et Autumn se penche pour plier le fil de
son cerf-volant.
— Autumn ? l’appelle Avery.
— Oui.
— J’ai faim, dit-elle en touchant son ventre.
— Moi aussi.
— On ne peut pas aller à la maison, maman est occupée.
— Mais…
Je me rappelle du billet que j’ai dans ma poche.
— On pourrait aller acheter des bonbons, je dis. Mon père m’a donné de
l’argent pour que je m’en achète. Si tu veux, on y va ensemble et on partage,
ce sera pour ton anniversaire et pour tout le monde.
Elle éclate de joie et tourne sur elle-même en faisant virevolter sa jolie
robe rouge, puis elle m’embrasse sur la joue. C’est la première fois qu’une
fille m’embrasse, c’est chaud et doux, mais mouillé. Je me frotte le visage.
— C’est le meilleur des anniversaires. Allez, viens, Mao…
Elle me prend la main, puis celle d’Avery, qui tient la main de Dustin, et
on se met à courir. Je suis content de m’être fait des nouveaux amis. Et
surtout d’avoir rencontré Autumn, la fille avec les plus beaux cheveux
rouges.
ONZE ANS PLUS TARD…
Chapitre 1

Autumn

Je fixe la cuisine, j’ai beau essayer de la rendre plus conviviale en y


mettant quelques fleurs du jardin, elle n’en reste pas moins terne. Il y a des
trous sur les murs, dont un gros à moitié caché par la cafetière, causé par un
des mecs de ma mère. La peinture blanche est défraîchie, la table est un peu
bancale, une veille BD fait office de cale-pied pour la maintenir droite, et
deux portes du placard ferment mal. Le reste de la maison est tout aussi triste.
Si j’avais le droit de faire un vœu, je demanderais à ce que ma mère soit
normale pour une fois. Juste pour qu’elle se comporte comme une vraie
maman, comme celles que l’on voit partout à la télé et celles que l’on croise
dans les magasins. Et si j’avais un pouvoir comme les superhéros dans les
films, je crois que j’aimerais avoir le don de voler. Je pourrais alors
m’envoler à travers le ciel et les nuages, aller n’importe où, n’importe quand.
Je serais aussi libre que les oiseaux.
— Salut ! lance Dustin en arrivant dans la pièce.
Avery le suit.
— Bonjour !
Je les salue.
— Tu es toute jolie aujourd’hui, je dis en regardant Avery.
Ma petite sœur sourit de toutes ses dents.
— C’est le dernier jour d’école, et ce soir j’ai rendez-vous avec un couple
pour faire du baby-sitting cet été. Ils sont friqués, trois gosses et une super
baraque. Si jamais j’ai le job, ça fera un peu d’argent et je passerai l’été à
bronzer au bord de leur piscine.
— C’est sûr qu’avec une minijupe, le papa va dire oui tout de suite, lance
Dustin.
— Ta gueule, Dus !
— Ne l’écoute pas, tu es super jolie. Et tu auras ce job !
Elle s’assied à table et se sert un jus d’orange. Avery porte une robe que
je mettais il y a trois ans ; elle est trop petite pour moi maintenant, et elle lui
va mieux qu’elle ne m’allait. Ici il n’y a pas de gâchis, je recycle tout pour
Avery, alors j’essaye de faire attention à mes affaires. Avery est coquette, elle
aime les choses qui brillent, le maquillage et les robes. Moi, je suis plutôt
garçon manqué. Enfin, peut-être que si les choses étaient différentes, j’aurais
plus de temps pour essayer d’être jolie. Je préfère trimer et laisser à ma petite
sœur le temps de l’être.
— Le petit déjeuner arrive, j’annonce.
— Tant mieux, je crève la dalle ! grogne Dustin.
— C’est sûr que de t’astiquer dix fois le manche entre le réveil et
maintenant, ça doit creuser l’appétit.
Dustin lui répond par un doigt d’honneur.
— Le dernière, c’était juste au-dessus de ton oreiller.
— Tu fais ça et je te déglingue.
— Tu essayeras, petite peste.
— Va chier, connard.
— Ouah ! je crie. Vous êtes en forme ce matin.
Je ne peux pas m’empêcher de réprimer un petit rire. C’est souvent animé
comme ça ici.
Je finis de faire cuire les œufs brouillés pour tout le monde. Dustin et
Avery sont plus jeunes que moi, Avery a seize ans et Dustin lui en a dix-sept.
Nous ne sommes pas de vrais frères et sœurs ; si on a la même mère, nous
avons chacun un père différent. Mais ces histoires de « demi », ça ne veut
rien dire. Je les aime sans demi-mesure. Aucun de nous n’a jamais vu son
géniteur, on n’en parle pas. Une fois j’ai demandé à maman, elle m’a dit
qu’elle avait baisé avec un couple de hippies dans un festival et que
lorsqu’elle a su qu’elle était enceinte, il était trop tard pour avorter…
Je suis née le premier jour de l’automne, ce qui a fait rire ma mère et m’a
valu mon prénom, qui du coup est plutôt en adéquation avec mon physique.
Un physique que je déteste tellement. Je voudrais tant ne pas ressembler à un
épouvantail. Dustin et Avery eux sont normaux. Il est brun et elle est blonde.
Moi, on dirait que j’ai la tête en feu. Ils n’ont pas non plus des tas de taches
de rousseur sur le visage et le corps. Nous avons tout de même en commun
nos yeux verts qu’on tient de notre mère.
Aucun de nous n’était désiré et le comble, c’est que notre mère, la
personne la plus inconsciente que je connaisse, a commis la même erreur
trois fois… Je sais pourtant qu’un préservatif peut éviter de faire ce genre
d’erreurs. Mais pas évident d’y penser quand on est shootée à longueur de
journée.
— Maman n’est pas rentrée ? demande Avery.
Je sors de mes pensées.
— Tu sais bien que non, répond Dustin d’un air blasé. On l’aurait
entendue sinon.
Visiblement déçue, elle baisse la tête.
— Elle va bientôt revenir.
J’essaye de la rassurer, mais je suis comme Dustin. Nous sommes une
famille hors norme. Avec lui et Avery, nous sommes livrés à nous-mêmes,
nous sommes des moutons noirs, des brebis galeuses, de la vermine depuis
aussi loin que je me souvienne.
Ma mère est dépendante à l’alcool, elle adore aussi la drogue et le sexe.
Elle est accro à ces trois choses, elle les aime plus que tout. Elle les place
avant nous. Elle n’est jamais très souvent à la maison. Il est arrivé qu’elle
nous laisse seuls pendant un mois. On s’était nourris en volant cette fois-là.
Parfois elle revient avec des hommes, elle s’enferme dans sa chambre et on
l’entend qui baise pendant des heures…
Je ne suis pas folle, je sais qu’elle picole et se drogue en même temps. Il
arrive aussi que lorsqu’on rentre à la maison l’après-midi ou le soir, ce soit
fermé à clé. Généralement, c’est lorsque notre mère ramène beaucoup
d’hommes et qu’elle couche pour avoir de l’argent.
J’essaye de préserver l’innocence et l’insouciance d’Avery autant que
possible, mais je sais qu’elle comprend déjà qu’elle est plus mature que
maman. J’aurais voulu et je voudrais encore qu’elle garde une âme d’enfant
plus longtemps que moi, mais l’égoïsme de ma mère l’en empêche. Avery
pense qu’il y a quand même du bon chez elle, parce qu’elle revient toujours à
la maison. Mais à mon avis, elle revient uniquement quand elle n’a plus
d’endroit où aller. Elle se fout complètement de nous.
Certains matins quand elle est là, étendue dans son lit, après une nuit
courte ou à terre dans le salon, j’ai peur de ne plus sentir son pouls. J’ai aussi
peur de ce que j’éprouverais si ça arrivait, car je ne suis pas certaine que ce
serait de la tristesse.
Comme je suis la seule à pouvoir le faire, je me suis toujours occupée de
Dustin et d’Avery et de la maison, et je le fais encore maintenant. Quand
j’étais petite, je me prenais à rêver qu’une fois que j’aurais dix-huit ans, tout
serait différent. J’étais naïve, je n’avais pas encore réalisé que lorsque tu nais
dans la merde, tu crèves généralement dedans.
Notre mère étant trop ivre, trop shootée, trop malade, trop absente, trop
nulle pour s’occuper de nous, c’est moi qui gère tout. Elle ne travaille pas,
elle vit des allocations qu’elle touche pour nous et les dépense pour elle.
D’aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours débrouillée seule. J’ai
vite compris que pour survivre, il faut être malin, intelligent et qu’on ne
pourrait compter que sur nous trois.
J’arrête le gaz et j’attrape la poêle pour aller les servir. Puis je leur
prépare leurs sandwichs au beurre de cacahuète pour ce midi. Notre mère
n’est pas rentrée depuis une semaine maintenant. C’est Avery qui semble la
plus touchée, elle a besoin d’une présence féminine, je ne lui suffis pas, ce
qui est normal. Dustin lui est de plus en plus en colère et a développé une
sacrée force de caractère pour son âge à cause de tout ça. Dustin m’aide
énormément, il comprend tout.
— Je vais rentrer tard, je dis en m’asseyant enfin à table avec eux.
Je bois une gorgée de café avant de reprendre :
— Je fais des heures sup au restau. Je vais ramener de la nourriture, mais
il sera 1 heure passée. Alors, mangez sans moi, on aura le repas de demain
midi. Avant ça, je vais à la friperie avec Lizzie. Je vous prends des trucs ?
— Une robe pour l’été que je peux aussi mettre à l’automne et un jean
noir si tu trouves, répond Avery.
— M’en fous, enchérit Dustin. Si tu vois un truc pas trop moisi, je suis
preneur. D’ailleurs, je vais rentrer plus tard aussi. Je dois faire un essai
comme rayonniste à la quincaillerie. Si ça se passe bien, le proprio
m’embauche pour l’été.
— Mais tu ne m’as pas dit ! C’est super !
— Ouais, j’avais déposé mon CV en début de semaine, il m’a appelé hier
soir, reprend Dustin. Tu bossais encore.
Je m’en veux qu’ils fassent ça, qu’ils cherchent un job, j’en veux à notre
mère de nous infliger ça, car l’argent qu’ils vont se faire ira dans notre boîte
secrète pour payer les choses essentielles et les urgences potentielles. Mais je
suis soulagée qu’ils le fassent et qu’ils m’aident. Nous sommes une bonne
équipe tous les trois. Chaque centime gagné est important.
— Bon, j’y vais, déclare Avery quand un coup de klaxon se fait entendre
dans la rue. Le père de Sky est là. À ce soir.
Je l’étreins. Elle attrape son sac à dos et son déjeuner.
— J’y vais aussi, soupire Dustin quelques minutes plus tard.
— Décroche-le ce job ! je lance tandis qu’il passe la porte.
— Je gère !
La maison est soudain plongée dans le calme. Je scrute la cuisine. Parfois,
j’ai tellement envie de quitter ce taudis, d’emménager ailleurs, mais ça c’est
quand je redeviens naïve. Ma mère en est propriétaire, elle l’a héritée de ses
arrière-grands-parents. Si on allait ailleurs, on devrait rajouter un loyer à nos
frais et sans doute qu’on se retrouverait à l’étroit dans un appartement alors
qu’ici, c’est peut-être un bouge, mais on a chacun notre chambre. Je me
redresse et je débarrasse la table, puis fais la vaisselle avant de me glisser
sous la douche. Je relève le visage une fois sous le jet d’eau tiède. C’est l’un
des rares moments où je décompresse un peu, où je ne pense à rien. Je prends
un peu de temps pour moi. Cette semaine je travaille double. Puisque c’est
l’été, nous ouvrons aussi la nuit, et on m’a proposé plus d’heures ; je n’ai pas
pu dire non, difficile de résister à plus d’argent. J’ai aussi un job l’après-midi,
dans un sex-shop. Aucun de ces boulots ne me fait rêver, mais je n’ai jamais
eu d’ambition quant à ma carrière. J’ai toujours seulement pensé à survivre.
Je sors à regret en pensant à la facture d’eau.
Parfois je voudrais vraiment trouver un arbre à vœux, je demanderais une
autre vie pour Avery, Dustin et moi.
— Te voilà ! s’écrie Lizzie.
Ma meilleure amie se lève du banc sur lequel elle est assise et m’étreint
chaleureusement avant de me donner un gobelet de granité. Fraise et menthe,
mmh !
— Merci, je dis en souriant.
Elle m’inspecte soudain et souffle en levant les yeux en l’air.
— Quoi ?
— T’es canon, ma beauté, je n’arrête pas de te le répéter, mais il fait
beau, tu ne pourrais pas mettre une robe pour une fois ?
Lizzie est ma meilleure amie, ma plus proche confidente, elle sait
absolument tout de ma vie, comme je sais absolument tout de la sienne. Elle
est l’incarnation de la joie de vivre et de l’exubérance. Elle est tellement
punchy et pétillante comparé à moi qui suis beaucoup plus stricte avec ma
ligne de conduite.
— Je ne veux pas te faire de l’ombre.
Elle éclate d’un rire joyeux.
— Tu me rends service, si je comprends bien.
Je souris.
Aujourd’hui encore, Lizzie n’a pas oublié d’être sublime. Elle met un
point d’honneur à toujours soigner son apparence quand elle sort. Bien
qu’elle ne soit pas naturellement blonde, cette couleur lui va bien. Ses
cheveux sont attachés en un chignon lâche et quelques mèches s’en
échappent pour encadrer son visage ovale. Elle porte une robe d’été en jean et
des talons compensés. L’expression « formes voluptueuses » prend tout son
sens quand on la regarde.
On se connaît depuis quatre ans maintenant, on est devenues amies au
lycée. Elle était nouvelle, j’étais la « pouilleuse », allez savoir pourquoi, entre
nous ça a de suite collé. À la rentrée, Lizzie entamera sa première année à
l’université pour devenir infirmière.
— On se met en route ? je propose.
Lizzie acquiesce, et nous avançons vers le centre-ville d’Atlanta. Je sirote
mon granité. Nous allons à la friperie, de temps en temps, parce que pour Liz
comme pour nous, c’est moins cher. Avec ses études et son mi-temps dans un
planning familial, elle ne roule pas sur l’or. Mais elle adore ce qu’elle fait là-
bas, elle informe les jeunes sur les MST, elle parle des risques aux filles qui
viennent faire des IVG et elle les rassure. Elle donne aussi des moyens de
contraception comme des préservatifs, et elle accueille les gens.
Malheureusement, tant qu’elle n’a pas son diplôme, elle ne peut pas faire
plus.
Moi, je vais uniquement à la friperie quand je réussis à amasser assez
d’argent pour qu’on s’achète quelques bricoles indispensables. C’est un
grand magasin tenu par une association caritative où l’on vend absolument
tout. De la vaisselle en passant par les fringues, le linge de maison ou les
livres. La plupart des choses proviennent de dons que les gens font. C’est de
l’occasion, mais ce n’est pas cher et c’est tout ce qu’on peut se permettre.
— Et ta mère, toujours aucun signe de vie, j’imagine ? demande Lizzie.
— Non… rien de rien. Elle s’est évanouie dans la nature encore une fois.
Elle doit prendre son pied.
— C’est tellement flippant. J’aurais trop peur de voir débarquer les flics
pour m’annoncer je ne sais quelle nouvelle…
Je vis avec cette menace constante depuis que je suis toute petite.
— C’est horrible à dire, mais on s’est fait à l’idée qu’un jour ça arriverait
peut-être. Parfois je t’avoue que je l’espère un peu, je me dis que ce serait
mieux pour nous. Il faut juste qu’elle attende qu’ils aient la majorité, car si
elle venait à se tuer ou à faire n’importe quelle connerie maintenant, ils
iraient en foyer et il n’y a pas moyen. Je ne veux pas qu’on soit séparés.
— Je sais. Pourquoi tu n’essaies pas d’avoir leur garde ?
— Je devrais prendre un avocat, et on risquerait d’être séparés le temps
qu’ils décident si je suis apte ou pas à les élever, et puis je ne suis pas du tout
sûre d’avoir gain de cause si j’entamais cette procédure.
— Quelle merde, râle-t-elle.
— Ce qui me fait le plus peur, c’est quand elle revient à la maison. On ne
sait jamais ce qu’elle a fait ni ce qu’elle prévoit de faire ou encore ramène
avec elle. Et on doit faire avec, parce qu’elle ne se soucie pas de ses actes. Et
comme elle le répète souvent, elle pourrait nous virer de « chez elle » si on
s’oppose à elle. Je la déteste.
— Je sais, soupire à nouveau Lizzie. C’est une garce.
— Tu l’as dit !
— T’en fais pas, le karma finit toujours par rendre des comptes.
Ses mots résonnent dans ma tête. J’ai envie de les croire, mais depuis le
temps qu’on patauge dans la merde, j’estime qu’une seule petite fois le karma
aurait pu nous le rendre.
— S’il arrive un jour, je lui demanderai pourquoi il a autant tardé ce
connard. En attendant, on fait avec.
Lizzie éclate de rire, et quelques personnes se retournent vers nous.
J’adore passer du temps avec elle, elle me fait oublier combien la vie peut
être merdique et compliquée parfois. Malgré les difficultés, j’ai au moins la
chance d’avoir des amis géniaux.
— Tu m’étonnes ! Je lui péterai la gueule si tu veux.
Nous continuons d’avancer dans le centre de Fairfalls. Arrivées devant le
magasin, nous terminons nos granités, puis nous entrons. Il y a du monde
dans la boutique.
— Tu dois acheter quoi ? demande Lizzie.
— Quelques bricoles pour Dus et…
— Oh ! je t’en prie ! râle-t-elle en se dirigeant vers l’allée des vêtements.
Pense un peu à toi. Fais-moi plaisir, prends-toi quelque chose. Tu penses
beaucoup trop à eux.
Elle a raison, mais c’est seulement parce que ma mère ne l’a jamais fait.
— Je vais voir, je dis en souriant.
Derrière elle, je l’imagine lever les yeux en l’air. Quand nous sommes au
rayon des vêtements, Lizzie se transforme en chercheuse aguerrie. Elle flaire
toutes les bonnes occasions. Elle sort directement un jean troué aux genoux.
Je reste dubitative.
— Ça ?
— Pas besoin de payer pour un jean troué, j’en ai dans mon placard.
Et les nôtres se sont troués à cause de l’usure.
— C’est la mode, soupire-t-elle.
Elle range le jean et se remet à fouiller. Je trouve très rapidement un
pantalon et quelques hauts pour Avery. En revanche, pas de robe ou rien qui
pourrait lui plaire.
— Oh ! mon Dieu ! Je viens de trouver une pure beauté ! s’écrie Lizzie.
Elle agite devant moi une robe rouge en velours.
— Elle t’ira bien, j’approuve en hochant la tête.
— Mais qu’elle est conne ! C’est pour toi ! Elle est superbe.
C’est vrai qu’elle est jolie et que je n’ai rien qui ressemble à ça, mais je
n’en vois pas l’utilité. Je m’avance vers Lizzie et attrape l’étiquette pour voir
le prix.
— Elle coûte trente dollars…
— Et alors ?
— Alors, c’est trop cher. Enfin, tu sais que je ne peux pas. Il y a…
— Non, ne redis pas qu’il y a Avy et Dustin, sinon je te frappe. Je te jure
parfois je me demande comment je fais pour te supporter encore depuis le
temps…
Je glousse.
— Tu achètes toujours des choses pour eux, jamais rien pour toi. Pour
une fois, tu enlèves un vêtement à chacun d’eux et tu te fais plaisir. De toute
façon, c’est simple, on ne partira pas d’ici tant que tu ne seras pas devenue
raisonnable. Tu vas même l’essayer.
Son air est sérieux, presque autoritaire.
— Liz…
— Pas de discussion possible. Tout ce que tu pourras dire pour essayer de
te dérober ne sera pas écouté.
C’est pour ça que j’aime tant Lizzie, parce qu’elle pense à moi quand
j’oublie de le faire. J’ai conscience d’être trop stricte avec les restrictions que
je nous impose, mais si on se laisse aller, alors on coulera et je refuse que ça
arrive. Elle jette la robe sur son épaule et regarde autre chose. Quand elle
semble avoir trouvé assez de choses, on se dirige au rayon des hommes, et
Liz fait directement des trouvailles qui valent le coup.
— Bon, allons essayer !
Je n’ai pas tellement envie, mais pourquoi pas. On se fraye un chemin
vers les cabines du fond. Elle me tend la robe, elle en a pris une dizaine pour
elle.
— Vas-y, ordonne-t-elle.
Je souris et m’enferme dans un des box. Je scrute mon reflet quelques
secondes. Des cheveux roux bouclés, des taches de rousseur un peu partout,
sur les joues et le nez, mes bras, et même quelques-unes sur ma bouche un
peu trop pulpeuse… Je ne me suis jamais trouvée particulièrement jolie, je
n’ai jamais eu l’impression qu’on me trouvait particulièrement jolie non plus.
Secouant la tête pour sortir de mes pensées, je décide enfin de me
changer. Je retire mes vêtements et enfile la robe de Lizzie. C’est une robe
patineuse à dos nu en velours rouge bordeaux. Je m’observe dans la glace,
mes cheveux tombent sur la poitrine et couvrent mon dos nu. Elle est…
— Tu l’as enfilée ? s’écrie soudain ma meilleure amie, qui me fait
sursauter.
Je veux lui dire d’attendre quelques secondes, pour me regarder plus
longtemps, mais elle passe la tête au rideau.
— Oh ! putain de bordel de merde ! s’exclame-t-elle quand je pivote vers
elle.
Je sens la chaleur rougir mes joues. D’après sa réaction, j’imagine qu’elle
me va bien, ou du moins qu’elle l’aime.
— Tourne sur toi-même !
Tout en m’exécutant, je fixe mon reflet et les effets de la robe quand je
bouge.
— Putain, tu es tellement bandante là-dedans.
Lizzie entre dans la cabine. Elle m’inspecte sous toutes les coutures, je ne
me sens pas gênée, j’ai l’habitude avec elle.
— Elle est sublime sur toi. Et ce dos nu… Tu as vu comment la coupe et
le dos mettent tes fesses en valeur ?
Je secoue la tête, j’ai l’impression qu’elle exagère un peu.
— Tu trouves ?
Lizzie s’approche davantage et relève soudain mes cheveux pour les faire
passer par-dessus mon épaule.
— Oui… Cette merveille est faite pour toi.
Je me tourne pour regarder mon dos, la manière dont la robe épouse mon
corps. Lizzie a peut-être raison, elle est belle et elle me va bien, mais…
— Le roux est tendance. Il y a des tonnes de nanas qui veulent se faire
rousses. Toi, tu as la chance de l’être naturellement et de t’appeler Autumn.
Je sais, tu n’aimes pas ça, mais tires-en partie, fais-en ta force, et je te jure
que tu deviendras irrésistible pour tout le monde.
Parfois, je pense qu’elle me surestime un peu trop.
— Si tu ne la prends pas, c’est un crime contre la mode et le bon sens.
Trente dollars quand même, juste pour un bout de tissu que je ne mettrai
sans doute pas souvent, c’est trop cher, mais… Mais en même temps, quand
j’affronte réellement mon image dans le miroir, je me sens troublée. Cette
robe me rappelle que je suis une jeune femme, que j’ai des formes et que je
devrais m’écouter de temps en temps au lieu de penser aux autres avant tout.
— Tout va bien ? demande Liz, le visage inquiet.
— Oui, oui, tu as raison, elle est superbe.
Elle écarquille les yeux et esquisse un grand sourire.
— Ouah, je n’en crois pas mes oreilles. Tu viens d’approuver ?
— Je viens d’avouer qu’elle est très belle, mais je ne vais pas la prendre
pour autant.
— J’espère que tu as le temps, parce qu’on ne bougera pas d’ici avant que
tu sois raisonnable.
Elle ne lâchera rien, je le sais.
— En plus, on sort le week-end prochain, ce sera l’occasion de mettre ce
bijou.
Je me mords l’intérieur de la joue. Je devrais enlever cette robe parce que
plus je la vois sur moi et plus je la veux.
— Et tu vas les rendre fous dans cette tenue.
Non, cette fois-ci elle ne laissera pas tomber.
— D’accord. Je la prends.
Elle écarquille les yeux.
— Vraiment ?
Je hoche la tête avec vigueur. Je crois que c’est la première fois que je
cède et c’est agréable de se faire plaisir. Lizzie se jette dans mes bras et
sautille.
— C’est le plus beau jour de ma vie ! s’écrie-t-elle.
— À ce point ?
Lorsqu’elle me lâche, elle a un sourire grand jusqu’aux oreilles.
— Réussir à te faire faire quelque chose, mon Dieu, oui ! Aussi jouissif
qu’un orgasme.
— Je dois être horrible et imbuvable comme amie, je constate, l’air
horrifié.
— Quand je le dis.
C’est plus fort que moi, j’éclate de rire.

Il est plus de 2 heures du matin quand je finis mon service au Whole. Je


suis crevée. Il y a eu du monde ce soir, et je n’ai pas arrêté, oscillant entre le
service et la plonge. J’ai juste envie de retrouver mon lit et pourquoi pas de
rêver que je gagne au loto et qu’on se casse d’ici. Enfin, il faudrait déjà que je
joue. Je suis sur le point de rendre mon tablier quand j’entends :
— Un café avant que je te ramène ?
Je connais cette voix rauque et profonde. Je me retourne et souris en
découvrant mon meilleur ami, Maoko Wada, dit Mao. Il n’aime pas entendre
son prénom complet alors j’aime le dire parfois rien que pour l’embêter.
— Uniquement parce que c’est toi.
Il s’installe sur l’un des tabourets du bar et s’accoude sur le comptoir. Il a
l’air crevé, mais il n’en reste pas moins intense, comme toujours. Il porte un
jean et un T-shirt noir. Avec ses cheveux et ses yeux de jais, c’est une couleur
qui lui va bien.
— Il y a intérêt, dit-il en me rendant mon sourire.
Je connais Mao depuis plus de onze ans maintenant. J’avais sept ans la
première fois qu’on s’est rencontrés. J’ai l’impression que c’est depuis
toujours. Nous avons grandi ensemble et nous ne nous sommes jamais
quittés. Nous sommes toujours amis malgré le temps qui passe. Comme
Avery et Dustin, Mao est une constante dans ma vie. Je ne la conçois pas sans
lui.
— Qu’est-ce que tu fais par ici ? je demande.
— Je passais dans le coin. Je n’avais pas envie que tu rentres en bus toute
seule à cette heure-ci.
Je lui sers son café sans lui avouer que sa petite attention me touche
énormément.
— C’est Dustin qui m’a dit que tu faisais double service.
Je hoche la tête. Cela signifie qu’il est passé à la maison avant.
— Avec les vacances, le restau reste ouvert de nuit, on m’a proposé de
faire des heures sup. Je ne peux pas refuser, ça fait plus d’argent.
Ses yeux deviennent un peu plus sombres et son air contrarié. Comme s’il
n’aimait pas savoir que j’allais travailler encore plus. Au même titre que
Lizzie, il connaît tout de ma vie. Il en sait même plus qu’elle. Il m’a épaulée
dans certaines galères, il a toujours été là pour moi, pour nous, et aujourd’hui
encore, rien ne change.
Enfin…
Certaines choses ont changé… comme ma vision de lui quand j’ai grandi
et mes sentiments à son égard. Et cela sans que je ne comprenne comment ni
pourquoi.
— Tu rougis, Kōyō. À quoi tu penses ?
Je deviens plus écarlate quand il m’appelle comme ça. Kōyō… Je ne lui
ai jamais demandé ce que ce mot signifie pour lui, simplement ravie d’avoir
un surnom qu’il ne réserve à personne d’autre qu’à moi. Ça me donne
l’illusion d’être unique pour lui. Il m’a appelée ainsi un jour, et c’est comme
ça depuis. Je sais juste que le terme signifie « feuille rouge ».
— Rien, je suis fatiguée. Je suis ravie que tu m’accompagnes.
Mao sourit, et mon cœur bat plus vite, comme s’il se réveillait tout à
coup. J’adore son sourire parce qu’il ne le dégaine que trop peu souvent.
J’aime Mao, mais pas comme Dustin et Avery. C’est autre chose et c’est
aussi fort. Mais ce que je ressens, il ne le perçoit pas de la même façon. Je
suis sa meilleure amie, l’épouvantail qu’il a connu petit. Rien de plus…
Mais ça me va, d’autant que je ne m’explique pas pourquoi il est devenu
du jour au lendemain différent à mes yeux.
— On y va quand tu veux.
— Je veux, je réponds. Je vais chercher mes affaires.
Chapitre 2

Mao

Il m’a fallu un certain temps pour comprendre ce que petit, je ne voyais


pas. J’ai gagné en lucidité le jour où mon père s’est mis à me parler avec ses
putains de poings. La vie est devenue différente, percutante. C’est à ce
moment-là que j’ai compris pourquoi ma mère s’était suicidée quand j’étais
gosse. Avant, c’est elle qui servait de bouclier, puis elle en a eu marre et a
décidé de mettre fin à ses jours pour enfin être libérée de son emprise.
J’aimerais avoir le don de revenir en arrière pour la protéger et la sauver.
J’ai longtemps eu peur de mon père, j’ai passé des années à vivre dans
son ombre, dans la menace constante de ses colères noires et de ses coups. Il
arrivait toujours à me manipuler pour me rendre impuissant.
Puis, un jour, il s’en est pris à Autumn, la seule personne qu’il ne devait
pas toucher. Pas physiquement, verbalement, mais la haine et la violence de
ses paroles étaient équivalentes, et je ne l’ai pas supporté. Quelque chose a
enflé dans ma poitrine, j’ai senti la colère prendre possession de mon corps et
de mes pensées. Je me souviens que mon biceps s’est durci de lui-même, et
que j’avais une envie folle de frapper.
C’est à cet instant précis que je me suis défait de ma peur, pour défendre
celle qui compte pour moi. Quand je lui ai répondu d’aller se faire foutre, je
savais qu’il verrait noir, qu’il me ferait payer de lui avoir parlé comme ça. Et
c’est ce qui s’est passé, mais au lieu de subir, je suis devenu le bourreau. Je
l’ai frappé si fort que je m’en suis pété les phalanges. J’aurais pu m’arrêter à
ce moment-là, mais je ne me sentais pas apaisé. J’étais en colère, alors j’ai
continué et pour la première fois, j’ai entendu mon père me supplier de le
laisser tranquille…
Quand j’étais gamin, mon père me racontait que ma mère me surveillait
du ciel pour ne pas que je fasse trop de conneries. J’y pensais souvent quand
il me cognait et je me demandais s’il se souvenait lui aussi qu’elle nous
regardait.
— Tu reviens au lit, beau gosse ?
Je reprends soudain pied avec la réalité et me tourne pour rencontrer les
yeux bleus de la nana que j’ai emballée plus tôt dans la soirée. Elle me sourit
et m’invite à la rejoindre, mais je n’en ai pas la moindre envie. Du moins je
n’en ai plus envie. Assis au bord de mon lit, je reste stoïque, mon amante se
redresse et s’avance vers moi. Je sens ses seins nus se coller contre mon dos
et sa tête se poser sur mon épaule. Je n’aime pas cette proximité après le sexe.
Ni la proximité tout court. Je préfère la baise rapide.
Elle est jolie cela dit. De longs cheveux blonds, un corps quasiment trop
parfait avec ses courbes fines et une poitrine généreuse et bien rebondie. Elle
a les mensurations d’une mannequin.
— C’est quoi ça ? demande-t-elle en tentant d’attraper mon pendentif.
Je l’en empêche d’un mouvement d’épaule.
— Ne touche pas à ça ! je grogne.
Je refuse que quiconque le prenne. C’est comme un talisman, un porte-
bonheur. C’était à ma mère, et je le porte autour du cou depuis qu’elle est
morte. C’est ma façon à moi de me dire qu’elle n’est pas tout à fait partie,
qu’elle est encore avec moi. Ce pendentif représente « Kōyō », une feuille
rouge. En automne au Japon, ce terme désigne le changement de couleur des
feuilles d’érable. Ma mère adorait cette période, elle admirait cette coutume
qui consiste à observer le changement de couleurs des feuilles d’érable et
d’apprécier leur beauté.
— Tu es tellement touchant. C’est sexy.
Elle m’insupporte à sortir des conneries pareilles. J’essaye de prendre des
pincettes pour ne pas la jarreter trop violemment. J’ai envie d’être seul. Elle
m’embrasse sur l’épaule, dans le cou et murmure à mon oreille :
— Viens, je n’ai plus sommeil.
Je ne suis pas d’humeur.
— Je passe mon tour, je dis en me redressant.
Je me penche pour attraper mon boxer, que j’enfile, et attrape mon paquet
de clopes et mon portable sur la table de chevet.
— Qu’est-ce qui te prend ? demande-t-elle.
— Il me prend qu’on a baisé, que j’en ai eu assez ! On n’avait pas prévu
d’établir des plans sur la comète toi et moi.
— Je suis juste un trou pour toi ?
— Ouais, ou mon coup du soir, si tu préfères.
— T’es vraiment qu’un…
— Rhabille-toi et casse-toi, je la coupe.
Son regard est furieux. Bon sang, je n’ai pas envie de m’embrouiller avec
elle. Je déteste ce genre de nana, celles qui s’insurgent parce qu’on leur dit de
partir, alors qu’elles étaient bien contentes de se faire prendre à quatre pattes
quelques heures plus tôt.
Elle m’insulte quand je sors de la chambre. Je me fiche de ce qu’elle dit
ou pense, mais je souris en songeant qu’elle ne me trouve plus si touchant
finalement. Je vais au salon et j’ouvre la baie vitrée de mon appartement. Je
sors et inspire l’air frais. On est mieux ici, je me sens moins oppressé.
J’allume ma clope et inhale la fumée.
Je ne sais pas pourquoi j’ai repensé à ce vieux con tout à coup. La
dernière fois que je l’ai vu remonte à deux ans, ça devait être deux jours après
m’être défendu, je suis retourné à la maison pour prendre mes affaires. J’ai
dormi quelques semaines chez Autumn et j’ai eu mes dix-huit ans. J’ai donc
touché l’héritage de ma mère, sur lequel il n’avait aucun droit. Alors, j’ai pu
m’acheter cet appartement. Ma mère venait d’une famille très aisée, mon
grand-père avait fait fortune dans l’immobilier en fondant une entreprise
spécialisée dans la construction de maisons ; il a créé des quartiers entiers
dans tout le Japon. Ma mère et mon oncle avaient tous les deux des parts dans
l’entreprise de leur père. Ma mère m’a légué les siennes et donc les bénéfices
qu’elle en tirait chaque année. J’en vis toujours aujourd’hui, car mon oncle a
repris l’affaire à la mort de mon grand-père. Je n’ai jamais eu à me faire du
souci pour l’argent.
Après ça, je n’ai plus vu mon père. Je crois qu’il habite toujours au même
endroit. À dire vrai, ça m’est égal, je l’ai rayé de ma vie définitivement. Il
pourrait bien passer ad patres, j’en aurais rien à foutre.
— T’es vraiment qu’un fils de pute ! crache mon amante d’une voix
hystérique.
Elle a remis sa robe. Je comprends sa colère et sa frustration, elle n’aime
pas être rembarrée, même si je m’en cogne. Sauf que ses mots me rendent fou
furieux. Je jette ma clope par-dessus la balustrade et me précipite sur elle.
Elle crie avant même que je l’attrape par les épaules. Je la tiens fort et la
pousse contre la porte d’entrée.
— T’es malade, ma parole ! bégaye-t-elle.
Comme si j’allais la cogner, tiens ! J’ai probablement le profil et l’allure
d’un type qui fait ça ce soir, mais je ne suis pas un lâche ni une merde, je ne
frappe pas les femmes. Cela dit, son insulte pèse dans mon esprit. J’ai perdu
ma mère et je ne supporte pas ce genre d’injure.
— Tu me traites de connard, d’enfoiré, de n’importe quoi si tu veux, mais
tu n’insultes pas ma mère. T’as compris ?
Elle a l’air d’être sur le point de me frapper, de hurler ou de pleurer, je ne
sais pas, mais elle a peur de moi tout à coup. Son menton tremble et ses yeux
se remplissent de larmes. Merde. Il faut que je me calme.
— Va te faire foutre. Lâche-moi ou je crie !
Je m’éloigne d’elle en souriant.
— Maintenant casse-toi !
— Gros taré ! siffle-t-elle avant de claquer la porte derrière elle.
J’attrape une bière fraîche dans le frigo et retourne au balcon. Je pianote
sur mon téléphone quelques secondes, mais à cette heure-ci, tout le monde
dort et Autumn doit à peine être rentrée chez elle. J’aurais pu la
raccompagner ce soir aussi. Je n’aime ni l’idée qu’elle doive bosser plus ni le
fait qu’elle rentre en bus.
Tu es rentrée, Kōyō ?

Elle répond assez vite, elle ne doit pas encore être couchée.
Oui, à l’instant. Le temps de grignoter quelque chose, et je pars rejoindre mon lit.

Je suis soulagé.
Tu sais que tu m’appelles quand tu veux si tu as besoin de moi.

Elle m’aurait contacté pendant mon coït avec cette nana pour n’importe
quoi, j’aurais sauté dans un jean pour la rejoindre.
Je sais mais on n’appelle pas quelqu’un à 2 heures du matin juste pour se faire raccompagner.

Et pourquoi pas. Tu sais que je le ferais pour toi.

Elle ne demande jamais rien et rarement de l’aide, elle préfère se


débrouiller seule, parce que c’est ce qu’elle fait depuis toujours. Je
comprends quelque part.
Je ne peux décemment pas infliger ça à tes demoiselles du soir.

Tu pourrais, ça me donnerait une excuse pour les foutre à la porte. Je préfère avoir mon lit pour moi
seul quand je dors.

J’allume une nouvelle clope et tire dessus en attendant qu’elle me


réponde. Les lumières d’Atlanta clignotent sous mes yeux. L’air est encore
doux.
Un jour tu devras payer pour tout ça. Et puis, quand on était petits, on dormait ensemble pourtant. Tête-
bêche.

Ouais et une fois je me suis pris tes pieds dans la tronche.

Je souris à mon portable. Tous les bons moments de mon enfance, je les
ai vécus avec elle, après notre arrivée ici avec mon père. Même si le temps a
passé, nous sommes toujours amis. Elle a quelque chose d’unique, de pur.
Autumn et ses frère et sœur sont les seules personnes qui comptent à mes
yeux. J’ai partagé trop de choses avec elle, Dustin et Avery, pour penser un
jour qu’ils ne fassent plus partie de ma vie. C’est inconcevable.
Je vais me coucher, je suis claquée. Tu ferais mieux d’aller dormir au lieu de fumer et de picoler.

Un petit ricanement m’échappe. Il n’y a qu’elle qui puisse me parler


comme ça, que je laisse me parler comme ça. Elle me connaît mieux que
personne. J’ai pleuré dans ses bras la première fois que mon père m’a frappé.
Je voulais paraître fort, ne pas lui montrer que j’avais mal et peur. La vie
merdique qu’elle menait suffisait, je ne voulais pas qu’on forme un duo
d’enfants miséreux. Mais elle m’a sondé en quelques secondes, elle m’a pris
contre elle, et je lui ai raconté mes blessures. Autumn est la seule à avoir vu
mes faiblesses, à connaître mes fêlures, ce qui la rend si précieuse à mes
yeux. Un peu trop sans doute.
Je ne suis plus ce gamin maintenant. Non, je ne suis plus le même. Je lui
envoie un dernier SMS :

Oyasumi1, Kōyō.

Je termine ma bière en buvant une longue gorgée. Je rentre finalement,


même si je n’ai toujours pas sommeil.

Il est tard quand je me réveille. Plus de 14 heures.


Je n’ai réussi à m’endormir qu’au petit matin. Comme trop souvent en ce
moment. Je ne sais pas pourquoi mon esprit est toujours en constante
ébullition à cause d’un passé que j’ai laissé derrière moi depuis longtemps.
Impossible de le faire taire, enfin si, avec le sexe et l’alcool, mais ils ne font
que me donner des idées perverses et me rendent insomniaque.
J’ai un rendez-vous important à 19 heures, et c’est la meilleure des façons
d’oublier et de mettre mes pensées sur off. Après m’être lavé et habillé, je
quitte mon appartement une trentaine de minutes plus tard pour aller à la salle
de sport. Étirements, musculation, j’y reste jusqu’à sentir mes muscles se
réveiller. Je me sens bien aujourd’hui. Le manque de sommeil ne semble pas
affecter ma forme physique ni mentale.
Je suis prêt pour ce soir.
Je pratiquais déjà le ninjutsu2 depuis quelques années, j’avais de très
bonnes dispositions en sports de combat, mais ça ne me suffisait plus de
m’exercer en club. J’avais besoin de quelque chose de plus fort, une manière
de me libérer en toute liberté, sans la moindre contrainte. J’ai cherché
comment faire ça sans prise de tête et on m’a parlé des combats illégaux. J’ai
pu avoir le nom de quelques endroits où se déroulait ce genre de chose.
C’était plus facile que de trouver quelqu’un qui veuille miser sur moi et me
faire combattre. Au début, ma cote ne valait rien du tout. J’ai commencé en
bas de l’échelle, faisant des combats de rue, puis j’ai grimpé de plus en plus,
les lieux des combats ont changé, les cotes et les mises ont augmenté, le
public est toujours plus nombreux.
C’est devenu une drogue, assez addictive. Je suis accro au shoot
d’adrénaline que me procure chaque combat. Et c’est à la fois une façon de
contrôler mes pensées, un moyen pour cogner des types consentants et me
faire pas mal de fric en plus, même si je n’en manque pas.
Le lieu de rendez-vous est connu à la dernière minute, le nom du
combattant aussi. On est prévenus par SMS. Les règles sont basiques : deux
adversaires par combat, toutes les techniques sont acceptées, ça dure aussi
longtemps que les participants sont debout, c’est fini dès que l’un deux crie
stop ou s’écroule par terre.
Alcool, sexe, baston, ma foi, un bon cocktail vitaminé.
En attendant l’heure, je vais au 11929, un bar où bosse Cade, mon
meilleur pote, même si cette notion de « meilleur ami » me semble assez
bizarre quand je la compare à mon amitié avec Autumn, ce n’est pas pareil.
Situé dans le centre-ville d’Atlanta, il est le bar de référence. Il est toujours
plein et ne désemplit pas en soirée et la nuit. Je balance mon sac sur le siège
passager et boucle ma ceinture avant de démarrer. Je me gare devant le bar
quelques minutes plus tard. Il y a déjà du monde, mais l’été y est aussi pour
quelque chose. Les étudiants comme moi ont plus de temps libre. À la
rentrée, je suivrai ma deuxième année en architecture. J’ai choisi ça parce que
l’architecture traditionnelle du Japon ne m’a jamais laissé indifférent, et
qu’un jour, comme mon oncle, j’aurai peut-être envie de m’investir plus dans
la société de mon grand-père.
L’air conditionné est agréable alors qu’il doit avoisiner les 30 degrés
dehors.
— Je me disais bien que je n’avais pas encore vu ta tronche aujourd’hui,
lance Cade quand je m’assieds au bar.
— Te voilà comblé.
Il me sourit et me tape dans la main.
J’ai connu Cade il y a deux ans, après une victoire. Je désespérais de faire
marcher mon foutu briquet, et il m’a prêté le sien en me disant qu’il avait
gagné un peu de fric grâce à moi. On a fini par se boire une bière et, de fil en
aiguille, on est devenus potes.
Je fixe la masse épaisse de ses boucles brunes aux reflets roux et me
demande s’il n’a pas chaud. Avec sa carrure musclée, ses yeux verts et
surtout l’accent irlandais qu’il ne peut gommer, il fait craquer pas mal de
nanas. Certaines font des pieds et des mains pour que ce soit lui qui les serve,
et il en joue à merveille.
— Je te sers quoi ? demande-t-il.
— Un Coca.
— Avec du whisky ?
Je n’ai pas légalement l’âge de boire, mais Cade fait style de ne rien
savoir. Il faut dire que s’il faisait attention à ça, il perdrait pas mal de chiffre
d’affaires les week-ends.
— Non, juste un Coca.
Cade se met à rire, j’arque un sourcil.
— Je suis si drôle que ça ? je grogne d’un air décontracté.
— Disons que j’ai plus l’habitude de te voir avec un verre d’alcool à la
main qu’avec un verre de Coca.
Je le regarde s’affairer derrière le comptoir, il n’a pas tort, mais avant un
combat, je ne bois pas.
— Je préfère avoir les idées bien claires pour le combat. C’est ce qu’il y a
de plus excitant.
Cade pose un verre devant moi et hoche la tête.
— Je ne pourrai pas venir, je serai encore de service.
Il y est quasiment à chaque fois, dès qu’il peut, depuis qu’on s’est parlé la
première fois. Autumn n’aime pas trop ça. Je le sais, elle ne se cache pas pour
me le dire, pourtant elle y assiste de temps en temps.
— Pas de problème, je passerai te raconter ça après.
— Je vais te donner une enveloppe de cinq cents dollars. Tu paries pour
moi, sur toi bien sûr.
— Cinq cents dollars ? je répète. Tu me fous la pression, mec.
— Évidemment, répond-il avec un sourire. Mais tu adores ça la pression,
c’est ton leitmotiv. Tu ne combats jamais mieux que lorsque t’es sous
pression.
Je ricane. Il a raison là-dessus aussi. Mais je m’en voudrais quand même
de lui faire perdre autant de fric, bien que je sache qu’avec les paris des
combats, il s’est fait un petit pécule et que s’il me donne autant, c’est qu’il
peut se le permettre. Parfois, quand Cade vient me voir, je suis tenté de lui
donner de l’argent pour qu’il parie pour moi, car je ne peux pas le faire, ou
alors de donner la somme que je gagne certains soirs à Autumn. Ça lui
éviterait de galérer autant et lui permettrait de souffler, mais je sais qu’elle ne
voudra jamais. Ça m’exaspère mais chacun sa petite fierté cela dit. Il arrive
que j’en donne un peu à Dustin et Avy en leur disant de ne rien dire à leur
sœur. J’aimerais qu’Autumn soit moins bornée, mais ce qui la rend aussi
forte, c’est aussi ce petit trait de caractère pénible.
— J’avoue, je dis en attrapant enfin mon verre.
— Et la nana d’hier ? Aussi cochonne qu’elle en avait l’air ? demande
Cade.
Il sort un plateau de verres fumants du lave-vaisselle et commence à les
essuyer.
— Je peux pas te dire, j’ai pas approfondi plus que ça, je l’ai foutue à la
porte.
— Quoi ?
Cade écarquille légèrement les yeux. Il n’est pas très différent de moi
dans ses relations avec les filles. Je sais qu’il n’a pas envie de se poser mais il
reste de temps en temps avec la même fille quelques jours. A contrario, je
préfère être libre. Aucune de celles avec qui je couche n’a jamais vraiment
piqué mon intérêt au point de me donner envie de prolonger l’aventure.
— C’était sympa, mais c’était pas non plus la partie de sexe la plus
torride que j’ai connue. Je ne la touchais pas encore qu’elle gémissait déjà.
Mon meilleur ami esquisse un sourire entendu.
— Je crois même qu’à un moment quand on baisait, j’ai plaqué ma main
sur sa bouche pour ne plus l’entendre.
— T’es un fumier.
— J’ai jamais prétendu être autre chose qu’un connard asocial et
déséquilibré.
— Le pire, c’est que ça les attire toutes, ce côté faussement torturé.
Je dissimule mon sourire en portant mon verre à mes lèvres.
— Et donc, tu l’as virée de chez toi ?
— Ouais. Et quand elle m’a traité de fils de pute, j’ai un peu vu rouge.
— Aïe, soupire Cade.
Peut-être qu’en résumant les choses comme ça, je passe pour un sacré
gros con. Je n’aurais pas dû sans doute, surtout pour une nana que je ne
reverrai jamais.
— Je ne l’ai pas cognée, je dis en passant une main dans mes cheveux.
Juste secouée un peu, pas plus que lorsqu’on baisait, tu me diras.
— Un vrai connard.
Je sais. Je ris alors que je sens mon téléphone vibrer dans ma poche.
Il est l’heure.

Je me gare plus de quarante-cinq minutes plus tard non loin d’une usine
abandonnée. Nous sommes en dehors d’Atlanta. Les combats ne se passent
jamais au même endroit, du moins jamais deux fois de suite, pour éviter
qu’on se fasse pincer par la police. Les combats sont illégaux, et les paris
aussi. Je sors de ma caisse et jette mon sac par-dessus mon épaule. Il y a déjà
du monde qui s’amasse vers le point de rendez-vous. Je prends le temps de
regarder autour de moi.
Les murs de l’usine désaffectée à l’origine gris sont presque noircis par le
temps, la mousse et la nature ont repris leurs droits à certains endroits et la
recouvrent de verdure, lui donnant une allure mystique. Il me semble que
c’était une usine de métallurgie avant. Elle n’a jamais été rouverte ni même
démolie pour construire autre chose. Les fenêtres sont quasiment toutes
cassées, les échelles sont rouillées et des deux grosses cheminées qui
s’élèvent dans le ciel s’échappent des feuillages. Plus j’approche, et plus on
dirait qu’on a plongé dans un autre monde.
Je suis les gens, mais à l’entrée Greg, un des types chargés de la sécurité,
m’arrête.
— Salut, Greg, je dis.
Il me serre la main. Il doit bien mesurer un bon mètre quatre-vingt-quinze
et faire plus de cent kilos. Je l’ai déjà vu recadrer des types, les plaquer au sol
ou contre le mur et même en frapper une fois, et je peux dire que s’il avait
envie de se mettre au combat, il pourrait largement gagner.
— Comment vas, le Ninja d’Atlanta ? demande-t-il.
— En forme.
Le « Ninja d’Atlanta », c’est comme ça qu’ils me surnomment tous ici,
c’est un gage de respect. Mes origines et ma façon de me battre y étant pour
beaucoup, j’imagine. Ça ne me dérange pas, je dirais même que ça me
correspond plutôt bien. À mon premier combat, il pleuvait, alors j’ai décidé
de me faire appeler Shigure3. Ma mère m’appelait aussi comme ça quand je
pleurais quand j’étais gamin. Elle disait que mes larmes étaient comme la
pluie d’automne. Puis les gens m’ont petit à petit donné un autre surnom, et
j’ai fini par l’adopter.
— Passe sur la droite, il y a une porte. On te mènera aux vestiaires.
— Merci, mec.
Je m’avance sans me presser, j’ai encore du temps, mon combat est le
dernier. Je me bats contre un certain Brick. Jamais vu, jamais entendu parler,
mais ça ne me fait pas peur du tout. J’ignore pourquoi, il est possible que je
prenne un mauvais coup ou pire… c’est de l’insouciance ou de
l’inconscience, je ne sais pas bien. Le danger et l’inconnu, c’est aussi ça qui
m’excite. Je tire une porte métallique quand j’arrive devant. Un type me
demande mon portable, alors je lui montre le SMS que j’ai reçu, et il me
dirige vers une autre porte. Si à l’extérieur j’avais l’impression d’être dans un
autre monde, ici c’est pire. Les mauvaises herbes et les plantes sauvages ont
percé le carrelage et le béton ; comme dehors, elles reprennent possession de
ce qui leur appartient. Il y a des toiles d’araignées partout, j’esquive une
grande flaque d’eau en entrant dans les vestiaires.

Je sens l’adrénaline monter la dernière heure avant le combat, l’excitation


s’empare de moi comme si elle devenait maître de mon corps. J’aime me
dépenser ainsi, au moins j’ai l’impression d’avoir le contrôle de ce que je
fais.
Le ring est au milieu d’une grande pièce tout aussi délabrée que le reste
de l’usine. Mes précédents combats se sont déroulés relativement vite. Les
deux premiers se sont terminés par K-O au bout d’à peine trois minutes. Le
suivant a été plus long, et je l’ai remporté quand mon adversaire a abandonné.
Je préfère l’emporter par K-O, même si j’aime aussi les longs combats.
Les gens sont amassés autour du ring pour suivre le combat au plus près,
ils crient, ils prennent des paris jusqu’au dernier moment. Une fois que c’est
commencé, ce n’est plus permis.
— Ce soir, résonne la voix du présentateur, avec nous, un habitué des
sous-sols et des combats. Un roc, un mur… Briiiiick !
Mon adversaire s’avance et traverse la foule pour rejoindre le ring. Il est
grand, les cheveux blonds, très musclé. Sa carrure est plus impressionnante
que la mienne, mais je ne crains pas la gonflette. Je ne l’ai jamais vu, même
sur un autre match, je me demande ce que j’ai à craindre. Il faut dire aussi
qu’on ne voit pas souvent les mêmes personnes, parce que certains finissent
dans un sale état, d’autres avaient juste besoin de fric… Beaucoup font ça
pour le pognon, alors que je fais ça pour me sentir vivant, pour expulser ma
colère. Parfois, j’ai l’impression de ne pas être normal, d’avoir un problème.
Mais j’aime autant balancer mes poings dans la gueule des gens et me
prendre des coups dans la gueule que d’aller causer à un psy. Peut-être que je
suis aussi instable que mon père…
— Son adversaire, vous le connaissez. Il est rapide, discret…
— Shiiiigure ! annonce la voix d’une femme, par-dessus celle du
présentateur.
Je souris.
— Sans plus attendre, le Niiiiiiiiinja d’Atlanta.
Le public entre en transe, et leurs cris se transforment en hurlements. Je
m’avance à mon tour. Plus je marche vers le ring et plus j’ai l’impression
d’être serein. Que je perde ou que je gagne, le principal, c’est ce que je vais
trouver en cognant. Les gens m’encouragent, me demandent de gagner, car
ils ont parié.
Je monte finalement rejoindre mon adversaire. Il me fixe, je le dévisage
tout autant. J’ai hâte de voir sa manière de se battre.
— Je rappelle les règles, annonce l’animateur. (Mon adversaire en profite
pour s’étirer, alors que je reste immobile à l’observer.) Le combat dure aussi
longtemps que vous tenez debout. Si l’un de vous crie stop ou s’écroule à
terre, le combat est fini. Toutes les techniques de combat sont acceptées.
Vous êtes prêts ?
Nous hochons la tête tous les deux.
— Prêts ! Commenceeeeeez ! beugle-t-il pour exciter le public.
Brick ne réfléchit, il me fonce dessus, comme un bourrin. C’est ça sa
manière de faire ? Je l’esquive sans souci. Il grogne et se jette à nouveau sur
moi. Encore une fois, je l’évite. Puis, il recommence.
— Tu vas faire que fuir ? grogne-t-il. Bats-toi avec tes couilles au lieu de
faire ça comme une gonzesse.
— Autant pour moi. La prochaine fois, je te laisserai me choper.
Je suis patient, et ma réponse l’agace. Le public est toujours en
effervescence.
Mon adversaire fonce sur moi. Comme je lui avais dit, je ne bouge pas, et
les gens hurlent de plus belle. Mon coup de pied circulaire lui arrive en pleine
tête. Même s’il l’esquive en partie, il ne s’en retrouve pas moins au sol. Il se
relève l’air énervé, je suis sur mes gardes. Brick s’avance vers moi, les mains
devant le visage, il a enfin cessé de faire le mariole en bondissant comme un
dingue. On échange quelques coups, que l’on esquive facilement chacun,
mais l’adrénaline me fait passer à la vitesse supérieure. J’enchaîne quelques
coups, tantôt avec mes poings et mes coudes puis avec mes genoux. Brick
n’arrive pas à tout éviter, la rapidité est ce qui fait ma force. Je l’accule dans
un coin. Une de ses frappes m’atterrit néanmoins en plein visage. La douleur
me réveille davantage. Ce mec a des poings de fer, mieux vaut ne pas s’en
prendre plusieurs d’affilée.
Le public gueule à nouveau, j’entends leurs encouragements, ils ne font
que nourrir mon orgueil et mon besoin d’adrénaline. Mon adversaire
s’approche encore, il tente de me frapper dans les tibias, mais je saute et mon
genou lui atterrit en plein menton, façon uppercut. Il titube et finit par
s’effondrer au sol.
Le présentateur monte sur le ring et s’approche de lui. Il s’agenouille et
fait le signe du K-O. Les gens hurlent, scandent mon nom.
Bien que j’aime la victoire, je ne me sens pas rassasié pour autant.
J’adore les combats physiques, les combats qui durent… je me nourris
néanmoins de l’ambiance et de la ferveur et les laisse célébrer ma victoire.

1. Oyasumi signifie « bonne nuit » en japonais.

2. Le ninjutsu est un ensemble d’arts martiaux alliant techniques d’attaque et de défense. Il était pratiqué par les
ninjas du temps du Japon féodal.

3. Shigure est un prénom japonais qui signifie « pluie d’automne ».


Chapitre 3

Autumn

Pas de repos pour les guerriers.


Je sors de la douche, mais j’ai déjà chaud. Il fait plus de 24 degrés ce
matin alors qu’il n’est même pas encore 9 heures. J’enfile un short et un
débardeur. Et après avoir brossé mes cheveux, je les laisse retomber dans
mon dos. Les petites gouttes qui perlent sur les pointes sont presque une
bénédiction.
Avery et Dustin dorment encore. Il y en a au moins deux que les
températures n’assomment pas encore totalement. Je suis vachement fière
qu’ils aient tous deux trouvé un job. Je sais que plus tard ils sauront se
débrouiller seuls. Elle, notre mère, est toujours aux abonnés absents. Je ne
sais même pas si j’ai envie d’en rire ou d’en pleurer, d’avoir peur ou de m’en
sentir soulagée… Tout à la fois sans doute.
Malgré la chaleur, je fais quand même passer un café. C’est
l’indispensable de la journée. Sans lui, autant retourner au lit de suite. Je
m’en sers une tasse dès que la cafetière daigne enfin terminer son job.
Moi, je commence bientôt aujourd’hui, j’enchaîne mes deux jobs
d’affilée, sans passer par la maison entre les deux. Et ça me fait déprimer
d’avance. Vivement ce soir, vivement mon lit. Le seul point positif hormis le
fric, c’est que mes deux lieux de travail sont climatisés. Amen ! Si j’en suis
venue à avoir deux boulots, c’est parce que le salaire de mon mi-temps ne
suffisait plus pour subvenir à nos besoins et payer les factures, et, bien sûr,
que notre mère n’assumait pas. J’étais encore au lycée quand j’ai dû me
résoudre à laisser tomber les cours pour travailler à plein temps. Et même si
je n’étais pas une très bonne élève, ça m’a rendue triste d’abandonner l’école
sans passer mon diplôme.
Avant de partir, je laisse un mot pour Dusty et Avy pour leur demander
de nettoyer un peu la maison, ainsi qu’une liste de courses avec un billet.

Je fixe le carton de DVD pornos que je dois ranger. Les titres et les
images ne m’étonnent plus ni ne me dérangent d’ailleurs. Cela dit, parfois je
bloque sur le comique des titres et le manque d’originalité des réalisateurs.
Qui a envie de mater Analmageddon ? Pauvre Bruce Willis… Ou encore
Rodéo sur Juliette, je ne suis pas certaine que Shakespeare avait pensé
susciter autant d’inspiration. Au moins, c’est amusant.
Je les range dans les nouveautés quand un type se poste à côté de moi,
attrape une boîte et lit le synopsis derrière. Je ne suis pas persuadée que
l’histoire soit très importante en soi et ce genre de personne me fait toujours
rire. Je les imagine regarder le film jusqu’au générique et reconnaître deux-
trois personnes dans le staff, comme le réalisateur, et enfin commenter
l’histoire en elle-même.
— Il est bien celui-là ? demande-t-il. Est-ce qu’il y a de l’anal dedans ?
Bon sang, il est à peine 10 heures du matin, la boutique vient juste
d’ouvrir et j’ai déjà le droit à de belles questions. Je me penche à côté de lui
et pointe le petit logo indiquant les catégories qu’il y a dans le film sur la
boîte. Il a l’air ravi.
— Super, merci.
En voilà un heureux. Je continue de ranger les DVD.
J’ai atterri ici après avoir vu une petite annonce. Bien que ça ne
m’enchante pas, c’était un job et un job, ça paye. J’étais étonnée que la
gérante me rappelle le lendemain pour me dire que j’avais le poste. Je n’avais
pas vraiment le profil. Je ne suis pas une experte en porno ni en accessoires et
en pratique… En pratique, c’est au point mort pour l’instant. Les seules
expériences que j’ai eues m’ayant laissé de marbre et avec un goût tellement
amer dans la bouche que je n’ai pas réitéré l’expérience. Je m’imaginais que
le sexe c’était tendre, que ça passait par des caresses, des attentions…
finalement, à chaque fois ils enlevaient leur pantalon et paf. Peut-être qu’on
se fait baiser en fonction de la vie qu’on mène. C’était comme ma mère me
l’avait expliqué une fois en s’apercevant que j’avais des règles. Elle avait dit :
« Tu n’as qu’à espérer qu’ils aillent vite et, les orgasmes, tu te les donnes. »
Je ne me suis jamais retrouvée nue devant un homme. Je n’ai jamais joui. Et
actuellement, je pense trop à ce que j’ai à faire pour prendre du temps avec un
truc aussi naze.
À mon avis, c’est ma candeur et mes joues rouges qui ont fait pencher la
balance en ma faveur pour ce job. Même si elle ne me l’a jamais vraiment dit,
je suis certaine que ma patronne m’a prise parce que je suis rousse. Ses deux
autres vendeuses étaient blonde et brune.
Je plie le carton une fois les DVD rangés et retourne à l’arrière-boutique
pour prendre un carton d’accessoires cette fois-ci. Quand je reviens,
j’encaisse le monsieur au DVD qui a ajouté du lubrifiant, il m’adresse un
sourire, je le lui rends, la version XXL de vendeuse.
— Bonne journée, je dis.
Ce matin, je suis seule dans la boutique. Andie, la brune, est en cabine.
Le magasin se prolonge et, derrière les rideaux, il y a deux cabines pour faire
des shows en direct. Ils durent entre dix et trente minutes. Andie et Ilona
dansent pour les gens quand elles ne vendent pas. Moi, je ne le fais pas, j’ai
refusé. Je pense que Janine, la chef, espère qu’un jour, je me lance à faire ce
genre de truc, mais j’en ai clairement pas envie. Les filles sont dans une petite
cabine joliment décorée de roses, de perles, de plumes. Les deux pièces sont
équipées, il y a un sofa, une barre de strip-tease, des tapis, des coussins au sol
et des accessoires bien sûr, et elles font leur numéro en fonction de ce que
sélectionne le client qui les regarde. Soit elles se déshabillent, soit elles se
masturbent et utilisent les choses à leur disposition… Les filles, elles ne
voient pas la personne qui a payé, leurs vitres sont teintées, pour ne pas être
déconcentrées, et ceux derrière la vitre se font du bien. Andie fait aussi ça à la
cam, sur Internet. Et les gens payent. Je ne sais pas bien comment ça marche,
mais elle a différents prix, pour différents shows. Elle m’a déjà expliqué
qu’elle s’était fait un mois plus de mille dollars rien qu’en dansant deux
heures par soir. Je pense qu’elle se fait plus parfois. Un jour, elle
m’expliquait qu’elle aimerait bien inviter quelqu’un à faire ça avec elle en
direct, que ça affolerait les hommes qui la matent et elle me l’a proposé avant
de me dire que je me ferais du fric si j’essayais. Mais c’est hors de question,
je ne veux pas me déshabiller et faire ce genre de chose devant les gens. Je
préfère cumuler les jobs.
— Dites-moi, m’accoste une femme.
Je secoue la tête et lui souris. Elle doit avoir une quarantaine d’années,
elle est très belle, vêtue d’une robe d’été fleurie.
— Je peux vous aider ?
Elle acquiesce.
— Ce gode fait cinq centimètres de diamètre, c’est le plus gros que vous
ayez en stock ?
Je fixe l’engin dans sa main, le truc mesure plus de vingt centimètres de
longueur, cinq centimètres de diamètre. Avec les veines apparentes, on dirait
un monstre. Et il faudrait plus large encore ?
— Je crois que c’est le plus gros que nous ayons, en effet.
— Vous l’avez testé ? demande-t-elle.
C’est plus fort que moi, je rougis. Heureusement la lumière dans le
magasin est tamisée, et ça camoufle un peu.
— Pas encore, non, mais nous avons ajouté cet article dans notre gamme,
car il est arrivé en pole position des godes selon un sondage fait chez les
femmes. C’est l’un des articles qui se vend le mieux. Il m’a tout l’air d’être
assez costaud pour répondre à n’importe quel besoin. Même les plus
gourmands.
— Je suis très gourmande, dit-elle en me faisant un petit clin d’œil.
Puis elle esquisse un grand sourire, je le lui retourne. J’aime les gens qui
n’ont aucune gêne, je les jalouse un peu, car je ne suis pas comme ça,
pourtant je bosse dans un endroit pareil.
— Je vais le prendre et ça aussi.
Elle me tend le gode et un œuf vibrant. Quand elle quitte le magasin, je
termine de ranger les derniers jouets reçus. Il y a pire comme boulot. Au
début, c’est étrange, surtout quand on l’annonce à ses potes et à ses frère et
sœur. Mais on s’y fait, c’est juste du sexe, ça fait partie du quotidien.
Les gens qui viennent ici sont tous différents. Ils sont soit réservés, soit
ils révèlent leurs envies sans honte. Un sex-shop, c’est une bulle de liberté.
C’est un brassage de femmes, d’hommes, de couples, gays, hétéros, des
indécis, des initiés, des curieux… c’est amusant de voir que ces histoires de
sexe, ça concerne tout le monde.

Il est tard quand le bus me dépose au coin de ma rue, et il fait encore


tellement chaud que j’ai la nuque en sueur. J’ai envie et besoin d’une bonne
douche glacée. J’ai bossé comme une malade au restau, à croire que tout le
monde s’était passé le mot pour venir ce soir. Enfin, j’ai ramené quelques
pourboires.
À mon arrivée près de la maison, des cris et des hurlements de joie se
font entendre. J’avance, légèrement intriguée.
— La voilà ! s’écrie soudain la voix de Lizzie.
Ma meilleure amie agite une bière. Elle est en bikini. Elle a l’air heureuse
de me voir. La bière y est peut-être pour quelque chose.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? je demande, perdue.
Elle sourit largement et me serre dans ses bras. Elle est trempée, et son
corps est frais, ça fait du bien.
— Viens un peu par là. On a commencé la fête sans toi. C’est soirée
piscine.
— Piscine ? je répète.
— Eh oui !
Elle me prend la main et m’entraîne vers le jardin. Quand on arrive
derrière la maison, tout le monde hurle. J’écarquille les yeux. Il y a une
grande piscine au milieu du jardin, et ils sont tous dedans. Dustin, Avery,
Mao et même Cade. Ma simple présence semble créer l’effervescence, et je
décompresse enfin.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Une piscine, rétorque Lizzie.
— Haha, très drôle.
— Te voilà enfin, dit Avery.
Je lui souris en hochant la tête.
— Qu’est-ce que c’est que tout ça ?
— Une super idée de Mao, intervient Dustin. Pour une fois qu’il en a une
bonne.
Pour toute réponse, l’intéressé lui balance de l’eau en pleine tête avant de
monter par l’échelle et de sortir de la piscine. Il fait noir, seules la petite
lumière de dehors et celles de la maison éclairent le jardin, pourtant je le vois
à la perfection quand il s’avance près de moi. Il est en boxer, même pas en
maillot de bain. Il est… si sexy avec des gouttes d’eau qui glissent sur son
corps musclé.
Mon Dieu…
Je relève les yeux et remarque sa chaîne et la feuille rouge qu’il a
toujours autour du cou. Je crois que depuis qu’on se connaît, je ne l’ai jamais
vu sans. Et personne n’a jamais eu le droit d’y toucher.
— Salut, Kōyō, dit-il en enlaçant mes épaules.
Son corps frais me fait frissonner. Ou alors c’est juste le fait qu’il soit
presque nu et mouillé qui me procure cet effet…
Nous avons grandi ensemble, je connais ses faiblesses, ses peurs, ses
chagrins. Pourquoi suis-je alors si attirée par lui ? Malgré ça, notre amitié
reste la même. Certainement parce que je ne lui avoue pas qu’il me fait de
l’effet et que je suis amoureuse de lui.
— Alors c’est ton idée ? je demande en lui lançant un regard en biais.
Mao hoche la tête.
— Il fait une chaleur à crever, tu es la seule à avoir un jardin parmi nous,
donc je me suis dit que si on foutait une piscine ici, tout le monde en
profiterait. On en a besoin, je te jure qu’avec ce temps, c’est un kiff total,
même à cette heure-ci.
— Et tu fais ça dans mon dos ?
Je ne suis pas en colère. Loin de là. Et à voir les visages de tout le monde,
ça semble l’idée du siècle. Il se penche légèrement et l’eau qui perle de ses
cheveux de jais atterrit sur mes joues. Son regard se fait plus doux. Mao est
troublant à sa manière. J’aime sa façon de penser à nous, de détourner ses
attentions pour faire croire que ce n’est pas uniquement pour nous alors qu’en
fait si.
— C’est quand même pas ma faute si tu bosses comme une forcenée, si ?
ronchonne-t-il en faisant la moue.
— Il a raison, soupire Lizzie en buvant une gorgée de bière.
Définitivement raison.
— De toute façon, tu es seule contre tous.
Je l’ai bien compris, et je me contente de sourire. Il a l’air heureux tout à
coup, comme s’il était fier que je me sois résignée.
Quand il se passe une main dans les cheveux, je remarque une rougeur
sur sa joue. Je voudrais le toucher, mais nous ne sommes plus des gosses.
Nos gestes sont différents et nos pensées aussi. Il a dû avoir un combat. Il ne
me l’a pas dit. Je n’aime pas ça ni ne comprends pourquoi il en a tant besoin.
C’est dangereux, il pourrait lui arriver n’importe quoi. C’est pour ça que je
déteste qu’il y aille. Je sais qu’il fait ça parce qu’il pense que s’il ne canalise
pas ses excès de colère, il deviendra comme son père, mais il ne sera jamais
comme lui. Il n’y a qu’à voir comment il se comporte avec nous pour le
comprendre. Mais il est têtu… En fait, c’est sans doute pour ça que l’on
s’entend si bien.
— Je vais prendre une bière et fêter dignement mon jour de repos.
Je ne travaille pas le dimanche. Mao me lâche et se dirige vers une
glacière posée sur la vieille table de jardin, de laquelle il sort deux canettes.
Je le regarde partir et s’abaisser, le verso est tout aussi saillant et sexy que le
devant.
Merde, arrête !
— Alors, vous avez fait ça cet après-midi ?
— Ouais, répond Dustin. Quand on est revenus des courses avec Avy, il
était déjà dans le jardin en train de la monter.
— Ça relève du miracle, ricane Cade. D’habitude, c’est des nanas qu’il
monte.
Mao lève les yeux en l’air, pourtant Cade n’a pas tort.
— Il a fallu plus de deux heures pour que ça se remplisse d’eau.
Mon meilleur ami me tend une canette et ouvre la sienne. Les autres se
prélassent toujours dans l’eau. Je suis contente.
— Mais ne t’en fais pas, on a branché le tuyau d’arrosage sur le robinet
extérieur du voisin.
— Vous avez…
Ils éclatent tous de rire. Mon Dieu…
— Il n’y a pas de petites économies, déclare Avery en reprenant la phrase
que je ne cesse de répéter.
J’en ai fait des voleurs d’eau !
— Ils sont conditionnés, chuchote Mao à mon oreille. Tu pourrais faire
fortune dans le conditionnement d’enfants.
Je le frappe.
— En plus, ils sont en vacances, continue Avy. C’est pas comme s’ils
étaient là et prenaient des douches tous les jours.
C’est à la fois fascinant et affreux d’en arriver là.
— Vous êtes pas croyables.
C’est plus fort que moi, j’éclate finalement de rire.
— À toi ! dit Mao en trinquant. Et aux voisins.
Lizzie et Cade lèvent aussi leurs canettes.
— Tu l’as gagné au moins ? je demande.
Mao me regarde étrangement.
— Quoi donc ?
— Ton combat ?
Un sourire amusé se dessine sur son visage, ce qui le rend encore plus
beau. J’imagine que ça veut dire oui. Mao perd rarement, le peu de combats
que j’ai vu de lui m’a bluffée, il avait un tel sang-froid. Toujours stoïque,
calme et posé, jamais énervé et chaque fois j’avais l’impression qu’il avait
une longueur d’avance sur ses adversaires.
— Les doigts dans le nez, tu te doutes bien.
— Il m’a fait gagner du fric, lance Cade. Ce mec est un as.
Cade le suit souvent dans ses aventures de baston. Au moins il a un
soutien au cas où il se passerait quelque chose. Je bois une gorgée de ma
canette. Généralement, après ses combats, il fête sa victoire avec des nanas.
— Il faudrait que je vienne te voir une fois, dit Lizzie.
— C’est pas un endroit pour les filles dans ton genre.
— Dans mon genre ? siffle-t-elle.
Cade lui sourit. Il est séduisant avec ses cheveux bruns bouclés, ses yeux
clairs et son accent. Il donne envie de visiter l’Irlande. Comme Mao, Cade est
un vrai piège à nanas. Ils ne s’entendent pas si bien pour rien. Des potes de
beuverie, de bagarre et de sexe. Que demander de plus. C’est vrai que je ne
suis pas comme ça, pourtant Mao reste mon meilleur ami. J’imagine qu’il
trouve chez Cade la folie que je n’ai pas.
Je crois même qu’ils ont déjà fait un plan à deux avec d’autres nanas, ça
renforce sûrement l’amitié. Je me demande ce que ça donnerait si j’avais ce
genre de délire. Je… Je secoue la tête pour sortir ces pensées bizarres de mon
esprit. N’importe quoi. Mao capte mon regard, et je me dérobe en buvant ma
bière.
— Le genre de nanas qu’il y a là-bas, c’est plutôt des gonzesses qui
mordent, répond Cade.
— C’est vrai que je suce la plupart du temps, mais je peux bien utiliser
les dents de temps en temps.
Les yeux de Cade s’agrandissent un peu. Peut-être que si on plongeait
sous l’eau, on y verrait une bosse… Je ris. Sous ses airs d’ange, Lizzie n’est
pas en reste. Elle est cash.
— J’aimerais bien voir l’ambiance, ça doit être particulier et excitant.
Elle n’a peur de rien, enfin, elle aime expérimenter la vie autant qu’elle le
peut. C’est vrai que nous ne sommes jamais allées à un combat ensemble.
— Je viendrai avec toi, alors, je dis.
Je sens le regard de mon meilleur ami.
— Quoi ? Ça fait longtemps, je me défends. Et je ne vais pas la laisser
seule dans une arène bourrée de testostérone.
— Quand tu veux, Kōyō !
Mon stupide cœur se met à battre plus fort quand il dit ça. Ce tout petit
mot aura toujours raison de moi, il me rendra toujours heureuse. Il est à moi.
— Tu viens ? lance Avery. Elle est méga-bonne.
— Comme moi ! s’écrie Lizzie.
J’éclate de rire. Mao m’imite à côté de moi.
— J’en profiterai demain, ce soir je suis claquée.
Personne n’a le temps de répondre que je me retrouve soudain la tête à
l’envers. De surprise, j’en lâche ma bière dans l’herbe.
— Mao, lâche-moi !
Je tente de me libérer de sa poigne, j’essaye de me débattre, mais rien n’y
fait, je ne parviens même pas à le faire tituber ou lâcher sa prise de quelques
centimètres.
— Espèce de traître !
— À l’eau, Kōyō.
— À l’eau ! À l’eau ! À l’eau !
Ils s’y donnent tous à cœur joie.
La seconde d’après, je bascule et je plonge dans l’eau froide. Je remonte à
la surface en éclatant de rire. C’est vrai qu’elle est bonne et que ça fait un
bien fou.
— Te voilà enfin parmi nous ! dit Lizzie en se posant à côté de moi.
— Merci, c’est vraiment sympa de tous vous retrouver.
Je suis encore tout habillée, j’ai même mes chaussures. Je les retire et les
lance vers Mao, qui esquive sans souci. Il me lance un grand sourire.
— Viens ici, grand crétin, j’ai le droit d’essayer de te noyer après ça.
Il nous rejoint.
— Tu vas juste essayer alors.
Quand il arrive près de moi, il est impressionnant. Troublant aussi, mais
je me répète.
— Je te laisse deux minutes d’essai avant de me défendre ? demande-t-il.
Je ris de bon cœur. Il fut un temps où j’étais plus grande que lui et tout
aussi forte, mais il semble que cette époque soit révolue.
— Non, ça ira. Les gens qui n’ont aucune chance comme moi font ça en
ninja et quand on s’y attend le moins.
— J’ai hâte de te voir à l’action, ricane-t-il.
Je lui balance de l’eau en pleine gueule. Je crois que les meilleurs
moments de ma vie je les ai passés avec lui et mon frère et ma sœur.
— Alors, elle est bonne mon idée ? me questionne mon meilleur ami.
— Très.
Avery prend les escaliers pour sortir.
— Je vais me chercher à boire, annonce-t-elle.
Si je m’attendais à ça en rentrant. C’est plus souvent des emmerdes qui
nous tombent sur le coin de la gueule que ce genre de surprise. J’aimerais que
ce soit comme ça tous les jours, que ma mère ne revienne jamais.
— On joue à qui tombe perd ? propose Cade.
— C’est quoi ? je demande.
— Il y a deux équipes, l’un des deux membres monte sur les épaules de
l’autre de chaque côté, et ensuite tu dois faire tomber l’adversaire en le
poussant.
C’est enfantin, mais maintenant qu’on y est…
— Partante, je dis.
— Moi aussi.
Lizzie est toujours prête pour n’importe quoi.
— Je suis de trop, répond Dustin quand je le regarde. Je vais aller me
chercher un truc à becter, j’ai faim.
Comme notre sœur, il quitte la piscine et part vers la maison. Avery boit
un Coca enroulée dans une serviette, assise non loin de nous.
— Je fais équipe avec ma pote de toujours, lance Mao en m’attirant vers
lui.
— C’est pas pour autant que tu vas gagner, le défie Cade.
Mao s’abaisse pour me laisser monter sur ses épaules. J’ai peur de perdre
l’équilibre, car son corps est glissant, mais il m’attrape les jambes et se
redresse. Il est parfaitement stoïque. C’est assez bizarre de se retrouver dans
cette position, ça me fait penser à nos jeux d’enfants. Liz et Cade font pareil
que nous.
— Prêts ? demande Cade.
— Viens, mec, on t’attend, je dis.
Lizzie éclate de rire, Mao ricane. Les garçons s’avancent l’un vers l’autre.
Je fixe ma meilleure amie dans les yeux.
— Je t’adore, ma belle, mais pas de pitié quand il s’agit de gagner.
Je suis parfaitement d’accord avec elle, c’est pour ça que je compte bien
l’emporter. En plus, avec Mao, impossible de perdre. On est une équipe qui
gagne depuis des années.
— Je lance le décompte ! s’écrie Avery, qui nous regarde, mon portable à
la main. Trois, deux, un, battez-vous.
Mao est le plus rapide à s’approcher, mais Lizzie me pousse avec plus de
force que je l’imaginais. Heureusement j’ai un peu d’équilibre et des abdos,
et je ne tombe pas. On se chahute pendant que les garçons tentent de rester
debout et qu’Avy filme la scène en riant. J’ai l’impression de ne pas m’être
sentie aussi légère depuis des années et, avec cette idée en tête, je donne un
gros coup de coude à Lizzie, qui perd l’équilibre et tombe dans l’eau en
faisant une grosse bombe. J’éclate de rire alors que Mao lève la main pour
que je tope dedans.
— Revanche ! s’exclame Liz en se redressant. Je veux une revanche.
— C’est pas juste, soupire Cade d’un air faussement déçu. La tienne de
copilote est plus mince.
— Mais…
Lizzie lui donne un gros coup dans le tibia.
— Je plaisante, je plaisante, s’esclaffe-t-il.
Il s’abaisse de nouveau. Je suis toujours sur les épaules de Mao, qui ne
semble pas s’en soucier.
— T’es sûr, raille-t-elle. T’as pas peur d’avoir un torticolis demain ?
— Du tout. Allez, grimpe-moi dessus.
— J’entends souvent cette phrase, mais jamais pour jouer à ce jeu.
— Ravi d’être le premier.
— En selle, étalon, on doit égaliser.
Cade est tout fier, voire peut-être même excité.
— Ayez, vous avez fini ? demande Mao, amusé.
— On est prêts.
Comme tout à l’heure, Avery fait le décompte. Je ris aux éclats pendant
qu’on se bat pour faire tomber l’autre comme si notre vie en dépendait. On
l’emporte à nouveau alors que Liz tombe à l’eau et que Mao, lui, crie tel un
damné. On doit probablement gêner les maisons aux alentours, mais pour une
fois, je m’en fiche royalement.
— Des années qu’on se connaît, vous ne pouvez pas lutter, fanfaronne
Mao.
Il tourne légèrement la tête et embrasse mon genou avant de la relever et
de me claquer un sourire XXL. Ce même sourire de gamin heureux. Je me
penche et l’embrasse sur le front. En croisant son regard, je me rends compte
soudain de nos gestes et de leur impact sur mon cœur. Je me redresse,
légèrement troublée. On n’a sûrement pas toujours fait ça, c’est perturbant.
— Bien joué, Kōyō.
— Tout le mérite te revient, je réponds en ébouriffant ses cheveux.
Mes doigts semblent s’électriser. Je ressens subitement le besoin de
descendre. Je ne veux pas m’habituer à ce genre de sensations ni les aimer,
parce qu’être intime physiquement avec lui, c’est quelque chose qui
n’arrivera jamais. Il ne me voit pas de cette manière.
— Je vais me consoler avec une bière, soupire Lizzie.
— Moi aussi, ajoute Cade.
Mao s’abaisse et me fait descendre. Je m’éloigne de lui pour rejoindre les
autres.
— Hé ? Tout va bien ? me demande-t-il, les sourcils froncés.
Difficile de cacher à la personne qui vous connaît le mieux ce qu’on
éprouve. Je hoche la tête en souriant.
— Impeccable, je me disais juste que ça faisait longtemps que je ne
m’étais pas sentie si bien et si détendue.
Et c’est la vérité.
Chapitre 4

Mao

Le 11929 est déjà bondé de monde quand j’arrive. À l’entrée, un vigile


surveille la porte et la file qui s’étend sur le trottoir. Il choisit lui-même qui
rentre et qui sort. Cade et les filles doivent déjà y être. Aujourd’hui, il fête ses
vingt et un ans, l’indépendance et la majorité à tout point de vue pour lui.
Jusqu’à maintenant, il ne pouvait servir que de l’alcool et non en consommer,
même si la deuxième règle est depuis longtemps transgressée. Je m’avance
vers l’entrée en tirant sur ma clope alors que ma cavalière se colle à moi. Je
presse une main contre sa hanche. Je connais le gorille qui surveille et, même
si je passe devant nombre de personnes qui veulent entrer tout autant que
moi, je m’en bats les couilles.
— Salut, Blade !
Il me sourit et me serre la main. J’ai l’habitude de traîner ici, je n’ai
même pas besoin de glisser un petit billet pour le soudoyer.
— Vas-y, passe, tes potes sont déjà à l’intérieur.
Dès qu’il ouvre la porte, on entend la musique. Je pénètre à l’intérieur.
J’ai fait un combat plus tôt dans la soirée et j’ai emballé Maya juste après ma
victoire, ce qui explique mon retard. Si on avait baisé avant, j’aurais été
encore plus à la bourre, du coup je lui ai proposé de venir. Mon amante de ce
soir est une belle Asiatique vêtue d’une robe chinoise noire à motifs rouges.
Avec ses longs cheveux de jais, son teint de porcelaine et ses lèvres rouge
carmin, elle est flamboyante. Je scrute la salle d’un coup d’œil pour les
repérer. Comme je ne vois aucun de mes amis, je prends l’escalier et monte
au deuxième étage. D’ici on voit tout ce qui se passe en bas. Toutes les tables
sont prises, au bar c’est pareil et certains dansent au milieu de la piste, devant
un groupe qui joue du rock. À première vue, ils ne sont pas en bas.
— Mao ! On est là.
Je me tourne en entendant mon prénom. Cade et Lizzie sont assis à une
table à ma gauche. Autumn n’est pas avec eux. Je les rejoins. Comme à son
habitude, Lizzie est canon. Ses cheveux blonds sont tirés en arrière, moulée
dans une robe noire qui met ses formes voluptueuses en valeur, elle sait se
faire désirer. Si elle n’avait pas été amie avec Autumn, j’aurais probablement
essayé de me la faire. Cade me serre la main et Lizzie m’enlace tout en
pianotant sur Instagram.
— Putain, t’en a mis du temps. Tu foutais quoi ? râle mon meilleur pote.
Je ricane en me laissant tomber sur le canapé à côté d’eux.
— J’ai gagné et puis j’ai rencontré Maya qui voulait fêter ma victoire.
Celle-ci glousse et m’embrasse dans le cou.
— Une vie de débauché, s’amuse Liz.
— Si tu continues à ce rythme, tu vas y laisser la peau, se moque Cade.
Il peut parler lui.
— Je veux bien crever dans ces conditions-là.
Cade éclate de rire et appelle une serveuse. Elle rapplique aussitôt. Il n’a
pas l’air perturbé de passer ses soirées ici alors qu’il y bosse.
— Bonsoir, que puis-je vous servir ? demande-t-elle.
Elle me lance un grand sourire. C’est une nouvelle, j’ai l’impression.
Avec sa peau métissée, ses cheveux courts et ses fesses rebondies, je suis
certain qu’on s’entendrait à merveille. Ici les serveurs vont et viennent, ils ne
restent jamais travailler bien longtemps.
— Un whisky Coca pour moi, je dis.
— Je vais reprendre un cosmo, lance Lizzie.
— Un whisky aussi.
— Un blue lagoon.
Je m’étonne qu’Autumn ne soit pas là. Elle est sûrement aux toilettes. Je
sais ce qu’elle aime boire en général, et le verre sur la table dans lequel y a
des feuilles de menthe me donne raison.
— Rajoutez un mojito aussi.
La serveuse hoche la tête, entre la commande sur une tablette numérique,
puis va vers une autre table. Je scrute la salle. Des couples dansent, d’autres
s’enlacent si chaudement qu’ils ne vont pas tarder à conclure.
— Elle, c’est Lizzie et lui, Cade.
— Salut, je m’appelle Maya.
Cade lui adresse un sourire, façon beau gosse. Maya le lui rend. Je suis
certain que si on voulait, on pourrait se faire un plan à trois.
— Tu passes une bonne soirée ? je demande.
Maya s’installe à côté de moi et hoche la tête.
— Oui, et elle continue de l’être, minaude-t-elle.
La mienne semble bien partie aussi. Elle glisse une main sur ma cuisse et
se rapproche de moi. Pour éviter de penser à combien j’ai envie d’elle, je
scrute un groupe de nanas non loin de nous quand mon regard s’arrête sur
une fille qui est penchée sur les balustrades, son téléphone à la main. De dos,
elle est envoûtante, car sa robe à dos nu offre une vue magique sur sa chute
de reins.
— Autumn n’est pas là au fait ?
Elle devrait être ici, à moins que j’aie raté quelque chose. Cade ricane.
— Oh ! que si ! siffle-t-il d’un ton moqueur.
Je lui lance un regard en biais. Je n’aime pas vraiment le ton qu’il
emploie ni le sous-entendu que ça implique.
— Quoi ? je grommelle.
— Elle devait rappeler Avery, dit Lizzie. Elle avait besoin de quelque
chose.
Cade ne répond pas et, bon sang, je n’arrive pas à dévier mon regard de
cette nana, quelque chose en elle m’attire, me force à la contempler, elle me
semble aussi étrangement familière.
Cette silhouette, cette couleur de peau, ces cheveux…
Autumn…
— Elle est là ! Autumn ! s’écrie Lizzie.
Celle dont je ne parviens pas à dévier le regard tourne juste la tête, nous
jette un coup d’œil par-dessus son épaule et sourit. Voilà sûrement pourquoi
Cade se foutait de ma gueule. Je reste bloqué sur ma meilleure amie, je ne me
suis pas rendu compte que c’était elle. Je la connais pourtant par cœur. Il faut
croire que non, elle sait encore me surprendre. Elle est… l’automne
réincarné.
Alors qu’elle s’avance vers nous, je la scrute. Je ne calcule même pas la
serveuse quand elle pose nos verres sur la table, ni même Maya. Autumn
porte une robe rouge en velours, elle a également des talons noirs qui
s’attachent à la cheville par une boucle. Je ne peux m’empêcher de relever les
yeux vers ses jambes. Ses joues prennent une teinte rosée quand elle plante
ses yeux dans les miens et voit Maya blottie contre moi. Bien qu’elle soit
habituée à mon mode de vie, elle n’aime pas quand j’invite du monde.
— Te voilà enfin, dit-elle.
Elle m’enlace, je la serre contre moi. Kōyō… et elle salue brièvement
Maya sans se présenter ni lui demander comment elle s’appelle.
— J’arrive quand je me suis fait assez désirer, oui.
Autumn s’écarte.
— Ça s’applique seulement aux femmes.
— Ou aux types aussi doués et merveilleux que moi.
En levant les yeux au ciel, elle se penche pour attraper son verre, je suis
son mouvement et ne peux m’empêcher de sourire, car comme pour ses joues
et ses bras, son dos est parsemé de taches de rousseur.
Je me rembrunis soudain quand je vois que Cade la mate lui aussi. Il m’a
dit une fois qu’il aimerait bien tenter sa chance avec elle, il ne l’a plus jamais
répété. Je lui ai bien fait comprendre qu’il ne la toucherait jamais et qu’il était
hors de question qu’il lui fasse ce qu’il fait aux nanas d’ordinaire. Autumn est
intouchable de ce point de vue-là, et il le sait. D’autres sont au courant aussi
d’ailleurs. Au lycée, je me suis déjà pété les phalanges en cassant la gueule
d’un type qui racontait à qui voulait bien l’entendre qu’il se l’était faite et qui
la salissait en même temps. La manière dont Cade la regarde encore m’agace.
On dirait que c’est la première fois qu’il la voit.
— Puisque la star et sa dame sont enfin arrivées, on va pouvoir fêter ton
anniversaire, lance Autumn en levant son verre.
Je secoue la tête pour sortir de mes pensées. Autumn sourit d’un drôle
d’air. Lizzie l’imite, puis Cade. Je suis le mouvement, tout comme Maya.
— À Cade ! s’exclame Kōyō d’une voix joyeuse.
— À Cade ! répétons-nous après elle.
Je camoufle les gémissements de Maya en l’embrassant à pleine bouche
tandis que mon plaisir s’intensifie et arrive à son paroxysme. La belle
s’accroche à moi et accuse mes coups de reins de plus en plus cadencés et
brutaux.
— Putain, c’est trop bon, gémit-elle.
Encore quelques va-et-vient, et la jouissance arrive d’une manière
fulgurante. Les murs des toilettes tremblent avec nous.
Il me faut quelques longues secondes pour retrouver un souffle normal et
me remettre de l’orgasme. Je la repose au sol. Elle part se repoudrer le nez et
réajuster sa robe alors que je me débarrasse du préservatif. Je me lave les
mains. Il est temps pour moi de rejoindre les autres. Je me dirige vers la sortie
quand elle se colle à moi et se blottit dans mes bras.
— J’ai envie d’un cocktail.
Je n’aime pas trop sa façon de se serrer contre moi. Avant, en guise de
préliminaires, oui, mais maintenant, j’ai envie d’espace.
— Écoute, je crois que je vais rejoindre mes potes.
— Et alors ? dit-elle.
— Alors, on s’est amusés tous les deux, maintenant je vais faire la fête
avec eux. Tu ne fais pas vraiment partie de la bande, et c’est une petite fête
privée, tu comprends ?
Elle se rembrunit.
— Mais…
— Je t’aurais baisée avant s’il n’y avait pas eu l’anniversaire de Cade.
Maya perd son sourire et se recule.
— Tu te fous de ma gueule ? éructe-t-elle.
— Me fais pas de scène de ménage, j’aime pas ce genre de connerie. Je
ne suis pas là pour ça. Franchement, tu t’attendais à quoi ?
Je glisse une main dans la poche arrière de mon jean pour attraper mon
portefeuille, puis j’en sors un billet.
— Tiens, t’as qu’à te payer un verre avec ça.
— Tu me prends pour une pute ou quoi ? crie-t-elle en virant ma main.
— Ça remplacera ma présence, te paiera le taxi, n’importe quoi.
— T’es vraiment qu’un putain d’enfoiré de connard.
— Je sais.
Sur ce, même si je sais que j’agis comme un gros enfoiré de première, je
quitte les toilettes sans regrets.

Je ne sais pas pourquoi je me sens si mal à l’aise, mais cette impression


perdure depuis mon arrivée. Elle ne me quitte pas. J’ai l’impression d’être
chamboulé dans ma routine habituelle.
À notre table Cade est occupé avec la bouche d’une nana qu’il embrasse
comme s’il venait de sortir de taule après x années de réclusion. Assise sur
ses genoux, la rousse qu’il emballe gigote et se frotte sur lui. Quant à lui, il a,
je crois, déjà glissé la main sous sa jupe. Je ne sais pas s’il faut voir un signe
quant au fait qu’il se tape une rouquine précisément ce soir… Je préfère ne
pas y penser.
Appuyé contre les balustrades du deuxième étage, avec mon second verre
de whisky de la soirée à la main, j’observe la piste de danse sur laquelle
Autumn et Lizzie sont descendues. Elles se trémoussent ensemble,
s’amusent, le tout collées-serrées. Une horde de mecs affamés font des pieds
et des mains pour qu’elles les remarquent. C’est la première fois depuis des
lustres que je bois si peu en soirée. D’habitude, j’aurais déjà au moins entamé
mon quatrième verre, comme Cade et les filles, mais j’ignore pourquoi, je ne
suis pas d’humeur. En fait, je veux surtout la protéger des gars comme moi,
des profiteurs, des types qui ne la méritent pas, et je préfère être sobre pour
ça.
Je reporte mon attention sur la piste, mais je ne vois plus les filles. Il me
faut quelques secondes pour repérer Autumn. Elle danse toujours, mais plus
avec Lizzie. Elle est avec un mec, et je déteste la voir s’amuser avec un autre
homme que moi. Je ne sais pas pourquoi, ce soir, ça me prend la gorge.
— Tout va bien ? ricane une voix à côté de moi.
Lizzie m’offre un grand sourire quand je la regarde. Qu’est-ce qu’elle
fout là ? Elle ne pouvait pas rester en bas avec Autumn ?
— Tu ne danses plus ? je bougonne.
— J’y retourne mais pour l’instant, j’ai soif.
Je baisse la tête. Ma meilleure amie est en train de danser contre ce même
type, ses fesses contre son bassin, ses mains à lui sur ses hanches et sa taille,
et ça ne me plaît pas du tout. Je sais qu’il est juste là pour la baiser, mes
phalanges me démangent soudain et mon envie de cogner aussi. En plus avec
cette robe, il peut lui toucher la peau et faire n’importe quoi.
— Faut voir ta gueule d’ici, lance Lizzie.
Elle est hilare.
— C’est moi ou on dirait que tu te rends compte que ta meilleure pote de
toujours a un vagin et qu’elle est super canon ?
« M’en rendre compte » ?
Si elle savait…
Je l’ai découverte avant les autres, sa beauté aussi. Depuis la toute
première fois, quand elle courait pieds nus dans le parc. Rien n’a changé
depuis, elle est toujours aussi belle. Elle est pour moi la réincarnation de
l’automne. Autumn est la plus jolie des saisons, ma préférée. Kōyō…
Putain, mes pensées ne m’aident pas à être plus calme ni à faire
abstraction de ce type.
— Je suis bien contente de mon œuvre, ajoute-t-elle d’un ton fier.
— « Ton œuvre » ? je répète.
Lizzie acquiesce vivement.
— Elle ne voulait pas acheter cette robe et finalement elle l’a fait, mais
elle ne voulait plus la mettre… J’ai fini par la faire changer d’avis, lui prêter
des chaussures et regarde-moi ça… elle s’éclate ce soir.
En contrebas, je la vois rire à ce que le type lui souffle au creux de
l’oreille. Je sais le genre de conneries à deux balles qu’il raconte, car je dis
probablement les mêmes parfois. Ça me gêne pour la simple et bonne raison
qu’elle est intouchable.
— Elle va se faire baiser par un pauvre type surtout.
— Non, ne commence pas, siffle-t-elle.
Je lui lance un regard en biais. C’est plus fort que moi, j’ai la haine.
— Commencer quoi ? je gueule.
— Elle s’amuse, bon sang, fous-lui la paix, laisse-la s’amuser et prendre
du bon temps. Si elle veut s’envoyer en l’air et prendre son pied, tant mieux.
Pour une fois qu’elle se détend un peu, tu vas l’en empêcher ?
J’ai envie de lui dire d’aller se faire foutre, mais je ne peux pas, je ne lui
en veux pas vraiment, car Lizzie lui apporte beaucoup de choses. Je suis
content qu’Autumn s’amuse et pense à elle pour une fois. C’est juste que
cette tenue la rend encore plus flamboyante que d’habitude. Elle fait ressortir
tout ce qui fait qu’elle est si spéciale à mes yeux. Et je préfère être le seul à la
remarquer, même si c’est égoïste.
— T’as qu’à faire comme d’habitude, comme ton pote là-bas. Éclate-toi
et laisse-la faire pareil !
Je ne peux pas. Si elle a besoin de moi, je dois rester sobre et lucide.
— D’ailleurs, elle est où ta poupée asiatique ?
— Je n’en ai rien à foutre, je grommelle.
— Trouve-la, elle ou une autre, et laisse Autumn tranquille.
À ces mots, elle retourne vers notre table. De toute façon, si j’avais envie
de m’envoyer en l’air ou de prendre du bon temps, je serais déjà en train de le
faire. Bon sang, pourquoi suis-je si con et obstiné ce soir ?
J’ai besoin de fumer une clope. Je délaisse mon verre sur une table vide et
me faufile jusqu’à la sortie. L’air frais s’infiltre dans mes poumons et me fait
du bien. Il y a encore du monde qui attend de pouvoir rentrer. J’allume ma
cigarette et tire longuement dessus en m’appuyant contre le mur. D’aussi loin
que je me souvienne, je me suis toujours occupé d’Autumn, parce que
personne ne le faisait pour elle. Le temps n’a pas changé ça non plus. J’aurais
pu lui tourner le dos, mais c’était justement parce que tout le monde le faisait
que j’avais envie de rester près d’elle.
Je finis ma clope et retourne à l’intérieur. Quand je veux remonter pour
rejoindre Cade, je l’aperçois près du mur des toilettes, le type l’embrasse dans
le cou, les mains plaquées de chaque côté de son visage, l’empêchant de
bouger.
Laisse Autumn tranquille… et puis quoi encore ? Je m’avance et tends
l’oreille à ce qu’il dit.
— Tu es tellement belle. On n’a pas idée d’avoir des yeux et des cheveux
comme les tiens. Et ton prénom, on dirait que tu sors tout droit d’un
fantasme.
Putain… J’ai l’impression de voir rouge quand il l’embrasse à pleine
bouche et glisse ses mains dans ses cheveux. Je déteste ça.
— Autumn ? je l’appelle.
Elle se tourne vers moi, le gars aussi. Autumn me lance un regard en
biais, celui qui veut dire « Mais qu’est-ce que tu fous là ? », le mec lui me
dévisage, visiblement mécontent d’être dérangé.
— Salut, Maoko, dit-elle en me souriant largement.
C’est mon vrai prénom, et elle ne m’appelle comme ça que lorsqu’elle est
en colère ou pour m’agacer. Ce soir, je crois qu’il y a un peu des deux. Elle a
bu, mais je n’ai pas compté ses verres, j’aurais dû. Ses yeux sont légèrement
brillants. Elle n’est pas totalement bourrée au point d’être malade ou d’avoir
un trou noir demain, mais elle l’est assez pour faire une connerie et ne pas
être maîtresse de son corps. Et lui trouve ça normal d’abuser d’une nana ivre.
— Tu viens ? On va rejoindre les autres ?
Elle secoue la tête. Forcément, il faut qu’elle ne me facilite pas la tâche.
— Fous-moi la paix, grommelle-t-elle. Je m’amuse ce soir.
— Tu as bu.
L’air contrarié, elle hausse les épaules.
— Et alors ? Toi aussi, et je ne viens pas t’emmerder.
— Tu l’as entendue ? siffle le mec.
— Non, je n’ai pas bu, je grogne en ignorant ce connard.
Je me sens de plus en plus impatient.
— Je ne bois pas pour te surveiller.
— Mais, j’ai pas besoin de toi…
— Kōyō…
À ce petit mot, je vois la confusion dans son regard, comme si la
surnommer ainsi faisait appel à son côté rationnel, à l’Autumn de d’habitude.
— Elle a dit non ! gueule le type. Elle veut que tu te casses, tu plombes
l’ambiance, on s’éclatait bien sans toi, enfoiré.
Putain, je n’ai pas envie de jouer à ça, mais s’il continue de l’ouvrir, mon
poing dans la gueule pourrait peut-être lui ôter son air suffisant et ses pensées
malsaines. Il ne touchera pas davantage à elle et ses cheveux roux, ni
maintenant ni jamais.
— Elle ne sait pas ce qu’elle dit, elle est ivre. Éloigne-toi d’elle.
— Mao ! Je ne suis pas ivre, tu…
— T’as compris le niakoué, elle est pas ivre, alors va te branler ailleurs.
Il peut m’insulter s’il le veut, j’en ai rien à foutre, mais la fin de sa phrase
me reste en travers de la gorge. S’il croit ne serait-ce qu’un instant que je vais
partir, que je lui laisserai Autumn, il se la met bien profond. J’ai envie de
l’encastrer dans le mur et de le repeindre avec son sang tant que j’y suis. Il
pouvait emballer qui il voulait, il a malheureusement choisi la mauvaise
personne. Cependant, je me contente juste d’attraper le poignet d’Autumn
pour l’éloigner de lui.
— Viens, Kōyō…
Du moins j’essaye, car il vire ma main. Il n’en faut pas plus pour que
mon peu de self-control parte en fumée.
— Mao…
Elle me connaît mieux que personne, elle le sait. Et si je me sentais plutôt
bien en arrivant ici, c’est fini. Mon cœur se comprime douloureusement dans
ma poitrine et ma furieuse envie de cogner ne fait qu’accroître.
— Mais barre-toi, elle est assez grande pour savoir ce qu’elle veut, dit-il
en enlaçant sa taille. Hein, ma belle ?
Elle ne répond pas et la seconde d’après mon poing s’enfonce dans la
mâchoire du type avec tellement de violence que je m’en fais mal. Peu
importe, la colère m’anesthésie de toute douleur.
— Non, elle est trop ivre pour le savoir et tu vires tes mains d’elle ou je te
fais bouffer le sol.
Le mec titube, les mains devant son visage, et enrage quand il voit qu’il
saigne.
— T’es malade ou quoi ? gueule-t-il en se jetant sur moi.
Je l’esquive d’un mouvement de côté et lui fais une clé de bras qui le
force à mettre un genou à terre. Je sens la fragilité de ses os et ma force, je
sais que si j’appuie davantage sur ma prise, je lui briserai l’os du poignet et
j’en ai bien envie, rien que pour lui faire ravaler son audace de l’avoir
touchée devant moi et de croire qu’elle lui appartenait.
— Alors je te fais bouffer le sol ou tu dégages d’ici ? j’éructe.
— Mao !
Les mains d’Autumn se posent sur moi, elle essaie de me retenir.
— Mao, arrête ! Arrête !
Je l’entends, je la sens, mais je suis comme enseveli dans des ronces,
perdu dans d’épaisses ténèbres qui m’empêchent de remonter à la surface.
Tout ce que je veux, c’est faire comprendre à ce connard qu’il ne peut pas la
toucher. J’appuie sur le point de compression sur son poignet et son bras
tremble en réponse.
— Mao, arrête ça !
Je le lâche néanmoins et le pousse.
— Va te trouver une autre nana à baiser.
Quand je me redresse, il reste au sol à se lamenter. Je constate que tout le
monde nous regarde et qu’Autumn est partie.
Merde !
— Il y a rien à voir, je gueule en me faufilant parmi la foule.
J’aperçois ses cheveux roux. Elle file vers la sortie.
— Autumn !
Je la rattrape dehors, mais elle me gifle.
— Va te faire foutre, crache-t-elle.
Elle est la seule à pouvoir me faire ça, me parler sur ce ton ou me gifler.
Ses joues sont écarlates, son regard en colère. Elle est furieuse et elle m’en
veut. J’en ai rien à foutre, elle me remerciera plus tard.
— Toi aussi, va te faire foutre ! je gueule aussi fort qu’elle.
— Elle est où ta Maya ? Tu ferais mieux de la retrouver.
— Non. Tu me remercieras demain.
Les gens dehors nous observent, alors je l’attrape par le poignet et la
pousse au loin dans la rue pour qu’on soit plus tranquilles. Elle s’adosse au
mur, le souffle court, et je me rends compte qu’il m’est difficile de ne pas la
regarder. Elle est si belle. Cette robe sur elle, c’est comme inviter l’automne
au bal. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi elle m’obsède autant.
— Te remercier de quoi ? Tu n’es ni mon père ni mon mec, tu me fais
quoi ce soir ? Tu peux m’expliquer ?
— Je veille sur toi.
— J’étais en train de m’amuser, rétorque Autumn. Tu gâches tout.
— Non, tu ne t’amusais pas. Tu es bourrée.
— Je ne… T’es gonflé, j’en reviens pas. C’est toi qui me dis ça ?
— T’as bu combien de verres ? je demande en m’approchant d’elle.
Elle lève les yeux au ciel, me regarde bizarrement, comme troublée de me
voir si près d’elle, puis d’un coup, elle frappe contre mon torse.
— Combien ? je répète.
Autumn secoue la tête. Elle en a bu quatre, cinq, peut-être même six. Je
n’appelle pas ça être sobre, loin de là. Et je ne pense pas m’être déjà tapé une
nana qui avait bu autant, ou alors j’étais aussi bourré qu’elle.
— Cinq ? Six ?
J’insiste, elle secoue de nouveau la tête, perdue, furieuse.
— Mais une fois pour toutes, qu’est-ce que ça peut te foutre ? demande-t-
elle d’une voix quasiment hystérique. Je n’ai pas le droit de m’amuser à ta
façon, Mao ? Tu picoles quasiment tous les jours, tu te bats, tu te tapes des
filles tous les soirs, et moi, tu m’empêches de m’amuser ?
Je me colle encore plus contre elle. Elle a raison, mais je n’en démordrai
pas pour ce soir.
— Effectivement, j’ai une vie de débauché, c’est pas nouveau, mais toi,
depuis quand tu te comportes comme si tu voulais te faire baiser ?
— Danser et flirter, c’est donner l’impression de vouloir se faire sauter ?
— Pour certains, ouais. C’est ça que tu veux ? Te faire baiser ? Parce
qu’à ce compte-là, je te baise là maintenant, et tu vas sentir ce que c’est, et je
te promets que ce n’est pas tendre. T’es pas cette fille-là, et je suis certain que
t’as pas envie de l’être.
Elle écarquille les yeux. Je sais qu’elle n’a pas peur, et que je ne
l’intimide pas. Alors pourquoi il y a ce trouble dans son regard ? Et pourquoi
je lui dis des choses comme ça ?
La baiser ?
Putain, je déconne sec ce soir.
— Je fais ce que je veux, Mao.
— Ce que tu veux, c’est te comporter comme ta mère à boire comme un
trou et à te faire allumer par des types qui ne veulent que te baiser ?
Bien sûr, il faut que ce soient ces mots-là qui sortent de ma bouche…
Bien sûr, il faut que ses yeux verts s’embuent de larmes en un éclair. C’est la
pire des insultes pour elle. Putain de merde ! Ses fichues larmes sont mon
point faible.
— Tu…
Elle recommence à me frapper, mais je la laisse continuer, car je sais le
mal que je viens de lui faire. J’ai envie de la serrer contre moi, de sécher ses
larmes, de lui dire que je suis désolé, mais je n’y parviens pas. Je sais qu’elle
n’est pas comme elle, qu’elle le ne sera jamais. Sa mère n’est qu’une salope
de junkie qui se fiche royalement de ses gosses, Autumn est la personne la
plus merveilleuse que je connaisse.
— Je ne suis pas comme elle, dit-elle en laissant tomber ses bras le long
de son corps.
— Je sais, Kōyō.
— Non, ne m’appelle pas comme ça. Et bon sang, toi, tu te pointes avec
une de tes poules de luxe à l’anniversaire de ton pote, tu pars la baiser dans
un coin et après tu oses me faire une scène. T’es le pire des enfoirés. J’ai…
laisse-moi tranquille.
— Non. Jamais.
— Tu n’as ni le droit de m’empêcher de profiter ni le droit de me dire ça.
— J’ai le droit de prendre soin de toi et de t’empêcher de faire des
conneries. Tu as trop bu, tu l’aurais regretté, tu m’en aurais voulu.
— J’ai compris, fous-moi la paix.
— Non, je répète.
— Tu te rends compte de la scène que tu me ferais si je réagissais comme
ça chaque fois que tu te prends une murge ?
— C’est pas pareil, je suis un mec.
— Bien sûr, t’as une bite, donc ça règle tout. Moi, je suis une nana, alors
j’ai le droit de rien faire.
— On rentre.
— Va te faire voir. Continue de picoler, ça te rend plus agréable.
— Je suis zen là, ne commence pas à me faire perdre patience.
— « Zen » ? Tu te fous de moi, ricane-t-elle. Tu as sûrement cassé le nez
et même failli péter le bras d’un mec, parce qu’il était en train de me draguer,
et tu appelles ça être zen ? Toi, tu as des filles à tes pieds à longueur de
temps, moi, pour une putain de fois que j’essaye d’être jolie, tu gâches tout.
— Mes conneries n’enlèvent rien au fait que tu sois jolie.
Même si « joli » est un euphémisme pour la décrire ce soir. Avec ses
beaux yeux verts rougis par les larmes, elle reste magnifique.
— La ferme.
Je l’attrape par les épaules. Je me demande si c’est l’alcool qui la pousse
à insister ainsi.
— Si tu y tiens tant que ça, on y retourne, et je demanderai le nombre de
mecs prêts à te sauter dans leur bagnole, tu te sentiras sans doute magnifique
après ça. C’est ça que tu veux ?
— Tu ne comprends rien… Rien à rien…
Si, je comprends, mais à l’instant, je suis trop borné pour l’admettre. Je
me sens pourtant comme la pire des merdes, à lui retirer cette confiance
qu’elle avait en elle. Elle est toujours belle à mes yeux, même quand elle
rentre du boulot à 2 heures du matin ou quand elle récure de la merde.
— On rentre, j’annonce.
Elle me repousse, mais il est hors de question que je parte sans elle. Je lui
prends le bras et l’attire dans les miens pour l’amener à ma voiture. Elle se
débat un peu, puis s’arrête.
— Je ne vais pas partir alors que Cade et Lizzie sont toujours là-bas.
— Cade est occupé et j’imagine que Lizzie aussi. On s’enverra des
textos, ils comprendront.
— Parce que tu ne vas pas péter un scandale devant Lizzie ?
— Ce n’est pas ma meilleure amie.
— Je regrette d’être la tienne aujourd’hui…
Ces mots-là sont tabous, on ne se les balance jamais, et ils me font mal au
cœur.
Chapitre 5

Autumn

Dans la voiture, aucun de nous ne parle.


Je suis folle de rage et triste. J’essaye de comprendre comment j’étais en
train de m’amuser et la seconde d’après la soirée est devenue aussi sinistre.
Pour une fois que je sors, Lizzie m’avait convaincue de prendre du bon temps
et voilà que Mao a tout gâché.
Je n’étais pas ivre au point de ne plus savoir foutre un pied devant l’autre,
je n’étais pas bourrée au point de ne pas savoir ce que je faisais. Je me sentais
vraiment bien, jolie, et j’avais envie de me laisser aller dans les bras d’un
inconnu. Ce n’était pas mon but quand je suis arrivée au bar, mais lorsque
Mao a débarqué avec sa poule, ça m’a tellement déçue. J’ai subitement
éprouvé l’envie de me comporter comme lui, de voir ce que ça faisait de se
laisser aller sans se poser la moindre question.
Apparemment, tout le monde a le droit de le faire, sauf moi. Il faut croire
que le sexe ce n’est pas pour moi.
Maintenant je me sens comme la reine des connes à me faire sermonner
par mon meilleur pote qui picole sans arrêt, alors que je n’ai rien fait de mal.
C’est l’hôpital qui se fout de la charité. Je ne comprends pas le comportement
de Mao. Aller jusqu’à cogner ce type et me dire que je ressemblais à ma
mère. Quand j’y pense… Son insulte a eu l’effet d’un électrochoc. Il m’a
tellement blessée. Ça résonne dans ma tête. Je fais tout pour ne pas lui
ressembler. Peut-être ne le pensait-il pas, mais ces mots m’ont heurtée en
plein cœur.
Je me recroqueville sur mon siège, appuie la tête contre la vitre et ferme
les yeux.

— Kōyō ? Kōyō…
Je me redresse brusquement, j’ai dû m’assoupir quelques secondes, mais
j’ai l’impression de sortir d’un coma de trois jours. J’ai mal au crâne.
— On est arrivés.
En tournant la tête, je vois Mao se pencher vers moi et défaire ma
ceinture. Il est dehors, de mon côté, et nous sommes garés devant la maison.
— Viens.
Il s’est adouci, son visage est moins crispé que tout à l’heure. Je ne
comprends toujours pas pourquoi il a réagi ainsi. Il me tend la main, me
soutient par la taille, mais je lui en veux toujours pour ce qui s’est passé. Je le
repousse, je peux rentrer toute seule. Malheureusement mon corps est
engourdi et ma tête tourne toujours, j’ai l’impression de voir quelques étoiles
avant de vaciller vers l’avant. Mao m’attrape et m’enlace.
— Doucement, dit-il d’une voix posée.
Il ferme la portière et me prend à bout de bras. Malgré ma colère, je pose
la tête contre son torse et lève les yeux pour le regarder. Il a quelque chose
d’attendrissant tout à coup. Comme s’il était fier de me voir me résigner,
comme s’il pensait que l’orage était passé.
— Je t’en veux toujours, t’es un enfoiré, je grommelle.
Son ricanement me donne des frissons.
— Je sais, mais je suis ton meilleur pote et je veillerai toujours sur toi.
Que je sois un enfoiré ou pas. Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais
en enfer.
Je souris malgré moi et je suis contente qu’il ne le voie pas, car il a les
yeux fixés vers la maison. Nous venions de nous rencontrer quand nous
avons fait le serment de ne jamais dévoiler la cachette sous l’arbre. Et parfois
quand il fait des conneries ou quand il me fait des promesses, il me ressort
cette phrase ridicule du « croix de bois, croix de fer… ». Et il me rappelle
qu’il sera toujours là, même si c’est un connard. Comme il l’a dit, c’est mon
connard de meilleur ami.
Mao passe la porte avec moi dans ses bras sans difficulté. Heureusement
Dustin travaille ce soir et Avery doit rester toute la nuit dans la maison des
enfants qu’elle garde pour s’en occuper, car les parents sont en soirée. Ils ne
sont pas là pour me voir bourrée, quelque part, j’aime autant.
Est-ce que je ressemble à ma mère ?
— Comment tu te sens ? demande-t-il.
Je sors de mes pensées et croise son regard. Ses yeux noirs plongent dans
les miens et semblent me sonder.
— J’ai mal au crâne, mais il n’y a plus d’aspirine.
— C’est pas grave, je vais te faire un truc à manger et un jus de fruits.
C’est bon pour se revigorer un peu.
Je ne suis pas une gosse, je n’ai pas besoin qu’il agisse ainsi. On dirait
qu’il fait ça pour se rattraper. Je préfère qu’il ne fasse rien et qu’il me laisse
le détester un peu. Au lieu de ça, il me force à lui parler, à le regarder… On a
déjà bu ensemble, je me suis déjà pris quelques cuites, ce n’est pas la
première fois que je bois des verres, même si ça reste occasionnel. Alors
pourquoi il a fait ça ?
— Tu peux te casser et retourner au bar, t’es pas obligé de jouer les
nounous. Je peux me débrouiller toute seule, Mao.
— La soirée est finie, je n’ai pas envie d’y retourner et je reste ici avec
toi.
Il me lâche précautionneusement dans la cuisine, et la chaleur de ses
mains sur mes jambes me manque aussitôt, je m’assieds sur l’une des chaises
en le maudissant. Je sais comment il est, il ne partira pas avant que je sois au
lit. Bon sang, j’ai l’impression d’avoir basculé dans une autre dimension.
Qu’est-ce qu’il lui prend tout à coup ? Il est encore plus dingue et protecteur
que d’habitude.
— Pourquoi tu as tabassé ce mec ? je demande.
Comme s’il était chez lui, Mao ouvre le frigo et en sort des ingrédients. Je
ne cherche même pas à savoir ce qu’il prend.
— Je lui ai juste fait comprendre que je ne voulais pas qu’il te touche.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que ça pouvait bien te faire ?
Il s’affaire à me préparer je ne sais quoi. Et il ne m’explique toujours pas.
Je pose les mains sur ma table, puis mon front dessus. J’ai toujours mal à la
tête, alors je ferme les yeux.
— Je sais ce que ça fait d’être ce genre de gars et même si je ne m’en
sens nullement coupable, je n’arrive pas à t’imaginer à la place de ces filles.
Sa réponse me blesse, je suis encore plus vexée, mais je ne dis rien. Je me
sens déjà assez naze comme ça, je n’ai pas envie d’épiloguer. J’aimerais qu’il
me voie autrement que comme sa meilleure amie, j’aimerais qu’il constate
que je peux être comme ces filles qu’il aime tant et que si je ne lui plais pas,
je peux plaire à d’autres hommes.
Mais ça n’arrivera jamais… je suis et je resterai l’éternel petit épouvantail
à tête rousse. Même si je porte une jolie robe, il ne me remarque pas,
j’espérais pourtant qu’il le fasse ce soir. Rien qu’une toute petite fois.
— Ce n’est pas parce que toi, tu n’y arrives pas que c’est le cas de tout le
monde, je souffle.
Je ne le regarde pas, je l’entends qui souffle. D’exaspération sans doute.
— C’est parce que je me fous royalement de ces filles que je n’ai pas
envie qu’on te considère ainsi. Tu trouves ça nul de ma part ? Tu ne peux pas
te foutre dans le crâne que j’ai pris soin de toi ? Que je t’ai empêchée de faire
une connerie que tu allais regretter ?
Certes…
Quoi que je dise, ça sert à rien, il trouvera toujours quelque chose à
répliquer. J’aimerais pourtant qu’il me contemple avec cette envie qu’il a
pour certaines filles. Est-ce si mal de vouloir être regardé ?
— Tu as sans doute raison, je dis.
Relevant la tête, je me sens mal tout à coup. La douleur dans mon crâne
s’intensifie. L’alcool et les émotions ne font pas bon ménage. J’ai
l’impression que mon estomac se tord. Je me redresse brusquement et me
dirige vers les toilettes à toute vitesse. J’ai à peine le temps de me pencher au-
dessus de la cuvette que je régurgite le mojito et d’autres choses que j’ai
mangées aujourd’hui.
Bon sang.
— Kōyō…
Je grimace, je voudrais sincèrement qu’il me foute la paix. J’ai ma dose
de lui pour aujourd’hui. Ça fait longtemps qu’on ne s’était pas pris la tête
tous les deux, et c’est la première fois qu’on s’engueule ainsi.
— Laisse-moi !
Il grogne quelque chose que je ne comprends pas, et mon estomac se
retourne à nouveau. Je vomis encore, j’ai juste envie d’aller me coucher
maintenant, pour oublier cette soirée merdique. Je sens ses doigts dans mes
cheveux et sa main dans mon dos. Il me faut encore quelques secondes pour
trouver la force de me redresser enfin, je tire la chasse d’eau. Mao sort avant
moi et lorsque je le rejoins, je vacille tout à coup, avant de comprendre qu’il
me porte à nouveau. Cette fois-ci, il ne va pas à la cuisine, il prend l’escalier.
Posant la tête contre son torse, je ferme les yeux.
Mao me dépose sur mon lit, une fois que nous sommes arrivés dans ma
chambre.
— Tu te sens comment ?
— J’ai connu mieux, je réponds.
Je me laisse aller en arrière et pose la tête sur les oreillers. Il s’assied près
de moi, au bout du lit, et attrape ma jambe. J’arque un sourcil et l’observe du
coin de l’œil. On dirait qu’il regarde ma chaussure avec une insistance que je
ne lui connais pas. Tendrement ses doigts se déplacent jusqu’à ma cheville
qu’il caresse doucement, puis il défait la boucle et libère mon pied. Ce
contact, c’est peut-être la chose la plus sensuelle que j’ai jamais éprouvée.
J’ai le sentiment que ce n’est pas comme ces autres fois où on s’enlace, où on
s’embrasse lui et moi, non cette fois ça me semble plus intime.
— Tu as toujours mal au crâne ? Je peux aller te chercher de l’aspirine.
Difficile d’essayer de rester fâchée alors qu’il prend soin de moi.
— Ça ira, je vais dormir et ça ira mieux demain.
Mao se penche vers moi et attrape mon second pied, duquel il retire
également ma chaussure. En silence, je le laisse faire, appréciant ce moment
éphémère.
— Tu ferais mieux de retirer ta robe et d’enfiler quelque chose de plus
décontracté pour la nuit.
J’ai envie de la garder sur moi, parce qu’elle me donnait l’impression
d’être jolie. Les yeux de Mao remontent le long de mes jambes, ils me
semblent intenses et plus sombres que d’habitude.
— Je vais te laisser changer de fringues, dit-il en se redressant soudain.
Avant de partir, il va dans mon armoire, farfouille quelques secondes et
en sort un T-shirt qu’il pose sur le lit. Je me redresse doucement et l’attrape.
Après avoir retiré la robe et mon soutien-gorge, j’enfile le maillot et me laisse
de nouveau tomber dans le lit.
Mao revient dans la chambre sans frapper, les mains chargées d’une
bassine et de serviettes. Son attention me fait sourire. Il prendra toujours soin
de moi.
— Je te pose de quoi te servir si jamais tu sens que les toilettes sont trop
loin.
— Merci.
Il met la serviette sur la table de nuit et la bassine à terre, puis ramasse ma
robe avant de s’asseoir à nouveau sur le lit. Voir ce bout de tissu entre ses
mains me donne des pensées salaces. Je l’imagine vouloir me l’ôter. Je ne
sais pas pourquoi ça me trouble plus que de raison. Mao semble obnubilé par
la robe, il n’en détache pas le regard.
— Désolé d’avoir tabassé ce type, soupire-t-il, les yeux toujours rivés à
ma robe. Je me suis dit que tu méritais mieux.
— Mériter mieux que quoi ? Tu le connaissais ?
— Non, mais je n’ai pas aimé sa manière de me répondre, comme s’il ne
souhaitait que ça, comme si tu lui appartenais ou que tu étais un jouet encore
plus excitant, puisque je venais lui reprendre. Ça m’a foutu hors de moi.
Je soupire. Ses doigts caressent le tissu rouge. Même si ce n’est toujours
pas très clair, au moins il s’excuse. On va dire qu’il y a un peu de progrès.
— Il faut croire que je ne voulais pas te partager ce soir.
— Moi, je te partage avec de tas de gens. Je viendrai peut-être faire ma
garce la prochaine fois que tu emballes une nana.
Il éclate d’un petit rire.
— La garce ?
— Ouais, tu étais une vraie garce ce soir et tu le sais.
Mon insulte n’a pas l’air de le déranger, au contraire, elle le fait rire
davantage. Il me virerait vite fait bien fait si je lui faisais la même chose.
— Je n’ai jamais dit que ça devait être réciproque, Kōyō. Mais, tu sais
aussi que je laisserais tomber n’importe quelle gonzesse, quoi que je fasse
avec elle, si tu m’appelais pour n’importe quoi. Même pour aller t’acheter un
paquet de bonbons.
— Ah oui ?
Son regard se fait tendre, amusé. Je souris.
— Oui, et tu le sais.
C’est vrai, mais je n’ai jamais essayé de le faire. J’ai envie de lui
répondre quelque chose, mais je bâille.
— Tu ferais mieux de dormir un peu, tranche-t-il d’un air ravi.
J’aimerais le rembarrer, mais je suis crevée. Et je ne peux rien faire de
plus pour la soirée. Ce qui est fait est fait. Et quelque part, avec un peu de
recul, je me dis que peut-être il était un peu jaloux.
— Et toi, tu vas faire quoi ? je demande.
— Veiller sur toi, pour être certain que tu ne fasses pas de conneries.
Que veut-il que je fasse maintenant à part dormir ?
— Si tu restes là, viens donc ici, je dis en tapotant la place vide à côté de
moi.
La tête légèrement inclinée, il m’observe derrière ses longs cils noirs,
puis en silence, il enlève ses chaussures, plie soigneusement ma robe qu’il
pose sur mon bureau et vient me rejoindre dans le lit. Nous avons dormi
ensemble un nombre incalculable de fois. Le matelas s’affaisse sous son
poids. Je pose la tête contre l’oreiller et me tourne dans sa direction. Sauf que
maintenant, le voir dans mon lit me fait penser à d’autres choses. L’alcool
trouble mon esprit.
— Tu me fais signe quand tu n’es plus fâchée ?
Cette phrase a beau être un peu enfantine, je sais que si nous sommes
encore amis dans dix ans et qu’on s’engueule, il me la ressortira. C’est
toujours comme ça. On ne reste jamais fâchés trop longtemps. Je ne le suis
sans doute plus malgré la dureté de ses mots et son comportement. Parce que
je crois qu’au fond de moi, je n’avais pas vraiment envie de ce type.
— Parle-moi du Japon, je dis.
C’est comme un rituel. Depuis que l’on se connaît, j’ai dû lui poser cette
question un millier de fois. Et il m’a répondu un millier de fois en retour. J’en
sais plus sur ce pays que je n’en saurai jamais sur aucun autre. Mais j’aime
l’entendre me parler de là où il vient. J’ai une soif insatiable de l’écouter
parler. C’est comme ces histoires dans les livres dont on ne se lasse jamais,
bien qu’on les ait lues des tonnes de fois. Ma préférée à moi, c’est la sienne.
Je lève les yeux et affronte son sourire taquin, qui le rend encore plus
beau.
— Ne crois pas que je ne t’en veuille plus. Tu as gâché ma soirée…
Il tend la main vers moi pour replacer délicatement une mèche de
cheveux sur ma joue.
— Je t’ai déjà parlé du Saule de Kyoto ? demande-t-il.
Je secoue la tête, je n’en ai pas le souvenir du moins. Et j’ai hâte de
l’écouter.
— Non…

J’ignore quelle heure il est à mon réveil, mais je suis seule dans le lit et le
soleil filtre à travers la fenêtre. Mao est sans doute parti depuis un moment,
ce qui n’est pas plus mal. Je me redresse légèrement, j’ai la bouche un peu
pâteuse et avec un arrière-goût affreux. Je dois avoir une haleine de chacal. Je
regarde l’heure sur mon téléphone. 10 heures passées. Dustin est
probablement rentré et doit encore dormir, Avery est toujours chez la famille
dont elle garde les enfants. Ils sont censés la ramener en fin de matinée à leur
retour. Rien ne presse donc aujourd’hui. Je regarde mes messages. J’en ai un
de Lizzie.
J’espère que tout va bien ? Ce crétin, qu’est-ce qu’il lui a pris ?

Elle doit probablement pioncer à l’heure qu’il est.


Impeccable. Ne t’en fais pas, tout va bien. Je ne sais pas, je ne sais pas ce qui se passe dans la tête des
crétins… Je t’adore.

J’imagine que Mao les a appelés pour leur expliquer je ne sais quoi.
J’espère que ça n’a pas gâché leur fin de soirée, même si j’en doute.
Je me lève, enfile un short, puis m’arrête devant mon bureau, sur lequel
ma robe est soigneusement pliée. Quelle soirée merdique et ce plan foireux…
Je secoue la tête, autant passer à autre chose. La prochaine fois, je sortirai
avec Lizzie et puis… Et puis, je me fourvoie un peu. Je n’ai pas envie de
sortir trop souvent, de boire, de baiser et par conséquent de ressembler à ma
mère. C’est tout ce que je désire fuir, de peur de devenir accro comme elle,
sans m’en rendre compte. Je fais tout pour nous sortir de la merde, pour
arriver à élever notre train de vie et croire qu’un jour on ne galérera plus
comme on le fait. Malgré moi, c’est lui que j’ai dans la tête beaucoup trop
souvent. C’est vrai que l’alcool m’a aidée à me sentir désinhibée et que, grâce
à cela, j’étais détendue. Mais avec un peu de recul, ça ne me ressemble pas de
me comporter comme ça.
Fixant ma robe rouge, je me remémore hier soir. Je rêve ou Mao avait
une drôle de façon de la regarder et de la toucher ? L’alcool a sans doute
perturbé mon appréhension des choses.
En quittant la chambre, je passe par la salle de bains pour me laver les
dents et me débarbouiller. Arrivée à la cuisine, je remarque un sac marron sur
la table de la cuisine. Avec un sourire XXL, j’en sors une boîte d’aspirine et
aussi un énorme paquet de bonbons. J’ai bien une addiction moi aussi, je suis
une vraie mordue de sucre. J’ai une vénération sans faille pour les bonbons
qui piquent, les Skittles violets et les cookies. Ce gros paquet de bonbons, ce
sont des excuses, une manière de s’assurer qu’ainsi je ne lui en voudrai plus
et peut-être aussi une preuve d’amour.
Chapitre 6

Mao

L’adrénaline coule à flots dans mes veines. La sueur ruisselle sur mon
corps et mon visage. J’ai passé la semaine entière à taper contre mon sac de
frappe, j’avais tellement les pensées troubles que j’ai ressenti le besoin de les
extérioriser en cognant contre quelque chose. Malheureusement, ça n’a pas
fonctionné comme je l’espérais.
Alors ce soir, mes mains et mes bras me font mal. J’ai l’impression de
peser une tonne, que mes muscles sont engourdis. Je n’aurais pas dû forcer
autant, mais ça ne m’empêchera pas de l’emporter. J’en ai besoin. Je ne
devais pas combattre ce soir mais un désistement parmi les combattants m’a
permis d’en être. Ce qui m’a ravi, j’avais besoin de quelque chose de plus
fort pour me changer les idées.
Mon adversaire fait deux mètres de haut, une bonne centaine de kilos, il
ressemble à un mur infranchissable. Mais ça ne m’impressionne pas, c’est
comme un challenge, mon mont Fuji à moi, ça booste chaque parcelle de mon
corps, ça me donne envie de repousser mes limites pour gagner.
Je n’arrive pas à esquiver le coup qu’il me porte en plein ventre. Mes
abdos accusent le choc avec plus de difficulté qu’en début de combat. Ça fait
déjà quelques minutes qu’on s’affronte, et je sens la fatigue de la semaine
retomber. Nous sommes dans un vieux hangar ce soir, et le public est en
effervescence comme à chaque fois. Ça sent la transpiration, l’alcool et le
fric. Je jette un rapide coup d’œil autour de moi quand je remarque une fille
qui semble s’être perdue ici. On dirait qu’elle a poussé la porte par curiosité.
Dans sa robe verte, elle fait jurer tous ceux qui l’entourent. Elle me dévore
des yeux. Ses cheveux roux m’hypnotisent, et je me prends un coup bien
senti dans la tronche.
— C’est ici que ça se passe ! rugit mon adversaire.
Si je gagne, je te veux…
— Je la baiserai pour toi quand j’aurai gagné.
J’ai un rictus. Au moins, son crochet du gauche a eu pour mérite de me
réveiller. Je fonce vers lui et j’envoie une série de coups de poing qu’il évite
en partie, finissant par un coup de pied retourné qui l’expédie au tapis. Les
spectateurs scandent mon nom, les pensées troubles qui m’ont obsédé cette
semaine s’évanouissent.
Haletant, j’attends qu’il se relève et revienne à la charge. Je ne me
contenterai pas de ça, j’ai besoin de bien plus pour me libérer et expier mes
tourments pour quelques jours. Il se relève, il n’a pas de techniques
particulières, il pratique un mélange de boxe et de karaté. La Montagne,
comme il s’est surnommé, se rue vers moi. Je l’esquive en passant sous son
bras et le titille en lui donnant un coup de pied au cul, qui le fait tituber vers
l’avant. Si je laisse ce type m’attraper, le combat est fini. Les gens autour de
nous se marrent, et ça l’agace.
Il grogne en se tournant vers moi, son regard est noir comme le charbon.
Enfin, son visage se crispe de colère. C’est ce que je veux, au risque de
perdre. J’ai besoin de sentir l’adrénaline pulser dans mes veines et la sueur
froide glisser le long de mon échine.
Sous les acclamations du public, nos poings se rejoignent, se heurtent, se
fracassent les uns contre les autres. Un cri féroce accompagne mon dernier
coup. Mes bras sont de plus en plus douloureux et mes doigts aussi, mais je
suis au taquet. La Montagne halète, aussi crevé que moi. Et même si je pense
que son corps est moins déglingué que le mien, j’aime à penser que ma
volonté de fer est plus forte que la sienne.
Je me laisse happer par l’ambiance, par mes émotions, par mon instinct.
Quand mes poings cognent ceux d’autres gars, j’ai le sentiment de faire
quelque chose d’utile. Je suis un poison, j’ai un flot constant de colère et
d’énergie négative à gérer et c’est le seul endroit où je peux être moi, sans
que l’on ne me juge. Parfois, j’aimerais que mon père se pointe et monte sur
le ring, je lui dirais avec des mots et des coups tout ce que j’ai sur le cœur. Si
je suis comme ça, c’est sa faute. Comment peut-on être normal quand on a
mangé des coups pendant des années et qu’on s’est pissé dessus en craignant
de crever ? J’ai tenu le coup grâce à Autumn.
Autumn…
Je n’explique toujours pas pourquoi j’ai réagi comme ça à l’anniversaire
de Cade, ni pourquoi je me sentais si possessif avec elle. Et j’ignore pourquoi
je n’arrête pas de penser à cette robe rouge qu’elle portait. Je n’aime pas
quand mon esprit me joue des tours comme ça.
Je me rebranche sur le combat. Si je le fais durer, je suis mort.
Passant à la vitesse supérieure, je pousse mon corps au-delà de ses
limites. Je paye mon acharnement de la semaine d’avoir cogné comme un
malade dans ce foutu sac, mais ça ira mieux demain.
Mon adversaire tente de m’atteindre au visage, mais j’anticipe et
m’abaisse. Quand je remonte, mon poing lui percute la mâchoire et lui fait
cracher du sang. Comme il reste debout, je me jette sur lui. On tombe au sol
tous les deux, moi sur lui, sous l’excitation du public. Je lui assène quelques
coups au visage, dans le buste. Il parvient à m’en foutre un dans les côtes,
mais comme je suis accroupi sur lui, j’ai l’avantage. Il ne parviendra pas à me
faire ployer.
— Abandonne ! je crache.
Il me frappe à nouveau, mais moi aussi. La Montagne se débat, il tente
par tous les moyens de me repousser, de se relever, il lâche un cri mêlé de
rage et de frustration, mais je tiens bon. Je suis tout aussi obstiné à gagner et
ma prise pour le maintenir à terre reste ferme. Le coup qui suit le fait taper du
poing au sol en signe de reddition. En soufflant, je me redresse, au moins ce
combat-là m’aura plus contenté que le dernier.
La Montagne se redresse et s’avance vers moi alors que l’animateur
monte sur le ring.
— C’était un bon combat, souffle-t-il.
— Ouais.
On se cogne le poing, cette fois-ci, sans l’animosité du combat.
Accompagné de quelques gars, il sort du ring. Le public l’acclame alors que
l’animateur monte me rejoindre. Je me branle des ronds de jambe, des
courbettes. J’ai eu ce que je voulais. Il me prend le bras et le lève.
— Vainqueur, le Ninja d’Atlantaaaa !
Je descends à mon tour. Sur le chemin, quelques gars me remercient de
leur avoir fait gagner de l’argent.
Je rejoins les vestiaires. La rousse à la robe verte est adossée à la porte
qui permet d’y accéder, mon regard plonge dans le sien. Je ne capte plus rien
qu’elle. C’est mon second round de la soirée. Je m’arrête à quelques
centimètres d’elle.
— Salut, moi, c’est Nina.
Je souris sans dire mon prénom.
— Ton combat était le plus impressionnant ce soir, dit-elle avec
admiration.
— Tu trouves ?
Elle hoche la tête.
— Oui, c’était impressionnant.
D’un revers de la main, j’essuie la sueur qui coule de mon front, et elle se
mord la lèvre. Ça n’a pas l’air de la déranger, au contraire, on dirait même
que ça l’excite. Sans se faire prier, elle s’approche de moi et glisse son doigt
sur mon biceps.
— Tu dois être crevé.
— J’ai énormément de réserve. Je crois même que ton sourire vient de
me remettre les gaz à plein régime.
Encore une fois, la jolie rousse se mordille la lèvre. Ce n’est pas le genre
de truc qui me fait de l’effet d’ordinaire, mais ce soir, si.
— Ne fais pas ça, ou laisse-moi m’occuper de tes lèvres.
Elle sourit, et je plaque ma bouche contre la sienne. Elle gémit, et je
l’embrasse plus fort. Je sens mon sexe durcir alors qu’elle caresse mon torse.
Quand j’achève de l’embrasser, je l’emmène avec moi dans les vestiaires.
Elle regarde les lieux, il y a comme une pointe d’inquiétude dans son regard.
— C’est assez lugubre, je lance.
Ses yeux marron plongent dans les miens.
— Ça m’excite encore plus. Ma culotte est trempée.
Ma bite devient encore plus dure.
— T’y vas pas par quatre chemins, toi.
— Quand je veux quelque chose ! remarque-t-elle. Non, j’y vais, et puis
c’est tout.
— Et qu’est-ce que tu veux ? je demande.
— Baiser dans des vestiaires dégueulasses avec toi. Te faire jouir ici et
me faire sauter. J’ai envie de toi.
À ses mots, elle s’agenouille à terre et fait glisser mon pantalon. Nina
libère mon sexe et, sans respirer, elle le prend dans sa bouche.
Putain de merde.
Mon corps tangue et a un soubresaut. Sa bouche danse sur mon sexe, sa
langue me caresse le gland, elle me suce profondément. Je baisse la tête vers
elle, et ses cheveux roux me rendent encore plus excité. Ici, ils ont l’air plus
sombres que dans la salle. Je glisse mes doigts dans leurs longueurs, les serre
dans mes poings. J’adore cette sensation et ferme les yeux. Des images
s’immiscent sous mes paupières closes. Je la vois en robe rouge. Je guide sa
tête pour qu’elle aille plus vite, plus loin, pour qu’elle me fasse jouir entre ses
lèvres.
— Putain, c’est bon ! je lâche d’une voix gutturale. Vas-y, ma belle !
Elle s’exécute, ses va-et-vient sont plus rapides, et je me laisse
complètement aller, mes poings toujours serrés autour de ses cheveux.
Lorsque j’ouvre les yeux et croise son regard enivré de désir, je me fige. Ce
n’est pas le visage que je m’attendais à voir. Il y a quelque chose qui ne va
pas, comme un manque. Ses yeux ne sont pas verts, ses pommettes n’ont pas
autant de taches de rousseur qu’elles le devraient, ses…
Nom de Dieu… c’est pas possible.
— Tout va bien ? demande Nina.
Non…
Comme piqué, je lâche ses cheveux. Ils ne sont pas comme je les aime.
Mes pensées partent complètement en vrille. J’ai la tête qui menace
d’exploser. Pourquoi je pense à elle, putain ?
— Ouais, j’halète. Tu m’as complètement anesthésié.
Elle sourit tout en se redressant. Elle est vraiment canon, tout à fait le
genre de fille qui sait ce qu’elle veut, qui t’emmène où tu veux. J’ignore
pourquoi, mais je sens qu’elle ne fait que remuer le trouble que j’ai dans la
tête. Tout en elle est comme un écho à… mais en même temps tout chez elle
est différent. Malgré mon tourment, je l’attire brusquement contre moi, lui
empoigne le menton et l’embrasse à pleine bouche. Nina se laisse faire, se
laisse aller contre moi. J’ai besoin d’elle, de me libérer grâce à elle. Le
combat n’a pas suffi, bon sang de merde. Ou plutôt si, mais en se pointant,
elle a remué mes incertitudes, et me voilà de nouveau en proie à des pensées
que je refuse d’avoir. J’enfouis mon visage dans son cou et dans ses cheveux,
j’embrasse sa peau. Son odeur est entêtante, mais ce n’est pas…
— J’ai envie de toi, Kōyō, je murmure contre son oreille.
— « Kōyō » ? Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
Kōyō ? Comment elle…
Je me crispe contre elle. Je n’ai pas… je n’ai quand même pas prononcé
ce mot à l’oreille de cette fille ? Ce surnom n’appartient qu’à elle. Je suis en
train de devenir dingue, de perdre complètement la tête. Qu’est-ce qui ne va
pas chez moi ?
— C’est rien, t’occupe.
Je me force à me concentrer sur Nina. Elle ne demande qu’à s’offrir à
moi, et j’ai l’esprit pollué par autre chose.
— Comment tu voulais te faire prendre ?
En relevant le visage, je la vois qui se mord la lèvre.
— Je m’en fiche, du moment qu’on s’éclate.
Je ricane et défais la ceinture nouée à sa taille. Comme par magie, le tissu
s’ouvre et la dévoile complètement nue. Je fixe ses seins rebondis, son ventre
plat et progresse plus bas. Je sens mon sexe gonfler à nouveau. Cette nana
est…
— Je pensais que tu avais la culotte trempée, je raille, un sourire en coin.
— Pardon, minaude-t-elle en faisant semblant d’être confuse. Je n’en
avais pas.
Ses mains se posent sur mon sexe. Son regard est avide, elle a envie de
baiser, elle ne s’en cache absolument pas.
— T’es vraiment venue ici pour…
— Me faire sauter, oui et alors ? soupire-t-elle en plongeant son regard
dans le mien.
— Tu viens ici, alors qu’il n’y a que des détraqués et…
Lentement, elle me branle.
— Si j’avais voulu sucer un mec bien, j’aurais tapé dans la gamme au-
dessus. Je serais sortie dans les bars de luxe. Il se trouve que j’en ai marre des
types propres sur eux.
Elle est tombée sur le bon gars. Je lui empoigne la nuque et la plaque
contre le mur. Elle pousse un petit cri aigu. C’est pas plus mal qu’elle ait
besoin de ça, parce que moi aussi. Tout en lâchant son cou, je m’abaisse pour
m’occuper de ses seins. Je les malaxe, je tire sur ses pointes durcies, puis je
prends un téton dans ma bouche. Elle se cambre, mais je la maintiens en
place.
— Bouge pas, je grogne.
Je mets une main entre ses cuisses. Nina est trempée, mes doigts glissent
tout seuls le long de son sexe et entrent en elle sans aucune résistance. Je
commence à jouer avec elle. Je pourrais bien la faire jouir avec ma langue,
mais ce n’est pas ce qu’elle cherche ni ce dont j’ai envie. Elle gémit tandis
que je commence à la doigter sans ménagement. Je lèche son téton sous son
regard et me redresse pour prendre sa bouche. Quelques secondes plus tard,
elle jouit en gémissant et en se dandinant contre ma main.
Alors qu’elle est encore alanguie, je la laisse contre le mur, fouille dans
mon jean et trouve une capote. Je reviens vers elle, elle m’accueille avec un
sourire comblé.
— Encule-moi, lâche-t-elle de but en blanc.
Je la dévisage, j’en ai croisé des filles, j’ai couché avec des tonnes de
nanas, mais en revanche celle-là, on me la sort une fois sur cent.
— T’es une dépravée toi ! je grogne.
Elle éclate d’un petit rire entendu. Elle est pire que moi ! Je la tourne
contre le mur, soulève sa robe et caresse l’arrondi de ses fesses parfaites
avant de glisser ma main sur son sexe encore humide. Je poursuis le chemin,
jusqu’à sa fente et enfonce un doigt. Elle gémit et écarte davantage les jambes
pour me laisser plus d’espace. Putain. J’ouvre l’emballage du préservatif et je
le déroule sur mon sexe.
Je remonte sa robe, sa peau se couvre de quelques frissons, je me colle
contre elle et la pénètre d’une poussée impatiente et incontrôlée. Elle lâche un
cri rauque, il y a comme un mélange de douleur et de plaisir. Elle se laisse
aller en arrière.
— Oh ! putain ! siffle-t-elle. C’est trop bon.
En attrapant ses hanches, je m’enfonce en elle jusqu’à la garde.
Merde que c’est bon.
Cambrée, elle a une main sur le mur pour tenir appui et une autre entre
ses cuisses. Elle rejette la tête en arrière et ses longs cheveux m’hypnotisent à
la seconde où ils se mettent à danser dans son dos. C’est comme une
invitation à me rendre fou. Je grogne en les attrapant et en les serrant entre
mes poings. Elle gémit à nouveau, alors j’accentue la pression.
— Vas-y ! geint-elle. Vas-y plus fort.
Je m’exécute en fermant les yeux. Grosse erreur, car la rousse qui se
dessine devant moi est différente. Sa robe est rouge. Ses cheveux sont plus
longs et plus foncés. Son corps moins parfait mais plus authentique. Et
lorsqu’elle se tourne vers moi, elle en fait pâlir l’automne de jalousie
tellement elle s’approprie ses couleurs à merveille.
Elle…
Pourquoi je pense à elle ?
Je l’ignore et je me rends compte que mes va-et-vient sont de plus en plus
cadencés. Mon cœur tambourine contre ma cage thoracique et ma respiration
est plus saccadée encore. Je rouvre les yeux à la hâte, essayant de chasser
cette image de mon esprit, ces pensées qui s’insinuent sournoisement. C’est
impossible, elle ne peut pas s’immiscer dans ma tête à ce point. Je me penche
vers Nina, elle est réelle. Je me raccroche à sa chaleur, à ses gémissements de
plaisir, à son corps offert au mien. Je donne un coup de reins, et elle crie à
nouveau.
Mao…
Je secoue la tête. Ressaisis-toi !
— Putain ! je grogne.
Je ne peux pas entendre sa voix comme ça.
Nina ne semble pas perturbée, je tire sur ses cheveux pour lui faire
comprendre que je veux qu’elle se cambre, elle s’exécute, je lèche son dos.
Me penchant davantage, je lui fais incliner la tête pour pouvoir l’embrasser à
pleine bouche. Lorsque je lâche ses lèvres, à bout de souffle, je me perds dans
un océan d’incertitudes. Le visage que je vois se transforme. Elle n’est pas
elle, elle devient elle. Je lui caresse la joue, toujours en bougeant les hanches.
— Encore, dit-elle, la bouche en cœur.
Ses lèvres se dessinent d’une jolie manière quand elle dit ça. Je
l’embrasse à nouveau, de tout mon soûl.
— Autumn… Kōyō…
— Je ne… oh, et puis, appelle-moi comme tu veux, ça vient.
Nina ondule son corps, elle m’invite à rejoindre le sien avec plus de
vigueur, à lui donner ce qu’elle cherche sans le moindre ménagement. Je
m’exécute de plus en plus rapidement, de plus en plus brutalement. Elle lâche
un cri aigu.
— Vas-y !
J’y vais, mes hanches bougent d’elles-mêmes. J’ai le sentiment de ne pas
contrôler mon corps. Quand vient la délivrance, je crie à mon tour, ce qui
m’étonne. Je ne suis jamais si démonstratif, mais le plaisir me fait autant de
bien que de mal.
— Putain, Autumn, je dis en me laissant aller contre elle.
Autumn ? Kōyō ?
Je me recule, piqué par mes propres mots, par mes propres pensées
salaces, par ce que je viens de faire. Je n’ai pas… enfin si mais…
Putain de bordel de merde, je viens de baiser cette fille en pensant à ma
meilleure amie. Je viens de jouir en imaginant Autumn…
J’ai…
Je me retire de Nina sans prévenir et m’éloigne d’elle, comme si elle était
soudain devenue toxique. Elle me lance un regard étrange tandis que je mets
le plus de distance possible entre elle et moi.
— Waouh, c’était…
Il faut que je sorte, j’ai besoin d’être seul, de me bourrer la gueule, de
faire taire ces putains de pensées.
— Casse-toi ! je gueule d’une voix étranglée.
Encore débraillée, elle m’observe bizarrement. J’ai besoin qu’elle se tire,
si je l’ai baisée, c’est parce qu’elle ressemblait légèrement à Autumn. Si j’ai
joui aussi fort, c’est parce que dans ma tête ce n’était pas elle.
Non, non, non. C’est vraiment pas possible.
Putain, qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ?
— Pardon ? dit-elle.
— Je t’ai dit de te casser fissa. Tu voulais te faire baiser, tu t’es fait
baiser, maintenant casse-toi.
Comme toutes les filles que j’envoie chier pendant mes sautes d’humeur,
elle s’énerve.
— Après ça ? T’es dingue ou quoi ?
De rage, je frappe du poing contre le mur. Elle me tape sur le système,
j’en peux plus de la voir. J’ai besoin d’air.
— Barre-toi ! j’éructe.
— Ma parole, t’es taré ou…
— Il n’y a pas de gars bien ici, ma belle. Si tu voulais les câlins, fallait
taper dans le haut de gamme. Je te baise dans les vestiaires d’un putain de
hangar désaffecté, et tu veux un câlin ?
Elle tente de nouer la ceinture de sa robe, mais elle est trop en colère ou
stressée.
— Va te faire foutre, espèce d’enculé.
Nina se tire à moitié rhabillée et se cogne contre quelqu’un. Elle lance
une série d’insultes et disparaît de mon champ de vision. Greg, qui s’occupe
des paris et de l’argent à empocher, entre alors que je suis à poil moi aussi. Je
saute dans mon jean.
— Plus de forces après ton combat ? plaisante-t-il.
Je ne suis toujours pas d’humeur, mais je tente de rester posé. J’ai envie
de me barrer d’ici et de trouver quelque chose qui me rendra hermétique à
toute pensée. L’alcool, ça me semble bien.
— J’ai toujours des forces pour baiser.
Il rit et pose une enveloppe sur la table à côté de mon sac, alors que
j’enfile un T-shirt.
— Il y a quatre mille dollars.
— Quatre mille ? Il me semble que c’était trois mille.
Greg hoche la tête.
— Il y a mille de plus pour ton combat imprévu de ce soir.
— OK, c’est cool.
Je fourre l’enveloppe dans mon sac et mes affaires sales en même temps.
Le besoin d’air se fait de plus en plus urgent.
— Merci, mec. Faut que j’y aille.
Une fois dehors, je ne me sens pas mieux. J’ai irrépressiblement besoin
que le capharnaüm dans ma tête cesse et se taise.
Chapitre 7

Autumn

— Je n’arrive toujours pas à croire qu’il nous ait fait ce plan, soupire
Lizzie.
Assise au bar du Whole, elle mange un burger alors que je bosse derrière
le comptoir ce soir.
— Que veux-tu…
Je ne sais pas bien quoi lui dire étant donné que je ne comprends pas
vraiment ce qui a pris à Mao. Il n’a pas donné signe de vie de la semaine
d’ailleurs. D’après Cade, il a pas mal picolé, sans doute parce qu’il n’avait
pas de combat pour se défouler. Je lui ai envoyé quelques messages, mais il
n’a pas répondu.
— Pour une fois que tu t’amusais bien…
— Tout va bien, Liz. C’est pas grave.
— Si, il se prend pour qui ?
Elle semble vraiment remontée contre lui.
— Mao, c’est Mao. Il est impulsif, protecteur, borné. Un brin
psychopathe aussi, mais je l’adore.
— Un peu trop, grommelle-t-elle.
Lizzie prend une frite qu’elle trempe dans le ketchup avant de se
l’enfourner dans la bouche. La regarder manger me donne faim.
— Ou alors, il était complètement aveuglé par la jalousie.
— « La jalousie » ? je répète.
— Mais carrément. Il ne voulait pas te partager, tu es à lui. Il te kiffe
grave en vrai, il a envie de toi, mais il ne te dit rien.
Sa phrase résonne dans mon esprit comme un écho, puis j’éclate de rire.
Lizzie me lance un regard en biais. Celle-là, elle est forte, elle ne me l’avait
encore jamais faite.
— Mao, me kiffer grave et avoir envie de moi ? je demande, hilare.
— Bah quoi ?
Elle hausse les épaules. Elle n’a pas l’air de se rendre compte de la bêtise
de ses propos.
— On est amis depuis toujours, on se connaît par cœur.
— Ça ne veut rien dire, puisque toi, tu le vois de cette manière.
Je rougis et mordille nerveusement l’intérieur de ma lèvre. Je me sens
toujours vulnérable quand on parle de ça. Je voulais garder ça pour moi,
j’aurais emporté ce secret avec moi dans la tombe, mais Lizzie a rapidement
découvert que j’avais un faible pour Mao. Elle a compris certains
rougissements et certains regards amoureux. J’ai nié quand elle m’a
démasquée, puis j’ai avoué qu’effectivement j’éprouvais des choses pour lui.
Heureusement, elle n’a jamais cafté.
— Il ne me voit absolument pas comme ça. Je suis sa meilleure pote,
l’épouvantail roux, Liz. Il se tape nana sur nana à longueur de temps, je ne
suis pas ce genre de fille pour lui. Je suis juste…
— Faut voir, dit-elle avec un sourire. Vous êtes tellement proches que
parfois…
Elle n’en démord pas.
— Je sais pas pourquoi on est si proches, c’est un truc qui ne s’explique
pas. Je ne suis pas certaine que les coups de foudre amicaux à sept et huit ans,
ça existe, mais on reste fusionnels depuis cet âge-là. On a vécu des choses et
on s’est mutuellement serré les coudes. Enfin, je peux t’assurer, il n’y a
absolument rien de sexuel de son côté. Ma main à couper.
— Je ne sais pas…
— Tu divagues sévère, ce soir. Le jour où Mao aura des intentions de ce
genre envers moi, je te laisse m’entraîner n’importe où pour toute une nuit.
La plus grande nuit de débauche de ma vie.
Un grand sourire se dessine sur son visage.
— Ce serait tellement génial ! Je persiste à dire que c’est bizarre. C’est
vrai quoi, il ne réagit jamais comme ça.
— Sans doute parce que je ne sors jamais, parce qu’il ne voulait pas que
ce type me jette juste après m’avoir baisée, parce que j’avais trop bu. Je ne
sais pas, mais il n’y a rien de romantique là-dedans, je peux te l’assurer. Et si,
il a déjà réagi comme ça. Au lycée, il s’est pété les phalanges en cassant la
gueule à un type avec qui j’avais couché et qui s’amusait à le raconter à tout
le monde.
— Tu crois que tous les meilleurs amis sont aussi protecteurs, toi ? Moi,
j’ai un peu de mal à croire en l’amitié fille-garçon.
Sa question me laisse pantoise.
— Je crois qu’on s’est forgé cette façon d’être depuis qu’on est gosses,
parce qu’il n’y avait que nous et qu’on ne changera pas maintenant.
— À ce rythme-là, il ne te laissera jamais te caser avec quelqu’un.
— Pour l’instant je n’ai pas envie de me caser, j’ai autre chose à penser.
Lizzie pousse un grand soupir. Je sais qu’elle voudrait que je sois plus
comme elle, que je me laisse aller plus souvent ou que je sois moins
débraillée, mais je n’y arrive pas et je n’ai pas le temps de m’occuper plus de
moi. Le comportement de Mao m’a déplu. J’ai un peu l’impression qu’en ce
moment il ne va pas bien, et je n’aime pas cette distance qu’il met entre nous
ni ses silences, c’est comme s’il me fuyait.
— Parfois, vaudrait mieux être sourd, lâche Liz d’un air faussement
dépité. Trouve-toi un mec riche qui t’entretient et le tour est joué.
Ça, jamais, plutôt crever. Je m’en sortirai seule et je sais qu’un jour toutes
ces galères seront derrière moi.
— Enfin, il n’est pas arrivé le jour où il se passera quelque chose
d’excitant dans ta vie sentimentale.
Je lui tire la langue et vais chercher deux plats en cuisine. Je les donne à
Jesse pour qu’elle puisse les servir en salle. Toujours derrière le comptoir, je
m’occupe des verres sales, essuie les propres.
— Autumn ! appelle Tim depuis les cuisines.
Je penche la tête dans l’ouverture qui nous permet de voir où il travaille
et d’attraper les plats.
— Oui ?
— Un appel pour toi. Dépêche, je crois que ça urge.
Quand on me contacte sur mon lieu de travail, ce n’est jamais bon et
soudain je me dis qu’il s’est passé quelque chose de grave. Mon cœur
s’emballe et mes mains deviennent moites. Je crains toujours le pire de toute
façon. Je vais dans les cuisines et attrape le combiné.
— Oui ?
— Autumn Falls ? me demande une voix féminine.
— C’est bien moi.
— Dustin Falls est-il de votre famille ?
— C’est mon frère, oui. Qui êtes-vous ? Que se passe-t-il ?
— Il vient d’être admis aux urgences de l’hôpital Piedmont.
Mon sang se glace. Chaque fois qu’il leur arrive quelque chose, je
panique. Et je ne peux m’empêcher de me sentir coupable. Et de haïr encore
ma mère.
— Il va bien ?
— Sa vie n’est pas en danger, mais il a été admis chez nous avec des
hématomes, quelques contusions et une légère commotion. Vous êtes la
personne à prévenir en cas d’urgence, donc je me permets de vous appeler
pour vous informer de son cas. Vous pouvez venir quand ?
Le boulot, j’essaye de réfléchir à comment faire. Je ne peux décemment
pas y aller après mon service.
— Je… attendez deux secondes, s’il vous plaît.
Tim me regarde, l’air inquiet. Il ressemble à un ours avec sa carrure
imposante, sa barbe et son épaisse chevelure marron. Le restau lui appartient,
et c’est un cuisinier hors pair. C’est lui qui me donnait des lasagnes ou de la
bouffe en échange de quelques services quand j’étais gamine. Il m’a toujours
offert une place ici. Si j’arrive à maintenir la tête hors de l’eau, c’est grâce à
lui.
— Vas-y, on s’arrangera pour tes heures.
Il est génial pour ça. C’est le genre de père que j’aurais voulu avoir. Je
l’étreins, et il me serre maladroitement dans ses bras.
— Je vais arriver d’ici une trentaine de minutes, le temps de quitter le
boulot.
— Très bien, présentez-vous à l’accueil.
Me sentant un peu perdue, je raccroche. J’ai déjà fait face à ce genre de
chose. Avery a eu l’appendicite une fois et bien sûr notre mère n’était pas là.
Dustin s’est cassé le tibia, et elle n’était pas là non plus. Et quand je me suis
foulé la cheville, c’est Mao qui s’est occupé de m’amener à l’hôpital, puis de
Avy et Dusty. Pourtant, chaque fois, j’ai peur que ça n’aille pas, de foirer
quelque chose, qu’on se rende compte que c’est moi qui m’occupe d’eux et
qu’on décide de me les retirer.
Eh merde, qu’est-ce qui a bien pu arriver à Dustin ? J’étais tellement
perturbée que j’ai oublié de demander.
— Tout va bien ? s’enquiert Tim.
Je me tourne vers lui.
— Je ne sais pas vraiment, Dustin a été admis aux urgences. Mais il a une
commotion.
Il s’avance vers moi et essuie ses mains sur son tablier.
— Va le rejoindre. Je trouverai quelqu’un pour te remplacer. Ça va aller ?
— Ça devrait.
— Bien sûr, tu es une championne. Tu as besoin de ma voiture ?
C’est un amour.
— Non, Liz est là, elle va m’amener. Je te tiendrai au courant, appelle-
moi pour les heures à rattraper.
— Ne t’occupe pas de ça, c’est pas important. File.
Je retire mon tablier et rejoins Lizzie, qui me regarde d’un drôle d’air.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Elle est inquiète elle aussi.
— Tu peux m’amener à l’hôpital Piedmont ? Dustin est là-bas.
— Oui ! répond-elle en sautant de son tabouret.
— Le temps de prendre mes affaires, et on y va.

Je retiens mes larmes quand j’aperçois Dustin en entrant dans sa


chambre. Il grimace et respire difficilement. Il a l’air de souffrir le martyr. Il
s’est forcément battu, il a le visage tout tuméfié et un bandage autour du
crâne. Bon sang… D’après ce que j’ai pu apprendre de l’interne de service, la
commotion ne lui a pas laissé de séquelles et ses souvenirs sont intacts. Il a
perdu conscience quand l’ambulance l’a emmené ici, et ils lui ont donné des
antidouleurs pour ne pas qu’il souffre. En revanche, il va lui falloir quelques
jours pour se remettre d’aplomb.
Le cœur battant, je m’approche de lui. Comme il dort, je m’assieds sur la
chaise à côté de la fenêtre. J’essaye de faire le moins de bruit possible pour le
laisser se reposer et je réfléchis. Je vais devoir faire des heures
supplémentaires ou trouver un moyen de me faire un peu d’argent, car sans
assurance maladie, cette hospitalisation va nous coûter cher. Dustin ne
reprendra pas le boulot non plus. Et pendant ce temps-là, notre mère est en
train de faire on ne sait quoi, on ne sait où. Dans ces moments-là, je la hais
tellement fort que je me fais peur à moi-même. Si elle se pointait devant moi,
à l’instant, je crois que je la frapperais jusqu’à me sentir mieux.
Lizzie est partie, elle a insisté pour rester auprès de moi, mais comme elle
commence tôt demain au planning familial, autant qu’elle se repose. Elle m’a
amenée ici, c’est déjà bien. J’ai prévenu Avery par message en lui disant de
ne pas s’inquiéter pour nous. Et que je l’appellerai demain pour lui expliquer
ce qui se passe.
J’ai le sentiment qu’on n’est jamais tranquilles, même quand on fait les
choses bien, même quand on s’acharne comme des damnés pour avoir une
vie un minimum décente. Quand on naît dans la merde, on y reste. À croire
que le karma s’acharne sur les personnes déjà misérables et qu’il prend plaisir
à les torturer en les mettant à l’épreuve dès qu’il s’ennuie.
— Autumn ?
Je sursaute. La voix de Dustin est faible, mais bon sang que c’est bon de
l’entendre. Je me redresse.
— Comment tu te sens ?
— J’ai l’impression de m’être fait rouler dessus. Où…
— Tu es à l’hôpital.
— C’était pas la peine, grogne-t-il.
Il râle et tente de se relever, mais je le force à rester allongé. Maintenant
qu’on est ici, il va se faire soigner.
— Reste couché.
Il abdique sans histoire.
— Et pourquoi j’ai mal à la tête comme ça ?
— Tu as une légère commotion.
— Putain, siffle-t-il.
Je souffle. Je me sens tellement soulagée de pouvoir lui parler, de voir
qu’en dépit des apparences, il va bien.
— Dustin, qu’est-ce qui s’est passé ? je demande.
— Rien, répond-il en tournant la tête.
— Non, ne me fais pas ce coup-là ! Ne me fous pas un vent alors que j’ai
quitté mon boulot, alors que j’étais morte d’inquiétude pour toi. T’as pas vu
ta tronche pour me dire ça.
— Je t’ai pas demandé de quitter ton job ni de t’inquiéter pour moi. Je
vais bien.
— Une putain de commotion, Dustin. Alors, non, tout ne va pas bien. Et
arrête de jouer aux connards. J’ai suffisamment de Mao pour ça, j’ai pas
besoin que tu t’y mettes toi aussi.
Je sens toute la tension négative me nouer les cervicales. Je me redresse
de la chaise et vais vers la fenêtre.
— On se dit toujours tout, Dustin. Depuis toujours. C’est notre
fonctionnement.
— Je sais.
— Alors, dis-moi pourquoi je te retrouve comme ça ?
— Je me suis retrouvé dans une bagarre, ils étaient plusieurs.
— Mais pourquoi ? Tu étais où ?
— À une fête, avec des potes. Il y avait de l’alcool, de la drogue et puis…
— Et puis quoi ?
Je le regarde, il a l’air perturbé par quelque chose.
— Dusty ?
— J’étais avec un mec.
— Et alors ?
Il secoue la tête et grommelle.
— J’étais en train d’emballer ce mec, Autumn.
Oh…
J’écarquille les yeux de surprise. Même si je me fiche royalement s’il
préfère les mecs ou les filles, je ne comprends pas pourquoi il ne me l’a
jamais dit.
— Tu es gay ?
— Ouais.
— Et tu attends de te faire cogner la gueule pour me l’apprendre, je râle.
— Je ne savais pas comment…
— Oh ! je t’en prie ! Tu rentres dans la salle de bains quand je me lave
pour aller pisser, on dort parfois dans le même lit, on a nettoyé la merde de
maman et pas au sens métaphorique, tu sais tout de moi.
Il soupire et baisse les yeux. Il avait peur que je ne l’accepte pas ?
— Je sais, c’est que… c’est encore étrange pour moi.
— Tu le sais depuis longtemps ?
Dustin hoche la tête cette fois-ci. Je sais qu’il a eu quelques copines, mais
il semble aujourd’hui sûr qu’il ne ressent rien pour les filles. Moi, tout ce qui
m’importe, c’est qu’il soit heureux.
— Et donc, tu t’es fait tabasser par ce mec ?
— Non, on s’est fait chambrer par des gars qui nous ont surpris pendant
la fête. Ils nous ont traités de tapettes, et j’en passe. Et c’en est venu aux
mains.
— Parce que tu étais avec un mec ?
— Ouais… ne cherche pas à comprendre, Autumn. C’est arrivé, c’est
tout. Je…
Décidément, je ne comprendrai jamais ce monde de merde ni les
connards qui le peuplent. Je n’arrive pas à croire qu’il se soit battu avec
d’autres types juste parce qu’il est gay.
— Tu sais qui ils sont ?
— Non, soupire-t-il en secouant la tête.
— Ne les couvre pas !
— Tu sais ce que c’est dans les fêtes, le monde amène le monde, et puis
c’est tout. Laisse tomber, ça ne fera que m’attirer plus de problèmes.
— On ne peut pas laisser passer ça.
— Moi, je peux, souffle Dustin. Alors fais-le.
— Et le mec avec qui tu étais ?
— Il a réussi à se barrer avant que la bagarre éclate.
J’ai envie de l’insulter lui aussi, mais ça n’arrangerait rien à la situation.
Je pense qu’il se sent suffisamment mal comme ça, je ne dois pas en rajouter.
— On fait comme tu veux, j’abdique. Si c’est ce que tu préfères.
Je reviens vers lui et m’assieds sur la chaise.
— Merci, dit-il d’un air rassuré.
Tout ce que je fais dans la vie, je le fais en fonction d’eux. C’est comme
ça depuis toujours. Ça le sera toujours, jusqu’à la fin.
— Tu te sens comment ?
— Ça va ! Je n’ai pas honte d’être gay, je voulais juste être certain de
mon orientation avant d’en parler. Je ne vois pas pourquoi je devrais me
sentir différent parce que je préfère les mecs.
Je souris. N’empêche, je ne m’attendais pas à apprendre ça ce soir.
— Tu as raison.
— Ça te gêne ? demande-t-il d’une voix timide.
— Me gêner ? Dustin, tu es mon frère, je t’aime, j’en ai rien à faire que tu
préfères les mecs. Je ne t’aimerai pas moins. Et je t’en voudrai à vie pour la
vipère.
Nous rions tous deux de bon cœur.
— J’avais onze ans et je ne l’ai fait qu’une seule fois.
Ouais, mais aller se coucher, se glisser dans le lit, sentir quelque chose de
bizarre et soulever les couvertures pour y trouver une vipère vivante, beurk.
J’ai hurlé à la mort ce jour-là.
— On est ensemble pour toujours, petit frère.
On se frappe dans la main.
— Je vais chercher un médecin, pour prévenir que tu es réveillé.
Dustin acquiesce. Je me redresse.
— Repose-toi.

Dustin dort depuis plus d’une heure. Comme il avait mal à la tête, ils lui
ont donné un peu de cachets contre la douleur. J’aurais pu rentrer à la maison,
mais j’avais envie de rester près de lui. Il semblait soulagé de m’avouer son
secret et, moi, je suis terrifiée à l’idée qu’il puisse à nouveau subir ça. Je me
redresse, fatiguée, mais n’arrivant pas à dormir. J’ai l’esprit qui bouillonne, je
pense à trop de choses à la fois. Il est temps que j’aille me prendre un café. Je
quitte la chambre en silence et avance dans les couloirs. L’hôpital est flippant
de jour, la nuit il est encore moins rassurant. Les lumières sont éteintes, seuls
les points d’accueil sont éclairés, sans doute pour ne pas réveiller les patients.
Certains membres du personnel ont l’air de zombies, et d’autres personnes
semblent errer ici comme des âmes en peine. Un film d’horreur dans un
hôpital, ça serait terrifiant. Je trouve finalement un distributeur de boissons
chaudes. J’insère une pièce dans la fente et me commande un café bien noir.
Tenant mon gobelet d’une main, je sors mon téléphone de ma poche. J’ai
besoin d’entendre sa voix, de me sentir soutenue.
Je l’appelle, mais après quelques sonneries, je tombe sur son répondeur.
— Salut, Mao. C’est moi… je… Je te dérange sûrement. Je suis à
l’hôpital Piedmont, et cet endroit est sinistre de nuit. Enfin… j’y suis pour
Dustin et j’avais juste besoin de parler un peu. Il est dans un sale état mais
rien de grave. Je pense y rester pour la nuit et… Je ne sais pas où tu as passé
toute cette semaine, mais prends soin de toi, Maoko.
Je glisse mon téléphone dans la poche de mon jean et bois une gorgée de
café. Bien qu’il soit bouillant comme je l’aime, le goût est infect. J’ai
l’impression de boire du jus de chaussette. Je le jette dans la poubelle à côté
du distributeur de boissons et prends un soda.
En silence, je me dirige vers la sortie. J’ai besoin d’un peu d’air et d’une
clope aussi. Mais je n’en ai pas. Décidément. Je fume très peu, en de très
rares occasions ou dans des situations de stress, je n’achète donc jamais de
paquet. En général, il y a toujours quelqu’un à côté de moi qui m’en donne
une.
Je passe par l’accueil des urgences pour sortir, il y a un peu de monde. Je
m’arrête devant le guichet d’une jeune femme, pour lui demander combien
risquent de coûter l’hospitalisation et les examens de Dustin. Elle regarde sur
son ordinateur, puis lève les yeux vers moi en réajustant ses lunettes rondes.
— S’il sort demain matin, il faudra compter deux mille cinq cents dollars.
— D’accord. Merci…
Deux mille cinq cents dollars… Fait chier.
Je ne sais pas comment je vais faire pour me procurer cet argent. C’est
déjà difficile à la fin du mois d’y arriver. Tim a d’autres employés, et je
refuse de lui demander une avance sur mon salaire, ça ne ferait que nous
mettre dans la merde le mois prochain. Je pourrais danser pour ma patronne,
au sex-shop. Mais je refuse de faire ça, d’en arriver là. Je dois trouver un
autre moyen de réunir ce fric.
Bien que je ne puisse pas fumer, l’air frais me fait du bien et me revigore
un peu. Je m’appuie contre le mur en réfléchissant à une solution. Jusqu’à
maintenant quand nous étions dans la merde, on a toujours su s’en sortir. Je
vais trouver. J’attrape mon portable, pas de nouveau message.
Je me demande ce que fout Mao. Il a toujours eu une vie de déluré, mais
j’ai l’impression qu’en ce moment c’est pire que d’habitude. Dire qu’il m’a
reproché de me conduire comme une gosse, alors qu’il ne sait pas s’arrêter
rien qu’une journée. C’est comme cette absence depuis une semaine…
— Kōyō…
Je relève la tête, sortant brusquement de mes pensées, et je croise les yeux
noirs de mon meilleur ami. Il a une mine fatiguée, un look de sortie de lit. Il
devait probablement être avec une fille. Finalement, je ne sais plus si c’est
une bonne chose de l’avoir appelé.
— Ça va ? demande-t-il d’une voix grave.
Il a l’air bizarre. Je n’attendais pas d’effusions de sa part, mais le fait
qu’il reste loin de moi, en tirant la tronche du type qui n’a pas envie d’être là,
c’est pire encore.
— Oui, ça va.
J’ai l’impression que ça fait une éternité qu’on ne s’est pas vus. Il a beau
être là, je me demande seulement s’il en a envie.
— Comment va Dustin ?
— Il est dans un sale état, mais ça devrait aller. Il…
— Quoi ?
— Des gars s’en sont pris à lui pendant qu’il était en train d’emballer un
mec.
— « Emballer un mec » ? répète Mao.
Je hoche la tête. Il me regarde étrangement. Lui non plus ne semblait pas
s’y attendre. Est-ce que j’ai fait la même tête quand Dustin me l’a annoncé ?
Je ne sais pas s’il y a un comportement idéal lorsqu’on annonce ce genre de
chose. Les gens ont tendance à dire « c’est pas grave ». Bien sûr que ce n’est
pas grave.
— Il est gay.
— Et alors ?! soupire Mao. Bon sang, j’ai cru que t’allais me dire un truc
grave. Qu’est-ce qu’on s’en fout qu’il préfère les mecs ?
Il arrive à me faire sourire, et je le reconnais bien là. Il est tolérant. Je lui
dirais que j’ai assassiné quelqu’un qu’il serait toujours Mao et verrait quelque
chose de positif là-dedans.
— Je suis bien d’accord, mais il a été tabassé pour ça.
— Tu veux que j’essaye de les retrouver ?
Sa question est sérieuse. Et même si je lui avais posé la même, je sais que
Mao aurait voulu tenter de venger Dustin. Et ce genre de chose peut mal finir.
— Non, Dustin ne préfère pas. Je veux laisser cette énième merde
derrière nous. Ça ne devrait pas se reproduire, je pense.
— Comme tu veux, soupire-t-il d’un air contrarié.
J’acquiesce, et le silence qui s’ensuit me rend mal à l’aise. Normalement,
ça ne m’arrive jamais avec Mao, on a toujours quelque chose à se dire.
— Tu aurais une clope ? je demande.
— Ouais, je dois avoir ça.
Il fouille dans la poche intérieure de sa veste et en sort un paquet ainsi
qu’un briquet. J’en prends une, alors qu’il appuie sur le briquet et s’approche
de moi. Je sens alors quelques effluves de whisky. Une fois qu’elle est
allumée, je tire sur la cigarette en levant les yeux au ciel. C’est une nuit sans
étoiles.
— Je suis venu dès que j’ai vu ton message.
— Alors tu n’as ni perdu ton portable ni mon numéro de téléphone, je
raille d’un ton ironique.
Il se passe une main dans les cheveux. Il me donne l’impression d’être
perturbé par quelque chose. J’ignore ce qu’il a, mais on dirait qu’il n’a pas
vraiment envie d’être ici.
— Ouais… j’ai eu une semaine compliquée.
— Compliquée ? Le nez dans l’alcool et le cul des filles ?
— Je ne fourre pas mon nez dans le cul des nanas, râle-t-il. Je ne suis pas
un clebs.
— Au temps pour moi, tu y fourres autre chose. Écoute, si tu ne voulais
pas être là, fallait juste m’envoyer un message. Je t’ai pas demandé de quitter
ta bouteille ni ta copine.
— Je t’ai dit que je serais là si tu as besoin de moi.
Je fais tomber la cendre dans le cendrier.
— T’as pas vu ta tronche alors ! Tu tires la gueule, tu dis pas un mot. Tu
as sûrement picolé. Je ne sais même pas ce que tu fous là.
— Je suis là parce que t’as appelé.
Sa nonchalance et son manque d’amabilité me donnent envie de le
frapper et de le pousser à me dire ce qui le rend encore plus antipathique que
d’habitude. J’aurais préféré entendre qu’il était là parce qu’il en avait envie,
pas parce qu’il lance des promesses toutes faites.
— J’avais envie de causer à mon meilleur pote, pas à un gars bourré et
distant, OK ?
— Me prends pas la tête. Je suis pas bourré.
— C’est drôle d’entendre ça, venant de la part d’un type qui a foutu en
l’air ma soirée l’autre jour.
— Tu vas remettre ça sur le tapis ? grommelle-t-il.
— Non, j’ai fini. Rentre chez toi, Mao.
Je suis tellement déçue et confuse que j’en tremble. Je pensais que le voir
allait me faire du bien, mais je me sens encore pire. Je tire sur la cigarette
avant de l’écraser dans le grand cendrier et de lui tourner les talons.
Chapitre 8

Mao

Je peine à finir mon verre. Ce soir l’alcool a du mal à passer. C’est ma


mauvaise conscience qui me le fait payer.
Je suis un connard. J’ai merdé. Autumn avait besoin de moi, et je l’ai
laissée seule, comme le gros enfoiré que je suis.
Je l’ai traitée, comme je traite tous les gens autour de moi. Mais ma Kōyō
n’est pas tout le monde, elle est unique. Quand j’ai écouté son message, j’ai
entendu au son de sa voix qu’elle avait besoin de moi. Sans avoir pris de
douche après ma séance de coucherie et de beuverie, j’ai sauté dans mon jean
pour la rejoindre. À mon arrivée à l’hôpital, je n’avais pas vraiment envie
d’être là et pourtant je voulais être à ses côtés.
Quand je l’ai aperçue, quand elle a glissé ses incroyables yeux verts dans
les miens, je me suis imaginé en train de la serrer contre moi et d’aspirer
toute la tension qui semblait lui nouer les épaules. Mais je n’ai pas pu, je n’ai
pas réussi. Une force en moi m’en empêchait. Je me suis dit que si je la
prenais dans mes bras, j’étais un homme mort. Alors, je me suis contenté de
rester distant, parce que c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour me protéger
de ce que j’ai dans la tête en ce moment.
— Mec, tu ferais mieux d’arrêter de broyer du noir et de régler ton souci.
Je regarde Cade. Je suis un piètre ami en ce moment. Je déconne sec
depuis quelques jours, j’en ai conscience, mais le trouble qui s’est installé
dans mon esprit ne se dissipe pas et je n’arrive pas à le dompter.
— Je ne broie pas de noir, je râle.
— Si tu le dis, mais t’as l’air d’un alcoolique si tu veux savoir. Tu
déconnes un peu trop.
Je le sais… J’ai de plus en plus l’impression de ressembler à mon père.
J’ai passé la semaine à boire pour essayer d’oublier ce qui s’est passé
avec Nina après ma dernière victoire. Imaginer Autumn pendant que j’étais
en train de m’envoyer en l’air… ça m’a ébranlé. Je n’ai pas cessé de penser à
elle d’ailleurs, c’est pour ça que j’ai bu autant. J’ai même essayé de coucher
avec une nana, juste avant qu’elle appelle hier, pour me persuader que ça ne
recommencerait plus, mais…
Je n’ai pas réussi à aller au bout.
Putain, qu’est-ce qui m’arrive ?
J’ai l’impression que quelque chose s’est débloqué dans mon esprit, que
j’ai pris conscience d’une chose qui sommeillait jusqu’alors… Ou bien, je
suis détraqué et je deviens complètement dingue.
— Combien je te dois ? je demande à Cade.
Elle me manque. J’aurais dû rester avec elle, mais quand elle m’a envoyé
chier, j’étais trop content de pouvoir me barrer et de fuir. Ça m’évitait de la
regarder, d’avoir la tentation de la toucher.
— Douze dollars, dit mon meilleur pote.
Je dépose un billet de vingt en me redressant.
— Je vais y aller.
— Ça va aller ? demande Cade, le front plissé.
Il a l’air inquiet pour moi. J’ai pas besoin de ça.
— On s’appelle, je lui réponds en lui tournant le dos.
Une fois dans ma voiture, je sais qu’il faut que je rentre, il est plus de
1 heure du matin, mais je n’en ai aucune envie. Je me gare devant l’épicerie
et en sors quelques minutes plus tard. Il me faut une dizaine de minutes
supplémentaires pour m’arrêter devant chez Autumn. Il y a de la lumière,
alors je frappe sans réfléchir. C’est elle qui m’ouvre, elle semble étonnée de
me trouver là.
La voir me rend aussi nerveux qu’heureux. La voir me trouble et remue
l’étrange bordel que j’ai dans la tête depuis plus d’une semaine.
— Mao ? Mais…
Un bâillement adorable l’empêche de poursuivre sa phrase.
C’est vrai qu’elle rentre à peine du boulot. Elle bosse demain et, moi, je
débarque comme un connard alors qu’elle voudrait probablement aller se
coucher. Ses cheveux sont coiffés en une queue haute. J’aime quand elle les
attache, mais encore plus quand elle les laisse déliés. Quand ils sont libres au
vent. Depuis que je suis gosse, leur couleur, leur longueur et leur beauté
m’ont toujours captivé. Aucune femme n’a les cheveux aussi beaux qu’elle.
— Il est tard, je sais…
Elle s’appuie contre le cadre de la porte. Je ne sais pas si elle est en
colère, mais elle ne me facilitera pas la tâche, aujourd’hui, elle n’en a pas
envie. Je la comprends, j’ai vraiment déconné.
— Insomnie ? demande-t-elle d’un ton ironique.
Entre autres…
— Je suis désolé d’être parti comme un connard hier et…
Elle pousse la porte en soupirant.
— J’étais en train de me faire un café, tu en veux un ?
Je souris, je ne la mérite pas. Elle tourne déjà les talons. En gros, j’entre
ou je me casse. Elle me laisse choisir.
— Ouais.
Je ferme la porte derrière moi et la suis dans la cuisine où elle sert deux
cafés. Je m’assieds à table. Je connais cette maison par cœur, c’est comme si
j’y avais toujours vécu. C’est un peu le cas d’ailleurs. Comme il n’y avait pas
de parent ici, je pouvais y rester quand ça n’allait pas chez moi. Combien de
fois, Autumn et moi avons joué au papa et à la maman pendant qu’on
surveillait ses frère et sœur alors que sa mère picolait quelque part.
— Je t’ai ramené de quoi me faire pardonner, je dis.
Elle arque un sourcil, mais je sais qu’elle l’avait déjà repéré et qu’avec
cet énorme paquet de bonbons, je suis à moitié pardonné.
— Si tu continues à ce rythme-là, je vais prendre dix kilos, soupire-t-elle
en s’asseyant à côté de moi.
Elle pourrait les prendre sans souci, elle resterait belle et surtout mince. À
mon avis, elle ne dépasse même pas les cinquante kilos, ou alors de justesse.
— Mais ça tombe bien, j’avais fini les autres.
— Déjà ?
En m’ignorant, elle ouvre le sachet et ses yeux se mettent à briller,
comme depuis toujours quand je lui achète des bonbons. Je ne me lasserai
jamais de cette étincelle stupide qui les anime comme si c’était un cadeau
précieux. Elle plonge la main dedans et en sort plusieurs.
— Comment va Dustin ? je demande.
— Il déguste un peu, mais ça va. C’est un roc, il a connu pire. Il faut juste
que ses blessures guérissent maintenant.
— Et toi, comment tu vas ?
Elle rougit un peu, comme elle le fait parfois sans que je comprenne
pourquoi. Elle est belle quand elle s’étonne qu’on pense à elle.
— Ça va, ça va. Un peu fatiguée ce soir. Il faut que je trouve de quoi
payer l’hôpital.
— Je peux…
— Non, dit-elle en secouant la tête. Je vais déjà rattraper mes heures au
Whole, et je verrai comment m’organiser pour faire des heures
supplémentaires.
— Tu vas te tuer à la tâche, c’est n’importe quoi.
— Au pire, je bosserai les dimanches et puis voilà.
— Et puis, tu risques d’être débordée et malade. Tu bosses déjà beaucoup
trop. Le dimanche, c’est ton seul jour de repos.
— Mais non, ça va aller.
Je grogne. Elle est têtue et bornée. Il n’y a rien à faire, elle reste campée
sur ses positions. C’est aussi ce qui fait sa force, ce qui la rend si
indépendante.
— Tu le sais, je n’accepterai pas.
— Tu n’acceptes jamais rien. Je ne peux jamais t’aider, je bougonne.
— Tu sais ce que je pense des dettes d’argent, des prêts…
— Ouais, mais toi et moi, c’est pas pareil.
— Je ne veux pas te devoir de l’argent, je ne veux rien devoir à personne.
C’est un principe de base.
— Ça t’éviterait de galérer pourtant, en plus tu sais que je peux.
— Ce n’est rien qu’une galère de plus, souffle-t-elle avant de boire une
gorgée de café. Ça va aller, Mao. Si vraiment j’ai un souci, je te demanderai.
Autumn joue avec deux bonbons alors que j’attrape ma tasse à café.
J’acquiesce, même si je sais qu’elle ne le fera jamais. J’ai ma fierté quand je
fais des combats pour calmer mes sautes d’humeur, elle a la sienne à vouloir
tout régir d’une main de fer. C’est ce qui la distingue de sa mère.
— En parlant de galère, toujours pas de nouvelles de ta mère ?
Elle souffle.
— Non, elle a disparu du paysage. Évanouie dans la nature.
— Putain, elle est vraiment dingue.
— Elle va revenir la bouche en cœur, en croyant que tout va bien. J’ai
juste envie de lui foutre mon poing dans la gueule.
— Je comprends.
Autumn semble abattue.
— Si tu avais un superpouvoir, ce serait quoi ? je demande.
Elle me regarde étrangement, puis souris. Quand on était gosses et qu’on
se sentait tristes à cause de nos vies, on essayait de rendre le monde plus beau
en nous imaginant ailleurs.
— Il faut que je réfléchisse. Je crois que je voudrais avoir le pouvoir de
voler, dit-elle en faisant disparaître un bonbon dans sa bouche.
— On ne peut pas avoir le même, c’est mieux d’avoir chacun une
particularité. Dans ce cas-là, je voudrais pourvoir voyager dans le temps. Je
changerais toutes les choses injustes.
— On ne peut pas trop jouer avec le temps, les effets de tous ces
changements ne sont pas toujours bons pour le futur, et si jamais ça ne nous
plaît pas…
Je souris.
— J’empêcherais ma mère de mourir et je ferais en sorte que la tienne ne
commence jamais à boire et à se droguer.
C’est étrange, mais je pense que les changements ont forcément des
répercussions. Quel serait l’impact sur l’avenir si certaines personnes venues
du futur altéraient un élément du passé, aussi petit soit-il ?
— Mais si à cause de ces changements, on ne se rencontrait jamais ?
répond-elle. Je serais triste d’être dans un monde où je ne te connais pas,
Mao.
Ce serait impossible.
— Tu veux dire que pour que certaines bonnes choses arrivent on doit
forcément passer par des difficiles ?
Kōyō hoche la tête.
— Je ne sais pas… oui, peut-être. Si tu faisais que ma mère change, peut-
être que Dustin et Avery ne seraient pas là. Même si notre vie n’est pas belle,
je n’ai pas envie d’imaginer qu’ils ne puissent jamais avoir existé. Modifier
un infime détail peut tout changer.
— Je ne changerais rien au passé si je devais te perdre par la même
occasion.
Elle tourne la tête vers moi et me sourit. De ce sourire parfait qui rend
mon monde plus supportable. Mon cœur bat soudain plus vite, comme s’il se
réveillait tout à coup, comme s’il s’élevait au son de ses mots et de sa joie.
— Tu volerais jusqu’où si tu pouvais ? je demande.
Je sais précisément où je voudrais m’envoler avec elle.
— Au Japon, répond-elle d’une voix joyeuse.
J’ai dû lui parler du Japon des tonnes de fois, autant qu’elle me l’a
demandé. Comme la dernière fois, quand je l’ai ramenée chez elle.
— Je veux voir les cerisiers en fleur, les montagnes, le village des cerfs et
l’automne.
L’automne… ça fait des lustres que je ne l’ai pas vu s’épanouir dans mon
pays natal, mais j’ai au moins le privilège qu’il soit réincarné ici devant mes
yeux.
— Je voudrais visiter ce pays où tu es né.
— J’arrêterai le temps pour qu’on puisse rester aussi longtemps que tu
veux.
— Ce serait tellement bien.
Quand on était petits, on pensait que nos soucis disparaîtraient en
grandissant, puis nous sommes devenus de jeunes adultes, et la réalité nous a
rattrapés. Mais encore maintenant, j’aime à penser qu’un jour je l’emmènerai
au Japon, pour qu’elle puisse observer le changement de couleurs des feuilles
en automne.
Lorsqu’elle attrape une langue dans le paquet de bonbons et se met à la
sucer, j’essaye de regarder autre chose, de ne pas penser au trouble qui
m’envahit. Mais je n’y arrive pas, je la fixe, tout en buvant une gorgée de
café. De tous les bonbons qu’elle pouvait prendre, il a fallu qu’elle mange
celui-là devant moi ? La voir s’amuser avec cette sucrerie me donne des
idées. Des idées qui m’ont trotté dans la tête toute la semaine.
Je me fais l’effet d’être un psychopathe.
— Et toi ?
Ses mots me prennent au dépourvu.
— Comment ça, moi ?
— Qu’est-ce qui se passe, Maoko ? demande-t-elle d’une voix douce.
Quand elle m’appelle comme ça et qu’elle plante ses yeux dans les miens,
je ne réponds généralement de rien. C’est de cette manière qu’elle a su me
faire avouer que mon père me frappait. Mais cette fois-ci, je ne peux pas lui
dire la vérité. Parce que moi-même, j’ignore pourquoi j’ai tant envie.
— Rien de bien particulier. Tu ne devrais pas t’inquiéter avec ça, tu as
suffisamment à penser.
Elle se pince les lèvres.
— Jolie pirouette, mais tu fais partie de ma vie, Mao. Et quand tu ne vas
pas bien, j’ai envie de t’aider.
— Je vais bien, ne t’en fais pas. C’est juste un peu plus le bordel que
d’habitude dans ma tête.
— Pourquoi ?
Le bâillement qui lui échappe est ma porte de sortie. Je ne peux pas rester
plus longtemps.
— Tu ferais mieux d’aller te coucher, et je devrais en faire autant, je dis
en me redressant. Je suis là alors que tu bosses demain.
— Mais…
Autumn semble légèrement tiraillée, déçue et perdue, mais la fatigue
l’emporte sur sa curiosité. Je m’en veux d’avoir débarqué comme ça. Mais en
même temps, j’avais besoin de la voir, de me repentir auprès d’elle. C’est
logique qu’elle veuille des explications quant à mon humeur de merde, mais
je ne peux pas lui avouer la vérité. Comment lui dire que j’ai envie d’elle
alors que je l’ai toujours considérée comme intouchable ?
— J’avais besoin de venir pour m’assurer que tout allait bien entre nous
et pour m’excuser aussi. Ça pouvait attendre demain, désolé, Kōyō. Va te
coucher.
Quand je me dirige vers la porte, elle me suit.
— Mao ?
Je ferme les yeux une seconde et inspire profondément.
— Oui ?
— Est-ce que c’est moi ?
— Toi ?
Putain… Oui, c’est toi, Kōyō, mais je suis l’unique responsable.
— Est-ce que c’est ma faute ? demande-t-elle.
Me tournant vers elle, je la scrute. Elle paraît triste. Merde…
— Pourquoi ce serait ta faute ?
Elle fait un pas supplémentaire. J’aimerais la serrer contre moi, mais je
sais que j’aurais aussi envie de glisser mes mains dans ses cheveux, de
caresser ses joues, de la…
Merde, je suis excité. Il faut que je parte avant de faire quelque chose qui
pourrait nous coûter notre amitié, elle est bien trop précieuse.
— Tu es ma seule connexion avec le monde réel, Kōyō.
Un petit sourire se dessine sur son visage fatigué.
— Fais attention à toi, Mao.
C’est plus fort que moi, même si mon cerveau me dit de ne pas le faire, je
me penche vers elle et je l’embrasse sur le front.
— Oyasumi, Kōyō.
— Bonne nuit, Mao.
Chapitre 9

Autumn

Je finis mon service quand je reçois un message de Cade. On ne


communique par SMS que rarement, alors je sais déjà que ça concerne Mao,
et je crains le pire.
Salut, ma belle. Je sais que tu as probablement mieux à faire, mais j’ai peur que si Mao reprend sa
voiture, il ne rentre pas vivant.

En soupirant, je me demande s’il compte attendre de choper une cirrhose


avant de comprendre qu’il abuse de la boisson. Je réponds à Cade :
J’arrive.

Je pourrais effectivement l’envoyer chier, mais je me connais, j’en suis


incapable. C’est mon meilleur ami, je ne peux pas le laisser ainsi. Cela dit, le
fait qu’il boive autant commence sérieusement à me faire chier. Il a toujours
eu un mode de vie débridé depuis qu’il a tenu tête à son père mais là… Je
n’appelle plus ça faire la fête, mais boire comme un trou. Et ça, je n’ai pas
envie de le vivre avec lui aussi. J’ai assez subi avec ma mère.
Je range mon téléphone dans la poche de mon jean et attrape mes affaires.
Tim m’a dit qu’il ne veut pas que je rattrape mes heures et qu’il me paiera
quand même. J’ai failli chialer dans ses bras quand il m’a annoncé ça ce soir.
Je lui suis tellement reconnaissante. Il faut quand même que je trouve un
moyen de réunir les deux mille cinq cents dollars que je dois à l’hôpital sans
qu’on se retrouve dans la merde. Je pourrais danser au sex-shop mais…
En partant, je salue mes collègues du restau, puis je prends la direction de
l’arrêt de bus pour me rendre dans le centre-ville. Bien que j’aie mon permis,
nous n’avons malheureusement pas les moyens d’avoir une voiture pour
l’instant. Ce serait pourtant indispensable. Mais ce n’est pas le plus urgent,
tant que les transports en commun sont là. Enfin, je vais donc ramener Mao
chez lui avec sa voiture et le dégommer au passage. Je m’installe à l’arrière
du bus quand il arrive et je pose la tête contre la vitre.
Comme si j’avais que ça à faire…
Quand Mao a débarqué hier, on aurait dit qu’il avait une horde de démons
à ses trousses et qu’il avait besoin de moi pour s’en débarrasser. J’ai cru qu’il
voulait me parler de ce qui n’allait pas, mais il a éludé mes tentatives d’en
savoir plus. Quelque chose le perturbe, et il ne veut pas m’en parler, c’est
bien la première fois.
Il me manque, d’autant plus que j’ai la sensation d’avoir de moins en
moins de place dans sa vie. Je veux comprendre ce qui le trouble autant.
Je descends du bus quand il arrive au centre-ville et je me dirige vers le
11929. Un gorille en costard ouvre la porte. Normalement, le code
vestimentaire, c’est « tenue correcte exigée ». Avec mon débardeur rouge,
mon pantalon kaki et mes baskets, je ne suis pas certaine de rentrer.
— Salut, Autumn.
Heureusement, comme son meilleur ami est la star du bar, ça nous permet
d’obtenir certains laissez-passer.
— Bonsoir, je dis en souriant.
— Cade m’a prévenu que tu devais arriver. Vas-y, entre.
— Merci.
Je me faufile à l’intérieur du bar. La dernière fois que je suis venue ici, ça
s’est mal terminé, je pense que ce soir ça ne se finira pas mieux. Il est tard
mais il y a de l’affluence. Je repère de suite Mao accoudé au comptoir. Cade
est occupé avec une commande non loin de lui. Je m’avance jusqu’à eux.
Mao tourne la tête vers moi à mon arrivée et me lance un sourire radieux.
— Kōyō…
— Tu…
Bien qu’il soit bourré, il arrive à m’attirer dans ses bras et à me serrer
contre lui. Il embrasse mon épaule nue et malgré son état, je ne peux
m’empêcher d’avoir quelques frissons. Je m’écarte légèrement quand il
relâche son étreinte.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? demande-t-il.
Il a les yeux légèrement brillants, mais il sait tenir l’alcool.
— Peut-être que j’avais besoin de te parler et que c’est ici que tu passes
tout ton temps. Alors, je m’adapte à ton mode de vie.
Je vois dans ses yeux noirs un peu d’incertitude, de regret. Je me sens
légèrement soulagée d’être encore capable de le toucher un peu.
— Rentre chez toi, Kōyō. Tu viens de finir ta journée de boulot, tu ne
devrais pas être ici. Tu vas être fatiguée demain.
La faute à qui ?
Un rire m’échappe. Il aimerait que je fuie pour être tranquille, mais il
n’en est pas question. Je suis aussi bornée que lui quand je décide de l’être.
— Toi non plus.
— Salut, ma belle, lance Cade en arrivant vers nous.
Je lui souris.
— C’est toi qui l’as appelée ? grommelle Mao. Tu crois pas qu’elle avait
autre chose à foutre ?
Mao est en colère, mais Cade assume, il ne se laisse pas démonter.
— Je sais bien, mais vu que tu exagères, je me suis dit que ça te ferait
peut-être réagir.
— Réagir de quoi ? siffle-t-il.
— Tu picoles trop, mec.
— Oh ! tu as peur de moi, Maoko ? je demande.
Il hausse les épaules en marmonnant une insulte. Je ne peux m’empêcher
de sourire. Il n’a pas l’air d’aimer la façon dont Cade et moi lui parlons.
— Rentre chez toi !
Je secoue la tête. On peut jouer à ce jeu longtemps s’il le veut. Comment
le pousser à me parler de ses problèmes ? Comment en est-on arrivés là, alors
qu’avant on se disait tout ?
— C’est aussi mon job de prendre soin de toi. Depuis toujours.
— Rentre chez toi, répète-t-il. Je n’en vaux pas la peine.
— En ce moment, c’est vrai. Mais je suis là quand même. Allez, je te
ramène.
Cade semble inquiet, il surveille Mao comme s’il avait peur qu’il me
saute dessus. Mais mon meilleur ami ne me ferait jamais le moindre mal, du
moins physiquement.
— Je peux rentrer seul, grogne-t-il en attrapant son verre.
— Et risquer de crever ? T’as raison, ouais, je réponds en lui arrachant
des mains.
Comme il ne reste qu’un fond, je le termine. L’alcool me brûle limite la
gorge. Il me lance un regard furieux. Je suis certaine qu’il n’accepterait pas
ça d’une de ses conquêtes du soir. Je n’ai pas peur de lui, je n’aurai jamais
peur de lui. Même s’il pense qu’il ressemble à son père et qu’il pourrait un
jour frapper les gens s’il ne canalisait pas ses colères. Moi, je sais qu’il ne me
ferait jamais de mal.
— Les autres soirs, j’y arrive sans soucis. Franchement rentre chez toi,
Autumn ! Tu ne devrais pas être ici.
Il me gave à me dire où je devrais être.
— Les autres soirs, t’as eu du bol. Maintenant tu vas me suivre, parce que
si je suis ici, c’est entièrement ta faute.
Il écarquille légèrement les yeux. Je lui rends son regard, je le soutiens
même. Je n’en démordrai pas, quitte à passer une nuit blanche. Tant pis.
Soudain, sans un mot, il se redresse.
— Vous me cassez les couilles, lâche-t-il.
— Tes clés ? je demande.
Il me les donne et se dirige vers la sortie.
— Ça va aller ? lance Cade.
Il ne semble plus si sûr que ce soit une bonne idée, mais je lui souris.
— Ne t’en fais pas, avec moi il grogne plus qu’il ne mord. Tu as eu
raison.
— Appelle-moi si jamais il y a un souci. Le bar ferme dans une heure.
J’acquiesce et rejoins Mao.
— Il me fait chier ce connard.
— Qui ça, Cade ? Il pense à toi.
— Tu parles !
Quand nous arrivons devant sa voiture, je déverrouille les portières et
monte. J’allume le contact et je me mets en route direction son appartement.
— Franchement, tu ne pouvais pas rentrer chez toi ? grommelle-t-il entre
ses dents.
— Et toi ? j’aboie. Tu ne peux pas arrêter de picoler ? Tu attends quoi ?
De choper une merde, genre une cirrhose ?
Il ne répond pas.
— Tu attends de te bousiller la santé, d’être tellement plein que tu feras
une connerie et tu me laisseras seule, c’est ça ?
J’entends son soupir. Je suis tellement en colère que mes bras en
tremblent.
— Je ne te laisserai jamais seule, annonce-t-il plus posément.
— On ne dirait pas, putain de merde. Tu fais chier, Mao !
Je me concentre sur la route, j’essaye d’inspirer puis d’expirer pour
maîtriser toute cette rage qui enfle soudain en moi. Je m’arrête au feu rouge.
Aucun de nous ne parle plus, je sens que si j’ouvre la bouche, je vais exploser
façon geyser. Voilà que son comportement, ses absences, tout ce qui me pèse
sur le cœur depuis quelques jours remonte à la surface.
Je me gare devant son immeuble quelques minutes plus tard, et nous
sortons de la voiture. Il ne dit toujours rien. Je pourrais le laisser ici tellement
il m’agace, mais je veux m’assurer qu’il s’endorme avant de repartir à la
maison.
— Tes clés ? je demande.
— Dans ma poche.
— Tu attends quoi pour les sortir ?
Je m’impatiente, et il s’en amuse.
— Que tu viennes les chercher !
Bon sang !
Il sourit comme un idiot et lève les bras en l’air pour me laisser fouiller
ses poches. Je glisse ma main dans une de celles à l’avant et trouve ce que je
cherche. Une fois dans son appartement, je tombe des nues. Lui qui est
toujours si maniaque… Son appartement est une turne. Sur la table basse
s’empilent des canettes de bière et des cartons de pizzas. Il y a des fringues
qui traînent par terre et dans le fauteuil. C’est dégueulasse.
— Ça y est, tu m’as ramené, t’es contente ?! ricane-t-il en allant vers la
cuisine. Tu te rends bien compte que je t’ai laissée faire ?
Je prends sur moi pour ne pas péter un câble. Il se dirige vers le frigo et
en sort une bière.
Il se fout de ma gueule ou quoi ?
Encore une fois, je la lui arrache des mains. Il grogne quelque chose que
je ne comprends pas.
— T’as pas besoin de ça, juste de ton lit.
— D’habitude, il y a toujours une fille dedans. Tu viens ? dit-il en calant
ses mains sur mes hanches.
Mes joues rosissent et pas seulement parce qu’il me trouble à me toucher
ainsi. Je suis en colère. Dans n’importe quelles autres circonstances je me
serais sentie contente qu’il fasse ça, mais pas ce soir. Je pose la canette sur le
plan de travail et le repousse aussi violemment que je le peux.
— Tu veux jouer à ça, Kōyō ?
— Il n’y a que toi qui joues ici !
— C’est sûr, toi t’es tellement frigide, sauf avec les autres…
— Quoi ?
Il secoue la tête et quitte la cuisine. Je l’ai déjà vu bourré mais jamais
dans cet état.
— Va te coucher, Mao.
Une fois dans sa chambre, il se laisse tomber sur son lit. Cette pièce n’est
guère mieux que le reste de l’appartement. Ici aussi il y a des bouteilles
d’alcool, des fringues et j’en passe. Putain, mais qu’est-ce qu’il a fait cette
semaine ?
— Kōyō…
Je me tourne vers lui. On dirait pendant une fraction de seconde qu’il me
parle par-dessus l’alcool, que c’est lui, et non ce gars bourré. Il me tend la
main, je m’avance jusqu’à lui et retire ses chaussures.
— J’ai besoin de toi, dit-il en caressant tendrement mon bras.
La colère est soudain plus forte que les frissons qu’il fait naître sur ma
peau.
— Non ! je siffle. Non, tu as besoin de te faire aider, mais pas de moi. À
croire que je suis disponible uniquement quand ça remplace quelque chose en
ce moment. Tu es bourré comme un trou, tu passes ton temps à picoler et…
tu sais ce que j’en pense pourtant.
— Kōyō…
— J’ai torché le cul de ma mère quand elle était à quatre pattes ivre
morte, j’ai ramassé son vomi, je l’ai lavée, bordée, mise au lit, j’ai jeté ses
bouteilles vides. Et je ne parle que de l’alcool. J’ai fait tellement plus pour
elle qu’elle n’a jamais fait et n’en fera jamais pour nous.
— Je sais…
Là encore, quand je sens une larme de colère couler sur ma joue, j’ai
l’impression qu’il redevient lui. Ses yeux noirs me fixent intensément. Je
l’essuie d’un revers de main. Je me sens seule ces derniers temps. Lorsqu’il
n’est pas là, c’est comme si je perdais une part de moi.
— Tu sais ? Tu sais, mais tu t’en branles ! Parce que tu fais quoi en ce
moment ? Tu me fais revivre ça, tu sais pourtant que j’en ai chié, qu’on en
chie toujours ! J’ai pas envie de te perdre, Mao. Je ne vais pas te regarder te
foutre en l’air, parce que tu penses que sans l’alcool et la baston tu
ressembleras à ton père. Je te l’ai déjà dit que tu n’étais pas lui et que tu ne le
serais jamais. Pourquoi tu…
Je ferme les yeux et soupire alors qu’il semble soudain ne plus être
capable de lutter contre la fatigue. Ça ne sert à rien de discuter ce soir.
— Kōyō…
Bon sang ! Je le regarde alors qu’il s’endort.
— J’ai baisé avec une fille en imaginant que c’était toi. J’ai pensé à toi
pendant que…
Mon cœur se contracte soudain si fort que je pose une main sur ma
poitrine pour soulager la douleur. Sa phrase reste en suspens et la fin
demeurera à jamais dans l’oubli, mais ce que j’ai entendu sonne le tocsin
dans mon esprit. Ses mots se répètent à l’infini dans ma tête, et ils rythment
les battements de mon palpitant.
Troublée, je le regarde. Il dort profondément. Je tire légèrement la couette
pour la mettre sur lui, et je quitte la chambre, craignant qu’elle ne soit en
proie aux flammes. Une fois à la cuisine, je m’empare de la canette de bière
que je lui ai confisquée et je bois une longue gorgée. Je finis par la boire en
entier et me laisse tomber dans le fauteuil.
Ses paroles ne me quittent pas, elles m’obsèdent avec une telle puissance
que c’en est terrifiant. Je ne peux pas croire ce que j’ai entendu, je ne peux
pas… et pourtant, c’était réel. Je ne peux pas oublier. Une part de moi est
comme envoûtée alors que l’autre est effrayée. Je ne sais pas si je dois être
ravie d’avoir entendu ça ou pas. Il était bourré après tout, mais…
Ça pourrait expliquer pourquoi il était si distant ces derniers temps, et
d’autres choses aussi. Je peine à croire qu’il ressente de l’attirance pour moi.
D’un côté, j’ai toujours souhaité qu’il me voie autrement que comme son
amie et d’un autre, je ne sais pas si j’avais envie de découvrir qu’il a sauté
une fille en m’imaginant à sa place…

— Kōyō…
Je me laisse aller dans ses bras, alors qu’il m’attire sur ses genoux. Ses
mains glissent sur mes cuisses, me caressent. Je n’ai jamais ressenti autant de
douceur et de sensualité.
— Tu sais que… Kōyō ?
Kōyō ?
Quelque chose me bouscule, me perturbe, et l’image que j’ai devant les
yeux s’effrite. Je sors soudain de mon sommeil en sursautant. Mon Dieu,
j’étais en train de rêver. J’ouvre les yeux en grand, même si la lumière me fait
mal, et je croise le regard de Mao. Torse nu, les cheveux humides, juste vêtu
d’un bas de jogging, il est troublant. Je rougis quand il sourit. Puis je me
rappelle ses mots d’hier soir…
— Doucement, dit-il. Prends ton temps.
J’ai bu une deuxième bière hier soir et comme j’avais une insomnie, j’ai
rangé tout son appartement. J’avais besoin de faire quelque chose, de
canaliser un peu le doute qui m’assaillait. J’ai dû m’endormir au matin.
— J’ai fait du café, tu en veux ?
Après avoir hoché la tête, je m’étire et le rejoins à la cuisine.
— Tu veux que je te prépare quelque chose ?
Je me sens trop nouée pour manger quoi que ce soit. Et comment peut-il
être aussi frais et matinal alors qu’il était murgé comme pas possible ?
— Je pensais que tu serais partie à mon réveil.
— Ça t’aurait arrangé, je raille.
— Pourquoi tu dis ça ? demande-t-il en me regardant par-dessus son
épaule.
— Rien…
Ses mots sont toujours gravés dans mon esprit. Je n’arrive pas à les
oublier. J’ai du mal à le regarder en sachant cela.
— Merci d’avoir rangé l’appartement, tu n’aurais pas dû. Je…
— C’était une turne !
Enfin, j’ai fait tellement pire dans ma vie. Il a un air sincèrement désolé.
Il se sent coupable.
— Je suis désolé, tu sais. Encore…
— « Désolé » de quoi ?
— Pour ces derniers jours, pour hier surtout…
Peut-être qu’il va parler de ce qu’il a dit.
— Je suis désolé d’être un ami aussi con et pitoyable. Je sais que tu
galères avec ta mère, je n’avais pas envie de te la rappeler.
En fait, non…
— Ah…
Je n’arrive pas à masquer ma déception.
— Quoi ? lance-t-il en se tournant vers moi.
Il s’avance avec deux tasses à la main et les pose devant nous. J’essaye de
ne pas fixer son torse.
— Rien.
— Je vais arrêter.
J’ai envie de rire. Comme si…
— « Arrêter » quoi ? C’est ton mode de vie. Tu te bats, tu picoles et tu
baises. Tu comptes arrêter ça ?
— Au moins de boire comme un connard pour rien. Je n’ai pas envie de
te perdre ni de te faire du mal pour des conneries.
Je me mordille la lèvre. Je me sens tellement perturbée par sa présence, sa
proximité, ses mots. Il m’a dit qu’il avait pensé à moi pendant qu’il
s’envoyait en l’air, et il compte toujours le faire ? C’est moi ou il y a un
problème ? Non vraiment, je ne comprends pas.
— Tu te souviens, ce que tu m’as dit hier ?
Il me regarde bizarrement.
— Je ne sais pas, non. Je me souviens que tu as gueulé à propos de ta
mère, mais c’est tout. J’ai pas mal bu… je t’ai blessée ?
— Non, mais tu vas continuer de baiser des nanas en pensant à moi ou
pas ?
Ses grands yeux noirs s’écarquillent.
— Tu… quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je ne fais que répéter tes mots !
— Je n’ai…
— Tu as dit ça, certes avec un gros coup dans le nez, mais tu l’as dit,
Mao. Et si toi tu joues les amnésiques, moi je n’ai pas oublié.
Il se frotte les cheveux. Il est clairement perturbé, au moins autant que
moi.
— Bon sang, ça fait des jours que tu bois, que tu ne me parles pas. Il a
fallu que je t’appelle à cause de Dustin pour que tu viennes, sinon tu aurais
continué à m’ignorer. Cartes sur table, Mao, comme toujours.
— Je n’ai…
— Putain, tu te rends compte qu’on n’arrive plus à être comme avant tous
les deux ?
Un rictus lui échappe.
— Tu veux que je te dise quoi ? rugit-il. Que j’ai pensé à toi pendant que
je m’envoyais en l’air avec une nana ? Ouais, c’est arrivé, putain de merde, je
l’ai prise pour toi pendant que j’étais en train de la baiser.
La rage dans sa voix me donne des frissons.
— Je…
— C’est impardonnable. Je n’arrive pas à l’oublier. J’ai picolé pendant
une semaine et je t’ai évitée, parce que c’est pas normal que je ressente ça.
Son ton est tellement acerbe que j’en tremble. Et son visage est
méconnaissable. On dirait que la colère l’habite, qu’elle a pris possession de
lui.
— « Pas normal » ? je dis d’une petite voix.
— Non, c’est pas normal. Je ne peux pas ressentir ça, tu es ma meilleure
amie. Tu es bien trop sacrée à mes yeux. C’est sale…
Son regard suffit à me blesser comme jamais. Il est celui qui me protège
de tout et des méchants depuis toujours. Je déglutis, j’ai mal au cœur, à
l’âme. Je crois que je n’ai jamais rien entendu d’aussi vexant, et pourtant j’en
ai entendu des choses. Il trouve ça sale d’éprouver de l’attirance pour moi ?
Je me sens souillée, stupide. Les mots me manquent, je n’arrive pas à parler,
mais je suis fière de moi, les larmes ne coulent pas. La déception m’empêche
de pleurer.
— Je crois qu’il vaut mieux qu’on ne se voie pas, le temps que je
retrouve mes esprits.
Plus il parle et plus je le déteste.
Plus il parle et plus j’ai envie de m’enfouir six pieds sous terre.
Hier soir, je l’avoue, j’étais heureuse quelque part, je me disais que je
n’étais peut-être pas la seule à ressentir ça, maintenant je n’arrive même pas à
exprimer ce que j’ai dans le cœur. Tout me semble sale. J’ignorais que j’étais
répugnante à ce point, et la brusque réalité est suffocante.
— Parce que picoler et avoir une vie de débauché, c’est plus sain que
d’avoir de l’attirance pour moi ?
Mes mots sont hésitants, ma voix tremble, mais au moins, j’ai réussi à
parler. Je le fixe toujours dans les yeux en attendant sa réponse. Son visage
reste crispé et tendu.
— Ouais, parce que c’est malsain de ressentir ça. Je ne peux pas accepter
ça. Tu es ma meilleure amie, ma connexion avec la réalité, je peux pas avoir
envie de te baiser. C’est contre nature.
J’ai l’impression d’étouffer à chaque fois qu’il parle. Je me sens
probablement comme ces filles qu’il laisse tomber après utilisation. Sauf
qu’elles, elles…
— Je comprends…
— Tu voulais qu’on mette cartes sur table. C’est fait…
J’ignore pourquoi, mais je souris. Sans doute pour masquer le tourbillon
d’émotions qui me ravage de l’intérieur.
— Au moins, il n’y a plus d’ambigüité.
Après avoir tourné les talons, j’attrape mon sac dans le salon.
— Autumn…
— Ne plus se voir, c’est bien, je crache. Tu pourras retrouver tes esprits.
J’évite de le regarder, c’est trop dur pour moi. Il faut vraiment que je
sorte parce que je sens que le chagrin va me faire exploser d’un moment à
l’autre, et même s’il me connaît par cœur, même s’il sait que je suis triste, je
n’ai pas envie qu’il voie mes larmes.
— Kōyō…
La porte claque derrière moi quand je quitte son appartement. Une fois
dans le couloir, je cours jusqu’aux escaliers et j’ouvre brutalement les vannes
de mon chagrin sans maîtriser les sanglots qui m’échappent.
Chapitre 10

Mao

Perdu, je fixe nos deux tasses pleines. Je n’ai rien compris. Elle m’a
balancé cette bombe en pleine gueule comme un putain d’uppercut et elle m’a
foutu absolument K-O. Je ne me rappelle pas lui avoir avoué ça, mais comme
je ne l’ai dit à personne, ça a dû m’échapper à un moment quand elle me
sermonnait dans la chambre avant que je m’endorme. Comment j’ai pu être
aussi négligent ? Ces mots n’auraient jamais dû franchir mes lèvres, elle
n’aurait jamais dû être au courant.
Je frappe violemment mon poing contre le mur. Putain de merde ! Il faut
que je m’occupe, que je fasse quelque chose avant de péter un plomb et de
me laisser ensevelir. Je me dirige vers la seconde chambre de mon
appartement, transformée en salle de sport. Il y a un banc de musculation, des
haltères et quelques vieux cartons sur le lit. J’enfile mes gants, sans prendre
le temps de mettre des bandes, et me place face au mannequin
d’entraînement. Je lui envoie un coup, puis un autre et encore un. Il m’en faut
beaucoup plus…
Et maintenant ?
Maintenant je suis là comme un connard et je ne sais quoi faire. Je viens
de foutre ma meilleure amie à la porte, je l’ai dénigrée comme jamais. Mais
qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? L’embrasser ? La sauter ?
Non ! Jamais.
J’envoie un violent crochet du gauche et le mannequin titube.
Je m’en veux d’être aussi faible, d’être celui qui fait tout foirer, encore…
Je ne peux pas éprouver ce genre de chose pour elle. Ce n’est pas normal.
Entre nous c’est beaucoup plus que de la baise et des pensées débridées.
Je frappe encore.
Autumn n’est pas comme ça, je ne dois pas la voir de cette manière. Je
dois trouver le moyen d’effacer toutes les pensées impures que j’aie à son
égard et ce trouble qui m’envahit et commence à me rendre dingue. Elle est
ma meilleure amie depuis toujours, celle que je protège des autres, y compris
de moi. Elle est intouchable, interdite.
Je ne sais pas si c’est les coups que je me suis pris dans la gueule qui me
font dérailler aujourd’hui ou si c’est l’alcool qui me rend con, mais je dois
faire quelque chose. Trouver le moyen que ça cesse et recouvrer mes esprits.
Autumn, c’est non. Définitivement non.
Je ne peux pas.
Il faut que je me calme. Je ne peux pas dérailler alors qu’elle est
infaillible.
Autumn…
Mais quand même, la mettre à la porte, lui dire qu’on ne doit plus se
voir… j’ai besoin d’elle dans ma vie. Son amitié, notre amitié est plus
importante que tout. Et je viens peut-être de tout foirer. Pour de bon cette
fois-ci.
Je devrais sans doute consulter un psy, essayer de parler à quelqu’un,
parce que la dernière fois que j’ai essayé de baiser avec une fille, je n’ai pas
réussi à bander. Et quand je suis allé rendre visite à Autumn et qu’elle s’est
mise à manger ce foutu bonbon, j’étais…
Je sens soudain mon sexe durcir à cette pensée.
— Merde ! je crie. Putain de merde !
Je balance une série de coups de poing dans le buste et la tête du
mannequin avec une telle violence que mes bras me semblent déjà lourds et
douloureux, mais je continue de me défouler, quitte à m’en briser les os de la
main ou me déchirer les ligaments. C’est tout ce que je mérite pour les
impuretés qui me bouffent…

Il est tard à mon réveil et j’ai l’impression d’avoir un picvert dans la tête.
Pourtant, je n’ai pas bu une goutte d’alcool aujourd’hui. Ça fait deux jours
que je m’anesthésie la gueule en défonçant mon mannequin comme un taré.
Mon corps est engourdi, mes mains sont douloureuses, mes jointures sont
rouge vif et en sang par endroits. Je n’y suis pas allé de main morte, mais
j’avais besoin de ça pour aller mieux.
Est-ce que je vais mieux ? Pas vraiment non…
Je me redresse et sors de la pièce pour aller à la salle de bains. Je me
glisse sous le jet d’eau chaude. J’y reste un moment, même si j’ai
l’impression d’être cassé autant physiquement que mentalement.
Je n’arrive pas à penser à autre chose qu’à Autumn. Je dois sortir de chez
moi, ça va me faire du bien de prendre l’air. Il faut que je discute avec
quelqu’un.
Cade. C’est son jour de congé aujourd’hui. J’enfile des fringues après
m’être séché et attrape mon téléphone portable.
T’es chez toi ? On peut se voir, mec ?

Il me répond une dizaine de minutes plus tard :


Ouais, quand tu veux.

J’arrive.

Quand je monte dans ma voiture, je soupire. Il y a un peu de son odeur. Je


ferme les yeux. Il faut vraiment que je trouve le moyen de gérer mes pensées.
Je n’arrive toujours pas à me libérer du péché. Plus le temps passe et pire
c’est, j’ai l’impression. Je démarre et mets la radio, espérant que la musique
m’occupe un peu.
J’arrive chez Cade après une bonne dizaine de minutes.
— Salut, mec ! lance-t-il, quand il m’ouvre la porte de son appartement.
— Salut.
Il a l’air étonné de me voir ici malgré mon message. Je le comprends un
peu, je ne débarque jamais à l’improviste.
— Tout va bien ? demande-t-il, inquiet. On te voit plus depuis deux jours.
Tu t’es pris une raclée par ta pote ?
Je ne réponds rien. Cade se pousse et me fait entrer chez lui. Son
appartement est fait comme le mien, avec une grande baie vitrée et un balcon
qui offre une vue du centre-ville d’Atlanta, même si nous n’habitons pas dans
le même quartier. Sauf que chez lui, c’est ambiance rétro, alors que je suis
plus moderne pour la décoration. On s’arrête dans le salon.
— T’es venu me péter la gueule pour lui avoir demandé de venir te
chercher ?
Je grogne, je pourrais. Il est en quelque sorte le déclencheur de ce qui
s’est passé entre nous. Je n’aurais jamais avoué avoir pensé à elle pendant
que j’étais avec une autre sinon, mais le responsable de tout, c’est moi. Du
moment où la robe rouge d’Autumn s’est infiltrée dans mon esprit à celui où
je l’ai laissée partir. Je ne suis qu’une sombre merde.
— Non…
— Qu’est-ce qui se passe ? T’as une tête d’évadé de prison.
Je ne sais pas ce qui m’a amené ici. Je ne suis pas certain d’avoir envie de
parler de ça finalement. Cade est mon meilleur pote, mais… je ne sais pas.
Parler d’Autumn me gêne, et en même temps, je ne voulais pas rester chez
moi au risque de devenir dingue et de picoler. En discuter me ferait sûrement
du bien, car je rumine trop tout seul.
— J’ai pensé à Autumn pendant que je m’envoyais en l’air avec une
autre, je lâche de but en blanc.
Cade écarquille les yeux et me regarde étrangement.
— Quoi ?
— Me fais pas répéter, je râle.
— Quand même, balancer ça comme ça, c’est violent. Tu as…
— Je sais…
Je grogne.
— Tu veux boire quelque chose ? propose-t-il.
— Un Coca, si tu as.
— Ouais, je vais chercher ça.
Il ne fait aucun commentaire sur ce que je lui demande, alors que
d’ordinaire, j’aurais demandé de l’alcool, il doit voir que ça ne va pas. Je
m’assieds sur le canapé en cuir rouge.
Mon meilleur pote revient quelques minutes plus tard avec du Coca pour
moi et une bière pour lui.
— Alors, raconte ! dit-il en tendant mon verre.
Il se pose à côté de moi. J’ai l’impression de me confesser et que c’est
pire de lui parler à lui plutôt qu’à un étranger. Parce qu’il connaît Autumn,
qu’il me connaît… j’ai le sentiment d’être encore plus jugé. Mais maintenant
que j’y suis…
— C’est simple, après la soirée de ton anniversaire, j’ai pas arrêté de
penser à elle. Lors de mon dernier match, je suis tombé sur une rousse.
— « Une rousse » ?
Je siffle en hochant la tête. Quand j’y repense, c’est probablement ce qui
m’a fait craquer, le fait qu’elle soit rousse. Bon sang, je n’avais pourtant
jamais eu ce problème.
— Ouais… et pendant que je la baisais, je sais pas, Autumn s’est infiltrée
dans ma tête. Je ne voyais plus qu’elle… J’ai baisé cette nana en imaginant
que c’était elle, mec. Je suis un putain de détraqué.
— « De détraqué » ? T’y vas pas un peu fort ?
Il esquisse un grand sourire. Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle.
— Merde, pour toi, c’est pas grave de bander pour une autre, mais pour
elle, si ?
— C’est ma meilleure amie.
Cade semble se foutre éperdument de ce détail.
— Et après ? Meilleure amie ou pas, c’est une femme et elle est super
jolie, il n’y a rien de mal à fantasmer sur elle ni à être excité. Tu ne serais pas
normal si tu n’éprouvais rien pour elle.
— Je n’éprouve rien pour…
Je réfléchis à mes propres mots. Enfin si, je ressens des choses pour elle,
mais je pense qu’elles vont bien au-delà d’une simple coucherie.
— Tu la vénères, soupire Cade. Elle est intouchable pour toi et pour les
autres aussi. Tu éprouves donc des trucs pour elle.
— C’est de l’amitié.
— Ouais, de l’amitié, mais à partir du moment où tu t’imagines la baiser,
l’amitié se transforme. Ça devait arriver, je pense…
J’attrape mon verre et le bois cul sec. Ce n’était pas une si bonne idée que
ça de venir ici. Il ne comprend pas. Il ne cherche même pas à adopter mon
point de vue et à se dire que c’est sale.
— C’est justement parce que j’ai pensé à elle que ça va pas, je grogne.
— Mais pourquoi ?
— Je ne devrais pas, c’est mal. On se connaît depuis qu’on est gosses. Je
ne devrais pas la voir comme ça. C’est la salir que de l’imaginer de la sorte.
— Putain, tu vas loin, siffle Cade. C’est juste de l’attirance, il n’y a rien
de mal à ça.
— Si… et je lui ai dit.
— Comment ça ? demande-t-il en plissant les yeux.
— Ça m’a échappé quand elle m’a ramené chez moi. Et je sais pas, on
s’est engueulés et je lui ai dit que c’était malsain…
— Tu ne lui as pas dit ça quand même ?
Je ne réponds rien. Il semble perdu, autant que moi, et j’ignore pourquoi.
— Pourquoi tu l’as pas embrassée au lieu de fermer ta gueule ?
— L’embrasser ?
— Ouais, l’embrasser.
— T’es pas malade, c’est ma meilleure amie. Et risquer de gâcher notre
amitié ?
— Elle dure depuis plus de dix ans ton amitié, tu ne vas pas la gâcher à
cause d’un baiser, par contre… ce que tu lui as dit et ton déni, ça peut…
« Déni » ? De quoi il parle ?
— Je ne suis pas dans le déni, je réplique.
— T’es venu ici pour te rassurer, te convaincre que…
— Laisse tomber, Cade. On est pas sur la même longueur d’onde, c’est
tout. J’avais besoin de causer simplement…
— Je vais pas te dire ce que tu as envie d’entendre, mais ce dont tu as
besoin plutôt. Je sais que tu n’aimes pas quand tout ne se passe pas comme tu
veux, mais tu ne peux pas tout contrôler.
J’aimerais pourtant, je déteste ne pas tout maîtriser. Et ce que Autumn
fait naître en moi depuis quelques jours, c’est trop puissant, trop instable.
— Je vais y aller, je déclare.
— Mec…
— Ça va, t’inquiète pas.
Je me redresse, Cade m’imite.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Je ne vais pas picoler, j’ai besoin de réfléchir. On se voit plus tard.
Il semble soulagé. Je me dirige vers la porte, Cade à mes trousses.
— Tu sais où me trouver si t’as besoin de quelque chose.
J’acquiesce. Une fois dans le couloir, je pense à elle. Autumn… Je lui ai
dit qu’il valait mieux qu’on ne se voie plus, mais j’ai besoin de m’assurer
qu’elle va bien. Elle me manque, mais je crains ce qui se passerait si je
débarque maintenant à son boulot. Je ne peux pas.
En montant dans ma voiture, je me dis que je pourrais peut-être contacter
Avery pour lui demander des nouvelles. Une fois installé derrière le volant,
j’appelle. Elle décroche de suite.
— Salut, Avy !
— Mao ! Comment tu vas ?
— Bien… et… Autumn ?
— « Autumn » ? s’étonne-t-elle. Elle va bien, mais tu n’as qu’à l’appeler.
— C’est plus compliqué que ça.
Je l’entends ricaner. C’est pas la première fois qu’on s’engueule et que je
passe par Avery ou Dustin pour savoir comment elle va. J’espère qu’on
arrivera à se réconcilier, j’ai le sentiment d’avoir complètement foiré notre
amitié.
— Ramène-lui un paquet de bonbons, et le tour est joué, lance Avery. Ça
marche toujours.
Il faudrait mon poids en bonbons pour qu’elle daigne juste m’adresser la
parole. Je l’ai blessée. Je me souviens soudain de la tristesse dans ses grands
yeux, comme si elle était déçue de m’entendre dire ça, comme si elle voulait
entendre l’inverse. Je secoue la tête. Avery n’est donc pas au courant pour
notre dispute, j’imagine que Dustin non plus. Autumn a dû garder ça pour
elle. Elle garde toujours tout pour elle, elle ne confie ses angoisses que
rarement.
— Je vais faire ça, je déclare d’un ton bourru. Au fait, pour les frais
d’hôpital de Dustin, je me suis dit que…
— Laisse tomber, me coupe-t-elle.
— Comment ça ?
— Autumn s’est débrouillée. Elle a trouvé quoi faire.
Elle trouve toujours un moyen.
— C’est assez particulier d’ailleurs, rajoute Avy. On ne s’attendait pas à
ce qu’elle fasse un truc de ce genre. Mais elle s’est fait pas mal d’argent, en
plus de ce qu’elle avait empoché pour le bijou qu’elle a revendu, et tout ça
était assez pour régler la facture d’hôpital. T’as pas à t’en faire.
J’écarquille les yeux et reste bouche bée au téléphone.
« Pas à m’en faire » ? Que veut-elle dire par « particulier » et « elle s’est
fait pas mal d’argent » ?
Je n’aime clairement pas ce que j’entends. Je sens que ça ne va pas me
plaire. Mon cœur tambourine contre ma cage thoracique, elle n’a quand
même pas… Impossible, elle n’a pas dansé au sex-shop. L’idée même qu’elle
ait fait ça me comprime l’estomac. Je vais la massacrer si c’est ça.
— Qu’est-ce qu’elle a fait ? je demande d’une voix blanche.
Mon souffle est haché, je redoute de le savoir, d’entendre ce qu’elle va
m’annoncer mais j’ai besoin de le savoir.
— Elle a vendu ses cheveux, et elle a mis en gage la vieille bague de
notre arrière-grand-mère, elle coûtait cher.
Elle a vendu…
J’en perds mon téléphone, il tombe à mes pieds.
— Mao ?
Je le ramasse, les mains tremblantes.
— Je dois y aller, Avy. On se voit plus tard…
Après avoir raccroché, je le jette sur le siège passager. Mon palpitant bat
encore plus fort, ses battements sont tellement frénétiques que ça m’en fait
mal. J’ai l’impression que mon corps se fige et je sens la colère bourdonner
dans mes oreilles.
Elle a vendu ses cheveux et la bague de son arrière-grand-mère à
laquelle elle tenait tant ?
C’est impossible, c’est… Je n’arrive pas à le concevoir. Plus les secondes
passent et plus la colère m’aveugle. Il faut…
Merde, elle fait chier !
J’allume le contact et démarre en trombe. Je roule beaucoup trop vite,
mais j’en ai rien à foutre. Je m’arrête aux abords du Whole et descends de ma
voiture. Quand je l’aperçois à travers les grandes vitres du restaurant, elle est
derrière le comptoir en train de servir un café et de sourire à un client. Et mon
cœur se brise.
Elle a vraiment…
Ses cheveux qui lui arrivaient aux fesses tombent maintenant sur ses
épaules. J’ai le sentiment qu’on vient de me retirer quelque chose, que j’ai
perdu un repère. Ses cheveux, ses putains de cheveux…
Merde !
C’est plus fort que moi, je rentre dans le restau. Il y a du monde, il y a
toujours du monde ici. Parce que les serveuses sont jolies, que c’est convivial
et que Tim est un putain de cuisinier. Elle me remarque de suite et ses yeux
s’écarquillent. Je n’aperçois qu’elle et ses cheveux roux, espérant à chaque
seconde les voir redevenir comme avant.
— M…
— Tu te fous de ma gueule ? je siffle.
Je ne contiens ni ma colère ni ma déception. Elle me lance un regard
furieux. Son visage est crispé. Je l’ai laissée partir triste et là, on dirait qu’elle
me hait de tout son cœur. Je ne me sens jamais aussi mal que lorsque je la
blesse. J’ai l’impression d’être une grosse merde, mais la colère m’aveugle.
— Dégage d’ici, dit-elle d’une voix posée. T’as rien à faire là.
Les gens nous observent, même en cuisine. Je m’en contrefous. Je suis
tellement en colère moi aussi que le monde m’importe peu.
— Non, pas question ! T’es vraiment…
— Tout va bien ? demande Tim, qui débarque derrière elle.
Autumn hoche la tête. Son patron me fixe étrangement.
— Je vais prendre une petite pause, dit-elle. Cinq minutes, pas plus.
Elle contourne le comptoir quand il acquiesce et va vers la sortie. Je la
suis en silence. Ses cheveux ne dansent plus dans son dos. Ils s’arrêtent à ses
épaules.
— Tu me fais quoi là ? rugit-elle, une fois dehors. Venir sur mon lieu de
travail et péter un plomb à la Mao comme tu sais si bien le faire ? Ça va pas
bien dans ta tête ?
Elle me regarde de travers.
— Tes cheveux…
— Quoi mes cheveux ? grommelle-t-elle, agacée.
— Tu les as… t’es vraiment une belle conne quand tu t’y mets.
Elle écarquille les yeux et la rage qui s’y trouve les rend plus sombres.
Son visage se crispe de colère.
— Va te faire foutre, Mao. La prochaine fois que tu m’insultes, tu rentres
chez toi avec les couilles en bouillie.
Je sais qu’elle en est capable. Elle m’en veut, et la déception se mêle à sa
colère. Ça ne m’aide pas à rester plus calme, au contraire.
— Ça ne te concerne pas, souffle-t-elle. Ce que je fais de mon corps, de
mes cheveux, ce n’est pas tes affaires. Tu deviens vraiment taré, ma parole.
Ouais, je sais. Je m’en rends compte, mais je n’arrive pas à concevoir
comment elle a pu sacrifier ses magnifiques cheveux alors que j’aurais pu
l’aider, alors que j’ai de l’argent, que j’étais là pour elle. Elle n’avait qu’à
demander, mais non… elle est trop fière pour le faire.
— Pourquoi t’as fait ça ? je l’interroge d’une voix bourrue.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ma parole ?
— Ça me fout que t’es ma meilleure amie et que je veux comprendre
pourquoi tu as sacrifié tes cheveux et revendu la bague de ton arrière-grand-
mère ?
Autumn inspire, mais elle ne me semble pas plus calme pour autant.
— J’avais besoin d’argent, je me suis débrouillée pour en avoir, c’est
aussi simple que ça, et mon arrière-grand-mère aurait compris, j’en suis
certaine.
— J’aurais pu t’aider, putain de merde. T’avais pas besoin de faire ça…
Si j’avais su que tu ferais ça…
— Je n’ai pas besoin de ton aide, crache-t-elle. Je sais gérer toute seule
quand il le faut. Qu’est-ce que ça peut te faire à la fin ? T’as pas une nana à
baiser ? Une bouteille à siroter ? J’ai pas de compte à te rendre.
Ses questions sont de plus en plus pesantes, son ton de plus en plus dur.
— T’as vraiment un problème, pourquoi tu refuses qu’on t’aide à ce
point ? je grogne. Tu as sacrifié tes cheveux et un objet que tu aimais pour ta
petite fierté à la con ! T’as pas besoin de faire ça avec moi, j’en ai rien à
foutre que tu sois…
Elle me donne un violent coup sur le torse. Elle a les larmes aux yeux.
Ses larmes sont et seront toujours mon point faible. Décidément, je ne fais
que la faire pleurer en ce moment…
— « Fierté à la con » ? éructe-t-elle. Fierté à la…
Elle continue de me frapper, elle me fait mal, mais je n’arrive pas à
l’éloigner de moi. Je la laisse se défouler.
— J’avais besoin d’argent, j’ai fait ce que j’ai jugé juste. Ce ne sont que
des cheveux et un vieux bijou, pour une fois qu’ils me servent à quelque
chose.
« Que des cheveux » ? Ils sont tout un symbole pour moi. La première
fois que je les ai vus, ils m’ont hypnotisé, ils me semblaient magiques. J’ai
grandi en les trouvant magnifiques. Ils sont l’automne, mon repère. Comme
elle, ils sont uniques. Ça me troue le cœur qu’elle ait fait ça, qu’elle ait dû
faire ça. Je culpabilise, j’aurais dû la forcer à prendre cet argent. Et pourquoi
je suis incapable de le lui expliquer ?
— Pourquoi tu m’as pas demandé de t’aider ? Chez quel prêteur sur
gages t’as laissé la bague ?
— T’as pas besoin de le savoir. Parce que comme tu le dis si bien, j’ai ma
fierté à la con. Maintenant fous-moi la paix, j’ai un boulot, et je dois y
retourner. D’ailleurs, on avait convenu de ne plus nous voir, il me semble,
alors évite de débarquer comme un connard sur mon lieu de travail pour faire
ton égoïste.
— Je serai toujours là pour toi, Kōyō. Tu n’avais pas besoin de faire ça,
c’est ridicule.
— Toujours là pour moi ? Pour me fuir ? Me dénigrer ? Me gâcher une
soirée ? Effectivement. Tu n’es pas aussi fiable que tu le crois, tu n’es pas
non plus un si bon ami que ça. En fait, en ce moment, tu n’es pas grand-chose
hormis un alcoolo.
Ses mots alourdissent mon malaise. J’ai l’impression que je la perds,
qu’elle m’échappe et que notre amitié est en train de s’étioler. Je ne sais pas
quoi dire. Je ne sais même pas si je suis encore en colère… ça me crève juste
le cœur qu’elle soit obligée d’en arriver là.
— Va-t’en, Mao.
Son ton est presque suppliant. Je lève les yeux vers elle quand une légère
brise fait danser ses cheveux. Elle est… mon cœur bat plus fort.
L’automne… Pourquoi l’automne fait-il battre mon cœur ainsi ?
Pourquoi ? Parce qu’elle en porte le nom et les couleurs. Autumn, ma
Kōyō…
Même ainsi, les cheveux coupés, elle est belle. C’est indéniable. Elle sera
belle quoi qu’elle fasse.
Lorsqu’elle tourne les talons, je me sens perdu.
— Kōyō…
Je lui attrape le bras. J’ai beau vouloir l’éloigner de moi pour faire taire
tout ce que je ressens, je veux également qu’elle soit là. Je suis vraiment un
mec paumé et tordu.
Embrasse-la !
— Autumn…
— Lâche-moi !
Sur ces mots, elle me plante là, elle ne m’accorde même pas un regard en
rentrant dans le restaurant.
Chapitre 11

Autumn

— J’adore ! s’écrie Lizzie quand je lui ouvre la porte. Ça te change


tellement.
Je la fais entrer à la maison et referme derrière elle. Elle a l’air sincère,
moi, je suis assez dubitative. Je me regarde dans le miroir accroché à l’entrée.
Je me donne l’impression d’être triste. Il me faudra quelques jours avant de
m’y faire. J’ai l’impression qu’il me manque quelque chose. Enfin, disons
que ça allait avant que Mao débarque comme un hystérique pour me faire
encore une scène.
Je me suis coupé les cheveux et alors ? Il ne comprend pas, il ne
comprendra jamais pourquoi je refuse toujours de demander de l’aide. J’ai vu
ma mère emprunter de l’argent à des hommes ou à des femmes, et j’ai vu ces
mêmes personnes venir réclamer la somme prêtée. Parfois, elle se faisait
tabasser et malmener, parce qu’elle ne pouvait pas, parfois elle se prostituait
pour rembourser. Je ne veux jamais en arriver là, ni me prostituer ni même
demander quoi que ce soit à quelqu’un. Car quand on a une dette, on devient
prisonnier des gens. Ils ont un pouvoir sur nous, un moyen de pression qu’ils
peuvent utiliser quand ils le veulent et de la manière dont ils le veulent. Ça, je
refuse que ça m’arrive.
Alors, je me suis coupé les cheveux, et j’en ai obtenu plus de cinq cents
dollars. J’ai trouvé cette astuce sur Internet. J’ignorais jusqu’à ce que je le
fasse qu’il était possible de les vendre, mais en fait, beaucoup de monde en
recherche, pour faire des poupées avec de vrais cheveux, pour des
fétichistes… La couleur des miens étant plus rare, j’ai réussi à empocher pas
mal. Pour le reste de la somme, je me suis séparée de la bague de fiançailles
de mon arrière-grand-mère. J’ai pleuré en sortant de la boutique, car ce bijou
m’était très précieux. C’était un cadeau, elle me l’avait offerte en me disant
de ne jamais la montrer à ma mère, que c’était mon trésor à moi. Sauf que je
n’avais pas le choix. Le vendeur m’a dit qu’il la garderait deux mois avant de
la revendre, j’espère pouvoir y retourner…
— Merci…
Je n’avais coupé que les pointes jusqu’à aujourd’hui, je ne sais pas
pourquoi, je n’avais pas envie. Quelles différences ça fait de toute manière ?
— Ne pense pas à ce qu’il t’a dit. C’est un crétin, je crois qu’il déraille
sévèrement en ce moment.
Le truc, c’est qu’il m’a dit tellement de choses ces derniers jours. Je
n’arrive pas à oublier tous ses mots blessants. J’y pense constamment, et ça
me bouffe.
— Je sais.
— Autumn…
Ce n’est pas juste une question de cheveux finalement. C’est un tout.
Qu’il débarque à l’improviste au Whole m’a perturbée, je me sentais déjà
assez mal comme ça, il n’a fait que remuer le couteau dans la plaie. Chez lui,
j’ai eu l’impression d’être humiliée, et je n’arrête pas d’y penser. Je n’arrive
pas à faire abstraction de mes sentiments pour lui, je ne suis pas sûre qu’on
puisse redevenir amis.
— Hé, soupire Lizzie.
Secouant la tête, je sors de mes pensées et la regarde, elle me sourit et me
prend dans ses bras. J’inspire profondément, je n’ai pas envie de pleurer. Je
l’ai trop fait ces derniers jours. Je ne veux pas lui donner cette satisfaction.
— Ça va, ne t’inquiète pas !
Je lui ai tout raconté, j’avais besoin d’en parler, car je ne voulais pas
discuter de ça avec Avery ou Dustin. L’entendre me dire tout l’inverse de ce
que j’aurais voulu entendre, c’était dur. Enfin, je n’imaginais pas qu’il puisse
avoir ce genre de pensées à mon égard et j’imaginais encore moins que ça se
passe de la sorte.
— Des mecs, il y en a partout, dit-elle en frottant joyeusement ses mains
comme si elle se trouvait devant un fabuleux harem.
— Ce n’est pas une question de mecs.
— Tu crois ça, toi ? C’est un mec qui te rend triste en ce moment, il t’en
faut un autre pour te remonter le moral, CQFD. Eux se servent quand ils
veulent, je ne vois pas pourquoi nous, on ne pourrait pas en faire autant.
— Je n’ai pas envie de me remonter le moral en baisant ni en picolant
d’ailleurs, ça me rappelle trop ma mère.
— Bon, comme tu ne veux pas de mec ni d’alcool, je suggère de prendre
le troisième remède miracle. Du soda et de la glace.
Je souris tandis qu’elle se dirige vers la cuisine et je la suis. Elle sort du
frigo une bouteille de soda à l’orange et un gros pot de glace au chocolat. Je
me charge des cuillères. Je suis contente qu’elle ait débarqué à l’improviste.
Avery est en train de garder des enfants.
— Mao te bouffe le moral. Il a dépassé les bornes, il ne s’est même pas
excusé et il pense qu’il va pouvoir revenir tranquillement, comme si de rien
n’était ? C’est impossible, cette tension va finir par exploser et votre amitié
aussi, j’ai l’impression.
Je ne réponds rien, car je suis du même avis que Liz. Notre amitié ne tient
plus qu’à un fil, un fil si ténu qu’il risque de se briser à tout moment.
— Je l’ai revu, j’avoue soudain.
Elle me regarde bizarrement.
— Comment ça ? Il s’est excusé ?
Je secoue la tête.
— Non, il a pété un plomb parce que je me suis coupé les cheveux.
— Comment ça ?
Je lui explique donc qu’il a débarqué chez Tim en colère et qu’on s’est
ensuite embrouillés dehors.
— Ce mec est un spécimen que je ne comprendrai jamais. Il est
complètement à côté de la plaque en ce moment, je crois qu’il ne pense pas
un mot de ce qu’il dit.
Lizzie s’installe dans le salon, elle plante les deux cuillères que je lui
tends dans le pot de glace, puis nous sert des verres de soda. Je m’assieds à
côté d’elle et j’allume la télé pour qu’il y ait un petit fond sonore.
— Je crois moi qu’il était sincère. On ne se ment jamais. Quand je lui ai
dit d’être honnête, il l’a fait… je ne pensais pas que l’idée de m’imaginer de
la sorte puisse le dégoûter autant.
— Non, répond Lizzie. Tu te trompes, je n’y crois pas une seule seconde.
Je prends une cuillère de glace que je fais disparaître dans ma bouche.
— Je le connais, il est incapable de mentir.
— Non, il n’a pas été honnête avec toi. Il est dans le déni, je pense.
— Le déni de quoi ?
Je prends de la glace dans le pot.
— Il essaye de se construire une espèce de barrière. Mao est impulsif et
les pensées qu’il a eues à ton égard sont arrivées subitement. Il n’arrive pas à
les contrôler parce que jusqu’à maintenant, il ne s’était jamais posé la
question.
— Je t’assure que si tu avais vu sa tronche, tu serais d’accord avec moi, il
était juste dégoûté d’avoir eu des envies comme ça pour moi. À croire que
c’était la pire chose qui lui soit arrivée.
— Tu sais, dit-elle en buvant une gorgée de soda. Toi, tu lui mens aussi,
ou, si tu préfères, tu lui caches des choses qu’il ignore. Comme tes sentiments
et tes envies. Pourquoi lui n’arriverait-il pas à les cacher après tout ?
Je hausse les épaules, ne sachant pas quoi répondre. Je n’avais pas
imaginé les choses ainsi, mais je connais assez Mao pour reconnaître quand il
est sincère. Il l’était.
— Il n’a effectivement pas menti en te disant qu’il a pensé à toi, il n’avait
pas d’autre choix que d’être sincère. Quand il t’a balancé ces saloperies à la
tête, en revanche, il était dans le déni.
— Je ne crois pas.
— Autumn, je t’adore mais parfois tu es stupide.
— Pardon ?
— Tu penses vraiment que les sentiments et des émotions s’en vont
comme ça, quand on en a envie ? Non… Tu le sais très bien, toi. Tu as
commencé à le voir différemment, et ça ne s’estompe pas. Il t’a vue dans ta
robe rouge sans te reconnaître et, soudain, tu es devenue plus que sa
meilleure amie.
La robe rouge… c’est vrai qu’il avait une façon particulière de la toucher,
de la regarder ce soir-là.
— C’est quand même fort de baiser une gonzesse en pensant à une autre.
Ça devait être puissant pour qu’il soit si perturbé.
— Arrête…
Je devrais ne pas aimer ce qu’elle me dit, pourtant quelque part je
voudrais que ce soit le cas. J’aimerais m’être incrustée profondément dans
son esprit pour qu’il ne puisse plus penser qu’à moi. Mao est mon meilleur
ami, mais je déteste le partager avec les autres, surtout avec toutes les filles
qui défilent dans sa vie. Je sais que je suis importante, mais je voudrais voler
au-dessus des autres, qu’il n’y ait que moi.
Lizzie soupire.
— Votre amitié compte beaucoup trop à ses yeux, alors il a réagi par
instinct. Mao croyait sans doute que c’était la meilleure chose à faire.
— J’ai vraiment été heureuse pendant deux secondes. Je me suis sentie
spéciale. C’était déroutant de se dire que pendant qu’il était avec une autre,
c’était à moi qu’il pensait… mais ça m’a fait tout de même plaisir. Je veux
dire, pour une fois, je n’étais pas la seule à ressentir des choses.
— Autumn, tu veux que je te dise ? lance Lizzie.
Je prends une autre cuillère de glace et je l’interroge du regard.
— Si j’étais toi, je profiterais de ça.
— Profiter de ça ?
— Oui, de sa faiblesse. Je suis certaine que si on sortait s’éclater toutes
les deux et qu’il venait à le savoir, il viendrait te tirer de là et te dire de
rentrer avec lui. Il est passé te faire chier au boulot parce qu’il a appris que tu
avais coupé tes cheveux… quand il s’agit de toi, il est encore plus impulsif
que d’ordinaire.
— Et qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?
— Y faire, rien, mais en revanche, tu n’as qu’à débarquer chez lui en
trench, avec rien en dessous, et on verra s’il reste à ne rien faire. Ou alors
trouve-toi un mec rien que pour le faire rugir et lui faire ravaler ses mots…
Je me sens rougir, je ne pourrais jamais faire ça ni me montrer aussi
entreprenante. J’aurais trop la honte s’il réagissait comme l’autre fois.
— Tu crois vraiment qu’il…
— Oui, me coupe-t-elle, définitivement. Tu ouvres ton manteau, tu
montres ton corps de rousse sexy, il sera troublé, en colère, perturbé, excité et
là, tu lui dis ce que tu aurais dû lui dire quand il a joué les connards. Tu lui
dis que toi aussi, tu penses à lui de cette façon. Et qu’il est vraiment con de te
dénigrer, parce que tu n’as rien à envier aux autres filles qu’il se tape.
Lizzie en est capable, je l’imagine bien débarquer chez un mec qui se
serait moqué de ses rondeurs pour lui montrer qu’on ne prend pas une fille
comme elle à la légère. Elle s’assume si bien, elle est tellement naturelle et
extravertie, alors que moi, je suis introvertie. Je lui envie cette facilité qu’elle
a à se libérer. Et j’aimerais tellement croire qu’elle a raison.
— Je ne suis pas comme toi. Je n’arriverai jamais à faire ce genre de
chose.
Un sourire éclatant étire les joues de ma meilleure amie.
— Non, tu es toi et tu es parfaite. C’est peut-être trop brusque d’arriver
comme ça chez lui pour toi, mais si tu n’as pas envie de laisser filer cette
opportunité, vas-y.
— Et si ça gâchait notre amitié pour de bon ?
— À vrai dire, je ne sais pas, soupire Lizzie. Je dirais que depuis le
temps, si elle avait dû se briser, ce serait déjà fait, et qu’il faut tenter.
Je prends mon verre de soda, réfléchissant à ce que vient de me dire Liz.
Peut-être qu’elle a raison, que je dois tenter ma chance. Peut-être qu’il a juste
besoin de savoir que je l’ai imaginé des tonnes de fois de cette manière-là et
que j’aimerais qu’il m’embrasse comme un dément.
— Je ne sais pas si j’en aurai le courage.
— Bien sûr que si, dit-elle. Tu ne dois pas avoir peur de lui.
— Peur ?
Je ricane.
— Je n’ai pas peur de Mao.
— Donc, il faut que tu penses à la rage que tu ressens à l’idée de toutes
ces nanas qu’il s’est tapé et aussi à tes sentiments et tu verras, tu trouveras la
force de faire quelque chose. Il ne s’attend tellement pas à ce que ce soit toi
qui débarques chez lui pour une fois.
Sans doute pas…
— Mais je suis encore tellement en colère et vexée…
— Tu dois t’en servir.
Comme je tiens toujours mon verre dans les mains, je bois une gorgée.
Lizzie, elle, plonge sa cuillère dans le pot de glace.
— Et s’il ne veut pas, tu passes à autre chose.
Oublier les sentiments que j’ai à son égard ? Oublier notre amitié ?
Impossible. Ce serait comme renier tout mon passé. J’ai grandi en l’aimant,
j’ai grandi à côté de lui. Quand je me retournais, il était là, et même si c’est
différent aujourd’hui, je sais qu’il le sera toujours. Mao est une part de moi,
un fragment de mon âme et de mon cœur. Je préfère être fâchée contre lui que
ne plus l’avoir dans ma vie.
— Peut-être que je vais essayer de lui dire ce que je ressens, mais sans le
coup de l’imper.
Lizzie soupire en faisant une moue exagérée. J’esquisse un petit sourire.
— Dommage, ça fonctionne. Sinon, je suis fière de toi, c’est la meilleure
chose à faire.
Je souris, même si je n’ai pas tellement confiance en moi. En revanche, je
suis vraiment contente qu’elle soit passée. Je ne sais pas comment elle fait,
mais Lizzie parvient toujours à m’aider, à me remonter le moral, c’est sans
doute pour ça qu’elle fera une excellente infirmière.
— N’empêche, j’avais raison quand je disais qu’il te kiffait.
Un ricanement m’échappe.
Quand on entend la porte d’entrée s’ouvrir, Liz et moi nous tournons.
Mon sourire s’efface. Alors que je m’attends à voir Avery, je tombe sur une
forme squelettique.
— Maman est rentrée ! déclare-t-elle.
Chapitre 12

Mao

Le combat de ce soir n’aura pas duré bien longtemps, il n’aura pas su me


satisfaire non plus.
Ça fait maintenant plus de cinq jours que je n’ai pas croisé Autumn. Et
mon dernier verre remonte à plus longtemps encore. Elle me manque. Jamais
on ne reste si longtemps sans se voir ou du moins sans prendre des nouvelles
l’un de l’autre. J’ai envie et besoin d’être proche d’elle.
Mon idée à la con qu’on prenne nos distances était vraiment une idée…
de merde. Comment j’ai pu lui dire ça alors que j’en suis parfaitement
incapable ? Rester loin d’elle, c’est impossible, un point c’est tout. De plus,
ça ne sert à rien. Elle hante encore plus mon esprit. Je devrais sans doute aller
chez elle, m’excuser et prier pour qu’elle me pardonne.
Je passe la porte de mon immeuble pour rentrer chez moi. Il est plus de
3 heures du matin, je passerai chez elle demain. Elle doit déjà dormir, et je
n’ai pas envie de la déranger une nouvelle fois en plein milieu de la nuit. Je
prends l’ascenseur jusqu’à mon escalier. L’immeuble est fait de quatre
étages, et il y a un appartement à chaque niveau. L’ascenseur s’ouvre
directement sur ma porte d’entrée et un petit couloir. Je suis l’appartement au
dernier étage. Je ne suis emmerdé par personne. Je sors de la cabine quand la
lumière automatique s’allume et…
Elle est là. Ici.
Mon cœur s’active comme s’il redémarrait tout à coup. Je ne sais pas bien
ce que je ressens, si ce n’est que je suis heureux.
— Autumn ?
Elle est assise contre ma porte, recroquevillée sur elle-même. Un bras
entoure ses genoux repliés sous son menton. Sa position m’inquiète, le fait
qu’elle ne réagisse pas aussi.
— Kōyō ?
Je fais un pas de plus, doucement, elle relève la tête, et je vois alors son
visage triste. Ses yeux et ses joues sont rougis par les larmes. Je plisse les
sourcils. Autumn se redresse et se jette si brusquement contre mon torse
qu’elle me fait basculer. Le mur me retient, et je la serre aussi fort que je le
peux tandis que mon T-shirt reçoit ses sanglots. Son chagrin me rend dingue,
peu importe qui ou quoi, je suis déjà prêt à défoncer tout ce qui la perturbe
autant. Malgré ses pleurs qui ne m’annoncent rien de bon, je me sens mieux.
J’avais tellement besoin d’elle, tellement envie de la voir. Elle m’est
nécessaire, tout aussi nécessaire que l’air pour respirer. Je remonte une main
dans ses cheveux, elle se perd dans sa masse rousse. Je me penche légèrement
pour les sentir, il manque de la longueur, mais ils ont toujours cette odeur
fruitée et orangée.
Je ferme les yeux. C’est presque comme une drogue. Autumn se
recroqueville contre moi, et je grogne.
— Doucement, Kōyō. Calme-toi.
À mesure que les secondes passent, son silence devient pesant. Elle doit
être perturbée pour être ici bien que je l’aie blessée. La dernière fois que j’ai
vu de telles larmes couler sur son visage, nous étions beaucoup plus jeunes.
Et plus elle pleure et plus ça me rend fou. J’ai besoin de comprendre ce qui la
met dans cet état. Alors je lève les mains et attrape son visage en coupe pour
lui faire relever la tête. Sans un mot, je chasse ses larmes avec mes pouces.
— Viens.
Je glisse une main dans la sienne et de l’autre j’ouvre la porte. Autumn
renifle et s’essuie le nez sur sa manche. J’ouvre les lumières du salon et de la
cuisine. Elle reste là, à l’endroit exact où la dernière fois, elle et moi nous
sommes engueulés. Elle scrute la pièce, comme si elle rejouait inlassablement
cette scène dans son esprit. Quand je reviens vers elle, elle tremble.
— Putain, je siffle. Dis-moi ce qui te met dans cet état ?
Elle se mordille nerveusement la lèvre. Si ça continue, elle va s’arracher
la peau. Alors je pose mon pouce sur sa bouche. Ses yeux verts rencontrent
les miens, et voilà que malgré la situation, je me prends à avoir des pensées
salaces.
— Ne fais pas ça, Kōyō.
— Elle est revenue…
Merde.
Il y a de la rage et de la tristesse dans sa voix. Bien qu’elle ne se morde
plus, je continue de lui caresser la lèvre. Parfois je me demande si elle ne
préférerait pas apprendre que sa mère est morte quelque part.
— Qu’est-ce qu’elle a fait ?
Et parfois, j’aimerais moi-même la débarrasser de ce fardeau, de cette
charge. Je suis capable de tout pourvu qu’elle soit heureuse.
— J’ai… elle…
— Calme-toi, tu as tout le temps que tu veux. Je suis là avec toi.
Elle tremble à nouveau et hoche la tête. Ça me fait du bien qu’elle en soit
consciente, ça veut dire que notre amitié est toujours là. Bien qu’il fasse
chaud, elle semble gelée.
— Tu as froid ?
— Un peu.
Je l’emmène avec moi dans la cuisine et sors tout ce qu’il faut pour
préparer un chocolat chaud avant de faire un rapide aller-retour au salon pour
lui chercher un plaid dans lequel je couvre ses épaules. Elle relève la tête, on
dirait qu’elle est un peu surprise. Bien que ses yeux soient gonflés et encore
rouges, elle n’en est pas moins sublime.
— Avery et Dustin vont bien ? je demande.
— Oui, dit-elle en enfouissant son nez sous le plaid. Ça va. Ils ne sont pas
plus enchantés que moi qu’elle soit revenue, mais on fait avec.
— Je sais.
Le lait bout rapidement sur la plaque à induction, je rajoute du chocolat
en poudre, puisque je n’ai que ça, et lui sers dans un grand verre. Je sens qu’il
y a autre chose et j’appréhende de savoir quoi.
— Merci…
Merci à toi de me laisser faire ça.
C’est bête mais j’en ai besoin. Ça soulage ma conscience, apaise mes
maux et ma solitude. J’ai besoin de prendre soin d’elle.
Autumn boit une gorgée et semble se sentir un peu mieux. Je m’appuie
contre le plan de travail.
— Elle… j’avais…
Elle secoue la tête, comme si elle chassait quelques pensées.
— Il y avait une enveloppe avec l’argent pour les factures du mois et
l’hôpital. Je l’avais donné à Avery, c’était à elle d’aller payer l’hôpital et
l’électricité, moi je travaillais. Elle devait y aller après son baby-sitting,
puisqu’elle terminait plus tôt et…
Elle tremble à nouveau.
— Kōyō… bon sang, tu me tues.
Relevant la tête, elle plante ses yeux dans les miens. Je crois qu’elle me
tue de différentes manières.
— Elle a fait tomber l’enveloppe à la maison en partant, elle est partie
travailler et, quand elle est arrivée à la Southern Company pour payer
l’électricité, elle s’en est rendu compte. Avery est retournée à la maison et…
— Quoi ?
— L’enveloppe était vide, sur la table.
Putain de merde.
— Cette sale garce nous a volé tout notre argent. Elle nous a tout pris. On
a travaillé pour rien, je me suis fait couper…
Autumn tremble violemment et ses sanglots reviennent. Je lui prends son
verre des mains avant de l’attirer contre moi.
— Je suis désolé, je murmure contre ses cheveux.
Je la serre contre mon torse aussi fort que dans le couloir. Que j’en sois la
cause ou non, je déteste qu’elle soit triste. J’ai envie d’aspirer tous ses maux.
— Elle a tout pris sans le moindre scrupule, sanglote-t-elle. Pendant
qu’elle nous abandonnait pour aller se torcher la gueule, nous, on a bossé
pour survivre. Et… elle revient, elle nous pourrit la vie et elle nous vole. Je
voudrais qu’elle disparaisse pour de bon et à jamais. Je…
— Je sais… Tu sais où elle a pu aller avec l’argent ?
Je sens ses mains qui s’agrippent à mon T-shirt. Je me penche pour la
regarder. Il n’y a rien à espérer, elle a déjà dilapidé tout l’argent de ses
gosses.
— Il y avait plus de deux mille cinq cents dollars…
Ça me semble dérisoire, mais je sais que pour eux c’est énorme. Elle fait
deux boulots tous les jours pour ne jamais être en retard dans ses comptes.
Dire que ce n’est même pas à elle de payer tout ça, mais à cette connasse de
droguée.
— Avery était en pleurs, Dustin était avec elle quand je suis rentrée,
reprend-elle. Ils m’ont raconté tout ça, et je suis devenue dingue. Cette garce
était tranquillement allongée dans sa chambre, avec un mec. Ils planaient à
des kilomètres. Et sur le lit les deux mille cinq cents dollars étaient étalés et
transformés en bouteilles d’alcool, en drogue, en tout genre. Il ne reste plus
rien. Elle a souillé nos efforts, notre travail pour ses merdes. Je…
Appeler les flics, elle aurait pu, mais Autumn sait bien que si la police et
les services sociaux mettent le nez chez eux, Avery et Dustin seront envoyés
ailleurs. Elle pourrait demander leur garde, mais pour ça il lui faudrait un
avocat et elle n’a pas les moyens. Bien sûr, même si moi je les ai, elle ne
voudra jamais que je lui paye. Et je sais qu’ils sont terrifiés à l’idée d’être
séparés s’ils se lançaient dans de telles démarches.
Je suis sidéré, je ne sais pas quoi dire. La douleur dans la voix d’Autumn
et dans son regard suffit à me rendre encore plus dingue. Je ne sais pas ce qui
me retient de débarquer chez eux et de la déloger une bonne fois pour toutes.
De lui donner du fric et de lui dire de ne plus jamais revenir, auquel cas je
n’hésiterai pas à la cogner ou pire encore. Mais je la connais. Elle partirait, un
mois, deux mois peut-être, et puis tel un parasite, elle reviendrait s’accrocher
à eux pour leur gâcher la vie. Ce serait tellement simple pourtant de se
débarrasser d’elle. Quand je vois la tristesse de ma meilleure amie, je ne sais
pas ce qui m’en empêche.
Je ne quitte pas Autumn des yeux, j’essuie ses larmes.
— Mao…
Mon prénom est un murmure, il ressemble à une prière.
— J’ai…
Sa phrase reste en suspens, et elle tremble à nouveau. Je sais ce qui la
rend bizarre soudain. Et je déteste qu’on en soit arrivés là, même si j’ai de
nombreuses fois dit que je pouvais l’aider. La dernière fois qu’on s’est vus,
quand j’ai gueulé pour ses cheveux et la bague, j’ai aussi parlé de sa « fierté à
la con ». À l’instant, c’est moi qui me sens minable. Parce qu’elle fait tout
pour ses frère et sœur, et qu’elle est démunie ce soir à cause de sa propre
chair. Elle ne peut pas réunir l’argent volé et je sens combien ça lui coûte
d’en parler.
— Ne dis rien, je murmure en caressant ses joues. Pas besoin. Je suis là,
je serai toujours là.
Elle hoche la tête et avec mon pouce je caresse la ligne de sa mâchoire.
La toucher ainsi me permet de me rendre compte qu’elle est bien là, mais
aussi que j’en ai besoin. Je n’ai toujours pas réussi à régler mes soucis, mais
c’est fou comme je me sens bien à l’instant. Je replace une mèche de cheveux
collée à cause de ses larmes. Un autre mec l’aurait replacée derrière son
oreille, mais je préfère quand ses cheveux encadrent son visage.
— Je me sentais tellement mal, j’avais besoin de te voir. Pas juste pour
ça… Si tu savais comme je me déteste à l’instant. J’ai une boule désagréable
coincée dans ma gorge.
— Je sais et tu n’as aucune raison de te détester, ce n’est pas toi.
— J’aurais dû garder l’argent et y aller moi-même.
Je secoue la tête.
— Arrête, Kōyō, tu te fais du mal pour rien. Aucun de vous n’a rien fait
de mal, c’est elle. Et malheureusement, on ne peut pas revenir en arrière. Le
mal est fait. Je vais te donner l’argent, et tu partiras demain matin. Il est
beaucoup trop tard, et je sors d’un combat, je suis trop crevé pour reprendre
la voiture.
— Je te rembourserai petit à petit.
Je soupire.
— Non, ce n’est pas la peine. Et tu le sais, mais tu es tellement bornée.
Un sourire apparaît sur son visage.
— Comme toi, je crois, raille-t-elle.
Et c’est vrai, elle a raison.
— Si je pouvais donner de l’argent à cette garce et lui dire de disparaître
et de ne jamais revenir, je le ferais.
— Ce serait un super cadeau d’anniversaire. Je n’avais pas envie qu’elle
revienne, tu sais.
— Je sais, Kōyō.
— J’étais encore en colère contre toi, mais quand je suis rentrée, que j’ai
appris et vu tout ça, j’ai senti la rage monter. Je me suis rappelé ces fois où tu
étais là et pas elle, et ma colère s’est envolée. J’avais besoin de venir.
— Désolé de t’avoir fait attendre un peu. Tu sais…
Autumn plante ses yeux dans les miens. J’inspecte son visage que je
connais si bien et je me sens troublé.
Elle n’est pas parfaite pourtant, elle a un sourcil légèrement plus bas que
l’autre, son sourire a toujours tendance à plus remonter du côté droit, et elle
est trop mince parfois. Pourtant, ces petites asymétries mélangées à la couleur
de ses yeux, aux taches de rousseur qui parsèment son corps et son visage, à
ses cheveux, la rendent magnifique. Comment expliquer à quel point elle est
belle ?
Ses joues deviennent encore plus rouges.
— Quoi ? demande-t-elle d’une voix douce.
J’observe la forme de ses lèvres et me sens soudain à l’étroit quand mon
regard est captivé par les quelques éphélides qui se trouvent sur ses lèvres
pulpeuses.
Putain…
Plein de choses me viennent en tête, et je prie pour qu’elle ne se rende
pas compte que je bande. Merde !
— Je pensais à toi dans l’ascenseur, je me disais que je ne pouvais pas
rester plus longtemps sans te voir. J’en avais besoin moi aussi. (Elle esquisse
un petit sourire.) Tu me manquais un peu trop, et je suis désolé pour ce que
j’ai dit.
— « Désolé » ?
Je me sens chanceux que sa mère ait fait une connerie puisqu’elle est ici
avec moi, mais pas fier de mon récent comportement.
— Je ne veux pas te perdre, tu es la personne qui compte le plus pour moi
et, pourtant, je me suis comporté comme un enfoiré avec toi.
— J’ai l’habitude.
Son menton tremble, et ses yeux s’embuent à nouveau de larmes. Non,
j’en ai trop vu pour ce soir.
— Arrête, Kōyō. Ne pleure pas pour ça. Tu le sais que je suis con
pourtant.
— Oui, mon connard à moi.
Ses mots ont quelque chose de possessif, ils m’excitent. Bon sang ! J’ai
tout essayé pour tenter d’oublier les pensées qu’elle fait naître en moi. Boire,
baiser, me dépenser, faire du sport, me battre…, mais rien n’y fait, elle est
comme gravée dans ma tête. Comme si j’avais soudain ouvert les yeux sur
quelque chose que j’ai devant moi depuis toujours. C’est ridicule, je sais
pourtant depuis longtemps qu’elle est belle. Et subitement, je me souviens du
moment où je l’ai appelée Kōyō pour la première fois. Nous étions dans le
parc, elle marchait devant moi, la raison m’échappe, mais elle était en colère
je crois, je l’ai appelée et elle m’a regardée par-dessus son épaule avec un
sourire éclatant et a répondu : « C’est moi ! ». C’est ce jour-là qu’elle est
devenue intouchable.
Je dois m’éloigner d’elle, car je suis toujours excité. Notre amitié, sa
présence dans ma vie, c’est ma constante, c’est tout ce que j’ai de bien, je ne
peux pas faire ça. « Devoir » c’est bien, mais le faire c’est mieux, et j’en suis
incapable.
Quand une larme danse sur sa joue, je l’écrase sous mon pouce. J’en peux
plus de la voir triste, alors je plaque soudain mes lèvres sur les siennes.
J’attrape son visage en coupe et je l’embrasse plus fort. J’ai essayé plein de
choses, mais pas ça. Peut-être que ça va me dégoûter… putain, non, c’est pire
que ça.
Je m’arrache à sa bouche en un grognement mêlé de rage et de
frustration. Quand je lève les yeux vers elle, je vois sa lèvre inférieure
coincée entre ses dents.
— Je n’aurais jamais dû faire ça.
Le plaid qu’elle avait encore sur les épaules tombe à ses pieds.
— Non, effectivement, lâche-t-elle. Tu n’aurais pas dû arrêter.
Il me faut quelques secondes pour comprendre ses mots et quand enfin ils
m’atteignent, je l’attire violemment dans mes bras. Ses lèvres s’entrouvrent et
ma bouche fond sur la sienne sans la moindre douceur. Je grogne à nouveau,
de contentement cette fois, et sens ses mains s’appuyer contre mes pectoraux.
Je ne me suis jamais senti aussi possessif qu’en cet instant. Comment ai-je pu
croire que goûter à elle aller me calmer ?
Et… Putain, ses mots ! Elle en avait envie. Cette idée suffit à emporter le
peu de self-control que j’avais.
Je m’incline davantage, glisse les mains dans ses cheveux, la force à
ployer un peu et libère dans cette étreinte toute la tension qui me pourrit la
vie depuis des jours et des jours. C’est comme un soulagement, comme une
révélation. La toucher, la goûter, l’embrasser, c’est la meilleure chose au
monde.
Guidant sa nuque comme je le veux, je l’embrasse plus fort. Nos bouches
glissent l’une contre l’autre, c’est la première fois qu’on s’embrasse, mais nos
lèvres bougent à l’unisson, comme si elles savaient parfaitement ce qu’on
veut. Ses mains pressent et caressent mes pectoraux, les miennes lui caressent
le visage et les cheveux. Autumn gémit, et ce petit bruit fait de moi un
homme faible et fou. Je la titille avec ma langue, la sienne vient rejoindre la
mienne quand elle entrouvre les lèvres. Je l’entraîne alors dans une danse
lascive. Quand je la sens essoufflée, je m’écarte. Je halète autant qu’elle,
alors pour me calmer, je dépose des baisers sur son menton, descends le long
de sa mâchoire, puis dans son cou. Autumn laisse sa tête partir en arrière, me
donnant libre accès à ce que je veux. Elle lâche mes pectoraux et appuie ses
paumes sur le plan de travail. Cette vue et l’idée qu’elle me laisse la dévorer
rend mon sexe encore plus dur qu’il ne l’est déjà. Tout en fermant les yeux, je
mordille la chair fragile sous son oreille.
Je n’arrive pas à décrire ce que je ressens. C’est trop puissant et trop
incontrôlable pour mettre des mots dessus. Je sais que ce n’est pas ainsi que
je vais dompter mes pensées, mais je ne suis plus certain de pouvoir ni
d’avoir envie de le faire finalement.
— Kōyō…, je murmure contre sa peau.
J’ai envie d’elle, j’ai mille et une idées qui me traversent l’esprit. Mais je
ne peux pas, pas comme ça. Je recule lentement et croise son regard. Ses
lèvres sont rouges et gonflées, et la peau de son cou est rouge également,
probablement irritée par ma barbe mal rasée et putain, elle n’a jamais été si
belle.
Merde et maintenant ?
— C’était pire qu’avec tes conquêtes ? demande-t-elle dans un souffle.
C’est un reproche, je le mérite. Si elle savait… elle volait déjà au-dessus
des autres pour moi. Après que j’ai goûté à ce baiser, c’est pire encore.
— Pourquoi tu ne m’as pas fait taire ce jour-là ?
— Peut-être que je suis aussi stupide que tu peux te comporter comme le
pire des connards parfois.
— Peut-être, oui. J’avais juste peur de te perdre. Je ne veux pas que notre
amitié s’abîme.
Elle sourit, elle semble comprendre.
— Autumn et Mao, c’est pour toujours.
— Pourquoi on mettrait Autumn en premier ? je demande.
— Parce que ça fait mieux dans ce sens, répond-elle avec un grand
sérieux. Mao et Autumn, ça le fait moins musicalement parlant, c’est tout.
Je souris, elle aussi.
— Sans doute. (Je me baisse pour ramasser le plaid.) Tu n’as plus froid
au moins.
— Non…
J’ai vraiment encore envie d’elle, mais je me force à refréner ce qui me
vient en tête.
— Merci pour ce soir.
— De ?
Autumn rougit un peu.
— J’avais besoin de toi et…
— Allez viens, je dis en lui prenant la main.
Je l’emmène dans ma chambre, ce qui en fait n’est pas vraiment une
bonne idée. Je vais dormir dans le fauteuil, ça vaudra mieux. Je lui lâche la
main et me tourne vers elle. Ses yeux pétillent.
— Installe-toi, je te réveillerai demain matin et…
— Parle-moi du Japon.
Quand elle me dit ça, je ne résiste jamais. Elle entortille ses doigts aux
miens pour m’empêcher de partir. Je retire mes chaussures et m’installe avec
elle dans le lit. D’ordinaire, on se contente de rester l’un à côté de l’autre,
mais cette fois-ci, je l’attire contre moi. Autumn pose la tête contre mon
torse, et je commence à lui raconter La Mouche d’Himeji, une histoire de
fantôme japonais à l’époque de l’ère Edo, qui parle de la servante d’un
homme cruel. C’est ma mère qui me l’a appris, comme beaucoup d’autres
contes… Alors que je poursuis mon récit, je prends conscience que je me
sens apaisé pour la première fois depuis des jours.
Kōyō… qu’est-ce que je vais faire de toi ?
Chapitre 13

Autumn

En rentrant à la maison, je la trouve dans la cuisine. Elle est habillée,


lavée, et s’affaire derrière la gazinière.
— Autumn, tu as fait le mur ? demande-t-elle avec un grand sourire,
comme si j’étais sa copine.
J’ai envie de lui coller la tronche dans la poêle qu’elle tient dans les
mains. Je me demande comme elle peut être aussi fraîche que la rosée après
sa cuite d’hier. Elle est sans doute tellement habituée en fait. Après ce qu’elle
nous a fait, la voir m’insupporte et je prends sur moi pour ne pas l’encastrer
dans le mur comme elle le mérite.
Lorsqu’elle s’avance vers moi, je recule d’un pas. Elle est tellement
maigre qu’on dirait qu’elle risque de se briser à chaque mouvement, et son
visage est bouffi. On ne se ressemble pas tellement, hormis nos yeux. Nous
avons tous les mêmes yeux verts qu’elle. J’aurais tellement aimé qu’elle ne
revienne pas. Je suis une mauvaise fille si je dis que j’aimerais qu’elle
meure ?
— Tu ne me dis pas bonjour ?
— Rembourse-moi l’argent que tu nous as volé et je consentirais peut-
être à le dire.
— Je n’ai rien volé du tout, lance-t-elle d’une voix paniquée.
— Non, rien du tout ? T’es sûre ? Pas même une enveloppe remplie de
fric que tu as trouvée, hein ?
— Je… j’ai…
— C’était notre argent, c’était à nous, pas à toi. Au cas où ça t’intéresse,
c’était pour payer les factures afin qu’on ait de l’eau, de l’électricité et qu’on
puisse bouffer aussi, et toi, tu fais quoi ? Tu le voles et tu fais ce que tu sais
faire de mieux, tout dépenser pour te défoncer la gueule.
— Je n’ai…
— Qu’est-ce que tu fous là franchement ? Tu ne pouvais pas rester dans
ton trou ? On était bien mieux sans toi.
— J’avais envie de rentrer, de vous retrouver, répond-elle d’une voix
faussement contrite. Et c’est ma maison, je te rappelle, si t’es pas contente, tu
peux te casser.
Je n’y crois pas du tout, mais elle a raison, c’est théoriquement chez elle
et je ne peux rien y faire, je n’ai pas les moyens de nous payer autre chose,
pour qu’on soit enfin libérés d’elle.
— C’est ça, ouais. En attendant, hier, pendant que tu te défonçais la
gueule, ta fille était en pleurs dehors, elle attendait que je rentre, paniquée,
parce qu’elle se sentait responsable. À seize ans, putain. Et toi, t’es
responsable de quoi ?
— L’enveloppe était sur le perron, c’était…
— C’était pas à toi. On se saigne tous les jours pour ramener du fric. Je
travaille, Dustin aussi et même Avery. On bosse tous les trois, une notion que
tu ne connais même pas.
— Je suis désolée, chérie.
Encore une fois, son ton n’est pas sincère, elle n’a aucun remords, comme
elle n’a pas dû en avoir quand elle a tout dépensé.
Je la repousse quand elle tente de me prendre dans ses bras. Elle peut
aller se faire foutre, j’ai la haine contre elle, et je ne compte pas lui laisser
croire que je suis heureuse qu’elle soit là.
Elle est… elle est toujours pareille, tout ce qu’elle a toujours été en fait.
Égoïste, alcoolique, droguée, nocive. Ce n’est pas une mère, c’est une
carcasse, une âme sans cœur. Je sais qu’elle ne me remboursera jamais, et
aussi qu’elle se fiche éperdument de ce qu’elle a fait. Elle a eu le temps de
s’acheter ce qu’elle voulait et de se défoncer la tronche, et c’est tout ce qui
compte pour elle depuis toujours. Je suis étonnée qu’on ne se soit pas appelé
Ecstasy, Vodka et Marlboro. Et c’est uniquement parce qu’on nous séparerait
Avery, Dustin et moi que je ne fais rien contre elle.
— Autumn…
Je la déteste. Je me sens de plus en plus détachée de son sort. S’il lui
arrivait quelque chose, je crois que ça me soulagerait en fait. Je sais qu’Avery
pense qu’on peut encore sauver son âme. Je crois malheureusement que notre
mère a donné la sienne au diable tellement de fois qu’on n’aurait pas assez de
nos années restantes pour l’aider.
Et je n’ai pas envie de l’aider. Parce que ça ne sert à rien, ça ne sert
jamais à rien.
Quand elle est là, c’est plus souvent de la colère, de la rage, de la peur qui
m’animent plus qu’autre chose. Il n’émane rien de bon d’elle, elle ne fait que
semer le chaos et très souvent c’est nous qui payons les pots cassés. Comme
avec cet argent volé.
— Ne me touche pas. Et je te préviens, t’as intérêt de me rembourser.
Sur ce, je tourne les talons et vais à l’étage. Dans ma chambre, je trouve
Avery et Dustin. Ils sont endormis dans mon lit. Un petit sourire m’échappe,
ils sont adorables comme ça. Les voir ici me rappelle qu’on le faisait souvent
quand on était plus jeunes, quand elle ramenait des types pas nets à la maison
avec qui elle couchait pour de l’argent ou de la drogue, où quand elle
s’engueulait avec eux à en faire trembler les murs. Je nous enfermais dans ma
chambre, on se blottissait ensemble sous la couette, et on n’en sortait pas
avant que ce soit fini.
Je m’assieds sur le bord du lit et caresse les cheveux d’Avery. Petite
souris. Je sais qu’elle s’en veut, et je culpabilise pour ça. Je n’aime pas quand
ils se sentent acculés alors qu’ils n’ont rien fait de mal. J’aurais sans doute dû
rester avec eux, mais lorsque j’ai su ça hier, j’ai de suite filé chez Mao. J’en
avais besoin. Lorsque je repense à ce qui s’est passé finalement… Pendant les
minutes où nous nous sommes embrassés, j’ai oublié ma vie merdique, mes
problèmes, je me sentais bien. J’ai rêvé de ça des tonnes de fois, mais rien de
comparable à ce moment, c’était parfait. Je me rends compte que je souris
comme une idiote, pourtant je n’ai aucune idée de comment va se dérouler la
suite des événements entre nous. Enfin, ce n’est pas le moment de penser à
ça. Je dois me laver, aller bosser et déposer l’argent avant de prendre mon
poste chez Tim.
Grâce à ce que m’a donné Mao, je vais pouvoir payer les frais d’hôpital et
les factures. Il me restera juste à trouver un moyen de le rembourser. Quand
je pense que j’en suis arrivée là à cause de cette garce. J’avais jusqu’à
maintenant réussi à toujours m’en sortir, demander de l’argent à Mao c’était
comme arracher une croûte, mais je n’avais pas le choix. Heureusement, il a
réagi parfaitement.
— Autumn ?
Je baisse les yeux vers Avery et lui sourit.
— Ça va ? je demande.
Elle hoche la tête.
— Et toi ?
— Ne t’en fais pas, je me suis arrangée. J’ai demandé de l’argent à Mao.
C’était la seule chose à faire. J’irai tout à l’heure.
— Je suis désolée.
Des petites perles se forment au coin de ses yeux. Je l’embrasse sur le
front.
— Arrête, ce n’est pas ta faute. C’est elle la voleuse et la responsable. Tu
n’y es pour rien.
Je me penche et la serre contre moi.
— Vous pensez qu’elle va rester longtemps ?
Nous nous tournons vers Dustin. Il ne dort plus, ses yeux sont grands
ouverts. Son visage commence à cicatriser. Il a l’air plus en forme, ça me
soulage. Je m’allonge avec eux. On est beaucoup plus à l’étroit qu’avant,
mais ça ne fait rien. On est toujours ensemble, quoi qu’il arrive, et c’est tout
ce qui compte pour moi.
— Je ne sais pas, j’avoue.
Avery, silencieuse, se blottit contre ma poitrine.
— Avec un peu de chance, ce sera rapide. Sinon, on fait comme
d’habitude.
— J’aurais voulu qu’elle ne rentre pas, dit Dustin d’un ton dédaigneux.
Elle nous a volés et elle va faire comme si de rien n’était. Elle jouera les
mamans alors qu’elle ne sait même pas ce que c’est.
— On fera ce qu’on fait toujours. On va continuer nos vies et la subir
jusqu’à ce qu’elle se trouve un squat et se barre à nouveau comme elle le fait
toujours.
— On devrait lui interdire de rentrer à la maison.
— On est chez elle, et vous êtes mineurs, vous risqueriez d’être placés en
famille d’accueil ou en foyer. Je pourrais demander votre garde. Il faudrait
qu’on y songe peut-être, mais il faut peser le pour et le contre avant
d’envisager ça.
— Parfois je me dis que ce ne serait pas plus mal d’être placés.
Mon cœur me fait mal à ses mots.
— Je ne veux pas qu’on soit séparés, soupire Avery.
— On ne le sera pas, la rassure Dustin. Je dis juste qu’en foyer on
n’aurait pas à trimer comme des dingues pour au final nous faire voler par
cette salope.
Il n’a pas tout à fait tort, je comprends ce qu’il veut dire.
— Mais on ne serait plus ensemble.
Dustin acquiesce.
— J’espère qu’elle va vite se barrer.
— Moi aussi…

Salut, Kōyō !

Je m’assieds sur mon lit en souriant. Depuis deux jours que nous avons
échangé ce baiser, je ne pense plus qu’à ça. Et je ne sais pas bien si je dois en
espérer quelque chose ou pas. J’ignore quel est l’avis de Mao. Il a pété un
plomb pour quelques pensées salaces, alors pour un baiser… Mais il vient de
m’envoyer un message, donc peut-être que tout va bien.
Salut.

Tu es bien rentrée ?

Oui, à l’instant.

La dernière fois qu’il m’a envoyé un texto pour me demander ça, il venait
de baiser une nana. Est-ce que je dois m’en inquiéter ?
Désolé de ne pas t’avoir ramenée, je me suis endormi.
Et pourquoi tu es réveillé donc ?

J’ai un peu peur de ce qu’il va m’annoncer.


Mon téléphone a sonné. Cade me demandait si je voulais m’amuser avec lui et ses copines.

Et donc ?

Donc quoi ?

Je soupire, je n’ai pas vraiment envie de rentrer dans ce petit jeu.


Tu ne t’amuses pas avec lui ?

Disons que ce serait extrêmement malpoli pour la demoiselle à qui j’envoie des textos en même temps.

Bon sang, mais quel connard. Je suis certaine que ça ne le dérangerait


pas. Mon portable vibre à nouveau.
J’ai restreint certaines de mes activités. Donc non, je suis allongé dans mon lit, seul, dans le noir.

Je sens un petit sourire naître sur mon visage. J’aime l’idée qu’il ne
couche plus avec des filles, parce qu’il pense à moi, j’aime aussi qu’il ne
boive plus, car je le lui ai demandé.
Quelles activités ?

Picoler comme un trou et baiser des nanas.

Je réponds aussitôt :
Ah bon, mais tu aimes pourtant ça.

C’est vrai, mais tu es plus importante que l’alcool.

Je me mordille la lèvre, à la fois ravie et exaspérée qu’il ne parle que de


ça. Je sais qu’il le fait exprès.
Et pour les nanas ?

Je redoute un peu de le savoir.


Il leur manque à toutes quelque chose.

Quoi ?

Il est tard, tu sais, tu devrais dormir. Demain tu vas être crevée.

Maoko, tu es un beau connard. Je serais moins fatiguée que si je débarque chez toi pour te tirer les vers
du nez.

Je reçois d’abord un smiley avec des lunettes de soleil, puis un second


message.
C’est assez tentant. J’ai quelques histoires sur le Japon à raconter. Tu sais ce qui leur manque ?

J’espère le découvrir avant de m’endormir.

C’est le fait de ne pas être toi, ma Kōyō.

Mon cœur tambourine soudain contre ma cage thoracique.


Je n’arrive pas à t’oublier, c’est viscéral. Tu es dans ma vie depuis longtemps, mais là, je t’ai dans la
peau.

Tu as toujours envie de combattre ces sentiments ?

Tu t’es insinuée dans mon esprit, et je ne parviens pas à penser à autre chose qu’à toi. J’ai essayé, mais
c’est peine perdue, je le sais. J’ai déjà baissé les armes.

Les battements de mon palpitant s’accélèrent davantage. Je rédige un


nouveau message.
Ça veut dire quoi ?

C’est comme si je venais d’ouvrir les yeux sur quelque chose que j’avais déjà devant moi depuis
toujours. Quand on s’est embrassés, je me suis dit que ça me donnerait la sensation d’embrasser ma
sœur, parce que je te connais par cœur. En vrai, c’était une putain de révélation, Kōyō.

Je devrais lui répondre quelque chose, mais je n’y arrive pas. J’ai du mal
à croire tout ce que je lis, je ne parviens même pas à décrire ce que je ressens.
J’ai l’impression de flotter, de rêver. Espérer quelque chose, croire que ça
n’arrivera jamais et puis soudain…
Révélation ?
J’aimerais qu’il soit là, qu’il me dise tout ça de vive voix. J’aimerais
recommencer à l’embrasser et plus encore.
Ouais. J’ai envie de t’embrasser encore, de m’en rendre complètement ivre, de te rendre folle. Je n’en ai
pas eu assez et j’en veux beaucoup plus.

C’est une bonne manière d’être ivre. Je ne t’en priverai pas en tout cas.

Putain… c’est hallucinant d’en arriver là, alors que pendant des années c’était différent. Mais depuis
cette soirée au 11929 et maintenant ce baiser, je n’arrive pas à concevoir de faire autrement.

Ma réponse est rapide.


Autrement que comme ?

La sienne encore plus.


Tu es à moi, Autumn.

Je relis son dernier texto à plusieurs reprises. Est-ce que notre relation
vient soudain d’évoluer de meilleurs amis à amants ?
On est liés l’un à l’autre depuis toujours, mais ce lien vient de se transformer en quelque chose de
nouveau. Tu es ma meilleure amie, mais je veux plus. Je veux être ton tout.

J’ai vraiment l’impression de rêver, d’avoir basculé dans une dimension


qui m’était jusqu’à maintenant interdite.
Mais, je te préviens d’une chose, Kōyō. Je n’en serai pas moins un connard. Et je ne maîtrise
absolument pas ce que je ressens. C’est animal.

Je n’ai pas plus de contrôle sur ça que toi.

En m’allongeant sur mon lit, je ferme les yeux. J’ai envie de hurler, de
crier combien je suis heureuse.
Bien. On devrait sortir s’amuser avec Cade et Lizzie. Leur montrer que tout va bien entre nous.

Et leur dire ?

Je réfléchis à la question. Ils finiront par le savoir très vite de toute


manière.
Non, pas forcément, on peut garder ça pour nous tant qu’on ne le contrôle pas bien.

Je crains que ça ne soit pas si facile que ça de dompter ce genre de chose


et qu’ils l’apprennent. En plus Mao est le type le plus impulsif et
incontrôlable que je connaisse. Je lui réponds enfin :
Ouais, pourquoi pas.

Je bâille, je commence à être vraiment crevée, mais je pourrais lui parler


pendant des heures.
Tu mettras ta robe rouge, Kōyō ! Juste pour moi.

Je rougis et tourne les yeux vers ladite robe, qui est accrochée sur un
portemanteau. Juste parce que je sais maintenant qu’elle le rend dingue. J’ai
envie de lui répondre non pour l’emmerder un peu, mais je reçois déjà un
autre message.
Maintenant, va te coucher. Oyasumi, Kōyō.

Bonne nuit, Maoko.

Je souris comme une enfant et pose mon téléphone à côté de moi. Je ne


suis pas certaine de réussir à fermer l’œil de la nuit ou à faire taire les
battements incessants de mon cœur…
Chapitre 14

Mao

Autumn était juste sublime en sortant de chez elle, elle l’est toujours
quand elle pénètre dans le couloir du 11929. Peut-être encore plus, car elle
fait semblant d’être seule, alors qu’elle est à moi. Je ne l’ai pas embrassée
dans la voiture, j’aurais dû, car j’en meurs d’envie maintenant. Elle est sexy
sans chercher à l’être, et je n’en reviens pas de ne m’en rendre compte que
maintenant… Je crois que cette robe est un poison et qu’il s’infiltre
doucement dans mon sang et dans mes veines. Elle m’a ouvert les yeux et
maintenant que je vois clair, elle me rend fou. Je me demande ce qui me
retient de l’attirer à moi et de l’embrasser comme un dément. J’en ai
terriblement envie, putain. Avec sa robe rouge, ses talons noirs et ses cheveux
qui lui tombent sur les épaules, elle est sublime. Et cette fois-ci, elle est
habillée comme ça pour moi, ce qui bien sûr n’aide pas à me calmer.
Ce soir, j’ai envie qu’elle s’amuse, qu’elle rigole. La dernière fois, ça ne
s’est pas très bien fini. À cause de moi, je le sais, mais déjà là, je voulais
qu’elle n’appartienne à personne.
Il y a du monde. Peut-être que j’aurais dû l’emmener dans un endroit plus
calme tout compte fait. À vrai dire, cette situation est déroutante, je la connais
tellement et pourtant je ne sais pas comment me comporter. J’aurais dû lui
proposer qu’on ne se retrouve qu’à deux. Mais maintenant qu’on est ici,
autant en profiter et changer le dernier souvenir qu’elle a de cet endroit.
Je sors mon portable quand je le sens vibrer dans ma poche.
— Ils sont à l’étage, je dis près de son oreille.
Elle sourit et rougit en hochant la tête. Je range mon téléphone dans la
poche de mon jean. Je la suis dans l’escalier et je n’arrive pas à dévier mon
regard d’elle. C’est impossible. Son dos nu, ses jambes infinies… je me
demande ce qu’elle porte en dessous. Bon sang, c’est la première fois que je
pense à ces choses-là et ça m’excite.
— Ici ! s’écrie Lizzie. On est ici.
Autumn accélère le pas, elle prend Lizzie et Cade dans ses bras.
— C’est cool de vous voir rabibochés tous les deux, lance Cade en me
serrant la main.
Si tu savais…
— Quant à toi, le bar a fait moins de bénéfices cette semaine. Tu devrais
avoir honte de laisser la boutique couler.
— J’essaye de préserver mon foie.
— Tu l’as tué depuis longtemps. J’espère que tu vas te rattraper ce soir.
— Je ne paierai pas tes consos à l’œil, mec.
Il ricane. Je laisse passer Autumn pour qu’elle s’asseye et je me pose à
côté d’elle. Pourquoi me suis-je installé des milliers de fois à côté d’elle sans
avoir envie de glisser mes mains sur ses cuisses et pourquoi en ai-je
irrépressiblement envie maintenant ? Je suis un crétin.
— Alors, vous avez fait la paix ? ricane Lizzie.
Je sors de mes pensées.
— Disons que ma mère est rentrée, dit Autumn, et j’ai dû appeler Mao.
Elle est stupéfiante de conneries, elle ne peut pas s’en empêcher…
C’est une partie de la vérité. L’autre partie, c’est que nous essayons une
nouvelle phase de notre relation.
— C’est vrai ? demande-t-elle.
Autumn hoche la tête. Elle n’est pas enchantée du retour de sa mère.
Encore une fois, celle-ci gâche la vie. Autumn fait tous ces efforts pour
Dustin et Avery, mais je ne sais pas comment elle parvient à la supporter.
Moi, il y a bien longtemps que je me serais barré.
— Vrai de vrai, répond Autumn.
— Ça faisait combien de temps ?
— Presque un mois.
— Putain, siffle Cade.
— Mais pourquoi tu ne m’as rien dit ! soupire Lizzie.
Elle a l’air vexée. Moi, je suis heureux qu’Autumn soit venue vers moi.
Juste moi.
— Même si c’est moi qui ai lancé la conversation sur elle, je n’ai pas
envie d’en parler. Je suis ici pour m’amuser, alors elle va se faire foutre.
— Bien parlé ! je dis.
Elle sourit sans me regarder.
— Tu as raison, ajoute Lizzie. Qu’elle aille au diable. On se commande
des boissons, je meurs de soif.
— Allons-y ! répond Cade avec entrain.
Je me demande parfois s’ils n’ont pas envie qu’il se passe un truc entre
eux. Je suis certain qu’ils s’entendraient à merveille, parce qu’ils se taquinent
de plus en plus et qu’ils se ressemblent un peu niveau caractère et mode de
vie.
— Alors, quoi de neuf ? demande Autumn.
— D’abord, on prend à boire, ensuite on cause.
Cade interpelle une serveuse et commande pour tout le monde. Il a l’air
en forme ce soir.
— J’ai une grande nouvelle, lâche-t-il une fois la serveuse partie.
Je ricane, je me demande ce qu’il va nous annoncer. Il me regarde en
souriant.
— Quoi ?
— Rien, je réponds. J’attends.
— Mes parents ont enfin quitté notre maison à Jacksonville pour leurs
vacances à Tahiti, on pourrait y passer quelques jours.
— Qui ça « on » ? demande Lizzie.
— Bah, nous tous.
— Maison avec vue sur la plage, jacuzzi. De quoi s’éclater comme des
dingues. J’ai une semaine de vacances dans une quinzaine de jours. On
pourrait y aller quelques jours.
Je sais déjà que c’est mort. Pour Autumn du moins. Et je ne pars pas sans
elle.
— Je pourrais peut-être m’arranger avec le planning pour rattraper mes
heures, réfléchit Lizzie.
— Toi, tu n’auras pas encore repris tes cours d’archi à l’université, dit-il
en me fixant. Quant à toi, tu ne peux pas faire un effort pour une fois ?
ajoute-t-il en se tournant soudain vers Autumn.
— Je galère à m’organiser une sortie le soir, et tu penses que je peux
quitter mon job tout un week-end ?
— J’irai parler à tes boss.
— Non, je ne peux pas laisser Avery et Dustin tout seuls à la maison avec
ma mère.
— T’es pas drôle, bougonne-t-il.
— Je sais.
— D’autant que si tu viens pas, lui non plus, j’imagine.
— Ça c’est indépendant de ma volonté, lance-t-elle dans un ricanement.
— De toute façon, dès que je propose un truc, c’est de la merde.
J’éclate de rire. Autumn et Lizzie aussi. Il essaye de faire le malheureux
mais il finit par esquisser un sourire.
— Ça s’organise des choses comme ça, mec ! Dans deux semaines, j’ai
un combat.
— Je sais, j’avais juste envie de m’éclater un peu.
— On va s’éclater ici.
— Désolée, minaude Autumn. La prochaine fois, je ferai un effort.
Elle dit ça, mais je la connais par cœur, elle n’y arrivera pas. Pourtant, je
sais qu’elle essaye, qu’elle aimerait, mais prendre soin de Dustin et Avery,
c’est une seconde nature chez elle. Autumn en a besoin, comme elle avait
besoin qu’on prenne soin d’elle, ce que j’ai fait à la seconde où nous sommes
devenus amis. Elle ne peut pas les quitter, car ils ont grandi ensemble, de
cette manière, dans leur cocon, et c’était la seule façon pour eux de survivre.
Cade lui sourit et l’attire dans ses bras pour l’embrasser sur le front. Je ne
dis rien, c’est purement amical, mais je déteste qu’il fasse ça, qu’il la touche.
— T’en fais pas, ma belle. C’était juste une idée en l’air. On ira s’éclater
dans ta piscine.
La serveuse arrive finalement et pose les verres devant nous. Tout le
monde attrape le sien. On trinque, et je bois une gorgée. Je me contenterai de
ce seul verre pour l’instant, j’ai envie d’être sobre pour Autumn. Elle
s’humidifie les lèvres, et tout à coup j’aimerais beaucoup l’y aider. J’essaye
de ne pas trop la regarder, et de penser à autre chose qu’à elle, mais ça
s’avère plus compliqué qu’il n’y paraît.
— C’est où ton combat ? demande Lizzie.
— Je ne sais pas encore, je le saurai le jour même.
— J’ai trop envie de venir.
— On ira ensemble, annonce Autumn. Comme ça tu découvriras une
partie de la vie secrète du Ninja d’Atlanta.
Lizzie exulte de joie.
— Génial !
Ça fait longtemps qu’Autumn n’est pas venue me voir combattre. Et je
dois dire que ça m’arrangeait, je n’ai pas spécialement envie qu’elle traîne
dans ces coins délabrés, ce n’est pas un lieu pour elle. Entre les machos, les
types qui se battent dans le public pour rien… on ne sait jamais. La dernière
fois qu’elle était là, j’ai perdu et j’ai fini à l’hosto pour quelques côtes cassées
et pas mal de bleus partout. Elle n’aime pas que je combatte, elle a crié ce
soir-là, prétextant que j’allais en mourir un jour… Ma vie n’a jamais
vraiment eu d’importance, mon père me l’a vite fait comprendre. Elle en avait
uniquement quand Autumn était là, car elle m’en donnait. À côté d’elle, je me
suis toujours senti spécial et encore aujourd’hui. Malgré tout, j’ai besoin de
ce sport, de faire quelque chose pour ces pulsions colériques qui me
pourrissent l’esprit parfois. Qu’elle propose de venir assister à un match
montre qu’elle croit en moi et que je ne peux pas la décevoir.

Il fait bon dehors. Vu les fortes températures en ce moment, on respire


mieux la nuit. Je termine de tirer sur ma cigarette. J’ai bien envie d’en
prendre une autre, mais je viens d’en fumer deux d’affilée sans compter les
deux autres au cours de la soirée. Nous sommes là depuis quelques heures, et
j’en viens à me demander comment je reste aussi calme, alors que j’ai envie
de la serrer dans mes bras. Je pourrais cela dit… Les émotions que je ressens
pour elle sont instables et dévastatrices, un peu comme une grenade. Jusqu’à
récemment, il y avait la goupille de sécurité alors tout allait bien, mais
maintenant, j’ai peur de ce qui risque de se passer… Je n’ai jamais eu à
contrôler un tel flot de pensées pour une fille.
Je rentre dans le bar et les rejoins en haut. Ils parlent de séries TV comme
Brooklyn Nine-Nine et Breaking Bad.
— Oh ! j’adore cette chanson ! s’écrie Autumn en terminant son verre.
Je ne connais pas le titre ni le nom du chanteur, mais le rythme est assez
suave. Et j’ai envie de la serrer contre moi. C’est un prétexte comme un autre,
sans doute le plus plausible. En fait, je crois que ma patience est à bout,
j’aimerais l’embrasser comme l’autre soir.
— Tu veux danser ? je demande brusquement.
Je ne reconnais pas ma voix, je me donne l’impression d’être bourru. Faut
dire que j’ai pas l’habitude. Elle me lance un regard en biais et hoche la tête
avec un sourire.
— Oui.
Je lui tends une main qu’elle accepte. Je voudrais aussi lui faire plaisir,
me comporter autrement que comme un connard, même si en dansant avec
elle, je compte bien montrer à tous les abrutis qui la reluquent qu’elle est à
moi.
— Bah merde, siffle Cade. Toi, tu dois vraiment te faire pardonner pour
faire ça…
Après lui avoir fait un doigt d’honneur, je conduis Autumn vers l’escalier
pour descendre sur la piste de danse. Je ne lâche pas sa main et pose même la
seconde au creux de ses reins. Je vois ses bras se couvrir de frissons, je me
demande depuis combien de temps je lui fais de l’effet. On s’arrête au milieu
de la foule qui danse.
— Tu es…
Je baisse les yeux vers elle et la fais tourner sur elle-même avant de la
ramener contre moi.
— Je suis ?
Elle se pince les lèvres, m’observe comme si elle me découvrait. J’aime
cette manière qu’elle a de me scruter, même si elle ne me semble pas
nouvelle. Elle est si belle.
— Tu es sûr de toi ? Tu ne danses jamais.
— Il faut bien un début à tout… Montre-moi comment tu danses, Kōyō.
Ses yeux s’écarquillent légèrement, et elle regarde dans la direction de
nos amis.
— Ici ? Comme ça ?
— Ça ne t’a pas dérangée la dernière fois.
— Ce n’était pas pareil, c’est…
— Je me fous complètement de Cade et de Lizzie. Je me fiche qu’on nous
voie. Si je m’étais arrêté de vivre à chaque jugement… Je veux juste être
avec toi.
Entre elle et moi, je veux que ce soit comme d’habitude, mais en plus
intime que d’habitude. Je veux tout ce qu’on a, je veux Autumn et Mao, mais
au-delà de tout. Je la désire de tellement de façons que je m’en fais peur.
Peut-être que j’ai effectivement quelques années de déni à mon actif, et le
désir me le fait payer maintenant. Je suis censé la protéger de tout, je ne sais
pas si je suis capable de la protéger de moi.
— Les autres, je m’en tape, j’en ai rien à foutre de ce qu’on pense de
nous, de moi. Ça a toujours été ainsi.
Je glisse mes bras autour de sa taille et l’attire au plus près de moi. Mes
gestes sont instinctifs, naturels, comme s’ils avaient attendu tout ce temps que
ce soit elle que je serre contre moi. Elle se laisse aller contre moi.
— Je sais, souffle-t-elle.
Je l’entends à peine avec la musique, alors je me penche vers elle.
— Ma vie n’a aucune sorte d’importance si tu n’y es pas.
Elle sourit largement et pose les mains sur mon torse en commençant à se
trémousser contre moi. Comment ai-je pu passer à côté d’elle toutes ces
années alors que je suis désormais accro à toutes ces sensations qu’elle
m’inspire ?
Je la serre dans mes bras tandis qu’elle danse et se frotte contre moi. Je
suis son rythme et bouge en même temps qu’elle. Pourquoi je n’éprouve
aucun malaise, pourquoi ai-je l’impression que c’est normal ?
C’est juste nous, Autumn et Mao… Peut-être que c’est ça la continuité de
notre histoire.
Je ne pense pas aux autres personnes qui dansent autour de nous. Nos
corps bougent à l’unisson, son cœur bat-il aussi fort que le mien ? Je suis le
mouvement de ses hanches, mais quand elle se tourne et frotte ses fesses
contre mon bassin, je perds pied. La fois où mon esprit a vraiment déraillé,
j’étais dans ce même genre de position avec cette fille. Elle me rend dingue,
je sens mon sexe devenir encore plus dur. Et soudain, je me pose de nouveau
la même question : depuis quand elle éprouve ce genre de chose pour moi ?
Quand j’enlace sa taille, elle tourne son minois vers moi et me sourit.
Putain.
— Depuis combien de temps ? je demande sérieusement.
— Quoi donc ?
— Depuis combien de temps, tu me vois comme ça ?
— Je ne sais pas.
— Kōyō…
Elle ondule contre moi et se retourne.
— Je ne sais pas, j’ai grandi en t’aimant, puis en te désirant et en
détestant ces filles qui passaient dans tes bras et dans ton lit.
— Tu…
— Je savais que j’étais importante, plus que les autres, mais je ne voulais
pas te partager avec elles, je voulais également ce qu’elles avaient.
— Pourquoi tu n’as rien dit ?
Relevant la tête, elle plante ses yeux dans les miens.
— Parce que j’étais Kōyō, dit-elle, comme si ce surnom suffisait à tout
expliquer. Et que j’avais une autre forme d’exclusivité, elles ne faisaient que
passer dans ton lit, moi, je restais dans ta vie et c’était suffisant…
Putain !
Comment a-t-elle pu garder ça pour elle pendant toutes ces années ?
Chaque fois que je m’éclatais avec une fille, elle souffrait en silence. Chaque
fois que je racontais mes aventures d’un soir, elle se contentait de m’écouter
sans rien dire alors qu’elle avait mal. Et moi, je n’ai rien vu, je n’ai pas
compris. Je croyais pourtant la connaître par cœur… Je m’en veux
terriblement de l’avoir déçue maintes et maintes fois et de l’avoir blessée par
la même occasion.
— Tu seras toujours dans ma vie.
Elle et moi, nos vies et nos destins sont liés, rien ne pourra jamais nous
défaire l’un de l’autre.
— Je sais, je voulais y être aussi pour ça, murmure-t-elle en nouant ses
bras autour de ma nuque. J’étais contente quand tu as dit que tu avais éprouvé
du désir pour moi.
Bon sang, depuis quand est-elle si entreprenante ?
— C’était sale. Tu…
— Oui et non. Le temps d’un instant, tes pensées étaient connectées aux
miennes. Même si tu étais avec cette fille, j’étais dans ton esprit, c’était moi
que tu voulais à la place. C’était troublant, mais j’ai aimé ressentir cette
sensation.
Ses yeux reflètent la même étincelle d’excitation qu’ils avaient lorsque je
l’ai embrassée la première fois. Et ce jour-là, quand moi je lui ai expliqué que
c’était mal, elle ne m’a rien dit. Enfin, elle n’a plus l’air d’y penser.
— Je suis désolé, je grommelle. Je ne pensais pas que…
— Je le sais, me coupe-t-elle. Et je sais également que tu n’aimes pas ce
que tu ne contrôles pas.
— Et tu es incontrôlable… je suis un peu masochiste sur les bords.
Son sourire en coin est tellement beau que je n’y résiste pas. Elle
écarquille les yeux pendant une seconde quand mes lèvres fondent sur les
siennes, puis elle ferme les paupières et s’abandonne dans notre étreinte.
Même si elle est déjà contre moi, je l’attire davantage dans mes bras, j’ai
besoin de la sentir au plus près de mon cœur. Putain, depuis la dernière fois
j’en avais tellement envie et c’est tellement bon. Son goût de femme est
merveilleux, aussi merveilleux que ses lèvres pleines et charnues qui
répondent avidement à mon baiser. Elle gémit quand j’aspire sa lèvre
inférieure puis la mordille. Ce petit cri de plaisir me fait un électrochoc,
jamais je ne l’ai entendue faire ça, jamais je n’en ai été la cause et je crois que
ça pourrait bien devenir mon nouveau mantra. Lorsque je la sens à bout de
souffle, je m’écarte légèrement.
Bon sang, elle est sexy. Mon automne réincarné. J’aime être celui qui fait
naître un tel désir dans ses yeux, qui lui cause un tel essoufflement, qui la
tient dans ses bras. C’est elle depuis le début, c’est elle depuis toujours. Tant
pis si je suis un sale con, si je pense ne pas la mériter, je resterai jusqu’à la fin
à ses côtés.
— Toujours aucune envie de combattre ? demande-t-elle.
— L’envie est là, mais pas celle de combattre.
Elle ouvre la bouche pour répondre quelque chose, mais d’une main je lui
attrape la nuque et plaque à nouveau mes lèvres contre les siennes. Je désire
tant de choses en ce qui la concerne que je me fais peur. J’aimerais aussi
refréner mes ardeurs, parce qu’elle n’est pas les autres. Nous continuons de
nous embrasser suavement quand je remue de nouveau les hanches pour la
faire danser. Je ne me suis jamais comporté ainsi, tout porte à croire qu’elle
m’inspire quelque chose de nouveau. D’habitude, j’ai simplement envie de
baiser, là, j’ai besoin de la séduire. Il est hors de question qu’on fasse ça dans
les toilettes. Il me faut tout, je veux l’étendre sur mon lit et lui procurer du
plaisir. Autumn suit mon rythme, sans que nos lèvres ne se quittent une seule
seconde. Nos corps bougent à l’unisson, nos lèvres sont soudées, nos souffles
haletants font office de conversation.
Je ne me suis jamais senti aussi bien. Nous sommes dans une bulle, notre
bulle. Le monde autour de nous a disparu. Une de ses jambes est au milieu
des miennes, et nous dansons encore. Elle me mord la lèvre à son tour, je
grogne. J’ai envie de bien plus, alors je l’embrasse plus profondément. Nos
langues se trouvent, et j’ai l’impression qu’on fait l’amour plus qu’on ne
danse. Je n’ai jamais rien fait d’aussi sensuel avec une fille. Pour la première
fois depuis longtemps, je me sens serein. Elle est ici avec moi, à moi, et c’est
tout ce qui compte. Doucement, on s’écarte. Le désir dans nos regards fait
écho.
— Tu dois rentrer ? je demande contre son oreille.
— Pas ce soir, non… pourquoi ?
Je souris. Parce que…
— Je veux juste savoir si tu es à moi pour toute la nuit ou si je dois
trouver de quoi compenser.
Son sourire s’évanouit, et je ris à son air blasé, ce qui la fait réagir enfin.
Elle se détend et rit à son tour. Comme si…
— Essaye et je te tue.
— Tu en es incapable, tu m’aimes trop pour ça.
— Méfie-toi, Maoko.
— Je ne fais que ça, je sais que tu peux être dangereuse…
Après tout, une fois, elle avait donné un coup de pied dans les couilles
d’un mec qui se foutait de ma gueule à cause de mes origines. On s’amusait
dans le parc, il est arrivé avec ses copains, le pauvre est reparti en chialant.
C’est sans doute pour ça que je suis parfaitement fou de cette nana depuis des
années.
— Tu veux qu’on aille ailleurs ?
— Pourquoi ? minaude-t-elle.
— Parce que j’ai envie de t’avoir pour moi tout seul.
Dès qu’elle hoche la tête, je glisse ma main dans la sienne et l’entraîne
vers la sortie.
— Comme ça, sans prévenir Cade ni…
— Ils comprendront, Kōyō. Je t’assure.
— Mais j’ai laissé mon sac avec mon téléphone et…
Je grogne sans vergogne et lui vole un baiser avant de la laisser en bas
des marches et de les monter quatre à quatre. Lizzie et Cade, occupés à
discuter, me regardent comme si j’étais un dément quand j’arrive à leur
hauteur. Ils ont un sourire pervers sur le visage.
— Vous devriez voir vos têtes, vous faites peur…
Je me penche et attrape le sac d’Autumn.
— Tu vas quelque part ? demande mon meilleur pote, les sourcils arqués.
— Ouais, des choses à faire.
— Tu y vas avec quelqu’un ? questionne Lizzie à son tour en battant des
paupières. Vous nous faites encore faux bond !
Un sourire m’échappe. Bon sang, ils n’ont pas oublié d’être cons ce soir.
— On en reparle plus tard, je dis.
— Il était temps, siffle-t-elle alors que je suis déjà loin.
Chapitre 15

Autumn

Dans la voiture régnait une tension palpable. Maintenant nous attendons


que son ascenseur descende. J’ai l’impression qu’il met des plombes à venir.
À croire qu’il y a une vingtaine d’étages. Je suis terrifiée à l’idée de monter
dedans. Je l’ai pris avec lui des tonnes de fois, mais là c’est différent, je sais
pourquoi nous sommes ici et même si j’en ai irrépressiblement envie, je me
sens toute nouée à l’intérieur. Des tas de questions se bousculent dans ma
tête. Je me demande pourquoi ce maudit appareil est si long.
— Tout va bien ?
Je sursaute un peu. Mao me regarde, l’air inquiet. Il semble si sûr de lui.
Je souris, j’essaye de me détendre un peu. J’ai peur de ne pas être à la
hauteur.
— Oui… je crois que je suis tendue.
— Pourquoi, tu as peur ?
— Non. Cet ascenseur est long et…
Je perds mes mots, je panique un peu. Je n’ai toujours voulu que lui, et
maintenant qu’il est à moi, je suis morte de trac. Je n’y connais rien, le sexe,
les mecs, j’ai toujours galéré. Je ne suis pas aussi expérimentée que ces filles
qu’il a l’habitude de ramener chez lui et… lorsque la cabine arrive enfin et
que les portes s’ouvrent, j’ai comme un pique au cœur. Nous pénétrons
dedans en silence. Je serre mes doigts sur la rampe de sécurité alors qu’il
monte vers l’appartement de Mao. La fraîcheur de la barre métallique me fait
du bien. J’ai bien envie de coller mon visage contre le miroir, car j’ai le feu
aux joues.
— Je peux te donner des raisons d’agripper la rambarde si tu veux.
— Pardon ?
De vraies raisons.
Ses yeux sont bourrés de désir. Il se penche vers la commande de
l’ascenseur et appuie sur un bouton qui le bloque brusquement.
— Mao… tu ?
Sa réponse se fait par les gestes, il prend mon visage en coupe dans ses
grandes mains et m’embrasse avec une tendresse qui me fait fondre. Jusqu’à
maintenant, nos baisers étaient enflammés, mais celui-là est différent. On
dirait qu’il prend le temps, qu’il me goûte, qu’il veut me rendre folle.
— Qu’est-ce que tu fais ? je souffle.
— J’ai bloqué l’ascenseur pour quelques minutes…
— Mais…
Que compte-t-il faire alors qu’on est coincés ici ?
Ses lèvres glissent dans mon cou, et je me laisse aller contre le miroir
derrière moi. J’ai la sensation qu’il me marque au fer rouge. Je l’ai tellement
voulu, tellement fantasmé et ça surpasse de loin tout ce que j’imaginais. C’est
mieux que tout. Il est doux, suave, et mon corps commence à bouillir. Je me
sens esclave de sa bouche et de ses mains. Pour rien au monde, je ne veux
bouger d’ici.
— Dans cette robe, la première fois… et même ce soir, qu’est-ce que tu
es belle. L’automne réincarné. Tu sais que tu es ma saison préférée, Kōyō ?
J’aime quand il dit ça, il n’y a que dans ces moments-là que j’apprécie
cette fille que je suis.
— Je ne sais pas pourquoi ce bout de tissu m’a emprisonné l’esprit, c’est
comme s’il m’avait réveillé soudain. Depuis, tu restes ancré dans ma tête.
— Pourquoi as-tu pensé à moi quand tu étais avec cette fille ?
— Autumn…
Mao relève la tête, il semble perturbé et étonné par ma question.
— J’ai besoin de savoir, je veux savoir.
— Pourquoi ?
— La curiosité est un vilain défaut, que veux-tu… je veux savoir
comment.
— Je ne sais pas, Kōyō. Elle était rousse et…
Je sens mes joues rosir. Peut-être suis-je un peu maso de vouloir entendre
cette histoire. Pourtant, j’ai envie qu’il continue et qu’il me dévoile ce qui
s’est passé ce soir-là.
— Et ?
— Et je crois, même si ce n’est pas ce que j’ai pensé à ce moment-là,
qu’elle m’a intéressé uniquement parce qu’elle était rousse, bien qu’elle n’ait
rien à voir avec toi.
— Quand est-ce que tu as…
— Pensé à toi ? bougonne-t-il. Quand on était en train de baiser, je sais
pas.
Il le sait, bien sûr.
— Comment ?
Mao plisse les yeux, me scrute. Je dois avoir l’air d’une folle à lui poser
des questions pareilles. Mais j’ai envie de comprendre comment il en est
venu à me vouloir moi.
— Je veux que tu me dises, Mao.
— Dire quoi ? Ça ne te suffit pas ce que tu sais déjà ?
— Non… il faut croire que j’ai besoin de plus.
— Putain…
Il se recule un peu et se passe une main dans les cheveux.
— On baisait, elle était retournée, j’étais en train de l’enculer, et elle a
fait bouger ses cheveux, grogne-t-il dans ses dents.
Je rougis tellement fort d’un coup, soudain gênée d’entendre quel genre
de pratique sexuelle il faisait avec elle. C’est cru, mais au moins c’est
honnête.
— Je les ai attrapés, j’ai fermé les yeux et tu es apparue devant moi. Elle
s’est volatilisée complètement. Je ne voyais que toi. Je l’ai appelée par ton
prénom et merde, tu veux entendre quoi, Autumn ? Que j’ai joui en elle, en
pensant que c’était toi et que c’était foutrement bon de le croire ?
— Oui, je souffle. Oui…
Ses grands yeux noirs m’observent. Je suis un peu perturbée par ses mots,
par ses révélations, c’est vrai mais au-delà de ça, l’intensité et la virulence de
ses paroles me chavirent.
— Ça te plaît d’entendre ça ? demande-t-il.
— Non, c’était déplaisant de savoir que tu as été avec d’autres. Mais la
passion dans ta voix, le désir, oui. J’aime ta façon de réagir et comment tu te
crispes en y repensant. J’aime le fait d’avoir tourmenté ton âme.
— Bon sang, Kōyō…
Il comble soudain l’écart qu’il vient lui-même de creuser et me plaque
contre la paroi de l’ascenseur. Ses lèvres prennent possession des miennes
dans une étreinte enflammée. Ses bras et ses mains m’enserrent comme s’il
avait peur que je disparaisse. Je lui réponds avec autant d’avidité que je le
peux. Je serre mes doigts contre son T-shirt, je l’attire au plus près. Je veux le
toucher, le découvrir comme jamais je ne l’ai encore fait et qu’il soit à moi
corps et âme.
Dans un grognement, Mao relâche mes lèvres. Je halète bruyamment
tandis que son visage se perd dans mon cou, où il sème des baisers avant de
s’agenouiller devant moi. Je baisse la tête et le regarde, troublée de le trouver
là comme ça.
Nous sommes toujours dans la cabine d’ascenseur qu’il a stoppée et…
— Mao ? Tu vas ? On ne va tout de même pas…
— Je vais me gêner, susurre-t-il.
Ses doigts caressent mes jambes et remontent sous ma robe. Un feu
ardent brûle vivement dans mon bas-ventre. Je sens ses flammes s’agrandir à
mesure que ses mains progressent vers mon intimité. Lorsqu’il crochète ses
doigts à l’élastique de mon shorty, j’ai l’impression que mon corps va
imploser. J’ai mal et ça me fait du bien en même temps. Je suis à la fois
nerveuse et impatiente. Tellement impatiente.
Va-t-on faire ça ici ?
Ma propre réflexion intérieure s’évanouit en fumée quand ma culotte
glisse le long de mes jambes. Une fois qu’il l’a retirée, je m’attends à ce qu’il
se redresse, mais il n’en fait rien du tout, il relève ma robe et son regard se
fait tout aussi ardent que le feu dans mon bas-ventre. Il me regarde comme si
j’étais un dessert, une sucrerie dont il a envie depuis toujours.
— Mao…
— Une vraie raison. Tu te souviens ?
Je secoue la tête, légèrement perdue, alors il ricane et m’embrasse sur le
genou. Je frissonne tandis qu’il remonte sur ma cuisse tout en déposant une
pluie de baisers un peu partout. J’ai envie de croire que mes jambes sont
assez fortes, mais j’ai l’impression qu’elles se transforment en coton à mesure
qu’il progresse.
Je pensais qu’il voulait juste faire l’amour.
— Mao…
Lorsqu’il disparaît entre mes cuisses et que sa langue glisse une première
fois le long de mon sexe, mon corps est saisi de tremblements. Je m’accroche
aux rambardes pour ne pas m’écrouler sur lui.
Je…
J’en perds le fil de mes pensées.
Mon Dieu…
Ses caresses suivantes sont toutes aussi implacables. On ne m’a jamais
fait ça, et le plaisir qu’il me procure est en train de me rendre folle. J’ai
l’impression d’être en fusion, de me transformer en lave. Je baisse les yeux
tandis que Mao fait passer une jambe par-dessus son épaule et que sa bouche
s’arrête sur mon clitoris. Je laisse échapper un cri de plaisir si rauque qu’il
semble résonner comme un tocsin dans l’habitacle de l’ascenseur et m’étonne
moi-même. Il grogne et ses caresses deviennent plus lentes, plus profondes
parfois. Mao ne me laisse pas respirer, mais ne se pose jamais là où j’ai envie
qu’il soit. Il joue avec moi, mais j’aime beaucoup ce genre de jeu.
Je me penche, glisse mes mains dans ses cheveux, alors il me regarde en
retour sans cesser de me faire du bien. Je devrais être troublée de le trouver
là, qu’il fasse ça, qu’il y ait autant de désir dans ses yeux, mais ce n’est pas le
cas. Je crois n’avoir jamais rien vu d’aussi sensuel que ça, que lui…
Cette vision cumulée à mes pensées stimule davantage mon plaisir, et je
me laisse aller contre sa bouche. Mes hanches et mon bassin se mettent à
danser à l’unisson avec ses caresses. Impatiente, je tire sur ses cheveux pour
lui faire comprendre ce que je veux.
— Qu’est-ce que tu veux, Kōyō ? demande-t-il.
— Jouir !
Bien que je halète, ma voix ne tremble pas, et ma réponse est sans appel.
Alors, il agrippe mes fesses, les prend dans ses mains et lentement sa langue
remonte jusqu’à mon clitoris. Cette sensation est merveilleuse. Lâchant ses
cheveux, j’attrape les rambardes de sécurité et me laisse aller contre lui, le
visage en arrière. Je suis ses mouvements dans une harmonie des plus
parfaites et, sans crier garde, le plaisir me transcende et me déchire la voix.
C’est si brutal et intense que ma tête se met à tourner.
Lorsque Mao se relève, je suis trop essoufflée, trop alanguie pour parler.
Mon corps est encore sensible, mon sexe aussi, j’ai l’impression que le plaisir
ne m’a pas encore tout à fait quittée.
— Tu vas finir par les tordre.
Ses lèvres douces se posent sur ma joue, où il pose un baiser. Je décrispe
mes mains des barres et me rends compte qu’elles me font un peu mal.
— Tu as déjà bloqué cet ascenseur pour…
— Non, Kōyō. Pour ça, il fallait une fille spéciale. On ne bloque pas un
ascenseur pour rien !
Je souris, lui aussi. Les battements de mon cœur commencent seulement à
se calmer et ma respiration aussi. Je lève la tête pour l’embrasser, il me
répond avec tendresse avant d’appuyer sur le même bouton que tout à l’heure
pour faire repartir la machine. Les portes s’ouvrent quelques secondes plus
tard sur son étage. Il m’attire vers lui, dans ses bras, et je me rends compte
que je n’ai pas remis ma culotte. Comme je ralentis, il baisse la tête.
— Un souci ?
— Ma culotte ?
Il l’agite alors devant moi, l’air heureux et particulièrement fier de lui. Je
sens mes joues rougir. Comment puis-je être mal à l’aise de le voir s’amuser
avec mon shorty après ce qu’on vient de faire ?
— On dirait un psychopathe, je déclare en soupirant.
— T’as pas le droit de me dire ça après un orgasme. Même si j’adore ce
petit trophée et savoir que tu ne portes rien sous ta robe.
— Tu avais l’air d’un psychopathe aussi dans l’ascenseur si ça peut te
rassurer. L’arrêter comme ça, parce que tu as des envies, c’est vraiment mal.
— T’avais pas envie peut-être ?
— J’étais terrifiée.
— C’est ce qu’on lit sur ton visage, effectivement.
À ces mots, il me plaque contre sa porte d’entrée, ses paumes posées de
part et d’autre de mon visage. Je plante mon regard dans le sien. Il sourit, ses
yeux noirs brillent de malice, j’adore quand son visage est si joyeux, il est
tellement beau et me semble redevenir plus petit. C’est mon Mao, celui qu’il
n’est qu’avec moi, celui qu’il ne montre pas aux autres.
— Là encore, tu n’as pas l’air très équilibré, je le taquine.
— Si tu fais référence à toutes les idées que j’ai en tête actuellement pour
te faire jouir, effectivement je ne dois pas être très équilibré.
Je me mordille la lèvre. Il me caresse la joue.
— Qu’est-ce que tu as en tête, Maoko ?
— Toi, principalement. Et aussi pas mal de moi. Nous deux mélangés,
Kōyō. Je te veux comme je ne t’ai jamais eue jusqu’à maintenant.
Je crois n’avoir jamais rien entendu de si sensuel.
— Je te semble toujours aussi « psychopathe » ?
— Oui, mais je ne suis sans doute pas aussi effrayée que ça.
Son sourire s’élargit avant que nos lèvres se joignent à nouveau dans un
baiser vertigineux. Quand ses mains m’attrapent le visage, je sens une nuée
de frissons longer mon échine.
J’ai l’impression de flotter, mon cœur et ma tête me semblent si légers,
comme si pour la première fois ils étaient en paix et en phase. Avec Mao je
me suis toujours sentie bien, il était celui qui m’apportait ce qui me manquait
à la maison, l’affection dont j’étais privée. Aujourd’hui, tout est lié. Mon
cœur, mon âme, mon esprit et même mon corps.
Je sursaute quand la porte s’ouvre derrière moi, et mon cœur s’accélère à
son petit rire moqueur.
— Toi, tu as l’habitude de faire ça.
— Non, je suis impatient.
Il passe en premier et va allumer. C’est la première fois que je franchis le
seuil de cette porte en sachant que nous allons faire l’amour. Mais je n’ai pas
peur. Parce que c’est lui, c’est mon Mao. Parce que j’en ai toujours eu envie.
Parce que ça me semble aussi naturel que respirer.
Il se tourne vers moi, peut-être parce que je semble hésitante. Je claque la
porte derrière moi et lui souris. D’un pas assuré, j’avance vers lui et me fonds
dans son étreinte. Il me serre contre lui sans un mot. Être dans ses bras, de
cette manière, c’est la plus belle sensation au monde, c’est l’endroit le plus
apaisant que je connaisse.
— Ça… ce genre de moments avec toi, je l’ai tellement voulu, tellement
espéré.
— Désolé d’avoir tardé, de ne pas avoir compris, Kōyō. Je suis un crétin
parfois.
— Mais c’est parfait, je dis en relevant la tête. Rien ne saurait être plus
parfait que maintenant. C’est le prolongement de notre amitié.
Ses yeux noirs bourrés de désir me scrutent et ses mains glissent dans
mes cheveux. Je me sens fondre sous ses caresses. Son visage est sérieux
mais aussi serein.
— Tu mérites tellement mieux que moi. Mais je ne veux pas que tu sois à
quelqu’un d’autre qu’à moi. Tu es mon automne. Je ne veux pas qu’un autre
homme puisse aimer et toucher ce que j’adore chez toi. J’ai toujours détesté
ça.
— Je suis là.
Il hoche la tête.
— Je sais, mais j’ai besoin de m’en rendre compte, de mesurer combien
je suis chanceux et heureux ce soir.
Mon cœur se comprime. Je tire sur son T-shirt pour l’attirer à moi et
l’embrasser. Il se laisse faire, sans cesser de me caresser les cheveux. Les
plus belles sensations me traversent de part en part.
— Tu es là, Kōyō.
J’ai le sentiment d’être unique. Je l’ai toujours été, mais cette fois-ci,
c’est total, sans équivoque. Et jamais je ne me suis sentie aussi belle et
heureuse de ressembler un peu trop à l’automne.
— Tu viens ?
Nous sommes chez lui, mais c’est moi qui le guide jusqu’à sa chambre.
Mao me sourit. Je tente de puiser en lui pour trouver un peu de courage, mais
tout ira bien, je le sais. Je le pousse sur son lit. Il se laisse faire et s’assit sur le
bord du matelas. Je me faufile entre ses jambes et ses bras s’enroulent autour
de moi comme des lianes. Je glisse mes doigts dans ses cheveux noirs. Son
regard se perd dans le mien, j’en profite alors pour retirer ma robe et me
dévoiler à lui pour la première fois.
— Tu…
On se connaît par cœur, mais à quelques nuances près. Mao baisse la tête
et me découvre. Ses yeux s’agrandissent, sa bouche s’ouvre mais aucun mot
n’en sort, son torse se soulève plus difficilement, comme s’il avait plus de
mal à respirer.
— Autumn, souffle-t-il.
Mon prénom devient poésie. Il pose son front contre mon ventre et
soupire. Je me sens frissonner dans ses bras. Certains mots n’ont pas besoin
d’être prononcés, la gestuelle explique parfois plus de choses. Je glisse à
nouveau mes mains dans ses cheveux.
— Ma réincarnation.
— Il n’y a que toi pour aimer l’automne à ce point.
— Il n’y a que toi qui pouvais le rendre si vivant. Ce collier autour de
mon cou, c’est Kōyō, dit-il en caressant mon ventre nu. Ce sont les feuilles
d’érable qui deviennent rouges en automne. La contemplation de ces
changements de couleur est une tradition au Japon. Ton corps qui rougit
comme les feuilles me rappelle combien j’adorais ça quand j’étais petit. Te
trouver en arrivant dans ce pays, c’était un signe. Tes cheveux, tes yeux, les
couleurs de ton corps et ton prénom, c’était un signe. Ma réincarnation, mon
automne. J’avais déjà par pure curiosité tapé « Kōyō » sur Internet pour
essayer de voir ce que ce surnom signifiait. Le terme en lui-même signifie
« feuille rouge ». Je pensais que c’était lié à mes cheveux et à mon prénom.
Ça n’avait rien de bien romantique, hormis que ce mot n’appartenait qu’à
moi… mais après avoir entendu son explication à lui, tout semble différent.
Je ne sais pas quoi dire, je suis émue. Son collier lui rappelle sa mère et
représente une tradition qu’il aime et à laquelle il m’associe. Je me sens si
fière d’être sa réincarnation.
— Tu es si belle. Merde, tellement belle. Tu es à moi, Kōyō.
— Toute à toi.
Lentement, il se redresse et se déshabille devant moi. Je le regarde,
l’admire, je le dévore des yeux. Lorsqu’il retire son boxer, je le découvre moi
aussi pour la première fois et rougis quand je vois son sexe dur et érigé.
Oh là là…
Il est… parfait. Ses abdos, son corps, sa stature. Je l’ai toujours trouvé
beau, mais à le voir ainsi, complètement découvert, à nu, il est plus que
sublime. J’aime chaque pore de son corps, chaque fibre de ses muscles,
chaque os, chaque organe qui le maintient en vie. J’aime tout en lui, tout chez
lui. De ses yeux noirs bridés à la cicatrice qu’il a sur le ventre à cause de son
père, en passant par le collier qu’il a toujours autour du cou. Mao est un tout,
et il est tout à moi. J’ai soudain envie de le dévorer, de le goûter, de le
toucher. Je veux ne faire qu’un avec lui. Je veux fusionner, m’abandonner à
lui.
Je m’avance vers lui, et il m’enferme dans ses bras. Ses mains me
caressent le dos, je me redresse légèrement sur la pointe des pieds et
j’embrasse son pendentif en forme de feuille d’érable. Je sais qu’il refuse
qu’on le touche, comme s’il avait peur qu’il ne perde de sa magie. Mao
frissonne, et un sourire se dessine sur son visage.
— Viens.
Aussitôt allongés dans son lit, nos corps s’enlacent et se mêlent. Nos
bouches se soudent dans un baiser langoureux. Ses mains me découvrent et
me caressent les seins et le ventre alors que les miennes rencontrent sa peau
et son torse musclé. Inlassablement nous nous touchons, comme pour nous
rendre compte de cette nouvelle réalité, comme pour être certains que nous
sommes bien ici tous les deux.
Quand Mao éloigne ses lèvres des miennes, je souffle. Mon cœur bat
presque trop fort mais je me sens merveilleusement bien.
— Je pourrais dessiner des constellations sur ton corps.
— Quoi ?
Il est tout sourire.
— Ici, dit-il en traçant plusieurs lignes au-dessus de mon nombril. Ici, il y
a la Grande Ourse.
Ses doigts se déplacent juste sous ma poitrine.
— Là on a quelque chose qui ressemble à Orion. Et ici, il y a la
constellation de Mao.
Il bouge à nouveau la main et s’arrête sur mon aine. Je frissonne de désir,
et aussi car cette zone semble assez sensible.
— Mao ?
— Oui, ces taches de rousseur-là forment un M. M comme Mao. Juste
au-dessus d’un endroit merveilleux. À croire que c’est une invitation. Une
véritable carte humaine du ciel.
— Tandis que toi, tu es un explorateur.
— Exactement, approuve-t-il en souriant comme un enfant.
À ses mots, il se penche vers moi et m’embrasse à nouveau.
— Mais tu veux savoir quelles taches de rousseur je préfère ?
Je hoche la tête.
— Ce sont les deux qui sont posées sur tes lèvres.
Je n’ai pas le temps de répondre que sa bouche capture une nouvelle fois
la mienne. Tout en m’embrassant, Mao se place au-dessus de moi, et le voir
ainsi me rappelle quelques fantasmes que j’ai déjà eus et qui a l’instant
prennent vie. Je noue mes bras autour de son cou, serre ma poitrine contre
son torse, nos jambes se mêlent, nos corps s’emboîtent presque totalement.
J’ai tellement envie de lui, tellement envie de me fondre en lui, que nous ne
fassions qu’un. Je veux qu’il se perde en moi, qu’il me fasse perdre la tête. Je
veux tout, à commencer par lui.
Je déglutis en sentant la dureté de son sexe contre le mien, puis, animée
par un désir des plus primaires, je frotte mon bassin contre le sien, animant
un feu entre nous. Il grogne contre ma bouche, alors je recommence et pousse
un petit gémissement. Mes propres gestes m’excitent, font monter la fièvre,
mais j’ai besoin de bien plus encore.
— Attends, je prends un préservatif.
Il s’appuie sur son bras pour ne pas m’écraser et tend l’autre vers le tiroir
de la table de nuit, d’où il sort un étui brillant. Sans un mot, il l’enfile et,
comme si un puissant désir le guidait, il me pénètre d’un seul et intense coup
de reins. Je rejette la tête en arrière en gémissant.
Oh ! mon Dieu !
C’est tellement bon et étrange de le sentir de cette manière, de sentir son
sexe emboîté dans le mien, de ne faire qu’un avec lui. J’ai l’impression de
flotter dans les airs, d’être aussi légère qu’une plume, de n’avoir pour seul
souci que la façon dont l’orgasme va me transcender. Nos corps et nos âmes
fusionnent en même temps. Il n’y a que nous. Juste Autumn et Mao, au-delà
de tout. Si j’avais le pouvoir d’arrêter le temps, je vivrais ce moment de
bonheur à l’infini. Pour la première fois de ma vie, je me sens libre et
heureuse. Je ferme les yeux et inspire doucement pour savourer pleinement
ces sensations merveilleuses.
Ses lèvres se posent sur ma gorge. Il m’embrasse, me lèche, me dévore le
cou, puis descend sur mes seins qu’ils caressent avec ses lèvres avant de
happer mon téton dans sa bouche. Je gémis à nouveau tout en suivant le
rythme de plus en plus cadencé de ses hanches. Il est partout. Sur et dans mon
corps. C’est comme si je le ressentais dans chaque pore, chaque fibre, chaque
muscle, mais aussi dans mon âme et dans mon cœur. Et à l’instant, je
voudrais savoir ce qu’il pense de ce moment, s’il éprouve les mêmes choses
que moi. Je sais que notre étreinte est moins sauvage que ses parties de
jambes en l’air habituelles, mais j’ose croire que c’est plus intense que tout ce
qu’il a connu.
Lorsqu’il relève la tête et plonge son regard dans le mien, je comprends
que oui. Ses yeux noirs sont troublés et bourrés de désir, sa mâchoire est
crispée par le plaisir. Pour la première fois, nous sommes un tout.
Tendrement il écarte une mèche de cheveux de mon visage, je lève une main
et caresse le sien. Je tire doucement sur son collier, que j’embrasse sous son
regard brûlant, puis je tire un peu plus, pour lui faire comprendre que j’ai
envie qu’il m’embrasse. Je crois l’entendre murmurer « Kōyō », mais nos
lèvres se joignent à nouveau. Mao ne cesse pas ses coups de reins et chaque
mouvement me semble plus rapide, plus profond, plus intense. Chaque fois
qu’il se perd en moi, je me rapproche du plaisir ultime. Quand je sens son
sexe gonfler davantage en moi, je m’accroche à lui et remue moi aussi sans la
moindre retenue.
Ma propre jouissance éclate de manière brutale, m’emportant dans les
limbes d’un plaisir incroyable, et je sens à ses hanches qu’il est lui aussi en
train de basculer. Tout en le regardant jouir, j’accuse ses derniers coups de
reins.
Il se redresse quelques secondes et revient vers moi. Je me blottis dans
ses bras et pose la tête contre sa poitrine.
— Je n’ai jamais ressenti ça, souffle-t-il contre mes cheveux. Jamais.
— Quoi ?
— Une telle connexion.
Je souris. Je suis tellement heureuse que je n’ai pas les mots pour
l’exprimer ou lui répondre. C’est au-delà de tout.
— Un tel plaisir intime, je dis finalement.
Ses mains me caressent le dos et les cheveux.
— Je suis désolé d’avoir mis si longtemps et pour ces filles… mais j’en
paye le prix, parce que j’ai tellement envie de toi.
Mon idiot de cœur tambourine si fort.
— Encore ? je dis en posant mon menton sur sa poitrine pour le regarder.
Un sourire moqueur se dessine sur son visage, comme s’il trouvait mon
étonnement divertissant. Mais je n’avais jamais connu ça. Jusqu’à
maintenant, le sexe et moi étions plutôt en froid.
— Si tu savais, Kōyō. C’est comme une soif intense que je dois étancher.
Je te veux encore et encore. Je te veux, et si tu me dis que c’est réciproque,
alors…
Qu’est-ce qu’il croyait lui ? Depuis tout ce temps, je ne suis pas non plus
rassasiée de lui, j’ai encore envie de lui.
— Tout ce temps à t’attendre, et tu crois que ça me suffit à moi aussi ? Je
te veux, Mao.
D’un mouvement rapide, je me retrouve sur lui, lui allongé sous moi. Je
pose mes paumes sur ses pectoraux. Je rougis, je n’ai jamais fait ça, et je me
sens soudain vulnérable. Cette position quand même… Mais cette impression
est vite balayée par son regard béat et sa bouche qui s’étire en un sourire
idiot.
— Montre-moi l’automne qui se déchaîne, souffle-t-il. Fais-moi regretter,
Kōyō.
Chapitre 16

Mao

Ma première vision du jour est un enchantement. Une sublime rousse est


allongée sur le ventre dans mon lit et mon cœur s’agite soudain.
Putain qu’elle est belle.
J’essaye d’ignorer le fait que je bande déjà et je me concentre sur elle.
J’admire son dos lui aussi parsemé de taches de rousseur, puis le haut de ses
fesses, que la couverture ne couvre pas. Sur la droite, il y a un adorable grain
de beauté, on dirait une goutte. Je crois sans nul doute qu’il vient d’atterrir à
la première place dans le classement de mes préférés celui-là. Maintenant je
la connais vraiment par cœur et j’aime ça. Ses cheveux sont éparpillés sur
l’oreiller et sur son visage, ses longs cils caressent ses pommettes et ses joues
sont légèrement roses.
J’ai envie de l’embrasser, de me nicher dans ses bras ou de la blottir dans
les miens et de lui faire l’amour alors que son corps est encore tout chaud et
engourdi par le sommeil. Mais son visage béat et serein m’en dissuade,
j’aime trop la voir comme ça, perdue dans les limbes. Ainsi, elle semble aussi
calme que l’eau qui dort. Ses soucis ne l’atteignent pas ici.
Bon sang, hier j’ai goûté à l’automne.
Putain quand j’y repense, je n’avais jamais connu ça, pourtant j’ai couché
avec des tas de filles, et j’ai pratiqué toutes sortes de baises, mais avec elle,
tout était connecté. Le corps, l’esprit et le cœur, on était en symbiose la plus
complète. Du coup, ça a décuplé mon plaisir comme jamais. Je n’arrive pas à
croire que je rate ça depuis tout ce temps et je sais que je ne suis pas prêt à
m’en séparer, j’en ai trop besoin. Elle me rend accro à elle, c’est tellement
mieux que tout le reste. Je veux expérimenter ces sensations encore et encore,
c’est bien mieux que l’adrénaline avant un combat.
En silence, je me redresse, enfile mon boxer, ignorant mon sexe qui ne
désenfle pas, et me dirige en silence vers la cuisine. Je me sers un grand verre
d’eau, que je bois cul sec. Ce matin je crève de faim et j’espère qu’elle aussi.
Je laisse couler le café dans la cafetière pendant que je m’occupe de préparer
des toasts. Je ne fais jamais ce genre de choses, mais Autumn est différente
de toutes les autres filles. Et puis, c’est bien de reprendre des forces après et
avant une nouvelle bataille.
Je termine de tout disposer et sors avec le plateau. Autumn remue à mon
arrivée dans la chambre. Je m’installe dans le lit et pose le plateau sur mes
jambes. Elle gémit en ouvrant doucement les yeux et m’offre un sourire des
plus sexy quand elle me voit.
— Pincez-moi, je rêve, dit-elle d’une voix rocailleuse.
— Non, je suis bien réel, même si on pourrait s’y méprendre avec mon
physique d’apollon.
— À part ça, je parlais plutôt du plateau. Tu offres le petit déj au lit ?
— Je me suis dit que tu aurais peut-être faim ce matin, ou que tu aurais
besoin de reprendre des forces.
Elle se mord la lèvre en se redressant et s’enroule dans le drap.
Dommage, je l’aurais bien regardée manger nue moi… Je me demande à
quoi elle pense, ce qui se cache derrière ses yeux voilés et ses joues rouges.
Je suis certain qu’elle a des pensées salaces.
— Une faim de loup, oui.
Je ne sais pas pourquoi, mais ses mots me font soudain penser à elle
quand elle me chevauchait hier soir. Elle était déchaînée, passionnée, et elle
m’a mis K-O. Elle était tellement belle et moi carrément envoûté. J’ai fait
tellement de trucs avec d’autres filles, mais avec elle j’avais l’impression que
ça prenait vie, que ça prenait un sens.
Comme je bande à nouveau, je secoue la tête. Faut que je pense à autre
chose.
Lorsqu’elle remarque ce qu’il y a sur le plateau, ses yeux brillent. Il y a
deux mugs de café, des œufs brouillés, du bacon, quelques pancakes et du
miel et, dans un grand bol, j’ai mis des bonbons. Je sais qu’il est tôt pour
manger ce genre de trucs mais je voulais la voir sourire. Et j’ai toujours des
bonbons dans mes placards pour quand elle vient à l’appartement. Le sourire
aux lèvres, elle se penche et ses lèvres épousent les miennes. Maintenant le
plateau d’une main, j’empoigne sa nuque avec l’autre et notre baiser devient
plus langoureux. J’ai faim d’elle, j’ai encore envie d’elle. Autumn s’écarte
doucement quand elle perd son souffle.
— Ohayo,1 Kōyō.
— Bonjour, murmure-t-elle.
— Bien dormi ?
— Oui.
Elle sourit joyeusement. Je veux me réveiller tous les matins du monde à
ses côtés rien que pour ce sourire. Je ferai tout pour que sa joie perdure.
— Des bonbons, vraiment ? Tu as des choses à te faire pardonner ?
— Je ne t’achète pas toujours des bonbons pour me faire pardonner.
— C’est vrai, et j’adore ça.
Elle est sûrement la seule fille à vraiment être heureuse pour un paquet de
bonbons.
— C’est le petit déjeuner le plus appétissant et agréable que je vois
depuis des années.
J’aime à croire qu’elle parle aussi de moi quand elle dit « appétissant ».
Je lui tends un mug encore fumant. Elle l’attrape, et je prends le mien.
— Merci, dit-elle avant de boire une gorgée.
C’est tellement inattendu de la trouver là, mais ça me paraît aussi
tellement naturel.
— Alors, tu vas vraiment venir me voir combattre ? je demande.
— Oui, pourquoi ? Tu n’as pas envie ?
Je secoue la tête. Au contraire, savoir qu’elle sera présente me stimule
encore plus.
— Ça fait longtemps que tu n’es pas venue.
— Lizzie veut y aller, je ne vais pas la laisser seule. Et comme tu dis, ça
fait longtemps.
— Tu vas décevoir pas mal de mes groupies.
— Qu’elles aillent se faire foutre, dit-elle avec véhémence.
Elle met sa tasse sur le plateau. Mon sourire est automatique. Je n’avais
jamais remarqué avant qu’elle était jalouse, et maintenant ça m’excite qu’elle
le soit autant que je peux l’être quand des types la regardent.
— Jalouse ?
— Ne me pousse pas trop, Maoko.
Je dépose ma tasse et lui caresse la joue. Mon pouce glisse sur ses lèvres
quand elle ouvre légèrement la bouche, j’ai une seule envie, lui faire l’amour
comme un dingue.
— Je suis tenté de voir ce que tu vas me faire.
Elle fait disparaître mon pouce entre ses lèvres pour le sucer.
— Putain !
Après avoir brusquement déplacé le plateau sur ma table de chevet, je
bondis sur elle. Elle éclate de rire et noue les bras autour de ma nuque. Le
drap se défait juste assez pour dévoiler sa poitrine. Elle relève la tête et me
mord la lèvre avant de m’embrasser.
— Je vais finir par croire que tu ne veux pas de moi, souffle-t-elle.
— Au contraire, mais je sais que tu n’aimes pas me voir me battre dans
ce genre d’endroit.
Ses doigts caressent ma mâchoire.
— Je n’aime pas que tu fasses ça, c’est trop dangereux. Et puis tu crois en
avoir besoin, car tu penses avoir des excès de colère parfois, mais moi je
pense que c’est uniquement parce que tu n’as pas encore trouvé ce qui
pourrait te canaliser.
Il y a beaucoup de vrai dans ses mots, mais je me connais, sans ça, je
deviendrais dingue. J’ai besoin de me canaliser, sinon j’ai peur de finir
comme mon père et de devenir violent à tout bout de champ.
— Je ne fais pas ça pour rien, même si c’est dangereux, j’en ai besoin.
— Tu en as également besoin pour flatter ton égo avec tes victoires et les
nanas que tu sautes.
— Autumn…
Elle n’a pas l’air en colère.
— Peut-être que moi, je pourrais t’aider à te canaliser, à te faire oublier
ces combats à la con.
— C’est très présomptueux de ta part, Kōyō.
Elle rougit et sourit en plantant son regard dans le mien. Elle a l’air aussi
résignée.
— Aussi présomptueux que ton égo et ton côté connard. Je prends le
risque pour une fois.
— Et tu proposes quoi ? je la questionne, intéressé.
— Tu vas le faire ton combat, commence-t-elle, tu vas le gagner et après
ça je t’occuperai l’esprit. On verra si tu éprouves encore le besoin d’y aller.
— J’aime beaucoup cette idée et ce programme.
Mais si je lui faisais du mal ? Même sans m’en rendre compte ? Non,
c’est impossible, je ne lui ferai jamais mal physiquement. Autumn est tout ce
que j’ai de beau dans la vie.
— Mais je te préviens, ça va te demander énormément de temps, je vais
te demander énormément d’attentions, je ricane.
— Comme depuis onze ans, tu veux dire… Je pense pouvoir gérer.
D’ailleurs…
Elle ôte le drap pour se dévoiler complètement. La vue de son corps nu
me rend déjà dingue.
— Tu penses que tu pourrais trouver quoi faire avec ça ?
Bon sang ! Elle n’a pas idée de comme je bande, ni de combien j’ai envie
d’elle.
— Oh que oui…
Je compte bien le lui montrer.

Il est un peu plus de 23 heures quand je pousse la porte du Whole. Je n’ai


pas vu ma Kōyō depuis deux jours. J’ai toujours eu l’impression d’être un
accro au sexe depuis que j’ai commencé, mais ces derniers jours, je suis
carrément en manque. Je n’en ai jamais eu autant envie de toute ma vie. Je
me sens incomplet physiquement, mentalement, charnellement parlant… Elle
se tourne au moment où la porte claque et son regard croise le mien. Elle est
sexy dans son uniforme rouge et noir. Je m’avance et m’installe au comptoir,
sur l’un des tabourets vides.
— Je veux ce qu’il y a de meilleur au menu.
Même si le plus délicieux, c’est elle. Autumn me sourit et pose le café
bouillant qu’elle tient derrière elle.
— Désolée, mais je ne suis pas à la carte aujourd’hui.
Vraiment dommage…
— Dommage, je t’aurais bien prise sur le comptoir, Kōyō. Assisse ici, tu
serais juste à bonne hauteur pour que je te dévore tout entière.
Je passe ma langue sur mes lèvres, elle rougit en un instant, ce qui me fait
rire. Je me demande comment elle peut rougir aussi fort après ce qu’on a fait
tous les deux. Elle reste tellement innocente. J’adore ça.
— Je ne pensais pas te voir si tôt, dit-elle avec un sourire.
— Moi non plus, mais j’en avais envie, je n’avais pas mieux à faire. Tu
sais, c’est les vacances pour moi, j’entame ma deuxième année seulement
dans un mois, alors j’ai le temps de voir venir. Et j’en avais envie.
— Oh ! une double envie ? Tu radotes, Maoko.
Je hoche la tête.
— Tu veux manger ou boire quelque chose ?
— Si toi ce n’est pas possible, alors, un burger avec des frites et un Coca.
— J’envoie ça.
Elle part en cuisine et revient deux minutes plus tard. J’aimerais que son
travail ici, comme au sex-shop, ne soit qu’une passade, j’aimerais qu’elle
vienne à l’université avec moi. Je sais qu’elle espère encore, comme quand
nous étions gosses, que tout va s’arranger. Malheureusement plus le temps
passe et plus les chances s’amenuisent. Elle dit toujours qu’elle n’était pas
une bonne élève, mais c’était uniquement parce qu’elle devait toujours
s’occuper de quelqu’un ou quelque chose. Si elle avait un peu de ce temps
volé, je l’imagine jardiner ou écrire. Elle ne s’en souvient peut-être pas, mais
elle m’aidait à rédiger mes rédactions, elle a toujours eu beaucoup
d’imagination pour les histoires.
— Tu ne veux toujours pas essayer d’aller à l’université ? je demande.
Pour ça, il faudrait que je l’aide financièrement et je sais que j’aurais le
droit à un non catégorique. La dernière fois était un cas exceptionnel et
qu’elle n’ait pas encore essayé de me rendre l’argent prêté encore plus.
Autumn secoue la tête en grimaçant.
— Je n’étais pas une bonne élève, tu le sais. J’avais des notes assez
médiocres.
Après s’être penchée sous le comptoir, elle sort un gros plateau de
vaisselle fumante qu’elle commence à essuyer.
— Parce que tu étais toujours occupée à faire autre chose qu’à étudier, je
rétorque.
Elle lève les yeux au ciel, signe qu’elle sait que j’ai raison.
— C’est vrai, mais ça va.
— Je n’ai pas envie que tu bosses aussi dur toute ta vie, je râle.
Elle se penche vers moi.
— Ça ne va pas durer, et puis tu sais, j’ai toujours mon rêve…
Son rêve ? Merde, je ne me le rappelle plus.
— Tu te souviens de la ferme des Jasonburry ?
Le nom suffit à raviver ma mémoire. Je hoche la tête et je vois une
étincelle briller dans son regard. J’aime l’attachement qu’elle porte à nos
souvenirs, comme ils semblent précieux à ses yeux. J’aime encore plus
qu’elle continue de rêver alors que la vie est une chienne qui ne l’épargne
pas.
— J’aimerais tellement vivre dans un endroit pareil et cultiver moi aussi
des citrouilles.
Je l’imagine en cultivatrice, en fermière sexy. J’adore le concept, mais
avant que je ne démarre un scénario de film porno dans mon esprit, je pense à
ce qu’elle vient de dire…
Jasonburry… Je me rappelle ce jour-là. Nous devions avoir une dizaine
d’années. C’était quelques jours avant la fête d’Halloween. Toutes les
maisons étaient superbement décorées. Celle d’Autumn l’était, mais avec des
décorations faites maison. Elle les avait réalisées elle-même, je l’avais même
aidée. Quand j’y repense, nos décorations faisaient pitié en comparaison de
celles des voisins, mais elle était heureuse, car elle adorait cette fête et elle ne
se laissait pas abattre. Au contraire, elle avait déjà ce mental d’acier et cette
force. Elle se fichait de l’avis des gens. Partout dans les jardins, sur le perron
des maisons du quartier il y avait des citrouilles et Autumn n’en avait pas.
C’était trop cher et sa mère était trop occupée à son passe-temps favori pour
faire plaisir à ses enfants.
Je me souviens, nous avons pris notre vélo et nous sommes allés à la
ferme des Jasonburry pour acheter une citrouille. Sur place, elle était
émerveillée. Moi aussi, je n’avais jamais vu de ferme de potirons. J’étais
subjugué par les couleurs. Le champ était surplombé par une dense forêt
orangée, sans parler des courges. Il y avait aussi un grand lac, l’eau me
paraissait noire tellement il faisait froid ce jour-là. Mais, je me rappelle
surtout ses grands yeux verts qui regardaient partout, son sourire qui ne la
quittait pas et comme elle courait dans les allées. Je lui ai acheté une
citrouille, la plus belle. On ne s’était pas rendu compte qu’avec nos vélos ce
serait difficile de rentrer. Heureusement, Autumn avait un panier sur le
devant de son vélo. Il était beaucoup trop petit pour la citrouille, mais on a
réussi à rentrer en la posant dessus.
— Je n’y pensais plus… tu as vraiment envie de ça ?
— Oui, cultiver mes propres potirons dans un endroit avec plein d’arbres,
rien qu’à moi. Je rêve d’avoir du temps pour faire ce genre de choses et
regarder l’automne emmitouflée dans un plaid.
L’automne, sa saison, sa cuisine, sa fête d’Halloween… j’avais oublié
combien elle aime ça, elle aussi. Tous les ans, elle fait des tartes à la
citrouille, des biscuits aux marrons, des soupes de champignons… Bien
qu’on sorte s’amuser pour Halloween, j’ai négligé son amour pour cette
période. Peut-être que cette année je pourrais lui concocter une recette
automnale japonaise ou encore les gâteaux que ma mère adorait me préparer,
les momiji manju2. Rien que d’y repenser, je me sens encore plus nostalgique.
J’ai ignoré ses sentiments et les miens pendant des années, et voilà qu’en
moins de deux secondes, je fais déjà des projets pour nous.
N’empêche, j’ai hâte de voir mon Autumn en automne.
— Cet endroit me fait toujours autant rêver. Comme cette saison…
Parfois je voudrais qu’elle dure plus longtemps encore.
— Moi aussi, même si elle m’accompagne toute l’année.
— Quel chanceux tu fais ! s’exclame-t-elle joyeusement.
— Ça, je l’ai toujours dit.
Elle me rend mon sourire et tourne les talons pour aller chercher une
commande en cuisine. Elle pose le cheeseburger devant moi avec des
couverts et me ramène un verre de soda. Elle me vole une frite
subrepticement comme elle l’a toujours fait.
— Tu fais ça aussi avec les autres clients ?
— Non, juste avec le plus insupportable… et mon préféré aussi.
Je lui en tends une deuxième, elle la dévore.
— Et à la maison, ça va ? je demande.
Tout en continuant de s’affairer derrière le comptoir, elle hausse les
épaules. On dirait qu’elle est perturbée par quelque chose, ce qui m’inquiète
immédiatement.
— Oui et non… elle est là, avec son mec.
— « Son mec » ? je répète, intrigué.
— Oui, elle s’est dégoté un camé comme elle. Tout aussi accro à la
drogue qu’à l’alcool. Ils s’entendent parfaitement.
— Merde, je siffle.
— Je pensais que c’était un type de passage comme d’habitude, mais il
est encore là. Kenny qu’il s’appelle…
— Ça t’ennuie ?
Elle hoche la tête.
— Oui, déjà que je n’aime pas qu’elle soit là, c’est pire encore quand elle
ramène des sales types.
— Elle ne va sans doute pas rester.
— Sans doute pas, du moins j’espère.
— Je te ramène dès que tu as fini ton service.
— J’en ai encore pour plus d’une heure, rétorque-t-elle.
— Et alors ?
— Alors, je suis certaine que tu as mieux à faire.
À vrai dire, puisque j’ai abandonné une bonne part de ce que je faisais
avant, la picole et les nanas, je me retrouve avec plus de temps pour moi.
Comme elle travaille sans arrêt, je ne peux pas le combler comme je
voudrais. Comme les cours n’ont pas encore repris, je ne peux pas non plus
m’occuper de cette manière. Je pourrais trouver un job, mais je n’en ai pas la
moindre envie pour l’instant.
— Pas du tout, je réponds en secouant la tête. Je ne vois pas ce que je
pourrais faire de mieux que te regarder.
Deux taches rouges apparaissent sur ses joues. J’adore être capable de la
gêner encore ou voir combien elle peut sembler innocente.
— J’avais oublié que tu étais le genre de personne qui a du temps à
perdre. J’aimerais savoir ce que ça fait.
Je ricane. Un point pour elle.
— Tu devrais essayer, je te jure que c’est génial.
— Je n’ai pas la place pour ça dans mon emploi du temps, mais je te
crois.
— Dimanche prochain, tu es tout à moi et je te montrerai comme c’est
relaxant. Tu risques même d’y prendre goût. Il est temps que tu voies
quelques bons côtés de ma vie.
— D’accord, j’ai hâte.

1. Oyaho signifie « bonjour » en japonais.

2. Les momiji manju sont des gâteaux en forme de feuilles d’érable fourrés à la pâte de haricots rouges sucrée. On
ne les mange qu’en automne au Japon.
Chapitre 17

Autumn

J’aime la tranquillité le matin et le silence qui règne dans la maison quand


tout le monde dort. C’est tellement reposant. Probablement parce que j’ai pris
l’habitude de me lever avant tout le monde pour tout préparer et ça depuis des
années. Parfois il m’arrive d’imaginer celle que j’aurais pu devenir sans tout
ça, mais en fait, je crois que ça ne sert pas à grand-chose d’y penser
maintenant, je suis celle que je suis, point final.
Puis avec le retour de notre mère, j’ai autre chose à penser. Je crains
qu’elle ne reste cette fois-ci. Si avant j’espérais qu’elle pose enfin ses valises
à la maison, maintenant, je veux qu’elle s’en aille. Chaque fois qu’elle est ici,
il se passe quelque chose de mal ou d’imprévu. Elle est nocive. Et encore, ce
coup-ci, elle a ramené un crétin comme elle et si je sais la doser elle, je ne
sais pas quoi faire avec lui.
— Bonjour !
Je sursaute et fais face à Avery. Je pensais ne voir personne ce matin. Elle
a une petite mine.
— Salut, petite souris. Déjà debout ?
— J’avais du mal à dormir, répond-elle.
J’arque un sourcil en me servant une tasse de café.
— Tout va bien ? je demande. Tu es malade ?
— Non, ça va, dit-elle d’un ton empressé. Juste une mauvaise nuit.
Comme je t’ai entendue, je me suis dit que j’allais profiter de toi avant que tu
n’ailles travailler.
En entendant ses mots, je me dis que ça fait longtemps qu’on ne s’est pas
fait un truc entre filles. Juste elle et moi. Et je m’en veux. Je l’avoue, ces
derniers temps, j’ai beaucoup pensé à moi, un peu moins à eux. Surtout avec
Mao. Tout ce qui se passe entre nous m’accapare l’esprit.
— T’es rentrée vachement tard cette nuit, ou tôt ce matin, remarque-t-elle
d’un air sournois. On est lundi matin, et tu as disparu un dimanche complet.
Je souris derrière ma tasse. Elle me regarde attentivement.
— Il se peut que je sois rentrée tard ou tôt effectivement. J’ai dormi chez
Mao.
— Vous êtes réconciliés ?
Oui, entre autres !
— Oui, simplement.
— Vous êtes pires qu’un couple marié.
— Depuis onze ans, je crois qu’on est comme un couple marié.
— Ça se tient, sauf que vous ne baisez pas ensemble.
— Comme les vrais couples mariés, je rajoute en cachant mon malaise.
Elle sourit. Ma relation avec Mao est encore trop récente, je ne veux pas
en parler de suite.
Ce matin, je ne travaille pas. C’est l’inventaire au boulot. On le fait tous
les deux mois. Quand c’est comme ça, ma patronne du sex-shop nous prend à
tour de rôle. Comme je m’en suis occupée la dernière fois, je suis dispensée
aujourd’hui. Du coup, j’avais l’intention de faire quelques courses.
— Je vais en ville, tu veux venir avec moi ?
Ses yeux pétillent et disent oui. Son sourire aussi. Je ne pensais pas
qu’elle serait autant emballée, mais ça me fait plaisir.
— Oui, grave.
— Je vais prendre une douche, et dès que tu es prête, on y va.
J’aimerais avoir plus d’argent pour acheter plein de choses. Encore plus
lorsque je vois les grands yeux d’Avery quand elle regarde les vitrines des
magasins. Le bijoutier ne la fait pas rêver, mais elle ralentit toujours devant la
parfumerie et la librairie. Je voudrais avoir la possibilité de lui offrir tout ce
qui lui fait envie. Je ne me suis moi-même jamais acheté de parfum. Le seul
que j’ai reçu, c’est de la part de Mao pour mon anniversaire. Le flacon était
une bouteille en forme de pomme rouge. Je me souviens l’avoir gardé
longtemps, avoir économisé chaque spray tellement ce cadeau avait de la
valeur pour moi. Et quand j’ai terminé la bouteille, je l’ai ouverte et je l’ai
remplie d’eau, puis je l’ai laissée s’évaporer dans mon armoire.
Notre précarité nous empêche d’acheter des choses « inutiles » ou
« superflues », mais parfois je voudrais avoir les moyens de le faire, juste
pour voir ce qu’on ressent.
Ces derniers jours, j’ai eu pas mal de pourboires, alors même si je ne
peux pas lui acheter du parfum, on peut aller faire un tour au magasin de
fripes ou à la librairie. Je fais exprès de ralentir quand on arrive devant la
devanture. Avery contemple les livres mis en avant, puis elle regarde la
deuxième grande fenêtre à travers laquelle on voit des guirlandes lumineuses
éclairer une table à la Alice au pays des merveilles. Des tasses et des assiettes
à thé se mélangent à des livres de contes de fées, des romances ou encore des
crayons, des cartes postales et j’en passe.
— C’est joli, dit-elle. J’aimerais travailler dans un endroit comme celui-
là.
Avery n’a jamais caché son amour pour les arts, la littérature et tout ce
qui y a trait, mais aussi pour le dessin. Je me demande de qui elle tient ça
d’ailleurs.
— Tu veux qu’on aille faire un tour ?
Je ne pose jamais ce genre de question. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être
parce que je me dis que c’est frustrant d’aller faire les magasins quand on ne
peut rien acheter. Mais aujourd’hui c’est différent, j’ai un peu d’argent grâce
aux pourboires.
— Je… tu es certaine ? demande Avery.
Hochant la tête, je la pousse vers l’entrée.
Les yeux d’Avery pétillent, elle regarde partout. Je ne suis pas aussi
emballée qu’elle. Non pas que je n’aime pas la lecture et la littérature, juste
que je n’ai jamais pris le temps de me poser pour lire un livre. J’ai trop de
choses à gérer. Avery lit énormément, et elle lit de tout. Elle récupère la
plupart de ses livres à la Déchèterie. L’un des mecs qui travaillent là-bas sait
qu’elle en raffole, alors il lui ramène des sacs-poubelle remplis en échange
d’une dizaine de dollars. Elle va aussi à la bibliothèque parfois.
Aujourd’hui, je voulais m’acheter une robe et peut-être des sous-
vêtements pour Mao, mais… je sais que, quoi que je porte, il s’en fiche. J’ai
même cru remarquer qu’il préfère quand je ne porte rien. Et puis, j’aurai le
temps de faire ça une prochaine fois. Non, j’ai envie de faire plaisir à Avery,
parce qu’elle ne réclame jamais rien et qu’elle le mérite pour une fois.
Je la suis dans les allées. Elle retourne presque tous les livres pour
parcourir les résumés. Elle continue d’avancer vers les romans fantasy. Elle
en a repéré un qu’elle ne quitte pas des yeux. Je regarde le titre sur la
couverture, Obsidian, avant qu’elle ne le retourne pour lire la quatrième une
seconde fois.
— Il te plaît celui-là ? je demande.
— Il a l’air super, mais…
— Prends-le alors.
Elle secoue la tête, interdite.
— Non…
— Je te dis de le prendre, petite souris.
Un immense sourire étire ses lèvres.
— Merci, Autumn ! s’écrie-t-elle.
Les gens se retournent sur nous, mais on s’en fout. Tout en se mordant la
lèvre, elle fait défiler les pages et en respire l’odeur. Je glousse.
— Avance au lieu de faire l’amour à ton livre.
Elle tire la langue et serre le roman contre sa poitrine. Quand elle se met à
avancer, j’attrape discrètement le deuxième tome. Vu le prix, je peux me le
permettre. On zigzague dans les autres rayons pour arriver à celui consacré à
la papeterie et aux beaux-arts.
Pour une fois je pourrais lui acheter deux livres neufs et peut-être même
de quoi dessiner.
— Tu dessines toujours ?
— Oui.
J’ai le sentiment de l’avoir négligée. Avant elle me montrait toujours ce
qu’elle dessinait, un peu moins ces derniers temps et c’est sans doute à cause
de moi.
— Tu ne me montres plus tes dessins.
— Je n’ai rien à montrer en ce moment, tout ce que je dessine est raté.
— Tu as perdu l’inspiration ?
Elle se mordille la lèvre et hoche la tête.
— Un peu.
Elle dessine pourtant très bien. Sur les murs de sa chambre, il y a des
dessins qu’elle a faits elle-même. Des aquarelles, mais aussi les personnages
de ses romans préférés comme Harry Potter. Elle s’inspire souvent des livres
qu’elle lit. Il y a aussi un dessin que j’adore. Pourtant, c’est le plus simple et
le plus basique de tous. Il s’agit d’une rousse de dos, avec de longs cheveux
bouclés. Je ne sais pas s’il s’agit de moi, mais je l’adore celui-là.
— Ça va revenir, ne t’en fais pas.
Hochant la tête, elle regarde les carnets à dessins. Elle s’arrête sur le plus
simple, avec une couverture noire. Je me tourne. Sur l’étalage derrière, il y a
plein de crayons. Feutres, fusains, crayons de bois et j’en passe. Je n’y
connais rien du tout, je ne sais pas ce qu’il y a de meilleur. Souvent le
meilleur, c’est trop cher pour nous. Il y a une pochette avec plus d’une
quinzaine de stylos et ustensiles pour le dessin, mais je ne peux pas mettre
cinquante dollars rien que pour ça. Je préfère lui acheter plein de petites
choses qui je sais la rendront heureuse. J’arrête mon regard sur une petite
boîte métallique avec cinq crayons différents pour le dessin, ainsi qu’une
gomme et un fusain. J’imagine que c’est pas trop mal pour le prix. En fait, ce
sera toujours mieux que ce qu’elle a actuellement à la maison. Je la prends.
— Tu crois que maman va bientôt partir ? demande brusquement Avery.
Dire qu’il y a quelques semaines elle était encore celle qui croyait
pouvoir la changer. Même Avery perd espoir…
— Je…
Je lui fais face. Elle ne me regarde pas, elle a les yeux rivés sur les
carnets.
— Elle me déçoit, dit-elle d’une voix pleine d’amertume.
Elle me fait mal au cœur.
— Je crois toujours qu’elle va se calmer, qu’elle va changer, mais elle est
toujours pareil, même pire.
— Je sais, je soupire. Je voudrais qu’elle soit différente. Et je ne sais
pas… elle ne reste jamais bien longtemps de toute façon…
— Espérons. Je préfère quand on est tous les trois.
Je lui caresse les cheveux de ma main libre. Elle relève la tête et sourit.
Bon sang, j’aimerais tellement qu’elle n’ait pas à subir ce genre de
traumatismes. Pour une fois, on dirait vraiment qu’elle déteste notre mère. De
nous trois pourtant, Avery est la plus posée, la plus tolérante. À force, elle est
sûrement à bout, elle aura juste tenu plus longtemps que Dustin et moi. Ça
m’embête quand même. Je voudrais qu’elle garde cette bonté d’âme.
— Tu as choisi ? je lance.
Je veux lui changer les idées.
— Comment ça ? dit-elle, perplexe.
— Le carnet à dessins que tu veux.
— Mais…
— Si je te dis, c’est qu’on peut…
— Je ne veux pas… c’est trop.
— Tu ne demandes jamais rien, et ça me fait plaisir. Encore une fois, si je
te dis que l’on peut, c’est qu’on peut. Et puis je pense que c’est mieux de
dessiner dans un carnet que tu aimes plutôt que ta sœur choisisse le plus
moche exprès.
Elle pouffe.
— Le noir alors.
Comme s’il était en porcelaine, elle l’attrape délicatement et le pose sur
son livre.
— Comme ça tu retrouveras peut-être l’inspiration.
On se dirige vers la caisse. Sans qu’elle le voie, je rajoute les deux
articles que j’ai en plus. Avery est trop occupée à regarder les porte-clés,
stylos, cartes et autres babioles mises à côté des caisses exprès pour nous
faire craquer davantage. Je paye. Il me reste assez pour acheter deux
chocolats à emporter.
Une fois dehors, je lui tends le plastique. Quand elle se rend compte qu’il
est plus lourd que prévu, elle regarde le contenu, curieuse, et ses grands yeux
verts s’agrandissent. Elle souffle et se jette dans mes bras.
— Merci, Autumn, tu es la meilleure des sœurs. Tu es la meilleure tout
court.
Je me sens heureuse, son bonheur me réchauffe le cœur.
— Un chocolat chaud, ça te dit ?
Je l’avoue, nous n’avons clairement pas l’habitude de faire ça, ce qui rend
sans doute l’instant encore plus appréciable.
— Grave !
On s’avance dans la rue, je l’observe tandis qu’elle serre le plastique
contre sa poitrine, un sourire aux lèvres. Oui, il y a des choses qui valent le
coup.

Je suis lessivée quand je rentre du boulot. J’ai l’impression d’avoir du


plomb dans les chaussures tellement mes jambes me semblent lourdes. Je suis
crevée magnitude 8 sur l’échelle de la fatigue. Si je n’arrive pas à dormir ce
soir, c’est qu’il y a un complot. Et la chaleur étouffante de ce début août ne
fait rien pour arranger les choses. J’ai la nuque trempée et je sens la sueur
couler entre mes seins.
Une douche et au lit.
Je pousse la porte d’entrée et me déleste de mes chaussures. Je garde mon
sac avec moi. J’ai l’argent des pourboires d’aujourd’hui et si j’avais le
malheur de le laisser sur le portemanteau, je suis certaine que demain je
n’aurais plus rien. Tu parles d’une vie merdique.
Le salon est dans la pénombre, mais la télé est encore allumée, je me
penche sur le canapé et tombe sur ma mère, seule. Elle est en train de
sangloter dans une position fœtale. Je sens d’ici les effluves de bière. Elle ne
sait donc pas se passer d’alcool pendant une putain de journée.
Tu t’en fous. Trace ta route !
Sauf que je suis une irrécupérable conne. Je ne continue pas mon chemin,
et je la regarde. Elle a une grosse rougeur sur la joue. Elle s’est probablement
pris un coup. Son super copain a dû lui en foutre une. Franchement est-ce que
c’est une vie ça ? Qui a envie de subir ça tous les jours ? Comment peut-on
aimer l’alcool et la drogue à ce point ?
C’est pas tes affaires, va te doucher. Elle en a rien à foutre de toi…
Parfois je me hais tellement que j’ai envie de m’en foutre une. Comme
dans ces moments-là… Ceux où j’ai pitié d’elle et où je me dis que, si je ne
fais rien, alors je ne vaudrai pas mieux qu’elle. Je ne veux surtout pas lui
ressembler de quelque manière qu’il soit. C’est pour ça que je m’acharne.
— Ça va ? je demande.
Elle sursaute et plante son regard dans le mien. On peut y voir toute la
misère du monde. Elle sanglote à nouveau, se faisant passer pour une victime.
Si elle ne mérite peut-être pas de se faire frapper, elle n’en est pas innocente
pour autant. Elle a trop de saloperies à son actif pour le prétendre.
— Oh ! Autumn, tu reviens du boulot ?
J’ai un rictus. Boulot, travail, métier… des termes qu’elle emploie sans
en connaître la signification. Le pire c’est que ça lui fait plaisir parce que
grâce à ça elle sait que je paye les factures et les taxes pour qu’on garde la
maison.
— C’est ça, je raille d’un air blasé. Qu’est-ce que t’as ?
— C’est Kenny, se lamente-t-elle. On s’est disputés et il m’a giflée.
— Pourquoi ?
— Y’avait plus de bières…
Je ne sais pas si ça me rend triste ou pas. En tout cas, je ne suis pas
étonnée. Ce qui est désolant, c’est que demain ce sera de nouveau l’amour
fou, comme si de rien n’était, comme s’il ne l’avait jamais frappée. Comment
peut-on vivre comme ça ?
— D’accord, et tu l’as foutu dehors ?
— Non, il est parti en chercher.
Il doit être 2 heures du matin, c’est vrai que c’était indispensable, ça ne
pouvait pas attendre demain.
— Pourquoi tu ne l’as pas foutu à la porte ? Il t’a cognée !
— Parce que je l’aime.
C’est un scoop, elle qui ne s’aime pas elle-même est amoureuse d’une
autre personne. Enfin, elle tombe souvent amoureuse de gros connards
qu’elle rencontre. Je crois qu’au final Dustin, Avery et moi sommes les
seules personnes qu’elle n’aime pas.
— Tu l’aimes ? je répète. Il te cogne et toi, tu l’aimes ?
— Tu peux pas comprendre ce que c’est l’amour toi.
Non, c’est sûr, je ne peux pas comprendre l’amour dans la tête d’une
dégénérée. Je ne sais pas si elle saisit le sens. Je crois à toutes les formes
d’amour. Qu’il soit passionné, platonique, à distance, à sens unique… Je suis
tombée amoureuse de mon meilleur ami, j’aime Dusty et Avy. Contrairement
à elle, j’ai conscience de ce qu’est l’amour.
— Tu ferais mieux d’aller te coucher, je dis.
Je tourne les talons pour prendre l’escalier.
— Tu ne veux pas rester avec moi ? demande-t-elle d’une petite voix.
Vraiment, après sa réflexion ?
J’inspire profondément tout en laissant ma tête partir en arrière. Elle ne
veut pas vraiment rester avec moi, elle se dit sans doute que ma présence
empêcherait peut-être Kenny de la frapper à nouveau. J’en doute fort, les
types qu’elle ramène sont tous plus barrés les uns que les autres. C’est pour
ça que je n’aime pas qu’il soit là lui aussi.
— J’ai travaillé aujourd’hui, je viens de rentrer et j’ai envie d’aller me
coucher.
— Tu pourrais faire un effort.
Inspire. Expire. Chaque fois que j’essaye, elle dit quelque chose qui
m’horripile et elle n’a même pas conscience de ses conneries.
— Un effort ? je râle. Tu veux dire pour fermer ma gueule face à la police
et aux services sociaux ? Pour me démener comme une dingue au boulot pour
que tu aies ton point d’ancrage quand tu veux revenir ? Si je voulais, tu serais
encore plus misérable que tu ne l’es déjà. J’en fais des efforts, plus que tu
n’imagines, plus que tu n’en feras jamais. N’ouvre pas la bouche pour dire
des conneries pareilles, ça me rend furax.
— Tu es toujours furax. Tu fais toujours la morale. Tu te prends pour leur
mère…
Cette dernière phrase me rend folle de rage. Et je suis en colère contre
moi. Pourquoi je m’acharne toujours à essayer de communiquer avec cette
folle ?
— Parce que tu n’as jamais assumé ce rôle. Tu dis ça alors qu’en fait, tu
es heureuse que j’aie endossé ça à ta place. Ça t’a évité bien des emmerdes.
— Quand j’essaye de revenir, tu fais tout pour les éloigner de moi.
— Parce que tu es nocive, parce que tu leur fais du mal. Tu n’es pas une
maman, tu ne sais pas ce que c’est de l’être. Mettre au monde un enfant ne
suffit pas à se prétendre mère. Et je n’ai jamais voulu jouer ce rôle. J’aurais
préféré être une fille normale qui n’a pour soucis que des choses d’enfant.
Mais je n’ai pas eu le choix, parce que tu étais trop occupée à te défoncer
dans tous les sens du terme. J’ai survécu, et je me suis occupée d’eux du
mieux que j’ai pu. Mais même avec ce peu, c’est toujours et ce sera toujours
mieux que toi. Il te faudrait une vie entière pour te racheter.
— Tu te crois si bien que ça ? siffle-t-elle en se redressant du fauteuil.
Elle chancelle.
— J’aurais dû consommer plus de drogues, ça t’aurait peut-être tuée. Je
ne voulais pas de toi, je voulais m’amuser. Tu as tout gâché.
Je souris. Ses mots ne me touchent pas, du moins ils ne me touchent plus.
J’ai appris avec le temps à maîtriser ma déception. Et puis, je ne vois pas
comment j’ai gâché ses projets, puisque je me suis occupée de moi. Je suis
née en manque. J’ai dû être sevrée… et je me demande pourquoi ils m’ont
laissée repartir avec elle.
— Dire que tu t’es trompée trois fois. Vraiment…
Nous sommes les plus gros échecs de sa vie et jamais elle ne considérera
ses erreurs.
— Tu aurais dû, oui, je rajoute. Enfin, il y a une chose pour laquelle tu
m’impressionnes.
Elle me regarde curieusement. On dirait qu’elle est prête à vomir d’un
coup.
— C’est la façon dont tu t’accroches à la vie, la force incroyable que tu as
pour rester en vie. Un vrai parasite, tu t’accroches et tu vis aux dépens
d’autrui. Chaque fois on se dit, elle va crever et non, tu reviens toujours. Je
crois que tu es tellement imbibée d’alcool que ça n’a plus d’impact…
— Sale petite peste.
Elle s’avance vers moi, le visage contrarié mais le regard vide, puis elle
trébuche. Qu’elle vienne, je n’aurai pas peur de la cogner. Elle tombe au sol
en gémissant comme un bébé, puis elle vomit. Je la regarde en me demandant
combien de fois je l’ai retrouvée ainsi, combien de fois je l’ai aidée, combien
de fois je l’ai nettoyée sans avoir rien en retour. On n’aide pas les gens en
cherchant des remerciements, mais j’aurais aimé entendre une fois « merci
pour tout ce que tu fais » ou juste « je suis désolée ». Tout ce que j’entends,
c’est que j’aurais dû crever, alors à quoi bon. Je tourne les talons.
— Autumn, sanglote-t-elle. Autumn, aide-moi…
Je monte l’escalier sans me soucier d’elle. Demain elle ira mieux, elle
aura même miraculeusement tout oublié.
Chapitre 18

Mao

Comme il fait beau et qu’il règne une chaleur étouffante le dimanche qui
suit, on décide de faire un barbecue chez Autumn pour profiter du jardin et de
la piscine. On ne s’est pas vus beaucoup cette semaine à cause de son boulot
et, depuis que sa mère est revenue avec son gugusse, elle est un peu
renfermée. Je sais qu’elle a certaines craintes et qu’elle espère que sa mère
reparte vite. Autumn a toujours du mal à digérer qu’elle lui ait volé son
argent. Je sais aussi qu’elle n’aime pas ce gars que sa mère a ramené. Je lui ai
proposé plusieurs fois de venir dormir à l’appartement, mais elle ne veut pas,
elle préfère être près de Dustin et d’Avery, ce que je comprends.
En attendant, je compte bien profiter d’elle aujourd’hui et essayer de lui
faire passer une bonne journée par la même occasion. J’ai aussi pour idée de
faire un petit plongeon dans la piscine rien qu’avec elle, mais il y aura sa
famille, nos potes, et les idées que j’ai en tête sont interdites au moins de dix-
huit ans et aux voyeurs. Peut-être plus tard dans la soirée.
Il n’est pas loin de midi quand je frappe à la porte. J’ai apporté pas mal de
trucs à manger et à boire. C’est Avery qui m’ouvre.
— Salut, Mao ! dit-elle joyeusement.
Je l’enlace. Elle grandit, elle devient une vraie jeune femme. Dire qu’elle
n’avait que cinq ans quand je l’ai rencontrée.
— Comment tu vas ?
— Bien.
Alors qu’il fait au moins trente degrés, elle porte un gilet au-dessus de sa
robe.
— T’as pas chaud ? je demande.
— Non, sans quoi je l’enlèverais.
Je ricane tout en la suivant vers la cuisine.
— Un point pour toi.
— Je sais, répond-elle en souriant.
C’est quand Avy est là que je prends conscience du degré de déni dans
lequel j’étais quand j’ai repoussé Autumn. Avery est vraiment une petite
sœur pour moi, alors qu’Autumn, ça a toujours été autre chose, différent. Je
pose mes sacs sur la table quand je remarque que leur mère est là. Je l’avais
oubliée celle-là. J’espère qu’elle ne va pas nous gâcher la journée.
Elle me regarde de la tête aux pieds. J’en fais autant. Autumn n’avait pas
menti, elle est triste à faire peur. Son visage est bouffi, mais elle ne doit pas
peser plus de cinquante kilos. Lorsqu’elle finit son inspection, elle sourit. Un
sourire salace. Elle me dégoûte.
— Tiens, tu es encore et toujours là, toi ! me lance-t-elle d’un air qui se
veut humoristique.
Je sais bien qu’elle préférerait que je ne sois pas là, mais il n’est pas né
celui qui m’éloignera de cette famille, qu’elle en fasse partie ou pas.
— Et toi, tu es revenue, je raille.
Son petit sourire disparaît. Je ne tutoie jamais les gens plus âgés que moi
ou ceux que je respecte. Il y a bien longtemps que je n’ai plus aucun respect
pour elle, je me demande même si j’en ai déjà vraiment sincèrement eu. Elle
a fait trop de mal à ses enfants pour ça. Et puis, je sais qu’elle a commencé à
se méfier de moi et à me lancer des petites joutes verbales après s’être fait
rembarrer.
Elle a essayé plusieurs fois de coucher avec moi ou de me faire
comprendre qu’elle pourrait me sucer ou autre chose pour de l’argent. Je
devais avoir dix-sept ans la première fois qu’elle a entrepris quelque chose à
mon égard. Je dormais ici, avec Autumn. Je me suis réveillé en pleine nuit
pour aller pisser et j’en ai profité pour boire un verre d’eau, cette dingue était
à la cuisine. Non seulement ce jour-là elle m’a demandé si je couchais avec
sa fille, mais alors que je me servais à boire dos à elle, elle s’est mise à me
caresser, à glisser ses doigts sous mon T-shirt. Elle disait si je me souviens
bien que j’étais sexy et qu’elle pourrait me montrer ce qu’est une vraie
femme. J’imagine maintenant qu’elle disait ça par rapport à Autumn, et ça me
dégoûte encore plus. Elle était probablement bourrée ou défoncée ce soir-là.
Je l’ai repoussée, et je suis retourné dormir. La deuxième fois qu’elle a tenté
quelque chose, elle voulait clairement me sucer pour aller s’acheter un petit
joint et, cette fois-ci, elle n’était pas bourrée. Elle m’a fait du rentre-dedans et
était parfaitement lucide dans ses paroles et dans ses actes.
Putain, jamais je n’aurais fait ça avec elle. Je ne l’aimais déjà pas et
qu’elle se comporte ainsi n’a rien arrangé à ce que je pensais d’elle. Mais, je
n’ai jamais parlé de ça à Autumn, je ne sais pas pourquoi. À l’époque j’avais
peur de la réaction qu’elle aurait. Sa relation avec sa mère n’a fait que se
dégrader avec le temps et je ne voulais pas qu’elle ait un souci
supplémentaire à gérer.
— C’est ma maison, dit-elle finalement en haussant les épaules. Donc je
reviens quand je veux.
— Parfois on se demande. Ça faisait un bail qu’on ne t’avait pas vue dans
les parages.
— Je t’ai manqué ? demande-t-elle avec un air qui se veut coquin.
Putain, non. Si elle savait ce que j’espère vraiment, elle ne jouerait pas
avec moi comme ça.
— Je ne dirais pas ça non plus.
— Il y a des bières dans cette baraque aujourd’hui ? demande une voix
que je ne connais pas.
Je me retourne et découvre enfin de visu le timbré qu’elle a ramené. Il est
aussi triste qu’elle avec ses longs cheveux gras, sa barbe et son look de
surfeur. Il a les yeux rouges.
— Dans le frigo, répond la mère d’Autumn.
— Apporte-la-moi alors.
Le niveau est comme toujours à la hauteur. Quand il voit que je le
regarde, il fait un mouvement de la tête comme pour me demander ce que je
veux. Je reste silencieux et ne baisse pas les yeux.
— Qu’est-ce t’as toi ? T’es qui, le livreur de sushis ?
La dernière fois que j’ai entendu ce genre d’insultes date un peu, je ne me
sens même pas vexé. Il me faudrait deux secondes pour le mettre K-O, et
c’est pas l’envie qui me manque cela dit. Je comprends pourquoi Autumn
n’est pas à l’aise avec ce type chez elle. Je pourrais lui enfoncer sa tête
d’alcoolique dans le mur, mais je ne sais pas ce qu’il pourrait faire pour se
venger en mon absence.
— Tiens, mon Kenny.
— Viens un peu par là, petite salope.
Elle glousse, et ils partent vers le salon. Avery roule des yeux. Ouais, bel
exemple à donner à sa fille. C’est quand je vois ce genre de mecs que je me
demande si je ressemblais à ça parfois, quand j’étais bourré ou que je me
tapais des nanas.
— Tu sais où est ta sœur ? je demande à Avy.
Elle secoue la tête, comme si elle s’était perdue dans ses pensées, je
n’avais pas remarqué qu’elle s’était autant rapprochée de moi.
— Dehors.
— Oh ! tu es là ! s’écrie une voix joyeuse.
Quand on parle du loup. De la louve en l’occurrence.
Mon regard dévie sur Autumn, elle revient du jardin. Elle porte un
minishort en jean et un débardeur noir, et ses cheveux sont attachés en une
queue-de-cheval. Elle est à croquer. J’ai pas mal d’idées qui me viennent à
l’esprit pour m’occuper de ce petit short. Bon sang, il faut que je me calme et
que je pense à autre chose.
— Ouais, et j’apporte la viande, quelques boissons et même des bonbons
pour ton goûter.
Elle sourit, j’ai envie de l’attirer contre moi et de sentir ce merveilleux
sourire contre mes lèvres. Merde, je suis mal barré.
— Dehors il y a une grande glacière remplie de glaçons, tu n’as qu’à y
déposer les boissons. Je vais mettre la viande au frigo en attendant les autres.
Je vais dans le jardin, Avery me suit en silence. Elle a l’air pensive,
disons que je l’ai connue beaucoup plus bavarde que ça. Elle s’installe sur la
table de jardin avec un carnet à dessins alors qu’Autumn revient. Je me
demande ce qu’elle va faire, comment elle se comportera. Est-ce…
Mes pensées se perdent à la seconde où elle se glisse dans mes bras et se
met sur la pointe des pieds pour m’embrasser. Voilà comment elle va faire.
Putain.
Je resserre mes bras autour de sa taille et je lui rends son baiser avec
passion. Elle m’a manqué, et j’aimerais prolonger tout ça, mais je m’abstiens.
Quand on s’écarte juste assez pour reprendre notre souffle, on tourne tous
deux la tête vers Avery. Elle est toujours plongée dans son carnet. Autumn
sourit en me regardant.
— Je vous ai vus, papa et maman, minaude Avery. Je ne sais pas si je suis
étonnée ou pas.
— Des années qu’ils se tournent autour et qu’ils s’engueulent comme
s’ils étaient mariés, déclare Dustin, qui vient de débarquer. Moi, ça ne
m’étonne même pas.
Kōyō s’échappe de mes bras et ouvre le plastique rempli de bières et
d’alcool. Elle dépose le tout dans la glacière.
— Ça devrait vous faire un choc, ça nous en a fait un à nous, lance-t-elle.
Une fois qu’elle a fini, elle vient à côté de moi. Je caresse tendrement son
bras nu.
— Vous êtes stupides, c’est tout.
— Avery a raison, depuis le temps. Je crois que pour nous, vous étiez
déjà en couple, vous faisiez tous les trucs de couples, sauf le plus excitant. En
fait, vous étiez les seuls à la ramasse, c’est tout.
Je souris. Quelque part ils n’ont pas tout à fait tort.
— Maintenant, il va falloir supporter vos câlins, vos salades de langues et
tout…
— « Salade de langues », répète Autumn. C’est dégueu.
— Je ne trouve pas moi, je ricane.
— Bah, en tout cas, ça sonne très moche. Mais, vous avez dû vous y
préparer depuis le temps, s’amuse Autumn.
Il grimace et repart vers l’intérieur de la maison, je me penche vers la
plus délicieuse des rousses.
— Tu vas bien ? je demande.
Elle acquiesce. Je me rends compte à l’instant que j’ai toujours ressenti ça
et aujourd’hui seulement je prends conscience que c’était bien plus que de
l’amitié. Tu m’étonnes que personne ne soit plus étonné que ça.
— Un peu fatiguée, mais ça va. Et toi ?
— Ça va. Dis-moi, c’est un sacré connard que ta mère a ramené.
Je n’aime pas que ce type se balade dans cette maison en se prétextant
chez lui et je n’aime clairement pas qu’ils doivent cohabiter avec lui.
— Ouais… je ne sais pas comment les faire déguerpir de la maison. J’ai
l’impression qu’ils sont bien ici. J’espère juste que comme d’habitude, elle va
vite se barrer.
— Je peux m’en occuper.
— Qu’est-ce que tu veux faire ?
— Leur proposer du fric, faire du chantage, faire appel à quelqu’un…
c’est pas les idées qui manquent, tu sais. Je n’aime pas que tu vives ou
dormes sous le même toit que ce type.
Alors que je viens de proposer de le faire tabasser ou liquider par
quelqu’un, elle ne réagit même pas. Elle ne me prend sans doute pas au
sérieux. Pourtant, avec un peu de blé, de bonnes instructions et un pro,
généralement, il n’y a pas de problème.
— Ça, c’est parce que tu es possessif, dit-elle en souriant.
— Entre autres, ouais. Vous pourriez venir chez moi, il y a de la place.
— Si on fait ça, la maison va se transformer en squat pour drogués, je le
sais. Hors de question de lui donner cette satisfaction.
Elle n’a pas tort.
— Sa sale tronche ne me revient pas du tout.
Autumn soupire.
— Je sais. Pour l’instant, ça va. Je te dirai si jamais ça devient plus chaud.
— T’as intérêt, Kōyō.
Elle m’embrasse sur la joue.
— Croix de bois, croix de fer…

— N’empêche, j’avais trop raison ! s’exclame Lizzie tout en sirotant sa


bière. Tu sais ce que ça veut dire, n’est-ce pas, Autumn ?
Je la regarde, elle rougit, ce qui me rend encore plus curieux et impatient.
— Qu’on m’explique, s’il vous plaît ! je demande.
— À nous la nuit de débauche, j’en tremble d’impatience, ajoute Liz sans
la moindre explication.
Je bois une gorgée de bière.
— S’il y a une nuit de débauche, peu importe le concept, j’en suis, lance
Cade.
On l’attendait celle-là. Lizzie plante ses yeux bleus dans les miens. Elle
arbore un petit sourire taquin qui ne me dit rien qui vaille.
— Ne t’en fais pas, Mao, tout va bien.
Je commence quand même à perdre patience et à me demander de quoi
elles parlent.
— On avait décidé de ça quand tu as piqué ta petite crise de jalousie à
l’anniversaire de Cade.
Ce dernier ricane. Autumn rougit encore plus en secouant la tête. Je ne
sais pas si elle a honte ou pas, mais je me doutais bien qu’elles en parleraient
toutes les deux. Ça m’amuse, pas de quoi être gêné en tout cas. J’assume
parfaitement ce que j’ai fait et je ne le regrette pas non plus.
— Dis-lui, beauté ! lance Lizzie. N’aie pas peur.
Elle lève les yeux en l’air en soupirant.
— Ouais, vas-y, beauté. Dis-lui, l’encourage Cade.
Je bois une autre gorgée.
— OK, dit-elle. Vous êtes de vrais dingues. Donc après l’anniversaire de
Cade, on a parlé de la soirée que tu as légèrement écourtée, et Lizzie disait
que c’était parce que tu étais jaloux et que tu avais envie de moi.
Nos regards se croisent et plongent l’un dans l’autre. Je reste concentré
sur elle, même si ça lui fait perdre un peu de ses moyens. J’aime avoir ce
pouvoir alors qu’on se connaît depuis presque toujours.
— Je lui ai répondu que le jour où toi, tu aurais ce genre de pensées
envers moi, je la laisserais m’entraîner dans la plus grande nuit de débauche
de ma vie.
Je lui souris. Je devais vraiment me comporter comme un con pour
qu’elle n’envisage même pas que je puisse penser à elle sur le plan sexuel. Et
elle était sans doute trop naïve pour se rendre compte qu’elle était bien au-
dessus de toutes ces filles. J’avais vraiment les yeux fermés.
Lizzie s’extasie.
— Donc, comme tu avais ce genre de pensées pour elle et que vous êtes
ensemble maintenant, j’attends ma nuit de débauche.
— Une nuit de débauche entre vous deux ? demande Cade. J’en suis. Je
veux bien jouer les voyeurs, il y a toujours un voyeur dans le lot.
— Une nuit rien qu’elle et moi à s’éclater. Toi, tu iras mater d’autres
filles. On ne fait pas ce genre de chose.
— Tu préfères les mecs ? Pas de soucis, un plan à trois.
— Toi, jamais tu ne verras plus que tu n’as déjà vu, je grogne à l’égard de
Cade.
Il rigole.
— Qu’est-ce qui te dit qu’on a jamais rien fait, elle et moi ? Je l’ai peut-
être déjà vue nue et lui ai fait des trucs incroyables.
— J’espère pour toi que non, parce que toi, mon poing ici présent et moi-
même, je dis en le serrant, on irait causer un peu. Et puis, j’ai quelques
connaissances qui savent cacher les cadavres.
— T’es vraiment trop possessif. Et si elle avait joué les don Juan au
féminin, tu aurais fait quoi ?
— Je les aurais tous pendus à un mur.
— Je ne sais pas si c’est sexy ou non, se questionne Liz.
Autumn, elle, reste silencieuse.
— Je m’en bats les couilles d’être un sale connard. Je le sais, c’est avéré.
— Au moins tu le sais, ricane Cade. Mais quand même… t’es givré aussi.
— Sans doute, j’approuve.
— Vous êtes tous les deux un peu givrés, siffle Lizzie. Entre le connard
possessif et le barman gigolo, on ne sait plus où donner de la tête. Dans tous
les cas, on sortira s’amuser.
Je ne sais pas si je suis d’accord avec ça. J’ai tellement envie de l’avoir
rien que pour moi en ce moment. C’est déjà compliqué de la voir avec la
masse de boulot qu’elle a. Et puis, je crois surtout que c’est parce que j’ai
besoin de rattraper ces années qu’on a perdues tous les deux. J’ai laissé filer
trop de temps et j’ai envie de le rattraper à chaque seconde avec elle. Ils ont
raison, je suis dingue et certainement encore plus possessif que je ne l’étais,
mais je n’y peux rien. Et tant que ça n’a pas l’air de la déranger.
— Hors de question, je grommelle. La dépravation, la luxure et la
débauche, c’est par moi que ça passe. Par personne d’autre. Je suis assez
grand et assez expert pour ça. Pas besoin de stimulations supplémentaires.
— Laisse-la s’amuser.
— Elle peut le faire tant qu’elle veut tant que c’est avec moi, je rétorque.
Oublions deux secondes le fait que j’ai merdé, maintenant que c’est bon,
c’est pas pour la laisser s’amuser sans moi.
Je n’aurais sans doute pas dû dire ça. Je n’ai pas envie d’entendre que de
mon côté, j’en ai bien profité avant d’ouvrir les yeux.
— En même temps, vu comme tu es, soupire Liz, c’était logique qu’en
ayant des pensées comme ça pour elle tu serais encore plus dingue en couple.
— Qui dit qu’on est en couple ? je dis en souriant.
Lizzie arque un sourcil.
— Donc, elle peut sortir s’amuser.
— Non, et je ne suis pas dingue.
Ils se tournent tous vers moi et leurs têtes en disent long. Je sais bien
qu’ils n’ont pas tort. Je n’y peux rien cependant, c’est ma façon d’être. J’étais
déjà possessif avec Autumn et l’avoir dans ma vie intime me rend encore plus
jaloux, j’en conviens. Je ne vois pas pourquoi je changerais de
comportement. Surtout si ça lui convient à elle.
— C’est ça, s’esclaffe Cade, et moi, je suis vierge.
Je ricane.
— Je dis juste que personne ne déprave ma copine, c’est tout. Je peux très
bien m’en charger tout seul.
Autumn ne me regarde pas. Elle se réfugie derrière sa canette de Coca
mais je vois son sourire. C’est une torture de ne pas être seul avec elle. Même
si je m’amuse, j’ai envie de l’avoir rien qu’à moi. J’ai hâte d’être à ce soir.
— Et toi, tu le laisses dire, bougonne Lizzie.
Kōyō relève la tête et sourit à sa meilleure amie.
— J’y peux rien moi s’il fait ça bien.
Lizzie ouvre la bouche alors que Cade s’esclaffe et me tape dans la main.
Elle me lance un petit regard en coin, et j’ai envie de l’embrasser et beaucoup
plus encore, alors je m’abstiens de faire quoi que ce soit.
— Voilà, on s’arrêtera sur ces mots sages et justes. Je suis un dieu.
— Me semble pas avoir dit ça.
— Mais si.
— Tu parles, elle est complètement mordue, ricane Cade. Elle n’est
absolument pas objective du tout.
— Je n’en démordrai pas, je veux ma soirée entre filles.
— On ira, la rassure Autumn.
Je ne dis rien.
— Pourquoi pas sortir et s’éclater après le combat de Mao samedi
prochain ? propose Cade. Comme ça tu as ta soirée de débauche et il
s’occupe de sa nana en même temps. Tout le monde est content.
Là, je suis plutôt d’accord.
— Et qui va s’occuper de moi s’ils sont tout le temps ensemble ? se
morfond Liz.
— Moi.
Lizzie plante ses yeux dans ceux de Cade. Il lui sourit. Elle porte une
petite robe d’été bleu, et il n’arrête pas de la reluquer. Il faut dire aussi qu’elle
est vraiment canon. Je me demande pourquoi ils n’ont jamais rien tenté
ensemble s’ils se plaisent physiquement. Peut-être parce que comme moi
avant, ils passent d’un partenaire à l’autre et que ça serait bizarre pour eux de
se côtoyer après ça.
— Tu as l’air si sûr de toi.
— Peu importe de quoi tu as besoin, je suis certain que je suis
parfaitement adapté pour te combler, surtout s’il s’agit de débauche.
— J’en ai vu des types qui prêchent la bonne parole, pour du flan au final.
— Je ne suis pas les types, râle-t-il. Je suis Cade, Irlandais pure souche,
barman très pro et amant absolument exceptionnel et bien monté.
Putain qu’il est con. Autumn est morte de rire. Lizzie sourit.
— Je ne suis pas les filles. Ton petit accent irlandais affole peut-être les
autres, mais je ne suis pas dupe. Quant à se vanter d’avoir un gros attirail, on
sait tous ce que ça donne.
À son tour il esquisse un sourire. Je ne connais pas une nana au bar qui y
ait résisté quand il le fait exprès.
— Tu en penses quoi ? je demande à Autumn. Tu veux sortir après le
match.
— Ouais, ça me va, répond-elle en me souriant. Enfin, ça dépendra de ton
état.
J’arque un sourcil.
— Tu doutes de ma victoire ?
Autumn hausse les épaules avec un petit sourire en coin.
— Je dis juste qu’il faut que tu fasses gaffe. Trop de confiance tue la
confiance.
— Je suis dans une bonne période. Je suis imbattable.
En ce moment je me sens invincible, comme s’il m’était poussé des ailes.
J’ai l’impression d’avoir constamment cette dose d’adrénaline qui me stimule
d’ordinaire. Finalement, elle a probablement raison, j’ai besoin d’elle et
d’elle uniquement. Je pourrais sans doute me passer de combats si elle
s’occupe de moi et me laisse m’occuper d’elle.
— C’est ce que je dis.
Je ricane.
— J’ai mon porte-bonheur avec moi, ça devrait aller.
— De toute façon, qu’il gagne ou qu’il perde, on sort s’éclater, déclare
soudain Lizzie. Il faut que je m’habille comment ? Ça se passe où ton combat
d’ailleurs ?
— J’en sais rien encore. Je le saurai dans la semaine si jamais c’est en
dehors d’Atlanta, sinon je le saurai samedi dans la journée.
— Mets un jean, la conseille Autumn. Ce n’est pas le genre d’endroits
où… (Elle semble réfléchir quelques secondes.) C’est le genre d’endroits où
tu viens comme tu veux, mais il ne me viendrait pas à l’esprit d’y aller en
jupe ou en robe. Il y a tellement de détraqués là-bas.
— Dis pas ça, ajoute Cade. Elle ne voudra plus venir.
Lizzie secoue la tête, un sourire extralarge étire ses joues. Elle a l’air
excitée et semble se ficher parfaitement des menaces pourtant véridiques
d’Autumn.
— Au contraire, je suis trop impatiente. Je n’ai jamais fait ça. Je le sens,
ça va être génial.
— Tu aimes le risque ? demande mon meilleur pote.
— J’aime faire de nouvelles expériences, répond-elle.
J’interroge Autumn :
— Et si je te demande de venir avec ta robe rouge ?
Je la taquine. Je trouve ça érotique de lui dire de mettre tel ou tel
vêtement et qu’elle le fasse. Elle me rend mon regard.
— Je te connais, tu vas juste péter un câble si je me ramène comme ça et
que des types me reluquent.
En y repensant, je me rappelle la rousse que j’avais baisée, elle avait une
robe et tous les mecs avaient les yeux rivés sur elle. C’était bien évidemment
fait exprès, mais je ne supporterais pas qu’on la regarde comme ça.
— C’est pas faux, je dis finalement.
— J’ai trop hâte d’y être, déclare Lizzie avant de boire une gorgée de
bière.
Bien qu’on soit en ville, ce soir le ciel est rempli d’étoiles. Combien de
fois les a-t-on regardées quand on était gosses ? On s’imaginait des scénarios
juste pour nous évader, pour croire à une vie moins merdique que la nôtre.
Aujourd’hui, je me prends à imaginer Autumn dans les rues de Tokyo, sous
les cerisiers de Kyoto et sous les érables de Nara, qui seront devenus aussi
flamboyants que ses cheveux. J’aimerais l’y emmener et rester là-bas avec
elle loin de tout. Je lui ai fait la promesse : un jour, je l’emmènerai au Japon.
Je tourne la tête vers elle, nous sommes allongés dans l’herbe. Autumn a
un bras levé et sa paume semble comme posée sur le ciel, comme si elle
arrivait à le caresser. Elle a toujours fait ça. Comme d’habitude, je l’admire.
— À quoi tu penses ? je demande.
Elle me rend mon regard.
— Rien, je me disais juste qu’on était bien là. Ces derniers jours ont été
intenses.
Très intenses.
— C’est vrai.
Je glisse ma main dans la sienne, elle me sourit. On s’est donné la main
des tonnes de fois, mais cette fois, c’est différent. Avant c’était innocent,
maintenant, c’est pour lui dire des choses que je n’ose pas encore avouer de
vive voix. Comme le fait que je l’aime et pas seulement comme je l’ai
toujours cru. Bien que…
En fait, je ne sais même pas comment le décrire ou l’expliquer. Je l’aime
depuis tellement longtemps, et maintenant que j’ai ouvert les yeux, ces
sentiments jusque-là maîtrisés sont amplifiés et lâchés à l’air libre. Comme si
je m’étais retenu pendant des années, comme si j’avais moi-même établi une
limite à ne pas dépasser et qu’elle avait aujourd’hui enfin disparu. Tomber
amoureux de sa meilleure amie…
— Autumn ?
— C’est moi, dit-elle en souriant davantage.
Mon crétin de cœur se met à battre plus fort. Je me souviens combien il a
battu la première fois qu’elle m’a répondu ça. Je ressens la même sensation,
même si c’est parfaitement idiot.
— Donne-moi un baiser, j’ordonne.
— Viens le chercher, me défie-t-elle.
Je roule pour me mettre sur le côté et je l’attire contre moi pour
l’embrasser. Ce baiser est aussi doux que cette nuit d’été. Il apaise mon cœur
par sa pureté.
— Encore, murmure-t-elle.
Nous recommençons. Nos lèvres se soudent, nos langues se trouvent, et
on plonge vers un début de luxure qui me rend fou. Elle a le goût de bonbons.
Elle n’arrête pas d’en manger depuis tout à l’heure. De bonbons et d’elle. Je
l’embrasse plus fort. J’ai envie d’envoyer balader son short et son débardeur.
Quand je m’écarte, je m’appuie sur mon coude pour l’admirer. Elle esquisse
un petit sourire, comme si elle était heureuse ou satisfaite.
— Tu te souviens de la première fille que tu as embrassée ? demande-t-
elle.
— Oui, je réponds.
J’attends qu’elle me rende mon regard, ce qu’elle fait en voyant que je ne
réponds pas davantage.
— C’était dans mon appartement, elle était triste, et j’en avais tellement
envie. Et c’était le meilleur baiser de ma putain de vie.
— Je… ça ne compte pas.
Elle fait la moue.
— Parfois tu as de la chance, tu la rencontres tout de suite, je dis en
caressant sa joue. Mais parfois il se trouve que tu es aussi trop con pour t’en
rendre compte. La première fille que j’ai embrassée, c’était toi, quand on
avait une dizaine d’années.
— C’était sur la joue, rétorque-t-elle.
— Ça compte, tu n’as pas précisé quel genre de baisers. Tu te souviens ?
Elle hoche simplement la tête. Je me rappelle aussi tout quand il s’agit
d’elle, alors que le temps a effacé quelques souvenirs de ma mère.
— Des filles t’avaient emmerdée ce jour-là, je commence.
— Tu es venu au parc, tu m’as rejointe sous le saule pleureur et tu m’as
tendu un énorme paquet de bonbons avant de m’embrasser sur la joue,
continue-t-elle.
— Et je t’ai dit : « Les larmes d’Autumn ne devraient jamais couler, moi
j’aime comme tu es. »
Des perles se forment au coin de ses yeux. Je souris.
— Tu te souviens de ça ?
Elle est radieuse tout à coup.
— Bien sûr. Après tout, tu étais mon premier baiser, Kōyō.
Doucement elle approche son visage du mien et m’embrasse à nouveau.
Je me laisse aller à sa volupté. Je veux aussi qu’elle soit la dernière.
— Tu crois que l’eau est bonne, je murmure contre ses lèvres.
— Je ne sais pas, auquel cas j’imagine que tu te portes volontaire pour
faire monter la température ?
— Depuis le début de cette journée étouffante, je pense à toi dans la
piscine. Je t’imagine mouillée et…
— Et ensuite ?
Sur cette question, elle pose la main sur mon sexe à travers mon jean. Je
suis excité depuis pas mal de temps maintenant.
— Ensuite, je te fais l’amour monumentalement. J’ai eu envie de toi toute
la journée, tout de toi me manque quand tu n’es pas là. Je te jure, depuis que
j’ai goûté à toi, je ne pense qu’à recommencer.
— Tu te souviens de ce qu’a dit Lizzie des gars qui prêchent la bonne
parole ?
— Tu me lances un défi, Kōyō ?
Elle attrape ma lèvre inférieure entre ses dents et tire légèrement dessus.
Putain de merde… Je me redresse et l’attrape à la volée. Je la dévore de
baisers, elle gémit sous mes lèvres. On rentre dans l’eau quasiment habillés.
Il fait tellement chaud, nos corps sont tellement incandescents qu’on est bien.
— Un ascenseur, une piscine… ce sera quoi la prochaine fois ? souffle-t-
elle.
J’esquisse un grand sourire tout en caressant son corps. Pas la moindre
idée, sauf pour ce qui est de ce qu’elle m’inspire.
— Occupons-nous déjà de la piscine, je grogne.
Chapitre 19

Autumn

Je n’avais jamais vu Lizzie dans un tel état d’excitation. À croire qu’elle


a attendu toute sa vie ce moment. Quand je l’ai prévenue de l’heure par
téléphone, elle m’a renvoyé plusieurs messages pour me dire à quel point elle
était pressée d’y être. Elle doit venir me chercher, elle ne devrait pas tarder.
Pour la première fois depuis que je travaille, j’ai pris mon samedi soir. Je
n’en reviens pas moi-même. Je suis moins enthousiaste qu’elle. J’y vais pour
Mao avant tout, mais j’espère vraiment qu’il arrêtera de se battre si souvent
de cette manière et dans ce genre d’endroit. Pour moi il n’est pas qu’une
brute, mais j’ai l’impression qu’il a du mal à se convaincre du contraire.
Enfin, j’espère le lui faire comprendre d’une manière ou d’une autre.
Quand on frappe à la porte, je vais ouvrir. Dustin travaille ce soir. Avery
non, elle n’a pas de babysitting de prévu. Je m’en veux un peu de la laisser
seule ici, mais puisqu’ils veulent sortir après le combat de Mao, ce n’est pas
trop une soirée pour elle. Elle m’a dit qu’elle avait son livre à finir et qu’elle
allait dessiner.
— Tu es prête ? s’écrie Lizzie en entrant dans la maison.
Je souris. Elle se fond dans mes bras pour me dire bonjour.
— Oui.
Même si elle n’est pas en robe, Liz est superbe. Comme toujours en fait.
Elle a attaché ses cheveux blonds en une queue-de-cheval. Elle porte un jean,
des cuissardes et un petit débardeur noir sous sa veste en cuir. Je suis en jean
moi aussi, avec un crop top rouge. Je sais que Mao aime cette couleur. Sauf
qu’à côté d’elle je fais fade. Enfin, ça c’est l’histoire de ma vie. Je reste
l’épouvantail roux.
— Du rouge, dit-elle en me fixant. Pour la passion ?
— Ouais, il y a un peu de ça.
J’attrape mon sac sur le portemanteau, puis ma petite veste.
— Alors ? Alors ? Raconte-moi tout.
— De ?
— Mais avec Mao, soupire-t-elle. Ça fait un moment qu’on ne s’est pas
retrouvées ensemble. Avec ton boulot, tes parties de baise avec ton Mao, on a
plus tellement le temps de parler.
Elle n’a pas tort. Depuis la nuit où Mao et moi avons fait ça pour la
première fois, nous n’en avons pas vraiment discuté, et dimanche ce n’était
pas pareil, puisque les garçons étaient là. Je néglige vraiment tout le monde.
— Désolée.
— Moi aussi, réplique-t-elle. J’ai eu une semaine de folie au travail. C’est
l’été, alors il y a plus de jeunes dans les rues. Et la chaleur, ça doit exciter les
filles, parce que pas moins de cinq nanas sont venues pour la pilule du
lendemain. À croire que c’est compliqué de mettre une capote. Je n’ai pas eu
de temps pour moi, mais j’adore ce job. J’ai vraiment hâte d’être infirmière.
— Tu seras merveilleuse.
— Je voulais passer à ton boulot et papoter, mais j’étais trop crevée.
— Il faut qu’on rattrape ça alors.
— Je te le fais pas dire, approuve ma meilleure amie. Alors, il est
comment au lit ?
— Je…
Ce n’est pas la timidité ni le franc-parler de ma meilleure amie qui
m’empêchent de finir ma phrase. Non, ce sont les souvenirs qui remontent en
surface. Je me rappelle l’ascenseur, nous dans son lit le soir et au petit matin,
nous dans la piscine. Avant lui, je n’ai jamais vraiment aimé le sexe, j’ai
toujours trouvé ça fade. Je m’imaginais ce que pouvait faire Mao, et il a
souvent accompagné mes plaisirs solitaires. Et le sexe avec lui, c’est une
découverte. Ça ne m’a peut-être jamais plu, car c’était lui que je voulais tout
ce temps. Et maintenant qu’on est ensemble, tout va bien. Chaque fois me
semble meilleure que la précédente.
— Insatiable.
Liz roucoule. Je rougis plus que je ne devrais.
— Dis-m’en plus.
Pour Lizzie c’est inédit. D’habitude c’est elle qui raconte les histoires de
cul. C’est assez déroutant en vrai.
— Quand on est partis de la fête, on a fait ça dans l’ascenseur de son
immeuble.
— Petite coquine. Dans un ascenseur ?
— Enfin juste… Non, pas tout à fait.
— Tu en perds tes mots, se moque-t-elle.
— En fait, il l’a bloqué et il m’a fait jouir dedans avant qu’on le fasse
chez lui.
— Affamé le petit Mao depuis le temps qu’il te veut. Mon Dieu, je vis ça
par procuration.
Je rougis encore plus, gênée de parler de ça alors qu’il y a quelques
semaines j’étais persuadée que jamais je ne pourrais faire ce genre de chose
avec lui. Il m’affame aussi. J’ai passé trop de temps à l’espérer, le désirer,
l’aimer et chaque fois ne suffit pas. J’ai toujours envie de plus. Je voudrais
avoir la capacité d’arrêter le temps et de profiter de lui autant qu’on en a
envie sans avoir à penser à la vie à côté.
On monte dans la voiture de Lizzie, et je continue de lui parler de Mao.
— Dans la piscine ? Mon Dieu, je ne me baigne plus là-dedans. Hors de
question.
J’éclate de rire. J’avoue que c’est légèrement dégoûtant dit comme ça.
— Tu t’éclates, hein ?
Je tourne la tête vers elle. Elle est sérieuse.
— Oui.
— Depuis le temps que je dis que ça traîne trop cette histoire… Et en
plus, c’est grâce à mon génie.
— Ton génie ? je répète.
Elle s’arrête à un stop puis reprend la route. Atlanta est animé, il y a du
monde dehors. Sur la route, comme à pied. En plus on est samedi, alors c’est
pire encore que les soirs de semaine.
— Oui, la robe rouge, c’est moi qui t’ai forcée à l’acheter et c’est depuis
ce soir-là qu’il s’est mis à devenir dingue. Je suis par conséquent trop fière de
moi. En revanche, si j’avais su qu’une robe rouge lui ferait cet effet, je
t’aurais obligée à en acheter une de cette couleur bien avant. Les mecs sont
bizarres et stupides.
J’éclate de rire. Elle n’a pas vraiment tort.
— Tu m’étonnes ! je m’esclaffe. Mais c’est bien aussi comme ça.
Liz hoche la tête. Elle semble heureuse pour moi.
— Et toi, alors ? Avec Cade ?
— Cade ?
Elle semble perturbée.
— Vous vous taquinez sans arrêt.
— Il est sexy. Et je suis certaine qu’il gère derrière ses belles paroles.
— Et donc ?
J’ai l’impression qu’ils se plaisent et, pourtant, ils n’ont jamais rien tenté.
Enfin, pas que je sache en tout cas. Bien qu’on dirait que Cade serait plus que
partant.
— Je n’ai pas envie. L’avantage des mecs que je rencontre dans la rue,
c’est qu’eux comme moi n’avons pas envie que ça dure. On sait bien que ce
sera éphémère, la règle est simple, on s’éclate juste une fois. Cade, c’est
différent, c’est le meilleur ami de Mao, tu sors avec Mao et tu es ma
meilleure amie. On traîne toujours tous ensemble, on se voit souvent. Si on
baise une fois, on ne pourra pas faire comme d’habitude, puisqu’on sera
forcément amenés à se revoir. Je n’ai pas tellement envie de ça.
Si Lizzie ne fuit pas les hommes, elle fuit les relations. Elle s’accorde du
bon temps mais ça s’arrête à une partie de jambes en l’air, et elle a besoin de
garder le contrôle. Elle ne fait confiance à personne. Elle était en couple
avant, et ça s’est mal passé. C’est Mao qui lui a proposé de l’aide pour se
débarrasser du type avec qui elle était. Il était violent. Elle a réussi à avoir
une interdiction d’approcher, mais il a essayé quand même quelques jours
après la décision du juge, et il lui a fait du mal. Alors il s’est pris deux ans de
prison. Depuis, Liz souffle et revit, mais elle ne s’enferme dans aucune
relation. Elle a peur de tomber sur quelqu’un de toxique à nouveau et de
perdre encore une fois sa liberté.
— Je comprends.
— Ou alors il faudrait se mettre d’accord avant. Tu sais, comme établir
des règles ou une sorte de contrat avec des limites à ne pas franchir. Et
surtout pas de sentiments, dès que ça rentre en compte, dès que ça devient
trop intime, on arrête.
— Dis ça à Cade, il signe les yeux fermés.
Les joues de Lizzie se colorent un peu.
— On verra le moment venu. Le plus important, c’est de s’éclater ce soir.
J’ai tellement hâte d’assister au combat de Mao et de voir ce milieu. Pas toi ?
Je grimace, sans doute peut-être parce qu’elle me regarde bizarrement.
— J’ai l’impression d’être plus excitée que toi. C’est ton homme, je te
signale.
— Je préférerais qu’il se défoule autrement que comme ça, c’est tout.
— Et bien sûr, tu te portes volontaire pour le faire ?
Elle quitte la route des yeux et m’interroge du regard un instant. Ça me
rappelle une conversation qu’on a eue lui et moi avant de faire l’amour.
— Peut-être bien.
Lizzie rit. Je rougis. Je me sens presque étrangère à celle que je suis
d’habitude. J’ai comme l’impression que je néglige un peu la maison et
Dustin et Avery. Et avec ma mère de retour et son mec, je ne suis pas
rassurée. J’aimerais qu’ils s’en aillent. La proposition de Mao, de leur donner
de l’argent pour qu’ils se cassent, est très tentante. Mais ils trouveraient le
moyen de revenir et de faire pression sur Mao pour en avoir plus. Et puis leur
donner de l’argent m’écœure, ils méritent de crever sans rien. Je ne sais pas
comment me débarrasser d’eux.
— J’aime ton côté coquin qui s’assume enfin, lance Lizzie, qui me sort de
mes pensées, mais je n’aime pas que tu me gâches ma soirée. Ça va être cool.
— Je ne gâcherai rien, promis.
Liz esquisse un grand sourire. Au contraire, je suis contente qu’elle soit
avec moi. Je ne suis pas très à l’aise dans ce milieu, même si ma mère
ramenait des types parfois beaucoup moins propres sur eux que les gars qui
traînent à ce genre d’événements. Je suis même étonnée qu’elle n’y soit
jamais allée avec moi.
— Je vais hurler comme une groupie en sachant que c’est moi qui l’aurai
en rentrant et aucune autre ! je m’exclame avec un rire sadique.
— Oh oui ! s’écrie-t-elle.
Quand son GPS lui dit de tourner à gauche, elle met son clignotant et
s’exécute. Ce soir il semble que Mao combatte dans un vieux club de boxe.
Liz se gare à peine quelques secondes plus tard sur un parking quasiment
rempli. Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi il y a tant de monde à
ce genre de rassemblements. C’est barbare, sans aucune règle ni limite, c’est
violent… J’y réfléchis. Quelque part, je crois que je peux comprendre que ce
soit un exutoire pour certains. Ça permet de se changer les idées, de
s’échapper de la réalité le temps d’une soirée. Je n’aime simplement pas que
Mao s’imagine qu’il a besoin de ça.
On descend de la voiture.
— Il y a du monde, constate Lizzie.
— Il y a toujours du monde. Ça m’étonne à chaque fois.
— Je suis bien ? demande-t-elle en tournant sur elle-même.
J’ai envie de lui dire que j’envie ses formes et ses courbes voluptueuses
qui la font ressembler à une Marilyn Monroe ou à une Dita Von Teese. Alors
que moi, j’ai trop souvent la peau sur les os.
— Tu es sublime, lance une voix masculine.
On se retourne. Cade, le sourire aux lèvres, s’avance vers nous, les mains
dans son jean. Lui non plus n’a pas oublié d’être sexy. Même avec un simple
jean et un T-shirt noir, il est canon. En plus, on aperçoit un bout de son
tatouage qui représente une croix celte.
— Enfin, si mon avis compte, bien sûr, ajoute-t-il.
Lizzie rougit et lui rend son sourire.
— Tout à fait.
— Tu as encore besoin du mien ? je demande.
Elle rit. Difficile de résister à Cade avec sa belle gueule et son petit
accent. Nous avançons vers le club de boxe. Je commence à avoir le cœur qui
bat vite, j’ai l’impression que ça fait une éternité que je n’ai pas mis les pieds
dans un tel endroit. J’ai maintenant hâte de le voir. À l’entrée un gorille
comme celui du bar de Cade attend. Ce dernier montre son téléphone
portable, et le type nous laisse passer.
Le club semble propre comparé aux endroits où j’ai déjà vu Mao se
battre. Au moins ici, ce n’est pas insalubre. Un ring est placé au milieu d’une
grande salle. Il y a déjà une centaine de personnes amassées autour du ring.
Se faufiler au premier rang risque d’être difficile, je préfère rester en retrait
qu’au milieu de la foule.
— Je vais parier, lance Cade. Vous voulez que je parie pour vous aussi ?
— Je passe mon tour, je dis.
— Comme dans les films ? se questionne Lizzie.
— Comme la réalité, répond Cade. Tu veux voir ?
— Je veux bien, enchaîne Lizzie.
Il lui tend son bras façon gentleman, et ils s’éloignent ensemble. Ouais,
ils feraient vraiment un beau couple. Je me demande s’ils s’en rendent
compte. Je les regarde partir lorsque quelqu’un m’enlace par-derrière. Un
frisson désagréable me parcourt l’échine. Je veux me débattre quand il me
retourne face à lui et ses yeux noirs plongent dans les miens. Une bouffée de
chaleur m’assaillit soudain. Mao m’enlace davantage. Je me laisse aller dans
ses bras.
— Salut, toi, susurre-t-il contre mes lèvres.
Et il m’embrasse comme un dément avant de m’emmener plus loin. Il me
semble excité.
— Tout va bien ? je demande, béate devant le regard qu’il me lance.
Je l’admire, il porte un bas de jogging et un T-shirt noir. Il est sexy,
même dans une tenue aussi basique. Et je frétille d’avance en imaginant que
tout à l’heure son T-shirt aura disparu en faveur de son torse parfait.
— Tu es là, tout va super bien.
Mon cœur palpite. Doucement, il se penche vers moi et m’embrasse de
tout son soûl. Il me plaque contre un mur et presse son corps contre le mien.
Seigneur, on dirait qu’il veut faire l’amour ici. Ça m’émoustille.
— J’ai tellement envie de toi, Kōyō.
Ses mots simples me rendent toute chose. J’aime ça. Je deviens esclave et
je le laisse m’embrasser. Lorsque j’entrouvre les lèvres, sa langue vient se
mêler à la mienne de façon sensuelle. Je noue mes bras autour de sa nuque
alors que notre étreinte est de plus en plus charnelle et passionnée, et ses
grandes mains se perdent dans mes cheveux.
— Putain, je ne sais pas si c’est le fait que tu sois là, que tu sois à moi,
mais je suis affamé. J’ai envie de toi, mais si je te fais l’amour maintenant,
j’irai sur le ring sur les rotules.
Je me mordille la lèvre.
— Alors, dépêche-toi de gagner que je te mette moi-même sur les
genoux.
Ses lèvres roses se fendent en un sourire charmeur.
— J’ai hâte de voir ça. Le combat devrait être rapide de toute manière, je
suis en forme ce soir.
— Je te regarderai avec la même flamme dans les yeux que tes groupies,
mais sachant que tu es à moi.
— Ça devrait aller vite, il n’y a que trois combats. Cade et Lizzie sont
là ?
— Oui, et je ferais mieux de les rejoindre et de te laisser te concentrer un
peu.
Mao grommelle, et je m’éloigne de lui à regret. Lizzie et Cade sont contre
un mur, ils discutent ; je les rejoins.
— Tout va bien ? demande ma meilleure amie.
— Oui, oui, pourquoi ?
— Oh rien, on dirait juste que tu viens de faire l’amour avec ta bouche.
Ton rouge à lèvres est comme parti…
Gênée, je me mordille la lèvre. Je sens la chaleur sur mes joues, je suis
probablement écarlate.
— J’ai stimulé l’esprit combatif de mon champion, c’est tout.
Elle sourit largement.
— Le premier match commence, annonce Cade. Vous voulez vous
avancer, les filles ?

Il est sensationnel, percutant, sexy.


Mon Mao à moi.
Ça faisait longtemps que je ne l’avais pas vu sur un ring, et je suis
émerveillée. Il est incroyable, en sueur, tout en muscle. Il se dégage de lui un
parfum de danger, d’assurance, de fierté. Il est plus beau que jamais. Je ne
sais pas pourquoi je suis si heureuse alors que je ne cesse de dire que je suis
contre tout ça. Je n’arrive pas à me l’expliquer. Mon cœur bat au rythme de
ses pas. Mao se bat comme un guerrier, il évite les coups de son adversaire et
les siens le percutent à chaque fois qu’il tente une attaque. Il est largement
plus puissant, et j’aime à croire que cette force qui l’anime lui vient de moi.
Je ne suis pas seule à le regarder avec des étoiles dans les yeux, mais je ne
suis pas jalouse, car je sais qu’il est à moi.
— Vous avez envie de boire quelque chose ? demande Cade.
— Tu joues même les barmans quand tu ne bosses pas ? le titille Lizzie.
— Je suis parfait, voilà tout. Les Irlandais en plus d’être sexy sont très
serviables.
— Je veux bien un Coca, je dis.
— Moi aussi, je vais prendre ça, ajoute Lizzie.
Cade s’incline.
— Je reviens.
— Je t’accompagne, lance ma meilleure amie. Tu n’as pas de plateau
cette fois.
Comme tout à l’heure, ils partent tous les deux. Je continue de regarder
Mao, son adversaire semble lui dire quelque chose. Et j’ai l’impression que
les traits de son visage se durcissent. Je veux m’avancer vers lui lorsque je
sens qu’on me retient par la taille. Je me retourne vivement quand un type
m’attire dans ses bras.
— Tu fous quoi ? Lâche-moi, je grogne.
Un sourire se dessine sur son visage.
— T’es méga bonne. J’adore les rousses dans ton genre. Enfin, on adore,
mes potes et moi.
J’ai du mal à comprendre ce qui arrive. Je me débats mais ce taré ne me
lâche pas ; au contraire, mon refus semble l’exciter.
— Laisse-toi faire, ma belle.
Il glisse ses grosses paluches dans mes cheveux. Je le gifle, mais il me
prend la main et m’attire contre lui. Il m’enlace, je sens qu’il me touche les
hanches, les reins, je le frappe avec mon autre main, je cherche autour de moi
un peu d’aide, mais les gens ne nous calculent même pas. Je ne comprends
pas, et la stupéfaction laisse place à la peur.
Mao…
— Moi et mon pote sur le ring, on a bien envie de s’éclater avec toi. De te
baiser et de te combler comme jamais.
« Sur le ring » ?
Mao…
Je me tourne vers lui, il me regarde déjà et se prend un coup en pleine
mâchoire, mais j’ai l’impression qu’il s’en fout. Seul mon cas lui importe.
Son visage est crispé et ses yeux sont plus noirs que jamais. Je secoue la tête,
du moins je crois. Je veux lui faire comprendre qu’il ne doit pas se
préoccuper de moi, mais c’est peine perdue.
— Laisse tomber, le niakoué. Viens plutôt t’amuser avec des vrais mecs.
Je comprends alors. Ils font ça pour le perturber, pour tricher, pour le
rendre dingue, mais… L’adversaire de Mao lui a parlé et l’autre est arrivé. Ils
nous ont probablement vus dans le couloir. Sur le ring, Mao semble dire
quelque chose et l’instant d’après, il porte une série de coups à son
adversaire. Leur brutalité redouble à chaque fois. Lorsque son adversaire
tombe K-O, le public hurle, mais Mao descend du ring, la rage au ventre. Il
bouscule les gens pour venir vers moi, et je sens que le type me lâche. Il
s’enfuit.
— Mao…
Je tente de le toucher, de le retenir, mais il ne me calcule pas. Je le
regarde partir vers mon harceleur. Il l’attrape par le col et lui donne un coup
de poing avant de le plaquer brutalement contre le mur. Il m’a toujours
protégée des autres, de ceux qui m’embêtaient, mais cette fois-ci, ça semble
différent. Parce que l’autre gars m’a touchée, agressée et s’est servi de moi
pour l’atteindre, et Mao a vu ma détresse.
— Qu’est-ce qui se passe ? demande Lizzie en m’enlaçant.
Je ne réponds pas, je reste concentré sur Mao, qui est complètement fou.
On dirait un démon. Si on ne l’arrête pas, je crains qu’il devienne encore plus
dingue. Mais personne ne cherche à le calmer, tout le monde observe la scène
et on dirait que les gens voient dans ce nouveau combat le prolongement de
la soirée. Moi, je sais ce qui arrivera si on le laisse faire.
— Autumn ?
Je regarde Lizzie. Cade me fixe avec tout autant de sérieux qu’elle. Elle
me caresse les joues, on dirait qu’elle essuie mes larmes. Je ne me suis pas
rendu compte de mon état, tout ce qui m’importe c’est lui.
— Il m’a pelotée, je dis d’une voix tremblante.
Leurs visages se crispent. J’ai comme l’impression qu’ils se sentent
coupables. C’est idiot. Même s’ils avaient été présents à mes côtés, ces types
auraient essayé de nuire à Mao pour remporter le combat. Mais c’était mal
calculer l’animosité qui l’habite parfois et le rend complètement dingue. Moi-
même, j’ai eu tendance à la sous-estimer, mais ce soir… Ce soir, elle est
brutale.
— Mon Dieu, souffle Liz.
— Putain, il va le massacrer, soupire Cade. Il faut…
Mon agresseur essaye de se défendre, mais il n’a pas le temps de riposter.
Il essaye de parler, mais Mao ne lui en laisse pas l’occasion.
Il faut que j’y aille, que je fasse quelque chose.
J’ai dépassé ma peur, je vais bien. Je n’ai rien. Lui en revanche…
Je me défais des bras de Lizzie et je m’avance vers lui. J’ignore les gens
qui parlent à voix basse. Quand j’arrive près de lui, j’ai l’impression de sentir
sa colère. Si elle pouvait prendre forme, je pourrais la toucher tellement c’est
palpable.
— Mao…
Il me regarde par-dessus son épaule. Dans ses immenses yeux noirs, je le
retrouve. On dirait qu’il a mal, et je veux tout faire pour panser cette douleur.
— Arrête, je dis. Tout va bien…
— Non, tout ne va pas bien, éructe-t-il. Cette sombre merde a posé les
mains sur toi, il t’a touchée…
Derrière nous les chuchotements redoublent d’intensité. J’entends des
gens dire qu’il va le tuer, d’autres qui se demandent qui je suis… Il a tout vu
depuis le ring et il n’oublie pas. Mao a toujours été possessif, même avant
que nous ne formions un couple. Il m’a toujours défendue avec passion.
Quand j’y repense, il a toujours eu cette passion à mon égard et aujourd’hui
elle est mêlée à des sentiments qu’il a encore du mal à identifier, ce qui le
rend instable. Je crois que je comprends, je ressens la même chose pour lui.
J’ignore de quoi je serais capable si on lui faisait du mal, mais je sais que je
ferais tout pour lui.
— Désolé, gémit le type.
— Ça suffit pas, répond Mao d’une voix calme.
Il le frappe à nouveau en plein visage. Le type saigne de plus belle.
Autour de nous les gens ne réagissent pas, pas plus que les organisateurs de
ce combat. Peut-être que c’est partie intégrante du jeu de laisser un type
malhonnête se faire défoncer s’il se comporte mal. Peut-être qu’ils ont peur
d’intervenir et de subir la colère de Mao.
— T’étais pas désolé quand elle se débattait, que tu la touchais quand
même.
— Pour rire…
Je crains que quoi qu’il cherche à dire pour sa défense, ça fasse
qu’empirer la situation.
— « Pour rire » ? répète Mao. On va s’amuser toi et moi et on verra qui
rira le dernier.
— Mao… Mao !
Il ne me regarde pas.
— Arrête. Il n’en vaut pas la peine. Ça n’en vaut pas la peine. Laisse
tomber, on a mieux à faire… je vais bien.
— Pas moi, siffle-t-il en me lançant un regard en biais.
Je le sais. Je le vois. Mais comment l’empêcher de faire une connerie ?
Comment lui faire comprendre que je suis plus importante que son envie de
vengeance ? que je veux rentrer avec lui ?
— Il t’a…
Mao hésite sur la façon dont finir sa phrase. J’ai l’impression qu’il s’en
veut, qu’il est également en colère contre moi. Comme s’il me reprochait
d’être là, d’être venue, comme s’il détestait mes mises en garde à propos de
ce genre d’endroit.
— C’est lui ou moi, je souffle.
Son regard est encore plus vivace.
— C’est lui ou c’est moi, je répète. Je suis là, c’est moi le plus important
et tu ne le vois même pas, tout ce qui t’importe, c’est te battre.
— Il t’a…
— Je sais, mais je vais bien. Je suis là, avec toi. Je suis à toi… il n’en
vaut pas la peine.
— Je ne peux pas laisser passer ça.
— Bien sûr que tu peux.
Mao secoue la tête, regarde autour de lui avant de reporter son attention
sur le type qu’il tient toujours à la gorge.
— Non, gémit-il.
Il a mal, je le vois, je le sens dans mon cœur. Il est aussi révolté pour moi.
Il fait justice pour se calmer avant toute chose. J’aime cette passion qui
l’anime, cette rage qui l’habite, cette façon qu’il a de m’aimer, car c’est sa
façon à lui. C’est violent, instinctif, c’est mon Mao. Ce serait tellement
bizarre s’il était autrement… mais ce soir, nous n’avons pas besoin de ça.
— T’as juste à te demander ce qui est plus important. Lui, moi ou toi ?
Le fait que je l’inclue le fait tiquer. Je le connais assez aussi pour savoir
qu’il a besoin de le frapper pour se calmer. Il relâche soudain la pression,
mon agresseur se laisse glisser au sol.
— Tire-toi, siffle Mao.
Il est prêt à balancer un coup de pied, mais le type s’écarte à quatre
pattes. Je sais qu’il est en colère, qu’il m’en veut de l’avoir forcé à lâcher sa
prise, mais c’est mieux comme ça…
Je m’avance jusqu’à lui, j’aimerais réussir à l’apaiser à ma manière. À lui
faire comprendre que je peux encaisser sa haine, que je suis assez forte pour
ça et qu’il n’a nullement besoin de combattre de cette façon. Je suis
volontaire pour l’aider, je suis là pour lui.
— Mao ?
Je veux le toucher, mais il repousse mon bras.
— Fous-moi la paix, j’ai besoin d’être seul.
Sur ses mots, il tourne les talons et s’éloigne vers les vestiaires.
Chapitre 20

Mao

Je tremble de partout. Mes poings sont rouges et ensanglantés, mes


muscles sont complètement tétanisés et engourdis. La colère ne me quitte pas,
elle crispe chaque pore de mon corps, elle agit par impulsion. Chaque fois
que je ferme les yeux, je vois ces connards, et elle redevient aussi virulente
que percutante.
J’aurais pu le tuer, j’allais le tuer…
Suis-je réellement capable d’en arriver là ? La réponse me fait peur.
Quand il s’agit d’elle, je suis capable du tout, même du pire. Surtout si c’est
pour la protéger. J’appuie mes paumes contre le carrelage froid de la douche
et laisse l’eau dévaler mon corps, espérant qu’elle me dénoue un peu. J’ai
besoin de retrouver mon calme, de m’apaiser, je n’ai pas envie de rester ainsi,
je suis dangereux pour elle dans cet état, même si je ne lui ferai jamais mal.
Mais ce n’est pas bon, ce n’est pas sain.
— Mao…
Merde… je croyais avoir été clair en la repoussant.
Je regarde par-dessus mon épaule et mes doigts se crispent sur le
carrelage. J’ai l’impression de voir un ange. Sous le halo de lumière, elle
s’avance vers moi, entièrement nue. Putain de merde, je ne veux pas qu’elle
se désape dans un endroit pareil, après un moment pareil. Je ne veux pas
qu’elle me rejoigne non plus.
— Laisse-moi ! Va-t’en, Autumn.
Mon ton est dur, mais je ne pense pas qu’il soit bon qu’elle reste là. Elle
ne fait que raviver la colère en moi. J’ai besoin d’être seul et d’évacuer ce que
j’ai encore en moi. Si elle reste ici, je…
— Non…
Putain…
— Tu comprends pas que j’ai besoin d’être seul ?
Je laisse ma tête partir vers l’avant et je la sens se coller à moi. Je tremble
davantage, comme possédé. Ses seins se pressent contre mon dos tandis
qu’elle noue ses bras autour de mon corps. Je baisse les yeux sur ses doigts
joints qui me retiennent avec force, comme si elle avait peur que je ne me
dérobe ou disparaisse d’un seul coup. Bon sang, elle me rend dingue. J’ai
pourtant réellement besoin de réussir à expulser ce regain de haine qui
bouillonne toujours dans mes veines.
— Jamais je ne te laisserai.
Sa voix n’est qu’un souffle, mais je sens combien elle est résignée.
Malgré la situation et la rage qui m’animent toujours, mon sexe devient dur.
Je ne veux pas bander ici, surtout pas après ça. Il n’y a rien de beau ni
d’excitant là-dedans. Je n’aurais jamais dû l’amener ici. Je comprends
pourquoi, quand elle a cessé de venir, je ne l’ai plus forcée à le faire. Quelque
part, je la savais en sécurité ailleurs, plutôt qu’ici à la merci de tous ces
détraqués. Elle n’est pas comme ces filles qui viennent pour avoir un peu
d’adrénaline, pour se sentir vivantes.
— Tout va bien, murmure-t-elle.
— Non, tout ne va pas bien.
Elle se serre plus fort contre moi. Je me sens comme esclave de ses bras
fragiles et menus qui me retiennent. Je pourrais me défaire de son étreinte, en
une seconde à peine, mais je n’y parviens pas. Elle a comme un pouvoir,
comme si ses bras aspiraient ma force physique et mentale pour m’obliger à
rester sage.
— Bien sûr que si, on est là tous les deux. Alors, tout va bien.
— Autumn, ils…
Elle me lâche et se faufile entre moi et le mur. L’eau qui coule du gros
pommeau de douche au-dessus de nos têtes dévale son corps, fait ressortir ses
tétons, laisse des gouttelettes sur son passage. Bon sang qu’elle est belle ! Je
deviens encore plus dur. Elle me rend dangereux, plus nocif que je le suis
déjà. Les sentiments que j’ai pour elle sont dévastateurs, violents et aussi
percutants que mes poings. Autumn m’a toujours fait perdre la tête, mais
depuis que notre relation a évolué, c’est pire encore. L’amour que je ressens
pour elle est puissant, possessif et brutal. Je l’aime comme un putain de
dingue et j’ai peur de lui devenir toxique, comme pouvait l’être mon père. Je
ne veux pas qu’elle aime cette violence qui s’empare de moi parfois. J’aurais
trop peur de lui faire du mal un jour.
— Tout va bien, Mao. Je t’aime et je ne te laisserai pas.
Mon cœur s’arrête de battre une seconde et reprend à un rythme de
malade.
— Tu…
Nos regards se croisent. Elle lève une main pour me caresser le visage,
elle a l’air tellement sereine et heureuse. Est-ce qu’… elle vient de me dire
qu’elle m’aime ? Je suis béat, autant à cause de ses mots que de sa peau qui
me dompte.
— Je ne t’ai jamais laissé tomber, je ne le ferai pas maintenant.
— J’allais le tuer, j’avais envie de lui massacrer la gueule, de lui faire
bouffer le sol et toi, tu…
— Je sais. Et alors ?
Elle me reproche de me battre, et puis elle… Autumn a eu raison de me
dire de m’éloigner de lui, je le sais, mais elle a tort de venir ici. Je règle
toujours mes soucis de cette façon, je trouve toujours un moyen d’apprivoiser
ma colère. Là, je n’ai pas eu le temps. On dirait qu’elle trouve ça normal cette
colère qui m’envahit toujours…
— Alors, je ne pense pas que ce soit sain comme comportement. Tu
trouves ça normal ? Tu trouves ça excitant comme toutes les nanas qui
viennent ici dans l’espoir d’avoir un sursaut d’adrénaline ?
— Tu crois que j’agirais différemment si une fille essayait de te
brancher ? Que je ne ferais rien si on te faisait du mal ?
Je secoue la tête. Je n’ai pas l’impression qu’elle comprenne ce que je
suis en train de lui dire.
— Tu n’es pas comme ça, tu n’es pas comme moi. Tu es altruiste, moi
j’en ai rien à foutre des gens mis à part de toi. Je t’ai dans la peau comme un
foutu malade. Je ne suis pas certain que ce soit une bonne façon de t’aimer, je
suis prêt à tuer tous ceux qui te voudront du mal. Ça ne me plaît pas que tu
trouves ça excitant.
— Tu m’aimes ?
Elle n’a rien écouté de ce que j’ai dit. Ses yeux sont brillants et pas
seulement à cause de l’eau de la douche qui lui coule sur le visage. Pourquoi
est-elle si divine ?
— Tu m’écoutes ? je râle.
— Oui, j’ai entendu que tu m’aimais, répond-elle en hochant la tête.
— Autumn…
Ce que je ressens pour elle… je ne crois pas qu’il soit bien d’aimer ainsi.
Qui aime avec autant de véhémence ? Peut-on seulement y survivre ? Elle est
mon souffle, mon cœur, mon automne. Je deviendrai dingue si elle n’est plus
dans ma vie. Je serais impitoyable si on lui faisait du mal. Comme ce soir. Ça
ne changera jamais.
— Tu es toi, Maoko, et je t’aime depuis toujours.
Je sens ma colère se transformer en autre chose. Cette phrase se répète en
boucle dans ma tête.
— Je t’ai aimé quand tu as pleuré dans mes bras à cause de ton père, je
t’ai aimé quand tu t’es rebellé pour moi, je t’ai aimé quand tu as commencé
ce mode de vie, quand tu as commencé à baiser tous les soirs et je t’aime
maintenant, même si tes poings sont abîmés, même si ton corps est meurtri et
que tu es en colère. Je t’aime même si tu es prêt à perdre la raison pour moi.
Tu ne serais pas toi si tu ne m’aimais pas avec passion, puisque tu m’as
toujours protégée de cette façon. J’aime que tu sois ardent, vif et parfois
violent, parce que c’est toi, tout simplement. Je ne suis pas ces filles, tu as
raison, j’étais terrifiée. Je ne suis pas ces filles qui veulent juste que tu les
sautes. Moi, je veux tout de toi, y compris ce qui te torture, je te désire tout
entier et pas uniquement parce que tu es un connard sexy. J’aime tout de toi,
même si tu sembles halluciné en ce moment.
— Kōyō…
Ses mots me laissent sans voix. Je ne sais pas quoi dire. Elle me perturbe,
elle ébranle mes pensées. La colère qui me tétanisait s’est envolée. Quelque
chose d’autre m’inonde. Une chose apaisante que je n’avais encore jamais
ressentie.
— Je ne sais pas s’il y a une bonne ou une mauvaise façon d’aimer
quelqu’un, je sais juste qu’on s’aime comme on est, toi et moi. Et je chérirai
cet amour jusqu’à la fin, qu’elle soit proche ou pas. Je serai à toi jusqu’au
bout.
Ma bouche fond sur la sienne en un instant, et mon corps la pousse contre
le carrelage. Mes mains se perdent dans ses cheveux tandis qu’elle me répond
avec tout autant d’ardeur en tirant sur ma nuque pour que je l’embrasse plus
fort encore. Nos langues se trouvent et notre baiser devient plus profond et
passionné encore.
Elle est… tout. Mon tout. Et ma Kōyō me rend faible, car j’abdique et la
laisse l’emporter, mais elle a raison. Que je l’aime d’une bonne façon ou pas,
je l’aime et l’aimerai toujours. Je ne peux pas me défaire de ces sentiments, si
j’essayais ne serait-ce qu’une seconde, j’en perdrais mon âme et mon identité.
— Tu me rends encore plus dingue, je souffle contre sa bouche.
Autumn gémit contre mes lèvres, et je sens soudain sa main empoigner
mon sexe. Elle me caresse. Je m’écarte et vois dans ses yeux verts un désir
qui fait écho au mien. Ma queue me fait mal tellement j’ai envie d’elle. Je ne
sais pas si c’est le mélange des sentiments et du sexe, mais je la veux comme
jamais. Mais je ne devrais sans doute pas succomber ici, comme je le faisais
avec les filles dans les vestiaires après mes combats.
— Tu es si sexy…
Ses yeux vagabondent sur mon corps, elle a l’air d’une voyeuse affamée.
J’adore le regard de satisfaction qu’elle arbore. Comme si elle était fière que
je sois à elle. Doucement sa main me masturbe, elle se mord la lèvre, et je
lâche un juron. Si elle continue, je vais éjaculer comme ça.
— Toi, tu l’es encore plus, Kōyō.
Elle sourit, comme si elle croyait que je me fiche d’elle. On dirait qu’elle
n’a aucune idée de l’effet qu’elle me fait bien qu’elle tienne mon sexe en
érection. Je lui caresse la joue, elle rougit.
— Tu es magnifique, et je crois que tu as la preuve de ce que j’avance
dans les mains et j’en conviens, c’est pas romantique, alors déplace l’autre
sur mon cœur, et tu verras comme il bat pour toi. Tu es si belle, ma Kōyō, tu
l’as toujours été. J’étais trop fier pour te le dire. J’avais trop peur que tu
fasses comme moi.
Cette fois-ci, je vois l’émotion dans ses yeux.
— Je t’ai voulu comme ça si souvent. Dans ce genre d’endroit, après tes
combats. Y être ce soir, avoir ce privilège qu’elles n’ont pas… c’est je crois
le meilleur des aphrodisiaques.
Je n’aime pas qu’elle dise ce genre de chose, ça me rappelle combien
j’étais minable et aveugle. Aujourd’hui je regrette, mais je devais peut-être
passer par là pour que notre histoire soit si intense. Elle me caresse à
nouveau, et je lâche un grognement possessif. J’adore tellement quand elle
me touche, je ne sais pas comment j’ai pu m’en passer tout ce temps.
— Tu as tout ce qu’elles n’ont pas. Je n’ai jamais été à elles, alors que je
t’appartiens corps et âme. Si je pouvais remonter le temps, ne pas avoir baisé
à droite et à gauche, si je pouvais avoir ouvert les yeux avant, je le ferais,
Kōyō. Je regrette d’avoir été si con.
— Tout va bien, je suis là.
En souriant, elle s’agenouille et prend mon sexe dans sa bouche pour le
sucer sur toute la longueur. Mon corps tangue vers l’avant, et je me retiens en
posant mes paumes sur le carrelage.
Oh ! putain de merde…
Mes hanches ont un soubresaut sous le coup du plaisir. Baissant les yeux,
je la vois contre moi et tous les événements de cette soirée se bousculent dans
ma tête. Je n’ai jamais éprouvé autant de sentiments à la fois. De la rage à
l’amour en passant par le plaisir. Même si c’est moche, même si c’est
chaotique ou ne ressemble à rien, on est ensemble et ça représente tout pour
moi. C’est peut-être aussi sa façon à elle de se défouler, de se décharger de
toutes ses années de frustration, de me montrer qu’elle est là et qu’elle le sera
toujours quoi qu’il se passe.
— Putain…
J’ai l’impression qu’elle veut me tuer, me le faire payer ou juste m’aimer,
comme je l’ai fait dans ce fichu ascenseur. Dans tous les cas j’y gagne.
Merde, c’est inattendu et tellement bon. La sensation de ses lèvres qui
m’enserrent et me dévorent est incroyable. Savoir que c’est elle me rend
encore plus excité. Mon sexe est plus dur que jamais et me fait mal. Mais elle
apaise cette sensation sans le savoir en allant et venant sur ma queue.
Doucement, je me penche et glisse mes doigts dans ses cheveux mouillés qui
lui collent au visage, elle s’arrête alors et tandis qu’elle me regarde, sa langue
caresse mon gland plusieurs fois. Cette vision indécente est gravée dans ma
mémoire, et je crois que je suis déjà sur le point de jouir.
— Kōyō… tu es incroyable.
M’observant toujours, elle me masturbe. L’eau qui tombe sur son visage
la rend presque irréelle. Un tourbillon d’émotions me transperce, elle est
tellement belle. Pire que ça, elle serait une fleur vénéneuse, on s’en
approcherait quand même rien que pour voir sa beauté. J’ai envie de la
prendre. Non, de la posséder contre ce mur pour lui donner du plaisir comme
jamais, de la faire languir pour l’entendre me supplier de lui donner ce qu’elle
veut. Je veux la faire mienne, lui montrer qu’il n’y a qu’elle, qu’il n’y aura
plus qu’elle.
— Dis-le, susurre-t-elle soudain.
Hein ?
— Quoi ?
— Que tu m’aimes ! soupire-t-elle en faisant glisser ma peau jusqu’à la
base. Dis-le.
Je souris, ça ressemble à une revendication, un ordre. Qui sait ce qu’elle
fera si je ne le dis pas, ou si je lui dis ? Elle me rend complètement accro.
— Je t’aime comme un foutu malade, Kōyō. Et je te jure que je n’aurai
pas assez de coups de reins pour te le prouver. Mais je crois que ce mur s’en
rappellera aussi longtemps qu’il tiendra debout.
Ses yeux s’agrandissent, sa bouche s’entrouvre comme si elle était à la
fois choquée et excitée. J’aime son expression et le rouge qui s’installe sur
ses joues. Et sans un mot, elle repart de plus belle. Ses gestes sont lents,
maîtrisés, parfaits. Elle joue avec moi, avec mon sexe. Elle le suce, le lèche,
le dévore, le caresse. Je suis sur le point de jouir. J’agrippe ses cheveux et
suis les mouvements de sa tête, je la guide. Alors qu’elle accélère le rythme,
mes hanches dansent pour la rencontrer plus profondément, et elle lâche un
gémissement. Je pense à la première fois où je l’ai goûtée dans l’ascenseur,
comme elle était sublime et innocente. J’en ai envie encore. Je veux la lécher,
passer des heures entre ses cuisses, mais je veux aussi la prendre. Je crois que
j’aurai le temps de l’allonger dans mon lit plus tard ; pour l’instant, j’ai juste
envie de me perdre en elle. Mes propres pensées me rendent dingue et sa
bouche fait de moi ce qu’elle veut. La jouissance arrive de manière intense, je
ne contrôle plus mon corps, il est saisi de soubresauts tandis que je me perds
dans l’automne.
Lorsqu’elle remonte, je lui agrippe le menton et plaque mes lèvres contre
les siennes. Elle est haletante, mais je m’en fiche. Je veux lui retourner la tête.
Ce faisant, je glisse mon autre main entre ses cuisses. Elle gémit et ondule
contre moi.
— J’adore quand tu es passionné comme ça, souffle-t-elle contre ma
bouche.
Vilaine Autumn… Si elle veut de la passion, j’en ai à revendre en ce qui
la concerne.
— C’est toi qui me rends comme ça, t’as pas encore compris ?
Je caresse son clitoris puis j’entre deux doigts en elle. Autumn laisse sa
tête partir en arrière. J’aime sa voix quand elle s’enraille sous le coup du
plaisir, j’aime son corps qui m’appartient et réagit par instinct.
— Sans doute pas assez, non.
En grognant, je la comble d’un doigt supplémentaire et elle laisse
échapper un petit cri rauque. J’adore vraiment l’entendre ainsi, je pourrais
jouer à ça pendant des heures. Ses cris sont une ode.
— Dis-moi que tu ne dois pas rentrer chez toi ce soir, je grommelle.
— Je devrais, répond-elle sérieusement. Mais… (Elle gémit et déglutit
quand je fais aller mes doigts en elle avec lenteur.) J’imagine que je peux
aussi rentrer demain matin.
Elle me sourit, et je la gratifie d’un baiser brutal et impatient. Je suis
soulagé de sa réponse, je n’aurais pas supporté de me séparer d’elle ce soir.
Je continue de la caresser pendant qu’on s’embrasse, mais j’ai besoin de plus.
Je retire mes doigts de sa chaleur et me penche pour empoigner ses fesses et
la porter. Je la soulève sous son regard quasi incandescent, et elle enroule ses
bras et ses jambes autour de moi. J’adore l’étonnement sur son visage et la
manière dont elle a l’air d’aimer ça. Ses réactions innocentes promettent des
heures d’amusement, j’ai tellement d’idées pour elle. J’ai trop besoin d’être
en elle, de ne faire qu’un avec elle. Je la plaque brusquement contre le mur et
m’enfonce en elle d’une seule et puissante poussée. Son cri couvre mon
grognement. Son sexe enserre le mien comme un fourreau soyeux, c’est la
meilleure des sensations.
— Mao…
Je commence à bouger, et tout me transcende. Elle, l’eau qui dévale nos
corps, la manière dont je lui fais l’amour contre ce putain de mur, la vue de
nos corps qui s’emboîtent, nos sentiments… C’est purement bestial,
nécessaire. C’est différent de la dernière fois, mais tout aussi intense que
notre première fois. Nos moments comme celui-là, ceux qui nous coupent le
souffle, ceux qui lient nos âmes, ceux qui nous font fusionner totalement,
c’est tout ce qui compte. Tout ce qu’il y avait avant n’importe pas. Le but
était d’arriver là, à ce point de notre histoire. Autumn s’agrippe davantage
contre ma nuque, alors que mes doigts se crispent contre ses cuisses sous le
coup du plaisir.
Putain de merde que c’est bon !
— Maoko…
Mon nom murmuré ainsi ressemble à une prière.
— Mao, je…
Je blêmis d’un seul coup. Quelque chose ne va pas. Cette voix… c’est
celle d’un homme. On n’est plus seuls. Je tourne la tête tandis qu’apparaît
dans mon champ de vision le mec en charge des paiements ce soir. Ce porc
ne tourne même pas la tête, il nous mate comme un gros pervers.
— Putain, mais reste pas là. Pose le fric quelque part et dégage !
Je redoute qu’Autumn prenne peur, mais plus que tout qu’il voie une
partie de son corps trop intime. Heureusement ce sont mes fesses qu’il a dans
le viseur. Je ralentis mes gestes, mais elle blottit son visage dans mon cou,
appuie ses mains sur mes épaules et s’empale sur mon sexe. Elle recommence
une nouvelle fois. Puis une troisième.
Bordel !
— Continue, Mao. Encore… ne t’arrête pas.
Putain.
— Je pose ça…
Je n’entends même pas la fin de sa phrase et mon corps, soumis, lui obéit.
Je m’enfonce en elle jusqu’à la garde. Quand je me tourne, je ne vois plus
personne. Son cri est atténué, puisqu’elle est toujours collée à mon cou et je
la pénètre une nouvelle fois.
— Comme ça, devant les gens ? je grogne.
— Je ne vois et ne sens que toi, dit-elle en relevant la tête. Et bon sang,
c’est tellement bon d’être ici comme ça avec toi, même si on ressemble à des
animaux sauvages, même si c’est de la baise sauvage. Moi, je sais que nos
âmes sont liées, alors donne-moi tout.
Merde !
— Kōyō…
Je n’ai pas les mots pour lui répondre, j’ai l’impression que rien ne sera
assez beau, alors je lui parle avec des gestes, avec mon corps. Je lui donne
autant d’amour et de luxure que je peux. Mes coups de reins s’accélèrent, et
je m’enfonce un peu plus profondément en elle à chaque fois. J’étouffe ses
gémissements sous mes baisers. J’agrippe ses fesses avec plus de vigueur et
sors presque entièrement mon sexe du sien avant de m’enfoncer à nouveau, je
recommence plusieurs fois. C’est excitant, encore plus de voir comment son
regard vacille.
— Oh… encore.
— Accroche-toi bien à mon cou.
Je réaffirme ma prise sur ses fesses et m’éloigne un peu du mur. Les
mains accrochées derrière ma nuque, les bras tendus, légèrement en arrière,
elle est juste parfaite. Je l’observe quelques secondes, l’eau tombe sur son
corps et ça me rend fou. C’est la plus belle des visions. On dirait que la pluie
tombe sur les feuilles d’automne. Je réitère mes gestes, mais cette position me
permet de m’enfoncer en elle encore plus profondément. Je lâche un cri
rauque. Mes muscles me font mal, mais je m’en fous.
— Mao… ça vient.
Je grogne.
— Aishiteru,1 Kōyō.
Ses yeux brillent d’amour. Bien que je ne lui aie jamais dit que je l’aimais
en japonais, elle a l’air de comprendre. Nos baisers reprennent, et je ne
maîtrise absolument plus mes hanches ni mes coups de reins. Lorsqu’elle
jouit en criant mon prénom, je me perds à mon tour dans un tourbillon de
plaisir qui m’envoie direct dans les étoiles.
Il nous faut quelques minutes pour retrouver un souffle normal. Je la
repose doucement au sol. Je me rends soudain compte que nous n’avons pas
utilisé de préservatifs.
— Merde !
— C’est pas grave, dit-elle en comprenant. C’est ma faute… je prends la
pilule, alors tout ira bien.
— Ça ne m’était jamais arrivé.
J’ai toujours pensé à ça, mais ce soir après tous ces événements, avec
elle… Elle ne semble pas en colère à cause de notre oubli.
— Désolée de t’avoir fait perdre la raison à ce point, ajoute-t-elle avec un
air mutin.
Je souris et m’abaisse pour l’embrasser.
— Menteuse, je dis en me redressant.
Tendrement, elle caresse mon pendentif et se hausse sur la pointe des
pieds pour l’embrasser. Il n’y a qu’elle qui puisse faire ça. Et je n’arrive pas à
expliquer pourquoi j’adore la voir faire cet acte innocent. C’est comme si elle
bénissait mon talisman.
— On ferait mieux d’y aller.
— Tu as raison, acquiesce-t-elle. Lizzie doit s’impatienter pour sa nuit de
débauche. Mais je voudrais me remettre de mes émotions et retrouver les
sensations dans mes jambes avant.
Je l’enlace en riant, son dos est frais, je le caresse doucement et l’amène
plus près de moi sous l’eau chaude. Autumn lâche mon collier et se fond dans
mes bras. On devrait être déjà partis, mais aucun de nous n’a l’air décidé à
lâcher l’autre ni à bouger. Alors le temps file et nous restons là immobiles,
lovés dans les bras de l’autre, mais qu’importe, nous sommes à deux et c’est
tout ce qui compte pour moi.

1. Aishiteru signifie « je t’aime » en japonais. Ici il s’agit d’une forme d’amour plus intense. De façon plus mesurée,
les Japonais disent « suki desu ».
Chapitre 21

Autumn

Il est tard le dimanche quand je rentre chez moi. Je n’avais aucune envie
de revenir, mais j’ai eu peur qu’en abandonnant la maison plus longtemps, je
la retrouve dans un sale état. Je n’aime pas laisser Dustin et Avery seuls avec
notre mère, je crains toujours qu’elle fasse quelque chose de nocif. Mais pour
une fois, je me suis dit que je pourrais peut-être vivre un peu pour moi. En
apparence, tout semble normal chez nous. Il n’y a personne en bas, ni ma
mère et son gugusse, ni Avery. Dustin lui doit être au boulot. Je monte à
l’étage avec une canette de soda et un paquet de cookies. Je pose le tout sur
mon lit avant d’aller à la salle de bains pour me débarbouiller.
J’ouvre la porte quand j’entends un hurlement.
— Désolée, je ne savais pas que…
Avery est enroulée dans une serviette. Elle se recroqueville sur elle-même
et lâche un objet au sol. Mon regard le suit. D’ici je ne vois pas ce que c’est,
il est trop petit, je remarque juste qu’il brille au sol…
— Avery ? Tout va bien ?
— Sors d’ici ! crache-t-elle. Je dois me laver et…
Elle bafouille et la manière dont elle me parle me met sur mes gardes.
Elle n’utilise jamais ce ton avec moi… Pourquoi est-elle si hargneuse
subitement ? J’entre dans la salle de bains et ferme la porte derrière moi. Elle
se penche pour ramasser ce qu’elle vient de faire tomber.
— C’est quoi dans ta main ? Tout va bien ?
— Rien. Je dois aller me laver. Tu peux sortir maintenant ?
Quand elle met sa main derrière son dos, je comprends que quelque chose
ne va pas. Elle ne veut pas que je voie ce qu’elle trafiquait avant mon arrivée,
ce qui explique aussi pourquoi elle a hurlé. Elle me semble effrayée, perdue.
Je n’ai jamais lu une telle détresse sur son visage. Sa façon de respirer n’est
pas naturelle, son comportement non plus. Et ses yeux sont brillants. Elle a
peur de quelque chose, et j’ignore de quoi il s’agit.
— Avery ?
— Laisse-moi !
Jamais de la vie.
— Tu peux rêver. T’as vu comment tu me parles ? Qu’est-ce qui se passe,
bon sang ?
Je lui attrape le bras, elle se débat, je remarque alors qu’elle a de drôles
de rougeurs sur son poignet.
— C’est quoi ça ?
Elle déglutit et tente de reculer. Bon sang, qu’est-ce qui se passe ici ? Je
la force à ouvrir sa paume. Quand elle lâche enfin l’affaire, je découvre une
lame de rasoir qui lui a légèrement entaillé la main tellement elle serrait ses
doigts autour pour me la cacher. Mon cœur bat soudain si vite que j’ai un
mouvement de recul.
Une lame de rasoir ? Mais pourquoi…
— Qu’est-ce que c’est ce bordel ?
— Rien.
— « Rien » ? je hurle. Tu te fous de ma gueule. C’est quoi ça ? Je brandis
la lame devant ses yeux, elle détourne le regard. Je ne comprends pas.
Tellement de choses se bousculent dans ma tête que je ne sais quoi penser. Je
refuse de croire qu’elle avait cette lame pour se taillader ou pour se suicider.
Je refuse d’imaginer ça, parce que ce n’est pas elle. Ce n’est pas nous…
— Avery ?
— C’est rien. Fous-moi la paix.
Je balance la lame dans la poubelle quasi pleine et je la gifle. Mon geste
est tellement brusque que sa tête part légèrement sur le côté. C’est quand elle
se retient au lavabo que je remarque les mêmes rougeurs sur son autre
poignet. L’incrédulité s’empare alors de moi. On dirait qu’on l’a retenue de
force.
— Ces marques, c’est quoi ? Tu…
Son reflet dans le miroir se décompose, ses yeux s’embuent de larmes et
elle se laisse tomber au sol. Mon cœur se serre quand j’entends ses sanglots.
Je m’abaisse à son niveau et l’enlace aussi fort que je le peux. Elle tremble, et
j’ignore si c’est de froid ou de peur. Avery se blottit contre moi, elle se fond
dans mes bras comme si elle cherchait à entrer dans ma poitrine pour se
réfugier ailleurs qu’ici. Je lui caresse les cheveux, je l’écoute pleurer, j’essaye
de lui offrir autant de chaleur et de réconfort que je le peux. La voir dans cet
état me déchire le cœur. J’aimerais lui dire que tout va bien, que je suis là,
mais j’ignore ce qui la bouleverse. Je finis par m’écarter un peu. J’essuie ses
joues et écarte les cheveux qui lui collent à la peau. Son chagrin me rend
folle, sa détresse aussi…
— Petite souris… qu’est-ce qui se passe ?
J’ai besoin de savoir ce qui la terrifie autant, c’est vital pour ma santé
mentale, parce que je vais péter un plomb. J’ai peur de déjà comprendre mais
je veux me tromper, je prie pour me tromper. Avery prend une grande
inspiration.
— Je… ne voulais pas faire ça.
Sa voix est hachée de sanglots.
— Faire quoi ?
— Me faire du mal… je ne le voulais pas. Mais…
L’idée même qu’elle était enfermée ici, avec cette chose, et qu’elle avait
l’intention de se mutiler ou pire me fait mal. Et si j’étais arrivée plus tard ? Je
l’aurais trouvée avec les bras tailladés ? Vidée de son sang ? Impossible… je
refuse d’y penser.
— Pourquoi, Avery ? Qu’est-ce qui se passe ?
Elle secoue la tête et se mord la lèvre. Comme si elle avait fait une
connerie, comme si elle gardait pour elle un secret inavouable et honteux.
J’en ai trop vu, elle en a trop dit, plus possible de faire machine arrière, j’ai
besoin de savoir.
— Tu peux tout me dire, tu le sais, non ?
Bien qu’elle hoche la tête cette fois-ci, elle reste muette. Je lui laisse le
temps d’aller à son rythme. Quand elle frotte sur ses poignets, j’ai
l’impression qu’elle essaye de faire partir les rougeurs.
— Il… m’a forcée.
— Qui ça « il » et il t’a forcée à quoi, Avery ?
Elle frotte plus fort sur ses rougeurs, mais je l’en empêche. Je vois dans
ses yeux combien elle est mal, combien elle a mal. Je voudrais avoir le don
d’aspirer toute sa douleur, je voudrais la protéger de ses pensées qui la
détruisent et la rendent si vulnérable. Je ne suis pas stupide, ces marques,
elles sont… Quelqu’un l’a retenue de force, et j’ai peur qu’elle confirme mes
craintes, de ne pas être capable de raisonner comme je le fais d’habitude.
— Tu sais…
Sa voix se brise. Je voudrais tant l’aider, l’épauler, lire dans son esprit
pour qu’elle n’ait pas à me dire ce qui la bouleverse tant, mais je ne peux pas.
Je dois l’entendre.
— Oui, petite souris, je réponds en caressant son bras, je crois que je
comprends, mais j’ai besoin que tu me parles, que tu me racontes absolument
tout. Si tu ne me dis rien, je ne peux pas en être sûre.
— Il m’a… il m’a forcée et il m’a violée, avoue-t-elle, à bout de souffle.
Je me suis préparée à l’entendre, pourtant quand elle prononce ces mots,
quelque chose se déchire en moi.
— Qui ? je demande. Qui t’a fait du mal ?
Avery sanglote à nouveau, mais elle trouve la force de lâcher :
— Kenny.
Je porte la main à ma bouche. Cette fois-ci, je me fissure de part en part.
J’ai envie de crier, de hurler, de pleurer, mais rien ne vient. La nausée me
soulève le cœur. Je vais l’étriper, l’éviscérer, lui arracher la bite et la lui faire
bouffer. Je me redresse, la haine me fait trembler. Ma toute petite sœur, elle,
repart dans son chagrin. Je la force à se relever, sa serviette tombe au sol, et
je vois alors d’autres marques sur son ventre, comme des doigts qui auraient
appuyé à certains endroits pour mieux maintenir sa proie en place. Cette
vision me rend malade. J’imagine le calvaire qu’elle a dû endurer, j’imagine
sa souffrance…
Je l’ai laissée seule…
Cette petite crevure de merde. Je vais le lui faire payer.
Sans un mot, je ramasse la serviette et je l’enroule autour de son corps.
Elle lève ses yeux rouges vers moi, je l’attire dans mes bras. Je l’aime plus
que tout, je l’aime comme si elle était mienne et j’ai la rage. En silence
toujours, je l’emmène dans ma chambre. Je sors des vêtements de mon
armoire.
— Habille-toi, tu te sentiras mieux.
Elle s’exécute puis elle s’installe sur mon lit. Je fais les cent pas, j’essaye
de retrouver un peu de calme. Il m’en faut pour pouvoir l’écouter et essayer
de la réconforter, car c’est tout ce qui compte pour l’instant. Ma vengeance,
ce sera pour après, et je jure que je lui ferai bouffer de la terre.
— Je vais te poser des questions malsaines, Avery, mais il le faut. Tu ne
peux pas garder ça pour toi et maintenant j’ai besoin d’en savoir davantage.
Ça va être dur, mais je suis là. C’était quand et comment ?
Elle hoche la tête, attrape nerveusement les manches du pull que je lui ai
donné et elle tire dessus, comme pour faire disparaître ses marques.
— La première fois…
Mon cœur s’arrête littéralement de battre.
— « Première » ? je répète d’une voix blanche.
Avery hoche la tête. Le fils de pute. Combien de fois ai-je laissé ce
monstre lui faire ces horreurs ?
— Il a fait ça deux fois. La première… ça remonte à quelques jours. Tu
n’étais pas là. C’est le soir où tu es sortie avec Lizzie, Mao et tout ça…
Je sens un poids oppresser ma poitrine. Cette sombre merde a profité que
je ne sois pas présente pour s’en prendre à elle. Je n’étais pas là pour elle, à
deux reprises. La culpabilité se mélange à la haine. Je sens des frissons
glisser le long de mon échine. Et comment n’ai-je rien vu ? Je n’ai pas
soupçonné un seul instant qu’elle était si mal.
— Tu ne m’as rien dit ? Tu aurais dû, je ne l’aurais pas laissé
recommencer.
— J’avais honte, geint-elle. J’avais peur…
— Avery, tu n’as pas à avoir honte devant moi, tu n’as à avoir honte de
rien… Tu n’as rien fait de mal, tu m’entends ?
Elle acquiesce, mais c’est trop tard, elle est déjà rongée par la souffrance
et par des tonnes de pensées morbides. Même si je n’ai jamais subi ça, je sais
ce que c’est de culpabiliser, de se croire nul, de se penser responsable d’une
chose que l’on n’a pas faite. Ce qu’il lui a fait subir va la hanter toute sa vie,
j’en ai peur et je ne peux rien y faire.
— C’est ma faute, si j’avais été là… Comment il a fait ça ? Maman était
là…
— Elle était défoncée dans sa chambre. Je suis descendue à la cuisine, il
était là dans le salon. Il m’a rejointe, et quand j’ai pris des trucs dans le frigo,
j’ai senti qu’il me touchait… Je me suis débattue, mais il m’a empêchée de
bouger, il disait qu’il voyait comment je le regardais, qu’il savait que je
voulais que je me fasse baiser par sa…
— Sa ?
— Sa grosse bite, souffle-t-elle. Que j’avais envie de me faire prendre et
que c’était pour ça que j’étais là.
J’ai la nausée, j’ai envie de la faire taire, mais elle doit parler et je m’en
veux tellement de lui infliger ça. J’ai l’impression de lui faire revivre ce
calvaire et de le vivre avec elle tout en étant spectatrice. Avery se mordille
nerveusement la lèvre. Je continue de faire les cent pas.
— Il a dit que j’étais comme maman, continue-t-elle, mais en plus
jeune… et que j’étais bandante. Il m’a forcée à toucher son sexe et à le
caresser. J’ai essayé de partir, de m’enfuir et même d’appeler maman, mais il
m’a retenue par le poignet et il m’a violée dans la cuisine.
Ses mots me glacent le sang et les os. J’ai l’impression que quelqu’un
d’invisible s’est introduit dans mon corps et compresse mes organes. Je ne
sais pas quoi dire. Je ne sais pas s’il y a quelque chose à dire de toute
manière. Des idées noires s’amassent dans mon esprit. Je n’étais pas là ce
soir-là, je n’étais pas présente pour la protéger. Elle était seule avec lui, elle
avait un peu d’espoir, mais cet espoir était torché et drogué à mort. Notre
propre mère n’a même pas levé le petit doigt pour aider sa fille quand elle se
faisait violer par l’enfoiré qu’elle a ramené chez nous… J’ai envie de la tuer
elle aussi, parce qu’elle est également coupable. Je m’en veux tellement, si je
n’étais pas sortie ce jour-là, jamais elle n’aurait jamais subi ça.
J’ai baissé ma garde avec Mao, je les ai laissés et voilà…
— Je suis désolée, Avery. Tu…
Je m’en veux. La colère, la haine et la culpabilité se mélangent dans mon
esprit et le cocktail qu’ils forment tous les trois ne fait pas bon ménage du
tout. J’ai des envies de meurtre. Malgré tout ce qu’on a traversé au fil des
années avec notre mère, tout ce que j’ai enduré et porté sur mes épaules, c’est
la première fois que je me sens aussi dévastée et démunie.
— C’était quand la dernière fois ?
— Cette nuit… il s’est engueulé avec maman, il voulait des bières, ils ont
crié, elle est partie en chercher… Je n’aurais… ça fait trois fois que je me
lave et je n’arrive pas à faire partir cette impression de sale.
Pendant que j’étais avec Mao, je l’ai laissée à la merci de ce monstre. Je
m’assieds à côté d’elle et je l’enferme à nouveau dans mes bras. Je murmure
des paroles que j’espère réconfortantes pour tenter d’apaiser son âme et sa
douleur. Je frotte son dos, caresse ses cheveux, pour essayer de lui redonner
un peu de chaleur. J’ai tellement mal pour elle. Sa douleur est mienne, ses
chagrins aussi…
— Il ne te touchera plus, je souffle. Je te promets qu’il ne te touchera
plus. Je l’en empêcherai. Je te le jure.
Avery acquiesce et pleure de nouveau. Je ferme les yeux en la câlinant. Je
n’ai jamais ressenti de sentiments aussi dévastateurs et négatifs.
— On va…
— Ne dis rien ! s’écrie-elle. Ne dis rien à personne.
— Pourquoi ? Tu dois aller voir la police, leur dire et porter plainte.
— Nooon…, lâche-t-elle dans un sanglot.
— Enfin, Avery…, je soupire, perdue. Pourquoi ?
— Si on fait ça, ils vont savoir pour maman, ils vont faire venir les
services sociaux et on sera séparés. Ils vont te juger responsable de n’avoir
rien dit…
Les propres mots que j’ai répétés mille et une fois me reviennent en
pleine gueule. Mais là c’est différent, il s’agit d’un crime, d’un viol. Justice
doit être faite, je ne peux pas rester là sans rien dire. Je dois demander leur
garde, j’aurais dû le faire dès mes dix-huit ans. Il faut que je tente, mais…
est-ce que j’ai seulement une chance qu’elle me soit accordée ? Et si c’était
une mauvaise décision ? Et si je les perdais ? Ça, ce n’est pas possible. Bon
sang…
— C’est pas grave. On va s’arranger, Avery. Tu ne peux pas rester
comme ça, je ne le permettrai pas.
— Je ne veux pas, aboie-t-elle.
— Je vais le tuer, je vais le défoncer et elle aussi.
— Autumn… ne dis rien, il risquerait de la frapper ou de…
— Je m’en fiche, Avery, j’en ai rien à foutre qu’il la cogne. On dirait
qu’elle aime ça depuis des années, ça doit être aphrodisiaque pour elle.
Avery, tu es plus importante qu’elle, je sais que la vie ici, c’est de la merde,
qu’on galère comme des dingues et que si on avait prévenu les services
sociaux bien avant, ce serait différent, on aurait sûrement une vie moins
merdique, mais elle était supportable cette vie tant qu’on était bien ensemble.
Cette fois, c’est différent. Tu n’es pas bien, je ne peux pas oublier ce que tu
m’as dit…
Elle tremble, mais j’ai besoin de lui faire avoir un électrochoc, pour
qu’elle comprenne. Il est hors de question que je reste les bras croisés à rien
faire.
— C’est elle qui a ramené ce monstre dans notre maison, et je ne lui
pardonnerai jamais. Elle fait des conneries, et on en paye toujours les pots
cassés. Avery, parti comme c’est, ils vont rester à la maison et… tu peux
vivre avec ce monstre ?
Elle secoue la tête.
— Mais je ne veux pas qu’on nous sépare.
— Personne n’arrivera à nous séparer. Jamais, tu entends ?

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours pris soin d’Avery, et elle a
toujours traîné dans mes jambes. Très jeune, j’ai compris que si je ne
m’occupais pas d’elle, personne ne le ferait. C’est fou l’instinct et la lucidité
qu’on acquiert quand on est enfant. Aujourd’hui rien n’a changé, je suis prête
à saigner ce monde pour la protéger. Avery est l’incarnation de la gentillesse,
de la bonté et ce malgré l’environnement dans lequel elle a grandi. Elle est
intelligente, et je sais qu’elle ira loin dans la vie. J’étais plutôt médiocre au
lycée, mais ses notes à elle sont excellentes, elle obtiendra une bourse pour
faire des études supérieures. Elle s’en sortira, je serai là pour l’épauler en tout
cas. Cette petite souris, je me suis promis de la protéger de tous les dangers,
mais j’ai failli à ma tâche. J’ai laissé un chien des enfers lui faire du mal, lui
prendre sa virginité de la manière la plus brutale qui soit. Et quoi que je fasse,
rien ni personne ne pourra lui rendre ce qu’on lui a volé et arraché.
Elle s’est endormie en pleurant dans mon lit. J’ignore quelle heure il est,
et même le temps qui s’est écoulé depuis que je suis rentrée à la maison.
J’ignore aussi depuis quand je la regarde, au moins, elle semble loin de la
douleur. Je n’arrive pas à me détourner, j’ai peur qu’elle s’évanouisse dans
les ténèbres si je le fais.
Putain !
Ma douleur à moi ne fait qu’enfler dans ma poitrine. J’ai le cœur brisé et
j’ai mal dans ma chair. J’ai l’impression que mon sang s’est transformé en
poison et qu’il s’attaque petit à petit à tous mes organes.
Mao… tu ferais quoi à ma place ? Je sais parfaitement ce qu’il ferait… et
je crois que je suis capable de le faire.
Je n’irai pas au boulot aujourd’hui. Avery est plus importante que tout. Je
ne peux pas la laisser seule. Je dois faire quelque chose, trouver un moyen de
leur faire payer à tous les deux, de la venger. Je ne peux pas rester sans rien
faire, pas quand la rage se fait si virulente dans mes veines. Je balance mon
poing dans le mur avec tellement de force que je fais un trou dans le placo.
Mes jointures sont en sang, et je me rends compte que je pleure. Les larmes
coulent en abondance sur mes joues. Je suis restée forte pour elle, mais
maintenant qu’elle dort, mes nerfs craquent.
Comment a-t-il pu faire ça ? Comment peut-on abuser d’une personne ?
Comment notre propre mère a-t-elle pu laisser faire ça ?
Il n’y a aucune excuse, aucun pardon possible…
Je me remets à faire les cent pas. Je réfléchis. Je trouve toujours une
solution à tout, je me débrouille toujours pour nous sortir de la merde. Il n’y a
pas de raison que je n’y arrive pas. C’est vital.
Chapitre 22

Mao

Bien que je n’aie nullement besoin de frapper pour contrôler ma colère


aujourd’hui, je le fais parce que j’en ai simplement envie et que je tourne
légèrement en rond. Autumn me manque, j’aimerais qu’elle n’ait pas toute
cette surcharge de boulot, qu’elle soit en vacances comme moi.
Malheureusement, je ne peux rien faire pour changer ça. Je ne voulais pas
qu’elle rentre chez elle, mais elle avait peur maintenant que sa mère et son
mec sont constamment fourrés là. Après la soirée d’hier, je la voulais rien que
pour moi, mais c’est un fait, Autumn a des responsabilités et elle doit s’y
consacrer.
Je relâche la pression et souffle un coup. J’arrache le scratch de mon gant
droit avec la bouche et j’enlève l’autre convenablement. Je me dirige vers la
cuisine pour chercher une bouteille d’eau. Je reviens dans la chambre
récupérer mon portable lorsque je remarque un appel en absence. Je n’ai pas
le temps de cliquer pour voir qui a cherché à me contacter que mon téléphone
sonne à nouveau. Je m’étonne quand le numéro d’Avery apparaît sur l’écran.
Comme ça me surprend de ne pas avoir eu de nouvelles d’Autumn de la
journée. Je sais qu’elle bosse cela dit. Mais si Avery m’appelle, c’est qu’il se
passe quelque chose et j’imagine que c’est elle l’appel en absence.
— Ouais ? je dis en décrochant.
— Mao ! crie-t-elle, à bout de souffle. Mao ?
Je veux boire, mais je stoppe mon geste.
— Avy, qu’est-ce qui se passe ?
— … Faut… que… viennes… maison… suite.
Sa voix est paniquée et hachée. Je comprends un mot sur deux, mais j’ai
l’impression d’avoir déjà saisi l’essentiel. Je quitte la pièce direction le salon,
j’enfile mes chaussures et je prends mes clés de bagnole, prêt à partir tout de
suite.
— Je ne comprends pas, calme-toi ! Respire et explique-moi !
Autumn est au boulot, alors elle n’a peut-être pas réussi à l’avoir et,
comme elle sait que je suis en vacances, et toujours disponible en cas de
besoin, elle passe par moi.
— Fais vite…
Le ton de sa voix est suppliant et j’ai le cœur en vrac. Putain de merde.
Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Tu es où ? je demande, inquiet.
— À la maison…
Je ne prends même pas le temps de verrouiller la porte de mon
appartement, je descends les marches de l’escalier de mon immeuble quatre à
quatre. Il faut que je reste calme, je dois à tout prix rester calme. Au son de sa
voix et à ses mots, je comprends qu’il y a urgence. Ma respiration se bloque,
quelque chose crépite au bout de mes doigts, comme une décharge de haine,
que je sens affluer dans mes veines, dans tout mon corps.
— Reste au téléphone avec moi, je lui ordonne. Tu vas m’expliquer ce
qui t’arrive.
Je saute dans ma voiture, je démarre en trombe, le téléphone toujours à
l’oreille.
— Avery ? Explique-moi…
À ses sanglots, je crains le pire. Soudain, il n’y a plus aucun bruit.
J’arrache le téléphone de mon oreille pour regarder si je suis toujours en ligne
avec Avery. Non, la communication a dû couper. Eh merde !
Je m’engage sur la voie de gauche et je la rappelle aussitôt. Elle a l’air
vraiment paniquée, et j’ai besoin de m’assurer qu’elle aille bien le temps que
j’arrive. Les tonalités se font entendre, mais elles sonnent dans le vide, et
Avery ne répond pas. Je réessaye une nouvelle fois. Toujours rien.
Putain de merde !
Bon sang, mais qu’est-ce ce qui se passe chez eux ? Je m’imagine mille et
une choses. Avery est en vacances, elle était donc à la maison. Et aux
dernières nouvelles sa mère et son connard étaient toujours là. Avy était seule
avec eux. Peut-être que l’un d’eux est mort, peut-être qu’ils ont fait une
grosse connerie, peut-être qu’ils lui ont fait du mal… Ça peut être tout et rien
à la fois. Ces gens sont tellement instables et dérangés qu’ils sont capables de
tout. Je ne sais pas ce qu’il se passe, et ça me ronge le sang. Surtout qu’elle
ne répond pas, et qu’elle ne cherche pas non plus à me rappeler. Je déteste
être dans l’ignorance, je n’aime pas non plus les mauvaises surprises.
Mes doigts se crispent sur le volant, je grille un feu, manquant d’emboutir
une voiture, mais j’en ai rien à foutre, je ne respecte aucune limitation de
vitesse. Je double le plus de véhicules possible et roule comme un malade à
travers la ville. J’ai l’impression que ce trajet dure depuis des siècles, que je
n’avance pas.
J’arrive finalement devant chez eux. La maison est encore debout et il n’y
a pas le feu. Mais je ne sais pas si c’est mieux. Je me gare et sors à l’arrache
de ma bagnole. Je fonce vers l’entrée quand quelqu’un se jette dans mes bras.
— Tu es venu, tu…
— Bien sûr que…
Je baisse les yeux vers Avery. Son visage est blotti contre mon torse, sa
tête est quasiment enfoncée dans mon T-shirt, comme si elle cherchait à se
réfugier en moi. Je ne l’ai jamais vue comme ça, elle n’a jamais eu un tel
comportement.
— Avery ?
Comme elle ne répond pas, je la prends par les épaules afin de l’éloigner
juste assez pour la regarder. Ses yeux sont embués de larmes, et elle a une
marque rouge sur la joue, comme si quelqu’un l’avait frappée. La colère
monte en moi.
— Avery, tu m’expliques !
Son silence et ses sanglots me rendent encore plus impatient et fou.
Malgré tout, je sais que je dois rester calme.
— C’est Kenny… Il m’a violée…, gémit-elle.
Sa voix se brise, et ces quatre mots ont raison de moi, de mon âme et de
mon cœur. Avery est intouchable. Je n’ai plus la moindre trace de self-control
en moi. Je sens le sang battre à mes oreilles, et la sueur couler le long de ma
nuque.
— Il t’a…
Je n’arrive même pas à prononcer ces mots. La fin de ma phrase reste
bloquée, comme s’il m’était impossible d’assimiler que ça puisse être vrai et
qu’elle ait subi ça.
— Je l’ai dit à Autumn, alors elle s’est mise en colère. Mais il est fort
et…
Autumn est au courant et… « il est fort » ?
Deux minutes, ne me dites pas qu’il s’en est pris à elle également !
— Autumn n’est pas au boulot ? je demande.
Elle secoue la tête. Putain.
— Où est-elle ?
Avery sursaute, ma voix est quasiment méconnaissable.
— Ici…
On dirait qu’elle hésite, alors je comprends.
— Elle est avec lui. Dans la cuisine, je crois… Elle… s’est énervée quand
je lui ai dit ce que Kenny m’avait fait et elle voulait lui faire payer.
Je suis en colère. Si elle m’avait prévenu, je lui aurais réglé son compte
en deux minutes. Bon sang, pourquoi a-t-elle voulu régler ça seule ?
— Je t’ai appelé parce qu’il était furieux. Autumn m’a dit de m’enfuir,
alors qu’elle frappait Kenny avec la batte de base-ball. Sauf que j’ai fait
tomber mon téléphone en quittant la maison et j’ai peur d’y retourner…
Je comprends mieux pourquoi elle ne répondait plus.
Kōyō.
Bon sang, si j’arrive trop tard. S’il la…
Non. Non, je refuse de céder à genre de pulsions, à ce genre de pensées.
Si je laisse mon esprit imaginer une seule seconde le pire, je n’arriverai plus à
raisonner. Un monde sans elle, c’est tout bonnement impossible. Je sens
pourtant que je suis sur le point de basculer à tout moment. Je suis au bord
d’un précipice abyssal, et il suffirait d’un rien pour me faire tomber et me
transformer en monstre sanguinaire. Ce qu’a vécu Avery… Avery est comme
une sœur pour moi, elle est avec Autumn et Dustin ma famille d’adoption. Sa
douleur est mienne.
J’inspire puis j’expire. Du moins j’essaye. Et je relève les yeux pour fixer
la maison. Il faut que j’y aille, chaque seconde qui passe, c’est beaucoup trop.
— Écoute-moi attentivement, Avery. Quand j’aurai franchi le seuil de la
porte de la maison, je veux que tu…
— Mao, je…
— Écoute-moi ! je crie. On n’a pas le temps, ta sœur est en danger.
Je passe outre ses sanglots. Il y a urgence. Autumn est ma putain de
priorité. Rien ne m’empêchera de la rejoindre pour la protéger, la sauver.
J’attrape le visage d’Avery entre mes mains et mes pouces effacent les larmes
qui y coulent. J’essaye de la réconforter mais je dois très certainement mal
m’y prendre.
— Tu appelles la police et tu expliques exactement ce que tu as subi et ce
qui s’est passé avant que tu ne m’appelles.
Silence.
— D’accord ? je demande.
— Oui, souffle-t-elle d’un air effrayé.
— Je sais que tu as peur, mais ça va aller.
Elle hoche la tête avec conviction cette fois. Je l’embrasse sur le front et
je lui donne mon téléphone avant de me ruer vers la maison.
Autumn…
— Ne rentre pas dans la maison, Avery. Et fais ce que je t’ai dit.
— D’accord.
Le salon est vide, alors je vais à la cuisine où l’on entend des
gémissements. Mon sang se glace, et mon cœur se contracte quand j’arrive
sur place. La pièce est sens dessus dessous, la table de cuisine et les chaises
sont renversées, il y a de la vaisselle brisée au sol. Mes yeux se posent sur
eux au moment où il lui donne un coup de pied dans les côtes. Kenny est
penché au-dessus d’elle, qui est recroquevillée en boule contre le lave-
vaisselle. Il tient un couteau dans ses mains.
La haine fait soudain durcir mes muscles comme jamais. Je pensais être
en colère et enragé après les explications d’Avery, mais la voir comme ça…
ouvre une porte que je n’avais encore jamais franchie. La violence inouïe que
je ressens bourdonne à mes oreilles. Je n’ai jamais ressenti un tel chaos dans
mon esprit.
Mon automne…
— Espèce de sale petite garce, tu ne dis plus rien là…
Putain de merde ! Elle ne bouge pas, on dirait qu’elle est inconsciente. Je
m’avance jusqu’à eux quand elle relève la tête.
— Va crever, grosse merde.
Pendant un quart de seconde, je me sens soulagé. Elle est en vie. Et quand
il lui donne un nouveau coup tout en resserrant ses doigts sur le couteau, je
deviens fou.
Je vais le massacrer.
Il ne m’a pas encore remarqué, elle non plus, mais ça ne saurait tarder,
car je l’agrippe par-derrière pour le faire reculer et l’éloigner d’Autumn. Il se
débat mais je garde ma prise, je suis bien plus fort. Et il hurle quand je lui
cogne la tronche une première fois contre le frigo. De rage, je réitère mon
geste une seconde fois, puis je le laisse tomber en arrière. Il atterrit au sol sur
les fesses et semble inconscient.
— Mao…
Je baisse les yeux vers elle et me penche. Elle a la lèvre fendue, son œil
gauche est abîmé et elle a du sang sur l’oreille et la joue droite. Elle ne
ressemble en rien à mon Autumn. Elle a été maltraitée, violentée.
Je me souviendrai toujours de la fois où elle a essuyé mes larmes quand
je lui ai dit que mon père m’avait frappé. Elle était mon pilier et la seule
personne qui rendait ma vie bien meilleure. Je n’oublierai jamais la colère
que j’ai ressentie lorsque mon père s’en est pris verbalement à elle, car c’est
ce jour-là que je me suis extirpé de ses griffes et de son emprise. Je me
rappelle notre premier baiser, la première fois que nous n’avons fait qu’un
tous les deux et combien je me suis senti heureux et complet. J’avais enfin la
moitié de moi.
Autumn est là depuis toujours, elle était là à chaque fois, à chaque
moment de ma vie, même les plus terribles, et elle m’a empêché de sombrer
dans les abysses. Elle m’a même fait découvrir combien le sexe pouvait tout
surpasser quand on le mêle aux sentiments et comme ça peut être beau en
plus d’être bon.
C’est la femme d’une vie. La femme de ma vie.
Ce n’est pas pour rien si nous nous sommes rencontrés le premier jour de
mon arrivée ici. C’était écrit. Depuis le début. Depuis sa naissance… nous
étions liés, elle était à moi.
J’ai toujours ressenti le besoin de la protéger. Sa vie n’était pas facile,
alors je me suis donné la mission de la rendre plus agréable, de tout faire pour
ne pas qu’elle subisse plus encore. Autumn est devenue de plus en plus
sacrée à mes yeux, elle s’est incrustée de plus en plus dans mon cœur et dans
mon âme. Au fil du temps elle est devenue Kōyō. Je m’aperçois que je l’aime
vraiment depuis le jour où je lui ai donné ce surnom…
La voir ainsi est tellement douloureux que j’en tremble.
— Mao…
— Je suis là.
Je ne sais même pas ce que je viens de lui dire ni si cela a un sens. Je
n’entends ni ma voix ni même ce qu’elle me répond, je vois juste ses lèvres
bouger. Je suis comme enfermé dans une pièce hermétique au son et à la
lumière. Son visage abîmé me serre le cœur, je pose mon pouce contre sa
lèvre enflée et rouge. On dirait qu’elle parle à nouveau mais rien n’y fait, je
ne perçois aucun son. Je sens néanmoins quelque chose contre ma joue, elle
tend le bras et essuie ce qui ressemble à une larme.
Je secoue la tête et je me redresse.
Son sang sur mon doigt, c’est ma peine, mon supplice.
L’état dans lequel elle se trouve, c’est mon martyre.
Faire payer cet enfoiré, c’est mon mantra.
Gosse, j’ai eu mal quand mon père me battait, j’ai eu mal sur le ring
pendant certains combats, j’ai eu mal quand j’ai renié mes sentiments pour
elle, mais tout cumulé, cela ne représente même pas un pour cent de ce que je
ressens à l’instant. À l’instant, c’est brutal, transcendant, destructeur. Une
autre larme coule sur ma joue. Jamais de la vie je n’ai éprouvé autant de
haine pour quelqu’un. Mon père me semble soudain aussi docile qu’un
agneau à côté de cette sombre merde.
Les mots d’Avery me hantent, autant que de voir Autumn dans cet état.
J’aurais dû être là pour les protéger, pour les empêcher de vivre ça, et
j’imagine le calvaire qu’a dû endurer Avery avec lui. Il a touché aux deux
personnes les plus importantes de ma vie, et leur mère, cette salope, doit
probablement être dans un coin. J’aurais dû la faire disparaître depuis
longtemps.
— Reste ici.
Autumn tente de me retenir, mais je ne peux pas rester ici à rien faire.
— Laisse-moi.
Je me redresse et me tourne vers Kenny, qui est toujours à terre. Il semble
encore dans les vapes. Je le force à se relever. Il ricane en me fixant, ses yeux
sont injectés de sang, sur ses bras nus il y a des traces de griffures mais aussi
de piqûres et son haleine empeste l’alcool. Lorsqu’une douleur aiguë me fait
lâcher prise, je comprends que j’ai oublié le couteau qu’il tenait dans les
mains à mon arrivée. Il faisait peut-être semblant d’être plus assommé que je
ne le pensais. Il ricane de plus belle alors que la lame s’enfonce dans mon
abdomen. Mes bras tremblent soudain, et je ne parviens pas à le stopper. Ça
fait un mal de chien. Comment j’ai pu être aussi négligent ? Autumn hurle.
— Maaao !
S’il croit que ça va m’arrêter, il se goure, s’il pense que je vais émettre le
moindre son, il se trompe également. Je ne lui donnerais pas ce plaisir, aussi
je souris, ce qui le fait rire.
— C’est qu’il fait son petit malin, le vendeur de sushis. Tu vas crever
comme ces deux putes une fois que j’en aurais fini avec elles.
Il tente de me frapper, mais j’esquive et lui envoie mon crochet du droit.
— Tu ne me connais pas, je souffle. Tu t’amuses avec le mauvais gars, je
peux te l’assurer !
Lorsqu’il s’effondre sur la gazinière à côté de moi, j’inspire un grand
coup puis je pose les mains sur le manche du couteau. Je dois le lui retirer et
l’éloigner d’Autumn par la même occasion. Ça me fait mal mais je n’ai pas le
droit de faillir. C’est interdit, c’est impossible. J’inspire une seconde fois et je
retire le couteau de mon ventre en poussant un cri rauque. Je crois
qu’Autumn hurle en même temps que moi, mais je n’en suis pas certain.
L’élancement dans mon ventre est puissant.
Putain de merde.
La douleur est mordante, mais j’en ai absolument rien à foutre, ma rage
fait office d’antidouleur, elle me protège de la souffrance, elle me maintient
debout pour lui faire payer ce qu’il a fait. Il se débat quand je l’attrape par le
col et l’entraîne avec moi loin d’Autumn.
Lorsque j’arrive en plein milieu du salon, il cherche à me repousser, je lui
assène un violent coup de poing dans le ventre. Il se laisse tomber au sol en
se tordant de douleur.
— Qu’est-ce que tu me veux ? éructe-t-il. T’es malade.
Il relève le visage, et il y a quelque chose de suppliant dans sa voix et
dans ses yeux. Moi, je ne parviens pas à voir autre chose que le visage abîmé
d’Autumn. Son magnifique visage souillé par ses sales pattes. Ses taches de
rousseur recouvertes de rouge, ses yeux rougis et bouffis, ses lèvres
coupées…
— C’est moins drôle quand tu es face à un adversaire à ta taille ? je
demande.
Voir du sang couler du front de Kenny ne me calme pas, ne me fait même
pas de bien. Il mérite de souffrir bien plus. Ça ne rend pas justice à ce
qu’elles ont subi. Sa sale gueule me rebute, à un tel point que j’en tremble.
— C’est sûr qu’elles me font plus bander que toi. Désolé, t’es pas mon
genre.
Il ricane comme un dément, à croire qu’il ne se rend pas bien compte de
ce qui se passe ici. Les flics devraient bientôt être là, j’imagine qu’Avery les
a appelés.
— Tu vas faire quoi, le chinetoque ? ajoute-t-il d’un air amusé. Tu vas
me tuer peut-être ?
Il éclate de rire alors que mes poings se contractent. Il ne devrait pas me
prendre pour un crétin. Je me demande si les effets de l’alcool et de la drogue
ne sont pas en train d’altérer son comportement.
— C’est dommage que tu sois arrivé, j’avais pas fini de m’amuser avec ta
nana. J’aurais dû la niquer elle aussi, pour comparer. Même si je préfère la
petite. Elle est docile quand on sait comment la prendre, si tu vois ce que je
veux dire.
Oh ! putain de merde.
Je sens la haine me parcourir le corps, glisser le long de mon échine. Ses
mots sonnent et résonnent dans mon esprit et tournent en boucle. Avery.
Autumn. Il a osé croire qu’il pouvait faire ça, qu’il avait le droit de les toucher
et de leur faire du mal. Il a blessé mon Autumn, la seule femme que j’ai
jamais aimée. La seule pour qui je mettrais le monde à feu et à sang, la seule
pour qui j’essayerais de le changer pour le rendre plus beau. Quant à Avy…
merde alors ! J’ai le sentiment de m’abandonner peu à peu à la haine qui
m’habite, de la laisser devenir maîtresse de mon corps, de lui céder ma place.
— Je vais te faire bouffer tes dents.
— Comme j’ai fait bouffer…
Je lui donne un coup de pied dans le buste pour l’empêcher de finir sa
phrase, il couine comme un porc, et je me penche à sa hauteur. Mes doigts
s’agrippent à sa trachée et la serrent avec rage. Je sens la fragilité de sa nuque
et combien il serait facile d’en finir maintenant si je le voulais… mais je n’en
ai pas envie. Pas maintenant, c’est bien trop facile, bien trop tôt. Et soudain,
je la vois enfin cette peur dans son regard. Il me craint et il panique
complètement en bougeant les jambes et les bras dans l’espoir de se libérer.
— Pitié ! beugle-t-il. Laisse-moi…
— Pitié ? j’éructe d’une voix que je ne reconnais pas. Tu sais ce que
c’est ? T’as eu de la pitié quand tu as violé Avery peut-être ? T’en as éprouvé
quand tu as tabassé Autumn ? Ni pitié ni remords. Je n’en aurai pas pour
toi…
Je resserre davantage ma prise, et ses yeux sortent presque de leur orbite.
Il devient rouge. Ça ne me suffit pas, j’ai besoin de plus. Je veux l’entendre
crier, le sentir souffrir, voir le sang, briser ses os.
— Je vais te montrer ce que ça fait de toucher à ce qui ne t’appartient
pas…
Chapitre 23

Autumn

On dirait que mes os sont sur le point de se briser quand j’arrive enfin à
me mettre debout. J’ai sans doute la cheville foulée, sans parler du reste, mais
je dois y aller. Les cris qui résonnent depuis le salon sont atroces. J’ai peur de
savoir ce qu’il s’y passe.
Mao.
Il pleurait. Seigneur, il pleurait. Et son visage… je n’avais encore jamais
vu son visage se transformer ainsi. On aurait dit qu’il se métamorphosait en
une bête sauvage et sanguinaire. Il ne m’écoutait pas, il était comme différent
et indifférent. Comme si une chose s’était emparée de lui et de son âme. Sa
colère, sa rage ont pris le dessus sur lui quand il m’a vue, et ça l’a changé. Il
avait l’air si calme, mais je sais que ça cachait une profonde colère, et j’ai
peur d’imaginer où elle a pu le mener.
Et le couteau, il s’est pris un coup de couteau et il faisait comme si de
rien n’était… Peut-être même qu’il est mal en point. Je vois la lame
ensanglantée au sol. Comment a-t-il pu la retirer ainsi ? Je tremble de terreur.
Parfois, il paraît agir de façon surhumaine et est parfaitement inconscient.
Affolée à l’idée qu’il se vide de son sang, je sors de la cuisine. Je pense à
Avery également. Elle l’a probablement appelé quand je lui ai dit de s’enfuir.
Elle n’aurait pas dû. Je ne sais pas si c’est une bonne chose ou pas, même si
je me suis sentie soulagée quand j’ai vu qu’il était là pour nous. Je titube et
m’accroche au mur pour avancer.
Je me suis débattue de toutes mes forces, j’ai encaissé sa sauvagerie et je
suis encore en vie. Ne jamais sous-estimer un junkie.
J’avais un plan, j’avais une idée. Enfin, je pensais pouvoir faire quelque
chose et m’en sortir. Avec l’accord d’Avery, j’en ai parlé à notre mère. Je lui
ai expliqué ce qu’il avait fait à ma sœur, que je voulais qu’ils quittent la
maison. J’avais dans l’idée que si je parlais à ma mère, cette connasse irait lui
en parler à lui et, comme il avait menacé Avery de se venger si elle disait
quoi que ce soit, il est venu. J’ai fait semblant d’aller au boulot, puis je suis
revenue, et je me suis cachée dans la cuisine pour le prendre sur le fait, pour
enregistrer ses paroles. Je pensais qu’avec ça, les preuves seraient évidentes
pour la police, que ça rajouterait du poids aux déclarations de ma sœur et
qu’avec des mots et des menaces, il ne pourrait pas jouer la carte du pauvre
drogué qui ne savait pas ce qu’il faisait.
Malheureusement, j’ai failli, il a réussi à casser mon téléphone, et il était
plus fort que je ne pensais. Je comprends pourquoi Avery n’a rien pu faire
face à ce monstre.
Je continue d’avancer. Chaque geste est douloureux, mais ça m’importe
peu, tout ce qui compte, c’est Mao.
Une fois que je suis dans le salon, mon cœur bat à tout rompre, je ne sais
pas à quoi m’attendre ni quel spectacle va se jouer devant moi. J’ignore
également ce que j’ai envie de trouver.
Je baisse les yeux. Mao est assis et penché sur Kenny. Son torse se
soulève à un rythme irrégulier, il respire bruyamment. Je m’avance, et il le
frappe.
— Mao…
Lorsque je fais un pas supplémentaire, je vois Kenny. Il ne bouge pas, il
est…
Il est… Mon Dieu, il est mort.
Mao l’a tué. Il a tué un homme pour… il a ôté la vie de ce monstre pour
nous venger, moi et Avery.
Malgré l’effroi que je ressens, je me force à regarder Kenny. Son visage
est couvert de sang.
— Mao, arrête !
Il continue de le cogner et ne semble pas m’entendre. Ses poings sont en
train de le punir, de le défigurer. Si ça continue, on ne le reconnaîtra plus.
Mao le frappe encore en gémissant. Son cri me bouleverse. On dirait qu’il a
mal, qu’il appelle à l’aide. Il n’est toujours pas revenu à lui. Il est encore
coincé dans sa folie, et je ne suis pas sûre qu’il ait remarqué qu’il était mort
ni que j’étais là.
Malgré le dégoût de la scène qui se joue devant moi, je m’agenouille et
me penche vers lui. Je lui attrape le visage et bien que nos yeux se croisent,
j’ai l’impression que son regard est perdu dans le vide. Comme s’il ne me
voyait pas vraiment. Son visage et son T-shirt sont couverts de sang, celui de
Kenny. Les doigts tremblants, j’essuie ses joues, j’écarte les longues mèches
de cheveux qui lui collent à la peau.
— Mao ? Arrête, c’est fini.
Il secoue brutalement la tête et fixe à nouveau Kenny. Il dit quelque
chose que je ne comprends pas. Du japonais, sans doute. Il tente de le frapper
mais je l’en empêche. Il a l’air exténué, pourtant il a encore de la force, et je
peine à le retenir avec mes muscles douloureux, cependant je persiste, car
c’est le voir dans cet état qui me fait le plus mal.
— Arrête, il est mort.
Je le force à tourner la tête vers moi.
— Je suis ici, Mao…
Pendant une fraction de seconde, il revient à lui, mais pas assez. Sa colère
est trop puissante. Ne sachant quoi faire, j’attrape son pendentif et je
l’embrasse. Cette chose est sacrée à ses yeux, et je me trouve démunie, alors
je tente n’importe quoi pour le ramener à la réalité.
— Je t’aime, je murmure. Si tu savais comme je t’aime, Maoko. Alors,
laisse tomber…
Il tremble fort, je me presse contre lui. Je me fiche de quoi nous avons
l’air et de l’environnement autour de nous. Je me fous de tout, sauf de lui. Je
veux juste le récupérer. Je le serre aussi fort que mes bras me le permettent, et
je continue de lui dire que je l’aime, même si c’est ridicule.
— Kōyō…
Mon cœur s’affole quand j’entends mon surnom. Je me sens soulagée en
dépit de la situation. Sa voix est rauque, mais au moins il est ici avec moi. Je
m’éloigne un peu pour le regarder. Cette fois-ci, ses yeux plongent dans les
miens. Je sens les larmes me monter aux yeux. Il est fou, et je crois que je
l’aime tout autant que sa folie.
— Je suis là, je dis pour le rassurer. Je…
En regardant son torse, je me rappelle soudain que Kenny lui a donné un
coup de couteau. Je soulève son T-shirt et découvre une plaie couverte de
sang ; je n’ai pas les moyens de savoir si c’est grave, mais ça pourrait être
mortel.
— Tu es…
— Ça va, répond-il.
Je secoue la tête.
— Non… comment tu peux… comment tu peux dire ça ? Tu viens de te
faire poignarder et…
Mao arrache la manche de son T-shirt et appuie sur la plaie, sans doute
pour faire un point de compression afin de stopper l’écoulement du sang, puis
il caresse mon visage, et je n’arrive pas à savoir si ses traits s’adoucissent ou
pas. Il a l’air encore tellement tourmenté, et je ne suis pas certaine qu’il ait
tout à fait conscience de ce qu’il vient de faire.
— Tu vas bien ? demande-t-il.
— Oui, je réponds. Mao…
Tournant la tête, il regarde Kenny sans paraître éprouver le moindre
remords ni la moindre culpabilité. Je devrais en avoir moi aussi, mais je n’en
ai pas non plus.
— Tu n’aurais jamais dû voir ça… tu n’aurais pas dû venir ici.
— Je m’en fiche. Je…
Je baisse les yeux vers l’enflure qui a fait du mal à ma petite sœur. Je
tremble, troublée par son état. Peut-on seulement être capable de tuer un
homme avec ses poings ? Je ne sais pas depuis combien de temps il est mort,
mais Mao a continué de le frapper. Pour moi, pour nous. Parce qu’il en avait
besoin, parce que sa colère était plus forte que lui et que sa raison. Je sais ce
qu’il pense. On m’a touchée, on m’a fait du mal et je suis à lui. Alors il devait
le faire payer. Il avait déjà pété un plomb lors de son dernier combat, mais
cette fois-ci c’était pire encore. Je devrais avoir peur, je devrais trouver ça
malsain comme il l’a dit sous la douche, mais je n’y arrive pas. Mao ne
pourra jamais se séparer de sa passion, il a ça dans le sang, et je l’aime
comme une folle.
Mao se redresse en faisant la grimace et m’entraîne avec lui vers la
cuisine. Il ouvre le robinet et trempe une serviette avec laquelle il tamponne
mon visage, alors qu’il a cessé de compresser sa propre plaie. Ça fait mal,
mais je ne dis rien, je me contente juste de le laisser faire, car il en a besoin.
Je veux le soigner moi aussi, nettoyer sa plaie, mais il m’en empêche et
secoue la tête quand je l’interroge du regard.
— Ça va, ne t’en fais pas pour ça.
— C’est un coup de couteau, Mao. Tu…
— Ton état me préoccupe plus que le mien, dit-il en me caressant la joue.
Je n’ai même pas aperçu mon reflet, mais j’imagine que ce n’est pas beau
à voir. Je comprends quelque part, j’ai ressenti la même chose pour Avery. Il
reste silencieux, et je ne sais pas quoi dire.
Kenny est mort. Mao l’a tué. Les conséquences de ses actes me terrifient.
Bientôt, les larmes coulent sur mon visage.
— Tu as peur de moi ?
— Non.
— Alors, pourquoi tu pleures ?
— Je t’aime, Maoko. Je n’ai pas peur de toi. Jamais. Mais, il est mort…
— Je sais, dit-il d’une voix calme.
Il me serre dans ses bras mais je fais attention à ne pas lui faire mal.
Nichée contre son torse, je pleure à chaudes larmes. Qu’est-ce qu’il a fait ? Il
a tué pour moi. Il a gâché sa vie pour moi. Je suis secouée par une crise de
sanglots. Comment va-t-on faire ? Qu’allons-nous faire pour nous sortir de
cette situation ?
— Mao…
— Ne pleure pas. Ne pleure plus.
— Mais…
— Quand Avery a appelé, j’ai compris que quelque chose n’allait pas,
mais il y a eu un souci et elle a raccroché. Alors je suis venu aussi vite que
j’ai pu. Elle m’a expliqué ce qu’il lui avait fait et que tu étais en danger.
Quand je t’ai vue, c’est devenu noir autour de moi, je voulais l’éloigner et
attendre les flics, puis il a dit des choses…
Je soupire.
— Des choses qu’il n’aurait jamais dû dire et d’un seul coup c’est comme
si mon corps avait été guidé par une force démoniaque. Plus je le frappais et
plus je me sentais bien. Plus je frappais et plus j’étais apaisé, j’avais
l’impression de te libérer, de libérer Avery.
— Tu as…
— Je ne voulais pas, mais peut-être que je le voulais quand même… j’ai
tué un violeur, un junkie et un mec violent, me coupe-t-il. Ce mec n’est
même pas une raclure, il est pire que ça. Je n’ai pas de remords pour ce que
j’ai fait, je n’en aurai jamais.
— Je sais… je le sais et…
Je n’arrive pas à formuler ce que je ressens. Tout est flou dans mon
esprit.
— Je sais, je reprends, et je suis soulagée qu’il soit mort. J’ai tellement
voulu le tuer quand Avery m’a appris ce qu’il lui avait fait, mais…
— Tu as peur de moi ?
Je secoue la tête une nouvelle fois. Jamais je n’aurai peur de lui, ce qui
m’effraie, c’est la suite des événements.
— Qu’est-ce qu’on va faire, Mao ?
Il sourit comme si la solution était toute trouvée.
— Rien, dit-il simplement.
— Comment ça ?
— Il n’y a rien à faire, Autumn. Normalement les flics sont en route, on
va les attendre et…
Non. Non…
Je secoue la tête. Le sourire qu’il m’adresse est si beau et si triste à la fois
que mon cœur loupe un battement. J’ai peur de comprendre. Et je ne veux pas
l’accepter.
— Il n’y a que ça à faire, Kōyō.
Il me caresse la joue, mais je me dérobe et m’éloigne de lui. Il me suit.
Non, il n’y a pas que ça à faire. Non, ça ne va pas. Ça ne me va pas du tout. Il
y a forcément quelque chose à faire, une issue.
Réfléchir, je dois réfléchir ! Bon sang, réfléchis, Autumn, tu as toujours
une idée dans les situations critiques…
Il ne peut pas attendre les flics ni aller en prison. Il ne peut pas
m’abandonner, il n’a pas le droit. Je ne veux pas qu’il soit enfermé derrière
des barreaux.
— Autumn, dit-il en me rattrapant au milieu de la cuisine. Arrête. Laisse-
moi parler.
— Non, tu peux t’enfuir, je dis. Tu peux partir loin, je viendrai avec toi
et…
— C’est impossible, tu le sais. Avery a besoin de toi, Dustin aussi. Et je
te connais, tu n’auras jamais le cœur à les abandonner, tu les aimes trop pour
ça. Et moi, je t’aime beaucoup trop pour t’infliger ça.
— Tant qu’ils sont en sécurité, je peux partir.
Il secoue la tête.
— Alors, enfuis-toi ! je crie. Pars maintenant avant qu’ils arrivent. Je ne
dirai jamais rien et je te…
— Non, m’interrompt-il en prenant mon visage en coupe dans ses
grandes mains. Non, parce que je serais recherché et que ma peine serait pire
encore si on venait à me retrouver. Si je m’enfuis, j’aurai une vie d’errance
loin de toi. Je ne pourrai plus te voir, plus t’entendre, plus te parler, on ne
pourra plus jamais être ensemble, et ça c’est au-dessus de mes forces. Tu
seras constamment surveillée, Dustin et Avery aussi, tu auras une vie encore
plus compliquée que maintenant, et il n’en est pas question. Je peux survivre
à quelques années loin de toi, même si ça m’arrache le cœur, mais je ne peux
pas imaginer une vie entière sans toi. C’est inconcevable, car je t’aime au-
delà de tout.
— Mao, je t’en prie…
Mon ton est désespéré. J’essaye de me soustraire à ses mains et ses
caresses qui essayent de me convaincre de le laisser se faire prendre alors
qu’il n’a rien fait de mal. C’est Kenny le coupable, c’est lui qui a plongé cette
maison en enfer. Mao n’a fait que nous protéger, nous débarrasser du mal, il
ne peut pas…
— Il y a forcément un autre moyen…
Il secoue la tête et les larmes coulent à nouveau sur mes joues. J’ai le
cœur déchiré à l’idée qu’il aille en prison.
— Tu ne me facilites pas la tâche, Kōyō.
— Jamais de la vie.
Mao sourit. Comment arrive-t-il à sourire alors qu’il me dit qu’il veut
aller en prison ? J’aurais dû le retenir, l’empêcher de frapper Kenny, appeler
les flics quand j’ai su ce que celui-ci avait fait à ma sœur. C’est ma faute. Je
savais pertinemment ce que Mao ferait quand il s’est transformé devant moi,
j’avais conscience qu’il ne lui laisserait aucune chance et j’ai laissé faire
parce que je voulais que cette crevure meure.
— Les flics vont venir, je vais dire que j’ai commis ce meurtre, et je serai
jugé. Je vais purger ma peine et, quand ce sera fait, on se retrouvera toi et
moi. Il était en train de te faire du mal à mon arrivée, et il m’a poignardé
quand je t’ai défendue. Oui, il est mort, mais j’aurais pu mourir aussi. Je
pense qu’on peut appeler ça de la légitime défense. Et personne ne pourra
plus nous séparer, jamais.
Mon corps tremble d’effroi, alors il me serre contre lui, et je me blottis
dans ses bras aussi fort que je le peux. Impossible, il ne peut pas aller en
prison ni être aussi serein. En plus, il n’a aucune idée du nombre d’années
qu’il va écoper pour ça… Est-ce que le coup de couteau et le fait que Kenny
nous ait fait du mal à Avery et à moi peuvent réellement jouer en sa faveur ?
— T’as pas le droit de m’abandonner, tu peux pas… Pourquoi t’as fait
ça ? T’as pas le droit de me laisser seule.
— Parce que je t’aime comme un malade et que c’est dans ma nature,
répond-il calmement. On me donnerait le choix de recommencer, je le tuerai
à nouveau. Ce que je ressens pour toi, c’est inexplicable. Je t’aime au-delà de
tout et je ne sais pas où ça peut m’emmener tellement c’est fort. Je suis
complètement et délibérément fou de toi. Mon impulsivité liée à ces
sentiments, c’est comme une bombe instable.
— Pourquoi tu m’aimes comme ça, idiot ? je demande en frappant son
torse.
— Je ne sais pas faire autrement, je ne t’aimerai jamais autrement que
comme ça.
— Je sais.
Je me presse contre son T-shirt bien qu’il soit sale, je le serre entre mes
doigts. Je m’excuse quand il lâche un gémissement de douleur.
— Désolée, je murmure.
— Non, c’est parfait, tu me rends vivant. J’ai besoin de te sentir contre
moi.
Je voudrais entrer en lui, me blottir contre son cœur, le cacher dans le
mien.
— Je suis désolée de t’infliger ça.
— Au contraire, tu es mon pilier depuis toujours. Tu es la femme d’une
vie, de ma vie, et sans toi, je ne me sentirais pas aussi vivant et heureux.
Comment peut-il dire de si belles choses dans un moment pareil ? Rien
n’est beau dans tout ça. Notre histoire n’est pas utopique, elle ne fait rêver
personne. Nous sommes sales, déchirés, perdus. Nous avons des démons et
un mort sur la conscience.
— Ça va aller, Autumn. Tout va bien se passer. Je te le jure.
— Comment tu peux dire ça ? je râle. Tu n’en sais rien du tout.
— Parce que je le sais. Ça va aller, tu verras. Tout va bien se passer.
— On dirait que tu t’en fous…
— Je suis en paix avec moi-même pour ce que j’ai fait, mais l’idée d’être
loin de toi, de ne plus sentir ton odeur, de ne plus te toucher ou t’embrasser,
de ne plus te faire l’amour me crève le cœur.
Mon cœur bat tellement fort qu’il me fait mal.
— Je t’aime, Maoko.
Un cri aigu se fait entendre tout à coup. Nous nous tournons. Ma mère est
dans le salon. Elle regarde le corps de Kenny et se met à hurler comme une
folle en se tenant la tête. Nous ne l’avons ni vue ni entendue arriver…
— Kenny ! Kenny ! Mon Kenny…
« Mon Kenny » ? Je n’arrive pas à croire qu’elle puisse dire ça… Mao
s’avance vers elle. Que veut-il faire ?
— Qu’est-ce que tu as fait, sale dégénéré ? s’écrie-t-elle lorsqu’elle le
voit. Sale petit immigré de…
Il l’attrape par les épaules et la gifle sans ménagement, puis il la force à
se tourner vers moi.
— Regarde-la ! éructe-t-il.
— Lâche-moi.
Maman secoue la tête comme une démente.
— Regarde ta fille.
Cette fois, ma mère me fixe. Je ne sais pas ce que je vois dans ses yeux,
mais elle n’a aucune compassion pour moi, ça c’est certain. Elle est encore
imbibée d’alcool, comme toujours.
— Il l’a mérité.
— Non…
Je sens que la patience de Mao est mise à rude épreuve, il se contrôle
pour ne pas lui faire de mal. Il ne l’aime pas plus que moi, c’est même pire, je
sais qu’il voudrait qu’elle disparaisse. Parfois je m’étonne qu’il ne l’ait pas
déjà jetée dehors.
— Il a tabassé Autumn et il a violé plusieurs fois Avery, espèce de
connasse. Tu en as quelque chose à foutre ?
Sa voix est blanche, son ton tranchant. Si je n’ai pas peur de lui, je sais
reconnaître quand il est en colère, et même s’il semble très calme, il est
furieux. Il va la tuer si elle répond de travers.
— Il n’a rien fait, riposte-t-elle en bégayant.
Je ne sais pas ce qui est le plus désolant dans l’histoire, qu’elle soit dans
le déni ou alors qu’elle se soit cachée dans un coin en attendant qu’il me
punisse. Non, elle n’en a rien à foutre de moi, de nous. Et je ne suis même
pas triste de sa réponse, parce que ça ne m’étonne pas en réalité. Un jour que
j’espère pas si lointain, il lui arrivera quelque chose et on ira danser, boire et
même pisser sur sa tombe.
— « Rien fait » ? Il leur a fait du mal tout ça à cause de toi, siffle Mao.
Parce que t’as ramené ce type ici. Tu es tout aussi responsable que cette
sombre merde. Si toi tu aimes te faire cogner, ça te regarde, mais il n’avait
pas le droit de toucher à Autumn et à Avery. D’ailleurs, pendant qu’elles
subissaient ça, toi, tu étais où ? Tu n’as même pas levé le petit doigt pour tes
filles. Même là… t’es qu’une pourriture.
Elle essaye de se débattre mais elle n’y arrive pas, Mao est bien trop fort
pour elle.
— Je vais appeler les flics ! hurle-t-elle d’une voix hystérique. Tu es un
danger. Je ne veux pas que tu nous approches.
Cette fichue salope. Je veux répondre quelque chose quand elle utilise le
mot « nous », mais Mao est plus rapide que moi.
— Ne te donne pas cette peine. Maintenant, une dernière chose, si jamais
j’apprends que tu as encore fait du mal à tes gosses, qu’ils ont eu des ennuis à
cause de toi, si j’apprends la moindre petite chose, je n’hésiterai pas à te
buter. Tu mérites d’être étendue à côté de lui.
Ma mère crie à nouveau.
— La moindre petite chose, t’es prévenue. J’espère juste qu’on fera le
sale boulot à ma place, j’ai assez de merde sur les mains comme ça.
Mao la lâche, et elle s’enfuit dans le couloir comme une folle, puis elle
prend l’escalier pour aller à l’étage. Elle va probablement appeler la police,
mais Mao a dit que c’était déjà fait. Il revient vers moi et attrape mon visage
entre ses mains encore sales. Ses yeux plongent dans les miens.
— Il ne reste plus beaucoup de temps avant qu’ils arrivent.
Je déglutis, hoche la tête et retiens mes sanglots et mon chagrin.
— Ça va aller, d’accord ? Toi et moi, c’est depuis toujours et pour
toujours, quoi qu’il se passe.
Je hoche de nouveau la tête. Il lâche mon visage et met ses mains derrière
sa nuque ; quand je vois son pendentif sortir de sous son T-shirt, je
comprends ce qu’il fait. En silence, Mao se penche vers moi et le porte à mon
cou. Cette fois-ci, je ne retiens pas mes larmes. Voir et sentir cette chose à
mon cou, c’est…
— Mais, c’est…, je sanglote.
— Comme ça, je serai avec toi, comme ça, tu auras mon cœur près du
tien. Mis à part toi, cette babiole, c’est la chose la plus précieuse que j’ai. Ça
fait bien longtemps que j’aurais dû te le donner. Il me vient de ma mère, mais
je crois que c’est toi que je porte au cou depuis tout ce temps. C’est là sa
place. Ouais, souffle-t-il, comme émerveillé en me regardant. Il est beaucoup
plus beau à ton cou. Il prend toute sa valeur.
— Je…
L’émotion me noue la gorge. Je n’ai jamais rien entendu d’aussi beau de
toute ma vie. Je me souviens de la première fois que j’ai voulu toucher son
collier, nous venions de nous rencontrer, j’ai eu envie de réitérer mon geste
de nombreuses fois en grandissant, et voilà qu’aujourd’hui il le passe à mon
cou en disant ces mots. J’aurais préféré qu’il n’ait pas de sang sur les mains
ni l’intention de se rendre à la police… J’aurais aimé que ça ne se fasse pas
dans la douleur.
— Ne dis rien, porte-le simplement en gage de notre amour, c’est tout ce
que je veux, Kōyō.
Je caresse le pendentif puis caresse son cou désormais nu. J’en perdrais
presque mes repères.
— C’est la plus belle chose qu’on m’ait jamais offerte.
— Comme toi finalement, tu es la plus belle chose que la vie m’ait
offerte.
— Mao…
Il sourit, de ce sourire charmeur qui a toujours eu raison de mon cœur. Je
le dévore des yeux, je le regarde autant que je le peux avant de ne plus
pouvoir le faire. J’ai du mal à me résigner, à lui obéir, à me faire à l’idée… je
voudrais trouver une solution pour l’aider, pour ne pas que nous soyons
séparés, pour ne pas qu’il s’inflige cette punition, mais quoi ?
— J’ai oublié de te le dire avec le temps, je crois…
— Mieux vaut tard que jamais, Maoko.
Avec une profonde douceur, il me caresse la joue.
— Je n’aurais jamais dû entrer dans ta vie, je dis. Tout est ma faute…
— Impossible, tu sais bien que d’une manière ou d’une autre nos chemins
se seraient croisés et comme maintenant on se serait aimés comme des fous.
Tu es la seule à m’avoir rendu si sauvage, si vivant, si important…
— Ne crois pas que tu m’aimes alors que…
— Ce n’est plus une histoire de croire. C’est avéré. Tu devrais le savoir.
Peut-on seulement aimer à ce point de folie ?
Je le comprends quand nos regards se croisent et se disent tant de choses
que j’en reste muette, quand il se presse contre moi et pose son front contre le
mien. Je le sens quand sa bouche impatiente fond sur la mienne.
Je ferme les yeux et je me laisse aller dans ses bras. Je me délecte
simplement de l’amour qu’il me donne et des frissons qu’il fait naître sur ma
peau. Doucement sa langue caresse ma lèvre abîmée et des picotements
éclatent partout dans mon corps. J’entrouvre la bouche et notre baiser devient
plus profond, plus intime. Je veux que l’on s’imprime l’un l’autre, qu’on ne
fasse plus qu’un. J’aspire ses lèvres, je caresse sa langue. Ses doigts
s’enfoncent dans mes cheveux, son torse se plaque contre ma poitrine comme
s’il voulait entrer en moi, comme si nous n’étions pas assez proches pour lui.
Nous nous embrassons dans les larmes et dans le sang, nous nous aimons
dans le chaos et la démence. Son baiser me fait du mal et du bien en même
temps. Peu importe les blessures que je porte, l’amour qu’il me donne
surpasse toute la douleur du monde.
Quand la sirène des voitures de police se fait entendre, mon cœur s’arrête
littéralement et mon menton tremble.
Je ne veux pas. Je ne peux pas…
— Mao…
— Tout va bien, Kōyō. Ça va aller, tu es si forte.
— Non…
J’ai conscience de ne pas rendre les choses faciles, mais j’ai le cœur brisé.
Ma poitrine me fait souffrir. Je ne suis pas si forte que ça en réalité, et puis il
a toujours été ma faiblesse.
— Laisse-moi te regarder.
Je lève les yeux vers lui. Je voudrais être sexy, lui donner une meilleure
image de moi. J’aimerais qu’il grave autre chose que mon visage amoché et
en pleurs. Mais c’est impossible. Ses mains attrapent mon visage en coupe,
me mémorisent, glissent dans mon cou, ma nuque puis mes cheveux.
— Tu es si belle.
— Je…
— Désolé d’avoir été con pour tes cheveux. C’est que je les aime
tellement.
C’est plus fort que moi, je souris.
— Je les laisserai pousser.
Son regard s’adoucit. Je ferai tout pour lui.
— Embrasse-moi, Kōyō.
— Viens le chercher.
Je tremble de toute part quand il m’attire à nouveau contre son torse et
pose ses lèvres sur les miennes. Je noue mes bras autour de sa nuque et me
donne à lui sans compter. Je sens les larmes couler sur mes joues et le goût du
sang dans ma bouche, mais ni lui ni moi n’y prêtons attention. Ce baiser est
un au revoir et nous nous accrochons l’un à l’autre avec tellement de force
que personne n’arrivera à nous séparer. Notre étreinte est plus passionnée que
jamais. C’est sans doute les circonstances qui font ça. Je perçois les
battements effrénés de son cœur, le mien est tout aussi détraqué.
— Ils sont dans la cuisine ! hurle ma mère du salon. Virez-moi ces fous
de chez moi.
Mao lâche mes lèvres et embrasse mon front.
Non, pas déjà…
— Aishiteru, Kōyō, murmure-t-il dans un souffle. Itsumademo1.
Non…
Puis il s’avance de quelques pas. Je tente de l’en empêcher mais j’arrête
mon geste en pleine course, je n’ai pas le droit de lui compliquer davantage
les choses alors qu’il vient de sacrifier sa vie pour nous. Je veux lui dire un
millier de choses, comme le fait que je ne suis pas d’accord, mais je dois
respecter sa décision et être forte, même si je ne m’en sens pas capable.
Non…
Il s’agenouille face aux policiers quand ils arrivent. L’un d’eux lui récite
ses droits en lui disant qu’il peut garder le silence et prendre un avocat. Je
suis si désemparée devant le spectacle qui se joue devant mes yeux, j’ai le
cœur brisé. Je n’avais encore jamais eu aussi mal. La vraie douleur, celle qui
survient quand on vous arrache quelque chose d’indispensable. Je sens qu’on
me prive de lui, de mon cœur, de tout ce qui me rend humaine et vivante. J’ai
l’impression de me déchirer en mille morceaux, qu’on me sépare de la partie
la plus importante de mon âme. Sans lui je ne suis plus que la moitié de moi.
— Il est blessé, il a été poignardé, il doit aller à l’hôpital…
Ils lui mettent les menottes sans que mes mots ne changent quoi que ce
soit, et soudain tout devient trouble autour de moi. J’ai comme un
bourdonnement dans l’oreille. Étourdie, je me laisse glisser le long du mur,
mes jambes ne me retiennent plus.
Mao…
Les larmes coulent sur mes joues, je ne les retiens plus.
Je t’aime si fort…
La police l’embarque, et je ne tente pas de les en empêcher…

1. Itsumademo signifie « Pour toujours » en japonais.


© 2019, HarperCollins France SA.
ISBN 978-2-2804-2361-8

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