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Mao
Autumn
Mao
Elle répond assez vite, elle ne doit pas encore être couchée.
Oui, à l’instant. Le temps de grignoter quelque chose, et je pars rejoindre mon lit.
Je suis soulagé.
Tu sais que tu m’appelles quand tu veux si tu as besoin de moi.
Elle m’aurait contacté pendant mon coït avec cette nana pour n’importe
quoi, j’aurais sauté dans un jean pour la rejoindre.
Je sais mais on n’appelle pas quelqu’un à 2 heures du matin juste pour se faire raccompagner.
Tu pourrais, ça me donnerait une excuse pour les foutre à la porte. Je préfère avoir mon lit pour moi
seul quand je dors.
Je souris à mon portable. Tous les bons moments de mon enfance, je les
ai vécus avec elle, après notre arrivée ici avec mon père. Même si le temps a
passé, nous sommes toujours amis. Elle a quelque chose d’unique, de pur.
Autumn et ses frère et sœur sont les seules personnes qui comptent à mes
yeux. J’ai partagé trop de choses avec elle, Dustin et Avery, pour penser un
jour qu’ils ne fassent plus partie de ma vie. C’est inconcevable.
Je vais me coucher, je suis claquée. Tu ferais mieux d’aller dormir au lieu de fumer et de picoler.
Oyasumi1, Kōyō.
Je me gare plus de quarante-cinq minutes plus tard non loin d’une usine
abandonnée. Nous sommes en dehors d’Atlanta. Les combats ne se passent
jamais au même endroit, du moins jamais deux fois de suite, pour éviter
qu’on se fasse pincer par la police. Les combats sont illégaux, et les paris
aussi. Je sors de ma caisse et jette mon sac par-dessus mon épaule. Il y a déjà
du monde qui s’amasse vers le point de rendez-vous. Je prends le temps de
regarder autour de moi.
Les murs de l’usine désaffectée à l’origine gris sont presque noircis par le
temps, la mousse et la nature ont repris leurs droits à certains endroits et la
recouvrent de verdure, lui donnant une allure mystique. Il me semble que
c’était une usine de métallurgie avant. Elle n’a jamais été rouverte ni même
démolie pour construire autre chose. Les fenêtres sont quasiment toutes
cassées, les échelles sont rouillées et des deux grosses cheminées qui
s’élèvent dans le ciel s’échappent des feuillages. Plus j’approche, et plus on
dirait qu’on a plongé dans un autre monde.
Je suis les gens, mais à l’entrée Greg, un des types chargés de la sécurité,
m’arrête.
— Salut, Greg, je dis.
Il me serre la main. Il doit bien mesurer un bon mètre quatre-vingt-quinze
et faire plus de cent kilos. Je l’ai déjà vu recadrer des types, les plaquer au sol
ou contre le mur et même en frapper une fois, et je peux dire que s’il avait
envie de se mettre au combat, il pourrait largement gagner.
— Comment vas, le Ninja d’Atlanta ? demande-t-il.
— En forme.
Le « Ninja d’Atlanta », c’est comme ça qu’ils me surnomment tous ici,
c’est un gage de respect. Mes origines et ma façon de me battre y étant pour
beaucoup, j’imagine. Ça ne me dérange pas, je dirais même que ça me
correspond plutôt bien. À mon premier combat, il pleuvait, alors j’ai décidé
de me faire appeler Shigure3. Ma mère m’appelait aussi comme ça quand je
pleurais quand j’étais gamin. Elle disait que mes larmes étaient comme la
pluie d’automne. Puis les gens m’ont petit à petit donné un autre surnom, et
j’ai fini par l’adopter.
— Passe sur la droite, il y a une porte. On te mènera aux vestiaires.
— Merci, mec.
Je m’avance sans me presser, j’ai encore du temps, mon combat est le
dernier. Je me bats contre un certain Brick. Jamais vu, jamais entendu parler,
mais ça ne me fait pas peur du tout. J’ignore pourquoi, il est possible que je
prenne un mauvais coup ou pire… c’est de l’insouciance ou de
l’inconscience, je ne sais pas bien. Le danger et l’inconnu, c’est aussi ça qui
m’excite. Je tire une porte métallique quand j’arrive devant. Un type me
demande mon portable, alors je lui montre le SMS que j’ai reçu, et il me
dirige vers une autre porte. Si à l’extérieur j’avais l’impression d’être dans un
autre monde, ici c’est pire. Les mauvaises herbes et les plantes sauvages ont
percé le carrelage et le béton ; comme dehors, elles reprennent possession de
ce qui leur appartient. Il y a des toiles d’araignées partout, j’esquive une
grande flaque d’eau en entrant dans les vestiaires.
2. Le ninjutsu est un ensemble d’arts martiaux alliant techniques d’attaque et de défense. Il était pratiqué par les
ninjas du temps du Japon féodal.
Autumn
Je fixe le carton de DVD pornos que je dois ranger. Les titres et les
images ne m’étonnent plus ni ne me dérangent d’ailleurs. Cela dit, parfois je
bloque sur le comique des titres et le manque d’originalité des réalisateurs.
Qui a envie de mater Analmageddon ? Pauvre Bruce Willis… Ou encore
Rodéo sur Juliette, je ne suis pas certaine que Shakespeare avait pensé
susciter autant d’inspiration. Au moins, c’est amusant.
Je les range dans les nouveautés quand un type se poste à côté de moi,
attrape une boîte et lit le synopsis derrière. Je ne suis pas persuadée que
l’histoire soit très importante en soi et ce genre de personne me fait toujours
rire. Je les imagine regarder le film jusqu’au générique et reconnaître deux-
trois personnes dans le staff, comme le réalisateur, et enfin commenter
l’histoire en elle-même.
— Il est bien celui-là ? demande-t-il. Est-ce qu’il y a de l’anal dedans ?
Bon sang, il est à peine 10 heures du matin, la boutique vient juste
d’ouvrir et j’ai déjà le droit à de belles questions. Je me penche à côté de lui
et pointe le petit logo indiquant les catégories qu’il y a dans le film sur la
boîte. Il a l’air ravi.
— Super, merci.
En voilà un heureux. Je continue de ranger les DVD.
J’ai atterri ici après avoir vu une petite annonce. Bien que ça ne
m’enchante pas, c’était un job et un job, ça paye. J’étais étonnée que la
gérante me rappelle le lendemain pour me dire que j’avais le poste. Je n’avais
pas vraiment le profil. Je ne suis pas une experte en porno ni en accessoires et
en pratique… En pratique, c’est au point mort pour l’instant. Les seules
expériences que j’ai eues m’ayant laissé de marbre et avec un goût tellement
amer dans la bouche que je n’ai pas réitéré l’expérience. Je m’imaginais que
le sexe c’était tendre, que ça passait par des caresses, des attentions…
finalement, à chaque fois ils enlevaient leur pantalon et paf. Peut-être qu’on
se fait baiser en fonction de la vie qu’on mène. C’était comme ma mère me
l’avait expliqué une fois en s’apercevant que j’avais des règles. Elle avait dit :
« Tu n’as qu’à espérer qu’ils aillent vite et, les orgasmes, tu te les donnes. »
Je ne me suis jamais retrouvée nue devant un homme. Je n’ai jamais joui. Et
actuellement, je pense trop à ce que j’ai à faire pour prendre du temps avec un
truc aussi naze.
À mon avis, c’est ma candeur et mes joues rouges qui ont fait pencher la
balance en ma faveur pour ce job. Même si elle ne me l’a jamais vraiment dit,
je suis certaine que ma patronne m’a prise parce que je suis rousse. Ses deux
autres vendeuses étaient blonde et brune.
Je plie le carton une fois les DVD rangés et retourne à l’arrière-boutique
pour prendre un carton d’accessoires cette fois-ci. Quand je reviens,
j’encaisse le monsieur au DVD qui a ajouté du lubrifiant, il m’adresse un
sourire, je le lui rends, la version XXL de vendeuse.
— Bonne journée, je dis.
Ce matin, je suis seule dans la boutique. Andie, la brune, est en cabine.
Le magasin se prolonge et, derrière les rideaux, il y a deux cabines pour faire
des shows en direct. Ils durent entre dix et trente minutes. Andie et Ilona
dansent pour les gens quand elles ne vendent pas. Moi, je ne le fais pas, j’ai
refusé. Je pense que Janine, la chef, espère qu’un jour, je me lance à faire ce
genre de truc, mais j’en ai clairement pas envie. Les filles sont dans une petite
cabine joliment décorée de roses, de perles, de plumes. Les deux pièces sont
équipées, il y a un sofa, une barre de strip-tease, des tapis, des coussins au sol
et des accessoires bien sûr, et elles font leur numéro en fonction de ce que
sélectionne le client qui les regarde. Soit elles se déshabillent, soit elles se
masturbent et utilisent les choses à leur disposition… Les filles, elles ne
voient pas la personne qui a payé, leurs vitres sont teintées, pour ne pas être
déconcentrées, et ceux derrière la vitre se font du bien. Andie fait aussi ça à la
cam, sur Internet. Et les gens payent. Je ne sais pas bien comment ça marche,
mais elle a différents prix, pour différents shows. Elle m’a déjà expliqué
qu’elle s’était fait un mois plus de mille dollars rien qu’en dansant deux
heures par soir. Je pense qu’elle se fait plus parfois. Un jour, elle
m’expliquait qu’elle aimerait bien inviter quelqu’un à faire ça avec elle en
direct, que ça affolerait les hommes qui la matent et elle me l’a proposé avant
de me dire que je me ferais du fric si j’essayais. Mais c’est hors de question,
je ne veux pas me déshabiller et faire ce genre de chose devant les gens. Je
préfère cumuler les jobs.
— Dites-moi, m’accoste une femme.
Je secoue la tête et lui souris. Elle doit avoir une quarantaine d’années,
elle est très belle, vêtue d’une robe d’été fleurie.
— Je peux vous aider ?
Elle acquiesce.
— Ce gode fait cinq centimètres de diamètre, c’est le plus gros que vous
ayez en stock ?
Je fixe l’engin dans sa main, le truc mesure plus de vingt centimètres de
longueur, cinq centimètres de diamètre. Avec les veines apparentes, on dirait
un monstre. Et il faudrait plus large encore ?
— Je crois que c’est le plus gros que nous ayons, en effet.
— Vous l’avez testé ? demande-t-elle.
C’est plus fort que moi, je rougis. Heureusement la lumière dans le
magasin est tamisée, et ça camoufle un peu.
— Pas encore, non, mais nous avons ajouté cet article dans notre gamme,
car il est arrivé en pole position des godes selon un sondage fait chez les
femmes. C’est l’un des articles qui se vend le mieux. Il m’a tout l’air d’être
assez costaud pour répondre à n’importe quel besoin. Même les plus
gourmands.
— Je suis très gourmande, dit-elle en me faisant un petit clin d’œil.
Puis elle esquisse un grand sourire, je le lui retourne. J’aime les gens qui
n’ont aucune gêne, je les jalouse un peu, car je ne suis pas comme ça,
pourtant je bosse dans un endroit pareil.
— Je vais le prendre et ça aussi.
Elle me tend le gode et un œuf vibrant. Quand elle quitte le magasin, je
termine de ranger les derniers jouets reçus. Il y a pire comme boulot. Au
début, c’est étrange, surtout quand on l’annonce à ses potes et à ses frère et
sœur. Mais on s’y fait, c’est juste du sexe, ça fait partie du quotidien.
Les gens qui viennent ici sont tous différents. Ils sont soit réservés, soit
ils révèlent leurs envies sans honte. Un sex-shop, c’est une bulle de liberté.
C’est un brassage de femmes, d’hommes, de couples, gays, hétéros, des
indécis, des initiés, des curieux… c’est amusant de voir que ces histoires de
sexe, ça concerne tout le monde.
Mao
Autumn
— Kōyō ? Kōyō…
Je me redresse brusquement, j’ai dû m’assoupir quelques secondes, mais
j’ai l’impression de sortir d’un coma de trois jours. J’ai mal au crâne.
— On est arrivés.
En tournant la tête, je vois Mao se pencher vers moi et défaire ma
ceinture. Il est dehors, de mon côté, et nous sommes garés devant la maison.
— Viens.
Il s’est adouci, son visage est moins crispé que tout à l’heure. Je ne
comprends toujours pas pourquoi il a réagi ainsi. Il me tend la main, me
soutient par la taille, mais je lui en veux toujours pour ce qui s’est passé. Je le
repousse, je peux rentrer toute seule. Malheureusement mon corps est
engourdi et ma tête tourne toujours, j’ai l’impression de voir quelques étoiles
avant de vaciller vers l’avant. Mao m’attrape et m’enlace.
— Doucement, dit-il d’une voix posée.
Il ferme la portière et me prend à bout de bras. Malgré ma colère, je pose
la tête contre son torse et lève les yeux pour le regarder. Il a quelque chose
d’attendrissant tout à coup. Comme s’il était fier de me voir me résigner,
comme s’il pensait que l’orage était passé.
— Je t’en veux toujours, t’es un enfoiré, je grommelle.
Son ricanement me donne des frissons.
— Je sais, mais je suis ton meilleur pote et je veillerai toujours sur toi.
Que je sois un enfoiré ou pas. Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais
en enfer.
Je souris malgré moi et je suis contente qu’il ne le voie pas, car il a les
yeux fixés vers la maison. Nous venions de nous rencontrer quand nous
avons fait le serment de ne jamais dévoiler la cachette sous l’arbre. Et parfois
quand il fait des conneries ou quand il me fait des promesses, il me ressort
cette phrase ridicule du « croix de bois, croix de fer… ». Et il me rappelle
qu’il sera toujours là, même si c’est un connard. Comme il l’a dit, c’est mon
connard de meilleur ami.
Mao passe la porte avec moi dans ses bras sans difficulté. Heureusement
Dustin travaille ce soir et Avery doit rester toute la nuit dans la maison des
enfants qu’elle garde pour s’en occuper, car les parents sont en soirée. Ils ne
sont pas là pour me voir bourrée, quelque part, j’aime autant.
Est-ce que je ressemble à ma mère ?
— Comment tu te sens ? demande-t-il.
Je sors de mes pensées et croise son regard. Ses yeux noirs plongent dans
les miens et semblent me sonder.
— J’ai mal au crâne, mais il n’y a plus d’aspirine.
— C’est pas grave, je vais te faire un truc à manger et un jus de fruits.
C’est bon pour se revigorer un peu.
Je ne suis pas une gosse, je n’ai pas besoin qu’il agisse ainsi. On dirait
qu’il fait ça pour se rattraper. Je préfère qu’il ne fasse rien et qu’il me laisse
le détester un peu. Au lieu de ça, il me force à lui parler, à le regarder… On a
déjà bu ensemble, je me suis déjà pris quelques cuites, ce n’est pas la
première fois que je bois des verres, même si ça reste occasionnel. Alors
pourquoi il a fait ça ?
— Tu peux te casser et retourner au bar, t’es pas obligé de jouer les
nounous. Je peux me débrouiller toute seule, Mao.
— La soirée est finie, je n’ai pas envie d’y retourner et je reste ici avec
toi.
Il me lâche précautionneusement dans la cuisine, et la chaleur de ses
mains sur mes jambes me manque aussitôt, je m’assieds sur l’une des chaises
en le maudissant. Je sais comment il est, il ne partira pas avant que je sois au
lit. Bon sang, j’ai l’impression d’avoir basculé dans une autre dimension.
Qu’est-ce qu’il lui prend tout à coup ? Il est encore plus dingue et protecteur
que d’habitude.
— Pourquoi tu as tabassé ce mec ? je demande.
Comme s’il était chez lui, Mao ouvre le frigo et en sort des ingrédients. Je
ne cherche même pas à savoir ce qu’il prend.
— Je lui ai juste fait comprendre que je ne voulais pas qu’il te touche.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que ça pouvait bien te faire ?
Il s’affaire à me préparer je ne sais quoi. Et il ne m’explique toujours pas.
Je pose les mains sur ma table, puis mon front dessus. J’ai toujours mal à la
tête, alors je ferme les yeux.
— Je sais ce que ça fait d’être ce genre de gars et même si je ne m’en
sens nullement coupable, je n’arrive pas à t’imaginer à la place de ces filles.
Sa réponse me blesse, je suis encore plus vexée, mais je ne dis rien. Je me
sens déjà assez naze comme ça, je n’ai pas envie d’épiloguer. J’aimerais qu’il
me voie autrement que comme sa meilleure amie, j’aimerais qu’il constate
que je peux être comme ces filles qu’il aime tant et que si je ne lui plais pas,
je peux plaire à d’autres hommes.
Mais ça n’arrivera jamais… je suis et je resterai l’éternel petit épouvantail
à tête rousse. Même si je porte une jolie robe, il ne me remarque pas,
j’espérais pourtant qu’il le fasse ce soir. Rien qu’une toute petite fois.
— Ce n’est pas parce que toi, tu n’y arrives pas que c’est le cas de tout le
monde, je souffle.
Je ne le regarde pas, je l’entends qui souffle. D’exaspération sans doute.
— C’est parce que je me fous royalement de ces filles que je n’ai pas
envie qu’on te considère ainsi. Tu trouves ça nul de ma part ? Tu ne peux pas
te foutre dans le crâne que j’ai pris soin de toi ? Que je t’ai empêchée de faire
une connerie que tu allais regretter ?
Certes…
Quoi que je dise, ça sert à rien, il trouvera toujours quelque chose à
répliquer. J’aimerais pourtant qu’il me contemple avec cette envie qu’il a
pour certaines filles. Est-ce si mal de vouloir être regardé ?
— Tu as sans doute raison, je dis.
Relevant la tête, je me sens mal tout à coup. La douleur dans mon crâne
s’intensifie. L’alcool et les émotions ne font pas bon ménage. J’ai
l’impression que mon estomac se tord. Je me redresse brusquement et me
dirige vers les toilettes à toute vitesse. J’ai à peine le temps de me pencher au-
dessus de la cuvette que je régurgite le mojito et d’autres choses que j’ai
mangées aujourd’hui.
Bon sang.
— Kōyō…
Je grimace, je voudrais sincèrement qu’il me foute la paix. J’ai ma dose
de lui pour aujourd’hui. Ça fait longtemps qu’on ne s’était pas pris la tête
tous les deux, et c’est la première fois qu’on s’engueule ainsi.
— Laisse-moi !
Il grogne quelque chose que je ne comprends pas, et mon estomac se
retourne à nouveau. Je vomis encore, j’ai juste envie d’aller me coucher
maintenant, pour oublier cette soirée merdique. Je sens ses doigts dans mes
cheveux et sa main dans mon dos. Il me faut encore quelques secondes pour
trouver la force de me redresser enfin, je tire la chasse d’eau. Mao sort avant
moi et lorsque je le rejoins, je vacille tout à coup, avant de comprendre qu’il
me porte à nouveau. Cette fois-ci, il ne va pas à la cuisine, il prend l’escalier.
Posant la tête contre son torse, je ferme les yeux.
Mao me dépose sur mon lit, une fois que nous sommes arrivés dans ma
chambre.
— Tu te sens comment ?
— J’ai connu mieux, je réponds.
Je me laisse aller en arrière et pose la tête sur les oreillers. Il s’assied près
de moi, au bout du lit, et attrape ma jambe. J’arque un sourcil et l’observe du
coin de l’œil. On dirait qu’il regarde ma chaussure avec une insistance que je
ne lui connais pas. Tendrement ses doigts se déplacent jusqu’à ma cheville
qu’il caresse doucement, puis il défait la boucle et libère mon pied. Ce
contact, c’est peut-être la chose la plus sensuelle que j’ai jamais éprouvée.
J’ai le sentiment que ce n’est pas comme ces autres fois où on s’enlace, où on
s’embrasse lui et moi, non cette fois ça me semble plus intime.
— Tu as toujours mal au crâne ? Je peux aller te chercher de l’aspirine.
Difficile d’essayer de rester fâchée alors qu’il prend soin de moi.
— Ça ira, je vais dormir et ça ira mieux demain.
Mao se penche vers moi et attrape mon second pied, duquel il retire
également ma chaussure. En silence, je le laisse faire, appréciant ce moment
éphémère.
— Tu ferais mieux de retirer ta robe et d’enfiler quelque chose de plus
décontracté pour la nuit.
J’ai envie de la garder sur moi, parce qu’elle me donnait l’impression
d’être jolie. Les yeux de Mao remontent le long de mes jambes, ils me
semblent intenses et plus sombres que d’habitude.
— Je vais te laisser changer de fringues, dit-il en se redressant soudain.
Avant de partir, il va dans mon armoire, farfouille quelques secondes et
en sort un T-shirt qu’il pose sur le lit. Je me redresse doucement et l’attrape.
Après avoir retiré la robe et mon soutien-gorge, j’enfile le maillot et me laisse
de nouveau tomber dans le lit.
Mao revient dans la chambre sans frapper, les mains chargées d’une
bassine et de serviettes. Son attention me fait sourire. Il prendra toujours soin
de moi.
— Je te pose de quoi te servir si jamais tu sens que les toilettes sont trop
loin.
— Merci.
Il met la serviette sur la table de nuit et la bassine à terre, puis ramasse ma
robe avant de s’asseoir à nouveau sur le lit. Voir ce bout de tissu entre ses
mains me donne des pensées salaces. Je l’imagine vouloir me l’ôter. Je ne
sais pas pourquoi ça me trouble plus que de raison. Mao semble obnubilé par
la robe, il n’en détache pas le regard.
— Désolé d’avoir tabassé ce type, soupire-t-il, les yeux toujours rivés à
ma robe. Je me suis dit que tu méritais mieux.
— Mériter mieux que quoi ? Tu le connaissais ?
— Non, mais je n’ai pas aimé sa manière de me répondre, comme s’il ne
souhaitait que ça, comme si tu lui appartenais ou que tu étais un jouet encore
plus excitant, puisque je venais lui reprendre. Ça m’a foutu hors de moi.
Je soupire. Ses doigts caressent le tissu rouge. Même si ce n’est toujours
pas très clair, au moins il s’excuse. On va dire qu’il y a un peu de progrès.
— Il faut croire que je ne voulais pas te partager ce soir.
— Moi, je te partage avec de tas de gens. Je viendrai peut-être faire ma
garce la prochaine fois que tu emballes une nana.
Il éclate d’un petit rire.
— La garce ?
— Ouais, tu étais une vraie garce ce soir et tu le sais.
Mon insulte n’a pas l’air de le déranger, au contraire, elle le fait rire
davantage. Il me virerait vite fait bien fait si je lui faisais la même chose.
— Je n’ai jamais dit que ça devait être réciproque, Kōyō. Mais, tu sais
aussi que je laisserais tomber n’importe quelle gonzesse, quoi que je fasse
avec elle, si tu m’appelais pour n’importe quoi. Même pour aller t’acheter un
paquet de bonbons.
— Ah oui ?
Son regard se fait tendre, amusé. Je souris.
— Oui, et tu le sais.
C’est vrai, mais je n’ai jamais essayé de le faire. J’ai envie de lui
répondre quelque chose, mais je bâille.
— Tu ferais mieux de dormir un peu, tranche-t-il d’un air ravi.
J’aimerais le rembarrer, mais je suis crevée. Et je ne peux rien faire de
plus pour la soirée. Ce qui est fait est fait. Et quelque part, avec un peu de
recul, je me dis que peut-être il était un peu jaloux.
— Et toi, tu vas faire quoi ? je demande.
— Veiller sur toi, pour être certain que tu ne fasses pas de conneries.
Que veut-il que je fasse maintenant à part dormir ?
— Si tu restes là, viens donc ici, je dis en tapotant la place vide à côté de
moi.
La tête légèrement inclinée, il m’observe derrière ses longs cils noirs,
puis en silence, il enlève ses chaussures, plie soigneusement ma robe qu’il
pose sur mon bureau et vient me rejoindre dans le lit. Nous avons dormi
ensemble un nombre incalculable de fois. Le matelas s’affaisse sous son
poids. Je pose la tête contre l’oreiller et me tourne dans sa direction. Sauf que
maintenant, le voir dans mon lit me fait penser à d’autres choses. L’alcool
trouble mon esprit.
— Tu me fais signe quand tu n’es plus fâchée ?
Cette phrase a beau être un peu enfantine, je sais que si nous sommes
encore amis dans dix ans et qu’on s’engueule, il me la ressortira. C’est
toujours comme ça. On ne reste jamais fâchés trop longtemps. Je ne le suis
sans doute plus malgré la dureté de ses mots et son comportement. Parce que
je crois qu’au fond de moi, je n’avais pas vraiment envie de ce type.
— Parle-moi du Japon, je dis.
C’est comme un rituel. Depuis que l’on se connaît, j’ai dû lui poser cette
question un millier de fois. Et il m’a répondu un millier de fois en retour. J’en
sais plus sur ce pays que je n’en saurai jamais sur aucun autre. Mais j’aime
l’entendre me parler de là où il vient. J’ai une soif insatiable de l’écouter
parler. C’est comme ces histoires dans les livres dont on ne se lasse jamais,
bien qu’on les ait lues des tonnes de fois. Ma préférée à moi, c’est la sienne.
Je lève les yeux et affronte son sourire taquin, qui le rend encore plus
beau.
— Ne crois pas que je ne t’en veuille plus. Tu as gâché ma soirée…
Il tend la main vers moi pour replacer délicatement une mèche de
cheveux sur ma joue.
— Je t’ai déjà parlé du Saule de Kyoto ? demande-t-il.
Je secoue la tête, je n’en ai pas le souvenir du moins. Et j’ai hâte de
l’écouter.
— Non…
J’ignore quelle heure il est à mon réveil, mais je suis seule dans le lit et le
soleil filtre à travers la fenêtre. Mao est sans doute parti depuis un moment,
ce qui n’est pas plus mal. Je me redresse légèrement, j’ai la bouche un peu
pâteuse et avec un arrière-goût affreux. Je dois avoir une haleine de chacal. Je
regarde l’heure sur mon téléphone. 10 heures passées. Dustin est
probablement rentré et doit encore dormir, Avery est toujours chez la famille
dont elle garde les enfants. Ils sont censés la ramener en fin de matinée à leur
retour. Rien ne presse donc aujourd’hui. Je regarde mes messages. J’en ai un
de Lizzie.
J’espère que tout va bien ? Ce crétin, qu’est-ce qu’il lui a pris ?
J’imagine que Mao les a appelés pour leur expliquer je ne sais quoi.
J’espère que ça n’a pas gâché leur fin de soirée, même si j’en doute.
Je me lève, enfile un short, puis m’arrête devant mon bureau, sur lequel
ma robe est soigneusement pliée. Quelle soirée merdique et ce plan foireux…
Je secoue la tête, autant passer à autre chose. La prochaine fois, je sortirai
avec Lizzie et puis… Et puis, je me fourvoie un peu. Je n’ai pas envie de
sortir trop souvent, de boire, de baiser et par conséquent de ressembler à ma
mère. C’est tout ce que je désire fuir, de peur de devenir accro comme elle,
sans m’en rendre compte. Je fais tout pour nous sortir de la merde, pour
arriver à élever notre train de vie et croire qu’un jour on ne galérera plus
comme on le fait. Malgré moi, c’est lui que j’ai dans la tête beaucoup trop
souvent. C’est vrai que l’alcool m’a aidée à me sentir désinhibée et que, grâce
à cela, j’étais détendue. Mais avec un peu de recul, ça ne me ressemble pas de
me comporter comme ça.
Fixant ma robe rouge, je me remémore hier soir. Je rêve ou Mao avait
une drôle de façon de la regarder et de la toucher ? L’alcool a sans doute
perturbé mon appréhension des choses.
En quittant la chambre, je passe par la salle de bains pour me laver les
dents et me débarbouiller. Arrivée à la cuisine, je remarque un sac marron sur
la table de la cuisine. Avec un sourire XXL, j’en sors une boîte d’aspirine et
aussi un énorme paquet de bonbons. J’ai bien une addiction moi aussi, je suis
une vraie mordue de sucre. J’ai une vénération sans faille pour les bonbons
qui piquent, les Skittles violets et les cookies. Ce gros paquet de bonbons, ce
sont des excuses, une manière de s’assurer qu’ainsi je ne lui en voudrai plus
et peut-être aussi une preuve d’amour.
Chapitre 6
Mao
L’adrénaline coule à flots dans mes veines. La sueur ruisselle sur mon
corps et mon visage. J’ai passé la semaine entière à taper contre mon sac de
frappe, j’avais tellement les pensées troubles que j’ai ressenti le besoin de les
extérioriser en cognant contre quelque chose. Malheureusement, ça n’a pas
fonctionné comme je l’espérais.
Alors ce soir, mes mains et mes bras me font mal. J’ai l’impression de
peser une tonne, que mes muscles sont engourdis. Je n’aurais pas dû forcer
autant, mais ça ne m’empêchera pas de l’emporter. J’en ai besoin. Je ne
devais pas combattre ce soir mais un désistement parmi les combattants m’a
permis d’en être. Ce qui m’a ravi, j’avais besoin de quelque chose de plus
fort pour me changer les idées.
Mon adversaire fait deux mètres de haut, une bonne centaine de kilos, il
ressemble à un mur infranchissable. Mais ça ne m’impressionne pas, c’est
comme un challenge, mon mont Fuji à moi, ça booste chaque parcelle de mon
corps, ça me donne envie de repousser mes limites pour gagner.
Je n’arrive pas à esquiver le coup qu’il me porte en plein ventre. Mes
abdos accusent le choc avec plus de difficulté qu’en début de combat. Ça fait
déjà quelques minutes qu’on s’affronte, et je sens la fatigue de la semaine
retomber. Nous sommes dans un vieux hangar ce soir, et le public est en
effervescence comme à chaque fois. Ça sent la transpiration, l’alcool et le
fric. Je jette un rapide coup d’œil autour de moi quand je remarque une fille
qui semble s’être perdue ici. On dirait qu’elle a poussé la porte par curiosité.
Dans sa robe verte, elle fait jurer tous ceux qui l’entourent. Elle me dévore
des yeux. Ses cheveux roux m’hypnotisent, et je me prends un coup bien
senti dans la tronche.
— C’est ici que ça se passe ! rugit mon adversaire.
Si je gagne, je te veux…
— Je la baiserai pour toi quand j’aurai gagné.
J’ai un rictus. Au moins, son crochet du gauche a eu pour mérite de me
réveiller. Je fonce vers lui et j’envoie une série de coups de poing qu’il évite
en partie, finissant par un coup de pied retourné qui l’expédie au tapis. Les
spectateurs scandent mon nom, les pensées troubles qui m’ont obsédé cette
semaine s’évanouissent.
Haletant, j’attends qu’il se relève et revienne à la charge. Je ne me
contenterai pas de ça, j’ai besoin de bien plus pour me libérer et expier mes
tourments pour quelques jours. Il se relève, il n’a pas de techniques
particulières, il pratique un mélange de boxe et de karaté. La Montagne,
comme il s’est surnommé, se rue vers moi. Je l’esquive en passant sous son
bras et le titille en lui donnant un coup de pied au cul, qui le fait tituber vers
l’avant. Si je laisse ce type m’attraper, le combat est fini. Les gens autour de
nous se marrent, et ça l’agace.
Il grogne en se tournant vers moi, son regard est noir comme le charbon.
Enfin, son visage se crispe de colère. C’est ce que je veux, au risque de
perdre. J’ai besoin de sentir l’adrénaline pulser dans mes veines et la sueur
froide glisser le long de mon échine.
Sous les acclamations du public, nos poings se rejoignent, se heurtent, se
fracassent les uns contre les autres. Un cri féroce accompagne mon dernier
coup. Mes bras sont de plus en plus douloureux et mes doigts aussi, mais je
suis au taquet. La Montagne halète, aussi crevé que moi. Et même si je pense
que son corps est moins déglingué que le mien, j’aime à penser que ma
volonté de fer est plus forte que la sienne.
Je me laisse happer par l’ambiance, par mes émotions, par mon instinct.
Quand mes poings cognent ceux d’autres gars, j’ai le sentiment de faire
quelque chose d’utile. Je suis un poison, j’ai un flot constant de colère et
d’énergie négative à gérer et c’est le seul endroit où je peux être moi, sans
que l’on ne me juge. Parfois, j’aimerais que mon père se pointe et monte sur
le ring, je lui dirais avec des mots et des coups tout ce que j’ai sur le cœur. Si
je suis comme ça, c’est sa faute. Comment peut-on être normal quand on a
mangé des coups pendant des années et qu’on s’est pissé dessus en craignant
de crever ? J’ai tenu le coup grâce à Autumn.
Autumn…
Je n’explique toujours pas pourquoi j’ai réagi comme ça à l’anniversaire
de Cade, ni pourquoi je me sentais si possessif avec elle. Et j’ignore pourquoi
je n’arrête pas de penser à cette robe rouge qu’elle portait. Je n’aime pas
quand mon esprit me joue des tours comme ça.
Je me rebranche sur le combat. Si je le fais durer, je suis mort.
Passant à la vitesse supérieure, je pousse mon corps au-delà de ses
limites. Je paye mon acharnement de la semaine d’avoir cogné comme un
malade dans ce foutu sac, mais ça ira mieux demain.
Mon adversaire tente de m’atteindre au visage, mais j’anticipe et
m’abaisse. Quand je remonte, mon poing lui percute la mâchoire et lui fait
cracher du sang. Comme il reste debout, je me jette sur lui. On tombe au sol
tous les deux, moi sur lui, sous l’excitation du public. Je lui assène quelques
coups au visage, dans le buste. Il parvient à m’en foutre un dans les côtes,
mais comme je suis accroupi sur lui, j’ai l’avantage. Il ne parviendra pas à me
faire ployer.
— Abandonne ! je crache.
Il me frappe à nouveau, mais moi aussi. La Montagne se débat, il tente
par tous les moyens de me repousser, de se relever, il lâche un cri mêlé de
rage et de frustration, mais je tiens bon. Je suis tout aussi obstiné à gagner et
ma prise pour le maintenir à terre reste ferme. Le coup qui suit le fait taper du
poing au sol en signe de reddition. En soufflant, je me redresse, au moins ce
combat-là m’aura plus contenté que le dernier.
La Montagne se redresse et s’avance vers moi alors que l’animateur
monte sur le ring.
— C’était un bon combat, souffle-t-il.
— Ouais.
On se cogne le poing, cette fois-ci, sans l’animosité du combat.
Accompagné de quelques gars, il sort du ring. Le public l’acclame alors que
l’animateur monte me rejoindre. Je me branle des ronds de jambe, des
courbettes. J’ai eu ce que je voulais. Il me prend le bras et le lève.
— Vainqueur, le Ninja d’Atlantaaaa !
Je descends à mon tour. Sur le chemin, quelques gars me remercient de
leur avoir fait gagner de l’argent.
Je rejoins les vestiaires. La rousse à la robe verte est adossée à la porte
qui permet d’y accéder, mon regard plonge dans le sien. Je ne capte plus rien
qu’elle. C’est mon second round de la soirée. Je m’arrête à quelques
centimètres d’elle.
— Salut, moi, c’est Nina.
Je souris sans dire mon prénom.
— Ton combat était le plus impressionnant ce soir, dit-elle avec
admiration.
— Tu trouves ?
Elle hoche la tête.
— Oui, c’était impressionnant.
D’un revers de la main, j’essuie la sueur qui coule de mon front, et elle se
mord la lèvre. Ça n’a pas l’air de la déranger, au contraire, on dirait même
que ça l’excite. Sans se faire prier, elle s’approche de moi et glisse son doigt
sur mon biceps.
— Tu dois être crevé.
— J’ai énormément de réserve. Je crois même que ton sourire vient de
me remettre les gaz à plein régime.
Encore une fois, la jolie rousse se mordille la lèvre. Ce n’est pas le genre
de truc qui me fait de l’effet d’ordinaire, mais ce soir, si.
— Ne fais pas ça, ou laisse-moi m’occuper de tes lèvres.
Elle sourit, et je plaque ma bouche contre la sienne. Elle gémit, et je
l’embrasse plus fort. Je sens mon sexe durcir alors qu’elle caresse mon torse.
Quand j’achève de l’embrasser, je l’emmène avec moi dans les vestiaires.
Elle regarde les lieux, il y a comme une pointe d’inquiétude dans son regard.
— C’est assez lugubre, je lance.
Ses yeux marron plongent dans les miens.
— Ça m’excite encore plus. Ma culotte est trempée.
Ma bite devient encore plus dure.
— T’y vas pas par quatre chemins, toi.
— Quand je veux quelque chose ! remarque-t-elle. Non, j’y vais, et puis
c’est tout.
— Et qu’est-ce que tu veux ? je demande.
— Baiser dans des vestiaires dégueulasses avec toi. Te faire jouir ici et
me faire sauter. J’ai envie de toi.
À ses mots, elle s’agenouille à terre et fait glisser mon pantalon. Nina
libère mon sexe et, sans respirer, elle le prend dans sa bouche.
Putain de merde.
Mon corps tangue et a un soubresaut. Sa bouche danse sur mon sexe, sa
langue me caresse le gland, elle me suce profondément. Je baisse la tête vers
elle, et ses cheveux roux me rendent encore plus excité. Ici, ils ont l’air plus
sombres que dans la salle. Je glisse mes doigts dans leurs longueurs, les serre
dans mes poings. J’adore cette sensation et ferme les yeux. Des images
s’immiscent sous mes paupières closes. Je la vois en robe rouge. Je guide sa
tête pour qu’elle aille plus vite, plus loin, pour qu’elle me fasse jouir entre ses
lèvres.
— Putain, c’est bon ! je lâche d’une voix gutturale. Vas-y, ma belle !
Elle s’exécute, ses va-et-vient sont plus rapides, et je me laisse
complètement aller, mes poings toujours serrés autour de ses cheveux.
Lorsque j’ouvre les yeux et croise son regard enivré de désir, je me fige. Ce
n’est pas le visage que je m’attendais à voir. Il y a quelque chose qui ne va
pas, comme un manque. Ses yeux ne sont pas verts, ses pommettes n’ont pas
autant de taches de rousseur qu’elles le devraient, ses…
Nom de Dieu… c’est pas possible.
— Tout va bien ? demande Nina.
Non…
Comme piqué, je lâche ses cheveux. Ils ne sont pas comme je les aime.
Mes pensées partent complètement en vrille. J’ai la tête qui menace
d’exploser. Pourquoi je pense à elle, putain ?
— Ouais, j’halète. Tu m’as complètement anesthésié.
Elle sourit tout en se redressant. Elle est vraiment canon, tout à fait le
genre de fille qui sait ce qu’elle veut, qui t’emmène où tu veux. J’ignore
pourquoi, mais je sens qu’elle ne fait que remuer le trouble que j’ai dans la
tête. Tout en elle est comme un écho à… mais en même temps tout chez elle
est différent. Malgré mon tourment, je l’attire brusquement contre moi, lui
empoigne le menton et l’embrasse à pleine bouche. Nina se laisse faire, se
laisse aller contre moi. J’ai besoin d’elle, de me libérer grâce à elle. Le
combat n’a pas suffi, bon sang de merde. Ou plutôt si, mais en se pointant,
elle a remué mes incertitudes, et me voilà de nouveau en proie à des pensées
que je refuse d’avoir. J’enfouis mon visage dans son cou et dans ses cheveux,
j’embrasse sa peau. Son odeur est entêtante, mais ce n’est pas…
— J’ai envie de toi, Kōyō, je murmure contre son oreille.
— « Kōyō » ? Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
Kōyō ? Comment elle…
Je me crispe contre elle. Je n’ai pas… je n’ai quand même pas prononcé
ce mot à l’oreille de cette fille ? Ce surnom n’appartient qu’à elle. Je suis en
train de devenir dingue, de perdre complètement la tête. Qu’est-ce qui ne va
pas chez moi ?
— C’est rien, t’occupe.
Je me force à me concentrer sur Nina. Elle ne demande qu’à s’offrir à
moi, et j’ai l’esprit pollué par autre chose.
— Comment tu voulais te faire prendre ?
En relevant le visage, je la vois qui se mord la lèvre.
— Je m’en fiche, du moment qu’on s’éclate.
Je ricane et défais la ceinture nouée à sa taille. Comme par magie, le tissu
s’ouvre et la dévoile complètement nue. Je fixe ses seins rebondis, son ventre
plat et progresse plus bas. Je sens mon sexe gonfler à nouveau. Cette nana
est…
— Je pensais que tu avais la culotte trempée, je raille, un sourire en coin.
— Pardon, minaude-t-elle en faisant semblant d’être confuse. Je n’en
avais pas.
Ses mains se posent sur mon sexe. Son regard est avide, elle a envie de
baiser, elle ne s’en cache absolument pas.
— T’es vraiment venue ici pour…
— Me faire sauter, oui et alors ? soupire-t-elle en plongeant son regard
dans le mien.
— Tu viens ici, alors qu’il n’y a que des détraqués et…
Lentement, elle me branle.
— Si j’avais voulu sucer un mec bien, j’aurais tapé dans la gamme au-
dessus. Je serais sortie dans les bars de luxe. Il se trouve que j’en ai marre des
types propres sur eux.
Elle est tombée sur le bon gars. Je lui empoigne la nuque et la plaque
contre le mur. Elle pousse un petit cri aigu. C’est pas plus mal qu’elle ait
besoin de ça, parce que moi aussi. Tout en lâchant son cou, je m’abaisse pour
m’occuper de ses seins. Je les malaxe, je tire sur ses pointes durcies, puis je
prends un téton dans ma bouche. Elle se cambre, mais je la maintiens en
place.
— Bouge pas, je grogne.
Je mets une main entre ses cuisses. Nina est trempée, mes doigts glissent
tout seuls le long de son sexe et entrent en elle sans aucune résistance. Je
commence à jouer avec elle. Je pourrais bien la faire jouir avec ma langue,
mais ce n’est pas ce qu’elle cherche ni ce dont j’ai envie. Elle gémit tandis
que je commence à la doigter sans ménagement. Je lèche son téton sous son
regard et me redresse pour prendre sa bouche. Quelques secondes plus tard,
elle jouit en gémissant et en se dandinant contre ma main.
Alors qu’elle est encore alanguie, je la laisse contre le mur, fouille dans
mon jean et trouve une capote. Je reviens vers elle, elle m’accueille avec un
sourire comblé.
— Encule-moi, lâche-t-elle de but en blanc.
Je la dévisage, j’en ai croisé des filles, j’ai couché avec des tonnes de
nanas, mais en revanche celle-là, on me la sort une fois sur cent.
— T’es une dépravée toi ! je grogne.
Elle éclate d’un petit rire entendu. Elle est pire que moi ! Je la tourne
contre le mur, soulève sa robe et caresse l’arrondi de ses fesses parfaites
avant de glisser ma main sur son sexe encore humide. Je poursuis le chemin,
jusqu’à sa fente et enfonce un doigt. Elle gémit et écarte davantage les jambes
pour me laisser plus d’espace. Putain. J’ouvre l’emballage du préservatif et je
le déroule sur mon sexe.
Je remonte sa robe, sa peau se couvre de quelques frissons, je me colle
contre elle et la pénètre d’une poussée impatiente et incontrôlée. Elle lâche un
cri rauque, il y a comme un mélange de douleur et de plaisir. Elle se laisse
aller en arrière.
— Oh ! putain ! siffle-t-elle. C’est trop bon.
En attrapant ses hanches, je m’enfonce en elle jusqu’à la garde.
Merde que c’est bon.
Cambrée, elle a une main sur le mur pour tenir appui et une autre entre
ses cuisses. Elle rejette la tête en arrière et ses longs cheveux m’hypnotisent à
la seconde où ils se mettent à danser dans son dos. C’est comme une
invitation à me rendre fou. Je grogne en les attrapant et en les serrant entre
mes poings. Elle gémit à nouveau, alors j’accentue la pression.
— Vas-y ! geint-elle. Vas-y plus fort.
Je m’exécute en fermant les yeux. Grosse erreur, car la rousse qui se
dessine devant moi est différente. Sa robe est rouge. Ses cheveux sont plus
longs et plus foncés. Son corps moins parfait mais plus authentique. Et
lorsqu’elle se tourne vers moi, elle en fait pâlir l’automne de jalousie
tellement elle s’approprie ses couleurs à merveille.
Elle…
Pourquoi je pense à elle ?
Je l’ignore et je me rends compte que mes va-et-vient sont de plus en plus
cadencés. Mon cœur tambourine contre ma cage thoracique et ma respiration
est plus saccadée encore. Je rouvre les yeux à la hâte, essayant de chasser
cette image de mon esprit, ces pensées qui s’insinuent sournoisement. C’est
impossible, elle ne peut pas s’immiscer dans ma tête à ce point. Je me penche
vers Nina, elle est réelle. Je me raccroche à sa chaleur, à ses gémissements de
plaisir, à son corps offert au mien. Je donne un coup de reins, et elle crie à
nouveau.
Mao…
Je secoue la tête. Ressaisis-toi !
— Putain ! je grogne.
Je ne peux pas entendre sa voix comme ça.
Nina ne semble pas perturbée, je tire sur ses cheveux pour lui faire
comprendre que je veux qu’elle se cambre, elle s’exécute, je lèche son dos.
Me penchant davantage, je lui fais incliner la tête pour pouvoir l’embrasser à
pleine bouche. Lorsque je lâche ses lèvres, à bout de souffle, je me perds dans
un océan d’incertitudes. Le visage que je vois se transforme. Elle n’est pas
elle, elle devient elle. Je lui caresse la joue, toujours en bougeant les hanches.
— Encore, dit-elle, la bouche en cœur.
Ses lèvres se dessinent d’une jolie manière quand elle dit ça. Je
l’embrasse à nouveau, de tout mon soûl.
— Autumn… Kōyō…
— Je ne… oh, et puis, appelle-moi comme tu veux, ça vient.
Nina ondule son corps, elle m’invite à rejoindre le sien avec plus de
vigueur, à lui donner ce qu’elle cherche sans le moindre ménagement. Je
m’exécute de plus en plus rapidement, de plus en plus brutalement. Elle lâche
un cri aigu.
— Vas-y !
J’y vais, mes hanches bougent d’elles-mêmes. J’ai le sentiment de ne pas
contrôler mon corps. Quand vient la délivrance, je crie à mon tour, ce qui
m’étonne. Je ne suis jamais si démonstratif, mais le plaisir me fait autant de
bien que de mal.
— Putain, Autumn, je dis en me laissant aller contre elle.
Autumn ? Kōyō ?
Je me recule, piqué par mes propres mots, par mes propres pensées
salaces, par ce que je viens de faire. Je n’ai pas… enfin si mais…
Putain de bordel de merde, je viens de baiser cette fille en pensant à ma
meilleure amie. Je viens de jouir en imaginant Autumn…
J’ai…
Je me retire de Nina sans prévenir et m’éloigne d’elle, comme si elle était
soudain devenue toxique. Elle me lance un regard étrange tandis que je mets
le plus de distance possible entre elle et moi.
— Waouh, c’était…
Il faut que je sorte, j’ai besoin d’être seul, de me bourrer la gueule, de
faire taire ces putains de pensées.
— Casse-toi ! je gueule d’une voix étranglée.
Encore débraillée, elle m’observe bizarrement. J’ai besoin qu’elle se tire,
si je l’ai baisée, c’est parce qu’elle ressemblait légèrement à Autumn. Si j’ai
joui aussi fort, c’est parce que dans ma tête ce n’était pas elle.
Non, non, non. C’est vraiment pas possible.
Putain, qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ?
— Pardon ? dit-elle.
— Je t’ai dit de te casser fissa. Tu voulais te faire baiser, tu t’es fait
baiser, maintenant casse-toi.
Comme toutes les filles que j’envoie chier pendant mes sautes d’humeur,
elle s’énerve.
— Après ça ? T’es dingue ou quoi ?
De rage, je frappe du poing contre le mur. Elle me tape sur le système,
j’en peux plus de la voir. J’ai besoin d’air.
— Barre-toi ! j’éructe.
— Ma parole, t’es taré ou…
— Il n’y a pas de gars bien ici, ma belle. Si tu voulais les câlins, fallait
taper dans le haut de gamme. Je te baise dans les vestiaires d’un putain de
hangar désaffecté, et tu veux un câlin ?
Elle tente de nouer la ceinture de sa robe, mais elle est trop en colère ou
stressée.
— Va te faire foutre, espèce d’enculé.
Nina se tire à moitié rhabillée et se cogne contre quelqu’un. Elle lance
une série d’insultes et disparaît de mon champ de vision. Greg, qui s’occupe
des paris et de l’argent à empocher, entre alors que je suis à poil moi aussi. Je
saute dans mon jean.
— Plus de forces après ton combat ? plaisante-t-il.
Je ne suis toujours pas d’humeur, mais je tente de rester posé. J’ai envie
de me barrer d’ici et de trouver quelque chose qui me rendra hermétique à
toute pensée. L’alcool, ça me semble bien.
— J’ai toujours des forces pour baiser.
Il rit et pose une enveloppe sur la table à côté de mon sac, alors que
j’enfile un T-shirt.
— Il y a quatre mille dollars.
— Quatre mille ? Il me semble que c’était trois mille.
Greg hoche la tête.
— Il y a mille de plus pour ton combat imprévu de ce soir.
— OK, c’est cool.
Je fourre l’enveloppe dans mon sac et mes affaires sales en même temps.
Le besoin d’air se fait de plus en plus urgent.
— Merci, mec. Faut que j’y aille.
Une fois dehors, je ne me sens pas mieux. J’ai irrépressiblement besoin
que le capharnaüm dans ma tête cesse et se taise.
Chapitre 7
Autumn
— Je n’arrive toujours pas à croire qu’il nous ait fait ce plan, soupire
Lizzie.
Assise au bar du Whole, elle mange un burger alors que je bosse derrière
le comptoir ce soir.
— Que veux-tu…
Je ne sais pas bien quoi lui dire étant donné que je ne comprends pas
vraiment ce qui a pris à Mao. Il n’a pas donné signe de vie de la semaine
d’ailleurs. D’après Cade, il a pas mal picolé, sans doute parce qu’il n’avait
pas de combat pour se défouler. Je lui ai envoyé quelques messages, mais il
n’a pas répondu.
— Pour une fois que tu t’amusais bien…
— Tout va bien, Liz. C’est pas grave.
— Si, il se prend pour qui ?
Elle semble vraiment remontée contre lui.
— Mao, c’est Mao. Il est impulsif, protecteur, borné. Un brin
psychopathe aussi, mais je l’adore.
— Un peu trop, grommelle-t-elle.
Lizzie prend une frite qu’elle trempe dans le ketchup avant de se
l’enfourner dans la bouche. La regarder manger me donne faim.
— Ou alors, il était complètement aveuglé par la jalousie.
— « La jalousie » ? je répète.
— Mais carrément. Il ne voulait pas te partager, tu es à lui. Il te kiffe
grave en vrai, il a envie de toi, mais il ne te dit rien.
Sa phrase résonne dans mon esprit comme un écho, puis j’éclate de rire.
Lizzie me lance un regard en biais. Celle-là, elle est forte, elle ne me l’avait
encore jamais faite.
— Mao, me kiffer grave et avoir envie de moi ? je demande, hilare.
— Bah quoi ?
Elle hausse les épaules. Elle n’a pas l’air de se rendre compte de la bêtise
de ses propos.
— On est amis depuis toujours, on se connaît par cœur.
— Ça ne veut rien dire, puisque toi, tu le vois de cette manière.
Je rougis et mordille nerveusement l’intérieur de ma lèvre. Je me sens
toujours vulnérable quand on parle de ça. Je voulais garder ça pour moi,
j’aurais emporté ce secret avec moi dans la tombe, mais Lizzie a rapidement
découvert que j’avais un faible pour Mao. Elle a compris certains
rougissements et certains regards amoureux. J’ai nié quand elle m’a
démasquée, puis j’ai avoué qu’effectivement j’éprouvais des choses pour lui.
Heureusement, elle n’a jamais cafté.
— Il ne me voit absolument pas comme ça. Je suis sa meilleure pote,
l’épouvantail roux, Liz. Il se tape nana sur nana à longueur de temps, je ne
suis pas ce genre de fille pour lui. Je suis juste…
— Faut voir, dit-elle avec un sourire. Vous êtes tellement proches que
parfois…
Elle n’en démord pas.
— Je sais pas pourquoi on est si proches, c’est un truc qui ne s’explique
pas. Je ne suis pas certaine que les coups de foudre amicaux à sept et huit ans,
ça existe, mais on reste fusionnels depuis cet âge-là. On a vécu des choses et
on s’est mutuellement serré les coudes. Enfin, je peux t’assurer, il n’y a
absolument rien de sexuel de son côté. Ma main à couper.
— Je ne sais pas…
— Tu divagues sévère, ce soir. Le jour où Mao aura des intentions de ce
genre envers moi, je te laisse m’entraîner n’importe où pour toute une nuit.
La plus grande nuit de débauche de ma vie.
Un grand sourire se dessine sur son visage.
— Ce serait tellement génial ! Je persiste à dire que c’est bizarre. C’est
vrai quoi, il ne réagit jamais comme ça.
— Sans doute parce que je ne sors jamais, parce qu’il ne voulait pas que
ce type me jette juste après m’avoir baisée, parce que j’avais trop bu. Je ne
sais pas, mais il n’y a rien de romantique là-dedans, je peux te l’assurer. Et si,
il a déjà réagi comme ça. Au lycée, il s’est pété les phalanges en cassant la
gueule à un type avec qui j’avais couché et qui s’amusait à le raconter à tout
le monde.
— Tu crois que tous les meilleurs amis sont aussi protecteurs, toi ? Moi,
j’ai un peu de mal à croire en l’amitié fille-garçon.
Sa question me laisse pantoise.
— Je crois qu’on s’est forgé cette façon d’être depuis qu’on est gosses,
parce qu’il n’y avait que nous et qu’on ne changera pas maintenant.
— À ce rythme-là, il ne te laissera jamais te caser avec quelqu’un.
— Pour l’instant je n’ai pas envie de me caser, j’ai autre chose à penser.
Lizzie pousse un grand soupir. Je sais qu’elle voudrait que je sois plus
comme elle, que je me laisse aller plus souvent ou que je sois moins
débraillée, mais je n’y arrive pas et je n’ai pas le temps de m’occuper plus de
moi. Le comportement de Mao m’a déplu. J’ai un peu l’impression qu’en ce
moment il ne va pas bien, et je n’aime pas cette distance qu’il met entre nous
ni ses silences, c’est comme s’il me fuyait.
— Parfois, vaudrait mieux être sourd, lâche Liz d’un air faussement
dépité. Trouve-toi un mec riche qui t’entretient et le tour est joué.
Ça, jamais, plutôt crever. Je m’en sortirai seule et je sais qu’un jour toutes
ces galères seront derrière moi.
— Enfin, il n’est pas arrivé le jour où il se passera quelque chose
d’excitant dans ta vie sentimentale.
Je lui tire la langue et vais chercher deux plats en cuisine. Je les donne à
Jesse pour qu’elle puisse les servir en salle. Toujours derrière le comptoir, je
m’occupe des verres sales, essuie les propres.
— Autumn ! appelle Tim depuis les cuisines.
Je penche la tête dans l’ouverture qui nous permet de voir où il travaille
et d’attraper les plats.
— Oui ?
— Un appel pour toi. Dépêche, je crois que ça urge.
Quand on me contacte sur mon lieu de travail, ce n’est jamais bon et
soudain je me dis qu’il s’est passé quelque chose de grave. Mon cœur
s’emballe et mes mains deviennent moites. Je crains toujours le pire de toute
façon. Je vais dans les cuisines et attrape le combiné.
— Oui ?
— Autumn Falls ? me demande une voix féminine.
— C’est bien moi.
— Dustin Falls est-il de votre famille ?
— C’est mon frère, oui. Qui êtes-vous ? Que se passe-t-il ?
— Il vient d’être admis aux urgences de l’hôpital Piedmont.
Mon sang se glace. Chaque fois qu’il leur arrive quelque chose, je
panique. Et je ne peux m’empêcher de me sentir coupable. Et de haïr encore
ma mère.
— Il va bien ?
— Sa vie n’est pas en danger, mais il a été admis chez nous avec des
hématomes, quelques contusions et une légère commotion. Vous êtes la
personne à prévenir en cas d’urgence, donc je me permets de vous appeler
pour vous informer de son cas. Vous pouvez venir quand ?
Le boulot, j’essaye de réfléchir à comment faire. Je ne peux décemment
pas y aller après mon service.
— Je… attendez deux secondes, s’il vous plaît.
Tim me regarde, l’air inquiet. Il ressemble à un ours avec sa carrure
imposante, sa barbe et son épaisse chevelure marron. Le restau lui appartient,
et c’est un cuisinier hors pair. C’est lui qui me donnait des lasagnes ou de la
bouffe en échange de quelques services quand j’étais gamine. Il m’a toujours
offert une place ici. Si j’arrive à maintenir la tête hors de l’eau, c’est grâce à
lui.
— Vas-y, on s’arrangera pour tes heures.
Il est génial pour ça. C’est le genre de père que j’aurais voulu avoir. Je
l’étreins, et il me serre maladroitement dans ses bras.
— Je vais arriver d’ici une trentaine de minutes, le temps de quitter le
boulot.
— Très bien, présentez-vous à l’accueil.
Me sentant un peu perdue, je raccroche. J’ai déjà fait face à ce genre de
chose. Avery a eu l’appendicite une fois et bien sûr notre mère n’était pas là.
Dustin s’est cassé le tibia, et elle n’était pas là non plus. Et quand je me suis
foulé la cheville, c’est Mao qui s’est occupé de m’amener à l’hôpital, puis de
Avy et Dusty. Pourtant, chaque fois, j’ai peur que ça n’aille pas, de foirer
quelque chose, qu’on se rende compte que c’est moi qui m’occupe d’eux et
qu’on décide de me les retirer.
Eh merde, qu’est-ce qui a bien pu arriver à Dustin ? J’étais tellement
perturbée que j’ai oublié de demander.
— Tout va bien ? s’enquiert Tim.
Je me tourne vers lui.
— Je ne sais pas vraiment, Dustin a été admis aux urgences. Mais il a une
commotion.
Il s’avance vers moi et essuie ses mains sur son tablier.
— Va le rejoindre. Je trouverai quelqu’un pour te remplacer. Ça va aller ?
— Ça devrait.
— Bien sûr, tu es une championne. Tu as besoin de ma voiture ?
C’est un amour.
— Non, Liz est là, elle va m’amener. Je te tiendrai au courant, appelle-
moi pour les heures à rattraper.
— Ne t’occupe pas de ça, c’est pas important. File.
Je retire mon tablier et rejoins Lizzie, qui me regarde d’un drôle d’air.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Elle est inquiète elle aussi.
— Tu peux m’amener à l’hôpital Piedmont ? Dustin est là-bas.
— Oui ! répond-elle en sautant de son tabouret.
— Le temps de prendre mes affaires, et on y va.
Dustin dort depuis plus d’une heure. Comme il avait mal à la tête, ils lui
ont donné un peu de cachets contre la douleur. J’aurais pu rentrer à la maison,
mais j’avais envie de rester près de lui. Il semblait soulagé de m’avouer son
secret et, moi, je suis terrifiée à l’idée qu’il puisse à nouveau subir ça. Je me
redresse, fatiguée, mais n’arrivant pas à dormir. J’ai l’esprit qui bouillonne, je
pense à trop de choses à la fois. Il est temps que j’aille me prendre un café. Je
quitte la chambre en silence et avance dans les couloirs. L’hôpital est flippant
de jour, la nuit il est encore moins rassurant. Les lumières sont éteintes, seuls
les points d’accueil sont éclairés, sans doute pour ne pas réveiller les patients.
Certains membres du personnel ont l’air de zombies, et d’autres personnes
semblent errer ici comme des âmes en peine. Un film d’horreur dans un
hôpital, ça serait terrifiant. Je trouve finalement un distributeur de boissons
chaudes. J’insère une pièce dans la fente et me commande un café bien noir.
Tenant mon gobelet d’une main, je sors mon téléphone de ma poche. J’ai
besoin d’entendre sa voix, de me sentir soutenue.
Je l’appelle, mais après quelques sonneries, je tombe sur son répondeur.
— Salut, Mao. C’est moi… je… Je te dérange sûrement. Je suis à
l’hôpital Piedmont, et cet endroit est sinistre de nuit. Enfin… j’y suis pour
Dustin et j’avais juste besoin de parler un peu. Il est dans un sale état mais
rien de grave. Je pense y rester pour la nuit et… Je ne sais pas où tu as passé
toute cette semaine, mais prends soin de toi, Maoko.
Je glisse mon téléphone dans la poche de mon jean et bois une gorgée de
café. Bien qu’il soit bouillant comme je l’aime, le goût est infect. J’ai
l’impression de boire du jus de chaussette. Je le jette dans la poubelle à côté
du distributeur de boissons et prends un soda.
En silence, je me dirige vers la sortie. J’ai besoin d’un peu d’air et d’une
clope aussi. Mais je n’en ai pas. Décidément. Je fume très peu, en de très
rares occasions ou dans des situations de stress, je n’achète donc jamais de
paquet. En général, il y a toujours quelqu’un à côté de moi qui m’en donne
une.
Je passe par l’accueil des urgences pour sortir, il y a un peu de monde. Je
m’arrête devant le guichet d’une jeune femme, pour lui demander combien
risquent de coûter l’hospitalisation et les examens de Dustin. Elle regarde sur
son ordinateur, puis lève les yeux vers moi en réajustant ses lunettes rondes.
— S’il sort demain matin, il faudra compter deux mille cinq cents dollars.
— D’accord. Merci…
Deux mille cinq cents dollars… Fait chier.
Je ne sais pas comment je vais faire pour me procurer cet argent. C’est
déjà difficile à la fin du mois d’y arriver. Tim a d’autres employés, et je
refuse de lui demander une avance sur mon salaire, ça ne ferait que nous
mettre dans la merde le mois prochain. Je pourrais danser pour ma patronne,
au sex-shop. Mais je refuse de faire ça, d’en arriver là. Je dois trouver un
autre moyen de réunir ce fric.
Bien que je ne puisse pas fumer, l’air frais me fait du bien et me revigore
un peu. Je m’appuie contre le mur en réfléchissant à une solution. Jusqu’à
maintenant quand nous étions dans la merde, on a toujours su s’en sortir. Je
vais trouver. J’attrape mon portable, pas de nouveau message.
Je me demande ce que fout Mao. Il a toujours eu une vie de déluré, mais
j’ai l’impression qu’en ce moment c’est pire que d’habitude. Dire qu’il m’a
reproché de me conduire comme une gosse, alors qu’il ne sait pas s’arrêter
rien qu’une journée. C’est comme cette absence depuis une semaine…
— Kōyō…
Je relève la tête, sortant brusquement de mes pensées, et je croise les yeux
noirs de mon meilleur ami. Il a une mine fatiguée, un look de sortie de lit. Il
devait probablement être avec une fille. Finalement, je ne sais plus si c’est
une bonne chose de l’avoir appelé.
— Ça va ? demande-t-il d’une voix grave.
Il a l’air bizarre. Je n’attendais pas d’effusions de sa part, mais le fait
qu’il reste loin de moi, en tirant la tronche du type qui n’a pas envie d’être là,
c’est pire encore.
— Oui, ça va.
J’ai l’impression que ça fait une éternité qu’on ne s’est pas vus. Il a beau
être là, je me demande seulement s’il en a envie.
— Comment va Dustin ?
— Il est dans un sale état, mais ça devrait aller. Il…
— Quoi ?
— Des gars s’en sont pris à lui pendant qu’il était en train d’emballer un
mec.
— « Emballer un mec » ? répète Mao.
Je hoche la tête. Il me regarde étrangement. Lui non plus ne semblait pas
s’y attendre. Est-ce que j’ai fait la même tête quand Dustin me l’a annoncé ?
Je ne sais pas s’il y a un comportement idéal lorsqu’on annonce ce genre de
chose. Les gens ont tendance à dire « c’est pas grave ». Bien sûr que ce n’est
pas grave.
— Il est gay.
— Et alors ?! soupire Mao. Bon sang, j’ai cru que t’allais me dire un truc
grave. Qu’est-ce qu’on s’en fout qu’il préfère les mecs ?
Il arrive à me faire sourire, et je le reconnais bien là. Il est tolérant. Je lui
dirais que j’ai assassiné quelqu’un qu’il serait toujours Mao et verrait quelque
chose de positif là-dedans.
— Je suis bien d’accord, mais il a été tabassé pour ça.
— Tu veux que j’essaye de les retrouver ?
Sa question est sérieuse. Et même si je lui avais posé la même, je sais que
Mao aurait voulu tenter de venger Dustin. Et ce genre de chose peut mal finir.
— Non, Dustin ne préfère pas. Je veux laisser cette énième merde
derrière nous. Ça ne devrait pas se reproduire, je pense.
— Comme tu veux, soupire-t-il d’un air contrarié.
J’acquiesce, et le silence qui s’ensuit me rend mal à l’aise. Normalement,
ça ne m’arrive jamais avec Mao, on a toujours quelque chose à se dire.
— Tu aurais une clope ? je demande.
— Ouais, je dois avoir ça.
Il fouille dans la poche intérieure de sa veste et en sort un paquet ainsi
qu’un briquet. J’en prends une, alors qu’il appuie sur le briquet et s’approche
de moi. Je sens alors quelques effluves de whisky. Une fois qu’elle est
allumée, je tire sur la cigarette en levant les yeux au ciel. C’est une nuit sans
étoiles.
— Je suis venu dès que j’ai vu ton message.
— Alors tu n’as ni perdu ton portable ni mon numéro de téléphone, je
raille d’un ton ironique.
Il se passe une main dans les cheveux. Il me donne l’impression d’être
perturbé par quelque chose. J’ignore ce qu’il a, mais on dirait qu’il n’a pas
vraiment envie d’être ici.
— Ouais… j’ai eu une semaine compliquée.
— Compliquée ? Le nez dans l’alcool et le cul des filles ?
— Je ne fourre pas mon nez dans le cul des nanas, râle-t-il. Je ne suis pas
un clebs.
— Au temps pour moi, tu y fourres autre chose. Écoute, si tu ne voulais
pas être là, fallait juste m’envoyer un message. Je t’ai pas demandé de quitter
ta bouteille ni ta copine.
— Je t’ai dit que je serais là si tu as besoin de moi.
Je fais tomber la cendre dans le cendrier.
— T’as pas vu ta tronche alors ! Tu tires la gueule, tu dis pas un mot. Tu
as sûrement picolé. Je ne sais même pas ce que tu fous là.
— Je suis là parce que t’as appelé.
Sa nonchalance et son manque d’amabilité me donnent envie de le
frapper et de le pousser à me dire ce qui le rend encore plus antipathique que
d’habitude. J’aurais préféré entendre qu’il était là parce qu’il en avait envie,
pas parce qu’il lance des promesses toutes faites.
— J’avais envie de causer à mon meilleur pote, pas à un gars bourré et
distant, OK ?
— Me prends pas la tête. Je suis pas bourré.
— C’est drôle d’entendre ça, venant de la part d’un type qui a foutu en
l’air ma soirée l’autre jour.
— Tu vas remettre ça sur le tapis ? grommelle-t-il.
— Non, j’ai fini. Rentre chez toi, Mao.
Je suis tellement déçue et confuse que j’en tremble. Je pensais que le voir
allait me faire du bien, mais je me sens encore pire. Je tire sur la cigarette
avant de l’écraser dans le grand cendrier et de lui tourner les talons.
Chapitre 8
Mao
Autumn
— Kōyō…
Je me laisse aller dans ses bras, alors qu’il m’attire sur ses genoux. Ses
mains glissent sur mes cuisses, me caressent. Je n’ai jamais ressenti autant de
douceur et de sensualité.
— Tu sais que… Kōyō ?
Kōyō ?
Quelque chose me bouscule, me perturbe, et l’image que j’ai devant les
yeux s’effrite. Je sors soudain de mon sommeil en sursautant. Mon Dieu,
j’étais en train de rêver. J’ouvre les yeux en grand, même si la lumière me fait
mal, et je croise le regard de Mao. Torse nu, les cheveux humides, juste vêtu
d’un bas de jogging, il est troublant. Je rougis quand il sourit. Puis je me
rappelle ses mots d’hier soir…
— Doucement, dit-il. Prends ton temps.
J’ai bu une deuxième bière hier soir et comme j’avais une insomnie, j’ai
rangé tout son appartement. J’avais besoin de faire quelque chose, de
canaliser un peu le doute qui m’assaillait. J’ai dû m’endormir au matin.
— J’ai fait du café, tu en veux ?
Après avoir hoché la tête, je m’étire et le rejoins à la cuisine.
— Tu veux que je te prépare quelque chose ?
Je me sens trop nouée pour manger quoi que ce soit. Et comment peut-il
être aussi frais et matinal alors qu’il était murgé comme pas possible ?
— Je pensais que tu serais partie à mon réveil.
— Ça t’aurait arrangé, je raille.
— Pourquoi tu dis ça ? demande-t-il en me regardant par-dessus son
épaule.
— Rien…
Ses mots sont toujours gravés dans mon esprit. Je n’arrive pas à les
oublier. J’ai du mal à le regarder en sachant cela.
— Merci d’avoir rangé l’appartement, tu n’aurais pas dû. Je…
— C’était une turne !
Enfin, j’ai fait tellement pire dans ma vie. Il a un air sincèrement désolé.
Il se sent coupable.
— Je suis désolé, tu sais. Encore…
— « Désolé » de quoi ?
— Pour ces derniers jours, pour hier surtout…
Peut-être qu’il va parler de ce qu’il a dit.
— Je suis désolé d’être un ami aussi con et pitoyable. Je sais que tu
galères avec ta mère, je n’avais pas envie de te la rappeler.
En fait, non…
— Ah…
Je n’arrive pas à masquer ma déception.
— Quoi ? lance-t-il en se tournant vers moi.
Il s’avance avec deux tasses à la main et les pose devant nous. J’essaye de
ne pas fixer son torse.
— Rien.
— Je vais arrêter.
J’ai envie de rire. Comme si…
— « Arrêter » quoi ? C’est ton mode de vie. Tu te bats, tu picoles et tu
baises. Tu comptes arrêter ça ?
— Au moins de boire comme un connard pour rien. Je n’ai pas envie de
te perdre ni de te faire du mal pour des conneries.
Je me mordille la lèvre. Je me sens tellement perturbée par sa présence, sa
proximité, ses mots. Il m’a dit qu’il avait pensé à moi pendant qu’il
s’envoyait en l’air, et il compte toujours le faire ? C’est moi ou il y a un
problème ? Non vraiment, je ne comprends pas.
— Tu te souviens, ce que tu m’as dit hier ?
Il me regarde bizarrement.
— Je ne sais pas, non. Je me souviens que tu as gueulé à propos de ta
mère, mais c’est tout. J’ai pas mal bu… je t’ai blessée ?
— Non, mais tu vas continuer de baiser des nanas en pensant à moi ou
pas ?
Ses grands yeux noirs s’écarquillent.
— Tu… quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je ne fais que répéter tes mots !
— Je n’ai…
— Tu as dit ça, certes avec un gros coup dans le nez, mais tu l’as dit,
Mao. Et si toi tu joues les amnésiques, moi je n’ai pas oublié.
Il se frotte les cheveux. Il est clairement perturbé, au moins autant que
moi.
— Bon sang, ça fait des jours que tu bois, que tu ne me parles pas. Il a
fallu que je t’appelle à cause de Dustin pour que tu viennes, sinon tu aurais
continué à m’ignorer. Cartes sur table, Mao, comme toujours.
— Je n’ai…
— Putain, tu te rends compte qu’on n’arrive plus à être comme avant tous
les deux ?
Un rictus lui échappe.
— Tu veux que je te dise quoi ? rugit-il. Que j’ai pensé à toi pendant que
je m’envoyais en l’air avec une nana ? Ouais, c’est arrivé, putain de merde, je
l’ai prise pour toi pendant que j’étais en train de la baiser.
La rage dans sa voix me donne des frissons.
— Je…
— C’est impardonnable. Je n’arrive pas à l’oublier. J’ai picolé pendant
une semaine et je t’ai évitée, parce que c’est pas normal que je ressente ça.
Son ton est tellement acerbe que j’en tremble. Et son visage est
méconnaissable. On dirait que la colère l’habite, qu’elle a pris possession de
lui.
— « Pas normal » ? je dis d’une petite voix.
— Non, c’est pas normal. Je ne peux pas ressentir ça, tu es ma meilleure
amie. Tu es bien trop sacrée à mes yeux. C’est sale…
Son regard suffit à me blesser comme jamais. Il est celui qui me protège
de tout et des méchants depuis toujours. Je déglutis, j’ai mal au cœur, à
l’âme. Je crois que je n’ai jamais rien entendu d’aussi vexant, et pourtant j’en
ai entendu des choses. Il trouve ça sale d’éprouver de l’attirance pour moi ?
Je me sens souillée, stupide. Les mots me manquent, je n’arrive pas à parler,
mais je suis fière de moi, les larmes ne coulent pas. La déception m’empêche
de pleurer.
— Je crois qu’il vaut mieux qu’on ne se voie pas, le temps que je
retrouve mes esprits.
Plus il parle et plus je le déteste.
Plus il parle et plus j’ai envie de m’enfouir six pieds sous terre.
Hier soir, je l’avoue, j’étais heureuse quelque part, je me disais que je
n’étais peut-être pas la seule à ressentir ça, maintenant je n’arrive même pas à
exprimer ce que j’ai dans le cœur. Tout me semble sale. J’ignorais que j’étais
répugnante à ce point, et la brusque réalité est suffocante.
— Parce que picoler et avoir une vie de débauché, c’est plus sain que
d’avoir de l’attirance pour moi ?
Mes mots sont hésitants, ma voix tremble, mais au moins, j’ai réussi à
parler. Je le fixe toujours dans les yeux en attendant sa réponse. Son visage
reste crispé et tendu.
— Ouais, parce que c’est malsain de ressentir ça. Je ne peux pas accepter
ça. Tu es ma meilleure amie, ma connexion avec la réalité, je peux pas avoir
envie de te baiser. C’est contre nature.
J’ai l’impression d’étouffer à chaque fois qu’il parle. Je me sens
probablement comme ces filles qu’il laisse tomber après utilisation. Sauf
qu’elles, elles…
— Je comprends…
— Tu voulais qu’on mette cartes sur table. C’est fait…
J’ignore pourquoi, mais je souris. Sans doute pour masquer le tourbillon
d’émotions qui me ravage de l’intérieur.
— Au moins, il n’y a plus d’ambigüité.
Après avoir tourné les talons, j’attrape mon sac dans le salon.
— Autumn…
— Ne plus se voir, c’est bien, je crache. Tu pourras retrouver tes esprits.
J’évite de le regarder, c’est trop dur pour moi. Il faut vraiment que je
sorte parce que je sens que le chagrin va me faire exploser d’un moment à
l’autre, et même s’il me connaît par cœur, même s’il sait que je suis triste, je
n’ai pas envie qu’il voie mes larmes.
— Kōyō…
La porte claque derrière moi quand je quitte son appartement. Une fois
dans le couloir, je cours jusqu’aux escaliers et j’ouvre brutalement les vannes
de mon chagrin sans maîtriser les sanglots qui m’échappent.
Chapitre 10
Mao
Perdu, je fixe nos deux tasses pleines. Je n’ai rien compris. Elle m’a
balancé cette bombe en pleine gueule comme un putain d’uppercut et elle m’a
foutu absolument K-O. Je ne me rappelle pas lui avoir avoué ça, mais comme
je ne l’ai dit à personne, ça a dû m’échapper à un moment quand elle me
sermonnait dans la chambre avant que je m’endorme. Comment j’ai pu être
aussi négligent ? Ces mots n’auraient jamais dû franchir mes lèvres, elle
n’aurait jamais dû être au courant.
Je frappe violemment mon poing contre le mur. Putain de merde ! Il faut
que je m’occupe, que je fasse quelque chose avant de péter un plomb et de
me laisser ensevelir. Je me dirige vers la seconde chambre de mon
appartement, transformée en salle de sport. Il y a un banc de musculation, des
haltères et quelques vieux cartons sur le lit. J’enfile mes gants, sans prendre
le temps de mettre des bandes, et me place face au mannequin
d’entraînement. Je lui envoie un coup, puis un autre et encore un. Il m’en faut
beaucoup plus…
Et maintenant ?
Maintenant je suis là comme un connard et je ne sais quoi faire. Je viens
de foutre ma meilleure amie à la porte, je l’ai dénigrée comme jamais. Mais
qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? L’embrasser ? La sauter ?
Non ! Jamais.
J’envoie un violent crochet du gauche et le mannequin titube.
Je m’en veux d’être aussi faible, d’être celui qui fait tout foirer, encore…
Je ne peux pas éprouver ce genre de chose pour elle. Ce n’est pas normal.
Entre nous c’est beaucoup plus que de la baise et des pensées débridées.
Je frappe encore.
Autumn n’est pas comme ça, je ne dois pas la voir de cette manière. Je
dois trouver le moyen d’effacer toutes les pensées impures que j’aie à son
égard et ce trouble qui m’envahit et commence à me rendre dingue. Elle est
ma meilleure amie depuis toujours, celle que je protège des autres, y compris
de moi. Elle est intouchable, interdite.
Je ne sais pas si c’est les coups que je me suis pris dans la gueule qui me
font dérailler aujourd’hui ou si c’est l’alcool qui me rend con, mais je dois
faire quelque chose. Trouver le moyen que ça cesse et recouvrer mes esprits.
Autumn, c’est non. Définitivement non.
Je ne peux pas.
Il faut que je me calme. Je ne peux pas dérailler alors qu’elle est
infaillible.
Autumn…
Mais quand même, la mettre à la porte, lui dire qu’on ne doit plus se
voir… j’ai besoin d’elle dans ma vie. Son amitié, notre amitié est plus
importante que tout. Et je viens peut-être de tout foirer. Pour de bon cette
fois-ci.
Je devrais sans doute consulter un psy, essayer de parler à quelqu’un,
parce que la dernière fois que j’ai essayé de baiser avec une fille, je n’ai pas
réussi à bander. Et quand je suis allé rendre visite à Autumn et qu’elle s’est
mise à manger ce foutu bonbon, j’étais…
Je sens soudain mon sexe durcir à cette pensée.
— Merde ! je crie. Putain de merde !
Je balance une série de coups de poing dans le buste et la tête du
mannequin avec une telle violence que mes bras me semblent déjà lourds et
douloureux, mais je continue de me défouler, quitte à m’en briser les os de la
main ou me déchirer les ligaments. C’est tout ce que je mérite pour les
impuretés qui me bouffent…
Il est tard à mon réveil et j’ai l’impression d’avoir un picvert dans la tête.
Pourtant, je n’ai pas bu une goutte d’alcool aujourd’hui. Ça fait deux jours
que je m’anesthésie la gueule en défonçant mon mannequin comme un taré.
Mon corps est engourdi, mes mains sont douloureuses, mes jointures sont
rouge vif et en sang par endroits. Je n’y suis pas allé de main morte, mais
j’avais besoin de ça pour aller mieux.
Est-ce que je vais mieux ? Pas vraiment non…
Je me redresse et sors de la pièce pour aller à la salle de bains. Je me
glisse sous le jet d’eau chaude. J’y reste un moment, même si j’ai
l’impression d’être cassé autant physiquement que mentalement.
Je n’arrive pas à penser à autre chose qu’à Autumn. Je dois sortir de chez
moi, ça va me faire du bien de prendre l’air. Il faut que je discute avec
quelqu’un.
Cade. C’est son jour de congé aujourd’hui. J’enfile des fringues après
m’être séché et attrape mon téléphone portable.
T’es chez toi ? On peut se voir, mec ?
J’arrive.
Autumn
Mao
Autumn
Salut, Kōyō !
Je m’assieds sur mon lit en souriant. Depuis deux jours que nous avons
échangé ce baiser, je ne pense plus qu’à ça. Et je ne sais pas bien si je dois en
espérer quelque chose ou pas. J’ignore quel est l’avis de Mao. Il a pété un
plomb pour quelques pensées salaces, alors pour un baiser… Mais il vient de
m’envoyer un message, donc peut-être que tout va bien.
Salut.
Tu es bien rentrée ?
Oui, à l’instant.
La dernière fois qu’il m’a envoyé un texto pour me demander ça, il venait
de baiser une nana. Est-ce que je dois m’en inquiéter ?
Désolé de ne pas t’avoir ramenée, je me suis endormi.
Et pourquoi tu es réveillé donc ?
Et donc ?
Donc quoi ?
Disons que ce serait extrêmement malpoli pour la demoiselle à qui j’envoie des textos en même temps.
Je sens un petit sourire naître sur mon visage. J’aime l’idée qu’il ne
couche plus avec des filles, parce qu’il pense à moi, j’aime aussi qu’il ne
boive plus, car je le lui ai demandé.
Quelles activités ?
Je réponds aussitôt :
Ah bon, mais tu aimes pourtant ça.
Quoi ?
Maoko, tu es un beau connard. Je serais moins fatiguée que si je débarque chez toi pour te tirer les vers
du nez.
Tu t’es insinuée dans mon esprit, et je ne parviens pas à penser à autre chose qu’à toi. J’ai essayé, mais
c’est peine perdue, je le sais. J’ai déjà baissé les armes.
C’est comme si je venais d’ouvrir les yeux sur quelque chose que j’avais déjà devant moi depuis
toujours. Quand on s’est embrassés, je me suis dit que ça me donnerait la sensation d’embrasser ma
sœur, parce que je te connais par cœur. En vrai, c’était une putain de révélation, Kōyō.
Je devrais lui répondre quelque chose, mais je n’y arrive pas. J’ai du mal
à croire tout ce que je lis, je ne parviens même pas à décrire ce que je ressens.
J’ai l’impression de flotter, de rêver. Espérer quelque chose, croire que ça
n’arrivera jamais et puis soudain…
Révélation ?
J’aimerais qu’il soit là, qu’il me dise tout ça de vive voix. J’aimerais
recommencer à l’embrasser et plus encore.
Ouais. J’ai envie de t’embrasser encore, de m’en rendre complètement ivre, de te rendre folle. Je n’en ai
pas eu assez et j’en veux beaucoup plus.
C’est une bonne manière d’être ivre. Je ne t’en priverai pas en tout cas.
Putain… c’est hallucinant d’en arriver là, alors que pendant des années c’était différent. Mais depuis
cette soirée au 11929 et maintenant ce baiser, je n’arrive pas à concevoir de faire autrement.
Je relis son dernier texto à plusieurs reprises. Est-ce que notre relation
vient soudain d’évoluer de meilleurs amis à amants ?
On est liés l’un à l’autre depuis toujours, mais ce lien vient de se transformer en quelque chose de
nouveau. Tu es ma meilleure amie, mais je veux plus. Je veux être ton tout.
En m’allongeant sur mon lit, je ferme les yeux. J’ai envie de hurler, de
crier combien je suis heureuse.
Bien. On devrait sortir s’amuser avec Cade et Lizzie. Leur montrer que tout va bien entre nous.
Et leur dire ?
Je rougis et tourne les yeux vers ladite robe, qui est accrochée sur un
portemanteau. Juste parce que je sais maintenant qu’elle le rend dingue. J’ai
envie de lui répondre non pour l’emmerder un peu, mais je reçois déjà un
autre message.
Maintenant, va te coucher. Oyasumi, Kōyō.
Mao
Autumn était juste sublime en sortant de chez elle, elle l’est toujours
quand elle pénètre dans le couloir du 11929. Peut-être encore plus, car elle
fait semblant d’être seule, alors qu’elle est à moi. Je ne l’ai pas embrassée
dans la voiture, j’aurais dû, car j’en meurs d’envie maintenant. Elle est sexy
sans chercher à l’être, et je n’en reviens pas de ne m’en rendre compte que
maintenant… Je crois que cette robe est un poison et qu’il s’infiltre
doucement dans mon sang et dans mes veines. Elle m’a ouvert les yeux et
maintenant que je vois clair, elle me rend fou. Je me demande ce qui me
retient de l’attirer à moi et de l’embrasser comme un dément. J’en ai
terriblement envie, putain. Avec sa robe rouge, ses talons noirs et ses cheveux
qui lui tombent sur les épaules, elle est sublime. Et cette fois-ci, elle est
habillée comme ça pour moi, ce qui bien sûr n’aide pas à me calmer.
Ce soir, j’ai envie qu’elle s’amuse, qu’elle rigole. La dernière fois, ça ne
s’est pas très bien fini. À cause de moi, je le sais, mais déjà là, je voulais
qu’elle n’appartienne à personne.
Il y a du monde. Peut-être que j’aurais dû l’emmener dans un endroit plus
calme tout compte fait. À vrai dire, cette situation est déroutante, je la connais
tellement et pourtant je ne sais pas comment me comporter. J’aurais dû lui
proposer qu’on ne se retrouve qu’à deux. Mais maintenant qu’on est ici,
autant en profiter et changer le dernier souvenir qu’elle a de cet endroit.
Je sors mon portable quand je le sens vibrer dans ma poche.
— Ils sont à l’étage, je dis près de son oreille.
Elle sourit et rougit en hochant la tête. Je range mon téléphone dans la
poche de mon jean. Je la suis dans l’escalier et je n’arrive pas à dévier mon
regard d’elle. C’est impossible. Son dos nu, ses jambes infinies… je me
demande ce qu’elle porte en dessous. Bon sang, c’est la première fois que je
pense à ces choses-là et ça m’excite.
— Ici ! s’écrie Lizzie. On est ici.
Autumn accélère le pas, elle prend Lizzie et Cade dans ses bras.
— C’est cool de vous voir rabibochés tous les deux, lance Cade en me
serrant la main.
Si tu savais…
— Quant à toi, le bar a fait moins de bénéfices cette semaine. Tu devrais
avoir honte de laisser la boutique couler.
— J’essaye de préserver mon foie.
— Tu l’as tué depuis longtemps. J’espère que tu vas te rattraper ce soir.
— Je ne paierai pas tes consos à l’œil, mec.
Il ricane. Je laisse passer Autumn pour qu’elle s’asseye et je me pose à
côté d’elle. Pourquoi me suis-je installé des milliers de fois à côté d’elle sans
avoir envie de glisser mes mains sur ses cuisses et pourquoi en ai-je
irrépressiblement envie maintenant ? Je suis un crétin.
— Alors, vous avez fait la paix ? ricane Lizzie.
Je sors de mes pensées.
— Disons que ma mère est rentrée, dit Autumn, et j’ai dû appeler Mao.
Elle est stupéfiante de conneries, elle ne peut pas s’en empêcher…
C’est une partie de la vérité. L’autre partie, c’est que nous essayons une
nouvelle phase de notre relation.
— C’est vrai ? demande-t-elle.
Autumn hoche la tête. Elle n’est pas enchantée du retour de sa mère.
Encore une fois, celle-ci gâche la vie. Autumn fait tous ces efforts pour
Dustin et Avery, mais je ne sais pas comment elle parvient à la supporter.
Moi, il y a bien longtemps que je me serais barré.
— Vrai de vrai, répond Autumn.
— Ça faisait combien de temps ?
— Presque un mois.
— Putain, siffle Cade.
— Mais pourquoi tu ne m’as rien dit ! soupire Lizzie.
Elle a l’air vexée. Moi, je suis heureux qu’Autumn soit venue vers moi.
Juste moi.
— Même si c’est moi qui ai lancé la conversation sur elle, je n’ai pas
envie d’en parler. Je suis ici pour m’amuser, alors elle va se faire foutre.
— Bien parlé ! je dis.
Elle sourit sans me regarder.
— Tu as raison, ajoute Lizzie. Qu’elle aille au diable. On se commande
des boissons, je meurs de soif.
— Allons-y ! répond Cade avec entrain.
Je me demande parfois s’ils n’ont pas envie qu’il se passe un truc entre
eux. Je suis certain qu’ils s’entendraient à merveille, parce qu’ils se taquinent
de plus en plus et qu’ils se ressemblent un peu niveau caractère et mode de
vie.
— Alors, quoi de neuf ? demande Autumn.
— D’abord, on prend à boire, ensuite on cause.
Cade interpelle une serveuse et commande pour tout le monde. Il a l’air
en forme ce soir.
— J’ai une grande nouvelle, lâche-t-il une fois la serveuse partie.
Je ricane, je me demande ce qu’il va nous annoncer. Il me regarde en
souriant.
— Quoi ?
— Rien, je réponds. J’attends.
— Mes parents ont enfin quitté notre maison à Jacksonville pour leurs
vacances à Tahiti, on pourrait y passer quelques jours.
— Qui ça « on » ? demande Lizzie.
— Bah, nous tous.
— Maison avec vue sur la plage, jacuzzi. De quoi s’éclater comme des
dingues. J’ai une semaine de vacances dans une quinzaine de jours. On
pourrait y aller quelques jours.
Je sais déjà que c’est mort. Pour Autumn du moins. Et je ne pars pas sans
elle.
— Je pourrais peut-être m’arranger avec le planning pour rattraper mes
heures, réfléchit Lizzie.
— Toi, tu n’auras pas encore repris tes cours d’archi à l’université, dit-il
en me fixant. Quant à toi, tu ne peux pas faire un effort pour une fois ?
ajoute-t-il en se tournant soudain vers Autumn.
— Je galère à m’organiser une sortie le soir, et tu penses que je peux
quitter mon job tout un week-end ?
— J’irai parler à tes boss.
— Non, je ne peux pas laisser Avery et Dustin tout seuls à la maison avec
ma mère.
— T’es pas drôle, bougonne-t-il.
— Je sais.
— D’autant que si tu viens pas, lui non plus, j’imagine.
— Ça c’est indépendant de ma volonté, lance-t-elle dans un ricanement.
— De toute façon, dès que je propose un truc, c’est de la merde.
J’éclate de rire. Autumn et Lizzie aussi. Il essaye de faire le malheureux
mais il finit par esquisser un sourire.
— Ça s’organise des choses comme ça, mec ! Dans deux semaines, j’ai
un combat.
— Je sais, j’avais juste envie de m’éclater un peu.
— On va s’éclater ici.
— Désolée, minaude Autumn. La prochaine fois, je ferai un effort.
Elle dit ça, mais je la connais par cœur, elle n’y arrivera pas. Pourtant, je
sais qu’elle essaye, qu’elle aimerait, mais prendre soin de Dustin et Avery,
c’est une seconde nature chez elle. Autumn en a besoin, comme elle avait
besoin qu’on prenne soin d’elle, ce que j’ai fait à la seconde où nous sommes
devenus amis. Elle ne peut pas les quitter, car ils ont grandi ensemble, de
cette manière, dans leur cocon, et c’était la seule façon pour eux de survivre.
Cade lui sourit et l’attire dans ses bras pour l’embrasser sur le front. Je ne
dis rien, c’est purement amical, mais je déteste qu’il fasse ça, qu’il la touche.
— T’en fais pas, ma belle. C’était juste une idée en l’air. On ira s’éclater
dans ta piscine.
La serveuse arrive finalement et pose les verres devant nous. Tout le
monde attrape le sien. On trinque, et je bois une gorgée. Je me contenterai de
ce seul verre pour l’instant, j’ai envie d’être sobre pour Autumn. Elle
s’humidifie les lèvres, et tout à coup j’aimerais beaucoup l’y aider. J’essaye
de ne pas trop la regarder, et de penser à autre chose qu’à elle, mais ça
s’avère plus compliqué qu’il n’y paraît.
— C’est où ton combat ? demande Lizzie.
— Je ne sais pas encore, je le saurai le jour même.
— J’ai trop envie de venir.
— On ira ensemble, annonce Autumn. Comme ça tu découvriras une
partie de la vie secrète du Ninja d’Atlanta.
Lizzie exulte de joie.
— Génial !
Ça fait longtemps qu’Autumn n’est pas venue me voir combattre. Et je
dois dire que ça m’arrangeait, je n’ai pas spécialement envie qu’elle traîne
dans ces coins délabrés, ce n’est pas un lieu pour elle. Entre les machos, les
types qui se battent dans le public pour rien… on ne sait jamais. La dernière
fois qu’elle était là, j’ai perdu et j’ai fini à l’hosto pour quelques côtes cassées
et pas mal de bleus partout. Elle n’aime pas que je combatte, elle a crié ce
soir-là, prétextant que j’allais en mourir un jour… Ma vie n’a jamais
vraiment eu d’importance, mon père me l’a vite fait comprendre. Elle en avait
uniquement quand Autumn était là, car elle m’en donnait. À côté d’elle, je me
suis toujours senti spécial et encore aujourd’hui. Malgré tout, j’ai besoin de
ce sport, de faire quelque chose pour ces pulsions colériques qui me
pourrissent l’esprit parfois. Qu’elle propose de venir assister à un match
montre qu’elle croit en moi et que je ne peux pas la décevoir.
Autumn
Mao
2. Les momiji manju sont des gâteaux en forme de feuilles d’érable fourrés à la pâte de haricots rouges sucrée. On
ne les mange qu’en automne au Japon.
Chapitre 17
Autumn
Mao
Comme il fait beau et qu’il règne une chaleur étouffante le dimanche qui
suit, on décide de faire un barbecue chez Autumn pour profiter du jardin et de
la piscine. On ne s’est pas vus beaucoup cette semaine à cause de son boulot
et, depuis que sa mère est revenue avec son gugusse, elle est un peu
renfermée. Je sais qu’elle a certaines craintes et qu’elle espère que sa mère
reparte vite. Autumn a toujours du mal à digérer qu’elle lui ait volé son
argent. Je sais aussi qu’elle n’aime pas ce gars que sa mère a ramené. Je lui ai
proposé plusieurs fois de venir dormir à l’appartement, mais elle ne veut pas,
elle préfère être près de Dustin et d’Avery, ce que je comprends.
En attendant, je compte bien profiter d’elle aujourd’hui et essayer de lui
faire passer une bonne journée par la même occasion. J’ai aussi pour idée de
faire un petit plongeon dans la piscine rien qu’avec elle, mais il y aura sa
famille, nos potes, et les idées que j’ai en tête sont interdites au moins de dix-
huit ans et aux voyeurs. Peut-être plus tard dans la soirée.
Il n’est pas loin de midi quand je frappe à la porte. J’ai apporté pas mal de
trucs à manger et à boire. C’est Avery qui m’ouvre.
— Salut, Mao ! dit-elle joyeusement.
Je l’enlace. Elle grandit, elle devient une vraie jeune femme. Dire qu’elle
n’avait que cinq ans quand je l’ai rencontrée.
— Comment tu vas ?
— Bien.
Alors qu’il fait au moins trente degrés, elle porte un gilet au-dessus de sa
robe.
— T’as pas chaud ? je demande.
— Non, sans quoi je l’enlèverais.
Je ricane tout en la suivant vers la cuisine.
— Un point pour toi.
— Je sais, répond-elle en souriant.
C’est quand Avy est là que je prends conscience du degré de déni dans
lequel j’étais quand j’ai repoussé Autumn. Avery est vraiment une petite
sœur pour moi, alors qu’Autumn, ça a toujours été autre chose, différent. Je
pose mes sacs sur la table quand je remarque que leur mère est là. Je l’avais
oubliée celle-là. J’espère qu’elle ne va pas nous gâcher la journée.
Elle me regarde de la tête aux pieds. J’en fais autant. Autumn n’avait pas
menti, elle est triste à faire peur. Son visage est bouffi, mais elle ne doit pas
peser plus de cinquante kilos. Lorsqu’elle finit son inspection, elle sourit. Un
sourire salace. Elle me dégoûte.
— Tiens, tu es encore et toujours là, toi ! me lance-t-elle d’un air qui se
veut humoristique.
Je sais bien qu’elle préférerait que je ne sois pas là, mais il n’est pas né
celui qui m’éloignera de cette famille, qu’elle en fasse partie ou pas.
— Et toi, tu es revenue, je raille.
Son petit sourire disparaît. Je ne tutoie jamais les gens plus âgés que moi
ou ceux que je respecte. Il y a bien longtemps que je n’ai plus aucun respect
pour elle, je me demande même si j’en ai déjà vraiment sincèrement eu. Elle
a fait trop de mal à ses enfants pour ça. Et puis, je sais qu’elle a commencé à
se méfier de moi et à me lancer des petites joutes verbales après s’être fait
rembarrer.
Elle a essayé plusieurs fois de coucher avec moi ou de me faire
comprendre qu’elle pourrait me sucer ou autre chose pour de l’argent. Je
devais avoir dix-sept ans la première fois qu’elle a entrepris quelque chose à
mon égard. Je dormais ici, avec Autumn. Je me suis réveillé en pleine nuit
pour aller pisser et j’en ai profité pour boire un verre d’eau, cette dingue était
à la cuisine. Non seulement ce jour-là elle m’a demandé si je couchais avec
sa fille, mais alors que je me servais à boire dos à elle, elle s’est mise à me
caresser, à glisser ses doigts sous mon T-shirt. Elle disait si je me souviens
bien que j’étais sexy et qu’elle pourrait me montrer ce qu’est une vraie
femme. J’imagine maintenant qu’elle disait ça par rapport à Autumn, et ça me
dégoûte encore plus. Elle était probablement bourrée ou défoncée ce soir-là.
Je l’ai repoussée, et je suis retourné dormir. La deuxième fois qu’elle a tenté
quelque chose, elle voulait clairement me sucer pour aller s’acheter un petit
joint et, cette fois-ci, elle n’était pas bourrée. Elle m’a fait du rentre-dedans et
était parfaitement lucide dans ses paroles et dans ses actes.
Putain, jamais je n’aurais fait ça avec elle. Je ne l’aimais déjà pas et
qu’elle se comporte ainsi n’a rien arrangé à ce que je pensais d’elle. Mais, je
n’ai jamais parlé de ça à Autumn, je ne sais pas pourquoi. À l’époque j’avais
peur de la réaction qu’elle aurait. Sa relation avec sa mère n’a fait que se
dégrader avec le temps et je ne voulais pas qu’elle ait un souci
supplémentaire à gérer.
— C’est ma maison, dit-elle finalement en haussant les épaules. Donc je
reviens quand je veux.
— Parfois on se demande. Ça faisait un bail qu’on ne t’avait pas vue dans
les parages.
— Je t’ai manqué ? demande-t-elle avec un air qui se veut coquin.
Putain, non. Si elle savait ce que j’espère vraiment, elle ne jouerait pas
avec moi comme ça.
— Je ne dirais pas ça non plus.
— Il y a des bières dans cette baraque aujourd’hui ? demande une voix
que je ne connais pas.
Je me retourne et découvre enfin de visu le timbré qu’elle a ramené. Il est
aussi triste qu’elle avec ses longs cheveux gras, sa barbe et son look de
surfeur. Il a les yeux rouges.
— Dans le frigo, répond la mère d’Autumn.
— Apporte-la-moi alors.
Le niveau est comme toujours à la hauteur. Quand il voit que je le
regarde, il fait un mouvement de la tête comme pour me demander ce que je
veux. Je reste silencieux et ne baisse pas les yeux.
— Qu’est-ce t’as toi ? T’es qui, le livreur de sushis ?
La dernière fois que j’ai entendu ce genre d’insultes date un peu, je ne me
sens même pas vexé. Il me faudrait deux secondes pour le mettre K-O, et
c’est pas l’envie qui me manque cela dit. Je comprends pourquoi Autumn
n’est pas à l’aise avec ce type chez elle. Je pourrais lui enfoncer sa tête
d’alcoolique dans le mur, mais je ne sais pas ce qu’il pourrait faire pour se
venger en mon absence.
— Tiens, mon Kenny.
— Viens un peu par là, petite salope.
Elle glousse, et ils partent vers le salon. Avery roule des yeux. Ouais, bel
exemple à donner à sa fille. C’est quand je vois ce genre de mecs que je me
demande si je ressemblais à ça parfois, quand j’étais bourré ou que je me
tapais des nanas.
— Tu sais où est ta sœur ? je demande à Avy.
Elle secoue la tête, comme si elle s’était perdue dans ses pensées, je
n’avais pas remarqué qu’elle s’était autant rapprochée de moi.
— Dehors.
— Oh ! tu es là ! s’écrie une voix joyeuse.
Quand on parle du loup. De la louve en l’occurrence.
Mon regard dévie sur Autumn, elle revient du jardin. Elle porte un
minishort en jean et un débardeur noir, et ses cheveux sont attachés en une
queue-de-cheval. Elle est à croquer. J’ai pas mal d’idées qui me viennent à
l’esprit pour m’occuper de ce petit short. Bon sang, il faut que je me calme et
que je pense à autre chose.
— Ouais, et j’apporte la viande, quelques boissons et même des bonbons
pour ton goûter.
Elle sourit, j’ai envie de l’attirer contre moi et de sentir ce merveilleux
sourire contre mes lèvres. Merde, je suis mal barré.
— Dehors il y a une grande glacière remplie de glaçons, tu n’as qu’à y
déposer les boissons. Je vais mettre la viande au frigo en attendant les autres.
Je vais dans le jardin, Avery me suit en silence. Elle a l’air pensive,
disons que je l’ai connue beaucoup plus bavarde que ça. Elle s’installe sur la
table de jardin avec un carnet à dessins alors qu’Autumn revient. Je me
demande ce qu’elle va faire, comment elle se comportera. Est-ce…
Mes pensées se perdent à la seconde où elle se glisse dans mes bras et se
met sur la pointe des pieds pour m’embrasser. Voilà comment elle va faire.
Putain.
Je resserre mes bras autour de sa taille et je lui rends son baiser avec
passion. Elle m’a manqué, et j’aimerais prolonger tout ça, mais je m’abstiens.
Quand on s’écarte juste assez pour reprendre notre souffle, on tourne tous
deux la tête vers Avery. Elle est toujours plongée dans son carnet. Autumn
sourit en me regardant.
— Je vous ai vus, papa et maman, minaude Avery. Je ne sais pas si je suis
étonnée ou pas.
— Des années qu’ils se tournent autour et qu’ils s’engueulent comme
s’ils étaient mariés, déclare Dustin, qui vient de débarquer. Moi, ça ne
m’étonne même pas.
Kōyō s’échappe de mes bras et ouvre le plastique rempli de bières et
d’alcool. Elle dépose le tout dans la glacière.
— Ça devrait vous faire un choc, ça nous en a fait un à nous, lance-t-elle.
Une fois qu’elle a fini, elle vient à côté de moi. Je caresse tendrement son
bras nu.
— Vous êtes stupides, c’est tout.
— Avery a raison, depuis le temps. Je crois que pour nous, vous étiez
déjà en couple, vous faisiez tous les trucs de couples, sauf le plus excitant. En
fait, vous étiez les seuls à la ramasse, c’est tout.
Je souris. Quelque part ils n’ont pas tout à fait tort.
— Maintenant, il va falloir supporter vos câlins, vos salades de langues et
tout…
— « Salade de langues », répète Autumn. C’est dégueu.
— Je ne trouve pas moi, je ricane.
— Bah, en tout cas, ça sonne très moche. Mais, vous avez dû vous y
préparer depuis le temps, s’amuse Autumn.
Il grimace et repart vers l’intérieur de la maison, je me penche vers la
plus délicieuse des rousses.
— Tu vas bien ? je demande.
Elle acquiesce. Je me rends compte à l’instant que j’ai toujours ressenti ça
et aujourd’hui seulement je prends conscience que c’était bien plus que de
l’amitié. Tu m’étonnes que personne ne soit plus étonné que ça.
— Un peu fatiguée, mais ça va. Et toi ?
— Ça va. Dis-moi, c’est un sacré connard que ta mère a ramené.
Je n’aime pas que ce type se balade dans cette maison en se prétextant
chez lui et je n’aime clairement pas qu’ils doivent cohabiter avec lui.
— Ouais… je ne sais pas comment les faire déguerpir de la maison. J’ai
l’impression qu’ils sont bien ici. J’espère juste que comme d’habitude, elle va
vite se barrer.
— Je peux m’en occuper.
— Qu’est-ce que tu veux faire ?
— Leur proposer du fric, faire du chantage, faire appel à quelqu’un…
c’est pas les idées qui manquent, tu sais. Je n’aime pas que tu vives ou
dormes sous le même toit que ce type.
Alors que je viens de proposer de le faire tabasser ou liquider par
quelqu’un, elle ne réagit même pas. Elle ne me prend sans doute pas au
sérieux. Pourtant, avec un peu de blé, de bonnes instructions et un pro,
généralement, il n’y a pas de problème.
— Ça, c’est parce que tu es possessif, dit-elle en souriant.
— Entre autres, ouais. Vous pourriez venir chez moi, il y a de la place.
— Si on fait ça, la maison va se transformer en squat pour drogués, je le
sais. Hors de question de lui donner cette satisfaction.
Elle n’a pas tort.
— Sa sale tronche ne me revient pas du tout.
Autumn soupire.
— Je sais. Pour l’instant, ça va. Je te dirai si jamais ça devient plus chaud.
— T’as intérêt, Kōyō.
Elle m’embrasse sur la joue.
— Croix de bois, croix de fer…
Autumn
Mao
1. Aishiteru signifie « je t’aime » en japonais. Ici il s’agit d’une forme d’amour plus intense. De façon plus mesurée,
les Japonais disent « suki desu ».
Chapitre 21
Autumn
Il est tard le dimanche quand je rentre chez moi. Je n’avais aucune envie
de revenir, mais j’ai eu peur qu’en abandonnant la maison plus longtemps, je
la retrouve dans un sale état. Je n’aime pas laisser Dustin et Avery seuls avec
notre mère, je crains toujours qu’elle fasse quelque chose de nocif. Mais pour
une fois, je me suis dit que je pourrais peut-être vivre un peu pour moi. En
apparence, tout semble normal chez nous. Il n’y a personne en bas, ni ma
mère et son gugusse, ni Avery. Dustin lui doit être au boulot. Je monte à
l’étage avec une canette de soda et un paquet de cookies. Je pose le tout sur
mon lit avant d’aller à la salle de bains pour me débarbouiller.
J’ouvre la porte quand j’entends un hurlement.
— Désolée, je ne savais pas que…
Avery est enroulée dans une serviette. Elle se recroqueville sur elle-même
et lâche un objet au sol. Mon regard le suit. D’ici je ne vois pas ce que c’est,
il est trop petit, je remarque juste qu’il brille au sol…
— Avery ? Tout va bien ?
— Sors d’ici ! crache-t-elle. Je dois me laver et…
Elle bafouille et la manière dont elle me parle me met sur mes gardes.
Elle n’utilise jamais ce ton avec moi… Pourquoi est-elle si hargneuse
subitement ? J’entre dans la salle de bains et ferme la porte derrière moi. Elle
se penche pour ramasser ce qu’elle vient de faire tomber.
— C’est quoi dans ta main ? Tout va bien ?
— Rien. Je dois aller me laver. Tu peux sortir maintenant ?
Quand elle met sa main derrière son dos, je comprends que quelque chose
ne va pas. Elle ne veut pas que je voie ce qu’elle trafiquait avant mon arrivée,
ce qui explique aussi pourquoi elle a hurlé. Elle me semble effrayée, perdue.
Je n’ai jamais lu une telle détresse sur son visage. Sa façon de respirer n’est
pas naturelle, son comportement non plus. Et ses yeux sont brillants. Elle a
peur de quelque chose, et j’ignore de quoi il s’agit.
— Avery ?
— Laisse-moi !
Jamais de la vie.
— Tu peux rêver. T’as vu comment tu me parles ? Qu’est-ce qui se passe,
bon sang ?
Je lui attrape le bras, elle se débat, je remarque alors qu’elle a de drôles
de rougeurs sur son poignet.
— C’est quoi ça ?
Elle déglutit et tente de reculer. Bon sang, qu’est-ce qui se passe ici ? Je
la force à ouvrir sa paume. Quand elle lâche enfin l’affaire, je découvre une
lame de rasoir qui lui a légèrement entaillé la main tellement elle serrait ses
doigts autour pour me la cacher. Mon cœur bat soudain si vite que j’ai un
mouvement de recul.
Une lame de rasoir ? Mais pourquoi…
— Qu’est-ce que c’est ce bordel ?
— Rien.
— « Rien » ? je hurle. Tu te fous de ma gueule. C’est quoi ça ? Je brandis
la lame devant ses yeux, elle détourne le regard. Je ne comprends pas.
Tellement de choses se bousculent dans ma tête que je ne sais quoi penser. Je
refuse de croire qu’elle avait cette lame pour se taillader ou pour se suicider.
Je refuse d’imaginer ça, parce que ce n’est pas elle. Ce n’est pas nous…
— Avery ?
— C’est rien. Fous-moi la paix.
Je balance la lame dans la poubelle quasi pleine et je la gifle. Mon geste
est tellement brusque que sa tête part légèrement sur le côté. C’est quand elle
se retient au lavabo que je remarque les mêmes rougeurs sur son autre
poignet. L’incrédulité s’empare alors de moi. On dirait qu’on l’a retenue de
force.
— Ces marques, c’est quoi ? Tu…
Son reflet dans le miroir se décompose, ses yeux s’embuent de larmes et
elle se laisse tomber au sol. Mon cœur se serre quand j’entends ses sanglots.
Je m’abaisse à son niveau et l’enlace aussi fort que je le peux. Elle tremble, et
j’ignore si c’est de froid ou de peur. Avery se blottit contre moi, elle se fond
dans mes bras comme si elle cherchait à entrer dans ma poitrine pour se
réfugier ailleurs qu’ici. Je lui caresse les cheveux, je l’écoute pleurer, j’essaye
de lui offrir autant de chaleur et de réconfort que je le peux. La voir dans cet
état me déchire le cœur. J’aimerais lui dire que tout va bien, que je suis là,
mais j’ignore ce qui la bouleverse. Je finis par m’écarter un peu. J’essuie ses
joues et écarte les cheveux qui lui collent à la peau. Son chagrin me rend
folle, sa détresse aussi…
— Petite souris… qu’est-ce qui se passe ?
J’ai besoin de savoir ce qui la terrifie autant, c’est vital pour ma santé
mentale, parce que je vais péter un plomb. J’ai peur de déjà comprendre mais
je veux me tromper, je prie pour me tromper. Avery prend une grande
inspiration.
— Je… ne voulais pas faire ça.
Sa voix est hachée de sanglots.
— Faire quoi ?
— Me faire du mal… je ne le voulais pas. Mais…
L’idée même qu’elle était enfermée ici, avec cette chose, et qu’elle avait
l’intention de se mutiler ou pire me fait mal. Et si j’étais arrivée plus tard ? Je
l’aurais trouvée avec les bras tailladés ? Vidée de son sang ? Impossible… je
refuse d’y penser.
— Pourquoi, Avery ? Qu’est-ce qui se passe ?
Elle secoue la tête et se mord la lèvre. Comme si elle avait fait une
connerie, comme si elle gardait pour elle un secret inavouable et honteux.
J’en ai trop vu, elle en a trop dit, plus possible de faire machine arrière, j’ai
besoin de savoir.
— Tu peux tout me dire, tu le sais, non ?
Bien qu’elle hoche la tête cette fois-ci, elle reste muette. Je lui laisse le
temps d’aller à son rythme. Quand elle frotte sur ses poignets, j’ai
l’impression qu’elle essaye de faire partir les rougeurs.
— Il… m’a forcée.
— Qui ça « il » et il t’a forcée à quoi, Avery ?
Elle frotte plus fort sur ses rougeurs, mais je l’en empêche. Je vois dans
ses yeux combien elle est mal, combien elle a mal. Je voudrais avoir le don
d’aspirer toute sa douleur, je voudrais la protéger de ses pensées qui la
détruisent et la rendent si vulnérable. Je ne suis pas stupide, ces marques,
elles sont… Quelqu’un l’a retenue de force, et j’ai peur qu’elle confirme mes
craintes, de ne pas être capable de raisonner comme je le fais d’habitude.
— Tu sais…
Sa voix se brise. Je voudrais tant l’aider, l’épauler, lire dans son esprit
pour qu’elle n’ait pas à me dire ce qui la bouleverse tant, mais je ne peux pas.
Je dois l’entendre.
— Oui, petite souris, je réponds en caressant son bras, je crois que je
comprends, mais j’ai besoin que tu me parles, que tu me racontes absolument
tout. Si tu ne me dis rien, je ne peux pas en être sûre.
— Il m’a… il m’a forcée et il m’a violée, avoue-t-elle, à bout de souffle.
Je me suis préparée à l’entendre, pourtant quand elle prononce ces mots,
quelque chose se déchire en moi.
— Qui ? je demande. Qui t’a fait du mal ?
Avery sanglote à nouveau, mais elle trouve la force de lâcher :
— Kenny.
Je porte la main à ma bouche. Cette fois-ci, je me fissure de part en part.
J’ai envie de crier, de hurler, de pleurer, mais rien ne vient. La nausée me
soulève le cœur. Je vais l’étriper, l’éviscérer, lui arracher la bite et la lui faire
bouffer. Je me redresse, la haine me fait trembler. Ma toute petite sœur, elle,
repart dans son chagrin. Je la force à se relever, sa serviette tombe au sol, et
je vois alors d’autres marques sur son ventre, comme des doigts qui auraient
appuyé à certains endroits pour mieux maintenir sa proie en place. Cette
vision me rend malade. J’imagine le calvaire qu’elle a dû endurer, j’imagine
sa souffrance…
Je l’ai laissée seule…
Cette petite crevure de merde. Je vais le lui faire payer.
Sans un mot, je ramasse la serviette et je l’enroule autour de son corps.
Elle lève ses yeux rouges vers moi, je l’attire dans mes bras. Je l’aime plus
que tout, je l’aime comme si elle était mienne et j’ai la rage. En silence
toujours, je l’emmène dans ma chambre. Je sors des vêtements de mon
armoire.
— Habille-toi, tu te sentiras mieux.
Elle s’exécute puis elle s’installe sur mon lit. Je fais les cent pas, j’essaye
de retrouver un peu de calme. Il m’en faut pour pouvoir l’écouter et essayer
de la réconforter, car c’est tout ce qui compte pour l’instant. Ma vengeance,
ce sera pour après, et je jure que je lui ferai bouffer de la terre.
— Je vais te poser des questions malsaines, Avery, mais il le faut. Tu ne
peux pas garder ça pour toi et maintenant j’ai besoin d’en savoir davantage.
Ça va être dur, mais je suis là. C’était quand et comment ?
Elle hoche la tête, attrape nerveusement les manches du pull que je lui ai
donné et elle tire dessus, comme pour faire disparaître ses marques.
— La première fois…
Mon cœur s’arrête littéralement de battre.
— « Première » ? je répète d’une voix blanche.
Avery hoche la tête. Le fils de pute. Combien de fois ai-je laissé ce
monstre lui faire ces horreurs ?
— Il a fait ça deux fois. La première… ça remonte à quelques jours. Tu
n’étais pas là. C’est le soir où tu es sortie avec Lizzie, Mao et tout ça…
Je sens un poids oppresser ma poitrine. Cette sombre merde a profité que
je ne sois pas présente pour s’en prendre à elle. Je n’étais pas là pour elle, à
deux reprises. La culpabilité se mélange à la haine. Je sens des frissons
glisser le long de mon échine. Et comment n’ai-je rien vu ? Je n’ai pas
soupçonné un seul instant qu’elle était si mal.
— Tu ne m’as rien dit ? Tu aurais dû, je ne l’aurais pas laissé
recommencer.
— J’avais honte, geint-elle. J’avais peur…
— Avery, tu n’as pas à avoir honte devant moi, tu n’as à avoir honte de
rien… Tu n’as rien fait de mal, tu m’entends ?
Elle acquiesce, mais c’est trop tard, elle est déjà rongée par la souffrance
et par des tonnes de pensées morbides. Même si je n’ai jamais subi ça, je sais
ce que c’est de culpabiliser, de se croire nul, de se penser responsable d’une
chose que l’on n’a pas faite. Ce qu’il lui a fait subir va la hanter toute sa vie,
j’en ai peur et je ne peux rien y faire.
— C’est ma faute, si j’avais été là… Comment il a fait ça ? Maman était
là…
— Elle était défoncée dans sa chambre. Je suis descendue à la cuisine, il
était là dans le salon. Il m’a rejointe, et quand j’ai pris des trucs dans le frigo,
j’ai senti qu’il me touchait… Je me suis débattue, mais il m’a empêchée de
bouger, il disait qu’il voyait comment je le regardais, qu’il savait que je
voulais que je me fasse baiser par sa…
— Sa ?
— Sa grosse bite, souffle-t-elle. Que j’avais envie de me faire prendre et
que c’était pour ça que j’étais là.
J’ai la nausée, j’ai envie de la faire taire, mais elle doit parler et je m’en
veux tellement de lui infliger ça. J’ai l’impression de lui faire revivre ce
calvaire et de le vivre avec elle tout en étant spectatrice. Avery se mordille
nerveusement la lèvre. Je continue de faire les cent pas.
— Il a dit que j’étais comme maman, continue-t-elle, mais en plus
jeune… et que j’étais bandante. Il m’a forcée à toucher son sexe et à le
caresser. J’ai essayé de partir, de m’enfuir et même d’appeler maman, mais il
m’a retenue par le poignet et il m’a violée dans la cuisine.
Ses mots me glacent le sang et les os. J’ai l’impression que quelqu’un
d’invisible s’est introduit dans mon corps et compresse mes organes. Je ne
sais pas quoi dire. Je ne sais pas s’il y a quelque chose à dire de toute
manière. Des idées noires s’amassent dans mon esprit. Je n’étais pas là ce
soir-là, je n’étais pas présente pour la protéger. Elle était seule avec lui, elle
avait un peu d’espoir, mais cet espoir était torché et drogué à mort. Notre
propre mère n’a même pas levé le petit doigt pour aider sa fille quand elle se
faisait violer par l’enfoiré qu’elle a ramené chez nous… J’ai envie de la tuer
elle aussi, parce qu’elle est également coupable. Je m’en veux tellement, si je
n’étais pas sortie ce jour-là, jamais elle n’aurait jamais subi ça.
J’ai baissé ma garde avec Mao, je les ai laissés et voilà…
— Je suis désolée, Avery. Tu…
Je m’en veux. La colère, la haine et la culpabilité se mélangent dans mon
esprit et le cocktail qu’ils forment tous les trois ne fait pas bon ménage du
tout. J’ai des envies de meurtre. Malgré tout ce qu’on a traversé au fil des
années avec notre mère, tout ce que j’ai enduré et porté sur mes épaules, c’est
la première fois que je me sens aussi dévastée et démunie.
— C’était quand la dernière fois ?
— Cette nuit… il s’est engueulé avec maman, il voulait des bières, ils ont
crié, elle est partie en chercher… Je n’aurais… ça fait trois fois que je me
lave et je n’arrive pas à faire partir cette impression de sale.
Pendant que j’étais avec Mao, je l’ai laissée à la merci de ce monstre. Je
m’assieds à côté d’elle et je l’enferme à nouveau dans mes bras. Je murmure
des paroles que j’espère réconfortantes pour tenter d’apaiser son âme et sa
douleur. Je frotte son dos, caresse ses cheveux, pour essayer de lui redonner
un peu de chaleur. J’ai tellement mal pour elle. Sa douleur est mienne, ses
chagrins aussi…
— Il ne te touchera plus, je souffle. Je te promets qu’il ne te touchera
plus. Je l’en empêcherai. Je te le jure.
Avery acquiesce et pleure de nouveau. Je ferme les yeux en la câlinant. Je
n’ai jamais ressenti de sentiments aussi dévastateurs et négatifs.
— On va…
— Ne dis rien ! s’écrie-elle. Ne dis rien à personne.
— Pourquoi ? Tu dois aller voir la police, leur dire et porter plainte.
— Nooon…, lâche-t-elle dans un sanglot.
— Enfin, Avery…, je soupire, perdue. Pourquoi ?
— Si on fait ça, ils vont savoir pour maman, ils vont faire venir les
services sociaux et on sera séparés. Ils vont te juger responsable de n’avoir
rien dit…
Les propres mots que j’ai répétés mille et une fois me reviennent en
pleine gueule. Mais là c’est différent, il s’agit d’un crime, d’un viol. Justice
doit être faite, je ne peux pas rester là sans rien dire. Je dois demander leur
garde, j’aurais dû le faire dès mes dix-huit ans. Il faut que je tente, mais…
est-ce que j’ai seulement une chance qu’elle me soit accordée ? Et si c’était
une mauvaise décision ? Et si je les perdais ? Ça, ce n’est pas possible. Bon
sang…
— C’est pas grave. On va s’arranger, Avery. Tu ne peux pas rester
comme ça, je ne le permettrai pas.
— Je ne veux pas, aboie-t-elle.
— Je vais le tuer, je vais le défoncer et elle aussi.
— Autumn… ne dis rien, il risquerait de la frapper ou de…
— Je m’en fiche, Avery, j’en ai rien à foutre qu’il la cogne. On dirait
qu’elle aime ça depuis des années, ça doit être aphrodisiaque pour elle.
Avery, tu es plus importante qu’elle, je sais que la vie ici, c’est de la merde,
qu’on galère comme des dingues et que si on avait prévenu les services
sociaux bien avant, ce serait différent, on aurait sûrement une vie moins
merdique, mais elle était supportable cette vie tant qu’on était bien ensemble.
Cette fois, c’est différent. Tu n’es pas bien, je ne peux pas oublier ce que tu
m’as dit…
Elle tremble, mais j’ai besoin de lui faire avoir un électrochoc, pour
qu’elle comprenne. Il est hors de question que je reste les bras croisés à rien
faire.
— C’est elle qui a ramené ce monstre dans notre maison, et je ne lui
pardonnerai jamais. Elle fait des conneries, et on en paye toujours les pots
cassés. Avery, parti comme c’est, ils vont rester à la maison et… tu peux
vivre avec ce monstre ?
Elle secoue la tête.
— Mais je ne veux pas qu’on nous sépare.
— Personne n’arrivera à nous séparer. Jamais, tu entends ?
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours pris soin d’Avery, et elle a
toujours traîné dans mes jambes. Très jeune, j’ai compris que si je ne
m’occupais pas d’elle, personne ne le ferait. C’est fou l’instinct et la lucidité
qu’on acquiert quand on est enfant. Aujourd’hui rien n’a changé, je suis prête
à saigner ce monde pour la protéger. Avery est l’incarnation de la gentillesse,
de la bonté et ce malgré l’environnement dans lequel elle a grandi. Elle est
intelligente, et je sais qu’elle ira loin dans la vie. J’étais plutôt médiocre au
lycée, mais ses notes à elle sont excellentes, elle obtiendra une bourse pour
faire des études supérieures. Elle s’en sortira, je serai là pour l’épauler en tout
cas. Cette petite souris, je me suis promis de la protéger de tous les dangers,
mais j’ai failli à ma tâche. J’ai laissé un chien des enfers lui faire du mal, lui
prendre sa virginité de la manière la plus brutale qui soit. Et quoi que je fasse,
rien ni personne ne pourra lui rendre ce qu’on lui a volé et arraché.
Elle s’est endormie en pleurant dans mon lit. J’ignore quelle heure il est,
et même le temps qui s’est écoulé depuis que je suis rentrée à la maison.
J’ignore aussi depuis quand je la regarde, au moins, elle semble loin de la
douleur. Je n’arrive pas à me détourner, j’ai peur qu’elle s’évanouisse dans
les ténèbres si je le fais.
Putain !
Ma douleur à moi ne fait qu’enfler dans ma poitrine. J’ai le cœur brisé et
j’ai mal dans ma chair. J’ai l’impression que mon sang s’est transformé en
poison et qu’il s’attaque petit à petit à tous mes organes.
Mao… tu ferais quoi à ma place ? Je sais parfaitement ce qu’il ferait… et
je crois que je suis capable de le faire.
Je n’irai pas au boulot aujourd’hui. Avery est plus importante que tout. Je
ne peux pas la laisser seule. Je dois faire quelque chose, trouver un moyen de
leur faire payer à tous les deux, de la venger. Je ne peux pas rester sans rien
faire, pas quand la rage se fait si virulente dans mes veines. Je balance mon
poing dans le mur avec tellement de force que je fais un trou dans le placo.
Mes jointures sont en sang, et je me rends compte que je pleure. Les larmes
coulent en abondance sur mes joues. Je suis restée forte pour elle, mais
maintenant qu’elle dort, mes nerfs craquent.
Comment a-t-il pu faire ça ? Comment peut-on abuser d’une personne ?
Comment notre propre mère a-t-elle pu laisser faire ça ?
Il n’y a aucune excuse, aucun pardon possible…
Je me remets à faire les cent pas. Je réfléchis. Je trouve toujours une
solution à tout, je me débrouille toujours pour nous sortir de la merde. Il n’y a
pas de raison que je n’y arrive pas. C’est vital.
Chapitre 22
Mao
Autumn
On dirait que mes os sont sur le point de se briser quand j’arrive enfin à
me mettre debout. J’ai sans doute la cheville foulée, sans parler du reste, mais
je dois y aller. Les cris qui résonnent depuis le salon sont atroces. J’ai peur de
savoir ce qu’il s’y passe.
Mao.
Il pleurait. Seigneur, il pleurait. Et son visage… je n’avais encore jamais
vu son visage se transformer ainsi. On aurait dit qu’il se métamorphosait en
une bête sauvage et sanguinaire. Il ne m’écoutait pas, il était comme différent
et indifférent. Comme si une chose s’était emparée de lui et de son âme. Sa
colère, sa rage ont pris le dessus sur lui quand il m’a vue, et ça l’a changé. Il
avait l’air si calme, mais je sais que ça cachait une profonde colère, et j’ai
peur d’imaginer où elle a pu le mener.
Et le couteau, il s’est pris un coup de couteau et il faisait comme si de
rien n’était… Peut-être même qu’il est mal en point. Je vois la lame
ensanglantée au sol. Comment a-t-il pu la retirer ainsi ? Je tremble de terreur.
Parfois, il paraît agir de façon surhumaine et est parfaitement inconscient.
Affolée à l’idée qu’il se vide de son sang, je sors de la cuisine. Je pense à
Avery également. Elle l’a probablement appelé quand je lui ai dit de s’enfuir.
Elle n’aurait pas dû. Je ne sais pas si c’est une bonne chose ou pas, même si
je me suis sentie soulagée quand j’ai vu qu’il était là pour nous. Je titube et
m’accroche au mur pour avancer.
Je me suis débattue de toutes mes forces, j’ai encaissé sa sauvagerie et je
suis encore en vie. Ne jamais sous-estimer un junkie.
J’avais un plan, j’avais une idée. Enfin, je pensais pouvoir faire quelque
chose et m’en sortir. Avec l’accord d’Avery, j’en ai parlé à notre mère. Je lui
ai expliqué ce qu’il avait fait à ma sœur, que je voulais qu’ils quittent la
maison. J’avais dans l’idée que si je parlais à ma mère, cette connasse irait lui
en parler à lui et, comme il avait menacé Avery de se venger si elle disait
quoi que ce soit, il est venu. J’ai fait semblant d’aller au boulot, puis je suis
revenue, et je me suis cachée dans la cuisine pour le prendre sur le fait, pour
enregistrer ses paroles. Je pensais qu’avec ça, les preuves seraient évidentes
pour la police, que ça rajouterait du poids aux déclarations de ma sœur et
qu’avec des mots et des menaces, il ne pourrait pas jouer la carte du pauvre
drogué qui ne savait pas ce qu’il faisait.
Malheureusement, j’ai failli, il a réussi à casser mon téléphone, et il était
plus fort que je ne pensais. Je comprends pourquoi Avery n’a rien pu faire
face à ce monstre.
Je continue d’avancer. Chaque geste est douloureux, mais ça m’importe
peu, tout ce qui compte, c’est Mao.
Une fois que je suis dans le salon, mon cœur bat à tout rompre, je ne sais
pas à quoi m’attendre ni quel spectacle va se jouer devant moi. J’ignore
également ce que j’ai envie de trouver.
Je baisse les yeux. Mao est assis et penché sur Kenny. Son torse se
soulève à un rythme irrégulier, il respire bruyamment. Je m’avance, et il le
frappe.
— Mao…
Lorsque je fais un pas supplémentaire, je vois Kenny. Il ne bouge pas, il
est…
Il est… Mon Dieu, il est mort.
Mao l’a tué. Il a tué un homme pour… il a ôté la vie de ce monstre pour
nous venger, moi et Avery.
Malgré l’effroi que je ressens, je me force à regarder Kenny. Son visage
est couvert de sang.
— Mao, arrête !
Il continue de le cogner et ne semble pas m’entendre. Ses poings sont en
train de le punir, de le défigurer. Si ça continue, on ne le reconnaîtra plus.
Mao le frappe encore en gémissant. Son cri me bouleverse. On dirait qu’il a
mal, qu’il appelle à l’aide. Il n’est toujours pas revenu à lui. Il est encore
coincé dans sa folie, et je ne suis pas sûre qu’il ait remarqué qu’il était mort
ni que j’étais là.
Malgré le dégoût de la scène qui se joue devant moi, je m’agenouille et
me penche vers lui. Je lui attrape le visage et bien que nos yeux se croisent,
j’ai l’impression que son regard est perdu dans le vide. Comme s’il ne me
voyait pas vraiment. Son visage et son T-shirt sont couverts de sang, celui de
Kenny. Les doigts tremblants, j’essuie ses joues, j’écarte les longues mèches
de cheveux qui lui collent à la peau.
— Mao ? Arrête, c’est fini.
Il secoue brutalement la tête et fixe à nouveau Kenny. Il dit quelque
chose que je ne comprends pas. Du japonais, sans doute. Il tente de le frapper
mais je l’en empêche. Il a l’air exténué, pourtant il a encore de la force, et je
peine à le retenir avec mes muscles douloureux, cependant je persiste, car
c’est le voir dans cet état qui me fait le plus mal.
— Arrête, il est mort.
Je le force à tourner la tête vers moi.
— Je suis ici, Mao…
Pendant une fraction de seconde, il revient à lui, mais pas assez. Sa colère
est trop puissante. Ne sachant quoi faire, j’attrape son pendentif et je
l’embrasse. Cette chose est sacrée à ses yeux, et je me trouve démunie, alors
je tente n’importe quoi pour le ramener à la réalité.
— Je t’aime, je murmure. Si tu savais comme je t’aime, Maoko. Alors,
laisse tomber…
Il tremble fort, je me presse contre lui. Je me fiche de quoi nous avons
l’air et de l’environnement autour de nous. Je me fous de tout, sauf de lui. Je
veux juste le récupérer. Je le serre aussi fort que mes bras me le permettent, et
je continue de lui dire que je l’aime, même si c’est ridicule.
— Kōyō…
Mon cœur s’affole quand j’entends mon surnom. Je me sens soulagée en
dépit de la situation. Sa voix est rauque, mais au moins il est ici avec moi. Je
m’éloigne un peu pour le regarder. Cette fois-ci, ses yeux plongent dans les
miens. Je sens les larmes me monter aux yeux. Il est fou, et je crois que je
l’aime tout autant que sa folie.
— Je suis là, je dis pour le rassurer. Je…
En regardant son torse, je me rappelle soudain que Kenny lui a donné un
coup de couteau. Je soulève son T-shirt et découvre une plaie couverte de
sang ; je n’ai pas les moyens de savoir si c’est grave, mais ça pourrait être
mortel.
— Tu es…
— Ça va, répond-il.
Je secoue la tête.
— Non… comment tu peux… comment tu peux dire ça ? Tu viens de te
faire poignarder et…
Mao arrache la manche de son T-shirt et appuie sur la plaie, sans doute
pour faire un point de compression afin de stopper l’écoulement du sang, puis
il caresse mon visage, et je n’arrive pas à savoir si ses traits s’adoucissent ou
pas. Il a l’air encore tellement tourmenté, et je ne suis pas certaine qu’il ait
tout à fait conscience de ce qu’il vient de faire.
— Tu vas bien ? demande-t-il.
— Oui, je réponds. Mao…
Tournant la tête, il regarde Kenny sans paraître éprouver le moindre
remords ni la moindre culpabilité. Je devrais en avoir moi aussi, mais je n’en
ai pas non plus.
— Tu n’aurais jamais dû voir ça… tu n’aurais pas dû venir ici.
— Je m’en fiche. Je…
Je baisse les yeux vers l’enflure qui a fait du mal à ma petite sœur. Je
tremble, troublée par son état. Peut-on seulement être capable de tuer un
homme avec ses poings ? Je ne sais pas depuis combien de temps il est mort,
mais Mao a continué de le frapper. Pour moi, pour nous. Parce qu’il en avait
besoin, parce que sa colère était plus forte que lui et que sa raison. Je sais ce
qu’il pense. On m’a touchée, on m’a fait du mal et je suis à lui. Alors il devait
le faire payer. Il avait déjà pété un plomb lors de son dernier combat, mais
cette fois-ci c’était pire encore. Je devrais avoir peur, je devrais trouver ça
malsain comme il l’a dit sous la douche, mais je n’y arrive pas. Mao ne
pourra jamais se séparer de sa passion, il a ça dans le sang, et je l’aime
comme une folle.
Mao se redresse en faisant la grimace et m’entraîne avec lui vers la
cuisine. Il ouvre le robinet et trempe une serviette avec laquelle il tamponne
mon visage, alors qu’il a cessé de compresser sa propre plaie. Ça fait mal,
mais je ne dis rien, je me contente juste de le laisser faire, car il en a besoin.
Je veux le soigner moi aussi, nettoyer sa plaie, mais il m’en empêche et
secoue la tête quand je l’interroge du regard.
— Ça va, ne t’en fais pas pour ça.
— C’est un coup de couteau, Mao. Tu…
— Ton état me préoccupe plus que le mien, dit-il en me caressant la joue.
Je n’ai même pas aperçu mon reflet, mais j’imagine que ce n’est pas beau
à voir. Je comprends quelque part, j’ai ressenti la même chose pour Avery. Il
reste silencieux, et je ne sais pas quoi dire.
Kenny est mort. Mao l’a tué. Les conséquences de ses actes me terrifient.
Bientôt, les larmes coulent sur mon visage.
— Tu as peur de moi ?
— Non.
— Alors, pourquoi tu pleures ?
— Je t’aime, Maoko. Je n’ai pas peur de toi. Jamais. Mais, il est mort…
— Je sais, dit-il d’une voix calme.
Il me serre dans ses bras mais je fais attention à ne pas lui faire mal.
Nichée contre son torse, je pleure à chaudes larmes. Qu’est-ce qu’il a fait ? Il
a tué pour moi. Il a gâché sa vie pour moi. Je suis secouée par une crise de
sanglots. Comment va-t-on faire ? Qu’allons-nous faire pour nous sortir de
cette situation ?
— Mao…
— Ne pleure pas. Ne pleure plus.
— Mais…
— Quand Avery a appelé, j’ai compris que quelque chose n’allait pas,
mais il y a eu un souci et elle a raccroché. Alors je suis venu aussi vite que
j’ai pu. Elle m’a expliqué ce qu’il lui avait fait et que tu étais en danger.
Quand je t’ai vue, c’est devenu noir autour de moi, je voulais l’éloigner et
attendre les flics, puis il a dit des choses…
Je soupire.
— Des choses qu’il n’aurait jamais dû dire et d’un seul coup c’est comme
si mon corps avait été guidé par une force démoniaque. Plus je le frappais et
plus je me sentais bien. Plus je frappais et plus j’étais apaisé, j’avais
l’impression de te libérer, de libérer Avery.
— Tu as…
— Je ne voulais pas, mais peut-être que je le voulais quand même… j’ai
tué un violeur, un junkie et un mec violent, me coupe-t-il. Ce mec n’est
même pas une raclure, il est pire que ça. Je n’ai pas de remords pour ce que
j’ai fait, je n’en aurai jamais.
— Je sais… je le sais et…
Je n’arrive pas à formuler ce que je ressens. Tout est flou dans mon
esprit.
— Je sais, je reprends, et je suis soulagée qu’il soit mort. J’ai tellement
voulu le tuer quand Avery m’a appris ce qu’il lui avait fait, mais…
— Tu as peur de moi ?
Je secoue la tête une nouvelle fois. Jamais je n’aurai peur de lui, ce qui
m’effraie, c’est la suite des événements.
— Qu’est-ce qu’on va faire, Mao ?
Il sourit comme si la solution était toute trouvée.
— Rien, dit-il simplement.
— Comment ça ?
— Il n’y a rien à faire, Autumn. Normalement les flics sont en route, on
va les attendre et…
Non. Non…
Je secoue la tête. Le sourire qu’il m’adresse est si beau et si triste à la fois
que mon cœur loupe un battement. J’ai peur de comprendre. Et je ne veux pas
l’accepter.
— Il n’y a que ça à faire, Kōyō.
Il me caresse la joue, mais je me dérobe et m’éloigne de lui. Il me suit.
Non, il n’y a pas que ça à faire. Non, ça ne va pas. Ça ne me va pas du tout. Il
y a forcément quelque chose à faire, une issue.
Réfléchir, je dois réfléchir ! Bon sang, réfléchis, Autumn, tu as toujours
une idée dans les situations critiques…
Il ne peut pas attendre les flics ni aller en prison. Il ne peut pas
m’abandonner, il n’a pas le droit. Je ne veux pas qu’il soit enfermé derrière
des barreaux.
— Autumn, dit-il en me rattrapant au milieu de la cuisine. Arrête. Laisse-
moi parler.
— Non, tu peux t’enfuir, je dis. Tu peux partir loin, je viendrai avec toi
et…
— C’est impossible, tu le sais. Avery a besoin de toi, Dustin aussi. Et je
te connais, tu n’auras jamais le cœur à les abandonner, tu les aimes trop pour
ça. Et moi, je t’aime beaucoup trop pour t’infliger ça.
— Tant qu’ils sont en sécurité, je peux partir.
Il secoue la tête.
— Alors, enfuis-toi ! je crie. Pars maintenant avant qu’ils arrivent. Je ne
dirai jamais rien et je te…
— Non, m’interrompt-il en prenant mon visage en coupe dans ses
grandes mains. Non, parce que je serais recherché et que ma peine serait pire
encore si on venait à me retrouver. Si je m’enfuis, j’aurai une vie d’errance
loin de toi. Je ne pourrai plus te voir, plus t’entendre, plus te parler, on ne
pourra plus jamais être ensemble, et ça c’est au-dessus de mes forces. Tu
seras constamment surveillée, Dustin et Avery aussi, tu auras une vie encore
plus compliquée que maintenant, et il n’en est pas question. Je peux survivre
à quelques années loin de toi, même si ça m’arrache le cœur, mais je ne peux
pas imaginer une vie entière sans toi. C’est inconcevable, car je t’aime au-
delà de tout.
— Mao, je t’en prie…
Mon ton est désespéré. J’essaye de me soustraire à ses mains et ses
caresses qui essayent de me convaincre de le laisser se faire prendre alors
qu’il n’a rien fait de mal. C’est Kenny le coupable, c’est lui qui a plongé cette
maison en enfer. Mao n’a fait que nous protéger, nous débarrasser du mal, il
ne peut pas…
— Il y a forcément un autre moyen…
Il secoue la tête et les larmes coulent à nouveau sur mes joues. J’ai le
cœur déchiré à l’idée qu’il aille en prison.
— Tu ne me facilites pas la tâche, Kōyō.
— Jamais de la vie.
Mao sourit. Comment arrive-t-il à sourire alors qu’il me dit qu’il veut
aller en prison ? J’aurais dû le retenir, l’empêcher de frapper Kenny, appeler
les flics quand j’ai su ce que celui-ci avait fait à ma sœur. C’est ma faute. Je
savais pertinemment ce que Mao ferait quand il s’est transformé devant moi,
j’avais conscience qu’il ne lui laisserait aucune chance et j’ai laissé faire
parce que je voulais que cette crevure meure.
— Les flics vont venir, je vais dire que j’ai commis ce meurtre, et je serai
jugé. Je vais purger ma peine et, quand ce sera fait, on se retrouvera toi et
moi. Il était en train de te faire du mal à mon arrivée, et il m’a poignardé
quand je t’ai défendue. Oui, il est mort, mais j’aurais pu mourir aussi. Je
pense qu’on peut appeler ça de la légitime défense. Et personne ne pourra
plus nous séparer, jamais.
Mon corps tremble d’effroi, alors il me serre contre lui, et je me blottis
dans ses bras aussi fort que je le peux. Impossible, il ne peut pas aller en
prison ni être aussi serein. En plus, il n’a aucune idée du nombre d’années
qu’il va écoper pour ça… Est-ce que le coup de couteau et le fait que Kenny
nous ait fait du mal à Avery et à moi peuvent réellement jouer en sa faveur ?
— T’as pas le droit de m’abandonner, tu peux pas… Pourquoi t’as fait
ça ? T’as pas le droit de me laisser seule.
— Parce que je t’aime comme un malade et que c’est dans ma nature,
répond-il calmement. On me donnerait le choix de recommencer, je le tuerai
à nouveau. Ce que je ressens pour toi, c’est inexplicable. Je t’aime au-delà de
tout et je ne sais pas où ça peut m’emmener tellement c’est fort. Je suis
complètement et délibérément fou de toi. Mon impulsivité liée à ces
sentiments, c’est comme une bombe instable.
— Pourquoi tu m’aimes comme ça, idiot ? je demande en frappant son
torse.
— Je ne sais pas faire autrement, je ne t’aimerai jamais autrement que
comme ça.
— Je sais.
Je me presse contre son T-shirt bien qu’il soit sale, je le serre entre mes
doigts. Je m’excuse quand il lâche un gémissement de douleur.
— Désolée, je murmure.
— Non, c’est parfait, tu me rends vivant. J’ai besoin de te sentir contre
moi.
Je voudrais entrer en lui, me blottir contre son cœur, le cacher dans le
mien.
— Je suis désolée de t’infliger ça.
— Au contraire, tu es mon pilier depuis toujours. Tu es la femme d’une
vie, de ma vie, et sans toi, je ne me sentirais pas aussi vivant et heureux.
Comment peut-il dire de si belles choses dans un moment pareil ? Rien
n’est beau dans tout ça. Notre histoire n’est pas utopique, elle ne fait rêver
personne. Nous sommes sales, déchirés, perdus. Nous avons des démons et
un mort sur la conscience.
— Ça va aller, Autumn. Tout va bien se passer. Je te le jure.
— Comment tu peux dire ça ? je râle. Tu n’en sais rien du tout.
— Parce que je le sais. Ça va aller, tu verras. Tout va bien se passer.
— On dirait que tu t’en fous…
— Je suis en paix avec moi-même pour ce que j’ai fait, mais l’idée d’être
loin de toi, de ne plus sentir ton odeur, de ne plus te toucher ou t’embrasser,
de ne plus te faire l’amour me crève le cœur.
Mon cœur bat tellement fort qu’il me fait mal.
— Je t’aime, Maoko.
Un cri aigu se fait entendre tout à coup. Nous nous tournons. Ma mère est
dans le salon. Elle regarde le corps de Kenny et se met à hurler comme une
folle en se tenant la tête. Nous ne l’avons ni vue ni entendue arriver…
— Kenny ! Kenny ! Mon Kenny…
« Mon Kenny » ? Je n’arrive pas à croire qu’elle puisse dire ça… Mao
s’avance vers elle. Que veut-il faire ?
— Qu’est-ce que tu as fait, sale dégénéré ? s’écrie-t-elle lorsqu’elle le
voit. Sale petit immigré de…
Il l’attrape par les épaules et la gifle sans ménagement, puis il la force à
se tourner vers moi.
— Regarde-la ! éructe-t-il.
— Lâche-moi.
Maman secoue la tête comme une démente.
— Regarde ta fille.
Cette fois, ma mère me fixe. Je ne sais pas ce que je vois dans ses yeux,
mais elle n’a aucune compassion pour moi, ça c’est certain. Elle est encore
imbibée d’alcool, comme toujours.
— Il l’a mérité.
— Non…
Je sens que la patience de Mao est mise à rude épreuve, il se contrôle
pour ne pas lui faire de mal. Il ne l’aime pas plus que moi, c’est même pire, je
sais qu’il voudrait qu’elle disparaisse. Parfois je m’étonne qu’il ne l’ait pas
déjà jetée dehors.
— Il a tabassé Autumn et il a violé plusieurs fois Avery, espèce de
connasse. Tu en as quelque chose à foutre ?
Sa voix est blanche, son ton tranchant. Si je n’ai pas peur de lui, je sais
reconnaître quand il est en colère, et même s’il semble très calme, il est
furieux. Il va la tuer si elle répond de travers.
— Il n’a rien fait, riposte-t-elle en bégayant.
Je ne sais pas ce qui est le plus désolant dans l’histoire, qu’elle soit dans
le déni ou alors qu’elle se soit cachée dans un coin en attendant qu’il me
punisse. Non, elle n’en a rien à foutre de moi, de nous. Et je ne suis même
pas triste de sa réponse, parce que ça ne m’étonne pas en réalité. Un jour que
j’espère pas si lointain, il lui arrivera quelque chose et on ira danser, boire et
même pisser sur sa tombe.
— « Rien fait » ? Il leur a fait du mal tout ça à cause de toi, siffle Mao.
Parce que t’as ramené ce type ici. Tu es tout aussi responsable que cette
sombre merde. Si toi tu aimes te faire cogner, ça te regarde, mais il n’avait
pas le droit de toucher à Autumn et à Avery. D’ailleurs, pendant qu’elles
subissaient ça, toi, tu étais où ? Tu n’as même pas levé le petit doigt pour tes
filles. Même là… t’es qu’une pourriture.
Elle essaye de se débattre mais elle n’y arrive pas, Mao est bien trop fort
pour elle.
— Je vais appeler les flics ! hurle-t-elle d’une voix hystérique. Tu es un
danger. Je ne veux pas que tu nous approches.
Cette fichue salope. Je veux répondre quelque chose quand elle utilise le
mot « nous », mais Mao est plus rapide que moi.
— Ne te donne pas cette peine. Maintenant, une dernière chose, si jamais
j’apprends que tu as encore fait du mal à tes gosses, qu’ils ont eu des ennuis à
cause de toi, si j’apprends la moindre petite chose, je n’hésiterai pas à te
buter. Tu mérites d’être étendue à côté de lui.
Ma mère crie à nouveau.
— La moindre petite chose, t’es prévenue. J’espère juste qu’on fera le
sale boulot à ma place, j’ai assez de merde sur les mains comme ça.
Mao la lâche, et elle s’enfuit dans le couloir comme une folle, puis elle
prend l’escalier pour aller à l’étage. Elle va probablement appeler la police,
mais Mao a dit que c’était déjà fait. Il revient vers moi et attrape mon visage
entre ses mains encore sales. Ses yeux plongent dans les miens.
— Il ne reste plus beaucoup de temps avant qu’ils arrivent.
Je déglutis, hoche la tête et retiens mes sanglots et mon chagrin.
— Ça va aller, d’accord ? Toi et moi, c’est depuis toujours et pour
toujours, quoi qu’il se passe.
Je hoche de nouveau la tête. Il lâche mon visage et met ses mains derrière
sa nuque ; quand je vois son pendentif sortir de sous son T-shirt, je
comprends ce qu’il fait. En silence, Mao se penche vers moi et le porte à mon
cou. Cette fois-ci, je ne retiens pas mes larmes. Voir et sentir cette chose à
mon cou, c’est…
— Mais, c’est…, je sanglote.
— Comme ça, je serai avec toi, comme ça, tu auras mon cœur près du
tien. Mis à part toi, cette babiole, c’est la chose la plus précieuse que j’ai. Ça
fait bien longtemps que j’aurais dû te le donner. Il me vient de ma mère, mais
je crois que c’est toi que je porte au cou depuis tout ce temps. C’est là sa
place. Ouais, souffle-t-il, comme émerveillé en me regardant. Il est beaucoup
plus beau à ton cou. Il prend toute sa valeur.
— Je…
L’émotion me noue la gorge. Je n’ai jamais rien entendu d’aussi beau de
toute ma vie. Je me souviens de la première fois que j’ai voulu toucher son
collier, nous venions de nous rencontrer, j’ai eu envie de réitérer mon geste
de nombreuses fois en grandissant, et voilà qu’aujourd’hui il le passe à mon
cou en disant ces mots. J’aurais préféré qu’il n’ait pas de sang sur les mains
ni l’intention de se rendre à la police… J’aurais aimé que ça ne se fasse pas
dans la douleur.
— Ne dis rien, porte-le simplement en gage de notre amour, c’est tout ce
que je veux, Kōyō.
Je caresse le pendentif puis caresse son cou désormais nu. J’en perdrais
presque mes repères.
— C’est la plus belle chose qu’on m’ait jamais offerte.
— Comme toi finalement, tu es la plus belle chose que la vie m’ait
offerte.
— Mao…
Il sourit, de ce sourire charmeur qui a toujours eu raison de mon cœur. Je
le dévore des yeux, je le regarde autant que je le peux avant de ne plus
pouvoir le faire. J’ai du mal à me résigner, à lui obéir, à me faire à l’idée… je
voudrais trouver une solution pour l’aider, pour ne pas que nous soyons
séparés, pour ne pas qu’il s’inflige cette punition, mais quoi ?
— J’ai oublié de te le dire avec le temps, je crois…
— Mieux vaut tard que jamais, Maoko.
Avec une profonde douceur, il me caresse la joue.
— Je n’aurais jamais dû entrer dans ta vie, je dis. Tout est ma faute…
— Impossible, tu sais bien que d’une manière ou d’une autre nos chemins
se seraient croisés et comme maintenant on se serait aimés comme des fous.
Tu es la seule à m’avoir rendu si sauvage, si vivant, si important…
— Ne crois pas que tu m’aimes alors que…
— Ce n’est plus une histoire de croire. C’est avéré. Tu devrais le savoir.
Peut-on seulement aimer à ce point de folie ?
Je le comprends quand nos regards se croisent et se disent tant de choses
que j’en reste muette, quand il se presse contre moi et pose son front contre le
mien. Je le sens quand sa bouche impatiente fond sur la mienne.
Je ferme les yeux et je me laisse aller dans ses bras. Je me délecte
simplement de l’amour qu’il me donne et des frissons qu’il fait naître sur ma
peau. Doucement sa langue caresse ma lèvre abîmée et des picotements
éclatent partout dans mon corps. J’entrouvre la bouche et notre baiser devient
plus profond, plus intime. Je veux que l’on s’imprime l’un l’autre, qu’on ne
fasse plus qu’un. J’aspire ses lèvres, je caresse sa langue. Ses doigts
s’enfoncent dans mes cheveux, son torse se plaque contre ma poitrine comme
s’il voulait entrer en moi, comme si nous n’étions pas assez proches pour lui.
Nous nous embrassons dans les larmes et dans le sang, nous nous aimons
dans le chaos et la démence. Son baiser me fait du mal et du bien en même
temps. Peu importe les blessures que je porte, l’amour qu’il me donne
surpasse toute la douleur du monde.
Quand la sirène des voitures de police se fait entendre, mon cœur s’arrête
littéralement et mon menton tremble.
Je ne veux pas. Je ne peux pas…
— Mao…
— Tout va bien, Kōyō. Ça va aller, tu es si forte.
— Non…
J’ai conscience de ne pas rendre les choses faciles, mais j’ai le cœur brisé.
Ma poitrine me fait souffrir. Je ne suis pas si forte que ça en réalité, et puis il
a toujours été ma faiblesse.
— Laisse-moi te regarder.
Je lève les yeux vers lui. Je voudrais être sexy, lui donner une meilleure
image de moi. J’aimerais qu’il grave autre chose que mon visage amoché et
en pleurs. Mais c’est impossible. Ses mains attrapent mon visage en coupe,
me mémorisent, glissent dans mon cou, ma nuque puis mes cheveux.
— Tu es si belle.
— Je…
— Désolé d’avoir été con pour tes cheveux. C’est que je les aime
tellement.
C’est plus fort que moi, je souris.
— Je les laisserai pousser.
Son regard s’adoucit. Je ferai tout pour lui.
— Embrasse-moi, Kōyō.
— Viens le chercher.
Je tremble de toute part quand il m’attire à nouveau contre son torse et
pose ses lèvres sur les miennes. Je noue mes bras autour de sa nuque et me
donne à lui sans compter. Je sens les larmes couler sur mes joues et le goût du
sang dans ma bouche, mais ni lui ni moi n’y prêtons attention. Ce baiser est
un au revoir et nous nous accrochons l’un à l’autre avec tellement de force
que personne n’arrivera à nous séparer. Notre étreinte est plus passionnée que
jamais. C’est sans doute les circonstances qui font ça. Je perçois les
battements effrénés de son cœur, le mien est tout aussi détraqué.
— Ils sont dans la cuisine ! hurle ma mère du salon. Virez-moi ces fous
de chez moi.
Mao lâche mes lèvres et embrasse mon front.
Non, pas déjà…
— Aishiteru, Kōyō, murmure-t-il dans un souffle. Itsumademo1.
Non…
Puis il s’avance de quelques pas. Je tente de l’en empêcher mais j’arrête
mon geste en pleine course, je n’ai pas le droit de lui compliquer davantage
les choses alors qu’il vient de sacrifier sa vie pour nous. Je veux lui dire un
millier de choses, comme le fait que je ne suis pas d’accord, mais je dois
respecter sa décision et être forte, même si je ne m’en sens pas capable.
Non…
Il s’agenouille face aux policiers quand ils arrivent. L’un d’eux lui récite
ses droits en lui disant qu’il peut garder le silence et prendre un avocat. Je
suis si désemparée devant le spectacle qui se joue devant mes yeux, j’ai le
cœur brisé. Je n’avais encore jamais eu aussi mal. La vraie douleur, celle qui
survient quand on vous arrache quelque chose d’indispensable. Je sens qu’on
me prive de lui, de mon cœur, de tout ce qui me rend humaine et vivante. J’ai
l’impression de me déchirer en mille morceaux, qu’on me sépare de la partie
la plus importante de mon âme. Sans lui je ne suis plus que la moitié de moi.
— Il est blessé, il a été poignardé, il doit aller à l’hôpital…
Ils lui mettent les menottes sans que mes mots ne changent quoi que ce
soit, et soudain tout devient trouble autour de moi. J’ai comme un
bourdonnement dans l’oreille. Étourdie, je me laisse glisser le long du mur,
mes jambes ne me retiennent plus.
Mao…
Les larmes coulent sur mes joues, je ne les retiens plus.
Je t’aime si fort…
La police l’embarque, et je ne tente pas de les en empêcher…
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