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TRAITÉ

DES

HALLUCINATIONS
OUVRAGES DE L ’AUTEUR

Chez le même éditeur :

M anuel de psychiatrie , avec P. B ernard et Ch. B risset. 4 e édition revue


et complétée (sous presse).
ÉTAT actuel de l ’étude des réflexes. Traduction de Zum gegenwärtigen
Stand der Lehre von den Reflexen in entwicklungschichtlicher und anato­
mischphysiologisch Beziehung de Mikael M inkowski, Zürich (1924) 1927,
75 pages.

Autres ouvrages :

H allucinations et délires. Paris, Alcan, 1934, 192 pages.


E ssai d ’application des principes deJackson a une conception dynamique
de la N euro-P sychiatrie, avec R ouart , Préface de H. C laude (Mono­
graphie de l’Encéphale, Paris, Doin, 1938). L ’Encéphale, 1936, 31e année,
t. 1, n° 5, p. 313-356; t. 2, n° 1, p. 30-60, n° 2, p. 96-123.
N eurologie et psychiatrie (Colloque de Bonneval, 1943, avec J. de A juria -
guerra et H écaen). C. R. Paris, Hermann, 1947, 126 pages.
Le problème de la psychogenèse des névroses et des psychoses ( Colloque
de Bonneval, 1946, avec L. Bonnafé , S. F ollin , J. L acan , J. R ouard ).
C. R. Paris, Desclée de Brouwer, 1950, 219 pages.
E studios sobre los delirios. Madrid, Editorial Paz Montalvo, 1950,115 pages.
P sychiatrie (Encyclopédie médico-chirurgicale), ouvrage collectif et mis à jour
avec 142 collaborateurs, 3 vol. depuis 1955.
psychiatriques. Paris, Desclée de Brouwer.
É tudes
Tome 1. — Historique, méthodologie, psychopathologie générale. 1952, édi­
tion revue et augmentée, 261 pages.
Tome 2. — Aspects séméiologiques. 1950, 546 pages.
Tome 3. — Structure des psychoses aiguës et déstructuration de la conscience•
1954, 787 pages.
La conscience. 1963 ( lie édition). 1968 (2e édition), 500 pages. Paris, P. U. F.
La psychiatrie animale , avec A. B rion et coll. Paris, Desclée de Brouwer,
1964, 500 pages.
L ’inconscient (Colloque de Bonneval, 1960). C. R. sous la direction de
Henri E y . Paris, Desclée de Brouwer, 1966, 424 pages.
TRAITÉ
DES

HALLUCINATIONS
PAR ,

Henri EY

TOME PREMIER

MASSON ET O , ÉDITEURS
120, Boulevard Saint-Germain, PARIS (6e)

= = = = = i 973 =
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés pour
tous pays,

La loi du l t mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une
part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et
non destinées à une utilisation collective » et. d'autre part, que les analyses et les courtes
citations dans un but d ’exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction inté­
grale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants
cause, est illicite » (alinéa 1er de l'article 40).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc
une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

ç) Masson et Cie, Paris> 1973


L ibrary of congress catalog card number : 72-76633
ISBN : 2-225 36 531 8.

Imprimé en France
A MA FEMME
Le travail scientifique étant une chaîne, je dédie cet ouvrage à la mémoire
de ses véritables auteurs :

Johannes M uller J. SÉGLAS


J. E . E squirol S. F reud
W. G riesinger P. J anet
J. P. F alret K . J aspers
F. L elut G . G atian de C lérambault
C. F. M ichea W. M ayer-G ross
J. B aillarger H. C laude
A . B rierre de Boismont P. Q uercy
Hughlings J ackson R. M ourgue
J. M oreau (de Tours) J. L hermitte
V. K . K andinsky M . M erleau -P onty

H. E.

REM ERCIEM ENTS

Je dois mes plus chaleureux remerciements à m a Secrétaire, Mlle Renée


B oulay . Seule sa collaboration si dévouée et si efficace m ’a permis de mener
à bien la rédaction de cet ouvrage, comme de tous ceux q u ’elle a écrits avec
moi depuis près de vingt ans. Je lui dois l’affectueuse reconnaissance q u ’un
écrivain m aladroit doit à son premier, patient et perspicace lecteur.

Je remercie particulièrement aussi Mme Michelle G irard . A « notre »


Bibliothèque de Sainte-Anne elle n ’a pas ménagé son fidèle et laborieux dévoue­
ment pour vérifier mes fiches bibliographiques et dresser l’index alphabétique
des auteurs.

Plusieurs de mes collègues ou amis ont bien voulu m ’aider à corriger les
épreuves de ce livre ou à me donner des conseils qui m ’ont été très utiles.
Je les en remercie très chaleureusement.
PREFACE

ès m on prem ier CONTACT avec la Psychiatrie f a i été fasciné par l ’Hallu­

D cination, ce mystère par lequel transparaît le miracle de la perception.


C ’est elle qui constitue la clé de voûte de la psychopathologie, car c'est
par rapport à elle que s ’ordonnent toutes les interrogations auxquelles doit
répondre le savoir psychiatrique. Celui-ci ne peut se fonder comme science qu'à
l'expresse condition de se saisir de la réalité de son objet : la maladie mentale.
Celle-ci ne peut être reconnue et traitée comme telle que si elle est « maladie »
et « maladie de la réalité », en tant ^'im possibilité d'être-au-monde régi par
le principe de réalité. Certes, en plaçant d ’emblée le problème de l’Hallucination
sur le plan métaphysique de la « réalité », nous ne faisons que reprendre à l’envers
le sens même du concept d ’Hallucination. M ais qui peut s ’étonner que nous visions
ici la réalité, non pas comme le concept abstrait ou scientifique de la mondanité
soumise aux lois de l'objectivité mais comme la réalité en tant qu'elle est
l'objet même de l’apparition des phénomènes de la vie psychique de tous les
hommes quelles que soient leurs conceptions mystiques, magiques ou esthétiques
du monde.
En écrivant à la fin de ma carrière et comme pour rejoindre ses prémisses ce
Traité des Hallucinations, j'entends précisément valider la science psychiatrique
trop souvent trahie par ceux-là qui, prétendant la fa ire progresser, empruntent
eux-mêmes les chemins de la fo lie. La cohérence des observations cliniques et des
propositions théoriques, en s'appliquant à une des principales parties (le phéno­
mène du fa u x objet perçu ), doit montrer du même coup la consistance du fa it
psychopathologique dans sa généralité. J'entends ainsi par le dernier effort de
mon travail démontrer que loin de s'évaporer comme une bulle de savon — fû t-elle
merveilleusement irisée — ou de crever lamentablement comme la grenouille
de la fa b le par l'inflation qui gonfle démesurément son objet, ou encore de se
perdre dans l'infinité d'une sémantique universelle qui la fa it tomber dans le néant
d'une soi-disant anti-psychiatrie, la Psychiatrie existe. Une science en effet
dépend dans sa validité même de l'objet auquel s'applique une connaissance
rigoureuse, et l'objet de la Psychiatrie contrairement aux exégèses ou hermé­
neutiques qui tendent à la dissoudre est bien là devant nous avec ses exigences
spécifiquement humaines et médicales. Ce livre entend vigoureusement cerner les
contours du fa it psychiatrique — ici l'H allucination — en Vexorcisant tout à la
fo is de la mythologie mécaniste cérébrale et des m ythes du processus primaire de
rInconscient également impuissants à en rendre compte.
Pour atteindre jusqu'à sa racine le phénomène psychopathologique, le
VIII PRÉFACE

Psychiatre ne peu t p as s'accorder la fa cilité des rêveries verbales, des idées


improvisées ou des connaissances punctiformes. I l doit s'astreindre à une étude
laborieuse et multidimensionnelle du problème. C 'est ce que dans la lim ite de
mes possibilités f a i tenté de faire. D 'où le caractère m assif, compact et souvent
indigeste de ce « pavé » lancé dans la mare des anti-psychiatres pour affirm er
mon anti-anti-psychiatrie. L e lecteur de cet ouvrage voudra bien le lire, je l'espère,
comme je l'a i écrit sans cesser jam ais de s'accorder à la mesure de la densité
même du fa it psychiatrique primordial qui en constitue la matière.

Quatre idées directrices sont développées et incessamment reprises dans ce


Traité des Hallucinations qui est comme une « Recherche de la perception
perdue... » Elles concourent à la connaissance du phénomène hallucinatoire en
le situant dans la perspective d'une théorie générale de la Psychiatrie.
L a prem ière est que l'H allucination est un phénomène pathologique, c'est-
à-dire d'une structure « hétérogène » et, comme nous le dirons, « anomique » à
l'égard de l'infinité des illusions qui entrent dans l'exercice normal (contrôlé et
commun) de l'imagination. Ceci nous conduira tout au long de ce Traité à expur­
ger du problème psychopathologique de l'Hallucination une quantité de phéno­
mènes « psychonomes » (comme disait P. Quercy) qui, malgré l'aberration
occasionnelle qu'elles comportent, ne cessent pas d'obéir aux lois de la percep­
tion et plus généralement à la législation de la réalité.
L a seconde idée est tout aussi simple : elle consiste à considérer le phéno­
mène hallucinatoire à tous ses niveaux comme irréductible à la théorie élémen-
tariste et mécaniste traditionnelle qui la tient pour l ’effet d'une excitation neuro­
sensorielle.
L a troisième idée se form ule comme une thèse « antipsychogénique » de
l'apparition hallucinatoire. Celle-ci, en effet, n 'est p as et ne peut pas être seule­
m ent la projection d'un affect, fû t-il inconscient. Sa structure négative, c'est-
à-dire les caractères form els de l ’apparition même du phénomène hallucinatoire,
est incompatible avec la seule force du désir et requiert une autre dimension, celle
d ’un déficit ou d'une brèche du systèm e de la réalité.
L a quatrième idée, enfin, est que l ’Hallucination exige pour sa compréhension
et son explication le recours à un modèle hiérarchisé d'un plan d'organisation
de l'organisme psychique. L'H allucination n'apparaît, en effet, qu'à la faveur
d'une désorganisation psychique ou des systèm es psycho-sensoriels. De telle
sorte que les Hallucinations se partagent « tout naturellement » selon l'un ou
l’autre niveau de cette désorganisation, en Hallucinations délirantes (comprenant
toutes les variétés d ’illusions, interprétations, intuitions et « Pseudo-hallucinations »
qu’une interprétation trop rigoureusement « sensorielle » du délire hallucinatoire
rejetait) et en Hallucinations compatibles avec la raison (ce que nous appellerons
les Éidolies hallucinosiques ). De telle sorte aussi que la pathogénie des phéno­
mènes hallucinatoires, relevant toujours d ’une désorganisation de l’organisme psy­
chique, se réfère non seulement aux mouvements de l’inconscient qu’il implique
mais à la désintégration de l’être conscient qui normalement les contient. Ce n ’est
pas l ’Inconscient, c’est la désorganisation de l’être conscient qui est pathogène.
PRÉFACE ix

Soit en partant de l'articulation de ces propositions tirées de la pathologie


des Hallucinations pour en généraliser l'application à l'ensemble de la Psychiatrie,
soit en tirant, à rebours, d'une théorie générale de la Psychiatrie ses corollaires
nécessaires à la compréhension et à l'explication du phénomène hallucinatoire,
il est facile de comprendre que les quatre propositions qui constituent l'appareil
conceptuel de cet ouvrage sont les principes mêmes d'une conception organo-
dynamique de la Psychiatrie. Autrem ent dit, le modèle théorique que nous avons
tiré de l'étude des Hallucinations ou le modèle théorique que nous avons appliqué
à l'ensemble de la Psychiatrie, coïncident exactement. E t ils coïncident à leur
base pour définir la « maladie mentale non pas comme une fausse maladie » qui
ne serait qu'un artefact éthico-politico-social, c'est-à-dire un phénomène de pure
contingence culturelle, mais comme un phénomène naturel dépendant de l ’organi­
sation spécifique du « CORPS psy c h iq u e » humain. De telle sorte que dans leur
généralisation les quatre thèses qui form ent l'articulation doctrinale de ce Traité
peuvent se présenter en quatre propositionsfondatrices du champ de la Psychiatrie.
La maladie mentale se distingue essentiellement des variations communes ou
des effets de groupe qui sont effectivement dans leur variété même les phénomènes
« psychonomes » (normaux) de la vie de relation.
La maladie mentale ne saurait cependant être considérée malgré son « hétéro­
généité », ou son cc hétoronomie », ou son « anomie », comme réductible à une
juxtaposition fo rtu ite d'accidents mécaniques dont les manifestations form eraient
une mosaïque sans intentionnalité.
Tout processus psychopathologique doit se concevoir dans la perspective
d'une causalité proprement biologique, c'est-à-dire comme une malformation ou
une déformation de l'organisme qui demeure ou revient à une fo rm e d'organisa­
tion plus prim itive ou plus précaire sans jam ais exclure l'intentionnalité de
l'espèce ou le sens des pulsions individuelles.
La maladie mentale ne constitue pas une création, elle n'ajoute pas la positivité
de sa fo rce propre (comme le fo n t l'effo rt créateur ou le génie ) aux possibilités de
l'hom m e. Elle n 'est pas une plus-value pour être au contraire une désorganisation
qui « libère » seulement les instances inférieures impliquées et subordonnées. Car
cette « libération » des couches prim itives de l'être (inconscient, pulsions) est le
contraire d'un progrès vers la liberté pour être l'aliénation même de l'hom m e
rendu esclave des choses, des autres et de cet « autre » q u 'il est au fo n d de lui-
même et dont il ne peut se libérer que dans e t par le dynamisme de son être
conscient.

Dans cette Préface qui doit préparer le lecteur au travail que l'auteur attend
de lui, celui-ci doit bien indiquer à celui-là, comme je le fa is ici, le sens de la Psy­
chiatrie : elle est non pas un instrument de la répression par la Raison,
la Civilisation, la M orale ou la Société, mais le savoir e t l'action nécessaires pour
affranchir l'hom m e aliéné dans sa maladie mentale, de la répression qu'exerce
sur sa liberté son Inconscient. L'exploitation politique fa ite à cet égard des concepts
(et des asiles) psychiatriques est intolérable.
X PRÉFACE
\ _
A yant eu ainsi le souci d'aller jusqu'au plus profond des problèmes qui
s'entrecroisent et se m ultiplient à propos de l ’Hallucination, le lecteur voudra
bien me pardonner si Je n ’ai pu aller jusqu'au bout de mes expositions. Car
tant en ce qui concerne les illusions jde la condition humaine en général, la nature
de la connaissance subjective, éidétique et irrationnelle (m ystique ou psychédéli­
que), la fonction des organes des sens dans la direction de la, vie psychique et tant
d'autres problèmes passionnants et vertigineux, j ’a i la conscience de n ’avoir pu
ni su aller jusqu’au fo n d des choses. M ais d ’autres que moi, peut-être parce
qu’ils auront bien voulu lire et méditer cet ouvrage, pourront y aller. I l le fa u t,
car il ne suffit pas de fa ire la politique de l’autruche en déclarant qu’il n ’y a ni
maladie mentale, ni pathologie, ni psychiatrie, ni Hallucination. On ne résout pas
les problèmes en refusant de les poser. Je convie tout Psychiatre digne de ce nom
et aussi de la plus noble des sciences médicales, à ne pas s ’abandonner à ces
sophismes et à saisir les réalités cliniques telles qu'elles s ’imposent à nous méde­
cins, même si ceux qui, des horizons lointains ou nébuleux de la philosophie, de la
sociologie ou de la politique, ne les connaissant pas, affirm ent qu’ils n ’existent
pas. C ’est bien, en effet, le tribut que, même à son insu, doit payer aux illusions
idéologiques le romantisme anti-psychiatrique qui voudrait nous fa ire croire
que tous les hommes sont également hallucinés, qu’il n ’y a pas d ’Hallucinations,
que tous les hommes étant fo u s, seuls peut-être peuvent être désignés comme
particulièrement fo u s ceux qui croient à la réalité de la fo lie... et des Hallu­
cinations... : somme toute, que la réalité n ’existe past Or, T Hallucination est
là précisém ent pour nous démontrer ab absurdo qu’on ne saurait mer la réalité
sans tomber soi-même dans cette Hallucination négative dont Freud disait qu’elle
est l'essence même de l ’Hallucination.
H. E.
TABLE DES MATIÈRES
TOME PREMIER
Pages
Pr éfa c e ............................................................................................................................ vn

A vant-p r o p o s ...................................................................................................... 1
L ’objectivation de la perception sans objet et le problème des « illus­
trations » d ’un Traité des Hallucinations............................................. 1
L'objectivation de l’image par le sujet (expression et production) (4).
La fonction d ’expression de la réalité psychique (7). Expression et
production (12). L’objectivation de l’image et l’organisation de
l’être psychique (18). Le contresens de l'objectivation de l’Halluci­
nation (20). L’apparition de l’Hallucination dans la catégorie du
réel clinique (20). La réalisation plastique de l’Hallucination
ajoute-t-elle ou retranche-t-elle à la réalité clinique de l’Hallucina­
tion ? (28). Valeur de la reproduction plastique de l’Hallucina­
tion (32).

PREM IÈRE PARTIE


GÉNÉRALITÉS

C hapitre premier. — A n a lyse d u p h én o m èn e h a llu cin a to ire.


. . . 41
Phénoménologie de l’halludner. Définition de l ’Hallucination . . . 41
Les conditions d’apparition clinique du phénomène hallucina­
toire (43). Définition de l’Hallucination et phénoménologie de
l’halluciner (45).

C hapitre II. — P ro b lèm e g én éra l des ra p p o rts de la p e rc ep tio n e t


d es H a llu cin a tio n s....................................................................................... 53
Modèle linéaire mécanique (54). Modèle linéaire psychodynami­
que (56). Modèle architectonique des structures de la perception et
des modalités de leur décomposition hallucinatoire (57). Structure
hiérarchisée de la perception (SjSj^ Hiérarchie structurale des
phénomènes hallucinatoires (67). f

C H A PIT R E III.— É vo lu tio n des id ées su r les H a llu cin a tio n s. . . .


Phase d ’indifférenciation des troubles psychosensoriels (78).
Opposition esquirolienne de l’Hallucination délirante (psychique) à
l’illusion des sens (sensorielle) (79). Variations et inversion du
concept (82). Le dogme mécaniste : simplicité et unité du méca­
nisme appliquées à la complexité et à l’hétérogénéité de tous les
phénomènes hallucinatoires (90). Réactions au dogme classique
du xixe siècle (92).
XU TABLE DES MATIÈRES

Page»

DEUXIÈME PARTIE

LES HALLUCINATIONS DES DIVERS SENS

C hapitre premier. — L es H a llu cin a tio n s v i s u e l l e s ............................. 101


L’œil et la phénoménologie de la vision.................................................... 101
La virtualité hallucinatoire de la perception visuelle normale. . . . 104
La projection imaginative dans l ’expérience vécue (105). Les illu­
sions sensorielles communes à diverses variations physiologiques
de l ’activité perceptive (110).
Les caractères cliniques des images hallucinatoires visuelles . . . . 115
Caractères formels de l’imagerie hallucinatoire (115). Thé­
matique (126). Conditions d ’apparition des Hallucinations
visuelles (133). Associations et combinaisons des Hallucinations
visuelles et d ’autres phénomènes psycho-sensoriels (135).
Les deux catégories structurales de l’activité hallucinatoire visuelle . . 136
L’activité hallucinatoire visuelle délirante et la désorganisation
de l’être conscient (137). Les Éidolies hallucinosiques visuelles
conditionnées par les altérations fonctionnelles du système percep­
tif visuel (140).
Étude clinique des Hallucinations visuelles d é lira n te s ....................... 142
Caractères cliniques des éidolies hallucinosiques visuelles . . . . 148
Les conditions étio-pathogéniques des Hallucinations visuelles. . . 149

C hapitre II. — L es H a llu cin a tio n s a c o u s tic o -v e r b a le s ....................... 163


La perception acoustique. Le langage et la phénoménologie de l’audi­
tion............................................................................................................. 163
La virtualité hallucinatoire de la perception auditive............................. 167
Les illusions sensorielles auditives (168). Les illusions affectives
auditives (169). Le monde verbal virtuellement hallucinatoire dans
la sphère de la perception auditive (169). Les Hallucinations audi-
tivo-verbales de la phase hypnagogique et du rêve (173).
Description séméiologique des Hallucinations auditives....................... 176
Hallucinations auditives communes ou élémentaires (176). Halluci­
nations musicales (178). Hallucinations acoustico-verbales (183).
Les Hallucinations auditivo-verbales fragmentaires (184). Les
Hallucinations psycho-sensorielles auditivo-verbales (187). Les
Hallucinations psychiques verbales (193). Les « voix » du
délire (212).
Classification des Hallucinations acoustico-verbales............................. 216
Classifications élémentaristes (217). Classification structuraliste
fondée sur les rapports du délire et des Hallucinations auditivo-
verbales (220).
TABLE DES MATIÈRES XIII

Page»
C hapitre III. — L es H a llu cin a tio n s ta ctile s ......................................... 233
Anatomie et physiologie des récepteurs cutanés (234). La virtualité
hallucinatoire des perceptions tactiles (237).
Les diverses modalités d’Hallucinations tactiles ou haptiques (238) . 238
Les modalités structurales des Hallucinations tactiles (241). Condi­
tions étiopathogéniques (243).

Chapitre IV. — L es H allucinations o lfa c tiv e s ........................................ 249


L’o d o r a t .................................................................................................. 249
Les odeurs hallucinatoires..................................................................... 251
Les éidolies o lfa c tiv e s ........................................................................... 253
Les Hallucinations olfactives dans les psychoses aiguës...................... 256
Les Hallucinations olfactives dans les psychoses chroniques . . . 257
Fréquence et valeur pronostique (259). H. olfactives dans les psy­
choses schizophréniques (260). H. olfactives dans la paranoïa, les
délires de relations et les délires d ’interprétation (260). H. olfactives
et « psychoses hallucinatoires chroniques » (261).
Les Hallucinations olfactives dans les n é v ro se s................................... 262

C hapitre V .— L es H a llu cin a tio n s co rp o relles......................................... 265


La perception du c o rp s ........................................................................... 266
Le corps et sa perception ambiguë (266). Le problème de l’organe
de la sensibilité corporelle et du schéma corporel (267). Les deux
niveaux de la perception du corps (271).
La virtualité hallucinatoire de la perception corporelle....................... 276
Formes cliniques de l’Hallucination c o rp o re lle ................................... 280
Les éidolies hallucinosiques du schéma corporel (282). Hallucinations
corporelles délirantes (291). La dépersonnalisation (292). Les
thèmes hallucinatoires somatiques (299). Les Hallucinations cor­
porelles dans les psychoses et les névroses (310).
Remarques sur l’étiopathogénie des Hallucinations corporelles . . . 318
Phénomènes éidolo-hallucinosiques corporels (318). Les diverses
structures et niveaux d ’Hallucinations délirantes corporelles (320).

TROISIÈM E PARTIE

LES DEUX GRANDES CATÉGORIES


DE PHÉNOMÈNES HALLUCINATOIRES

Chapitre premier. — L es éidolies h a llu c in o siq u e s................................... 329


Exemples c lin iq u e s ................................................................................. 331
Éidolies visuelles (331). Éidolies auditives (336). Éidolies corporelles
(somato-éidolies) (337).
XIV TABLE DES MATIÈRES

Page»
Caractères généraux des « éidolies » .................................................... 338
Les deux grands groupes d ’éidolies.......................................................... 344
Les protéidolies (345). Les phantéidolies (348).
Étude c lin iq u e ....................................................................................... 351
Les éidolies hallucinosiques visuelles (353). Les éidolies acoustiques
musicales et verbales (364). Les éidolies du schéma corporel (368).
Problèmes théoriques et pratiques du diagnostic des éidolies halluci­
nosiques ...................................................................................................... 370
Éidolies hallucinosiques et délires dans leurs relations cliniques . . . 374

C hapitre II. — Les H a llu cin a tio n s d é lir a n te s ........................................ 379


Évolution des idées sur les diverses m odalités hallucinatoires de délire . 382
Dégagement de la notion d'expériences délirantes dans ses relations
avec les Hallucinations (383). La notion d’un substratum du Délire
et de l’H. dans l’école française (383). L’état primordial de Délire et
l’expérience hallucinatoire délirante selon Moreau (de Tours) (384).
L’expérience délirante et hallucinatoire primaire dans la
conception de la conscience morbide de Ch. Blondel (387). Les
expériences délirantes et hallucinatoires d’après P. Guiraud (389).
Les expériences délirantes primaires de Jaspers (391). Les expé­
riences délirantes et hallucinatoires et la phénoménologie (393).
La notion d ’expérience délirante dans ses rapports avec l’activité
hallucinatoire (395). La doctrine freudienne et la notion d’expé­
rience délirante et hallucinatoire (397). Dégagement de la notion d ’un
processus idéo-verbal hallucinatoire. Les Hallucinations noético-
affectives (405).
Les modalités cliniques des Hallucinations d é lir a n te s ....................... 411
Les niveaux structuraux des expériences délirantes hallucina­
toires (411). Les expériences délirantes et hallucinatoires dysthy­
miques (413). Les expériences délirantes et hallucinatoires de l’alté­
rité de l’espace vécu (417). Les formes hallucinatoires noético-
affectives du processus idéo-verbal délirant (428).

QUATRIÈME PARTIE

PATHOLOGIE CÉRÉBRALE ET HALLUCINATIONS

C hapitre premier. — Les H a llu cin a tio n s dans les a ffectio n s céréb ra les. 447
Encéphalopathies alco o liq u es............................................................... 448
La neuro-syphilis...................................................................................... 450
Les Hallucinations dans l’encéphalite é p id é m iq u e ............................. 455
Manifestations psychopathologiques de l'encéphalite (456). Éidolies
et Hallucinations délirantes au cours de l'encéphalite épidémique (461).
TABLE DES MATIÈRES XV

Pag««
Autres encéphalites et n é v ra x ite s.......................................................... 464
Les Hallucinations dans les tumeurs cérébrales................................... 466
Localisation des tumeurs hallucinogènes (468). Divers types senso­
riels d’Haüucinations et siège de la tumeur (471).
Les Hallucinations dans les traumatismes cranio-cérébraux . . . . 475
Hallucinations et lésions vasculaires c é réb rales................................... 482
Hallucinations et sénescence cérébrale.................................................... 483

C hapitre II. — A ffectio n s céréb ra les. H a llu cin a tio n s e t ép ilep sie . 489

C hapitre III. — L es H a llu c in o g è n e s .......................................................... 509

Les drogues hallucinogènes..................................................................... 513


Le noyau indole (514). Neurobiologie hormonale et enzymatique.
L’action anti-sérotonine et adrénergique (517). L’analogie d ’action
des hallucinogènes et de l’isolement sensoriel (519). L’action des
hallucinogènes sur les centres cérébraux (519). L’effet « psychoto-
mimétique » commun. Le syndrome psychotoxique aigu (520).
Le h a s c h ic h .................................................................................................. 524
Botanique et matière médicale (524). Chimie et pharmacologie (524).
La toxicomanie cannabique (529).
Le L. S. D .............................................................. 544
Psychopharmacologie du L . S. D. (545). L'ivresse lysergique (566).
Tableau clinique de l’ivresse lysergique (567). Problèmes psycho­
pathologiques posés par l’expérience lysergique (572). Les « expé­
riences psychédéliques » toxicomaniaques (580).
Les champignons hallucinogènes du Mexique............................................. 591
Les champignons hallucinogènes mexicains (591). Psilocybine et
Psilocine (592). L’expérience psilocybinique (593).
Le peyotl et la mescaline................................................................................ 602
Pharmacologie de la mescaline (604). L'ivresse mescalinique (616).
Les descriptions et auto-observations typiques (616). Caractéristi­
ques psychopathologiques de l’expérience mescalinique (624).
Pathogénie des hallucinations mescaliniques (637). Les deux grandes
catégories de phénomènes hallucinatoires mescaliniques et le pro­
blème de leur localisation (637). Les phénomènes psychosensoriels
primitifs (646). Les « Hallucinations scéniques » (649). Localisation de
l'action hallucinogène et distinction des protéidolies et phantéidolies
(650). L ’altération spécifique du vécu sensoriel par la mesca­
line (653).
XVI TABLE DES MATIÈRES

. Pas;es
Valeur des expériences subjectives provoquées par les hallucinogènes . . 659
Psychopathologie de l'expérience psychédélique (661). La dialectique
du sujet et de l’objet dans l’expérience psychédélique (661).
L’expérience psychédélique comme expérience délirante (662).
Valeur et métaphysique des expériences psychédéliques (665).
L’expérience subjective et le problème de la connaissance (666).
Différence et analogies entre expérience psychédélique, expérience
esthétique et expérience mystique (670).

CHAPITRE TV. —-Le p ro b lè m e d e l’iso lem en t sen so riel hallucinogène. 683


Position du problème et historique.......................................................... 684
Les techniques de privation sensorielle.................................................... 686
Effets psychologiques et hallucinogènes de la « sensory deprivation » . 688
Données et faits (689). Modification de l ’activité psychique et de la
conscience (689). Effets sur les perceptions (691). Les Hallucina­
tions (691).
Discussions pathogéniques..................................................................... 695
Désafférentation sensorielle clinique (cécité et s u rd ité )....................... 702

TOME II

CINQUIÈME PARTIE

LES HALLUCINATIONS DANS LES PSYCHOSES


ET LES NÉVROSES

C hapitre premier. — L es H a llu cin a tio n s dans les p sych o ses aiguës . 713
Les Hallucinations dans la mélancolie (714). Les Hallucinations dans la
manie (715). Les Hallucinations des psychoses délirantes aiguës (720).
Les Hallucinations des psychoses confuso-oniriques. L'onirisme (731).
Les Hallucinations dans les syndromes de Korsakov (737).

C hapitre II. — L es H allu cin a tio n s dans les p sych o ses d élira n tes
c h r o n iq u e s .................................................................................................. 741
Le « Délire chronique » ................................................................................. 743
Les Hallucinations dans les diverses espèces de délires chroniques. . . 759
L'existence de quinze personnages délirants (760).
Groupe des schizophrénies..................................................................... 774
Les délires systématisés (Paranoïa) .................................................... 801
Les délires chroniques fantastiques (paraphrénies)............................. 829
Les transformations des trois espèces de délire chronique et leur forme
hallucinatoire.................................................................................................. 845
TABLE DES MATIÈRES xvn

Page»
C hapitre III. — L es H a llu cin a tio n s da n s les n é v r o s e s ....................... 855
Différences entre névroses et p sy c h o s e s .............................................. 855
Analogies entre névroses et psychoses.................................................... 857
Les Hallucinations dans la névrose obsessionnelle et les phobies. . . . 860
Rappel historique (860). La structure névrotique obsessionnelle et
phobique, et la fonction du réel (862). Description clinique des
phénomènes hallucinatoires, des obsessions et des phobies (863).
Les cas-limites (borderlines) de la névrose obsessionnelle et de la
paranoïa (871).
Les Hallucinations dans l’hystérie............................................................... 874
Les Hallucinations dans la grande névrose au temps de Char­
cot (874). La structure hallucinatoire de la névrose hystérique (876).

SIXIÈM E PARTIE

THÉORIES PATHOGÉNIQUES LINÉAIRES

G ë é tA L iT É s............................................................................................................ 899

Chapitre premier. — M odèle m é c a n is te .................................................... 903


Concepts fondam entaux.............................................................................. 904
Développement de la théorie de l’excitation hallucinogène des neu­
rones s e n s o rie ls ...................................................................................... 910
Fondements théoriques (911). Les théories mécanistes classiques de
l’Hallucination (917).
Exposé critique des effets hallucinogènes des lésions « irritatives »
localisées et des expériences d’ « excitation » é le c triq u e ....................... 924
Les lésions « irritatives » localisées des organes, voies et centres sen­
soriels (925). Les excitations électriques expérimentales (937). Les
expériences d ’excitation électrique des organes des sens (937). Les
expériences d ’excitation faradique des centres corticaux visuels et
auditifs (943). Les stimulations électriques expérimentales du lobe
temporal (948). Indépendance relative de la production hallucinatoire
et des systèmes spécifiques (954).
L’application de la théorie mécaniste aux délires hallucinatoires. . . 959
Théorie mécaniste généralisée des Hallucinations et des psychoses
hallucinatoires........................................................................................ 961
Théorie mécaniste des Hallucinations et des Psychoses hallucina­
toires (G. de Clérambault) (962).
Théorie mécaniste restreinte de la genèse élémentaire des Hallucina­
tions et des Psychoses hallucinatoires................................................... 971
Évolution vers un modèle architectonique.............................................. 974

¥
xvm TABLE DES MATIÈRES

P ig a
C hapitre II. — M odèle p s y c h o d y n a m iq u e .............................................. 983
Réflexions préliminaires sur les forces affectives et le système de la
réalité (983). La virtualité « hallucinatoire » des forces affec­
tives (984). Le passage de la puissance pulsionnelle à l’acte percep­
tif et l’organisation de l’être psychique (983).
Évidence de la manifestation de l’inconscient par l’Hallucination . . 988
La manifestation des affects inconscients dans les « Expériences
hallucinatoires délirantes » (990). La projection des affects incons­
cients dans les Psychoses délirantes et hallucinatoires chroni­
ques (994). La projection des affects inconscients dans les Éidolies
hallucinosiques (1008).
Théorie de la projection de l'inconscient comme condition nécessaire et
suffisante de l’Hallucination..................................................................... 1013
La satisfaction hallucinatoire du désir et la constitution des premiers
phantasmes (1016). La théorie économique de la projection hallu­
cinatoire (1022). Théorie « topique » de la projection hallucina­
toire (1040).
Nécessité d’un complément au modèle linéaire de la projection du
désir dans l ’H a llu c in a tio n ..................................................................... 1050
Structure négative de l ’Hallucination (1051). Mise en défaut de
l ’épreuve de réalité (1057).

SEPTIÈME PARTIE

LE MODÈLE ORGANO-DYNAMIQUE

C hapitre premier. — L e m o d èle a rch itecto n iq u e de l’organ isa tio n


p syc h iq u e a n ti-h a llu c in a to ir e ................................................................1075
L’idée d’organisation, l ’unité composée et hiérarchisée de l’Être
psychique................................................................................................. 1075
L’idée d ’organisation chez les philosophes, les biologistes et les
psychologues (1075). Hughlings Jackson et le modèle hiérarchisé
des fonctions nerveuses (1081). Sherrington et la notion d’intégra­
tion (1087). La fonction d’intégration du système nerveux et le
modèle cybernétique (1092).
Épistémologie et organisation du corps p sy c h iq u e .............................1100
L ’ordre de l’organisation et de la connaissance (1101). La conjugai­
son verbale de la réalité subjective et de la réalité objective (1104).
La connaissance par les sens (1107).
Les structures de l’Être conscient comme modalités ontologiques du
système anti-hallucinatoire de la réalité....................................................1113
L ’organisation anti-hallucinatoire du champ de la conscience (1115).
L ’organisation anti-hallucinatoire de l ’Être conscient de soi (1119).
TABLE DES MATIÈRES xix

Pages
La fonction et le sens des organes des s e n s ........................................ 1122
Évolution des idées sur « la sensation » comme élément nécessaire
de la perception (1125). L’organe des sens considéré comme
récepteur (1137). L’organe des sens considéré comme prospecteur
(1143). Le sens des « sens » et du « sentir » (1156). L’organisation
anti-hallucinatoire des organes des sens (1159). Intégration et
subordination des organes des sens dans l ’organisation du corps
psychique (1174).

Chapitre II. — S tru c tu re a n o m iq u e d u p h én o m èn e h a llu cin a to ire . 1177


L’Hallucination est irréductible aux variations de la vie psychique
n o r m a l e ..................................................................................................1178
La distinction de la Psychologie associative entre image et sensa­
tion ne fonde pas la différence entre Hallucinations pathologiques
et illusions normales (1179). Les illusions de la vie psychique nor­
male ne sont pas des Hallucinations (1181).
Caractères formels de l’hétérogénéité des phénomènes hallucinatoires . 1197
De la référence au rêve à l’idée de processus hallucinogène (1197).
La définition de l’Hallucination implique son caractère «anomique» . 1205

Chapitre III. — C lassification n a tu relle d es H a llucinations. . . . 1210


Caractère artificiel de la classification classique des phénomènes
hallucinatoires (1212). L'organisation de l'Ê tre conscient est le
plan naturel de classification des Hallucinations (1217). Les deux
modalités d'halluciner (1219).

IV. — L a co n d itio n n ég a tive des p h én o m èn es h a llu cin a ­


C h a p it r e
to ires ....................................................................................................... . 1223
Le modèle «jacksonien» de la négativité du trouble hallucinatoire . . 1225
Historique de la théorie organo-dynamique de l’Hallucination consi­
dérée comme l’effet positif d’un trouble négatif primordial . . . . 1230
La production hallucinatoire . . . - ........................................ 1252
Les processus générateurs d ’Hallucinations d é lira n te s....................... 1255
Validation de la notion de processus dans toutes les Psychoses
hallucinatoires (1255). Les deux modalités de désorganisation
hallucinogène de l’Être conscient (1269). Application de la théorie
jaspersienne du processus aux Psychoses délirantes chroniques
(1272). Le problème du processus hallucinogène dans les délires à
forme « exclusivement » hallucinatoire (1276). Le processus
schizophrénique hallucinogène (1278).
Désintégration du champ perceptif et é i d o l i e s ...................................1283
XX TABLE DES MATIÈRES

Pages
L ’organisation des analyseurs perceptifs incompatible avec la notion
d'excitation hallucinogène (1284). Critique du concept d ’excitation
neuronale (1285). La dynamique des systèmes perceptifs irréduc­
tible à l’action des Stimuli (1288). Interprétation des faits de stimu­
lation électrique ou d ’irritation lésionnelle par une théorie de la
désintégration du champ perceptif (1298). Pathogénie des éido-
lies (1303). Pathogénie des phantéidolies. Blocage et inversion du
courant d’information (1305). Pathogénie des protéidolies. Les
déformations de l ’information (1321).
Sens général de la théorie organo-dynamique des Hallucinations. . . 1338

HUITIÈME PARTIE
THÉRAPEUTIQUE DES HALLUCINATIONS

C hapitre premier. — R ecettes th éra p eu tiq u es anciennes su r le tr a i­


te m e n t des H a llu c in a tio n s ................................................................1349

C hapitre II.— L es th éra p eu tiq u es n e u r o -b io lo g iq u e s ....................... 1353


Les thérapeutiques du choc (1353). Psycho-chirurgie (1357). Les
médications hallucinolytiques (1359). Les deux « neuroleptiques »
princeps : la réserpine et la chlorpromazine (1362). La génération
des nouveaux « neuroleptiques » (1364). L’azacydonol (fren-
quel) (1371). Le sulpiride (dogmatil) (1372). L’oxaflumazine (1372).

C hapitre III. — L es p sy c h o th é ra p ie s................................................................ 1375


Psychothérapies individuelles (1376). Psychothérapies de groupe
et psychothérapie institutionnelle (1383).

C hapitre IV. — La th éra p eu tiq u e des d iverses catégories d ’H a llu ci­


na tio n s .............................................................................................................. 1391
Thérapeutique des expériences délirantes et hallucinatoires (1392).
Thérapeutique des psychoses hallucinatoires chroniques systéma­
tisées (1396). Thérapeutique des formes hallucinatoires des schizo­
phrénies (1400). Thérapeutique des éidolies hallucinosiques (1405).
Appendice. — E x tra its d u jo u r n a l tPune H a llu c in é e .....................................1417
T able des concepts-c l é s ....................................................................................... 1433
L e x i q u e ......................................................................................................................... 1439
Bibliographie générale............................................................................................ 1451
Bibliographie des travaux de l ’auteur sur les hallucinations . . 1501
I ndex alphabétique des noms d ’auteurs................................................................1503
I ndex alphabétique des matières............................................................................1533
AVANT-PROPOS

L’OBJECTIVATION DE LA PERCEPTION SANS OBJET


ET LE PROBLÈME DES « ILLUSTRATIONS »
D ’UN TRAITÉ DES HALLUCINATIONS (1)

Il est de la nature même de l’Hallucination d ’être rebelle à sa représentation


plastique (peinture, dessin), c ’est-à-dire à son objectivité. Toute illustration
de l ’Hallucination est une trahison et un contre-sens. On ne peut pas reproduire
les images du rêve sans faire perdre à l ’expérience onirique l ’essentiel de son
caractère privé en les faisant tom ber dans la réalité du domaine public. Cela
est si vrai que le vécu même du rêve se prête mal, non pas seulement à l ’image
qui prétend le représenter comme un film projeté du foyer intérieur de la lan­
terne la plus magique, mais plus profondém ent encore à entrer dans le discours
et la pensée. Ce qui est le propre véritablement spécifique de l ’expérience du
rêve, c ’est q u ’elle se présente en effet dans une sphère de représentations
incompatibles avec l ’espace et le temps physique où, naïvement, on tenterait
de la réintroduire en la prenant au piège d ’un dessin ou même d ’un cadre syn­
taxique ou narratif. C ’est bien ce que J.-P. Sartre avait clairement et pro­
fondément vu lorsqu’il parlait de la « non-mondanité » de l’imaginaire vécu
dans le rêve. Ainsi en est-il pour toute Hallucination. L ’analogon de réalité
n ’est pas la réalité et illustrer l ’Hallucination est une imposture (2) qui sup­
prime précisément de cette analogie sa fonction analogique.

(1) Ayant d’emblée traité du problème de la réalité, nous éviterons de revenir


trop souvent aux spéculations gnoséologiques auxquelles entraîne nécessairement le
problème des Hallucinations. Mais ici, en examinant comment si naïvement tant de
psychiatres (et naturellement tant d ’aliénés) croient pouvoir faire coïncider dans
l’Hallucination sa production et sa reproduction, on conviendra que nous ne pouvons
pas mieux faire dans l’introduction de ce Traité que de souligner qu’il y a une incom­
mensurabilité absolue entre « l’image » hallucinatoire et sa reproduction plastique,
entre l’irréalité et la réalité. Le problème de la réalité renvoyant à celui de l’irréalité
et à la fonction de l’irréel, comme l’a justement souligné E. M inkowski en adoptant
les idées de G. Bachelard, nous nous excusons de cette longue réflexion, difficile
mais indispensable.
(2) Imposture exactement symétrique à celle qu’implique l’Hallucination, car si
halluciner c’est poser la réalité de l’irréalité, reproduire cette irréalité dans la réalité
c’est supprimer de l’Hallucination ce qui la fonde : prendre la cause pour l’effet.
2 L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »

L ’auteur qui écrit sur l ’Hallucination — nous en faisions la remarque dès


1934 — doit bien prendre garde de ne pas tom ber lui-même dans l ’erreur de
l ’halluciné, car l ’Hallucination entraîne dans son vertige celui qui est mal pré­
paré à la saisir, c ’est-à-dire à lui résister. On voit à quels abîmes de perplexité
dès les premières pages de ce Traité nous sommes plongés ! Et c ’est bien en
effet à un niveau « abyssal » que nous entendons chercher, trouver et m ainte­
nir le phénomène hallucinatoire. Aussi avons-nous pris le parti d ’expurger
systématiquement de ce Traité les images, dessins, reproductions, par lesquels
trop d ’auteurs ont cru devoir « illustrer » les Hallucinations sans s ’apercevoir
q u ’ils reprenaient ainsi à leur compte la thèse réaliste du « délire sensoriel »
de l’halluciné. L ’Hallucination ne peut pas être traitée comme étant une
simple figuration. C ’est succomber à la tentation de son interprétation
empiriste, réaliste ou sensationniste que de se croire obligé de « faire voir »
par l’image (dessin, peinture, ou cinéma) ce que le visionnaire a vu — ce qui
s ’appelle vu — sans le voir par ses sens. Que pourrait apporter un enregistre­
ment électromagnétique de ce qui est « entendu » par l ’halluciné qui entend
des voix qui serait autre chose que la construction d ’un film sonore réalisé
après coup hors de l ’expérience ou sur le seul témoignage du Sujet qui s’est
mépris sur ce q u ’il devait « entendre », ou encore l ’écho que lui renverrait le
miroir sonore d ’une mémoire qui, se souvenant de quelque chose ne la rap­
pellerait que comme une illusion impossible à reproduire sans lui ajouter une
nouvelle illusion ? Car, en définitive, c’est de l’image de l ’image, des « ideæ
idearum », c ’est-à-dire des reflets de la réflexion q u ’est, et ne peut q u ’être
composée la reproduction objective de ce « quelque chose » qui n ’apparaît
être que p ar le miracle ou la triche d ’une illusion absolue au delà de ce point
de non-retour à la réalité (sinon au possible) qui constitue le lieu même de
l’Hallucination. Cette impossibilité, elle éclate avec évidence dans la clinique
quotidienne de l ’Hallucination. Car le clinicien sait bien que les hallucinés de
la vue ne dessinent guère et ne peignent encore plus rarem ent leurs Hallucina­
tions visuelles autrem ent que sur demande, ce qui laisse précisément en sus­
pens l ’authenticité de leur « reproduction »; et il sait bien aussi que les hallu­
cinés de l’ouïe ne peuvent faire entendre aux autres ce q u ’ils ont entendu
q u ’en reproduisant p ar leur propre voix la voix entendue comme n ’étant pas
la leur. Disons plus généralement que l ’halluciné comme le rêveur ne peuvent
nous faire connaître l’Hallucination que dans et p ar l ’élaboration verbale ou
imaginative secondaire de leur récit, que ce récit demeure purement verbal ou
q u ’il se réalise dans une représentation elle-même narrative. Mais, bien sûr,
cette objection pouvant s’adresser généralement à la légalité de toute représen­
tation psychique, de toute expression de l ’imagination, ou de la sensibilité,
ou de la pensée du sujet, doit être examinée dans sa généralité avant de l ’être
dans la particularité et la spécificité du phénomène hallucinatoire. Et c’est
ce que nous nous proposons de faire dans cet « Avant-Propos » qui doit en
quelque sorte introduire le lecteur dans un monde imaginaire qui ne peut
être défini comme hallucinatoire que s’il se distingue de l ’exercice de l ’imagina­
tion en général, c’est-à-dire de la possibilité de faire tom ber dans le monde des
LES PIÈGES DE V « ILLUSTRATION » DE L'HALLUCINATION 3

signes objectifs ces intentions et mouvements subjectifs que sont les images, et
que s’il se distingue aussi des impressions sensorielles qui signalent au sujet la
présence des objets, extérieurs à lui-même, que fait lever en lui leur perception.
Dès lors, la recherche pratique de documents propres à illustrer les modalités
des phénomènes hallucinatoires ne tarde pas à paraître vaine. Tantôt, en effet,
on ne sait pas si ce qui est dessiné ou peint comme Hallucination a été « vrai­
ment » perçu ou a été seulement imaginé (et parfois après coup et sur demande).
Tantôt, p ar contre, on ne peut s’empêcher déjuger « hallucinatoires » les images
de la folie, ces bizarreries de formes insolites q u ’un schizophrène ou q u ’un
artiste génial projettent également sur le papier, dans le cahier d ’un journal
intime ou dans son soliloque.
A utant dire que l ’Hallucination illustrée et comme armorialisée du sceau
personnel de l’halluciné perd son statut de fiction par la coalescence de
l’image et du percept qui abolit l ’espace de sa propre présentation
entre la reproduction et la perception. L ’Hallucination fuit en effet sous
le regard objectif d ’autrui non point que « nous autres » ne puissions
la saisir cliniquement comme une réalité (attestée précisément par la charge
en quelque sorte explosive de sa puissance de conviction absolue ou p ar la
commotion éprouvée à son insolite apparition), mais parce que sa réalité
n ’est pour ainsi dire pas de ce monde, de ce monde dans lequel les moyens
d ’expression de l ’halluciné (quand il les possède avec ou sans talent) font
tom ber la perception sans objet jusqu’à n ’être plus q u ’un objet offert à la per­
ception des autres... (1).

(1) Lorsque je décidais d’entreprendre ce Traité des Hallucinations nous pensions,


la Maison M asson et moi-même, éditer un volume « abondamment illustré ». Je ne
me préoccupais guère de ce problème pratique lorsque, rencontrant mon bon ami et
élève G. R osolato, je lui demandais de me communiquer parmi ses documents d’art
psychopathologique ou d ’expression plastique ce qui pourrait m ’être utile à cet effet.
Il me regarda sévèrement : « Oh ! Monsieur... ». A peine eussé-je perçu ce reproche
que je sentis la nécessité de réaffirmer ce qui a toujours été pour moi une opposition
quasi passionnelle à cette fureur de traiter de l’Hallucination et du délire comme
d ’un livre d’images où celles-ci seraient nécessairement semblables à toutes les
images, dès qu’elles sont peintes ou dessinées. Car, en effet, qu’elles figurent des poly­
èdres lumineux, des constructions graphico-mathématiques de M. C. Escher, des pay­
sages de M ax E rnst ou des compositions de M agritte, ou encore des scènes oniriques
« quelconques », elles sont toutes justement également quelconques, vues seulement
sous l’aspect d’une figuration perçue dans son contenu significatif (dans le sens
de ce qu’elle représente d ’objets de la nature ou de charge de fantastique) : elles sont,
somme toute, présentées hors de leurs « variations » esthétiques ou sémantiques
comme des « images sans spécialité ». Ce qui spécifie au contraire l’image hallucina­
toire, son irréductibilité radicale à être valablement objectivée, c’est précisément ce
qui non seulement ne paraît pas dans l’illustration mais est radicalement falsifié par
elle. Je décidai donc de remplacer ce riche livre d’images hallucinatoires par un écrit
sans illustration, car c’est seulement au travers du langage et par l’écriture qui restitue
à la lecture ce que l’halluciné a voulu, sans jamais pouvoir y parvenir, exprimer, que
l’Halluciné et le Psychiatre peuvent dire quelque chose de l’Hallucination.
4 L ’OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »

P our bien saisir le problème posé d ’emblée p ar l ’Hallucination en tan t


q u ’impossibilité d ’être perçue autrem ent que p ar une falsification radicale du
percept, nous devons aller plus loin en saisissant la double fonction de l ’image.
L ’image est to u t à la fois « en soi » et « pour soi » étant à la charnière du M oi
et de l’A utre qui se présente à soi dans les rapports du M oi maître de lui-même
et de la chose qui est en lui « aliénée » (1). L ’image (2) est, en effet, ce qui
au-dedans de nous-mêmes éclate comme une fleur qui a « pour soi » la valeur
esthétique et la force de génération créatrice de toute floraison (C. G. C arus).
M ais l ’image est aussi reflet du monde des objets qui échappe aux délices
de m a création pour représenter ce qui est « en soi ». De telle sorte que l ’exis­
tence serait radicalement impossible si elle se divisait en deux mondes
séparés. Or, si l’existence — et la perception qui l ’ancre dans la réalité —
est possible, c’est parce que les deux mondes sont médiatisés (disent les philoso­
phes), sont intégrés (disent les neurophysiologistes) dans et p ar la structure
de l ’être conscient (3).

I. — L’OBJECTIVATION DE L’IMAGE PAR LE SUJET


(EXPRESSION ET PRODUCTION)

L ’itinéraire que suit l’image (ou l’imagerie) p ar son mouvement d ’expres­


sion jusqu’à sa manifestation « objective », puis le mouvement inverse p ar
lequel elle est récupérée en tan t que perçue p ar le Sujet ou autrui, constituent
le rythme du processus d ’objectivation de l ’imaginaire. Ces deux mouvements
de flux et de reflux de la présentation et de la re-présentation du monde ne
peuvent jam ais être considérés séparément l ’un de l ’autre sur des plans paral­
lèles : ils s’engendrent dans le lieu de l ’être psychique qui est celui de l ’être
et du devenir conscient, espace anthropologique où se recoupent la sphère
de l ’Inconscient et du Désir et celle du Conscient et de la Loi.
De telle sorte que la constitution même de cette articulation nous conduira
nécessairement et d ’abord à comprendre que l ’objectivation de l ’image dans
le mouvement norm al de la vie psychique est réglée p ar l’organisation même
de l ’organisme psychique.
Ainsi est tracé le plan que nous allons suivre pour examiner d ’ahord le
sens du processus de l ’objectivation de l ’image et les rapports de l ’expression
et de la production.

(1) Cf. H egel, Phénoménologie de l’esprit, 1,4, La vérité de la certitude de soi-


même (édition Aubier, p. 145-192).
(2) L’image, et par là nous entendons la couche éidétique de l’esprit, le vécu psychi­
que qui vise, dit H usserl (Ideen I), la région vivante qu’est la psyché.
(3) C’est en ce sens que H usserl (trad. R icœ ur , p. 374) dit expressément que
aussi longtemps qu’on croira trouver la différence entre le contenu de sensation et le
contenu d’imagination dans des critères d ’intensité, de plénitude, on ne peut entre­
voir aucun progrès. Il faudrait s’aviser pour commencer qu’il s’agit d ’une différence
qui concerne la conscience.
LA FONCTION D'EXPRESSION DE LA « RÉALITÉ » PSYCHIQUE 5

Toute image qui apparaît à la conscience du sujet se détache déjà de lui,


et quelque chose apparaît pour lui mais sans apparaître aux autres, et c ’est
cette apparition que l’on appelle une « représentation » car elle ne se présente
elle-même que comme un « analogon » d ’objet, un quelque chose qui rappelle
par les données sensibles de sa figuration, fussent-elles évanescentes, quelque
chose du monde dans lequel nous sommes jetés. Q u’elle surgisse en nous et sans
que « nous n ’y soyons pour rien », q u ’elle apparaisse p ar conséquent avec la
même contrainte que les objets extérieurs nous imposent, ou q u ’elle ne se déve­
loppe q u ’au terme d ’un travail germinatif d ’attention ou de réflexion, l’image
n ’en demeure pas moins pour nous une image dotée d ’un caractère privé
absolu et en quelque sorte incommunicable autrem ent que p a r la médiation
d u langage ou la dialectique d ’une objectivation qui doit la transférer dans le
domaine des relations intersubjectives qui la fait partager à autrui. C ’est préci­
sément ces modalités d ’objectivation qui feront pour nous problème quand
nous aurons à nous demander comment l’Hallucination vécue dans l ’ipséité
absolue d ’une « perception », qui, étant « sans objet », ne peut souffrir sans
s ’y dissoudre la moindre « objectivation ». C ar en m ettant en lumière une fois
de plus — après tant et tan t de méditations métaphysiques, ontologiques ou
phénoménologiques sur la « réalité » des images et les « images » de la réalité —
que la puissance de l ’imagination ne peut se confondre avec la fonction d ’expres­
sion de la représentation, nous nous voyons contraints de séparer l’Hallucination
du pouvoir de création de l ’esprit. C ’est que, comme nous allons le voir, le
dynamisme de l ’imagination créatrice (et créatrice au point de créer vraiment
les objets) ne peut en aucune façon servir de modèle théorique pour la saisie
du phénomène hallucinatoire.
A son niveau le plus profond l ’objectivation de l ’image, là où elle apparaît
à la conscience avec ses attributs propres au jugem ent prédicatif de son existence
phénoménale (C’est un heptagone vert en mouvement — C ’est une colombe
qui vole en zigzag — C ’est l ’escalier d ’une terrasse), elle n ’apparaît q u ’en
s’identifiant p ar sa prise dans les rets du langage. Elle apparaît en se nom m ant.
C ’est en to u t cas — pour laisser de côté la controverse sur l ’éidétique préver­
bale — le premier degré de l’objectivation de l’image qui lui permet de traver­
ser les cloisons de la subjectivité p o u r se communiquer, c ’est-à-dii* s ’objecti­
ver, fût-ce dans le Sujet, dans son espace psychique. Mais comme l’expérience
du rêve — cette expérience de l’image p ar excellence — le démontre, l ’image
véhiculée p ar la parole perd au cours de ce mouvement discursif son irrécusa-
bilité; elle se soumet aux aléas de l ’inauthenticité du discours, de telle sorte que
son objectivation tout en la livrant à la connaissance commune réserve ou pré­
serve son caractère problématique. Ce que nous savons du vécu de l ’autre
p ar son discours demeure toujours sujet à caution, et sa vérité ne peut être
établie ou rétablie que p a r un travail interprétatif au moyen duquel (par l ’inter­
médiaire duquel) est saisie la réalité de l ’image hors de toute immédiateté et
p ar une nécessaire m édiation des cercles concentriques sémantiques ou des
superpositions métaphoriques qui form ent le contexte de sa réelle idéalité.
A utant dire q u ’il existe bien une voie royale que doit em prunter l ’objectivation
6 L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »

en passant, comme dit Husserl, de l’expression (Ausdruck) au signe indicatif


(Anzeichen) et q u ’elle est la communication intersubjective ou intrasubjective
des phénomènes psychiques en général et de l ’image en particulier. Mais cette
voie royale ne nous conduit directement, ni à une connaissance claire, ni à
un savoir certain.
L ’objectivation de l’image — et plus généralement la réalisation de l ’inten­
tionnalité du sujet qui l’a engendrée — est susceptible d ’aller plus loin dans le
sens de sa déhiscence à l ’égard du Sujet. Elle nous dévoile alors le mouvement
de la création qui s’enracine dans l’intention éidétique pour s’épanouir en formes
psychiques (idées, images, intuition) psycho-somatiques (expressions motrices,
verbo-gestuelles), culturelles (actions dans le milieu social) et même physiques
(production d ’objets)... Il y a lieu à cet égard de distinguer deux grandes direc­
tions au mouvement qui porte le foisonnement intuitif et la germination des
images jusqu’à leur réalisation. L ’une, poétique, est tournée vers l’irrationnel,
* c ’est-à-dire q u ’elle aspire aux valeurs esthétiques ou spirituelles en s’éloignant
de la légalité objective du m onde réel. L ’autre est au contraire dirigée vers
l ’efficacité et la construction de la réalité commune logico-pratique (réalisa­
tions scientifiques, institutionnelles ou sociales) (1). Sans doute ces deux mou­
vements interfèrent-ils en ce sens que les expériences esthétiques ou mystiques
ne se séparent jam ais complètement de la réalité ne fût-ce que dans et pour leur
efficacité socio-institutionnelle et que les réalisations pratiques (œuvres, action sur
le milieu naturel ou culturel) ou spéculations (savoir, inventions) ne sauraient
se séparer radicalement des valeurs irrationnelles ou libidinales. Mais il n ’en
reste pas moins que l'objectivation de l'esprit, puisqu’il s’agit bien ici de ce
concept proprem ent hégélien, a la possibilité de s’exercer, soit dans la mani­
festation des valeurs soumises à un jugement téléologique, soit dans les réalisa­
tions dans le monde de la légalité rationnelle soumise au jugement de réalité.
Il est difficile de se reconnaître dans ce foisonnement, ces rejetons, des m ou­
vements de l ’objectivation du Sujet p ar lui-même, et il est peut-être inutile
pour le sujet qui nous occupe d ’en dresser un catalogue précis ou détaillé.
Contentons-nous de dire que la production des actes, des idées, des croyances,
des mots et des choses qui s’engendre elle-même p a r le mouvement qui trans­
forme la passivité, le « pathos » du p ur vécu, de la « couche matricielle éidéti­
que » ou « intuitive » en activité de réalisation, que cette production qui est
comme la fonction vitale de l ’esprit, demeure inhérente au Sujet. De telle sorte
que l ’objet — même quand il atteint la qualité de la chose créée, c ’est-à-dire
ajoutée au monde des objets — n ’est jam ais que la conclusion ou plus exacte­
m ent et dans le sens plein du m ot, la fin de cette dialectique de la productivité.
Lorsque nous aurons à nous demander quel rapport la production de l ’Hal-

(1) Mouvement qui semble tourner le dos aux thèses du primat de la réalité psy­
chique (Platon, Kant , H usserl) mais sans cependant coïncider avec l ’intellectua­
lisme ou le rationalisme de Spinoza et de M arx. Tant il est vrai que c’est la vie qui
résout la contradiction entre la matière et l ’esprit, entre le sujet et le monde de ses
objets.
LA FONCTION D’EXPRESSION DE LA « RÉALITÉ » PSYCHIQUE 7

lucination peut avoir avec ces modalités de reproduction dans l ’objectivation


de l’image p ar le sujet, nous aurons évidemment à nous interroger essentielle­
ment sur la question de savoir si sa projection est ou non et en quoi différente
de cet exercice de 1’ « imagination créatrice » Car, en définitive, les « repré­
sentations », les images, ne sont jam ais que les « signes » p ar lesquels
l’esprit exerce sa pleine fonction poétique (au sens naturellement étymo­
logique du terme) pour construire, soit son monde d ’objectivité, celui de la
réalité externe, soit celui de sa réalité interne ou psychique. En ce sens,
l’hallucination serait partout, ou nulle part, si elle se confondait avec la fonc­
tion fantasmique essentielle à la vie de l ’esprit, à ses institutions comme à ses
œuvres.
De telle sorte que ce qui constitue la réalité psychique ( Realität, au sens de
Freud) est animé et comme partagé p ar deux courants de direction opposée.
L ’un, centrifuge, qui porte le Sujet vers la réalité objective ( W irklichkeit,
dit alors Freud), et l’autre, centripète, qui fait entrer p ar la perception le
monde des objets dans le monde des images. Si bien que l’image est pour ainsi
dire coupée virtuellement en deux : sa face subjective (et le courant centrifuge
de sa fonction d ’expression ou de production) et sa face objective (et le courant
centripète de sa fonction de reproduction des objets du m onde extérieur). La
réalité psychique qui occupe le centre (ou si l’on veut le « milieu ») de l ’exis­
tence ainsi partagée entre le monde interne des images et les images externes
se trouverait divisée en deux parties inconciliables (comme sont irréconci­
liables l’idéalisme et le réalisme métaphysiques de la connaissance) si, comme
nous l ’avons précédemment souligné plus haut, l ’ontologie, l ’organisation
même de l’être psychique ne constituaient pas la possibilité organique de
l’articulation réelle du Sujet à son monde.
D ’où les trois moments de notre exposition du processus qui fait passer
l’image à sa réalisation : la fonction d ’expression qui « exprime » jusqu’à sa
dernière possibilité le sens de l ’intentionnalité imaginaire en faisant d ’abord
passer les images au rang d ’objets internes de l ’aperception — la fonction de
création, c’est-à-dire de « réification » ou de fabrication de l’image transformée
en objet réel offert à la perception d ’autrui — et enfin la régulation de ces
mouvements d ’objectivation de la réalité subjective p ar l ’organisation logique
du « corps psychique » (expression que nous préférons à celle d ’appareil p sy­
chique, modèle trop mécanique dont a usé et abusé Freud). Par là, s’esquissera
déjà une théorie de la perception qui enveloppe une théorie de l’Hallucination
incompatible avec un simple mouvement d ’expression ou avec la création
esthétique.

1° L a fo n c tio n d ’e x p r e s s io n d e la r é a lité p s y c h iq u e .

Si envisageant le problème général de la « réalité » des images nous le situons


au niveau de l ’organisation de l’être conscient, c’est que, effectivement, rien
ne peut être dit de la « vérité », de 1’ « authenticité » ou de la « réalité » d ’un
8 L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »

phénomène psychique qui ne s’inscrive dans un discours qui articule entre eux
les niveaux et les possibilités du réel. Or, c’est précisément la fonction même
de l ’être conscient (ou si l ’on veut du Moi) d ’être le gardien de la loi, c’est-
à-dire de la constitution même du système de la réalité. Et, effectivement,
quand nous allons suivre l ’image depuis son apparition endogène (son émer­
gence) jusqu’à sa réalisation et même jusqu’à sa réification, ce sont les diverses
fonctions du réel assumées p ar l ’être conscient qui nous seront ipso fa cto
dévoilées. Si nous parlons d ’abord de ce courant centrifuge, c’est précisément
pour consacrer en quelque sorte le prim at et, si l ’on veut, le privilège de l ’inten­
tionnalité du Sujet comme fondatrice de son monde. C ar contrairement à la
thèse proprem ent réaliste, nous pensons que c’est d ’abord le mouvement,
l ’aspiration du Sujet, qui constitue son monde ou, ce qui revient au même,
que c’est l ’organisatjpn même de son corps qui est le centre de son monde
(pour si « décentrée » que soit ensuite son existence quand elle est jetée dans la
problématique heidéggérienne de son « Dasein »).
Ce qui nous est donné dans notre « Cogito » c’est, en effet, l’émergence
même de la pensée à partir de l ’impensé. Cette idée si largement et abusive­
ment exploitée par le structuralisme contemporain, nous ne pouvons pas ne
pas la reprendre à notre compte car elle n ’est rien d ’autre que celle d ’une
genèse de la pensée à partir d ’un corpus. Seulement p o u r nous, il ne s’agit
pas comme on se le figure trop naïvement d ’un corpus social de relations exté­
rieures mais de l’organisme lui-même pour autant q u ’il porte en lui sa finalité
propre et, au-delà, sa program mation spécifique.
La « Hylé », la « couche » éidétique de la conscience, c ’est et ce ne peut être
q u ’un « en soi » qui se présente « pour soi ». De telle sorte q u ’à la base de son
« Cogito » le Sujet rencontre une émergence de phénomènes qui constituent
comme des « objets » de son expérience. M ais de singuliers objets pourtant
pour être précisément des contre-objets. C ar lorsque quelque signifiant que ce
soit émerge d ’une région de l ’être en tan t q u ’objet de connaissance devenant
« quelque chose » dont la conscience se saisit, il ne signifie rien d ’autre que le
profond mouvement du Sujet. Ce genre d ’objectivité qui caractérise la réalité
( R ealität) du vécu en tant que modalité du sentir, appartient et ne cesse jamais
d ’appartenir au Sujet. Quelles que soient les discussions qui n ’ont pas manqué
de s’instituer au sujet de 1'Erlebnis (vécu) et de l’image (B ild ), c ’est-à-dire de
sa modalité la plus près du vécu englué dans une subjectivité radicale (1),
il paraît évident que l ’image — la représentation — ne peut surgir que dans

(1) Des discussions interminables ont puisé dans la Psychologie intentionnelle ou


structurale allemande et dans la Phénoménologie (D ilthey, Brentano, H usserl,
K lages, P alagyi, L ersch, etc.) une source effectivement inépuisable d’intuitions
concernant les relations du vécu et du représenté, c’est-à-dire de l’inconscient et
d u conscient. Rappelons simplement la fameuse phrase de K lages (empruntée,
je crois, à P alagyi) : « Il n ’y a pas de vécu conscient et aucune conscience ne peut
rien vivre ».
LA FONCTION D'EXPRESSION DE LA « RÉALITÉ » PSYCHIQUE 9

un contexte (au sens littéral du term e qui implique en effet déjà concept et
langage) de conscience.
Mais à ce niveau d ’émergence de l ’image pour autant q u ’elle surgit de la
sphère du corps, de l’Inconsdent e t de l ’impensé (1), en même temps que nous
voyons, que nous sentons apparaître en nous-même dans notre propre monde
interne les objets radicalem ent subjectifs que sont les images, nous savons que
ce ne sont que des images qui sont comme exhalées par la respiration de notre
être psychique. Leur « objectivité » (2) est à cet égard deux fois révoquée en
doute, et p ar le Sujet lui-même qui se les attribue à lui-même, et p ar autrui
qui aperçoit mieux que le Sujet que leur configuration en tan t que signifiant
ne correspond pas nécessairement au vécu, au signifié. Nous saisissons ainsi
en quelque sorte dans sa matrice originelle l’inauthenticité de l ’expressivité
ou, si l ’on veut, son « symbolisme ».
A u fur et à mesure que l ’image poursuit son itinéraire d ’objectivation et
d ’abord celui de l 'expression, nous la voyons se surdéterminer toujours davan­
tage en accroissant toujours plus l ’écart qui sépare l ’expression du vécu. Il
en est bien ainsi des fonctions d ’expression des émotions que la psychologie
classique du xixe siècle m ettait au premier plan de son intérêt. Dès q u ’apparaît
en effet avec le rire, les larmes, les cris ou les gestes la possibilité d ’exprimer
le vécu émotionnel, apparaît aussi la possibilité d ’un simulacre ou d ’une feinte
(la « shamrage »). Mais c ’est bien sûr p ar et dans le langage que la fonction
d ’expression trouve à la fois le moyen « naturel » de véhiculer la pensée,
c’est-à-dire le monde interne des représentations et des intentions, et aussi le
moyen de la cacher. Le langage est l ’instrum ent même de l ’inauthenticité de
l ’existence pour autant que la vérité q u ’il exprime ou dissimule emprunte
également les modes de son discours. Il est vrai, comme nous y insisterons
plus loin, que le piège du langage peut se prendre à son propre piège, ce qui
constitue la condition même de toute dialectique et de toute herméneutique.
Mais il nous suffit ici de m arquer et de faire rem arquer que le mouve­
ment même de l’expression consciente, c ’est-à-dire des structures de l ’être
conscient, com portent nécessairement cette problématique de l’authenticité.
L ’image véhiculée p ar la parole perd au cours de ce développement discursif
son apodicticité. Elle se soumet aux aléas de l’inautlfcnticité du discours, de
telle sorte que son objectivation tout en la livrant à la connaissance commune,
réserve ou préserve son caractère conjectural. Ce que nous savons du vécu
de l’autre p ar son discours demeure toujours sujet à caution, et sa vérité ne

(1) Car, bien sûr, et n ’en déplaise à un certain structuralisme abstrait, l’Inconscient,
c’est-à-dire les processus primaires de la « pensée » (ou plutôt de la « pesée ») incon­
sciente, ne peut être assimilé, ni à une syntaxe, ni à une logique. -
(2) H. R ohracher (1970) a récemment encore souligné que ce passage de la réalité
subjective à son objectivation laisse toujours <« quelque chose » du sujet « inexpri­
mable » ou « ineffable ». Mais chez le sujet normal ou dans les relations intersub­
jectives ce reste est mis entre parenthèses.
10 U OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »

peut être établie ou rétablie que par un travail interprétatif au moyen duquel
(par l ’intermédiaire duquel) est saisie la réalité de l’image hors de toute immé-
diateté et p ar une nécessaire médiation des cercles concentriques sémantiques
ou des superpositions métaphoriques. A utant dire q u ’il existe bien une voie
royale que doit em prunter l ’objectivation, c’est-à-dire la communication
intersubjective des phénomènes psychiques en général et de l ’image en particu­
lier, mais que cette voie royale qui est du royaume du verbe ne nous conduit
directement, ni à une conscience claire, ni à un savoir certain. Les configurations
noético-noématiques de la Conscience ne contiennent pas une vérité initiale et
en quelque sorte absolue; elles sont un progrès vers la vérité. Cela revient à dire
que lorsque nous nous posons le problème de la valeur du « vrai » que contien­
nent ou représentent les expressions psychiques qui constituent les démarches
de l ’objectivation du monde interne des « images », nous ne visons que des
valeurs éidétiques subjectives (la « R ealität ») et que la pensée ne parvient à
véhiculer la vérité objective que par sa rationalisation, c ’est-à-dire en cessant
précisément comme nous allons le voir m aintenant d ’être purement « expres­
sive » pour être « constructive ».
Ce mouvement expressif ou expression des intuitions et des représentations,
c ’est-à-dire de la couche éidétique de la vie psychique, est donc caractérisé par
son origine imaginaire, et sauf, comme nous venons de le souligner, à subir
une m utation dans le sens de la construction rationnelle, il reste soudé au monde
de la subjectivité.

Tous les philosophes de tous les temps n ’ont cessé de se pencher sur le sens du
sens, c’est-à-dire des modalités des signes, des significations, des signifiants et des
signifiés. Nous venons d’indiquer que toute la vie psychique consistait dans le mou­
vement même qui porte le sujet à « se réaliser » devrait être considéré comme un tour­
billon dans lequel s’entrecroisent deux sens. D ’après Husserl (1) ces deux sens sont
ceux qui correspondent au « Doppelsinn » (au double sens) du mot signe (Ausdruck)
ou indication (Anzeichen). Ce qui est à l’origine de ces mouvements de réalisation de
l’être dans sa représentation, sa parole ou son action, n ’est et ne peut être que la pré­
sence vivante des essences, des idées (au sens platonicien du terme) qui constituent le
domaine immanent du psychique pur, la couche de l’éidétique pure du vécu psychique,
la région mondaine de la psyché (Ideen, I, 59) où surgit « ce qui veut dire quelque
chose ». Or, cette aspiration (comme celle du mouvement même qui ouvre les pou­
mons à la vie organique) sous son aspect général de « Bedeutung », de signification
intentionnelle a une double fonction : celle de l'expression et celle de l'indication.
L’expressivité de l’expression cependant s’entrelace nécessairement (verflechte)
avec la fonction indicative, car l’idéalité de la Bedeutung est liée à son énoncé. Ce
qui, au fond de nous, veut, pour nous, dire quelque chose ou nous contraint à en pren­
dre conscience, devient ainsi et déjà indice. Et c’est ce que nous avons souligné plus
haut en disant que l’image (expression prise dans le sens d ’un phénomène éidétique
apparaissant comme pour remplir la mission du sens qui l’a suscitée) s’objective dans
la manifestation qui la fait apparaître dans le monde des objets. Mais Husserl et

(1) Nous suivons ici dans cet exposé la lucide réflexion de Jacques D errida, La
voix et le phénomène. Paris, P. U. F., 1967.
LA FONCTION D'EXPRESSION DE LA « RÉAUTÉ » PSYCHIQUE 11

J. Derrida (qui serre de si près sa pensée) s’en tiennent essentiellement au mode de


la production (1) même de la fonction signifiante par quoi l’expression en tant que
« vouloir dire » est prise dans le processus indicatif en s’ouvrant dans et par le langage.
Ainsi se dessine dans l’itinéraire de la Bedeutung une double orientation, celle de
renvoi expressif (Hinzulenken, Hinzeigen) et celle de renvoi indicatif (Anzeigen ) lequel
tombe en quelque sorte dans le monde des signes objectifs et matériels et devient
instrument de communication intersubjective. Tout ce qui est destiné à manifester
un vécu d ’autrui doit passer par la médiation de la face physique. La fonction de
manifestation (kundgehende Funktion) est une fonction indicative. Il y a, ajoute
Derrida (p. 41) indication chaque fois que l’acte conférant le sens, l’intention ani­
matrice, la spiritualité vivante du vouloir dire, n ’est pas pleinement présente. Par
contre, l’expression est pleine de son sens, mais, pourrait-on dire, à la condition de la
garder dans le mouvement intentionnel ou virtuel de son « vouloir dire ».
Ajoutons à ces quelques remarques fondamentales tirées de la phénoménologie
husserlienne que pour Husserl la conscience en tant que possibilité de la présence à
soi du présent dans le présent vivant constitue la condition même de la différenciation
des niveaux qui séparent contenus d ’imagination et contenus de sensation (2).
Mais — et c’est l’originalité même de la réflexion de J. Derrida — l’entrelacement
de la fonction expressive et de la fonction indicative, c’est dans le‘phénomène de la
voix qu’il le discerne. C’est dans la vie solitaire de l’âme, dans le vouloir dire du soliloque
ou de la représentation, dans la voix qui garde le silence que se dévoile en effet la
nécessité introduite par la non-présence et la différence (médiateté, signe, renvoi, etc.)
au cœur de la présence de soi. Cette difficulté, dit Derrida, appelle une réponse. Cette
réponse s’appelle la voix... C’est cette universalité qui fait que structuralement et en
droit aucune conscience n ’est possible sans la voix. La voix est l’être auprès de soi
dans la forme de l’universalité comme con-science. La voix est la conscience.
Tirant une sorte de « phonémologie » de la phénoménologie (où elle est effecti­
vement impliquée), Derrida a conduit toute la suite de son ouvrage dans un sens de
plus en plus idéaliste comme pour refaire à rebours le chemin parcouru par Husserl...
Cette position le conduit à tenir que la valeur de tout énoncé de perception ne dépend
pas de l’actualité ni même de la possibilité de la perception, la valeur signifiante du
« Je » ne dépendant pas de la vie du sujet parlant... Si nous avons voulu introduire
ici même l’essentiel (plus exactement un maigre extrait) des réflexions de J. Derrida,
ce n ’est évidemment pas pour conclure avec lui qu’en définitive l’être se confond avec
sa voix ou sa parole. Car s’il est bien vrai que rien n ’entre dans l’organisation de l’être
conscient qui ne passe par la parole, c’est de l’organisation même de cette organisation
que dépend en tant qu’instrument d ’expression de sa vie psychique son discours,
c’est-à-dire toutes relations syntaxiques par lesquelles passent ses rapports d ’être
organisé avec la réalité et non pas seulement ses idées ou ses mots.

(1) Et même comme M. M erleau-Ponty l’avait si fortement souligné, à la couche


pré-expressive, pré-verbale, antéprédicative de l’émergence du sens.
(2) La définition, ou si l’on veut, la fonction de la conscience que j ’ai longuement
explicitée depuis quelques années, se rattache tout naturellement à la phénoménologie
husserlienne en tant que précisément elle vise l ’activité vivante de la saisie du vécu
relativement à soi, en tant qu’elle entrelace l’expérience de quelque chose à la conscience
d’être quelqu’un et qu’elle règle aussi par les mouvements de ses structures les rap­
ports du réel et de l’imaginaire.
12 L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »

2° E x p r e s s io n e t p r o d u c tio n .
Comme nous venons de le voir — notam m ent en faisant allusion aux
œuvres et objets produits à partir de l ’image ou la reproduisant — l ’objecti­
vation par laquelle le Sujet expulse h o b de lui-même (non pas seulement comme
dans l ’expiration de la respiration mais comme dans l’accouchement même
du produit de la conception) ce qui y avait pris source et racine, cette objecti­
vation peut aller si loin q u ’elle fait tom ber (ou accéder) l ’image au niveau des
choses. C ’est-à-dire que l ’image n ’est plus seulement vécue dans une intuition
éidétique subjective, qu’elle tom be non pas seulement sous le sens (comme
quand elle s’objective p ar le seul soliloque) mais sous les sens de l ’autre.
Quand elle s’exprime dans le dialogue écrit, parlé ou peint, l ’image devient
alors objet, c’fst-à-dire que se séparant d ’une chair purem ent subjective elle
s’incarne dans les propriétés du monde physique lorsque, p ar exemple, elle
devient statue, architecture ou peinture, c’est-à-dire quand elle parvient à sa
réalisation plastique. Par là, l ’image retourne en quelque sorte à son origine
empirique (si l ’empirisme sensationniste est métaphysiquement valable) : copie
de la réalité, elle revient prendre sa place dans l ’espace de la réalité. Nous
pouvons négliger ici la question de savoir s’il y a plus de reproduction que de
production dans cette réification de l ’image, car ce d est plutôt un problème de
valeur poétique ou en tout cas esthétique.
Nous devons cependant souligner dès m aintenant que l ’image fournie
p ar l ’imagination, l ’inspiration, le génie poétique, ne s’écoule pas passi­
vement à l ’extérieur comme dans un mouvement d ’exhalation de l’être
inconscient. La grande erreur commise p ar tan t de faux penseurs de l ’esthé­
tique ou de faux psychopathologues, consiste précisément à oublier ce temps
de véritable transform ation q u ’implique le travail « poétique ». N ous aurons
l ’occasion d ’insister longuement et plusieurs fois sur ce point fondamental,
notam m ent à propos de la « fausse activité hallucinatoire » attribuée aux artistes
ou assez sottement revendiquée parfois par eux comme pour affirmer ainsi leur
génie, sinon leur don surnaturel.
Le philosophe bâlois Paul Häberlin (Philosophische Anthropologie, Zürich,
1941) a lutté contre cette tendance, et A. Bazanle (1959) a mis en garde contre
les illusions de cette géniale et folle spontanéité. Mais rien n ’y fait. La réduction
de la création esthétique à un quantum d ’intensité de l ’image, ou autrem ent dit,
le point de la courbe q u ’elle parcourt, est illustrée p ar l ’ingénieux mais assez
naïf diagramme p ar lequel R. Fischer (in W. Keup, 1970, p. 324) représente
le passage des points d ’activité « norm ophrénique » à ses degrés de relâchement
jusqu’au Zen Satori, puis le Zen Samadhi et à ses degrés d ’exaltation, depuis
la schizophrénie jusqu’à la catatonie (?) et l ’extase mystique...
Les écrits et dits des Psychanalystes sont saturés p ar les effets de ce péché
originel de la théorie « expressionniste » de l ’Inconscient dans l’œuvre d ’art.
A cet égard, les travaux de Freud (1), des grands classiques de la psychanalyse (2)
(1) Cf. J. C hasseguet-Smirgel, 1971, p. 29.
(2) On ne peut manquer de citer ici les travaux de E. J ones sur Hamlet, de R ank
LA FONCTION D'EXPRESSION DE LA « RÉALITÉ » PSYCHIQUE 13

et des auteurs récents (1) s’insèrent dans la même ligne « expressionniste »


de la théorie d ’une production esthétique engendrée p ar la projection, fût-elle
sublimée, de l ’Inconscient. Cette théorie a été vivement critiquée (Henri Ey,
1948 ; P. Hâberlin, 1958 ; J. H . Plokker, 1962) pour la faire tom ber au
niveau d ’un phénomène de sécrétion. L ’A rt brut, reste brut...

La petite étude de C. This « Études psychopathologiques, Expression et Signe »


(1971) intitulée « De la Représentation », ne parvient pas à couper le cordon ombili­
cal qui lie la création de l’œuvre d’art à la fécondation inconsciente qui est son lieu
originaire. La création, en effet, c’est l’acte même d’une production qui n’est assimi­
lable au schéma biologique de la « reproduction » (J. Derrida, « La Pharmacie de Pla­
ton », Tel Quel, n° 33) qu’à la condition de rapporter la création de la créature à la
création de l’espèce, somme toute, à son invention.
Cependant, bien des Psychanalystes se sont montrés plus réfléchis et plus respec­
tueux du travail de la « creativity ». Citons notamment à ce tableau d’honneur :
E. Kris (Psychoanalytic explorations in art, New York, 1952), M. Gressot (Psycha­
nalyse et Connaissance, Rev. fr. de Psychanal., 1956, 3, 11-50). L. S. Kubie s’est
montré particulièrement critique à l’égard du pouvoir créateur des mécanismes
inconscients. D. Rapaport (Neurotic distorsion o f the créative process, Kansas
Univ. Press, 1958) souligne que dans la création scientifique les mobiles affectifs ne
sont pas évidemment une condition suffisante de leur efficacité ! Arieti, reprenant
récemment le problème de la « creativity » (tome III de son Handbook), rappelle
fort intelligemment que si Newton avait inconsciemment assimilé la pomme à la
lune, il aurait eu une idée magique ou folle; tandis que trouvant vraiment la solution
abstraite du problème en accédant à l’idée de gravitation des corps, la pomme et la
lune pouvaient être logiquement assimilées au niveau d’une nouvelle réalité,
Deux travaux récents parus dans Vint. J. o f Psychoanal. (1972), l’un de J. E. Gedo
l ’autre de P. Noy, et le livre de L. Astruc (Créativité et Sciences Humaines,
Paris, Maloine, 1970), malgré quelques réticences, nous ont paru aller dans le même
sens. Les pertinentes réflexions critiques de J. Gillibert (Rev. fr. de Psychanal.,
1972) sur l’esthétique freudienne méritent d’être spécialement signalées.

sur Don Juan, de Sachs sur Schiller, de Mélanie K lein sur Colette, de Marie Bona ­
parte sur Edgar Poë, de K. R. C issler sur Léonard de Vinci^etc.
(1) Parmi les travaux de ces dernières années, signalons ceux de P. G reenacre,
« Childhood of the artist », Psychoanal. Study Child, 1957,12; de P. Luquet, « Ouver­
ture sur l’artiste et la psychanalyse. La fonction esthétique », Rev. fr. de Psychanal.,
1963; de M. de M ’U zan, Rev. fr. de Psychanal., 1965; les Entretiens sur l'art et la
psychanalyse de Cérisy, Paris, 1968; le livre de S. K ofman, « L'enfance de l'art »,
Paris, Payot, 1971 ; l’artide de Ph. W eissman, « The Artist and his objects »,
Intern. J. Psychoanal., 1971, 52, 401-412; le livre de J. Chasseguet-Smirgel, « Pour
une Psychanalyse de l'art et de la créativité », Paris, Payot, 1971, représente assez
bien la thèse incessamment reprise dans toutes ces psychanalyses. Les pulsions
narcissiques, la projection du stade sadique-anal, les mécanismes de défense contre
la castration, l’identification phallique, la fixation fétichiste à l’objet transitionnel,
n ’expliquent rien ou peu du pouvoir de création de l’artiste puisqu’ils sont à tous
les hommes communs.
14 L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »

De telle sorte que dans le mouvement d ’objectivation de l ’image nous ne devons


pas voir seulement un mouvement expressionnel (ou ce qui revient au même,
impressionniste), mais une fructification, un travail dialectique qui sépare plus
l ’œuvre d ’art de son auteur q u ’il ne l ’unit à lui et notam m ent aux couches pro­
fondes de son inconscient.'Mais ce qui nous im porte ici, c ’est de saisir que l ’image
peut devenir objet quand l ’artiste est cet « alchimiste qui sait enfin faire de l ’or »
(A. Malraux). E t elle ne devient objet q u ’en s’incorporant toutes les qualités
spatiales, géométriques, sensorielles qui sont précisément l ’objet de la psycho­
physiologie des organes des sens. C ’est le cas, bien sûr, de la statue réalisée
conformément au modèle à reproduire ou selon l’image que s’en fait le sculp­
teur. Cependant, cette statue étant précisément statue n ’est que statue, c’est-
à-dire que tout en reproduisant quelqu’un ou quelque chose ou une image elle
n ’en reproduit q u ’une partie. Le mouvement, la chaleur, l ’odeur m anquent à
ce groupe de Rodin pour tant de mouvement, de chaleur et de chair q u ’elle
nous suggère. Autrement dit, l’objectivité de l ’image créée dans le monde des
objets n ’a pas besoin d ’être complétée pour être perçue dans ,sa totalité. Et
c ’est précisément tout l ’art de la sculpture que de permettre à une forme stric­
tem ent restreinte dans ses lignes d ’ouvrir une perspective infinie de mouve­
ments sémantiques par lesquels le regard du spectateur rejoint la puissance du
talent du sculpteur, et plus manifestement encore c’est le talent du peintre qui
ne dispose que d ’un espace à deux dimensions pour représenter les perspectives
et les mouvements que de permettre à celui qui la percevra de faire coïncider
avec sa propre et plus ou moins géniale imagination celle du tableau. L ’objec­
tivation de l’œuvre d ’art — p our ne parler ici que de celle qui nous intéresse
le plus — consiste donc à jouer sur la physique des organes des sens, car bien
sûr, même quand elle est celle de Kandinsky ou de Klee, quand elle est abstraite,
l ’art pour si fragile que soit son support sensoriel n ’en fait pas moins appel aux
sens même s’il s’agit seulement de les traverser. L ’arrangement des formes, des
couleurs, des dimensions, des ombres, de la lumière, des reflets, des impercep­
tibles effets d ’un éclairage, obtient un effet (précaire ou inépuisable) dramatique,
fantastique ou simplement anecdotique. Les citrons triangulaires de Picasso
leur restituent une acidité transférée d ’un sens à l ’autre. Une nature m orte
de Cézanne, par la densité de ses fruits ou la rigueur de la répartition des
ombres de la couleur des objets qui non seulement les accompagnent ou
les supportent mais qui coexistent avec eux afin que les uns tirent des autres
le sens imprescriptible qui les unit à jam ais ; cette nature m orte utilise
toutes les ressources de trom pe-l’œil de la perspective et d u mélange de
couleurs pour élargir quelques coups de pinceau sur une toile ju sq u ’aux
dimensions d ’un infini d ’espace pourtant circonscrit et d ’une éternité de
temps pourtant arrêté. La poésie qui émane de la peinture n ’est elle-même
obtenue que par des « données sensorielles » pures. Mais, bien sûr, lorsque
notre œil (à cet égard pareil à notre oreille lorsqu’une dérisoire mélodie ou
quelque rythme syncopé capte dans la mémoire comme s’il venait d ’une
salle de concert quelques mesures d ’une sonate ou d ’un concerto), perçoit
l ’œuvre d ’art, la grande ou la petite (ce Velasquez ou cette bande des­
LA FONCTION D'EXPRESSION DE LA « RÉALITÉ » PSYCHIQUE 15

suée) pour si fasciné ou simplement captif q u ’il soit de ces images, elles ne
représentent jam ais q u ’une sur-réalité, une forme sensible qui se tient hors de
la réalité (au-dessus, au-dessous, mais en tout cas à côté de la réalité). Ceci
est capital pour le problème que nous envisageons ici. Pour si prenante, pour
si « pregnante », pour si captivante que soit la réalisation plastique de l’image,
d ie reste encore imaginaire. Les arts plastiques ne sont pas à cet égard telle­
ment différents de la littérature qui, elle, à visage découvert ne travaille que
sur des signes, les vingt-cinq lettres de l ’alphabet pour obtenir l ’infinité séman­
tique de ses œuvres; à telle enseigne que même lorsque le lecteur est enfoncé
dans sa poésie ou le tragique romanesque de l ’écrit, il peut toujours se dépren­
dre de ce sortilège ou n ’y succomber q u ’avec retenue, sinon p ar intermittence...
La « réalité » de l ’œuvre d ’art n ’est donc pas celle d ’un objet physique, et
c’est précisément parce q u ’elle n ’est jamais un objet physique que l ’œuvre d ’art
contient cette « autre chose » qui sont à l ’égard des objets de la n atu re— fussent-
ils eux-mêmes pris pour objets d ’art (comme un coucher de soleil, le rythme des
vagues ou les frissons d ’un visage) — que sont le style et l ’inspiration que l ’au­
teur communique au « percepteur ». Car il s’agit bien d ’une « perception des
recettes » prodiguées p ar l ’artiste (de cette monnaie de l ’Absolu comme dit
encore M alraux), perception qui dépasse les qualités sensorielles, moyen mais
non fin de l ’œuvre d ’art.
On nous excusera ce qui peut paraître ici une digression, en voulant bien
nous concéder que nous sommes très exactement, p ar ces considérations un
peu abstraites, renvoyés et maintenus au cœur du problème. L ’expression plas­
tique de l ’image réalisée p ar la sculpture, l’architecture, la peinture, la photo­
graphie ou le cinéma n ’est jam ais, ne peut jam ais être q u ’une création senso­
rielle illusoire, tellement illusoire q u ’elle ne trom pe jam ais personne autrement
que p ar la fascination esthétique q u ’elle exerce en se présentant précisément
hors de la réalité prise elle-même comme l ’expression ou la création de sa
réalisation plastique, ne s’offrant elle-même que comme une réalité, mais la
réalité non pas d ’u n objet du m onde « objectif », celle d ’une image.
La réalisation plastique de l ’image n ’est donc pas un objet d u m onde des
objets mais la représentation d ’un objet (^auf à en être une simple reproduction
p ar laquelle la mémoire restitue au m onde des objets ce q u ’elle en a retenu).
U n tableau est un objet au deuxième degré. Objet matériel faisant partie du
monde physique et objet spirituel créant p our son « percepteur » comme p our
son auteur un « quelque chose » qui n ’entre précisément dans le m onde de la
perception des objets q u ’à la condition d ’en sortir pour réserver dans son cadre
un espace privilégié imprescriptiblement imaginaire. Cela revient à dire que
lorsque nous parlons de l ’œuvre d ’a rt comme d ’une réification de l ’image,
nous devons viser deux modes d ’objectivité : celui d ’une perception d ’insolite
(car, bien sûr, il n ’est d ’art que de l ’artificiel et plus exactement de fantastique
en cela q u ’il crée un au-delà ou un en deçà du m onde de la réalité) qui est
objet de cette perception esthétique où auteur et percepteur se rejoignent et
communient — et celui d ’une perception d ’objet physique qui disparaît en tant
que matière devenue transparente, traversée p ar le regard d u spectateur qui,
16 L'OBJECTIVATION DE LA a PERCEPTION SANS OBJET »

au lieu de la saisir, la détruit. L ’objet de la perception esthétique ne brille que


de ses propres couleurs et ne fascine que p ar ses propres formes. Plus profon­
dém ent encore, il n ’apparaît que p ar l ’efiFet sensoriel ménagé p ar l ’illusion des
sens que le talent de l ’auteur a su maîtriser. Ainsi, la réalisation, la réificatioh
de l’image peinte p ar l ’auteur n ’est perçue p ar l ’autre que comme suspendue
à une miraculeuse illusion. Elle ne peut donc jam ais être utilisée (sauf si„
trichant avec le sens même des valeurs esthétiques, elle est construite pour
reproduire photographiquement le m onde des objets) pour identifier et repré­
senter p a r ses qualités sensorielle^ réelles (celles qui sont perçues p ar autrui)
l ’image que le Sujet (l’auteur) a objectivée en le faisant tom ber du domaine
privé de son inspiration dans le dom aine public de son expression. Les qualités
sensorielles d ’un tableau comme celles d ’une sculpture ou d ’une cathédrale
sont en quelque sorte les pièges que l ’artiste tend au « percepteur » de l ’œuvre
d ’art en exigeant de lui q u ’il apporte lui-même ce quelque chose qui les unit
l ’un et l ’autre dans une création complémentaire. La perception d ’une œuvré
d ’art même plastique ne vise*que des qualités sensorielles surnaturelles ou
surréalistes. Elle est une perception d ’une merveilleuse irréalité.
Certains arts cependant vont plus loin dans cette réification et aboutissent
à un simulacre de réalité qui prend tous les caractères sensoriels du monde des
objets et des événements réels. Tel est le cas naturellement du cinéma et de la
télévision. L a réalisation plastique audio-visuelle va si loin alors q u ’elle prend
le « percepteur » dans une illusion qui, pour peu q u ’il s’y abandonne, devient
en quelque sorte complète. E t c’est dès lors la « mécanique » de la perception
qui se met entièrement au service de cette objectivation de l ’imaginaire. D e
telle sorte que ce sont précisément les qualités sensorielles produites p ar les
techniques audio-visuelles, électromagnétiques, physiques ou chimiques, qui
objectivent l ’imaginaire au point de donner au percepteur l’illusion d ’une
réalité. Illusion qui disparaît de la perception quand celle-ci est réduite à
ses qualités sensorielles mais sans cesser jamais d ’être tenue pour illusion par
le redressement de ce que même un neurophysiologiste des sensations comme
Helmholtz appelait le jugement qui contrôle la réalité des données sensorielles.
C ’est grâce à ce jugement que même lorsque nous voyons à la télévision un
spectacle aussi fantastique, incroyable et insolite q u ’un homme faisant les pre­
miers pas sur la lune, nous savons que ces images sont réelles alors que pour
si merveilleusement naturelles que soient les images d ’un film qui suspend
notre attention à ses péripéties, celles-ci sont à tout moment susceptibles
d ’être prises pour ce q u ’elles sont, c ’est-à-dire une fiction : rien du point de
vue de la réalité, mais quelque chose (une symphonie ou un tableau) qui est
plus que la réalité, qui a une valeur esthétique.
Ainsi, pour si réalisées que soient les images du Sujet, de l ’artiste, du poète,
mais aussi celles de tout homme qui se représente quelque chose et peut aller
si loin dans l ’objectivation de cette représentation q u ’il la reproduit p ar les
moyens physiques, lesquels la font tom ber dans le monde des objets, l ’imagi­
naire demeure toujours comme m arqué du sceau originel de sa production
subjective. Et si pour le Sujet il demeure même dans sa réalisation plastique une
DE L'IMAGE A L'OBJET 17

production qu’il a lui-même arrachée à la subjectivité de ses images, c ’est


cependant sans jam ais la confondre avec le monde de la réalité (quitte à sous-
estimer celle-ci pour valoriser celle-là) même s’il se met entièrement au service
de ces objectivations de l’imaginaire exactement comme s’il s’agissait d ’une
reproduction du réel. C ar le cinéma ou la télévision peuvent aussi bien nous
faire assister à une scène « réelle » filmée en direct, ou à une représentation de
théâtre reproduite sur la scène, ou à un drame simulé ou à une représentation
différée opérée dans le studio. Cependant si tout ce « perçu » peut être
affecté de coefficients de réalité divers et pour si grande que soit l ’illusion que
nous impose ce qui est vu sur le petit écran de la télévision ou l ’écran pano­
ramique d ’une grande salle de spectacle, c ’est bien toujours d ’un spectacle
q u ’il s’agit que seuls les procédés empruntés aux techniques optiques, acous­
tiques, électromagnétiques, physiques et chimiques ont permis. Ce qui est
alors représenté, ce qui est objectivé, ce qui est réifié, provient bien du monde
des images de l ’auteur comme si celui-ci n ’existait pas, et q u ’il s’agissait
d ’une prise directe sur des événements réels ce « comme si » étant l’essence de
la représentation.
Ainsi le propre de l'aperception du monde des images reste jusqu'au bout
distincte de celle des objets de la réalité. L ’image et l ’imaginaire ne cessent
jamais d ’être des illusions incompatibles autrem ent q u ’au plan des apparences
avec le système de la réalité, car même lorsqu’elles em pruntent les instruments
sensoriels de la perception elles se déroulent parallèlement et comme entre
les parenthèses de la réalité. A utant dire que la réalité exige p our se constituer
que soit perçue cette « autre chose » qui fonde, en effet, la relation du Sujet
à son monde et qui passe p ar la légalité et non seulement la sensorialité de la
perception. Si, en effet, les attributs sensoriels sont susceptibles de plus ou de
moins et des degrés de reproduction de reflets en reflets peuvent glisser de l ’objet
réel à l ’objet représenté, p ar contre l’objet imaginaire, celui du simulacre
comme du souvenir, se situe, même avec ses attributs sensoriels, hors de
l ’épreuve de la réalité, c’est-à-dire de ses lois. Ainsi jusqu’à ses plus extrêmes
formes de chosification, toute représentation — sauf à n ’être que pure et
simple reproduction photographique ou mnésique du monde des objets (qu’elle
n ’est d ’ailleurs jam ais complètement, même si elle ne fait appel q u ’aux
moyens techniques d ’enregistrement ou d ’une illusion parfaite des sens comme
dans la peinture naturaliste ou le cinéma) — garde le caractère d ’une subjecti­
vité absolue et radicale au point d é ne pouvoir jam ais tom ber dans le monde
des choses que comme une chose artificielle, u n objet industrieusement
fabriqué en une œuvre d ’art qui s’adresse alors au jugem ent esthétique sans
jam ais se conform er au jugem ent de réalité. C ’est que, comme nous le faisions
rem arquer au début de ces réflexions, si les deux systèmes image-imaginaire et
objet-réalité étaient strictement parallèles, c’est-à-dire ne pouvaient jam ais se
rencontrer, l ’expression de la vie psychique ne pourrait jam ais constituer la
légalité d ’un monde réel, et le m onde des objets, pour tant q u ’il suscite d ’images,
ne saurait se convertir en pure représentation du Sujet. Ni sur le plan philo­
sophique l ’empirisme et l ’idéalisme ne peuvent se concilier, ni sur le plan
E y. — T raité des HattucinatUms* 2
18 L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »

phénoménologique de la sensorialité (des attributs sensoriels, des qualités


sensibles) qui paraît seulement réserver des degrés entre l'im age et l ’objet
q u ’elle reproduit ou produit, l’imaginaire et son objectivation ne sont dans
des rapports simples et réversibles.

3° L 'objectivation de l'im age


e t l’organisation d e l’être psych iqu e.

Si notre vie psychique ne se déroulait que dans le parallélisme de deux


séries d ’événements (1) (ceux de notre subjectivité et ceux de l ’objectivité
qui est hors de nous), notre existence ne serait pas possible. C ar exister c’est
précisément à chaque m om ent de notre histoire créer un événement composé
to u t à la fois et nécessairement du désir d ’expression du Sujet et de l ’expres­
sion même qui se réalise p ar sa parole, efec’est cette double activité entre­
lacée, la composition de ce double mouvement existentiel q u ’assume l ’orga­
nisation de l ’être conscient. N ous nous sommes ailleurs assez expliqué sur
l ’organisation synchronique du champ de la conscience, sur les infrastructures,
sur les superstructures qui s’y ajoutent dans les mouvements facultatifs de la
réflexion — et sur l ’organisation du système diachronique de la personnalité,
p o u r être, peut-être, dispensé ici dans cette introduction d ’y insister. Nous
aurons d ’ailleurs dans le cours de cet ouvrage l ’occasion de revenir sur l’orga­
nisation de l ’être conscient qui implique to u t à la fois et nécessairement l’être
conscient et l ’Inconscient.
Pour en revenir au problème liminaire qui nous occupe ici, nous devons
remarquer d ’abord que le problème de la connaissance (bu si l ’on veut de la
vérité) et celui de la reconnaissance (des valeurs de réalité à accorder aux phé­
nomènes subjectifs) impliqué dans le problème de l ’objectivation du subjectif,
nous renvoient essentiellement à celui de la perception. Percevoir ne consiste
pas toujours à percevoir un objet extérieur à soi-même. La perception
est la saisie de l ’actualité du vécu embrassant les objets qui entrent dans
son champ quels que soient ces objets. De telle sorte que c’est la sensoria­
lité qui est, en quelque sorte, non pas la base de la perception mais le déno­
m inateur commun de ses diverses modalités. Car, bien sûr, l ’image qui apparaît
comme appartenant à nos représentations entre comme telle dans le champ de
notre perception au niveau de l ’imaginaire certes, mais sans cesser d ’être
irrécusablement « quelque chose » qui est à un mom ent donné entré dans notre
champ perceptif ou entre dans l ’expérience vécue de notre présent. Inversement,

(1) Ces deux mouvements qui se partagent le sens (non pas dans le sens de signi­
fication mais d e direction d ’un mouvement intentionnel), selon H usserl , entre Aus­
drücken et sa fonction d’expression et Anzeichen et sa fonction d ’indication par quoi
s’introduisent la communication et le vouloir dire quelque chose à quelqu’un au
moyen de signes.
OBJECTIVATION ET ORGANISATION PSYCHIQUE 19

la perception des objets extérieurs ne constitue q u ’une référence en quelque


sorte implicite au monde objectif qui constitue l ’horizon et le milieu culturel
ou géographique de notre existence. De telle sorte que ce qui est im portant
dans la perception ce n ’est, ni la sensation en quelque sorte contingente ni
même la perception d ’un objet extérieur assurément, comme l ’a dit Husserl,
exceptionnelle. Ainsi dépouillée de ses préjugés théoriques, empiristes ou idéa­
listes, la perception apparaît elle-même comme objet de la visée phénoméno­
logique, comme la constante opération qui sans cesse subordonne l ’Inconscient
au Conscient, le principe de plaisir au principe de réalité, et entrelace l ’expres­
sion subjective au système des indications objectives.
Nous pouvons alors apercevoir plus clairement que lorsque nous nous
demandons quelle valeur de réalité s’attache à la « production » (à l ’expression
et à la réalisation) des images subjectives qui sont comme la fermentation de
notre vie psychique et quelle valeur de réalité s’attache aux images que font
lever en nous les objets et événements du monde naturel et culturel qui
nous entoure, cette question resterait éternellement sans réponse (1) si préci­
sément le problème de la réalité et de la connaissance n ’était pas organique­
ment posé et résolu par l'organisation même du Sujet pour autant q u ’étant ou
devenant conscient il devient ce q u ’il a à être, c’est-à-dire capable en accord
avec les autres de percevoir, et de percevoir non pas des sensations, des images
et des objets, mais de percevoir en quelque sortè de façon absolue, c’est-à-dire
de disposer des catégories du systèm e de la réalité.
La perception est à cet égard au centre même des structures et de l ’activité
de l ’être conscient, comme la fonction p ar excellence qui assigne au Sujet et à
son M onde le sens de leurs relations réciproques mais jam ais entièrement
réversibles. C ar en même temps que se produisent en moi des images et que je les
extériorise sans que jam ais elles cessent de m ’appartenir, le monde produit
en moi des images que j ’intériorise sans jam ais pouvoir les faire miennes.
E t c ’est précisément quand à tel ou tel niveau de cette articulation du réel
objectif et du réel subjectif cette fonction catégorielle est altérée q u ’apparaît
l’Hallucination.
— Nous voyons donc que deux illusions nous guettent selon que nous envi­
sageons le pouvoir q u ’a le Sujet d ’objectiver ses images (jusqu’à en créer la
forme matérielle) ou la nécessité que nous impose le m onde des objets de
répondre à ses sollicitations : celle de concéder comme « percepteur » d ’une
image projetée une valeur d ’objet réel (illusion du désir) à ce qui résulte de cette
fabrication purem ent subjective m ais médiate que nous appelons la fonction
d ’expression; et celle de considérer que les apparences sensorielles d ’un simu-

(1) Nous n ’aurions d ’autre possibilité que de nous contenter d’une solution paral-
léliste et purement verbale en disant que les images du rêve et celles de l’existence sont
les mêmes, ou que ce qui est exprimé plastiquement équivaut à ce qui est vécu, ou
encore que ce qui est perçu équivaut à ce qui n ’est que pensée, etc. C’est de cette
facile laxité qu’usent et abusent tant de mauvais esprits.
20 L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »

lacre de la réalité (illusion d ’optique) constitue pour l ’observateur comme pour le


Sujet un objet qui triom phe p ar lui-même de l ’épreuve de la réalité. Or, c’est pré­
cisément à cette double illusion que correspond l ’illusion de ceux qui pensent
pouvoir illustrer la réalité de l ’Hallucination, soit en la tenant pour une simple
image perçue comme objet pour être prise dans le simple mouvement naturel
de son objectivation expressive, soit en la tenant pour un objet perçu comme
tel dans le seul mouvement de la perception des données sensorielles. Seule
peut nous permettre d ’échapper à ces contresens impliqués dans le besoin ou
le prix attaché à l’illustration de l’Hallucination, une conception de l ’organi­
sation de l’être psychique qui réserve dans son espace intérieur un lieu spécifique,
dans l’entre-deux de l’imagination (pofft si loin q u ’elle puisse atteindre sa
réalisation) et de la perception des objets réels (pour si loin qu’elle puisse aller
sans la contribution qu’elle exige du Sujet).

II. — LE CONTRE-SENS DE L’OBJECTIVATION DE L’HALLUCINATION

Nous devons envisager m aintenant les conditions, les possibilités et les impos­
sibilités d ’un savoir objectif sur l’Hallucination, c’est-à-dire de quelle m anière elle
apparaît dans sa réalité et à quelle paradoxale objectivité correspond son appari­
tion. Ce n ’est pas le moindre paradoxe en effet de l ’Hallucination que de com­
porter q u ’elle soit réelle pour le sujet et irréelle pour l ’observateur, c’est-à-dire
d ’avoir la réalité d ’une illusion où se sépare le témoignage irrécusable du Sujet,
du statut légal de la réalité objective soumise au jugement commun (y compris
le sien propre). Comment donc cette falsification à quoi se réduit toute Hallu­
cination apparaît-elle dans sa spécificité ? Telle est la première question que
nous avons à nous poser. N ous devrons ensuite nous dem ander si, comment
et dans quelle mesure cette réalité illusionnelle peut être l ’objet d ’une réalisa­
tion plastique ou d ’une « expression » technique en reproduisant l’image, c’est-
à-dire en se faisant l ’objet de la perception de l ’halluciné puis de la perception
des autres.

1° L 'apparition de P H allucination
dans la catégorie du réel clinique .
Deux modalités d ’apparition se partagent, nous l’avons vu, l ’objectivation
des images — T antôt c’est l’exercice de l ’imagination, que l ’on tend à appeler
en style de psychologie moderne créativité, qui engendre les figures instuitives,
psychomotrices, discursives p ar lesquelles s’objective l ’intentionnalité du Sujet
ju sq u’à produire une action ou un objet qui tom bent dans le monde objectif
de la réalité; et nous avons vu que même lorsque l ’objet ainsi produit (objet
créé ou œuvre d ’art q u ’elle soit poème, peinture ou sculpture ou architecture)
entre dans le monde physique en se soum ettant à ses lois physiques et à la phy­
sique des organes des sens (c’est-à-dire à une sensorialité qui consacre son
L'HALLUCINATION OFFERTE A LA PERCEPTION D'AUTRUI 21

objectivité), il demeure encore un objet d ’irréalité, sa forme étant pour ainsi dire
absorbée et submergée p a r le sens q u ’il exprime et qui lie le Sujet auteur au Sujet
percepteur au-delà de toute physiologie des Stimuli spécifiques (1) — T antôt
l’objectivation des images est le reflet dans le temps (souvenir) ou dans l ’espace
(percept actuel) d u m onde des objets et elle se constitue précisément par
l’arrangement de qualités sensorielles propres qui entrent elles-mêmes
dans le m onde des objets (2); l ’image en tan t que représentation du monde
des objets en s’incorporant au Sujet demeure en lui comme un morceau du
monde de la réalité qui lui reste extérieure.
Ce double mouvement, centrifuge et centripète d ’objectivation qui lie le
Sujet à son monde, fournit à l ’objectivation de l ’hallucination son premier
— et naïf — modèle. L ’Hallucination apparaît comme au terme de ces deux
mouvements. Tantôt elle apparaît comme une image, un fantasme qui exprime
seulement l ’intentionnalité représentative, voire créatrice du sujet, et sa senso-
rialité n ’apparaît que contingente. Tantôt elle apparaît comme la perception
seulement inadéquate d ’un objet du monde physique qui obéit à la légalité
du monde réel. Dans la première intuition, l ’Hallucination n ’est jamais
qu’une expression du Sujet ou une projection de ses images ; dans la
deuxième, elle n ’est jam ais q u ’une partie du monde des objets ou une
impression qui s’impose au Sujet, comme de l ’extérieur à lui-même. Tot
capita, to t sensu, tel est le leitmotiv des théories, définitions et contradic­
tions dans lesquelles s’est enlisé le problème des Hallucinations. Chacune de
ces thèses extrêmes la faisant disparaître en prétendant l ’expliquer. C ar,
enfin, si l ’Hallucination ne nous apparaissait que comme une image, il ne serait
pas nécessaire de recourir à cette notion pour caractériser un des aspects infinis
de l ’imaginaire si universel q u ’il correspond à une conception idéaliste des
rapports du Sujet au m onde q u ’il constitue. Et si, inversement, l’Hallucination
est à l ’halluciné comme à nous-même perceptible comme une quelconque
donnée sensorielle à la seule différence près que, seule, l’inadéquation du sti­
mulus (dans ce m onde physique de la physique des organes des sens) en spéci­
fierait la nature, elle ne serait en quelque sorte q u ’une m odalité de perception
qui se confondrait avec l ’infinité des possibles qui constituent l ’infinité des
impressions que le sujet reçoit du monde extérieur et elle correspondrait à une
conception réaliste, empiriste ou sensationniste des rapports du M onde au
Sujet q u ’il constitue.
S ’il n ’y avait pour l’Hallucination que ces deux modalités antinomiques

(1) C’est en ce sens que nous avons dit plus haut que le spectacle sensorio-physique
de la T. V. ou du cinéma n ’est pris « pour la réalité » que par un consentement
auquel nous pouvons toujours renoncer.
(2) La physique ou la neurophysiologie des sensations, même poursuivie jusque
dans les centres cérébraux, fait partie du monde des objets pour autant qu’elle est
présentée ou étudiée comme détachée du Sujet.
22 L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »

d ’apparaître, il n ’y aurait pas d ’H alludnation (1). M ais, dès lors, comment


se fait-il que l ’Hallucination malgré l ’exiguïté e t la précarité de l'espace
logique et empirique dans lequel elle se présente, s’impose avec évi­
dence au clinicien ? C ’est qu'elle apparaît justem ent comme n ’étant ni une
simple image ni un objet : elle apparaît comme u n phénomène spécifique irré­
ductible à l ’homogénéité de la « transform ation sensoriale de l’image » ou à
l ’homogénéité de l ’inform ation objective, des messages ou Stimuli reçus p ar les
organes des sens. A utant dire que par ses ambiguïtés, ses contradictions, ses
paradoxes, elle apparaît essentiellement comme une falsification, une illusion
au sens fort du term e qui n ’est pas seulement celle que comporte toute repré­
sentation ou toute Gestaltisation des intuitions subjectives en se présentant
au Sujet (index d ’objectivation normale des images), non plus que celle de toutes
les distorsions de la perception qui déform ent communément nos sensations
en adm ettant plus de subjectivité que d ’objectivité (index de subjectivation
de toute perception) : elle est essentiellement une erreur qui porte en elle-même
le sceau d ’une altération de la réalité, hétérogène à toutes ses variations « phy­
siologiques » (dans le sens de « normales »). E t c’est bien ainsi que l’hallucina­
tion apparaît non seulement en clinique (2) mais dans le commerce culturel
des relations intersubjectives communes. Elle éclate comme un scandale, un
contre-sens, une sorte d ’explosion du système de la réalité. P our tout dire, le
phénomène hallucinatoire n ’apparaît pas seulement hallucinatoire en ce q u ’il
est une simple image pour si projetée q u ’elle soit p ar son intensité ou en ce q u ’il
est une impression produite p ar un stimulus inadéquat (comme le laissent
croire tant de définitions qui traînent dans tous les ouvrages ou travaux consa­
crés à ce problème vertigineux p ar des esprits ou des observateurs superficiels),
il apparaît hallucinatoire p ar cet « au-delà » (on peut parler avec Erwin Straus
de sixième sens) de la réalité q u ’elle découvre comme un trou abyssal qui
déchire la texture, le tissu de ces relations « compréhensibles » (c’est-à-dire
susceptibles d ’une expérience commune aux hommes d ’un même groupe
culturel) qui unissent l ’individu à son Monde. C ’est cet « aparté », cette singu­
larité radicale qui apparaît à l ’observateur et qui disparaît pour l ’halluciné
bien convaincu, lui, que c ’est encore au système d ’une commune et démon­
trable réalité q u ’il se réfère quand il entend une voix (fût-elle surnaturelle) ou

(1) Et c’est bien à quoi après tant et tant d ’études sur l’Hallucination les psychia­
tres, psychopathologues, neurophysiologistes et psychanalystes, semblent s’être
résignés. Pour la plupart, en effet, l’Hallucination n ’existe pas car elle ne peut pas
exister, ne pouvant jamais être qu’une image (ou qu’une idée) — ou n ’être qu’une
sensation réelle...
(2) Dans son excellente étude Perception et compréhension cliniques en psychologie,
Pierre F edida (1968), malgré son effort pour démontrer que le véhicule linguistique
de l’intersubjectivité est le même dans les relations qui unissent les hommes en géné­
ral et le clinicien et son patient, tient le « symptôme » pour ce qu’il est, et en quoi il
énonce effectivement et réellement ce qui est anormal dans la vie psychique du Sujet :
le symptôme conserve bien une valeur d ’expressivité singulière et originale.
V HALLUCINATION OFFERTE A LA PERCEPTION D'AUTRUI 23

q u ’il voit une scène qui n ’est justem ent pour lui, ni hallucinatoire, ni interpré­
tative, et, p our tout dire, illusionnelle. Or, le jaillissement de l’Hallucination
com portant à la fois l’atmosphère obscure d ’une incompréhensibilité décon­
certante pour autrui et la clarté d ’une conviction dogmatique pour le Sujet
se manifeste cliniquement et éclate dans son insolite « hétérogénéité » p ar sa
manière d ’apparaître hors des règles communes de la perception (fût-elle, seule­
ment faussement hallucinatoire lorsqu’elle se réduit à n ’être normalement
q u ’une représentation fantastique mais prise dans le statut d ’objectivité du monde
culturel, mystique ou esthétique, lequel s’entend à prolonger jusqu’à l ’infini
« l’horizon de son irrationnalité ». Cette irruption d ’irréalité, qui va jusqu’à pro­
voquer chez l ’autre une sorte de stupéfaction sinon d ’effroi, s’accompagne
chez l’halluciné de la violence d ’une conviction absolue dans la réalité de l’appa­
rition (même si cette réalité occupe, comme nous le verrons, des niveaux diffé­
rents dans la hiérarchie du réel, depuis l ’esthésie de l ’image jusqu’à la représen­
tation imaginative), c ’est-à-dire q u ’elle porte témoignage, et le seul, de son
caractère irrécusable.
L ’apparition, le surgissement de ce phénomène — à ne pas confondre,
insistons-y encore, avec tous les jeux de l’imaginaire, soit dans l’irréalité d ’un
monde qui échappe au témoignage des sens, soit dans les péripéties des illusions
impliquées dans l ’activité des organes des sens — comment se valident-ils au
regard du clinicien (même quand il regarde un dessin qui « figure » l’Hallucina­
tion) ? Mais tout simplement et essentiellement p a r la substitution de son écoute
au regard qui ne lui sert pas à grand-chose. C ’est en écoutant le discours (1)
de l ’halluciné (en déchiffrant son langage verbal, écrit ou comportemental)
que le clinicien perçoit l ’Hallucination. Et il la perçoit alors pour ce qu’elle est :
un phénomène qui ne peut émerger de l ’Inconscient q u ’en demeurant enveloppé
dans ses voiles métaphoriques ou oniriques. L ’apparition de l ’Hallucination
se fait toujours et nécessairement au niveau proprem ent phénoménal du « vou­
loir-dire », et plus précisément au niveau subconscient du vouloir-dire comme
soliloque. Nous pouvons avec sûreté nous rapporter à cet égard à l ’excellente
exposition de la phénoménologie husserlienne ou à la « phonématologie » de
J. Derrida. C ’est dans cette sphère de l ’extérioration des sens q u ’imagés, voix,
expériences somatiques prennent leur forme hallucinatoire. A utant dire que
tout ce qui apparaît comme Hallucination n ’apparaît que dans un contexte
de vouloir-dire qui se développe dans l ’essence même du langage (2). En ce
sens et p ar ce sens dans lequel l ’Hallucination s’engloutit sans pouvoir jamais
en émerger, on peut bien dire que tous les phénomènes hallucinatoires, toutes
les « perceptions-sans-objet-à-percevoir », les illusions, les interprétations, les

(1) Nous verrons plus loin (p. 25) à propos des dessins d ’ « Halluzinose » onirique
publiés par un Japonais que, effectivement, le dessin ou la réalisation plastique
n’ajoutent rien à l’énoncé.
(2) L ’essence du langage est son « telos », et son « telos » est la conscience volon­
taire comme vouloir-dire (J. D errida, p. 38).
24 L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »

visions et les possessions, appartiennent à cette région de l’expressivité qui


dans son processus indicatif est toujours et nécessairement discursif. Ce n ’est
pas dans l ’expression plastique, nous allons le voir, que se manifeste l ’Hallu­
cination, c’est dans l’enchevêtrement du signe discursif et du système indicatif
des signes (des mots) q u ’implique le vouloir-dire quand précisément celui-ci
se détourne de sa fonction de communication. L ’H alludnation en clinique
apparaît toujours dans un contexte verbal essentiellement soliloque.
Voyons maintenant comment « se présentent » les Hallucinations, comment
elles s’imposent à l ’observateur en s’objectivant précisément avec leur spécificité
dans les échanges qui le lient à l’halluciné ? Nous rencontrons, sur ce plan
clinique, trois modalités d ’apparition du phénomène hallucinatoire.
— Dans la première qui est celle du rêve (qui est une sorte de prototype
de toute activité hallucinatoire), la « perception-sans-objet-à-percevoir »,
c ’est-à-dire la perception « à vide » qui est pourtant celle q u ’il vit, n ’apparaît
chez le rêveur objectivement que p ar les mouvements du corps (y compris,
bien sûr, les ondes q u ’enregistre l ’EEG) mais sans que rien de ce vécu ne
devienne perceptible avant son récit. Le rêve apparaît dans le récit du rêveur
par lequel lui-même en prend une connaissance plus claire en le racontant (éla­
boration secondaire) que lorsqu’il était passivement fasciné p ar ses caduques
images. Ce genre d ’Hallucinations qui recouvrent une grande partie du domaine
psychopathologique de l ’Hallucination, celui des états et syndromes halluci­
natoires que nous grouperons sous le nom générique d ’expériences déli­
rantes (de Delirium, au sens très large du terme), correspond à une expérience
vécue incoercible engendrée p a r une déstructuration du cham p de la conscience
et cessant avec elle. A utant dire que l ’H alludnation apparaît aux yeux, ou
plutôt à l ’oreille du clinicien, p ar l ’énonciation d ’un événement qui, a un
moment, s’est constitué hors de la réalité p ar l ’effondrement même du système
de la réalité et l ’impossibilité de recourir à son épreuve. Et, dès lors, l’Halluci­
nation apparaît bien comme un phénomène qui s’offre à l ’observateur non pas
seulement p ar son contenu mais p ar la form e même du trouble qui le détermine
et qui en est inséparable. C ’est comme un événement vécu qu’apparaît l’Halluci­
nation au cours de ce bouleversement, mais qui ne s’offre que p ar la parole à la
perception d ’autrui des rapports qui subordonnent l’Inconscient à l ’être
conscient.
Naturellement, l ’événement hallucinatoire peut être présenté à l ’observa­
teur comme la représentation du spectacle vu p ar le sujet. E t c’est bien ainsi
que le clinicien prend connaissance de la réalité de l ’Hallucination. M ais encore
faut-il bien s’entendre, car la réalité de l’H alludnation pourra être p a r exemple
la surnaturalité de la vision conforme à une représentation religieuse ou être
la réalité d ’un spectacle vu comme dans un rêve, soit pour l ’halluciné lui-
même ou ceux qui partagent sa foi. L ’Hallucination en tant que fausse per­
ception pathologique n ’apparaît pas dans son contenu mais dans sa forme,
c’est-à-dire dans l ’encadrement de l ’image hallucinatoire, dans le contexte
perceptif perturbé. Cela, répétons-le encore, rend vaine l’illustration de l ’Hallu­
cination. Pour nous référer à une observation « exotique » et qui nous permet
L'HALLUCINATION OFFERTE A LA PERCEPTION D'AUTRUI 25

de bien saisir le caractère artificiel et en quelque sorte désincarné de l ’image


hallucinatoire reproduite, nous mettons sous les yeux du lecteur la représen­
tation du délire onirique alcoolique chez un Japonais (1).

Author's own illustration, after the-


patient's explanation.

The figure under the line is the reai occurrence.


The figure above the line is hallucinated expérience.

F ig . 1. — Reproduction dessinée par un psychiatre d'une scène onirique vécue


(en haut) puis seulement vue (en bas) par un sujet en état de dèlirium.

(1) Masuho K onuma. On the Psychomechanism o f acute Alcoholic Hallucinosis in


reference to its specûdities in Japon (Texte dactylographié et dessins photographiés
qui nous ont été communiqués par le D r F ouquet).
26 L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »7

Ce qui distingue les deux figures c’est que la première m ontre que le patient
pouvait à la fois vivre dans u n monde perceptif norm al et voir un spectacle
onirique. Mais le fait que c'est le clinicien e t non T halluciné qui les a dessinées
perm et précisément de saisir que l’objectivation de l'H allucination (dans tous
les param ètres q u ’elle comporte) ne correspond pas à une sorte de photogra­
phie ou, plus généralement, à une simple représentation puisqu’elle exige une
élaboration conceptuelle (ici, celle du Psychiatre) qui restitue discursivement et
même p ar le dessin l ’expérience hallucinatoire.
— Dans la deuxième catégorie d ’Hallucinations, ce qui apparaît alors c ’est
non pas un rêve contenu dans l ’expérience engendrée p ar le sommeil ou quelque
processus analogue, mais en quelque sorte un rêve extravasé hors de l ’état de
sommeil (le fameux « rêve éveillé »), et il s’agit alors de l ’aliénation de la per­
sonne. C ’est-à-dire que celui qui dit, dénonce et accuse les voix de ses persé­
cuteurs, qui entend ou sent résonner en lui l’action délétère d ’un autrui qui le
poursuit, le pénètre, le martyrise ou le possède, celui-là aliène radicalement
ce q u ’il a de plus subjectif et personnel pour le percevoir comme la parole ou
l ’action d ’un Autre si absolument autre q u ’il se dresse contre lui avec la même
dureté, la même invulnérabilité que les objets qui échappent radicalement à
son propre pouvoir d ’action ou même de représentation. Et c’est bien le Délire
(W ahn) sous son aspect le plus authentique, celui d ’une inversion totale des
valeurs de réalité, qui se présente alors, soit avec les attributs cliniques du
fameux « Délire primaire » incoercible, irruptif, sans motivation (ohne Anlass),
sans justification autre que cette inférence hallucinatoire à quelque chose d ’irré­
fragable pour avoir été perçu sans esquisses ni profils, comme une évidence,
un postulat, un constat sans contestation possible — soit après un travail d ’éla­
boration discursive qui porte à sa plus extrême puissance de systématisation
ou de dém onstration la fiction d ’événement dont la réalité entrée p ar les yeux,
les oreilles ou la sensibilité du Sujet, est encore multipliée p ar l'appareil logique
mis à son service jusqu’à atteindre la vérité également absolue d ’une « Histoire »
ou d ’un « Weltanschaung ».
—■Mais ces deux modalités de l ’Hallucination délirante n ’épuisent pas toutes
les variétés d ’Hallucinations. C ar il existe aussi des phénomènes hallucina­
toires sans délire, en ce sens que, ici, ce qui apparaît à l’halluciné et à l ’obser­
vateur auquel il confie sa surprise, ce sont des images saturées de qualités
sensibles mais qui fondent seulement l ’objet d ’une «assertion» (Kronfeld) et non
d ’un jugem ent de réalité. Nous verrons au cours de cet ouvrage l ’importance
de cette catégorie de phénomènes hallucinatoires réputés élémentaires et qui
sont plus exactement fragmentaires et incongruents pour n ’occuper q u ’un
espace artificiel dans le champ perceptif.
Telles sont, nous le verrons, les trois grandes catégories de phénomènes
hallucinatoires qui manifestent l’hétérogénéité du genre hallucinatoire lui-
même hétérogène et hétéronome à l ’égard des vicissitudes et des péripéties
normales de l ’exercice de l ’im agination et des « Gestaltungen » perceptives.
Elles constituent les véritables espèces naturelles, les vraies réalités cliniques,
les « Erscheinungsweise » (les modalités formelles d ’apparition) qui entrent
L'HALLUCINATION OFFERTE A LA PERCEPTION D'AUTRUI 21

é B l’expérience clinique pour constituer la réalité (d’ailleurs diverse) de


FBaOucination (1).
Disons donc que l ’Hallucination, loin d ’être un phénomène simple et uni­
voque, ne se révèle dans sa réalité d ’altération de la réalité q u ’au travers d ’un
contexte d ’ébranlement de la réalité. Son épiphanie est apocalyptique. Dès lors
son apparition dépend de ce contexte et c’est ce halo que doit savoir lire le
cfiniden pour « faire le diagnostic » de l ’Hallucination (2), c ’est-à-dire pour la
saisir pour ce q u ’elle est : ni une simple représentation dans le mouvement
d ’objectivation des images, ni perception « sans objet » équivalent à celle des
objets soumis aux lois de la réalité extérieure, mais comme un phénomène qui
manifeste une désorganisation de l ’être psychique sous son apparente parenté
avec les aberrations des sens q u ’implique normalement la vie psychique.
L ’Hallucination est pathologique ou n ’est pas. E t en disant q u ’elle est patho­
logique nous entendons signifier, comme cet ouvrage le m ontrera, q u ’elle est
profondément et radicalement à distinguer de tout ce que la littérature, les arts,
la sociologie, etc., tiennent pour le libre jeu des images variables seulement
selon des paramètres culturels, et de tout ce que les neurophysiologistes
associationnistes, cybernéticiens ou physiciens tiennent pour la stimulation sim-

(1) Bien sûr, les fameuses catégories d ’Hallucinations selon les divers organes des
sens ou selon qu’elles sont des « perceptions » ou des « représentations » des hallu­
cinations vraies ou des Pseudo-hallucinations, des Hallucinations psycho-sensorielles
ou des Hallucinations psychiques (thème sur lequel tant d’illustres cliniciens français
et allemands n ’ont cessé de broder) n ’ont aucun sens. Tout au moins pour ce qui
concerne le problème général de l’Hallucination, car précisément celle-ci ne peut
se réduire, ni à sa sensorialité, ni à être un simple effet de l’imagination, ni à n ’être
qu’une perception comme les autres...
(2) Il ne suffit certes pas que quelqu’un nous dise qu’il voit dans sa pensée, son
imagination, d’extraordinaires ou fantastiques images par la grâce surnaturelle d ’un
Dieu auquel il a voué son existence ou par l’effet de l’ardente foi qu’il a dans son
génie, pour que l’on puisse prendre pour de l’argent comptant son expérience « hallu­
cinatoire ». Dans le premier cas, il peut — et nous aurons l’occasion de le noter —
porter sa foi au suprême degré de sa puissance éidétique, et dans le second cas, il
peut porter la certitude de son talent jusqu’aux limites de la toute-puissance merveil­
leuse de son génie sans que cette croyance puisse être considérée comme hallucina­
toire. Le livre que G. de M orsier (1969) vient de consacrer à A rt et Hallucination, se
réfère à une dame-peintre qui, comme tant d ’autres, décrivait les tableaux qu’elle
faisait comme une reproduction non pas de son inspiration mais de sa miraculeuse
aptitude à halluciner... Qui peut trancher la nature de ces « phénomènes hallucina­
toires » puisqu’on eux-mêmes (les dessins ou tableaux reproduits dans cet ouvrage
comme dans tous ceux qui illustrait toutes les études sur l’Hallucination, ou les expé­
riences psychédéliques ou mystiques) ils ne portent aucun caractère spécifiquement
hallucinatoire, pouvant être aussi bien l’effet de l’imagination ou de l’inspiration de
chacun de nous ? Car, bien sûr, ce qui fait l’œuvre d ’art, ce n ’est pas l’imagination
du fantastique mais sa fabrication, ce n ’est pas le contenu de l’image qui lui confère
sa forme hallucinatoire.
28 U OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »

plement inadéquate des récepteurs sensoriels. L ’apparition clinique de l ’Halluci­


nation s’opère entre les mouvements dialectiques de l'objectivation intention­
nelle du Sujet (comme dans l ’expression plastique des images) et le choc ou
l ’échange moléculaire des propriétés physiques des objets sur les organes des
sens. Elle n ’est ni un phénomène purement psychologique, ni un phénomène
purement physique naissant précisément de cette articulation vitale du Sujet à
son M onde q u ’est le Corps. E t c’est effectivement comme un vice de l ’organi­
sation q u ’apparaît l ’Hallucination p ar quoi précisément elle se manifeste comme
cette falsification intrinsèque dans laquelle tom be l’organisme de la vie de rela­
tion quand, déréglé, il découvre l ’imaginaire q u ’il a pour fonction de contenir.
Toutes les analyses de la psychopathologie génétique ou structurale de l ’Akt-
psychologie ou de la Gestaltpsychologie (qu’il s’agisse chez nous de P. Janet,
d ’E. Minkowski, de Merleau-Ponty ou à l ’étranger de Klages, de Kronfeld,
de Palagyi, de L. Binswanger, d ’Erwin Straus, etc.) concordent sur ce point
en s’insurgeant contre la réduction de l ’Hallucination à une image ou à une
sensation.
Nous avons rappelé plus haut à propos du livre de D errida la position hus-
serlienne, c’est-à-dire d ’une phénoménologie de l ’objectivation expressive et
indicative de la réalité psychique. Nous pouvons souligner ici l ’importance de
cette démarche qui détache le fruit de la pensée de son intuition intentionnelle
en m arquant p ar quels progrès, quelles modifications de structure de la
conscience, l’expression parvient ou ne parvient pas à se m ontrer sinon à se
démontrer. Disons d ’un seul m ot que dans la fonction d ’expressivité il n ’y a pas
de rapport simple et direct entre le signifié et le signifiant, le représenté et le
représentant, entre l ’intentionnalité et la réalisation. E t ce qui vaut pour l ’ensem­
ble du problème de la réalité, de la vérité ou de l’authenticité, de toute expression,
vaut bien plus encore pour cette modalité de penser, de parler ou de percevoir
q u ’est l ’Hallucination puisqu’elle est immergée dans l’irréalité, retenue dans le
contre-monde qui constitue le monde des images, de la voix qui garde le silence,
qui est condamnée au silence, c’est-à-dire à l’impossibilité radicale d u dialogue
sur le mode de la réalité.

2° La réalisation p la stiq u e de PH allucination a jo u te-t-elle


ou retra n ch e-t-elle à la réa lité clinique de VH allucination ?

Une idée vient naturellement à l ’esprit : si les arts plastiques expriment


(comme un test de projection) des images que le'Sujet a l’intention d ’exprimer,
de réaliser, la réalisation plastique de l’Hallucination est donc la voie royale
de leur matérialisation. Cette idée enveloppe deux thèses : celle de l ’expressivité
subjective de l’œuvre d ’a rt en général, et celle de la valeur de réalité de la repro­
duction plastique de l’Hallucination. Toutes deux sont erronées.

La réalisation plastique de l ’imagination dans l’œuvre d’art. — N ous avons


déjà eu l’occasion (1948) de critiquer la « théorie expressionniste » de l ’œuvre
PRODUCTION HALLUCINATOIRE ET CRÉATION ESTHÉTIQUE 29

d ’art. Depuis lors nous n ’avons cessé en y réfléchissant davantage et en nous


intéressant particulièrement à la Psychologie de l’A rt et aux « Musées imaginai*
res » de A. M alraux et en suivant de près l’évolution de la « nouvelle critique »
en matière de littérature comme en littérature. Il nous paraît q u ’est de moins
en moins justifiée l ’idée rom antique de l’inspiration dionysiaque du génie
et de la création esthétique qui, depuis Nietzsche, a littéralem ent submergé
tous lies milieux d ’esthètes, poètes et peintres du n ’importequisme ou de
l’extase psychédélique, et bien plus encore les diffusions vulgarisantes des « mass
media » entre les mains de ceux que le même Nietzsche appelait « les garçons de
magasin de l’esprit... ». Sans bien sûr prétendre q u ’il n ’est d ’a rt que celui qui se
conforme aux « canons » appoliniens et en fin de compte académiques, il nous
paraît évident que le génie n ’est pas non plus une pure sécrétion ou excrétion,
qu’un tableau ou u n poème ne se font pas comme on dit d u bébé qu’il fa it sur
son pot... C ’est que « le génie est inséparable de ce dont il naît comme l ’incendie
de ce qui brûle » (A. Malraux), car il est bien vrai que l’embrasement de l’œuvre
d ’art s’élève au-dessus de ses combustibles et survit à ses cendres. Cela revient
à dire que l ’œuvre d ’art se fait et, comme nous le soulignions dans notre travail
de 1948 (« La psychiatrie devant le surréalisme »), que l ’artiste fa it du mer­
veilleux, tandis que le délirant ou l ’halludné est merveilleux. E t c ’est sur ce
point que nous désirons encore revenir et insister pour m ontrer que la « réali­
sation plastique ».de l ’image a u n sens bien différent selon q u ’il s’agit de la
création artistique et de la production délirante ou hallucinatoire. Mais nous
devons revenir encore sur la dialectique de la création de l ’œuvre d ’art.
Sans doute est-il commode de ne pas se poser ce problème et de considérer
que sont également « esthétiques » les traits de pinceau du singe Congo dressé
p ar Desmond M orris, ou la poésie qui s’élève des rêves, du délire et de l ’hallu­
cination et toutes les œuvres des peintres ou des poètes. Malheureusement, le
jugement esthétique n ’est pas seulement un jugem ent de réalité esthétique. Il
comporte un jugement prédicatif de valeur qui saisit et partage ce qui vient de
la nature (c’est-à-dire la sensibilité du spectateur qui la juge telle) et ce qui vient
de l ’auteur (c’est-à-dire de l ’œuvre créatrice de l ’artiste) dans la constitution
d ’une œuvre d ’art qui peut en effet provenir du Sujet qui la perçoit (et la crée
de ce fait) ou du sujet qui la fabrique (l’auteur). Or, réduire à l’art brut (J. Dubuf-
fet) c ’est-à-dire à la seule considération de la beauté de l ’objet les productions
spontanées d ’artistes dits schizophrènes, délirants ou hallucinés comme
Hölderlin, G érard de Nerval, Van Gogh, Raym ond Roussel, ou de peintres
et poètes surréalistes ou fantastiques réputés (1) sains d ’esprit comme Picasso,
Max E m st, Chagall ou A. Breton, ou encore d ’artistes dont on ne finit pas de

(1) Je dis bien « dits » ou « réputés », car je me suis toujours interdit de prendre posi­
tion sur les « pathographies » individuelles. Je laisse ce soin, ou plutôt l’arbitraire
jugement du normal et du pathologique à ces amateurs de la tarte à la crème de l ’Art
psychopathologique qui n ’hésitent pas à placer le génie et la folie sur le même rang.
30 L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »

discuter s’ils doivent entrer dans le cadre de la psychopathologie comme


Hiéronymus Bosch (1) ou A ntonin A rtaud, opérer cette réduction revient à
escamoter le problème de la production de l ’œuvre d ’art. O r, la solution
à ce problème dépend non pas de l’émotion esthétique que to u t homme
peut ou peut ne pas éprouver devant un objet esthétique (paysage, ligure,
scène ou situation) m ais de la dialectique de la production esthétique. Car, à
cet égard, ce qui apparaissait dans une première intuition comme « une beauté
convulsive » qui nous happe « comme les mouvements d ’ascenseur de notre
sensibilité » (A. Breton), « en réalité » est l’effet d ’une création (en proportions
diverses chez l ’auteur ou le « spectateur » selon le genre et le style de l ’œuvre
d ’art) dont nous devons m aintenant décrire le mouvement.
Comme nous l ’avons déjà dit au début de ces réflexions (et dans notre
Mémoire de 1948), et surtout comme A ndré M alraux l ’a magnifiquement
énoncé, l ’œuvre d ’art dans sa plénitude est hétérogène tout à la fois au Sujet
qui la crée (car elle se sépare de lui p o u r tom ber sous les sens d ’autrui et dans le
monde des objets) et à la Réalité objective (car elle s’en sépare p ar la m arque
même de sa fabrication qui, pour être artistique, ne peut être q u ’artificielle,
ou, si l’on veut, sur-naturelle ou sur-réelle). L ’œuvre d ’art se range, en effet,
nécessairement dans les « Musées » ou les « Opéras » d u M onde imaginaire,
ou bien elle ne trouve nulle p art le lieu de sa réalité. En ce sens, nous pouvons
dire de l ’artiste avec A. M alraux, que le « faux am ateur d ’art croit q u ’il exprime
des sentiments ». C ar, en effet, l ’œuvre d ’art produite p ar la création de celui
qui fa it du merveilleux devient une fin en soi, et pour l ’auteur lui-même comme
pour autrui un objet extra-mondain proposé à la perception et à l ’émotion
esthétiques.
Mais si cessant de nous placer sur le plan de cette Esthétique absolue nous
nous demandons m aintenant quelle est la valeur expressionnelle de l ’œuvre
d ’art — et particulièrement de sa réalisation plastique — c’est-à-dire quels sont
ses rapports à l ’intentionnalité du Sujet et quel est le coefficient de projection du
monde imaginaire de l ’artiste dans son œuvre, nous allons nous trouver confron­
tés à un des problèmes les plus vertigineux, celui de la réalité des images (de la
réalité psychique) et de sa manifestation (de son expression)^ N ous avons déjà
précédemment établi que cette réalité n ’apparaissait jam ais à la Conscience
même du Sujet, et bien plus encore à la perception d ’autrui, q u ’au moyen
d ’une médiation qui est précisément le travail même de la fonction
d ’expression ou de création. Dans le sens sinon au terme de ce mouvement
dialectique de l ’expression (en quelque sorte centrifuge), ce qui est exprimé
(ou ce qui, dans l ’œuvre d ’art, est plastiquement produit), ce sont des
« formes », des « signifiants » qui s’éloignent de la pure subjectivité originaire.

(1) Le monumental ouvrage de R. M arijnissen et coll. (Bruxelles, éd. Arcade,


1972) ne peut manquer de soulever, une fois de plus, le problème de l’expression
et de la production du merveilleux (cf. supra, p. 43). L’article de H. T. PmoN,
comme écrasé sous le poids d’un Monde, n'apporte qu’une bien modeste, superflue
et lointaine interprétation du génie.
MÉTAMORPHOSE HALLUCINATOIRE DE L'IMAGINAIRE 31

Voilà pourquoi avec M. Palagyi et L. Klages (1) il im porte de pénétrer


dans la profondeur de l ’être psychique, non seulement pour y rencontrer les .
phantasmes de l ’Inconscient mais les formes stratifiées de la vie psychique p ar
laquelle elle passe du p u r vécu au vécu représenté et du vécu exprimé au perçu.
Pour ces auteurs, en effet, l ’Erlebnis est pour ainsi dire inconscient, c’est-à-dire
sous-jacent à sa cognition ou verbalisation consciente (L’Erlebnis, dit L. Klages,
n ’est pas conscient). H ne devient conscient q u ’en pénétrant de la couche
phantasmique de la vie psychique à ce niveau des images et symboles s’organisant
pour constituer les courants intentionnels de la Conscience, c ’est-à-dire en
infléchir déjà le cours vers une certaine objectivité (phantasmes directs) alors
q u ’un autre courant centripète l ’active vers l ’imaginaire (phantasmes indirects).
De telle sorte que dans cet itinéraire qui va du p u r vécu enraciné dans le m ou­
vement vital de l ’être jusqu’à son expression vers le monde de la perception,
cette phase de l’imaginaire est bien symbolique au sens freudien du terme, en ceci
que ce qui y apparaît est déjà médiatisé et métamorphosé quant à la pureté de
l’expérience subjective la plus profonde. Et lorsque la vie psychique passe de la
sphère animique (S eele) à celle de l ’esprit (G eist), c’est-à-dire dans les struc­
tures de la Conscience où se conjugue la perception des choses et des autres avec
l ’objet offert à la perception des autres (les expressions psychiques pouvant
parvenir ju squ’à la création d ’objets), la production s’éloigne encore plus de la
couche « éidétique » du « vécu » originaire.
Si nous nous sommes rapportés ici avec une sorte de prédilection à ces
philosophes allemands, c ’est tout simplement parce que la littérature scienti­
fique sur la perception et l ’Hallucination fait constamment état de leurs travaux.
Mais, bien sûr, nous trouverions très facilement, notam m ent chez J.-P. Sartre
(in L'Im aginaire et L 'Ê tre et le N éant) et chez M. Merleau-Ponty (Phénoméno­
logie de la perception), des analyses ou réductions phénoménologiques assez
analogues à la démarche de l ’expression qui sans cesse se dérobe à l ’authen­
ticité (2). U ne phrase de M . Merleau-Ponty : « chez le peintre ou le Sujet parlant,
le tableau et la parole ne sont pas l ’illustration d ’une pensée déjà faite mais
l ’appropriation de cette pensée même » (p. 446), nous invite à reprendre notre

(1) Ces deux auteurs sont constamment cités en référence dans les travaux de lan­
gue allemande sur les Hallucinations. Les ouvrages de M. P a l a g y i sont Naturphiloso­
phische Vorlesungen, Leipzig, 2e édition, 1924, et surtout Wahrnehmunglehre, Leipzig,
1925. Ceux de L. K l a g e s sont Der Geist der Widersacher der Seele, Leipzig, 1929;
Vom Wissen des Bewusstseins, 2e édition, 1926 et Die Grundlagen der Charakterkund,
Leipzig, 1926. Ce dernier livre a été traduit en français sous le titre Principes de carac­
térologie et il contient un chapitre très intéressant sur l’imagination (Phantasie) au
sens où, précisément, elle constitue la base des phantasmes qui représentent la couche
vitale des processus perceptifs et hallucinatoires (cf. sur ce point, O. S c h o r c h , Zur
Theorie der Halluzinationen, éd. Barth, Leipzig, 1934).
(2) Dans La phénoménologie de la perception, et notamment dans le chapitre
« Le Cogito », tout le passage (p . 430-450) où M . M e r l e a u -P o n Ty pose le problème
de la vérité de l’image, du langage et de l’acte.
32 L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »

réflexion antérieure, savoir que la valeur expressive de toute subjectivité implique


une métamorphose du vécu ou de l ’imaginaire. De telle sorte que la valeur
expressive de toute manifestation ou réalisation plastique est et reste toujours
conjecturale, et pour autrui, et pour le Sujet lui-même.
Pour aller jusqu’au fond du problème, il faut même dire que si la réalisa­
tion plastique de l’image (analogue à la création de l ’œuvre d ’art), la place
dans le monde des objets, elle nous cache la réalité psychique q u ’elle entend
reproduire, car le sens même de l ’intentionnalité du Sujet est de se séparer d ’elle
pour qu’elle puisse rejoindre le monde des objets et s’y perdre pour y gagner
sa place.
En ce sens, l ’Hallucination apparaît comme le contre-sens de la création
esthétique. Celle-ci, en effet, est essentiellement communion-fusion, commu­
nication intersubjective — celle-là, au contraire, est essentiellement rupture
de communication et attraction intersubjective; de sorte que ce qui diffère
de l ’une à l ’autre (la création) l ’em porte sur ce qui paraît les identifier (la
même image). E t p ar là nous touchons au véritable scandale logique ou méta­
physique de l ’illustration de l ’H alludnation — la progression de l ’expression,
p ar laquelle l ’image se transform e en objet perceptible dans la réalité objective,
est inverse de la régression hallucinatoire, c ’est-à-dire de la constitution p ar la
perception interne d ’une réalité subjective.

3° Valeur de la reprodu ction p la stiq u e de PH allucination.

L ’Hallucination, en effet, au contraire de la production d ’une reproduc­


tion plastique de l’image (c’est-à-dire en dernière analyse d ’une production
« esthésique » s’offrant aux sens et à la sensibilité d ’autrui) ne se m eut pas et
ne se dirige pas vers le pôle physique’ de la réalité, vers le monde des objets
de la perception consciente : elle tom be dans le goufire d ’une « réalité » ima­
ginaire et inconsciente comme si elle succombait à l’attraction d ’un pôle
« métaphysique ». Au fond, elle revient à cette sphère de l ’être, du vouloir-dire
comme soliloque ou comme représentation. Elle demeure dans la sphère d ’une
pure expressivité sans possibilité d ’assumer une fonction d ’indication (J. Der­
rida). Telle est la racine de la contradiction que nous avons entendu dénoncer
entre le concept même d ’Hallucination et l ’application d ’une technique de
reproduction pour l ’illustrer.
N ous devons sur un plan plus concret examiner m aintenant comment la
réalisation plastique (l’illustration) de l’H alludnation, non seulement est mutile
mais est même trompeuse p o u r l’étude de ce phénomène vraiment étonnant
q u ’il ne peut paraître q u ’en disparaissant, q u ’en retournant à son gîte, à son
« H eim at » q u ’est l ’Inconscient, ou plus exactement, à cette couche qui, entre
le p u r vécu et le réfléchi, se situe selon le m ot de M . M erleau-Ponty au niveau
d ’une fonction plus profonde que la connaissance (M . Merleau-Ponty, p. 395).
L ’illustration de l ’H alludnation est pour ainsi dire superflue, car elle appa­
raît dans sa phénoménologie (c’est-à-dire dans les conditions de son apparition
LA REPRODUCTION DE L'HALLUCINATION EST UN CONTRE-SENS 33

même), dans le discours de l ’halluciné. Tout d ’abord, bien sûr, p ar les récits
p ar lesquels il expose la thém atique ou le contenu significatif de l’Hallucination
vécue ou pensée (J’ai vu ceci... J ’ai entendu cela... Cet événement s’est produit en
moi ou en dehors de moi dont je puis détailler les contours et les péripéties tels
que je les ai perçus) ; mais surtout p ar le recours à des formulations (pouvant
aller jusqu’aux néologismes mais qui peuvent s’arrêter à des amphigouris, à
des propos énigmatiques ou à des références insolites à un contexte hiéro­
glyphique ou elliptique) qui laissent entendre au clinicien généralement, et
même parfois à l ’entourage, que l ’événement n ’est pas celui qui est dit mais
celui qui derrière ce qui est dit et affirmé manifeste la constitution d ’une radi­
cale irréalité. On peut dire à ce sujet que toute la sémantique et la clinique de
l’Hallucination, le problème de la réticence, des dénégations, des aveux, des
flagrants délits, des croyances dogmatiques ou oscillantes, de la perplexité
ambivalente, de la rétropulsion dans les faux souvenirs ou de la projection
hors de l’irrationnel commun ou l ’apparence d ’une connaissance logique,
voire scientifique, etc., que tout le jeu de cache-cache nécessaire à la manifes­
tation clinique de l’Hallucination situe son apparition sur le plan verbal. A cet
égard on peut dire q u ’il n ’y a pas d ’Hallucination pour si « sensorielle » q u ’elle
se donne elle-même qui ne soit essentiellement un phénomène d ’illogisme syn­
taxique dans le discours sur la réalité du Sujet avec lui-même et avec les autres.
De telle sorte que la reproduction plastique de l ’Hallucination, qui n ’entre pour
ainsi dire jam ais spontanément dans la séméiologie hallucinatoire, n ’ajoute
guère de précision à celles qui sautent aux yeux, ou plus exactement, aux oreilles
du clinicien.
— Bien plus, et c’est ce que nous allons souligner aux termes de ces longues
mais nécessaires réflexions, la représentation plastique de l’Hallucination en
dénature le sens. Si nous avons si longuement insisté sur la dialectique de la
production esthétique à laquelle nous renvoie la reproduction plastique de
l’image en général et de l ’image hallucinatoire en particulier, c’est pour bien
m arquer quelle transform ation subissait ainsi le signifié pour se réaliser dans
un signifiant qui s’objective jusqu’à être une sculpture, une peinture ou un
dessin. Or, cette métamorphose contemporaine et conditionnée à la création
expressive consiste essentiellement à faire tom ber l’image sous les sens, c ’est-
à-dire à la doter de qualités sensibles et d ’attributs de sa spatialité et de sa
sensorialité. N ’est-ce pas adm ettre ou même prescrire la nature sensorielle de
l’H alludnation que de la faire tom ber ainsi au rang des objets perçus p ar leurs
données ou stimulations sensorielles, en l ’offrant au regard d ’autrui et plus
encore en affirmant du même coup que c ’est bien ainsi qu’elle est apparue
au regard ou à l ’oreille du Sujet halluciné ?
Revenons encore une fois aux modalités d ’approche clinique de l ’Halluci­
nation pour examiner quelle dégradation peut lui faire subir leur réalisation
plastique.
Tantôt l ’Hallucination apparaît comme une expérience onirique (ou déli­
rante analogue à l ’expérience onirique), et ce qui fait alors Vobjet de la réalisa­
tion plastique (peinture, dessin ou simplement discours) c’est un faux objet
34 L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »

qui, en étant dessiné, peint, raconté, devient un objet de perception p o u r autrui


et tom be dans le monde des objets. Mais comme le rêve ne tom be jam ais dans
le monde de la réalité que pour en sortir, la scène, l ’événement, la figuration
onirique ne sont que des images vouées à l ’irréalité qui, appelées à une certaine
réalité dans la conscience endormie du sujet, une fois « reproduites » p ar le
dessin ou la peinture appartiennent à une réalité objective q u ’elles n ’ont
jamais eue. A utant dire que ce qui peut être dit ou dessiné ou peint d ’un rêve
peut bien nous en livrer le contenu significatif plus ou moins interchangeable
et interprétable, mais jam ais l ’essence phénoménale des modalités d ’apparition
et de surgissement qui consacrent précisément sa manière d ’être hallucina­
toire.
Tantôt l’apparition hallucinatoire se manifeste dans l ’aliénation du délire,
et ce que le délirant peut représenter sur une toile, ou une feuille de papier en
noir ou en couleur avec plus ou moins de talent, ce n ’est jam ais (spontanément
et plus conjecturalement encore sur consigne) que ce q u ’il a entendu ou vu p ar
voie ou voix hallucinatoire et qui est dans la réalisation plastique expulsé hors
de l ’irréalité du délire pour se parer des qualités sensibles de cet « objet » que
le délirant halluciné a faussement perçu et q u ’il reproduit en ajoutant à cette
falsification fondamentale une falsification complémentaire. Car, bien sûr,
lorsque l ’halluciné « objective » son Hallucination dans les données sensorielles
qui constituent bien la seule manière de rendre perceptible aux autres ce q u ’il
a constitué comme une réalité du monde des objets communs en la tirant de sa
pure subjectivité, cette objectivation plastique ne constitue rien d 'au tre que
la réification de l ’objet imaginaire p ar quoi la « perception sans objet » prend
les apparences de « perception d ’un objet » bien solide, bien évident, puisqu’il
est là sous les yeux d ’autrui comme à l ’halluciné il est apparu à sa propre
mais fausse perception (1). Répétons encore à ce sujet que l ’itinéraire que suit
l ’objectivation expressive de l ’idée ou de l ’image chez tout homme, itinéraire
qui n ’aboutit jam ais qu’à consacrer une propriété de l ’objet ainsi produit
comme une propriété de soi, est ici totalement inversé. C ar lorsque le schizo­
phrène reproduit, c ’est-à-dire dessine ou peint l ’effroyable vision du m onde qui
lui apparaît ou lui est apparu, ou les phantasmes de morcellement de son corps,
ou encore les sinistres menaces ou injures proférées p ar un atroce, grimaçant
ou tonitruant persécuteur, ce q u ’il nous livre dans la représentation plastique
de ce que nous appelons « son » Hallucination ou « ses » Hallucinations, c ’est
précisément ce qui n ’est pas pour lui une Hallucination dont il se sentirait être
l ’auteur mais cela, ces objets sensoriels qui ont éclaté à ses yeux et à ses oreilles
venant d ’un espace absolument extérieur à lui-même. Si bien que si nous pou­
vons nous intéresser certes et parfois dans une attitude purement esthétique,
adm irer la production esthétique des schizophrènes, elle ne reproduit THailuci-

(1) Somme toute, c’est un alibi qui se confirme par le faux témoignage de sa
« réalisation », mais qui peut aussi être déjoué dans une relation psychothérapique
habile, effectivement capable de l’ébranler (cf. Huitième Partie).
INCOMPATIBILITÉ : L'HALLUCINATION ET SA REPRODUCTION 35

nation qu'en lui ôtant l'essentiel de son être hallucinatoire et en la dotant d'une
« objectivité » qu'elle n'a absolument pas.
Tantôt, par contre, l ’apparition hallucinatoire saisit le Sujet non pas comme
une perception d ’objet réel sanctionné par un jugement de réalité, mais seule­
ment comme la perception d ’une image insolite, objet seulement d ’un jugement
« asséritif » {Die Assertion, comme disait Kronfeld à ce sujet en la distinguant
du « Realurteil » ou jugement de réalité). E t c ’est alors dans ce phénomène
(que nous appellerons les Éidolies hallucinosiques) que la présentation de cette
image incongrue à l ’ensemble du champ perceptif est le plus aisément affectée
— comme pour tirer de sa nature sensible la seule valeur proprem ent fascinante
— d ’une sorte de saturation p ar les qualités sensorielles. Rien de plus lumineux
ou rouge, rien de plus aigu dans les tons, rien de plus éclatant ou harmonique
dans les sons que ces explosions d ’images qui sont comme des hors-textes de
la contexture de la réalité. On comprend bien que ce sont ces phénomènes qui
sont le plus souvent et les plus exactement reproduits (par ces hallucinés qui
ne le sont justem ent que partiellement et comme par un premier degré des
expériences hallucinogènes p ar exemple, ou dans les phases hypnagogiques),
car, en effet, ils sont alors confiés à la technique du dessin ou de la peinture
comme si les formes et couleurs reproduites étaient en quelque sorte une copie,
une reproduction ou une photographie de ces objets sensoriels que le Sujet
a conscience de produire lui-même p ar l ’effet artificiel de ses propres auto­
matismes. De telle sorte que les réserves que nous avons p u faire sur la valeur
de la réalisation plastique de l ’Hallucination peuvent paraître vaines
pour ces cas où précisément l ’Éidolie hallucinosique se présente elle-même
au Sujet comme un tableau q u ’il voit et q u ’il peut représenter. Et cepen­
dant, là encore, des réserves s’imposent dans la mesure même où l’esthésie
hallucinatoire a quelque chose d ’illusionnel, dans la mesure surtout où en
tom bant dans le m onde des objets l ’image s’y présente avec plus de sensorialité
encore (par un effet de feead-back qui ajoute à la sensorialité reçue la sensorialité
donnée à percevoir et à son to u r perçue) q u ’elle n ’en comporte dans l’expé­
rience vécue. Disons que, notam m ent, la reproduction de l ’imagerie de ce type
remplit le vide ou le tro u dans lequel elle se constitue comme nous le verrons
au. cours de l’étude que nous consacrerons à ces phénomènes.

— P our conclure, nous devons dire que si l ’Hallucination n ’existe bien évi­
dem m ent q u ’en ta n t q u ’apparition d ’un phénomène à la Conscience de l ’hallu­
ciné et à la connaissance de l ’observateur, elle n ’y peut advenir, et à plus forte
raison ne se com m uniquer que p ar la m édiation d ’un moyen d ’expression. C ’est
par le langage que nous pouvons entrer en com m unication avec ce que dit
l’Hallucination (même si elle n ’apparaît pas sous form e de voix, m ais p ar
exemple de vision ou d ’expérience corporelle), c ’est-à-dire p ar son contexte. C ar
c ’est p ar le langage que cette apparition se situe dans les catégories du réel et
de l ’imaginaire où seule la place q u ’elle occupe dans les niveaux de la réalité
(et exactement dans oet « entre-deux » de la réalité et de l’imaginaire qui est
36 * L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »

son espace propre) lui confère son caractère hallucinatoire spécifique, c ’est-
à-dire ce par quoi elle se distingue précisément de l’exerdce même, et de l’ima­
ginaire, et de la perception. Au contraire, la réalisation plastique en se constituant
elle-même p ar les seules propriétés sensorielles de sa reproduction fausse pour
ainsi dire radicalement l ’Hallucination en lui attribuant les caractères sensoriels
d ’un objet du monde extérieur. De telle façon que ce n ’est pas beaucoup forcer
les choses (tout en tenant compte que la reproduction plastique de l ’Hallu­
cination peut entrer à titre épisodique dans sa séméiologie sans toutefois que
soit exclu le risque d ’en altérer le contre-sens essentiel) que de dire que repro­
duire l ’Hallucination c’est pour un halluciné s’enfoncer encore davantage
dans son Hallucination en la présentant à lui-même et aux autres comme ce qui
a été ou est réellement vu et entendu, et c’est pour l’observateur croire (comme
l ’halluciné) que ce que celui-ci a dessiné, peint ou plus généralement représenté,
est une photographie de l’expérience psychique de l ’halluciné. Or, il n ’y a pas de
possibilité de photographier une pensée, car il y a une contradiction in adjecto
entre les modes de la subjectivité psychique et les modalités de l ’objectivité phy­
sique, l ’intervalle qui le sépare ne pouvant être franchi que par la m édiation du
langage. Et il est aussi absurde de penser que l ’on peut reproduire physiquement
une image ou une idée que de penser que l ’on peut transm ettre directement et
physiquement des pensées (1).
L ’idée d ’ « illustrer » les phénomènes hallucinatoires est en contradiction
avec la nécessité de la médiation, c’est-à-dire de l’activité symbolique p ar
laquelle passe toute expression du Sujet dans son mouvement d ’expressivité.
E t s’il venait à l ’esprit du lecteur que l’objectivation vaut p our toute représen­
tation psychique, nous dirions que cela est vrai bien sûr puisqu’aucun langage
n ’équivaut à une expression sans reste ou ambiguïté, mais nous ajouterions
cependant cette dernière remarque : c ’est précisément, de tous les phénomènes
psychiques, l ’Hallucination (pour autant q u ’elle représente une falsification
absolue des valeurs de réalité) qui est la plus radicalement rebelle à sa repro­
duction plastique, laquelle devenant à son to u r objet de perception consacre,
sans le figurer, le contre-sens de sa constitution.
Ces réflexions sur la vanité de 1’ « illustration » de l ’Hallucination (comme
de celle d ’u n rêve), nous on t paru devoir constituer une bonne introduction
à cet ouvrage. C ar le lecteur pourra déjà percevoir p ar ces réflexions les idées
principales que nous allons constamment défendre dans les divers chapitres
de ce Traité des Hallucinations et elles lui serviront de fil conducteur.
T out d ’abord, en posant que l ’Hallucination ne peut être considérée, ni
comme une image, ni comme une perception, nous entendons m arquer son
caractère spécifique d ’hétérogénéité, d ’hétéronomie à l’égard de tout exercice
norm al de l ’imagination ou de la perception.

(1) Je rejoins ici à l’orée de ce Traité des Hallucinations la petite remarque humo­
ristique par laquelle j ’avais pris la liberté de terminer mon livre Hallucinations et
Délire (1934).
COROLLAIRES THÉORIQUES DE CETTE CRITIQUE 37

En m ontrant que les modalités d ’apparition hallucinatoire sont diffé­


rentes, nous avons m arqué que l ’Hallucination se divise naturellement en
catégories distinctes qui, par leur hétérogénéité, pose le problème de la genèse
(altération de la réalité perçue) et des espèces (Hallucinations délirantes et éido-
lies hallucinosiques).
Enfin, en révoquant en doute la possibilité de la validité de la représenta­
tion plastique de l’Hallucination, c’est-à-dire sa représentation sous les formes,
les couleurs, les sons, etc, de ses propriétés sensorielles, nous entendons tenir
l ’Hallucination (comme la perception) pour une activité de l ’esprit qui ne
com porte pas essentiellement les attributs sensoriels d ’une « perception-sans-
objet-à-percevoir ».
Et c’est précisément à cette expression de « perception-sans-objet-à-percevoir »
que nous reviendrons constam m ent dans cet ouvrage comme pour indiquer
que si l ’Hallucination est bien une perception sans objet elle est perception de
1’ « imperceptible », c’est-à-dire transgression à la Loi de la Réalité. C ar l’objet
même de la représentation que le phénomène hallucinatoire implique néces­
sairement n ’apparaît que dans l ’illégalité absolue à l’égard du principe ou du
système de la réalité. P ar là, nous entendons conserver et consacrer le sens le
plus profond de l ’acte d ’halluciner en tan t q u ’il consiste non pas seulement à
projeter de 1’Inconsdent (ce qui est évident) mais à n ’apparaître q u ’en déjouant
l’organisation de l ’être conscient ce qui sans être aussi immédiatement évident
doit le devenir, car, en définitive, l’Hallucination nous apparaîtra toujours
non seulement comme le phénomène positif et plastiquement reproductible
de sa représentation, mais surtout comme le phénomène négatif (et rebelle
à toute reproduction plastique) : un trou dans le système de la réalité dont
aucune figure ne peut reproduire le vide.
— Hétérogénéité structurale du phénomène hallucinatoire à l ’égard de tous
les exercices norm aux et facultatifs de l’imagination ou de la perception.
— Pluralité des structures hallucinatoires selon leur modalité d ’apparition
dans la réalité clinique.
— Sensorialité contingente et secondaire du phénomène hallucinatoire
correspondant à la fonction même de la perception qui n ’est pas complètement
et constamment liée aux messages sensoriels.
— Altération de la conscience et du système de la réalité (jusques et y compris
les fonctions instrumentales des organes des sens) comme condition du phé­
nomène hallucinatoire.
— Structure essentiellement négative du phénomène hallucinatoire qui
comporte non seulement la positivité de la projection de l’Inconscient mais la
négativité d ’une fissure du système de la réalité, c’est-à-dire une désorganisa­
tion de l ’être conscient.
Telles sont les idées directrices qui seront développées dans cet ouvrage
et qui sont incompatibles avec le préjugé que l ’Hallucination peut être repro­
duite dessinée (et, en quelque sorte, photographiée) sur le registre des sens.
Nous avons ainsi mieux illustré, nous semble-t-il, qu’avec des images le sens,
38 L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »

les modalités d ’apparition et la genèse des Hallucinations, en annonçant


d ’avance les thèses que nous allons nous efforcer de défendre sans dissimuler au
lecteur que nous devons l ’entraîner à des exercices dialectiques difficiles, et
sans nous dissimuler nous-mêmes que dans le vertige inhérent aux jeux du réel
et de l ’imaginaire nous aurons certainement bien d u mal à m aîtriser notre
su jet..
M ais soyons certains d ’une chose, c ’est q u ’en aucun cas l'H allucination ne
saurait être dérisoirement réduite à n ’être que le « sujet » anecdotique— voire
esthétique — d ’une Image d ’Épinal.
P R E M IÈ R E P A R T IE

GÉNÉRALITÉS
CHAPITRE PREM IER

ANALYSE DU PHÉNOMÈNE HALLUCINATOIRE

PHÉNOMÉNOLOGIE D E L’HALLUONER.
DÉFINITION D E L’HALLUCINATION

L’Hallucination est u n concept magique qui recèle dans ses ambiguïtés


toutes les prestidigitations du réel et de l ’imaginaire et les jeux de cache-cache
des sens avec leur sens et leur contre-sens. Il ne se passe pas une journée que,
dans le cabinet du psychiatre ou dans un service psychiatrique, ne s’entre­
croise le feu roulant d ’une dialectique infinie sur la « réalité » de l’Hallucination.
Entendez p ar là son « irréalité » absolue, c ’est-à-dire celle d ’une objectivation
pourtant radicalement sans objet, avec toutes les contradictions qu’implique
cette fausse idée claire et distincte.
« J'entends qu'ils hurlent et m e menacent » — Vous entendez des voix ? —
M ais non, pas des voix, ils sont là tous — Vous entendez comme vous m ’enten­
dez crier ? — M ais bien plus fo r t encore — O ù sont-ils ? — M ais partout —
Croyez-vous que les autres les entendent aussi ? — M ais naturellement puis­
qu’ils hurlent. Tout Paris les entend — Mais vous entendez le son de ces voix ? —
M oi, non, puisque je suis sourd — Et au moment où le psychiatre croit tenir la
« sensorialité » de l’Hallucination, elle lui échappe; soit pour n ’apparaître que
comme un écho qui rebondit ou se perd dans les arrière-plans et les défilés
labyrinthiques d ’un imbroglio spatial où la géométrie et la géographie perdent
leurs contours, soit que, érigée dans la légalité absolue d ’un irrévocable per-
cept, elle ne soit là que pour soutenir la démonstration du théorème halluci­
natoire. Ou bien encore, l ’halluciné décrit avec un luxe de détails prodigieux
l’expérience qu’il vient de vivre ou q u ’il vit, dans les formes esthétiques et
esthésiques qui se présentent à lui avec tous les attributs de qualités sensibles
les plus vives, mais alors, au moment où le psychiatre croit enfin tenir 1’ « Hal­
lucination vraie », l ’halluciné la révoque lui-même en doute dans et p ar la
simple et tranquille affirmation : « Ce sont des visions, Docteur, je suis hallu­
ciné ». Cet autre halluciné entend bien des voix par ses oreilles ou voit par ses
yeux, mais il sait que les autres ne les entendent ni ne les voient; que ses per-
cepts sont ceux d ’objets qui ne sont pas de ce monde mais d ’un au-delà d ’un
monde métaphysique qui emprunte seulement au monde les apparences de sa
physique. « Comment, disait un de ses patients au malheureux psychiatre qui
CHAPITRE PREM IER

ANALYSE DU PHÉNOMÈNE HALLUCINATOIRE

PHÉNOMÉNOLOGIE D E L’HALLUCINER.
DÉFINITION D E L’HALLUCINATION

L ’Hallucination est un concept magique qui recèle dans ses ambiguïtés


toutes les prestidigitations du réel et de l ’imaginaire et les jeux de cache-cache
des sens avec leur sens et leur contre-sens. Il ne se passe pas une journée que,
dans le cabinet du psychiatre ou dans un service psychiatrique, ne s’entre­
croise le feu roulant d ’une dialectique infinie sur la « réalité » de l’Hallucination.
Entendez p ar là son « irréalité » absolue, c’est-à-dire celle d ’une objectivation
pourtant radicalement sans objet, avec toutes les contradictions qu’implique
cette fausse idée claire et distincte.
« J'entends qu'ils hurlent et me menacent » — Vous entendez des voix ? —
M ais non, pas des voix, ils sont là tous — Vous entendez comme vous m ’enten­
dez crier ? — M ais bien plus fo r t encore — Où sont-ils ? — M ais partout —
Croyez-vous que les autres les entendent aussi ? — M ais naturellement puis­
qu'ils hurlent. Tout Paris les entend — Mais vous entendez le son de ces voix ? —
M oi, non, puisque je suis sourd — Et au mom ent où le psychiatre croit tenir la
« sensorialité » de l’Hallucination, elle lui échappe; soit pour n ’apparaître que
comme un écho qui rebondit ou se perd dans les arrière-plans et les défilés
labyrinthiques d ’un imbroglio spatial où la géométrie et la géographie perdent
leurs contours, soit que, érigée dans la légalité absolue d ’un irrévocable per-
cept, elle ne soit là que pour soutenir la démonstration du théorème halluci­
natoire. Ou bien encore, l ’halluciné décrit avec un luxe de détails prodigieux
l ’expérience qu’il vient de vivre ou q u ’il vit, dans les formes esthétiques et
esthésiques qui se présentent à lui avec tous les attributs de qualités sensibles
les plus vives, mais alors, au moment où le psychiatre croit enfin tenir 1’ « Hal­
lucination vraie », l’halluciné la révoque lui-même en doute dans et p ar la
simple et tranquille affirmation : « Ce sont des visions, Docteur, je suis hallu­
ciné ». Cet autre halluciné entend bien des voix par ses oreilles ou voit par ses
yeux, mais il sait que les autres ne les entendent ni ne les voient; que ses per-
cepts sont ceux d ’objets qui ne sont pas de ce monde mais d ’un au-delà d ’un
monde métaphysique qui emprunte seulement au monde les apparences de sa
physique. « Comment, disait un de ses patients au malheurèux psychiatre qui
42 LE PHÉNOMÈNE HALLUCINATOIRE

l ’interrogeait au lendemain d ’un bombardement, pouvez-vous me dire que


vous avez entendu, vous, un bom bardem ent cette nuit puisque j ’étais le seul à
l’entendre, m oi ? » Et ainsi, l’imposture dont le psychiatre accuse l’halluciné
et niée par celui-ci se retourne contre celui-là : c ’est q u ’entre eux il y a tou­
jours un « malentendu » qui les sépare et qui fait précisément l’Hallucination
puisqu’elle prend plus profondément sa source, q u ’elle gît au creux d ’un hiatus
qui, entre l ’halluciné et « son » Hallucination, est le lieu où celle-ci apparaît
dans son imprescriptible singularité.
Nous n ’en finirions pas de citer les exemples de ce dialogue de sourds (1)
q u ’est toujours la saisie clinique du phénomène hallucinatoire dans les réponses
aux « questions » sur les qualités sensorielles, la projection spatiale, le jugement
de réalité, l ’incoerdbilité, la suggestibilité, la forme et le contenu de l’Halluci­
nation que pose l ’interlocuteur raisonnable, voire savant, de l ’halluciné. Il
faut se faire une raison; il est, à l’évidence, de l’Hallucination de n ’être pas
raisonnable, d ’être un phénomène qui se dévoile mal par esquisses et profils
selon des perspectives qui ne sont justement plus celles de la perception, ni
bien sûr de la « sensation », car la sensation (Empfindung) n ’est pas l ’élément
constant et nécessaire du vécu hallucinatoire. Et cela est si vrai que malgré
le découpage macroscopique et grossièrement valable des Hallucinations clas­
sées selon les modes de la sensorialité (organe des sens), l’Hallucination sans
cesse les chevauche, les mêle ou se situe au-dessus ou au-dessous du « sen­
sible » (2). C ’est tout cela que nous devons bien comprendre dès le principe
de cette analyse du concept d ’Hallucination.
Il ne peut s’agir, en effet, de partir des concepts de sensation, ou d 'image,
ou de perception, en tant q u ’ « éléments » associés ou « fonctions »juxtaposées
de la vie psychique pour les mettre bout à bout dans une série linéaire et réver­
sible (paraphrasée sur le plan neurophysiologique par les notions de Stimuli, de
centres d ’images, etc., et sur le plan psychologique p ar des constellations
d ’éléments idéo-afiectifs plus ou moins « complexes » juxtaposées); car à partir
de ces abstractions nous risquons tout simplement et à coup sûr de m anquer

(1) Ce « dialogue de sourds », certains hallucinés sourds et parfois sourds-muets


le tiennent avec eux-mêmes par le truchement du langage qui leur fait dire qu’ils
« entendent » dans leur langue ou leur gosier des paroles parlées, comme pour nous
démontrer à quel point la « voix » hallucinatoire peut être peu liée aux « données
sensorielles ». Un malade sourd-muet, C r a m e r (1896), s’entendait appeler « Kaiser »
par une voix qui lui venait de sa langue et de sa propre bouche — L’observation d ’une
malade délirante et hallucinée verbale et également sourde-muette, que j ’ai bien
connue, a fait l’objet de la part de J. R o u a r t (Évol. Psych., 1949, p. 200-239) d’une
étude approfondie, puis d’une discussion qui fut pleine d’intérêt.
(2) Par exemple, le « sentiment de présence » (cf. M. C r it c h l e y , 1955 et C. P a r h o n
et coll., 1967) enveloppe (comme nous le verrons notamment dans les Hallucinations
des aveugles) ou dépasse la sensorialité du vu ou de l’entendu. L ’étude de J. Z u t t
(1957) montre, elle aussi, que la « voix » et le « regard » qui visent le Sujet sont extra­
sensoriels pour être intersensoriels.
MODALITÉS D'APPARITION 43

l ’Hallucination, tan tô t pour la réduire à n ’être q u ’une image ou une « imago »,


tan tô t pour en faire un objet. N ous verrons que c ’est pour s’être engagées dans
cette voie que les théories classiques se sont enlisées dans une impasse. H faut,
au contraire, pour nous élever à la hauteur du mystère qui l ’enveloppe et avoir
de l ’acte d ’Hallucination une conception aussi claire que possible, saisir le
bouleversement des perspectives qui conditionnent sa constitution. P our le
moment, nous nous contenterons « d ’éclairer notre lanterne » en posant
la nécessité d ’une analyse structurale, dynamique et relationnelle préalable à la
définition de l ’Hallucination, de dégager ses caractéristiques phénoménologiques
et d'engager ainsi les problèmes cliniques et pathogéniques qu'elle pose vers
leur solution.

1° Les conditions d ’apparition clinique


du phénom ène hallucinatoire.

L ’Hallucination n ’apparaît que lorsqu’elle s’impose en contrastent même en


contradiction, avec les modalités habituelles (culturelles ou communes) du sys­
tème relationnel qui le lie à son milieu. L 'H allu d n atio n — comme nous le dirons
de la perception elle-même plus loin — est une exception. Elle ne s’impose que
p ar la constitution insolite d ’une expérience qui adm et non seulement trop
d ’esthésie dans l’imagination (critère quantitatif de l ’image intensifiée) mais aussi
une erreur du jugem ent perceptif (critère de l ’altération du système de la réalité).
Sans doute, cette « forme » de perceptum erroné (dite « trouble psycho-sen­
soriel » ou « fausse perception ») ne se détache pas facilement de l’exercice
« physiologique » ou « naturel » des modalités de l ’expérience perceptive en géné­
ral. Celle-ci, en effet, oscille constamment de l ’image à la sensation ou les mêle
inextricablement. Nous passons plus de temps à nous représenter des choses et
à les voir dans notre mémoire ou notre imagination, q u ’à viser des objets perçus.
Ceux-ci reculent au deuxième plan quand ce n ’est pas tout le monde objectif
qui s’évanouit jusqu’à ne form er que la ligne d ’horizon de notre réflexion privée
et « hallucinatoire » qui en occupe alors le premier plan. De telle sorte que,
absorbées dans les images qui m asquent la réalité, ces images prennent la place
de la réalité, « valent pour elle ». Inversement, quand nous saisissons la réalité
d ’un événement ou d ’une situation qui se produisent dans l ’espace objectif,
nous projetons dans notre perception beaucoup d ’images, de souvenirs, d ’inten­
tionnalité ou d ’affects qui entrent dans tout acte perceptif comme une enquête et
une conquête dont le monde est l ’objet, sans toutefois lui conférer cette objec­
tivité idéale que notre jugem ent perceptif requiert et pose. Et il n ’est pas besoin
ici d ’insister davantage sur ces faits dont les philosophes et les psychologues
ont fait le thème de leurs spéculations sur l ’empirisme et l’idéalisme de la per­
ception, les relations de l ’image, de la mémoire et de la sensation, l’attente ou
l’hypothèse préperceptive, les infrastructures subjectives des formes, etc. Tous
problèmes qui se réfèrent à ce double mouvement facultatif de l’existence
actuellement vécue qui entrelace le monde des « présentations » et le monde
44 LE PHÉNOMÈNE HALLUCINATOIRE

des « représentations ». Le monde est pour nous un monde imaginaire et un


monde réel qui se renvoient perpétuellement l’un à l’autre, comme si la per­
ception n ’était q u ’une Hallucination (thèse idéaliste) ou si l ’imagination n ’était
q u ’un reflet des objets extérieurs (thèse empiriste ou hypothèse de constance).
Mais plus forte que cette problématique abstraite est la saisie du champ phé­
noménal tel q u ’il est vécu, c ’est-à-dire nécessairement soumis à une loi (sys­
tème de la réalité commune, logique et morale) qui impose sa forme aux don­
nées sensibles, soit pour permettre la présentation de la réalité objective perçue,
soit pour m ettre les images entre les parenthèses d ’une pure représentation.
Autrement dit, notre expérience est saturée d ’imaginaire tout en restant sou­
mise à la légalité même qui normalement, quand nous sommes réveillés et
sensés, l ’encadre ou la « m et au point » conformément à l ’ordre q u ’elle exige,
au code culturel qui institue sa signification.
L'H allucination n ’apparaît pas pour être ce q u ’elle est quand elle paraît
être ce q u ’elle n ’est pas, c ’est-à-dire « une perception d ’objet », lorsqu’elle
tire son « statut d ’objectivité » du mythe ou de l ’irrationnel, de la magie ou de
la foi qui superposent au système de la réalité une représentation collective
de la surnaturalité. E t ce d est vrai pour tous les hommes car aucun ne peut
jam ais s’en affranchir, mais cela est particulièrement évident pour l ’enfant qui
vivant dans un monde magique, et aussi pour les hommes voués aux formes
« archaïques » ou primitives de la pensée dans les sodétés soumises à une léga­
lité de l ’irrationnel (c’est-à-dire à u n statut illusionnel de la réalité). L ’Hallu­
cination ne peut apparaître (1).
L ’apparition du phénomène hallucinatoire ne peut donc se confondre avec
les jeux de cache-cache du réel et de l ’imaginaire impliqués dans toute relation
de l ’existence et de la coexistence, pour prédsém ent ne s’imposer que comme
une transgression à la loi de constitution de la réalité commune au groupe
et à laquelle se soumet l ’être conscient de chacun.
Quels sont donc les caractères propres au phénomène « hallucinatoire »
pour q u ’il nous saute aux yeux dans son originalité, dans sa « réalité » ?
Nous exigeons généralement pour « fa ire le diagnostic » d'Hallucination
de nous trouver en présence d ’un témoignage du sujet qui atteste une expérience
sensible et, de ce fait, irrécusable (je vois, j ’entends, je sens) par sa référence
aux attributs de la sensorialité (données spécifiques des sens) et de l ’objectivité
(appartenance au monde de la réalité extérieure, objets, événements, autrui).
Le phénomène hallucinatoire vécu p ar le sujet doit avoir les apparences d ’une

(1) Notons à cet égard que dans la clinique de l’Hallucination la saturation magique
ou mystique du phénomène hallucinatoire pose de délicats problèmes de diagnostic
(cf. par exemple, A ubin (1962), P riori et Ahled (1963), B. Barnett (1965), G. Sedman
(1966), etc.). Notamment, la perception d ’un double (J. T odd et K. D ewhurst (1955),
de l ’ange gardien ou son « compagnon » est pour ainsi dire constante dans un grand
nombre de communautés socio-culturelles. Ce n ’est pas comme Hallucination qu’elle
apparaît. Ce n ’est pas comme Hallucination qu’elle doit non plus être saisie par le
Psychiatre.
PHÉNOMÉNOLOGIE ET DÉFINITION 45

perception et donc comporter un double caractère : celui d ’affecter sa sensibilité


ou sa sensorialité et celui d ’être projeté hors de sa subjectivité. Mais, naturelle­
ment, cette « expérience » perceptive qui apparaît en cela commune à toutes
les perceptions ne peut se constituer en Hallucination qu’à la tierce et nécessaire
condition que le témoignage du Sujet passe lui-même en jugement. Le procès est
celui de la confrontation du perçu avec le « sens commun » qui établit si ce vécu
est conforme à la réalité. En dernière analyse, la réalité du phénomène halluci­
natoire suppose donc une affirmation de la réalité de l ’Hallucination (c’est-à-dire
de l ’irréalité de son perceptum) pour autrui. Autrement dit, l ’Hallucination
surgit dans des conditions qui sont essentiellement celles d ’une inadéquation
entre l ’expérience vécue et la réalité affirmée par le Sujst d ’une part, et la loi
qui prescrit l ’accord de la communication entre socii d ’autre part. L ’Halluci­
nation est une transgression et l ’halluciné est condamné par le jugement d ’au­
trui comme un transfuge. Pour tout dire l ’Hallucination n ’apparaît que dans
la relation intersubjective, dans son écartèlement. Nous verrons cependant que
dans les Éidolies hallucinosiques c ’est devant son propre jugem ent que l ’hallu­
ciné tient l’Hallucination pour ce q u ’elle est, c ’est-à-dire de l’ordre de
l ’irréalité.

2° D é fin itio n d e V H a llu c in a tio n


e t p h é n o m é n o lo g ie d e l ’h a llu c in e r .

Mais à peine surgi dans sa bilatéralité originale, le phénomène hallucina­


toire pose un problème de diagnostic impüqué dans le procès qui le fonde. Si
l ’Hallucination est consacrée dans sa réalité « phénoménale » (dans les deux
sens, vulgaire et philosophique du mot) par ces trois critères (dénégation de
sa nature hallucinatoire — affirmation du caractère irrécusablement vécu ou
sensoriel de la part du sujet e t — irréalité de son objet par autrui), ces trois condi­
tions fondamentales sont sans cesse et chacune sujettes à caution (1). Il existe, en
effet, des cas où le sujet tout en proclam ant q u ’il voit et q u ’il entend doute de la
réalité de sa perception (est plus ou moins conscient d ’être halluciné) — des
cas où la sensorialité du vécu hallucinatoire n ’apparaît que « secondaire »
ou problématique dans le témoignage (récit et croyance) du Sujet — et des cas
où autrui peut douter de l ’irréalité ou de l ’absence de l’objet hallucinatoire.

(1) Parfois même ces trois critères sont contestés et l’Hallucination apparaît
impossible pour n ’être, en effet, qu’une transgression de la loi constitutive du réel.
Et on a beau jeu de prendre le contre-pied de l’halluciné en disant qu’il se trompe,
qu’on dit qu’il perçoit... L ’opuscule du Dr B. V inaver (1955) reprend cette thèse
mais à l’inverse, puisqu’il fonde l’Hallucination sur de vrais objets mais surnaturels !
Cette même thèse paraît être reprise, au moins en partie, par un auteur aussi sérieux
que J. R. Smythies (1956) qui, à la fin de son analyse des diverses modalités d ’Hal­
lucination, pense que, en définitive, l’irréalité de l’objet hallucinatoire dépend de
facteurs culturels...
46 LE PHÉNOMÈNE HALLUCINATOIRE

De telle sorte q u ’en clinique les conditions d ’apparition des phénomènes hallu­
cinatoires exigent que soient réglées pour leur identification en tant que phéno­
mènes « réellement hallucinatoires » : 1° la sensorialité de l ’expérience vécue
(diagnostic avec l ’idée, la fabulation, l ’imagination); 2° la conviction (1) de
sa non-subjectivité (diagnostic avec les anomalies sensorielles); 3° l ’absence
d ’objet réel (diagnostic avec l ’illusion au sens où celle-ci se définit p a r une
simple erreur à propos d ’un objet réel). Quand toutes ces conditions sont
réalisées — c ’est-à-dire exceptionnellement — le concept de « perception sans
objet », concept limite, paraît alors justifié. M ais comme ce phénomène n ’est pré­
cisément pas simple, on ne saurait supprimer p ar ce tour de « passe-passe » du
genre de l ’Hallucination tous ces autres symptômes que la clinique classique
tient pour de « fausses Hallucinations » (Pseudo-hallucinations) et qui ne sont
autres pourtant que des Hallucinations vraies pour com porter essentiellement
des aspects variés et plus ou moins complets de la « perception hallucinatoire »,
de cette falsification dont nous devons m aintenant tenter de dégager la structure
essentielle pour autant q u ’elle est commune à la totalité du genre, c’est-à-dire
à l’altération de la relation du Sujet au monde qui entre dans la constitution
de ses expériences et de son existence, des relations du Moi et de l ’Autre, surtout
des Autres.
La définition classique de l ’Hallucination comme une « perception sans
objet » (2) s’impose nécessairement comme visant en effet l’essence du phéno­
mène hallucinatoire. Elle résume très bien p ar son énoncé elliptique et contra­
dictoire le paradoxe et l’énigme de l’Hallucination. Celle-ci, en effet, a et doit
avoir les attributs d ’une perception sans que son objet soit réel, c’est-à-dire
q u ’il corresponde à un substantif ou à un pronom en double ou tierce per­
sonne. A ce titre, l ’Hallucination est bien une fausse perception. N on point
que la falsification porte sur le vécu sensible (qui entre dans sa structure phé­
noménale) mais parce q u ’elle porte sur la réalité d ’un faux objet. L ’Hallucina­
tion doit être une « vraie » perception d ’une fausse réalité. A ce titre, nous
venons de le rappeler, elle se distingue « plus ou moins » nettement, dit-on, de
la « simple » imagination (pour autant q u ’elle comporte bien ce vécu sensoriel),
des sensations anormales qui n ’entraînent pas de jugem ent perceptif (anomalies
sensorielles) et dés illusions qui ne supposent pas l ’absence d ’un objet extérieur
mais seulement son inadéquation. Les difficultés de ces distinctions ont fait

(1) L’Hallucination implique toujours et nécessairement une conviction, soit celle


qui s’attache au simple vécu comme actuel quelle qu’en soit la réalité, soit celle qui
s’attache à une croyance falsifiée par le délire. La plupart des auteurs ont discuté
de ce problème qui n ’est autre que celui des rapports du Délire et de l’Hallucination
compatible avec la raison. Ils s’engagent généralement dans des controverses stériles
(P. Q uercy — et J. D retler, dans son article : Encéphale, 1934, réfutant mon tra­
vail sur la « croyance » de l’halluciné) (1932).
(2) On attribue souvent à B all (1890), on ne sait trop pourquoi, le mérite de cette
définition. Mais, bien sûr, elle était déjà et de tout temps traditionnelle. Comme l ’écri­
vait J. P. F alret (Maladies mentales, 1864, p. 264), « l’Hallucination est une perception
sans objet comme on l’a si souvent répété... ».

P ^
PHÉNOMÉNOLOGIE ET DÉFINITION 47

nier l’H alludnation d ’un point de vue logique. Cela revient à dire que la vraie
perception d ’une fausse réalité est un véritable scandale logique, car, ou bien
il ne s’agit pas d ’une perception (images, anomalie sensorielle), ou bien il
s ’agit d ’une altération perceptive dont l ’objet est réel (illusion). Mais l’Hallu­
cination, comme l ’a si bien proclamé Quercy, est là contre toutes les critiques
abstraites dans sa contradiction concrète. Elle est là comme elle est dans sa
« réalité » qui est précisément de falsifier tous les rapports qui normalement
règlent le statut de la perception, c ’est-à-dire les relations sujet-objet dans leur
distribution dans l’espace vécu (Merleau-Ponty).
La (c perception sans objet » ne doit pas être envisagée tout simplement
comme une absurdité ou un pur néant. Le scandale logique q u ’elle représente se
découvre dans la réalité de la falsification q u ’elle manifeste, dans sa structure
originale p ar une phénoménologie de Vhalluciner qui permet de comprendre
et de décrire tout à la fois l’unité de cette expérience vécue de l ’imaginaire
valant pour une expérience de la réalité, et la diversité des catégories (et non
des degrés) qui constituent les espèces de ce genre q u ’est la perception sans objet.

Nous devons expliciter la notion de « perception sans objet » en allant jus­


qu’au bout de la formule q u ’elle laisse comme dans l ’ombre ou en suspens, en
disant que l ’Hallucination est « une-perception-sans-objet-à-percevoir ».
En ajoutant « à percevoir » nous entendons non pas surcharger cette formule
classique d ’une redondance purement tautologique, mais souligner que l ’Hal­
lucination consiste à percevoir un objet qui ne doit pas être perçu, ou ce
qui revient au même, n ’est perçu que p ar une falsification de la per­
ception. P ar là, en effet, l ’Hallucination est définie p ar l ’erreur fonda­
mentale qui la fonde. Car halluciner c ’est d ’abord et avant to u t transgres-
« • a « « « • • • «.f<>>>$ -v -
ser la loi de la perception; c est percevoir ce qui ne comporte pas de
perception. O r l ’objet à percevoir, c’est-à-dire l ’objet licite auquel peut s’appli­
quer le statut de perception c’est positivement ce qui est du monde des objets,
c ’est-à-dire les objets pris dans l’architectonie du monde physique (y compris
l 'autrui qui entre, lui aussi, dans cette mondanité), et négativement ce qui est
au Sujet en tant que lui-même n ’est pas objet pour être le vis-à-vis absolu de
tout objet. Halluciner, c’est donc p our le Sujet se prendre lui-même pour objet
d ’une perception dont nous pouvons bien dire q u ’elle est une « perception-sans
objet-à-percevoir », car jam ais le Sujet en lui-même et en aucune de ses m oda­
lités ou de ses « parties » n ’a le droit de se percevoir comme un objet extérieur
à lui-même.
L ’acte d ’halludner ne se réduit donc pas, comme la psychologie associa­
tionniste le conçoit, à un simple rapport quantitatif d ’intensité entre l ’image
et la sensation, m ais il consiste essentiellement à inverser la dialectique du
Sujet et de son M onde, à faire apparaître, comme l ’a souligné E. Minkow­
ski (1932), u n « troisième monde » qui surgit entre le Sujet et le monde objec­
tif. En ce sens, on peut dire q u ’halluciner c’est, pour le Sujet, opérer
le mouvement même qui le porte à plier le monde à son désir. L ’objet,
en général, ne se constitue en effet dans sa forme initiale que comme objet
48 LE PHÉNOMÈNE HALLUCINATOIRE

hallucinatoire du désir, et la perception ne cesse jam ais d ’être un compromis


entre ce que je veux que soit le monde et ce que le monde m ’oppose p ar la
constitution de ce qui est en lui, hors de moi et autre que moi. Mais toutes
les expériences vécues p ar le Sujet portent la m arque de cette bilatéralité
impliquée dans la distinction Sujet-objet. A cet égard, l’expérience la plus
subjective de l ’imagination pure, du souvenir pur ou plus généralement
de la représentation qui figure les démarches de la pensée, comporte tou­
jours en tan t qu’expérience vécue une modalité « pathique » qui est comme
le vis-à-vis du Sujet et de sa représentation dans la constitution de la
Conscience sous toutes ses formes, même lorsque celles-ci sont les plus
indépendantes des messages ou stimulations du monde extérieur. Le sensible
est immanent à tout contenu de Conscience. Et inversement, toute perception
d ’un objet extérieur (l’excursion dans le m onde à la rencontre des « objets »
qui entrent dans sa constitution objective), implique aussi l’engagement du
Sujet qui se projette dans la perception. De telle sorte q u ’il n ’y aurait rien à
comprendre à ce jeu de reflets et de ricochets indéfiniment réversible et sans
critère de réalité si précisément nous ne réintroduisions pas cette mouvante
dialectique dans les structures mêmes de l ’être conscient. Autrement dit, cette
dialectique du Sujet-objet s’organise dans et p ar la structure de l ’être conscient.
Aucune de ses démarches, aucune de ses expériences ne cesse jamais de poser
la réalité des rapports du Sujet et de ce qui s ’oppose à lui, de ce qui lui demeure
externe. Et c’est le renversement de ce rapport de réalité qui dans toute expé­
rience vécue, dans toute pensée, dans toute communication indexe l ’autre
0 'autre du monde extérieur, l ’autre de l’autrui, mais aussi l ’autre de ce qui en
moi ne vient pas de moi, ou comme m on corps lui-même ne coïncide pas par
sa corporéité même avec m a pure subjectivité); c’est ce renversement qui
constitue l ’essence de l ’halluciner. C a r halluciner , c ’est po u r l e S ujet
s ’objectiver en tout ou partie . Et c’est cette objectivation qui fait de son
impensé, de ses automatismes, de ses images comme de ses désirs et même de sa
propre pensée, des objets. Mais cette objectivation, il ne suffit pas comme cela
arrive dans et par les mouvements facultatifs de l ’exercice de la pensée et de
l ’imagination qu’elle soit seulement vécue comme un pouvoir de la propre repré­
sentation du Sujet inhérent à l ’exercice libre de son imagination ou de ses croyan­
ces ; il faut encore q u ’elle lui échappe pour se solidifier dans la fausse perception
de soi comme un objet sans jam ais cesser pourtant d ’appartenir à l ’ordre
de la subjectivité. C ’est pourquoi l ’essence même de l ’halluciner se dévoile
dans le délire pour autant que celui-ci précisément constitue un bouleversement
de l’être conscient qui altère les rapports du désir et de la réalité, de l’im a­
ginaire et du réel, du Moi et de l ’Autre. Et lorsqu’il affecte non seulement
l ’existence mais, directement ou indirectement, l ’expérience, il est non seulement
hallucinatoire mais constitue l ’Hallucination par excellence pour autant q u ’il
est objectivation du Sujet dans son sentir ou aliénation de ses propriétés dans
sa relation avec autrui.
Tel est le sens de l ’halluciner dont l ’Hallucination en tan t que « perception-
sans-objet-à-percevoir » représente la forme la plus typique et la plus originale.
PHÉNOMÉNOLOGIE ET DÉFINITION 47

nier l ’Hallucination d ’un point de vue logique. Cela revient à dire que la vraie
perception d ’une fausse réalité est un véritable scandale logique, car, ou bien
il ne s’agit pas d ’une perception (images, anomalie sensorielle), ou bien il
s’agit d ’une altération perceptive dont l ’objet est réel (illusion). Mais l ’Hallu­
cination, comme l ’a si bien proclam é Quercy, est là contre toutes les critiques
abstraites dans sa contradiction concrète. Elle est là comme elle est dans sa
« réalité » qui est précisément de falsifier tous les rapports qui normalement
règlent le statut de la perception, c ’est-à-dire les relations sujet-objet dans leur
distribution dans l ’espace vécu (Merleau-Ponty).
La « perception sans objet » ne doit pas être envisagée tout simplement
comme une absurdité ou u n pur néant. Le scandale logique q u ’elle représente se
découvre dans la réalité de la falsification q u ’elle manifeste, dans sa structure
originale p ar une phénoménologie de VhaJluciner qui perm et de comprendre
et de décrire to u t à la fois l’unité de cette expérience vécue de l’imaginaire
valant pour une expérience de la réalité, et la diversité des catégories (et non
des degrés) qui constituent les espèces de ce genre q u ’est la perception sans objet.

Nous devons expliciter la notion de « perception sans objet » en allant jus­


q u ’au bout de la formule q u ’elle laisse comme dans l’ombre ou en suspens, en
disant que l ’Hallucination est « une-perception-sans-objet-à-percevoir ».
En ajoutant « à percevoir » nous entendons non pas surcharger cette formule
classique d ’une redondance purem ent tautologique, mais souligner que l’Hal­
lucination consiste à percevoir un objet qui ne doit pas être perçu, ou ce
qui revient au même, n ’est perçu que par une falsification de la per­
ception. P ar là, en effet, l’Hallucination est définie par l ’erreur fonda­
mentale qui la fonde. C ar halluciner c ’est d ’abord et avant tout transgres­
ser la loi de la perception; c’est percevoir ce qui ne ôomporte pas de
perception. O r l ’objet à percevoir, c’est-à-dire l ’objet licite auquel peut s’appli­
quer le statut de perception c ’est positivement ce qui est du monde des objets,
c’est-à-dire les objets pris dans l ’architectonie du monde physique (y compris
l ’autrui qui entre, lui aussi, dans cette mondanité), et négativement ce qui est
au Sujet en tant que lui-même n ’est pas objet pour être le vis-à-vis absolu de
tout objet. Halluciner, c ’est donc pour le Sujet se prendre lui-même pour objet
d ’une perception dont nous pouvons bien dire q u ’elle est une « perception-sans
objet-à-percevoir », car jam ais le Sujet en lui-même et en aucune de ses m oda­
lités ou de ses « parties » n ’a le droit de se percevoir comme un objet extérieur
à lui-même.
L ’acte d ’halluciner ne se réduit donc pas, comme la psychologie associa­
tionniste le conçoit, à un simple rapport quantitatif d ’intensité entre l ’image
et la sensation, mais il consiste essentiellement à inverser la dialectique du
Sujet et de son M onde, à faire apparaître, comme l’a souligné E. Minkow­
ski (1932), u n « troisième monde » qui surgit entre le Sujet et le monde objec­
tif. En ce sens, on peut dire q u ’halluciner c ’est, pour le Sujet, opérer
le mouvement même qui le porte à plier le monde à son désir. L ’objet,
en général, ne se constitue en effet dans sa forme initiale que comme objet
48 LE PHÉNOMÈNE HALLUCINATOIRE

hallucinatoire du désir, et la perception ne cesse jam ais d ’être un compromis


entre ce que je veux que soit le monde et ce que le monde m ’oppose p ar la
constitution de ce qui est en lui, hors de m oi et autre que moi. Mais toutes
les expériences vécues p ar le Sujet portent la m arque de cette bilatéralité
impliquée dans la distinction Sujet-objet. A cet égard, l ’expérience la plus
subjective de l’imagination pure, du souvenir p u r ou plus généralement
de la représentation qui figure les démarches de la pensée, com porte tou­
jours en tan t qu’expérience vécue une modalité « pathique » qui est comme
le vis-à-vis du Sujet et de sa représentation dans la constitution de la
Conscience sous toutes ses formes, même lorsque celles-ci sont les plus
indépendantes des messages ou stimulations du monde extérieur. Le sensible
est immanent à tout contenu de Conscience. Et inversement, toute perception
d ’un objet extérieur (l’excursion dans le m onde à la rencontre des « objets »
qui entrent dans sa constitution objective), implique aussi l ’engagement du
Sujet qui se projette dans la perception. De telle sorte q u ’il n ’y aurait rien à
comprendre à ce jeu de reflets et de ricochets indéfiniment réversible et sans
critère de réalité si précisément nous ne réintroduisions pas cette mouvante
dialectique dans les structures mêmes de l ’être conscient. Autrement dit, cette
dialectique du Sujet-objet s’organise dans et par la structure de l ’être conscient.
Aucune de ses démarches, aucune de ses expériences ne cesse jamais de poser
la réalité des rapports du Sujet et de ce qui s’oppose à lui, de ce qui lui demeure
externe. Et c’est le renversement de ce rapport de réalité qui dans toute expé­
rience vécue, dans toute pensée, dans toute communication indexe l’autre
(l’autre du monde extérieur, l ’autre de l ’autrui, mais aussi l ’autre de ce qui en
moi ne vient pas de moi, ou comme mon corps lui-même ne coïncide pas p ar
sa corporéité même avec m a pure subjectivité); c’est ce renversement qui
constitue l’essence de l ’halluciner. C ar halluciner , c ’est pour le S ujet
s ’objectiver en tout ou partie . Et c ’est cette objectivation qui fait de son
impensé, de ses automatismes, de ses images comme de ses désirs et même de sa
propre pensée, des objets. Mais cette objectivation, il ne suffit pas comme cela
arrive dans et p ar les mouvements facultatifs de l ’exercice de la pensée et de
l ’imagination qu’elle soit seulement vécue comme un pouvoir de la propre repré­
sentation du Sujet inhérent à l ’exercice libre de son imagination ou de ses croyan­
ces; il faut encore q u ’elle lui échappe pour se solidifier dans la fausse perception
de soi comme un objet sans jam ais cesser pourtant d ’appartenir à l’ordre
de la subjectivité. C ’est pourquoi l’essence même de l ’halluciner se dévoile
dans le délire pour autant que celui-ci précisément constitue un bouleversement
de l-’être conscient qui altère les rapports du désir et de la réalité, de l ’im a­
ginaire et du réel, du M oi et de l ’Autre. Et lorsqu’il affecte non seulement
l ’existence mais, directement ou indirectement, l’expérience, il est non seulement
hallucinatoire mais constitue l ’Hallucination p ar excellence pour autant qu’il
est objectivation du Sujet dans son sentir ou aliénation de ses propriétés dans
sa relation avec autrui.
Tel est le sens de l ’halluciner dont l ’Hallucination en tant que « perception-
sans-objet-à-percevoir » représente la forme la plus typique et la plus originale.
PHÉNOMÉNOLOGIE ET DÉFINITION 49

Soulignons encore la structure dynamique de cet acte d ’halluciner qui


devrait imposer plutôt l ’usage du terme « hallucinant » que celui d ’ « halluciné ».
Mais comme il est bien vrai que l ’Hallucination se conjugue aussi naturellement
au passif q u ’à l ’actif, nous emploierons dans cet ouvrage, tan tô t le terme d ’hal­
luciné, tan tô t celui d ’hallucinant, selon que nous éprouverons le besoin de
souligner l ’expérience vécue par le Sujet ou l ’acte par lequel il se projette dans
son erreur.
Il suffit de situer le problème hallucinatoire dans le bouleversement des
rapports du Sujet et de son monde pour saisir que le mouvement qui engendre
l ’Hallucination se réfracte dans toute la structure hiérarchisée de l ’être conscient
qui règle précisément les rapports du M oi à son monde. Et c ’est précisément
cette structure hiérarchisée de l ’être conscient qui permet de découvrir les
catégories naturelles dans les espèces du genre « Hallucination ». Si la Psychia­
trie classique qui s’inspirait des conceptions sensationnistes du siècle dernier
a cherché ces catégories en isolant diverses Hallucinations selon les sens inté­
ressés (Hallucinations auditives, visuelles, etc.), nous pouvons bien comprendre
que les catégories que nous tiendrons, nous, pour plus naturelles ou structurales,
vont être tout autres et se rapporter aux modalités de l'halluciner elles-mêmes
plutôt q u ’à la qualité sensorielle contingente du vécu hallucinatoire. La « réa­
lité » se distribue, en effet, en catégories qui, mieux que la spécificité des organes
des sens doivent nous permettre de saisir les modalités particulières de l ’hallu-
ciner.
L ’objectivation ou l ’aliénation du Sujet lui-même, de sa propre pensée et
de son propre discours peuvent être vécues dans l ’espace intérieur de l’expé­
rience de l ’imaginaire, dans son corps ou dans le monde lui-même où elles vont
rejoindre les objets qui le peuplent; la projection hallucinatoire dans l ’espace
objectif ne constitue, de ce fait, q u ’une sorte de contingence de l ’expérience
hallucinatoire vécue qui l ’enveloppe. De telle sorte que l ’H alludnation en tant
que produit (perceptum) de l ’halluciner peut se présenter à tous les niveaux
de la réalité interne, corporelle ou objective, car ses variétés ne sont pas
autre chose que celles des catégories du vécu en général. Il est de l ’essence
même de toutes les expériences vécues de se distribuer en effet dans les caté­
gories du réel, c ’est-à-dire dans toutes les modalités possibles des relations du
Sujet à son monde. Les variétés du monde hallucinatoire sont, à cet égard,
des modalités de l ’halluciner, et ce que l ’on a appelé Illusions, Pseudo-halluci­
nations (répétons-le déjà comme nous le répéterons tant de fois dans les chapi­
tres suivants) fait partie de l ’événement hallucinatoire.
Mais p ar contre, lorsque « l ’Hallucination » est non pas un événement surgi
des exigences profondes de l ’être mais un incident en quelque sorte anecdotique,
alors apparaît une autre catégorie de l ’halluciner. Si halluciner implique bien
un analogon de la perception sensible mais aussi une perception sans relation
avec le monde actuel des objets, l’Hallucination ne saurait se définir dans sa
généralité par l ’exercice sectorisé et automatique d ’un appareil sensoriel.
Lorsque l ’halluciner se réduit à cela, à n ’être q u ’un accident partiel de la
perception qui ne constitue pas, comme les classiques l ’avaient cru, le centre
Ey. — T ra ité d e s H a llu c in a tio n s. 3
so LE PHÉNOMÈNE HALLUCINATOIRE

de la phénoménologie de l'H allucination, alors la modalité même de l’hallu-


ciner change de sens en devenant u n accident des sens (une aberration certes,
m ais au niveau d ’une « erreur des sens ») en se constituant comme u n phéno­
mène hallucinatoire « périphérique » p ar rapport aux formes « centrales » (1) qui
sont prises dans le bouleversement le plus intime des rapports du M oi à son
monde, c’est-à-dire dans une modification profonde et proprem ent délirante de
la vie de relation dont l’halluciner constitue la modalité primordiale.
La «.facticité » (2) de l ’Hallucination, l ’essence même de l’halluciner impli­
quent un renversement de la réalité, une inversion des rapports qui unissent le
Sujet au monde des objets (une objectivation de sa propre subjectivité). C ’est
cette « idée » tirée de l ’essence même d u phénomène hallucinatoire qui nous
guidera dans toutes nos réflexions sur cette « manière-d’être-au-monde-sans-
y-être » qui consiste à tom ber soi-même dans 1* « autre », à se transform er en
chose, à n ’être plus Sujet mais objet de sa perception et, en définitive, à placer
hors de son être ce qui est seulement hors de sa Conscience ou ce qui n ’y peut
entrer q u ’en en sortant. Halluciner, c’est pour le Sujet passer abusivement
de la catégorie de la pensée à celle de l ’étendue. E t ce que nous appelons en
clinique « u n e Hallucination » en tant q u ’il s’agit d ’un phénomène qui s’appro­
che du concept-limite de « perception sans objet à percevoir », c ’est toujours et
nécessairement une référence au sensible vécu où s’enracine, pour si psychique
q u ’elle soit, l’illusion des sens (vision, voix, double, xénopathie, etc.).
Ayant ainsi pénétré jusqu’à l’essence, au radical phénoménologique de
l ’halluciner, nous pouvons m aintenant revenir à la définition même de l ’Hallu­
cination.
L ’Hallucination est une altération du processus d ’objectivation qui fait
apparaître dans la perception du Sujet de faux objets. La « perception sans
objet à percevoir » constitue la forme la plus complète de cette erreur des sens.
Plus elliptiquement, l ’Hallucination est une « fausse perception » (3) au sens

(1) Bien sûr, ici « périphérique » ou « central » sont des notions fonctionnelles ou
structurales et non point anatomiques.
(2) Nous employons ici le terme de « facticité » dans le sens phénoménologique
d ’état de fait pur et irréductible, c’est-à-dire dans un sens exactement contraire à
celui de « factice ». Il est piquant à cet égard de souligner que la facticité de l’Halluci­
nation dans ce sens, c’est précisément d ’être essentiellement « factice », ou si l’on
veut, artificielle. Car halluciner c’est bien, en effet, créer de l’iriéel en le prenant pour
du réel...
(3) En allemand, perception se dit Wahr-nehmung, c’est-à-dire prendre ou poser
pour vrai quelque chose. Il faudrait pour définir correctement l’Hallucination disposer
d ’un seul mot qui désignerait « prendre pour objectivement vrai quelque chose qui
n ’existe pas comme objet », car bien évidemment la fausse perception si elle ne com­
porte pas l’adéquation avec l’objet ne comporte pas non plus l ’adéquation avec
l’acte perceptif. De telle sorte que prendre pour objectivement vrai quelque chose qui
n ’existe pas implique deux modalités d ’erreur : ou bien le sujet confie le statut de
l’objectivité à un phénomène subjectif (image, désir), ou bien il érige en expérience
sensible quelque chose qui n ’est qu’une idée. C’est, en allemand, le terme de Tragwahr-
PHÉNOMÉNOLOGIE ET DÉFINITION 51

fort du terme, c’est-à-dire à la condition de souligner la structure formelle de


cette falsification. C ’est une contre-perception. Il découle tout naturellement
de ces définitions à la condition d ’en extraire tous les sens : 1) q u ’il entre dans
la définition même de l ’Hallucination d ’être une modalité pathologique de la
perception ; 2) q u ’il entre dans la définition de l ’Hallucination comme de la
perception de viser non pas le « perceptum », le contenu, mais l ’acte même
du percevoir.

Toute Hallucination est essentiellement pathologique, car l’altération (ou


comme nous l ’avons dit, la falsification, l ’inversion ou le contre-sens) de
l ’acte perceptif ne saurait se confondre avec l ’exercice normal de l ’imagination
et notam m ent avec le complément imaginaire de toute perception. Si, en effet,
chez tout homme normal la réalité implique une projection de la p art du
Sujet, elle ne devient réalité objective que p ar l’intégration même de l ’acte
perceptif à un statut contrôlé et en quelque sorte légal de la réalité. De telle sorte
que le corollaire de cette première partie de la définition, c'est que l'H allucina­
tion est toujours l'effet, soit des troubles des fonctions perceptives, soit de la
déstructuration de l'être conscient. Dire en effet que l ’Hallucination est un phéno­
mène de falsification radicale de la perception revient à affirmer q u ’elle
échappe au contrôle de l ’intégration, soit des analyseurs perceptifs, soit de
l ’organisation de l ’être conscient, c’est-à-dire des instances fonctionnelles qui
assurent le statut de la réalité, la légalité de l ’être psychique.

Dire que l ’Hallucination est une « perception-sans-objet-à-percevoir », c ’est


en dégager l ’essence non point comme contradiction purement logique mais
comme contravention à la loi, ou plutôt à la logique de l ’organisation de la
perception. U ne telle définition, par le complément qu’elle ajoute à la formule
classique, met l ’accent non plus sur le « perceptum », sur le « contenu » (le
vécu éidétique ou sensoriel représentant tel ou tel objet), mais sur la forme, ou
plutôt la déform ation — et même l'inversion de l'acte perceptif. Celui-ci n ’étant
pas seulement visée ou reflet d ’un objet du monde extérieur mais une opération
de différenciation de l ’objectif et du subjectif dans toute expérience actuelle­
ment vécue, q u ’elle soit remplie d ’idées, de souvenirs, d ’images, ou bien
(exceptionnellement et pour ainsi dire occasionnellement) de l ’apparition sen­
sible des objets du m onde extérieur. De telle sorte que si les doctrinaires clas­
siques de la définition de l’Hallucination excluaient de la « perception sans
objet » la masse des Pseudo-hallucinations, illusions, interprétations, pour

nehmung, ou encore celui de Sinnentrug qui désignent cette erreur de la perception et


plus particulièrement celui de Wahn-wahrnehmung (perception délirante). On trouvera
dans les travaux de Carl Schneider (1931), dans le livre de Schorsch (1934), dans
l’article de C. W einschenk (1952) ou dans le chapitre de P. M atussek (in Die Psy­
chiatrie der Gegenwart (1963)) de nombreuses références à la terminologie de l’école
allemande en cette matière.
. ^ . - ,x/ .
' • C'I -< ' 1 i •
52 LE PHÉNOMÈNE HALLUCINATOIRE

nous, tous ces phénomènes de la falsification de la perception (^so n td esesp lco r


du genre hallucinatoire. Ce qui, en effet, définit l ’Hallucination dans la perspec­
tive dans laquelle nous nous plaçons, ce n ’est pas seulement « l’absence d ’objet »
(notion abstraite et toujours discutable), mais c’est toujours le processus
même d ’une objectivation abusive et illégale du subjectif quels que soient ses
« degrés » pourvu qu’ils aient la « forme » d ’une viciation radicale de l’acte
perceptif, soit au niveau des troubles de la sensorialité quand ils sont « com­
patibles avec la raison », soit q u ’ils soient l’effet du Délire.-
Précisons enfin (1) que pour si im portants que soient les paramètres socio­
culturels, relativement auxquels varient le jugement de réalité et le problème
de la connaissance, l’Hallucination est indépendante dans sa forme (comme
le rêve en est indépendant dans sa genèse) des contenus culturels, situationnels
ou historiques qui entrent dans sa figuration.1

(1) L’excellente analyse logique et historique de R. R abkin (Do you see Things
that aren’t there ? Construct validity of the Concept « Hallucination ». C. R. 14e Meet­
ing o f the Eastern Psychiatrie Association, New York, 1969. C. R. publiés sous la direc­
tion de W. Keup, 1970), nous paraît coïncider, en bien des points, avec la nôtre en
rappelant la nécessité de revenir à la conception première d ’Esquirol (cf. plus loin,
p. 79-84) et de se référer à une théorie de la connaissance plutôt qu’à la relativité des
conditions culturelles (cultural matrix) quelque importantes qu’elles soient, pour
définir l’erreur spécifiquement hallucinatoire.
C H A P ITR E I I

PROBLÈME GÉNÉRAL DES RAPPORTS


DE LA PERCEPTION
ET DES HALLUCINATIONS (1)

Ce problème est généralement posé en termes qui le rendent insoluble en


tenant « l ’Hallucination » pour un quantum sensoriel qui serait, pour ainsi dire,
toujours identique à lui-même à travers tous les degrés et variétés d ’Halhicina-
tions. La logique d ’une telle « réduction » de l’Hallucination à un phénomène
simple conduit nécessairement alors à la réduire, soit à n ’être q u ’une sensation
dont le stimulus n ’est pas physiologique, c ’est-à-dire ne vient pas de l’objet exté­
rieur (perception sans stimulus adéquat disent les théoriciens de la mécanique
hallucinatoire), soit à n ’être q u ’une image transformée par sa force interne
(transform ation « sensoriale » de l ’idée disaient les anciens auteurs, projection
d ’un affect dans la réalité disent les psychanalystes) en apparence d ’objet. Mais
il est bien évident que réduire l ’Hallucination à une sensation, c’est l’am puter
de sa structure (spécialement délirante); et que réduire l ’Hallucination à
une image ou une imagerie, c ’est l ’am puter de son vécu sensible. On comprend
que toutes les discussions qui depuis deux cents ans ne cessent de se répéter
sur ce thème (to t capitatot sensus) n ’aboutissent à rien car elles conduisent à
des thèses contradictoires qui se détruisent l ’une l ’autre. L ’Hallucination est
nécessairement et également niée par les uns pour être réduite à une simple
sensation ou à l ’effet d ’un simple processus d ’excitation sensorielle inadé­
quate, et par les autres pour être affirmée n ’être q u ’une simple image. De
telle sorte que chacune de ces dénégations enveloppe au moins la moitié du
champ des Hallucinations (celle des simples sensations anormales pour la thèse
de Noéphème, celui des pures imaginations pour la thèse d ’Opsiphile (si nous
reprenons l ’antagonisme des thèses sensorielle ou « opsiphilique », et noétique
ou noéphémique du fameux dialogue de sourds imaginé par P. Quercy) et, dès1

(1) Nous n ’hésitons pas à placer ici en tête de cet ouvrage un exposé des conceptions
pathogéniques qui en formeront la conclusion. Car nous estimons que le lecteur qui
veut bien entreprendre avec nous l’itinéraire de cette longue étude des Hallucinations
doit pouvoir lui-même et d’abord comprendre le sens de tous les problèmes qui vont
à chaque page de cet ouvrage être débattus. Cet exposé préliminaire et sommaire
rendra d’ailleurs plus facile la lecture des chapitres consacrés aux conceptions
pathogéniques (v. p. 899-1343).
54 PROBLÈME GÉNÉRAL DE LA PERCEPTION ET DE L'HALLUCINATION

lors, ce qui est affirmé de l'H allucination p ar chacune de ces thèses contradic­
toires ne correspond, dans l ’hypothèse la plus favorable, q u ’à une partie de
la totalité du genre.
Nous allons jeter un rapide coup d ’œil sur ces deux modèles linéaires
impliqués dans cette conception de rapports simples et réversibles entre image
et sensation.

I. — MODÈLE LINÉAIRE MÉCANIQUE

L ’intuition prim aire qui paraît constituer l’essentiel de cette conception


théorique vise la possibilité de provoquer une sensation p ar une excitation
mécanique ou électrique d ’un organe ou d ’u n nerf sensoriel. On fait état, en effet,
depuis Johan M üller d ’une sorte d ’énergie spécifique des nerfs (1). Le fait de
pouvoir provoquer p ar une excitation mécanique sur le globe oculaire une sen­
sation de flamme — même s’il n ’a pas la valeur et la portée qu’on lui a attribuées
— a orienté incontestablement les interprétations théoriques de l’Hallucination
vers un modèle qui situe la fausse sensation au niveau d ’un faux stimulus. Ce
stimulus peut « naturellement » ou « logiquement » se manifester dans son
artificialité, soit p ar son hétérogénéité à l ’égard de l ’exdtant périphérique
externe, soit p ar son intensité à l ’égard de l’excitation mnésique centrale.
C ar dans un tel système, stimulus, sensation, image, perception, sont des élé­
ments interchangeables et réversibles, et la production de l’image p ar stimu­
lation mécanique peut donner la perception « aussi bien » que le stimulus
physiologique de la sensation. Une telle théorie réduit nécessairement la vie
psychique tout entière à n ’être q u ’une mosaïque de fonctions juxtaposées :
sensation, association, mémoire, idée, perception, etc., et l ’Hallucination
n ’apparaît que comme le produit d ’une excitation fortuite.
Les expériences anciennes de l ’excitation des centres d ’images, ou celles
plus récentes portant sur les représentations centrales des données sensorielles
(projection dans les aires primaires et élaboration dans les aires secondaires),
ont certainement fourni à cette interprétation une base expérimentale discu­
table mais plausible. Notam m ent, les fameuses excitations électriques pratiquées
p ar les neuro-chirurgiens et spécialement par W. Penfield sur le lobe temporal
(expérimentations sur lesquelles nous reviendrons plus loin) sont généralement
exploitées dans ce sens et cela d ’autant plus q u ’aux yeux de beaucoup d ’auteurs
(cliniciens, neurologues, psychiatres, etc.) le modèle mécanique linéaire stimu­
lus-réponse (2) paraît s’imposer p ar sa simplicité même (Tamburini, Henschen,
Nissl, von Mayendorf, etc.).12

(1) Des critiques très importantes ont été multipliées depuis 50 ans contre cette
« loi » par V. K ries, Er. Straub, WeiszÄcker, etc. (p. 911-917).
(2) Nous appellerons encore linéaires le modèle « réflexe » et même le modèle
pavlovien « réflexe conditionné ». Car la chaîne figurée dans ces schémas est celle
d ’une pure « association », d’une simple juxtaposition, fût-elle temporelle, d ’éléments.
PROJECTION SENSORIELLE DE L ’IMAGE... 55

A cet égard le modèle mécanique de l ’époque de Tamburini, de Ritti, de


Kahlbaum et dé Wernicke (prolongé, comme nous le verrons plus loin, par
la théorie de la mécanicité de l’automatisme mental de G. de Clérambault), en
s’adaptant aux formalisations cybernétiques et à la construction des machines
à entrée, c ’est-à-dire d ’un système qui traite l ’information, n ’a pas changé
de sens. Cela n ’est d ’ailleurs pas tout à fait vrai, car au lieu du système purement
mécanique « in put »-« out put » qui, somme toute, serait celui d ’une pure
idéalité mathématique, les modèles id employés recourent nécessairement à l 'idée
d ’un encodage (transform ation des Stimuli et signaux en messages) et d ’un déco­
dage (travail interprétatif et catégoriel) de l ’inform ation qui circule au travers
de ses canaux et se perd dans ses réseaux stochastiques. C ’est plutôt qu’à une
machine entièrement déterminée, à une machine dite « de M arkow » caracté­
risée p ar une modification probabiliste de son fonctionnement même, que pour­
rait être assimilée l ’activité de l ’analyseur perceptif. Celui-ci d ’ailleurs ne se
prête pas plus que l ’activité cérébrale en général à être réduit à une telle méca­
nique pour si complexe q u ’on se la figure être, car un organisme est finalisé
d ’emblée ou se construit lui-même. De telle sorte que les théories de l ’informa­
tion appliquées aux structures et actes de la perception ne le sont ou ne peuvent
l ’être, q u ’en fonction des thèses empirico-logiques (R. Ruyer, J. J. Gibson,
R. Jung, etc.) qui réintroduisent le Sujet dans le champ opératoire de la per­
ception.
Mais la plupart des travaux des neuro-physiologistes, et particulièrement
en France, ont beaucoup de peine à considérer que l ’objet de la physiologie
est aussi le sujet de la psychologie. De telle sorte que les modèles mécanistes
prennent l ’Hallucination (1) dans une construction logico-machinale qui la
traite comme un objet physique : autant dire q u ’elle perd avec son sens toute
existence. L ’Hallucination est absolument impossible dans un système phy­
sique (2).
Ces modèles linéaires mécaniques ne sont donc utilisables qu’à la condition
de les transformer assez complètement pour qu’ils cessent d ’être purement
mécaniques et qu’ils réintroduisent dans leur schéma les dimensions architecto­
niques de l’être conscient (3).123

(1) 11 est remarquable, en effet, que le modèle mécanique de l’Hallucination tend à


s’infléchir davantage, comme nous le verrons plus loin, dans le sens d’un « désordre »
plutôt que dans celui d ’une stimulation anormale. Par exemple, l’intéressant chapitre
de Sanford G oldston (Psychophysics Reality and Hallucinations, in C. R. du Sym­
posium de Washington 1958 publiés par L. J. W est (1962)) envisage l’apparition de
l’image hallucinatoire comme l ’effet, soit d ’un amoindrissement du processus de diffé­
renciation perceptive, soit d ’une incapacité d ’utiliser l’expérience passée (cf. L’ex­
posé et l ’interprétation de ces faits, 6e partie, chap. Ier et 7e partie, chap. IV).
(2) C’est ce qui est exposé plus elliptiquement que dans le texte dans la Table des
Matières de la Phénoménologie de la perception de M. M erleau-Ponty où l ’on peut
lire : L’Hallucination incompréhensible pour la pensée objective (p. 530).
(3) La théorie générale que Louis Jolyon W est (Hallucinations, C. R. du Sympo­
sium A. P. A ., Washington, 1962) propose, constitue précisément une excellente
56 PROBLÈME GÉNÉRAL DE LA PERCEPTION ET DE L'HALLUCINATION

II. — MODÈLE LINÉAIRE PSYCHODYNAMIQUE

Il pourrait paraître étrange et même absurde de parler d ’un schéma linéaire


à propos de la théorie psychanalytique de la perception hallucinatoire qui,
effectivement, dans les travaux de Freud et de ses successeurs, a donné lieu à
tan t d ’interprétations dynamico-symboliques avec référence à des plans diffé­
rents : économique, topique, énergétique. Mais même si la ligne de ce schéma
est compliquée et décrit de multiples crochets et ricochets, elle reste essen­
tiellement une ligne : celle de la trajectoire qui porte le désir vers son objet.
O r, cette intuition est fondamentale dans toute la théorie freudienne psychana­
lytique de l ’Hallucination. N on seulement fondamentale, mais exclusive de
toute autre déterm ination de l’être psychique pour autant que celui-ci serait
entièrement gouverné p ar la dialectique inconsciente du désir, de ses investis­
sements, de ses dénégations et de ses satisfactions symboliques.
Nous réservant de revenir à la fin de cet ouvrage sur la théorie freudienne
des Hallucinations, il nous suffit, mais il nous paraît nécessaire de jeter ici un
coup d ’œil sur l ’appareil psychique d ’après « L a Science des Rêves » et les
écrits de Freud qui traitent tout spécialement de la perception (Au-delà du
principe de p la isir— L es pulsions et leur destin — L'Inconscient) . Freud indique
q u ’une barre sépare radicalement le système consdent-perception (auquel est
appendu le Pré-Consdent) et le système Inconscient ; tout ce q u ’il dit de la Cons­
cience le ramène à la perception, comme au regard d ’une sorte d ’œil qui, chargé
des relations extérieures de la vie psychique, en assure la surveillance grâce aux
processus secondaires (énergie liée) qui m ettent en jeu le Pré-Consdent. La per­
ception extérieure est dans ce schéma une fonction superfidelle, comme la
Conscience constitue une mince pellicule ou une petite bulle de savon sans
grande importance. Par contre, le « M oi profond » est constitué p ar les couches
proprem ent inconsdentes des processus primitivement contemporains des proto­
expériences des relations objectâtes et de l ’image « halludnatoire » de l’objet
désiré qui constitue la première perception. De telle sorte que, si nous compre­
nons bien ce qui est dit sans cesse et mille fois répété dans toute la littérature
freudienne, percevoir c ’est essentiellement projeter son désir, ce qui est, effec­
tivement, la seule trajectoire possible du mouvement qui lie le désir à son
objet chez l ’être le plus primitif. Mais dans la suite de son développement, la
projection des phantasmes inconsdents (la poussée, dit Freud, des processus
inconsdents sur l ’appareil Consdence-Perception) ne peut dépendre que de la
barrière, de la barre qui sépare Inconscient et Consdent-Perception, c’est-
à-dire de ce qui constitue précisément selon nous (et selon Freud) la structure
de l ’être consdent et sa fonction législatrice. Cela est évident dans la logique

illustration de cette nécessité d’incorporer dans le modèle psychophysiologique les


niveaux et structures de la Conscience. L’organisation progressive (perception) et
régressive (Hallucination) de l’information, implique à la fois sensory imput, general
o f arousal (inferior illumination) and intégration o f consciousness (p. 275-291).
... OU DÉSORGANISATION HALLUCINOGÈNE DE LA PERCEPTION 57

même du système freudien; et cela revient à dire, en effet, que le principe de


plaisir se heurte au principe de réalité. L ’idée d ’une projection de phantasmes
inconscients pour ainsi dire constants et omnipotents, cette idée « allant de
soi » (selbstverständlich) dans l ’ordre de la perception n ’est pourtant pas
admissible p our la perception norm ale qui ne peut se constituer q u ’en se
conform ant au système de la réalité. L a perception ne devient pathologique,
c’est-à-dire hallucinatoire, que lorsque la projection des phantasmes est rendue
elle-même possible p ar la rupture du système de la réalité. L ’H allucnation
n ’est pas, ne peut pas être seulement définie et traitée comme une projection
directe ou indirecte de phantasm es inconscients. C ’est cependant ce qui, dans
la pensée et la littérature psychanalytique courantes, ne cesse de s’énoncer
sous mille formes (il projette, il fantasme, etc.) à propos de toutes les expériences
perceptives ou imaginatives normales ou pathologiques. Si la théorie psychana­
lytique ne tient pas compte des structures de la conscience, elle ne peut pas en
effet distinguer ce que sont les phantasmes de l ’imagination, les jeux idéo-
verbaux de la communication, les illusions des sens, les phantasmes projetés
au cours des névroses ou les Hallucinations des psychoses, etc. E t seule son
i—iffrrrn ee aux structures de la Conscience lui permet, en les négligeant, de
survaloriser le concept même de projection hallucinatoire. Tout à l ’heure nous
constations que le modèle linéaire qui lie la série « objet-sensation-image-per­
ception » et permet sa réversibilité, aboutissait à placer la fausse perception à
l'autre bout, c ’est-à-dire dans l ’objet. Nous pouvons dire m aintenant que, dans
la série linéaire qui lie le désir à son objet, l’Hallucination ne peut être placée
q u ’à l ’extrémité purement subjective de la série, au point où, précisément, elle
perd cette fois toute signification pour n ’être q u ’une pure intentionnalité. Que
si on prétend rappeler q u ’entre le désir et l’objet les figurations phantasmiques
ou symboliques entrent en effet dans l ’Hallucination pour en former l ’étoffe,
il sera aisé de rétorquer que c ’est là précisément introduire la structure de la
Conscience dans la composition et la présentation de ces figures.
Autrem ent dit, la théorie linéaire psychanalytique dans les rapports du rêve
et de la réalité, du désir et de Vobjet, du phantasme e t de la perception, de Vimage
et de la perception, ne peu t se défendre qu'en se compliquant et en introduisant
précisément ce dont elle prétend généralement se passer : les dimensionsform elles
et architectoniques de l'être conscient.

III. — MODÈLE ARCHITECTONIQUE DES STRUCTURES DE LA PERCEPTION


ET DES MODALITÉS DE LEUR DÉCOMPOSITION HALLUCINATOIRE

Le modèle pour nous privilégié puisqu’il doit nous restituer le sens même
de la perception et son contre-sens qui est l ’Hallucination, se réfère d ’abord
à la tendance en quelque sorte spécifique (commune à tous les hommes) et que
nous pouvons appeler l'hallucinophilie. Celle-ci représente la fonction de l ’irréel
ou de l’imaginaire im manente à l ’organisation de la vie psychique de l’homme
(G. Bachelard, E. Minkowski). L ’organisme psychique se structure comme
un appareil anti-hallucinatoire, u n être conscient qui contient son Inconscient.
58 PROBLÈME GÉNÉRAL DE LA PERCEPTION ET DE L'HALLUCINATION

La référence de ce qui se passe dans le sommeil et la veille constitue l'intui­


tion fondamentale de ce modèle architectonique. Si, en effet, il est évident que
lorsque la veille cesse c ’est l ’imàginaire qui paraît, à ce fait irrécusable corres­
pond le principe fondamental de l'organisation de l'être psychique. Celui-ci
suppose des niveaux structuraux (tout à la fois phases de développement et
architectonie des couches psychiques) incompatibles avec les modèles linéaires
que nous venons d ’examiner, ou plus exactement, il est seul capable de les
intégrer c ’est-à-dire de leur donner sens et forme. Ce sont en effet les notions
d ’intégration, de structuration ou d ’organisation qui visent le plus exactement
et le plus profondém ent l ’ontologie de l ’être psychique. E t tout ce qui échappe
au contrôle de cette intégration, les émancipations automatiques de ces formes,
obéit à la loi générale d ’une altération de la réalité dont la systématique cor­
respond à l’ordre même de cette intégration. C ’est dans cette perspective que
doivent être envisagés, et le problème de laperception, et celui de l’Hallucination.

S tr u c tu r e h ié ra r c h is é e d e la p e r c e p tio n .

Une conception dynamique et phénoménologique de laperception ne part pas


du perçu en général, et encore moins de l ’objet de la perception extérieure pour
rendre compte des événements qui se déroulent dans l’acte perceptif. Autrement
dit, la perception externe — fût-elle celle d ’un objet extérieur, isolée plus ou
moins artificiellement comme l’acte de voir deux points mobiles se rapprocher ou
comme l ’identification d ’une forme mélodique — n ’est pas l ’élément prim aire
dont se compose le champ perceptif ; ce qui peut s’exprimer en disant que la per­
ception ne se constitue pas à partir de la sensation (J. J. Gibson, 1968). M ais il
est vrai aussi q u ’elle ne se constitue pas davantage à partir de l ’idée, du jugement
ou du concept. La perception est avant to u t une expérience vécue (et comme nous
le dirons plus simplement, un « vécu »). Le vécu, même s ’il est en un certain sens
« préconscient » (car il se vit à des niveaux de préconscience, de subconscience
o u d ’infrastructure du champ de la conscience), même s’il est en un certain
sens « préperceptif » ou « antéprédicatif » (car il se vit au-dessous ou avant
la form ulation verbale ou logique), le vécu comme phénomène originaire de la
conscience consiste dans l ’apparition fondamentale de ce qui constitue toute
expérience pour autant que celle-ci émerge de la vie de notre corps, q u ’elle se joue
sur le clavier vivant de sa sensibilité, q u ’elle em prunte à celle-ci, à sa sensoria-
lité les attributs mêmes de cette protoexpérience qui est celle du sentir. Le sentir
({'Empfindung) est un vécu qui enveloppe nécessairement le partage de ce qui
affecte le sujet et le sujet affecté; il est tout à la fois le « pathos » de ce qui est
« éprouvé » et 1’ « impression » que le sujet ressent de sa propre participation à
l ’expérience. Celle-ci est donc tout à la fois subie et saisie. E t si nous trouvons là
avec M ax Scheler, Er. Straus, E. Minkowski, M. Merleau-Ponty dans les formes
originaires du sentir la protoexpérience d ’une « réflexion » en quelque sorte pré­
réflexive qui se complique ou se reflète dans toutes les structures différenciées de
la Conscience ou de la perception, il est clair que du même coup la perception
STRUCTURE HIÉRARCHISÉE DE LA PERCEPTION 59

cesse de dépendre seulement des Stimuli, mais cesse aussi d ’être seulement
une opération intellectuelle. L a composante intellectuelle que la psycho­
physiologie sensorielle depuis Helmholtz superposait aux données des sens
s’enracine plus bas encore, dans u n sentir irréductible à une pure passivité.
C ’est, en effet, entre (et si l’on veut contre) l ’empirisme et l’intellectualisme
que la phénoménologie de la perception atteint la chose elle-même dans sa
réalité vécue, dans sa corporéité (M. Merleau-Ponty). C ’est cela que nous devons
d ’abord bien comprendre pour nous mettre définitivement à l ’abri des naïvetés
du sensationnisme empirique (l’idée provenant de la sensation), comme des
absurdités de l ’idéalisme solipsiste (la perception du monde extérieur est une
pure idée du Sujet), c ’est-à-dire pour nous mettre en mesure de comprendre le
sens de la perception et, p ar voie de conséquence, son contre-sens qui est
l ’H alludnation.
Avant de saisir dans leur essence toutes ces configurations structurales (telles
que nous les exposerons à la fin de cet ouvrage (v. p. 1122-1176)) qui constituent
les formes de la perception, nous devons nous demander ici quel est le mouve­
m ent des idées sur la perception qui caractérise ses théories contemporaines.
N ous devons jeter un coup d ’œil sur la psychophysiologie des sensations et des
perceptions qui fournissent les trois quarts de la production annuelle des revues
des laboratoires de Psychologie comparée, de Neurophysiologie, de Psychologie
expérimentale, etc. L ’accumulation en nombre infini d ’expériences sur les
param ètres de la perception des formes, des sons et des couleurs, sur la caté­
gorisation et l’identification conceptuelle dans les projections perceptives, sur
les facteurs sémantiques et structuraux, sur l’apprentissage et le conditionnement
de la perception, sur la construction de modèles empiristes cybernétiques ou
de la théorie de l ’information, cette accumulation décourage, certes, tout effort
de critique ou de synthèse ! Il ne pourra donc s’agir ici que d ’un cc coup d ’œil »
destiné seulement à prendre en enfilade les problèmes essentiels et les analyses
les plus habituelles de la dynamique de l'acte perceptif dans les diverses écoles.

a) La non-sensorialité primitive de la perception. La « subception ». —


Tout d ’abord, avec la « Gestaltpsychologie » (1) a été mise en évidence une
structuration fondamentale de tout acte perceptif qui se constitue non pas sous
l ’influence des Stimuli extérieurs mais en conformité avec les lois de l ’organisa­
tion du champ perceptif (effet de champ, propriétés fonctionnelles des seuils
entre figure et fond, induction des rythmes et de la symétrie). Notam m ent,
l ’organisation du champ spatial ne dépend plus dans cette perspective de signes
locaux (ou propriétés sensorielles des Stimuli) mais des formes spatiales, de leurs1

(1) Comment cette « Psychologie de la forme » a dérivé dès son origine ou dans ses
développements ne nous intéresse pas ici, sinon pour souligner qu’elle comporte dans
sa théorie psychophysique deux dangers : celui de retomber dans une physique de la
perception qui revient à être une physique de la sensation et celui d ’un idéalisme qui
s’en remettrait au pur Sujet de jouer le rôle de « Gestalter » dont W. Stern disait qu’il
était impliqué dans toute Gestalt.
60 PROBLÈME GÉNÉRAL DELA PERCEPTION E T DE L'HALLUCINATION

mouvements et de leurs perspectives (cf. les innombrables travaux sur les illu­
sions optico-géométriques qui supposent ce que K ant appelait les formes a priori
de la sensibilité, c ’est-à-dire l ’ordre de l ’espace et du temps comme dimensions
intrinsèques de toute expérience vécue). Cela revient à dire que la perception
opère beaucoup moins une synthèse mécanique d ’éléments q u ’une ségrégation
et une sélection de figures conformément aux règles des structures et de sens
qui forment les configurations de la perception (1). ,
— La perception est considérée, du point de vue « génétique », comme
l ’acquisition de l ’expérience, vieille idée (discutée p ar exemple au Symposium
de Louvain en 1953 entre A. Michotte, J. R aget, H. R éron, etc.) qui a été reprise
p ar de nombreux travaux contemporains. On en trouvera un exposé très complet
dans le livre de R. F rancis (1962). Les travaux de J. Piaget (2) sont à cet égard
fondamentaux pour m ontrer que la perception résulte de l ’apprentissage et
que son développement exige une constante coopération des structures et des
opérations adaptatives. Il existe, en effet, une évolution des capacités sensorielles
et perceptives en fonction de l ’exercice, comme p ar exemple dans l ’abaissement
des seuils (E. Gibson, 1953) ou dans l’établissement des séries non aléatoires
des réponses, des gradients de texture ou d ’échelles qui incorporent des
schèmes de construction nécessaires à la perception. Cette idée que l’empan
perceptif, ses différenciations et ségrégations dépendent de l ’expérience déjà
vécue et élaborée, rejoint celle d ’une préparation logico-empirique de la pér­*2

il) 11 me parait inutile de surcharger ce texte de références aux travaux de la


Psychologie de la forme. Ils sont innombrables et trop connus pour qu’il soit besoin
ici de les citer. On en trouvera des exposés dans les ouvrages les plus importants parus
au cours de ces dernières années sur la perception : ceux de M. M erleau-Ponty
(1945); de P. G uillaume (1948), de P iéron (1955), de Blacke et R amsay (1951), de
J. P iaget (1948-1965), de F. H. A llport (1955), dans des monographies comme celle
de R. F rancès, Le développement perceptif, P. U. F., 1962, ou de J. E. H ochley,
Perception, 1964. On trouvera d’ailleurs à la fin de cet ouvrage une bibliographie
spéciale sur la Perception.
(2) Son ouvrage Les mécanismes de la perception (Modèles probabilistes, analyse
génétique, relations avec l'intelligence, P. U. F., Paris, 1961), constitue un monument
d’information et de réflexion. L’évolution de la perception est celle de l’intelligence
pour autant que l ’une et l’autre sont des structures opératoires. Mais les structures
opératoires qui constituent la connaissance sur le modèle logico-mathématique sont
évidemment différentes des structures figuratives, notamment celles de la perception.
On ne peut pourtant séparer radicalement les unes des autres car les structures figurâtes
jouent un rôle spécialement au niveau où les systèmes opératoires sont en transfor­
mation. Ce schématisme figuratif qui est comme la géométrie et l’architecture du monde
doit donc être considéré comme une phase de la construction de la connaissance, ou
plus exactement, de l’intelligence elle-même. Ce qui nous intéresse ici c’est de souligner
comment au regard d’une épistémologie génétique la perception est prise dans un
mouvement qui l’enveloppe et la dirige, c’est-à-dire qu’elle ne peut apparaître que
comme radicalement différente d’un acte simple et réversible pour être précisément
impliquée dans un système relationnel hiérarchisé en niveaux opératoires.
ARCHITECTONIE ET GENÈSE DE LA PERCEPTION 61

ccption en tan t q u ’elle est tout à la fois rencontre avec le monde des objets et
rencontre avec autrui. Car, bien sûr, la perception est une modalité de la coexis­
tence, des « interpersonal relations » (H. Cantril, 1947).
— L a perception est considérée du point de vue logico-empirique non pas
comme un jugem ent qui imposerait sa forme à la matière sensible comme dans
l ’ancienne théorie scolastique et aristotélicienne des rapports de la sensation
et de la perception, mais comme une structuration formelle inhérente au vécu
et à sa perception nécessairement catégorielle. Ce que K ant dans sa dialectique
de l ’esthétique transcendantale, ou Husserl à propos des structures noématiques
de l’expérience avaient fortement fait apparaître p ar leur puissante réflexion, est
devenu un leitmotiv de la psychologie et même de la psychophysiologie contem­
poraines (J. J. Gibson, R . Jung, etc.). Les analyses de J. S. Bruner (1951) et de
L. Postm an (1953) sont à cet égard décisives. A ce courant se rattache tout
naturellement l ’interprétation du fonctionnement perceptif sur le modèle logico-
m athématique de la théorie de l’information. C ’est en tant que verbalisation (1)
c’est-à-dire dans un système de m anipulation de messages ou signaux linguis­
tiques que la perception peut et doit être envisagée comme une circulation ou une
communication d ’information au travers des canaux d ’un répertoire ou d ’un
code qui constituent le « contexte » de la lecture perceptive, c’est-à-dire sa
condition même. Mais ilestévident (cL R. Francès, p. 62-104) que la form ation
de répertoires et leur nature symbolique ne peuvent être suffisamment expliquées
par leur fréquence d ’utilisation mais exigent une sélection idéatoire (ce que Post­
m an appelle une « hypothèse »). J. S. Bruner (1958) insiste également sur ce q u ’il
appelle le diaphragmage et le filtrage, termes qui s’appliquent (et l’auteur le dit
à peu près explicitement) même aux niveaux d ’intégration nerveuse les plus
inférieurs. Cela revient à dire que la réception de l ’inform ation, même au niveau
de la première synapse d ’un système sensoriel, est déjà un encodage; et que cet
encodage participe tout à la fois d ’un code d ’information générale et de la
centration ou de la concentration du champ perceptif. Ceci nous ramène au
rôle des schèmes m oteurs dans la perception dans le sens que déjà Bergson
— ce Bergson si injustement décrié p ar tan t de beaux esprits eux-mêmes
promis à une rapide caducité — avait si fortement souligné.
— La composante motrice de la perception, idée fort ancienne surtout dans
l ’école psychologique et physiologique française (Maine de Biran, Gratiolet,
Féré, Ribot, Bergson, Binet), fait l ’objet également depuis un ou deux lustres
d ’im portants travaux. Certains se proposent de m ontrer que la sensation est
intimement liée au mouvement q u ’elle provoque en tan t q u ’elle est une
conduite; de telle sorte que l ’attitude motrice fait partie de la perception. Des
expériences m ontrent que la suppression des mouvements des globes oculaires1

(1) Les études et expériences sur l’influence du langage sur la perception se sont
beaucoup développées dans un sens, soit synchronique (expériences de H aken et
E riksen, 1956, sur les rapports de la dénomination et de la perception des formes et
recherches de G. de M ontmollin, 1955-1957), soit diachronique (stockage linguistique
de l’information).
62 PROBLÈME GÉNÉRAL DE LA PERCEPTION ET DE L ’HALLUCINATION

rend impossible la perception. — R. Jung (1959) a souligné l’importance


de ces expériences (1). Les images stabilisées artificiellement dans les
miroirs disparaissent rapidem ent (L. A. Riggs, 1953; R. V. Ditschburn et
B. L. Ginsborg, 1954). Ce « fading » est normalement empêché p ar le mouve­
ment des yeux si celui-ci est libre et normal. Et R. Jung écrit : « Le maintien de
la vision n ’est possible que si sont possibles les mouvements des yeux et de la
tête » (p. 660). B. L. Riggs et coll. (1954) ayant mis en évidence les micromou­
vements des globes oculaires à l’aide d ’un miroir coméen, R. V. Ditsch­
burn et D. H. Fender (1955) ont pu constater que la neutralisation de ces micro­
mouvements abolit la perception de l ’image fixée.
— D ’une part, avec L. Klages et M. Palagyi, on a mis l’accent sur le rôle
des « phantasmes » (schèmes infraperceptifs) dans l ’acte perceptif, soit q u ’il
s’agisse de phantasmes directs ou de mouvements seulement intuitifs p ar les­
quels la perception d ’un objet est une prise de possession imaginaire (« prise »
dans une atmosphère de virtualité ou d ’anticipation), soit q u ’il s’agisse de
phantasm es indirects ou inverses qui s’opposent à la perception, laquelle par
conséquent ne s’établit que dans un conflit du présent avec le passé, du réel
avec l’imaginaire. On trouvera dans le livre de Schorch (1934) un exposé très
complet de ces travaux auxquels tous les Psychiatres allemands qui se sont
occupés de l ’Hallucination depuis trente ou quarante ans n ’ont cessé de se
référer, comme chez nous et du même point de vue les Psychiatres français
(avec Mourgues et Minkowski notamment) n ’ont cessé de s’appuyer sur les
analyses de Bergson. Autrement dit, la perception n ’est pas soumise à la loi
du tout ou rien mais comporte une gradation structurale et une modulation
des équilibres instables. En ce sens, toute perception est constamment
doublée d ’une « subception » comme on dit aujourd’hui pour désigner la
frange subliminale de la perception.
— D ’autre part, l’importance du facteur mouvement apparaît encore dans
la psychophysiologie contemporaine de la perception sous forme de Vauto­
mouvement que von Weizsâcker (1958) considère comme l’essentiel de tout
acte perceptif (G estaltkreis, L e cycle de la structure, trad. fr., 1958, p. 38-60).
H s’agit là, nous dit ce neuro-physiologiste, d ’un phénomène d ’intégration
biologique qui est une présentification, c’est-à-dire une intrication (une coopé­
ration) originaire et radicale du mouvement et de la perception qui assure sa
qualité spécifique. Celle-ci n ’étant plus, les qualités sensorielles spécifiques
mythiques résident dans l’acte d ’unification p ar quoi la perception est auto­
mouvement (Si je passe p a r une porte tournante je ne vois l ’intérieur q u ’en
entrant et ne cesse de le voir q u ’en l ’oubliant pour voir autre chose : la per­
ception s’ordonne dans ses affirmations et dissimulations dans les mouvements
de réciprocité et d ’alternance de l ’opacité et de l ’apparition). La psychologie
des conduites animales p ar Buytendijk procède de cette même intuition fonda­
m entale; de même toutes les analyses de l ’auto-mouvement en tan t que relation 1

(1) C. R. Symposium « Sensory Communication » (R osenbuth), 1959.


MOTIVATION ET PERCEPTION 63

du Sujet avec son monde et construction de l ’espace-temps de la perception.


L ’ouvrage de E. Straus (p. 256-272) expose dans toute sa profondeur ce point
de vue.
De telle sorte que l ’idée de l’auto-mouvement comme projection du Sujet
dans la perception nous conduit à l ’idée d ’un mouvement de projection qui,
dans la perception, figure sa m otivation sous-jacente et constitue sa « subcep-
tion » instinctivo-affective.
C ’est donc la motivation qui constitue l’auto-mouvement, le « conatus »,
qui projette le Sujet vers les objets de sa perception. Cette formule générale
englobe toutes les études et expériences qui m ontrent et dém ontrent comment le
besoin, les tendances, les instincts, les intérêts, les émotions, le plaisir, la dou­
leur, l ’angoisse et plus généralement tous les phénomènes psychiques qui sont
de la catégorie du « désir » (et du « déçu » p a r les insatisfactions ou les angois­
ses q u ’il engendre), constituent les « contextes affectifs de la perception ».
Le goût ou le dégoût jouent leur rôle dans des fonctions perceptives comme
l’estimation des grandeurs (A. L. Beams, 1954) ou des couleurs (J. S. Bruner
e t L. Postman, 1951), etc. Naturellement, dans le rapport figure-fond, si la
■cvosîbOité des figures dépend des effets structuraux de champs qui demeurent
primordiaux, la faculté du renversement représente un choix, une sélection
motivée (M urphy, 1947; R. Sommer et T. Ayllon, 1956). Les études de R . Fren-
kd-Brunswick (1956) rejoignent à ce sujet l’expérience psychologique tirée du
test de Rorschach et de la sélection de figures ambiguës en rapport avec les
facteurs affectifs. Signalons à cet égard que certains travaux se situent dans la
perspective d ’une application systématique de la théorie psychanalytique.
Lazarus et ses collaborateurs (1951 et 1953), p ar exemple, ont mis en évidence
une corrélation entre la défense perceptive et le degré de refoulement des
pulsions sexuelles. D ans la même direction de recherches, M . L. Kleinm an
(1957) a montré que l ’abaissement général des seuils est significativement lié
au caractère affectif de la situation. Il s’agit là, somme toute, d ’évidences
auxquelles les apports expérimentaux n ’ajoutent pas grand-chose, mais depuis
une vingtaine d ’années la projection des tendances dans la perception est devenue
l ’objet d ’innombrables études (1). .1

(1) De nombreuses expériences sont constamment rappelées dans tous les ouvrages
ou articles récents sur la perception, expériences qui illustrent le rôle que jouent dans
la sélection et la performance perceptives les facteurs dynamiques (expériences de
Schäfer et M urphy, 1943; de Snyder, 1956; de Sommer et A yllon, 1956; de F ren-
kel-Brunswick , 1949, etc.) ou la sensibilisation par la vigilance (Postman, B runer
et M acG innies, 1948; de C. W. E riksen, 1951; de W ispe et D rambarean, 1953 et
C. W. E riksen, 1965), ou encore l ’inhibition par les facteurs affectifs (M acG innies,
1949; H ochberg, 1955; F raisse, 1949, etc.). Le cours de ce dernier (Bulletin de Psy­
chologie, avril 1968) contient une ample documentation à cet égard, de même que le
livre de Blake et R amsey (1951). Mais c’est surtout à Ph. E ysenk et ses collabora­
teurs (1957) que nous devons les études les plus approfondies sur les rapports de bio­
type, de la constitution psychobiologique du Sujet avec ses modalités propres de per­
64 PROBLÈME GÉNÉRAL DELA PERCEPTION ET DE L'HALLUCINATION

Plus intéressantes peut-être sont les recherches sur les effets de facteurs
sociologiques, les croyances (Smythies, 1956), les tabous, les inhibitions et les
excitations qui leur sont liés (Siegman, 1956). Ces derniers faits en soudant la
perception à l ’exaltation, à l ’extase, à l’angoisse motivées p ar les croyances
collectives, magiques ou religieuses, doivent nous laisser prévoir que, précisé­
ment, le problème des Hallucinations en apparaissant s’est toujours heurté au
problème de la connaissance mystique puisqu’il tourne autour de la notion
d ’irréalité de ce qui n ’est pas du monde objectif ou naturel. Les réflexions
ultimes de deux grands psychiatres français bien différents mais qui se sont
toujours préoccupés de ce problème sont à méditer (G. Dumas, 1934 et
J. Lhermitte, 1952) et nous ne manquerons pas de le faire au cours de cet ouvrage,
notam m ent à propos des expériences psychédéliques dans leurs rapports avec
les expériences mystiques. C ar définir et décrire l ’Hallucination, c ’est, bien
entendu, la séparer de ce que la perception humaine dans sa généralité comporte
d'im aginaire, d'intuition subjective et de croyances communes. Nous ver­
rons à ce sujet que si le contenu noétique est commun à toutes les expériences
de la réalité psychique, c’est p ar leur structure noématique ou formelle qu’elles
se distinguent et notam m ent p ar la dialectique de la production (comme nous
y avons insisté déjà dans l’Avant-Propos de cet ouvrage).
— Tous ces aspects « dynamiques » de la perception peuvent se résumer
d ’un m ot : la perception ne pouvant se réduire à son effet (l’objet perçu ou, si
l ’on veut, reçu) ne peut se définir que p a r son mouvement, sa « subception »
au sens le plus large du terme. Elle engage pour parvenir à cette fin toutes les
structures hiérarchisées de l ’être psychique, et c ’est dans cette démarche et au
travers de tous les événements qui concourent à la constituer que la perception
apparaît telle qu’elle est : une prise sur le réel qui implique q u ’elle soit non
seulement « prise de vue » mais « prise de corps ». De telle sorte que si tant
d ’opérations, idées, souvenirs, affects et mouvements entrent dans la perception
d ’un objet extérieur, cette perception peut à la limite se passer de son objet. Dire
que nous disposons des images, de l ’imagination, de l ’imaginaire, de la repré­
sentation, ce n ’est pas dire autre chose que cette vérité : nous pouvons perce­
voir sans objet. C ar lorsque j ’imagine une forme je la vois. Sans doute
devons-nous dire aussi et en même temps q u ’il y a un abîme entre image et
sensation, entre représentation et perception; mais cela ne vise pas le vécu
comme tel (le matériel « éidétique » de l ’image et celui de la sensation sont les
mêmes). C ’est la manière dont il est pris qui diversifie les modalités du vécu.
N ous passons la plus grande partie de notre existence à ne percevoir que ce que
nous éprouvons dans notre corps et notre pensée, que ce que nous nous repré­
sentons, ou encore seulement l ’horizon des m ondanités de l’univers qui nous
entoure sans que, sauf exception, comme disait Husserl, nous percevions
u n objet avec tous ses attributs sensoriels. Les qualités sensorielles sont des
contingences, non pas la cause m ais l ’effet secondaire de l ’acte perceptif,

c e p tio n q u e le s f rè re s J a e n sc h a v a ie n t d é jà d é c o u v e rts , n o ta m m e n t à p ro p o s d e
l ’é id é tis m e (c f. R. M o u r g u e , p . 168-177).
DYNAMIQUE DES ORGANES DES SENS 65

pour autant que la perception est tout à la fois concentration et sélection,


c’est-à-dire exception et que, comme l ’a écrit Francès (p. 145), elle déborde
dans le perçu l’identification des objets et ses attributs inhérents.

b) Dynamique des organes des sens. Leur subordination aux structures


de l’être conscient. — Nous devons aller plus loin encore maintenant, jusqu’à
une sorte de révolution copernicienne du monde de la perception telle que nous
la voyons s’opérer après tan t d ’études structurales plus ou moins directement
inspirées p ar Husserl. Q u’on se rapporte à Erwin Straus, à E. Minkowski ou
à Heidegger ou Merleau-Ponty, il devient clair que ce que nous percevons ce
n ’est pas du tout — ou seulement, répétons-le, p ar exception — un objet exté­
rieur ou une collection d ’objets situés dans l ’espace géographique de notre
champ perceptif. Ce que nous percevons, c’est toujours et sans cesse notre
situation actuelle pour autant q u ’elle figure notre relation avec notre monde.
Or, cette perception (ou cette organisation du Champ de la conscience actuelle
(car c’est la même chose)) implique deux modalités primordiales complé­
mentaires.
La première requiert que la perception se joue à la fois sur l ’espace exté­
rieur à notre propre corps et sur l ’espace intérieur à notre corps, de telle sorte
q u ’elle fait constamment interférer les événements que nous prenons ou qui
nous prennent à partir de l’espace objectif et les événements que notre pensée
déroule dans notre espace subjectif. Nous ne cessons p ar un va-et-vient cons­
tan t de passer au travers des miroirs qui se les renvoient p o u r en réfléchir les
images mais dont nous devons distinguer les plans. Le monde de notre per­
ception, le perçu en tan t qu’il est spectacle du monde, le vécu en tan t q u ’il est
réceptacle de ce spectacle, ce m onde ne se réduit pas à ce que la psychologie
associationniste et l’hypothèse de constance appelaient les objets, leurs images
ou leurs reflets, ou ce que la psychophysiologie des sensations appelle leur
qualité sensorielle. L a perception englobe non seulement celle des objets exté­
rieurs, m ais 1’« aperception » (Leibniz, M aine de Biran) du monde intérieur.
N on point que la thèse idéaliste soit ainsi privilégiée, car percevoir c’est se jeter
dans le m onde e t avoir affaire à lui, avoir à com pter avec son objectivité. N on
point non plus que la thèse empirique ou sensationniste puisse être seule
retenue, car percevoir c ’est aussi et nécessairement projeter sa propre réalité
dans la réalité des objets.
La seconde c ’est que la sphère du sentir est intégrée dans le système de la
réalité, de telle sorte que la perception d ’un objet n ’est possible que si cet objet
est licite au regard de la loi de l ’objectivité. Percevoir n ’est pas seulement sen­
tir, ou si l ’on veut, la sensation (Em pfindung) n ’est pas une condition suffisante
de la perception. Celle-ci revient toujours à être u n « énoncé » qui se déclare
conforme à la loi commune du savoir et de la communication.
Dans une telle perspective q u ’il faut bien appeler « m oderne », ou « contem­
poraine », ou « anthropologique », la perception dispose des objets réels ou
imaginaires vécus dans la réalité de la situation présente et le monde de l’objec­
tivité; en les ordonnant relativement aux points cardinaux de l ’espace géo­
66 PROBLÈME GÉNÉRAL DE LA PERCEPTION ET DE L'HALLUCINATION

graphique et des événements historiques, ceux-ci fournissent à la perception


son horizon de mondanité.
Mais où sont alors et à quoi servent les « organes des sens » 7 L ’ouvrage de
Erwin Straus (L e sens des sens), celui de V. von Weiszâcker et, bien entendu,
ceux de J.-P. Sartre, de Cassirer, de Klages, de Heidegger et de Merleau-Ponty,
ont été écrits en grande partie p our répondre à cette question. Ils ont tous ced
de commun, q u ’ils m ontrent comment la fonction perceptive est essentiellement
une fonction sélective qui engage la m otivation du Sujet et répond à l ’appel
de ses images (J.-J. Gibson). Elle n ’est q u ’exceptionnellement ce que Helmholtz
pensait q u ’elle était, c ’est-à-dire essentiellement « sensorielle », et occasionnelle­
ment « intellectuelle ». Mais, bien sûr, dire que la perception du réel est liée à la
fonction de l ’imaginaire ne veut pas dire q u ’il n ’y ait pas de différence entre
imaginaire et réel, mais plutôt que le « réel » n ’est pas donné, q u ’il est pris
dans la dialectique même qui le sépare de l ’imaginaire. Lorsque nous expose­
rons la théorie organo-dynamique de l ’Hallucination nous reprendrons et
expliciterons ce point de vue en m ontrant que les organes des sens ne sont pas
seulement des récepteurs mais des prospecteurs.
Que les « organes des sens » soient des appareils construits sur le modèle
physique d ’une machine ouverte sur des signaux, des messages et des informa­
tions (stimuli, inputs, etc.), que la capacité opératoire d ’encodage et de déco­
dage s’exerce déjà à leur « périphérie » même si elle exige la participation de
structures dites plus « complexes » ou « centrales » au niveau des champs per­
ceptifs corticaux, tout cela la physiologie même des sens nous l ’apprend (théo­
ries des perceptions de la couleur, des sons, des formes, des mouvements, avec
leur référence à la physique, aux structures électroniques, aux modèles cyber­
nétiques et de l ’information intrasérielle ou intrafigurable). Mais la perception
si elle passe nécessairement et si, plus encore, elle doit avoir passé dans les
récepteurs et analyseurs perceptifs, met hors circuit l'infinité de ces informa­
tions (1) pour se concentrer sur l’événement perçu, c’est-à-dire vécu dans le
champ phénoménal actuel. La perception d'un objet extérieur est alors pré­
cisément un événement singulier qui consiste à concentrer les processus de
différenciation de la pensée sur l’objet à percevoir ou sur l ’objet qui se présente
pour être perçu. Ce travail p ercep tif constitue à tous ses degrés une « analyse »
des informations, c’est-à-dire des signaux reçus d ’une partie de la réalité
placée au contact, sous le regard ou dans l’écoute des organes des sens et de leur
transform ation en messages. Il s’agit bien d ’ailleurs des organes des sens, car la
perception est essentiellement multisensorielle comme le démontrent toutes les
études de la perception auxquelles nous venons de faire allusion et qui nous
renvoient au sentir en tant qu'expérience fondamentale d ’une donnée de « sens »
aux « sens » affectés par une constellation de qualités sensibles qui sont aussi
signifiantes que sensibles. La perception dite visuelle, auditive, somesthé-1

(1) Nous reviendrons (v. p. 1132-1137) sur la théorie de la prospection et de


l ’information que J. G ibson a appliquée aux opérations perceptives.
HIÉRARCHIE DES PHÉNOMÈNES HALLUCINATOIRES 67

sique, etc., est en ce sens une sorte d ’abstraction artificielle qui ne prend figure
de réalité que dans les expériences des laboratoires de physiologie des sensa­
tions.
La dynamique et l’architectonique de la perception correspondent, en défi­
nitive, aux structures de l'être conscient pour autant q u ’elles assurent au Sujet
la propriété de son monde plutôt que les propriétés sensibles de ses contacts
occasionnels avec lui. Cela ne saurait surprendre si on se représente plus
généralement — en se rappelant la formule même de F reud qui assimilait
Conscience et perception — que l ’être conscient est cette organisation de
l’être qui lui perm et de disposer d ’un modèle de son monde, c’est-à-dire
d ’établir des rapports de réalité avec son monde. De telle sorte que sous
toutes ses formes, l ’organisation de l ’être conscient est la manière-d’être-au-
m onde, c ’est-à-dire de le percevoir, de le conquérir et de l’assumer. M ais comme
les structures actuelles de l ’être conscient sont précisément le champ même
où cette disposition du modèle du monde se dispose dans ses figurations,
c ’est plus essentiellement aux structures du Cham p de la conscience que nous
renvoie la phénoménologie de la perception.
E t voilà que, à peine avons-nous ainsi indiqué à quelle épaisseur, à quelle
architectonie répond (comme à l ’appel du désir réfracté dans la réalité) l ’acte
perceptif assimilé à l ’actualité de l’expérience vécue au travers de tous les
niveaux, de toutes les infrastructures et de tous les mouvements facultatifs
du Cham p de la conscience, voilà que surgit à sa place et à sa véritable
place le problème de l ’Hallucination.

IV. — HIÉRARCHIE STRUCTURALE DES PHÉNOMÈNES HALLUCINATOIRES

L ’analyse structurale du «percevoir» doit nous renvoyer, venons-nous


de dire, à celle de l ’être conscient et spécialement à celle de 1’ « avoir conscience
de quelque chose », c ’est-à-dire du Cham p de la conscience en tan t q u ’il est
organisation actuelle de l ’expérience vécue. N ous avons été amené (dans
notre ouvrage sur l 'Ê tre conscient publié sous le titre qui en altère le sens
« L a Conscience ») à dire que le champ phénoménal du vécu com porte néces­
sairement et totalem ent un « d e h o rs» et un « d ed a n s» , une succession de
moments où, tan tô t l ’un, tantôt l ’autre, apparaissent dans et p ar une réfé­
rence réciproque au subjectif et à l ’objectif. De telle sorte que l ’imagination
est en quelque sorte une « perception sans objet », immanente à toute percep­
tion mais qui demeure norm ale donc non hallucinatoire, dans la mesure même
où elle ne vise que des images, c’est-à-dire des « objets » licites pour rester en
deçà des limites de ce quelque chose qui n ’a pas à être perçu réellement,
qui doit être exclu du monde des objets. Et voilà pourquoi les discussions sur
les rapports de l ’image et de la perception sans objet sont sans cesse reprises
à propos de l ’Hallucination. C ar il est bien vrai que la perception normale
comporte une grande p art d ’imagination ou d ’« hallucination », comme
le voulaient Spinoza, Leibniz, et plus généralement tous les doctrinaires de
68 PROBLÈME GÉNÉRAL DELA PERCEPTION ET DES HALLUCINATIONS

la théorie hallucinatoire de la perception (1). Mais il est bien vrai aussi que la
perception en tan t q u ’elle est saisie de la réalité ne peut se réduire à la pure
im agination, q u ’il y a, comme l ’ont dit tant de philosophes, psychologues
et psychiatres (Jaspers, Quercy) un abîme entre « imaginer » et « percevoir »,
entre « Wahrnehmung » et « Vorstellung ». E t dire que l ’Hallucination
ne se induit pas à l’im agination c’est affirmer q u ’elle est une imagina­
tion prise pour une perception, c’est-à-dire q u ’elle exige pour se constituer
le bouleversement structural par lequel nous l ’avons précisément plus haut
définie. Dès lors s’impose le concept d ’une hiérarchie structurale qui garantisse
aux Hallucinations (comme à l 'im agination et à la perception q u ’elles combinent
dans leur structure propre) le contexte p ar lequel elles se définissent et se diffé­
rencient.
Pour voir clairement le problème qui s’offire à nous, nous devons opérer
un certain nom bre de distinctions dont cet ouvrage doit constituer la démonstra­
tion. La première, c’est la distinction des illusions impliquées dans l ’exercice
normal de la perception et des Hallucinations en tan t que phénomènes patho­
logiques — La seconde, c ’est à l ’intérieur du genre Hallucinatoire, celle qui
en sépare deux espèces : les Hallucinations délirantes et les illusions patholo­
giques des sens que nous appellerons Éidolies hallucinosiques — Ce n ’est
q u ’après avoir mis de l’ordre dans cette hiérarchie structurale des phénomènes
hallucinatoires et à cette condition seulement, que doit être ensuite envisagé
le problème proprem ent pathogénique de la genèse de l ’activité hallucinatoire
sous toutes ses formes pathologiques.

a) L’exercice norm al de la perception implique des illusions qui ne consti­


tuent pas des Hallucinations vraies. — Disons donc d ’abord que sous prétexte
que l ’imagination sature l ’ensemble de la vie psychique, tous les psychologues,
philosophes et mystiques, mais aussi tous les psychiatres et psychanalystes qui ont
voulu m ontrer que l ’Hallucination était normale ou n ’était pas, ont tout sim­
plement m ontré qu’elle n ’est pas. C ’est une façon assez peu élégante de résoudre
le problème que de le supprimer. Or il s’impose par la phénoménologie même
des différences qui séparent les illusions de l ’imagination ou des croyances
collectives, des vraies Hallucinations pathologiques. Ce que l ’on appelle abu­
sivement les « Hallucinations normales » et que P. Quercy appelle « psycho­
nomes » ont ceci de commun, q u ’elles sont propres à l ’espèce ou au groupe
culturel. Dès lors on peut bien dém ontrer avec Noéphème (pour suivre
encore Quercy dans sa prosopopée) que la perception est remplie d ’images et
de projections, que l’idée, comme disait Lelut, peut subir une « transform ation
sensoriale», ou mettre l ’accent avec les psychanalystes sur la projection
inconsciente des phantasm es dans la vie quotidienne, ou rappeler avec les1

(1) Cf. à ce sujet l’exposé et les piquants commentaires de Q uercy. L'Halluci­


nation, 1 . 1. Théorie de la perception de l’image et de l’Hallucination chez Spinoza,
L eibniz, Taine et Bergson, et notamment le chapitre consacré à la lettre de Spinoza
à Peter Balling.
LES ILLUSIONS PSYCHONOMES NE SONT PAS DES HALLUCINATIONS 69

psychologues de la production esthétique ou de l ’expérience mystique que


le génie et le saint n ’ont besoin que de leur génie et de leur sainteté pour accéder
au monde « hallucinatoire » de la création poétique ou de l ’extase — fût-elle,
comme nous le verrons, provoquée par les drogues (expériences psychédé­
liques) — ou encore constater avec les sociologues que lès structures sociales,
les influences culturelles, les représentations collectives génératrices de rites, de
mythes, d ’occultisme, de spiritisme, etc. perm ettent à l’imaginaire de s’instituer
ou de s’institutionnaliser en réalité surnaturelle ou magique — mais pour si évi­
dents que soient tous ces faits ils ne dispensent pas de voir en quoi précisément les
Hallucinations proprem ent dites en diffèrent par leur structure pathologique.
C ’est bien dans ce sens que les fameuses « Hallucinations collectives» de la «folie
des foules» sont en quelque sorte le contraire de l ’Hallucination. C ar une
chose est de voir, d ’entendre, de désirer ou de craindre étant hors de soi pris
dans la masse d ’une émotion ou d ’une représentation collective — et autre
chose est de se séparer de la masse commune dans l ’exercice d ’une « communi­
cation » si privée et si insolite q u ’elle constitue une réverbération singulière
du sujet sur lui-même dans u n aparté absolu. N ous avons déjà souligné plus
haut (note p. 44) la nécessité de séparer les représentations collectives impli­
quant la surnaturalité ou l’extra-naturalité d ’une perception sans autre objet
que l ’imaginaire du cadre des Hallucinations que le psychiatre observe en
clinique psychiatrique. Le mythe du Double, par exemple, qui a fait l’objet
de tan t d ’études socio-psychologiques (celle de A. Crowley dans la Hastings
Encyclopedia, 1908, demeure exhaustive), constitue une telle « constante »
de l’hum anité qu’il ne suffit pas de le voir apparaître dans les croyances ou
la perception pour que cette apparition soit hallucinatoire, puisqu’elle est
justem ent commune et, somme toute, normalement intégrée aux nonnes du
groupe culturel auquel elle se conforme.
Sans doute peut-on et doit-on rappeler ces vérités premières, mais
pour autant que les hommes « s’illusionnent » ainsi dans leur existence
commune, cela rend encore plus évident que le phénomène hallucinatoire tel que
nous en avons fixé plus haut les conditions d ’apparition et la facticité n'apparaît
dans sa singularité et sa non-plasticité qu'en se différenciantprécisém ent de ces illu­
sions. C ’est q u ’il est, répétons-le, de l’essence de l’Hallucination d ’être vécue
comme une inversion radicale et singulière du subjectif et de l ’objectif qui s’opère
— comme le rêve — dans l ’intimité privée de l ’organisation de l ’être conscient.
Or, pour que cette objectivation du Sujet se manifeste sous la forme hallu­
cinatoire, elle ne doit pas être prise seulement dans les mouvements facul­
tatifs du Cham p de la conscience ou dans la relativité collective du jugem ent
de réalité qui caractérisent généralement les croyances superstitieuses, irra­
tionnelles o u magiques ; elle doit se manifester comme u n absolu de singularité
qui est condamné sans appel p ar le jugem ent d ’aliénation prononcé p ar autrui.
E t le procès que le sens commun fait au témoignage de l ’halluciné n ’est pas
seulement affaire d ’opinions ou de croyances collectives ; il est (pour si difficile,
sinon impossible q u ’il soit d ’échapper aux structures et aux lois de chaque
culture) transculturel en ce sens que l ’halluciné apparaît comme u n homme
70 PROBLÈME GÉNÉRAL DE LA PERCEPTION ET DE UHALLUCINATION

qui délire, c’est-à-dire qui échappe ou se soustrait précisément à la pensée


commune.

b) Les diverses catégories d’Hallurinations. — L ’Hallucination en tant


que phénomène pathologique se sépare des illusions du passionné, du
fanatique, de l’enfant, du « prim itif », de l’artiste ou du saint. Elle
reflète sous son aspect le plus authentique le délire en tan t que celui-ci
constitue une altération radicale de la réalité qui reflète à son to u r la
désorganisation de l ’être psychique. N ous venons de le rappeler, en effet,
la décomposition des structures qui constituent l ’être conscient transform e
ou aliène le Sujet en quelqu’un qui vit une expérience qui fait apparaître ce que
ces structures contiennent de radicalement « imaginaire » ou d ’ « autre ». Et
les diverses modalités d ’Hallucinations (au sens général du terme com prenant,
soulignons-le encore, tout le cortège des Pseudo-hallucinations) se répartissent
dès lors en catégories qui se décalquent sur les niveaux structuraux qui cons­
tituent l ’organisation de l ’être conscient. De telle sorte que leur classification
com porte p ar référence à l’organisation de l ’être conscient deux grandes classes :
l ’activité hallucinatoire qui manifeste la déstructuration du Champ de ta
conscience (dont le modèle est le phénomène sommeil-rêve) et qui est vécue
comme une expérience (expériences délirantes et hallucinatoires) — l ’activité
hallucinatoire qui manifeste la désorganisation d u M oi (dont le modèle est
la dissociation schizophrénique) et projette l ’autre dans le système d u Moi
(Hallucinations des psychoses caractérisées p ar l’aliénation de la personne).
Ces deux types de m odalité hallucinatoire ne se réduisent pas purement et
simplement, comme on le dit trop souvent, à l ’opposition onirisme des psy­
choses toxiques et voix des schizophrènes ou à la distinction Hallucinations
p&ycho-sensorielles et Hallucinations psychiques. Leur distinction ne justifie pas
non plus purement et simplement la thèse de la nature sensorielle (dans le
premier groupe) de l'H allucination et la thèse de sa nature intellectuelle ou affec­
tive (dans le second groupe). Disons plutôt que, ordonnés p ar rapport à cette
classification, tous les problèmes qui n ’on t cessé d ’être objets de débats
s’éclairent, ainsi que nous essaierons de le dém ontrer dans les chapitres que
nous consacrerons plus loin à ce problème (3e Partie).
En saisissant les profondes relations qui unissent Hallucinations et délires
dans l ’activité hallucinatoire délirante, c ’est-à-dire les altérations de la réalité
perçue prises dans u n bouleversement de l ’être conscient, nous retrouvons
le sens fort q u ’il convient de donner au concept d ’Hallucination : celui d ’une
fausse perception qui résulte d ’une désorganisation de l ’être conscient et
non point de la seule puissance de l ’imaginaire ou de la toute-puissance d ’un
Inconscient qui posséderait diaboliquement l'halluciné. Telle est, en effet,
l ’Hallucination apparaissant au regard du psychiatre (n’en déplaise à cer­
tains sophistes contemporains) comme la réalité clinique même de la mala­
die de la réalité, c ’est-à-dire du délire. Cela revient à dire que ce qui
définit l ’Hallucination au sens fort (correspondant à la phénoménologie de
l ’halluciner en tan t q u ’elle découvre l ’inversion radicale des rapports Sujet-
HALLUCINATIONS DÉLIRANTES ET ÉIDOUES HÀLLUCINOSIQUES 71

objet dans la constitution de l ’être psychique) c’est la désorganisation de l ’être


conscient d ont la décomposition se manifeste par les expériences et croyances
délirantes. Le délire (1) enveloppe ainsi l ’Hallucination.
— Les modalités les plus authentiques de l’halluciner, ce sont do n c— comme
le soulignait Esquirol — les manifestations hallucinatoires du Délire. En ce sens,
on peut bien dire que l’Hallucination n ’est pas compatible avec la raison
puisqu’elle exige pour se constituer précisément une altération de la Conscience
et de la raison. M ais cette forme en quelque sorte « supérieure » de l ’activité
hallucinatoire est-elle la seule, et ri’existe-t-il pas des Hallucinations compatibles
avec la raison (2), des Hallucinations ou perceptions sans objet chez les « Sujets
norm aux » ? C et aspect du problèm e fa it partie intégrante de la problématique
de VHallucination, et c’est lui qui au début du xixe siècle, comme nous allons
le souligner, a «dynam isé» (dans le sens de «dynam ité») les discussions
sur la nature de l ’Hallucination.
Sans doute le m ouvement même de la vie de relation implique-t-il u n recours
constant à l ’imaginaire, de telle sorte que, comme nous venons d ’y insister, les
hommes norm aux, adultes (3) et éveillés, sont voués à d ’infinies illusions.
Mais celles-ci n ’en demeurent pas moins conformes à la loi de lq réalité du
groupe auquel ils appartiennent. De telle sorte que ces illusions sont de fausses
Hallucinations pour n ’avoir que l’apparence analogique des vraies Hal­
lucinations, puisqu’elles ne sont rien d ’autres que les mouvements facul­
tatifs, les variations statistiques qui indexent la plasticité et la liberté de l ’usage
de l ’imaginaire dans les limites de la pensée et de l ’action normales, c’est-à-dire
communes. Il en est ainsi p ar exemple pour le langage intérieur, ce soliloque en
forme de dialogue, discourant, discutant, hésitant, qui dédouble dans l’exercice
de la pensée et tout « examen de conscience » (P. Janet, 1938) la vie psychique
selon un pointillé virtuel que seule l ’Hallucination déchire. D ’où le faux pro­
blème soulevé p ar Lelut (L e démon de Socrate) et qui a été repris au sujet de tan t 123

(1) Le renvoi du problème de l’Hallucination au problème du délire ne peut être


justifié que par une théorie préalable du délire comme tel. Faute de quoi, comme cela
est le cas pour un des récents ouvrages français (H. F aure) sur les Hallucinations où
l’auteur se perd manifestement lui-même dans le délire où se perd l’Hallucination,
on se condamnerait à une attitude purement critique et, somme toute, négatrice de
l ’Hallucination.
(2) Die Halluzinationen bei Nicht-Irren disaient les « classiques » allemands.
(3) Bien sûr, l’imaginaire àapire jusqu’à l’absorber presque entièrement la vie psy­
chique du jeune enfant. De telle sorte que les études sur les Hallucinations chez les jeu­
nes enfants, comme nous aurons l’occasion de le voir dans les chapitres suivants, sont
toujours sujettes à caution. L’enfant n ’ayant pu constituer son système de la réalité,
celui-ci ne peut pas se désorganiser, et par conséquent l’Hallucination en tant qu’elle
manifeste cette désorganisation de sa structure formelle négative est impossible à dis­
tinguer de l’exercice normal infantile de l’imagination (Cf. à ce sujet spécialement les
travaux de M. K lein, de J. L. D espert (1948), de D iatkrine et L ebovici (1954) et les
articles de M ichaux et coll. (1956), de M. F. W einer (1961), L. E isenberg (1962),
H. N agera (1969), etc.).
72 PROBLÈME GÉNÉRAL DE LA PERCEPTION ET DE L'HALLUCINATION

d ’hommes « sains » (a saints » ou « géniaux »). Ces aspects pseudo-hallucinatoi­


res des « H allucinations » abusives de la condition humaine ont toujours sophis­
tiqué le problème des Hallucinations. Celles-ci ne sont justem ent pas réductibles
à ceux-là.
— Mais une autre catégorie de faits a beaucoup contribué aussi à falsifier
le problème. En effet, quand on parle d ’« Hallucinations » chez les normaux,
on se réfère aussi à une autre catégorie du phénomène : les Hallucinations
qui se produisent chez les Sujets psychiquement sains, hors de toute maladie
mentale (de to u t délire) mais atteints d ’affection de leurs organes, voies ou
centres psycho-sensoriels, c’est-à-dire à un niveau qui n ’altère pas la Conscience
et la raison. C ’est que « la perception-sans-objet-à-percevoir » se présente
en efleLavec un maximum de scandale, aux deux extrémités de la série des
modalités (on dit parfois abusivement des degrés) qui la composent, soit
q u ’elle soit si sensorielle q u ’elle contraste scandaleusement avec le propre
jugem ent d ’irréalité du Sujet ; soit q u ’elle soit si délirante q u ’elle contraste
scandaleusement avec son peu de sensorialité. Quelle que soit la solution
adoptée p ar chacun pour reconnaître p our « vraie » l ’une et « fausse » l ’autre,
il n ’en reste pas moins que cet effet de contraste fait partie du cham p même
de la « perception-sans-objet-à-percevoir ». Cela revient à dire que celle-ci
com porte non pas deux genres différents de troubles m ais deux niveaux où
l ’expérience hallucinatoire est vécue et jugée p ar le Sujet et p ar autrui d ’une
m anière foncièrement différente.
Le problème posé p ar ces « anomalies sensorielles » compatibles avec la
raison se résume à deux questions : Quelle différence les sépare des Halluci­
nations délirantes ? Q u’ont-elles de commun avec elles ?
La différence structurale de ces phénomènes à l ’égard des expériences
délirantes hallucinatoires réside essentiellement en ceci : q u ’ils sont vécus
(pour si vives que soient l ’esthésie ou les propriétés sensorielles du vécu)
comme des formes artificielles dont la présentation n ’engage pas le Sujet
dans une problématique existentielle autre que celle d ’être atteint d ’une mala­
die. Conscience du caractère irréel des images, de ces « Éidolies hallucino-
siques » (1) et critique de l ’erreur des sens, témoignent du niveau « périphérique »
de l ’expérience sensorielle vécue et, p ar là, ces phénomènes hallucinatoires
« éidoliques » se distinguent des Hallucinations délirantes.
M ais pour si différentes que soient les structures de ces deux modalités
d ’Hallucination, elles o n t quelque chose de com m un : c’est précisément
l ’osmose ou l ’inversion du subjectif et de l ’objectif dans le vécu perceptif.1

(1) Nous les avions appelées avec P. Schröder, C laude et d ’autres auteurs de cette
époque (1930) « Hallucinoses », pour les distinguer des Hallucinations. Nul doute que
ce terme faisant double emploi dans la littérature internationale avec les états hal­
lucinatoires décrits par W ernicke, notamment dans les états subaigus de l ’alcoo­
lisme chronique, n ’ait nui à la clarté de cette classification. Peut-être celui d 'Éidolies
hallucinosiques permettra de les mieux identifier et de mieux s’entendre dans toutes
les discussions sur les Hallucinations et particulièrement sur leur modalité « partielle ».
ARCHITECTONIE DE LA PERCEPTION ET SA DÉSINTÉGRATION 73

De telles anomalies, en effet, concentrent dans un secteur spécifique du Cham p


de la conscience le travail d ’objectivation du Sujet qui sature plus totalement
l’expérience vécue dans une hallucination délirante, mais ce travail — ana­
logue généralement dans son fond à celui du rêve (1) — est le même. Il s’agit
bien, en effet, dans ce type d'Hallucinations, d ’Hallucinations répondant,
malgré leur caractère partiel, à la définition générale que nous eù avons
donnée lorsque nous avons défini l ’Hallucination comme ce phénomène patho­
logique p ar lequel le Sujet s’objective en to u t ou partie.

c) Im portance de ces distinctions pour la théorie de la nature et de la


genèse des Hallucinations. — En épousant la forme même de l ’appareil
psychique dont les Hallucinations manifestent la désorganisation, soit au
niveau des structures de l’être conscient, soit au niveau de ses instruments per­
ceptifs, une telle classification des faits pourra, (si nous pouvons la vérifier
en avançant dans la progression de cet ouvrage), nous permettre de mieux
comprendre que l ’Hallucination n ’est pas un phénomène élémentaire, primitif,
mais la résultante d ’une condition pathologique essentiellement négative. Ce
sera là, naturellement, un des leitmotives de ce Traité des Hallucinations.
Énonçons-en ici les simples prémisses.
Le modèle architectonique du champ de la perception s’ordonne p ar
rapport aux infrastructures et aux superstructures de l ’être conscient. Il
tient les mouvements facultatifs de l ’être conscient et l ’activité de différen­
ciation des analyseurs perceptifs pour une forme normalement intégrée du
libre exercice de l’imaginaire. C ’est à un tel ordre que s’opposent les formes
hallucinatoires q u ’entraîne la décomposition globale de ce cham p pour les
Hallucinations délirantes, et les formes éidolo-hallucinosiques q u ’engendre
la désintégration des analyseurs perceptifs. Et dans cette perspective, l ’Hallu­
cination ne tire pas son caractère pathologique d ’un stimulus hétérogène,
mais d ’une « libération » anormale d ’une virtualité immanente à l’ontologie
même de l ’être psychique. L ’organisation de l’être conscient, en effet, n ’est
rien d ’autre que l ’ordre établi pour m aintenir 1’ « imaginaire » et 1’ « autre »
à leur place dans les limites permises p ar la légalité, p a r la « Constitution »
même de la réalité. Si l ’expérience vécue p ar tous les hommes à chaque mom ent
de leur existence est saturée d ’une sorte de tendance hallucinatoire virtuelle qui
peut être mobilisée p ar les forces incontrôlées ou les croyances collectives,
celle-ci ne s’actualise dans sa forme pathologique que dans et p ar la déstruc­
turation de l ’être conscient (H allucinations délirantes ) ou dans la déstructu­
ration des fonctions des récepteurs-analyseurs sensoriels (É idolies hallucino -
siques). Mais dans les deux cas la structure du phénomène hallucinatoire nous
apparaît dans sa form e spécifique, c ’est-à-dire comme essentiellement négative.1

(1) Nous simplifions ici le problème posé par ces « Éidolies hallucinosiques »
et qui comportent les phantéidolies (analogues à des fragments de rêve) et les protéido-
lies (ou imagerie élémentaire), comme nous le verrons plus loin.
74 PROBLÈME GÉNÉRAL DELA PERCEPTION ET DE L'HALLUCINATION

L ’Hallucination (sous' toutes ses formes délirantes ou non délirantes) n ’est pas
l ’effet d ’une addition mais une soustraction. Elle ne correspond pas seulement
à la positivité d u désir, des croyances ou de l ’idéal de l’Homme en général, mais
à la négativité d ’un vide pathologique qui s’est creusé dans l’organisation même
de l ’être conscient en tan t q u ’il est auteur de son propre système de la réalité
ou dans les lacunes de ses systèmes perceptifs.
N ous gagnons ainsi dès l ’énoncé d u problème posé p ar les Hallucinations
à écarter des problèmes insolubles sur la réversibilité ou l’analogie des
images et des sensations, sur la différenciation des Hallucinations psychiques
et des Hallucinations sensorielles, pour placer le vrai problème de l’apparition
des Hallucinations, dans la problématique des rapports de l'Inconscient et du
système de la réalité et dans celle de la désintégration partielle de l’activité des
appareils psycho-sensoriels et de la désorganisation de l ’être conscient. Mais
la position claire de ce problème, nous ne pouvons l ’obtenir qu'à la condition
d'évacuer du champ p ercep tif toutes les modalités faussem ent hallucinatoires de
l'im agination qui hantent le champ p ercep tif assez normal pourtant pour les conte­
nir. Faute de cette réduction phénoménologique des phénomènes hallucina­
toires, tout le problème des Hallucinations est radicalem ent faussé.
Telles sont indiquées, dès le début de cet ouvrage, ces idées directrices.
Elles doivent nous servir de fil d ’Ariane pour avancer m aintenant dans le
dédale des idées et des faits où s’est égaré le problème des Hallucinations
au point de le faire disparaître au XXe siècle sous l ’effet d ’une négation
de sa réalité, comme il avait disparu au XIXe siècle sous l’effet d ’une affirma­
tion de réalité également abusive. C ar l’Hallucination ne peut jam ais disparaître
dans un jugement absolu d ’irréalité ou de réalité, étant le phénomène par
excellence où le Sujet se prend au piège d ’une fausse objectivité, c ’est-à-dire
traverse ou transgresse la loi de la relativité et de la subordination du réel
et de l’imaginaire.

N ous com prenons donc bien qu’en renversant ainsi les données mêmes
du problème qui classiquement a toujours été orienté p ar la considération
d ’une néoform ation sensorielle, d ’une positivité (intensité, création mécanique
ou inconsciente), nous replaçons la pyramide sur sa base : en rem ettant à leur
place la perception extérieure dans son contexte existentiel — la perception en
général dans les structures de l ’être conscient — et les diverses catégories d ’Hal­
lucinations dans l’ordre de l ’organisation de l ’être conscient et de ses instru­
m ents psycho-sensoriels. Telle est la perspective au travers de laquelle nous allons
d ’abord suivre l’histoire desidées (c’est-à-dire des contradictions) sur l ’Hallucina­
tion, puis exposer les formes cliniques des Hallucinations en em pruntant le cadre
classique de leur classification, ensuite décrire les divers aspects de la pathologie
hallucinatoire, e t enfin en nous référant aux enseignements que nous pouvons
tirer des divers courants doctrinaux, des recherches expérimentales cliniques et
thérapeutiques, exposer l ’essentiel des théories actuelles sur la nature et la
pathogénie des Hallucinations.
75

N O T IC E B IB L IO G R A P H IQ U E

Tous les travaux, et plus généralement toutes les idées sur la définition, la nature
et la pathogénie des Hallucinations que nous avons évoquées dans cette introduction,
trouvent leurs références principales dans les ouvrages généraux dont nous donnons
à la fin de cet ouvrage la liste.
Pour tous les travaux cités et publiés depuis 1950, le lecteur en trouvera la biblio­
graphie dans la Bibliographie des travaux de 1950 à 1969 établie pour chaque année
par ordre alphabétique dans notre index des travaux sur les Hallucinations.
Pour tous les travaux sur la perception auxquels nous avons fa it référence dans ce
chapitre, il suffira de se rapporter à la Bibliographie des travaux consultés sur la
« perception ».
r
C H A P IT R E III

ÉVOLUTION DES IDÉES


SUR LES HALLUCINATIONS

Deux cas cliniques historiques en Psychiatrie doivent nous demeurer


constam m ent présents à l ’esprit, car toutes les idées, toutes les théories, toutes
les discussions sur les Hallucinations se réfèrent invinciblement aux problèmes
q u ’ils posent et auxquels nous venons plus haut de faire une explicite allusion:
c ’est celui du libraire Nicolai, de Berlin, rapporté à la Société Royale à Berlin
en février 1799 et dont on trouve l ’observation dans Brierre de Boismont
(D es Hallucinations, 1852, p. 49-51) — et c’est celui du fameux Berbi-
guier de Terre-Neuve du Thym surnommé le « fléau des farfadets » (malade
de Pinel) qui publia en 1821 trois volumes in-8° intitulés : «L es farfadets
ou tous les démons ne sont pas de l ’autre monde » (1). C ’est en fonction de
ces deux cas extrêmes que s’inscrit toute l ’histoire des Hallucinations. Dans
le premier, il s’agit d ’Hallucinations « compatibles avec la raison » « chez un
Sujet sain d ’esprit » — dans le second, d ’un grand « Délire hallucinatoire ».
Cette étude historique du problème des Hallucinations est indispensable
à la compréhension de l’état actuel de la question. Mais il faut se garder des
détails oiseux ou des digressions accidentelles pour s’en tenir fermement
et clairement au plan général, à la loi de développement qui a présidé à cette
évolution et lui a conféré son sens, ou plutôt son contre-sens. Ce contre-sens
général de l ’évolution des idées au cours du xixe siècle a été celui de la défi­
nition du genre par une de ses espèces. Nous entendons par là la réduction élé-
mentariste de Y Hallucination à un phénomène simple, reflet inversé (ou image)
d ’une perception elle-même réduite à sa « sensorialité ». Une telle réduction ne
pouvant q u ’être favorable au « modèle linéaire » que nous avons par avance cri­
tiqué plus haut : la sensation monte jusqu’à l ’image pour faire reconnaître
l ’objet dans la perception — l ’image peut redescendre vers la sensation pour 1

(1) Un autre écrit également fameux fut publié par un « magnétiseur », Friedrich \
K rauss. Il comporte deux volumes Nothschrei eines Magnetisöh Vergifteten (1852) et
Notkgedrungene Fortsetzung meines Nothschrei (1857). Ces écrits viennent d ’être
réédités et commentés par H. Ahlenstiel et J. E. M eyer (1967), grâce à la firme
Bayer.
78 ÉVOLUTION DES IDÉES SUR LES HALLUCINATIONS

faire percevoir l ’Hallucination. Et, en définitive, il suffit de l ’intensification de


l ’image pour fabriquer de l ’Hallucination hors (ou sous) le délire. Car, enfin de
compte, c ’est à ce niveau de pure sensorialité compatible avec une raison inalté­
rée que la Psychiatrie classique s’est peu à peu dessaisie (1) de l ’Hallucination
sans s’apercevoir q u ’elle la coupait du délire, comme si dans l ’histoire clinique
de l ’Hallucination le cas du libraire Nicolaï com ptait seul, ou pire encore,
comme s’il ram enait à lui celui de Berbiguier.
La sensorialité primitive de l ’Hallucination, dogme dont la fin du xixe siècle
a vu le triomphe, n ’a cependant été acceptée par les classiques q u ’après
bien des discussions. En effet, pour que l ’Hallucination type Berbiguier soit
réduite à l ’Hallucination type Nicolaï, il a bien fallu dépouiller l ’Hallucination
de son contexte délirant le plus habituel, la « dessécher », l ’isoler, la simplifier.
Somme toute, dans la perspective de ce modèle linéaire il s’agissait de faire
passer de la périphérie vers le centre l ’origine de l ’excitation sensorielle iden­
tifiée à la stimulation mécanique des centres d ’images. Pour réaliser ce « pro­
grès », l ’Hallucination devait donc se définir comme radicalement distincte
de l ’image, de l’imagination, de l’idée (et du délire qui les englobe). D ’où les
discussions sur l’assimilation de l’Hallucination, tan tô t à l ’image ou à la repré­
sentation (to t capita), tantôt à une sensation ( tot sensus) artificiellement pro­
duite mais répondant à un stimulus central — sur la possibilité d ’être halluciné
sans être délirant — sur le caractère hallucinatoire normal ou m orbide de
l’extase des mystiques, sur la différence entre illusion ou interprétation délirante
et Hallucination, etc. Tout ce travail d ’analyse infinitésimale et de discussion
polémique dont nous allons rappeler l ’essentiel a abouti à la fin du xixe siècle
à la consécration du caractère partiel (celui d ’une production mécanique
de « sensations inadéquates ») attribué à l ’Hallucination.
Comment l ’Hallucination s’est détachée du délire après Esquirol
— comment elle est devenue un corps étranger, hétérogène a u délire —
comment une réaction s’est opérée contre cette mécanisation — et comment
nous en sommes venus à la confusion actuelle — telles sont les questions
auxquelles nous allons tâcher de répondre. Chemin faisant et tout naturel­
lement nous suivrons la trame historique et dialectique du problème des Hallu­
cinations.

1° P h a se d ’in d iffé r e n c ia tio n d e s tr o u b le s p s y c h o -se n so rie ls.

La diversité des troubles sensoriels, illusionnels, délirants, n ’était pas très


précise avant le siècle dernier. Tout au moins les distinctions n ’étaient pas
acceptées d ’une façon univoque et elles variaient beaucoup dans leur dési­
gnation. C ’est Fernel qui, au XVIe siècle, aurait introduit le terme d ’ « Hallu- 1

(1) Dessaisie — et au fond pour les mêmes raisons — au profit de la Neurologie


d ’abord — de la Psychanalyse ensuite...
ESQUIROL ET SON TEMPS 79

cinatio » pour désigner une affection de la cornée (1). Félix Plater cite un cas
de diplopie comme Hallucination, mais emploie aussi ce terme comme syno­
nyme de «troubles psychiques» comme pour consacrer l ’horrible mélange
des contenus hétérogènes du concept. En 1763, Linné continue le même im bro­
glio en comprenant dans les « morbi-imaginarii », le « syringmus », les
« phantasm a », le « vertigo », la « panophobia », etc... (le syringmus et les
phantasm a correspondaient aux visions et bruits subjectifs). En 1771, Sagar, de
Vienne, définissait les Hallucinations « des imaginations issues des erreurs des
sens». Boissier de Sauvages (1768), tout en faisant entrer les « Hallucinationes »
dans son premier groupe de vésanies, se référait à Félix Plater pour défi­
nir les Hallucinations comme « errores imaginationis salvo intellectu
ab organorum externorum vitio » et les hallucinés comme « ceux qui prennent
leurs sensations pour des images et leurs imaginations ou leurs fantasmes
pour des sensations». Il attribuait déjà ces troubles à une intensification
nerveuse (reflux du fluide nerveux plus puissant et plus intense) conformé­
ment aux idées bien connues de M alebranche (Recherche de la vérité, II, chap. I).
Cette idée de rattacher l ’Hallucination à une intensification des processus senso­
riels périphériques ou imaginatifs et cérébraux se retrouve d ’ailleurs chez
presque tous les auteurs des xvne et xvm e siècles (Malebranche, Boerhave,
Darwin, Charles Bonnet, K ant lui-même), et c ’est elle qui constitue l ’axe
de la doctrine classique (Mourgue).
Ainsi, la première différenciation du phénomène hallucinatoire consacre
en quelque sorte sa genèse mécanique : l’Hallucination est une erreur des
sens produite par un vice de leurs appareils périphériques ou centraux et
caractérisés p ar l ’intensité des images qui en résulte.

2° O p p o s itio n e s q u ir o lie n n e
d e V H a llu c in a tio n d é lir a n te (p s y c h iq u e )
à l ’illu s io n d e s s e n s ( se n so rie lle )•

C ’est généralement à Esquirol (2) q u ’on attribue la première étude de


l’Hallucination à laquelle se rattache toute l’évolution des idées. « U n homme 12

(1) D ’après L ittré et le Dictionnaire Dechambre (selon L elut), « alucinatio »


serait dérivé du grec « aXût» », avoir l’esprit égaré. D ’après le Medical Dictionary de
Gardner Wandering, le mot dérive de « btXûoiç » qui veut en effet dire erreur, éga­
rement. Le Medical Dictionary de John H œrr et Osel (1949) souligne aussi le sens
très général de divagation d ’esprit. Le dictionnaire de P. F. M onlau (Diccionario
etimologico de la lengua espaitola, Buenos Aires, 1946) ne craint pas de rapprocher
« allucinatio » de « ad lucern », comme pour souligner sa fonction d ’illumination.
D ’après le philologue F reund, cependant, le terme « alucinatio » dans le sens
d ’erreur intellectuelle est exceptionnel dans la littérature gréco-latine. Le verbe
« allucinari » ne se rencontrerait pas avant C icéron. Je rappelle que le verbe actif
hallucmer se trouve dans le Littré.
(2) Cf. mon étude sur E squirol et le problème des Hallucinations. Esquirol paraît
80 ÉVOLUTION DES IDÉES SUR LES HALLUCINATIONS

qui a la conviction intime d ’une sensation actuellement perçue alors que nul
objet extérieur propre à exciter cette sensation n ’est à portée de sens, est dans
un état d ’Hallucination. C ’est un visionnaire» (M aladies mentales, 1898,
p. 159).
Quoique depuis Arétée de Cappadoce cette distinction qui se perd dans
la nuit des temps et de la clinique fût traditionnelle, c’est à Esquirol que
l ’on rapporte généralement le mérite de la séparation entre l’Hallucina­
tion et l’illusion (1). « Dans l ’Hallucination tout se passe, dit Esquirol, dans le
« cerveau : (Elle) donne un corps et de l ’actualité aux images, aux idées
« que la mémoire reproduit sans l ’intervention des sens. D ans les illusions
« au contraire, la sensibilité des extrémités nerveuses est altérée, affaiblie
« ou pervertie ; les sens sont actifs, les impressions actuelles sollicitent la
« réaction du cerveau. Les effets de cette réaction étant soumis à l ’influence
« des idées et des passions qui dominent la raison des aliénés, ces malades
« se trom pent sur la nature et sur les causes de leurs sensations actuelles. »
Et il précise (p. 195) : « Les Hallucinations ne sont ni de fausses sensations,
« ni des illusions des sens, ni des perceptions erronées, ni des erreurs de la
« sensibilité organique, comme cela a lieu dans l ’hypocondrie. Ces dernières
« supposent la présence des objets extérieurs ou la lésion des extrémités.
« Tandis que dans l ’Hallucination non seulement il n ’y a pas d ’objet extérieur
« agissant sur les sens, mais les sens ne fonctionnent plus » (2).
Ainsi, l ’Hallucination apparaît à ses yeux comme une construction per­
ceptive très complète qui se constitue proprio m otu sans anomalie sensorielle :
elle est un phénomène essentiellement psychique, ou comme on le dira
à cette époque (Baillarger), l ’effet de l’exercice involontaire de l ’imagi­
nation. Sa « sensorialité » résulte donc secondairement d ’une anomalie de
l’activité psychique et non pas de l ’énergie spécifique des sens ou des nerfs
(Johan Müller). L ’idée q u ’Esquirol se faisait en effet de l ’Hallucination en sou­
lignant qu’elle est « essentiellement psychique » (et non sensorielle), ou mieux,
q u ’elle est l ’effet d ’une anomalie de l ’activité psychique qui entraîne une
conviction absolue, identifiait l ’Hallucination au délire... Cela revient à dire
que pour Esquirol, et ceci nous paraît capital, il y a deux niveaux de troubles
psycho-sensoriels. Le premier correspond aux Hallucinations proprem ent 12

avoir adopté la conception de Boissier de Sauvages en ce qui concerne les « illusions


des sens », c’est-à-dire qu’il considérait ces « illusions » comme le produit mécanique
de lésions sensorio-périphériques et les opposait aux vraies Hallucinations à caractère
plus convictionnel et délirant que sensoriel.
(1) Illusion prise ici, en forçant un peu les choses, dans le sens « illusion d'optique »
ou « erreur des sens ».
(2) Il semble qu’il faille entendre par là que le fonctionnement des organes sensoriels
n ’est pas nécessaire à la production d ’Hallucinations. Dans l’illusion, aux yeux
d ’EsQUiROL, les sens fonctionnent normalement et fournissent la matière sensible
de la sensation, mais c ’est le jugement qui est faux. C’est la même théorie intellec­
tualiste qu’adopte à peu près à la même époque H elmholtz (v. plus loin p. 1125 et s.).
DISTINCTION ENTRE ILLUSIONS DES SENS ET HALLUCINATIONS 81

dites, c’est-à-dire au délire (car pour lui les concepts d ’Hallucination, de délire,
de psychique et de cérébral étaient synonymes). Le second correspond aux illu­
sions des sens qui dépendent du fonctionnement des organes des sens et, à ce
titre, font l ’objet d ’un jugement, que celui-ci soit sain ou altéré. Ce en quoi réside
le fond du problème, c ’est la question de savoir si l ’Hallucination se confond
avec le délire ou si elle se constitue hors de lui — si elle se situe au niveau
des structures de l ’organisation psychique ou au niveau de l ’activité pro­
prement sensorielle (délire sensoriel de Michea) ? O n comprend que les dis­
cussions sur ce point névralgique aient été particulièrement vives à l ’époque.
Vives et embrouillées !
J. P. Falret n ’acceptait pas la distinction d ’Esquirol entre « l ’Hallu­
cination et l’illusion » parce que, disait-il, une partie des illusions est « l ’Hallu­
cination même », et que l ’autre se confond avec les autres phénomènes du
délire ; c’est-à-dire q u ’il soulignait sous une autre forme la nature essentielle­
ment imaginaire et délirante et non pas primitivement sensorielle de l ’Halluci­
nation. Car pour lui, comme pour Esquirol, elle était « une réaction spontanée
« d ’image sans participation de la volonté et sans la Conscience de l ’action
« de l ’esprit, refoulement de cette image au dehors et localisation dans le sens
« correspondant, enfin croyance à la réalité extérieure de l ’objet par suite
« de la vivacité de l ’image, de la diminution de l ’activité des sens et du défaut
« de contrôle de la réflexion » (M aladies mentales, pp. 211-284). Autrement dit,
J. P. Falret (le grand Falret) envisageait comme Esquirol, et comme devait le
faire un peu plus tard M oreau (de Tours), l ’Hallucination dans sa forme la plus
authentique : comme l ’effet de ce « trouble général de l ’entendement q u ’est le
délire ». Car, bien sûr, la croyance en la réalité extérieure d ’une image si elle
dépend du défaut de contrôle de la réflexion nous renvoie au moins pour la plus
grande partie des Hallucinations au Délire. L ’Hallucination ne saurait en tout
cas être considérée comme une sensation ou une impression passive. Elle est,
dit-il, comme une « rumination de la sensation ».
Pour Lelut, au contraire, l ’Hallucination étant le plus haut degré de trans­
form ation « sensoriale » de l ’idée n ’avait pour ainsi dire pas de spécificité,
elle se confondait avec l ’exercice de l ’imagination, les mouvements de la
passion ou de la foi. Brierre de Boismont dans son livre classique « à l ’imitation
de la plupart des auteurs », dit-il, tend à confondre (comme J. P. Falret) illu­
sion (1) et Hallucination... « Ces deux aberrations de l ’esprit ne pouvant dans un
grand nombre de circonstances être isolées ». Il définissait l ’Hallucination comme
la « perception des signes sensibles de l’idée ». Pour lui, une émotion puissante,1

(1) Tous les auteurs se sont « cassé la tête » sur cette fameuse distinction (pour
nous sans grande importance) dont le critère est l ’absence ou la présence (toujours
conjecturale) d ’objet. L a sè g u e , en disant que « l’Hallucination est à l’illusion comme
la calomnie est à la médisance », les distinguait certes... mais les rapprochait aussi,
s’il est vrai qu’il n ’y a pas de fumée sans feu...
E y. — Traité des Hallucinations. 4
82 ÉVOLUTION DES IDÉES SUR LES HALLUCINATIONS

une passion violente, colorent, animent tellement les idées que celles-ci peuvent
prendre une forme matérielle. Et nous devons clairement prendre conscience à
ce propos que si le problème de l’Hallucination implique q u ’il soit répondu
à la question de la nature délirante de l ’Hallucination, elle implique aussi
—■point sur lequel nous avons plus haut tant insisté — que soit distinguée
l’Hallucination de l ’exercice norm al de l ’imagination, des passions et de la foi.

3° V a ria tio n s e t in v e r s io n d u c o n c e p t.

a) L’Hallucination qu’Esquirol avait définie


par son caractère psychique et délirant
se définit désormais par son caractère sensoriel.

Nous allons voir que peu à peu l’Hallucination va devenir ce q u ’elle n ’était
pas aux yeux d ’Esquirol, c ’est-à-dire un phénomène de plus en plus senso­
riel (ou tout au moins « psycho-sensoriel »). C ’est à un triple chassé-croisé que
nous allons assister.
Sous l ’empire des schèmes sensationnistes de l ’époque (de Condillac
à Johan Muller, de Cabanis à Taine), l ’Hallucination dite par Esquirol idéative,
convictionnelle, imaginative, c ’est-à-dire délirante, est apparue de plus en plus
aux cliniciens de l ’époque comme un phénomène prim itivem ent sensoriel.
Tout de même que les illusions des sens dont parlait Esquirol ne lui parais­
saient relever que essentiellement d ’un trouble dans l ’activité d ’organes sensi­
bles ou sensoriels, on va désormais appliquer cette conception « sensorialiste »
à l ’Hallucination mais à un niveau supérieur.
D u point de vue clinique, avec Baillarger on va isoler des phénomènes
psycho-sensoriels qui se définissent par les attributs mêmes de la perception
sensible (projection dans l ’espace, qualités sensorielles) des objets extérieurs.
Les «vraies » Hallucinations devront donc com porter ce coefficient fondamental
de sensorialité.
Du point de vue psychopathologique, on va recourir au « modèle » linéaire
de la psychologie atomistique de l ’époque en adm ettant une différence de degré
seulement entre la sensation et l ’image, ce qui conduit à faire de l ’image intense
une sensation c ’est-à-dire une Hallucination.
Du point de vue pathogénique, la « transform ation sensoriale » de l ’image
(ou de l ’idée) sera expliquée par la stimulation interne de centres d ’images
conformément à la neuro-physiologie des centres cérébraux de l ’époque.
Ainsi, la notion d'H allucination s’est renversée en devenant peu à peu ce
q u ’Esquirol exigeait q u ’elle ne fût pas : un simple accident de la sensorialité.
Cette Hallucination se dressait de plus en plus hors de son contexte délirant,
et en tout cas hors de la condition du délire; et elle apparaissait de plus en plus
dans sa forme « sui generis » comme un phénomène sensoriel (ou « psycho­
sensoriel », ce dernier vocable atténuant à peine la rigueur de la thèse et de
PREMIER CHASSÉ-CROISÉ 83

l ’hypothèse qui peu à peu conféraient à l’Hallucination une sorte de consistance


mécanique). Cela revenait, bien sûr, à la séparer toujours plus du délire,
à plaider sa nature radicalement hétérogène à l ’égard de l ’illusion (cette fois
définie comme délirante pour autant q u ’elle vise l ’erreur convictionnelle et
idéo-affective impliquée dans la notion de délire), à l ’égard de l ’imagination,
de l ’idéation, des croyances et des affects qui forment ensemble le fond même
de to u t délire.
E t ce sont bien précisément tous ces problèmes dominés p ar celui
de la compatibilité de l ’Hallucination et de la raison et des rapports de l ’Hal­
lucination avec le Délire (ou Nicolax ou Berbiguier) qui ont fait l ’objet de toutes
les discussions au milieu du xixe siècle et de la plus célèbre d ’entre elles, celle de
1855 à la Société Médico-Psychologique. Ce qui a caractérisé cette fameuse
discussion où tan t de « beaux esprits » représentatifs de la Médecine
Mentale de cette haute époque de l ’aliénation mentale se sont opposés, c ’est
son extraordinaire confusion (1).
Mais malgré les difficultés de ces débats contradictoires qui ne parve­
naient que p ar esquisses et profils à toucher le fond du problème, une sorte
de c o n m t irrésistible s’est cependant dessiné sous l’empire notam m ent des
idées défendues par Baillarger, de Michea et de Parchappe, en faveur d ’une
ccnnocpdon sensorielle de l ’Hallucination. Celle-ci est devenue, depuis lors,
dasaque. Comme devait le faire remarquer Delasiauve (1862), pour Bail­
larger et les Classiques de cette époque, « /’Hallucination naît de l'excitation
interne qui confère à la représentation un caractère sensoriel ». Cette thèse
va désormais prévaloir et il est facile de mesurer tout le chemin parcouru 1

(1) Cf. mon travail, La discussion de 1855 et le problème de l'Hallucination, A. M .P.,


1935,1, p. 581-614. Il est clair, en effet, que les partisans (Bûchez, Peisse, D elasiauve,
Brierre de Boismont) de l’identité de l’image et de la perception en affirmant cette
thèse pouvaient penser, ou bien qu’il suffirait qu’une image soit assez intense pour
qu’elle devienne hallucinatoire, ou qu’une Hallucination n ’est qu’une image (et non
une sensation), ce qui revient à nier l’Hallucination dans les deux cas. Il est clair
également que les partisans de la nature « physiologique » (Bûchez, P eisse, Brierre
de Boismont, D elasiauve) ou « pathologique » (M aury, B aillarger, M ichea,
Bourdin , P archappe) de l’Hallucination pouvaient, les premiers en soutenant la
thèse purement psychique ou « imaginative », les seconds, en soutenant la thèse « sen­
sorielle », paraître s’opposer, alors qu’ils étaient d’accord pour affirmer qu’il y a
compatibilité entre l’Hallucination et la raison, ce qui ne peut avoir d ’autre sens que
d ’affirmer, ou qu’il n ’y a pas d’Hallucination (celle-ci n ’étant pas différente de l ’ima­
gination), ou que l’Hallucination ne peut être qu’un phénomène de niveau sensoriel.
Autrement dit, dans cette discussion (comme je l’ai souligné dans les commentaires
que j ’en ai faits en 1935) éclate la contradiction entre l’idée que l’Hallucination est un
phénomène sensoriel absolument hétérogène à l’imagination, et celle que l’Hallucina­
tion est un simple effet de l’imagination. Dans les deux cas l’Hallucination n ’existe pas,
soit pour être réduite abusivement à une simple image, soit pour être réduite tout
aussi abusivement à une sensation, et en dernière analyse à un objet physique (stimula­
tion mécanique ou électrique).
84 ÉVOLUTION DES IDÉES SUR LES HALLUCINATIONS

depuis Esquirol dans la voie qui allait de plus en plus faire de l’Hallucination
« quelque chose » d ’analogue à une production sensorielle primitive. Quelque
chose qui était différent de l'erreur du délire, qui était une hypostase du délire.

b ) Le modèle sensorio-mécanique de l ’Hallucination


dite psycho-sensorielle,
s’étend à toutes les Pseudo-hallucinations « sans sensorialité ».

Ce qui rendait le grand clinicien Baillarger si partisan de la nature sen­


sorielle de l ’Hallucination auditive ou visuelle (seule en jeu à cette époque
ou à peu près), c ’est q u ’il voulait opposer à cette Hallucination psycho-sen­
sorielle une autre variété qui, elle, ne s’offre pas justement au regard du cli­
nicien avec des attributs sensoriels.
Arrêtons-nous un instant sur ce point. Il est d ’importance. Depuis Esquirol,
on étudiait des perceptions fausses d ’autant plus extraordinaires q u ’elles étaient
parfois (voix, visions) très vives, très nettes, très « esthésiques », projetées
dans la réalité objective avec laquelle elles faisaient corps et dotées de ces
propriétés de localisation dans l ’espace qui sont comme l ’attribut essentiel
d ’une véritable perception extérieure. L ’essence du phénomène consistait
donc dans la création psychique d ’un objet faux ayant tous les attributs d ’un
objet vrai — accédant à une objectivation au sens fort (avec des qualités spa­
tiales et sensorielles) et sans relation avec un objet du monde extérieur. Cela
a abouti à la fameuse définition elliptique : l ’Hallucination est une percep­
tion sans objet. Cette définition est bonne, nous l’avons vu, en ce sens q u ’elle
prend l’Hallucination pour ce q u ’elle est, c ’est-à-dire une falsification de l ’acte
perceptif où se projette l’imagination et non pas une perception vraie conforme
à l ’excitation « physiologique » des organes et centres perceptifs par un objet
extérieur. Mais comme cette définition idéale convenait à la majestueuse
« Perception sans objet », à la fameuse Hallucination psycho-sensorielle,
mais ne convenait pas du to u t à la plus grande masse des phénomènes hallu­
cinatoires délirants notam m ent, on a assisté à un deuxième chassé-croisé.
On a fini p ar transférer le modèle de l ’Hallucination sur celui de la Pseudo­
hallucination.
Baillarger a d ’abord décrit par référence aux expériences de l ’extase mystique
des « Hallucinations psychiques » différentes des « Hallucinations psycho-sen­
sorielles ». Mais en les appelant encore Hallucinations il introduisait le
cheval de Troie dans le siège de l ’Hallucination comme nous allons le voir.
Il ne s’agissait plus dans cette variété « psychique » d ’une projection dans
le monde objectif, mais d ’une objectivation d ’un phénomène subjectif (objec­
tivation psychique), d ’une sorte d ’extranéité de la pensée, des images, des
idées éprouvées par le Sujet comme étrangères à lui-même. Dès lors, le pro­
blème des Hallucinations devait désormais s’orienter vers l ’étude de tous les
phénomènes d ’automatisme et de désintégration de la personnalité sans que
l’on ait cessé pour autant (et c ’est toute la contradiction du système) de définir
DEUXIÈME CHASSÉ-CROISÉ 85

l ’Hallucination comme un phénomène sensoriel... Suivons d ’abord ce m ou­


vement sur le plan purement clinique.

Déjà Leuret (1834) avait opposé aux Hallucinations les inspirations pas­
sives : « L ’inspiré passif et l’halluciné, écrit-il page 270, diffèrent en ceci :
« chez l ’halluciné une pensée dont il ne s’attribue pas la création se produit,
« et en se produisant se formule p ar une impression. Chez l ’inspiré, l ’acte
« suit immédiatement la pensée; il n ’y a pas comme dans le cas précédent
« l ’intermédiaire d ’une impression... Les ascétiques, bien mieux que les
« psychologistes et les médecins, ont signalé cette différence... D ’après Dieu
« et l ’homme, la communication se fait de deux manières : l ’une, imaginaire;
« l ’autre, intellectuelle (Cette dernière) est une sorte d ’exaltation d ’esprit
« avec dissociation entre les pensées et le Moi. Les pensées sont plus souvent
« bizarres, absurdes ou incohérentes. Mais elles ont cela de commun que celui
« qui les a, les attribue à un esprit différent du sien. Cette communication
« intellectuelle est ce que j ’appelle inspiration passive ». Ce sont ces phéno­
mènes que B aillarger devait appeler les Hallucinations psychiques.
D t sim M ém oire sur les Hallucinations, Baillarger distingue en effet deux
M t a é lta h o u b o o s : « les unes complètes, composées de deux éléments
■ ex qui sam le résultat de la double action de l ’imagination et des organes
t des sens : ce sont les Hallucinations psycho-sensorielles —- les autres, dues
« seulement à l'exercice involontaire de la mémoire et de l ’imagination, sont
c tout à fait étrangères aux organes des sens et sont, par cela même, incom-
« plètes: ce sont les Hallucinations psychiques ».
Nous avons vu précédemment avec Esquirol la notion d ’Hallucination,
pour se dégager de la simple illusion des sens, s’éloigner de toute donnée sen­
sorielle. M aintenant, par contre, tout ce qui dans les troubles des perceptions
est ou paraît sensoriel va être considéré comme hallucinatoire, mais ce qui
ne l ’est pas va entrer dans le cadre des « Pseudo-hallucinations ». Inutile
de dire que la masse phagédénique de ces Pseudo-hallucinations va croître
et embellir en com prom ettant sans la remettre en question la définition sen­
sorielle de l ’Hallucination.
C ’est ainsi que Michea rem arquait en 1849 : « Admettre des Hallucinations
« dénuées d ’apparence objective des paroles sans bruit, des images sans forme
« et sans couleur, c ’est embrouiller toutes les formes psychologiques ». Il pro­
posait d ’employer pour désigner les Hallucinations psychiques de Baillarger
le terme de « fausses Hallucinations y). L ’histoire des (.(Pseudo-hallucinations » (1)1

(1) Il est remarquable et caractéristique qu’en Médecine la notion de « pseudo »


(«pseudo-asthme», «pseudo-rhumatisme», «pseudo-diphtérie», etc.) exprime l’incer­
titude et l’ambiguïté des phénomènes biologiques se prêtant mal à une distinction nette
et absolue. C’est la continuité naturelle qui s’insurge contre la discontinuité des clas­
sifications artificielles. Dès qu’une espèce est « isolée », sa « typicité » tend à s’effacer
par la notion de « pseudo » qu’il engendre presque nécessairement. La définition de
86 ÉVOLUTION DES IDÉES SUR LES HALLUCINATIONS

que nous allons rapporter va justem ent expliciter l ’impossibilité de considérer


l ’ensemble de l’activité hallucinatoire comme défini p ar un trouble sensoriel
primitif. Quoi q u ’il en soit, le groupe des Pseudo-hallucinations va donc
recueillir désormais des formes d ’Hallucinations de moins en moins sensorielles.
Griesinger signalait des « Hallucinations pâles ». Kahlbaum décrivit des
« Hallucinations abstraites ou aperceptives » et des « Hallucinations de souvenir ».
Hagen des « Pseudo-hallucinations », toutes désignations qui caractérisent
des représentations mentales, des imaginations «vécues» comme ayant
peu d ’esthésie sensorielle. Kandinsky, par contre, appelait « Pseudo-halluci­
nations » des représentations mentales très vives, esthésiques, mais sans
objectivation spatiale. On a décrit ensuite (Tamburini, etc.) des Hallu­
cinations de la sensibilité générale, c ’est-à-dire des troubles psycho-sensoriels
dans une sphère sensorielle où illusions et Hallucinations sont impossibles
à distinguer et se trouvent fatalement confondues. A partir de la notion d ’Hallu­
cinations du « sens musculaire » (Cramer), Seglas créa la notion & Halluci­
nations et de Pseudo-hallucinations psycho-motrices verbales ». Dès lors, non
seulement l ’Hallucination n ’est plus le fait d ’entendre des voix dans l ’espace
et avec les attributs sensoriels d ’une perception externe (Hallucinations psycho­
sensorielles) ni même dans l’espace analogique de la pensée (Hallucinations psy­
chiques), mais elle n ’est plus ici que l ’impression illusoire de parler malgré soi
ou de rester étranger à sa propre parole. G. Petit dans sa Thèse (1913) propo­
sait d ’appeler « auto-représentations aperceptives » ces représentations mentales
sans caractère psycho-sensoriel, perçues immédiatement par la Conscience
du Sujet comme exogènes. Il les considérait comme des Pseudo-hallucinations,
manifestations d ’un automatisme élémentaire « très voisin, disait-il, de celui
de l ’Hallucination».
Et voilà q u ’à force de décrire cette variété infinie de Pseudo-hallucinations,
s ’opérait u n nouveau renversem ent de la notion d ’H allucination. C e s o n t
DE PLUS EN PLUS LES « PSEUDO-HALLUCINATIONS » CONSIDÉRÉES COMME DES PHÉ­
NOMÈNES ÉLÉMENTAIRES D ’AUTOMATISME QUI SONT DEVENUES LES VRAIES HALLU­
CINATIONS. Ces « chassés-croisés » dans la définition e t la conception p ath o ­
génique des H allucinations qui a m arqué toute l ’époque de 1890 à 1930
(au m oins en France) m éritent évidem m ent quelques éclaircissements.
Tout d ’abord, la définition générale de l ’Hallucination (perception sans
objet) tout en étant maintenue abstraitement dans les discussions, Traités
de Psychiatrie, etc. n ’a plus visé le genre puisque la plupart de ses espèces
ne correspondent pas à ce concept général. Il a donc bien fallu trouver
un autre genre, et c’est celui des « phénomènes psychiques artificiellement et
mécaniquement produits » qui s’est imposé à l ’esprit. Certes, les cliniciens
et psychopathologues auraient pu revenir en arrière, réintégrer les Pseudo­
hallucinations dans les Hallucinations considérées non point comme des

l’Hallucination comme un phénomène sensoriel devait exiger la description d ’une


infinité de « Pseudo-hallucinations », celles-ci prenant de plus en plus et nécessaire­
ment la place de celui-là.
PHÉNOMÈNES « SENSORIELS » ET « PSEUDO-SENSORIELS » 87

« illusions des sens » mais comme des formes du délire dont justem ent les
qualités sensorielles sont contingentes. Mais ce retour en arrière, ce retour
aux sources (celui que nous n ’avons cessé de préconiser, de prom ouvoir et
d ’appliquer déjà dans nos travaux antérieurs et qui constitue le sens de cet
ouvrage), c ’est justem ent ce que la science psychiatrique n ’a pas fait. Elle
s’est enlisée dans cette contradiction qui a consisté et consiste encore à consi­
dérer les « perceptions sans objet » comme des phénomènes simplement senso­
riels, à leur appliquer la définition et la théorie de cette sensorialité alors
que de plus en plus, évidemment, l ’im portant n ’est pas la sensorialité quand
le clinicien est forcé de décrire la masse des Hallucinations en termes de
Pseudo-hallucinations...

c) Les Hallucinations « objectivées » .


par les excitations mécaniques ou électriques.

Persévérant diaboliquement dans l’erreur, les Psychiatres faute d ’unifier to u s .


les phénomènes hallucinatoires en renonçant à trouver dans la « sensorialité »
leur dénom inateur commun, en sont tout naturellement venus à définir
l ’Hallucination dans son genre et ses espèces comme faite d ’ « atomes » non seu­
lement psychiques, mais physiques. Car, bien entendu, le modèle linéaire
mécaniste offrait très simplement ses services à cette « atom isation ». Il suffi­
sait de dire : les Hallucinations sensorielles sont l’effet d ’excitations méca­
niques fortes et les Pseudo-hallucinations sont l ’effet d ’excitations mécaniques
faibles.
Voilà donc comment nous pouvons comprendre que G. de Clérambault
ait étendu le concept d ’Hallucination à l’ensemble de ce q u ’il appelait l’ a auto­
matisme m ental », et que la théorie mécanique de l ’excitation des centres
ait connu dans la Psychiatrie classique le succès que l ’on sait.
Déjà avec le concept « d ’idées autochtones» de Wemicke et certaines
interprétations mécaniques de l ’idée obsédante, on s’était avancé dans cette
voie. Mais c ’est G. de Clérambault qui, chez nous, a porté cette conception à
son comble. Les éléments du délire, de la pensée pathologique, ont été conçus
par lui comme foncièrement « hallucinatoires » c’est-à-dire « autom atiques »
et « mécaniques » d ’emblée. Par là, le concept d ’Hallucination s’est cristallisé
dans l ’idée insoutenable d ’un déclenchement « mécanique » de phénomènes
« psychiques », modèle qui s’est étendu ensuite à toutes les formes de la
pensée morbide (postulats passionnels, obsessions, Hallucinations, rêverie)
et au délire lui-même, qui a cessé d ’être délirant pour se fonder sur le para­
sitisme de sensations... somme toute réelles.
Ainsi la part initiale d ’erreur psychique, la part de construction délirante,
idéique, affective, réservée primitivement à l ’Hallucination p ar Esquirol,
s’effondrait au terme de cette longue évolution et, p ar un curieux paradoxe
qui mesure la force irrésistible du mouvement doctrinal qui l ’entraînait, la
mécanicité jugée nécessaire pour expliquer la sensorialité anormale de l’Hallu­
cination s’étendait jusqu’aux phénomènes les plus intellectuels, les plus ima­
88 ÉVOLUTION DES IDÉES SUR LES HALLUCINATIONS

ginatifs, les plus psychiques, c ’est-à-dire les moins sensoriels. L ’Hallucination


est ainsi devenue une sorte de corps étranger, de « grain de sable » hétérogène à la
vie psychique, non plus une « perception sans objet » mais un objet mécanique
néoformé qui va s’étendre, se développer, « se construire jusqu’à devenir » une
sorte de mécanique, de polichinelle, de poupée parlante et pensante (cf. la
dernière intervention de G. de Clérambault à la Société Médico-Psychologique,
octobre 1934). L ’Hallucination a fini par être pour le psychiatre comme pour
le malade lui-même une « réalité objective », la perception d ’un objet physique.

— Parallèlement à ce travail de réduction atomistique de l’Hallucination


se développait (et cela dès 1830 ou 1840) une théorie neuro-physiologique
générale qui en faisait l ’effet de l ’excitation mécanique des centres psychiques
et psycho-sensoriels. Cette théorie, comme nous venons de le voir, s’est étendue
à toutes les variétés d'Hallucinations, y compris les Pseudo-hallucinations.
Ainsi, tous les phénomènes hallucinatoires ont fait l ’objet d ’une simple para­
phrase, d ’une pseudo-explication qui a été admirablement analysée et exposée
dans son développement historique par R. M ourgue (1). Nous n ’en retracerons
ici que l ’essentiel.
Leuret avait eu déjà l ’idée de « décalquer » les phénomènes hallucinatoires
sur la forme (plus tard ce sera la carte cytologique) du cerveau. Voyons com­
ment est née cette idée assez saugrenue chez lui et comment il l’a écartée.
« A cette sorte de fractionnement de l ’esprit qui m et en opposition deux
« séries d ’idées vient se joindre le plus souvent un autre phénomène non moins
« remarquable. Il arrive que la production de la pensée, qui chez nous n ’a pas
« d ’autre signe que la pensée elle-même, s’accompagne de la sensation d ’un
« bruit qui en fait comme une pensée parlée sans le secours des organes de la
« voix. Le malade qui l ’éprouve en même temps q u ’il pense, entend ses pensées
« et de ce q u ’il les entend, il conclut que les personnes qui l ’entourent les
« entendent aussi : de là, pour lui, un grand sujet d ’inquiétude et de tourment.
« Pour expliquer ces deux individus dans une seule personne, j ’avais imaginé
« de les placer chacun dans un lobe du cerveau. Ces deux lobes ont, en effet,
« même conformation, même structure, et nécessairement même usage...
« Cette hypothèse que chaque lobe peut suffire à une opération intellectuelle
« complète n ’est pas dénuée de fondement, car un œil voit pour les deux yeux,
« une oreille entend pour les deux oreilles, un poum on respire pour les deux
« poumons. Mais une grande difficulté : les dialogues extérieurs ne s ’établissent
« pas seulement entre deux individus, ils s’établissent entre trois et beaucoup
« plus... Deux lobes ne sauraient suffire à tan t de monde. M on explication
« ne valait rien ». C ’est pourtant cette « explication », cette « paraphrase
anatomique » (Mourgue) du symptôme clinique qui va hanter sous une forme
à peine différente l ’esprit de la m ajorité des neuro-physiologistes du xixe siècle.
Tout d ’abord, on prit argument de ce fait parfaitem ent naturel et évident, que 1

(1) R. M ourgue. Étude critique sur l’évolution des idées relatives à la nature
des Hallucinations vraies. Thèse, Faculté de Médecine de Paris, 1919.
LA PARAPHRASE NEUROLOGIQUE 89

des lésions cérébrales provoquent des Hallucinations. Aussi en Allemagne


Leubuscher, dès 1855, expliquait l ’Hallucination p ar des lésions cérébrales,
en France c’est Parchappe qui défendit cette thèse dans son Mémoire « Du siège
commun de l'intelligence, de la volonté et de la sensibilité chez l ’homme » (1856).
R itti fut le premier chez nous sous l ’influence de Luys, lui-même inspiré
par M eynert (cf. M ourgue et Schorsch), à tenter une théorie cérébrale inté­
gralement mécanique de l ’Hallucination, et il en proposait — chose curieuse —
une conception sous-corticale (« Théorie physiologique de l'H allucination »,
Thèse, Paris, 1873). Kahlbaum, en 1866, avait déjà publié une théorie céré­
brale analogue ; il décrivait le processus hallucinatoire en quatre phases :
— excitation sensorielle — conduction aux centres nerveux — métamorphose
psychique — et reconnaissance p ar les images mnésiques — et il concluait que
to u t se passait dans l ’Hallucination comme dans la perception, seule l’ano­
malie du stimulus étant hallucinogène. On était d ’ailleurs à ce m oment-là en
plein essor des études sur les localisations cérébrales (Ferner, Hitzig, Munk).
Mais ce fu t Tam burini (1880) qui exposa le premier et complètement la théorie
des Hallucinations considérées comme le produit de l 'excitation des centres
d ’images, comme une « épilepsie sensorielle ». M agnan, Séglas, Sérieux, Cap­
gras, Tanzi, etc. ont consacré dans l ’opinion de la plupart des psychiatres le
bien-fondé de cette doctrine « irritative » (1).
Enfin, conformément à l ’extension du concept d'H allucination (sous la
forme généralement de « Pseudo-hallucination »), à presque tous les phé­
nomènes d ’automatisme m ental, de pensée m orbide et de délire, Wernicke à
la fin du xixe siècle et G. de Clérambault au début du XXe siècle, l ’un dans sa
théorie de la « disjonction » et l ’autre dans sa théorie de 1’ « autom atism e
mental », fondèrent l ’ensemble des phénomènes décrits sur des troubles de la
conduction nerveuse, tels que les symptômes hallucinatoires ou d ’automatisme
les exprimaient directement avec un minimum ou même une absence complète
de troubles psychiques : l ’H allucination fin it alors pa r ne plus être u n
symptôme po u r devenir u n processus mécanique . L ’écart qui séparait l ’aspect
clinique du trouble générateur n ’existait plus. C ’est un peu comme si la Psychia­
trie avait été chassée du problème des Hallucinations ; et c ’est tout juste si on
ne représentait pas l ’Hallucination comme une chose, comme un être que les
yeux, les oreilles de l ’observateur pourraient peut-être un jour percevoir
à l ’ultra-microscope comme l’halluciné les perçoit. Paraphrase de l ’analyse
clinique, cette conception ne pouvait elle-même se soutenir — comme l ’Hallu­
cination elle-même — que par un véritable délire. De telles conceptions théo­
riques représentent, en effet, une sorte de mythologie, de délire neuro-physio­
logique.1

(1) A vrai dire, ces grand cliniciens se sont bien inspirés de ce dogme neurologique
de l’époque, mais certains (Séglas, C apgras notamment) n ’en ont pas été longtemps
dupes.
90 ÉVOLUTION DES IDÉES SUR LES HALLUCINATIONS

4° L e d o g m e m é c a n is te :
s im p lic ité e t u n ité d u m é c a n is m e a p p liq u é e s
à la c o m p le x ité e t à l ’h é té r o g é n é ité
d e to u s les p h é n o m è n e s h a llu c in a to ir e s.

Ainsi, petit à petit et de fil en aiguille, la clinique classique a pris l ’habitude


de découper — notam m ent dans le délire hallucinatoire — des éléments qui
lui ont paru pouvoir se présenter isolés (sans délire) et de les considérer comme
des phénomènes mécaniques. Elle a réduit la complexité et l ’hétérogénéité
des phénomènes q u ’elle embrassait sous le nom d ’Hallucinations et de ses
variétés infinies, à un dénominateur commun trop simple pour être vrai :
le parasitisme idéo-sensori-moteur de la pensée et de l ’action. Tel est le dogme
classique de la fin du XIXe siècle. A utant dire que tournant le dos à une véri­
table classification des phénomènes hallucinatoires relativement à l ’exercice
norm al de l ’im agination d ’une part, et à leur nature délirante d ’autre part,
la conception classique dans un atomisme labyrinthique où s ’est enlisé le pro­
blème des Hallucinations.
U n dogme s’est établi lentement, comme p ar stratifications successives et au
travers des contradictions du triple chassé-croisé que nous avons dénoncé.
D ’abord, on a considéré l ’Hallucination comme un phénomène essentiellement
sensoriel, puis on l’a étendue paradoxalem ent à toute une série de phéno­
mènes psychiques non sensoriels. Ensuite, continuant toujours à être
définie comme une perception sans objet, on l ’a dotée d ’un objet en se la
représentant comme l ’effet d ’un stimulus sensoriel p ar excitation interne
(cérébrale). Enfin, tout en gardant pour des faits qui n ’y correspondraient plus
la définition « perception sans objet » et la théorie de l’excitation sensorielle,
on a introduit dans le concept « Hallucination » une masse toujours plus grande
de symptômes qui n ’avaient à peu près plus rien à voir avec sa définition
classique. E t cela toujours pour mieux garantir une conception mécanique de
l ’Hallucination qui devait atteindre son acmé dans la conception de l ’auto­
matisme mental de G. de Clérambault. Telle est la raison profonde de
l ’extraordinaire fortune de la doctrine du M aître de l ’Tnfirmerie, de ce grand
Clinicien qui s’est laissé entraîner p ar le délire même de ses hallucinés, à croire
comme eux q u ’ils ne sont pas délirants puisque ce q u ’ils disent c ’est l ’énoncé
de ce q u ’ils éprouvent « réellement », c’est-à-dire de sensations qui se donnent
comme telles (primitives ou autochtones), qui ne contractent par conséquent
avec le délire que des rapports, de contingence occasionnelle.
Ce dogme peut être présenté sous forme de propositions dont l’ensemble
constitue la doctrine classique dont l ’énoncé fait apparaître ses contradictions :
1. L ’Hallucination n ’est q u ’une image intensifiée.
2. L ’Hallucination est une image sensorialisée, très « esthésique » et
« spatialisée » qui impose p ar elle-même la conviction de sa réalité.
LE DOGME MÉCANISTE 91

3. L ’Hallucination est une production de qualités sensibles anormales.


Elle est essentiellement esthésique, primitivement sensorielle.
4. L ’Hallucination est un phénomène partiel, isolé. Elle peut se rencontrer
chez un être sain. Elle est com patible avec la raison, c ’est-à-dire q u ’elle ne
dépend pas du Délire.
5. L ’Hallucination p ar son intensité et sa durée peut au contraire provoquer
le Délire. C ’est une cause et non un effet du Délire. Celui-ci est réduit à la thém a­
tique contingente, au « contenu » qui peut ou non s’ajouter au phénomène
psycho-sensoriel basal.
6. L ’Hallucination est un produit mécanique et rien que cela. Elle n ’a pas
de relations causales ni même d ’association nécessaire avec la vie psychique.
C ’est un objet anatomique, une chose.
7. L ’Hallucination, « perception sans objet », com portant tous les degrés
allant de l ’Hallucination sensorielle à l ’Hallucination psychique est, p ar
contre, un phénomène distinct de tous les autres phénomènes morbides (illusion,
interprétation, obsession, délire).
Telles sont les sept thèses essentielles, celles que préfigurait déjà la fameuse
discussion de 1855 et qui ont constitué la théorie classique de l ’Hallucination.
Elles ne se trouvent peut-être nulle p art — à notre connaissance — présentées
de cette façon systématique, mais ce sont elles que l ’on rencontre toujours
et sans cesse dans les diverses études sur les Hallucinations comme dans
l ’esprit de la plupart des cliniciens classiques. C ’est notam m ent à ce « corpus »
théorico-hypothétique que correspond l ’entité « Psychose hallucinatoire
chronique » si chère à l ’école française (1) distinguée, d ’après les critères que
nous venons de rappeler, du Délire systématisé d ’interprétation... des Délires
d ’imagination ou d ’intuition...
Voilà, en dernière analyse, à quel système a abouti le développement des
études sur les Hallucinations depuis Baillarger jusqu’à G. de Clérambault.
Indifférents à l ’extension imposée p ar l ’observation des faits au domaine de
l’Hallucination, les auteurs ont persisté à faire une théorie de la projection
hallucinatoire en général, comme s’il n ’existait dans la série hallucinatoire
que des faits primitivement sensoriels, isolés, générateurs éventuels d ’un Délire
contingent, produits p ar une excitation mécanique et radicalement distincts
des autres troubles mentaux, c’est-à-dire des faits exceptionnels sinon mythiques,
sans se demander si à ces critères correspondaient bien toutes les Hallucinations,
ou même si de tels faits existaient véritablement qui com porteraient de telles
caractéristiques. Pour le moment, il nous suffit de remarquer que pour si claires
et distinctes que soient ces diverses propositions dogmatiques, il est évident1

(1) Le terme d ’ahallucinose », dans le sens de Wernicke, y correspond (quoiqu’elle


vise surtout des Délires hallucinatoires subaigus) à peu près dans les écoles étrangères,
et c ’est pourquoi nous renonçons à appeler de ce mot le groupe de ces phénomènes
hallucinatoires compatibles avec la raison que nous proposerons d ’appeler « Éidolies ».
92 ÉVOLUTION DES IDÉES SUR LES HALLUCINATIONS

q u ’elles sont inadéquates à la clinique de l'ensemble de la série hallucinatoire.


En considérant l ’Hallucination comme un corps étranger, un objet, une telle
conception est incompatible avec l ’idée même de perception sans objet. Disons
to u t simplement que le délire ayant été expulsé de la structure de l ’Halluci­
nation telle q u ’elle s’observe dans les maladies mentales, l ’Hallucination est
devenue une « pauvre chose », cette machine ou ce train d ’ondes qui n ’apparaît
chez le délirant que lorsqu’il est pris au mot... Par contre, en évacuant le délire
de toutes les Hallucinations, ce dogme classique s’est interdit de m ettre en évi­
dence la distinction entre Hallucinations délirantes « Hallucination » compa­
tibles avec la raison. A utant dire q u ’il s’est ainsi condamné à n ’envisager
l ’ensemble des Hallucinations que comme des atomes inertes en restant indiffé­
rent aux niveaux structuraux du contexte qui assigne aux Hallucinations
leur ordre « naturel » de classification.
En séparant les Hallucinations les plus fréquentes (les Hallucinations déli­
rantes, celles de Berbiguier) du délire, le psychiatre en est lui-même réduit
à délirer, à reprendre à son compte le délire de l ’halluciné. Mais ce mouvement
atomistique et mécaniste a tiré des concepts neuro-physiopathologiques
une telle force, q u ’il s’est imposé. Sa solidarité avec la physiopathologie
cérébrale du xixe siècle l ’a doté d ’une telle puissance de pénétration q u ’il
garde encore la faveur de beaucoup de psychiatres. Disons même que la
plupart d ’entre eux ne peuvent jam ais complètement s’en dégager.
On ne peut à ce point de vue, semble-t-il, ne pas être frappé de l ’extra­
ordinaire parallélisme de l ’évolution des idées sur l'H allucination et de l'évo­
lution des idées sur l'aphasie. Le problème de l ’Hallucination se trouve encore
de nos jours au point où était le problème de l ’aphasie à l ’époque des « sché­
mas ». Même multiplication de variétés, sous-variétés ; même appel à la théo­
rie des images (effacement dans l’aphasie, déclenchement dans l ’Halluci­
nation) ; même rupture avec l ’ensemble de l ’activité psychique (formes partielles
de l ’aphasie et phénomènes hallucinatoires élémentaires). Ne faut-il pas conclure
de cela que la même « révolution » doit s’accomplir ? Elle s’est déjà accomplie,
au moins en partie, si nous tenons compte m aintenant des oppositions q u ’elle
a suscitées.

5° R é a c tio n s a u d o g m e c la ssiq u e d u X I X e siè c le .

Lorsqu’on lit attentivement les auteurs du xixe siècle (notamment Bottex,


Lelut, Leuret, Brierre de Boismont, J. P. Falret, M oreau (de Tours)), on rencontre
déjà une très forte opposition à l’édification du dogme de la mécanicité de
l ’Hallucination. Mais il semble que dans la suite et jusqu’au début du XXe siècle
— nous l ’avons vu — les réactions aient été beaucoup plus faibles. C ’est
que les grands classiques (Baillarger, Kahlbaum, Lasègue, Magnan, Séglas et
Sérieux) avaient fini par adopté, sinon diriger ce mouvement.
Cependant, cette « atomisation » de l ’Hallucination, cette « matériali­
sation » du Délire (ou si l ’on veut sa « volatilisation ») devaient se heurter
RÉACTIONS CONTRE LE DOGME CLASSIQUE 93

à bien des hésitations chez les défenseurs mêmes de la conception classique (1)
et ensuite à toute une série considérable de travaux m ettant l’accent d ’une
façon générale : 1° sur l ’importance de la dynamique de l ’Tnconscient dans
la genèse du trouble hallucinatoire ; 2° sur le caractère global et structural
du trouble hallucinatoire.

a) La réaction psychogéniste et ses excès. — Tout naturellement, au


modèle linéaire mécanique dont nous venons de retracer l ’itinéraire historique
s’est substitué l ’autre modèle linéaire, celui de la trajectoire qui lie l ’Hallu­
cination non plus à un objet physique mais à une motivation. Car, bien entendu,
les voix, les visions, les communications hallucinatoires ont un sens, sont des
« signifiants », et l ’absurdité d ’une théorie de l ’Hallucination qui la réduit
à n ’être qu’un phénomène mécanique (« anidéique » disait G. de Clérambault)
éclate comme une évidence. De telle sorte que l ’anti-thèse de cette thèse a trouvé
tout naturellement sa formulation dans une interprétation antinomique de l ’Hal­
lucination, cette fois assimilée à la projection affective.
A cette anti-thèse des concepts classiques du XIXe siècle, la psychologie
et la philosophie du xx® siècle ont fourni la notion fondamentale d ’intentionna­
lité : intentionnalité consciente au sens de Brentano — intentionnalité incons­
ciente au sens de Freud : c ’est-à-dire, en dernière analyse, le modèle de la liaison
du désir à son objet. Les théories psychogénétiques de l ’Hallucination
la font dépendre, en effet, essentiellement des affects, c’est-à-dire des pulsions
et de l ’organisation complexuelle.
Dans une première approxim ation c’est le sens affectif des phénomè­
nes hallucinatoires qui a été mis en évidence. L ’Hallucination (comme le
délire) y est, dès lors, considérée comme une croyance par laquelle le Sujet réa­
git aux situations passées ou actuelles, ou compense les difficultés et les désa­
gréments de son existence, ou se défend contre l ’agression du monde extérieur.
C ’est ainsi que les « facteurs affectifs », « réactionnels » constituent l ’essen­
tiel d ’une psychogenèse de l’Hallucination qui la fait dépendre des mobiles du
Sujet en situation de conflit. Sans doute est-ce la paranoïa qui, depuis Kraepe­
lin jusqu’à Kretschmer, Bleuler et Claude, a constitué le champ privilégié de
cette conception affective du Délire dont sont'exclues — assez paradoxalement
nous le verrons — les Hallucinations. Mais l ’ombre de la paranoïa — ou si
l’on veut, les relations qu’elle affecte avec le Délire en général — s ’étend
à l ’ensemble du Délire et des Hallucinations elles-mêmes (syndrome d ’influence
de Séglas, syndrome d ’action extérieure de Claude, délire des sensitifs de
Kretschmer, et plus généralement délire systématisé de persécution des clas­
siques). De telle sorte que ce qui parut ne valoir que pour u n groupe de délires
non hallucinatoires a fini peu à peu par atteindre le noyau hallucinatoire lui-
même pour autant q u ’il est commun à tous les délires. Toutes les écoles de 1

(1) Ces hésitations et ces contradictions sont très frappantes chez tous les grands
Omiciens (Baillarger, M agnan, Sérieux). Elles ont abouti, par exemple, à un ren­
versement complet de l'attitude de Séglas à partir de 1900.
94 ÉVOLUTION DES IDÉES SUR LES HALLUCINATIONS

Psychiatrie contemporaines (de E. Bleuler à A. Meyer, Kretschmer, Kehrer


et à H. S. Sullivan) se sont orientées vers cette « Psychiatrie compréhensive »
des relations affectives q u ’objective la projection hallucinatoire.
Il appartenait évidemment à l 'école freudienne, c ’est-à-dire à la psycho­
pathologie fondée sur l ’Inconscient, de fournir à cette réaction contre le dogme
classique son fondement le plus profond. Comment, en effet, le clinicien
pourrait-il ne pas apercevoir que ce qui parle dans les voix de son patient, le rêve
q u ’il se donne en spectacle, les sensations pénibles ou voluptueuses (et le plus
souvent les deux à la fois) q u ’il perçoit dans son corps, c ’est son Inconscient ?
Le problème de l ’Hallucination, avons-nous écrit en tête de cet ouvrage, c ’est
le problème de l ’Inconscient. On comprend bien q u ’une psychopathologie
tout entière basée sur l ’Inconscient devait trouver dans le domaine des Hallu­
cinations (comme dans celui du rêve) son aire d ’application priviligiée. Car il
est bien évident que l ’Hallucination est toujours et nécessairement un bourgeon
de l ’instinct ou un rejeton de l ’Inconscient (Abköm m ling des Unbewussten).
Dès lors on a assisté à un extraordinaire et bienfaisant approfondissement
de la projection hallucinatoire, mais aussi inversement — rançon du génie
de Freud — à une extraordinaire extension et évaporation du concept même
d ’Hallucination. Si, en effet, l ’Hallucination projette la dynamique de l ’Incon­
scient et si l ’Inconscient projette sa dynamique dans toutes les formes de l ’exis­
tence humaine, c ’est-à-dire si tout se passe comme si les structures de l ’être
conscient n ’intervenaient jam ais ou nulle part (ou seulement comme une pure
contingence épiphénoménale), il est bien clair que toute perception est Hallu­
cination et que l ’Hallucination se confondant avec la perception elle-même
ne peut se définir dans sa physionomie et sa structure particulières. Somme
toute, au regard d ’une théorie généralisée de l ’Inconscient, il n ’y a ni réalité
ni irréalité, comme dans l ’Inconscient lui-même. Et voilà pourquoi, diluée
p ar les conceptions psychodynamiques contemporaines dans tous les « phan­
tasmes » (rêve, association libre, acting out, régression, névroses, psychoses,
croyances, conscience morale, etc.) qui infiltrent toute l ’existence, l ’Hallu­
cination devenant tout ou n ’im porte quoi, n ’est plus rien. Le recours au modèle
linéaire du type dynamico-intentionnel a fini par tuer l ’Hallucination à laquelle
on l ’appliquait, aussi sûrement que le modèle mécanique de l ’Hallucination
la faisait disparaître en la fondant sur un objet physique. Ceci est m e des
raisons les plus profondes de la disparition même du problème des Halluci­
nations dans la plupart des écoles psychiatriques actuelles. La « psychogenèse »
a ici accompli son œuvre : au lieu de résoudre le problème, elle l’a supprimé.
b) La réaction organo-dynamique et ses corollaires. — C ’est dans une
to u t autre perspective plus résolument « naturelle » (1) et plus rigoureuse,1

(1) J ’ose, en effet, avoir maintenant et plus que jamais l’audace d’inscrire
l’Hallucination dans une « Histoire naturelle de la folie », car la maladie mentale est
un phénomène naturel et non un phénomène culturel, comme l’ayant affirmé au début
de cet ouvrage je ne cesserai de le réaffirmer.
RÉACTIONS CONTRE LE DOGME CLASSIQUE 95

que se situent les réactions que nous appelons organo-dynamiques car elles
partent de l ’hypothèse d ’une organisation architectonique de l ’être psychique
dont la désorganisation est proprem ent hallucinogène et déliriogène.
Contre l’idée de réduire l ’Hallucination et tout le cortège pseudo-halluci­
natoire qui lui, est intrinsèquement lié à un phénomène partiel de production
mécanique sensorielle, un grand nombre de cliniciens et de psychopathologues
se sont insurgés en recourant au modèle architectonique de l ’organisation et
de la désorganisation des « fonctions psychiques supérieures » et en soutenant
deux thèses essentielles : l ’Hallucination est l ’effet d ’un bouleversement
structural de l’être psychique (dont le Délire est la m anifestation); l ’Halluci­
nation est un phénomène secondaire à ce bouleversement.
L ’idée d ’un bouleversement analogue mais au niveau « périphérique »
des activités des organes des sens, dont nous verrons l ’importance, a été
bien plus difficile à se faire jour.
C ’est à J. P. Falret, à M oreau (de Tours) et à Delasiauve que revient le
grand mérite d ’avoir au milieu du xixe siècle illustré et fortifié par leurs lucides
réflexions et leur sens clinique cette double thèse qui pose comme « fa it prU
mordial » du délire hallucinatoire ses rapports avec le rêve, c ’est-à-dire en fin
de compte sa structure négative.
Nous avons avec H. Mignot (1) souligné il y a plus de vingt ans l ’importance
considérable de la position de M oreau (de Tours) sur ce point fondamental.
Lorsque E. Bleuler a intégré l ’activité hallucinatoire des schizophrènes dans
le processus schizophrénique, il a également souligné avec force que les troubles
psycho-sensoriels (Trugwahrnehmungen) sont des « symptômes secondaires »
à la désagrégation de l’activité psychique. Et toutes les analyses, les innom ­
brables études structurales de la pensée et de l ’existence schizophréniques
(Berze, Gruhle, Mayer-Gxoss, C. Schneider, Minkowski, Wyrsch, Binswan-
ger, Sullivan, etc.) n ’ont cessé depuis lors de réintégrer l ’activité hallucinatoire
dans les modalités de la dissociation autistique (2).
Pierre Janet, dans ses études et spécialement dans ses articles sur les Hallu­
cinations et le délire de persécution (1932), n ’a cessé de m ontrer que l ’Hallu­
cination est l ’effet d ’une dissolution de la fonction du réel, c’est-à-dire en fin
de compte d ’une désorganisation de la vie de relation. Pour lui le trouble
hallucinatoire indexe la dégradation dans la hiérarchie des fonctions qui
assurent la fonction du réel et la synthèse de la personnalité, et notam m ent 12

(1) H. E y et H. M ig n o t , Ann. Méd. Psycho., 1947. J ’ai repris ce thème dans mon
Étude n° 8 que j ’ai dédiée à la mémoire de cet illustre aliéniste, puis plus récemment
dans mon rapport au Congrès Mondial de Madrid (1966) reproduit in extenso dans
VÉvol. Psych., 1970, p. 1-37.
(2) Notons par exemple l’importance accrue des troubles de la Conscience dans les
analyses structurales des schizophrénies telle qu’elle apparaît dans les C. R. de la
Société italienne de Psychiatrie (Pise, 1966), in « Il Lavoro Neuro-Psichiatrica »,
1968, 42, pp. 491-558.
96 ÉVOLUTION DES IDÉES SUR LES HALLUCINATIONS

de cette synthèse de l'individuel et du social qui est la caractéristique de la psy­


chologie humaine. L ’école phénoménologique et structuraliste (Jaspers,
Ch. Blondel, C. Schneider, W. Mayer-Gross, Erwin Straus, E. Minkowski,
L. Binswanger, P. Matussek, H. Müller-Suur, M. Merleau-Ponty, D. Car-
gnello, J. Zutt, etc. pour ne citer que ceux qui ont spécialement étudié l ’Hallu­
cination) peut être considérée également comme s’opposant radicalement à la
théorie classique dans la mesure même où elle étudie les Hallucinations comme
« prises » dans une « structure », une modalité « d ’expérience » délirante défor­
m ant le réel ou une modalité d ’existence ou de coexistence où s’inversent les
communications avec le monde et Autrui.
Nous n ’en finirions pas ici de citer tous les travaux de Psychiatrie à ten­
dances structuralistes, génétiques ou phénoménologiques qui subordonnent
les diverses modalités hallucinatoires à la désagrégation, à la régression et
aux ruptures des liens existentiels ou des fonctions mentales supérieures qui
assurent la relation du Sujet à son monde et notam m ent ses relations avec
autrui. Nous nous réservons d ’ailleurs dans les chapitres que nous consacrerons
(3e Partie) à ce que nous appelons la division naturelle de la masse des Hallu­
cinations en deux catégories (Éidolies hallucinosiques et Hallucinations déli­
rantes), dans celui où nous exposerons le problème des « Psychoses délirantes
et hallucinatoires chroniques » et surtout dans notre dernier chapitre sur la
conception organo-dynamique de l ’Hallucination, d ’insister sur tous ces travaux.
Q u’il nous suffise de souligner ici l ’inspiration «jacksonienne » (généra­
lement d ’ailleurs non explicite) de tous les auteurs qui ont vu dans l ’Halluci­
nation une manifestation secondaire ou positive de ce trouble prim ordial et
négatif que constitue, sous toutes ses formes, le Délire. Pour nous, la meilleure
manière d ’exprimer l ’essentiel de cette thèse c ’est de la formuler en disant
que l ’Hallucination est essentiellement délirante, en ce sens q u ’elle est l'effet
d'une désorganisation de l'être conscient, c'est-à-dire du systèm e de la réalité,
comme disait Freud. C ar si celui-ci a trahi son propre système en négligeant
les structures de l’être conscient, il n ’a cessé pourtant d ’en saisir la nécessité
pour fonder tout à la fois l ’Inconscient, le rêve et le champ de la psycho­
pathologie en se référant constamment à ce système de la réalité qui n ’est
autre que la structure même de l ’être conscient (cf. plus loin p. 1100-1113).
Ainsi, dans cette perspective où convergent tan t de conceptions fonda­
mentales de la science psychiatrique, l ’Hallucination loin d ’être toujours
séparable du Délire ne peut se définir et se décrire le plus souvent que comme
une de ses modalités. Mais en réintégrant le problème des Hallucinations
dans celui des Délires, il importe aussi de souligner que la solution de ce pro­
blème ne consiste pas seulement à dire que les Hallucinations sont le reflet
des structures délirantes aiguës ou chroniques, mais aussi à affirmer q u ’il y a
une variété de phénomènes hallucinatoires qui ne com portent pas de Délire.
Car il nous faut m aintenant revenir au point de départ du développement his­
torique du concept. d ’Hallucination, à Nicolaï et à Berbiguier. Il fa u t expurger
le problème général des Hallucinations (qui sont le plus généralement délirantes)
de ces phénomènes qui se présentent comme des phénomènes de désintégration
RÉACTIONS CONTRE LES THÈSES CLASSIQUES 97

des fonctions perceptives à un niveau proprement sensoriel (qui ne sont justem ent
pas délirantes).
C ’est revenir à la distinction q u ’Esquirol établissait entre « Hallucina­
tions » et « Illusions des sens » ; c ’est aussi remettre sur sa base la pyra­
mide des phénomènes hallucinatoires : en bas, au niveau fonctionnel, celui
de la désintégration des organes des sens et des analyseurs perceptifs, les
Hallucinations non délirantes (illusions des sens que nous appelions jus­
q u ’ici les « hallucinoses » mais que nous proposons d ’appeler « Éidolies
hallucinosiques ») ; en haut, les fausses perceptions délirantes, c ’est-à-dire
ces modalités d ’altération de la réalité que sont les « perceptions-sans-objet-
à-percevoir », c’est-à-dire des perceptions qui p ar une « infraction qualifiée »
de la Loi ontologique de l’être psychique confèrent dans et par le délire la
réalité du sensible à l’irréalité de l ’imaginaire.

Nous devons tirer des leçons profitables de cette étude historique. Elle
nous a m ontré comment s’est développé le dogme classique prétendant à
une généralisation abusive d ’un phénomène, lui-même mythique quand il
est considéré dans sa mécanicité. N ous verrons à quelles difficultés se heurte
cette théorie de la mécanicité généralisée. Force nous sera donc d ’admettre
une théorie, mais celle-ci vraiment générale et naturelle de l’activité halluci­
natoire qui s’oppose profondém ent à la théorie classique dont nous avons
exposé les sept thèses principales. Nous pouvons déjà éclairer notre lanterne
et prévoir que nous serons amené à adm ettre :
1. que l ’Hallucination doit être radicalement séparée de toutes les modalités
de fantastique et d ’irrationnel que la perception humaine dans sa généralité
admet chez tous et chez chacun ;
2. que l ’Hallucination n ’est pas toujours semblable à elle-même, q u ’elle
a une structure différente selon le niveau de la vie psychique où elle se produit,
et qu’à cet égard il n ’y a pas lieu de distinguer radicalement les Hallucinations
psycho-sensorielles (esthésiques) et les Pseudo-hallucinations psychiques
(pseudo-esthésiques) ;
3. que l’Hallucination n ’est pas primitivement « sensorielle ». Que sa
sensorialité plus ou moins grande ou ses qualités esthésiques sont les termes
d ’un processus complexe constituant une résultante et non une sorte d ’atome
générateur ;
4. que l ’Hallucination sous sa forme d ’Éidolie hallucinosique n ’est
« partielle » et « compatible » avec la raison que si l ’anomalie structurale
des fonctions perceptives est elle-même partielle (cas Nicolaï) ;
5. que l ’Hallucination n ’est pas en elle-même génératrice de délire car
les Hallucinations à structure éidolo-hallucinosique ne sont pas une condition
nécessaire ni suffisante du délire. Quand, comme c ’est le cas le plus fréquent,
les Hallucinations s’observent dans un contexte délirant (cas Berbiguier),
elles dépendent du Délire dont elles sont un effet et non une cause ;
98 ÉVOLUTION DES IDÉES SUR LES HALLUCINATIONS

6. que l ’Hallucination n ’est pas « quelque chose en plus » mécaniquement


ou pulsionnellement formée mais l ’expression d ’un déficit : elle résulte de
« quelque chose en moins »,

*
* *

Même si, n ’étant qu’un symptôme « isolé », elle ne paraît être que l ’effet
d ’une simple excitation, l’Hallucination la plus « élémentaire » n ’en est pas
moins très complexe pour être l’effet d ’une désintégration du système perceptif.
D ans tous les cas, et au terme de cette étude historique et critique, la défi­
nition de l ’Hallucination vraie exclut donc les illusions des sens normales,
englobe Hallucinations psycho-sensorielles et Hallucinations psychiques et
n ’admet, à l’intérieur du genre, que la seule ligne de démarcation qui en sépare
deux espèces : les Éidolies hallucinosiques et les Hallucinations délirantes.

N O T IC E B IB L IO G R A P H IQ U E

L'H istorique du problème des Hallucinations se retrouve naturellement


dans tous les grands ouvrages dont nous avons dressé la liste. Nous devons
particulièrement signaler :

ESQUIROL. — D e s m a la d ie s m e n ta le s , t. I, 1838. M ourgue (R.). — N e u r o b io lo g ie d e l'H a llu c in a ­


M aury . — D e V H a llu c in a tio n a u p o in t d e vu e p h ilo ­ tion., 1932.
so p h iq u e e t h is to r iq u e , 1845. C laude (H .) et E y (Henri). — Évolution des idées
K andinski. — K r itis c h e u n d K lin is c h e B e tr a c h tu n g e n sur les Hallucinations, E n c é p h a le , 1932, p. 361-377.
im G e b ie te der S in n e stä u sc h u n g e n , Berlin, 1885. S chorsch (G.). — Z u r T h e o r ie d e r H a llu z in a ­
tio n e n , 1934.
C hristian . — Article Hallucination, D ic tio n n a ir e
Ey (Henri). — Esquirol et le problème des Hallu­
D e c h a m b r e , 1886.
cinations, É v o l. P s y c h ., 1939, p. 21-41.
P etit (G.). — E s s a i s u r u n e v a rié té d e P s e u d o -h a llu ­ E varts (Ed. v.). — A neurophysiologic Theory
c in a tio n . , of Hallucination, in W e s t, C . R. du Symposium
M ourgue (R.). — Évolution des idées sur l’Hallu­ de Washington, 1958, New York et Londres,
cination. T h è se , Paris, 1919. Grüne et Stratton, éd., 1962, p. 1-14.
L flong (P.). — T h è se , Paris, 1926. E llenberger (Henri F.). — T h e d is c o v e r y o f th e
Q uercy (P.). — L ’H a llu c in a tio n , 2 vol., Paris, Alcan, U n c o n sc io u s, Londres, éd. Allen Lane, 1970,
1930, t. I, Philosophes et Mystiques. 932 pages.
D EU X IÈM E P A R T IE

LES HALLUCINATIONS
DES DIVERS SENS
C H A P ITR E P R E M IE R

LES HALLUCINATIONS VISUELLES

Les « visions » des « visionnaires » constituent la masse des Hallucinations


et la foule des hallucinés auxquels on pense d ’abord lorsqu’on parle des Hallu­
cinations. Et, effectivement, ce sont les « extases » des « mystiques » qui ont
toujours posé dans toute sa gravité le problème des Hallucinations. C ’est ainsi
que la fameuse discussion de 1855 à la Société Médico-Psychologique s’est
instituée à partir de ces visions de l’au-delà qui m ettent en question leur relation
avec le corps (spécifiquement les organes de la vision), avec l ’imagination et
avec la connaissance intuitive d ’un m onde intérieur.
Une autre raison de la place privilégiée q u ’occupent, dans les études sur
les Hallucinations, les Hallucinations visuelles, c ’est que, constituant dans leur
forme la plus typique un spectacle qui se déroule dans le champ de la conscience
du Sujet qui les vit et les voit, elles se projettent, face à lui, comme des images qui
(comme dans le rêve) représentent cet « analogon » d u monde dont la figura­
tion constitue l ’essence même de l ’activité hallucinatoire et son fatal pouvoir
d ’illusion.
Ces réflexions préliminaires nous introduisent d ’emblée dans le monde
fantastique des images plutôt que dans celui plus restreint de la perception
visuelle. Il doit y avoir cependant quelque secrète correspondance entre la
perception visuelle et l ’imagination puisque l ’image est essentiellement une
image, c’est-à-dire une représentation qui est toujours prête à se re-présenter.
Nous devons à H . Bender, 1949 (1), de pertinentes réflexions à ce sujet. M ais
l ’Hallucination visuelle ne se prête guère, nous l’avons vu, à devenir objet
d ’une « reproduction » sans que l’organisation psycho-sensorielle ne subisse
une profonde altération. D ’ailleurs, l ’Hallucination visuelle n ’est pas plus
uniforme q u ’elle n ’est simple, elle englobe en effet sans pouvoir les distinguer
radicalement les images qui reflètent la réalité interne et celles qui reflètent
la réalité des objets.

L ’Œ IL E T L A P H É N O M É N O L O G IE
D E L A V IS IO N (2)

L ’œil est bien ce dispositif d ’optique qui fournit à l ’analyseur perceptif


que nous appelons appareil sensoriel de la vision ; des Stimuli qui provenant 12

(1) H. Bender, Klin. Wochenschr., 1949, 543.


(2) Consulter sur ce point M. Steriade, Physiologie des voies et centres visuels,
102 HALLUCINATIONS VISUELLES

des ondes lumineuses et qui, pour être reçus, doivent être déjà significatifs
(signaux), c’est-à-dire constitués en un certain ordre, pour faire l ’objet d ’un
certain encodage de l ’information (messages); de telle sorte que les qualités
spécifiques du monde des objets ou les qualités sensorielles q u ’il sélectionne
ne sont pas « données », mais prises dès q u ’elles sont incorporées au niveau
de la rétine.

Depuis les photo-récepteurs où s’élabore la chimie de la rhodopsine, les messages


électriques codés se transmettent et se transforment à travers le nerf optique, la bande­
lette optique, puis aux relais des corps genouillés externes et au pulvinar jusqu’aux
neurones centraux encéphaliques (rétine corticale du koniocortex, area striata,
aires 18 et 19 environnantes). Tous ces « canaux et connexions intersynaptiques »
chargés du traitement de l’information visuelle assurent dans leur articulation avec
la motilité extrinsèque et intrinsèque des globes oculaires les fonctions de perception
visuelle des objets.
L’œil est un appareil complexe qui constitue en lui-même un centre (fût-il péri­
phérique) d ’information (J. J. Gibson, 1950 et 1965), car la rétine (1) représente un
centre nerveux avec ses quatre couches (épithélium pigmentaire — couche des cellules
à cônes ou à bâtonnets — couche des cellules bipolaires dont le prolongement cellu-
lipète constitue le « vrai nerf optique » d’après Kellershohn et Pages — couche des
cellules ganglionnaires dont les axones forment le «nerf optique» avant de faire
synapse au niveau des corps genouillés externes).
Nous exposerons plus loin (7e Partie) la neurophysiologie de la rétine. Nous nous
contenterons ici de rappeler, d’après E. Grüner (in Hécaen, 1972) qu’il y a lieu de
distinguer un plexus superficiel (boutons de rubans présynaptiques aux cellules bipo­
laires et horizontales) et un plexus profond (boutons de rubans présynaptiques aux
dendrites des cellules ganglionnaires et anacrines) (v. fig. 9, p. 1166 et fig. 10, p. 1171).

Le nerf optique est chez l ’homme d ’un million de fibres, mais il existe
7 millions de cônes et 120 millions de bâtonnets (Y. Le G rand, 1969). C ’est
dire q u ’il s’agit d ’un réseau d ’un « neuro-pile » et que la rétine comporte
de nombreux neurones d ’association.
Les potentiels évoqués (2) ont été étudiés (micro-électroencéphalographie)
par Granit. Récemment, J. Bancaud (1972) soulignait à ce sujet la difficulté12

Paris, Masson, 1968,188 p. le chapitre de C. K e l l e r s h o h n et J. C. P a g e s (in Physio­


logie de Ch. K a y ser , II, p. 735-790) et les livres de R. L. G r e g o r y , « Eye and Brain »,
New York, World Univ. Press, 1966, 254 p. (trad. fr„ éd. Hachette, 1967); de
C. W. W il m a n n , « Seeing and Perceving », New York, éd. Pergamon, 1966 ; de
C. H. G r a h a m et coll., « Vision and visual perception », New York, éd. Wiley, 1965,
637 p. ; de H. H é c a e n (ouvrage ocllectif), « Neuropsychologie de la perception visuelle »,
Paris, Masson, 1972, 316 p.
(1) Cf. S. L. P olyack, « The retina », Chicago, C. U. P., 1941 ; R. L. G regory,
« Eye and Brain »; B. R. Straatsma et coll., « The retina », Univ. Califor. Press, 1969,
616 p.; G. P erdriel, Arch. Ophtcdmo., 1971, 287 p.
(2) Cf. L. Q ganek (1958), G. H. J acobs (1969), R uiz -M arcos et Valverde,
« Dynamic architecture o f the visual cortex » (1970); J. Bancaud (1972, in H écaen,
p. 40-50).
SYSTÈME PERCEPTIF VISUEL 103

de faire la part dans les réponses recueillies au niveau du scalp de leur origine
corticale ou sous-corticale; il a tenté d ’exposer leur signification pour la per­
ception visuelle et ses divers paramètres.
Telle est, en quelque sorte, la structure réceptrice de l ’appareil visuel;
mais il est bien évident : 1° q u ’au niveau même de la rétine les signaux lumineux
se transform ent en messages électriques, c ’est-à-dire q u ’ils entrent dans un
système sélectif de codage de l ’inform ation (1) ; 2° que, comme le fait rem arquer
Richard Jung (1961) à cet égard, la transform ation de l ’information n ’est pas radi­
calement différente au niveau de la rétine périphérique et au niveau de la rétine
corticale ; 3° que l’appareil sensoriel fonctionne plutôt comme un prospecteur
plutôt que comme un récepteur (2) q u ’il est subordonné à la vigilance et
à la m otivation (Form ation réticulée et Système limbique). Nous examinerons
plus loin (7e partie) cette dynamique de l ’appareil de la vision ,en soulignant
q u ’il assure une « vigilance' sensorielle » — q u ’il peut s ’éveiller ou rêver.
C ’est que la perception ne se réduit pas à cette instrumentalité. Elle s’intégre
dans le champ de la conscience de telle sorte que, en définitive, elle en dépend;
comme dépendent, en effet, nos perceptions visuelles (cf. ce que nous avons dit
plus haut de la perception en général) de l ’intentionnalité du Sujet, de sa moti­
vation, de ses auto-mouvements au sens de Weizsâcker, de « l ’hypothèse»
au sens de Postm an — somme toute, du contexte qui encadre et conditionne
toute lecture du texte perceptif. -Cela revient à dire q u ’aucune étude purement
physiologique de la perception norm ale n ’est possible sans ce que l’on appelle
parfois son complément psychologique, puisque l ’analyseur perceptif qui est
bien, certes, un instrum ent de mise au point de la perception ne suffit pas,
en dernière analyse, à constituer l ’expérience vécue du perçu en tan t q u ’il
apparaît comme un événement qui répond à la fois au regard et à la voix
qui lient le Sujet à son monde (J. Zutt, 1957). Cela revient à dire aussi que
la réverbération fonctionnelle qui réfléchit les données des sens sur les m ou­
vements q u ’ils règlent et réciproquement n ’est pas la seule qui doit être
envisagée, et q u ’une réverbération à un niveau plus élevé de l ’intégration
apparaît nécessaire : celle précisément de l ’imagination dans la perception.
Nous tirerons plus loin les conséquences de cette implication du facteur
« éidétique », du « fantasme virtuel » (au sens de Klages et de Palagyi) dans
la perception visuelle (7e Partie). Mais nous pouvons dès m aintenant souligner12

(1) H faut spécialement se rapporter au gros chapitre que R. J ung (dans le


tome I, I/IA de la « Psychiatrie der Gegenwart », 1967, p. 503-554) a consacré à
la physiologie des sens qui, pour lui, est tout à la fois subjective et objective. Nous
parlerons dans la dernière partie de ce Traité des Hallucinations des corrections qui
doivent être apportées en passant de l’information digitale à type de « binary bits »
à un modèle analogique.
(2) La composante motrice de la perception visuelle a été très étudiée par V. M. Bus-
Caino de 1945 à 1965. Le récent travail de A. L evy-Schoen (in H écaen, 1972, p. 77-92)
a repris l’étude expérimentale des mécanismes oculo-moteurs de l’exploration visuelle.
104 HALLUCINATIONS VISUELLES

avec Er. Straus que le « sens » du sens de la vue dépasse celui de la construction
des qualités visuo-spatiales de l ’objet perçu pour se découvrir comme le sens qui
fait apparaître le monde comme un spectacle. De telle sorte que la structure
psychologique de la perception visuelle n ’est pas seulement un complément
de la sensation m ais sa condition fondamentale elle-même. La vision est l’acte
p ar lequel le Sujet dresse devant lui son monde, le saisit comme contenu dans
l ’horizon lointain (D ie Ferne ist die raumzeitlische Forme des Empfinden)
relativement auquel se distribuent les objets perçus. L ’acte de la perception
visuelle, comme y insiste J. J. Gibson, est créateur d ’u n spectacle du monde,
d ’u n tableau, et c ’est en ce sens que R. A m heim (1965) a assimilé la vision à
la création même de l ’œuvre picturale, cf. aussi R . L. Gregory (1966, trad.
fr., 1967).
La vision est le sens des perspectives de la réalité qui va jusqu’au-delà
de cette réalité comme à la contem plation de l ’infini. D ’où justem ent le caractère
visionnaire de l ’extase ou de la création esthétique lorsque le Sujet dirige son
regard jusqu’au-delà de la réalité. M ais qui va aussi en deçà de la réalité des
objets, jusque dans les profondeurs du Sujet lorsque, attirée p ar son mouvement
centripète Vers le monde des images la vision dite alors intuitive devient cette
forme de la connaissance qui nous fait pénétrer avec l ’œil de la conscience
dans cet autre infini qui est celui du m onde intérieur.
N ous pouvons tirer de ces quelques trop sommaires rem arques deux
conclusions — ou si l ’on veut deux prémisses — nécessaires à l ’exposition
descriptive de l ’activité hallucinatoire visuelle. L a première, c ’est que toute
perception visuelle im pliquant l ’exercice de l ’imagination, l ’Hallucination
est pour ainsi dire virtuelle dans l ’exercice de la pensée et de l ’action, mais
que ces images en quelque sorte virtuellement hallucinatoires pour être com­
munes à tous les hommes ne sauraient entrer dans la catégorie pathologique
des Hallucinations visuelles. La seconde, c’est que les Hallucinations visuelles
proprem ent dites vont se présenter en clinique selon deux modalités fonda­
mentales : celle de phénomènes sensoriels liés à la désintégration de 1’ « arousal »
perceptif com portant d ’ailleurs autant d ’imagination que de sensorialité
(phénomènes éidoliques) — et celle des Hallucinations délirantes dont la sen­
sorialité sera pour ainsi dire secondaire aux modifications structurales de la
Conscience imageante et de 1’ « être-visionnaire-de-son-monde ».

L A V IR T U A L IT É H A L L U C IN A T O IR E
D E L A P E R C E P T IO N V IS U E L L E N O R M A L E

L ’image, dit Husserl, est un accomplissement (E rfü ïlm g ). L ’image, dit


Sartre, est une conscience. Elle est comme la floraison de la racine « hallu-
cinophilique » de l ’hum anité. Et ce sont ces formes « hallucinatoires » visuelles
normales, c’est-à-dire ces virtualités d ’illusion qui pour être justem ent impli­
quées dans la perception norm ale ne sont pas des Hallucinations dont nous
LA PART D'ILLUSION DANS LA VISION 105

dresserons plus loin le catalogue (1). N ous les appelons « normales » ou,
avec P. Quercy, « psychonomes » en ce sens que leur caractère « pseudo­
hallucinatoire » est pris dans les modalités communes de la perception. C ar
la perception norm ale ne cesse pas de l ’être quand elle com porte cette part
d ’imaginaire requise pour que quelque chose que ce soit soit perçu à la seule
condition toutefois que sa perception soit contrôlée (remise à sa place) c ’est-
à-dire, en définitive, soumise à la légalité de la com m unauté culturelle dont
dépend pour chacun de nous l ’objectivité de notre perception (2).
Bien entendu, l ’exercice même de notre mémoire implique la résurgence
de nos souvenirs, et nous ne pouvons les faire apparaître, ou ils ne nous
assaillent ou ne se glissent dans notre champ de conscience q u ’à la condition
expresse que cette apparition, pour être vécue, soit aperçue sinon vue.
Aucune « représentation » pour autant q u ’elle entre dans la scène de la
conscience qui ne soit comme une re-présentation spectaculaire du vécu,
une actualisation de l ’image. En ce sens toutes les virtualités hallucinatoires
impliquées dans la perception coïncident avec la form ation mnésique. Cette
fonction reproductrice de l’image étant corrélative de l ’attention qui
l ’exige (comme chez le joueur d ’échecs), indexe p ar sa vividité et sa
précision hallucinatoire l ’urgence du travail auquel elle concourt. D ’où
ces innombrables discussions (cf. .Discussion de 1855) sur la nature halluci­
natoire de l ’image et de la représentation. Bien sûr que l’image peut être
portée par l ’extrême attention ou attente au niveau ou à la dignité d ’une
sensation ; bien sûr que l ’idée peut, comme l ’affirmait Lelut, atteindre le
plus haut degré de sa « transform ation sensoriale », mais ce phénomène
immanent à notre pensée s’il entre nécessairement dans l ’Hallucination visuelle
ne suffit pas à la définir et n ’entre même pas dans sa définition. Il lui manque
pour cela d ’être cette scandaleuse incongruité, de représenter l ’im posture
logico-empirique qui précisément soustrait l’Hallucination à l’être d ’une pure
et simple intensité de l ’image pour exiger d ’elle qu’elle soit une altération plus
profonde de la réalité perçue. Pour si vifs et présentifiés que soient nos
souvenirs de nos représentations, ils ne sont que de l’imagination.

1° L a p r o je c tio n im a g in a tiv e d a n s l ’e x p é r ie n c e v é c u e .

L’exaltation affective (le désir ou l’angoisse). — Elle se projette dans notre


cham p perceptif. N ous prenons nos désirs pour des réalités. Nous voyons 12

(1) Ces phénomènes de « visu al thinking » ont été étudiés avec beaucoup de détails
par N. L ukianowicz (1960).
(2) Cela revient évidemment — d ’accord avec les principes mêmes de toute psy­
chologie « anthropologique » — à souligner la relativité des lois d’organisation de
notre conscience à l’égard des lois institutionnelles de notre milieu culturel (langage,
conception du monde et même structures logiques de notre pensée) (cf. sur ce point
ce que nous avons déjà établi p. 51 et 68-70, et ce que nous répéterons bien des fois
encore).
I 106 HALLUCINATIONS VISUELLES
I
i
déjà ce que nous craignons ou espérons voir apparaître. Toute notre existence
i se déroule en fonction de cette pulsation de notre vie affective car elle ne cesse
1 jam ais d ’être un com bat entre le principe de plaisir et le principe de réalité ;
entre l ’Inconscient et le Conscient. De telle sorte que l ’image apparaît, làencore,
sous une forme « hallucinatoire » commune, celle de la tendance constamment
; perceptive des affects à se réaliser. Les mirages voluptueux ou gastronomiques du
| désert (on cite toujours à ce Sujet les merveilleuses descriptions de Flaubert dans
« Salammbô », ou encore la tragique histoire du radeau de la Méduse) en sont
; des exemples classiques et rabattus. La projection du désir ou l ’inversion
de son fantasme dans la réalité perçue (illusions de présence de l’objet fan-
tasmique, des images de la répulsion ou de la pulsion) entrent bien dans la vie
I quotidienne m ais non point dans la psychopathologie pour n ’être justement
! que des illusions du cœur ou des besoins instinctifs que l ’ordre même de la
: perception refuse à adm ettre même quand il consent pour ainsi dire et néces-
; sairement à se les représenter. Pas plus q u ’un lapsus n ’est un trouble apha­
sique ou délirant, la projection affective dans la perception ne suffit à constituer
une Hallucination. La fameuse observation de M ariller {Revue Philosophique,
1886), celle de cet étudiant qui s’arrêtait de travailler pour voir entrer la jeune
femme q u ’enfantait son désir ou celle aussi célèbre et de la même époque
de l ’illustre savant Delbeuf {Revue Philosophique, 1885) dont la piété filiale
ressuscitait l ’image de sa mère ; ces exemples constamment cités sont largement
dépassés dans la littérature psychanalytique où les phantasm es foisonnent
(qui flottent comme des fantômes d'Hallucinations) et que les péripéties
de l ’existence humaine (ou la littérature qui les reflète) reproduisent constam­
ment. Ils ne sont là que pour nous rappeler la puissance de notre imagination
■ à quoi ne se réduit pas le phénomène hallucinatoire dans sa forme authentique,
laquelle implique justement q u ’il ne saurait sans disparaître, apparaître seu­
lement comme l ’objet du désir.
L ’exaltation esthétique. — L ’imagination qui fait « voir » au peintre (1)
les détails et les couleurs du tableau que produit et expose son imagination
et qui offre au poète la métaphore fantasmagorique que crée son génie, cette
représentation par quoi le mouvement générateur se propose à lui-même
l ’œuvre q u ’il engendre va si loin dans l ’objectivation et l ’esthésie de l ’imagi­
nation q u ’elle est parfois avancée comme « hallucinatoire » — et souvent par les
artistes eux-mêmes assez friands de ce mal du siècle q u ’est le délire, à leurs yeux
forme suprême et « psychédélique » du génie. Toute une littérature et une
Psychiatrie littéraire (cf. L'aliénation poétique de J. Fretet, 1946, et bien sûr les
innombrables gloses des psychopathologues littéraires à propos de tous les
poètes et artistes visionnaires) (2) consacrent assez facilement cette psycho-12

(1) L’observation du peintre D olin, rapportée par V. K . K andinsky (1884) et


citée par K. J aspers, montre précisément que l’imagination ne suffit pas à créer la
« vividité », la « Leibhaftigkeit » de l’Hallucination, puisqu’il s’agissait d ’un cas
où l’artiste s’adonnait à l’opium...
(2) Être voyant, être visionnaire, semble être aux yeux du poète (d’A. R aim-
LA PART D'ILLUSION DANS LA VISION 107

pathologie « hallucinatoire » de la production esthétique. M ais ne faut-il pas


aller au-delà même de ces expériences esthétiques (jusqu’au diagnostic d ’alié­
nation basée sur autre chose que le fantastique imaginé comme dans le cas de
G. de Nerval ou d ’A ntonin A rtaud) p o u r leur « concéder » leur caractère
hallucinatoire ? C ar enfin, Stéphane M allarmé n ’est pas « halluciné » pour,
écrivant « Apparition », avoir vécu en le produisant ce charm e angélique :
« ... des séraphins en pleurs
« Rêvant, l ’archet aux doigts dans le calme des fleurs
« Vaporeuses, tiraient des m ourantes violes
« D e blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles.
Rien ne peut avoir été créé et imaginé p ar Shakespeare, Baudelaire, Rem­
brandt, dans les sommeils hypnotiques des surréalistes ou les expériences
psychédéliques sans que se lèvent et se répandent les images, la féerie des
images. E t si pour quelques-uns de ces créateurs de difficiles problèmes se
posent en relation avec leur psychose et leur toxicomanie, il est plus vrai de
dire que le psychiatre ne saurait lui-même se prendre au sortilège de ces
images qui sont comme les convulsions ou les paroxysmes de l ’art et du génie.
M ême si quelque chose de cette fringale d ’imaginaire passe dans l ’Hallucina­
tion et le délire (et cela est beaucoup), ceux-ci ne commencent précisément que
là où finit la vraie création (1).

L’exaltation mystique. — Ce problème, comme je le soulignais plus haut,


ne cesse de hanter tous ceux qui se penchent sur les phénomènes hallucinatoires
(cf. par exemple P. Quercy, 1930 et J. Lhermitte, 1952). C ’est que les « visions »
de l’état d ’oraison, de ravissement, d ’ascèse dans la nuit des sens ou la nuit
de l ’esprit, celles que sainte Thérèse et saint Jean-de-la-Croix ont immortalisées,
sont jugées par chacun en fonction de sa propre foi ou de sa propre conception
du monde. Il est bien évident que pour le croyant comme pour le mystique
visionnaire, l ’extase, la communication divine et l ’expérience ineffable de
l’au-delà (comme d ’ailleurs les visions diaboliques des possédés) sont des
phénomènes surnaturels aussi réels que les phénomènes naturels. De telle
sorte que la nature pathologique de ces expériences est récusée (ou assez para­
doxalement par Quercy rapportée encore à l ’efficace divine), et que ce n ’est
pas caricaturer cette position que de la formuler (comme par exemple dans un
petit opuscule publié il y a quelques années par B. Vinaver « Les Hallucinations
n'existent pas ») en disant que ces visions ont un objet réel (et même supraréel,

baud à H. M ichaux) comme un privilège et une consécration de son propre génie.


Que le « Je est autre » (formule rimbaldienne galvaudée jusqu’à l’écœurement) soit
une absurdité, ne suffit pas pour faire la démonstration de la nature « hallucina­
toire » de la dionysiaque inspiration poétique...
(1) Cf. sur ce point mon étude sur « La Psychiatrie devant le surréalisme »,
Évol. Psych., 1948, et aussi ce que j ’ai écrit à ce sujet dans mon « Avant-Propos »
et ce que je dirai encore plus loin à propos des expériences psychédéliques.
108 HALLUCINATIONS VISUELLES

c ’est-à-dire surnaturel). Il paraît difficile, en effet, de ne pas opposer aux


Hallucinations (en tan t que phénomène pathologique se définissant p ar la
structure anormale de l’expérience et de la personnalité de l ’halluciné) ces
modalités de l’expérience des « visionnaires ». Celles-ci sont « normales » en ce
sens que précisément, ou bien elles correspondent comme l’affirment croyants
ou mystiques à une réalité surnaturelle bien que tous les hommes n ’y croient pas,
ou bien q u ’elles correspondent seulement à une foi qui est commune aux
hommes d ’une même religion. Et, par là, nous saisissons le caractère essentiel­
lement « norm al » de toute expérience en accord avec la comm unauté cultu­
relle à laquelle appartient l ’individu et à laquelle il adhère p ar ses croyances
propres. Dans un m onde entièrement ou en grande partie représenté dans la
catégorie du religieux, du mystique ou du magique, l ’apparition du phénomène
hallucinatoire est impossible (c’est ce qui s ’est passé pratiquem ent jusqu’à la
Renaissance et au Siècle des Lumières, jusqu’aux formes rationalistes de la
pensée et des institutions qui ont été contemporaines de la naissance de la Psy­
chiatrie, laquelle ne disparaîtra q u ’avec elles) (1). Mais inversement, attribuer
le caractère « hallucinatoire » à l’effet de la croyance de l ’idée « portée à son
plus haut degré de transform ation sensoriale » c ’est nier d u même coup l’Hal­
lucination qui requiert précisément d ’être une aliénation, une altération de
l ’individu à qui il n ’est pas possible de se conformer à la légalité commune.
De telle sorte que la projection des images de la foi dans la perception n ’est
q u ’un aspect — d ’ailleurs fondamental de l ’apparition et une sum aturalité
garantie par la conscience collective religieuse que l ’on ne saurait considérer
quelle q u ’en soit la « vérité » comme hallucinatoire, c ’est-à-dire comme un
phénomène pathologique. C ’est d ’ailleurs pourquoi au sujet de ces phénomènes
on emploie les termes contradictoires d ’hallucinations normales ou « psycho­
nomes » (Quercy).
Ces visions pour être prises dans la sphère de l ’irrationnel collectif sont
bien celles d ’un monde autre que celui de l ’aliénation individuelle ou des
troubles de la perception.

L ’influence de la suggestion. — Elle renvoie naturellement au phénomène


de « projection des affects » ; car ce que l ’o n appelle suggestion est le phé­
nomène d ’une croyance imposée p ar autrui et passant p a r conséquent par la
relation affective avec cet autrui. Le cas le plus spectaculaire est bien celui
de l ’hypnotisme qui suggère à l’hypnotisé de voir un lion devant lui ou d ’assister
à une scène cocasse ou dramatique. O n s a it— et nous verrons plus loin à propos
des fameuses expériences de Parinaud, Binet et Fère à la fin du XIXe siècle
ou à propos de l’usage hallucinogène de la boule de cristal p ar Janet — que
l ’image suggérée peut atteindre p ar son développement des qualités sen-1

(1) On sait que pour Michel F oucault et ces néo-romantiques thuriféraires de la


Déraison et de l’irrationnel que sont les apôtres de 1’Antipsychiatrie, l’avènement de
la Raison est une sente de mythe appelé à disparaître, de même que la Psychiatrie
qui en serait la honteuse savante.
LA PART D'ILLUSION DANS LA VISION 109

serielles objectivables. Généralement cependant, la suggestion chez un Sujet


norm al ne parvient pas à provoquer une si totale objectivité de l ’image ; et
il se passe au fond ce qui se passe sous l ’effet de la consigne du rêve éveillé
ou des techniques de relaxation, au point où justem ent l ’expérience corporelle '
est liée à l'im age du corps, c ’est-à-dire une passivité en quelque sorte facul­
tative, un docile abandon de l’auto- ou de 1’hétéro-suggestion p ar l ’image.
M ais ce sont les « suggestions collectives » et leur pouvoir hallucinogène
qui frappent le plus souvent les observateurs (visions ou illusions collectives
à thème mystique (apparition) ou scientifique (martiens, soucoupes volantes)).
Dans ces cas, l ’Hallucination est vécue globalement p ar le groupe comme une
perception conforme à l ’idéal ou à la croyance fabulatrice d u groupement.
T out se passe comme si, effectivement, comme l ’a si bien vu Freud (M assen­
psychologie, 1921) le M oi individuel était sous la dépendance d ’un Sur-Moi
collectif qui règle le principe de réalité et permet — en posant la possibilité
mythique, ou si l ’on veut le droit, de voir un objet « surnaturel » — de le
percevoir. Nous n ’insistons pas tro p non plus ici sur ce phénomène de la sugges­
tion hallucinogène puisque nous le reprendrons à propos des Hallucinations
dans les Névroses.

L’imaginaire est donc constamment impliqué dans la perception visuelle


comme dans la structure même de toute perception si, en effet, percevoir pour le
Sujet c’est se voir comme dans un m iroir dans le monde des choses. Soit q u ’effec-
tivement les « formes » objets de la « Gestaltpsychologie » ne sont vues que
dans un contexte de pensée ou d ’intention où le Sujet va à la rencontre de
l ’objet — soit que rien ne puisse se présenter sur la scène de la conscience
que comme une figure, un symbole, un analogon des objets, non seulement
parce que l ’image est le reflet du monde mais bien plus encore parce que rien
ne peut être vécu dans le champ de la conscience c ’est-à-dire dans l ’intimité
du Sujet, qui ne se pose devant lui en sortant de lui-même. Car, bien sûr,
le percept est nécessairement cette rencontre du Sujet avec le monde q u ’il se
représente et dont le lieu matriciel est le champ de la conscience. On peut dire
de celui-ci q u ’il est le lieu où s’entrelacent les relations subjectives et objec­
tives, que la perception serait en quelque sorte — thème repris par tan t de
philosophes, Spinoza, Taine, etc. — une Hallucination. Mais cette fonction
imaginaire ou spectaculaire du champ de la conscience est précisément non
pas celle qui rend compte de l ’Hallucination mais celle qui doit être désorga­
nisée pour que soit possible, que s’actualise l ’Hallucination.
Il n ’y a rien d ’étonnant à ce que nous voyons déjà de loin, ce que rap ­
prochent notre désir ou notre crainte, à ce que nous voyons dans les a petites
perceptions leibnitziennes » se lever déjà les configurations perceptives qui font du
néant de leur infinitésimale multiplicité un quelque chose. Les illusions visuelles,
q u ’elles soient erreur des sens (illusion du correcteur priviligiée par les lois de
la « bonne forme ») ou produit de l’activité créatrice des formes dans laquelle
« se prend » (se coagule) le sens ; q u ’elles nous sautent aux yeux ou q u ’elles
n ’apparaissent q u ’à l ’extrême pointe de notre attention ou pour répondre
110 HALLUCINATIONS VISUELLES

convulsivement à notre désir ; q u ’elles fabriquent des images dans le tachi-


stoscope d u laboratoire de psychologie expérimentale ou dans les signaux
p ar quoi s’annonce l’actualité de notre m onde extérieur ou intérieur, toutes
ces « illusions » sont comme la lecture des messages que le Sujet ne reçoit des
objets qu’en se portant avec sa propre subjectivité au-devant d ’eux. Bien sûr,
dans tous les cas il s’agit bien d ’une expérience qui est celle d ’un spectacle
et d ’une visée, mais essentiellement aussi d ’une couche du sentir, fût-il pressenti,
qui doit tom ber et rester sous la loi et le contrôle de la raison.
E t si dans le genre des Hallucinations nous pouvons en distinguer une
espèce (Éidolies hallucinosiques) qui échappent à la défaillance de la Raison,
leur diagnostic ne doit pas moins en être établi avec ces modalités d ’ano­
malies sensorielles spécifiques (c’est-à-dire communes à tous les hommes) que
nous allons m aintenant exposer.

2° L e s illu s io n s se n so rie lle s c o m m u n e s


à d iv e r s e s v a r ia tio n s p h y s io lo g iq u e s d e l ’a c tiv ité p e r c e p tiv e .

Trois modalités de la projection de l’image dans la perception visuelle,


communes à tous les hommes dans les mêmes conditions physiologiques,
méritent d ’être particulièrement soulignées : celle de l ’affaiblissement des affé-
rences extérieures — celle des illusions optico-géométriques— et celle des scories
de l'exercice normal de la fonction perceptive du systèm e visuel.

a) « Isolement sensoriel ». Solitude. Obscurité. Silence. — Il est certain


que l ’isolement, le silence, l ’obscurité du champ perceptif y font germer des
images. Et cela est vrai tout spécialement pour les images visuelles, et notam ­
m ent dans les expériences de « Sensory Deprivation » (W. H. Bexton et coll.,
1954 ; J. C. Lilly, 1964, etc.). Il suffit de se rapporter aux deux grands ouvrages
qui exposent ces recherches expérimentales en 1958 (C. R. du Symposium de
Harvard, 1958, sous la direction de Ph. Solomon, C. R. du Symposium de
W ashington, 195$, sous la direction de L. West — puis aux comptes rendus
sur la Désafférentation de Bel-Air, sous la direction de J. de Ajuriaguerra —
et enfin à la mise au point de ces quinze ans d ’expériences (J. P. Zubek et coll.,
1969) pour se convaincre que l ’éclosion de l ’imagerie visuelle est la plus im por­
tante et q u ’elle pose essentiellement le problème de sa nature « hallucinatoire ».
Ces images se produisent, semble-t-il (J. Vem on et J. Hoffman, 1956 ;
B. K. Doane, 1959, etc.), d ’autant plus que l’isolement sensoriel n ’est pas
absolument complet. Il s’agit d ’images plus ou moins complexes, plus ou moins
vives ou colorées, dont les qualités « sensorielles » sont plus ou moins affir­
mées par le Sujet ou mises en doute p ar les observateurs. Aussi les Américains
(J. P. Zubek, 1969), pour ne pas trop préjuger de ce caractère « sensoriel » et
« hallucinatoire », se contentent de les désigner comme des « reported sensa­
tions » (R. S.). Il ne fait pas de doute après tan t d ’expériences et de réflexions
auxquelles se sont adonnés tan t d ’auteurs depuis 15 ans, q u ’elles com portent
LES ILLUSIONS « PHYSIOLOGIQUES » COMMUNES 111

une composante d ’ « expectancy-set » (attente, obéissance aux consignes plus


ou moins implicites) et une composante homéostatique d ’adaptation à la situa­
tion expérimentale. L ’une et l’autre de ces composantes font l ’objet des
réflexions théoriques de Marvin Zuckerm an et de Peter Suedfeld dans l’ou­
vrage de J. P. Zubek. Depuis les premiers travaux de D. O . Hebb et de la
M cGill University, les « Hallucinations » qui apparaissent au cours des expé­
riences d ’isolement sensoriel sont devenues de moins en moins « hallucina­
toires » dans le sens proprem ent pathologique du terme pour être de plus en
plus considérées comme des réactions normales d ’adaptation (« Surregatfunk-
tion » dit H. H. Ziolko, 1960). 11 n ’en reste pas moins, comme nous le verrons
plus loin (chap. IV de la Quatrième Partie), que cette expérience (condition
expérimentale) produisant des « expériences » (vécus) hallucinatoires, peut être
tenue pour hallucinogène, mais seulement lorsqu’elle fait apparaître des phé­
nomènes vraiment hallucinatoires, c ’est-à-dire pathologiques. Ainsi ce que
l ’on appelle en général les images de l ’isolement sensoriel sont en grande
partie des pseudo-hallucinations psychonomes, et en partie seulement des
phénomènes hallucinatoires.
C ’est que sous le courant de la perception se pressent chez to u t individu
normal mille images ou pensées qui hantent le champ perceptif, de telle sorte
que si celui-ci rom pt ses liens avec le monde extérieur (chez l’aveugle comme
chez le distrait ou l ’isolé sensoriel), c ’est le monde de ses phantasmes qui se
lève comme lorsque je ferme les yeux et que je vois alors apparaître les ima­
ges. Mais nous n ’insistons pas ici sur ce problème de l ’isolement sensoriel
hallucinogène puisque nous lui consacrerons plus loin un chapitre entier.
b) Les illusions optico-géométriques. — Un autre phénomène « halluci­
natoire » entre dans le champ perceptif norm al mais pour ainsi dire en sens
inverse, sous forme d'illusions d'optique exogènes qui proviennent des lois
biophysiques de la perception.
Le type le plus évident des illusions d’optique exogènes est l ’image
de la réflexion optique dans le miroir, ou celle de la réfraction, ou encore
le dédoublement des objets dans la diplopie provoquée par les modifications
des axes des globes oculaires. Mais ici, dans tous ces cas, l ’analyse des condi­
tions d ’apparition de l ’image hallucinatoire norm ale nous m ontre, nous
dém ontre précisément q u ’à ce niveau de l’illusion perceptive celle-ci reste
en deçà de la réalité, somme toute, de l ’erreur, et en dernière analyse de la
perception. C ar pour si intenses et esthésiques que soient ces illusions, elles
ne trom pent pas ou peuvent être rectifiées en même temps que perçues.
Ces illusions font en quelque sorte partie de la perception visuelle normale
pour autant q u ’elle projette dans les « formes » la capacité figurative
(G estaltung), les «effets de cham p» et les composantes motrices qui font
de ce qui est perçu comme objet, un objet perçu au travers de l ’acte psycho-
sensorimoteur de la perception du Sujet. Soit que les forces psychiques
(Th. Lipps, 1897), soit que la coordination fonctionnelle des composantes phy­
siologiques (mouvements, conditionnement, centrations successives, influences
112 HALLUCINATIONS VISUELLES

réciproques des parties sur la forme globale, etc.), s’opèrent comme l ’ont
m ontré la Gestaltpsychologie, J. Piaget (1942), E. Vurpillot (1963), selon
des lois de constance telles, que certaines illusions optico-géométriques ont
pu, précisément par la constance et la régularité de leur perception, entrer
dans la légalité de la constitution des formes, des perspectives, des dimen­
sions ou mouvements apparents perçus par le regard de tous et de chacun.
Ainsi en est-il des fameuses illusions de Delbeuf, de Poggendorf, de Zöllner,
d ’Oppel, de Müller-Lyer, etc. (cf. planche p. 1175). N ous reviendrons (dans la
septième Partie) sur l ’importance de ces lois en quelque sorte « illusionnelles »
de la perception qui indexent dans leur ambiguïté le déterminisme de cer­
taines figurations et leur facultativité relativement à la direction et au sens
du regard.

c) Aberrations physiologiques communes. — Mais la perception nor­


male implique encore d ’autres figures subjectives, c ’est-à-dire une compo­
sante propre à l ’activité perceptive de l ’organe, ou plus exactement de l ’ap­
pareil psycho-sensoriel de la vision.
Les perceptions visuelles normales présentent certaines « scories » qui ne
correspondent pas ou ne correspondent plus aux Stimuli lumineux, aux signaux
du monde des objets. Il faut distinguer, à cet égard, les phosphènes ou pho-
topsies — les post-images visuelles — et les images éidétiques.

Les phosphènes (1). — Ce sont des « visions entoptiques » qui paraissent dans le
champ perceptif (et notamment les yeux étant fermés), soit à la pression des globes
oculaires, soit dans le passage de la lumière à l’obscurité, soit dans certaines conditions
d ’accommodation dans la position extrême des globes oculaires. Ces phénomènes peu­
vent être provoqués par l ’excitation électrique périphérique (électrodes sur les tempes,
Baumgardt, 1951) ou centrale (au cours des interventions neuro-chirurgicales,
S. E. Henschen; F. Krause, 1924; Boschardt, 1918; E. Förster et W. Penfield, 1930). —
H. Ahlenstiel et R. Kauffmann (1953), puis J. Clausen (1955) en ont fait une étude
véritablement exhaustive. L’apparition de phosphènes fugaces et à effet strobosco-
pique se manifeste dans les conditions expérimentales comme dans certaines condi­
tions « physiologiques » normales, ou si l’on veut, communes. Ces phosphènes se
constituent en formes géométriques (les auteurs allemands les distinguent en Weck­
blitz ou Schreckblitz), selon les conditions de leur apparition spontanée dans l’éblouis­
sement ou le choc qui fait voir au sujet « trente-six chandelles ». Ces formes géo­
métriques et leur figuration lumineuse ou colorée sont illustrées dans le tableau (2)
qu’en donnent H. Ahlenstiel et R. Kaufman (p. 515). Quant aux excitations électri­
ques expérimentales qui les provoquent chez les sujets normaux, fl y a lieu de noter12

(1) Décrits par Le R oy dès 1755 (Académie royale des Sciences de Paris) ils
ont été étudiés spécialement par R itter (1798), par N atolel (1878) et par P flü­
ger (1865) et H elmholtz (d’après C lausen, 1955). Parmi les travaux plus récents,
il faut signaler ceux de F . Schwartz (1939-1944), de Bouman (1936-1951), de Moro-
kawa (1949-1952) et surtout ceux de H. A hlenstiel et R. K auffmann (1953 et 1962)
et de von K noll (1958).
(2) Nous reproduisons ce tableau en hors-texte, p. 1184 et 1185.
LES ILLUSIONS « PHYSIOLOGIQUES » COMMUNES 113

que les formes et les couleurs paraissent directement liées aux modalités de ces
excitations. D ’après F. Schwarz, un courant de 0,1 à 1,0 mA produit un effet de gris,
un courant de 1 à 3 mA du blanc, et de 3 à 7 mA du bleu et du blanc. W. Köhler
(1955) a obtenu avec le plus de fréquence du bleu mais aussi du rouge et du jaune.
Pour J. Clausen, les fréquences optima sont de 5 à 70 c. p. s. (électrodes temporales);
les phosphènes périphériques ont un seuil normal de 20 à 70 Hz. Ce seuil d’excita­
bilité a été également étudié par Baumgardt (1951).
Ces phosphènes ne sont pas de nature purement mécanique. Ce qui étincelle
encore dans la fulgurance de ces apparitions colorées ou géométriques, ce sont les
images archétypiques, celles qui sont inscrites au plus profond de l’inconscient spé­
cifique et qui éclatent comme les formes originelles de toute production esthésique
(M. von Knoll, 1958).
Les post-images (images consécutives, images metesthésiques ou palinopsi-
ques, Nachbilden, after-images) ont retenu l’attention de tous les psychologues
et psychopathologues. La post-image visuelle (1) — celle que l ’on observe le plus
souvent — a pour caractères principaux d’apparaître après un intervalle de temps
court (secondes ou fractions de seconde) après la stimulation lumineuse par la rétine
et d’apparaître spontanément sans intervention de l’attention ou de la volonté.
Ces post-images comportent une évolution de formes et de contenus, notamment
la transformation en couleurs complémentaires de la couleur perçue mais sans déve­
loppement thématique ; elles masquent les objets perçus auxquels elles superposent
leur propre esthésie. Comme parfois elles ont un caractère monoculaire, on a pu les
considérer comme l’effet d ’une persistance ou un retour de l’état de sensibilité de
la rétine après qu’elle ait été impressionnée. Les rapports de ce phénomène physio­
logique avec les Hallucinations visuelles sont de deux sortes. Tout d ’abord, il est
exact que dans certains états hallucinatoires visuels (onirisme des alcooliques (2)
par exemple) on peut noter une exagération de ce phénomène ou sa liaison avec les
images ou scènes hallucinatoires, comme si non seulement les Stimuli extérieurs
mais leurs images consécutives pouvaient servir de prétexte ou de point d’appui
à la vision. Mais on a voulu aussi en faire par hypothèse l’origine même de l’imagerie
hallucinatoire visuelle comme pour mieux plaider leur origine sensorielle. Il est
évident que cette généralisation ne résulte pas de l’analyse clinique. Si au
sein de l’expérience hallucinatoire visuelle — et surtout dans ses formes oniri­
ques et éidolo-hallucinosiques — on observe une recrudescence anormale de
ces post-images, cela indique seulement que dans ces états l ’analyseur perceptif
visuel participe, et peut-être électivement sinon spécifiquement, à la dissolution
du champ de la conscience (3). Mais en tant que telles, les post-images ne sont cer-123

(1) La description de ces phénomènes se trouve dans tous les Traités de Psychologie
et tous les travaux sur la psychophysiologie des sensations. On en trouvera un excellent
exposé critique dans P. Q uercy, « L'Hallucination », 1930, t. II, p. 125-187.
(2) Cf. le travail de S. S. Salzman et S. M achover (1952) et les travaux de F. M orel
(1935) sur les images consécutives et les effets optocinétiques dans leur relation avec les
Hallucinations visuelles du delirium tremens (F. M orel et P. Schifferli, 1953).
(3) L’observation de J. L e Beau, E. W olinetz et M. F eld (1954) est bien
intéressante à ce sujet : un conducteur de camion, quand il s’arrêtait, voyait encore
défiler les pavés de la route sous ses yeux ; il s’agissait d ’un « organique » présentant
Ey. — T r a ité d e s H a llu c in a tio n s. 5
114 HALLUCINATIONS VISUELLES

tainement pas une condition ni nécessaire ni suffisante pour l’Hallucination visuelle.


Nous verrons quel rôle elles jouent cependant dans la pathogénie des Éidolies hal-
lucinosiques les protéidolies (y. p. 1315 et 1325-1335).

Les images éidétiques (1). — Elles sont caractérisées par la possibilité, pour un
Sujet généralement jeune, de re-percevoir avec une extrême netteté une perception
antérieure sous forme d’image (Anschaungsbild). Ce phénomène (éidétisme) a été
décrit par W. et E. B. Jaensch (1923-1926). Cependant, d ’après S. Salzman et
S. Machover, il aurait déjà été mis en évidence par Busse en 1920. Naturelle­
ment, on n ’a cessé (comme pour les images hallucinatoires ou les « reported
sensations » de l ’isolement sensoriel) de discuter pour savoir s’il s’agissait d ’une
image ou d ’une sensation... Disons que le Sujet éprouve bien l’impression de
re-percevoir avec un rappel de ses qualités sensorielles ce qu’il vient de percevoir
quelque temps avant, mais après un temps de latence (ce qui distingue l’image
éidétique de la post-image). Les images éidétiques ne comporteraient pas non plus
d ’effet de suggestion : en effet, le sujet s’attendant à revoir en vert une figure
colorée en bleu (sur fond jaune) la perçoit grise.
Enfin, la caractéristique des images éidétiques est de ne se « re-présenter » sous
l ’influence de l’attention et de la volonté du Sujet et de représenter des scènes ou
des perceptions complexes.
Une telle reviviscence des souvenirs en riches tableaux sensoriels est naturelle­
ment au cœur même du problème des Hallucinations, et on comprend que comme
pour les post-images les cliniciens se soient souciés de rechercher les rapports des
phénomènes éidétiques avec les syndromes hallucinatoires (A. Mota, 1950; G. E. Stör­
ring, 1955; H. Volkel, 1963; etc.). La capacité de revivre les souvenirs ou d’imaginer
vivement dans une sorte de contemplation extatique les yeux fermés (Grunthal, 1957)
pose, bien sûr, surtout sous cette forme si vive et avec ses significations incons­
cientes (cf. Ziolko, 1953) un problème de diagnostic difficile. Mais il s’agit là d’une
modalité de reviviscence de l’image qui, au degré près, ne comporte pas de caractère
pathologique. A l’analyse clinique on a souvent fait remarquer que, par exemple,
les Hallucinations visuelles des alcooliques étaient sans rapport avec l’éidétisme
(S. S. Salzman et S. Machover, 1952) et qu’il y aurait même une sorte d’antago­
nisme entre l’éidétisme et les Hallucinations visuelles des schizophrènes (C. Schnei­
der, 1930). En effet, le fait — d’ailleurs souvent contesté — qu’il s’agit d’« Eidetiker »,
que la reviviscence des souvenirs (comme celle de la perception récente dans le cas
des post-images) puisse subir une transformation « sensorielle » n ’aboutit jamais
dans ces cas qu’à un phénomène en quelque sorte « périphérique ou fugace qui
n ’engage pas le Sujet ou ne l’affecte que d ’une illusion des sens dont il n ’est pas
dupe. C’est pourquoi tous ces phénomènes, s’ils existent (P. Quercy) et s’ils
entrent dans la pathologie hallucinatoire, ni entrent que par la petite porte, celle
des Éidolies hallucinosiques, pour ne se présenter alors comme chez les normaux que
comme une propriété subjective anormale de leur vision.

des signes d’atrophie cérébrale. Signalons l’intérêt de l’étude de M . B. Bender et


R. L. K ahn , 1929, et de celle de M. F eldman (in K eup, 1970, p. 23-33) sur l’impor­
tance des « after-images » dans la pathologie du champ visuel.
(1) Cf. R. M o u r g u e , p. 168-177 et Q u e r c y , t. II, p. 188-254.
CARACTÉRISTIQUES CLINIQUES 115

— Naturellement, cet inventaire de l’encadrement hallucinatoire, de la


« subception » de la vision chez les norm aux ne serait pas complet si nous
ne rappelions le « fait prim ordial » du sommeil, du rêve et de l ’état hypna-
gogique ( l) q u i sont comme des « é ta ts hallucinatoires »norm aux (du point de
vue statistique) pour être universels, mais qui sont anorm aux (du point de vue
norm atif) pour ne se produire que dans une déstructuration du champ de la
conscience. Sans q u ’il soit nécessaire de nous étendre sur ce point (que nous
examinerons ailleurs) et encore moins d ’énumérer toutes les caractéristiques
de ces expériences oniriques ou semi-oniriques que nous décrirons également
plus loin, disons simplement que Yapparition de ces formes « hallucinatoires »
subordonnées à un bouleversement structural de l ’organisation psychique,
nous fournit précisément le modèle auquel nous devons nous référer main­
tenant pour saisir les conditions d ’apparition des Hallucinations visuelles,
c ’est-à-dire les modalités mêmes de leur présentation dans les désorganisations
pathologiques de la conscience et de la perception dont elles sont l ’effet.

LES C A R A C T È R E S C L IN IQ U E S
D E S IM A G E S H A L L U C IN A T O IR E S V IS U E L L E S

Nous plaçant dans la perspective traditionnelle d ’une pareille description,


nous décrirons d ’abord les caractères « sensoriels » de l ’imagerie hallucinatoire
— puis les caractères thématiques des visions hallucinatoires — et enfin, les
conditions d ’apparition, les param ètres variables des images hallucinatoires
visuelles.

C a ra c tè re s fo r m e ls d e l ’im a g e r ie h a llu c in a to ir e (2).

Nous allons décrire une série de caractères des images hallucinatoires


qui visent : a ) leur congruence ou leur incongruence à l ’égard du champ
perceptif ; b ) leur position dans l’espace ; c) leurs dimensions ; d ) leur m ou­
vement ; e ) leur couleur.12

(1) Nous insisterons (p. 131-133,318-320, etc., et dans le chapitre IV delà 7e Partie)
sur l’importance de l’endormissement. Signalons ici l’intérêt des C. R. du Colloque
de Toulon (mai 1972) et particulièrement la contribution de P. P assouant.
(2) Ces caractères sont en quelque sorte spécifiques de ce que nous appelons
les « Éidolies hallucinosiques » et plus particulièrement les Protéidolies. Naturellement,
transparaît dans leur image le trouble négatif (anomalies sensorielles) qui les
engendre. Le tableau (p. 116) de G. d e M o r s ie r permet de comprendre à quel
désordre de l’analyseur perceptif visuel correspondent ces diverses variétés d'Hal­
lucinations caractérisées par la désorganisation de l’appareil psychosensoriel de la
vision.
116 HALLUCINATIONS VISUELLES

1° C o n g r u ité d e V in ta g e h a llu c in a to ir e e t d u c h a m p p e r c e p tif. —


L ’image hallucinatoire peut apparaître comme une forme incongrue ou « enca­
drée » (E. Wolff, 1957) dans le champ perceptif, soit parce qu’elle n ’a pas sa
place dans la cohérence de celui-ci (un parapluie qui se déploie, un oiseau
qui vole dans la chambre) — soit parce q u ’elle se superpose aux autres objets
(une voiture d ’enfant qui passe devant la cheminée) — soit parce q u ’elle se pose
à la surface des objets (des fleurs, des lézards, des serpentins sur la surface
d ’un meuble ou d ’un visage) — soit parce q u ’elle déjoue les lois de la per­
spective (une locomotive qui pénètre dans le m ur ou en sort). Toute autre est,
au contraire, l’image hallucinatoire qui apparaît dans un champ perceptif
lui-même entièrement imaginaire (Hallucinations fantastiques vécues dans
une métamorphose de la réalité, comme c ’est le cas dans les états oniriques
ou dans les Délires) ; de telle sorte que c’est tout le champ de la perception
visuelle qui est absorbé p ar l ’imagerie hallucinatoire qui devient entièrement
hallucinatoire (Horowitz, 1964).

2° L a p o s itio n q u ’o c c u p e l ’im a g e h a llu c in a to ir e d a n s le c h a m p


v is u e l. — O n doit distinguer à cet égard :
Les paréidolies. — Il y a des Hallucinations qui collent aux objets réels
(en quoi se souligne leur caractère « illusionnel ») (1). Elles se développent le
plus généralement dans u n cham p perceptif altéré, soit au niveau de l ’en­
codage des messages sensoriels (formes, couleur), soit au niveau de la struc-

Troubles visuels Hallucinations


Micropsie, microtéléopsie H. micropsiques, microtéléopsiques.
Macropsie H. macropsiques.
Chromatopsie H. chromatopsiques.
Plagiopsie H. plagiopsiques.
Dysmégalopsie H. dysmégalopsiques.
Dysplatyopsie H. dysplatyopsiques.
Dysmorphopsie H. dysmorphopsiques.
Métamorphopsie H. métamorphopsiques.
Kinétopsie, gyropsie H. kinétopsiques, gyropsiques.
Hémianopsie homonyme ou double H. hémianopsiques, homonymes ou doubles.
Polyopie (diplopie monoculaire) H. polyopiques.
Scotome central positif H. monoculaire centrale.
(In G. d e M o r s ie r , Revue d’Oto-Neuro-Ophtalmologie, 1938, p. 267).
(1) Si l’on entend par illusion ce que l’on appelait à l’âge classique (W ernicke,
S eg l a s , etc.) des Hallucinations réflexes, il semble évident que les Hallucina­
tions sont souvent très proches des illusions en ce sens qu’elles se produisent à
l’occasion d ’une sensation produite par un objet réel. On ne saurait être trop pru­
dent sur la négation du phénomène hallucinatoire par référence à la perception d’un
objet réel. Rappelons à ce sujet que E bbecke (Die kortikale Erregung, 1919) a
montré qu’un Sujet prié de se représenter un as de trèfle les paupières étant closes,
voyait un as de carreau si on produisait un éclairage rouge transpalpébral.
CARACTÉRISTIQUES CLINIQUES 117

tare globale du champ de la conscience (Hallucinations hypnagogiques, états


de rêve ou de rêverie, divers niveaux de déstructuration du champ de la
conscience des psychoses aiguës notamment). C ’est sous le terme de paréidolies
q u ’elles sont généralement décrites (cf. par exemple in Psychopathologie géné­
rale de K. Jaspers). Le Sujet laisse aller son im agination (comme dans la
fameuse auto-observation de Flournoy reproduite intégralement dans le livre
de Mourgue) ou la dirige même en s’offrant des « spectacles intéressants »
qui constituent le « pouvoir kaléidoscopique de l ’esprit » (J. F. W. Herschel,
1866) comme le soulignent Ahlenstiel et Kauffmann (1953), et qui sont, selon
M. N avratil (1954), une fonction essentielle de la pensée vivante. Et c’est
dans le dessin d ’une tapisserie, l ’entrelacs des feuilles et des branches, dans
les taches d ’un m ur ou les tuiles d ’un toit, q u ’il injecte un supplément d ’images
qui tirent de ce contexte les attributs d ’une sensorialité objective mais vécue
dans un espace imaginaire. Cette sorte de vision diplopique qui entrelace
images et objets, obéit au principe de la « Sorrugatfunktion » (H. U. Ziolko,
1960) elle ne cesse de broder, comme sur les taches d ’encre du test de Ror-
schach (1) le thème im aginatif à la faveur d ’un déficit fonctionnel (inattention,
troubles de la conscience ou troubles du champ perceptif visuel).

— Les Hallucinations campines périphériques ou centrales selon q u ’elles


apparaissent dans le champ de' la vision maculaire, soit dans le champ péri­
phérique.

— Les Hallucinations hémianopsiques (2) qui n ’apparaissent que dans une


partie droite ou gauche (ou en quadrant supérieur ou inférieur). Quelquefois
le Sujet ne les perçoit que dans les champs visuels périphériques alors que le
champ maculaire est épargné (Hallucinations hémianopsiques doubles).
Dans ce cas les images hallucinatoires passent de la périphérie vers le centre
et disparaissent vers le point de fixation (G. de Morsier). Klein (1936) fait
rem arquer à ce sujet que ce caractère les oppose nettement à la perception
normale. Elles n ’apparaissent généralement que dans la partie aveugle du
champ visuel, mais parfois elles sont perçues dans l ’hémichamp intact (Pieron,
Camus, Hoff, etc.). Parfois les images ne représentent que la moitié des objets
(Hémihallucinations) ou des objets doubles (Hallucinations polyopiques)
comme dans les observations de Pötzl, Klein, de Morsier, etc. Elles ont sou­
vent un caractère paroxystique, comme (pour prendre un exemple parmi beau­
coup d ’autres) l ’observation n° 14 de G. de M orsier (1969).12

(1) Comme dans l’observation de P assi T o g n a z z o (1968) où la malade (schizo­


phrène) voyait après le test sa mère transformée en gorille.
(2) Les Hallucinations « hémianopsiques » sont étudiées à plusieurs reprises
dans cet ouvrage notamment dans le chapitre Ier de la 3e Partie (Éidolies), dans le
chapitre II de la 4e Partie (Épilepsie), dans le chapitre Ier de la 6e Partie (Modèle neu­
robiologique) et dans la 7e Partie à propos notamment de la pathogénie des Éidolies
hallucinosiques.
1 18 HALLUCINATIONS VISUELLES

— Les Hallucinations monoculaires qui ne sont vues que par un seul œil
et correspondent généralement à des scotomes ou autres anomalies partielles
qui occupent le champ central. Elles apparaissent dans ou devant un seul œil
soit q u ’il soit ouvert ou même fermé. Elles sont évidemment en rapport avec
des lésions du globe oculaire correspondant (scotome central positif ovalaire,
selon F. Morel).

— Les Hallucinations extracampines décrites par Bleuler que le Sujet


« voit » derrière lui (Je vois derrière moi le visage du polichinelle qui agite
son chapeau devant moi — Je vois un couple qui fait l ’am our dans m on dos).

— Les Hallucinations que l ’on pourrait appeler holocampines qui rem­


plissent entièrement le champ visuel complètement perturbé, aveugle ou agno-
sique. L ’Hallucination visuelle du rêve en constitue le modèle.

3° L es f o r m e s g é o m é tr ic o -a b s tr a ite s d e s im a g e s h a llu c in a to ir e s.
— Comme nous l ’avons déjà fait remarquer pour l’apparition des phosphènes
et des photopsies chez le Sujet normal, l’émergence de formes esthétiques
em pruntant leur éclat aux couleurs (gerbes de feu, étincelles, étoiles filantes,
feux d ’artifice, poussières d ’or, féeries colorées) ou aux form es (arabesques,
spirales, entrelacs, figures symétriques complexes et parfois architecturales)
constituent une production souvent merveilleuse de « phantopsies ». Cette
production peut devenir en quelque sorte permanente dans certaines conditions
pathologiques (chez les ophtalm opathes ou dans les affections centrales)
notam m ent dans le fameux syndrome de Ch. Bonnet (G . de Morsier, 1967),
ou peupler de leurs fulgurances des troubles paroxystiques comme dans l’aura
épileptique. Parfois, c ’est à l’art abstrait, à ses lignes, à ses courbes, à ses griffon­
nages ou ses esquisses que les images em pruntent le modèle de leur construction.
Les Hallucinations graphiques (mots, lettres, parfois hiéroglyphes) font partie de
cette production abstraite de ces « logopsies » (C. Sichel, 1962). Freeman
et Williams (1953) ont publié une curieuse observation en «écriture Braille»
comme pour nous rappeler le caractère trans-sensoriel de l ’activité hallucina­
toire.

4° D im e n s io n s a n o r m a le s e t d é fo r m a tio n s d e l ’im a g e h a llu c in a ­


to ire . — Très souvent l’image ou la scène hallucinatoire, q u ’elles soient
incongrues ou intégrées à une expérience visuelle fantastique, portent en
elles-mêmes l ’empreinte d ’une modification des propriétés formelles de la
perception. Les aspects grotesques, la déformation des objets hallucinatoires
et notam m ent des visages, des silhouettes, des corps, entrent dans leur configu­
ration (perspective fantastique, ubiquité, multiplication, reduplication, reflets,
télescopages des parties, métamorphopsies (1), dysmorphopsies, etc.). Elles1

(1) Cf. Thèse de J. Sa u g u e t , Paris, 1964.


CARACTÉRISTIQUES CLINIQUES 119

apparaissent comme modifications structurales de la perception hallucinatoire.


Cet halluciné voit un homme dont le bras s’enroule jusqu’au sommet d ’un
poteau télégraphique — Cet autre voit une locomotive coupée en deux par
le corps décapité d ’un enfant — Celui-là les rails du m étro qui s ’enfoncent
dans sa table de nuit pour se transform er en vilebrequin, etc. (On saisit déjà ici
le travail onirique impliqué dans toute Hallucination visuelle). Tl arrive, en effet,
bien souvent et plus particulièrement dans les Hallucinations visuelles dites élé­
mentaires ou peu scéniques qui font apparaître des « formes » incongrues
(objets insolites, figures humaines partielles ou déformées, reviviscence de
souvenirs concrets et simples comme un arbre, un toit ou l ’image d ’un cheval
ou d ’un ballon), que les images hallucinatoires se présentent avec des carac­
tères de déform ation qui leur confèrent un caractère comique, étrange ou mons­
trueux, reflets de l ’altération de la perception visuelle au niveau de sa fonction
gnosique ou mnésique et de l ’ordre spatial q u ’elle ne règle plus normalement.
C ’est ainsi que dans certaines Hallucinations visuelles l ’image peut se trouver
morcelée et comme coupée en plusieurs fragments ; ces caractères sensoriels
ont pu paraître en rapport avec des secousses rythmiques d ’un nystagmus
(A. Tournay) ou certains mouvements anormaux d ’origine méso-diencépha­
lique (G. de Morsier). M ourgue (p. 303-310) rappelle à cet égard les recherches
de Stein (1928), de Y. von Weizsâcker (1929) et l’observation d ’Oskar Fischer; le
malade étudié par cet auteur (1907) voyait un grand individu à l’aspect
menaçant, des chevaux qui passaient près de lui, des anges, des chiens, toutes
images lui paraissant déformées. L ’examen approfondi du cham p perceptif
permettait de mettre en évidence une curieuse altération de la partie gauche
de ce champ visuel, une dysmégalopsie qui déformait, en l ’agrandissant,
toute la partie gauche des objets, trouble fonctionnel qui se trouvait dans la
perception hallucinatoire. La composante labyrinthique de ce trouble paraît
à ces auteurs évidente.
C ’est ce que mettent aussi en évidence P. M ourenet A. Tatossian(1963). D ans
cet excellent travail ces auteurs ont tenté une catégorisation de toutes ces m oda­
lités : illusions de taille (macropsie, micropsie) — illusions de distance (télopsie
et pélopsie) — illusions portant sur la position des objets surtout dans le plan
frontal (obliquité ou plagiopsie, renversement horizontal ou vision renversée)
— illusions de duplication ou multiplication des objets (diplopie et polyopsie) —
illusions de mouvement apparent (kinétopsies) — illusions portant sur le relief
(perte de la vision stéréoscopique, vision plate) — illusions temporo-spatiales
du mouvement réel (qui comprend paradoxalement, d ’après ces auteurs,
la persévération visuelle, c’est-à-dire la palinopsie que nous avons décrite
plus haut sous le nom de post-image). U n riche répertoire d ’observations
cliniques et de références bibliographiques fait de cet im portant article un
document du premier ordre à consulter. Son intérêt est considérable au point
de vue de la pathologie cérébrale et sensorielle à laquelle nous renvoient toutes
ces modalités de caractères formels de la pathologie hallucinatoire visuelle.
Parmi tous les phénomènes décrits dans ce mémoire, une place particulière
doit être réservée aux illusions de visions inversées, soit à 90° (Umkehr-
120 HALLUCINATIONS VISUELLES

sehen de Klopp, 1951), soit à 180° (Verkehrsehen). D ans ces derniers cas
(une vingtaine dans la littérature) le malade a l ’impression que toutes les
données visuelles échangent leur position dans le plan frontal : ce qui est
en haut est vu en bas, ce qui est à gauche est vu à droite. Tout se passe
dans ces cas comme dans les expériences de renversement du champ visuel
à l’aide de lentilles (Stratton, 1896). L ’apparition d ’illusions hallucinatoires,
ou si l ’on veut la déform ation des images hallucinatoires témoignent des ano­
malies de la perception qui font le lit des Hallucinations (et spécialement, comme
nous le verrons, des phénomènes que nous appelons éidolo-hallucinosiques, et
plus spécialement encore des protéidolies).
Tous les Neurologues qui se sont occupés de la perception visuelle (École
de Vienne, H. Burger-Prinz, 1930 et 1931 ; G. de Morsier, 1938 ; J. S. Meyer,
1952 ; H. Ahlenstiel et R. Kauffmann, 1953 ; J. Clausen, 1955 ; H. Hécaen et
J. Garcia Badaracco, 1956; K. Krispin-Exner et K. W eingarten, 1963; P. M ou-
ren et A. Tatossian, 1963; J. M. Burchard, 1965; etc., dont on trouvera les
références bibliographiques à la fin de ce chapitre ou du livre) on t insisté sur
les déformations structurales de ces images hallucinatoires ;
La dysmégalopsie. — Elle constitue un des aspects les plus singuliers et les
plus fréquents de l ’image hallucinatoire visuelle qui apparaît, au Sujet, incon­
grue dans la mesure même où ce sont hors des règles de la perspective et de l ’in­
tégration aux lois opto-géométriques de l’organisation spatiale qui se présentent
avec l ’évidence d ’une anom alie ces images incommensurables aux proportions
des autres objets perçus dans le champ de la vision. P. M ouren et Tatos­
sian (1963) distinguent les dysmégalopsies de type esthésique qui se présentent
généralement sous l ’aspect de crises paroxystiques purement visuelles (cas
de Van Bogaert, 1934 ; de Morsier, 1938 ; F au et Chateau, 1955 ; etc.) et
s’associent parfois à un certain degré de dyschromatopsie et à des illusions
d ’obliquité, de mouvements de diplopie ou de palinopsie et parfois de méta-
morphopsies, tous ces phénomènes requérant un fond d ’agnosieen relation avec
la pathologie des confins pariéto-temporo-occipitaux ou encore à des dysméga­
lopsies à type représentatif qui apparaissent sur fond de dreamy States (Nous
retrouverons cette distinction tout le long de cet ouvrage et en prendrons acte
dans l’exposé de notre propre conception (7e Partie)). Et nous rencontrons ici
les deux variétés d'H allucinations visuelles qui ont retenu très souvent l ’atten­
tion des médecins comme celle des hallucinés eux-mêmes : les Hallucinations
lilliputiennes et les Hallucinations gullivériennes.

L e s H a llu c in a tio n s lillip u tie n n e s . — Voici comment Lhermitte décrit


ces Hallucinations « microscopiques » étudiées déjà depuis longtemps par
Brierre de Boismont et Ziehen :

Fait curieux, ces phantasmes lilliputiens se présentent à la manière des nains


du pays de Gulliver dépeint par Swift et n ’entraînent pas chez le Sujet qu’ils visitent
de réactions désagréables. Tout au contraire, l ’halluciné parait se réjouir de ce petit
monde, s'en amuser et s’en divertir. En outre, ce déroulement de petits personnages
CARACTÉRISTIQUES CLINIQUES 12 1

ne s’accompagne pas de délire, encore que le Sujet puisse croire à la réalité de l ’Hallu­
cination dont il est l’objet.
Ces petits personnages, ou ces animaux en miniature, qui s’offrent à la vue de
l’halluciné, non seulement apparaissent étranges par leurs petites dimensions qui
forment contraste avec celle des choses du monde extérieur dans lequel ils évoluent,
mais ils sont remarquables par leur coloration, leurs gestes, leur attitude et leur compor­
tement. Bien souvent, en effet, c’est une troupe ordonnée qui se présente formée de
petits personnages « grands comme le pouce » disent nos Sujets, habillés avec recherche,
vêtus parfois d ’étoffes richement brodées, d ’habits précieux comme on en partait au
temps de Louis XV ; et ces petits hommes s’inclinent, se sourient, se font mille révé­
rences, plaisantent entre eux sans cependant qu’on entende rien de ce qu’ils paraissent
dire. Toutes leurs momeries sont affectées, pénétrées de cette préciosité que Molière
a ridiculisée. Et cette troupe défile sur les meubles, les sièges, ou semble sortir par un
très étroit orifice pour se projeter sur les murs et même, parfois, les traverser ou passer
par une fenêtre. Il arrive aussi que l’halluciné a l’impression de les déplacer, soit par
la main, soit encore par un souffle. Ainsi que nous l’avons rappelé, en général, les
lilliputiens iUusknmels sont parés de couleurs très brillantes comme si la réduction
du volume des personnages avait déterminé la condensation des couleurs et une satu­
ration chromatique spécialement intense.
Dessin précis, couleurs éclatantes et riches, préciosité et complication du vêtement,
ces caractères se rapprochent de ceux qui marquent la vision également illusionnelle
que l’on obtient par des dispositifs physiques.
A l ’exemple de maintes Hallucinations, ces visions lilliputiennes se montrent
riches en transformations : ainsi une barque minuscule se transforme en voiture,
une femme devient soudain un corbeau. Enfin, parfois, la petite figuration s’amenuise
encore ou grandit lorsque les éléments dont elle est constituée se rapprochent ou
s’éloignent du Sujet qui le contemple. Dans la majorité des cas, les Hallucinations
lilliputiennes n’entrainent aucune réaction motrice de l’halluciné, l’attitude de celui-ci
demeure passive et apparaît analogue à celle d’un spectateur diverti par une repré­
sentation agréable.

Voici com m ent le vieillard de 94 ans d ont Th. Flountoy a publié l ’obser­
vation, les décrit :

« Je fus témoin d ’un spectacle incroyable pour ceux qui n ’ont pas ce triste don,
« ce sens, comme vous voudrez l’appeler, ce phénomène : je vis à côté de toutes
« les plantes, de toutes les fleurs, de toutes les herbes, de petits personnages minuscules,
« avec des toilettes différentes, c’étaient des personnages que je n ’avais pas pris pour
« leur donner l’occasion de se développer et qui, pendant que je faisais le tour de
« la maison, pour rentrer souper, se sont délivrés eux-mêmes et sont allés se répandre
« dans les airs ou circuler Hans le jardin (Toutes ces vies latentes se réveillent et
« se mettent en mouvement. C’est le monde le plus curieux). »

H s’agit donc d ’une féerie qui se développe dans la concentration foca­


lisée sur un détail du m onde perçu jusqu ’à l’infini et dans l’infini. De telle
sorte que plus l ’image fantasmagorique approche et se différencie, elle se
m étamorphose et recule jusqu’à se minimiser dans l ’extrême exiguïté d ’un
infiniment petit selon un processus qui témoigne de la profonde altération
12 2 HALLUCINATIONS VISUELLES

de l ’ordre tem poro-spatial du champ visuel. De nombreux travaux conti­


nuent à être publiés sur les conditions d ’apparition et le mécanisme de ces
Hallucinations lilliputiennes qui intriguent toujours. Certains auteurs insistent
sur leur déterminisme délirant, particulièrement lorsqu’elles apparaissent
chez le schizophrène comme y avait insisté Alexander (1928); d ’autres sur
la projection de souvenirs infantiles ou des complexes d ’infériorité (H. Stourgh,
1958) particulièrement dans les visions micropsiques du rêve; d ’autres encore
dans les lésions centrales ou celles de l ’analyseur perceptif récepteur ou inté­
grateur (S. Golden, 1955; Agostini et M ontanari, 1960). E t pour ces der­
nières, deux explications assez différentes de ces Hallucinations « micro­
psiques » s’opposent généralement, comme on peut s’en rendre com pte en
se rapportant à des travaux comme ceux de G. de M orsier (1938), J. Lher-
m itte (1951), M. Jay (1956), J. Demay (Thèse, Bordeaux, 1956), etc. P our les
uns, la « micropsie » est une altération du champ perceptif en quelque sorte
prim aire et résulterait d ’une distorsion fonctionnelle de la perception. Pour
les autres (E. Wolff, 1957), le vécu lilliputien correspondrait à la structure
même des Éidolies hallucinosiques pour autant que, comme le dit si heureu­
sement cet auteur, il s’agit d ’images « encadrées », c ’est-à-dire relé­
guées ou cantonnées dans une « partie du champ visuel », celle-ci représen­
tan t u n espace réduit, artificiel et en quelque sorte infinitésimal p ar rapport
au cham p total. N ous verrons plus loin l ’intérêt de cette notion d ’Halluci­
nation <( encadrée » (chapitre sur les Éidolies hallucinosiques).

L e s H a llu c in a tio n s g u lliv é r ie n n e s . — Les images, ici, sont celles de


géants qui em pruntent naturellement au folklore, aux contes de fées, leur aspect
de gigantesque contraste comme dans le voyage de Gulliver, héros du rom an
Swift. De telles visions contrastent non seulement p ar leur taille, m ais p ar
leur ton affectif avec les Hallucinations lilliputiennes. Alors que celles-ci se
déroulent en rondes, défilés, parades et danses ayant u n caractère agréable­
ment esthétique, ici, il s’agit presque toujours d ’images terrifiantes ou, en
to u t cas, angoissantes. Leur couleur est elle-même moins pim pante ou bril­
lante et généralement grise ou noire.

— Toute une série d ’images hallucinatoires projetant dans l ’espace la


désintégration temporo-spatiale de la form ation ou de l ’inform ation perceptive
sont également à mentionner ici :

— les dysmorphopsies associées à la dysmégalopsie, à la polyopsie ou aux


illusions de mouvement (G. Bekeny et A. Peter, 1961) ;

— les phénomènes dysplatyopsiques (illusion d ’aplatissement et de perte


de relief) ;

— les illusions de duplication ou multiplication des objets visuels : diplopie


monoculaire (Javal, 1898 ; Bielschiwsky, 1926), diplopies et polyopies cérébrales
(H. H o ffet O. Pötzl, 1937);
CARACTÉRISTIQUES CLINIQUES 123

— les illusions visuelles de position : obliquité, inversion des objets qui


se présentent ainsi le plus souvent au cours de « crises» avec trouble de la
m otilité oculaire et labyrinthique ;
— les illusions de mouvement p ortant sur les mouvements réels ou les
mouvements apparents des objets, illusion de vitesse (I. Gloning, 1955) ;
— les illusions palinopsiques (G. Bekeny et A. Peter, 1961) com portent persé­
vération ou même retour à la perception antérieure, ce qui nous rapproche
naturellement de la composante en post-images ou en images éidétiques de
l ’imagerie hallucinatoire.
Ces deux dernières modalités de la présentation hallucinatoire doivent
d ’ailleurs être exposées m aintenant à propos de la structure cinétique des
images hallucinatoires visuelles.

5° S tr u c tu r e c in é tiq u e . — L ’image hallucinatoire est rarem ent isolée


et immobile comme une photographie. Elle est le plus souvent une imagerie
qui se développe de telle sorte que la vision est essentiellement cinématogra­
phique et parfois animée d ’une vitesse accélérée (Hallucinations tachyopsiques).
Elle se déroule comme un film, soit que sa figuration subisse elle-même un
mouvement interne de métamorphose qui enchaîne une multiplicité d ’images à
l ’intérieur d ’une même représentation, soit q u ’elle se déplace dans l ’espace en
décrivant les figures successives d ’une péripétie, d ’une scène animée, d ’un
scénario.
Parfois le mouvement de l ’Hallucination visuelle, comme dans les paréido-
lies à contexte m ouvant ou rythmique (c’est le cas p a r exemple des expériences
tachistoscopiques ou par la stimulation lumineuse interm ittente (A. Roussel,
Thèse, Lille, 1963), emprunte aux mouvements réels des objets sa propre
cinétique; parfois ce mouvement est autochtone et attribue un mouvement
apparent aux objets immobiles (illusion de vitesse ou Z eitraffer) avec sentiment
d ’un allongement du temps vécu (1). L ’objet hallucinatoire est aussi perçu
en mouvement, soit q u ’il décrive de longues et compliquées trajectoires dans
l ’espace, soit q u ’il soit lui-même animé de rythmes, de vibrations, d ’une sorte
de vertige qui correspond généralement à des troubles vestibulaires (crises
labyrinthiques, nystagmus). Si l ’Hallucination est accompagnée d ’une déviation
de la tête et des yeux, les objets hallucinés paraissent fuir du côté de la déviation
et le m alade paraît poursuivre ses Hallucinations (2) en se tournant sur lui-12

(1) H. H o f f et O. P ötzl ont incriminé dans ce cas l’hémisphère droit qui jouerait
le rôle de la caméra cinématographique et enregistrerait trop rapidement, tandis
que le « projecteur » dont le rôle appartiendrait à l’hémisphère gauche garderait
sa fréquence normale...
(2) Nous touchons ici, à propos de cette séméiologie de l’Hallucination visuelle
et de son mouvement, au problème des rapports du mouvement des globes oculaires
et plus généralement des mouvements de fuite, d ’investigation, d ’agression, qui lient
le comportement à la représentation onirique ou hallucinatoire. C’est la seule donnée
124 HALLUCINATIONS VISUELLES

même (Observation n° 4 de G. de Morsier, 1938). Il arrive que com m e dans


les Hallucinations hémianopsiques que l ’image hallucinatoire oscille, comme
nous l ’avons noté plus haut, du centre m aculaire de la vision à sa périphérie.
Parfois, comme dans une observation de P. Schröder (vision d ’un cheval piaffant
au-dessus d ’une cascade, l ’animal et l ’eau étant animés d ’une grande agitation
alors que l ’image globale restait immobile), c ’est à l ’intérieur même de la
figuration et dans un contexte d ’immobilité que le mouvement s’enchaîne
à l ’intérieur de l ’image. Naturellement, ce mouvement hallucinatoire peut
aussi se faire dans le sens du ralentissement (« Zeitlupenphenomenon » de
l ’école viennoise).

6° C o u le u r (1). — La couleur étant l ’imagination éclipsée p ar la forme et


le sens de la représentation et du souvenir — et l ’Hallucination visuelle m ettant
en jeu et en actualité les images — la donnée sensorielle qui constitue un attribut
de l ’objet perçu est généralement une caractéristique pâle, ambiguë ou contin­
gente de l’imagerie hallucinatoire, plus animée p ar sa signification que p ar
l ’anecdote ou l’ornement de la couleur. C ’est ainsi que beaucoup de visions
sont dites « achromatiques » pour n ’être vécues que subsidiairement dans le
spectre des couleurs ou ne com porter que des caractères de clair obscur {Hell­
D unkel Halluzinationen des auteurs allemands).
Mais il n ’en est pas toujours ainsi, et il y a une sorte de raison inverse entre
la coloration des images hallucinatoires simples, élémentaires et celles qui
ont une valeur scénique. Les photopsies, les phosphènes, les visions entopti-
ques, les Hallucinations visuelles de l’état hypnagogique et plus généralement
la production des formes incongrues (et soumises aux déformations tem poro-
spatiales que nous avons énumérées plus haut) sont beaucoup plus souvent
colorées. S. Malitz, B. Wilkens et H . Esecover (in Hallucination de L. J. West)
ont souligné que la couleur était pour ainsi dire en raison inverse de la figuration
scénique, comme si le sens l ’absorbait. Flammes, étincelles, cercles lumineux,
roues ou spirales bariolées, objets resplendissants, images d ’Épinal fortement
coloriées, profusion merveilleuse et métamorphoses de formes saturées de
toutes les nuances de l ’arc-en-ciel, prodigieux feux d ’artifice où s’entrecroisent
fusées, luminosités éclatantes et feux de Bengale, le spectacle peut être une
fête de la couleur. C ’est bien ce qui se passe, comme nous le verrons, dans
certaines ivresses toxiques qui « font les yeux émerveillés » selon la formule
de Rouhier empruntée aux adeptes du culte du peyotl). Les célèbres descriptions
du délire chloralique ou cocaïnique que nous a léguées G. de Clérambault (1909)

objective que nous ayons du rêve (P. M. O. correspondant aux phases de sommeil
rapide) et aussi de l ’Hallucination chez l’animal. Par exemple lorsque C. F. E ssig (1968)
rapporte le comportement hallucinatoire du chien après sevrage d’alcool, il déduit le
vécu hallucinatoire (comme nous le faisons tous en voyant un chat se hérisser ou un
chien aboyer quand il dort) des mouvements oculogyres ou maxillaires.
(1) Cf. à ce sujet le travail de W. K öhler (1955). Pour lui, la « Farbtönung »
est essentiellement symbolique.
CARACTÉRISTIQUES CLINIQUES 125

constituent une sorte d ’armorial de cette esthétique kaléidoscopie qui a tant


enchanté les poètes (Michaux) et fasciné les amateurs de sensations neuves
insolites et fulgurantes.
R apportons-nous encore à l’observation du savant vieillard publiée par
Th. Floum oy pour nous émerveiller avec lui de ses visions fantastiques.
Voyons-le voir les tableaux q u ’aucun peintre ne reproduirait mieux que la
description si poétique q u ’il en fait :

« Hier soir, une nouvelle série de nacelles a commencé à paraître sur la boiserie
« de ma chambre. Elles sont d’une grande beauté et d'une richesse infinie. Elles étaient
« généralement remplies de personnages très animés, aux costumes les plus superbes
« et toujours variés, aux couleurs les plus chatoyantes ; la nacelle est généralement
« recouverte d’une sorte de baldaquin poussière d’or, d’argent, de diamants et de
« fleurs formant un tout harmonieux et d ’une beauté sans pareille. »
« J ’ai continué mes observations sur les sortes de petits tapis composés d ’agglo-
« mérations de points verts de la couleur de la plante sur laquelle ils se trouvent.
« Cela ressemble aux tapis faits au crochet et les points sont plus ou moins grands
« selon la longueur des feuilles sur lesquelles ils se trouvent. Phis la plante est grande,
« plus la toile a de ronds transparents au milieu. Ce qu’il en sort est très varié : dans
« l’une d’elles, une dame s’est développée et la toile a rejoint une masse verte qui
« flottait au-dessus des arbres ; la dame s’est posée dessus et cet amas devint une
« jolie barque de verdure. Elle avait la coiffure d ’un autre âge et paraissait très
« spirituelle et très gaie ; arrivée au jardin, elle répondit par une révérence à ma ques-
« tion et me fit savoir par des chiffres très visibles qu’elle est née en 1024 ; je n ’ai pas
« obtenu le nom du pays. »
« Hier soir, j ’ai vu défiler sur la boiserie de ma chambre les plus beaux paysages
« que l’on puisse rêver. C’était des vues de ponts jetés sur un bras de mer avec une
« perspective dans le lointain de rivages enchanteurs tels que j ’aurais voulu les voir
« plus longtemps tant ils me ravissaient. Ce lointain bleuâtre était tellement beau,
« ce vaporeux si bien nuancé d’après la distance, les collines, les villes, tout cet
« ensemble était d ’un parfait qui défiait les pinceaux des plus grands artistes de
« toutes les époques. »

L ’Hallucination n ’est pas souvent aussi polychrome, et elle apparaît plus


fréquemment quand elle s’offre en couleur plus stable et parfois monochrome.
Il arrive encore que la couleur soit liée à la musique (audition colorée)
dans une symphonie « synesthésique » qui compose son thème p ar la combi­
naison même du cinéma sonore et en couleur, d ’un concert télévisé non seule­
ment dans son instrum entation mais dans la figuration audio-visuelle de
l ’œuvre d ’art (1).
Mais de telles expériences qui poussent si loin l ’orchestration du spectacle1

(1) Nous aurons l’occasion de remarquer à plusieurs reprises que l’expérience


hallucinatoire devance dans sa phénoménologie les découvertes techniques qui,
avant de constituer le miracle du progrès, étaient pour ainsi dire virtuellement conte­
nues dans les images du fantastique (vision ultramicroscopique ou au contraire
télescopique, cosmique et planétaire).
126 HALLUCINATIONS VISUELLES

hallucinatoire ne sont possibles que lorsque la fenêtre ouverte p ar l ’Halluci­


nation dans le monde des images, dans le noyau lyrique et métaphysique de
la « surréalité » s’élargit jusqu’à abolir les cloisons de l ’espace vécu de la
représentation, quand la conscience « se prend » tout entière (Sartre) pour
être imageante dans toutes les perspectives et structures de sa perception
profondém ent bouleversée, que lorsque l ’Hallucination se transforme déjà
en rêve.
E t c ’est bien cette atmosphère lumineuse ou colorée du rêve qui nous est
alors restituée p ar l ’expérience du visionnaire fasciné p ar le spectacle q u ’il
engendre. Ceci nous conduit tout naturellement à saisir m aintenant les caracté­
ristiques proprem ent thématiques de l ’Hallucination visuelle qui s’entrelacent
à sa structure formelle si inextricablement, q u ’il est impossible de séparer
dans le vécu de l ’Hallucination visuelle ce qui y est vécu comme spectacle
ou événement de ce qui y est perçu dans ses qualités formelles; car le mystère
de l ’Hallucination gît précisément dans cette coalescence dont ni l ’une ni
l ’autre faces ne peuvent être séparées sans que, précisément, ne meure l ’Hal­
lucination.

T h é m a tiq u e .

Toute vision est apparition, et toute apparition, bien sûr, fait apparaître
quelque chose car rien ne peut être vécu ou aperçu dans et p a r la conscience
qui ne soit conforme à la loi de sa constitution intentionnelle qui est
d ’être toujours « conscience de quelque chose ». Ce « quelque chose »
que perçoit l ’H allucination visuelle (ou plus exactement l’halluciné,
l ’hallucinant), c’est le thème de l ’imagerie hallucinatoire visuelle. A utant dire
que tout étant possible p o u r l ’intentionnalité de la conscience, to u t peut
figurer dans celle des visionnaires. Sans doute ce « quelque chose » peut être si
« !absurde », si « insignifiant » ou si « incompréhensible », q u ’il se présente
comme une « chose » informe quand ce sont des parapluies qui tom bent
devant les yeux, des ailes d ’oiseaux qui apparaissent dans un cendrier, des
tuyaux qui s’enroulent autour d ’un poêle, des pyramides de chapeaux ou
des défilés de tables de nuit; le « surréalisme » de ces objets insolites,
mystérieuse poésie d ’une féconde excentricité n ’échappe pas à l ’halluciné
captivé plus q u ’effrayé p a r cette prestidigitation. Parfois, nous l’avons déjà
noté, ce sont des m ots (Mané, Técel, Pharès...) ou des chiffres qui présentent
au Sujet lui-même leur énigme à déchiffrer. Mais plus souvent encore il s’agit
de scènes abracadabrantes qui déroulent leurs péripéties dans un enchaînement
de souvenirs et d ’images chaotiques. Le symbolisme du rêve — même s’il
garde beaucoup de ses secrets — a, depuis Freud, livré son sens, et il est géné­
ralem ent possible de ramener tous ces contenus des visions hallucinatoires
à leur contenu latent. Ce travail de rêve ne se manifeste pas seulement par ces
contenus oniriques que sont les visions çcéniques, mais aussi p ar ces apparitions
d ’objets insolites ou occasses qui, comme dans l ’état hypnagogique, sont des
fragments d ’un rêve en train de se former. Il n ’est donc pas étonnant que ce
THÉMATIQUE 127

type d ’Hallucination qui ressemble le plus au rêve puisse apparaître comme


un cc wish fulfilm ent » (1).
Si donc l ’absurdité des images hallucinatoires n ’est pas évidente, si elles
ne sont ni athématiques, ni « anidéiques » comme aim ait à le dire de G. Clé-
rambault, il n ’en reste pas moins que les visions ne se présentent pas toujours
— comme en peinture et en poésie — comme des signifiants ayant un coefficient
fixe de signification; elles sont des manifestations variables des couches de
l ’Inconscient plus ou moins profondes et c ’est au travers de leurs mouvements,
de leurs métaphores, de leurs allégories que leur symbolisme apparaît sans
iamais se laisser entièrement découvrir.
Il y a d ’ailleurs une certaine stéréotypie structurale (correspondant aux
déterminants formels du vécu hallucinatoire) de cette thématique qui permet
d ’en exposer les « grands thèmes », car les « contenus » décoratifs géométriques
et les aberrations proprem ent spécifiques de l’imagerie ne sont pas les seuls
« stéréotypes » de l’Hallucination visuelle. Même quand elle est richement
thématique et q u ’elle se déploie dans son développement spectaculaire plus
ou moins extatique et onirique, elle porte la marque de sa spécifique « idio­
syncrasie ».

Tout d ’abord, le thèm e décoratif et esthétique est là comme une fasci­


nante figuration (correspondant paradoxalement à la peinture abstraite qui,
malgré son mépris des figurations, ne trouve pas le moyen d ’y échapper) de
« formes » qui, par l’effet de leur plastique ou de leurs couleurs, engendrent
une satisfaction esthétique. Et ce sont les arabesques, constructions géométri­
ques, entrelacs de lignes et de points, treillis, motifs de balustrades ou de vitraux
qui sont comme des détails d ’architecture, des décorations groupées en série
simultanée ou successive qui obéissent dans leur symétrie au rythme des
« belles formes ». Parfois la couleur surgit en même temps q u ’elles, comme
pour embellir d ’un crayon coloré leur esquisse « en pointe sèche », ou encore
ajoute un développement esthétique à la germination des sphères, des ellipses,
des hexagones, des courbes et des spirales. Ce monde des formes que l ’halluci­
nant extrait des soubassements de la perception (comme Picasso ou Kandinsky)
fait l ’objet, est l ’objet d ’un travail hallucinatoire que l ’hallucinant produit
dans la sphère la plus inconsciente ou automatique de son champ perceptif.
C ’est pourquoi cette thématique archétypique, se produit incoerciblement
(pour appartenir plus à l ’espèce q u ’à l ’individu), s’observe dans les états
des troubles profonds de la conscience ou de désintégration des fonctions
perceptives quand le travail hallucinatoire ne livre à l ’halluciné, pour q u ’il
s’en satisfasse, q u ’une sorte de résidu, de résumé ou de schéma des formes
les plus primitives de l ’art, des figures qui sont comme les emblèmes immémo­
riaux et stéréotypés de l’humanité (2).12

(1) J. H il l , J. o f nervous and ment. Disease, 1936, 83, p. 405-421.


(2) Les travaux de A hlenstiel (1953, 1956, 1962) et l’article de M . von K noll
(1958) illustrent ce « point de vue ».
128 HALLUCINATIONS VISUELLES

Les grands thèmes visionnaires explicitent, eux, les grands thèmes exis­
tentiels de l ’hum anité que condense l ’ellipse de l ’imagerie décorative : Dieu,
le M onde, l ’Am our et la Peur. Ces quatre thèmes ont ceci de commun de
n 'apparaître que sous forme d ’un enchaînement scénique concret toujours
assez détaillé ou circonstancié pour former un tableau, mais toujours assez
insolite pour constituer une expérience mystérieuse. La netteté des visions
liée à leur théâtralité (dramatique ou parfois comique) et l ’opacité allégorique
et symbolique de la représentation surnaturelle ou artificielle, constituent
les deux dimensions de ces spectacles où interfèrent le « vécu vu » et la repré­
sentation fantastique. C ’est pourquoi la distinction classique de l’Hallucination
psycho-sensorielle avec ses attributs esthésiques et spatiaux et la pseudo­
hallucination avec ses attributs d ’aperception de « vision intérieure » ou
imaginative, ne résiste pas ici à l ’analyse des phénomènes qui les confond dans
son apparition même.
L es visions m ystiques ou surnaturelles (1). — L ’activité hallucinatoire
visionnaire s’observe avec une fréquence particulière dans toutes les expé­
riences délirantes aiguës, dans les états crépusculaires épileptiques, dans les
psychoses schizophréniques ou les états d ’ « extase » névrotique. C ’est que
le délire (ou les obsessions, ou encore l’idée fixe hystérique qui en sont les
substituts) est vécu comme un « au-delà », une communication avec le monde
invisible qui se manifeste justement p ar sa « vision ». D ’où l ’importance de
ces images qui répondent au besoin religièux d ’un monde surnaturel dans
toutes les formes de Délire. Celui-ci apparaît alors p o u r répondre à cette
demande sous forme d 'apparitions ou d ’extases (2) qui tirent leurs images,
soit de l ’imagerie saint-sulpicienne, soit plus profondém ent des archétypes
qui lient dans toutes les mythologies les puissances surnaturelles aux grandes
images de la Création du monde, des Miracles, des Prophéties et des Textes
Sacrés. Dans nos civilisations monothéistes l ’énoncé préhistorique ou histo­
rique des rapports de Dieu avec les Hommes passe obligatoirement dans ces
« visions » qui em pruntent nécessairement à la dogmatique et à l ’anecdotique
religieuses leur figuration. Le délire sous toutes ses formes — nous y insisterons
à plusieurs reprises — implique cette expérience ici spectaculaire de l ’au-delà
de la réalité qui est aussi un en deçà des phantasmes inconscients. Ceux-ci,
q u ’ils répondent au besoin narcissique de la représentation de la toute-puissance,12

(1) Supposant le problème résolu — et il est, à mes yeux, déjà bien orienté vers
sa solution par nos précédentes analyses et définition du phénomène hallucinatoire —
je parle ici, bien entendu, des activités hallucinatoires pathologiques. Ciir pour le
reste, pour les visions qui ne relèvent pas de la pathologie, nous laissons aux Philo­
sophes, Moralistes, Théologiens, le soin de démontrer qu’elles sont à l’état normal,
soit le produit de croyances collectives, soit le fruit de la grâce divine ou l’effet de la
possession diabolique...
(2) C’est une discussion sur l’extase qui a allumé la discussion célèbre de 18S5
sur l’Hallucination en général... C’est à ce problème encore que se trouvent
confrontés les Psychiatres (R. F ischer, 1970)-
THÉMATIQUE 129

aux identifications de l ’image paternelle ou maternelle ou aux projections


imaginatives des sentiments œdipiens, de culpabilité, de punition ou de cas­
tration, inscrivent au fond de tout homme — argument philosophico-théolo-
gique à double tranchant pour s’offrir également aux deux thèses antino­
miques de la Foi et de la Raison — la dram atique existentielle du Bien et du
M al, du Péché et de la Grâce. Elle se projette dans ces visions comme l ’exigence
à laquelle elles satisfont, quand, chancelant le système de la réalité, apparaît
l ’envers de son décor... L ’aspect mégalomaniaque expansif ou, au contraire,
l ’aspect maléfique ou apocalyptique, constituent les deux pôles manichéens
entre lesquels sont aperçues les images merveilleuses de la protection et de la
communication divines ou celles, sinistres, de la possession diabolique et de
la damnation.
Les visions cosmiques. — Elles sont presque inséparables des visions mysti­
ques q u ’elles portent seulement à un degré de grandeur infini. Les thèmes de
Jugement dernier et de la Fin du Monde sont là, perçus, dans le spectacle prophé­
tique d ’un événement universel où s’achève pathétiquem ent toute probléma­
tique existentielle dans le concret d ’une représentation imagée. Celle-ci en
portant à son plus haut degré d ’urgence la finitude de l ’homme exprime son
actuel et individuel tourment. D ’où la fréquence de ces thèmes dans les états
crépusculaires de la conscience oniroïde (cf. notre Étude, n° 23, p. 210-292
et 303), dans ces moments où le délire touche à l ’éternité, quand, à l ’horizon
de son monde, se mêlent dans la conscience du délirant « les images sanglantes
et dorées de la confusion entre le monde naturel et le monde imaginaire, comme
entre le ciel et la terre ». Ce crépuscule de la réalité contient, en effet, en quelque
sorte, nécessairement l ’absolu de la fin et des fins de l ’existence humaine.
C ’est souvent d ’ailleurs entre les parenthèses d ’une « vision prophétique »
que le spectacle anticipé des événements grandioses apparaît dans la clair­
voyance de la prévision où s’exprime encore le thème mégalomaniaque de
la toute-puissance. Car, bien sûr, c ’est au Désir que correspond cette grandeur
infinie de sa représentation absolue.
Les visions érotiques. — Elles sont naturellement et plus directement
encore l ’expression même du désir qui anime la configuration de l ’Hallucination
visuelle. Cette « relation » est simple dans beaucoup de cas où l’hallucinant
visuel « visualise » son désir dans des scènes imaginaires d ’un musée de la
pornographie, si grossièrement ou obscènement significatives q u ’elles le satisfont
manifestement, et tout aussi évidemment quand il en souffre comme lors­
q u ’elles lui répugnent. C ar l ’Hallucination visuelle n ’affecte pas souvent avec
la sphère libidinale des « rapports » aussi directs : dans l ’érotique même du
« film pornographique » se glisse toujours assez de « perversion » inconsciente
(des figures, des scènes ou des positions où se discernent les tendances sado­
masochistes, homosexuelles, fétichistes, les phantasm es œdipiens ou même de
représentation des pulsions prégénitales les plus archaïques) pour que le
spectacle vu soit, p ar son auteur, lui-même aperçu comme le désir de l’Autre.
Et c ’est effectivement sous form e de scènes sado-masochistes horribles ou
130 HALLUCINATIONS VISUELLES

encore d ’images dégoûtantes, de visions diaboliques de succubes et d ’incubes,


de spectacles obscènes où se mêlent inextricablement la volupté, le sang de la
m ort, q u ’elles sont le plus souvent perçues entre les parenthèses d ’une télévision
artificielle ou persécutrice (On me fait voir... Ils essaient de me montrer... Ils me
font imaginer que... Ils m ’envoient des visions... qui, tout en satisfaisant aux
exigences de la libido du Sujet, l’en disculpent). Le rôle de l ’inconscient dans
la formation même de toute Hallucination éclate ici dans toute son évidence,
et aussi bien quand les phantasm es paraissent ceux des autres dans la projection
de l’intentionnalité du désir que lorsqu’ils paraissent assouvir « tout simple­
ment » les instincts au point que le chemin qui sépare le désir de son objet
hallucinatoire paraît direct et n ’impliquer ni inconscient ni, p ar conséquent,
désorganisation de l ’être conscient. L ’érotique de l ’Hallucination visuelle,
comme celle du rêve, manifeste certes toujours l ’Inconscient mais jam ais
complètement; car ce qui apparaît dans les images c’est toujours une représen­
tation des pulsions qui indexe, même à ce niveau d ’inconscience, l ’action
refoulante de l’être conscient qui, pour q u ’il apparaisse dans le champ de la
conscience exige du phantasme q u ’il soit travesti. De telle sorte que c ’est
toujours à une désorganisation de l’être conscient comme à l ’organisation de
l’être inconscient, ou plus exactement dans la coalescence de ces deux plans
à la surface même de leur coïncidence qui est comme l ’écran de la représen­
tation, que se joue la scène lubrique engendrée p ar un désir qui s’objective
comme pour se nier.
On comprend dès lors que sur cet écran se jouent pour ainsi dire nécessai­
rement les scènes d ’une cohabitation sexuelle inconsciemment désirée et
consciemment subie. L ’expérience érotique, en apparaissant sous forme d ’un
spectacle qui ne satisfait pas seulement les tendances « scoptophiliques » de
l ’Inconscient mais obéit aussi aux lois de leur refoulement p ar la conscience,
présente les rapports sexuels et ses perversions sous la forme privilégiée du
viol ou d ’une violation hallucinatoire du regard dirigé sur l ’imaginaire dont
sont d ’autant plus riches les péripéties et les perversions q u ’il s’agit de scénarios
d ’autant mieux tolérés q u ’ils sont seulement vus.
Plutôt que de décrire id les innombrables configurations de ces rapports
sexuels hallucinatoires qui offensent et captent la vue de tan t d ’halludnés,
il nous a paru plus intéressant de mettre en évidence les traits essentiels de la
phénoménologie de l’érotique halludnatoire visuelle saisie comme une repré­
sentation, une possession de la consdence p ar la visée du désir, même si
celui-ci demeure encore et toujours captif de l ’être consdent captivé à son tour.
Cet alibi du désir sexuel qui impose au Sujet de voir son objet pour se
déculpabiliser, cet alibi une fois reconnu, il est possible dès lors d ’intégrer
dans l ’érotique hallucinatoire visuelle un certain nom bre de figurations qui, n ’y
apparaissant que sous forme symbolique, sont innombrables et innommables
pour être de la catégorie de 1’ « immonde ».

Les visions terrifiantes. — Le spectacle hallucinatoire prend plus souvent


encore la forme d ’un cauchemar onirique où se déroulent les scènes sanglantes
L ’HÉAUTOSCOPIE 131

ou grands guignolesques d ’événements dramatiques (scènes de massacre,


poursuites à main armée, visages masqués grotesquement tragiques ou mysté­
rieux, flammes, meurtres, guet-apens, guillotine, monstres, supplices). Tantôt,
l ’imagerie macabre ou agressive est vécue comme une situation globale chargée
de mystère diffus ou, au contraire, centrée sur un objet précis (scènes de carnage,
apparition de policiers ou d ’assassins, de bandes de malfaiteurs ou de machi­
nerie effrayante). — Tantôt, les images sont aperçues ou seulement entrevues
furtivement dans une fausse perception intermittente ou partielle qui fait
défiler ou apparaître soudainement des visages, un couteau, le diable, du feu,
la guillotine, toutes figurations plus ou moins complexes, photographiques ou
cinématographiques, génératrices de l’angoisse dont elles sont chargées.
Ces visions terrifiantes si typiques du « délirium onirique » ne sont pas
toujours comme dans le cauchemar du dorm eur sans relation avec les objets
extérieurs. Ceux-ci sont inclus dans la perception hallucinatoire pour former
le décor, les instruments et les accessoires des scènes de « G rand Guignol ».
Les zoopsies. — Elles constituent précisément une forme d ’imagerie particu­
lièrement typique le plus souvent vécue sur le registre de la peur. Ce n ’est pas
seulement dans le delirium tremens ou les accès de délire toxique que se pré­
sentent ces images d ’animaux, mais c’est dans le contexte onirique, comme nous
le verrons plus loin, que s’inscrivent, le plus généralement, ces gueules de tigre,
ces serpents, ces monstres, ces files de rats, ces envolées d ’oiseaux ou ces proces­
sions d ’insectes qui entrent dans le film hallucinatoire, soit pour en occuper le
centre de l'action, soit le plus souvent pour y apparaître ou défiler dans sa péri­
phérie. Ces visions de petits ou de grands animaux effrayants, répugnants ou
gênants sont fréquemment vécues, en effet, dans l ’angoisse sinon dans la
terreur. Mais il arrive aussi que ce soit sur le registre d ’un insolite amusement
à peine teinté de crainte ou de perplexité que défilent des troupeaux d ’éléphants,
des cavalcades de chevaux ou des cohortes de fourmis, de poux ou de punaises.
Plus profondes apparaissent, bien sûr, les relations symboliques de ces images
et la sphère affective et libidinale qui confèrent leur sens à l ’angoisse ou à la
fascination de l’hallucinant happé non seulement p ar l’actualité des images
zoopsiques mais p ar la virtualité des affects qui transparaissent en filigrane
dans ces figurations du règne animal, du règne des instincts. Il n ’est pas excep­
tionnel que ces zoopsies se mêlent inextricablement aux Hallucinations olfac­
tives ou tactiles corporelles (l’association optico-haptique étant de beaucoup
la plus fréquente) et parfois, mais plus rarement, acoustico-verbales pour
composer p ar leur multisensorialité même une représentation délirante plus
totale. D ’autres fois, au contraire, elles se présentent dans l ’incongruité insolite
d ’une imagerie tout à la fois mouvante, colorée et ludique.

L’héautoscopie hallucinatoire (1). — Parmi les thèmes hallucinatoires visuels


un « objet » très privilégié certes, apparaît parfois, c’est l’image du Sujet lui-même.1

(1) Sur ce sujet on consultera spécialement les ouvrages anciens de S o l l ie r


(Les phénomènes d'autoscopie, Alcan, 1903), de J. L h e r m it t e (L'image de notre corps,
132 HALLUCINATIONS VISUELLES

Il est bien évident que la représentation visuelle de soi est impliquée dans notre exis­
tence mais y demeure généralement assez vague (nous retrouverons le problème
plus loin à propos du corps et de sa perception hallucinatoire). C’est pourquoi
l’apparition de cette image de soi sous forme d’une Hallucination visuelle a, en effet,
quelque chose de surprenant. Tout se passe comme si le travail hallucinatoire faisait
surgir là une image qui n’entre qu’assez exceptionnellement dans le monde perceptif
normal. Il semble, en effet, que ce soit le propre de certains hommes exceptionnels
(Goethe, Hoffmann, Chamisso, Musset, G. de Maupassant, Shelley, Poë, d’An-
nunzio, Steinbeck, etc. etc., ces etc. marquant ici l’infinité probable de tous ceux
qui se sont vus modestement) que de « voir » leur « double », ce double qui n ’est
pas seulement le thème du fameux roman de Dostoiewski mais le thème étemel
de toute la littérature romanesque de l’introspection et de l’extrospection de soi...
Mais l ’Hallucination héautoscopique ne commence «vraim ent» qu’avec la
perception sans objet de soi... Terrible contradiction (que nous retrouverons à propos
des Hallucinations corporelles) qui exige que, d’une part cette image soit une percep­
tion et que, d’autre part, l’absence de l’objet soit alors celle du Sujet. Cette perception
sans objet de l’image de soi n ’a de sens que précisément sous forme d ’une « vision » (1),
c’est-à-dire dans cette modalité de perception de soi qui, normalement, ne comporte
jamais ou que très vaguement la représentation (visuelle) de soi-même sans miroir.
La clinique nous offre l’occasion de noter des phénomènes héautoscopiques
qui ont fait l’objet des pénétrantes études de P. Sollier (1903), de J. Lhermitte (1939),
de E . Menninger-Lerchenthal (1935), etc. On en trouvera dans l’ouvrage de H. Hécaen
et de J. de Ajuriaguerra (Méconnaissances et Hallucinations corporelles, 1952) un
exposé très complet et documenté. ’
Parfois l’image hallucinatoire est étonnamment précise et certains Sujets de cette
expérience héautoscopique tentent de la saisir ou s’efforcent de heurter pendant
la marche ce double qui les dédouble et les accompagne comme ou, plus même, que
leur ombre.
D ’autres fois, l’image du double est elle-même dédoublée. Un malade de Car-
gnello (1950) voyait la figure de son double faite en deux parties distinctes : à droite,
œil clair et ouvert — à gauche, sombre et comme couvert d’une lunette. D ’autres
ont de leur image une vision polyopique (plusieurs yeux ou visages). Tant il est vrai
que ces Hallucinations recourent dans leur constitution au travail déformant du rêve
à l’emploi de la métaphore, mais sont aussi l ’effet parfois de troubles somato-
gnosiques.
De telle sorte que si beaucoup d ’auteurs prennent acte de leur valeur neurolo­
gique (2) (elles sont observées dans les auras épileptiques, les syndromes somato-

éd. Nouvelle Revue Critique, 1939. Les Hallucinations, éd. Doin, 1951, p. 125-168),
le travail de E . M e n n in g e r L e r c h e n t h a l (Der eigen Doppelgänger, 1935), le livre
de H . H é c a e n et J. d e A ju r ia g u e r r a (.Méconnaissances et Hallucinations corporelles,
éd. Masson, Paris, 1952, p. 310-343), et plus récemment parmi bien d ’autres, les
travaux de J. P ea r so n et K. D e w h u r s t (1954), de H . H é c a e n et A. G r e e n (1958), de
L u k ia n o w ic z (1960), de M. O s t o w (1960), de A . L e is c h n e r (1961), de H . H e in t f l
(1965), de V. L u n n (1970).
(1) Elle ne s’observe pas (naturellement), comme le remarque J. L h e r m it t e chez
l*aveugle-né.
(2) Cf. K. C o n r a d (1953), J. P ea r so n e t K. D e w u r s t (1954), I. e t K. G l o n in g
e t c o ll. (1963), H . H e in t e l (1965).
CONDITIONS D'APPARITION 133

agnosiques pariétaux, dans les syndromes occipitaux avec agnosie et hémianopsie, etc.),
d ’autres mettent l’accent sur la psychodynamique de leur projection. Il est
bien vrai, en effet, que la constitution de cette image de soi met en jeu tout à la fois
des troubles de la perception, des troubles de la conscience et les exigences narcis­
siques ou les investissements libidinaux de l’inconscient sur cet « objet » privilégié.
Si le double est, comme l’a montré Rank, une projection du narcissisme qui double
en effet l’image de soi, de son coefficient de propre adoration, Ostow (1960) rap­
pelle que Freud avait déjà noté que souvent l’image de soi est déplaisante pour
le Sujet qui la supporte mal et qu’il trouve généralement honteuse ou laide. De telle
sorte que la présence « double de soi à côté de soi » est vécue dans l’Hallucination
héautoscopique, soit comme celle d’une image spéculaire que le Sujet regarde avec
complaisance narcissique ou comme une sorte d ’idéal de soi, soit et le plus souv nt,
comme une ombre gênante qui est faite de ce que le Sujet ne veut pas être (1). Il arrive
aussi que cette image du double soit celle d ’un « compagnon » qui ressemble au Sujet
comme un frère ou qui le suit comme un protecteur, ou encore comme un partenaire
amoureux (Lhermitte cite, par exemple, le cas d ’une malade qui était ainsi escortée
d’un cavalier très élégant monté sur un magnifique cheval). Car telle est bien, en effet,
la projection de soi (de ses propres désirs) dans l’image de l’autre qu’elle reflète aussi
la projection de l ’autre. La propre image de soi par son dédoublement, par le clivage
de sa dualité, révèle précisément cette connexion essentielle, cette cohabitation impli­
quée dans sa structure spéculaire. L’héautoscopie, c’est la traversée du miroir où se
brise la pure subjectivité.

Conditions d ’apparition des Hallucinations visuelles.

L ’activité hallucinatoire visuelle est en relation avec un certain nom bre


de facteurs psychiques ou psycho-physiologiques que tous les cliniciens notent
dans leurs observations : influence de l ’attention, modification du milieu
extérieur et niveaux de conscience en sont les principaux.

a) Attention et direction volontaire. — Le plus souvent c ’est dans un état


de passivité pour ainsi dire « extatique » et dans une sorte de rêverie ou de
« rêve éveillé » que la kaléidoscopie visionnaire se produit. Cela est vrai surtout
pour ces grandes expériences hallucinatoires visuelles qui captent l ’attention,
surprenant le sujet et requérant sa passivité et, to u t au plus, son attente, son
intérêt et sa curiosité. Ce détachement peut aller si loin que l ’Hallucination
com porte parfois, en effet, des surprises p ar sa saugrenuité, sa soudaineté
et son déroulement automatique.
Mais l ’apparition peut survenir au contraire dans un état d ’attention ou
de ferveur qui nous renvoie — en partie au moins — à ce que nous avons dit
de l ’exaltation esthétique, mystique ou érotique dans la vie normale. E t c ’est 1

(1) On comprend que l ’héautoscopie à ce niveau de répression inconsciente


puisse aller jusqu’à l’Hallucination négative de l’image de soi (cf. J. L h e r m it t e ,
1939, et le travail de M. A n d e r s o n et A . S em e r a r i , 1954).
134 HALLUCINATIONS VISUELLES

dans une sorte de paroxysme, de ravissement ou d ’angoisse q u ’elle surgit


alors et principalement sous forme d ’une apparition fortement thématique
et congruente. On conçoit que cette modalité d ’apparition pose le problème
du diagnostic justement avec l ’imagination du sujet norm al, et ce n ’est que
l’analyse structurale du cas qui permet seule de mettre en évidence son caractère
psychopathologique, et notam m ent les conditions anormales de l ’auto-sug­
gestion qui constitue la croyance délirante.
Parfois la production hallucinatoire est « volontaire », le Sujet pouvant
diriger à volonté le développement scénique de ses illusions. C ’était le cas, p ar
exemple, du vieillard dont Th. Floum oy a publié l’observation. La féerie
ou la fiction hallucinatoires du visionnaire se déroulent alors comme dans le
rêve éveillé. Mais les éléments formels, les caractéristiques sensorielles de l ’Hal­
lucination visuelle, là encore, la soustraient au simple exercice de l ’imagination
normale (vividité des images, modifications sensorielles du champ perceptif}. Ce
flux d ’imagerie est généralement incoercible, et l ’halluciné assiste, ou amusé,
ou terrorisé, ou seulement curieux, à la projection d ’un film qui échappe
à sa volonté. L ’ambiguïté de ce pouvoir, de ce « don » d ’halluciner, est,
encore une fois, admirablement décrite dans l’écrit (in R. M ourgue,
p. 217-235) du vieillard observé p ar Th. Flournoy. Tl nous m ontre comment,
entraîné par l ’Hallucination ou l ’entraînant avec lui, elle est tour à tour
un jeu, un spectacle ou une éclosion, auxquels le Sujet s’abandonne avec
complaisance ou q u ’il provoque avec intérêt, ou encore q u ’il subit sans
pouvoir la diriger.

b J Modification des afférences visuelles. — L ’activité hallucinatoire est


toujours plus ou moins illusionnelle en ce sens q u ’elle a toujours quelques
relations avec les Stimuli dont les messages sont transmis du monde extérieur
ou de l ’activité rétinienne spontanée aux analyseurs occipito-pariétaux, et
que ces Stimuli sont constants. Certaines conditions sont évidemment favorables
au « Surrogatprinzip » qui règle le remplissage im aginatif du champ perceptif
quand celui-ci n ’envoie que des messages faibles, insignifiants ou perturbés.
C ’est ainsi que la production des phantasm es hallucinatoires est favorisée par
l ’obscurité, parfois l ’occlusion des yeux ou encore p a r le désintérêt pour le
monde extérieur ou la privation sensorielle expérimentale, comme si un fond
d ’obscurité ou de perceptions vagues faisait appel aux images. Celles-ci sur­
gissent ou s’accrochent aussi à l ’occasion de certaines configurations du monde
des objets (puzzles, sensations confuses ou lointaines) qui agissent comme
des « pace m aker » de la projection hallucinatoire.
Parmi toutes ces conditions nous devons signaler spécialement la modi­
fication des « canaux » d ’inform ation qui en diminue le débit. C ’est-à-dire
tout ce qui diminue l ’action dynamogène des afférences lumineuses, ou plus
exactement des messages que l ’organisme reçoit et capte du monde des objets.
Voilà pourquoi 1’isolation sensorielle, le « syndrome du bandeau » (chez les
ophtalmopathes opérés) et Vocclusion des yeu x ont comme nous le verrons
(p. 702-704) retenu spécialement l ’attention du clinicien et aussi du théoricien
ASSOCIATION A D'AUTRES HALLUCINATIONS 135

de l ’Hallucmation (Ph. Solomon, 1958, J. P. Zubek et l’école de M anitoba,


1969, etc.).

c) Déstructuration du champ de la conscience. — Tous les auteurs sont


d ’accord p o u r noter que l’Hallucination visuelle ne naît pas seulement d ’un
trouble proprem ent sensori-moteur (comme dans les protéidolies), mais que
déjà dans les phantéidolies et surtout les expériences délirantes dont la vision
hallucinatoire est un des aspects bien connu, elles apparaissent sur un fond de
troubles de la conscience. Ce leit-motiv n ’a p as cessé d ’être repris p a r tous les
classiques depuis Delasiauve,Meynert, Regis, Kraepelin, etc.— J. E. Meyer(1952)
— sans citer d ’ailleurs les auteurs français qui ont tan t contribué à l ’étude de
l’onirisme confusionnel — a mis l ’accent sur l ’importance des troubles de
la conscience comme « état prim ordial » des Hallucinations visuelles que l ’on
rencontre le plus souvent en clinique. Mais ceci est d ’une telle importance
et sera si largement débattu dans tout le corps de l ’ouvrage que nous nous
contenterons ici d ’indiquer q u ’il s’agit là d ’un des aspects les plus fondamen­
taux de to u t le problème des Hallucinations.

Associations e t com binaisons des Hallucinations visuelles


et d ’autres phénom ènes psycho-sensoriels. Il

Il est assez rare que l ’Hallucination, sous quelque forme q u ’elle se présente
avec ses attributs sensoriels spécifiques, soit exclusivement constituée p a r des
données sensorielles propres à un seul sens. Nous aurons l ’occasion de revenir
plusieurs fois sur ce fait à propos de toutes les variétés d ’Hallucinations des
divers sens. C ’est q u ’il en est de l ’Hallucination comme de la perception en
général : elle est (en tant que constitutive d ’un objet ou d ’un ensemble
d ’objets form ant une configuration) essentiellement multisensorielle. Et, en
effet, ce n ’est que dans des cas (somme toute assez rares) où l ’Hallucination
visuelle, comme nous le verrons plus loin, se présente avec une sensorialité
élémentaire et en quelque sorte périphérique, q u ’elle se présente exclusivement
avec les attributs sensoriels spécifiques de la vision. Quand elles ne sont pas
exclusivement visuelles, les Hallucinations se combinent surtout avec des
Hallucinations corporelles et plus rarem ent auditives ou tactiles, particulière­
ment dans les crises hallucinatoires paroxystiques (phantéidolies) et aussi
au cours des expériences délirantes oniriques (états d ’ « Halluzinose » multi­
sensorielle). Il en est de même encore pour les diverses modalités de délires
chroniques ou Schizophrénies où, plus rares que les Hallucinations acoustico-
verbales, elles se combinent parfois avec celles-ci, notam m ent dans les Délires
d ’influence.
En règle générale, les combinaisons des Hallucinations visuelles se font prin­
cipalement avec les Hallucinations corporelles et olfactives, et plus rarement
avec les Hallucinations acoustico-verbales dans les psychoses aiguës et dans
136 HALLUCINATIONS VISUELLES

les délires chroniques elles sont le plus souvent liées au contraire aux Halluci­
nations acoustico-verbales, mais aussi aux Hallucinations cénesthésiques.
P ar contre, dans la catégorie des cas que constitue, comme nous le verrons,
une classe assez spéciale de phénomènes (Éidolies hallucinosiques) le plus
souvent les phénomènes hallucinatoires sont strictement visuels, ce qui leur
confère précisément la caractéristique essentielle de leur artificielle incongruité,
de leur irréalité; mais même alors les configurations hallucinatoires adm ettent
des « synesthésies » dont certaines sont, p ar leur fréquence, privilégiées, comme
l’association des images visuelles et des images tactiles, ou encore l ’association
des images visuelles et olfactives ou somesthésiques.

LES DEUX CATÉGORIES STRUCTURALES


DE L’ACTIVITÉ HALLUCINATOIRE VISUELLE

Jusqu’ici, nous avons décrit les Hallucinations visuelles selon les modalités
en quelque sorte physiognomiques de leur apparition et de leurs caractéris­
tiques séméiologiques. Nous devons faire un pas de plus dans la description
et passer du plan séméiologique au plan structural proprem ent phénoméno­
logique.

La catégorisation clinique classique des Hallucinations visuelles se réfère


généralement à la fameuse distinction entre Hallucinations psycho-sensorielles
et Hallucinations psychiques. E t on décrit dans le premier groupe des visions,
des scènes, plus généralement des « formes » perçues comme des objets p ro ­
jetés dans le monde extérieur avec tous les attributs sensoriels (projection
spatiale, couleur, perspective, mouvement) d ’une perception visuelle complète.
Dans le deuxième groupe, on place les Hallucinations psychiques ou Pseudo­
hallucinations (1) caractérisées p ar le fait q u ’il s’agit seulement d ’images, soit
que ces images soient floues, pâles, à peine distinctes de celles que l’introspection
fournit à chacun et à tous, mais se présentent avec une sorte d ’incoercibilité
(Pseudo-hallucinations de Hagen, représentations aperceptives de G. Petit)
— soit, au contraire, q u ’elles soient particulièrement riches, esthésiques,
anormalem ent vives et vivaces (Pseudo-hallucinations de K andinski). Mais
il s’agit là de distinctions qui n ’en sont pas, c’est-à-dire qui n ’ont pour ainsi
dire pas de valeur séméiologique pour avoir été envisagées dans la perspective
d ’une psychologie atomiste. Il importe donc de substituer à cette clinique
atomistique une séméiologie plus résolument structurale. C ’est dire que nous
devons décrire m aintenant, d ’une p a rt les structures psychopathologiques
(les désorganisations de l’être conscient et l ’aliénation de la personne, c’est-
à-dire les altérations du système de la réalité) qui confèrent aux Hallucinations
visuelles leur véritable structure hallucinatoire et délirante — et d ’autre part, 1

(1) Comme, p a r e x e m p le , d a n s le t r a v a il d e G. Sed m an (1966).


LES DEUX CATÉGORIES D'HALLUCINATIONS VISUELLES 137

les structures neuro-physiologiques qui n ’entraînent pas de désorganisation


de l ’être conscient ou d ’altération du système de la réalité et qui condition­
nent l ’apparition des phénomènes éidolo-hallucinosiques non délirants pour
n ’engendrer que des phénomènes d ’un niveau de désintégration inférieure
et partielle de l ’analyseur perceptif visuel.
C ’est la dernière réflexion que nous avons faite plus h aut à propos des
phénomènes « spécifiquement visuels » qui doit constituer l ’introduction de
cette analyse structurale. Si, en effet, certaines Hallucinations visuelles parais­
sent être des phénomènes en quelque sorte spécifiquement et exclusivement
« sensoriels » et n ’être pas l ’effet d ’un trouble général de l ’être conscient,
elles se distinguent précisément p ar là de la masse des Hallucinations visuelles
qui sont solidaires des formes structurales proprem ent délirantes de la désor­
ganisation de l’être conscient (1). De telle sorte que, à la séméiologie atomis­
tique que nous venons d ’exposer et à laquelle il suffit de se rapporter pour
q u ’éclate l ’évidence de son caractère superficiel et souvent contradictoire, doit
se substituer une séméiologie structurale qui réintègre les espèces d ’Hallu­
cinations visuelles dans leurs véritables structures naturelles. C ’est ce que
nous ferons dans le prochain paragraphe. Mais pour le préparer nous devons
indiquer ici quelles sont précisément les modalités de désorganisation de l ’être
conscient et de désintégration des fonctions de l'analyseur percep tif visuel dont
les Hallucinations visuelles sont l’effet ou, si l’on veut, le reflet.

1° L’a ctivité hallucinatoire visuelle délirante


e t la désorganisation de Vôtre conscient.

L ’être conscient ne se réduit pas à l ’organisation du champ de la conscience,


c ’est-à-dire à celle de l ’expérience actuellement vécue; il implique aussi et
nécessairement l’organisation du système relationnel transactuel de la personne
et de son monde. A cette double organisation correspondent deux modalités
de désorganisation qui apparaissent quand justem ent apparaissent les visions1

(1) Il est curieux de remarquer que le travail de J. E. M e y er (1952) sur les relations
entre Hallucinations visuelles et troubles de la conscience, a tenté sans trop y réussir
une classification des Hallucinations visuelles qui se rapproche de notre point de vue.
Il distingue, en effet, dans la masse des Hallucinations visuelles, des « psychotische
Erlebnisformen » et des « Hallucinations paroxystiques » ; mais faute d’avoir clairement
distingué les deux grandes formes d ’organisation de l ’être conscient et la différence
qui sépare les Hallucinations qui en dépendent à tous les niveaux, des phéno­
mènes caractérisés justement par le fait qu’il n ’y a pas d ’altération délirante de l’être
conscient, il est retombé dans le désordre contre lequel il a tenté d’établir un sem­
blant d’ordre. Nous avons noté plus haut l’intérêt du travail de E. W o l f (1957) qui
propose précisément à propos des Hallucinations visuelles (lilliputiennes) de distin­
guer les « Hallucinations encadrantes » et « encadrées » ; cela revient à peu près à fonder
phénoménologiquement la distinction que nous allons maintenant proposer.
138 HALLUCINATIONS VISUELLES

prises dans le mouvement du Délire, c’est-à-dire la grande masse des Hallu­


cinations visuelles qui se manifestent le plus communément au cours des
diverses maladies mentales.

La déstructuration du champ de la conscience dont l ’état confuso-oni-


rique constitue la forme la plus typique p o u r en représenter la forme « maxima »
a toujours été considérée p ar tous les cliniciens comme la condition la plus
habituelle de l ’éclosion des Hallucinations visuelles (J. E. Meyer, 1952;
K. Conrad, 1953; J. M. Burchard, 1965; etc.) tout comme le sommeil est la
condition du rêve.
Cette constitution de la conscience imageante dont l ’activité hallucinatoire
est le reflet s’observe dès la phase hypnagogique, à cette phase intermédiaire
à la veille et au sommeil qui était pour Baillarger comme le mom ent privi­
légié et fécond de l ’H alludnation. A ces premiers niveaux de déstructuration
du champ de la conscience ou, plus exactement, à leurs oscillations, corres­
pondent ces vagues d ’imaginaire qui fo n t surgir les Hallucinations hypnago-
giques (1), les visions du demi-sommeil (B. Leroy). La conscience imageante
statu nascendi opère la prestidigitation d ’une magique métamorphose de
l’image qui, comme le souligne J.-P. Sartre dans son fameux livre sur L'Im agi­
naire (1940), cc devient plus vraie que nature » (2). C ’est q u ’il n ’y a plus alors
de « mise au point », c’est-à-dire de distinction claire et distincte du réel et
de l ’imaginaire. U n « savoir » apparaît p a r la fascination de l’image qui le
représente, et la conscience y adhère comme à to u t ce qui se présente à elle
à la condition q u ’il s’agisse d ’un quelque chose, même si ce « quelque chose »
vient au sujet du dedans de lui-même, de sa pensée ou de son corps. Sa cons­
cience en train de se décomposer se laisse charmer p ar ce qui lui apparaît; elle
ne le constate pas seulement mais le consacre (Sartre, L'Im aginaire, p. 61).
Sans doute l ’obscurité extérieure peut-elle favoriser cet ensorcellement mais
jam ais autant que lorsqu’il s’agit de cette nuit de l ’esprit, de cette invasion de
l ’esprit par ses ténèbres intérieures ; jam ais le Sujet ne se sent aussi prisonnier,
pris dans les rets de l ’imaginaire qui éclate et flocule en lui.
Naturellement, les phases de sommeil paradoxal avec ses mouvements 12

(1) Les Hallucinations hypnagogiques décrites depuis longtemps par W e ir -


M itchell ont fait l ’objet d ’innombrables travaux (B. L eroy, 1926 et H oche, Die
träumende Ich, Iéna, 1927). Citons parmi les plus récents ceux de R. D. Bilz (1950),
G. Lo C ascio (1952 et 1967), A nderson (1965). On s’est surtout intéressé au cours
de ces dernières années à rapprocher ces phénomènes de crises hallucinatoires visuelles
des encéphalitiques et parkinsoniens (M. R ancoule , 1938 ; K. L eonhard , 1935 et
1957; etc.) et plus généralement de la psychopathologie méso-diencéphalique
(J. L hermitte, 1924-1930 ; L. VON B ogaert, 1927-1990) — des auras épileptiques —
des crises de narcolepsie (H. van H eyck et R. H ess, 1954 ; B. R oth , 1962 ; P ohl ,
1966 ; J. Schneck , 1968 ; P. P assouant, 1969 ; etc.).
(2) C’est bien ainsi que vivait ce type de vision un malade présentant un syndrome
de Gélineau (narcolepsie) et que commente très abondamment O. L oras, Ann. Méd.
P sy c h o l., 1958, 1.1, p. 624-649.
LES DEUX CATÉGORIES D'HALLUCINATIONS VISUELLES 139

oculaires (P. M. O.) caractéristiques qui correspondent sinon au IIIe ou


IVe stade de Loomis e t de Kleitm an, to u t au moins à une m odalité sui generis
de sommeil (cf. plus loin 7e Partie), constituent la condition optima de
cette expérience hallucinatoire que nous appelons un rêve, modèle de référence
pour toute activité hallucinatoire et to u t spécialement pour l ’Hallucination
visuelle dans la mesure même où il se déroule comme un spectacle dans la
succession des diverses scènes qui en composent la kaléidoscopie ou l’en­
chaînement dramatique.
Ceci — qui est capital — découvre l’ombre portée p ar la déstructuration du
champ de la conscience sur le champ phénom énal de la perception, déstructura­
tion qui constitue la condition par excellence de la production des images hallu­
cinatoires qui peuplent, ou le sommeil, ou tous les états qui lui sont analogues (1).
Et, en effet, comme tous les Cliniciens l ’on t depuis longtemps reconnu,
c ’est l ’état de confusion onirique qui est comme la structure pathognomonique
de l ’activité hallucinatoire visuelle pour autant q u ’elle se confond essentiel­
lement avec le travail du rêve.
Mais à tous les niveaux de la déstructuration du champ de la conscience
nous retrouvons quelque chose de ce travail du rêve dont l’Hallucination
visuelle des psychoses aiguës est le reflet. Dans la déstructuration du champ de
la conscience qui se situe à un niveau plus élevé, notam m ent dans les Psychoses
délirantes aiguës de type oniroïde avec « état crépusculaire » de la conscience,
« état de dépersonnalisation » ou « syndrome d ’automatisme mental », les
Hallucinations visuelles sont vécues comme des « visions artificielles », trans­
mises ou provoquées p ar autrui ou p ar des forces occultes ou surnaturelles.
Ce sont des « films », des scénarios, des images qui sont « envoyés » et fabriqués
p ar des machines, des fluides, des clans de persécuteurs du pauvre halluciné
« pour qu’il en voie de toutes les couleurs » ; le délire, c’est-à-dire la dénégation
de l ’Hallucination prend ici la forme « pseudo-hallucinatoire » d ’une influence
maléfique qui s’exerce sur la pensée et y produit des « visions » intérieures,
des spectacles absurdes ou scandaleux dont l ’hallucinant ne se reconnaît
pas être l ’auteur. C ’est pourquoi cette activité hallucinatoire délirante plus
ou moins nettement opposée aux « Hallucinations » psycho-sensorielles est
appelée « Pseudo-hallucination » ou « Hallucination psychique » visuelle. Si
leur objectivité n ’est pas ici totale, la semi-objectivité n ’en est pas moins
prise dans le mouvement même d ’une expérience délirante qui intègre dans
son vécu la vision fabriquée, étrangère ou artificielle dans une atmosphère de
semi-réalité qui fait dire parfois au délirant q u ’il a des visions, m ais qui lui
fait croire aussi que ces visions artificielles ém anent « réellement » du milieu
social, naturel ou surnaturel. Il délire, pour ainsi dire, au deuxième degré.
M ais si l ’Hallucination visuelle fait aussi partie du Délire en tan t qu’elle1

(1) J ’ai examiné le problème de cette analogie étendue à tout le champ psy­
chopathologique, au Congrès de Madrid (septembre 1966), et nous le retrouverons
plus loin (p. 1262-1269).
140 HALLUCINATIONS VISUELLES

est une modalité d ’onirisme plus ou moins dégradée, l ’Hallucination visuelle


est également délirante quand elle apparaît non plus dans la déstructuration
du champ de la conscience mais dans les modalités d'aliénation de la personne
qui constituent le groupe des Psychoses délirantes chroniques (Schizophrénie,
Paranoïa, et entre ces deux groupes, ces formes de délire chronique que l’on
appelle selon les écoles, Psychoses hallucinatoires chroniques, Paraphrénies,
Délire d ’imagination, etc.). Alors, et c ’est un fait clinique contrôlable, l’Hal­
lucination visuelle cède le pas à l’Hallucination acoustico-verbale et aux
Hallucinations corporelles, mais elle se présente encore avec une fréquence
assez grande que masque seulement le terme de « Pseudo-hallucination »
p ar lequel on désigne toutes ces fantasmagories mystiques ou érotiques qui
si souvent s’infiltrent dans la constitution du monde des délirants autistiques,
fantastiques et même systématisés (persécutés ou jaloux). Les Hallucinations
visuelles dans tous ces cas font partie des structures du Délire; elles ne peuvent
être décrites et classées que relativement aux formes de Délire, soit au « Delirium »
des états aigus, soit aux formes de l ’idéation délirante des Psychoses délirantes
chroniques. Les Hallucinations visuelles ne sont rien d ’autres que des mani­
festations de ces deux manières fondamentales de délirer qui correspondent
aux deux modalités d ’organisation et de désorganisation de l’être conscient.
Et ce qui constitue l ’essence, la base phénoménologique de toutes ces visions,
apparitions et spectacles hallucinatoires du Délire c’est que, pris dans le Délire,
le Sujet qui les « vit » ou les « imagine » nie être halluciné. Soit q u ’il ait chaviré
to u t entier dans l ’imaginaire, soit q u ’il ait m étamorphosé le système même de
la réalité jusqu’à poser la réalité de l’imaginaire.

2° L es É id o lie s h a llu c in o s iq u e s v is u e lle s c o n d itio n n é e s


p a r le s a lté r a tio n s fo n c tio n n e lle s d u s y s tè m e p e r c e p tif v is u e l .Il

Il suffit d'avoir m ontré la solidarité des Hallucinations visuelles avec les struc­
tures diverses du Délire pour que, cessant de penser à Berbiguier et revenant à
Nicolaï — nous soyons confronté à une masse de phénomènes hallucina­
toires visuels qui apparaissent précisément hors de toute structure délirante.
Ce sont toutes ces Hallucinations visuelles « compatibles avec la raison »,
« critiquées », « sans jugement de réalité ». Elles ne dépendent pas, celles-là,
d ’une désorganisation de l’être conscient dans la mesure même où le sujet
est conscient d ’être halluciné, où il dit avoir des « visions » pour si fa n ­
tastique ou insolite que soit pour lui l ’imagerie q u ’il voit. Il s’agit alors,
comme le m ontrent les innombrables observations d ’Hallucinations en rap­
port avec les lésions périphériques ou centrales des voies et centres de
la vision, d ’images qui ont généralement la structure formelle plus haut
décrite des Hallucinations visuelles élémentaires (photopsies, phosphènes,
métamorphopsies, etc.) ou des images qui pour si nettes et « esthésiques »
q u ’elles soient n ’occupent q u ’une partie du champ visuel; soit q u ’elles appa­
raissent en « surimpression » sur le champ perceptif ou « encadrées » p ar lui,
LES DEUX CATÉGORIES D'HALLUCINATIONS VISUELLES 141

soit que, au cours d ’une aura épileptique, elles figurent les scènes d ’un frag­
ment de rêve. Dans tous ces cas la production des images hallucinatoires
dépend d ’un trouble qui est d ’un niveau inférieur à celui de l ’intégration
du champ de la conscience (et, à plus forte raison, de l ’intégration du système
de la réalité). C ’est généralement quand il existe des lésions cérébrales (notam­
ment occipitales, temporales ou du tronc cérébral) ou au cours des ophtal-
mopathies que s’observent ces « Éidolies hallucinosiques » (soit à forme « pro-
téidolique », soit à forme « phantéidolique » comme nous le préciserons tout
au long de cet ouvrage) caractéristiques de la désintégration des fonctions
des analyseurs perceptifs. De telles Hallucinations visuelles, au sens large
du terme, ont donc une structure éidolo-hallucinosique qui n ’échappe pas
au contrôle de l’être conscient, à son jugement. Comme l ’a fait remarquer
J. E. Bartlet (1951) à propos des phantopsies des vieillards atteints de cata­
racte, il s’agit de troubles qui se construisent sur un modèle hallucinatoire
visuel comme un « membre fantôme »... (1).
Telle est donc la classification naturelle de toutes les Hallucinations visuelles
qui nous p araît plus claire et plus vraie que toutes les confuses distinctions
entre illusion et Hallucination, ou entre Hallucinations psycho-sensorielles
ou Pseudo-hallucinations visuelles. Dès le premier examen clinique de l ’Hal­
lucination, c’est — comme dès notre premier coup d ’œil sur l ’histoire des
idées — la distinction entre Hallucinations proprem ent dites ou délirantes
et Éidolies hallucinosiques qui s’impose à nous. Cela revient à dire que le fond
du problèm e des Hallucinations visuelles — et des Hallucinations en général —
est de pouvoir les rattacher à une organisation de la perception dans ses
rapports avec les structures de l ’être conscient qui nous permette de régler
la question de l ’unité, de la diversité des Hallucinations visuelles (leurs catégories
natùrelles) et aussi le problème de leur diagnostic à l ’égard de l’exercice norm al
imaginaire et illusionnel de la vision.
Ce que nous venons de dire et qui correspond à la lecture même des
documents cliniques que proposent à l ’observateur les diverses modalités de
l ’Hallucination visuelle, nous permet de les classer précisément selon le
contexte dont elles font partie.
Ce contexte est bien différent, en effet, lorsqu’il constitue le fond de délire
qui manifeste la désorganisation de l ’être conscient ou la désorganisation
du champ perceptif visuel. Dans le premier cas, l’étude clinique des Halluci­
nations visuelles va nécessairement se confondre avec celle des structures
proprem ent psychopathologiques qui sont l’objet de la Psychiatrie; dans le
deuxième cas, l ’étude clinique des Éidolies hallucinosiques nous renverra
constamment à un syndrome proprem ent neurologique de désintégration
des systèmes fonctionnels.1

(1) Bien entendu, nous ne pouvons pas suivre Fr. R eimer lorsque, sous le
terme trop général de « optische Halluzinose » (1970), il englobe par contre toutes
les variétés d’Hallucinations visuelles.
142 HALLUCINATIONS VISUELLES

ÉTUDE CLINIQUE
DES HALLUCINATIONS VISUELLES DÉLIRANTES

Il suffit de se rapporter au tableau de la page 143 pour bien compren­


dre l ’enseignement de la clinique. Les Hallucinations visuelles délirantes
sont celles que l ’on trouve le plus souvent au niveau profond de la déstruc­
turation de la conscience (états confuso-oniriques). Tous les autres phéno­
mènes hallucinatoires répondent mieux à la définition classique des Pseudo­
hallucinations en ce sens q u ’elles sont prises dans des expériences ou un
travail délirant (vécu pensé ou énoncé) qui se réfèrent à l ’espace vécu
intérieur qui devient objet d ’une aperception « vision interne » dans laquelle
le Sujet est pris comme lorsque son regard est capté p a r un objet du monde
extérieur. Mais, comme le fait rem arquer J. E. Meyer (1952), il arrive assez
souvent que le trouble de la conscience puisse s’objectiver p ar l ’EEG (le blo­
cage de l ’alpha est beaucoup plus net que pendant les Hallucinations audi­
tives).

1° P sy c h o se s a ig u ë s. — Dans les psychoses aiguës, la déstructuration du


champ de la conscience fait apparaître les visions, soit aux niveaux les plus
profonds comme des visions sans mondanité, comme une pure représentation
scénique de VInconscient dans un état d'inconscience (onirisme) — soit au
niveau le moins profond comme des visions vécues où les figurations plasti­
ques figurent l ’angoisse, le jeu ou les expériences de dédoublement englobées
dans un contexte thém atique d ’artificialisation et d ’étrangeté de la pensée.
L ’o n ir is m e ( é t a t o n ir iq u e , d é l ir e o n ir iq u e ) . — Il constitue la structure la
plus pure de l ’activité hallucinatoire visuelle (1). Il constitue une sorte d ’état
second ou somnambulique dont l’expérience kaléidoscopique rappelle celle
du rêve. N ous en approfondirons la structure plus loin quand nous parlerons
des expériences délirantes et hallucinatoires dont il constitue le prototype.
Voici comment nous l ’avons décrit (Étude rp 24et L a Conscience, 2e édit., p. 80).

Le délire onirique représente le vécu de la conscience décomposée dans la


confusion. Tantôt vague et inexprimé et trop informe pour être perçu par l’obser­
vateur et peut-être même par le Sujet stuporeux, incapable de retenir les aspects
chaotiques et successifs de sa « représentation » interne, tantôt (et c’est alors qu’il1

(1) Nous avons retracé l’évolution historique des conceptions classiques sur
l’onirisme dans notre Étude tP 8 (p. 225) et dans notre Étude n° 24 (p. 326-333). Sa
trajectoire va de L a sè g u e (1881) à R é g is (1901) en passant par D el a sia u v e , C h a s l in ,
M a g n a n . C’est dire que c’est l’école française qui a le mieux étudié à propos de la
confusion mentale, des délires toxiques et notamment du délire alcoolique, cette
forme « spectaculaire » et scénique de la conscience hallucinante à type « visuel »
ressemblant au rêve jusqu’à se confondre avec lui.
HALLUCINATIONS VISUELLES, ONIRISME, PSYCHOSES AIGUES 143

acquiert une authentique existence clinique) vécu et exprimé avec l’intensité d ’images
éclatantes, le Délire onirique est dans la confusion comme le Rêve est dans le sommeil.
Toutefois, le confus ne dormant pas, le Délire onirique est souvent un « Délire
d ’action » qui fait passer dans le comportement de l’halluciné les péripéties oniriques
qu’il voit et qu’il vit. Celles-ci se constituent en séquences scéniques (scénarios), qui

Niveaux
structuraux Pathogénie Phénoménologie
Phénomènes
hallucinatoires
visuels
sans délire Éidolies halluci- Intégration dans un Incident « périphé­
nosiques. syndrome neurologi­ rique » extra-réel.
que central ou péri­ Image « encadrée ».
phérique.
1

Délire onirique. Intégration à une dé­ Spectacle hallucina­


structuration pro­ toire se substituant
fonde du champ de à la réalité. Image
la conscience. « encadrante ».
Psychoses aiguës

États oniroïdes. Intégration à un état V isions d élira n te s


crépusculaire du « pseudo-hallucina­
champ de la con­ toires » se dévelop­
science. pant dans une semi-
réalité crépusculaire.

États maniaco­ Intégration à la dé­ Visions« pseudo-hallu­


dépressifs. structuration tempo- cinatoires » prises
re lle -é th iq u e du dans l ’expansivité
cham p de la c o n ­ maniaque ou la dé­
science. pression mélancoli­
Activité que.
hallucinatoire
délirante Schizophrénies. Intégration dans un Visions hallucinatoires
syndrome de disso­ et pseudo-hallucina­
ciation autistique. toires de dédouble­
Maladies mentales chroniques

ment de la person­
nalité.
Paranoïa (Déli­ Intégration dans un Visions « pseudo-hal­
res systémati­ systèm e n o é tic o - lucinatoires » prises
sés). affectif d ’aliénation. dans la thématique
délirante.
Névroses. Intégration dans une Phénomènes « pseudo­
m alform ation con­ hallucinatoires » de
flictuelle de la per­ projection incon­
sonnalité. sciente du délire vir­
tu e l (o b sessio n s,
idées fixes).
c
144 HALLUCINATIONS VISUELLES

fascinent la conscience du délirant et peuvent même lui permettre à son réveil de se


souvenir, plus ou moins, de ces « scènes ». C’est pourquoi Vonirisme est toujours
défini comme une succession de visions qui se déroulent sur la scène de la représen­
tation imaginaire.
Nous nous trouvons ici en présence d ’une imagerie kaléidoscopique dont nous
devons souligner trois aspects fondamentaux: a) l’intensité; b) l’extraréalité;
c) la projection affective de la formation du vécu onirique.

a) L’intensité. — Cette imagerie pour autant qu’elle éclate et se «présente»,


s’impose par ses qualités sensibles, « esthésiques ». C’est que la représentation sym­
bolique que composent ces images exprime l’intentionnalité de la conscience qui se
prend vivement au piège de son propre désir ; et c’est aussi parce que chaque instant
de l’expérience onirique, gros d ’un devenir impuissant à se développer se contracte
en une image d’autant plus vive qu’elle est caduque. Imagerie chaotique et clignotante,
semblable plutôt à la succession discontinue d’images d ’Épinal ou de la lanterne
magique, qu’au déroulement « historique » d ’un « film ». Il s’agit le plus souvent
et le plus typiquement de « visions », car c’est en tant qu’acteur et spectateur que le
délirant onirique vit les scènes fulgurantes qui occupent l’exiguité de sa représentation.
Scènes colorées, animées, parfois sonores, etc., qui éclatent à chaque moment de son
temps furtif et à chaque lieu de son espace imaginaire.

b) L’extraréalité. — Si on emploie — il nous arrive aussi de l’employer — le


terme « monde onirique », il est bien évident pourtant que l’onirisme ne se constitue pas
en monde, qu’il est même le contraire du monde. Sans doute chez le confus — contrai­
rement à ce qui se passe chez le dormeur — toute réalité n ’est pas abolie, mais elle est
dominée, écrasée et pratiquement éclipsée par la formation de cet imaginaire — dont
le flux, se précipitant dans une conscience radicalement incapable de se constituer
en forme d ’objectivité temporo-spatiale se présente alors sans mondanité. Cascade
d ’images, défilé de visions, succession hétéroclite et discontinue de fragments d ’exis­
tence, ce chaos inextricable ne saurait, malgré ses aspects dramatiques, être pris,
par l’observateur, comme il l’est dans l’illusion de la conscience délirante, pour un
monde.

c) La projection affective dans l’imagerie onirique. — Ce besoin de se présenter


à soi-même quelque chose qui soit comme un simulacre ou un écho du monde engage
naturellement dans les images oniriques l’existence des pulsions affectives. Par le
diaphragme rétréci de la conscience impuissante à déployer son champ phénoménal
et à s’ouvrir au monde, passent comme des pulsations affectives, instinctives, émo­
tionnelles, les images qui les représentent ou les symbolisent. Ce symbolisme de l’image
onirique est si exactement le même que celui du rêve, que nous ne pourrions ici que
répéter ce que chacun sait et admet depuis Freud. Le sang, les crimes, les combats,
la chute dans le précipice, la gueule du lion, les rats, l’eau qui monte, l’échafaud,
l’incendie, les massacres, les monstres, toutes ces images de cauchemar sont comme
les coups de boutoir des pulsions auto- ou hétéro-agressives. Et dans ce ballon auquel
le malade s’agrippe, ce couteau qui lui coupe la main, cette mégère grimaçante, ce
bandit masqué, ces parasites qui le dévorent, etc., se reconnaissent bien facilement
les personnages et les situations « archaïques » ; les images phalliques du serpent,
du revolver, etc., celles du corps féminin (la cuisinière, l’alambic, le coffre, la pen­
dule, etc.) se mêlent pour composer les figures d’une érotique qui se satisfait de ces
simulacres.
HALLUCINATIONS VISUELLES DES PSYCHOSES CHRONIQUES 145

De telle sorte que l’onirisme est presque toujours une expérience de visualisation
de l ’expérience pour autant que celle-ci requiert son absorption dans le regard qui
la vise. Comme la ruée d’une totalité d ’événements sans histoire, sans espace et sans
temps, tout ce qui se présente dans cette conscience déstructurée y éclate avec violence,
détaché des esquisses, des nuances et des contingences de la réalité.

L e s é t a t s o n ir o ïd es . — Q uant à la conscience oniroïde qui correspond aux


descriptions (1924) de W. M ayer-Gross (1), elle est proche de cette expérience
de rêve des états confuso-oniriques mais s’en distingue p ar l ’ouverture plus
grande au monde, le champ de la conscience étant déstructuré seulement au
niveau des expériences de l ’espace vécu, sans désorientation et sans confusion.
Il s’agit bien encore d ’une conscience imageante, mais qui projette ses repré­
sentations imaginaires dans la réalité interne et externe encore perçue pour lq
m étam orphoser et la saturer de phantasmes. A ce niveau semi-imaginaire et
de demi-réalité, véritable cc état crépusculaire de la conscience » dont la
pénom bre favorise l ’apparition des phantasmes, sont vécus sous forme de
visions dramatiques, de spectacles imaginaires, les affects inconscients qui se
satisfont dans une fantasmagorie subtile qui constitue ce que les classiques
ont appelé « visions psychiques » (Baillarger), « Pseudo-hallucinations »
(Hagen, Kahlbaum), « auto-représentations aperceptives » (Petit).

C’est ce monde vécu et senti comme l’expérience même de l’éclatement de la


réalité qui constitue la structure positive de ce niveau, c’est-à-dire le mode d ’orga­
nisation scénique de la conscience crépusculaire.

a) L’actualisation dramatique du vécu. — Rien n ’est plus perçu qui ne soit porté
au maximum d ’actualité et d’intensité spectaculaire. C’est ainsi que tout devient
événement et événement prodigieusement émouvant. « Dramatisation » du monde
matériel et social et « scénification » du monde imaginaire s’ajoutent et se complè­
tent comme pour opérer, par leur fusion, la création d ’un nouveau monde.

b) L’artiflcialisation du vécu. — Les espaces entrecroisés et communicants


vécus par la conscience démultipliée, l’osmose de subjectif, la compénétration du
Moi et du monde insèrent l’expérience de l’imaginaire « réalisé » dans un cadre d ’une
crépusculaire semi-objectivité. L’artifice de cette vision, de ces voix, de ces aven­
tures, de ces féeries, de ces machinations ne suffit pas à les anéantir dans une conscience
qui se prend à leur mirage. Le vécu délirant et hallucinatoire de la conscience hallu­
cinante ou oniroïde se ramasse comme à l’intérieur de l’être replié vers le pôle de la
subjectivité, il s’organise comme un « monde » ambigu intérieur par rapport au
monde extérieur mais, extérieur relativement au Moi. Il est plus contemplation
qu’action.

c) La symbolisation du vécu. — La chute de la conscience dans l’imaginaire,


et plus généralement la déstructuration de la conscience, produit une métamorphose
de la sémantique psychique. Ce qui dans la pensée normale est une métaphore (courir1

(1) Cf. notre Étude n° 23.


Ey. — Traité des Hallucinations. 6
146 HALLUCINATIONS VISUELLES

au but — être glacé d ’effroi ou encore entrer dans la pensée — être partagé — subir
un envoûtement — être au supplice—etc., et nous choisissons justement nos exemples
pour mieux faire saisir à quelles expériences délirantes ils s’appliquent le plus natu­
rellement), c’est-à-dire ce procédé qui nous permet de recourir aux images pour
émouvoir, pour nous faire comprendre et pour nous comprendre, cette fonction expres­
sive de la métaphore perd sa fonction d’analogon (comme dit Sartre) pour devenir
une forme de vécu. La métaphore perd son épaisseur.
Nous aurons plus loin l’occasion de noter que cette vision hallucinatoire de
l’étrangeté du monde perçu dans une lumière étrange et avec des couleurs «symbo­
liques » (rose, rouge, noir) s’observe aussi dans les syndromes de dépersonnalisa­
tion névrotique (Castellani, 1970).

2 0 M a la d ie s m e n ta le s c h r o n iq u e s . — D ans les maladies m entales chro­


niques, nous distinguerons pour nous conform er à la tradition et, en un
certain sens, à la Clinique, les Psychoses chroniques et les Névroses (qu’il est
bien difficile de classer hors de la chronicité).

a ) Dans les Schizophrénies, l’évolution de la dissociation autistique de la


personnalité passe p ar des phases initiales ou épisodiques d ’états aigus qui
nous renvoient à la phénoménologie des psychoses délirantes aiguës et à leur
vécu hallucinatoire visuel. Mais à l’autre extrémité de l’évolution schizophré­
nique, l ’activité délirante visuelle essentiellement pseudo-hallucinatoire (pour
se présenter dans cette réalité irréelle et pour ainsi dire déconnectée avec la
réalité objective) figurent les phantasm es archaïques où se perdent les rela­
tions avec le monde et autrui.

b) Dans les Délires systématisés (Paranoïa), dans ces formes de délire qui ne
sont pas, dit-on classiquement, hallucinatoires, on observe pourtant, soit dans
les moments féconds du délire, soit dans ses périodes initiales, des expériences
hallucinatoires où les Pseudo-hallucinations visuelles représentent le travail
d ’objectivation imaginative des événements délirants dont l ’enchaînement
scénique constitue la tram e du thème (de persécution, d ’influence ou, plus
rarement, d ’érotomanie ou de jalousie).
c ) Dans les Délires fantastiques (y compris un grand nom bre de ces cas
appelés en France Psychoses hallucinatoires chroniques), les visions fantasti­
ques de l’au-delà (cosmiques) ou de l’en deçà (figuration mythologique,
poétique et métaphysique du corps volatilisé dans les métaphores) constituent,
en quelque sorte, les seules expériences concrètes d ’un sujet perdu dans les
abstractions idéo-verbales. Parfois, ce délire fantastique est « enkysté » (ce
sont ces cas auxquels correspondent les descriptions d ’une grande partie des
psychoses hallucinatoires chroniques).Il

Il est classique de dire que dans ces formes de délire chronique où le délire
présente une forme hallucinatoire verbale, les Hallucinations visuelles sont
rares. La clinique dément cette opinion plus souvent que l ’on ne le dit (cf. Thèse
Mam-Sonn, Paris, 1925). Et, effectivement, soit dans les descriptions de
HALLUCINATIONS VISUELLES DANS LES NÉVROSES 147

G. de Clérambault comme dans tous les travaux classiques sur ces psychoses
hallucinatoires chroniques comme dans la clinique quotidienne, les « Pseudo*
hallucinations visuelles » abondent sous forme de transmissions d ’images,
de télévision, de cinématographie provoquée, de « mentisme visuel », etc.
La règle du pronostic et du diagnostic classique s’énonce généralement
sous forme d ’un axiome : les Hallucinations visuelles sont symptomatiques
des psychoses aiguës non endogènes et de bon pronostic (1). Cela est vrai,
en effet, à la condition de pouvoir intégrer l ’Hallucination visuelle dans un
tableau de psychose aiguë dont l’état confuso-onirique représente le proto­
type (c’est le cas, bien sûr, pour le delirium tremens ou les délires oniriques
subaigus des alcooliques). Mais il y a bien des formes de passage dites pha­
ses oniriques, états oniroïdes, form es onéirophréniques (Meduna) des états
schizophréniformes (G. Langfeldt).

— D ans les Névroses, on ne peut pas séparer les images hallucinatoires que
l’on observe dans un délire virtuel qui constitue la pensée compulsionnelle
ou l ’idée fixe hystérique, de ces « Hallucinations délirantes ». Ces projections
hallucinatoires visuelles observées dans les Névroses, si on hésite parfois à en
parler c ’est uniquement p ar préjugé, soit parce q u ’on considère que la névrose
ne com porte pas de délire (et « p ar conséquent » pas d ’Hallucination), soit
q u ’on considère « q u ’il ne s’agit que de Pseudo-hallucinations ». Mais il est
évident pour qui ne succombe pas à ces préjugés, que les manifestations
hystériques sont remplies d ’imagerie hallucinatoire (l’idée fixe hystérique si
bien étudiée par P. Janet est essentiellement scénique, comme effet specta­
culaire de la suggestion) — les états crépusculaires hystériques — les transes
de la possession diabolique ou des extases mystiques, etc. C ’est même dans
ces structures qui nous renvoient sous leur forme « hypnotique » au rêve que
les Hallucinations visuelles sont vécues (comme dans les états oniriques) (2)
comme des « visions » dans le sens le plus pittoresque du terme. Pour ce qui
est des Hallucinations chez les obsédés — thème classique du temps de
Pitres et Regis, de Janet, de Solfier ou de Séglas, et renouvelé p ar la clinique
psychanalytique de l ’imaginaire dans la névrose obsessionnelle (3) qui natu- 123

(1) Dans son étude sur les Hallucinations dans les psychoses (100 malades hallu­
cinés), J. H ill (J. nerv. and ment> Dis., 1936, 83, p. 405-421) a insisté sur le thème
psycho-dynamique de l’Hallucination visuelle comme expression de satisfaction
du désir (wish fulfilment), et pour lui elle jouerait en quelque sorte — comme le
rêve lui-même — un rôle de soupape. D ’où, peut-être, le pronostic plus favorable
de cette catharsis.
(2) Rappelons que R égis décrit l’onirisme comme un « état second » analogue
aux états somnambuliques hystériques.
(3) Certaines observations psychanalytiques rejoignent par leur richesse celles
de Pierre J anet . Le « grand fantasme d ’Iconéphore » tel que L eclaire nous le rap­
porte dans son excellent travail sur « La fonction imaginaire du doute », Entretiens
Psychiatriques n° 4 (1955), peut nous servir à illustrer cette illustration visionnaire
de l’obsession :
148 HALLUCINATIONS VISUELLES

Tellement, utilise et fait lever le « matériel » de ces fantasmagories impliquées


dans l’obsession — dans cette structure névrotique en effet, le spectacle fan-
tasmique est seulement comme virtuel. Il n ’est en effet perçu que p ar profils
ou p ar ces « à-coups » compulsionnels qui forcent l ’obsédé à voir ce q u ’il
ne doit pas voir.

CARACTÈRES CLINIQUES
DES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES VISUELLES

La description clinique de ces phénomènes de désintégration partielle du


champ visuel ne pourrait ici que faire double emploi avec ce que nous avons
déjà exposé des caractères formels et sensori-moteurs des images hallucina­
toires « élémentaires ». Comme de p ar ailleurs nous reprendrons encore l’ana­
lyse structurale des Éidolies visuelles quand dans le chapitre premier de la
3e Partie de cet ouvrage nous approfondirons l ’étude de cette catégorie de
phénomènes éidolo-hallucinosiques, nous éviterons de répéter ce que nous
avons dit ou d ’anticiper sur l’exposé des faits que nous aurons l ’occasion de
présenter dans la suite et jusqu’à la fin de ce Traité.

« Je marchais interminablement le long de cette enceinte muette ; un sentiment


« étrange m ’y attachait, et la campagne immobile sous le soleil de midi étouffait
« la cadence de mon pas ; j ’avançais sans bouger... Combien de temps? Je ne saurais
« le d ire...
« Je me trouvais alors devant une porte immense qui se découpait dans la muraille;
« ses grilles richement ornées restaient ouvertes, et sur le fronton du portique je pou-
« vais lire mon nom. J ’entrai...
« J ’avançais pourtant, mais en même temps je me sentis rétrécir comme une peau
« de chagrin et je compris alors qu’il fallait que je sois à l’échelle de la nature qui
« m ’entourait ; les chênes centenaires étaient grands comme des pommiers et les
« plus majestueux sapins paraissaient destinés au marché aux fleurs de Noël. Les che­
« mins et les routes s’ouvraient à un peuple de pygmées...
« Le train qui va me porter jusqu’à la cité semble sorti de la fantaisie de quelques
« milliardaires : c’est une copie à peine réduite. Je m ’installe dans ce train mer*
« veilleux dont nous avons tous rêvé pour traverser la campagne qui entoure la cité.
« Curieuse campagne : imaginez côte à côte de petits bouts de steppes, de jardin
« exotique et de parc Monceau. Je traverse ainsi un bout de nature très sauvage...
« La cité m ’apparaît maintenant plus proche, comme un château perché sur
« une colline ; avant même que je ne sois remis de mes premières surprises, j ’étais
« descendu de mon train et me trouvais sous ses murs. Je franchis une porte, toujours
« ouverte derrière un pont-levis, qui ne se levait jamais ; mais c’est pour me trouver
« aussitôt, en même temps que je rétrécissais une nouvelle fois dans ma taille, devant
« une autre enceinte que je franchis à son tour par une autre porte toujours ouverte...
« Je traversais de la sorte six enceintes avant de me trouver au cœur de la cité, réduit
« cette fois à la taille d ’un vrai lilliputien...
« C’est ainsi que je fus introduit à la vie de la Cité... C’est comme pour les jumeaux :
« il suffisait de le savoir : il y en avait deux... »
ÉIDOUES HALLUCINOSIQUES 149

Contentons-nous de rappeler que ce qui les définit, c ’est leur caractère


partiel, c’est-à-dire leur indépendance à l’égard des troubles généraux de la
vie psychique ou, ce qui revient au même, leur contrôle p ar la vigilance du
système de la réalité.
E t c’est bien ainsi que se présentent ces images incongrues, insolites,
tan tô t lancinantes, tantôt animées d ’un mouvement incoercible, tantôt au
contraire stéréotypées, constantes ou fulgurantes.
Les caractères formels de leur apparition, leur encadrement p ar des trou­
bles de la perception, les anomalies intrinsèques de leurs qualités sensoriel­
les (forme, perspective, couleur, mouvement, ordre temporo-spatial) consti­
tuent leur autre caractéristique.
Tous les auteurs sont d ’accord en général p o ü r décrire au cours des
affections organiques des centres spécifiques (ou non spécifiques) ou au cours
d ’affections périphériques (ophtalmopathies, névrite optique, etc.) deux caté­
gories de ces Hallucinations visuelles partielles, et la plupart distinguent comme
s’il ne s’agissait que d ’une différence de degré entre elles, des images « élé­
mentaires » et des images « complexes ». P our nous, il s ’agit d ’aller au-delà
de cette distinction quantitative, pour trouver les caractéristiques cliniques
et phénoménologiques des protéidolies visuelles (phosphènes, lueurs entopti-
ques, photopsies, images géométriques, etc.) et des phantéidolies visuelles où
apparaît déjà le travail onirique (fragments scénariques, métamorphopsies
cinématographiques), c’est-à-dire la tendance à un enchaînement thématique.
L ’importance de cette distinction et surtout l ’approfondissement du dyna­
misme structural de ces phénomènes sont tels, que ce n ’est q u ’au terme de
cet ouvrage que nous pourrons en exposer la portée pour l ’ensemble des pro­
blèmes pathogéniques de l ’Hallucination.
Disons encore pour rester sur un terrain purement descriptif et clinique,
que ces Éidolies hallucinosiques s’inscrivent dans un syndrome de localisa­
tion lésionnelle qui les dote de caractères spatiaux typiques (Éidolies m ono­
culaires, hémanopsiques, scotomes positifs, etc.). Leur caractère partiel peut
également se manifester dans leur structure temporelle sous forme A'Éidolies
paroxystiques (type aura ou « hallucinose » pédonculaire) qui sont comme des
images apparaissant dans l ’éclipse du champ perceptif.

LES CONDITIONS ÉTIO-PATHOGÉNIQUES


DES HALLUCINATIONS VISUELLES

Tout ce que nous venons d ’exposer des modalités cliniques de l ’apparition


hallucinatoire visuelle nous a m ontré q u ’elle émerge d ’une modification
fonctionnelle de l ’organisation du mouvement qui règle les courants centripètes
(messages extérieurs) et centrifuges (imagination) dans l ’organe des sens,
l ’appareil psycho-sensoriel visuel et l ’activité de l ’être conscient. Cette modi­
fication se confond donc, soit avec un désordre des fonctions neuro-sensorielles,
ISO HALLUCINATIONS VISUELLES

soit avec des structures de l’être conscient. Nous retrouverons plus loin à
propos de la pathologie cérébrale des Hallucinations e t des conceptions patho­
géniques de l ’Hallucination générale, tous les problèmes posés p a r ces Halluci­
nations visuelles. Aussi nous contenterons-nous ici d ’un b ref exposé, en insis­
tan t seulement sur deux facteurs : les lésions centrales et périphériques — et
les toxiques (alcool et chloral).

P a th o lo g ie c e n tr a le e t p é r ip h é r iq u e d u s y s tè m e p e r c e p tif
v is u e l. — U n premier point doit être mis en évidence : la solidarité de
l'activité hallucinatoire visuelle de type éidolo-hallucinosique et des syndromes
déficitaires de la pathologie de l'analyseur visuel. Q u’il s’agisse d ’affections
altérant la réception et le codage des messages optiques (1) (lésions du cris­
tallin, rétinite, névrites optiques, atteintes du premier relais des voies optiques
ou de leurs connexions labyrintho-acoustiques, etc.) ou d ’affections qui entraî­
nent un trouble dans l ’élaboration gnosique de ces messages (au niveau du cor­
tex occipito-temporal), les scotomes, l’amblyopie, les hémianopsies, les syndro­
mes agnoso-visuels, la cécité psychique, sont pour ainsi dire remplis d ’Éidolies
hallucinosiques visuelles qui, à ce niveau (2), se présentent non point comme
de simples phénomènes d ’excitation des voies ou centres d ’images mais sou­
vent (phantéidolies) comme des produits d ’un travail qui rappelle celui du
rêve, qui est celui d ’un rêve partiel (H. Hoff, O. Pötzl, etc.). Nous avons
précédemment souligné d ’ailleurs que jam ais l’émergence même fulgurante
des images, phosphènes ou photopsies (protéidolies), n ’est sans relation avec
la sphère de l’intentionnalité inconsciente archétypique (M. von Knoll, 1958).
Le problème le plus généralement débattu est celui de l’origine périphéri­
que du fameux syndrome de Charles Bonnet, origine contestée p ar G. de M or-
sier (1967 et 1969) ; nous y reviendrons plus loin.
Un deuxième fait doit être enregistré. C ’est que l’activité hallucinatoire
visuelle ou certaines formes hallucinatoires que nous appellerons plus loin phan­
téidolies hallucinosiques, s’observent encore comme effet de lésions localisées
de T encéphale. Deux syndromes typiques doivent à cet égard être mentionnés :
les auras visuelles (dreamy States) des épilepsies temporales (Jackson) — les
crises à'halhicinose pédonculaire (J. Lhermitte, 1923; L. van Bogaert, 1927,
D. Cargnello, 1950; etc.).12

(1) Nous retrouverons, bien sûr, ce problème plus loin. Signalons ici les travaux
de J. E. B a r t l e t (1951), G . Bo n f ig l io (1960), de H é c a e n et L e G u e n , in Ann. Méd.
Psych., 1960, de B ü r g e r m e ist e r , T isso t et J. d e A ju r ia g u e r r a , Revue Suisse de
Psychologie, 1965, les C. R. Symposium de Bel-Air (1964), le travail de C. W. J ack­
so n , Jr. (1969), etc.

(2) Le travail de H. H é c a e n (1966) insiste sur le fait que les phénomènes méta-
morphopsiques provoqués par des lésions cérébrales, le plus souvent de l’hémisphère
non dominant, ont une symptomatologie à figuration plus complexe qu’on ne le dit
généralement.
CONDITIONS ÉTIO-PATHOGÉNIQUES 151

Dans les a u r a s é p il e p t iq u e s (1) analogues en cela aux Hallucinations


hypnagogiques, c ’est une sorte de fragm ent de rêve qui apparaît au mom ent
où s’éclipse le champ de la conscience. Les images peuvent alors se présenter,
soit à la périphérie, soit dans une moitié (hémianopsie) d u cham p visueL
Elles peuvent être, nous l ’avons vu, élémentaires ou complexes; immobiles
ou animées de mouvements dans l ’espace ou de transform ations à l’intérieur
même de leur configuration. Elles sont souvent affectées de caractéristiques
des déformations perceptives que nous avons décrites plus haut (mégalopsie,
dysmoiphopsie, dyschromotopsie). Elles sont parfois en rapport avec les objets
du cham p perception, m ais plus souvent avec des scènes ou des perceptions
passées qui entrent (comme les résidus diurnes dans le rêve) dans leur présen­
tation qui est essentiellement une représentation.
Les H allucinations pédonculaires (2) se présentent, elles aussi, dans
un champ de conscience apparem m ent intact ou incomplètement''déstructuré.
Elles se produisent souvent dans le silence et l’obscurité, souvent dans
l’endormissement. Elles ont un caractère strictement visuel et sont, comme le
dit p ar exemple D. Cargnello (1950), constitutives d ’images auxquelles la per­
sonnalité du Sujet n ’adhère pas.

A ce groupe d ’H alludnations paraissant dépendre des lésions cérébrales


atteignant les systèmes fonctionnels « non spécifiques » (c’est-à-dire n ’atteignant
pas les voies ou centres de projection sensorielle prim aires ou secondaires),
doivent être rattachées les Hallucinations visuelles de même type observées
dans les lésions mésodiencéphaliques, p a r L. van Bogaert, p a r Kleist (1934),
par Ekbom (1938), M. Rancoule (1938), Klages (1954), Hess (1954), Hécaen
et J. de Ajuriaguerra (1951), I. et K. Gloning(1958) — K . Léonhard (1964),
Liebald et W. Klages (1967), M. B. Bender et M. Feldman (1967) au cours de
l’évolution de tumeurs (3), lésions vasculaires ou encéphaütiques du méso- 123

(1) Nous les décrirons ailleurs dans cet ouvrage. Signalons simplement ici qu’il
convient de se rapporter aux fameuses descriptions de J a c k so n , de W il s o n et celles
non moins célèbres de neuro-chirurgiens (P e n f ie l d , de M a r t e l , Clovis V in c e n t ,
C u s h in g ) sur la crise de l’uncus. Cf. aussi ce que nous avons décrit à ce sujet
comme phénoménologie de ces auras hallucinatoires (Étude «° 26, p. 526-550).
(2) Nous le s décrirons dans c e t ouvrage à plusieurs reprises. Rappelons simple­
m e n t ici l’intérêt des travaux de L hermitte et VAN B o g a e r t (c f. mon article in
VÉvolution Psychiatrique, 1938, p. 32-34) et aussi les travaux (D. C a r g n e l l o , 1950 ;
M. R. L a po n , 1951 ; de D. D o n a t i et I. S a n g u in e t t i, 1953; e tc .) et des controverses
plus récentes (G . d e M o r sœ r , 1969).
(3) Dans les tumeurs cérébrales — problème que nous traiterons plus loin dans
un chapitre spécial — les Hallucinations visuelles à type d’Éidolies hallucinosiques
(Hallucinations hémianopsiques, auras de type crise de l’uncus) ou à type d ’onirisme,
ont été abondamment décrites notamment dans les lésions expansives des lobes occi­
pital ou temporal ou encore du tronc cérébral. Signalons simplement ici parmi les
travaux sur ce point, celui de D. P a r k in s o n et coll. (1952) portant sur les Halluci­
nations visuelles dans 50 cas de tumeurs occipitales (12 cas dont 11 de type hémianop-
152 HALLUCINATIONS VISUELLES

diencéphale ou dans le syndrome d ’autom atise ou de mouvements anormaux


d ’origine mésencéphalique ou encore dans la tétrade du syndrome de Gélineau
(narcolepsie).
Enfin, il existe des relations pathogéniques qui lient Hallucinations visuelles,
troubles de la conscience et affections cérébrales diffuses (Willonger et Klee,
1966). Soit, en effet, q u ’il s’agisse comme nous venons de le rappeler d ’encé­
phalites (et l ’encéphalite épidémique est, pour ceux qui se rappellent les
démonstrations pour ainsi dire expérimentales q u ’elle a illustrées, un modèle
du processus cérébral hallucinogène et déliriogène) ou de traumatismes
crâniens (1), la clinique nous apprend que les visions hallucinatoires naissent
de tous les désordres confuso-démentiels ou délirants, des états crépusculaires,
épileptiques ou korsakowiens q u ’ils causent. Cette atteinte diffuse globale
constitue la toile de fond sur laquelle se détachent les figures hallucinatoires
selon le schéma goldsteinien repris p ar tan t d ’auteurs (citons parm i eux
Klaus Conrad, 1947; I. K. Gloning et H. Hoff, 1958; G . K . Anastasopoulos,
1962; etc.), notam m ent pour ce qui concerne les Hallucinations complexes et
scéniques.

H a llu c in a tio n s v is u e lle s e t to x iq u e s h a llu c in o g è n e s. — Enfin (et


c ’est le seul point sur lequel nous nous attarderons un peu ici malgré l’im por­
tance du chapitre entier que nous lui consacrerons plus loin), l ’action hallu­
cinogène des toxiques fait tout naturellement partie de la pathologie de
l ’Hallucination visuelle et constitue même un chapitre priviligié tan t clinique
que pathogénique de cette pathologie.
L ’alcool en produisant assez exceptionnellement une forme d ’ivresse dite
délirante mais surtout par les accès oniriques, le delirium tremens, ou les états
dits d ’ « Halluzinose » alcoolique, ou d ’accès subaigu de l’éthylisme chronique
q u ’il provoque, l’alcool est le plus commun en Occident des hallucino-oniro-
gènes. E t c ’est effectivement à propos du « délire alcoolique » que Lasègue avait
indiqué q u ’il est « un rêve »(1881). Les fameuses descriptions cf. plus loin p. 731­
735 (Cinquième Partie) de M agnan(1872), de Wemicke (1881), de Régis (1901),
Santé de Sanctis (1899), de G arnier (La fo lie à Paris, 1890) ont fixé le tableau

sique), et celui de F. Piero M il o n d i et G. D a c q u in o (1959) portant au contraire


sur une tumeur de la fosse antérieure qui illustre parfaitement le caractère éidolo-
hallucinosique de l’imagerie visuelle (et les embarras que suscite en général ce phé­
nomène de « présence » et d’ « irréalité » de l'image).
(I) Naturellement, nous retrouverons ce problème plus loin à propos des affections
cérébrales hallucinogènes. Car, bien entendu, la casuistique de ces cas est immense
notamment dans la « Gehirnpathologie » (Kuasr) des traumatismes de guerre.
G. d e M o k s ie * et H. F e l d m a n (1952) ont insisté sur la relation des Hallucinations
visuelles et des troubles du schéma corporel dans les encéphalopathies traumatiques.
Ces troubles hallucinatoires sont, en effet, parfois très complexes comme par exemple
dans le cas dliéautoscopie au cours d’une psychose traumatique publiée par H. H e in -
t e l (1965).
HALLUCINATIONS VISUELLES TOXIQUES 153

clinique de ce délire onirique souvent nocturne ou vespéral, avec ses scènes p ro ­


fessionnelles, ses zoqpsies spontanées ou provoquées p a r la suggestion, sa
dram atique m enaçante (ils sont armés de couteaux, de poignards, etc.),
ses images mobiles, rapides, émouvantes, qui éclatent en gerbes de feu, en
taches de sang, en formes élémentaires parfois monoculaires, provoquées
par la pression des globes oculaires. F. Morel (1937) (1) a très minutieusement
étudié l ’importance des « scotomes positifs » comme foyer hallucinogène.
Les images zoopsiques lui paraissent dépendre de la distance à laquelle cor­
respond la désorganisation du champ visuel : à 1 mètre ce sont des souris,
à 2 mètres des pigeons, à 3 mètres des chats.
Plus récemment (1969), G. Gozetti et G . M. Ferlini ont décrit avec beaucoup
de précision les Hallucinations au cours du Délire alcoolique. L ’ « Halluzinose »
au sens de Wemicke qui s’applique surtout aux formes acoustico-verbales
de ces psychoses aiguës (G. Benedetti, 1952; P. M ouren et A. Tatossian, 1965;
S. Saravay et coll. (in Keup (1970, etc.) a fait l’objet d ’innombrables descriptions
où l ’on retrouve naturellement les Hallucinations visuelles de l’onirisme
alcoolique.
Souvent le scénario délirant, en effet, n ’est p as (comme dans le cauchemar)
purement visuel; il combine les voix, les bruits effrayants et les Hallucinations
corporelles, tactiles, olfactives, dans ce vécu terrifiant ou dans cette atmosphère
fantasmagorique dans laquelle l ’alcoolique est préoccupé et occupé d ’u n
travail d ’exploration ou de défense.

Il est curieux de constater que dans l’école française (avec Régis), les cliniciens
ont décrit le Délire alcoolique comme un Délire onirique visuel tandis que l’école
allemande (avec Wernicke) le décrivait comme un état A'Halluzinose acoustico-
verbale. Nous devons noter que c’est aussi sous forme de syndrome de Korsakow
que peut se présenter ce que Dupré appelait sa forme délirante et hallucinatoire.

Le haschich a été le premier grand toxique hallucinogène à usage toxico­


m aniaque étudié en Psychiatrie, et le mérite en revient à M oreau (de Tours)
qui sut en tirer (1845) une psychopathologie des Hallucinations et d u délire
restée classique. Le chanvre indien provoque Vivresse haschichique qui p a r sa
réputation <( orgiaque » fut recherchée p a r les am ateurs d ’émotions fortes ou
de perversions imaginaires (parmi lesquels naturellement dès cette époque les
littérateurs et les poètes) et pour sa mauvaise réputation d ’être générateur
d ’impulsions agressives (utilisée à cet effet p ar les « haschichiens... ») traquée
et réprimée. Em pruntons à Théophile G autier la description de cette « féerie
visuelle » :

« Un troisième accès, le dernier et le plus bizarre, termina ma soirée orientale :


« dans celui-là, ma vue se dédoubla. Deux images de chaque objet se réfléchissaient1

(1) F. Morel, « Hallucination et champ visuel». Annales Médico-Psycholo­


giques, 1937, t. I.
154 HALLUCINATIONS VISUELLES

« sur ma rétine et produisaient une symétrie complète ; mais bientôt la pâte magique
« tout à fait digérée agissant avec plus de force sur mon cerveau, je devins complè-
« tement fou pendant une heure. Tous les songes pantagruéliques me passèrent
« par la fantaisie : caprimulges, coquesigrues, oysons bridés, licornes, griffons,
« cauchemards, toute la ménagerie des rêves monstrueux trottait, scintillait, voletait,
« glapissait dans la chambre... Les visions devinrent si baroques que le désir de les
« dessiner me prit, et que je fis en moins de cinq minutes le portrait du docteur X,
« tel qu’il m’apparaissait assis au piano, habillé en turc, un soleil dans le dos de sa
« veste. Les notes sont représentées s’échappant du clavier, sous forme de fusées
« et de spirales capricieusement tirebouchonnées. Un autre croquis portant cette
« légende — un animal de Vavenir — représente une locomotive vivante avec un cou
« de cygne terminé par une gueule de serpent d’où jaillissent des flots de fumée
« avec des pattes monstrueuses, composées de roues et de poulies ; chaque paire
« de pattes est accompagnée d’une paire d’ailes, et sur la queue de l’animal on voit
« le Mercure antique qui s’avance vaincu malgré ses talonnières. Grâce au hachisch,
« j ’ai pu faire d’après nature le portrait d’un farfadet ».

L ’opium, bien entendu, provoque des Hallucinations visuelles enchan­


teresses ou fantastiques qui l ’a fa it ranger depuis longtemps dans la catégorie
dionysiaque des « paradis artificiels » (Baudelaire, Thomas de Quincey, etc.).
Nous nous contenterons de renvoyer sur ce sujet si rebattu à un ouvrage
écrit « à la belle époque » de l ’opiom anie, celui de R . Dupouy (1912).

Le chloral et la cocaïne (G . de Cléram bauh, 1909 et H . M eier, 1928) ont


donné lieu en Occident et au Pérou à de nombreuses études et observations.
Il n’est pas possible de ne pas nous rapporter ic i aux somptueuses descriptions
de G . de Cléram bault : « D u diagnostic différentiel des délires de cause chlo-
ralique », Ann. M éd.-P sych o., 1909, p. 220 et p. 365,1910, p. 33 et 192. Voici ce
qu’il écrit à propos des Hallucinations du chloral. Nous nous excusons d’une
si longue citation que justifie l ’extraordinaire style de la description :

« Les Hallucinations visuelles nous paraissent pouvoir être réparties en deux


« groupes : les images de contenu indifférent et les images de contenu significatif.
« Les premières sont généralement petites et surgissent en séries, généralement
« à la lumière. Les autres sont animées, mouvantes, de dimensions plus étendues ;
« ce sont de beaucoup les moins nombreuses, et contrairement aux précédentes elles
« se manifestent souvent dans l’obscurité.
« 1. Les Hallucinations de petite surface sont les plus caractéristiques (1). Elles
« figurent des objets de 3 à 30 cm., le plus souvent de 10 à 20. Ce sont des insectes,
« des fils, des images géométriques, des têtes, des ornements, des inscriptions, des
« pièces de vêtement. Les contours sont remarquablement découpés, souvent angu-
« leux. L’aire des figures est remplie elle-même de petites lignes, de façon à donner
« la sensation d’une certaine texture (rayures, cannelures) ; la disposition en treillis
« abonde (vannerie, filigrane, grillages quadrillés, fouillis de chaises) ; le sens dominant
« est souvent la hauteur (lignes verticales, fils suspendus, petites bêtes suspendues,

(1) D s’agit de ce que j’appelle des « protéidolies ».


HALLUCINATIONS VISUELLES TOXIQUES 155

« tiges aquatiques, un machin vertical, sangsues pendantes). Le relief est généralement


« absent, la plupart des images sont plates.
« Le malade les dénomme ainsi : « Des étoffes appliquées aux murs, des dessins
« collés, des fleurs collées, des choses collées, des peintures signées, des travaux
« de peintres-décorateurs, des inscriptions, des frises, des styles (sic), des araignées
« écrasées », « (Platitude, géométrisme et imprécision réunis). Les images sont situées
a généralement à hauteur du regard ; elles naissent sous le regard et ne l’appellent
« point ; leur distance est de 1 à 3 mètres, elles adhèrent au mur ou au sol. Le malade
« ne voit pas d’insectes sur les objets très rapprochés, sa manche par exemple ;
« ce qui le distingue de l’alcoolique délirant aigu ou de l’alcoolique confusionnel aigu;
« d’autre part, il n’en voit pas non plus dans le lointain, il en voit rarement au haut
« des murs ; donc, d’une part, les images s’appliquent aux surfaces environnantes ;
« d’autre part, les surfaces situées aux distances et hauteurs susdites se recouvrent
« presque seules d’images. Les places du mur et du parquet qui présentent des linéa-
« ments ou des taches sont recouvertes d'Hallucinations le plus fréquemment.
« Les objets aperçus ne sont pas toujours petits par nature ; parfois ils sont vus
« rapetissés. Ainsi trois petits garçons tout petits, une jeune femme en maillot toute
« petite, un officier tout petit. Parfois l’échelle n’est pas réduite mais l’objet est vu
« incomplet, tronqué « la fin d’un rat ; trois bustes d’enfants ; je ne vois jamais
« la fin de leur corps » ; l’objet semble subdivisé, « l’enfant est derrière des carreaux ».
« Quant aux couleurs, elles semblent vagues, bien que parsemées de traits accentués
« et de points voyants. Les surfaces sont bleus, verts, gris vert, vert métal, parfois
« jaunes, les accents sont rouges ou dorés.
« ... Les images (nous parlons d’images indifférentes) ont peu de tendances à se
« déplacer... Elles ont par contre quelque tendance à remuer sur place ; les surfaces
« se froncent ou scintillent, les appendices vibrent ou se balancent, les insectes remuent
<( les pattes ; et ces mouvements secs, incessants, saugrenus, s’ajoutant à des formes
« inusitées, donnent l’impression de l’artificiel. « Ces insectes sont artificiels, leurs
« mouvements ne sont pas naturels ».
« Parfois plusieurs petites images apparaissent simultanément. U s’agit le plus
« souvent de choses inertes, « des outils et des instruments, un pantalon, des chapeaux,
<t des fleurs, des plantes, des nénuphars ».
« ... Ces images se montrent en séries où les motifs se suivent de près, mak
« il est excessivement rare que les images procèdent l’une de l’autre, elles ne s’appellent
« ni par la forme ni par le sens.
(( Chaque image dure de trois à six secondes, généralement ; le temps de vacuité
« qui leur succède est bien plus long.
(( L’absence d’idée directrice n’empêche pas le retour de certains motifs ; ce sont
« le plus fréquemment, non des motifs entiers, mais des genres de linéaments qui
« se reproduisent (quadrillages, etc.).
«... Il existe un deuxième groupe d’Hallucinations (1) plus grandes, occupant des
« espaces plus larges et souvent aussi plus profonds. Elles se produisent presque
« exclusivement dans l’obscurité. Elles forment des tableaux fantasmagoriques.
« Parfois, elles comprennent des figures à grands déplacements et sujettes à trans­
« formation. Elles sont fréquemment inquiétantes, montrent quelquefois un rapport
« avec le passé du malade et semblent durer davantage que les images de petite sur-

(1) Il s’agit de ce que j’appelle des « phantéidolies ».


156 HALLUCINATIONS VISUELLES

« face. Ces grandes images résultent certainement d’une suggestion endogène (anxiété
« et corps de délire).
« Parmi les tableaux fantasmagoriques que le malade contemple avec calme,
« nous citerons l’intérieur d’église avec ses rangs de chaises et ses grilles, les per*
« sonnages bretons, la foire, la course en rond. Nous retrouvons dans ces tableaux
« la tendance au fouillis et au grouillement déjà remarquée ; mais la largeur du champ
« visuel, la projection en profondeur sont des caractères nouveaux, favorisés, selon
« toute vraisemblance, par l’obscurité.
« 3. Une troisième catégorie (1) d’images, beaucoup plus vagues, occupe l’esprit
« du malade ; ce sont des données plutôt pensées que vues, et qui produisent la convic-
« tion qu’une scène se passe sans que le malade contemple cette scène ; il est impos­
« sible de savoir de lui s’il l’a entrevue un instant comme réelle ou s’il la conçoit
« seulement comme possible : « Il y a des gens derrière un mur, un souterrain conduit
« à la rivière, etc. ». Ces convictions ne reposent pas sur des Hallucinations visuelles
« précises, mais sur des « imaginations », c’est-à-dire des images pensées et non objec-
« tivées au moment où elles se sont produites. Elles sont, qu’on nous permette le mot,
« le résultat d’un onirisme idèatif tandis que les images précédentes ressortissaient
« à l'onirisme visuel.
« ... 4. Parmi les images de petite surface, plusieurs ont figuré des inscriptions.
« Le sens de ces dernières a été le plus fréquemment indifférent et saugrenu ; parfois
« cependant il se rattachait au délire ; il a pu ainsi devenir injurieux, enfin il a pu
« exprimer des reproches fondés (par exemple, le mot « pédéraste »), et par conséquent
« des auto-accusations ; c’était au moins de l’accusation transposée dans le domaine
« visuel. Nous ne rappelons pas avoir rencontré, dans les délires alcooliques, ces
« Hallucinations accusatrices visuelles. Nous les avons démontrées très nettes chez
« un aveugle persécuté, qui avait vu.
« Dans le domaine visuel, nous noterons encore que les illusions ont présenté
(( chez nos malades une abondance et une acuité qu’on ne constate pas au même
« degré dans l’éthylisme, ni peut-être même le cocafoisme... ».

A propos des caractères distinctifs des Hallucinations visuelles chloraliques


et des Hallucinations alcooliques, voici ce qu’écrit encore de Clérambault :

« Chez l’alcoolique, une influence réciproque des centres permet à l’anxiété


« de faire pulluler les Hallucinations, de même que les Hallucinations réveillent
<( l’anxiété. C’est une suggestion endogène qui ne se produit guère chez le chloralique.
« Celui-ci, en présence d’Hallucinations dramatiques, reste ordinairement calme,
« comme le resterait un opiomane en pleine extase devant des catastrophes réelles.
« Inversement, une suggestion exogène peut s’exercer chez l’alcoolique non encore
« confus provoquant des micro-Hallucinatiens ou de l ’anxiété.
« Les Hallucinations visuelles microscopiques (poudres, pointillés divers) existent
« dans l’alcoolisme aigu comme dans le chloralisme avancé, mais moindres peut-être;
« jamais elles n’y sont assez développées pour simuler le cocaïnisme ; nous ne les
« avons vu représenter ni des coutures ni des dentelles.
k Les Hallucinations menues (cafards, piécettes) sont peut-être, nous ne savons
« pourquoi, un peu plus larges dans le chloralisme ; chez nos malades elles mesuraient
« rarement 2 cm (grands insectes), au lieu que un demi-centimètre est une dimension

(1) H s’agit de ce que j’appelle « Hallucinations délirantes » (ici oniriques »).


HALLUCINATIONS VISUELLES TOXIQUES 157

* ordinaire pour les menues visions de l ’éthylisme (paillettes, bouts de paille, punaises,
« piécettes, etc.), au moins pour un sens de l’objet (crevettes). L’origine de leur vision
« nous parait être plus interne chez l’éthylique, car la suggestion les reproduit ;
« elles sont aussi plus nettes peut-être, car l ’éthylique veut les «rârir et, d u e notable,
« y réussit (surtout aux stades confusionnels). Nos chloraüques n’ont cherché de
« menues choses que sur leur peau par suite d’incitation tactile ; chez eux des menus
« dessins ont revêtu souvent des aspects inanimés et cohérents (treillis, lads).
« Chez l’éthylique, les Hallucinations décoratives n’existent pas ; pas d’inscrip-
« tions, pas de rosaces ; les images de contenu indifférent sont mêmes rares, ou tout
« au moins la contemplation n’existe pas comme chez le chloralique. Quand des objets
« de 29 à 30 cm, et d’un sens peu intéressant, apparaissent : lo ils sont vus par
« séries de semblables, ce sont des successions de lapins, ou encore des successions
« de rats ; 2° ils couvrent, par leur réunion, d’assez grandes surhues ; ils ont quelque
« relief, se détachent sur la profondeur, sont même fréquemment aériens ; ils n’ont
« pour ainsi dire jamais une apparence artificielle.
« Poussant plus loin l’analyse, on peut remarquer que ces Hallucinations res­
« treintes (celles de 20 à 30 cm) ont siégé à hauteur du regard, et bien en face, pour
« nos chloraüques ; très fréquemment, pour l’éthylique, elles siègent plus haut ;
« elles sont aériennes et ambiantes, le champ d’attention est plus large. Quant aux
« micro-Hahucinations, elles ont paru siéger plus fréquemment à terre, pour l’éthy-
« lique ; elles surviennent d’ailleurs chez ce dernier surtout au stade confu-
« sionnel.
« Les Hallucinations de grande taille, celles qui ont de la durée et qui se meuvent,
« sont certainement plus abondantes et plus ambiantes chez l’éthylique ; elles sont
« aussi chez lui plus menaçantes, s’adressent, en geste ou en parole, plus directement
« au Sujet, leurs intentions sont plus dangereuses. Les personnages chloraüques
« semblent relativement pacifiques ; ils inquiètent, mais ne terrifient pas au maximum;
« leurs réunions sont quelquefois plus mystérieuses qu’inquiétantes ; parfois, ils
« forment de simples tableaux dénués de tout sens. Tout cela est rare dans l’éthylisme
« aigu.
« Les Hallucinations visuelles de l ’éthylique prospèrent surtout dans l ’obscurité
« absolue ; c’est l’inverse pour les chloraüques qui se multiplient à la lumière ».

Quant aux différences entre les H allucinations visuelles du chloral e t de


la cocaïne, voici com m ent le M aître de l ’Infirmerie du D épôt tente de distinguer,
les H allucinations visuelles chloraüques et cocaïniques à propos de sa m alade,
M me G , qui présentait une intoxication chloralique :

« (Le contenu de ses Hallucinations chlorotiques) consistait en points, fils


« coutures, parfois des insectes, des grilles, des inscriptions plus ou moins courtes
« des lettres isolées ; e n fin des motifs plus ou moins décoratifs. Ces derniers sont
« inanimés ou animés. Leur taille varie du simple point à la hauteur d’une marion­
« nette (20 à 30 centimètres) ; la plus grande longueur des inscriptions lues, ou du
« champ visuel occupé par plusieurs motifs, semble avoir été d’environ 1,50 m. Leurs
« couleurs sont parfois le bleu et le vert, parfois le jaune et le noir (noir mat et noir
« brillant). Les contours et arêtes sont flous, cependant elles briffent par points et
« par places (grilles, insectes, petits ronds en or). La reconnaissance de leur contenu
« n’est pas toujours faite immédiatement ; elles ne fuient pas, mais s’évanouissent.
« Leur distance varie de 1,50 m à 3 mètres ; elles s'appliquent ordinairement au
158 HALLUCINATIONS VISUELLES

« mur et au plancher. Tris rarement, elles apparaissent comme aériennes ; leur relief
« est toujours minime, elles sont vues le plus souvent à peu près plates (grilles, ins­
« criptions, silhouettes, branches étalées).
« Leurs formes sont souvent à l’état naissant au moment où la malade les signale;
<( elle les reconnaît ensuite comme des silhouettes quelconques. Les mouvements de
« ces images ne sont pas rapides, pas saccadés, mais leur disparition est brusque,
« totale. Le plus souvent, elles ne remuent pas, ou remuent sur place ; les plus
« remuantes semblent les plus brèves. Leur rythme de déplacement, d’agitation et
« de remplacement est sensiblement uniforme. Dans les images un peu étendues,
« le pointillé disparaît.
« Dans les Hallucinations visuelles cocaïniques, la gamme des dimensions parait
« plus étendue. Chez notre malade, les mêmes visions étaient assez souvent allongées
« dans un sens (lignes, épingles, fils verticaux). Les points aperçus par le cocaïnique
« restent isolés bien qu’accumulés (milliers de puces, poudre de verre) ; à peine
« quelques constellations se forment-elles dans le pointillé, les rayures manquent.
« Notre chloralique qui a vu parfois des pointillés (poudres d’or et de verre) a vu
« beaucoup plus fréquemment un mélange de traits et points brillants : la tendance
« à la liaison des éléments entre eux est évidente : il en résulte des jambages (lettre M),
« des lacis, des broderies, des doreries (sic), des grilles en or, des schémas de
« bonshommes. On remarquera que chez le cocaïnique, dès qu’il y a multiplicité,
« il y a fourmillement.
« On a signalé, comme couleurs prédominantes dans le cocaïnisme, le vert et
« le rouge, en outre le noir brillant (surtout en pointillé, cristaux noirs). Chez notre
<( malade, nous retrouvons le noir brillant mais surtout le noir mat ; l’or se rencontre
« abondamment (grilles dorées, broderies dorées, vulves en or, etc.). Malgré l’or,
« les images sont souvent, dans leur ensemble, assez pâles ; la cocaïne semble pro­
« duire plus de colorations vives, plus d’arêtes, peut-être plus de relief aussi.
« Souvent les images cocaïniques trouent les murs ou les suppriment, telles les
« images alcooliques. Au contraire, les Hallucinations chloraliques (du moins les
« plus nombreuses et les plus remarquables d’entre elles) sont plates ; elles adhèrent
« si exactement au mur qu’un de nos malades chlorolomanes a pu les dire « faites
« par des peintres décorateurs qui se sauvent toujours », et l’on pourrait les désigner
a sous le nom d'images décoratives.
a Leur forme est l’objet d’incessantes trouvailles ; elles ne se succèdent jamais
« par séries homogènes ; elles n’ont ni la fiamboyance, ni les sursauts, ni le grouil-
« lement infinitésimal des Hallucinations cocaïniques ; leurs mouvements intrin-
« sèques sont lents ; le fourmillement et la vibration sont absents, leur disparition
« est subite.
<( Nous avons remarqué l’absence de participation émotionnelle à la plupart
« des Hallucinations visuelles chez notre malade. Ce trait la distingue encore du cocaï-
« nique. D ’une façon générale, elle présente une propension beaucoup moindre
a à l’excitation, soit musculaire, soit psychique.
« Un fait capital est la pullulation plus grande des images hallucinatoires à la
« lumière, et leur extrême raréfaction dans l'obscurité absolue. Nous l’avons observé
« chez notre chloralique. Si ce fait était reconnu constant, il constituerait un signe
« différentiel très utile d’avec l’alcoolisme et peut-être le cocaïnisme ».

M ais c’est le peyotl et son alcooloîde, la mescaline (Lewin, 1888), qui ont
inauguré le grand mouvement contemporain de la neuro-psychologie des
HALLUCINATIONS VISUELLES TOXIQUES 15 9

hallucinogènes avec les travaux fondam entaux de R ouhier (1927) sur « La plante
qui fait les yeux ém erveillés », e t ceux de Beringer (D er M eskalinrausch) la
même année. Les auto-observations depuis lors sont innom brables, et innom bra­
bles aussi sont les travaux de psychophysiologie sur la m escaline. Les plus im por­
tants sont certainem ent ceux de l ’époque 1928-1935 (E . Förster, Zucker,
J. Zador, Stein et W . M ayer-G ross, Serko, E. M orselli, H . Claude et
H enri Ey, etc.). D epuis lors, un regain d ’intérêt s'est m anifesté (J. D elay,
H. Girard, P. C. Racam ier, D . A llaix, 1948-1949, A . H offer et H . O sm ond,
1967) pour cet hallucinogène (cf. 4e Partie, ch. IU ). N ou s em prunterons au
poète Henri M ichaux l’analyse esthétique de l’expérience m escalinique,
peut-être « magnifiée » (ce problèm e étant fondam ental, nous le reprendrons
plus loin) par le génie des poètes.

« J’avais quelque peine à redresser la barre. Me croyant malin je mis la radio,


« mais très en sourdine. C’est alors que je glissai, que ça glissa, que tout glissa.
« Je coupai presque aussitôt, mais la musique coupée continua.
« Désolidifié, devenu flou, le monde d’avant m’était soustrait. La musique annulée,
« son enchantement n’avait pas été annulé. La musique —je le comprenais à présent—
« est une opération pour se soustraire aux lois de ce monde, à ses duretés, à son inflexi-
« bilité, à ses aspérités, à sa solide inhumaine matérialité. Opération réussie ! Ah ! oui,
« au-delà de toute réussite, au-delà de ce qu’aucun compositeur avait jamais réussi.
« Il n’y avait plus de monde, il n’y avait plus qu’un liquide, le liquide de l’enchan-
« tement. Cette réponse que fait au monde le musicien, je n’entendais plus que cette
« réponse, réponse par le fluide, par l’aérien, par le sensible. J’étais dedans, englouti.
« . . . Dans des courants, n’espérant plus l'intervention de qui me désenchanterait,
« je dus souvent perdre le contact. A chaque reprise de conscience, le miel était là,
« toujours à m’enrober.
« ... Le soir, la pluie se mit à tomber. Vienne le déluge ! aspiraiaje. Vienne
« le déluge qui inonde tout ! J’ai une âme, maintenant, pour ce déluge, merveilleu-
« sement accordée et plus que Noé, une âme tout autrement accordée au déluge.
« Ah ! ce qu’on est dupe, dupe à perte de vue. Mescaline utile au moins à faire
« voit cela.
« ... A celui qui a pris de la mescaline, en dose suffisante, toute évocation musicale
« est généralement impossible.
« ... Les rythmes, de toute évidence (comme il appert de la parlante description
« du Dr. Binswanger), étaient l’essentiel, le rythme cosmique. Dans la mescaline,
« les rythmes, en effet, sont très fréquemment éprouvés. Il est même étonnant qu’ils
« se tiennent si indépendants de la musique, qu’ils ne l’accrochent jamais ou presque
« jamais, ou mal. Il m’était à moi-même arrivé quelque chose de fort hybride et
« j’attendais pour en parler une aventure plus probante qui ne s’est jamais trouvée.
« J’en dirai donc quelques mots ici. C’était en 1956, au cours d’une sorte de « transe
« érotique ». Le principal de ce qui m’était arrivé en ce jour, c’était des visions
« orgiaques et fantastiques et des rythmes de même. Subitement, des chants sortirent,
« oui, sortirent. Car autant que je les entendais, je les sentais sortir, devant sortir,
« pressés de sortir, mouvements phonateurs incoercibles, qui sans doute venaient
« des choristes dont j’entendais les voix, mais avaient aussi leur origine dan« ma
« gorge, possédée d’une sorte d’envie vocale qui me rendait coparticipant et actif.
« Ce que c’était ? Des passages des Trois Petites Liturgies de la présence divine
160 HALLUCINATIONS VISUELLES

« d’Olivier Messiaen. Mais dans quel état ! Passages, coupes plutôt, et des coupes
« qui eussent été faites par un homme au comble de l’énervement qui ne peut pas
« supporter des sons plus de quinze secondes de suite mais qui y reviendra souvent,
« toujours aussi exaspéré, toujours avec le même élan insensé. Les fragments en étaient
« si précipités qu’on s’attendait à les entendre hoquetés, mais non, le bourgeonnement
« bouffon s’accrochait, sans une faute, malgré l’invraisemblable vitesse, malgré
« les déclenchements de notes semblables à des évacuations précipitées, semblables
« à des rafales. Débordante et l’instant d’après arrêtée, la musique de plus en plus
« allait, contrefaite, déni de musique, déni de mystique. Jamais je n ’aurais cru une
« musique capable de devenir aussi dévergondée, entremetteuse, libertine, folle, impie,
« ignoble, subversive.
« . . . Même tronçonnée, même vilipendée, même parcourue de débâcles, elle
« n ’avait rien d’effondré. Une jouissance ignoble était son centre, sa nature, son secret,
« jouissance omniprésente, spasmodique, insoutenable. A l’entendre, à la suivre,
« on était soumis à des tiraillements, à des laciniations, à des expansions décomposées,
« à des culbutes et à des arrachements.
« Les cataractes immenses d’un très grand fleuve, qui se serait trouvé être aussi
« l’énorme corps jouisseur d’une géante étendue aux mille fissures amoureuses,
« appelant et donnant amour, c’eût été quelque chose de parefl.
« Mais c’était la musique, plus insatiable que n ’importe quel monstre, la musique
« possédée du démon mescalinien, livrée à ses dévastations, à ses retournements
« et m ’y livrant. »

Pour ce qui est du L. S. D ., nous consacrerons plus loin une longue étude
également aux expériences psychédéliques, aux « visions » qu’il engendre.
Ainsi, les toxiques hallucinogènes dont nous exposerons plus loin tous les pro­
blèmes qu’ils posent (p. 509-681), produisent une activité hallucinatoire visuelle
qui constitue un de leurs effets les plus connus et les plus recherchés. Ces agents
psychopharmacologiques de l’expérience hallucinatoire visuelle nous montrent
et démontrent que les altérations du vécu, correspondant à tous les niveaux
de déstructuration du champ de la conscience ou de désintégration fonctionnelle
de l ’appareil psycho-sensoriel visuel, constituent le fond sur lequel apparaissent
des Hallucinations visuelles. M ais — et ceci est aussi important — non point
en les réduisant toutes à une sorte de phénomène simple et commun, mais
en déployant sous les yeux du clinicien le riche éventail des images visuelles
dont le spectre apparaît, soit dans la décom position de la perception qu’en­
traîne la chute de la vigilance de l ’être conscient, soit au travers du prisme des
altérations de la vigilance spécifique de l’appareil fonctionnel de la vision.
*
* *

N ous nous sommes un peu attardés à l ’étude des Hallucinations visuelles


car, nous l’avons rappelé au début de ce chapitre, ce sont à elles que l ’on pense
le plus souvent quand on parle de perception sans objet ! Et cette étude de
l ’apparition des visions hallucinatoires nous a montré :
10 que la distinction entre Illusion et Hallucination et celle entre Halluci­
nation et Pseudo-hallucination sont elles-mêmes illusoires;
BIBLIOGRAPHIE 161

2° que la seule distinction structurale à opérer dans la m asse des Hal­


lucinations visuelles est celle qui sépare — com m e des niveaux différents —
les phénom ènes éidolo-hallucinosiques visuels non délirants et les diverses
structures de l’activité hallucinatoire délirante;
30 que l ’Hallucination visuelle n ’apparaît isolée et strictement sensorielle
qu’exceptionnellement (elle se présente alors comme un phénomène éidolo-
hallucinosique), alors que dans la plupart des observations cliniques (et des
auto-observations expérimentales) l'Hallucination n ’apparaît que « combinée »
(comme disaient les classiques) à d ’autres (1) données sensorielles (auditives,
olfactives, cénesthésiques, tactiles, etc.). Autrement dit, nous saisissons dès
les premiers examens du problème clinique des m odalités hallucinatoires que
les Hallucinations nous renvoient moins à une pathologie des analyseurs
perceptifs qu’à une structure imaginaire de l’expérience. D ’où l’importance
que nous devons accorder — en la substituant à celle que la Psychiatrie classi­
que accorde aux anomalies des sens — aux notions d’expérience délirante et
hallucinatoire et du travail délirant et hallucinatoire dont les diverses m odalités
constituent les véritables espèces structurales du Délire hallucinatoire
visuel.
Les diverses m odalités d ’H allucm ations visuelles son t des m odalités de
visualisation im aginaire qui apparaissent — e t très différem m ent — ou bien
com m e l ’effet du délire ou de l ’aliénation du Sujet, ou bien com m e des
phénom ènes purem ent et sim plem ent psycho-sensoriels — so it au centre de
la m étam orphose im aginaire de la conscience e t de la personne de l’halluciné,
soit seulem ent à la périphérie de son regard.

N O T IC E B IB L IO G R A P H IQ U E

N ous donnons ici les références des principaux travaux consultés e t à


consulter :

M u l l e r (Johann). — Ueber die phantastischen Gesicht» C léramrault (G . n e ). — L e délire düoralique


erscheinungen. C oblentz, 1826. Asm. M ésL-Psych., 1909 e t 1910.
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histoire raisonnée des apparitions et des virions, scheüuatge und subjective optische AusschaungsbUder,
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Reg b (B .). — H allucinations oniriques des dégénérés H eidelberg, 1911.
m ystiques. Congrès des A liénistes, 1894.1 SCHRÖDER (P .). — U eber fleriA H M llm inarinnan

(1) Les observations de G. d e C l é r a m b a u l t sont, à cet égard, démonstratives


de l’inextricable caractère de multisensorialité des expériences hallucinatoires ddo-
raliques, cocaïniques ou éthyliques.
162 HALLUCINATIONS VISUELLES

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f . d. g. N . P„ 1953, 190, p. 503-529. i 1971 en fin d’ouvrage.
C H A P ITR E I I

LES HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

Les fausses perceptions vécues avec les attributs sensoriels d ’une « chose »
(sons ou phonèm es) entendue (H allucination auditive) ou par référence
idéique ou im aginaire à ce phénom ène sensoriel (Pseudo-hallucination
auditive), so it qu’elles ne correspondent pas à des objets extérieurs, soit
qu’elles ne correspondent plus ou m oins nettem ent à des Stimuli du m onde
extérieur (illusions exogènes) ou à des Stimuli internes (illusions endogènes),
toutes ces fausses perceptions constituent la m asse des phénom ènes halluci­
natoires auditifs au sens classique et large du term e. Il suffit de les définir ainsi
pour m ettre en évidence leur hétérogénéité. C ette hétérogénéité est plus pro­
fonde encore si nous com prenons qu’ « entendre » veut dire tou t à la fo is « ouïr »
et « comprendre », que ce qui est entendu par l'halluciné hallucinant peut
s ’entendre com m e étant aussi m al entendu par son entendem ent. S ’il n ’est
pire sourd que celui qui ne veut entendre, inversem ent n ’est pas m eilleur hal­
luciné de l ’ouïe que celui qui entend entendre o u , [plutôt, qui ne peut pas
ne pas entendre...

L A P E R C E P T IO N A C O U S T IQ U E .
L E L A N G A G E E T L A P H É N O M É N O L O G IE
D E L ’A U D IT IO N

L ’ « organe des sens » qui nous perm et de percevoir et d’interpréter les


messages sonores du monde extérieur c’est l ’appareil a u d itif comprenant
et son récepteur cochléaire et ses centres acoustiques centraux qui siègent
dans le lobe tem poral. Voyons quel est le modèle neuro-physiologique de la
perception auditive réduit à sa plus sûre sim plicité.
Les sons recueillis par l’oreille externe, transm is par l’oreille moyenne
(tym pan e t caisse, chaîne des osselets) impressionnent le récepteur sensoriel
spécifique représenté dans l’oreille interne e t dans le labyrinthe osseux creusé
dans le rocher (lim açon ou cochléc). Les signaux ne sont codés en messages
sonores qu’à la condition de subir une prem ière transform ation de l ’inform ation
au niveau des cellules sensorielles, c’est-à-dire des cellules ciliées disposées sur la
membrane basilaire et form ant avec les cellules de soutien ou cellules de
164 HALLUCINATIONS A CO USTIC O- VERBALES

D eiters la structure de Vorgane de C orti (la « rétine acoustique »). Le nerf sensoriel
ou cochléaire qui transm et ces m essages aux centres nerveux est form é par les
axones des cellules bipolaires au nom bre de 27 000 groupées dans le ganglion de
C orti. D ’après G . von Bekely e t W . A . R osenblith (1951), c ’est de la membrane
basilaire que dépendent les caractères des m essages vibratoires, elle constitue
un véritable analyseur de fréquence. D eux sortes de potentiels électriques, l’un,
potentiel de repos endolym phatique, l ’autre provoqué par les stim ulations
sonores (potentiels m icrophoniques, de som m ation ou d ’action) prennent
naissance dans les term inaisons qui entourent les cellules ciliées (1). Ce sont
celles-là qui sont conduites aux centres auditifs par le nerf cochléaire. Tandis
que, en effet, les prolongem ents dendritiques (courts) des cellules nerveuses
du ganglion de C orti innervent les cellules ciliées de l ’oreille interne, le pro­
longem ent axonique (long) de ces neurones bipolaires, com m e nous l ’avons
noté plus haut, form e le nerf cochléaire qui s’accole au nerf vestibulaire pour
form er la V IIIe paire des nerfs crâniens. A cette physique de l ’organe de
l ’ouïe correspond une véritable biochim ie de l’oreille interne (S. Rauch, 1965).
La perception de l’intensité des sons paraît liée au nom bre des fibres ner­
veuses activées au niveau de la membrane basilaire. L ’analyse des fréquences
d ’ondes sonores perm et la perception de la hauteur des sons. D ans les cas
de basse fréquence, seule une représentation tem porelle est réalisée par le
rythme de volées successives d ’influx centripètes. Par contre pour les fréquences
plus élevées la dissociation spatiale des fréquences est m ise en évidence aux
divers niveaux des voies auditives. La localisation de la source des Stimuli
est liée à l ’audition « binaurale » des deux oreilles.
— Les voies auditives et centres sous-corticaux du systèm e cochléaire ou au ditif
proprem ent dit sont constitués par les connexions avec les noyaux olivaires et
trapézoldes, les corps genouillés m édians et les tubercules quadri-jum eaux infé­
rieurs. Finalem ent tous les influx auditifs d ’origine hom olatérale et controlatérale
convergent vers les deux corps genouillés m édians du systèm e thalam ique
(A . R . Tunturi, 1946). Les fibres qui partent de chacun de ces noyaux thala-
m iques traversent la capsule interne e t se disposent en éventail pour form er
les radiations acoustiques. Elles se term inent dans la région tem porale hom o­
latérale (T. 1) au niveau des gyri transverses de H eschl (aire 22 de Brodm an).
— L ’aire auditive principale au niveau du cortex tem poral (aire prim aire)
est située dans le gyrus transverse dans la profondeur de la scissure de Sylvius.
La technique des potentiels évoqués après stim ulation de l’oreille par des
ton s purs (F . Bremer, 1952) a perm is de préciser cette aire auditive prim aire et
la représentation cochléaire qui y figure point par point (com m e il en est pour
la projection de la rétine dans F area striata ).
L ’aire acoustique secondaire (aires 20 e t 21 de Brodm an) est en bordure
de l ’aire prim aire.1

(1) J. P. Legoux, L’exploration électrophysiologique de la cochlée et la


théorie de l’audition. Psychol. fr., 1959, 35-42.
o u ïe e t l a n g a g e 165

A la partie inférieure de la circonvolution ectosylvienne postérieure existe


une aire III qui reçoit des afférences som esthésiques auditives et vestibu*
laires. Seule l ’aire prim aire reçoit la totalité de ses fibres auditives afférentes du
corps genouillé m édian hom olatéral.
Ces « centres auditifs » son t naturellem ent fortem ent connectés avec les
structures tem poro-pariéto-frontales périsylviennes qui règlent l ’audition et
l ’expression verbale. Récem m ent K . E. Bignall (1970) a insisté sur les com po­
santes auditives du contingent polysensoriel vers le lobe frontal.
Les cas de destruction totale des radiations auditives o u de leurs aires
de projection, que ce so it à droite ou à gauche, n ’ont jam ais m ontré de diffé­
rences entre l ’audition des deux côtés. Il y a donc équipotentialité des deux
lobes tem poraux du poin t de vue de l ’audition élém entaire. La courbe audiom é-,
trique après lobectom ie tem porale (Lam i e t G ros) m ontre une atteinte grave
de l ’audition (surdité psychique de M onakow e t P ick). D ans ces cas, d ’après
F. Thiebault, J. Lem oyne et E. W olinetz (1944), l’exam en audiom étrique a
m ontré que la courbe aérienne présentait une perte de 60 à 70 décibels, tandis
que la courbe osseuse présentait un déficit de 40 décibels. Les lésions des
circonvolutions tem porales externes (T. 2 et T. 3) ne produisent pas de surdité
corticale m ais plutôt un syndrom e d ’agnosie auditive.
La stim ulation électrique de T. 1 (O . Foerster e t surtout W . Penfield) produit
des troubles de l ’audition et parfois des H allucinations auditives. Le 'refroi­
dissem ent de cette zone par le chlorure d ’éthyle (H . H off e t Silberm an) dorme
au Sujet l ’im pression d ’une tonalité étrange de ses propres paroles (écho de
la pensée ou son retentissem ent à haute voix que les A llem ands appellent
Gedankenlautwerden).
Ceci nous conduit à noter l ’im portance capitale des rapports entre les
centres auditifs et les centres du langage dans l ’hém isphère majeur. La zone
anatom o-physiologique dont dépendent les processus de verbalisation com ­
prend, en effet, une région tem porale fortem ent connectée avec les aires pri­
maire et secondaire dans la projection des sensations spécifiques auditives.
Les gyrus transverses de H eschl qui on t une structure de cortex hétérotypique
granulaire (koniocortex) sont connectés avec les centres du langage qui siègent,
soit du mêm e côté, soit dans l ’hém isphère opposé. D e telle sorte que le syn­
drome surdité psychique et les troubles de surdité verbale sont pour ainsi
dire « croisés ». 11 en est de m êm e pour les H allucinations qui sont, som m e
toute, dans les atteintes de cette région tou t à la fo is acoustiques, m usicales
et verbales et ont parfois quelques relations, com m e nous le verrons, avec les
troubles aphasiques de type « sensoriel ».
D e plus en plus, les neuro-physiologistes décrivent en dérivation avec ces
voies et centres spécifiques de l ’audition des voies et centres « non spécifiques »
(Buscaino, 1962) explicitant en cela l ’intuition de C . von M onakow et
R. M ourgue pour qui l ’activité perceptive était en quelque sorte un « phéno­
m ène sécrétoire » lié à la vie végétative e t enraciné dans les profondeurs de la
conscience perceptive, c ’est-à-dire dans les profondeurs centrencéphale
(tronc cérébral, diencéphale, systèm e lim bique). Les potentiels évoqués dans
166 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

l ’appareil cochléaire e t le cortex sous l ’effet des tendances appétitives (J. Sauniers
e t J. Chabora, 1969) illustrent expérim entalem ent ce fa it que depuis longtem ps
avait enregistré l’expérience naïve.
— Le sens de l’ou ïe, com m e le souligne Er. Straus, constitue dans le « spec­
tre » des sens le sens synthétique de la tem poralité. C e son t, en effet, des inter­
valles de tem ps (analyse différenciée des fréquences à laquelle est liée à la
perception de la hauteur des sons) qu’il a pour fonction d ’analyser pour les
distribuer en form es. E t c ’est pour répondre à un m essage d ’appel qu’il traite
l ’inform ation qu’il reçoit. A ces deux qualités fondam entales du m onde acous­
tique, pourrions-nous dire à notre tour, correspondent deux sens fondam entaux
de l’entendre.
En tant que le m onde d e la perception d es son s est lié à la succession des
sons, on peut dire que 1’ « entendre » exige que le Sujet dresse l ’oreille com m e
si l 'alerte était la condition m êm e du percevoir. L ’analyse que l’appareil
acoustique fa it des fréquences des sons, le codage par l ’encodage préalable
OU préétabli, m ettent en œuvre l ’écoute com m e disposition fondam entale
de l ’attente. La perception de l ’ou ïe est une conduite d ’attente q ui, naturel­
lem ent, se situe dans la perspective du danger à éviter. Sans doute tou s les
sens coopèrent à l’interprétation des m essages du m onde extérieur e t concou­
rent à la perception des objets m enaçants, m ais aucun d ’eux, par le caractère
pour ainsi dire totalem ent concentrique d e l ’horizon qu’il scrute, n ’est aussi
protecteur que ce sens qui perm et de « sentir » le danger non seulem ent de
près (com m e dans l ’olfaction ou le tact) ou de loin (com m e dans la vue),
m ais encore derrière soi, c ’est-à-dire là où l ’attaque ne peut justem ent être
détectée que par lui, dans la direction même où l ’action hostile de l ’ennem i
p è iïte t doit s ’exercer dans la poursuite (et, bien sûr, dans la persécution).
M ais étant le sens de l ’alerte il est aussi celui de l ’interprétation des
signaux qui lient le Sujet non seulem ent au m onde de la nature m ais aussi au
m onde d ’autrui. Et, entendre, c ’est dans la plus grande partie de l ’inform ation
que le Sujet reçoit par ses sens, essentiellem ent déchiffrer ce que le langage
véhicule de sens en tant qu’il est la représentation sym bolique et abstraite
des relations unissant le Sujet à autrui e t le Sujet à lui-m êm e. D e telle sorte
que la sphère de l ’audition s’étend tou t naturellem ent du point de vue phéno­
m énologique com m e du p oin t de vue anatom ique à celle du langage. Celui-ci
en devenant le m onde des signifiants parlés exige du Sujet qu’il soit entendu,
e t pour com prendre ce que disent les autres et pour com prendre ce qu’il se
dit à lui-m êm e. L ’incorporation du discours intègre le m onde de la parole
e t par conséquent celui du sens dans le cham p de l ’audition et, m ieux encore,
fournit la m atière sensible qui absorbe chez l ’hom m e presque totalem ent
la perception auditive. Par là , le sens de l ’ouïe en s’ouvrant à la région de l ’être
qu’est son langage prend sur tou s les sens un avantage tel qu’il les éclipse
dans les relations existentielles fondam entales qui son t celles de la com m unica­
tion intersubjective. C ’est qu’il est, en effet, le sens par excellence de la vie de
relation par quoi son activité s ’étend à l’extérieur par-delà les figures e t les
paroles des autres jusqu’à leur intention, e t à l ’intérieur par-delà le langage
LES ILLUSIONS DE LA PERCEPTION AUDITIVE NORMALE 167

intérieur jusqu’à l ’inconscient que celui-ci, s ’il ne le form ule p as, préfigure,
en conjuguant dans l’intim ité du Sujet, le « vouloir dire » de son propre
discours.
C ’est précisém ent en faisant retentir au fond de lui-m êm e dans la phéno­
m énologie de « son dedans » qui est essentiellem ent une phonémologie dit
J. Darrida (La voix et le phénom ène, 1967), que le sujet s ’entend lui-m êm e
penser « de vive voix ». Car cette présence à lui-m êm e est telle qu’il ne
peut pas ne pas entendre (ouïr) ce qu’il entend dire (ce qu’il veut dire), non
plus que ce qu’il entend (qu’il a l ’intention) faire entendre à l ’autre en énon­
çant son discours. Tel est le plus m étaphysique des sens... (1).
N ous en avons assez dit pour com prendre à quels problèm es va nous
confronter l ’étude des H allucinations acoustico-verbales qui ne sont pas,
ne peuvent être seulem ent de fausses perceptions de phonons m ais essentiel­
lem ent de phonèmes. D ès lors, nous devons bien nous attendre à décrire sous
le term e d ’H allucinations de l ’oufe des phénomènes extrêm em ent hétérogènes.
N ous devons nous attendre aussi à des difficultés en ce qui concerne le dia­
gnostic entre les H allucinations acoustico-verbales et les p ossibilités qu’im plique
toute conscience norm ale de se représenter des im ages sonores ou , pour chacun,
de converser avec lui-m êm e dans son langage intérieur ou d ’entendre la voix
constitutive de sa conscience. T ous problèm es qui ne peuvent être orientés
sinon résolus que par la définition correcte de l’H allucination en général e t
l’étude m inutieuse de la clinique des H allucinations acoustico-verbales,
c ’est-à-dire de leur structure négative qui est celle que la plupart des auteurs
oublient presque toujours d ’observer et de décrire.

LA VIRTUALITÉ HALLUCINATOIRE
DE LA PERCEPTION AUDITIVE

N ous pouvons ici répéter ce que nous avons précédem m ent souligné déjà,
savoir que toute perception im plique une projection de l ’im aginaire im m anent
à tous les phénom ènes psychiques. M ais l ’im age, l ’idée, ne subissent la « trans­
form ation sensoriale » pathologique que si non seulem ent les souvenirs d ’une
m élodie ou la représentation d ’un discours (voire un discours que le Sujet se
fait à lui-m êm e, com m e s ’il était celui d ’un autre) se présentent dans le cham p de
la conscience, m ais s ’ils sont pris pour une réalité extérieure au Sujet lui-m êm e.
C ’est-à-dire que cette transform ation n ’est pas seulem ent une quantification,
mais suppose, soit une altération de l’être conscient, soit une désintégration
du systèm e perceptif. M ais nous ne pouvons pas nous contenter d ’une sim ple1

(1) Il faut rappeler ici le « Quatrième Discours édifiant » de S. K ierkegaard


(1843) qui vise la sonorité de l’existence, car selon le mot de saint Jean-Baptiste
(Év. saint Mathieu), « Je suis », c’est dire « Je suis une voix »...
168 HALLUCINATIONS A CO USTIC O- VERBALES

référence ici à ce problèm e général de 1* « injection » d ’im aginaire dans l’expé­


rience; nous devons souligner quelles form es am biguës peuvent prendre les
perceptions acoustico-verbales dans les c o n d it io n s n o r m a l e s de la vie psy­
chique ; de telle sorte que cette virtualité nous perm ette de m ieux saisir ce que
son t les « vraies » H allucinations pathologiques, celles qu’il convient de dis­
tinguer de ces illusions im pliquées dans le dynam ism e d e la perception acous-
tico-verbal norm al.

1° Les illu sion s sen sorielles au d itives.

Com m e dans la sphère optique certaines illusions d ’acoustique entrent


parfois dans le cham p perceptif. A cet égard l ’écho équivaut aux phénom ènes
op tiq u es de réfraction ou de réflexion. Les phénom ènes de diplacousie, de
battem ents binauraux, de « partial m asking » qu’étudie la psychophysiologie
des sensations acoustiques (bandes de bruit blanc, com paraison d ’évolution
de sonies, tonies, localisation, etc.) représentent quelque chose d ’analogue
à la diplopie, au x illusions de perspective spatiale (stéréoacousie), etc. M ais
ce sont surtout les rythm es qui, par exem ple, pour le voyageur dans un train
ou pour le meunier dans le tic-tac de son m oulin battrait la m esure d ’un thèm e
m élodique (refrain) — verbal (ritournelle) en substituant au squelette sonore
le sens charnu d ’une « bonne form e ». Le « bruit blanc » ou le « fond sonore »
où se dégrade l ’inform ation constituent un fond sur lequel se déroulent les
figures verbales ou m usicales, com m e pour m arquer que le sens d e Toute,
com m e tous les autres, a horreur du vide.
D e tels faits que la vie quotidienne nous offre constam m ent son t natu­
rellem ent étudiés en psychologie des perceptions com m e effet de contexte où
intervient l ’attente « perceptive » (le « set », T « Einstellung », la « readiness »
ou T « hypothèse » selon J. S. Bruner et L. Postm an). Plus généralem ent
encore, aucune structuration perceptive auditive (ou d ’une autre catégorie
sensorielle) ne peut s’organiser sans cet effet de contexte qui introduit les
habitudes, les tendances affectives, la m ém oire dans sa constitution, ce qui
revient à dire que la perception im plique les im ages qu’elle intègre. M ais
il y a lieu de souligner que les observations et expériences qui constituent cette
psychologie des perceptions portent assez rarem ent sur les perceptions audi­
tives qui sont pourtant, com m e toutes les perceptions, « grosses » de toutes
les virtualités des illusions de l ’irréalité ou de la subjectivité ou , com m e disaient
L. K lages et M . Palagyi, des « phantasm es virtuels » qui entrent nécessairem ent
dans toute perception m ais à condition d ’en sortir par l ’effet d ’ensem ble
sém antique du cham p d ont le sens les exclut ou les éclipse.
U en est de m êm e pour les im ages «éid étiq u es» sonores qui son t assez géné­
ralem ent m éconnues pour être presque exclusivem ent attribuées à la reviviscence
esthésique des perceptions visuelles. E t encore pour les post-im ages égalem ent
décrites le plus souvent com m e des persistances des sensations visuelles. N oton s
cependant ici un phénom ène connu m algré sa rareté sous le nom de synesthésie
LES ILLUSIONS DE LA PERCEPTION AUDITIVE NORMALE 169

acoustico-optique (ou d ’opsiphonie, terme proposé par Quercy). Il s ’agit de


l ’audition colorée. Pour Flournoy ce phénom ène se rencontrerait chez un
sujet sur six; pour A . Binet seulem ent dans 3 % des cas chez les sujets norm aux.
Ce sont, disent les auteurs, des pseudo-sensations secondaires, physiologiques,
de couleurs associées aux perceptions objectives des sons. Elles ont été spé­
cialem ent étudiées par G . A nschütz (Archiv fü r ges, Psychologie, 1926) dans
leurs relations avec leur noyau perceptif m usical. P. Quercy (p. 102 du tom e II
de son livre « L'H allucination ») reproduit les im ages coloriées du m ém oire
de cet auteur (cf. aussi V. N ava, 1969).

2° L e s illu s io n s a ffe c tiv e s a u d itiv e s .

D ans la trajectoire fonctionnelle de ce sens de l ’alerte peut-être encore


plus que dans les autres sphères sensorielles, l ’attente projette souvent dans
la perception ce qui n ’est seulem ent que la réalité subjective d ’un désir ou
d ’une crainte. L ’angoisse et la peur éclatent en bruits m enaçants, en m essages
sonores pour lesquels les objets ou les personnes m anifestent ou trahissent
leur présence désirée ou hostile. Le « conditionnem ent instrum ental » de la
m otivation instinctive en s ’inversant fait apparaître id le signal de la satis­
faction ou de la gratification désirées com m e de la punition redoutée. A cet
égard, l ’éthologie des rats blancs ou autres anim aux pris dans un appareil
expérim ental démontre que 1’ « H allucination » ou plus exactem ent le « com por­
tem ent hallucinatoire » dans ces cas n ’est prérisém ent qu’une expérience
sentie (pour être pressentie) d ’une réalité (ffit-elle au deuxièm e degré) qui n ’est
que celle de la couche « horm ique ». Il est rem arquable que les études de
psychologie de la perception qui m ettent en évidence les fonctions e t effets
de la m otivation (contextes affectifs, ém otions, tendances) soien t presque
constam m ent m uettes sur la projection d e cette m otivation dans les perceptions
auditives. C ela — à défaut de pouvoir nous référer id à des données de faits
ou d ’expériences qui m anquent — d o it nous faire réfléchir. S i, en effet, l ’affecti­
vité entre si peu dans les perceptions auditives étudiées dans les laboratoires
de psychologie expérim entale, c ’est parce que les anim aux généralem ent
soum is à ces observations son t beaucoup plus naturellem ent (et par conséquent
aussi dans les conditions expérim entales) sujets aux perceptions olfactives
e t visuelles; e t que chez l ’hom m e, au contraire, l’audition jo u e bien un rôle essen­
tiel m ais qu’elle se réfracte dans tou t un systèm e de com m unications verbales
o ù s ’engouffre, pour s ’y exprim er ou s ’y cacher, l’ensem ble des dispositions
affectives constituant la base des relations inter-intrasubjectives.

3° Le monde -verbal virtuellement hallucinatoire


dans la sphère de la perception auditive.

N ou s vivons dan» u n m onde de paroles o ù ce que je m e d is en devenant


signifiant de m on désir fa it connaître à l’autre ce que j ’attends de lu i. E t c ’est
170 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

en quoi la sphère du langage contient par excellence la virtualité hallucinatoire


de notre perception du m onde des autres. N o s oreilles e t nos centres auditifs
analysent bien les sons m ais cette analyse est fonctionnellem ent liée à l ’exercice
de la parole, c ’est-à-dire de la com m unication. Sans doute peut-on dire que
toutes n os perceptions son t au service de notre langage qui est com m e l ’organi­
sation structurale du cham p de la conscience hum aine. M ais la structure de
la parole à q uoi nous renvoie nécessairem ent le'systèm e de com m unication
e t d ’inform ation spécifiquem ent hum ain est essentiellem ent acoustique. Le
langage, rappelons encore J. D errida, est voix. Car ce n ’est que par référence
à un systèm e de signes — la la n g u e— qui n ’a pu se constituer, dans son instru-
m entalité, que par l’organisation psycho-sensori-m otrice (par-delà les relations
structurales proprem ent linguistiques qui lien t phonèm es, m orphèm es, sém en-
taines, syntagm es) que les hom m es peuvent entendre pour s ’entendre par le
m oyen de la liaison qui fa it de l’usage des sons le véhicule du sens. C eci a été,
par exem ple, très heureusem ent souligné nous sem ble-t-il e t très clairem ent
par E. de F élice e t F . Jodelet au Sym posium de N euchâtel (1962) dans la
discussion du rapport de F . Bressan sur « L a signification ». E. de F élice en
partant du « contexte » dans lequel apparaît l’acte linguistique rappelle,
en effet, que l’hom m e qui parle le texte d ’une langue lui confère sa propre
signification « à savoir cette partie de la langue individuelle de l’ém etteur
qui est com prise dans le cadre de sa propre langue individuelle par le récepteur ».
La signification personnelle du discours est form ée par l’acte m êm e qui
lie indissolublem ent ces signes m atériels que son t les son s ém is e t reçus.
La manière pour deux hom m es d e se com prendre passe p ar la parole
(ou, exceptionnellem ent, com m e ch ez les sourds-m uets par le geste o u un
systèm e de signes substitutifs), c ’est-à-dire par un systèm e à base d ’articulation
de sons. Le discours est une m atrice sonore qui d o it passer par l’oreille de
l ’autre. M ais, et ceci est capital, la pensée est le discours du Sujet avec lu i-
m êm e qui sans passer par l ’oreille d e celui qui l’énonce im plique qu’il
s’entend. E t il ne s ’agit pas seulem ent d ’une m étaphore o u , p lu tôt, cette
m étaphore c ’est le transfert m êm e sur le registre du sensible d e ce que la
parole contient même dans son « a parte » de m ouvem ents e t de sonorités
destinés à l ’autre : elle est dans tou t langage, pour si intérieur qu’il so it, établie
sur le m odèle même de la relation expressive et proprem ent physique ém etteur-
récepteur. D ’où l ’im possibilité de parler du langage, de centre du langage,
de l’audition des centres de l ’audition, sans faire intervenir la m édiation des
« im ages » qui sont bien, en effet, com m e les latences hallucinatoires du « lan­
gage intérieur ». D ès lors la sphère de l’audition s ’ouvre bien sur un m onde
interne et externe qui est celui de la com m unication verbale. M ais puisque
non seulem ent l ’entendre apparaît lié au « s’entendre » (entre soi e t autrui
m ais aussi avec soi-m êm e), la sphère de la perception auditive nous apparaît
dans son essence e t presque dans sa totalité la sphère de l'entendement.
Ces réflexions som m aires et parfaitem ent banales étaient nécessaires ici
pour que nous com prenions bien que lorsque nous cherchons à saisir la
virtualité de l ’im aginaire (le potentiel hallucinatoire des « hallucinations »
LES ILLUSIONS DE LA PERCEPTION AUDITIVE NORMALE 171

psychonom es, com m e disait P . Quercy) de toute perception auditive nor­


m ale, nous débouchons nécessairem ent, à propos de l’ou ie, sur le langage e t la
pensée, com m e à propos des H allucinations auditives nous allons être invin­
ciblem ent attirés par ces Sirènes du D élire que son t les voix.
La description phénom énologique du langage vécu nous fa it découvrir
qu’une conversation avec autrui im plique une distribution rigoureuse des
positions et pénétrations respectives du M oi et de son interlocuteur, c ’est-à-dire
des distinctions de la parole en tant qu’elle est ém ise, qu’elle se réfléchit dans
la com préhension de l’autre et que cette com préhension se répercute à son tour
sur le propre discours du Sujet. T elle est la réalité de cette com m unication
intersubjective qu’elle rend au Sujet ce qui appartient au Sujet, et à l’autre
ce qui appartient à l ’autre. Le dialogue im plique, en effet, non seulem ent
échange m ais séparation, toute fusion ne pouvant être que confusion.
L ’illusion qui introduit l ’im aginaire dans cette relation, le « m alentendu »,
consiste essentiellem ent à recevoir com m e venant de l ’autre ce que le M oi
projette de lui-m êm e dans ce qu’il attend de la réponse, de la question ou de
l ’interpellation de l ’autre. E t la vie quotidienne est rem plie de oes m alentendus
ou de ces interprétations, ces sortes de lapsus de com préhension qui nous fon t
entendre dans les conversations des autres entre eux, dans les paroles q u ’ils
nous adressent, des m ots ou des phrases que nous leur prêtons e t qui ne\çorres-
pondent pas à leurs intentions. N
M ais dans la relation du Sujet avec lui-m êm e, le soliloque étant radicalem ent
im possible par l ’usage m êm e du langage qui est dans ses form es linguistiques
com m e dans son intentionnalité absolum ent relationnel, il prend toujours la
form e virtuellem ent hallucinatoire du dialogue de S oi avec un interlocuteur
im aginaire, soit qu’il soit absent ou qu’il so it représenté par le Sujet lui-m êm e
dédoublé par l ’exercice m êm e du langage intérieur en ém etteur-récepteur.
Telle est donc la structure m êm e du langage, c ’est-àrdire d e l ’organisation
de la conscience toujours structurée com m e un langage (1 ), l’im age d e l ’antre
qui s ’introduit nécessairem ent dans la pensée, c ’est-à-dire dans le langage
intérieur là où je devrais être seul e t où je ne cesse pourtant d ’être en rdatkm
avec un autre que je m e donne com m e interlocuteur du discours ou à qui je
m ’adresse com m e confident, tém oin ou partenaire de m a pensée, ou avec cet
autre que je suis encore « pour m oi » quand « je m e parle à m oi-m êm e ».
A insi le cham p phénom énal de m on expérience est pour ainsi dire tou t
entier exposé à une illusion hallucinatoire perm anente et im m anente à l’orga­
nisation de m a conscience et à l ’exercice du langage qu’elle im plique. M ais
c ’est aussi par sa propre organisation qu’elle est capable de transcender cette
im m anence et que m a conscience échappe m iraculeusem ent à cette H allucina­
tion , c ’est-à-dire au besoin narcissique d ’une « hallucinophilie » qui cherche
éperdum ent à n ’établir de dialogue que dans le soliloque. T elle est la virtua-1

(1) Bien plus sûrement que l’Inconscient dont la structure verbale reste problé­
matique et, peut-être, pour la plupart des psychologues et psychanalystes, impossible.
172 HALLUCINATIONS A CO USTICO-VERBALES

lité prim ordiale du Sujet qui ne p eut exister qu’en pariant, c'est-à-dire en com ­
prom ettant par son discours l ’unité e t le secret de sa personne en com m u­
niquant par le discours avec l ’autre m ais sans cesser norm alem ent de triom pher
de cette am biguité. Les « voix » ne son t pas, en un certain sens, autre chose
que l ’irruption de la parole de l ’autre dans le discours qui la contient, m ais
elles ne sont jam ais non plus purem ent et sim plem ent réductibles à cette vir­
tualité que la conscience a pour fonction de contenir et avec laquelle elle est
fam iliarisée pour représenter la com pagnie qui habite le « H eim at » du Sujet.
L ’enfant (1) qui incorpore son langage et apprend à jou er avec le m onde
qu’il déchiffre, ou encore l ’hom m e qui dans l'inspiration de son génie (2) ou
dans les exaltations de la ferveur m ystique (3), ou bien dans la festivité de
ses danses sacrées com m e dans le redoublem ent de sa faculté de penser à
l ’extrém ité de sa solitude — les hom m es dans toutes les conditions de leur
existence « se dédoublent » pour être justem ent ce q u'ils son t (4) en n ’existant
que dans et par ce clivage qui est la structure même de leur conscience.
Pourquoi alors faut-il dire seulem ent d e certains hom m es qu’ils sont
« hallucinés » ? N e serait-il pas vrai, com m e nous le suggèrent les anthropo­
logues-antianthropologues plus ou m oins « structuralistes » e t « psychana­
lystes », qu’il suffit de considérer l ’hallucinant com m e un hom m e com m e les
autres en tenant la condition pathologique de son H allucination pour une
illusion psychiatrique ? N ou s touchons ici e t à propos d e la description
clinique concrète des H allucinations auditivo-verbales au fond e t à la racine
même de ce problèm e. Sa solution ne peut, en effet, venir que de l’étude clinique
m inutieuse du m ode d ’apparition des Voix dans leur objectivité ou leur objecti­
vation, c ’est-à-dire com m e nous l ’avons souligné dans le prem ier chapitre
de cet ouvrage, dans le statut form el de leur fausse perception. O r, celui-ci est 12*4

(1) Dans son travail « Hallucinations in Children » (in C. JL Symposium de


Washington, éd. Grune et Stratton, New York, 1962), L. Eisenberg expose à ce sujet
les travaux de J. L. D espert (1940-1948), de M. Sherman e t B. I. Beverly (1924),
de L. Bender et H. H. Lyckdwtiz (1940). Celui de M. Lewin (1932) est particuliè­
rement intéressant pour le Sujet qui nous occupe (Auditory Hallucinations in « non
psychiatrie Children »). B en est de m im e pour ceux de G . R . Forrer (Arch. gen.
Psychiatry, 1960) et de R . W. M bducott (1938). N ous retrouverons ce problème
(dernière Partie) à propos du travail de M. F. Weiner (1961) et de H . N agera (1969).
(2) Cf. T « Am ulette de Pascal » et le « Démon de Socrate ». Ces deux livres de Lelut
où cet illustre aliéniste du xix* siècle essaie de montrer que l’Hallucination accompagne
l’inspiration du génie. Ce qui, naturellement, compromet la santé du génie ou la
notion pathologique de l’Hallucination.
0) N ous pouvons ici rappeler ce que nous avons déjà dit à propos de la virtualité
hallucinatoire de la sphère visuelle qui se manifeste dans la suggestion, l ’autosugges­
tion et aussi, nous le verrons, dans la solitude et l’isolement sensoriel, car les mêmes
faits se retrouvent dans la perception acoustico-verbale.
(4) Rappelons ici le mot de Boerhavb parlant de l’homme « unus in vitalitate,
duplex in hum anitate... ».
FORMES ACOUSTICO-VERBALES DU RÊVE 173

radicalem ent différent de cette illusion virtuelle du dédoublem ent de l ’hom m e,


d e sa division a en pointillé » à l ’intérieur de lui-m êm e e t du con flit qui la
fon d e, pour la bonne raison que l’hom m e norm al to u t au long d e son existence,
m algré la dualité d e son être e t toutes les com plaisances avec lesquelles il en
jo u e, n e cesse p as de l’intégrer dans l ’unité d e son M oi par l’expérience
m êm e d ’une subjectivité radicale dressée par lui face au m onde de l’objectivité.
D e sorte qu'accordant son unité à la certitude d e la réalité du m onde il ne
cesse d'incorporer à sa propre subjectivité le m onde d es paroles qui se lève
en h ii. T ou t au contraire, l’HaUncination auditivo-verbale n e com m ence
qu’avec l ’inversion m êm e d e son expérience, avec la fo i d e l’halluciné qui non
seulem ent sa it m ais sent que quelque chose d ’autre que lui-m êm e parle en
lu i quand il en fa it l’ob jet d ’une com m unication si « privée » e t si « sin­
gulière » qu’elle n e saurait être confondue par l’observateur (com m e e lle l’est
dans e t p ar l ’écoute délirante) avec la réalité — fût-elle « surnaturelle » —
conform e à la lo i com m une du groupe social. Sans doute les observateurs
(psychiatres-psychanalystes o u psychologues) peuvent bien dire de to u s les
hom m es q ue « ça parle en eux » , que l’Inconscient est toujours là com m e
un objet (un Ç a parlant) que le Sujet porte en lu i m ais intelligible seulem ent par
les oreilles d e l ’autre ; l ’halluciné entendant la voix d e l’autre qui est bien
nécessairem ent celle d e son Inconscient ne l’halluciné que lorsque quelque
chose s ’est déchiré dans sa conscience, quelque ch ose qui est essentiellem ent
autre que ce que tou s les hom m es contiennent d ’altérité dans leur propre
pensée, dans leur propre action ou dans leurs propres paroles, quelque chose
qui a la singularité qui, nous l ’avons vu, est l’essence du phénom ène halluci­
natoire ; cette singularité par quoi il rom pt l’élasticité perm ise par la
pensée com m une. Car si ce n ’est pas la « sensorialité » qui est le radical
spécifique de tou t phénom ène hallucinatoire, c ’est l’échappem ent incoercible
de la pensée et de la parole à la Loi com m une inscrite dans l ’organisation
de son être qui en constitue le noyau. Et c ’est précisém ent ce que nous
m ontre cet autre aspect typique des « H allucinations » com m unes à tou s les
hom m es qui nous fa it voir com m ent chez eux quelque chose se produit tous
les soirs quand ils dorm ent, que le som m eil les transform e en ouvrant à
l ’Inconscient l ’accès de leur conscience déstructurée — en les ouvrant au dialo­
gue onirique avec eux-m êm es.

4° Les Hallucinations auditivo-verbales .


de la phase hypnagogique et du rêve.

M êm e si l’H allucination hypnagogique ou le rêve dont nous allons parler


m aintenant entrent dans l’existence hum aine statistiquem ent norm ale (en ce
sens que la plupart des hom m es présentent ces phénom ènes en quelque sorte
« spécifiques » ), ils n ’apparaissent pas m oins trahir chez l’hom m e norm al
sa vulnérabilité hallucinatoire. D e telle sorte qu’en ne tenant p as l ’H alluci­
nation hypnagogique e t le rêve pour des phénom ènes aussi norm aux que les
174 HALLUCINATIONS AC O USTIC O-VERBALES

perceptions d ’un hom m e adulte et éveillé, nous les saisissons pour ce qu’Qs
sont : des im ages qui apparaissent dans leur singularité onirique quand sont
réalisées les conditions m êm es de la m étam orphose nécessaire que d o it subir
l ’étre conscient pour « percevoir » la voix de quelqu’un d ’autre que son
propre Inconscient qui entend se faire entendre.
La phase interm édiaire de la veille e t du som m eil, com m e disait Baillarger,
constitue cette région ou cette phase de la vie psychique o ù dans la conscience
qui s ’endort éclatent la fulgurance des visions du dem i-som m eil (im ages-
éclairs) m ais aussi de fausses perceptions auditivo-verbales. B. Leroy a noté que
les H allucinations hypnagogiques de l ’ouïe on t assez souvent un caractère m usi­
cal e t parfois un caractère verbal. M aury, autre spécialiste de la question, a relaté
qu’il s ’entendait assez souvent au cours de son endorm issem ent appelé par son
nom ; e t il n ’est p as rare en effet que celui qui s’endort s ’entende brusquem ent
interpellé com m e si, en se retirant du m onde, il en percevait encore un appel
e t parfois un écho. L ’écho de la lecture, l ’écho de la pensée e t surtout l ’audition
de sa propre pensée (com m e la visualisation de l ’idéation) s’observent assez
fréquem m ent e t avec parfois une telle intensité qu’un m ot ou une phrase
prononcée à haute voix, l ’irruption sonore d ’un fragm ent de discours qui ne
devrait être qu’une pensée, brisent l’enchantem ent de la conscience assoupie
e t la réveillent (J. M . Schnadk, 1968).
Quant au rêve qui se produit plus tard dans la nuit quand les conditions
neuro-physiologiques de son apparition le perm ettent, il est certes essentiel­
lem ent un événem ent visuel pour être un spectacle q u i se projette sur l’écran
d ’un champ de conscience déstructurée. M ais l ’événem ent onirique enveloppe
bien sûr aussi le vécu de l ’im aginaire acoustico-verbal, ne fût-ce qu’en s’arti­
culant par le langage qui, sans être celui-là m êm e du récit qui le restituera,
en enchaîne syntaxiquem ent les péripéties. K raepelin avait étudié il y a déjà
bien longtem ps (1910) le langage du rêve e t ses distorsions paraphasiques.
Halbwachs (1946) est revenu depuis lors sur le « langage inconscient » du
rêve. M ais depuis que Freud nous a fam iliarisés avec les contenus du rêve
nous avons appris à en écouter le récit com m e le rêveur lui-m êm e se le raconte
quand il le vit, c ’est-à-dire com m e une histoire qui se déroule, com m e un film
sonore et parlant. Car il n*y a pas, il ne peut pas y avoir d ’histoire sans paroles
dans le rêve puisque le rêve est to u t à la fo is une histoire e t une histoire qui
non seulem ent se raconte « après coup », m ais que con te le rêveur en l ’in­
ventant. Il est tou t autant discours qu’im agé. D e telle sorte qu’il est presque
superfétatoire de donner des exem ples d ’une telle évidence. O n souligne par­
fo is le caractère particulièrem ent sonore o u m usical de certains rêves :

— Sur une pelouse, douze femmes en deuil, très laides, chantent sous la direction
d’un chef qui nous tourne le dos. Le chant est admirable. Ce sont, tantôt des chœurs,
tantôt des soli, s’enlaçant les uns les autres, puis quelques phrases à l’unisson.
— Je siffle des airs dans le genre du « Mouvement perpétuel» ou de la «D anse
macabre ». D es joueurs de violon, de harpe, accompagnent mon sifflet... U ne femme
me dit qu’elle ne connaît pas la musique et se met à chanter d’une voix cassée la scie
FORMES ACOUSTICO-VERBALES DU RÊVE us

de Mayol : Cousine, Cousine— Trois orchestres jouent ensemble des morceaux diffé­
rents (observations de Schatzman) (1). .

E t P . Quercy rapporte ces exem ples (en notant que l’action qui se déroule
dans le rêve laisse entendre les paroles d ’autrui e t la propre parole du rêveur)
de cet étrange langage qui véhicule l ’événem ent onirique :

« Stabilisez vos alevins sur la rive nord du canal avec de la farine de moutarde.
« Je fais un cours sur « l’excipient » et je dis des choses admirables : « l’excipient
« a pour propriété fondamentale d’assurer la répartition du produit actif dans
« l’organisme ». M ais un auditeur me gêne en causant avec sa voisine et une élève
« tire discrètement de son petit sac un flacon ; faites-moi disparaître cet alcool à 90°.
« N on, Monsieur, c’est de l’eau avec une cuillerée à soupe de vin blanc. Au réveil
« de très vives images auditives persistent longtemps. »

M ais, bien sûr, l’événem ent onirique c ’est-à-dire en quelque sorte le rêve
lui-m êm e en tant que récit anticipé dont la tram e, pour être thém atique ou
anecdotique, ne peut être que verbale ce langage transform é en événem ent
est tellem ent <( hallucinatoire » que l ’on pourrait dire qu’il ne l’est plus pour
être absorbé, « pris » dans un vécu total d ’im aginaire rendant im possible le
dédoublem ent qui fonde, nous l’avons vu, l’H allucination. L’im age visuelle ou
sonore devient la seule réalité que puisse vivre une conscience vouée à
l ’irréalité de son im aginaire. Pour être devenu entièrem ent absorbé par son
rêve, le rêveur n ’apparaît com m e tel qu’aux autres à qui il raconte son rêve...
ou quand lui-m êm e se réveille et se le rappelle... c ’est-à -d iie quand il n e l ’est
plus.
M ais ce qui nous im porte ici c ’est d e souligner à propos de la sphère acou s-
tico-verbale que lorsque le cham p de la conscience se déstructure fl se m éta­
m orphose en sons quelquefois, m ais surtout en m ots e t phrases qui se présentent
au Sujet dans cet « analogon » de m ondanité (Sartre) rappelant naturelle­
m ent le phénom ène hallucinatoire, com m e un échange acoustico-verbal qui
figure e t sym bolise les relations avec les autres, qu’ils soient présents, loin­
tains, invisibles ou inexistants.
T out se passe com m e si la virtualité hallucinatoire contenue dans la
conscience norm ale s ’actualisait dans sa déstructuration ; e t par là n ous com pre­
nons que si l’H allucination hante la sphère de l ’audition e t du langage de
tou s les hom m es, elle est « libérée » dans les m aladies m entales com m e elle
est actualisée dans le som m eil, car m êm e si les m odalités de cette m étam orphose
ne son t pas identiques, elles son t essentiellem ent analogues (cf. notre Rapport
de M adrid, 1966).1

(1) Le livre de Schatzman (Rêve et Hallucinations, Paris, éd. Vigot, 1925,328 p.)
constitue un recueil de matériel onirique extraordinaire. L’auteur y rencontre ses
propres rêves pour les soustraire — en la lui livrant — à l'interprétation freu­
dienne...
176 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

N ous com prenons mieux ainsi que l’H allucination acoustico-verbale


dans sa form e pathologique se distingue des illusions hallucinatoires virtuelles
impliquées dans l’exercice du langage. Elle s’en distingue p ar le délire qui
manifeste la désorganisation de l’être conscient — ou p ar les anom alies non
délirantes des fonctions de l ’analyseur perceptif acoustico-verbal. D ans les deux
cas, l’H allucm ation est hétérogène au phénomène « psychonome »
abusivement appelé « H allucination normale » pour ne figuier que la
voix de la conscience au sens phénoménologique (husserlien) de ce term e.
C ar to u t ce que nous venons d’exposer sur la virtualité et la « voix hallucina­
toire » dans l’exercice norm al de la communication du Sujet avec lui-même
et avec les autres, le dialogue im manent engagé dans la relation intersub­
jective et intrasubjective ne vise qu’â découvrir le gîte de la « vie solitaire
de Tâme », comme dit Husserl (Recherches logiques § 8), là où, soliloquant,
elle emprunte encore la voix nécessairement duelle de sa re-présentation
mais sans cesser d’être pour le Sujet sa propre voix.

D ESC R IPTIO N SÉM ÉIO LO G IQ U E


D ES H A LLU CIN A TIO N S A U D ITIV ES

N ous allons maintenant exposer après avoir pour ainsi dire légitimé leur dis­
tinction à l’égard des fausses (dites aussi « virtuelles », ou « normales », ou « psy­
chonomes ») « hallucinations » verbales, la description clinique des divers types
d ’Halludnations auditives. Il s’agit d ’une description très malaisée car elle
comporte une classification de faits qui, nous le verrons dans le prochain
paragraphe, constitue un des problèmes les pins difficiles de la Psychiatrie
clinique. C ’est donc, autant que possible, en nous tenant hors de ce problème
théorique que nous présenterons d’abord la séméiologie des Hallucinations
auditives en ne visant que leur aspect pour ainsi dire « morphologique », et
comme le font la plupart des auteurs, sans trop tenir compte des structures
pathologiques qu’elles manifestent et qui les conditionnent. Mais, bien sûr,
au fur et à mesure que nous avancerons dans cette description clinique nous
rassortirons de commentaires propres à nous maintenir dans la perspective
générale du problème des Hallucinations, c’est-à-dire que nous montrerons,
chemin faisant, les obscurités conceptuelles auxquelles la clinique classique
s’est pour ainsi dire condamnée, et nous tâcherons de les dissiper.

I. — HALLUCINATIONS AUDITIVES COMMUNES O U àJMENTAIMES

T antôt il s ’agit d e bruits indistincts, so it qu’ils soien t vagues (une espèce


d e murm ure, d e tintem ent, « un souffle » , com m e d e l’eau qui b out o u qui
co u le, com m e un ie t d e gaz ou d e vaoeur. un bruit d e vent dans les feuilles.
HALLUCINATIONS AUDITIVES ÉLÉMENTAIRES 177

de feuilles ou de papier froissés), so it qu’ils soient m al identifiés m ais intenses


(un grondem ent, un bruit strident, un sifflem ent, un ronflem ent, un bourdon*
nem ent). T antôt il s ’agit de form es sonores différenciées (sifflet, bruit de m oteur,
« c ’est un m oteur d ’avion que j ’ai dans la tête» ; « j’entends un bruitde tam bour
ou sonner des cloches »). Parfois les sons form ent une sorte de bruit de fon d ,
de « bruit blanc ». Ils peuvent être uni- ou bitonaux. Leur intensité est géné­
ralem ent de 20 à 40 décibels (G . M azars, 19S9). Ces bruits hallucinatoires ou
acouphènes sont le plus souvent rythmiques (tic-tac d ’horloge, ratés de m oteur,
bruits de m itrailleuse ou de m arteau pneum atique ou, plus discrètem ent,
de marteau de forgeron, etc.). H arrive que ces « acouphènes » ne soient perçus
que dans une seule oreille (H allucinations auditives com m îm es unilatérales) (1),
tantôt proches ou lointains. L ’occlusion d ’une ou des deux oreilles peut,
soit les augm enter, so it les dim inuer (R egis). La période hypnagogique peut
les favoriser ou les renforcer (F . M orel).
La localisation de ces bruits appelée par les Français « acouphènes »,
par les Allem ands « Akuasm en » (2), par les A nglais « Tinnitus » (3), est
tantôt « dans les oreilles » (bruits entotiques), tantôt dans la tête.
Parfois ils font l ’objet de descriptions m inutieuses en ce qui concerne tant
leur distance et leurs déplacem ents que leurs qualités ou leur origine : bruits
de pas; porte qu’on ferm e; vaisselle cassée; bruits de m ain, etc ., e t le sujet
détaille leur tim bre, leur rythm e, leur hauteur e t leur lieu dans l’espace.
Ces fausses perceptions se produisent, so it continuellem ent, so it p lu s souvent
par interm ittence et parfois par paroxysm es. Leur début est généralem ent
soudain. Les réactions du sujet à ces bruits parasites son t généralem ent celles
de l ’agacem ent qui peut atteindre une intolérable exaspération ; parfois m êm e
ces « acouphènes » peuvent être à insupportables qu’ils am ènent les patients
à réclam er une intervention oto-neuro-chirurgicale (section du nerf cochléaire,
coagulation du tubercule quadrijum eau postérieur, résection du cortex tem po­
ral, lobotom ie).
Ces hallucinés de l ’ouïe qui son t im portunés par ce parasitism e sensoriel
parfois si intense s ’en plaignent com m e d ’une m aladie d e leurs oreilles ou de
leurs nerfs e t les sons qu’ils entendent ne donnent généralem ent pas prise à la
croyance e t au com portem ent délirants. Som m e toute, il s ’agit essentiellem ent
de phénom ènes hallucinatoires « périphériques » si l ’on entend par là qu’il s ’agit
de sensations vécues « à la périphérie » du cham p de la conscience, m ais
non si on veut entendre qu’il s’agit toujours de lésions périphériques auriculaires123

(1) Elles peuvent être unilatérales, sans d’ailleurs que ce soit toujours l’oreille
de tel ou tel côté qui soit lésée. H. H écaen et R . Ropert insistait sur la rareté et le
peu de valeur localisatrice de ces Hallucinations auditives unilatérales, sauf quand
il s’agit d’Halludnations élémentaires, c ’est-à-dire des protéidolies que nous avons
en vue ici.
(2) Cf. par exemple W. Mayer-G ross, in Handbuch de Bümke, 1.1, p. 442-443.
(3) Cf. Mujlon, M. G ross et coll. (1963). Peut-être ce phénomène peut-il être
rapproché de la « tautophonie » ( D . S h a k o w , 1966) mise en évidence par le « summa­
tor » de Skinner.
B y. — Trait* dex Hallucinations. 1
178 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

ou cochléaires. Car s’il est vrai que ces sons et bruits hallucinatoires (surtout
quand ils sont rythm és et continus) sont les m anifestations de lésions périphé­
riques, ils peuvent aussi se rencontrer dans les lésions cérébrales et p lu s parti­
culièrem ent au cours d ’auras épileptiques dans les lésions tem porales. N ous
proposons de les situer dans le groupe des Éidolies hallucinosiques dont nous
établirons plus loin les caractéristiques essentielles et de les désigner com m e
des « protéidolies » acoustiques pour m arquer leur caractère « élém entaire ».
N otons enfin que ces acouphènes élém entaires peuvent parfois se com pli­
quer de form es acoustico-verbales plus com plexes, soit que celles-ci leur soient
com binées, soit qu’elles leur succèdent. Beaucoup d ’observations en effet
(8 sur 17 d ’après H. H écaen et R . R opert, 1959) m ontrent que ces H alluci­
nations auditives élém entaires ont une certaine tendance à se transform er en
H allucinations plus com plexes, et pour certains auteurs mêm e (R egis) jusqu’à
entraîner le délire, point que nous discuterons bien sûr plus loin.

II. — HALLUCINATIONS MUSICALS«

Certaines H allucinations m usicales ne représentant que des son s ou des


m élodies fragm entaires sont à peine distinctes d e celles que nous venons de
décrire (son de cloche, rythm es m usicaux, airs d e flûte, bruit de cym bale ou
musique chorale o u instrum entale) (1).
L ’intensité de ces phénom ènes hallucinatoires est variable (chants ou airs
lointains ou , au contraire, assourdissants). L a fréquence, la ton alité e t m êm e
le tim bre des sons peuvent être si distinctem ent perçus qu’ils son t attribués
à tel ou tel instrum ent de m usique (violon , clarinette, flûte). Certaines anom alies
de tonalité peuvent parfois revêtir un caractère particulièrem ent désagréable
par leur acuité, ou insolite par les variations d e l ’intensité relative des sons
e t de leur tim bre, l ’un ou l ’autre passant alternativem ent au prem ier plan.
Quand elles revêtent un caractère stéréotypé c ’est sous form e d ’un mêm e
thèm e m usical qu’elles reviennent incessam m ent (refrains, m élodies, m usique
chorale, sym phonique ou de jazz, etc.). M ais le plus souvent elles se renouvellent
A insi, un m alade de D avid et C oulopjou (1945) entendait généralem ent d ’abord
des chants, puis un « air d ’orchestre » — un m alade de R oger, C om ie et
Paillas (1950) entendait des airs qui changeaient à chaque fois.
Il arrive (m ais beaucoup plus rarement que pour les H allucinations optiques)
que cette m usicalité hallucinatoire prenne sa source dans la m usique entendue
(T. S. F ., électrophone, etc.) e t qu’elle survive, pour ainsi dire, à une audition
m usicale (observations 2 e t 7 de H écaen e t R opert, 1963). N ou s pouvons
donner ici quelques exem ples tirés du m ém oire de ces auteurs :
— « Parfois j ’entends chanter un cantique; j’entends des airs, jamais des paroles.
« J’entends des chants : Laudate Maria, mais jamais les paroles. Maintenant ça vient1

(1) La fameuse observation du chant du grillon chez un otopathe publiée par


en 1877, indique assez combien il est difficile de séparer radicalement
U r b a n t c h ic h
ces sons « musicaux » ou « rythmés » des acouphènes.
HALLUCINATIONS MUSICALES 179
« le matin à la même heure, ça commence au réveil, les grandes crises commencent,
« je ne tiens plus, c ’est infernal. » Il n’existe pas de modifications de l ’audition au
moment des paroxysmes. Si la malade tente de suivre l’air halluciné, l’attention
ne le renforce pas. Par contre, elle peut le modifier par la volonté : « Si je suis agacée
« et que je me dis que je voudrais entendre un autre air, alors j ’entends un autre air. »
— « Presque toujours, dit une autre, c ’est le même air et la même voix : c’est une
« chanson que chantait mon beau-frère. Il me semble que c’est lui qui chante mais
« je ne peux pas dire si c ’est sa voix. J’entends parfois des chansons de mes amies
« d’autrefois. C’est toujours de vieilles chansons, c’est comme quand j ’avais 18 ans. »
Ces chansons alternent avec les bourdonnements primitifs ; ils sont presque toujours,
comme ceux-ci, perçus par l’oreille droite. Ils diminuent ou disparaissent complè­
tement par l ’attention.
— Chez une autre, l’épisode pathologique a débuté par des Hallucinations musi­
cales élémentaires (bruit de cloches) localisées à droite qui évoluent de façon pra­
tiquement continue, comme un véritable « fond sonore ». Elles s’enrichissent rapi­
dement et sont comparées alors par la malade au chant de divers instruments :
accordéon, violon, etc. La première fois qu’elles se sont produites de façon diffé­
renciée, la malade a cru un instant à la réalité de ses Hallucinations et a demandé
à son mari de fermer le poste de T. S. F. auquel elle en attribuait l’origine. Cette
manœuvre de vérification ne s’est pas reproduite par la suite bien que les Hallucina­
tions aient continué à s’enrichir et à se différencier, toujours au niveau de l’oreille
droite et prenant parfois le type d’Hallucinations verbales.
— Ou encore dans le cas n° 9 : « J’ai d’abord entendu les oiseaux dans les arbres:
« cui, cui, cui, » mais maintenant c’est fini. Il faut croire que je n ’ai plus rien à leur
« donner pour les nourrir ! » Depuis trois mois le thème musical se différencie à par­
tir du thème des oiseaux : airs de violon qui apparaissent comme un enrichissement
du chant d’oiseau.
— Un autre malade de 63 ans, présentait depuis l ’âge de 20 ans des crises
comitiales précédées depuis de nombreuses années par une aura hallucinatoire audi­
tive s’accompagnant d’une surdité transitoire. Cette aura, toujours identique, est
qualifiée par le malade de « musique d’cglise ». Or, quand on demande au Sujet
de s’expliquer sur ce terme voici ce qu’il déclare : « On se figurerait que c’est
« une musique d’église, qu’il y a des milliers d’enfants de chœur qui chantent avec
« des voix très aiguës, comme qui dirait en latin... Je dis « musique d’église », c ’est
« de la musique sérieuse, c’est tout ce que je peux vous dire, mais ça va trop vite,
« je n’ai pas le temps de saisir... Ça ne ressemble pas à de l’accordéon. C’est exac-
« tement comme quelqu’un qui connaitrait la musique classique et qui irait aux Indes
« et serait bien désorienté par la musique des Indes... Là, c ’est pareil, je ne peux pas
« vous dire c’est du Bach ou du Beethoven, ce n’est pas pareil, je ne peux pas analyser.
« H faudrait que j ’aie une crise maintenant pour pouvoir peut-être vous analyser...
« Je ne peux même pas dire si ça ressemble vraiment à une chose qu’on entend nor­
« maternent. C’est beaucoup plus fort que de la musique... Je pense que c'est peut-être
« parce que je n'aim e pas beaucoup la musique d ’église et que Je ne suis pas croyant
« que j ’appelle ça comme ça, parce que ça m 'est désagréable... »

On voit combien le diagnostic entre illusion, interprétation et H allucination


est impossible dans ces cas (1 ). D ’autres fois, comme par exemple chez une1

(1) Ces cas d’Hallucinations acoustiques (verbales ou musicales) survenant à l’occa-


180 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

de mes malades qui entend le chœur de chant du temps de sa jeunesse, l ’H allu­


cination musicale est indépendante de tout stimulus comme de tout effort
d’attention.
Comme on le remarquera par les quelques exemples que nous venons de
citer, cette complexité de l ’H allucination auditive qui devient musicale lu i
confère aussi une certaine plasticité : le Sujet peut parfois substituer un thème
à l ’autre et son attention peut influer sur le développement parfois pour le
dim inuer, parfois pour le provoquer. Il arrive même que le Sujet a it l’impression
de « conduire » la musique qu’il entend comme s’il en était le chef d’orchestre.
Dans l ’observation 21 de Hécaen et Ropert, le malade entendait une musique
pluri-instrum entale et il lu i sem blait qu’il la dirigeait : « Quand j ’entendais
trop le violon, je lu i ordonnais de jouer moins fo rt pour que la flûte lu i soit
supérieure. »
L ’auto-observation d’un psychologue publiée par H . Ahlenstiel (1963)
nous a paru si intéressante dans la richesse de sa production hallucinatoire que
nous en reproduisons ici de larges extraits. E lle est à peu près l’équivalent,
sur le registre musical, des Éidolies visuelles du syndrome de Ch. Bonnet,
et notamment de la fameuse observation de Th. Flournoy :

« Le 28 juillet 1962, j’ai été surpris par un événement étrange. Ce fut le vécu
« d’un phénomène psychique dont jusqu’à cette date je ne croyais pas l’expérience
« possible.
« Dans le silence matinal de ce jour j ’entendis soudain, dans un état de veille
« complet, un chant à une seule et haute voix, très solennel, magnifique. Je reconnus
« rapidement le chant dont les mots étaient particulièrement expressifs et animés.
« C’était le chant « Sainte Nuit, O verse... ». Dans la mesure où ce chant paraissait
« venir de loin, je sus aussitôt que c ’était une construction purement subjective
« interne. C’était surtout les notes hautes et très hautes qui m’étaient soumises avec
« une douceur étrange et une pureté ravissante. Lorsque les deux dernières strophes
« du chant s’éteignirent, elles recommencèrent. Après cette répétition retentit le
« chant « Nuit silencieuse, Nuit sainte !... ». A ce cantique succédèrent deux autres
« chants de Noöl, en particulier « O, toi joyeuse, O, toi divine... », et « U ne rose vient
« d’éclore».
« Me basant sur ma propre observation, les points suivants peuvent être relevés :
« d’abord, les chants entendus par moi présentent quelques particularités qui donnent
« l’impression qu’il ne s’agit dans ces chants que de « phénomènes de mémoire
« sensorielle : a) ils témoignent d’une netteté hallucinatoire (sonore) proche de la
« réalité ; b) ils expriment une reproduction presque totalement fidèle de chants
« qui étaient ancrés dans ma mémoire et intacts depuis plus de 65 ans ; c) un « carac-
« tère mécanique » leur est propre. Les phénomènes auditifs que j’entendis dans les

sion ou, plus exactement, dans la perception même de sons ou de paroles réelles, corres­
pondent aux «Hallucinations périphériques réflexes» de la Psychiatrie ancienne.
Lorsqu’il s’agit d ’illusions auditives qui interprètent les bruits mal entendus, les Alle­
mands parlent de bruits parlants (sprechende Oeraüsché). Mais il y a aussi des bruits
chantants.
HALLUCINATIONS MUSICALES 181

« premières semaines suivant leur première apparition se caractérisaient par un


« contenu affectif extraordinairement élevé. Dans les magnifiques mélodies qui reten-
« tissaient d’une façon pleinement harmonieuse, s’exprimaient les sentiments du
« sublime, de la vénération, de l’affliction et de l’abandon sans limites au monde
« divin de la beauté et de l’amour. Les plus beaux et les plus expressifs de ces chants
« étaient polyphoniques. Sur cette polyphonie la force expressive des mélodies était
« sensiblement augmentée. J’ai parfois essayé d’atténuer de plus en plus l’intensité
« des chants entendus par moi au moyen de l’auto-suggestion pour aboutir enfin
« à la disparition des phénomènes étranges. Mais ces tentatives demeurèrent tota-
« lement vaines. Lorsque je lisais un livre, le contenu de ce que je lisais ne pouvait
« agir sur le puissant « chant auriculaire ». Cependant, dès que dans mon voisinage
« des sons et des bruits devenaient audibles, les Hallucinations auditives évoluaient
« aussitôt vers l’extinction. Qu’il se soit agi d’un véritable arrêt du déroulement
« et non d’une domination de sons plus faibles du monde intérieur par des sons
« plus forts du monde extérieur, la preuve en est fournie par le fait qu’il s’écoulait
« plusieurs minutes entre le retour du silence complet de l’environnement et le moment
« où le « chant auriculaire » devenait à nouveau perceptible. Lorsque je travaillais
« mentalement, ce phénomène rendait simplement difficile ma concentration sur
« le thème du travail. Mais les Pseudo-hallucinations acoustiques, se déroulant de
« façon strictement rythmique et inexorable comme les chansons d’un disque, n 'étaient
« pas le moins du monde influencées par le cours de mes pensées.
« D e ces observations, il ressort que mes Hallucinations acoustiques sont des
« entités mentales autonomes, c’est-à-dire échappant complètement à l'influence
« de la volonté.
« Sur un seul point je pouvais agir sur les chants entendus par m oi. Lorsqu’en
« particulier, au moment où une ligne ou une strophe d’une chanson se terminait
« en pensée, c’est-à-dire sans participation de l’organe vocal et qu’une nouvelle
« chanson appartenant au même mode et au même accord, le chant prenait alors
« peu après la direction déterminée par moi. Le remplacement d’un chant par un
« autre s’accomplissait alors comme si je ne jouais que le rôle d’un auditeur.
« Lorsque quinze jours plus tard je fus saisi d’un refroidissement, le 11 sep-
« tembre, ma voix intérieure se fit de nouveau entendre. D ’abord elle ressemblait
« au bourdonnement monotone d’un moustique, mais bientôt retentirent à nouveau
« les joyeuses chansons d’enfants bien connues. Cinq jours plus tard, j’entendis
« de nouveau les hymnes solennels.
« Pendant le jour, plus mes forces étaient absorbées par un travail intellectuel
« ou par la participation à des rencontres ou des réunions publiques, plus augmen-
« taient la hauteur et l’intensité des sons de mes Hallucinations auditives. Ce rythme
« de chant devenait ensuite de plus en plus rapide et dur, presque percutant, de sorte
« que le remplacement par auto-suggestion d’un chant par un autre était sensiblement
« rendu plus difficile.
« Lorsqu’au matin du 30 septembre je me réveillais, je constatais que les mélodies
« qui habituellement retentissaient en sons clairs m ’étaient chantées d’une voix
« murmurée. Comme j'étais convaincu que je me trouvais sur le chemin de la guérison,
« je me rendis le 1er octobre à l’invitation d’un ami et participais à une réunion dans
« la salle Beethoven à l’auditorium de Stuttgart. La réunion commença par les prê­
te sentations d’un choeur composé de nombreux élèves masculins et féminins, musï-
« calement fort doués. Lorsque ce chœur, entre autres, exécuta avec une maîtrise
« accomplie un chant semblable à un hymne qu’autrefois ma voix intérieure m ’avait
182 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

« fréquemment chanté, ce chant me saisit jusqu’au plus profond de moi-même.


« Après le retour dans le silence de ma chambre, j ’entendis aussitôt ma voix intérieure
« chanter de façon éclatante, claire et solennelle, la chanson que m ’avait transmise
« à Stuttgart de façon si pénétrante la puissance du chant. Lorsque l ’hymne arriva
« à sa fin , le chant recommença. M a tentative de le rem placer par un autre réussit,
« certes, mais peu de temps après le « vieux disque » A it rem is. Cela continua le
« lendem ain de façon ininterrom pue. Ce n’est que l'après-m idi du 3 octobre que spon-
« tanément un autre hymne se substitua à celui-ci.
« A une époque où les chants entendus par m oi perdaient de plus en plus tour
« caractère solennel poignant, il arrivait parfois que la voix intérieure après la fin
« d'une strophe se m ettait brusquement à chanter les gammes ascendantes et descen-
« dantes. Cela durait tant qu’à l’aide d ’une auto-suggestion appropriée je n’avais pas
« enclenché au moment de l'apparition des gammes un nouveau chant sur le
« ton fondamental.
« Le 23 septem bre, ces gam m es prirent une form e particulière. J’entendais com m e
« deux lignes répétées sous form e de gammes d’abord ascendantes, puis descendante,
« e t qui étaient com posées d e paroles m e paraissant d e prim e abord entièrem ent
« dépourvues de signification. Les lignes com portaient le texte suivant :

«D ism ein, dismein, dismein, ta


« Dism ein, dismein, dismein, ta.
« Le chant de la prem ière ligne com m ençait par la syllabe « D is» sur le ton
« fondam ental e t m ontait ensuite d ’intervalle en intervalle jusqu’au sixièm e ton
« de la gamme. Là-dessus, et sans interruption, elle revotait au cinquièm e ton avec
« la syllabe terminale « ta ». Après une courte pause, cela continuait avec la deuxième
« ligne commençant par la syllabe « D is » du cinquième au quatrième, puis du
« troisièm e au deuxième et au septièm e ton, et ensuite sans arrêt de nouveau
« remontait vers le premier ton. D ans les paroles « Dism ein, etc. », je reconnus
« d’abord des formations obscures énigmatiques. M ais lorsque le jour suivant
« j ’entendis que la même m élodie primitive était chantée de la même manière
« mais avec des paroles différentes, j ’eus un éclaircissement. Les paroles qui se
« trouvaient à la base de la mélodie entendue le 24 septembre s’exprimaient ainsi:

« Tagrüss, tagrüss, tagrüss, tau


« Tagrüss, tagrüss, tagrüss, tau.

« Je reconnus alors que les paroles énigmatiques que j^avais entendues les 23
« et 24 septembre n ’étaient autres que des fragments de deux lignes appartenant aux
« chants si souvent entendus les m ois précédents : « Dans les plus belles prairies ».
« Les paroles « Dismein » sont prises à la ligne « D ich, m ein shalls Tal ». Le 24 sep-
« tembre, la dernière parole de ce vers est le mot « Tal », fondement de la syllabe « Ta »
« qui forme le début à la ligne « Ta grüss, etc. » ; la suite du vers nommé, c’est-à-dire
« Grüss seh Tangermel » était ramenée dans le cadre de mes Hallucinations au rudi­
« ment «G rüsstan».

Ceci nous conduit à discerner parm i ces H allucinations m usicales deux


niveaux de troubles éidolo-hallucinosiques com m e nous l ’avons déjà fait
rem arquer à propos des H allucinations visuelles. T an tô t il s’agit d ’auditions
A li /lu f* îf Am « H ié llV M a n f 'O M O AsJî A M A lld
HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES PSYCHO-SENSORIELLES 183

pouvons désigner ces éidolies même musicales comme faisant encore partie
des « p ro téid o U es ». Tantôt, comme dans le dernier exemple cité, il s’agit
d’une sorte de composition musicale (analogue à la kaléidoscopie du Syndrome
de C h. Bonnet) qui constitue un développement m élodique, une sorte de rêve
musical qui m érite le nom de « p h a n téid o lie » acoustico-musicale.
Naturellem ent, toutes ces Hallucinations musicales sont pour ainsi dire
point par point analogues aux productions visuelles de formes esthétiques,
ornementales ou colorées des ophtalmopathes et on les rencontre, en effet,
elles aussi chez les otopathes (c f. p ar exemple l’article de J. Rosanski et H . Rosen
(1952)). f
Biles peuvent alors être u n ila téra les ou la té ra le s et se produisent généra­
lem ent dans le champ sourd de l’audition (1 ). M ais on les note aussi au cours
des intoxications par les hallucinogènes et comme symptômes de lésions
temporales ou tem poro-pariétales (H . Hécaen et R . R opert). Naturellem ent
aussi, tous ces phénomènes apparaissent parfois sous form e de syn esth ésies
notamment dans les états paroxystiques com itiaux (J. D . Rennie, 1964) ou
au cours des psychoses aiguës. M ais pour le moment nous nous contenterons
ici de signaler cette corrélation sur le plan purement clinique.

III. — HALLUCINATIONS ACOUSnCOoVUWALCS

La difficulté de description de ces phénomènes est presque insurm ontable


comme en témoigne le caractère hétéroclite de leur présentation dans tous les
traités et travaux. Cela tient, répétons-le encore, à l’hétérogénéité des faits
que l ’on range sous ce concept (ou sous cette dénom ination), « les voix »,
vocable qui a une profonde résonance chez tous les hom m es à qui il impose
l’idée d ’une m ystérieuse com m unication surnaturelle. C ’est que « en ten d re
des voix » n ’a pas le même sens aux divers niveaux structuraux où apparaissent
les form es verbales hallucinatoires et selon la com plexité des relations qui,
dans la sphère acoustico-verbale, unissent dans des proportions diverses la per­
ception externe et la perception interne du langage intérieur, la parole émise
et la parole entendue. D e sorte que l’on ne sait com m ent présenter tous ces
faits tan t il est difficile de les articuler entre eux. N ous allons donc to u t
sim plem ent nous conform er d ’abord au schém a classique habituel do n t nous
exam inerons plus loin le bien-fondé p o u r tenter ensuite de lui substituer un
ordre de classification plus naturel qui tienne mieux com pte des relations
fondam entales des form es du délire et des voix.
L ’énum ération des phénom ènes acoustico-verbaux que nous allons expo­
ser en nous conform ant d ’abord aux descriptions traditionnelles de l ’H alluci­
nation de l ’ouïe parce q u ’elle réduit l ’H allucination auditive à un phénom ène 1

(1) Les Hallucinations unilatérales de l’oreille s’observent bien entendu aussi


au cours de lésions centrales entraînant une « hémiacousie » (cf. par exemple les
observations 1 et 10 de H é c a e n et R o p e r t ).
184 HALLUCINATIONS ACOUSHCO-VERBALES

sensoriel sim ple e t prim itif, juxtapose en effet en une série linéaire e t nécessai­
rem ent artificielle ee que seule la diversité des structures peut faire apparaître
dans sa réelle diversité clinique. Sans être dupe du préjugé que cette description
im plique, nous allons la présenter en évitant autant que possible les redites
o u les am biguïtés. N ou s allons d ’abord les décrire selon l ’ordre (o u p lu tôt le
désordre) traditionnel e t diviser, par conséquent, les H allucinations verbales en
trois groupes : les H allucinations verbales fragm entaires — les H alluci­
nations verbales psycho-sensorielles — les H allucinations verbales psy­
chiques e t psychom otrices. Ceri exige évidem m ent un m ot d ’explication.
Par H allu cin a tio n s verb a les fra g m en ta ires n ous entendons tou s ces phénom ènes
qui n e m anquent jam ais d ’être décrits par tou s les auteurs classiques ou
m odernes e t qui se caractérisent par le fa it que les « paroles entendues »
pour si vives e t parfois éclatantes qu’elles soien t, restent « épisodiques » ,
« périphériques » e t présentent des caractères d ’une désintégration fonction­
nelle partielle ou paroxystique. Par H allu cin ation s verb a les p sych o -sen so rielles
nous entendons tou s les faits si caractéristiques, notam m ent du délire de
persécution, où le Sujet entend des v o ix ém ises par autrui (o u contre lu i) dans
le m onde extérieur. Par H allu cin ation s verb a les p sych iq u es e t p sych o -m o trices
(ici groupées pour la com m odité de la description), nous entendons to u s les
phénom ènes hallucinatoires verbaux qui son t perçus par le Sujet, langage de
l’autre (ou des autres), m ais se déroulant dans e t par la participation de son
propre langage. Il est assez évident que cette manière d ’opérer pour ainsi dire
trois coupes à des niveaux différents du langage (le langage pour autant
qu’il est un instrum ent sensori-m oteur verbal qui im plique cet autom atism e
qui est désintégré dans l ’aphasie — le langage pour autant qu’il est commu­
nication avec autrui — et le langage pour autant qu’il est cet autom atism e
m ental par lequel le Sujet se parle à lui-m êm e) peut paraître artificielle, m ais
elle se justifiera par un approfondissem ent phénom énologique nécessaire de
ces fonctions et structures du langage dont l 'altération, au sens fort du term e,
fait éclater dans le champ perceptif les voix, toutes ces voix si diverses de
form es et de significations que nous allons m aintenant étudier dans leur
physionom ie clinique.

1° Les H allucinations a u ditivo-verbales fra g m en ta ires.

P lutôt que de les appeler « élém entaires », nous les désignons ici com m e
fragm entaires ou partielles pour caractériser leur apparition brève, furtive,
sans enchaînem ent thém atique et essentiellem ent « périphériques » ou « margi­
nales », en ce sens qu’elles\n e portent que sur des scories ou des fragm ents
du cham p acoustico-verbal. Elles sont com m e des fragm ents phoném atiques
(m ots jaculatoires fortuits, com m e disait O. de Cléram bault, phrases, conversa­
tion s interrom pues) de discours incom plets, incongrus ou insolites. Elles
s’im posent com m e une sorte de parasitism e verbal de paroles hors du discours,
de la pensée et de l’action du Sujet.
HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES PSYCHO-SENSORIELLES 185

T antôt il s’agit de m ots isolés (quelquefois « sim plem ent » oui ou non,
un épithète ou un substantif, et c ’est assez souvent le nom ou le prénom du
Sujet qui sont prononcés). T antôt ce son t des fragm ents de phrases brèves ou
répétées (Je rêvais, je rêvais... R etourne-toi M arie) ou un galim atias inform e
de phonèm es.
Q uant au contenu significatif de ces énoncés, ou bien ils sont bizarres
(m ots inusités, scies verbales, énigm atiques ou abracadabrants ou absurdes,
propos incom préhensibles, form ules abstraites ou néologiques) ou , au
contraire, ils on t — m ais beaucoup p lu s rarem ent dans cette variété corres­
pondant, disons-le par avance, au groupe des É d o lies acoustico-verbales —
le sens d ’un com plim ent, d ’un appel, d ’une injure qui frappent les oreilles
stupéfaites du Sujet.
L ’extériorisation de ces phonèm es est généralem ent com plète (voix qui
parlent à telle ou telle distance, à telle ou telle hauteur). Ils peuvent être localisés
dans l ’espace, so it par rapport à tel ou tel objet (m euble, m ur, poste de T . S. F .,
téléphone, robinet, etc.), so it dans un lointain indéterm iné. C ette objectivité
se m anifeste et se com plète dans les qualités sensorielles (tim bre, hauteur,
intensité des sons articulés) qui assignent au percept le statut d ’une objectivité
paradoxale m ais rigoureuse.
Les qualités form elles des m ots ou phrases entendus son t parfois alté­
rées dans leurs qualités sensorielles (murmures indistincts, voix m aronnée,
bégayante, m ots tronqués, télescopages syllabiques). Il arrive m êm e que
ces form es verbales soient déform ées (caractère paraphasique). K . K leist (1)
(1934) en rapporte quelques exem ples em pruntés à divers auteurs, et
M ourgue (p. 116) rappelle à ce Sujet le m alade de Pick qui, atteint d ’aphasie
sensorielle, entendait des propos qui reproduisaient ses troubles para-
phasiques. L ’étudiant de lettres dont M . D avid, J. de Ajuriaguerra et
H. Sauguet (1944) (2) ont rapporté l’observation, présentait, lu i, des troubles
d ’agnosie auditive et verbale, m ais, par contre, il entendait sa mère et so n
cousin parler distinctem ent entre eux m ais leurs propos étaient m êlés à
des « bruits de réfectoire ». D ans le m ém oire de H écaen et R opert (observa­
tion n081 0 ,1 5 ,1 6 et 20), ces auteurs rapportent deux exem ples de troubles où
la série hallucinatoire et la série aphasique interfèrent :

« L’un de ces malades entendait comme un bruit de conversation... comme le


« bruit d ’un salon perçu de loin... Des chuchotements... quelque chose qui n ’est pas.
« C’est difficilement situé... Je ne comprends pas les paroles... C’était des phrases,
« ça n ’avait pas de sens... tout de même, ce n ’était pas du chinois... Surtout des phrases
« tronquées... une conversation dont j ’essayais de chiper le sens... Je n ’arrivais pas
« à parler... Je me mets à entendre des conversations comme un bruit de fond de
« m arteau dans ma tête... Rien de net comme conversation, je savais que ce n ’était pas
« du chinois, je savais que c’était de l’embryon de français. »12

(1) K. K leist, Gehirnpathologie, p. 790-792.


(2) M. D avid et coll., Hallucinations auditives avec agnosie et tumeur temporale.
Ann. Méd.-Psych., 1944, 2-307.
186 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

G. K . A nastasopoulos (1967) est revenu il y a quelque tem ps sur cette relation


clinique qui lie dans le même tableau clinique le syndrom e aphasique et les
H allucinations verbales.
Ces phonèm es hallucinatoires o n t aussi parfois des dim ensions (intensité,
éloignem ent ou rapprochem ent) anorm ales. Ils sont m icrophoniques, im per­
ceptibles e t lointains, ou d ’autres fois d ’une intensité énorm e (voix de ton­
nerre, rugissem ents, tum ulte, voix de foules, vociférations assourdissantes qui
s’entendent à l ’infini, etc.).
Parm i les plus caractéristiques des anom alies form elles des im ages halluci­
natoires acoustico-verbales, o utre leur bitonalité, leu r dysrythm ie ou leur
répétition, nous devons signaler le phénom ène d 'écho de la pensée. N ous les
retrouverons plus loin et nous indiquerons que sous cette dénom ination on
range des phénom ènes assez différents qui vont depuis la diplacousie ou l ’héau-
toscopie la plus « physiquem ent » vécue (comme précisém ent le phénom ène
physique de l ’écho), ju sq u ’à la répétition e t la divulgation du secret de la pensée
qui se perd dans le labyrinthe infini du système relationnel du Sujet avec son
m onde. M ais dans cette m odalité hallucinatoire « élém entaire » des form es
des perceptions verbales, il s’agit plus souvent de ce que les A llem ands appellent
le « Gedankenlautwerden » (la pensée qui devient à haute voix) (1). U ne
observation de K lein (1924) ne m anque jam ais à ce propos d ’être citée : il
s’agissait d ’un aphasique sensoriel qui se plaignait d ’entendre une voix q u ’il
ne pouvait situer très exactem ent « ni dedans ni dehors » e t qui doublait
constam m ent sa pensée. P ar m om ent, cette verbalisation sonore de sa pensée
glissait dans une autre anom alie caractérisée p a r le changem ent pronom inal.
Il pensait <c Je dois aller chez le D octeur » et il entendait to u t de suite après
« Il doit aller chez le D octeur ». N ous pouvons rappeler parm i ces cas relative­
m ent rares une observation de F. Sanz (1922) qui est très analogue.
Comme nous l ’avons fait déjà rem arquer p o u r les H allucinations musicales,
ces fragm ents phoném atico-syntaxiques sont entourés assez souvent — il
faut dire le plus souvent — d ’un halo de « recollection » (représentations de
souvenirs) ou même de rêve. Aussi, n ’est-il pas étonnant q u ’on a it observé
ces phénom ènes su rto u t au cours des auras épileptiques. Il n ’est pas exceptionnel
alors q u ’à ces H allucinations acoustico-verbales se com binent des troubles
hallucinatoires du schém a corporel, des H allucinations visuelles (associées ou
congruentes) ou des troubles vestibulaires. Sur ce p o in t encore, le m ém oire
de H écaen e t R opert (19S9) fo u rn it quelques intéressants exemples cliniques
(observation 7).
Somme to u te, dans tous ces phénom ènes hallucinatoires verbaux le langage
échappant au Sujet lui ap p araît comme u n « objet » p o u r ainsi dire m écanique,1

(1) « Trought becoming about» disait les Anglo-Saxons (cf. G. Sedman, 1966).
La thèse de Ch. D urand {L'écho de ta pensée, Fac. de Paris, 1938) constitue la mono­
graphie la plus importante sur le sujet. Il y démontre que ce terme s’applique à des
phénomènes très divers et de niveaux différents dont le « Gedankenlautwerden » est
le plus élémentaire-
HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES PSYCHO-SENSORIELLES 187

car même lorsque les phrases sont chargées de sens il ne perçoit que des pho­
nèmes objectivés en une sorte de « film p arlan t » do n t l’im age visuelle au rait été
coupée, ou encore en m ots prononcés p a r personne. N ous insisterons plus
loin sur les caractères d ’objectivation d ’éloignem ent hors de la pensée et de
la personne des délirants qui entendent des voix. M ais dans les cas qui nous
occupent ici, ce qui est entendu l ’est comme des paroles sans auteur, des m ots
fabriqués p a r personne ou p a r « la m aladie » ..., c’est-à-dire sans q u ’inter­
vienne le délire (qui, parfois d ’ailleurs (1), se dissim ule en paraissant se borner
à un m odeste et sim ple « constat »). C ar ces hallucinés ne disentjam ais ou presque
jam ais q u ’ils entendent des « voix », m ais seulem ent des m ots, ou des phrases,
ou des conversations émises dans un espace im aginaire autre que celui dans
lequel se déroule leur expérience personnelle. Ce sont, comme nous le préci­
serons plus loin, des « Éidolies » hallucinosiques acoustico-verbales.

2° Les H allucinations psych o-sen sorielles au ditivo-verbales


(L es voix entendues dans le m onde extérieu r).

Ce sont celles qui se rapprochent le plus dans la sphère acoustico-verbale de


la « perception-sans-objet-à-percevoir », c ’est-à-dire celles qui consistent en
de fausses perceptions projetées, non seulem ent dans l ’espace m ais dans la
réalité objective, c ’est-à-dire qui sont entendues com m e des « voix véritables » (2)
même si elles sont celles de « personnes » invisibles (3). D e telle sorte que leurs
caractères cliniques essentiels et inextricablem ent liés so n t : 1° leur caractère
sensoriel — 2° leur objectivité spatiale — 3° leur caractère délirant.
La sensorialité de ces voix (sans être parfois aussi éclatante que dans les
éidolies hallucinosiques acoustico-verbales) est très nette (qualité de tonalité,
de tim bre, d ’intensité, articulation distincte). Elles entrent dans la conscience123

(1) Et le clinicien doit savoir entendre le discours de cet halluciné en s’assurant


bien qu’il n ’est pas délirant. Cette exégèse du sens des paroles entendues est fonda­
mentale tant en ce qui concerne les problèmes pratiques de diagnostic et de conduite
à tenir que pour la théorie générale de l’Hallucination (cf. 3e Partie, chap. I).
(2) Cette interrogation, incessamment renouvelée dans les livres et études théo­
riques comme dans l’examen clinique des malades, a fait l’objet d’une très intéressante
étude de G elma (« Les Hallucinations auditives sont-elles entendues par les malades
comme des sons perçus par un Sujet normal » ? Cahiers de Strasbourg, 1923). Bien sûr,
seuls les hallucinés peuvent répondre oui. La réponse (par gesticulation) la plus para­
doxale nous est donnée par les sourds-muets hallucinés de l ’ouïe, fait connu depuis
longtemps (C ramer, 1896). J. R ouart en a rapporté une magnifique observation
dans VÊvolution Psychiatrique, 1949, 14, p. 201-239. Récemment, J. R emvig (1969)
a réexposé ce problème et rapporte un matériel clinique très sélectionné. Rien ne peut
mieux m ontrer que le sens des sens c’est la sémantique des signes qu’ils véhiculent
et non la sensorialité.
(3) Et non pour les Éidolies hallucinosiques verbales dont nous venons de parler
comme des paroles de personne.
188 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

e t l ’existence du Sujet avec tous les attrib u ts des objets perçus dans son m onde.
La localisation est nettem ent perçue en mêm e tem ps que la voix est
entendue. Elle est souvent précise, m ais en ten an t com pte des transform ations
délirantes de l ’espace du m onde des objets (Ils p arlen t derrière les m urs,
au travers des tuyaux, de m achines, sur le to it..., p o u r certains cas, à des
distances prodigieuses). Il arrive q u ’elles soient localisées sans com porter de
signes locaux précis (les voix sont dans l ’atm osphère, en l ’air, se déplacent
ou se répercutent à l ’infini). Il s ’agit alors d ’une sorte d ’ubiquité des voix
qui coïncident avec l ’infinité du m onde qui environne le Sujet comme p o u r
l ’anéantir ou, au contraire, p o u r l ’exalter. L a localisation de ce qui est entendu
peut renoncer à se faire dans le m onde des objets sans cesser cependant d ’être
celle d ’un objet nettem ent extérieur encore pourvu d ’un signe spatial certain ;
elles sont alors « au m inim um » localisées dans les oreilles. « J ’entends dans
mes oreilles... Les voix frappent m on tym pan... Ils m ’assourdissent p a r leurs
cris, leurs m enaces q u i retentissent à m es oreilles, etc. »
Le délire est inhérent à ces perceptions p a r l’altératio n d u jugem ent
de réalité qui confère aux voix une consistance de réel irrécusable. C ette
inhérence, p o u r les classiques et p o u r nous évidente, a , nous l’avons vu, été
contestée, m ais nous ne pouvons pas décrire ici les « H allucinations acoustico-
verbales psycho-sensorielles » san s nous référer à leurs relations cliniques, po u r
ainsi dire constantes avec le D élire. N ous nous heurtons donc su r ce point
capital à une de ces difficultés conceptuelles auxquelles une sim ple description
des faits se heurte nécessairem ent. N ous reviendrons p lu s loin su r cet achop­
pem ent de la sém éiologie classique relativem ent au délire avec lequel la cli­
nique établit une relation qui est l 'o b jet m êm e de to u te la sém éiologie et de
la théorie des H allucinations acoustico-verbales.
C ’est bien dans la fausse perception même de ces voix, en effet, q u ’est im pli­
qué le délire qui les conditionne, qui les thém atise, qui les im plique e t parfois
les explicite en les expliquant. L ’objectivité même de cette fausse réalité est
perçue dans les m achines, les rayons, toute sorte de procédés d ’ém ission ou de
transm ission qui rapprochent ou apportent selon la physique m écanique ou
électronique les voix ju sq u ’aux oreilles. Comme le fa it rem arquer R . Jakobson
(1960), l ’interlocuteur au téléphone est plus près de nous que dans la conver­
sation face à face; et c’est bien, en effet, cette m odalité « téléphonique » des
voix qui, transm ises p ar les appareils, les m achines et toutes les m odifications
artificielles (ondes, vibrations, courants) ou m agiques (m iraculeuses inter­
ventions surnaturelles, télépathie, m agnétism e, occultism e) du m onde sonore,
pénètrent ainsi plus profondém ent dans l ’intim ité même du Sujet. A tous
ces égards, l ’H allucination de l ’ouïe en ta n t que phénom ène psycho-sensoriel
verbal est une fenêtre ouverte sur le délire, une perception délirante, cette
voie d ’accès p ar laquelle le Sujet est inform é des événem ents im aginaires
q u ’il entend en les fabriquant et q u ’il entend avec une certitude si absolue
« q u ’il fau d rait q u ’il soit fou et non pas seulem ent sourd p o u r ne pas les
entendre »...
A insi, la thém atique délirante fait sensoriellement p artie de l ’H allucination
HALLUCINATIONS A CO USTIC O- VERBALES PSYCHO-SENSORIELLES 189

en ta n t q u ’irruption et effraction auditivo-psycho-sensorielle; elle est déjà


annoncée dans sa présentation fantastique m ais elle réside aussi dans le sens
même de ce qui est entendu, le contenu signifié p a r les signifiants qui frappent
l ’oreille de leurs signaux im aginaires (m enaces, poursuites, espionnage ou,
au contraire, conseils, déclarations am oureuses, inform ation bienveillante,
parfois ordres, parfois encore com m unications avec l ’au-delà diabolique ou
divin ou relations érotiques). Parfois la thém atique de ces perceptions déli­
rantes se partage l ’une ou l ’au tre oreille (voix antagonistes) : l ’une entendant
les bonnes intentions et l’autre étan t le réceptacle de la m alveillance (1). Enfin,
un troisièm e aspect délirant de ces voix — m ais beaucoup m oins accusé que
dans les H allucinations psychiques — c’est leur form ulation dans un langage
fréquem m ent altéré, néologique e t quelquefois franchem ent incohérent, comme
si les voix des personnes q u ’il entendait étaient la voie même que suit le déli­
ran t dans le défilé m étaphorique ou m étonym ique où se perdent les com m u­
nications de son langage avec son Inconscient.
Ces voix qui prennent p o u r le Sujet leur source dans le m onde extérieur
sont parfois provoquées réellem ent p a r la perception acoustique, p a r l’inter­
prétation et l’analyse du m onde des objets q u ’im plique cette perception.
Ceci dit, une fois de plus p o u r souligner q u ’il est im possible de refuser leur
caractère hallucinatoire aux « voix » sous le prétexte q u ’elles sont des illusions
ou des interprétations de « percepts vrais ». R apportons-nous, p a r exem ple,
à l ’observation que cite K. Jaspers :

« C’est un fait aussi terrible qu’étonnant et humiliant pour moi que les expériences
« et les exercices acoustiques et musicaux que j ’ai éprouvés depuis presque vingt ans
« avec mes oreilles et avec mon corps... Un seul et même m ot résonnait souvent
« sans interruption pendant 2 à 3 heures. Ensuite, j ’entendais des discours ininter-
« rompus sur ma personne qui m ’insultaient souvent et dans lesquels on im itait
« souvent les voix de mes proches, mais ces conférences ne contenaient qu’une
« faible part de vérité et renfermaient le plus souvent les mensonges les plus abo­
« minables et des calomnies sur moi et sur d’autres personnes. Souvent on affirmait
« que c’était moi-même qui disait tout cela. Ces voyous s’amusaient encore à ce jeu
« s’en servant pour répandre leurs nouvelles de l’onomatopée, de la paronomasie
« et d’autres figures de diction. De plus, ils construisent un mobile perpétuel qui parle.
« Ces sons ininterrompus ne s’entendent souvent que de près, mais souvent aussi
« à une distance d’une demi-heure ou même d ’une heure. Ils sont pour ainsi dire
« extraits et tirés de mon corps, et des bruits les plus variés sont disséminés sur mon
« chemin, surtout quand j ’entre dans une maison, quand j ’arrive dans un village
« ou dans une ville. Aussi je vis depuis plusieurs années presque en ermite. En même
« temps mes oreilles résonnent presque continuellement et souvent assez fortement1

(1) Ces voix antagonistes avaient, si l’on peut dire, mis la puce à l’oreille des
Cliniciens (notamment J. Séglas) en ce qui concerne l’origine mécanique des Hallu­
cinations auditives. Une interprétation plus psychodynamique de ce conflit entre
les chœurs de louange et les vociférations hostiles paraît, en effet, s’imposer depuis
longtemps (cf. à ce sujet M. Rappaport, 1967).
190 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

« p o u r qu’on l’entende d ’assez loin. D ans les forêts e t dans les buissons en particulier,
« on provoque, su rto u t lorsqu’il vente e t fait de la tem pête, un vacarm e épouvantable
« e t diabolique. T out arb re isolé, même lorsque le tem ps est calm e, est p o rté à m ur­
et m urer et à faire entendre des m ots e t des phrases. T out, même les eaux, et d ’une
tt façon générale tous les élém ents sont employés à me tourm enter. »

Séglas avait appelé ces H allucinations essentiellem ent illusionnelles ou


interprétatives, des « H allucinations périphériques ». Nous rappelons ic i ce
qu’il écrivait à ce sujet dans son R appo rt de 1896, non seulem ent en raison
du caractère historique et trad itio n n el de cette classification m ais pour m ontrer
(une fo is de plus) que l ’H allu cin atio n ne peut, dans sa form e la plus authen­
tiq u e, être radicalem ent séparée de l ’illusion des sens (au sens, bien entendu,
que ne lu i donnait pas E squirol, c f. plus haut p . 80-81).

« Parm i les H allucinations périphériques, certaines ont un point de départ objectif


« (lésion périphérique) ; d ’autres o nt un point de départ objectif (perception réelle).
« Enfin, ces H allucinations peuvent correspondre à des excitations venant de la
« sphère sensorielle où elles se produisent, ou d ’excitations sensorielles d ’un so is
« si différent (elles peuvent être à ce point de vue directes ou indirectes). Aussi peut-on
« décrire des H allucinations auditives périphériques objectives directes et leur variété
« indirecte (ou réflexe) — des H allucinations auditives périphériques subjectives
« directes et leur variété indirecte (ou réflexe) — enfin, des Hallucinations auditives
(( centrales.
« Les Hallucinations auditives périphériques objectives directes. Exemple : pendant
« l’interrogatoire une porte se ferme, la m alade tressaute, écoute et étonnée dit :
« Que veut dire M. X. ? Comment cela ? Tout à l’heure en ferm ant la porte je l ’ai
« entendu très distinctem ent m ’appeler « vieille pouilleuse» (p. 15).
« Les Hallucinations auditives périphériques objectives réflexes. Exemple : un
« malade de Bail, sujet à des Hallucinations auditives, dem eurait tranquille dans
<( l’obscurité. Dès qu’on apportait des lumières des paroles grossières frappaient
« son oreille (p. 15).
« Les Hallucinations auditives périphériques subjectives directes. Séglas donne
« de cette variété (faite surtout pour la symétrie) un exemple em prunté à Régis :
« un malade ayant des sifflements d’oreille entend sa pensée résonner à ses
« oreilles » (p. 15).
« Les Hallucinations auditives périphériques réflexes. Séglas donne un exemple
« em prunté à M agnan : il s’agit d ’une malade dont les Hallucinations de Toute
« peuvent être éveillées par toute excitation, par la vue des organes des sens
« et la sensibilité générale ». Si elle observe une personne, la voix dit : « Il est
« grand, etc.» (p. 17).»

— D u p o in t de vue du com portem ent tous les cliniciens o n t toujours


noté la réticence et la dissim ulation des hallucinés qui entendent des voix.
C ette rem arque vaut d ’ailleurs su rto u t p o u r les H allucinations psychiques.
M ais il n ’est pas exceptionnel d ’observer chez des m alades qui passent parfois
toute leur vie à l ’écoute de leurs « voix », avec quel soin, quelles précautions,
ils cachent cette com m unication ou ces inform ations qui restent p o u r eux
HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VEREALES PSYCHO-SENSORIELLES 191

clandestines, dangereuses e t parfois honteuses. Toutefois, e t il est classique


de le rappeler, les attitudes d ’écoute trahissent leur secret.

— Q uant aux m oyens de défense q u ’em ploient ces délirants hallucinés,


ils constituent des pratiques, des trucs, des stratagèm es (boules de coton,
mie de pain, chiffons ou m êm e graviers dans les oreilles, précautions, calfeutrage
de l ’appartem ent, changem ent de dom icile, m igration, etc.) qui com portent
en eux-mêmes parfois presque au tan t de thém atique délirante (stratagèm es
m agiques, procédés conjuratoires, rites sym boliques) que les événem ents
délirants d o n t ils entendent p a r eux se défendre.

Q uoique nous n ’en soyons q u ’à la description sém éiologique des H alluci­


nations de l ’ouïe, la clinique des H allucinations verbales est si fondam entale
p o u r l’ensem ble du problèm e des H allucinations e t p o u r la psychopathologie
des H allucinations auditives, que nous exposerons plus loin, que nous ne
pouvons p as ne p as faire rem arquer ici que cette sém éiologie est p o u r ainsi
dire artificielle. Elle est a priori : Va priori des conceptions atom istiques anciennes
qui en fo n t un phénom ène univoque. L ’analyse classique de ces H allucinations
excluait leu r sens e t la diversité de leurs structures psychopathologiques qui
sont com m e les sols où s’im plante leur efflorescence, seulem ent cueillie au
siècle dernier au niveau de leur ém ergence. Ces H allucinations acoustico-
verbales psycho-sensorielles nous fournissent, en effet, l’occasion e t l’obligation
de rappeler q u ’elles ne so n t rien p ar elles-mêmes et que leur description exige
d ’aller plus profondém ent rechercher les conditions m êmes, e t com bien diffé­
rentes, de leur production. Elles doivent être envisagées com m e des désorga­
nisations du cham p de la conscience e t de la personnalité du délirant où elles
prennent racine et sens, car les voix ne sauraient se détacher du contexte brouillé
ou em brouillé dans lequel se perdent l’écho du m onde naturel e t le dialogue
avec les autres.
Ces H allucinations com portent à cet égard deux m odalités que les auteurs
m ettent généralem ent peu en évidence m ais qui paraissent de grande valeur
diagnostique et pronostique (W yrsch).
T antôt, en effet, les voix sont vécues dans une atm osphère de tro u b le de
la conscience et touchent au pôle onirique du vécu délirant. C ’est le cas p a r
exemple des états confusionnels (états d ’hallucinose au sens de W ernicke)
des alcooliques (1). W yrsch (1933) a fa it rem arquer avec beaucoup de pénétra- 1

(1) Comme nous le verrons plus loin (p. 221-222), le problème de ces états d ’Hallu-
zinose des buveurs décrits par W ernicke et K raepelin sont caractérisés par l ’impor­
tance considérable des Hallucinations auditives verbales. De telle sorte qu’elles posent
en clinique et en théorie un très im portant problème relativement à ce que l’on appelle
les Schizophrénies aiguës. W olfensperger (1923), N oyhas (1920), M eggendro -
fer (1928), puis K retschmer (1936), et plus récemment G. B enedetti (1952),
A. H ardes (1946), V ictor et H ope (1958), M ouren et T atossian (1965), St. S ara-
vay et H. P ardes (1967), J. G latzel (1971), M. A llpert et K . N . S ilvers (1970) se
sont intéressés spécialement à ce délicat problème.
192 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

tion clinique q u ’il s’agit alors de voix qui parlent entre elles, comme si leur
conversation représentait un événem ent que perçoit l ’halluciné qui les entend.
Il s’agit alors de voix que nous pourrions appeler « scénariques » car elles
constituent un scénario dram atique ou tragi-com ique qui se déroule comme
un film . Film souvent d ’ailleurs to u t à la fois visuel et p arlan t (car dans ces
états la com binaison hallucinatoire auditivo-visuelle est très fréquente). C ette
expérience vécue presque passivem ent de conversations ou de propos étranges
perçus comme u n événem ent auquel assiste ou participe peu l ’halluciné,
a assez souvent un caractère épisodique ou cyclique (1).
T an tô t, au contraire, les voix sont prises dans la p erturbation délirante
des relations du Sujet à son m onde (comme dans la schizophrénie ou les
délires systém atisés ou les délires fantastiques) et elles sont essentiellem ent
« référentielles » et « centripètes », en ce sens q u ’elles signifient p a r leurs
paroles et leurs discours que c ’est le Sujet qui est interpellé, que c’est au Sujet
q u ’elles s’adressent (tu ou vous). C ’est vers lui que se dirigent les voix p o u r
le concerner, l’accuser, le persécuter ou l ’inform er. La fam euse trilogie du
m épris, de l’injure et de la calom nie (Vache, Salope, Putain) s’inscrit ici comme
les « hautes paroles » du haut-parleur hallucinatoire com m un.
C ette relation, cet enchaînem ent de l ’hallucinant à son H allucination q u ’il
se renvoie à lui-m êm e comme un boom erang dans la boucle de réverbération
de sa projection délirante se reflète avec une particulière netteté dans l’écho
de la pensée et le commentaire des actes.
L ’écho de la pensée ou de la lecture (que nous décrirons p lu s loin en exposant
en détail le syndrom e d ’autom atism e m ental de G . de C léram bault) consiste,
en effet, dans la répercussion im m édiate de ce qui est pensé p a r le Sujet dans la
réception et l’ém ission du langage de l’autre, en une sorte de double écho qui,
comme un nœud deux fois resserré sur lui-m êm e, lie dans l’intim ité de la
pensée celle du Sujet à celle de l ’autre.
Le commentaire des actes constitue le même phénom ène m ais plus direct
(en passant cc sim plem ent » p a r ce que l’autre v oit et surveille d u com por­
tem ent qu’il décrit).
De telle sorte que su rto u t dans ce dernier cas — le plus fréquent dans les
D élires de persécution chroniques — la relation hallucinatoire (J. F retet et
R. Lyet, 1949 (2)) devient véritablem ent ce « sixième sens » (Erwin 12

(1) M. A lpert et K . N . Silvers (1970) ont essayé d ’établir les caractéristiques


des Hallucinations auditives qui distinguaient 45 schizophrènes et 18 cas de délire
alcoolique. Ils ne paraissent pas avoir connu le travail de W yrsch et se contentent
à ce sujet de dire qu’ils n ’ont pas trouvé la différence que Bleuler attribue aux voix,
selon qu’elles s’adressent au sujet ou qu’elles parlent entre elles. Je ne suis pas très
sûr qu’ils aient très bien interprété, d ’après ce qu’ils disent, cette différence.
Quoi qu’il en soit, dans le tableau des différences (p. 299), une seule chose paraît
évidente : c’est que les voix des schizophrènes sont plus fréquentes dans l’obscurité
et dans l ’isolement.
(2) J. F retet et R. L yet, La relation hallucinatoire. Ê vol. Psych., 1949,2 ,141-153.
HALLUCINATIONS PSYCHIQUES VERBALES 193

Straus) q ui absorbe — sans supprim er les autres — la m odalité perceptive


du Sujet voué à la fausse perception d ’une irréalité p o u r lui devenue une
surréalité. Il arrive, en effet, que ces hallucinés de l ’ouïe soient plongés dans
une activité hallucinatoire perpétuelle ou qui, en to u t cas, presque constam ­
m ent constitue le foyer p erceptif fondam ental de leu r existence.

3° Le* H allucinations psych iqu e* verbale*


(Le* vo ix perçue* à V intérieur d e soi)»

L ’expérience m ystique com porte une sorte de dém atérialisation de la voix


entendue, elle est une voix essentiellem ent spirituelle, une locution « non corpo­
relle » perçue sans qualités sensorielles, hors du clavier des sens. C ’est précisé­
m ent à cette distinction des M ystiques que s’est référé B aillarger (M ém oire sur
les H allucinations, 1842) p o u r opposer (à propos des H allucinations auditives)
aux « H allucinations psycho -sensorielles », les « H allucinations psychi­
ques ». Celles-ci, disait-il, sont dues seulem ent « à l ’exercice involontaire de la
m ém oire « e t de l’im agination e t so n t to u t à fa it étrangères aux organes des sens ;
« elles m anquent de l ’élém ent sensoriel e t sont p o u r cela incom plètes » (p. 369).
E t il rappelle effectivem ent q u ’il en est ainsi chez les m ystiques « qui distinguent
« des locutions e t des voix intellectuelles qui se fo n t dans l ’esprit e t non à
« l ’intérieur de l ’âm e, des paroles et des locutions im aginaires ou im aginatives
« qui se fo n t dans l ’im agination, enfin des paroles e t locutions corporelles
« qui frappent les oreilles extérieures du corps » (p. 384). D isons donc avec
tous les Cliniciens de 1’H alludnation depuis cette époque, que les H alluci­
nations psychiques verbales sont perçues p a r les « oreilles psychiques »,
c ’est-à-dire dans une sphère en quelque sorte « entéroceptive » de perception
qui constitue le m onde intérieur du Sujet. A près ce que nous avons longuem ent
exposé sur la réverbération existentielle qui fonde le m onde extérieur et le
m onde intérieur du Sujet l ’un p ar l ’autre (cette relation de fondem ent étant
l’objet même de la phénom énologie, po u r au tan t q u ’elle se saisit de l ’arti­
culation existentielle du Sujet et de son m onde), nous ne serons pas étonnés
en décrivant cette variété (la plus im portante de toutes) d ’H allucinations
verbales, de constater q u ’elle nous renvoie presque constam m ent à celle que
nous venons de décrire et que, notam m ent, la sous-variété des H allucinations
psycho-m otrices jette un po n t entre ces deux modalités d’ « entendre des
voix » (1). Tl nous a paru nécessaire avant de commencer l ’inventaire clini-1

(1) En décrivant plus haut les Hallucinations auditives, verbales, psycho-senso­


rielles, il aurait fallu en effet y inclure — mais seulement implicitement comme nous
venons de le faire — les cas où le délirant entend, comme lui venant du monde exté­
rieur, la voix qu’il profère lui-même, qu’il articule lui-même : ce sont le s fa m e u se s
Hallucinations psycho-motrices verbales motrices et auditives d é c rite s par S é GLas
(1888). Dans ce cas, l’Hallucination apparaît chez le Sujet q u i l’éprouve, par son
inconscience des mouvements de phonation qu’il exécute lu i-m ê m e , et chez l’obser-
194 HALLUCINATIONS AC O USTIC O- VERBALES

que de ces m odalités psychiques (ou encore appelées « Pseudo-hallucinations »)


de l’H allucination verbale, de bien m arquer que ce que nous allons m aintenant
décrire comme phénom ène hallucinatoire n ’est pas radicalem ent différent de
ce que nous venons de dire des H allucinations psycho-sensorielles ; m ais
ces phénom ènes en s’enfonçant dans la subjectivité du Sujet nous aident à
com prendre précisém ent à quelle illusion il succom be, à quel délire il se livre
quand il les entend comme une autre voix que la sienne propre (1).

a ) Les ca ra ctéristiq u es gén érales d e ces « vo ix in térieu res » . —


Ce sont : l'absence de sensoriaUté (elles ne sont perçues, ni dans l ’espace
objectif, ni avec les attrib u ts de la sonorité propre aux sensations auditives)
— l'absence de subjectivité (elles sont « perçues » sur un m ode d ’extranéité
ou de « xénopathie », c ’est-à-dire comme provenant d ’un autre) — l'intrusion
d ’au tru i dans la pensée e t le langage (influence, suggestion, action extérieure).
N ous allons détailler ces caractéristiques qui constituent le dénom inateur
com m un de tous ces phénom ènes.
— L ’absence de sensorialité. — Elle est accusée p a r les patients dans leur
réponse à la fam euse et inévitable question de l’observateur : « Entendez-vous
comme vous entendez m a voix ? », question à laquelle l’halluciné répond :
« N on, ce n ’est pas une voix com m e la vôtre, je l’entends seulem ent dans m a
tête et elle n ’a pas de son. C ’est une voix m uette ». « C ’est p lu tô t en pensée »,
ou bien, « C ’est comme une idée ». T outes ces locutions ou interlocutions
sont, en effet, vécues ou jugées p a r lui com m e des pensées, des im ages, des
souvenirs (H agen), parfois des m ouvem ents (2) qui se déroulent dans l ’intim ité
de son être, sans lui appartenir. Dès lors, c ’est comme « transmission de*12

vateur qui, lui, perçoit ces mouvements réels, par l’inconscience de l’hallucinant qui
ne les perçoit pas. Aucun autre type d ’Hallucination ne peut mieux montrer le sens
plein de l ’Hallucination, car elle ne se joue manifestement pas alors au niveau sensori-
moteur mais au niveau des structures de l’être conscient. De par ailleurs, en « objec­
tivant )> l’articulation de son propre langage jusqu’à en placer l’origine des mouve­
ments hors de lui-même, même en le sentant dans son larynx ou sa langue, l’hallu­
cinant nous indique par là ce que peut avoir d ’artificiel une distinction trop absolue
entre Hallucination psycho-sensorielle et Hallucination psychique.
(1) C’est tout le sens de notre livre « Hallucinations et Délire », éd. Alcan,
Paris, 1934, rappelé dans les réflexions que contiennent la note précédente et la note
suivante.
(2) Nous complétons les notes précédentes pour bien marquer une fois de
plus l’illusion respective du délirant et celle du psychiatre à ce sujet. Le patient qui
articule lui-même (sur le mode phonétique exceptionnellement, mais sur le mode
syntagmatique ou paradigmatique toujours) le langage des voix, supprime son propre
mouvement de sa perception hallucinatoire ou le réduit à n ’être qu’un effet secondaire,
c’est-à-dire reçu d’un Autre. Le psychiatre qui observe cette participation active
(pouvant aller jusqu’au mouvement réel que, lui, perçoit) risque de tomber lui-même
dans l’illusion (illusion de G. de C lérambault), celle de croire que cet automatisme
moteur ou mental est mécaniquement étranger au Sujet.
HALLUCINATIONS PSYCHIQUES VERBALES 195

pensées », (« télépathie », « com m unication m ystérieuse », « langage sans


paroles », « idées », ou « images im posées ») que les « voix » sont perçues non
plus dans l ’ordre de l’étendue m ais dans l’ordre même de la pensée. D ’où
naturellem ent Yinfinité des form es de oet « entendem ent » qui se perçoit comme
un objet extérieur à lui-m êm e, perception qui, nous l’avons vu, est certes
virtuelle dans la structure réflexive de la conscience m ais qui, ici, est prise
dans l’incoerdbilité d ’une expérience ou d ’une pensée délirantes qui actualisent
ou institutionnalisent cette pure latence. A utrem ent d it, ces « Pseudo-halluci­
nations verbales » défient toute description en se p rêtan t à la singularité
indéfinie de toutes les pensées possibles, de tous les niveaux possibles (de la
spontanéité à l’autom atism e) et de tous les contenus intentionnels du désir
p ar la m ultiplication infinie de leur symbolisme, pluralité réverbérante qui
est comme cette om bre de l ’autre que le Sujet ne perçoit plus comme lui
appartenant m ais do n t il fa it un « objet » dans l’espace de sa représentation,
c ’est-à-dire le reflet d ’une im possible chose.

— L ’absence d e subjectivité . — Ce tra it sém éiologique se présente


comme l ’im pression q u ’éprouve l ’hallucinant de ne pas être lui-m êm e
l’auteur du discours p o u rtan t « intérieur » q u ’il entend. L ’absence de sub­
jectivité ressentie ou reconnue constitue le fond même de la projection
de ce qui n ’appartient pas, n ’appartient plus au Sujet p o u r être rapporté
à l’extérieur de lui-m êm e. P ar là, comme tous les auteurs l ’o n t bien noté,
il s’agit d’une fausse perception ; m ais de la fausse perception d ’un objet
psychique, c’est-à-dire d ’une perception à laquelle m anque un objet absolum ent
im possible. E t loin, p ar conséquent, de voir dans ces Pseudo-hallucinations
des H allucinations qui ne correspondent pas à l ’essence même des phénom ènes
hallucinatoires, nous devons nous-m êm e les percevoir et les prendre p o u r objet
de notre description en les ten an t p o u r recéler l’essence même de l ’h allu d n er,
c ’est-à-dire de ce m ouvem ent p a r lequel l’hallucinant arrache de lui-m êm e ce
qui lui appartient, le projette hors de lui fût-ce dans l ’espace de son « inté­
riorité ». D ’où cette dialectique dans le discours de l’halluciné et de l’observa­
teu r qui s’inscrit dans l’examen clinique de ces hallucinés (Com m ent savez-vous
que cette idée n ’est pas de vous ? Com m ent distinguez-vous vos propres
pensées de celles q u ’on vous envoie ? Quels caractères spéciaux o nt ces voix
intérieures p o u r que vous les considériez com m e des voix entendues et non
pas vos propres propos ? etc. — questions auxquelles l ’halluciné psychique
répond : ce ne sont pas mes pensées, elles sont fabriquées, elles me sont
envoyées ou transm ises, je les distingue des m iennes « parce q u ’ » elles sont
autres, « parce q u ’ » elles me viennent m algré m oi, en dehors de m oi, même
quand elles sont dans m oi, etc.). Tel est, en effet, ce dialogue de sourds si
caractéristique, nous l ’avons souligné, des phénom ènes hallucinatoires et qui
introduit la cause du procès de l’H allucination laquelle, en définitive, ne se
définit que p a r l ’obligation de passer en jugem ent devant la raison des autres
quand la raison de l ’halluciné ne peut pas exercer son propre jugem ent. C ar ce
que ces voix « pseudo-hallucinatoires » révèlent d ’essentiel et qui vaut po u r
196 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

toute H allucination, c’est l ’inversion radicale de la relation avec autrui, de


la relation objectale. C ’est en ce sens que nous pouvons dire que la soi-disant
Pseudo-hallucination psychique qui est encore plus évidemment que toute
autre le langage de l ’inconscient, est plus que toute est plus qu’aucune autre
essentiellement hallucinatoire. E lle débouche en effet sur l ’infinité même de
toutes les intentionnalités du désir dans sa dialectique avec la réalité. Toutes
ces voix sont bien celles d’un examen de conscience (1 ), mais d ’un examen que
le Sujet passe non pas en lui-m êm e et devant lui-m êm e mais devant cet autre qu’il
est lui-m êm e devenu en parcourant à rebours le chemin que Freud a lui-m êm e
défini comme la lo i de sa liberté (Wo es war, soll ich werden) — cet autre qui
v o it, juge et condamne. Cela revient à dire — et nous y insisterons plus loin —
que ce qui est rejeté comme n’appartenant plus au M o i c’est la responsabilité
de ses propres pensées et de ses propres actions devant le « S ur-M oi » qui les
in terd it et qui se substitue au M o i pour les juger. Nous verrons plus loin que
cette séméiologie ou, si l’on veut, cette phénoménologie de l ’H allucination
par excellence qu’est l ’H allucination psychique parle le même langage que
la Psychanalyse, sauf sur un point essentiel : c’est que ce procès ne se déroule
seulement qu’à l’appel du S ur-M oi et par défaut du M o i.
— L ’ i n t r u s i o n d e l ’ A u t r e . — Si les voix intérieures s’insinuent dans les
pensées du Sujet et se substituent à elles, si elles sont les pensées et le langage
d ’un autre, elles n’apparaissent pas moins dans leur « objectivité psychique »
même comme des phénomènes vraim ent « phénoménaux » par le caractère
scandaleux ou monstrueux d’une intrusion de l ’autre qui parle à la place de
m oi, qui pense pour m oi. Autrem ent d it, c’est bien comme le discours d ’une
ingérence intolérable, agressive, cynique ou, au contraire, miraculeuse ou
privilégiée, mais en to u t cas indiscrète et intem pestive, que le Sujet entend en
lui-m êm e l ’autre parler dans ce « fo r intérieur » où il a perdu, avec son secret,1

(1) Les interprétations freudiennes rejoignent, devraient rejoindre à ce sujet celles


de Pierre J a n e t (cf. les fameux articles de cet auteur : « L’Hallucination dans le
délire de persécution » (Revue Philosophique, 1932, 103, p. 60-98 et p. 279-331) ;
« Les sentiments dans le délire de persécution » (Journal de Psychologie, 1932,29, p. 161­
240 et p. 401-460); « Le langage intérieur dans l’Hallucination psychique (Ann. Méd.-
Psychol., 1936, II, p. 377); « L’examen de conscience et les voix » (Ann. Méd.-Psychol.,
1938, I, 93). J ’ai rappelé dans l’Évolution Psychiatrique (numéro spécial consacré
à Pierre J a n e t , 1950, Henri Ey « La conception de P. J a n e t sur les Hallucinations
et les Délires », p. 437-449) que pour Pierre J a n e t les conduites verbales quand elles
se déroulent à un niveau inférieur de leur adaptation au réel, entraînent des senti­
ments d’étrangeté qui correspondent à l’objectivation intentionnelle de la pensée
et du langage intérieur. Celui-ci perd la liberté de son mouvement impliqué dans
l ’examen de conscience pour tomber sous la domination d’un sentiment de contrainte,
extérieur à la conscience morale. C’est une sorte d’examen de conscience paradoxal
dans le jugement duquel le sujet est, pour ainsi dire, condamné par l’obligation
même du « être parlé » au lieu du « parler », c’est-à-dire du libre examen.
HALLUCINATIONS PSYCHIQUES VERBALES 197

la faculté de se diriger lui-m êm e comme il l ’entend et qui, m aintenant, obéit


à la voix de l’autre... D ’où les symptômes essentiels de cette activité halluci­
natoire psychique : sentiments de xénopathie et d’influence avec tout leur
cortège d’H alludnations ou Pseudo-hallucinations verbales, de phénomènes
d ’emprise ou d ’automatisme m ental lesquels, comme nous allons le voir,
entrent dans le tableau clinique de cette expérience délirante de l’altérité ou
de ce travail délirant de l ’aliénation.

— Après avoir exposé les caractères généraux des « voix » (H allucinations


psychiques verbales) qui se glissent jusque dans l ’intérieur et les profondeurs
de l ’expérience subjective pour l ’objectiver, nous devons les décrire dans leurs
m odalités cliniques (1 ).

b) Les m odalités cliniques d es H allucinations psych iqu es v e r­


bales. — Les voix intérieures ou hallucinatoires psychiques verbales se présen­
tent en clinique sous form e de variétés hallucinatoires ou de phénomènes
d’automatisme ou d ’influence que la Psychiatrie a pris grand soin d’isoler en
phénomènes distincts comme pour mieux préciser leur structure simple et en
quelque sorte « atom ique ». Nous verrons plus loin à quels abus a abouti
cette analyse « atom iste » de l’expérience délirante d’altérité dont les
« éléments » constituent les pièces et les morceaux d’une mosaïque hété­
roclite. La précision géométrique dans l ’identification de ces symptômes
est dans la clinique psychiatrique d’une telle im portance par les rigueurs
de l ’observation qu’elle impose, que même si la vivisection que les analyses
classiques ont fa it subir à ces modalités hallucinatoires a été dangereuse elle
n’a pas été inutile. Il est toujours utile de réduire, en effet, le tableau clinique1

(1) C’est précisément ce problème des relations de l’automatisme psychologique


ou, si l’on veut, de l’automatisme mental (en reprenant le terme même dont s’est
servi G. d e C l é r a m b a u l t pour lui ôter précisément ses attributs proprement psychi­
ques et le réduire à une sorte de mécanicité) c’est ce problème que nous avons envi­
sagé dès le début de notre livre Hallucinations et Délire. Cet automatisme ne peut
pas être autre que celui qui est impliqué dans l’organisation même de l’être psychique.
Celui-ci, en effet, ne pouvant se réduire à l’être conscient comporte nécessairement
une couche inconsciente, laquelle n ’est pas seulement celle du Pré-conscient (de
l’habitude ou de la pré-perception), mais celle de l’Inconscient au sens freudien de
ce terme. De telle sorte que ce qui émerge dans le tableau clinique que nous allons
maintenant détailler, c’est ce que le Sujet halluciné, en énonçant lui-même en
contre-point le discours entendu, ne perçoit pas ce qu’il se dit à lui-même, mais ce qui
lui échappe quand il cesse d’être m aître de sa pensée, ce qui s’impose à lui comme
une présence parasite ou la cohabitation avec un autre. Autant dire que ces phéno­
mènes automatiques étrangers ou imposés se ramènent toujours à un délire qui les
enveloppe et qui investit précisément tout ce que le Sujet contient d ’automatique,
d ’une objectivation intentionnelle et personnelle par quoi, non seulement ils ne lui
appartiennent pas ou ne leur appartiennent plus, mais sont les pensées, les actions
et les paroles d ’un Autre, en quelque sorte absolu.
198 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

du délirant halluciné qui les présente à ces éléments, à condition toutefois


de ne pas trop être dupes de l ’artifice de cette analyse. C ’estjustem ent en raison
de leur caractère structural, c’est-à-dire du fa it qu’ils sont pris dans un ensemble
signifiant global, celui du délire qui englobe tout à la fois les m odalités de sa
constitution form elle et celle de sa thém atique, qu’il est si difficile de classer
ces symptômes dès qu’ils sont isolés de leur contexte. Pour nous référer au
travail clinique que nous avons fa it il y a quelque trente ans déjà dans notre
livre « Hallucinations et Délire », nous les diviserons en deux grandes catégories :
le syndrome d’influence (phénomènes imposés) et le syndrome d ’automatisme
mental (phénomènes étrangers), mais nous ne négligerons pas non plus le
halo hallucinatoire et délirant « poly-sensoriel » qui ne manque jam ais de les
com pléter.
Pour illustrer d’abord la clinique de ce genre d’H alludnations, nous pou­
vons parm i des m illiers d’autres que la littérature ou la clinique nous offrent,
em prunter un exemple pris pour ainsi dire au hasard et parce que ce cas
vient de nous tom ber sous les yeux. Nous l’empruntons à la Thèse de G . P etit
« Essai sur une variété de Pseudo-hallucination. Les autoreprésentations aper-
ceptives » (1913).

Mlle C ..., 35 ans, entre en 1911 à la Maison de Charenton venant d ’une autre
Maison de Santé d’où elle est transférée avec le certificat suivant : « Est atteinte
« de délire systématisé avec interprétations et fabulations multiples, Hallucinations
« psychiques, réactions violentes, conservation de l’activité intellectuelle. »
Certificat de 24 heures : « Est atteinte de déséquilibre m ental avec délire de per­
ce sécution, interprétations fausses, Hallucinations psychiques et psycho-motrices,
« Hallucinations auditives probables. Elle est suggestionnée par un individu qui
« est contre-espion. Réactions dangereuses contre ses persécuteurs supposés »
(D r M.).
Certificat de quinzaine : « Présente un délire systématisé de persécution avec
« Hallucinations psycho-motrices incessantes. On la suggestionne par pensées, on
<( parle dans sa tête, on la fait agir sur elle. Troubles de la sensibilité générale et
« notamment de la sphère génitale. Hallucinations olfactives et gustatives. Quelques
« rares Hallucinations de l’ouïe. Raptus dangereux commandés par ses troubles
« psycho-sensoriels » (D r D.).
— Le début des troubles mentaux dans la forme actuelle rem onterait, d ’après
l’entourage, à une dizaine d’années. La malade avait alors 24 ou 25 ans. A cette
époque, Mlle C ... devient plus « nerveuse », elle se plaint par moment qu’elle ne peut
plus penser, que sa tête est vide... On lui dit qu’il fallait qu’elle dorme... Elle accuse
une dame X ... qui, au cours d’une visite, l’aurait endormie profondément (conviction
partagée par la mère) et l’aurait magnétisée... Elle part alors pour quelques mois
chez un de ses parents à Londres où elle aurait assisté à des séances de spiritisme,
des apparitions de spectres et de fantômes. Elle revient chez ses parents, plus sombre,
plus triste. Elle pleurait par instants et avoue un jour brusquement à sa mère qu’elle
a été contaminée à Paris au cours d’un sommeil hypnotique et qu’elle est atteinte
de syphilis.
... A cette époque (il y a environ sept ans) elle dort à peine, se plaint d ’être tour­
mentée par la suggestion d’un inconnu nommé L... qui a déclaré mentalement qu’elle
HALLUCINATIONS PSYCHIQUES VERBALES 199

était en son pouvoir et qu’il allait venir la demander en mariage. Au bout de quelque
temps la suggestion se fait sentir dans la sphère génitale. Malgré les observations et
les supplications de sa famille, Mlle C... part alors pour l’étranger où L... doit
l’attendre, dit-elle, pour l'épouser. Elle avoue qu’elle est Hans un état perpétuel
d ’hypnose provoquée par L...
... Deux ans environ avant l’internement la conduite de Mlle C... devient de plus
en plus étrange. Tourmentée par ses suggestions génitales elle se met tout à coup
à chanter à haute voix, à pousser des cris « par raison, disait-elle, car cela ébranlait
à distance le « cerveau de la personne qui se m ettait en contact avec le mien par
l’hypnose et faisait cesser momentanément la suggestion... ». La nuit elle se réveille
brusquement, prononce des mots grossiers d ’ « une voix masculine » et fait des
gestes obscènes « comme un homme ».
... Mlle C ... raconte que depuis plusieurs années, depuis environ son retour à
Paris (c’est-à-dire depuis près de quinze ans), elle est en butte à la persécution hypno­
tique d’un nommé L... qui agit sur son esprit par la suggestion à distance. Ce nommé
L... est un contre-espion qui est intervenu sous des noms divers dans certains procès
militaires récents et dans certaines affaires d’espionnage...
Le fond de ces drames divers auxquels Mlle C... prétend avoir été mêlée paraît
reposer, tantôt sur des faits réels diversement interprétés, tantôt sur des créations
uniquement imaginaires de son esprit confirmées d’autre part en partie pour la malade,
et par l’interprétation secondaire d ’événements réels (une perte de sang, par exemple,
le jour de l’avortement supposé), et par le contenu des suggestions mentales dont
Mlle C... est, prétend-elle, incessamment l’objet de la part de son persécuteur.
Le persécuteur de Mlle C ..., le nommé L ..., agit sur son esprit par la suggestion
mentale, l’hypnose, la lecture et la transmission de la pensée... Il lui donne des impres­
sions et des suggestions... à distance... directement dans son esprit... « C’est comme
un cerveau qui pense à la place du mien. »

a) Autoreprésentations aperceptives du premier groupe. « L... me donne des


« images diverses, des images de choses de gens ou d’événements que je connais
« déjà ou qui me sont inconnus... par exemple l’image d ’un paysage que je n ’ai
« jamais vu... Quelquefois ce sont des images obscènes ou ordurières... C’est d’autant
« plus curieux, ajoute la malade, que je n ’ai pas d ’imagination visuelle, ce qui m ’a
« beaucoup gênée pour le dessin et la peinture... Ce sont des images le plus souvent
« comme ouatées... Je ne les confonds pas avec la réalité comme les illusions de la
« vie qu’il me donne en rêve (en rêve, je vois avec plus de vigueur, les images sont plus
« nettes). Quelquefois cependant, surtout au réveil le matin, ce sont des images
« vives, colorées, mobiles... mais cela se passe toujours dans mon esprit, jamais
(( je ne sens cela devant ou autour de m oi... Cela se passe dans mon cerveau et je
« les vois mieux les yeux fermés... C'est de la suggestion par impression..., les sens
« n'interviennent pas... C’est analogue aux images des souvenirs qui ne seraient pas
« mes souvenirs..., de souvenirs inconnus de moi... ».
« ... Par la transmission de la pensée, il me donne l’illusion de sentir... des sug-
« gestions d ’odeur... Quelquefois c’est à s’y méprendre, mais le plus souvent c’est
« comme dilué par le brouillard ou comme au bord de la mer, par un grand vent...
« Ce ne sont pas de véritables odeurs que je sens, ce sont des impressions d'odeurs.
« Je sais très bien que c’est en imagination qu’il me les envoie, mais je me rends très
« bien compte de ce qu’il m ’envoie : odeur de vomi, odeur de tabac, d’opium...
« Il a brûlé beaucoup de papier l’autre jour... et je sens quand il va aux cabinets.
200 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

« Il me donne des impressions de goûts, de souvenirs... J ’ai le goût de ce qu’il mange,


« la saveur du bromure notamment qu’il doit absorber car il a certainement des crises
« épileptiques. Par moments je ressens en imagination la trépidation convulsive de
« ses muscles... et puis un abattement nerveux, une torpeur... La nuit quand il me
« réveille il me donne un mouvement comme la bobine de Ruhmkorff... Quelquefois,
« pour m’empêcher de parler, il me serre brusquement les mâchoires. Je ressens la
« sensation béate qu’il éprouve quand il fume de l’opium... et dans ses heures sexuelles
« il me force à participer à sa sensualité en me donnant des impressions vicieuses
« génitales qu’il me fait éprouver en même temps que lui les éprouve ».

b) Autoreprésentations aperceptives du deuxième groupe. « L... communique avec


« moi par la parole mentale. Il me fait penser des phrases malgré moi... Ce ne sont
« pas des phrases que j ’entends... Je les sens se formuler dans mon cerveau, souvent
« mot par mot, phrase par phrase, distinctement... Je n ’entends pas le son de sa voix,
« ni le timbre, mais je fais la différence entre sa cérébralité et la mienne. Je n ’ai
« jamais eu la sensation qu’il parlait par ma bouche... Cela passe toujours par mon
« cerveau... Parfois quand je veux parler il fait une pression sur le cerveau, je reste
« muette, je ne trouve plus mes mots, ou bien il me fait parler à côté de la question
« en embrouillant mes phrases et en me suggérant des mots inopportuns. D ’autres
« fois il me dorme par impression la suggestion de sa pensée... Je sens comme une force
« qui pèse sur mon cerveau et il m’envoie ses idées par impression... C’est comparable
(( à une lecture que l’on ferait, mais les idées de la suggestion au lieu d ’être lues me
« sont envoyées directement par la transmission de la pensée (c’est seulement dans
« les rêves qu’il m ’envoie la nuit qu’il me donne des sensations auditives). Je ne
« l’entends pas, je le perçois mentalement. Imaginez un téléphone sans son... Supposez
« qu’on lit... C’est comme une lecture sans livre, un langage sans parole et sans
« bruit. Il me parle pour ainsi dire sans paroles... C’est le propre de la suggestion ».

c) Autoreprésentations du troisième groupe. « I l m’envoie des pensées fugaces


« qui traversent tout à coup mon esprit : à peine ai-je le temps de les apercevoir...
« C’est un bouillonnement de pensées qui s’éteignent aussitôt. Il me donne des
« pensées et des idées masculines. Quelquefois il m’envoie des idées musicales car
« il est très musicien... C’est d’autant plus bizarre que je n’ai aucune imagination
« musicale. Parfois il me fait éprouver une sorte de jouissance physique, une sorte
« de plaisir anormal, nerveux, comme les gourmands quand ils y goûtent... D ’autres
« fois, ce sont des chocs sentimentaux ou des impressions atroces d ’attente de je
« ne sais quoi, des frayeurs sans m otif qui me laissent angoissée... ou des sensations
« d’ivresse... de volupté chamelle satisfaite et béate... une sensation de lassitude et
« d’écœurement... une sensation d ’appétit... Quelquefois des ivresses pures, des
« jouissances intellectuelles car il est très cultivé... C’est une impression vague,
« nostalgique, comme on lit du Loti... Ça se rapproche des impressions artistes
« qu’on a devant les tableaux, les paysages... C’est subtil à expliquer... Quand il
« sent une fleur j ’en éprouve le charme. Par la suggestion d'actes il prend ma volonté
« de penser... Il me pousse à commettre des actes inconvenants, stupides, quelquefois
« absurdes ou des actions que je réprouve. Je peux quelquefois y résister mais je
« suis souvent obligée de céder. Il me fait accomplir des maladresses, des actes
« inconsidérés. Il m ’a fait faire un jour deux fois le tour de Paris par le chemin de fer
« de ceinture... Je ne pouvais pas descendre du train, sa volonté m ’immobilisait.
« Une autre fois il m ’a fait errer toute la nuit dans les rues de X ... Il a essayé de me
« faire frapper ma mère et m ’a obligée à le frapper lui-même, à X ..., et à frapper
HALLUCINATIONS PSYCHIQUES ET SYNDROME D'INFLUENCE 201

« sans raison un enfant. Je fais des gestes fébriles... Ma volonté d’agir n’est plus à
« moi... C’est comme une emprise sur mon cerveau et sur ma volonté. C’est ainsi
« que, sans avoir aucun désir sexuel, il me donne quelquefois l’envie de me mastur-
« ber... ou bien il arrête un désir que j’ai : travailler, peindre ou lire... ».
« Il me donne des jugements... Il force souvent mon jugement quand je voudrais
« juger par moi-même ».
« Quelquefois il pratique la suggestion par amnésie (sic) : il vole ma pensée...
« Il me donne une amnésie des faits... Je ne me rappelle plus ce qu’un instant avant
« j’évoquais sans peine ». •
« Il me donne aussi des sentiments de crainte... ou de haine qui ne sont pas les
« miens... Une désaffection subite pour mon père ou ma mère que cependant j’aime
« tendrement ». '
« Au début, ajoute Mlle C..., je croyais que tout cela c’était une affaire de mon
« cerveau... Je sais depuis longtemps maintenant que par la suggestion il peut substituer
« sa propre mentalité à la mienne. Je sens sa mentalité propre qui s’impose à la
« mienne... C’est l 'emprise... C’est comme une force qui vous pénètre et vous envahit
« votre cérébralité... Quand il me refait une impression au cerveau je sens la force
« de sa pensée... C'est comme un cerveau qui vit à la place du mien... Je pense, par la
« suggestion, ce que je n’ai pas envie et ce que je ne peux pas penser ».
« Dans la lecture de la pensée je sens qu’il perçoit ce que je pense. J’ai le sentiment
« qu’il connaît ma pensée. C’est comme pendant une lecture, lorsqu’on sent que
« quelqu’un lit en même temps derrière votre dos sans pourtant l’avoir aperçu ou
« entendu réellement... Et puis, il répond souvent mentalement à mes pensées les
« plus secrètes, il n’ignore rien de moi-même ».

Sans doute cette analyse pour ainsi dire exclusivement formelle du délire
hallucinatoire réduit à ses « membra disjècta » nous paraît aujourd’hui assez
dérisoire. Mais peut-être — et même certainement — n’est-il pas mauvais de
nous rappeler que la clinique ne nous renvoie pas seulement à une hermé­
neutique mais aussi à une morphologie. Et lorsque nous parlons du délire
hallucinatoire de cette pauvre Mlle C. nous visons, en effet, autre chose que
le signifié, que le signifiant hallucinatoire symbolise, et cette autre chose c’est
la forme hallucinatoire (ou ici « pseudo-hallucinatoire ») du délire.
C’est évidemment chaque jour que les Psychiatres se trouvent en présence
de ce tableau clinique quel que soit le cadre nosographique dans lequel on le
place (Délire chronique, Psychose hallucinatoire chronique, Schizophrénie, etc.)
ou l’analyse pathogénique à laquelle on le soumet. Mais pour le moment
nous ne nous occupons pas de ce problème et nous devons rester sur le plan
séméiologique pour tenter d’analyser ce tableau clinique dans la double
physionomie clinique sous laquelle il se présente.

c) L e s y n d r o m e d i i n f l u e n c e ( P h é n o m è n e s i m p o s é s ) . — Le syn­
drome d’influence est caractérisé par l’ensemble de phénomènes qui sont vécus
ou pensés par le Sujet comme les effets d’une action extérieure sur sa propre
pensée, sur son langage et sur ses actions. Ce qui le caractérise par conséquent,
c ’est essentiellement Y objectivité ambiguë de l’ensemble des actes psychiques
202 HALLUCINATIONS ACOUST1CO-VERBALES

du Sujet : « C ’est bien moi qui pense, mais il ou on me fait penser... C'est
bien moi qui parle, mais il ou on me fait parler », etc.
C ’est sous le nom d 'H a llu c in a tio n s ou P s e u d o -h a llu c in a tio n s p s y c h iq u e s
v e r b a le s que sont désignés tous lesphénomènes (idées, langage, images, mémoire),
dans lesquels est perçue la transform ation de la pensée propre en pensée
étrangère et en langage émis par un autre : la pensée devient tr a n s m is s io n d e
p e n s é e s . Les Pseudo-hallucinations de la mémoire (P s e u d o -h a llu c in a tio n s d e
H a g e n ) , les locutions imaginaires ou les conversations forcées ( H a llu c in a tio n s
a b s tr a ite s d e K a h lb a u m ) , l ’irruption de thèmes idéiques, tous ces phénomènes
sont affectées d ’un double signe : celui d ’une perception interne (1) où appa­
raît la marque étrangère à leur origine, et celui d ’un certain engagement du
Sujet à une coopération imposée par une force exogène qui asservit sa liberté
sans supprimer sa participation imposée. Toutes ces « Pseudo-hallucina­
tions » (2) sont donc des représentations mentales a u to m a tiq u e s , a p e r c e p tiv e s
et e x o g è n e s . Aussi, G. Petit (1913) a proposé de les réunir toutes dans la
catégorie des a u to -r e p r é s e n ta tio n s a p e rc e p tiv e s , dont il distingue trois catégories
(qu’il a identifiées dans les observations dont nous avons rapporté plus haut
un exemple). Il les définissait comme suit :
a)Des représentations mentales autom atiques consistant en im a g e s
auxquelles le Sujet attribue
s e n s o r ie lle s , m o tr ic e s s im p le s o u c é n e s th é s iq u e s
une origine indépendante de sa personnalité psychique sans q u ’il fasse inter­
venir cependant un élément sensoriel, m oteur simple ou cénesthésique o b je c tif .
b) Des représentations mentales automatiques portant uniquement sur des
idées formulées verbalement auxquelles le Sujet attribue également une origine 12

(1) Le caractère « pseudo-hallucinatoire » de ces phénomènes correspond à la


perception du « monde interne » à laquelle ils se réfèrent. La perception interne,
l’aperception, celle qui prend pour « objet » la propre pensée du Sujet n’est évidem­
ment pas identique à la perception des objets du monde extérieur. Mais s’il est vrai
que le champ perceptif comprend tout à la fois et nécessairement le monde des objets
et le monde du Sujet, on comprend bien que ces Pseudo-hallucinations sont, répé-
tons-le, des Hallucinations puisque les perceptions du monde intérieur font partie de
la généralité même de l’acte perceptif en tant que celui-ci opère dans le champ total
de l’expérience vécue la discrimination et la liaison de l’hémichamp perceptif interne
et de l’hémichamp externe. La division des Hallucinations en général en Hallucinations
psycho-sensorielles et Hallucinations psychiques est fondée sur l’opposition point par
point de ces deux phénomènes réputés simples. Elle tombe dès que l’on envisage la
structure de la perception comme enveloppant tout à la fois la perception externe des
objets et l’autoperception de la pensée du langage du Sujet. Des travaux relati­
vement récents comme ceux de G. R eda et G. V ella (1957) ou de G. Sedman (1966)
ont repris ce problème sans cependant le renouveler.
(2) On remarquera que dans les travaux classiques auxquels je viens de faire
allusion, les concepts de Pseudo-hallucinations et d’Hallucinations se renvoient
toujours à l’un à l’autre en une sorte de chassé-croisé qui souligne leur caractère
artificiel de leur distinction en tant que phénomènes simples.
HALLUCINATIONS PSYCHO-MOTRICES 203

indépendante de sa personnalité psychique s a n s qu’il accuse cependant l’exis­


tence simultanée d’un é lé m e n t m o te u r , périphérique ou central non décelable,
d’autre part, par l’examen clinique objectif.
c) Des représentations mentales automatiques consistant en idées parti­
culières ou générales (1), en tendances ou en volitions plus ou moins complexes,
en sentiments plus ou moins précis ou plus ou moins vagues, non formulés
verbalement et non rattachés au Moi par le Sujet qui les considère comme des
faits psychiques étrangers à sa propre personnalité.
— D ’autres auteurs ont souligné le caractère intuitif de ces phénomènes
(R. Targowla et J. Dublineau) (2). Cela revient à mettre en évidence que c’est
aux sources mêmes de la pensée dans sa phase pour ainsi dire préverbale,
au niveau de la pensée pure et « sans image », qu’elle est radicalement dotée
d’un signe d’altérité. Le délire dans ses expériences et son travail d’objectivation
s’enracine jusqu’au point où, en effet, ce que je pense et ce qui me vient des
profondeurs de moi-même, ce qui est marqué du sceau de l’acte même de
mon absolue propriété, devient la pensée de l’autre.
Mais l’engagement du Sujet dans le langage qu’il perçoit à l’intérieur
de lui-même comme message et non plus comme émission p r o p r io m o tu ,
cet engagement qu’il nie et qu’il renie (c’est l’essence même de l’halluciner
comme nous l’avons longuement souligné au début de cet ouvrage) est mani­
feste dans deux conditions que l’examen clinique permet de préciser. Tout
d’abord dans l ’énoncé même des phénomènes d’influence (« on me fait parler »)
qu’il ressent, il fait état, pour ainsi dire à so n in su , des propres mouvements
dans lesquels s’objective cette pensée étrangère; car dire « on me fait parler »
veut bien dire « ce que je dis, je le dis mais sans avoir la maîtrise et l’initiative
des actes que pourtant j ’accomplis ». Et comme lorsqu’il dit « on me fait
penser », c ’est encore à une certaine manière de parler malgré lui qu’il se
réfère, c’est toujours à ses propres mouvements phonatoires (dont il est incons­
cient qu’ils sont cc sa propriété ») que se réfère l ’automatisme moteur de cet
automatisme mental.
C’est en ce sens que Séglas a mis l’accent sur le rôle des « im a g e s k in e s th é ­
s iq u e s » dans l’illusion que représentent la perception hallucinatoire de la
pensée et du langage d’autrui dans sa propre pensée. Il soulignait ainsi que ce
que le Sujet objective, c’est pour ainsi dire la part déjà virtuellement objectivée
dans le mouvement qui soutient toute pensée. Mais en excellent clinicien
qu’il était, il a mis à jour cette composante motrice des Pseudo-hallucinations
verbales. Et à ce sujet, il a (dans ses fameux travaux) mis l’accent sur cette12

(1) On peut se demander naturellement comment des idées, fussent-elles « parti­


culières » peuvent ne pas être formulées verbalement ?
(2) R. T argowla et J. D ublineau , « L ’intuition d élira n te », Paris, éd. Maloine, 1931.
Dans la Psychiatrie allemande c’est le concept de « W ahneinfall » qui correspond
au jaillissement, à l’irruption de ces pensées délirantes et « pseudo-hallucinatoires ».
204 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

psychomotricité hallucinatoire des phénomènes d ’influence qui indexe pour


Fhalludné le langage en les sentant plus q u ’il ne les entend dans ses organes
phonateurs, son larynx, sa langue et même son diaphragme. Ensuite, à un
degré plus grand d ’objectivation, ce langage articulé p ar le Sujet lui-même
est perceptible à l’observateur qui peut effectivement constater que le discours
« entendu » dans la pensée ou « imposé p ar l ’influence » de l’autre, est articulé
p ar le patient lui-même. Et enfin, cette objectivation de la structure psycho­
motrice du langage hallucinatoire de l ’autre va jusqu’à lui faire parler le
discours de l’autre. L ’influencé devient alors p o s s é d é p ar le discours de l’Autre
(possession « diabolique » ou « glossolique » par excellence).
Telles sont les deux analyses cliniques fondamentales qui ont conduit
Séglas à mettre en évidence l ’importance des H a llu c in a tio n s p s y c h o - m o tr ic e s
d a n s le s H a llu c in a tio n s d u la n g a g e in té r ie u r d e s in flu en cés.

Les diverses variétés d’Hallucinations psychomotrices. — C’est un des chapitres de


la séméiologie psychiatrique les plus compliqués et les plus obscurs. Il rappelle tout
naturellement ces innombrables formes d'aphasie que l’on décrivait à l’époque héroï­
que des schémas, c’est-à-dire à la même époque. N’hésitons pas à suivre la pensée
de Séglas dans son effort d’analyse. Mais si nous avons de la peine à le saisir claire­
ment, ne nous désolons pas car lui-même (en préfaçant notre livre « Hallucinations
et Délire ») a assez clairement manifesté son propre embarras et a reconnu le caractère
artificiel de ses premières analyses.
En 1868 il mit l’accent, comme l’avait déjà fait Cramer (1889), sur la composante
motrice des Hallucinations verbales. Et parmi elles il discernait :
1° les impulsions verbales où l’impulsion est vécue comme l’expression d’une
personnalité étrangère (injures ordurières ou blasphématoires que le Sujet lui-même
articule dans les cas de possession démoniaque) ;
2° les impulsions psycho-motrices comprennent les Hallucinations verbales
motrices pures (je sens des paroles dans ma bouche, ma gorge) qui se présentent
au Sujet comme des sensations kinesthésiques de mouvement d’articulation — et
les Hallucinations verbales motrices et auditives où se mêle à la sensation du mou­
vement un élément sensoriel auditif (je sens et j’entends des paroles dans ma gorge);
3° enfin, des phénomènes du genre « pseudo-hallucinatoire », de représenta­
tions intérieures de nature surtout kinesthésique (je sens qu’on me fait remuer la langue,
les cordes vocales, les lèvres).
Dans ce premier travail, Séglas distingue donc deux grands groupes de faits :
les mots proférés par impulsion irrésistible attribués ou non à une puissance étrangère
— des mots ou des phrases àperception surtout kinesthésique (je sens plus que j'entends)
qui varient d’espèce selon que le mot est complètement articulé (articulé et entendu)
— ou qu’il ne se présente que comme une représentation ou une image de l’arti­
culation.
En 1889, sous le titre significatif de « dédoublement de la personnalité et les
Hallucinations verbales motrices », Séglas fournit deux observations dont l’une est
particulièrement importante et typique. Il insiste sur l 'origine motrice des Halluci­
nations psychiques de Baillarger. Elles se rapprochent à ses ye u x davantage de l'impul­
sion verbale que de l'Hallucination auditive sensorielle. « L’élément moteur qu’elles
HALLUCINATIONS PSYCHO-MOTRICES 205

renferment en font une cause puissante de dédoublement de la personnalité ». On le


voit, Séglas admet à ce moment-là un trouble fonctionnel du cerveau qui provoque
des articulations verbales plus ou moins nettes, et ce sont ces mouvements qui sont
à la base des Hallucinations psychiques, de l’illusion d’influence.
En 1892, dans son remarquable livre sur les « T rou bles du lan gage c h ez le s alién és »,
voici comment il présente la question des Hallucinations verbales. Aux Hallucinations
verbales auditives, il rattache l’écho de la pensée (le « Gedankenlautwerden ») et
il distingue les H allu cin ation s m o tric e s v erb a les d e s im pu lsion s verb a les e t d e la p a ro le
involon taire e t inconsciente.
a ) Dans les Hallucinations motrices verbales, il y a, écrivait-il, un éréthisme
fonctionnel du centre moteur d’articulation et les malades qui d isen t a v o ir d e s v o ix
ne les entendent pas par l’oreille à l’aide des images auditives du mot, mais ils les
p e rç o iv e n t à l'a id e d e s im a g es m o tric e s d 'a rticu la tio n (« Je n’entends pas, dit-il, je
sens parler ». Maintenant, dit une autre malade, je suis obligée de parler toute à
ma pensée et je cause toute seule tout le temps »). Ces « voix » ne s’entendent pas
lorsque le malade parle. Il y a d’ailleurs des Hallucinations motrices verbales qu i
s'a cco m p a g n en t d e m o u vem en ts trè s len ts (par exemple, les voix épigastriques, etc.).
L 'a c c e n t e s t don c m is su r le s m ou vem en ts d 'a rtic u la tio n ém is inconsciem m ent.
Selon les degrés d’éréthisme des centres, on aura Y H allu cin ation verb a le kin esth é­
sique proprement dite sans mouvement correspondant d’articulation; ou si l’Halluci­
nation est accompagnée d’un mouvement de l’articulation sans que les mots soient
prononcés, Y H allu cin ation verb a le m o tric e c o m p lè te ; ou enfin si le mot est prononcé
Y im pu lsion verbale. Les voix paraissent venir du dedans, elles sont intérieures et les
malades en localisent le point de départ dans l’épigastre, le ventre, la gorge, la bouche.
L’impulsion verbale est de nature identique à l’Hallucination (1). Ici, Séglas range
des phénomènes comme la coprolalie, la médiumnité parlante.
b ) L a p a ro le in volon taire e t in consciente. Tandis que dans les Hallucinations
psychomotrices les mouvements d’articulation sont involontaires mais conscients,
dans la plupart des cas (Séglas a dit plus haut que les mouvements d’articulation
étaient inconscients, voulant entendre par là que les malades sont inconscients de les
émettre), ici les m a la d es cro ien t en ten dre des v o ix dans les p a ro le s q u ’ils pron on cen t.
Une observation de Baillarger (p. 151) est, dit Séglas, très remarquable. Dans ce
cas, le malade n’a conscience que d’une chose : il entend une voix mais il méconnaît
qu’elle est émise par lui-même.
Ensuite Séglas tente une description des H allu cin ation s verbales avec conscience,
elles sont souvent obsédantes, elles constituent Y on om atom an ie de Charcot et Magnan
( A rch ives d e N eu rologie, 1885). Cette onomatomanie est divisée en cinq variétés;
la recherche angoissante du mot — l’obsession du mot — impulsion irrésistible à
le prononcer — la signification particulièrement funeste attribuée à certains mots
prononcés — l’influence préservatrice de certains mots — l’impulsion à rejeter par
suite d’efforts de crachement un véritable corps étranger qui est le mot parasite.
Mais il y a des H allu cin ation s v erb a les a vec délire, et parmi celles-ci des H allu cin ation s
a u d itives verb a les (rares) et surtout des H allu cin ation s verb a les m o tric e s et des im pul­
sions verbales, en particulier dans la démonomanie ou la théomanie. Elles peuvent
être antagonistes et il s’établit ainsi entre elles une sorte de conversation.1

(1) Ou, si l’on veut, l’Hallucination est ici un phénomène moteur, un symptôme
de l’automatisme moteur, idée qui a été reprise par R. M o u r g u e (1932).
206 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

A ce point, la description de Séglas présente donc le groupe des Hallucinations


motrices verbales comme un ensemble de phénomènes d 'e x p lo sio n s m o trices p lu s
ou m oins organ isées, plus ou moins conscientes, plus ou moins rapportées à la spon­
tanéité propre au Sujet. Les plus typiques sont alors celles où les phénomènes d’arti­
culation sont ignorés du Sujet, en ce sens qu’il perçoit des « images motrices » mais
qu’il ne s’en attribue pas la propriété. Ces images motrices ne diffèrent que par leur
degré des mouvements les plus caractérisés d’articulation et de phonation.
En 1900, Séglas est revenu sur un point qui lui tenait particulièrement à cœur
à propos des phénomènes dits « Hallucinations psychiques ». Il distingue d’abord
des pseudo-Hallucinations visuelles ou auditives ayant trait à des personnes, à des
objets, à des visions ou à des bruits. Parmi les H allu cin ation s p sy c h iq u e s verbales,
il faut alors une différence entre les phénomènes hallucinatoires et les phénomènes
pseudo-hallucinatoires. Pour lui, l'e x té r io rité , tout au moins relative (puisque des
phénomènes « siègent » à la périphérie des organes phonateurs ont cet attribut),
est le véritable caractère de l’Hallucination. Il distingue dans le groupe des Halluci­
nations motrices verbales selon leur intensité, des Hallucinations kinesthésiques
simples (images kinesthésiques sans mouvements perceptibles), des impulsions
verbales (avec élocution). De plus (mais déjà en 1896 dans son Rapport sur les Halluci­
nations de l’ouïe on trouve la description de tels faits), ces Hallucinations motrices
de degré variable peuvent être associées, combinées à des Hallucinations auditives
(Hallucinations verbo-motrices mixtes). Les P seudo-h allu cin ation s verb a les m o trices
sont caractérisées par ce fait, que la voix (non entendue) reste intérieu re, il y a incoerci-
bilité, précision, spontanéité (ce dernier trait vise le caractère non involontaire),
mais il n’y a pas extériorité. Ces pseudo-Hallucinations verbales sont des phénomènes
d 'hyperendophasie.
Comme on le voit, il est très difficile de faire passer dans la clinique des « décou­
pages » des phénomènes où collaborent les pensées et les mouvements d’articulation
de l’halluciné lui-même. Aussi, en pratique, le terme d'H allu cin ation s p sy c h o m o tric e s
s'est réservé un certain groupe de faits qui se présentent en clinique de la façon suivante :
a ) les cas où l’halluciné parle plus ou moins son Hallucination devant l’observa­
teur (des mouvements d’articulation plus ou moins complets jusqu’aux dialogues
hallucinatoires);
b ) les cas où l’halluciné place son Hallucination dans l’appareil phonateur (voix
labiales, linguales, thoraciques, abdominales);
c ) les cas où l’halluciné se n t une voix (plus qu’il ne les entend) comme des mou­
vements d’articulation qui lui sont ou lui demeurent étrangers.

Bien sûr — et nous aurons l’occasion de le souligner quand nous exposerons


les problèmes pathogéniques — nous saisissons bien ici que cette conception
classique d ’Hallucinations psychomotrices ou pseudo-hallucinatoires constitue
une perspective doctrinale actuellement complètement renversée. Il s’agissait
en 1890 de décrire la genèse du délire à partir d ’éléments simples. Dès lors,
l ’im portant c ’était ces éléments (id les phénomènes d ’automatisme psycho­
moteur) que l ’on prenait alors pour la cause au lieu d ’y voir ce que nous y
voyons aujourd’hui : l ’effet d ’un bouleversement plus global de la vie psychique.
Lagache («Les H a llu c in a tio n s d e la p a r o l e », 1934) qui a, à peu près en même
temps que nous (« H a llu c in a tio n s e t D é lir e », 1934), étudié le même problème
HALLUCINATIONS PSYCHO-MOTRICES 207

et dans le même sens, a très bien observé, et nous l’avons remarqué depuis
bien des fois, un petit signe révélateur de l’Hallucination de ce genre. L e s
m a la d e s p a r l e n t s o u v e n t le u r H a llu c in a tio n d a n s le m o u v e m e n t r e s p ir a to ir e
d 'in s p ir a tio n . Cette ébauche de ventriloquie est très caractéristique, et nous
n’avons pas vu une seule de nos malades soliloquer ainsi en respirant qui ne
nous ait « avoué » entendre des voix dans la poitrine (ou la gorge) ou qu’on
parlait par son larynx. Cette manifestation si grossière de la conduite halluci­
natoire, cet engagement manifeste de la personne de l’hallucinant dans le mou­
vement même de l’Hallucination, ce « flagrant délit » (avons-nous dit) de
l’halluciné pris sur le fait (pris en train de dire lui-même ce qu’il dit être dit
par un autre), cette objectivation de l’illusion de l’halluciné acoustico-verbal
(ou, si l’on veut, psycho-moteur) a été elle-même objectivée par certaines
méthodes (anciennes expériences de R. Mourgue à l’aide du laryngographe de
Rousselot). Mais on a pu depuis lors par l’électro-myographie mieux « objec­
tiver » l’articulation verbale hallucinatoire, ce qui ne fait guère avancer le pro­
blème de la pathogénie des Hallucinations, fussent-elles « psycho-motrices » (1).
L’intérêt de cette étude si minutieuse du comportement moteur de ces
hallucinés influencés qui objectivent plus ou moins la part qu’ils prennent
eux-mêmes dans un phénomène auquel ils prétendent être étrangers (en les
dotant d’un caractère d’extranéité, d’objectivité psychique), c’est évidemment
de montrer d’une manière en quelque sorte caricaturale la participation active
(ou, si l’on veut, positive) du Sujet dans la structure hallucinatoire de la désorga­
nisation (négative) de l’être conscient qui, elle, demeure la condition essentielle
de l’Hallucination. Il n’y a pas d'Hallucination qui ne comporte l’une et l’autre
de ces deux coordonnées entre lesquelles il inscrit lu i-m ê m e l’Hallucination,
mais à la condition qu’il soit lui-même aussi altéré ou aliéné dans son être.
Toutes ces modalités bien abstraites de ces H a llu c in a tio n s p s y c h o - m o tr ic e s
décrites par Séglas ne prennent leur véritable sens que par leur intégration
(comme ce grand clinicien lui-même n’a cessé de le répéter) dans les d é lir e s
d ’in flu en ce, c’est-à-dire dans cette forme de délire hallucinatoire chronique (2)
(ou pseudo-hallucinatoire, ou psycho-moteur) où le Sujet se sent pour ainsi
dire tout à la fois dédoublé et doublé par un Autre qui redouble par son action12

(1) Rappelons les travaux de B. R oberts, M. G reenblatt et Ph. Solomon


(J. o f nervous and ment. Diseases, 1949 et Amer. J. o f Psychiatry, 1950) et les travaux
de L. N. G o u l d (1948-1950), de Max L evin (1957), de O. R. L indsley (1963), de
M. C erny (1964), T. I nouya et A. S himitzu (1970). Us ont permis à l’aide de
nouvelles méthodes d’enregistrement (électro-myographie) de mettre en évidence
les mouvements qu’exécute l’halluciné en entendant les paroles qu’il faut bien, en
effet, qu’il prononce plus ou moins par son propre appareil phonatoire (cf. plus
loin).
(2) Sans doute existe-t-il des délires d’influence qui affectent la forme d’expériences
délirantes, notamment dans toutes les Psychoses aiguës. Mais c’est sous cette forme
de Psychose délirante chronique (Schizophrénie, Paranoïa, Psychose hallucinatoire
chronique) que le Délire d’influence est, nous le verrons, le plus typique.
208 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

extérieure (influence) et son action intérieure (possession) le pouvoir qu’il


exerce sur sa chose, cette chose qu’est devenu le Sujet en devenant l’objet
de cette contrainte ou de cet asservissement. Et ce que représentent les Hal­
lucinations psycho-motrices, c’est l’auto-mouvement même du Sujet divisé
contre lui-même qui s’engage dans cette expérience en fournissant à l’Autre
l’holocauste de toutes les forces de sa propre idéation, de son propre langage,
de sa propre motricité. De telle sorte qu’au terme du tr a v a il d é lir a n t e t h a llu c i­
n a to ir e le patient en est réduit à n’être plus qu’une mécanique, qu’une machine.
Mais une machine encore parlante qui reçoit et émet des messages (Je suis
devenu un polygone, un poste récepteur et émetteur de radio, disent ces déli­
rants), comme si réduite à la mécanique de son langage celle-ci le transformait
— pour inverser, répétons-le encore, dans le contre-sens même du délire
la formule célèbre de Freud — en cet autre, et jusqu’en cette autre chose
qu’il n’a ni à être ni à devenir.

d) Le syn drom e d ’a u t o m a t i s m e m e n ta l d e G . d e C lé r a m b a u lt
(P h é n o m è n e s é tr a n g e r s ). — Comme le lecteur a pu s’en rendre compte,
il est bien difficile de séparer radicalement la description séméiologique de
ses préjugés doctrinaux. En décrivant le syndrome d’influence dans ses rapports
avec les Hallucinations psycho-motrices, nous avons suivi tout à la fois un
ordre clinique et un ordre historique. — Clinique, car ce qui soustrait le Syn­
drome d’influence c’est, comme le disait H. Claude, le Syndrome d’action
extérieure; cela veut dire que les phénomènes d’influence s’ordonnent par
rapport à une expérience ou une croyance de dépendance à l’égard d’un
autre (allant, disait Séglas, jusqu’à l’idée de possession) — Historique, car
l’idée qu’a développée progressivement Séglas a toujours été que les phéno­
mènes d’influence, et notamment les Hallucinations psycho-motrices, mani­
festaient la projection de l’Inconscient du Sujet dans l’Hallucination.
En d é c r iv a n t maintenant le syndrome d’automatisme mental selon G. de Clé­
rambault, nous allons accéder à une analyse clinique et morphologique plus
rigoureuse encore, mais aussi à une orientation théorique plus discutable
puisque l’ensemble des Hallucinations acoustico-verbales psychiques (y com­
pris les Hallucinations psycho-motrices) vont être décrites dans cette per­
spective comme des « phénomènes étrangers ».
C’est en effet comme des p h é n o m è n e s m é c a n iq u e s qu’ils sont décrits dans
le fameux « s y n d r o m e d ’A u to m a tis m e m e n t a l ». Tout au moins quand il est
réduit au « p e t i t A u to m a tis m e m e n t a l » (1) et à ses « phénomènes 'subtils », ce1

(1) Pour G. de C lérambault (Psychoses à base d’automatisme, 1925-1926,


in Œ u vre s, tome II, p. 528-576), l’automatisme mental mis en jeu par ces délires, ou
plutôt, substratum de ces délires, comprend le triple automatisme moteur, sensitif
et idéo-verbal et toutes les variétés d’Hallucinations en composent les figures caracté­
ristiques (Hallucinations olfactives, cénesthésiques, visuelles, tactiles, auditives,
psychiques). Il souligne l’importance du caractère à.’e x tr a n é ité auquel se lie intime­
ment l’étrangeté, car la « non-annexion » de ces phénomènes au Moi est pour lui
SYNDROME D'AUTOMATISME MENTAL - 209

Syndrome S (comme G. de Clérambault aimait à l ’appeler comme pour accen­


tuer son caractère de modèle physico-mathématique) représente une « pul­
lulation » de petits symptômes dont la juxtaposition compose le tableau
clinique, la mosaïque de la psychose hallucinatoire. Ils constituent, en effet,
les phénomènes par lesquels (le Sujet et l’observateur) reconnaissent' l ’action
mécanique à laquelle l’halluciné est soumis, l’état de « désappropriation »
de sa pensée dont ils représentent chacun un morceau de l’aliénation.
L’imagerie mentale, nous dit G. de Clérambault, devient comme un flux
(idéorrhée visuelle et processus idéo-verbaux). Le dévidement de la vie psychique
y est assimilé à une succession de corps étrangers ou parasites qui pullulent,
éclatent, résonnent. Les « processus idéo-verbaux » hallucinatoires les plus
caractéristiques de ce s y n d r o m e d e p a s s i v i t é sont les jeux verbaux parcellaires,
les non-sens, les scies verbales, les vocables parasites, les mots jaculatoires
fortuits qui émergent machinalement et parfois à une vitesse incoercible
(mentisme, idéorrhée, hypermnésie). Il existe aussi des phénomènes que G. de
Clérambault appelle négatifs (oublis, vides de pensée, doutes, aprosexie) qui
sont des ratés (tandis que, dit-il, les positifs sont des déchets) de la pensée
inconsciente. Sur ce fond d’éréthisme (sensibilisation diffuse) et de disconti­
nuité dans la pensée, apparaissent les phénomènes majeurs de cette éclosion
hallucinatoire : Y é c h o d e la p e n s é e (1) et V é n o n c ia tio n d e s a c te s . Nous reprodui­
sons ici l’essentiel de leur description clinique intimement mêlée à leur interpré­
tation mécanique, car pour G. de Clérambault l’automatisme mental se décalque
sur l’automatisme neuronal.

Le redoublement qui constitue l’écho de la pensée ne peut être que de


cause mécanique, déclare le Maître du Dépôt, dont nous reproduisons ici
les principales caractéristiques qu’il reconnaissait à l’Écho (1927) et que l’on
trouvera dans son Œuvre, tome 2, p. 589-591 :
« 1. L’écho n’est pas un phénomène d’usure; c’est un phénomène brus­
que et souvent initial.
2 . L’écho ne procède ni d’une dysesthésie ni d’une idée; il apparaît souvent

inhérente à leur production « extra-psychique » ou, comme il dit, « anidéique » et


« mécanique ». Mais le fond commun de tous ces états d’automatisme mental est pour
G. de C lérambault ce qu’il appelle le petit automatisme ou le syndrome de
passivité qui est constitué par un ensemble de « phénomènes essentiellement
organiques ». Dans l’ordre psychique, paresthésies — dans l’ordre mental, écho de
la pensée et énonciation des actes en constituent les phénomènes fondamentaux
mais non les seuls, car il comprend justement d’autres troubles que nous allons main­
tenant décrire ici en suivant la description de l’auteur G. L antéri-L aura et
G. D aumézon (1961) ont justement insisté sur la valeur clinique incontestable de
ses minutieuses descriptions.
(1) La thèse (Fac. Paris, 1938) que j’ai inspirée à Ch. D urand (L 'É ch o d e la
p e n sé e , Paris, Doin, 1941) expose l’ensemble d’un problème et des faits qui ont
fait pendant 40 ans l’objet d’un intérêt passionné... et non épuisé.
Ey. — T r a ité d e s H a llu c in a tio n s .
210 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

en terrain neutre ou euphorique; il n’a pas au début le caractère persécutif;


il n’est pas un mode de persécution que puisse imaginer la méfiance.
3 . L’étrangeté cénesthésique, outre qu’elle est d’ordinaire absente, n’expli­
querait qu’un refus en bloc des sensations, elle n’expliquerait pas le refus
d’une idée isolée et non pervertie (écho).
4 . La dépersonnalisation ne saurait expliquer ni le refus d’une idée isolée
ni surtout son redoublement.
5 . On ne saurait dire que l’étrangeté explique la non-assimilation puisque
dans l’écho, idée acceptée et idée rejetée ne sont qu’une seule et même idée.
L’idée rejetée se trouve seulement décomplétée de quelque chose : le sentiment
gradué de la pensée en marche.
6 . Pour les deux raisons de non-assimilation et de redoublement, l’écho
ne peut s’expliquer par simple hyperendophasie.
L’écho semble pouvoir être psychique, auditif ou moteur, tout cela à des
degrés divers (écho semi-auditif, pseudo-auditif) et, en outre, simultanément
(écho mixte).
L’écho peut être consécutif, simultané ou anticipé. Cette dernière forme
montre pour le mieux qu’il s’agit bien d’un déréglage dans le mécanisme
de la pensée.
Il y a lieu de distinguer l’écho de la pensée claire et l’écho de la pensée
obscure. La pensée obscure peut être préconsciente ou d’ordre tel qu’elle
serait restée inconsciente tout à fait ou longtemps encore sans l’écho; c’est
très souvent le cas de la pensée viscérale, parfois le cas des velléités et des
sentiments partagés.
L’écho n’est pas toujours une stricte répétition. La pensée, soit claire,
soit obscure, peut être modifiée dans son écho. Il y a l’écho avec variantes
(interpellations, constats), l’écho avec additions (énonciation des Actes),
l’écho avec commentaires (admiration, critiques). Dans toutes ces variétés,
l’écho apparaît comme le point de départ d’idéations embryonnaires, leur
centre, leur germe.
A un point de vue purement descriptif, l’écho de la pensée pourrait être
regardé comme résultat de la bifurcation d’un courant qui aboutirait à deux
expressions séparées d’une même idée. Cette métaphore pourrait bien être
calquée sur une réalité. Rien d’étonnant à ce que deux circuits proches et
équivalents fournissent sous une même impulsion un même rendement. Si
les suppléances de zone à zone sont nombreuses, a f o r t i o r i les suppléances
dans une même zone, et ces suppléances s’offrent d’elles-mêmes comme
voies de dérivation. Il y aurait déviations d’influx dans l’écho, comme dans
tous les autres phénomènes d’exaltation des accessoires de la pensée ; mais là,
le point de départ et le parcours seraient sur un cercle naturel ».
L’énonciation des gestes semble n’être qu’une variante, et même une
variante inférieure de l’écho de la pensée proprement dit. C’est une synthèse
verbale prenant pour base l’autoscopie qui est une des composantes obscures
de la conscience. L’écho de l’écriture est l’exaltation de la pensée parlée qui
SYNDROME D'AUTOMATISME MENTAL 211

accompagne toute écriture, surtout dans les moments d’efforts ou, au contraire,
les moments de bien-aller extrême. L’énonciation des intentions est l’écho
de la pensée naissante. Les commentaires sur les actes ne sont que des variations
sur la pensée autoscopique, variations consistant dans le tour syntactique de
la phrase (deuxième et troisième personne du verbe, forme dialoguée, etc.)
et que nous verrons être d’origine mécanique. Tous les genres d’échos peuvent
se présenter comme anticipants, simultanés ou retardés. Le choix de la version
assimilée de la même phrase ne peut dépendre que des conditions mécaniques
telles que la longueur du détour ou le rythme différent des influx dans les circuits
parcourus.

L’écho anticipé n’est pas un phénomène sans analogue en pathologie.


Il n’est qu’un cas de synthèse verbale s’opérant sur des données intellectuelles
préconscientes. « Us trouvent avant moi le nom des choses ». Comme tel,
il est à rapprocher de la prémonition hallucinatoire verbale des Sensations
telle qu’elle s’observe fréquemment chez les malades à syndrome d’Automa­
tisme. « Us savent avant moi quand je vais avoir le mal de mer et ils le disent;
ils savent avant moi quand je vais vomir; ils savent avant moi quand je vais
avoir envie d’aller à la selle; ils sentent avant moi venir mes règles; lorsque je
ne dois pas les avoir, ils m’excitent, ce qui les fait venir ». Toutes ces phrases
souvent entendues dépeignent la traduction de la conscience viscérale par une
synthèse verbale occulte.

— Assez curieusement, dans les célèbres descriptions de Y a u to m a tis m e m e n ­


G. de Clérambault ne fait guère mention de deux phénomènes que la clinique
ta l,
nous apprend très souvent associés à cet écho de la pensée, c’est le devinement
de la pensée et le vol de la pensée (1).
De même que nous avons précédemment noté que le délire d’influence
se ramenait, aux yeux de Séglas, à une sorte de déroulement hallucinatoire
essentiellement psycho-moteur où le Sujet d’abord pris dans l’engrenage de
ses myoclonies hallucinatoires se transforme lui-même en émetteur, ici, dans
le syndrome d’automatisme mental nous assistons à un renversement de la1

(1) Somme toute, il s’agit de deux « éléments » du syndrome qui le soustraient


à l’évidence de l’interprétation purement mécanique qu’en proposait le doctrinaire
de l’automatisme mental. Sentir en effet que sa pensée ne vous appartient plus dans
les deux sens du mot (elle est dévoilée et elle s’échappe), c’est pour ainsi dire ajouter
nécessairement l’erreur et le délire à une « néo-production sensori-motrice », car
rien ne peut être éprouvé dans l’irruption des images, des idées ou des sensations
que postulent la théorie et la description de l’automatisme mental qui porte par sa
seule émergence hétérogène ou hétéroclite l’attribut d’une signification qui englobe
toutes les pensées ou les dote d’un sens, celui d’une divulgation. Si, à la rigueur, l’écho
ou l’énonciation des actes peuvent être réduits à une sorte de dédoublement du pro­
cessus idéo-verbal, l’illusion que l’autre devine ce que je pense ou qu’il me vole ma
pensée, introduit du sens là où G. de C lérambault ne voulait voir que non-sens
ou anidéisme.
212 HALLUCINATIONS ACOUST1CO-VERBALES

boucle de réverbération que parcourt la relation du « ça parle » (« en moi »)


à « on parle » (« hors de moi ») ma propre pensée. Et à ce renversement peut
s’ajouter une boucle de réverbération supplémentaire lorsque, dans ce vertige
relationnel « les autres devinent ma pensée et je devine celle des autres », ou
encore lorsque « ils me volent ma pensée et que je capte la leur ». Car, en effet,
la structure « en ricochet » de ces phénomènes n’est rien d’autre que la relation
du Moi et de l’Autre perdue dans la réciprocité réversible de ces deux termes
qui se renvoient comme dans un jeu de miroir l’un à l ’autre : « je dis » renvoie
à « on dit », et « ce qu’on dit » à « ce que je pense sans le penser », et a ce que
je pense sans le penser » à « ce qu’il pense », et « ce qu’il pense » à « ce que
je pense qu’il dit », etc. Telle est la ronde infernale, le dédale où le Sujet ayant
perdu le secret et la propriété de sa pensée se trouve réduit à ne plus être que
le reflet des autres, et les autres que le reflet de son reflet.
Comme il est facile de le comprendre en se rapportant à ces descriptions
fameuses du « Maître de l’Infirmerie », personne (même pas Wernicke qui
utilisait le concept de disjonction psychique pour atténuer celui d’idéation
autochtone) n’a peut-être poussé plus loin l’analyse « atomique » « et anatomi­
que » de ces phénomènes qui, en effet, composent non pas seulement le syndrome
d’influence mais un véritable syndrome d’étrangeté radicale de la pensée devenue
« une chose ». De telle sorte que dans ces descriptions les Hallucinations psychi­
ques verbales sont réduites à un « ça parle » qui réduit la pensée du Sujet à n’être
qu’une mécanique, et lui-même à être réduit à la condition d’un robot ou d’un
polichinelle incompréhensible et absurde « livré » aux combinaisons aléatoires
d’un monde intérieur de signifiants insignifiants quand l’information tend à
s’y désagréger jusqu’à ne représenter qu’une sorte de bruit blanc sans forme,
sans foi ni loi.
Et c’est bien ainsi certes qu’est vécue, par nos malades, cette expérience
de mécanisation de la pensée qui réduit les mots à n’être plus que des choses.
Essayons donc de pénétrer plus avant dans cette structure pseudo-hallucina­
toire (1) de l’automatisme mental selon G. de Clérambault, ou du Délire
d’influence de Séglas.

4° L es « v o ix » d u D élire.

Ce que nous venons de dire de l ’Halluciné transform é en chose (par la


commune vision que lui-même et G. de Clérambault ont de ses Hallucinations)
ne peut se prendre, en fait, à la lettre. Il s’agit, en effet, de traiter ce jeu de1

(1) Précisons encore pour ne pas perdre le fil de cet exposé nécessairement un peu
embrouillé, que nous disons bien pseudo-hallucinatoires pour nous mettre dans la
perspective même de la définition classique des Hallucinations psychiques qui font
l ’objet de ce paragraphe. Mais il est bien évident que pour Séglas comme pour
G . de C lérambault, ces Pseudo-hallucinations non seulement étaient des Halluci­
nations mais constituaient le prototype même de l’Hallucination. Cela va de soi
puisque ces « Pseudo-hallucinations » appartiennent au genre des Hallucinations de
HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES ET DÉLIRES 213

signifiants hallucinatoires pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des produits d’une


métaphore et d’une métamorphose qui engendrent ces phénomènes dont la
multiplicité infinie défie, encore une fois, toute description. Car la folie de
l’hallucinant consiste précisément à les réifier, à prendre les mots de son
propre discours pour des choses (1).

— L e halo m u ltise n so rie l e t d é lir a n t des H a llu cin a tio n s verbales.


Il restitue à ces phénomènes d’influence ou à ces « corps étrangers » parais­


sant juxtaposés dans le parasitisme automatique idéo-verbal leur physionomie
plus significative, celle d’un délire qui les enveloppe. Si G. de Clérambault
a décrit la combinaison des Hallucinations idéo-verbales avec divers autres
phénomènes sensoriels comme pour montrer l’association fortuite de ces
éléments hétérogènes, il est bien évident que son sens clinique ici lui a fait
défaut. Il suffit de se rapporter à l’observation de G. Petit (cf. s u p r a , p. 198­
201) (et dont les exemples, répétons-le, sont légion) pour comprendre
que l’Hallucination psychique sous la forme décrite par Séglas de « phénomènes
d’influence » (imposés) et aussi sous les formes décrites par G. de Clérambault
de phénomènes automatiques (étrangers), englobe une totalité d’expériences
ou d’existence qui ne peut s’exprimer justement et se totaliser que par le délire
dont elles ne constituent que des fragments ou des effets.
L’influence exercée par l’Autre s’étend comme pour en orchestrer les effets
à toutes les sphères sensorielles, et plus particulièrement de la sphère cénesthé-
sique et génitale. Et si le Sujet se plaint d’être hypnotisé, soumis à une sug­
gestion ou d’être devenu une mécanique ou un objet, ce qu’il perçoit dans le
monde intérieur de sa pensée et de son corps, dans ses velléités, ses désirs,
dans sa capacité d’imaginer, de se souvenir, de se représenter comme ce qu’il
formule dans les conjugaisons par lesquelles son langage le relie à son monde
et le lie à lui-même, c’est toujours une altération, sinon une aliénation de sa
personne irréductible aux contingences dites « sensorielles » ou « psychiques »
de ses Hallucinations ou Pseudo-hallucinations. C’est précisément ce que
nous allons mieux voir encore en essayant de répondre à la question à ce
problème existentiel que, en l ’hallucinant, l’halluciné se pose incessamment à
lui-même : <c Qui est cet Autre qui parle ou qui agit en lui ? »

L e s « Voix » so n t le D élire. — C’est à ce vocable que recourent imman­


quablement tous les Délirants hallucinants pour désigner les VOIX mysté-

l’espèce délirante qui se distinguent, pour moi, non pas des Hallucinations psycho­
sensorielles mais des Éidolies hallucinosiques.
(1) G. R osolato (Essais sur le Symbolique, éd. Gallimard, 1969), étudiant « les
avatars de la voix », souligne la rupture au niveau symbolique (la voix éclate dans et
par une « obturation » du Ça par le fantasme) (p. 286-305). A condition, bien sûr, de
rester dans le symbolique et de ne pas faire, comme le Délirant lui-même, du symbo­
lique un monde de choses, ainsi comme, en définitive, le font certains structuralistes
qui, croyant démystifier les choses, réifient les mots (G. D eleuze , L. W olfson,
R. G ori, etc.).
214 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

rieuses qui les pénètrent par la voie de leurs oreilles ou par le canal des infor­
mations que leur entendement perçoit. Les Voix sont la parole d’un Autre
toujours invisible pour être caché ou surnaturel.
Il ne s’agit pas, en effet, seulement d’une sorte de détail anecdotique et
contingent qui s’ajouterait au contenu variable de l’Hallucination. « Entendre
des voix » c’est pour tout le monde se mettre hors du monde, de la raison et de la
commune condition, accepter d’être pour les autres un être d’exception ou, plus
exactement, d’aliénation; de telle sorte, que les voix surviennent toujours d’une
assez étrange façon dans les discours de l’halluciné, étranges et paradoxales
comme la structure même de l’Hallucination. Tantôt, en effet, les « voix » sont
récusées pour n’être pas justement cette voix de quelqu’un qui existe réellement
et qui peut être entendue par tous. Tantôt, elles sont reconnues pour être la
« voix » de quelqu’un qui n’a pas une existence ou une parole « naturelles ».
Tantôt enfin, elles sont perçues « tout naturellement » comme si elles étaient des
voix de quelqu’un simplement invisible ou caché. C’est que V in ta g e d e V in -
te r lo c u te u r fait partie intégrante de la perception délirante verbale, c’est-à-dire
des voix hallucinatoires. L’identification ou la problématique de l’identification
de celui ou de ceux qui parlent oriente, somme toute, l’halluciné vers ses voix, les
porte vers lui au travers d’elles et, en définitive, ce langage qu’il se tient à lui-
même doit passer par un autrui pour n’être plus ni son propre discours, ni
sa propre pensée, ni ses propres « automatismes », tous récusés... La voix
est toujours ce « boomerang » qui revient vers celui qui l’a lancé et plus évi­
demment encore un écho qui renvoie à l’halluciné sa propre voix d’hallucinant.
C’est le rebondissement de la voix ou, en tout cas, du langage du Sujet dans la
voix de l’autre qui forme la structure relationnelle et imaginaire de l’Halluci­
nation verbale. Il faut bien qu’il y ait à l’autre bout de la chaîne des signi­
fiants un vis-à-vis é m e tte u r de ce qui est émis comme un message et reçu
comme une communication. Entre la voix et son écho se dresse l’Autre que
le Moi ne peut être qu’en délirant.
C’est précisément la physique des télécommunications (téléphone, ondes
de la T. S. F.) qui fournit la figuration délirante de ce qui parle, ou en tout cas,
de ce qui émet et transmet. Et il y a bien des hallucinés dont le délire (1) dans
sa thématique s’arrête à cette m a c h in e r ie (« Qui parle ? Je ne sais pas, mais
ça parle ! C’est une machine qui parle »). Sans doute, derrière ces machines
se profilent des êtres humains (puissants, malfaisants, cruels ou espiègles)
qui l’actionnent, mais les « idées délirantes » qui expriment cette action et
sa source se limitent à une sorte de « constat » d’objectivité (« Je ne sais pas
qui c’est. Ce sont probablement des fous (ou des policiers ou des Martiens),
mais ce que je sais, c’est que je les entends, qu’ils machinent ma pensée, la1

(1) E. B leuler , K. Schneider , J. W yrsch ont attribué une importance caractéris­


tique à ce fait. Pour eux, dans les « Schizophrénies aiguës » ou les « d eliriö se Z u s­
tän de » les voix entendues conversent entre elles sans constituer un dialogue avec le
Délirant. Dans la Schizophrénie, les voix seraient toujours dialoguantes en s’adressant
au Sujet et en l’entraînant à converser.
HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES ET DÉLIRES 215

devinent »). Quand ce n’est pas les moyens machinaux (magnétisme, suggestion,
rayons, etc.) mais la finalité de l’expérience subie qui donne son ton fondamen­
tal, son sens au Délire hallucinatoire acoustico-verbal, c’est essentiellement la
persécution qui est énoncée et dénoncée par les voix.
Cette persécution, dans la mégalomanie, peut aboutir ou se neutraliser
lorsque la voix est le « Verbe » de Dieu, du Créateur, du Signifiant-clé par
excellence (cf. le Président Schreber) qui, en faisant entendre sa voix, investit
le Sujet de sa grâce ou de sa toute-puissance, en élargissant jusqu’à l ’Infini le
monde de la parole souveraine qui identifie le Sujet à son fabuleux Interlocuteur,
au Père éternel.
A un degré moins infini de puissance, ce sont les personnages magiques
(sorciers, occultistes, spirites, etc.) avec leurs procédés télépathiques d’envoû­
tement, de magnétisme, d’action à distance qui se livrent, soit en groupes
de conspirateurs (ou simplement de curieux pervers), soit dans la solitude
plus effrayante encore d’une poursuite mystérieuse, aux plus étranges expé­
riences sur le cerveau et la pensée du Sujet.
Plus près de l’autrui qui partage avec le patient son monde, les interlo­
cuteurs peuvent apparaître et se dévoiler dans les voix comme des hommes,
mais pas « comme les autres ». Masqués ou cachés, ils ne sont identifiés que par
esquisses et profils, comme une bande mystérieuse d’espions, de policiers,
de francs-maçons, de communistes, etc. Quelquefois, la collectivité qui s’agite
dans l’ombre est réduite à très peu de personnages (hommes ou femmes, géné­
ralement de l’entourage prochain), ou empruntés au monde actuel ou histo­
rique de personnalités connues (vedettes, gens de la politique ou des lettres, etc.).
Plus souvent encore, l’interlocuteur est anonyme et inconnu. Il est là,
mais comme un « il » ou un « on », non identifié autrement que par sa fonction
parlante, comme un personnage invisible réduit à sa voix sans corps et sans
identité, réduit, somme toute, à n 'être personne.
Enfin, l’interlocuteur peut au contraire être individualisé dans un person­
nage protagoniste. C’est lui (ou elle) dûment identifié qui entretient avec l’hal­
luciné un commerce, une cohabitation strictement privée.
Naturellement, toutes les péripéties, les imbroglios, les combinaisons
et conjugaisons verbales ou corporelles qui entrent dans la configuration
de ce « couple hallucinatoire » admettent une infinie variété d’inversions,
de méconnaissances, de dédoublement dans laquelle s’affirme ou se perd
l’identité de chacun.
Et tout naturellement cette Image de l’autre à quoi se réduit parfois cli­
niquement dans une sorte de simplicité paradoxale la relation de l’halluciné
avec ses voix, ce phantasme qui se glisse dans la structure même du Sujet et
lui parle par-delà la ligne de partage, la « barre » qui le sépare de ce qu’il
contient d’inconscient, ont fait l’objet des plus pénétrantes analyses de Freud
et de quelques-unes des meilleures interprétations du Délire et des Hallu­
cinations (P. Janet, L. Binswanger, E. Minkowski, etc.). Nous aurons l’occa­
sion d’y revenir à la fin de cet ouvrage. Les analyses de Ferenczi, les obser­
vations célèbres du Président Schreber et du cas de Nathalie (Tausk) sont
216 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

des modèles classiques d’interprétation psychodynamique de la relation qui


unit le Sujet à son objet hallucinatoire. Pendant longtemps, avec Freud, c’était
la projection de l’homosexualité refoulée qui paraissait investir le person­
nage de l’interlocuteur et partenaire hallucinatoires. Depuis quelques années,
les divers auteurs se sont appliqués plutôt à mettre en évidence l’identifica­
tion de celui qui parle et agit, de celui qui commande, aux images intro-
jectées du Sur-Moi (E. Jones, Mélanie Klein). Le travail de S. Nacht et
P. C. Racamier (1958) et la contribution de A. H. Modell au Symposium
de Washington la même année, les travaux plus récents de l’école française
(J. Lacan, J. Laplanche, A. de Waelhens, etc.) sur l’importance et la complexité
de l’image paternelle, permettant d’entrer plus profondément dans la dialec­
tique de la relation qui soumet le Sujet à un Autre infiniment plus fort que lui,
pour occuper dans son monde la place que lui-même a perdue. Le symbolisme
des situations œdipiennes, du complexe de castration, de la culpabilité sexuelle,
des tendances sado-masochistes, apparaît dans cette relation hallucinatoire
du Sujet et de ses voix avec évidence — éclatante évidence, en effet, de cette
absolue inconscience de l’halluciné qui dans ses voix entend parler son Incon­
scient (1). Même si, suivant le chemin indiqué par J. Lacan, nous devions révo­
quer en doute la réification ou l ’anecdotisme de la fameuse trinité œdipienne
pour nous attacher davantage à la structure symbolique des rapports primaires
du langage (A. de Waelhens, 1972) ou même le « faire péter » (avec G. Deleuze,
L. Wolfson, R. Gori, etc.), le discours hallucinatoire qu’ halluciné l ’halluciné
fait éclater (et non exploser) la manifestation de ces Imagos indicibles. Les voix
se font entendre comme le langage étrange et étranger de 1’Autre, de ce double
dont le Sujet entend l’écho, soit dans l ’objectivité d’un monde fissuré, soit dans
l’intimité de son Moi violenté et violé.

CLASSIFICATION
DES HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

Tant que les Aliénistes du xix® siècle ou ceux qui ont repris à leur compte
au xxe siècle leur traditionnelle conception ont considéré les Hallucinations
en général, et les Hallucinations de l’ouïe en particulier, comme des phénomènes1

(1) Cette érection de l’Inconscient qui se dresse ou s’enfonce dans le Sujet sous
forme de la voix qui le pénètre, cette image phallique de l’Hallucination verbale
participe à cette évidence. Dans un ouvrage laborieux et confus, H. F aure (1965) a
redécouvert cette évidence ou, plutôt il l’a, dit-il, vérifiée, en notant que l’image du
pylône dans le Test du Village apparaissait chez les hallucinés et n ’apparaîtrait
pas chez les autres. Comme cette dernière proposition ne résulte pas avec évidence
de l’exposé (en quelques lignes) de ses arguments, force est donc de s’en tenir à l’évi­
dence plus évidente de la clinique qui nous montre et démontre, en effet, le symbolisme
éclatant du fantasme de « l’objet par excellence » qui est l’organe de la « cohabitation »
acoustico-hallucinatoire.
CLASSIFICATIONS ÉLÉMENTA RISTES 217

sensoriels simples, les classifications qu’ils ont faites de ce groupe de phéno­


mènes sensoriels ou psycho-sensoriels étaient, pour ainsi dire, sans grande
importance (classifications élémentaristes des variétés selon leurs qualités
sensorielles ou perceptives). Elles comportaient, nous venons de le voir, des
obscurités dues aux contradictions des concepts.
Mais l’approfondissement des études sur l’Hallucination auditivo-verbale
devait conduire nécessairement à rechercher une classification des structures
hallucinatoires relativement aux structures délirantes. C’est ce travail de classifi­
cation structurale que nous devons poursuivre ici à propos des Hallucinations
acoustico-verbales, comme nous l’avons fait pour les Hallucinations visuelles.
Le plan que nous allons suivre pour exposer ce problème nosographique
des espèces d’Hallucinations acoustico-verbales est donc simple et conforme
aux distinctions que nous avons déjà faites et qui ne s’accommodent pas des
conceptions « réductivistes » classiques.
Ce plan nous est tout naturellement suggéré, en efiet, par ce que nous
avons déjà établi. Prenant acte de la confusion inextricable des phénomènes
hallucinatoires décrits comme simples mais nécessairement juxtaposés en
mosaïque hétéroclite ou impossible à être clairement distingués, nous rejette­
rons toute classification « élémentariste » pour lui substituer une classification
« structuraliste » qui saisisse les Hallucinations acoustico-verbales, soit dans
les formes mêmes du Délire hallucinatoire, soit comme manifestation — bien
plus rare — d’un trouble perceptif non délirant.
Autrement dit, nous allons suivre les progrès mêmes de l’analyse clinique
et phénoménologique de cette espèce (auditivo-verbale) du genre Hallucination,
en montrant comment la classification des Hallucinations auditives comme leur
définition ne sont possibles qu’en les replaçant dans leur contexte clinique,
car elles ne sont jamais des « éléments » qui peuvent être définis et reconnus
comme tels pour leur diagnostic et leur pronostic.

1° C lassifications élé m en ta ristes.

Elles reposent sur une analyse des données sensorielles et perceptives


de l’Hallucination de l’ouïe dont nous avons eu l’occasion maintes fois de
souligner le caractère arbitraire et artificiel.
Tous les auteurs classiques ont reconnu à cet égard des modalités senso­
rielles caractéristiques à leurs yeux de ces Hallucinations (bruits, sons, paroles,
projection dans l’espace). Mais comme nous l’avons vu dans l’Historique
du problème des Hallucinations en général, de fil en aiguille ils ont été entraî­
nés à une extension du concept en gardant paradoxalement sa trop restreinte
compréhension.
Tout de suite (et notamment avec Baillarger) une distinction s’est imposée
dans la masse des Hallucinations verbales : celle des Hallucinations psycho­
sensorielles ayant tous les attributs de la sensorialité et de la localisation dans
l’espace objectif, et les Hallucinations psychiques dépourvues de ces attributs
218 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VEKBALES

et « entendues sans être entendues » dans l’intérieur même de la pensée.


Cette deuxième catégorie d’Hallucinations a été très discutée (Michea), et
ces discussions leur ont fait attribuer la dénomination de « pseudo-Hallu­
cinations ».
C’est ainsi que cette classification « bipartite » a constitué le fondement
de toutes les classifications classiques (Séglas, Jaspers, Bleuler). Elle repose
sur les caractéristiques les plus apparentes des Hallucinations, c’est-à-dire
sur les attributs qui leur sont reconnus par les cliniciens au travers
des auto-observations de leurs patients. Mais le groupe des « Pseudo-hallu­
cinations » (Hallucinations de la mémoire de Hagen, Hallucinations abstraites
de Kahlbaum, etc.) n’a pas tardé à englober une quantité énorme de faits
cüniques caractérisés par l’objectivité psychique. C’est ainsi que le gros contin­
gent des Hallucinations psycho-motrices de Séglas, les auto-représentations
aperceptives de Petit et les éléments subtils du syndrome d’automatisme
mental de G. de Clérambault ont donné à ce petit groupe initial d’Halluci­
nations psychiques pseudo-hallucinatoires une importance toujours plus
grande jusqu’à ce qu’il finisse par devenir le domaine des Hallucinations audi­
tives les plus vraies, c’est-à-dire les plus « typiques ». Ce chassé-croisé {s u p r a ,
p. 82-90) que j ’ai signalé depuis longtemps (cf. Claude et Henri Ey, « Évolution
des idées sur l’Hallucination », E n c é p h a le , 1932), témoigne du caractère artificiel
de ces distinctions tant, tout au moins, qu’elles ne sont pas établies sur des
approfondissements cliniques plus globaux, comme nous le verrons plus
loin.
Quoi qu’il en soit, toutes ces classifications se réfèrent à peu près au même
schéma décalqué sur celui de l’aphasie.

Hallucinations Hallucinations
psycho -
sensorielles psycho-motrice

C. P. Centre psychique
C.S. Centre sensoriel
C.M. Centre moteur

F ig . 2.

C’est qu’elles correspondent à la même analyse anatomo-psychologique


des fonctions sensori-motrices de la perception. Nous avons vu plus haut
CLASSIFICATIONS ÉLÉMENTA RISTES 219
219

comment Séglas, par exemple, classait les diverses variétés d’Hallucinations


et Pseudo-hallucinations auditivo-verbales (1).
Rapportons-nous maintenant à la classification de Cari Schneider (1931)
moins élémentariste puisqu’elle se fonde sur une analyse phénoménologique
plus approfondie des erreurs de la perception ( S i n n e n tr u g ) . Quoique ce remar­
quable mémoire ne soit pas spécialement orienté vers l’étude des Hallucinations
auditives (il paraît, au contraire, constamment prendre pour objet de ses
analyses cliniques les Hallucinations visuelles), il peut nous faire comprendre
par sa référence à la Psychopathologie de Jaspers à quelle catégorisation des
phénomènes hallucinatoires l’école allemande s’était arrêtée il y a quelque 30
ou 40 ans. Le tableau ci-dessous résume cette classification .
Il suflït de jeter un coup d’œil sur ce tableau pour en discerner les confusions
de plan. Sans doute cette analyse de tel ou tel aspect de l’activité hallucinatoire,
dans la mesure où elle est très approfondie, restitue une physionomie concrète,
fût-elle, partielle à toutes ces catégories de phénomènes. Tel est l’intérêt
de cette étude vraiment monumentale. Mais il n’est pas possible de ne pas
percevoir que cette analyse des phénomènes pour si approfondie qu’elle soit

C la ssifica tio n de C a r l S c h n e id e r (1930)

Perceptions Représentations Troubles idéo-intuitifs


( W ahrnehm ungen ) (V o rstellu n g en ) ( A nschanungstrug )

Troubles Mémoire Illusions


psycho- sensorielle perceptives
sensoriels ( Sinnen- ( W ahrnehm ungs-
( S in n en tru g) g e d ä c h tn is) laiischungen)

Troubles de la perception Illusions des sens


( W ahrnehm ungstrug) ( Sinnestâuschugen )

Illusion (imagination) Hallucination


( E inbildungstrug ) ( Trugw ahrnehm ug )

Interprétation perceptive Pseudo-hallucination


( U m bildungstrug ) 1 ( T ru gbilderlebn is )

(1) Les amateurs de curiosité historique et d’exégèse pourront, comme nous l’avons
fait plus haut, se rapporter au livre de J. Séglas, « L e s trou bles du lan gage » (1892)
et à son Rapport au C on grès In tern a tio n a l d e P sy c h ia trie , Paris, 1900.
220 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

dans la saisie de leurs qualités sensorio-idéiques, leurs éléments intuitifs, leurs


données temporo-spatiales, pulvérise les modalités hallucinatoires, et que,
les séparant trop radicalement les unes des autres, elle nous fournit de l’Hallu­
cination une image complètement disloquée ce qui ne serait rien, mais de
l’halluciné un homme réduit à une mosaïque de pièces et de morceaux.
La réduction des phénomènes hallucinatoires auditifs et des Hallucinations
en général (mais la chose est encore plus sensible dans la sphère acoustico-
verbale) à une collection de phénomènes isolés, et leur réduction à une sorte
de dénominateur commun, loin d’être deux opérations différentes sont deux
aspects de la même «atomisation». En effet, on ne peut réduire l’activité
hallucinatoire à ses « éléments » qu’en les définissant tous par un caractère
commun qui est cet élément lui-même ; et on ne peut réduire les phénomènes
hallucinatoires à un dénominateur commun qu’en considérant cet élément
comme un phénomène simple et toujours égal à lui-même. Voilà pourquoi
l ’énumération (on n’ose pas dire la classification) des éléments qui entrent
dans la mosaïque des Hallucinations acoustico-verbales, chez tous les auteurs
de la fin du xix® siècle et leurs héritiers, notamment celle du syndrome S
de l’automatisme mental de G. de Clérambault, ont toutes le caractère d’une
juxtaposition hétéroclite et abstraite de symptômes épars, et d’une réduction
de l’ensemble des phénomènes qui composent cette unité (le syndrome S)
à une p r o d u c tio n m é c a n iq u e de phénomènes psychiques (idées, perceptions,
sensations, mots, etc.). Dès lors, ceux-ci perdent leurs caractéristiques propres
(les idées sont anidéiques, les perceptions sont des excitations neuronales,
les sensations des esthésies parasites, les mots sont des objets, etc.) et l’assem­
blage, lui aussi, fortuit de ces phénomènes ne parvient pas à rendre compte
de leur signification clinique qu’ils ne tirent, bien sûr, que des structures
psychopathologiques ou neurologiques dont elles sont l’effet ou, si l’on veut,
l’écho.
Cette désintégration par des analyses abstraites du corpus des Hallucinations
auditivo-verbales en une multiplicité de pièces et de morceaux devait nécessai­
rement aboutir à un véritable chaos — le même, répétons-le, que celui dans
lequel s’était désintégrée la physionomie de l’aphasie.

2° C lassification s tr u c tu ra liste fo n d é e
su r les ra p p o rts d u d élire e t des H a llu cin a tio n s a u d itivo -v e rb a le s.

Mais face à l’inanité de ce travail de dissection artificielle (et parfois par


les mêmes auteurs comme ce f u t l e c a s pour Séglas), un autre travail s’opérait
plus profondément et qui touchait aux structures mêmes de l’activité délirante.
Il faut en effet pénétrer plus loin, par-delà la surface sémiologique, jusqu’aux
profondeurs d’où elle émerge pour comprendre ce qui se cache derrière l’Hal­
lucination de l’ouïe considérée seulement par tant de cliniciens de la fin
du XIXe siècle et du commencement du xxe siècle comme un phénomène
simple, dit sensoriel (quand elle comporte les attributs sensoriels et spatiaux
DEUX CATÉGORIES D'HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES 221

de la perception externe), et dit psychique (quand elle comporte les attributs


de l’imagination verbale et ou des articulations psychomotrices de la parole).
Et pour découvrir ce que l ’Hallucination de l’ouïe recèle de profondeur et
de complexité, il faut précisément que le clinicien cesse de considérer ces deux
catégories comme deux séries juxtaposées et hétérogènes (l’une consacrant
l’autre comme phénomène également, simple et distinct). Alors, en effet, appa­
raît avec évidence que les multiples et quasi infinies variétés cliniques des
Hallucinations acoustico-verbales (Hallucinations psycho-sensorielles, Halluci­
nations psychiques, Hallucinations psycho-motrices, auto-représentations aper-
ceptives, écho de la pensée et autres éléments de l’automatisme mental décrits
par G. de Clérambault, etc.) ne sont justement pas isolées ou isolables par
une analyse factorielle, abstraite et artificielle, mais qu’elles sont inséparables
d’une modification globale et profonde des structures de la vie psychique.

Les Hallucinations acoustico-verbales se classent selon leurs rapports avec le


Délire. — De telle sorte qu’au véritable travail d’analyse des Hallucinations
acoustico-verbales doit se substituer la visée plus globale d e s f o r m e s d u d é lir e , et
c’est précisément ce que nous voudrions rapidement mettre en évidence ici comme
pour mieux rendre hommage à ceux dont l’immense œuvre clinique ne s’est pas
perdue, même quand ils ont appliqué leurs observations et leurs théories seule­
ment aux décevantes scories de leurs dissections psychologiques. Et cela vaut cer­
tainement aussi bien pour Baillarger comme pour Lasègue, pour Falret comme
pour Séglas, pour Magnan comme pour Wernicke, pour G. de Clérambault
comme pour K. Jaspers ou Quercy qui se sont si minutieusement penchés
sur les Délires en croyant parfois ne viser que les Hallucinations acoustico-
verbales « strictement sensorielles ». Les voix, nous l’avons vu, sont celles de
l’Inconscient, et le Délire est la voie royale que suit l’Inconscient pour émerger
de la conscience. A ce titre, les Hallucinations verbales sont les plus sûres
manifestations cliniques des structures délirantes pour autant que celles-ci sont
précisément des modalités du renversement des rapports de l’être conscient avec
son Inconscient, ou même de l’ordre de la réalité et de la sphère du désir.
Un premier pas a été fait dans ce sens avec les observations de Lasègue,
Delasiauve, Magnan et Régis en France, et celles de Kraepelin, Wernicke,
Bonhoeffer en Allemagne, pour isoler une forme de délire (de délirium, appelé
aussi état d’ « Halluzinose » par Kraepelin et Wernicke) plus ou moins onirique,
qui est effectivement caractéristique des psychoses confusionnelles (ou exo­
gènes). Il est remarquable que tout ce travail clinique ait permis à l’école fran­
çaise et à l’école allemande de mettre en évidence deux ordres de faits. Les
uns constituent l'e x p é r ie n c e d é lir a n te e t h a llu c in a to ir e onirique des auteurs
français, laquelle englobe non seulement les scènes et visions, mais des voix
et des transmissions de pensée ou de communications verbales xénopathi-
ques —■les autres constituent les tableaux cliniques décrits par Wernicke et
Kraepelin sous le nom d 'h a llu c in o se a u d itiv e (par exemple, M. M. Gross
et coll., 1963). Les uns et les autres ont d’ailleurs été spécialement étudiés
chez les alcooliques. Ce qui nous intéresse dans ces descriptions classi­
222 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES

ques — outre les deux aspects essentiellement « visuels » pour les uns, essen­
tiellement « auditivo-verbaux » pour les autres, c’est leur apparition au sein
d’une déstructuration du champ de la conscience (1) et particulièrement quand
celle-ci n’atteint pas le niveau proprement confuso-onirico-visuel analogue
à l ’état de rêve. C’est que, comme nous l ’avons souvent souligné, le niveau
auditivo-verbal de ces expériences délirantes constitue un niveau supérieur
à celui de l’état confuso-onirique (2). Sans entrer dans le détail de la phénomé­
nologie de ces états plus ou moins oniriques ou oniroïdes où s’observent des
Hallucinations auditives fondues et confondues dans une expérience délirante
qui englobe toutes sortes d’autres phénomènes psycho-sensoriels (visuels,
corporels, olfactifs, etc.), disons tout simplement que les cliniciens qui se sont
attachés à leur étude ont intégré l’activité auditivo-verbale à un état de délire
très caractéristique des psychoses aiguës, surtout toxiques ou plus généralement
exogènes. Sans doute peut-on aller plus loin encore dans les caractéristiques
des Hallucinations acoustico-verbales, dans le sens indiqué par Wyrsch et
Bleuler comme nous l’avons indiqué précédemment, en notant que le
caractère le plus spécifique de ces phénomènes auditivo-verbaux (voix projetées
dans le monde extérieur) est leur caractère « scénarique » ; ce fait doit toutefois
être soumis à des vérifications cliniques qui restent encore à faire.
Mais c’est surtout dans le domaine des Délires chroniques, la grande énigme
de la Psychiatrie, que sous les analyses élémentaires des Hallucinations auditivo-
verbales apparaissent dans l’esprit même des illustres cliniciens classiques et dans
l’opinion de la plupart des psychiatres actuels, les différences structurales qui
distinguent les diverses modalités de « l’entendre des voix » qui ont aidé à mettre
un peu d’ordre dans ce chaos. Il n’est pas inutile ici, dans cette étude séméiolo­
gique des Délires hallucinatoires acoustico-verbaux, de revenir sur l’histoire
des concepts dont les descriptions cliniques sont solidaires.
Le modèle classique du D é lir e c h ro n iq u e d e p e r s é c u tio n à é v o lu tio n p r o g r e s ­
s i v e tel qu’il a été décrit par Lasègue et Falret, comporte en effet les « Hallu­
cinations de l’ouïe » comme une clé de voûte du système délirant. Le délire
de persécution s’il ne se construit certainement pas « à partir des voix » qui
en sont bien évidemment plutôt son effet que sa cause, les implique en tout cas12

(1) Cf. l’ouvrage de G. Benedetti, Die Alkokolhalluzinosen, Thieme, 1952, et le


travail de P. M ouren et A. T atossian (1965). Ces derniers reprennent un peu la
conclusion du travail considérable de H. B inder (Ueber alkoholische Rauchzustande,
Arch. suisses de N. et de P., 1935, 35, p. 209-228 et 36, p. 17-52) dont j ’ai longuement
fait état dans mon Étude n° 27 (p. 661-663). Mais ils préfèrent ne pas voir, comme
moi, le caractère global du niveau de déstructuration du champ de la conscience, et
considérer, avec K. W. Bash (1957), que celui-ci peut être composé de secteurs hété­
rogènes... A cette réserve près — et fort importante — ils sont d’accord avec moi
pour dire, me semble-t-il, qu’il s’agit dans cette « hallucinose des buveurs » d ’un
trouble de la conscience voisin, sans se confondre avec lui, de l’état onirique.
(2) Parfois succèdent à ces états aigus, des délires hallucinatoires chroniques
alcooliques (P. N eveu, Thèse, Paris, 1941; M. V ictor et J. M. H ope, 1958; etc.).
DEUX CATÉGORIES D'HALLUCINATIONS AC O USTIC O-VERBALES 223

constamment comme modalité de connaissance délirante spécifique. Cela


est tellement vrai que l ’on peut — et que l ’on a pu — définir ce Délire de persé­
cution comme un Délire caractérisé essentiellement par le fait que les Délirants
« entendent des voix », c’est-à-dire font entrer par leur ouïe, dans leur enten­
dement, les événements qui constituent leur délire.
Mais la distinction des Hallucinations psycho-sensorielles et des Hallu­
cinations psychiques ne pouvant manifestement que s’effacer au profit des
secondes, c’est tout le centre de gravité des structures hallucinatoires des
Délires chroniques qui s’est trouvé dans la suite déplacé. Rapportons-nous
à l’époque de Kraepelin et de Séglas. Tout d’abord bien sûr, un lot de délires
fut isolé comme ne comportant pas d’Hallucinations du tout. Nous verrons
plus loin ce qu’il faut en penser, mais en tout cas c’est le sens que Kraepelin
en Allemagne et chez nous Sérieux et Capgras entendirent donner aux concepts
mêmes de Délire systématisé paranoïaque ou de Délire d’interprétation.
Mais pour le reste, c’est-à-dire le plus gros contingent de Délires chroniques,
ils devaient fatalement se scinder justement selon une sorte de plan de clivage
opéré par la distinction des Hallucinations psycho-sensorielles et des Hallu­
cinations psychiques.
La conception générale de Séglas un peu oubliée au profit des mérites
qu’il s’est acquis par ses célèbres descriptions des Hallucinations psycho­
motrices, cette conception doit être ici rappelée car elle coïncide au
fond avec les fameuses études de Bleuler sur la schizophrénie. C’est un
point d’histoire et de doctrine qui exige, pour être à la fois important
et méconnu, que nous nous y arrêtions un peu. C’est aux « P e r s é c u té s »,
aux délirants chroniques étudiés par Lasègue, Falret et Magnan que Séglas
entendait opposer les a In flu e n c é s ». On sait avec quelle minutie il a décrit
tous ces délires hallucinatoires caractérisés, selon lui, par les « Hallucinations
psychiques verbales » et surtout par toutes les formes de l’automatisme psycho­
moteur (langage automatique, hyperendophasie, Hallucinations psycho­
motrices). Pour lui, le délire d’influence était toujours plus ou moins un délire
de possession, en ce sens qu’il divisait pour ainsi dire le Sujet à l’intérieuf
de lui-même comme si un autre le dominait, pénétrait, pensait ou parlait
en lui. Telle est l’intuition fondamentale de ce grand clinicien qui, au début j
de ce siècle (de 1895 à 1910), a ainsi décrit ce délire comme un « d é d o u b le m e n t
d e la p e r s o n n a lité » et de désintégration de la personne. N ’est-ce pas très exac­
tement le même travail qui se fit quelques années après dans l’esprit de Bleuler
à propos de la Schizophrénie, et particulièrement de ses formes paranoïdes ?
De telle sorte que nous pouvons bien dire que là où les auteurs classiques
et surtout leurs disciples croyaient décrire avec précision par une analyse de
leurs symptômes des « variétés » d’Hallucinations psychiques et psycho­
motrices, ils découvraient quelque chose de plus profond : la structure schizo­
phrénique qui caractérise la plus grande masse de tous les Délires chroniques.
Il suffit de se rapporter à tout ce que l’on a observé et écrit dans le monde entier
sur les Hallucinations des Schizophrènes, les syndromes d’influence et de dédou­
blement de la personnalité, les états de dépersonnalisation, les délires de persé­
224 H A L L U C I N A T I O N S A C O U S T I C O -V E R B A L E S

cution des formes paranoïdes de la Schizophrénie, pour se convaincre q u ’il est


bien l ’expression même de la désagrégation schizophrénique. Ce langage
étrange et étranger à l 'Autre qui s ’élève dans les voix q u ’entend le Schizo­
phrène, de ce double dont il perçoit l ’écho quand, enfoncé dans son autisme,
il perd non seulement le contact avec les autres mais son unité pour devenir
justement « schizophrène ».
Mais le travail clinique qui a ainsi abouti à intégrer les Hallucinations
auditives — et spécialement les Hallucinations psychiques et psycho-motrices —
dans la structure même des Délires schizophréniques, ce travail n ’est pas achevé.
Il doit être repris pour que ces signes si authentiques de l ’aliénation mentale
que sont les « voix », nous conduisent non seulement à une classification plus
claire des phénomènes hallucinatoires qui sont les manifestations des diverses
formes de Délire, mais aussi, et inversement, à un approfondissement struc­
tural des espèces de Délires. C ’est que l ’Hallucination de l ’ouïe, comme l ’avaient
pfessenti les auteurs classiques dont nous venons de rappeler les idées, est,
plus q u ’un symptôme du Délire, elle en constitue, par ses modalités mêmes
la clé de voûte. C ’est par elle que le délirant entend les voix de ses persécuteurs,
communique avec les fantômes de ses phantasmes, mais aussi q u ’il « veut dire »
ce q u ’il ne peut pas dire. C ’est ce que nous aurons d ’ailleurs l ’occasion de
m ôntrer d ’une façon plus complète dans la 5e partie de cet ouvrage.

L e s d e u x c a té g o rie s d ’H a llu c in a tio n s a c o u s tic o -v e r b a le s . — Forts


m aintenant de ce que nous venons de « découvrir » sous les symptômes appelés
« Hallucinations de l’ouïe » ou « Hallucinations acoustico-verbales », nous
devons, comme nous l ’avons fait pour les Hallucinations visuelles et le ferons
pour les autres Hallucinations, tenter de les réintégrer dans leur contexte cli­
nique : soit dans les structures délirantes, soit hors d ’elles.

a) Hallucinations auditives délirantes (les voix) dans les psychoses. —


Si, en effet, comme les pages qui précèdent l ’ont surabondamment montré
les « voix » émergent des profondeurs du Sujet, de ses automatismes, de ses
complexes, de ses fantasmes, en un mot, de son Inconscient, il est bien évident
que dans toutes les maladies mentales (qui ne peuvent se définir autrem ent
que comme un bouleversement ou même une inversion des rapports de
l ’Inconscient aux structures décomposées de l’être conscient), nous allons
percevoir à notre tour ce quelque chose q u ’est la voix de l’halluciné, comme
ce que dit son Inconscient (quand il donne de la voix et prend la parole) et
que les modalités mêmes de son « Inconscience » (c’est-à-dire de désorgani­
sation de son être conscient) lui font entendre comme venant d ’un autre
ce q u ’il se dit à lui-même. Ce sont ces modalités structurales de l ’invasion
de l ’être conscient p ar les voix de son Inconscient qui doivent servir de cadre
à une classification naturelle des Hallucinations auditives délirantes.

— D ’abord en ce qui concerne les psychoses aiguës, c ’est dans les niveaux
intermédiaires entre la veille et le sommeil que les expériences délirantes (que
LES H A L L U C I N A T I O N S A C O U S T I C O -V E R B A L E S D É L I R A N T E S 225

nous décrirons plus loin) sont vécues comme un dédoublement qui objectivent
dans l’ordre de l’espace vécu de sa représentation ce qui est de l’ordre de sa
pensée. Toutes ces psychoses sont pour ainsi dire saturées d'Hallucinations
psychiques ou d’Hallucinations psycho-sensorielles qui manifestent la chute
dans l’imaginaire qu’elles comportent nécessairement. Nous avons tellement
insisté sur ce point (1) et nous y insisterons tellement encore plus loin, qu’il
nous suffit d’indiquer ici que pour toutes ces psychoses aiguës de la mélan­
colie, de la manie, jusqu’aux états confuso-oniriques dans la pénombre
de la conscience déstructurée, s’élève la voix de l’inconscient.

— Pour ce qui est des Délires chroniques qui constituent la plus grande masse
des Psychoses chroniques, nous venons de le rappeler, les structures schizo­
phréniques ne sont, au fond, rien d ’autre dans leurs manifestations délirantes
et autistiques q u ’une « levée en masse » du langage de l ’Inconscient. C ’est (2)
bien là, en effet, que Freud a discerné avec tan t de lucidité que le langage de
ces Psychoses p ar excellence apparaît comme le langage même de l’Inconscient.
Tout le symbolisme des pensées et des actions schizophréniques reflète ce que
se dit inconsciemment le schizophrène dans ses Hallucinations verbales, tout
ce q u ’il s’y dit dans cette autre partie de lui-même qui envahit son Moi. C ’est
sur ce thème que brodent toutes les interprétations analytiques et psychopatho­
logiques des Schizophrènes dont les « v o ix » sont devenues pour eux la voie
de communication avec son monde déréel. Si la structure même de l’existence
schizophrénique implique pour ainsi dire nécessairement les délires d ’influence
et les Hallucinations psychiques qui remplissent le vide ou la béance de son être,
il y a d ’autres modalités de délire qui com portent également et dans leurs
structures propres les relations hallucinatoires (voix entendues dans un monde
hostile, voix qui s’insinuent dans l ’intimité même de la pensée et de la personne).
Dans les délires systématisés (correspondant au vieux concept de paranoïa)
où le thème délirant ne se développe que par référence précisément à des sources
de connaissances falsifiées à leur base, les voix s’élèvent du monde hostile.
Et pour être plus illusionnelles ou interprétatives elles n ’en sont pas moins
hallucinatoires. Si on appelle souvent ces modalités relationnelles du délirant
systématique avec autrui et son monde plutôt « illusions », ou « interpréta­
tions », ou « intuitions », on ne les exclut pas (ou on ne les exclut que par
un emploi de mots qui abusent de la confiance q u ’on peut leur consentir)
de cette modalité fondamentalement hallucinatoire (nous y insisterons plus
loin) q u ’est le délire, fût-il « de relation », « d ’interprétation » ou « passionnel ».
Les délires de jalousie ou d ’érotomanie nous fournissent précisément la preuve
— d ’après les études mêmes de Jaspers comme de celles de G. de Clérambault —
que le processus délirant de ce travail systématique de projection de la sphère12

(1) Cf. mes Études, tome III, et mon livre sur « La Conscience ».
(2) Nous retrouverons plus loin ce problème dans la cinquième Partie (chap. III)
et nous nous référerons aux travaux de J. W yrsch , Erwin Straus et à ceux de
A. H. M odell (1960), I. Spoerri (1966), de J. G latzel (1971), etc.
226 H A L L U C I N A T I O N S A C O U S T I C O -V E R B A L E S

affective dans le monde des autres comporte dans ses expériences primordiales
un vécu tout à la fois intuitif, perceptif, imaginatif, xénopathique, somme toute,
une illusion des sens dont la distorsion de l ’information acoustico-verbale
constitue l ’instrument. Disons tout simplement que dans ce cas le thème déli­
rant est consubstantiel de sa structure hallucino-auditivo-verbale sous sa
forme la plus généralement « psychique » (Je sens une communication avec
l ’objet aimé. J ’ai eu la révélation ou la représentation de l’infidélité de mon
mari) ; mais parfois aussi psycho-sensorielle (J’ai entendu et compris ce q u ’ils
m ’ont dit, ce q u ’elle a voulu dire. J ’ai entendu leur conversation. J ’ai surpris
des confidences. J ’ai été informé par des paroles). Cela est si vrai q u ’en France
I un grand nombre de ces cas de psychoses délirantes systématisées ont été
\ décrits comme « Psychoses hallucinatoires chroniques »..., concept dont
le succès a été garanti par l ’extrême commodité clinique de son application
à une masse de délires que ne caractérise pas la dissociation schizophrénique,
| mais qui tous plus ou moins se réfèrent à l ’expérience, à la connaissance
irréfragable, à l’inform ation irrécusable d ’un constat perceptif dont l ’Hallu­
cination psycho-sensorielle, et surtout l ’Hallucination psychique verbale,
constituent le procès-verbal de réalité de l ’irréalité.

— Nous laisserons de côté ici (devant y insister plus loin) les structures des
délires fantastiques (paraphrénies ou grands délires paranoïdes sans disso­
ciation déficitaire englobant une partie de ce que l ’école française appelle,
ou Délire d ’imagination, ou Psychoses hallucinatoires). Disons simplement
que cette manière de délirer, en ouvrant l’existant du délirant à une large com­
munication avec l ’au-delà infini du monde réel rétréci en posant la réalité
de l ’irréalité absolue, est pour ainsi dire remplie des voix impliquées dans
cette voie de communication fantastique.

H a llu c in a tio n s v e r b a le s n é v r o tiq u e s . — C ’est bien de la structure des Psy­


choses que se rapprochent certaines Névroses dont elles constituent les
« border-lines » ou les formes mineures. La projection et la fonction imaginaire
des phantasmes, les a voix de la conscience névrotiques », quel clinicien pourrait
même — ou surtout — en les appelant Pseudo-hallucinations, ne pas les
rapprocher des Hallucinations délirantes ?
Qui ? Certainement pas les psychanalystes qui passent leurs journées à ana­
lyser et interpréter le langage de l ’autre qui affleure à la conscience du névrosé
et dont il entend le murmure dans l ’association libre quand s’établit sa commu­
nication avec l ’Inconscient de son patient. Rien ne peut être dit, en effet, ni
dans la clinique des névrosés ni dans leur psychothérapie qui ne prenne acte de
la projection du langage inconscient dans les manifestations névrotiques.
Mais aucun clinicien, même le plus « nosographiste » ou le plus réfractaire
au point de vue psychodynamique ne peut pas non plus se refuser à voir cette
évidence qu’il nous suffit de formuler ici : les Névroses contiennent dans le
tableau clinique, non seulement en puissance comme chez le Sujet norm al, le lan­
gage de l ’Inconscient, mais celui-ci y est perçu et articulé dans le vécu même de
L E S É ID O L 1 E S A C O U S T I C O -V E R B A L E S 227

la phobie, de l ’obsession ou de la suggestion hystérique comme le rappelle,


p ar exemple, le travail de H. Livinson (1966). L ’étude clinique des névroses
telle q u ’elle a été approfondie aussi bien (sinon mieux) p ar Janet que par Freud
démontre surabondam ment que les « voix intérieures », les pensées forcées,
les représentations obsédantes d ’ordres ou de phrases automatiques, de locu­
tions impulsives ou compulsives, etc., sont des symptômes communs chez les
névrosés qui ne cessent de se présenter constamment comme des «pseudo­
Hallucinations » (imaginatives) et parfois même comme des Hallucinations
sensorielles (projetées dans le monde des objets perçus). P ar là, les distinctions
trop radicales et abusives entre Névrose et Psychose tom bent d ’elles-mêmes.
L ’Hallucination auditivo-verbale dans la majesté même de sa spécificité psycho­
pathologique entend, en effet, nous faire entendre que ce qui projette la voix
du délirant c ’est encore ce que projette dans ses relations avec son monde
le névrosé. C ’est dans les deux cas l ’Inconscient qui parle dans les symptômes
hallucinatoires ou pseudo-hallucinatoires du délire ou de la névrose (1).
E t c ’est bien à cette conclusion que nous devons m aintenant parvenir
au terme de cette étude clinique et phénoménologique des Hallucinations
acoustico-verbales. Elles sont comme le phénomène central de l ’altération
et de l ’aliénation de l ’être conscient dont toutes les modalités de désorga­
nisation constituent toutes les maladies mentales. L ’Hallucination de l’ouïe
— sous la forme tragique des « voix » — c ’est l’image plus ou moins sonore
de la folie sous toutes ses formes. Et on comprend dès lors mieux pourquoi
les Cliniciens, pour ainsi dire inconsciemment, recherchent toujours avec
tant de soin (et parfois avec la naïveté de croire q u ’ils peuvent le réduire à une
symptomatologie cristalline) si leurs malades sont « hallucinés » — comme
ceux-ci cachent avec tout autant de soin ce qui paraît aux uns et aux autres
être le signe pathognomonique du Délire, c ’est-à-dire le sceau même de l’alié­
nation. M ais la « perception-sans-objet-à-percevoir », cette transgression
de la loi de la réalité, même si elle ne constitue pas une infraction aussi patente
dans la Névrose que dans la Psychose, s’impose au clinicien. Et cela, dans la
mesure même où le névrosé interpose entre le Psychiatre et lui-même son
monologue phantasmique qui entretient en lui comme son propre écho,
le seul discours qu’il veuille entendre et ne cesse de se faire entendre. C ar tel
est le point essentiellement névrotique de passage de l ’Hallucination verbale
à la métaphore.

b) Les Ëidolies acoustico-verbales et la pathologie périphérique et cen­


trale de système perceptif de l’audition. — Que si maintenant, après avoir saisi
les structures délirantes ou névrotiques dont les Hallucinations acoustico-ver­
bales émergent comme la floraison sonore même des bourgeons de l ’Inconscient
(die Abkömmlingen des Unbewussten comme disait Freud) nous nous tournons
vers les phénomènes hallucinatoires acoustico-verbaux qui ne plongent pas leurs
racines dans une désorganisation de l ’être conscient et du système de la réalité 1

(1) Cf. plus loin, 5e Partie, chapitre III.


228 H A L L U C I N A T I O N S A C O U S T I C O -V E R B A L E S

qui l’indexe, nous nous trouvons en effet face à cette variété d ’É id o lie s h a l-
lu c in o siq u e s a c o u s tic o -v e r b a le s qui, n ’ayant pas d ’implantation délirante, ne
sont ni produits ni production du délire. Et c ’est bien ce que nous pouvons
observer dans la clinique et que nous avons exposé dans cette séméiologie
de l ’Hallucination de l’ouïe. Il s’agit de formes sonores ou de phénomènes
qui apparaissent chez les « sains d ’esprit ». Mais alors ces hommes qui enten­
dent les acouphènes, ou les ritournelles, ou les airs de musique, qui souffrent
ou s ’amusent de l ’importunité ou de la cocasserie des bruits ou des frag­
ments verbaux qui envahissent la périphérie de leur champ de conscience sans
en altérer l ’adaptation à la réalité, laquelle demeure organisée «selon la loi » —
ces hommes, s’ils sont sains d ’esprit, sont cependant malades de leurs oreilles ou
des analyseurs perceptifs qui règlent le jeu de l ’imaginaire et du réel dans le
sens de l ’audition ; de l ’audition non seulement du monde sonore mais de
l ’audition du monde verbal. Ces phénomènes éidoliques existent incontesta­
blement. Nous devons souligner ici que leur séméiologie est souvent difficile à
établir, car souvent le délire se cache ou se dissimule sous les apparences d ’une
réduction purement sensorielle dont le clinicien doit savoir ne pas être dupe
quand plus souvent q u ’il ne le dit, l’halluciné de l ’ouïe est dupe de ce q u ’il
entend, c ’est-à-dire captif de son délire, quand Berbiguier veut se faire passer
pour Nicolaï...
Il nous reste en effet — reprenant ce que nous avons dit à propos des
« Hallucinations acoustiques » (communes, musicales et même verbales)
que nous avons qualifiées d ’ « élémentaires » et de « figuratives » — à opposer
au monde de l ’Hallucination de l ’ouïe délirante, les phénomènes symptoma­
tiques de la désintégration partielle de l ’appareil acoustico-verbal, c ’est-à-dire
des É id o lie s a c o u s tic o -v e r b a le s . Nous aurons l’occasion plus loin de décrire
la phénoménologie commune à toutes les Éidolies, comme nous retrouverons
aussi plus loin le problème pathogénique de leur production ; aussi nous
contenterons-nous ici de quelques rappels ou anticipations nécessaires à l ’expo­
sition du tableau clinique de cette catégorie d'Hallucinations auditives abu­
sivement confondues avec les Hallucinations des Délirants (quand elles ne
sont pas considérées comme leur cause).
C ’est un des « leitmotivs » de cet ouvrage que de m ontrer que le problème
des Hallucinations délirantes doit être exonéré de celui des Éidolies halluci-
nosiques qui constituent une catégorie spéciale d ’ « Hallucinations compa­
tibles avec la raison ». Si nous avons pu confirmer l ’unanim e opinion des
Cliniciens qui savent bien que les « voix » en général sont des signes pathogno­
moniques de l ’aliénation mentale, il n ’en reste pas moins que certains bruits,
certains rythmes, le retour stéréotypé de refrains entendus, voire de ritournelles
insupportables ou même de compositions musicales ou syntaxiques ayant
un caractère de « parasitisme » tel que ces fameuses perceptions sont maintenues
p ar le Sujet hors du champ de la réalité perçue, hors de tout « entendement »
autre que celui de la chose seulement « entendue », sans cette intention de
l ’être qui caractérise la relation acoustico-verbale réverbérante du Sujet avec
autrui. Nous avons assez insisté sur la séméiologie de ces Éidolies hallucino-
L E S É I D O L I E S A C O U S T I C O -V E R B A L E S 229

siques auditives communes, musicales et verbales pour n ’avoir pas à y revenir


à nouveau à la fin de ce chapitre.
P ar contre, il nous paraît indispensable d ’indiquer ici les conditions patho­
logiques cérébrales ou sensorielles que la clinique lie à ces manifestations,
nous réservant d ’exposer plus loin et plus complètement (v. p. 336 et p. 447­
495) le vrai problème pathologique posé p ar cette irruption dans le champ
perceptif acoustico-verbal de formes incongrues, irréelles et pourtant remar­
quablement esthésiques (vivides, prégnantes, spatialisées). Ce problème
consiste essentiellement à se demander si de telles « illusions » portant sur
le sens de l’ouïe et notam m ent dans sa corrélation avec la mémoire musicale
et verbale, sont d ’origine périphérique ou centrale ?
Le caractère d ’unilatéralité, de fixité, de stéréotypies rythmées, d ’élémen-
tarité aussi (même si elle est parfois relative) des acouphènes, leur accentuation
p ar l ’occlusion des oreilles ou la surdité (1), autrem ent dit, leurs rapports avec
la réceptivité des trains d ’ondes sonores p ar l ’organe de Corti ont porté
beaucoup d ’auteurs à incriminer les lésions otitiques (2) (Koppe, 1870; Regis,
1881; Urbantschich, 1855; Redlich et Kaufm ann, 1896; Bryant, 1907; Séglas,
1902; etc.). Les affections labyrinthiques (otospongiose), les hémorragies laby­
rinthiques, les neurinomes de l ’acoustique ou autres causes de compression du
nerf cochléaire, ont été souvent invoqués comme cause lésionnelle de ces trou­
bles. Plus récemment (P. M artin et M. Aubert, puis A. Gaillard, P. Pazat te
P. Grateau, 1970) ont étudié avec précision l’audition fantôme après am putation
du champ auditif après un traumatisme sonore; l’acouphène dans ces cas a tou­
jours une tonalité correspondant à la bande de la surdité et correspond rigoureuse­
ment aux lacunes du champ acoustique. Nous reviendrons plus loin (p. 365-367 ;
705-706; 928-930, et chap. IV de la 7e Partie) sur ces faits si intéressants.
Le travail de H. Hécaen et R. Ropert (1963) constitue une excellente mise
au point de tous les problèmes et a versé au débat quelques belles observations
(9 cas). Ils insistent sur les caractéristiques du « syndrome hallucinatoire des oto-
pathes » : apparition de troubles parallèlement à un déficit sensoriel permanent,
succession dans le temps d ’Hallucinations élémentaires (acouphènes) souvent
rythmées et latéralisées du côté du déficit auditif, puis Hallucinations complexes,
musicales et verbales. Ces dernières ont un caractère plus variable et témoi­
gnent d ’un enrichissement imaginaire qui « habille » les Hallucinations. Nous
ne croyons pas beaucoup à ce développement progressif et en quelque
sorte quantitatif : les unes (Hallucinations élémentaires) nous paraissent cons-12

(1) Depuis longtemps (K raepelin , C. F ürstner , R égis) ont signalé les rapports
de la Surdité avec les Délires et les Hallucinations de l’ouïe. Nous reviendrons sur
ce point à propos des Éidolies hallucinosiques (3e Partie), puis à propos de l’Isolement
sensoriel (4e Partie), et enfin dans la 7e Partie (chap. III). On consultera particuliè­
rement le travail de J. de A juriaguerra et G. G arrone (S ym p o siu m B el-A ir, 1964)
et celui de J. B. R ainer et coll. (in K eu p, 1970).
(2) Des lésions otitiques ont été incriminées bien souvent depuis Boissier de
S auvages, mais souvent avec des réserves (Th. K ämmerer et coll., 1958).
230 H A L L U C I N A T I O N S A C O U S T I C O -V E R B A L E S

tituer des protéidolies acoustiques, et les autres (Hallucinations complexes)


des phantéidolies de structure différente qui témoignent déjà d ’un travail
mélodique ou verbal semblable à celui des phantéidolies visuelles. A cet
égard, H. Hécaen et R. R opert rapportant (1963) des images hallucinosiques
visuelles et auditives notent que celles-ci ont un caractère moins illusionnel
que celles-là, q u ’elles ont aussi un caractère de projection spatiale moins net
et que « la croyance en la réalité des phantasmes paraît encore plus rare chez
le sourd que chez l ’aveugle ».
Mais ce qui s’observe dans les atteintes périphériques de Vappareil psycho­
sensoriel de l'ouïe, n ’est pas radicalement différent de ce qui se passe lors des
lésions centrales dans le système fonctionnel perceptif comme le remarquent
également H. Hécaen et R. R opert lorsqu’ils écrivent que l’atteinte du système
sensoriel d ’un quelconque de ses niveaux est susceptible d ’entraîner l ’activité
du système to u t entier qui fonctionne dès lors indépendamment des données
du monde extérieur. Et, effectivement, lorsqu’on jette un simple coup d ’œil
— que nous rendrons plus insistant plus loin — sur les rapports des Halluci­
nations acoustico-verbales et des lésions centrales, on s’aperçoit que les « H al­
lucinations élémentaires » figurent avec leur séméiologie semblable (qu’il
s’agisse de sons, de bruits, de rythmes, d ’airs musicaux ou d ’ « embryon de
phrases », etc.) dans les lésions centrales comme chez les otopathes (H. Hécaen
et R. Ropert, 1959). La stimulation des aires de projection sensorio-auditives
(W. Penfield) ne provoque pas non plus d ’Hallucinations plus complexes.
Par contre, il semble que les Éidolies hallucinosiques (non délirantes ou,
comme on disait au siècle dernier, compatibles avec la raison) quand elles
affectent une allure phantéidolique s’observent davantage, bien sûr, au
cours des manifestations épileptiques (I. D. Rennie, 1964, par exemple) et
spécialement des « auras » (elles sont généralement en rapport alors avec des
lésions temporales) ou au cours de crises d ’automatose à symptômes vesti-
bulaires ou méso-diencéphaliques (observations 1, 2, 8, 20, 24 et 27 de Hécaen
et Ropert dans leur mémoire de 1959 sur les Hallucinations auditives au cours
de syndromes neurologiques). Dans ce dernier cas elles s’accompagnent
quelquefois de phénomènes de désintégration du schéma corporel (observa­
tion 11 de ces mêmes auteurs). G. de Morsier (1938, p. 334, observation 27)
en rapporte un cas semblable. Elles s’observent aussi « a potu suspenso »
chez les alcooliques (S. M. Saravay, 1967) au début ou au décours du
delirium tremens (F. Morel, M. Millon, 1963).
Quant au fait que ces phénomènes éidolo-hallucinosiques acoustico-verbaux
apparaissent sur un fo n d d'agnosie verbale (F. Morel, 1936) ou d ’aphasie
(observations anciennes de Sérieux et Mignot, 1901, de Mighael Lemos à la
même époque, puis de K. Kleist et plus récemment de Anastopoulos, 1967,
pour ne citer que quelques exemples), ils m ontrent bien que ces phénomènes
dépendent d ’un déficit fonctionnel dont l ’image hallucinatoire n ’est q u ’un
effet.
Enfin, les phénomènes de « Gedankenlautwerden » ou de « polyacousie »
s’observent comme symptômes de lésions centrales (des aires secondaires
B IB L IO G R A P H IE 231

de projection et des zones temporo-pariétales gauches). Ils sont bien connus


depuis les fameuses observations de F. Sanz, 1922 et de Klein, 1924. Hécaen
e t Ropert (observation n° 10) en rapportent un cas où le phénomène affectait
une forme palilalique : il s ’agissait d ’un gliome temporal gauche. Mais le
problème ne paraît pas si simple q u ’il puisse être si facilement réglé pour
ce qui concerne la pathologie du pôle périphérique ou central, car nous devons
rappeler que Regis (1898) parle d ’une bien curieuse observation d ’un malade
atteint d ’otite qui entendait par l ’oreille droite des injures et la « répétition
parlée de sa pensée », phénomène qui, certifie ce grand Clinicien, disparut
avec l ’otite. Dans l ’ordre des Hallucinations auditives il y a donc quelque chose
comme le fameux cas de Villamil (mais ici « renversé ») qui vient nous rappeler
que l’analyseur perceptif fonctionne comme un tout.
De telle sorte que nous pouvons bien comprendre que sans les décalquer
sur un schéma spatial et anatomique, il existe bien des niveaux de phénomènes
éidolo-acoustiques (protéidolies et phantéidolies) qui se trouvent manifestement,
en rapport avec des lésions ou des perturbations de l ’appareil sensoriel acous-
tico-verbal, mais qui se trouvent dans une zone fonctionnelle que l ’on pourra
appeler comme on voudra, inférieure ou périphérique, à l ’égard des niveaux
de désorganisation de l ’être conscient auquel correspond la « voix » des déli­
rants, cette voix qui est vraiment pour le Sujet l’annonce de l’événement
fantastique qui représente son délire et l’indice de son aliénation pour les
autres.
*
* *

Les « Hallucinations de l’Ouïe », qui sont surtout des « Hallucinations


acoustico-verbales », constituent le concert des « voix » par lesquelles s’énonce
le discours de l ’inconscient dans le Délire à ses divers niveaux de déstructura­
tion de l’être conscient.
Mais à un niveau inférieur, celui de l’intégration du système perceptif
acoustico-verbal, se manifestent des phénomènes éidolo-hallucinosiques, ainsi
que nous les appelons.

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C lérambault (G. de). — Œ u v re, 1942, tome 2 , p. 455­ On trouvera dans ces travaux une ample biblio­
656. graphie. Pour les travaux lécents, on en trouvera
P enfield (W.). — Cf. la Bibliographie de ses travaux, la référence dans la bibliographie des travaux sur les
p. 981. Hallucinations de 1950 à 1971 à la fin de l'ouvrage.
CHAPITRE III

LES HALLUCINATIONS TACTILES

Le sens du tact analyse les rapports du tégument avec le monde des objets.
Il tire de cette analyse des informations constitutives de l ’objectivité de l ’expé­
rience éprouvée à la surface de la peau dans et par cet organe des sens. Mais
cette « objectivité » est essentiellement ambiguë car elle implique pour chaque
information perceptive autant de subjectivité (sentir sur et dans sa peau) que
d ’objectivité (identifier quelque chose qui affecte la sensibilité cutanée). Si
je sens le contact d ’un objet, je sens que je sens autant que je sens cet objet.
L ’analyse même de l’acte perceptif de la sensibilité tactile suppose, en effet,
constamment une référence à une qualité sensible purement subjective (1)
(Si je touche du bout de l ’index droit le dos de m a main gauche, j ’objective
m a main gauche en même temps que j ’objective mon index droit; mais aussi
je sens ma main gauche touchée p ar mon index droit que je sais lui-même
« touchant »...). Autrement dit, nous sommes — et cela est, nous l’avons vu,1

(1) Même si on suit D. K atz (D e r A u fb a u d e r T a stw elt, Leipzig, 1925), auteur


d’un des ouvrages les plus importants sur le « monde du toucher ». 11 montre, en
effet, que les qualités sensibles (rugueux, lisse, dur, mou, etc.) sont des résultats
du comportement moteur de la palpation qui, effectivement, est une conduite de
prise en main ou de manipulation des choses. Il ajoute cependant que ce n’est pas
au mouvement que se réduisent ces qualités sensibles même si elles sont déterminées
et induites par lui, car le tact consiste dans une « Umsetzung eines Reizverlaufs
in dem Phenomen, dies nichts von Bewegung mehr an sich trägt » (p. 67), c’est-à-dire
« dans une transposition d’un processus d’excitation en un phénomène qui ne com­
porte plus en lui-même de mouvement ». Et c’est dès lors dans cette prise de
contact que réside plutôt que dans une donnée sensible la subjectivité radicale du
sens du toucher qui ne peut, en effet en dernière analyse, faire sentir un objet sans
la propriété même du Sujet. Les analyses de E. Straus dans la quatrième partie
de son ouvrage (S en sa tio n e t A u to m o u v e m e n t), et notamment dans les paragraphes
consacrés à l’analyse du « glisser » (385-390), du spectre des sens (390-403) et des
formes temporo-spatiales des sensations (403-416) seraient à citer tout entières pour
que les lecteurs français puissent prendre connaissance de l’extraordinaire fécondité
de l’exposition du sens de ce sens qui contraste avec les naïvetés de la psychophy­
siologie classique (E. Straus expose la critique de von K ries, 1923, à propos de la
localisation des sensations et des sensations de localisation).
234 H A L L U C I N A T I O N S T A C T IL E S

encore plus vrai pour la perception corporelle en général — dans un ordre de


sensibilité où le perçu en tant qu’objet est essentiellement lié au vécu en tant
que modalité du sentir. C’est en ce sens que E. Straus considère ce sens comme
un « Nahsinn », c’est-à-dire comme un sens qui assure l ’immédiateté du contact
avec le monde. Sa fonction est de rapprocher les objets du monde jusqu’à
les placer dans la main du Sujet (1).
Autant dire que ce mode de perception est particulièrement vulnérable,
c’est-à-dire que l’Hallucination y est en quelque sorte immanente puisque
les modalités subjectives qu’elle implique peuvent, comme pour le prurit,
la douleur, constituer à elles seules l’unique « objet » d’une expérience sans
objet autre qu’une modification du Sujet et, par là, effacer toute possibilité
de distinguer une « perception-sans-objet-à-percevoir » (2). C’est seulement dans
les formes « é p ic r itiq u e s » (selon la terminologie de Head) de cette activité
du sens tactile que l’objet, en reprenant ses droits, est susceptible d’un jugement
perceptif (juste ou faux) et par conséquent peut donner lieu à une illusion hallu­
cinatoire. Dans les formes « p r o to p a th iq u e s », par contre, toute sensation
est purement vécue « sans esquisse ni profil », et son caractère hallucinatoire
reste toujours et indéfiniment problématique, impliquant un vécu comme tel,
une donnée des sens irrécusable. Ainsi pouvons-nous comprendre que les
Hallucinations tactiles doivent être peut-être les plus fréquentes mais certaine­
ment aussi les plus insignifiantes pour être englouties dans la pure subjectivité
de ces sensations qui constituent comme une toile de fond, une surface de
contact, mais aussi un écran « périphérique » du champ perceptif. C’est bien,
en effet, comme à la p é r ip h é r ie du sentir que se situe la perception du contact
épidermique du Sujet avec son monde. Au fond, l’Hallucination dans ce domaine
sensoriel consiste à « centrer » les sensations tactiles sur un é v é n e m e n t ima­
ginaire que celui-ci se joue hors du corps ou dans son tégument.

ANATOMIE ET PHYSIOLOGIE DES RÉCEPTEURS CUTANÉS

C’est essentiellement en tant qu’organe de constitution des messages cutanés


(A. Montagu, 1971) que se définit le tact ; car, bien entendu, ses propres récepteurs
(musculaires ou articulaires ou de la sensibilité profonde) font partie de la masse
de la perception du corps sans objet autre que lui-même dans la totalité de son
« schéma corporel », c’est-à-dire de la perception que nous étudierons plus loin
comme « somatognosie ». L’organe du tact c’est la peau et le système d’expan­
sions nerveuses (A. Ruffini, 1905) qui captent les signaux et codent les messages12

(1) E. Straus emploie une très belle expression au Sujet de cette fonction du
contact le plus intime du Sujet avec les objets : « Der Tastsinn des ausgeschlossen
Dritten », le tact est le « sens du tiers exclu » (p. 396).
(2) S’il est vrai, com me y insiste encore E. Straus , que dans le dom aine de la
sensation pure il n ’y a pas d ’erreur, celle-ci n ’étan t possible q u ’au niveau proprem ent
p erceptif du jugem ent d ’objectivité.
LE SENS D U TACT 235

propres à cet organe des sens. Dans les couches profondes de l’épiderme
se trouve un réseau de terminaisons libres et « hédériformes », disques
concaves appendus à une fibrille amyélinique. Dans les papilles dermiques se
trouvent les corpuscules de Meissner (de forme cylindrique dont l’arborisation
terminale est fournie par une fibre myélinisée et recevant une fibre afférente
amyélinique). Dans la couche sous-papillaire existe un réseau de terminaisons
libres et dans les couches profondes se trouvent les corpuscules de Krause, de
Ruffini et de Pacini à innervation à la fois myélinique et amyélinique dont
la structure histologique ne rend pas compte de la spécificité des réceptions
(Y. Laporte, in P h y s io lo g ie de Ch. Kayser, 1963). Cela n’empêche pas d’ailleurs
la sensibilité cutanée d’être « p o n c tu e lle » (M. Blix, 1882), c’est-à-dire que
chacun des points de la peau est le siège d’une spécificité particulière des
mécano-récepteurs. Ceux-ci sont, soit annexés aux poils, soit dans l ’épaisseur
du derme; de telle sorte qu’une sensation tactile peut être provoquée, soit
par le déplacement de poils, soit par le contact de la peau avec un objet.
Grâce à l’esthésiométrie de von Frey permettant d’exercer des pressions
variables, on a pu vérifier que la sensibilité tactile est très strictement
ponctuelle, un contact double n’étant perceptible que si la distance qui sépare
les deux points stimulés est assez grande. Cet écartement minimal entre deux
cercles sensoriels tactiles (Weber) varie considérablement avec le pouvoir
discriminatif des diverses régions de la peau. Il est de 9 mm sur le bout de la
langue, de 15 mm à la paume de la main, de 70 mm à la cuisse (Y. Laporte,
1963). A ces corpuscules tactiles sont intimement connectés les récepteurs ther­
miques de la peau et des muqueuses (formations encapsulées, corpuscules de
Krause et terminaisons libres) et les récepteurs à la douleur ou noci­
cepteurs (terminaisons libres, d’après von Frey, qui comportent des fibres
myélinisées et des fibres amyélinisées).
Le premier neurone de la somesthésie tactile est situé dans le ganglion
rachidien ; de son prolongement périphérique partent des signaux au niveau
des récepteurs qui cheminent par son prolongement central dans la racine
postérieure. Il s’agit de fibres myélinisées de diamètre moyen (groupe II de la
classification de D. R. Lloyd) qui constituent le contingent médian de l’entrée
dans la moelle au niveau du sillon dorso-latéral. Ce contingent médian se
place immédiatement au dedans de la corne grise postérieure. Le prolongement
central de ce premier neurone sensitif où se codent les messages tactiles par­
vient à la partie postérieure du bulbe (deuxième neurone sensitif) dans les
noyaux de Goll et Burdach. Ce sont les axones de ce deuxième neurone qui
croisent la ligne médiane et constituent le le m n is q u e m é d ia n . Celui-ci
occupe au niveau du thalamus les noyaux ventrobasaux (J. E. Rose et
V. B. Mountcastle, 1959), puis se projette dans le cortex post-central
(aires 1, 2 et 3 de Brodman) pour y constituer l’aire de p r o je c tio n s o m e s th é -
s iq u e p r im a ir e , l’aire somesthésique secondaire étant située au niveau de la
partie supérieure de l ’écorce temporale chez les primates, et au niveau de
l’aire ectosylvienne chez le chat (E. Adrian, 1941 ; C. N. Woolsey, 1943).
C’est à cette systématisation somatotopique que correspond le cc signe
236 H A L L U C I N A T I O N S T A C T IL E S

local » et son pouvoir de discrimination des messages reçus par les récepteurs.
Mais si les cartes somatotopiques de E. Adrian (1941), C. N. Woolsey (1942)
pour le cortex, et de Mountcastle (1952) pour le thalamus étaient trop stricte­
ment systématiques, les travaux de V. B. Mountcastle (1961) en ont corrigé
la rigueur spatiale par les interprétations plus physiologiques qu’anatomi­
ques sur la base des transmissions synaptiques et des sommations temporelles
qui assurent de façon très remarquable la fidélité dans la transmission des
informations somesthésiques (Y. Laporte, 1963).
On comprend bien que des lésions du système lemniscal entraînent des
troubles dans la capacité de discrimination et des confusions de formes. C’est
précisément ce point qu’avait tout spécialement souligné Stein ( T r a it é de
Bumke, 1928, dans le paragraphe qu’il a consacré aux troubles de la perception
tactile). Pour lui, les lésions périphériques ou de conduction des messages
entraînent des processus de dédifférenciation plutôt qu’une inafîérence au
niveau des récepteurs. Il a été amené, notamment, à mettre l’accent dans ces
troubles de la perception tactile (et, par voie de conséquence, dans les Halluci­
nations tactiles) sur les troubles de la chronaxie, conception qui s’apparente
aux théories plus modernes de Mountcastle, car les unes et les autres mettent
l’accent sur le facteur temps dans la marche du processus d’identification
somato-gnosique (1) et sur le processus de codage des signaux, c’est-à-dire
du c h a n g e m e n t qu’exige leur transformation en messages (potentiels élec­
triques).1

(1) S tein (P a th o lo g ie d e r W ahrnehm ung, Handbuch de B umke , 1.1, 256-364) met


en garde contre les interprétations purement atomistiques des conductions spécifiques
des messages qui, somme toute, seraient identiques depuis les Stimuli jusqu’aux
réponses motrices. Dans les troubles sensitifs périphériques, il pense que les troubles
de la sensibilité et leurs diverses modalités sont dus à un processus de « dédifféren­
ciation », comme si les composantes qui entrent dans la perception perdaient le
pouvoir de se distinguer avec précision, c’est-à-dire de former des figures propres
à chaque vitesse de constitution (chronaxie). Il insiste sur le fait que la raréfaction
des points sensibles (von F rey) doit être interprétée sur un modèle dynamique intro­
duisant le facteur temps. Pour les lésions centrales, Stein dit que la modification
fonctionnelle qui lui est propre est la modification des chronaxies. Dans ces cas,
le déficit massif du système spino-cortical subit une modification qui transforme
le résonateur à haute fréquence qu’il est normalement, en résonateur à basse fréquence.
Naturellement, cet aspect physiopathologique des troubles de la sensibilité implique
la notion même d’une désintégration des fonctions, là où la physiologie mécanique
n’envisage que des processus d’excitation plus ou moins intenses. En ce qui concerne
les troubles hallucinatoires ou illusionnels du tact, il nous a paru important à ce
niveau physiologique — pour ainsi dire le plus élémentaire — de rappeler dans quel
sens, depuis cette pénétrante étude de Stein , des progrès ont été faits malgré la sur­
vivance peut-être indéracinable des préjugés mécaniques chez les neuro-physiologistes.
Nous tirerons profit de ces analyses pour notre propre conception de la perception
(cf. dernière partie de cet ouvrage).
LA P A R T IL L U S IO N N E L L E D E L A P E R C E P T IO N T A C T IL E 237

LA VIRTUALITÉ HALLUCINATOIRE DES PERCEPTIONS TACTILES

Le sens du tact est tout à la fois précis dans ses informations de données
sensorielles objectives (contact d’objets durs, chauds, solides, fluides) et dans
ses formations gnosiques (c’est une boîte, une clé, un rat, de l’eau), et imprécis
dans ses formations gnosiques quand il s’agit d’objectiver des sensations cuta­
nées intrinsèques. C’est que l’analyseur perceptif tactile a une double fonction
que l’on désigne par l’activité ( to u c h e r a c t i f de manipulation ou de palpation)
ou la passivité ( to u c h e r p a s s if , messages autochtones émanant des téguments
de sa surface ou de sa profondeur).
Les perceptions du toucher actif à fonction proprement gnosique (la
perception d’objets extérieurs par l’intermédiaire de récepteurs cutanés)
peuvent donner lieu à des illusions (les fameuses illusions d’Aristote, sorte
de « d id a c tie » analogue à la diplopie). Cela veut dire, bien sûr, que les données
des sens ne sont pas simples et exigent une synthèse active qui peut, chez un
Sujet normal, admettre bien des erreurs de ce sens. Le tact, en effet, chez
l’homme non aveugle, est relativement secondaire (1) pour n’être utilisé que
pour une différenciation exceptionnelle des propriétés des objets amenés
au contact avec la peau.
Quant aux sensations tactiles du toucher passif, elles nous informent de ce
qui se passe au niveau ou dans l’épaisseur des téguments, soit par suite de
contact ou de la palpation d’objets extérieurs, soit par les Stimuli qui résultent de
lésions cutanées (prurit, douleurs, fourmillements). Ces phénomènes sont dotés
d’un coefficient absolu de réalités subjectives à expression symbolique (Je sens
comme une brûlure, comme des fourmis, etc.). Le prurit est, à cet égard, un
phénomène singulier qui abolit pour ainsi dire l’épaisseur de la métaphore
(sentir que « ça vous démange » c’est sentir le besoin de se gratter provo­
qué par une « démangeaison » qui, comme la sensation douloureuse, renvoie
à une analogie nociceptive exogène mais vécue comme purement interne). C’est
dire que même là dans ce domaine de la plus pure sensibilité ou sensorialité,
l ’action de l’imagination intervient constamment pour compléter, accroître
et même provoquer des sensations illusoires. Une telle saturation de la
sensation par l’imagination est constante et fait partie de la fonction propre­
ment perceptive. En effet, percevoir — ici, avoir la perception tactile d’un
objet — c ’est é n o n c e r un thème d’objectivité par quoi, dit Erwin Straus
(p. 347), toute perception est factice ( D a s F a k tis c h e is t d a s T h e m a d e r 1

(1) L ’illusion d e s a m p u tés — dont nous parlerons à propos des Hallucinations


corporelles — consacre cette possibilité d’éprouver comme présent un fragment
du corps et de son revêtement cutané pour ainsi dire en le maintenant à fa périphé­
rie du champ de la conscience et hors de la réalité. On sait que d’ailleurs le membre-
fantôme peut être lui-même le siège de synesthésies, fourmillements, picotements
ou prurit (en quelque sorte d’un doublement « hallucinatoire ») sans que le Sujet
en éprouve autre chose qu’une douleur ou une gêne.
238 H A L L U C I N A T I O N S T A C T IL E S

W a h r n e h m u n g ). Or, cette énonciation ne requiert pas seulement l’appareil


abstrait des concepts d’identification mais le « halo » intentionnel et affectif
qui ajoute cette nuance d’irréalité à la réalité par quoi elle devient expérience
du Sujet (1).
Nous devons dire, par conséquent, que même dans cette sphère sensorielle
protopathique par excellence, il y a place dans la perception normale pour
une projection de phantasmes et d’illusions. L’Hallucination tactile sous toutes
ses formes actualise cette virtualité selon des modalités que nous allons main­
tenant décrire.

LES DIVERSES MODALITÉS


D ’HALLUCINATIONS TACTILES OU HAPTIQUES (2)

Les H allucinations d ’o b jets e x té rie u rs sont vécues comme des per­


ceptions tactiles d’objets. Tantôt il s’agit d’objets inanimés, immobiles (une
casquette, par exemple, que le Sujet palpe et sent comme s’il l’avait en main)
ou en mouvement (courants d’air); tantôt, et c’est le cas le plus fréquent, il
s’agit d’un être animé (une main, le souffle d’un animal, un rat, un serpent, etc.).
Tout à fait exceptionnellement, on a pu observer des Hallucinations tactiles
verbales chez des aveugles ayant appris à lire en braille (W. Freeman et J. Wil­
liams, 1953). Naturellement, les contacts hallucinatoires à composante éro­
tique chez les névrosés et les délirants dont la vie relationnelle est profondément
troublée dans le rapport du désir à son Sujet, sont les plus fréquents (caresses
passionnées, embrassements, baisers, attouchements, etc.). Ces Hallucinations
d’objets activement ou passivement touchés sont presque toujours prises
dans un contexte délirant et hallucinatoire auquel le toucher n’apporte qu’une
sorte de complément, mais elles peuvent aussi être maintenues dans le secteur
insolite de formes imaginaires (comme nous le verrons à propos des somato-
éidolies).

Les H allucinations d ’ « objets » in té rie u rs (les objets in tr a ou h y p o der­


miques). — Le thème de la maladie (cancer, brûlure, traumatisme) est le plus ^
souvent objectivé par des sensations tactiles thermiques, algiques, paresthé­
siques, cénestopathiques, toutes sortes de paresthésies qui, dans les s y n d r o m e s
h y p o c o n d r ia q u e s , font pulluler au niveau des téguments les messages sensoriels
de ce délire somatique (3).123

(1) Il suffit d’avoir fait un cours à des infirmières sur la gale pour savoir que la
plupart d’entre elles ne peuvent s’empêcher de se gratter...
(2) Le terme « haptique » inusité dans la littérature psychiatrique française, est
parfois employé dans la littérature internationale (Haptique de anTopiai toucher).
(3) Dans notre Étude n° 17 ( É tudes P sych ia triq u es, tome II) sur l’Hypocondrie,
nous avons rappelé la description de E. D upré (1907) sur les cénestopathies, soit
D E S C R I P T I O N D E S H A L L U C I N A T I O N S T A C T IL E S ( O U H A P T I Q U E S ) 239

Les zoopathies cutanéo-muqueuses. — Le thème le plus fréquent de ces


Hallucinations haptiques est z o o p a th iq u e . Çe sont, soit des animaux rampants
(vers), soit des animaux grouillants (insectes) qui sont perçus. Tantôt, ils sont
sentis dans les couches superficielles de la peau, tantôt dans la profondeur,
le plus souvent en mouvements et leurs migrations sous- ou intra-cutanées
occupent un espace, soit restreint (région péri-unguéale, palmaire ou auri­
culaire, cuir chevelu, région ano-génitale, etc.), soit plus rarement diffus.
Il arrive même que les régions des téguments où siègent ou circulent ces para­
sites est aussi absurde que les propriétés qui lui sont attribuées (des vers pullu­
lent dans le cuir chevelu, montent dans les cheveux puis filent dans l’œil —
des grillons péri-auriculaires s’infiltrent dans le crâne — des moustiques
passent de la peau dans le sang, etc.). Ces Hallucinations haptiques à figuration
zoopathique longtemps décrites dans des <c obsessions zoopathiques » ont été
spécialement étudiées par les auteurs allemands ( D é lir e d e r m a to z o ïq u e d’Ekbom,
1938; H a llu c in o s e t a c t il e de N. Bers et K. Conrad). Elles ont fait l’objet
d’un travail approfondi de H. Faure, R. Berchtold et R. Ebtinger (1957)
sur lequel nous reviendrons plus loin. Il s’agit, dans ces cas, de phénomènes
remarquables par leur fixité et les comportements particuliers des malades
littéralement « obsédés » par les cheminements et la pullulation des « bes­
tioles » qui captent constamment leur attention et entraînent toutes sortes
de conduites de destruction et de prospection. C’est que, qu’il s’agisse de
la « gale », de « poux », ou d’autre vermine..., le prurit, les paresthésies et
cénestopathies sont pour ainsi dire incessants, continus, et occupent non
seulement un espace cutané mais le centre même de l’existence délirante.

algiques, soit paresthésiques (in P a th o lo g ie d e l ’ém otion , Paris, éd. Payot, 1925,
p. 281-305).
Quant au siège des cénestopathies, il y a lieu de distinguer — toujours d’après
D upré et assez simplement — les cén estopath ies céphaliques affectant les régions
fronto-nasale, orbitaire, buccopharyngée, occipito-cervicale — les cén estopath ies
th oraciqu es à siège généralement profond, parfois osseux, avec sensation d’obstruction,
de rétrécissement de corps étranger, de brûlures — les cén estopath ies abdom in ales
à prédominance gastro-intestinale ou pelvigénitale.
A ces troubles peuvent s ’associer (nous suivons encore la description de D upré )
d ’autres syndromes de nature sensitive ou sensorielle (algies, p ru rit, hyperesthésie
cutanée), de nature m otrice (spasmes, trem blem ents, cram pes, myoclonies, tics, etc.),
des vertiges, des migraines, etc.
Naturellement, les études récentes de « M éd e c in e p sych o -so m a tiq u e » ont consi­
dérablement élargi le champ de ces « trou bles fo n ctio n n els » digestifs, urinaires, cir­
culatoires ou sensoriels où l’ébranlement des divers territoires, segments ou fonctions
somatiques paraît lié à de forts courants émotionnels, à des mécanismes de retentis­
sement, de projection, de répression, d’inhibition, etc., au niveau des organes de
l’énergie instinctivo-affective véhiculée par le système neuro-végétatif. La thèse de
M arguery (Toulouse, 1949) constitue encore le meilleur document à consulter sur
ce point.
240 H A L L U C I N A T I O N S T A C T IL E S

L e s H a l l u c i n a t i o n s t a c t i l e s a t h é m a t i q u e s . — Tout ce qui est vécu a,


bien sûr, figure et sens, c’est-à-dire l’est pour soi « sauf à demeurer inconscient
dans les couches vitales de l’organisme ». Mais si nous employons le terme
d’athématique pour désigner cette variété de vécu hallucinatoire tactile,
c’est qu’il s’agit là de phénomènes propres à une expérience de sensible qui
est pour ainsi dire celle de l’homme pour qui sa peau devient l ’objet de sensa­
tions intenses, parfois intolérables, au niveau de la couche la plus subjective et la
plus vive de la sensibilité qui ne comporte pas d’objet mais seulement un pur
sentir difficilement identifiable ou formulable. De telle sorte que cette modalité
de l’expérience cutanée prend à peine la forme d’objets et n’est éprouvée
qu’ineffablement, l’esthésie des sensations qui la composent prenant le pas
sur leur identification objective. Le p r u r it est pour ainsi dire l’exemple connu
de tous, et privilégié par sa spécificité même (son incoercibilité, son esthésie
et son impossibilité d’être exprimé ou communiqué hors de son vécu propre).
D ’où le caractère vital de ce vécu hallucinatoire qui est énoncé par le Sujet
comme il le vit, c’est-à-dire comme une modalité de s e n tir en quelque sorte
pur. Le caractère pénible, désagréable et parfois douloureux (algo-hallucinose,
a-t-on dit parfois) de ce parasitisme sensoriel est lié à cette singularité absolue
de sensations qui n’entrent dans le champ de l ’expérience du corps que comme
des phénomènes d’effraction qui rompent la barrière protectrice du corps
ou comme des accidents qui siègent dans le tégument sensible qui l’enveloppe.
Ces phénomènes hallucinatoires « parasites » — mais sans parasites figurés !
— sont vécus dans des formes quasi infinies mais que nous pouvons peut-être
essayer de classer selon le « formalisme » même à quoi se réduit leurs « for­
mes » essentiellement cénestopathiques ou paresthésiques (1).
Sensations paresthésiques parasites. — Il s’agit d’impressions de points
de réseaux, de lacis ou de plaques qui siègent soit sur la peau, soit dans la peau.
Elles sont éprouvées comme des picotements, un rétrécissement ou un épaissis­
sement de la peau, de fourmillements (formication). Leur localisation est
généralement très stricte, à prédominance distale et parfois périunguéale,
interdigitale ou linguale.

Sensations prurigineuses et algiques. — Le caractère désagréable, lancinant


et serpigineux de ces sensations tactiles, affecte souvent la forme de déman­
geaisons (prurit), soit la forme d’hyperesthésies douloureuses (crampes, dou­
leurs disséminées ou à trajet linéaire ou à irradiation compliquée donnant
l’impression de ligatures, de coutures); parfois ces douleurs crampoïdes ont1

(1) Il est très rem arquable que nous rencontrions ici, dans la sphère du tact,
ce que nous avons déjà décrit pour la sphère visuelle notam m ent : le groupem ent
sensoriel de formes, de figures ou de configurations plus ou m oins différenciées
m ais groupées selon les lois de la construction d ’objets (ou p lu tô t d ’images) à caractère
artificiel. C ’est peut-être parce que la vue et le toucher sont plus que les autres des
sens de l’espace géom étrique.
LES D EU X C A T É G O R IE S S T R U C T U R A L E S 241

un caractère fulgurant, soit celle d’hypoesthésies (doigt gourd, émoussement


paresthésique de la plante des pieds, des lèvres, du cuir chevelu).

Les sensations de la sensibilité! thermique et hydrique consistent en impres­


sions de chaleur, voire de brûlure, en kryesthésie intermittente, en sensations
de mouillure ou de ruissellement (illusions hydriques).
Généralement, les patients décrivent ces troubles en recourant à un grand
luxe de métaphores (c’est comme des fils, des pointes d’aiguille, de cigarette
qui me brûle, des miettes de pain, de sable froid, de l’eau gazeuse, etc.). A
l’analyse, et selon G. de Clérambault, il peut être important de préciser si
ces sensations hallucinatoires sont discontinues (pointillés, zones nettement
séparées) ou si elles forment un continuum de lignes plus ou moins embrouillées
et serpigineuses.
Ces phénomènes haptiques sont parfois associés à d’autres Hallucinations
surtout visuelles (et notamment microscopiques ou lilliputiennes), et d’autres
fois à des troubles agnosiques comme dans le cas, par exemple, de l’observation
publiée par J. Lhermitte et J. de Ajuriaguerra (1938) : celui d’une femme présen­
tant un certain degré d’astéréognosie et qui sentait « comme si elle avait de
la colle gluante dans les doigts ».

LES MODALITÉS STRUCTURALES DES HALLUCINATIONS TACTILES

Après avoir ainsi énuméré les divers aspects cliniques qui entrent dans ce
groupe de phénomènes hallucinatoires ou, si l’on veut, illusionnels (répétons
bien illusionnels pour rappeler que dans la sphère du monde du toucher tout
objet est aussi affection du Sujet), nous devons maintenant essayer de caté­
goriser ces faits en les groupant relativement à la notion de délire.
Certains, en effet, répondant surtout aux sensations paresthésiques parasites
et plus souvent à une sorte de parasitose métaphorique (« c’est comme » des
araignées qui rongent mes doigts, ou, je sens des petites fourmis dans mon
cuir chevelu, etc.) que nous avons appelée « zoopathie cutanéo-muqueuse »,
nous paraissent devoir être exclus des Hallucinations délirantes et devoir
être rangées parmi les É id o lie s h a llu c in o s iq u e s (1). Le cas M. E. rapporté par
G. Liebaldt et W. Klages (1961) peut nous servir ici de modèle (2). Il s’agissait
d’un homme qui, à l’âge de 56 ans, commença à se plaindre que la nuit il
était piqué comme par de petites bêtes (wie kleine Dinger) dont il décrivait
les dimensions variables (de 10 mm à 40 mm). Elles le piquaient nuit et jour12

(1) La difficulté de séparer d’ailleurs dans le domaine tactile le délire de l’illusion


des sens se manifeste par le choix du terme d’hallucinose appliquée à beaucoup de
« délires dermatozoïques ».
(2) Le récent travail de A. L o p e z Z a n o n (1970) est particulièrement intéres­
sant par la confrontation de deux patients qui expliquent chacun à l’autre ce qu’ils
éprouvent : l’un paraissait atteint d’une psychose d’involution et l’autre d’une
psychose délirante chronique.
Ey. — Traité des Hallucinations. 9
242 H A L L U C I N A T I O N S T A C T IL E S

avec un bec ou un aiguillon en spirale. Pendant la journée elles restaient


dans son caleçon sans qu’il puisse s’en débarrasser par lavage ou ébullition.
De plus en plus, au cours des années, ces animaux devenaient plus grands.
Il ne les a jamais vus. Les auteurs insistent sur le caractère « isolé » de ce
trouble perceptif. A l’autopsie du patient on découvrit qu’il avait un adénome
de l’hypophyse avec extension à l’hypothalamus et aux noyaux médio-ventral
et dorso-latéral du thalamus. Les lésions histopathologiques intéressaient
aussi les voies thalamo-pariétales. La description de l’étude neuropathologique
du cas est exceptionnellement détaillée, de même que la discussion pathogénique
et la bibliographie qui font de ce mémoire un extraordinaire document, non
seulement pour la pathogénie de ce syndrome que H. Schwarz (1929) appelait
une « hypocondrie circonscrite » et qui a été appelée aussi « hallucinose tac­
tile », mais encore pour la psychopathologie du thalamus telle que I. et K. Glo-
ning et H. Hoff (1969) l’ont esquissée en attribuant à ce centre somesthésique un
rôle déterminant pour ce qui est des relations réciproques de l’espace extérieur
et de l’espace intérieur représenté par le schéma corporel (1). Selon nous,
un tel cas révèle ici une structure phantéidolique tactile analogue à celle que
nous avons décrite à propos des éidolies visuelles ou auditives et que nous
décrirons plus loin à propos des somato-éidolies. Ce s y n d r o m e é id o lo -h a llu c i-
n o s iq u e ta c t il e a les caractères généraux de cette catégorie de phénomènes,
et tout particulièrement le caractère « partiel » et en quelque sorte périphérique
de l’activité hallucinatoire qui demeure « localisé » dans un secteur d’étrange
réalité, sinon d’imaginaire. C’est faute de ne pas avoir posé cette définition
et par conséquent cette éventualité, que tout le groupe des Hallucinations
« haptiques » se trouve généralement mal étudié et présente donc un désordre
tout à fait chaotique (2).
A cette structure hallucinoso-éidolique s’opposent les H a llu c in a tio n s d é li­
r a n te s ta c tile s qui font partie des expériences oniriques ou des « Halluzinosen
délirantes » (dans le sens de Wernicke) que l’on rencontre dans les p s y c h o s e s
a ig u ë s et notamment, comme nous allons y insister, dans certaines psychoses
toxiques. Les expériences délirantes de dépersonnalisation, de possession ou
de persécution à type érotique de possession ou de zoopathie « fourmillent »
parfois de sensations et d’illusions cénestopathiques. Ces expériences délirantes
sont vécues à la surface ou dans l’épaisseur du tégument.12

(1) Je dois rappeler à ce sujet que, dans l’exposé des problèmes neurobiologiques
de la conscience (1964), j’insistais7— sans connaître alors ces travaux ni ceux de
R. H assler exposés notamment dans « D ie Psychiatrie der Gegenwart » I/IA, 1967,
p. 173-199 — sur l’importance du thalamus dans la constitution même du champ
de l’expérience actuellement vécue (A. A hlheid , 1969).
(2) Cf. par exemple les trois cas de « délire dermatozoïque » chez des malades
atteints de lésions frontales, publiés par L. A bbiati et coll. (Congrès de Milan, 1968,
C. R. I l Lavoro Neuropsich., 1969, 44, 1234-1242).
C O N D IT IO N S É T IO P A T H O G É N IQ U E S 243

Nous avons pu observer un cas remarquable de syndrome de Korsakow


en rapport avec un anévrysme de la communicante antérieure qui a fait
l ’objet d’une publication dans l'Évolution Psychiatrique, 1969, par F. Bohard
et C. Saillant.
Quant aux p s y c h o s e s c h ro n iq u e s (Délires chroniques, Paranoïa, Schizo­
phrénie) ou aux n é v r o s e s (Hystérie), elles imposent leur structure propre à la
modalité hallucinatoire tactile sous la forme thématique, soit des délires
hypocondriaques, des délires de persécution, de possession, soit de zoopathie
externe ou hypodermique, ou de parasitose délirante, point sur lequel nous
allons revenir plus loin encore à propos du fameux délire dermatozoîque
d’Ekbom. Dans ces cas les Hallucinations tactiles n’occupent généralement
qu’une place de second plan dans le tableau clinique, tout au moins au regard
du clinicien qui sait distinguer sous la simplicité localisatrice ou la naïveté
de l’image zoopathique, le système de p r o je c tio n p a r a n o ïa q u e , ou la complexité
d’une id é e f i x e h y s té r iq u e (ce qui est fréquent).

CONDITIONS ÉTIOPATHOGÉNIQUES

Deux grands « facteurs » étiopathogéniques doivent être pris en considé­


ration : les to x iq u e s h a llu c in o g è n e s et les p r o c e s s u s d 'In v o lu tio n s é n ile .

a ) L e s i n t o x i c a t i o n s . — Qu’elles soient accidentelles, toxicomaniaques


ou expérimentales, les intoxications par l’alcool, le chloral, les solanées vireuses,
la mescaline, le L. S. D., etc., sont souvent h a p tic o -h a llu c in o g è n e s (1).

Au cours des psychoses alcooliques aiguës (Delirium tremens, états confuso-


oniriques de l’alcoolisme chronique), c’est le plus souvent avec leur cortège
habituel d’Hallucinations visuelles zoopsiques et d’anxiété qu’elles apparaissent,
notamment dans les « Délires d’occupation » professionnelle. Les fils et serpen­
tins dans lesquels l’alcoolique s’empêtre au cours de son excitation délirante,
les outils professionnels qu’il manie, les armes qu’il brandit, les prises qu’il
exerce sur ses ennemis imaginaires ou dont il est l’objet, les bêtes qui le frôlent,
les serpents qui s’enroulent autour de ses jambes, les araignées, les rats qui
courent sur son corps, sont autant d’objectivations tactiles ou tactilo-visuelles
de son onirisme. Plus spécifiquement « haptiques » sont, dans ce pullulement
hallucinatoire, les impressions d’eau qui ruisselle, profonde liaison qui dans
la conscience confuse de l’alcoolique lie « le voir de ce qu’il sent », « au sentir
ce qu’il voit », ou encore lui fait percevoir tout à la surface de la peau comme1

(1) Il est impossible d’exposer la séméiologie spécifique de ces Hallucinations


tactiles toxiques mieux que G. de C lérambault dans sa fameuse étude du diagnostic
clinique des « Délires chloraliques » (1909) (Œ u vre, tome I, p. 145-210) qui contient
des pages entières d’anthologie psychiatrique consacrée à la minutieuse étude de
ces phénomènes et de leur « spécificité » à l’égard de tel ou tel toxique.
244 H A L L U C I N A T I O N S T A C T IL E S

le cauchemar tégumentaire où grouillent les images fantastiques « de l ’eau,


des insectes, des fils, de l’huile épaisse » (G. de Clérambault). Bien entendu,
l’intrication tactovisuelle qui est comme la loi du « travail » de l’alcoolique,
agité, associe à ces Hallucinations tactiles les Hallucinations visuelles, zoopsi-
ques et microscopiques (poudres, pointillés, cafards, piécettes, paillettes,
bouts de paille, crevettes, etc.) fréquemment suggérables, mais le plus sou­
vent auto-suggérées par le délire confuso-onirique.

Dans l’intoxication par le chloral, G. de Clérambault a insisté sur le carac­


tère « spécifique » des Hallucinations tactiles qui se produisent dans un état
de demi-stupeur ou, en tout cas, de calme et parfois d’immobilité : Halluci­
nations tactiles petites, innombrables, souvent de localisation épidermique;
sensations et illusions de consistance particulière dans les lèvres et la gorge;
. Hallucinations hygriques; sensations de fils et surtout de points de couture.
« Il s’agit plutôt de petits trajets superficiels un peu douloureux (plutôt que
de miettes encastrées sous la peau comme c’est le cas dans le cocaïnisme) ».
Leur localisation est interdigitale et périunguéale. A ces caractéristiques de
l’expérience illusionnelle tactile s’associent les caractéristiques de l’imagerie
visuelle : surtout décorative (inscriptions, marionnettes, avec prédominance
de vert et de bleu, parfois de jaune et de noir mat ou brillant), et à vision
plate (silhouettes, branches étalées) et avec tendance à la pullulation à la
lumière.

Dans l’intoxication par la cocaïne, les sensations hallucinatoires tactiles


sont hypodermiques, senties sous la peau ; leur localisation est distale, « chaque
élément sensitif minimal, dit G. de Clérambault, semble être intéressé isolé­
ment, d’où la sensation de points isolés. Les Hallucinations hygriques ne se
rencontrent guère, l’impression de fourmillement est, par contre, très fréquente
mais ses figures sont plus mobiles que dans le chloralisme. Le cocaïnique est
plus absorbé que le chloralique qui est plus lucide. Les Hallucinations
visuelles ont une gamme de dimensions plus étendues que dans les autres
intoxications; le vert et le rouge dominent, ou encore le noir brillant (surtout
en pointillé, cristaux noirs); ces images « trouent les murs » ou les suppriment
comme sous l’effet de l’alcool ».

Dans l’intoxication par les solanées vireuses (belladone, datura, jusquiame,


pommes de terre ou tomates avariées), on note les paresthésies des doigts
et des lèvres (épaississements, picotements, comme dans l’intoxication par
l’aconit).

Dans l’ivresse haschichique, ces phénomènes analogues ne manquent pas


de se produire. Moreau (de Tours) rapportait le cas d’une « fantasia » au cours
de laquelle le Sujet « sentait des millions d’insectes lui dévorer la tête ». Elle
envoya même son accoucheur « pour délivrer la femelle d’un de ces insectes
qui était en mal d’enfants et avait choisi pour lit de douleur le troisième cheveu
T O X I Q U E S H A P T I C O -H A L L U C I N O G È N E S 245

à gauche de son front : après un travail pénible, l’animal mit au monde sept
petites créatures » ( L e H a s c h ic h , p. 16-17). Comme dans les délires alcooliques,
on le voit, l’expérience onirique enveloppe les illusions tactiles que l’on retrouve
parfois — et le plus souvent au début — au cours de l’intoxication par le
haschich (fourmillements, fils, illusions de contact ou de frôlement, etc.).

Dans l’intoxication par le peyotl et la mescaline, des phénomènes du même


genre s’observent. On en trouvera des exemples dans le livre de Rouhier
et dans celui de Beringer (observations 2 et 15). Les perturbations dans la per­
ception tactile, note M. Ropert (1957), ne sont pas rares (impression subjective
d’anesthésie et d’hypoesthésie au contact des objets, fourmillements, troubles
de la perception de la forme et de la texture, du poids des objets). Sur ce fond
de troubles de la perception tactile, le poète H. Michaux éprouvait « sur ses
frontières » avec une grande amplitude des ondes ou des lignes ondulantes
résistantes, des « serpents de force » qui s’enroulaient et le déformaient
« rythmiquement », le « travaillaient »... Il était, dit-il, « assailli par ondula­
tions », de « lanières ondulantes »...
Au cours de Y iv r e s s e ly s e r g iq u e , de Y e x p é r ie n c e p s y c h é d é liq u e dont Timothy
Leary s’est fait le zélateur, celui-ci ne manque pas de souligner le caractère éroti­
que de ces sensations tactiles. « Le toucher devient électrique aussi bien qu’éroti-
« que. Je me souviens d’un mouvement au cours de la séance où ma femme se
« pencha vers moi et toucha légèrement la paume de ma main avec ses doigts.
« Immédiatement une centaine de milliers de terminaisons nerveuses explo-
« sèrent dans ma main en un doux orgasme. Une énergie extatique palpita
« le long de mon bras et fusa jusqu’à mon cerveau'où une centaine de milliers
« de cellules explosèrent en un plaisir pur et délicat. Le doigt de ma femme
« semblait à des dizaines de kilomètres de la paume de ma main, séparés
(( par des kilomètres de barbe à papa entrelacée de fils d’argent... ».
— Naturellement, ce vécu hallucinatoire tactile surtout quand il atteint
ce degré de fantastique et d’onirisme est le même que celui que l’on rencontre
dans toutes les expériences hallucinatoires et délirantes aiguës. Et si nous avons
tellement insisté sur ces états d’ivresse et d’intoxication, c’est qu’ils nous per­
mettent de comprendre mieux ce qui se passe dans toutes les formes de
déstructuration du champ de la conscience où l’imaginaire est vécu dans tous les
sens. Mais nous retrouverons toutes ces descriptions et ces problèmes plus
loin quand nous exposerons le problème des Hallucinogènes et celui des
Psychoses délirantes aiguës.

— Signalons que dans les e x p é r ie n c e s d 'is o le m e n t s e n s o r ie l on a noté assez


fréquemment (Gruenbaum, Freedmann, Greenblatt, etc.) des illusions haptiques.
Signalons aussi la fréquence des s y n e s th é s ie s qui, comme disait Baude­
laire, expriment la « ténébreuse unité » des sensations. Notons à ce sujet
que A. Ahlheid (1969) a observé, chez un sourd-aveugle, l ’éclosion d’un de ces
syndromes « dermatozoïques » dont nous allons maintenant parler plus par­
ticulièrement.
246 H A L L U C I N A T I O N S T A C T IL E S

b ) L e s p s y c h o s e s d ’i n v o l u t i o n . — C’est dans un tout autre domaine,


celui des Psychoses chroniques (1), que nous introduit maintenant un autre
aspect clinique important des Hallucinations tactiles ou haptiques : les
syndromes étudiés notamment dans l’âge présénile sous le nom de Délire
dermatozoïque (K. Ekbom), d’hallucinose tactile chronique (N. Bers et
K. Conrad, 1954) ou de parasitose délirante (H. Faure, R. Berchtold,
R. Ebtinger, 1957).
Les Hallucinations tactiles à type de « parasitose délirante » sont depuis
bien longtemps connues. Les anciens auteurs insistaient surtout sur leur
caractère obsessionnel (acarophobie décrite en 1852 par Thieberge, selon
Zanbranchi) ou hystérique (la dermatis facticia). Le prurit et les illusions
de reptation ou de pullulation des parasites sous-cutanés ont un caractère
obsédant ou sont l’effet d’une idée fixe ou d’une phobie. Nous en avons nous-
même publié avec A. Borel (1932) une intéressante observation (2). Mais
depuis quelques années les études sur ces Hallucinations dermatozoïques ont
attiré l’attention sur ce tableau clinique assez particulier aux psychoses d’invo­
lution. Et la plupart des auteurs ont insisté, à cet égard, sur le caractère « hallu-
cinosique » (phantéidolique) de ces phénomènes, en ce sens que, d’une part
ils paraissent liés à des modifications sensorielles de perceptions cutanées
(pour Gamper, 1921, ces Hallucinations haptiques seraient dues à des lésions
thalamiques, fait confirmé, nous l’avons vu, par l’observation si remarquable
de G. Liebaldt et de W. Klages) et que, d’autre part, l’illusion haptique y est
vécue comme une sensation parasite, comme un accident de la sensibilité
(« comme si » des insectes ou des animalcules se propageaient sous la peau).
Et c’est précisément sur le caractère purement éidolo-hallucinosique ou déli­
rant de ces phénomènes que les discussions se sont instituées entre ces divers
cliniciens.
En 1938, K. Ekbom (de Stockholm) a étudié ces cas en proposant le terme
de « Délire dermatozoïque » (D e r m a to z o e n w a h n ). Ce syndrome (dont il a
publié 7 cas) est caractérisé par son apparition chez les femmes à l’âge pré­
sénile (3). Elles se plaignent de démangeaisons avec conviction d’un parasitisme
exogène (recherche de petites bêtes et mise en œuvre de procédés de destruction).
Mais cette conviction délirante est tout à la fois sommaire (sans développement123

(1) Nous avons fait allusion plus haut aux expériences tactiles ou de parasitose
dermatozoïque que l’on observe dans les expériences délirantes aiguës, au début
ou dans les phases évolutives des Psychoses schizophréniques ou systématisées. De
tels phénomènes s’intégrent si profondément dans le mouvement même de ces délires
qu’il est presque superflu de les en isoler. Le deuxième cas rapporté par A. L opez
Z anon (1970) paraît entrer dans ce cadre.
(2) A. B orel et Henri E y . Obsession hallucinatoire zoopathique (A nn. M é d .-
P sy c h o l., 1932, 2 , 181-185). Il s’agissait d’un cas de phobie d’angoisse avec prurit
hallucinatoire.
(3) Les observations chez les Sujets sont rares. Citons celle de G. Z ullinger (1961).
Il s’agit d’une jeune fille de 16 ans qui présenta un état transitoire à type névrotique,
D É L IR E S D E R M A T O Z O IQ U E S 247

thématique) et inébranlable. Pour Ekbom, il s’agit d’un véritable Délire, mais


fondé sur des paresthésies qu’il faut bien appeler paradoxalement « réelles »
(comme nous verrons plus loin, p. 450) que dans les psychoses tabétiques
pour certains auteurs l’Hallucination est fondée sur la « réalité » des sensations
algiques ou paresthésiques !). H. Harbauer (N e r v e n a r z t , 1949, p. 254) a accepté
cette interprétation de ce Délire d’interprétation dermatozoïque. Pour N. Bers et
K. Conrad (1954), c’est plutôt le délire qui est initial et les sensations hallucina­
toires ne lui seraient que secondaires; ils fondent leur hypothèse sur les dispro­
portions qui existent entre les preuves, les recherches, les démonstrations et allé­
gations excessives et innombrables (débris de poussière, cheveux, pellicules
cutanées) de ces patientes et leur dogmatisme elliptiquement délirant. De telle
sorte qu’en proposant le terme d’Halluzinose tactile chronique, ils emploient le
terme d’hallucinose dans le sens de « délire hallucinatoire » comme l’employait
Wernicke, en mettant seulement l’accent sur la forme exclusivement sensorielle
de l’idée délirante. C’est ainsi qu’ils rapprochent ce type d’hallucinose de ce
qui se passe souvent dans les « réactions exogènes » (notamment toxiques)
de Bonhceffer, U. Fleck (1955) fait remarquer cependant que ce type de « réac­
tion délirante » a un caractère particulièrement chronique et irréversible.
Et ce n’est pas un des moindres paradoxes en effet de ces délires de ne paraître
pour ainsi dire qu’un minimum de Délire et d’avoir la fixité inébranlable
d’une idée délirante de possession zoopathique extraordinairement vivace
et pratiquement indéracinable.
H. Faure, R. Berchtold et R. Ebtinger (1957) ont publié quelques observa­
tions de notre service qui leur ont donné l’occasion d’exposer le problème
de ces « parasitoses délirantes »; car pour eux (comme pour nous) il s’agit
d’un véritable Délire et non pas d’Éidolies hallucinosiques. L’observation
de la malade V. B. (75 ans) est, à cet égard, tout à fait démonstrative (pro­
jection hallucinatoire de l’idée délirante d’être parasitée par un grillon, puis
par des générations de grillons pendant 4 ans et jusqu’à la mort de la pauvre
femme) ; et celle de la malade C. S. (62 ans) également habitée par des grillons
qui logeaient dans les oreilles. De telle sorte qu’ici le parasitisme est pour ainsi
dire tout à la fois en même temps « tactile » et « acoustique ». Bien entendu,
le symbolisme « phallique » de cette co-habitation avec un insecte est évident.
Les auteurs ont souligné que l’animalcule parasite est un véritable objet de
délire qui fait corps avec le corps du Sujet qui délire. Sans doute dans de
pareils cas on ne peut s’empêcher de penser ainsi aux possessions hystériques,
à l’effet de l’auto-suggestion, à l ’idée fixe, aux obsessions, aux phobies, c’est-
à-dire aux structures névrotiques de la projection symbolique des affects
inconscients. Mais ces rapprochements du Délire et de la Névrose dans ces
cas ne sauraient faire oublier qu’ils rapprochent tout autant la Névrose

au cours duquel elle sentait des vers dans la paume de ses mains, à la plante des
pieds et sur ses lèvres.
248 H A L L U C I N A T I O N S T A C T IL E S

du Délire. Au vrai, les délires zoopathiques, les parasitoses délirantes, les


haüudnoses chroniques tactiles, ce sont bien des d é li r e s dermatozoîques.

Ainsi avons-nous pu vérifier encore à propos des Hallucinations tactiles


ou haptiques que dans la sphère du toucher comme dans toutes les modalités
de la perception, les Hallucinations apparaissent selon deux catégories qui
manifestent deux niveaux structuraux de troubles : les Éidolies hallucinosiques
tactiles et les Hallucinations délirantes du toucher, c’est-à-dire qu’une fois
pour toutes l’homogénéité du groupe correspondant à des concepts aussi
vagues que « Hallucinations tactiles » doit être remise en question, sans que
pour autant la nécessité de descriptions minutieuses des Hallucinations tactiles
perde — tout au contraire — son intérêt.

NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE

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Dermatozoenhalluzinost. D e r N e r v e n a r z t, 1961,
3 2 , p. 157-170. Les références aux travaux cités dans ce chapitre
Zullinoer (G.). — Zum Problem der chronischen et publiés entre 1950 et 1970 se trouvent dans la Biblio­
taktilen Halluzinose. A r c h . f P s y c h . N e u r o ., 1961, graphie sur les Hallucinations 1950-1971 à la fin
2 0 2 , p. 223-233. du volume.
C H A P ITR E IV

LES HALLUCINATIONS OLFACTIVES

N ous serons assez bref dans cette étude qui est d ’ailleurs généralement
«escam otée» dans les travaux sur les Hallucinations pour n ’y être l ’objet
que d ’un petit paragraphe (1). Cependant, les altérations du « monde olfactif »
constituent un trouble illusiormel de la réalité qui se rencontre souvent associé
à d ’autres expériences délirantes hallucinatoires et qui se présentent aussi
sous forme de fausses perceptions isolées qui, dans ce domaine comme dans
les autres, pose le même problème : celui de la distinction des Éidolies hal-
lucinosiques et celui des Hallucinations délirantes au sens large du terme.

L ’O D O R A T

L ’a n a ly s e u r o lfa c tif (2). — L ’odorat est un des deux appareils sensoriels


de chimio-réceptivité des deux « sens oraux » qui sont intimement liés aux
structures anatomiques de la cavité rhino-pharyngo-buccale et à la gus­
tation. Il est « le sens individualisateur des espèces chimiques » (Piéron).
L ’olfaction assure l’analyse qualitative des plus fines structures moléculaires.
Sa fonction essentielle est d ’être un organe de la sensibilité moléculaire.
L ’organe périphérique est un neuro-épithélium qui tapisse les fosses nasales.
Il est constitué de cellules interstitielles et basales (glandes de Bowman) et de12

(1) Nous ne reverrons pas de chapitre particulier pour les Hallucinations gustatives
qui sont intimement liées à l’odorat. D ’ailleurs, bien des troubles de la perception
olfactive que nous allons décrire comportent aussi la perturbation du goût ressentie
dans la gustation des aliments.
(2) Cf. l’article de L e M agnen (in Physiologie de K ayser, tome II, p. 626-654).
On consultera aussi l’article de G eretzoff, in Semaine des Hôpitaux de Paris, 1954,
p. 648; H. G astaut et H. J. L ammers, Le rhinencéphale, Paris, Masson, 1961 et le
livre de D. de M aio (Naples, 1966) dont la 2e partie est consacrée à la neuro-anatomo-
physiologie de l’odorat (p. 63-97). L’ouvrage de W. M cC artney, « Olfaction and
odours » (New York, Berlin, éd. Springer, 1968, 249 pages) expose très bien l’évo­
lution de nos connaissances sur l’odorat et l’évolution de l’odorat au travers des
espèces animales.
250 HALLUCINATIONS OLFACTIVES

cellules sensorielles (cellules nerveuses bipolaires) dont les axones constituent


le nerf olfactif.
Le premier relais des voies olfactives est constitué p ar le bulbe olfactif
(cellules mitrales ou protoneurones olfactifs). Il reçoit les filets du nerf olfactif
p ar la bandelette olfactive.
Les centres olfactifs secondaires sont représentés dans le rhinencéphale
p ar l’amas de noyaux olfactifs antérieurs à l ’espace perforé antérieur, la zone
cortico-médiane du complexe amygdaloïde et le cortex pré-piriforme — et
dans l ’hémisphère opposé (au travers de la commissure antérieure) par les
noyaux du subiculum et les noyaux centraux de l’amygdala.

L e m o n d e o lfa c tif. — N ous devons à J. Nogué (1) et à E. Straus (2)


des études sur le monde olfactif pour autant que s’il se réfère essentiellement
aux qualités de sentir les qualités propres à l ’odorat et q u ’il assure un système
spécifique de relations du Sujet avec son monde.
Les odeurs sont à nous et plus encore les « goûts » qui leur sont si intimement
liés (3). Il n ’en est pas de ces sensations comme de celles de la vue et du toucher
qui divisent, pour ainsi dire, le subjectif de l ’objectif dans la perception des
objets. Le Sujet est immédiatement présent à toute odeur (4). Comme la saveur,
l ’odeur est captée dans les profondeurs du corps (bouche, nez). Ce contact
direct et profond avec le corps, cette manière d ’être nécessairement à la fois
dans mon corps et du monde des objets, fait de l’odeur une sorte d ’invagination
du monde perçu dans la profondeur de soi au point où précisément elle n ’émane
pas seulement d ’un objet mais toujours s’exhale de la sphère corporelle et de
sa dynamique émotionnelle affective et notam m ent sexuelle (invagination qui
est encore « persistante » chez l ’homme adulte, mais bien plus souvent encore
chez l ’animal) (5).
Malgré cette subjectivité foncière de l’odorat, il est cependant chargé de
recueillir des informations sur le monde olfactif. Il est un analyseur de qualités
chimiques répandues dans l ’environnement. C ’est en ce sens que E. Straus
dans son spectre des sens en fait un sens qui interpose encore une certaine 12345

(1) J. N ogué, Essai d’une description du monde olfactif. J. de Psychologie, 1936,


p. 230-275.
(2) E. Straus, « Von Sinn der Sinnen » (1955, p. 390-409).
(3) Nous excluons de cette étude le monde de la gustation qui a fait l ’objet d’un
ouvrage récent, Geschmack und Atmosphäre, Salzbourg, éd. Muller, 1968. Dans
cet ouvrage, sur une autre des deux modalités de « sens oral » (Edinger, 1911),
H. T ellenbach postule l’unité du goût et de l’odorat.
(4) S. F r e u d dans « L'Homme au rat » a souligné expressément cette relation.
(5) D ’où l’impossibilité radicale de distinguer dans ce sens, comme pour la per­
ception corporelle ou le tact, Illusion et Hallucination, puisque ces perceptions ne
perçoivent l’objet qu’en tant que modes de « sentir » du Sujet : le nez est aussi
important que la rose en tant qu'objet perçu dans la sensation de son parfum.
DESCRIPTION CLINIQUE 251

distance entre le Sujet et les odeurs q u ’il perçoit (C ’est pour lui le plus
« proche » des « sens du lointain » (Fem -sim e)).
M ais l ’odorat a aussi à établir avec autrui une relation qui, au lieu d ’établir
des distances ou une communication médiate entre soi et les autres comme
la vision ou l’audition, m et le Sujet en contact directement avec l’autre, les
rapproche. L ’odorat, comme le goût, dit Nogué, est le sens de la fusion du
Sujet et de l’objet; et tout naturellement toutes les psychanalyses de la relation
d ’objet impliquée dans le « sentir » comme objet du désir ou de la peur de
l ’autre ont souligné le lien libidinal plus ou moins symbolique impliqué dans
cette relation (cf. notam m ent A. H. Brill, 1952 ; W. Bromberg et P. Schilder,
1934 ; F. H. Connoly et W. L. Gittleson, 1971).
L ’odorat est le champ de l ’expérience où s’indexe le pouvoir « nociceptif »
agressif ou, au contraire, favorable ou exaltant des odeurs, et pour autant
q u ’elles font entrer le Sujet en contact avec l’objet de son plaisir, de sa répu­
gnance et, en dernière analyse, de son désir.
Il com porte aussi une puissance d ’évocation et d ’imagination (W. Brom­
berg et P. Schilder, 1934) parfois considérable et que les littérateurs ont souvent
eux-mêmes évoquée (Marcel Proust).
Il serait donc très étonnant que les troubles de la perception olfactive
ne s’observent pas — et même souvent — en psychopathologie.

L E S O D E U R S H A L L U C IN A T O IR E S (1)

Toute énumération des odeurs, q u ’elles soient normales (2) ou pathologiques,


se référant à ce que nous venons de dire sur les profondes relations qui lient
l ’odorat aux sources affectives du plaisir et de la douleur, du désir et de la
répulsion, m ettent l ’accent sur leur tonalité affective fondam entale. Aussi
distingue-t-on d ’abord des Hallucinations olfactives agréables (parfums
suaves, odeurs d ’encens ou de fleurs, sensations délicieuses ou voluptueuses
captées dans une atmosphère où flottent d ’exquises, pénétrantes ou enivrantes
effluves) — des Hallucinations olfactives désagréables ou nauséabondes (odeurs
de charogne, de gaz, de soufre ou de substances chimiques âcres, intolérables 12

(1) Elles ont été étudiées en France spécialement par l’école marseillaise (J. A lliez,
E. P aillas, M. N oseda, 1944-1950). En Italie, de nombreux auteurs s’y sont intéressés
(E. Balduzzi, 1950; G A lberti, 1961 et surtout D. de M aio, 1969). En allemand,
W. et I. K lages, 1964; D. H abeck, 1965; Th. Videbeck, 1966; H. T ellenbach, 1968,
ou en anglais, F. S. Bullen, 1899; A. A. Brill , 1932; G. M. D avidson, 1938; A. N aza-
kawa , 1963, ont publié des mémoires où on trouve une abondante documentation.
(2) Les « odeurs normales » sont bien évidemment celles que les autres peuvent
sentir. Les odeurs dites « cacosmie » (perception d ’une odeur fétide dans les sinusites)
paraissent devoir, même quand elles ne sont perçues que par le sujet, être exclues du
champ des phénomènes hallucinatoires tant il est vrai que la réalité du stimulus et
l ’Hallucination sont incompatibles...
252 HALLUCINATIONS OLFACTIVES

ou pestilentielles) — des Hallucinations olfactives à caractère neutre (odeurs


insolites ou persistance de fumée, de vinaigre, de vieille pipe (1), de station
de métro ou de soupe à l’oignon) — enfin des Hallucinations olfactives à carac­
tère indéfinissable (ce sont des odeurs « jam ais senties », mystérieuses, ineffables,
à forte charge émotionnelle de dégoût, d ’angoisse ou de volupté).
Cette « thématique » de l’Hallucination olfactive doit être complétée par
celle des formes perceptives plus organisées qui font apparaître l’odeur hallu­
cinatoire dans un objet ou une scène qu’enveloppe dans et par l ’odeur la per­
ception d ’un événement (ou seulement dans sa m étaphore à peine perceptible).
A cet égard, il y a lieu de distinguer : les Hallucinations olfactives à caractère
dangereux ou agressif (gaz toxiques, boules puantes) — des Hallucinations
olfactives à caractère érotique (odeurs attirantes, parfum s aphrodisiaques ou, au
contraire, odeurs répugnantes ém anant des organes sexuels et de leur sécrétion,
odeur de sperme, odeur de sueur, odeur de seins, etc.) — des Hallucinations
olfactives à caractère répulsif de putréfaction organique (odeurs fécaloïdes,
de gangrène, de cadavre, etc.) — Hallucinations olfactives à caractère mys­
tique (odeurs extatiques et délicieuses souvent ineffables de miel, d ’encens,
de roses ou de parfum s célestes). L ’Hallucination olfactive sous toutes ses
formes projette, bien sûr, les pulsions inconscientes du désir et du désir refoulé
(dégoût, répulsion) selon une modalité de symbolisme qui se remarque tout
naturellement dans le rêve (G. Wayne et A. A. Clinco, 1959 ; D. de M aio, 1969)
mais comme nous le verrons aussi bien dans cet autre langage de l’incons­
cient que sont les délires ou les névroses.

Les localisations de ces Hallucinations dans l ’espace sont naturellement


en général très vagues ; le propre de l ’odeur étant sa diffusion et l ’immédiateté
du contact qui rapproche la source dont elle émane de l’organe qui la sent
dans sa propre profondeur. Il s’agit donc seulement ici d ’une distinction
en quelque sorte bi-polaire dans la phénoménologie du sentir hallucinatoire :
les Hallucinations olfactives nettement projetées dans leur source loin du Sujet,
et celles qui émanent du Sujet lui-même. E t ceci nous permet justem ent d ’insis­
ter — plus que ne le faisaient les classiques — sur Y Hallucination auto-olfactive
(héautosmie), celle d ’une odeur qui émane du corps du Sujet lui-même. Cette
sorte d ’Hallucination en inverse, pour ainsi dire, le sens (« Je sens mauvais »
au lieu de « J e sens une mauvaise odeur») ; car l ’odeur hallucinatoire est
perçue alors p ar le Sujet en même temps q u ’il perçoit les autres la percevoir.
Il s’agit là d ’un phénomène sur lequel beaucoup de travaux récents ont insisté.
Le travail de A. Nazakawa (2) est probablem ent le plus intéressant à cet égard.12

(1) D. de M aio insiste (p. 231) sur le caractère « domestique » et « familier » de


beaucoup d ’odeurs hallucinatoires qui disparaissent quand le malade n ’habite plus
chez lui.
(2) A. N azakawa, Psych. Neurol. Japonica, 1963, 65, p. 451-467. Cette
étude consacrée à la mentalité des malades qui se plaignent de leur propre odeur
est conduite dans le sens d ’une « analyse anthropologique », et elle porte sur 11 obser-
LES ÉIDOLIES OLFACTIVES 253

Mais, bien sûr, les psychanalystes qui se sont occupés de ce problème (depuis
Freud jusqu’à A. H. Brill (1932), W. Bromberg et P. Schilder (1934), etc.)
n ’ont pas m anqué de souligner que sentir de mauvaises odeurs revient toujours
à sentir soi-même mauvais, c’est-à-dire que la projection implique la répulsion
de la pulsion.
Q uant à la localisation des odeurs hallucinatoires dans le cycle nyctéméral,
D. de M aio (1966) signale la fréquence des Hallucinations olfactives exclu­
sivement nocturnes, et tout spécialement quand elles sont symptomatiques
de troubles aigus ou subaigus.

Q uant à l’intensité de ces Hallucinations et à la vivacité des réactions


émotionnelles q u ’elles entraînent, elles sont naturellement très variables.
Tantôt « à peine perceptibles », exigent que le Sujet ne cesse de renifler et
de flairer pour les détecter tantôt, au contraire, « formidables » et entraînant
le Sujet à se boucher le nez, à fuir ou à user de moyens de protection et de
défense.
Le problème du jugem ent critique à l’égard de ces Hallucinations est exac­
tement celui que l ’on rencontre à propos de tous les autres sens. A cet égard,
presque tous les auteurs en viennent nécessairement à distinguer (J. E. Paillas,
J. Alliez et J. Tamalet, 1949 ; E. P ojellaet J. Gregor, 1965) les Éidolies hallucino-
siques olfactives des Hallucinations olfactives délirantes. E t c ’est, en effet, le
plan que nous allons suivre pour exposer les divers syndromes cliniques, les
contextes neurologiques et psychiatriques dans lesquels figurent ces troubles
psycho-sensoriels olfactifs (1).
C ’est naturellement dans le cas où l ’Hallucination olfactive apparaît dans
son contexte délirant q u ’elle est le plus souvent combinée avec les Halluci­
nations des divers sens (D. de Maio, 1966). Si la clinique de cette m odalité
d ’Hallucination montre qu’il est bien rare que ces troubles surviennent isolés,
il arrive cependant aussi que les fortes odeurs à caractère éidolo-hallucinosique
olfactif se combinent à des phénomènes visuels ou corporels.

LES ÉIDOLIES OLFACTIVES

Certains phénomènes psycho-sensoriels olfactifs partiels, sans entraînement


ni enchaînement délirants, ont une structure éidolo-hallucinosique.*1

vations (dont 2 seulement étaient de vrais névrosés ou des « borderlines » de la schi­


zophrénie) — mais la plupart (8 ou 11) des cas montraient l’évidence des relations
de leur « propre mauvaise odeur » avec les anomalies de leur vie sexuelle.
(1) Certains auteurs cependant, à la suite de G. de M orsœr, comme A. Z ubiani
et I. P apo (1951), ou d ’autres comme E. Balduzzi pour des raisons inverses, ne
trouvent pas cette catégorie fondée (D. de M aio).
254 HALLUCINATIONS OLFACTIVES

— Phantéidolies. Le plus souvent, ce type d ’Hallucinations olfactives se


rencontre comme aura dans la « crise de l’uncus » de Jackson et elles surviennent
alors dans le déroulement d ’un rêve partiel ou initial (appelé justem ent « dreamy
state ») comme pour lui fournir sa première impulsion ou son ton fondamental.
Il est bien rare, en effet (Paillas, Alliez et Tamalet ont observé cette éventualité
dans 24 % de leurs observations d ’hallucinose olfactive), que ce phénomène
s’observe en dehors d ’un « dreamy state », c ’est-à-dire d ’une aura ou d ’un
équivalent comitial de l ’épilepsie temporale.
Dans les descriptions de H. Jackson (1873, 1888, 1889), les crises de l’uncus
(uncinatefits) que l ’on observe dans les lésions temporo-sphénoïdales, « l’asso-
« d atio n d ’Hallucinations olfactives et gustatives avec une vision pano-
« ramique des souvenirs et un état de rêve (dreamy state) représentent les
« caractéristiques de cet état, de cette « aura intellectuelle » qui paraît plutôt
« être une aura sensorielle où l’odeur est vécue comme u n fragm ent de rêve ».
E t depuis lors, on ne compte plus (H. Cushing, K. Wilson, F. Kennedy,
H . Baruk, W. Penfield, N. Antoni, H. Weber et R. Jung, Ramaimusthi, etc. (1))
les observations publiées. Toutes, naturellement, ne com portent pas d ’Hallu­
cinations olfactives (11 fois sur 99 dans les cas de « dreamy States » publiés
p ar M . Audisio, 1959 — dans les 2/3 des cas d ’après Lund, 1952).
C ’est dans un cortège de troubles végétatifs et parfois sensori-moteurs
ou sensoriels (hémianopsie, mastication et automatismes oraux, spasmes,
déviation du regard, etc.) et plus souvent encore dans une sorte de crises de
« K akon » (R. M onakow et R. Mourgue) que la crise de l ’uncus se développe.
Elle est souvent axée ou marquée p ar une odeur hallucinatoire. Les odeurs
qui sont senties parfois très violemment p ar le sujet sont variées, soulignent
J. E. Paillas, J. Alliez et J. Tamalet (et il ne sert pas à grand-chose de les clas­
ser comme l’ont proposé Zwandemaker, Henning ou J. Nogué, précisent ces
auteurs). Le plus souvent elles sont franchement désagréables, à telle enseigne
que des observations comme celle d ’une malade de Kipfer et G uiot qui sentait
un indéfinissable parfum agréable ou encore comme celle de Stevens (1957) sont
tenues pour assez rares. — Parm i les odeurs nauséabondes, on cite souvent celles
de soufre (Paillas et coli., Brill, etc.), les odeurs fécaloïdes (mêmes auteurs),
l ’odeur de pourri (de Morsier), de poisson pourri (F. Kennedy). Parfois
la tonalité puante l’emporte sur toute identification précise et, en effet, les
malades se plaignent seulement de « mauvaises odeurs » en quelque sorte inef­
fables (M eignant et coll., Puech et Mahoudeau). — Quelquefois au contraire,
l ’odeur est tout à la fois désagréable et singulièrement précise, comme
dans l’observation princeps de Jackson et Stewart (1889) où il s’agissait
de camphre, d ’odeur de chloroforme ou d ’iodoforme (Christophe et
Schmitt), de vinaigre (Papez et Rudler), de vieille pipe (Massion, Vermory),
de fumée (Patrikos), d ’essence (Gordon) reviennent assez fréquemment dans 1

(1) Cf. la bibliographie de ces travaux dans la thèse de M. A udisio (Paris, 1959).
Cf. plus loin le chapitre II de la 4e Partie de cet ouvrage (p. 490-495).
LES ÉIDOLIES OLFACTIVES 255

l’énoncé de l’halluciné. Généralement cette odeur reste toujours la même


pour un même Sujet et elle est parfois très caractéristique de 1’ « aura »
q u ’elle annonce. L a localisation de l’odeur hallucinatoire dans l’espace est
généralement faible (Shurley, 1962 ; L. R ubert et coll., 1961). L ’intensité de
l ’Hallucination élémentaire olfactive dans ces cas est parfois exceptionnel­
lement violente : un m alade de Baruk présentait toutes les con duites émotion­
nelles d ’une répulsion atroce et intolérable. La durée de cette sensation
olfactive est généralement brève (quelques minutes et parfois quelques
secondes) (1).
— Protéidolies. Pour les étudier il faudrait pouvoir analyser soigneusement
tous les cas d ’« hallucinose olfactive » publiés avec la mention « élémentaire » ou
« sans délire » (représentant 50 % des cas selon les auteurs que nous venons de
citer) afin d ’éliminer ceux qui entrent dans le groupe des phantéidolies. Quoi q u ’il
en soit, pour D. de M aio, ces Hallucinations olfactives élémentaires sont rares; il
dit n ’en avoir rencontré que deux cas dans son matériel clinique de psychoses
aiguës (23 cas), ce qui n ’est pas très significatif en raison même des cas groupés
dans le cadre psychiatrique. Souvent ces « protéidolies » sont confondues
avec les « phantéidolies » des « dreamy S ta tes ». Et cependant il existe des
« uncinate fits » qui sont vécues comme des « sensations olfactives » pures et
simples, comme des paroxysmes sensoriels. Ces odeurs insolites sont parfois
tellement isolées q u ’elles ne s’accompagnent presque pas des impressions
si caractéristiques de ces accès (sentiment d ’étrangeté, d ’irréalité, param né-
sie, etc.). Si, en effet, les manifestations d ’ « épilepsie incomplète » comme
disait Herpin, ou psychomotrice comme on dit souvent actuellement, sont
assez rarem ent accompagnées de la fameuse odeur, il est vrai aussi q u ’on peut
observer des auras olfactives dans l’épilepsie temporale sans contexte de
« dreamy state ». Dans ces cas le phénomène hallucinatoire olfactif est assez
simple et correspond à ce que P. G uiraud appelle l’Hàllucination-sensation,
c’est-à-dire com portant une forte esthésie. U n malade de M. Audisio
sentait une odeur d ’amertume. Une malade de M agnan éprouvait un « goût
de sang ». Une m alade de M archand éprouvait une hyperosmie et une
« odeur cadavérique ». D ans ces cas il s’agit presque toujours de foyers électri­
ques temporaux (dans 64 % des cas d ’après J. Alliez et H. Gastaut) et la
lésion semble siéger plus souvent dans l ’hémisphère droit (11 sur 15 cas d ’après 1

(1) Il est intéressant peut-être de rappeler à propos des « auras olfactives » que
l ’on a décrit des « auras odorantes » ou « auras fétides » au cours desquelles les
malades répandent objectivement une mauvaise odeur. M archand et A juriaguerra
( Épilepsies , p. 22) citent les vieilles observations de Braid et R adu où les accidents
comitiaux étaient annoncés par une odeur nauséabonde, de décomposition ou de
pourriture « que le malade répandait autour de lui »... « Sentir mauvais » ici — et c’est
peut-être le fond du problème de l’Hallucination olfactive pour autant qu’elle est
une expérience totalement subjective — c’est aussi bien sentir que répandre une
mauvaise odeur, fabriquée dans l’intimité même de la chimie de ce sens analyseur
de la chimie...
256 HALLUCINATIONS OLFACTIVES

ces auteurs). Dans tous ces cas l ’Hallucination olfactive est, soit isolée, soit
associée à des Hallucinations visuelles, plus rarement auditives et s’accompa­
gnent de troubles neuro-végétatifs, de troubles cochléo-vestibulaires, de param -
nésie, de sentiment d ’étrangeté. C ’est peut-être dans cette catégorie de cas
q u ’il faut ranger les 6 cas avec foyer E. E. G. tem poral unilatéral rapportés
p ar H. Chitanondh (1966) et dont l ’amygdalectomie (lésion opératoire sous
contrôle stéréotaxique de l’amygdala) a fait disparaître les Hallucinations
olfactives. P ar contre, certains de ses malades (schizophrènes) ont présenté
après une amygdalectomie stéréotaxique des Hallucinations olfactives...
Le propre de tous ces phénomènes éidoliques est de consister uniquement
en sensations étranges et incongrues qui étonnent le Sujet et le plus souvent
l ’angoissent sans que ces « odeurs » soient projetées dans une expérience ou
un système délirant. Si, en effet, comme dans le « dreamy state » de l ’épilepsie
temporale l ’odeur constitue parfois l ’axe autour duquel s’ordonne (1) le vécu
onirique, celui-ci est cependant vécu et jugé comme tel : une flambée de rêve
qui retombe dans l ’inconscience et souvent dans l ’oubli.

LES HALLUCINATIONS OLFACTIVES


DANS LES PSYCHOSES AIGUËS

Sans doute dans les crises de manie avec expérience érotique ou mystique
le vécu extatique comporte-t-il souvent des nuances d ’odeurs voluptueuses
ou de parfum s célestes ou liturgiques, tout comme les malades atteints de crises
de mélancolie dans leur tonalité macabre, funèbre ou démoniaque, « sentent »
le soufre diabolique ou la putréfaction qui sont là comme l ’odeur du péché,
de la m ort et du Mal. Mais de telles illusions sont tellement prises dans la
tram e même de l’expérience délirante vécue, qu’elles ne sont notées qu'excep­
tionnellement par l ’observateur pour qui, comme pour le Sujet, elles ne sont
que des parties d ’un déroulement dramatique total. Il en est ainsi d ’ailleurs
p o u r toutes les psychoses aiguës. Q u’il s’agisse de Psychoses délirantes ou
hallucinatoires aiguës (décrites souvent Schizophrénies aiguës) ou des états
confuso-oniriques, les altérations perceptives de l ’odorat sont si intimement
liées à la déstructuration du champ de la conscience que sur ce fond leur figure
n ’apparaît q u ’épisodiquement et qu’occasionnellement. Nous pouvons toute­
fois, à ce sujet, rappeler l ’intéressante observation de J. Vié et P. Souriac
{Ann. M éd.-Psycho., 1937, II). Cependant, les auto-observations (cf. celles
publiées par W. Mayer-Gross, in « Die oniroïde Erlebnisformen », 1924 et large­
ment exposées dans notre Étude n° 23) de ces expériences délirantes si riches en
imagination visuelle et auditive et en fantasmagories et métamorphoses cor- 1

(1) K. W ilson fait remarquer à ce sujet que le rêve se développe autour de l’odeur
représentée comme « à la recherche du temps perdu », les souvenirs de P roust éma.
nent du souvenir infantile de l’odeur de la tasse de thé...
HALLUCINATIONS OLFACTIVES ET PSYCHOSES AIGUES 257

porelles, sont assez généralement exemptes de phénomènes d ’olfaction. Leur


rareté a été notée aussi dans les auto-observations des hallucinogènes (mesca­
line, LSD (1), etc.). Beringer (1928) les a pourtant signalées dans l ’ivresse mescali-
nique ; D aube (1942) dans l ’intoxication par la pervitine ; F. Panse et W. Klages
(1964) dans l’intoxication p ar l ’éphédrine. — D. de M aio (1969) étudiant le
problèm e des Hallucinations olfactives dans le rêve, note lui aussi leur carac­
tère d ’extrême rareté, déjà aussi soulignée p ar Santé de Sanctis (1896).
T out naturellement, ici nous devons rappeler les grandes crises délirantes
hallucinatoires des alcooliques (delirium tremens, accidents subaigus de l ’alcoo­
lisme chronique). Mêlées aux images terrifiantes à caractère onirique (scènes
zoopsiques ou professionnelles), des odeurs génitales, alimentaires ou encore
de gaz empoisonnés, des odeurs répugnantes, macabres ou menaçantes,
flottent dans le massacre et ses éclaboussures de sang. Dans toutes ces psychoses
délirantes et hallucinatoires (souvent décrites comme états d ’ « hallucinoses »
au sens de Kraepelin et de Wernicke, mais aussi comme schizophrénies aiguës),
les odeurs hallucinatoires nauséabondes ou désagréables semblent, d ’après
S. L. R ubert et coll. (1961) prédominer (comme dans la crise de « K akon »,
selon l’expression de R. Mourgue, de l ’épilepsie temporale). Généralement
tous les auteurs qui mentionnent les Hallucinations olfactives de ces états aigus
(comme dans les Éidolies hallucinosiques dont nous avons parlé plus haut)
signalent que ces odeurs ont quelque chose d ’étrange, d ’insolite, d ’ineffable
et qu’elles sont sans rapport évident avec les souvenirs (W. et I. Klages, 1964).
Elles s’accompagnent parfois — c’est le cas notam m ent de l ’observation 15 de
Beringer — d ’exaltation de l’odorat qui les apparente à l ’hyperesthésie visuelle
ou acoustique accusée p ar le Sujet dans ces formes d ’expériences délirantes
aiguës ou toxiques. Il s’agirait, d ’après W. Klages dans ces cas, non pas
d ’une simple hyperesthésie « mais d ’une véritable paresthésie portant sur la
fonction imaginaire la plus élevée ». Le plus souvent ces Hallucinations olfac­
tives des psychoses délirantes aiguës disparaissent assez rapidement, 30 fois
sur 44 cas d ’après D. de M aio (1966) dans le mois qui suit l ’hospitalisation
en service psychiatrique (2).

LES HALLUCINATIONS OLFACTIVES


DANS LES PSYCHOSES CHRONIQUES

D ans le cadre des Psychoses délirantes chroniques à forme dite paranoïde


ou paranoïaque (Schizophrénies, Délires systématisés, Délires de relation,12

(1) Cf. D. de M aio (1966) le chapitre consacré aux Hallucinations olfactives dans
les Psychoses expérimentales (102-108) qu’il tient pour rares. D signale que dans les
toxicomanies barbituriques, c’est au cours du sevrage qu’elles apparaissent.
(2) D. de M aio (p. 234) insiste d ’ailleurs sur le caractère relativement bref de la
258 HALLUCINATIONS OLFACTIVES

Délires d ’interprétation, Psychoses hallucinatoires chroniques (1), etc.), les


odeurs prennent un tout autre sens, ou plus exactement, plus de sens. C ’est
q u ’elles sont prises dans la tram e thématique du délire, et que celui-ci est
non seulement signifiant, mais vraiment commotionnel pour le Délirant
persécuté, érotomane, jaloux, mystique, etc., qui « flaire » ainsi le danger
qui le menace ou les voluptés qu’ils « pressent ».
Du point de vue de la thém atique de l’Hallucination olfactive, nous devons
souligner dans ces cas tro is constellations signifiantes : le gaz — les odeurs
sexuelles — la propre odeur.
C ’est évidemment un des mérites de l ’école psychanalytique comme nous
le signalions plus haut d ’avoir mis l ’accent sur l’importance des souvenirs
et des représentations d ’ordre olfactif dans la projection délirante, c ’est-à-dire
de la régression des investissements libidinaux jusqu’aux stades les plus
archaïques de la relation d ’objet. Or, les relations objectâtes tes plus primitives
sont constituées p ar l ’odorat pour autant q u ’il est non seulement contact
immédiat avec te monde, mais pénétration de l ’autre dans tes cavités naturelles.
D ’où naturellement la symbolique (2) des odeurs hallucinatoires qui sont, nous
l ’avons souligné, comme des liens affectifs, ceux de l ’am our ou de la haine,
de l ’attraction ou de la répulsion. De telle sorte que dans ce domaine clinique
tes Hallucinations olfactives ont dans le délire essentiellement 1e sens d ’une
cohabitation amoureuse, désirée ou réprimée, d ’un plaisir assouvi ou défendu,
d ’une promesse ou d ’une menace où trouvent leur compte en proportions
variables tes tendances sadiques ou masochiques du délirant. M ais en tan t
que l ’odeur n ’est pas seulement celte d ’une relation sexuelle fantasmique
ou de son châtiment, elle est aussi comme l’ém anation du mal q u ’elle
figure et s’exhale du Sujet lui-même. Ce sont précisément tous ces thèmes
(odeurs érotiques, odeur de gaz malfaisant, odeurs pestilentielles qui s’exhalent
du corps du Sujet réceptacle de ses instincts, jusqu’au monde des autres et
l ’empestent), tous ces thèmes des « mauvais objets » com portent 1e vécu des
« mauvaises odeurs » senties ou exhalées.12

projection hallucinatoire olfactive. II note aussi que dans 47 % seulement les Hallu­
cinations olfactives sont intégrées dans la thématique du délire, comme si elles
constituaient dans 53 % ce que nous appellerons plus loin des « Éidolies juxta­
posées ».
(1) Ce sont ces formes hallucinatoires prises dans les délires hypocondriaques
ou de persécution, les délires de jalousie, d ’influence ou de possession, etc., qui ont
été le plus souvent décrites par les auteurs de l ’âge classique (cf. le livre de
D. de M aio, p. 111-152). Détachons pour leur richesse séméiologique les observa­
tions de B. Logre et Perrien (1913), de A. P orot et coll. (1937), de Schœchter-
N ancy (1938) et les contributions cliniques de J. A lliez et de ses collaborateurs
(M. N oseda, J. Caïn, M. D ongier) de 1945 à 1955.
(2) Symbolique phallique du nez et symbolique sexuelle des odeurs sont liées
(H. E. Book, 1971, Compréh. Psych., 12, 450-455).
HALLUCINATIONS OLFACTIVES ET PSYCHOSES CHRONIQUES 259

1° Fréquence et valeur pronostique.

La fréquence des Hallucinations olfactives dans les diverses psychoses


a fait l ’objet d ’études globales dont le décompte a été généralement fait
chez les malades internés (D. de M aio, 1966, 113-123). Sur 5 400 observations
dépouillées p ar J. Alliez et M. Noseda, ce type d ’Hallucinations (auxquelles
d ’ailleurs ont été ajoutées les Hallucinations « gustatives ») ne s’est rencontré
que dans 95 cas (dans 73 cas il s’agissait de psychoses chroniques). Ce faible
pourcentage provient très probablem ent du fait que ces phénomènes ne sont
notés que lorsqu’ils sont particulièrement apparents dans le tableau clinique,
ce qui n ’est pas toujours le cas. S. L. Rubert et M. H. Hollender signalent
que la réticence leur a paru en effet assez fréquente. Le plus souvent les auteurs
ont étudié cette fréquence dans le cadre des psychoses schizophréniques.
G. M. Davidson (1958) indique 4 %, mais par contre Boston (cité par W. Klages
et coll.) tient ces phénomènes hallucinatoires pour très fréquents puisqu’il
donne le taux de 89 %... chiffre qui se rapproche de celui de R ubert et Hol­
länder (79 % dans les formes aiguës et 92 % dans les formes chroniques dans
leur « statistique » portant sur des échantillons très réduits). Ils expliquent
que si l’interrogatoire des malades n ’avait pas été bien fait, ce taux serait
tombé à 5 %. Pour W. et I. Klages et coll. elles sont ainsi plus fréquentes dans les
formes chroniques (40 % contre 25 %). D ’après ces auteurs, la fréquence
des Hallucinations olfactives dans la schizophrénie est de 34 % (contre 60 %
d ’Hallucinations auditives ; 12 % d ’Hallucinations visuelles ; 8 % d ’Hallu­
cinations corporelles et 6 % d ’Hallucinations gustatives).
Les Hallucinations olfactives de caractère désagréable semblent plus
fréquentes (70 % d ’après W. et I. Klages) que les Hallucinations agréables.
L ’association avec d ’autres Hallucinations est ici la règle. Dans le groupe
des 30 malades présentant des Hallucinations olfactives, la fréquence des
Hallucinations auditives était générale, celle des Hallucinations visuelles
de 50 % dans les cas aigus et de 24 % dans les cas chroniques. Les Halluci­
nations tactiles de 30 % dans les états aigus et seulement de 10 % dans les
cas chroniques.

De tels faits ont conduit à se demander quelle est la valeur pronostique


des Hallucinations olfactives. A. A. Brill (1932) tenait le pronostic pour mauvais.
Sakel (1958) était du même avis. P ar contre, G. M. Davidson (1938) et L. Bellak
(1958) ne considèrent pas que ces Hallucinations o n tu n mauvais pronostic. C ’est
également l ’avis de S. L. Rubert et coll., 1961. Si J. Alliez et M. Noseda souli­
gnent que si elles se rencontrent surtout dans les psychoses hallucinatoires chro­
niques (57,8 % de leurs cas) elles se rencontrent aussi, comme nous l’avons
vu, dans des psychoses aiguës à pronostic favorable.
260 HALLUCINATIONS OLFACTIVES

2° Hallucinations olfactives
dans les psychoses schizophréniques.

En ce qui concerne les psychoses schizophréniques, W. et I. Klages et coll.


soulignent, nous l’avons vu, le caractère généralement désagréable (gaz, m au­
vaises odeurs, vapeurs toxiques, puanteurs de pourriture, odeur de. médica­
ments). Ils notent, comme la plupart des auteurs, leur association avec les Hallu­
cinations verbales, corporelles et les phénomènes de dépersonnalisation. Il est
certain que la régression autistique transform e les rapports avec le m onde de tou­
tes les sphères perceptives. L ’Hallucination olfactive y exprime tout particulière- -
m ent le caractère délétère, dangereux ou coupable des relations avec autrui. Il
n ’est pas rare d ’observer un comportement de défense (se boucher le nez, le rem­
plir de tam pons de coton, vivre toutes fenêtres fermées, ou au contraire, recher­
cher le grand air, user de désodorisants ou de parfums, etc.). Le contenu sexuel
des odeurs humaines que le schizophrène renifle ou dont il est importuné
(odeurs des parties ano-génitales, du sperme, du sang, de la sueur), le situe
au centre d ’un monde de « mauvais objets » où circulent les effluves symboliques
de leurs « mauvaises » relations objectâtes (F. H. Connoly et W. L. Gittleson,
1971). Uhéauto-osm ie s’y rencontre assez souvent sous forme nauséabonde
et honteuse (2 cas sur 12 Hallucinations d ’auto-odeur dans l’étude de Naza-
kawa, 1963). Parm i tes 50 cas de Psychoses chroniques présentant des Halluci­
nations olfactives, D. de M aio a dénom bré 30 cas de formes schizophréniques
paranoïdes et 5 cas de paraphrénies.

3° Hallucinations olfactives dans la paranoïa,


les délires de relations et les délires d ’interprétation.

Dans ce type de Délires systématisés à base affective (Kraepelin, Kret­


schmer, Sérieux et Capgras), toutes les descriptions classiques notent tes
illusions, tes interprétations ou tes Hallucinations olfactives comme des signes
de thème de persécution ou de « délire de référence ». C ’est surtout dans tes
délires de persécution et dans tes délires d ’influence q u ’on tes observe. Chez
tes persécutés, tes gaz, les émanations agressives, l ’usage de poudres délétères
remplissent l ’atmosphère du monde paranoïaque et s’infiltrent sous tes portes
et à travers des m urs dans leur domicile, leur cuisine, leur chambre à coucher.
— Chez tes influencés (J. Alliez et R. Pujol, 1952), tes odeurs sont souvent sus­
pectées pour être tes indices de maléfices, d ’actions magiques et pernicieuses.
Dans tes délires de jalousie, l ’odeur sexuelle, tes parfums de dissimulation ou de
provocation fo n t partie d ’un scénario de l’infidélité « flairée ». T out comme
chez tes érotomanes elles peuvent être l’indice ou 1e présage parfum é de révé­
lations, de déclarations ou de provocations amoureuses.
Naturellement, dans tous ces cas et plus particulièrement encore dans
tes « Délires de relations », le caractère plus illusionnel ou interprétatif q u ’hallu-
t HALLUCINATIONS OLFACTIVES ET PSYCHOSES CHRONIQUES 261

cinatoire éclate, et c’est certainement une des raisons pour lesquelles les Hallu­
cinations olfactives sont réputées assez peu fréquentes dans ces Psychoses
délirantes systématisées. Mais nous savons ce que vaut l’aune de ces distinc­
tions subtiles entre illusion, interprétation et Hallucination. Aussi nous ne
nous étonnons pas que dans son étude des Hallucinations olfactives, dans
la « Beziehungswahn », D. Habeck (1965) ait réuni cinq observations de ce
type présentant, dit-il, de « vraies » Hallucinations olfactives. Chez les malades
hypocondriaques et relativement âgés, il a noté des tendances phobiques, des
Hallucinations tactiles ( Dermatosenhalluzinose ) et des troubles cénestopa-
thiques réalisant un tableau assez net de Psychoses délirantes d ’involution.
Le caractère phobique de cette projection hallucinatoire paranoïaque se dégage
également des cinq observations q u ’a réunies Th. Videbeck (1966). Le méca­
nisme de projection affective ou de suggestibilité est aussi évident dans tous
ces cas. L ’observation de J. Alliez (1946) d ’un cas de délire à deux m ontre que
l’Hallucination olfactive étant communicable, procède effectivement de tels
mécanismes. A ce groupe de cas doit-être, semble-t-il, joint celui de G. Alberti
(1961) qui constitue un syndrome paranoïde d ’involution dont, dit l ’auteur,
la « clé de voûte » était l ’odeur de la D. D. T., d ’un gaz qui était au centre
même de l ’existence, c ’est-à-dire de l ’épreuve subie p ar le malade.

4° Hallucinations olfactives
et « psychoses hallucinatoires chroniques ».

Dans les descriptions classiques (Gilbert Ballet) de la Psychose hallu­


cinatoire, les auteurs français considérant ce Délire chronique comme une
mosaïque de phénomènes sensoriels considérés comme « anidéiques » et
mécaniques (G. de Clérambault), les Hallucinations olfactives prennent naturel­
lement leur place parm i les phénomènes de parasitisme et de pullulation sen­
sorielle qui form ent le fameux syndrome d ’automatisme mental. Chose curieuse,
G. de Clérambault ne fait presque pas état de cet automatisme « olfactif » qui
demeure seulement impliqué dans le « Dogme » du M aître de l ’Infirmerie
spéciale de Paris. M ais il va de soi pour la plupart des Cliniciens français
que le fait pour un persécuté de sentir, de percevoir ces phénomènes basaux
et nucléaires de sa persécution que seraient ses phénomènes psycho-sensoriels,
- englobe tout naturellement les Hallucinations olfactives dans l ’ensemble des
Hallucinations de to u t genre (auditives, visuelles, tactiles, cénesthésiques, etc.)
qui forment p ar leur association la « Psychose hallucinatoire chronique ».
Quoi q u ’il en soit de ces interprétations et de ce cadre nosographique
un peu arbitrairem ent construit pour les besoins de la cause, il est certain
(comme nous l ’avons souligné) que le développement de ces « Psychoses déli­
rantes chroniques systématisées » com porte des troubles psycho-sensoriels
olfactifs et notam m ent de fausses perceptions de gaz, de fluides, d ’odeurs
qui s’ajoutent à to u t le bazar hétéroclite des événements délirants. Parfois
assez paradoxalem ent — car le caractère polymorphe et multisensoriel de
262 HALLUCINATIONS OLFACTIVES

cette activité hallucinatoire est la règle — la Psychose hallucinatoire chro­


nique se développe uniquement sur la base d ’Hallucinations olfactives. Il en
était ainsi p ar exemple de la m alade de G. Alberti (cas P. Ida) et des cas de
E. M artim or et coll. (1949), ou encore du cas de J. Alliez et R. Pujol (1952). Mais
ce dernier cas dont la chronicité ne figure pas dans l ’évolution exposée p ar
les auteurs, nous conduit précisément à examiner la pathologie hallucinatoire
olfactive dans les névroses. Comme nous l ’avons fait rem arquer plus haut
à propos des observations de A. Nazakawa (1963), de D. Habeck (1965), de
Th. Videbeck (1966), la structure phobique ou névrotique de certains cas
d ’Hallucinations olfactives doit être en effet envisagée. '

L E S H A L L U C IN A T IO N S O L F A C T IV E S
DAN S LES N ÉV ROSES

Le substratum d ’angoisse, la culpabilité, la crainte, la honte que l ’on


observe comme noyau des états névrotiques, projettent dans les relations
avec autrui « l ’odeur du péché » tout comme les mauvais objets plus ou moins
symboliques sont perçus avec leur mauvaise odeur.
E n signalant les cas d ’Hallucinations olfactives dans les délires chroniques
et spécialement dans la paranoïa sensitive, nous venons de noter que le Sujet
persécuté est « obsédé » p ar l ’odeur hallucinatoire (1), comme si délire, Hallu­
cinations et obsessions ne constituaient que des facettes d ’un même trouble
caractérisé essentiellement p ar l ’idée fixe. De telle sorte q u ’il n ’est pas düfidle
d ’identifier dans ces cas une structure névrotique et spécialement phobique.
T out comme dans certains phénomènes d ’angoisse ou d ’autre suggestion
q u i projettent et entretiennent les mauvaises odeurs. Mais c’est dans leur
structure hystérique que ces phénomènes se manifestent le plus typiquement.
Il va de soi, en effet, que les mécanismes névrotiques de refoulement, de sym­
bolisation et de répétition ne peuvent jouer sur le registre de toutes les per­
ceptions et de tous les souvenirs sensoriels pour former des symptômes compul-
sionnels ou de conversion.
D ans les obsessions — et spécialement dans les phobies — la crainte panique
de certaines odeurs, soit particulièrement répugnantes (matières fécales, putré­
faction cadavérique), soit particulièrement suggestives (crème de beauté,
parfums, fleurs), soit particulièrement voluptueuses (« odor di femina »,
sécrétions vaginales, sperme) exprime avec violence les mouvements émotion­
nels dont elles dissimulent ou déplacent le sens en en faisant des objets tabous.
D ans l ’ouvrage de P. Janet Nécroses et Idées fix e s et dans le livre de Pitres 1

(1) Il en est de même pour l’hypocondriaque (cf. l’observation de E. B. Leroy, 1905,


à titre d ’exemple).
LES HALLUCINATIONS OLFACTIVES DANS LES NÉVROSES 263

et Régis Obsession et impulsion, assez curieusement on ne trouve pas d ’exemples


de ces phobies olfactives. Mais les phobies — et notam m ent celles que l ’on
désigne p ar les noms si barbares : éphidrophobie (phobie de la sueur), apopa-
tophobie (phobie de la défécation), supophobie (phobie de la saleté) —
contiennent pour ainsi dire nécessairement la représentation olfactive de
leur objet. Et de fait, la clinique quotidienne comme les nombreuses obser­
vations publiées dans les revues de psychanalyse témoignent de cette vir­
tualité hallucinatoire q u ’actualisent l ’angoisse et les défenses névrotiques.
Si Favoriti, poète italien, m ort en 1689 nous disent Pitres et Régis, ne pou­
vait souffrir l’odeur de la rose, il est bien sûr q u ’il ne devait pour ainsi dire
jam ais cesser de la sentir... Comme nous l ’indique A. Nazakawa (1963) en
signalant que de ses 11 observations d ’héautosmie 9 étaient des névroses,
l ’obsession de sa propre odeur en tant que m anifestant l’angoisse de la cul­
pabilité constitue peut-être l’aspect le plus typique de ces Hallucinations
olfactives névrotiques. C ’est probablem ent une des raisons qui fait que les
auteurs classiques « obsédés » p ar l’Hallucination olfactive des objets ont
négligé l’Hallucination olfactive constituée p ar l ’odeur répandue p ar le
Sujet lui-même.
Si les phénomènes hallucinatoires olfactifs hystériques ne sont pas plus
fréquents ou fréquemment décrits, p ar contre c’est à une observation prin-
ceps de Freud que nous pouvons ici nous référer : le cas de Miss Lucy (1),
cette jeune gouvernante anglaise (atteinte d ’ailleurs de sinusite) qui percevait une
odeur d ’entremets brûlés (remplacée au cours du traitem ent p ar l ’odeur du
cigare, substitution éclairante pour nous en 1967 mais qui exigea de Freud,
en 1892, beaucoup de perspicacité...). Q u’il s’agisse de l ’odeur de soufre,
de la possession diabolique, des parfum s célestes d ’extase ou des reviviscences
des puanteurs de charniers, ces «im ages olfactives» sont en elles-mêmes
assez provocantes pour rendre, somme toute, banal un phénomène que seule
peut-être sa banalité exclut de la littérature psychiatrique spécialisée.

En se dissolvant ainsi dans les phantasmes de l ’imaginaire, l ’Hallucination


olfactive se présente dans sa structure profonde qui est précisément à tous
ses niveaux et dans toutes ses m anifestations cliniques de faire éclater dans
l’intensité ou l ’étrangeté de l’odeur les réminiscences et les émotions de l ’expé­
rience sensorielle la plus primitive : celle que Condillac plaçait à l ’origine
de la connaissance. C ar il est bien vrai que percevoir c ’est sentir, c’est-à-dire
entrer en contact avec les qualités p ar quoi le monde se dévoile à nous comme
nous pénétrant, mais aussi vrai que « se n tir» p ar l ’odorat c’est retrouver
le « temps perdu ».1

(1) F reud et Breuer, Étude sur Vhystérie, trad. fr., p. 83-97.


264 HALLUCINATIONS OLFACTIVES

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1952, 2 1 , p. 156-161. des auteurs italiens qui se sont particulièrement inté­
D urand (V. J.). — Hallucinations olfactives et gusta­ ressés à ce problème des Hallucinations olfactives
tives. A n n . M é d .- P s y c h o ., 1955 2 , p. 777. depuis une trentaine d’années.
C H APITRE V

LES H A L L U C IN A T IO N S CO RPORELLES

Nous avons déjà souligné combien le concept d ’Hallucination en se défi­


nissant sous sa forme la plus rigoureuse comme une « perception-sans-objet
à-percevoir », ne peut pas échapper à une sorte de contradiction interne qui la
fonde. Le caractère illusionnel absolu de toute Hallucination correspond à cette
contradiction qui est celle d ’une erreur vécue sur le registre des sens.
Voir quelque chose qui n ’existe pas ; entendre des voix de personnes im a­
ginaires, c’est selon l ’analyse même des ces énoncés dire que l ’objet n ’a de
réalité que celle q u ’il tire de l’illusion du Sujet qui pourtant 1’ « éprouve ».
Autrement dit, toute Hallucination non seulement est un phénomène sub­
jectif mais requiert que le Sujet soit altéré dans son expérience sensible au sens
large du terme. Sinon, en effet, s’il n ’est ni perturbé dans la « donation de
sens » que lui offrent ses sens ni dans ses modalités d ’être conscient c ’est-à-dire
d ’être-au-monde, il tient l ’insolite éprouvé hors la loi de la réalité perceptible
pour si insignifiant, q u ’il ne le perçoit pour ainsi dire pas. L ’apparition du
phénomène hallucinatoire exige que se substitue à la perception perdue une
configuration de sens qui fasse irruption illégalement dans le champ perceptif.
Ces difficultés de diagnostic positif de l ’Hallucination sont bien plus graves
lorsqu’il s’agit de la perception du corps et de ses illusions que sont les « Hallu­
cinations corporelles ». C ar dans cette sphère du sentir, l ’objectif et le subjectif
sont si intimement liés q u ’il n ’est pas aisé de distinguer — sinon de clinique­
ment reconnaître — l ’Hallucination (la perception-sans-objet-à-percevoir),
là, où précisément l ’objet est toujours et nécessairement une propriété du
Sujet.
C ’est que dans ce « sens », dans ce « secteur de la sensibilité », ni l ’organe
des sens, ni la spécificité sensorielle, ni surtout la distinction du Sujet et de
l ’objet ne sont des notions claires. La perception du corps vise le Sujet lui-
même en tan t q u ’il est cette partie du monde qui est l ’habitacle de son existence
propre. D e telle sorte, que non seulement illusion et Hallucination sont
radicalement impossibles à discerner, mais que l ’illusion délirante et l ’illusion
éidolo-hallucinosique seront entre elles difficiles à distinguer'aussi. Ce sont là
les apories immanentes à cette manière de percevoir et de sentir.
266 HALLUCINATIONS CORPORELLES

LA PERCEPTION DU CORPS

1° L e corps e t sa p e rc e p tio n a m b ig u ë .

Le corps est cet objet physique qui contient dans son tégument (dans sa
forme) le Sujet. Il est tout à la fois un objet (qui correspond au Körper en alle­
m and, qui est, comme le souligne J. R. Smythies (1953) un objet de l’espace à -
trois dimensions) et un objet qui se confond avec le Sujet lui-même (Leib en
allemand) pour autant q u ’il s’y incorpore. De telle sorte que, en effet, aucune
sensation n ’est perçue du corps senti sans être celle du corps sentant. Ce
caractère double ou réverbérant de la sensation a toujours été reconnu p ar
tous les philosophes et tous les psychologues comme « spécifique » de ce mode
de sensibilité — modèle ici exceptionnellement simplifié p ar sa référence
abstraite aux autres sens — dont la bilatéralité n ’apparaît q u ’à la réflexion.
Tous les auteurs n ’ont cessé de broder sur le thème de cette ambiguïté du corps
qui appartient au Sujet et à son m onde (1).
Le corps, en tan t q u ’objet de perception, est donc essentiellement double
en tant q u ’il est nécessairement le siège de toutes les sensations et, à ce titre,
un morceau d ’espace avec ses « partes extra partes » disposées dans la géo­
graphie anatom ique de sa topographie — et aussi, et en même temps, mani­
festation du Sujet comme agent de toute expérience sensible. C ’est bien pour­
quoi A. von Auersperg (1960) rappelant le m ot de Pascal « n o u s sommes
autant automatisme qu'esprit » nous indique bien que toute étude de la per­
ception du corps nous renvoie à cette articulation fondamentale que repré­
sente précisément la charnière corporelle, le corps en tant q u ’il est l ’ustensi-
bilité même de l ’existence.
Dans sa totalité fonctionnelle le corps ne peut se définir que comme le
« moyen général d ’avoir un monde », que comme « un point de vue temporel
et spatial sur le monde » comme dit Merleau-Ponty (2) ; car, tout à la fois,
il doit faire partie du monde et le créer. Et c ’est effectivement à l’œuvre d ’art
q u ’il doit être — toujours selon Merleau-Ponty ■ — comparé ; cela revient
à souligner q u ’il n ’est pas un pur « pathos », un simple objet dont le poids
ou même les qualités sensibles se juxtaposent ou s’accumulent pour former
le Moi (D. W. Winnicot, 1971), mais q u ’il est cette région de l ’être où
s’opère toute vie de relation par laquelle le Sujet construit son monde, ce
monde dont le corps n ’est pas le reflet mais la condition. Et si chacun de nous
est celui qui maintient ensemble ses bras, ses jambes et sa tête, celui qui les a à
sa disposition par tous les moyens qui lui permettent de les connaître et de les12

(1) Récemment et pour présenter un exemple parmi des centaines d’autres;


E. A gressti et A. B ellerini (1968); G. R osolato, P. F edida , etc., dans la Nouvelle
R ev .fr. de Psychanal., 1971, ont consacré de pertinentes réflexions à ce thème étemel...
(2) Cf. spécialement p. 87 à 179 de la « Phénoménologie de la perception ».
LE SYSTÈME SOMESTHÉSIQUE 267

saisir, il est clair aussi — et nous pouvons d ’emblée le prévoir — q u ’il sera
impossible de réduire à des données spécifiques, d ’un sens, ce qui précisément
exige la convergence de tous les sens « C ar son unité ou sa forme, ajoute
encore Merleau-Ponty, le corps ne les tire que dans et p ar sa structure d ’impli­
cation, c ’est-à-dire de son pouvoir d ’incorporer les significations sensibles
ou motrices, de les ancrer dans un monde réel ». Ces réflexions nous
renvoient à une sorte de leitmotiv des analyses phénoménologiques et
existentielles. Soit que nous nous représentions le corps dans l’ex-centricité
du « Dasein » avec Heidegger, soit q u ’il nous apparaisse comme à
Sartre coïncider avec la structure temporelle de l ’être dont chaque modalité
corporelle correspond à un m om ent de son désir, soit encore q u ’avec
J. Z utt (1) nous considérions le corps non pas comme un objet mais comme
l’incarnation du Sujet, un corps vivant (Leib) et spécifiquement humain « qui,
de même que mes yeux participent, selon Goethe, à la qualité « solaire » (son­
nenhaft) participe, lui, à la qualité « mondaine » (w elthaft) dans toutes ses
perspectives existentielles ». La notion de spécificité de la connaissance sensi­
ble du corps se perd ainsi au profit d ’une expérience plus globale de l’enra­
cinement corporel dans toutes les relations du Sujet à son monde. De ces rela­
tions le corps est en quelque sorte, selon l ’expression de G. Mendel (1965), non
pas seulement le lieu de l’espace mais l ’organisation dans le temps, au point
où précisément celui-ci (temps vécu) se confond avec la forme même de cha­
que moment selon lequel s’organise le champ de la conscience (Henri Ey,
1964). Il est remarquable, à cet égard, que Er. Straus qui a tan t approfondi
les structures de l ’espace, à quoi se réduisent pour lui les spécificités sensorielles,
a, pour ainsi dire, dissous dans la perception en général ce que les anciens psy­
chologues et physiologistes — et avec eux nom bre de neuro-physiologistes
contemporains encore — rapportèrent à la spécificité d ’un « sens », à vrai
dire « cénesthésique »...

2° L e p r o b lè m e de Vorgane
d e la s e n sib ilité co rporelle e t d u sc h é m a co rp o rel
(S o m e s th é s ie e t S o m a to g n o sie ).

Ce qui a donné et donne encore tan t de force à la division du « sentir »


en cinq sens, c ’est que chacun de ces sens a p o u r « siège » un organe sensoriel
. physiologiquement bien défini. Cela est particulièrement vrai pour la vision
et ses organes, ses voies et centres optiques ; pour l’audition et l’appareil
cochléaire, ses voies et ses centres acoustiques ; pour les sensations tactiles
et les corpuscules de Pacini ou de Meissner et ses voies lemniscales et ses
centres pariétaux. Mais pour la sensibilité corporelle générale, force est de 1

(1) Z u t t (J.), A u f dem W ege zu ein er an thropologische P sych ia trie. Springer,


Berlin, 1963, 406-410.
268 HALLUCINATIONS CORPORELLES

se la représenter comme une somme non seulement d’afférences plus ou moins


spécifiques de diverses sensibilités protopathiques, mais d’afférences multi­
sensorielles.

Certainement les récepteurs tactiles par leurs messages en provenance du tégument,


c’est-à-dire par la transformation (digitale ou analogique) des potentiels récepteurs
en potentiels d’action au niveau des corpuscules périphériques, contribuent à la
perception du corps et à l’information distributrice de ses segments dans l’espace.
Mais outre ces récepteurs cutanés (thermiques ou corpuscules de Krause — algi­
ques, etc.), ce sont encore les proprio-récepteurs (fuseaux neuro-musculaires, orga­
nes tendineux de Golgi, corpuscules de Ruffini) assurant la transmission de la
sensibilité profonde (position, mouvements passifs, résistance au mouvement, etc.)
qui fournissent le plus fort contingent d’afférences somesthésiques. Celles-ci consti­
tuent le systèm e lemniscal (premier neurone sensitif, relayé dans les noyaux de Goll
et de Burdach au niveau du bulbe par le deuxième neurone sensitif dont les axo­
nes constituent le lemnisque médian) voie des sensations élémentaires somesthési­
ques dont les récepteurs sont cutanés (sensibilité superficielle ou profonde) ou arti­
culaires (kinesthésie, signes locaux) et qui sont rigoureusement systématisées quant
à la représentation somatognosique tout le long des voies de conduction au niveau
thalamique ventrobasal (selon un ordre bien établi par V. B. Mountcastle et E. Hen-
neman (1952)) comme au niveau du cortex pariétal ascendant' (homonculus
somesthésique de W. Penfield et T. Rasmussen) (1). Outre ce système lemniscal,
il existe encore la voie spino-thalamique qui recrute les afférences de la sensibilité
douloureuse et thermique selon la disposition métamérique des divers contingents
topographiques, elle projette sur les mêmes structures thalamiques et corticales que
le système lemniscal. Mais ce système cérébro-spinal de la somesthésie n’est évi­
demment pas le seul à envoyer des messages proprio- et entéroceptifs aux centres
d’intégration des données de la sensibilité. Si, avec Langley, on a longtemps consi­
déré le système nerveux autonome comme un système efférent, de nombreux tra­
vaux ont montré que le vague et les splanchiques renferment des fibres centripètes;
et d’après N. B. Cannon (1933), Grimson, Hesser et Hichin (1947), B. Pertuiset
(1960), etc., le sympathique serait la voie sensitive essentielle des viscères abdomi­
naux (Stimuli nociceptifs). On sait aussi (cf. P. Dell, J. Physiol., 1952, 44, 471-557)
quelles actions dynamogènes exercent ces afférences sur la formation réticulée. Tel
est donc l’appareil récepteur de la somesthésie qui aboutit après avoir fait relais
dans le complexe thalamique ventro-basal au cortex somesthésique (aires S I et S II
de projection ou aires 1, 2 et 3 de Brodman).

Ce schéma « anatomique » rend compte aux anatomistes, mais seulement


à eux, des trajets que suivent les afférences et messages « spécifiques » de la sen­
sibilité corporelle en laissant toujours sans réponse le problème non seulement
de la sommation de ces données mais de leur intégration ; car il est évident
que la perception de notre corps ne se réduit pas à une addition d’afférences,
pour la bonne raison que ces afférences sont trop constantes pour être toutes
conscientes. Autrement dit, la perception du corps est — comme toute per-1

(1) Cf. schéma de R. H assel, in Psychiatrie der Gegenwart, 1/1 A, p. 181 (1966).
CÉNESTHÉSIE ET SCHÉMA CORPOREL 269

ception, nous l’avons souligné — une exception, ou ce qui revient au même,


nous ne sentons notre corps que dans certaines situations qui, faisant problème,
suscitent une réponse sélective et perceptive. Et comme d ’autre part la per­
ception de notre corps, de sa position, de ses dispositions, de ses états, de ses
activités, de ses points douloureux, de ses mouvements ne se constitue q u ’à
un niveau supérieur (qu’on l’appelle adaptatif ou existentiel), force est bien
d ’adm ettre que les messages somesthésiques ne suffisent pas à provoquer
la perception, à rendre conscientes les sensations « inconscientes ». D ’où
le recours à la notion d ’un sixième sens que l’on a appelé successivement :
la cénesthésie puis le schém a corporel, qui serait comme un premier niveau de
synthèse des multiples afférences corporelles obéissant au « réquisit » du « sens »
(intentionnalité signifiante) de ce « sens » (appareil sensoriel) destiné et organisé
p o u r régler l ’accès de notre corps à la conscience en le faisant émerger de son
inconscience justem ent appelée somatique.

Cénesthésie. — On a donné le nom de cénesthésie (1), disait Séglas (1897), au


« sens de l’existence » (Condillac) ou au sentiment général que nous avons de l’exis­
tence de notre corps, et il rappelait la formule de Henle : c’est la somme, le chaos
non débrouillé des sensations qui de tous les points du corps sont sans cesse transmis
au « sensorium ».
Deux sortes de conception, en effet, de la cénesthésie n’ont pas cessé de s’affronter.
L’une, essentiellement associationniste, qui réduit le sentiment de l’existence corporelle
à un fourmillement des sensations qui font de la cénesthésie la somme des afférences
proprio et entéroceptives (Krishaber, Taine, Deny et Camus, Storch, Fœrster, etc.)
et dont le centre serait constitué par les centres cénesthésiques plus ou moins super­
posables aux centres somesthésiques (cénesthésie cérébrale de Solfier) — L’autre, met
l’accent sur l’activité constructive et proprement gnosique de cette sensibilité géné­
rale du corps. C’est ainsi que Wemicke parlait de la somatognosie comme d’une fonc­
tion synthétique ; que Bonnier mettait l’accent sur l’aspect fonctionnel de la figuration
spatiale, tandis qu’à la même époque Pick faisait appel à une image spatiale du corps
basée sur un « schématisme dynamique ». Autrement dit, la notion même de cénes­
thésie laisse en suspens la question de savoir si la perception du corps est, en quelque
sorte, automatique et « donnée » par la somme des afférences proprioceptives, ou
si elle est « prise » par l’activité globale de la conscience irréductible aux seules affé­
rences sensorielles spécifiques ou non spécifiques. Somme toute, qu’on se réfère ou
non à la cénesthésie (2), la perception du corps demeure aussi énigmatique pour ne
pouvoir que se réduire à une somme de données sensibles ou ne s’effectuer que par
une synthèse, laquelle exige plus d’intégration que d’analyse, certes, mais aussi et
surtout plus de «sentir» que d’abstraction.12

(1) Dans son exposé sur ce sujet, F. G autheret (1961) rappelle la définition
de P eisse (1844) : « Nous nommons cénesthésie le sentiment par lequel le corps
apparaît au Moi comme sien, et le Sujet spirituel s’aperçoit et se sent exister dans
l ’étendue limitée de l’organisme ».
(2) « La conscience morbide » de Ch. Blondel (1914) et l’ouvrage « Vom Sinn der
Sinne » de E r. Straus (1955) contiennent une critique exhaustive du point de vue
sensationniste impliqué dans cette conception classique de la cénesthésie.
270 HALLUCINATIONS CORPORELLES

Schéma corporel, sa structure et son développement. — C’est, sous des mots diffé­
rents, la même interprétation sensationniste fondamentale et le même besoin de lui
échapper qui s’inscrivent dans l’histoire de cette notion (1). Elle a, somme toute, connu
plus de succès que celle de cénesthésie parce que, justement, les auteurs y ont introduit
plus d’activité constructive que de données sensibles. C’est pourtant d’un « modèle
postural », d’un schéma très mécanique que l’on était parti. H. Head (1920) avait
envisagé une sorte de modèle plastique du corps perçu dans l’espacepar l’individu, une
sorte d’homonculus, là encore, représentatif des parties du corps. Et pour Head,
il s’agissait bien là d’une fonction en quelque sorte automatique, sinon mécanique;
«ce sont, disait-il, des processus physiologiques qui n’ont pas d’équivalents psy­
chiques», et il soulignait encore «la conscience n’est nécessaire en aucune façon
pour une telle coordination». Autrement dit, la perception du corps demeurerait
en quelque sorte sous le terme de « schéma corporel » une perception inconsciente
(cf. la critique de R. C. Oldfield et D. I. Langwilt in « British Journal o f Psychology »,
1942; ou celles de R. Angelergues, 1944; de J. R. Smythies, 1953; de D. H. Benett,
1960; de L. C. Kolb, 1961; de G. Mendel, 1965; etc.). Les conceptions de Pick et
d’André-Thomas, ou plus récemment celle de R. I. Meerovicth (1948) se rapprochent
de ces modèles. Il en est de même des idées exprimées par Paul Schilder (1923) qui,
en insistant, lui, beaucoup plus sur l’activité symbolique et synthétique nécessaire
à la construction de ce schéma corporel (2) mettait en évidence les apports de sens
dans la genèse même de la somatognosie. C’est qu’il est bien difficile en effet, répé-
tons-le, de viser l’expérience du corps sans tenir compte, certes, du clavier sensible
qu’il est, mais aussi de la capacité du Sujet de construire l’habitacle de ses relations
avec le monde. C’est pour avoir mis en évidence cette seconde dimension dynamique
de la symbolique de l’image de soi que P. Schilder a orienté les études de la per­
ception du corps dans le sens de la Gestaltpsychologie (comme l’ont fait plus tard
Jean Lhermitte, 1939; L. van Bogaert, 1934; H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra, 1952;
R. Angelergues, 1964) et de la Psychanalyse. De même que la notion de cénesthésie
reflétait, nous venons de le voir, l’ambiguïté même du corps en tant qu’objet de
perception, le « schéma corporel » a fait l’objet d’innombrables travaux (dont nous
donnons un répertoire pour ceux des 20 dernières années à la fin de ce chapitre)
de deux interprétations complémentaires, sinon opposées.
Si les uns (M. Critchley, 1955; I. et K. Gloning, 1964; K. Pœck, 1965; R. Bulan-
dra, 1971) sont plus sensibles aux fondements neurobiologiques de l’image du corps
dans l’organisation du système nerveux central — d’autres sont plus attentifs aux
aspects psychodynamiques de cette image pour autant qu’elle émerge des couches
psychiques inconscientes ou des fondements mêmes de la conscience de soi. Cette
deuxième conception implique elle-même deux attitudes assez différentes : celle des
Psychanalystes ou de ceux qui se rapprochent de la théorie libidinale de l’image
narcissique du corps et de ses péripéties infantiles (M. Ostow, 1958; E. Trillat, 1963;
J. Chasseguet-Smirguel, 1963; S. A. Shentoub, 1963; M. Mannoni, 1964; M. P. Sel-
vini, 1965 et 1967; G. Pankow, 1956-1969; H. L. Lévitan, 1970; G. Rosolato,
J. P. Peter, J. C. Lavie, D. W. Winnicot; in Nouvelle Rev. fr. de Psychanalyse,12

(1) Souvent tellement vague — et pour ainsi dire hors des limites (borderlinies)
du corps — qu’elle finit par Derdre toute signification (S. W agner et H. W erner , 1965).
(2) Une traduction française de l’ouvrage de P. S childer a paru, éd. Gal­
limard, Paris (1968) sous le titre « L'im age du corps ».
LES DEUX NIVEAUX DE LA PERCEPTION DU CORPS 271

1971; etc.) — et celle des phénoménologistes (M. Merleau-Ponty, F. J. J. Buyten-


dijk, V. von Weizsäcker, Er. Straus, J. Zutt) et de ceux qui se rapprochent de leurs
analyses existentielles (mettant entre parenthèses le dualisme du corps et de l’esprit
qui le vivifie). C’est ce courant d’interprétation qui est le plus répandu et dans lequel
convergent malgré leurs divergences de travaux aussi différents que ceux de G. Julius­
burger (1952), S. Fischer (1959), M. L. Woltring (1966), etc.

Il suffit de résumer ainsi en quelques mots les connaissances anatomo-


physiologiques et les concepts fondamentaux qui correspondent à la « cénes-
thésie » et au « schéma corporel » pour se rendre compte de leur validité
et de leur faiblesse. Il est bien clair, en effet, que d’une part l’expérience de
notre corps ne peut venir que de lui, c’est-à-dire des messages que nous recevons
de nos sens et notamment des diverses modalités proprioceptives (kinesthé­
siques, somesthésiques, etc.), mais que d’autre part l’expérience de notre
corps se confondant avec le sens même de notre existence intègre beaucoup
plus que des données sensibles et jusqu’à la vision et même la conception du
monde. Ceci rend vaines et caduques toutes les discussions qui depuis cent ans
ne cessent pas sur Pinstrumentalité de l’organe des sens nécessaire à la per­
ception du corps, car si elle exige bien en effet la perception du corps,
cette perception exige aussi l’intégration d’expériences ou de niveaux différents
de l’identification de la personne par sa propre intégration au système rela­
tionnel avec autrui.

3° L es d e u x n ivea u x de la p e r c e p tio n d u co rp s ( 1
) .

Je ne perçois mon corps qu'exceptionnellement. Cela veut dire que, sauf


difficulté, douleur, gêne ou problème particulier, mon corps est comme trans­
parent et silencieux dans le champ de ma perception, tout en y étant abso­
lument impliqué (2). Tout au plus puis-je dire qu’il en constitue le sol, c’est-
à-dire un arrière-plan qui n’est rien d’autre que la modalité vitale du sentir.
L’apparition (exceptionnelle) du corps dans la perception constitue, par
contre, un acte de « perception externe », car je ne vois mon genou ou je ne
sens ma dent douloureuse qu’à la condition de me les représenter comme
miens sans doute, mais comme des objets qui sont dans l’espace. La per­
ception du corps peut et même doit à ce niveau, être comparée à celle
des autres analyseurs perceptifs qui permettent à un organe des sens de
constituer un objet dans l’espace en fonction de ses spécifiques informations.
Mais, bien sûr, ce niveau « sensoriel » de la couche du vécu propre ici au corps12

(1) J. M. G aillard (« La désintégration du schéma corporel dans les démen­


ces séniles », J. de Psychol., 1970, pp. 443-472) dans son excellente étude (à pro­
pos des démences dégénératives) a très bien senti la nécessité d ’une exposition
hiérarchique des niveaux de perception du corps (corps représenté, corps connu
et l’image du corps au niveau infra-symbolique).
(2) J. P. S artre, « L 'être et le néant » : « le corps est négligé, il est passé sous
silence » (p. 395).
272 HALLUCINATIONS CORPORELLES

ne saurait nous faire penser que ce « vécu » est simplement fait d’une somme
de sensations, d’une convergence d’afférences, comme paraissait encore le
suggérer H. de Barahona Fernandes (1955) dans sa remarquable étude sur la
« sensibilité intérieure et le Moi ». Si on peut, en effet, avec cet auteur
rappeler la formule d’Ehrenmayer « S e n tio e r g o s u m », il est évident que son
évidence peut se renverser. Autrement dit, il s’agit plutôt de considérer ici le
sentir comme une forme du percevoir. La perception somatique obéit à cet
égard aux règles d’une opération essentiellement gnosique et spécifiquement
spatiale en ce sens, que le sens du sens susceptible de poser le corps dans ses
coordonnées quantitatives et qualitatives attribue à chacune de ses parties une
position dans l’espace corporel, et à cet espace corporel une position dans
l’espace en général, attributs qui constituent la réalité objective du corps.
Et ce qui apparaît ainsi dans la perception du corps disposé dans l’espace
c’est uniquement cette distribution topognosique avec les signes locaux propres
à la somesthésie de chacune de ses parties. Car, bien entendu, fût-il celui du
plus savant anatomiste, le corps n’est perçu dans ses parties qu’en fonction
d’un schéma abstrait des formes générales de son espace et qu’en fonction
des qualités concrètes, des modalités de l’espace vécu qui remplissent à cha­
que moment du temps cette idée abstraite. C’est dire que la perception de
l’espace corporel est tout à la fois fulgurante en tant qu’elle déchire l’homo­
généité et le silence de la « perception inconsciente » du corps, et vague en
tant qu’elle ne se représente qu’imparfaitement son propre objet. Et nous
revenons ici aux premières réflexions par lesquelles nous avons commencé
cette analyse de la perception du corps : cette perception est essentiellement
ambiguë.
— Si son objet est bien celui d’un objet dans l’espace, il s’agit toutefois d’un
espace singulier qui est tout à la fois au centre et à la périphérie du Sujet pour
être non seulement celui où il se sent chez lui, mais celui qui est sa propriété
absolue. A cet égard tout objet de la perception corporelle, même quand il est
une partie ou une petite partie du corps, n’est jamais réductible à son para­
mètre de dimensions physiques ou spatiales. L’analyse de la perception des
doigts ou des orteils (C. R. Halnan et Gordon H. Wright, 1961) montre bien
que cet objet ne se constitue que dans une construction qui ne dépend pas
des éléments sensitivo-moteurs. De telle sorte que le vécu de cette percep­
tion du corps comme objet n’est pour ainsi dire conscient, objectivable et
énonçable qu’en termes métaphoriques ou imagés, comme si se démontrait
par là et radicalement que la perception du corps n’est pas, ne peut pas être
seulement une donnée d’un sens (fût-il somesthésique, proprioceptif, cénesthé-
sique, etc.) mais un entrelacement de ce qui est perçu selon l’ordre de l’espace
vécu ou ressenti, de ce qui est perçu comme espace imaginé et encore de ce
qui est perçu comme modalité intersubjective, c’est-à-dire comme objet d’une
communication avec autrui. Il est bien certain, en effet, que l’information
perceptive que nous extrayons de notre corps ou encore de ses limites flottan­
tes ou problématiques, que cette information est corrélative aux distributions
conceptuelles ou mythiques que véhiculent le langage ou la mythologie cultu-
LES DEUX NIVEAUX DE LA PERCEPTION DU CORPS 273

relie propre à chaque groupe social. Pour ne faire allusion q u ’à quelques


travaux récents nous renvoyons le lecteur à ceux de P. M. Yap (1965), de
G. Pascalis, C. M. Kiefer, S. Kameluddin (1966), de N. Le Guinel (Psycho­
pathologie africaine, 1971, 7, n° 1, 13-57) sur le langage du corps chez les Afri­
cains. Nous insisterons d ’ailleurs encore un peu plus loin (note p. 277) sur le
complément culturel de l’image du corps. Une curieuse étude de G ordon
H. W right (1956) a analysé la représentation linguistique (en anglais naturelle­
ment) des diverses parties du corps qui entrent dans sa perception. A ce
niveau, en effet — et nous le vérifierons par la psychopathologie hallucinatoire
de cette protoexpérience corporelle — la perception du corps comme objet ne
se constitue que dans un halo d ’imagination qui emprunte au langage et
aux représentations collectives sa thématique. Plus encore que pour l’objet
de l ’ouïe ou de la vision, cet objet q u ’est le corps perçu ne l’est, en effet,
q u ’en se référant à un système de signifiants faute de pouvoir s’ancrer, de par
la subjectivité même de son objet, dans une réalité directement communicable.
C ’est peut-être ce q u ’a entendu exprimer X. Audouard (1964) quand, visant
la structure du langage dans laquelle apparaît le corps, il note que celui-ci
constitue l’inéluctable nécessité contre laquelle butte et se limite le discours. Ce
« sens » qui peut paraître à une psychologie superficielle des sens être le sens
le plus sûr, celui des connaissances les plus immédiates, nous apparaît ici, au
contraire, comme justem ent le sens le moins sûr, le plus ambigu, dont les
informations sont fatalement engluées dans un imaginaire et un énoncé amphi­
bologique qui ne parviennent pas à les détacher de la forme même du Sujet
(M. L. Roux, 1968).
— Naturellement, en accédant au niveau supérieur de la perception du
corps, c ’est-à-dire au corps perçu comme Sujet, nous allons retrouver infiniment
complexifiée cette structure cc noétique », ou plutôt « noématique » (au sens
de Husserl) de l’expérience du corps. La perception du corps comme celle
q u ’a le Sujet de lui-même dans sa forme sensible et vivante, de corps vivant
(Leib) en tant q u ’il se présente comme lieu (1) de l ’appropriation de l’espace
et du temps de son monde, cette perception entre nécessairement dans tout
« vécu », c’est-à-dire q u ’elle est le clavier du sensible sans lequel rien ne peut
apparaître dans le champ de la conscience. Le corps est implicitement vécu
dans toute perception comme l’universalité de la subjectivité animée. Le
Sujet s’y perçoit comme agissant, désirant, souffrant, car la catégorie de cet
être perçu est essentiellement celle du sentir (c’est-à-dire, en dernière analyse,
celle du plaisir et de la douleur, et plus profondém ent encore celle du désir
et du besoin) mais aussi celle du mouvement (ce mouvement qui est la forme
corporelle du désir et de l ’intentionnalité qui animent toute expérience).
Mais Vobjet de cette perception qui n ’est autre que le Sujet lui-même dans
sa chair reste nécessairement saturé de la subjectivité à laquelle il est de1

(1) P. F edida (L’anatomie dans la Psychanalyse, N ou v. R ev. f r . d e P sych an al.,


1971) dit fort justement que la psychanalyse représente une archéologie du corps.
Ey. -—Traité des Hallucinations. 10
274 HALLUCINATIONS CORPORELLES

son être de participer dans un rapport originel de fondation (de F u n d ie ru n g ,


comme dit Husserl) qui lie sa matière perçue à la forme du Sujet se perce­
vant. Car telle est bien la « dialectique » de l’enracinement du Sujet dans
son corps que celui-ci n’apparaît qu’au travers de sa propre fin, comme
objet de son désir sinon de son plaisir. On comprend bien que Freud ait
rattaché à cette relation existentielle fondamentale le « narcissisme » primitif
et constitutif de toute expérience. Il ne fait pas de doute, en effet, que le
corps constitue la configuration même de tout l’appareil pulsionnel, le moyen
et la fin du désir. Dès lors, les innombrables études que l’école psychanaly­
tique a consacrées au corps le fait pour ainsi dire disparaître au profit de son
contenu symbolique (1) ; comme le remarque J. de Ajuriaguerra (1962) dans
son analyse génétique et structurale du « corps comme relation », il est, du
fait que les Psychanalystes font généralement « peu de cas » du corps,
comme s’il pouvait entièrement se réduire à sa représentation phantasmique.
Quoi qu’il en soit, ce que l’objet corporel perçu comme Sujet gagne ainsi en
compréhension par son investissement libidinal et émotionnel, il le perd en
« objectivité », sa « forme » même (du fait de son identification à celle pure­
ment subjective du Moi) demeurant pour ainsi dire « informe » ou, si
l’on veut, « problématique ». C’est que la perception du corps à ce niveau
de réalité où il apparaît comme « l’œuvre d’art » (Merleau-Ponty) que le
Sujet fabrique (2) et dans laquelle il se crée lui-même, cette perception n’est
jamais claire et distincte (3). Elle est plus indéterminée encore par les123

(1) Sur ce point, par exemple, cf. les Rapports de F. A lvin et de P. Luquet parus
en 1963 dans la Revue Française de Psychanalyse (C. R. du 22e Congrès des Psycha­
nalystes de Langue Romane, 1961) — l’exposé historique des conceptions psycha­
nalytiques du corps vécu et du corps imaginaire par J. C hasseguet-Smirguel —
l’article de S. A. Shentoub — celui de E. T rillat. Les travaux de l’école psychana­
lytique sont évidemment innombrables sur ce point et naturellement éparpillés en
prenant pour thème le narcissisme, le développement libidinal et ses conflits spéciale­
ment œdipiens axés précisément sur le complexe de castration, la problématique de
l’identité dans les limites du corps différent et semblable de l’objet de la fixation
libidinale, les mécanismes de défense auxquels obéissent les sentiments d ’étrangeté
et de dépersonnalisation, etc. Citons parmi ceux qui nous ont paru les plus importants
à cet égard : le mémoire de M. M annoni (1964) et surtout les travaux de G. P an­
kow (1956 à 1969) dont la bibliographie se trouve dans son dernier ouvrage
L 'H om m e et sa Psychose (Paris, éd. Aubier-Montaigne, 1969), ouvrage à peu près
entièrement consacré à la vision phantasmique de l’image du corps. II convient
d’ajouter à cette liste de travaux les articles publiés dans la Nouvelle Rev. fr. de
Psychanal. (1971), par G. R osolato, P. F edida, etc.
(2) Rappelons-nous le mot de Léonard de Vinci qui déclarait qu 'après trente
ans chacun est responsable des traits de son visage...
(3) Lorsqu’elle l’est occasionnellement dans un miroir, une photographie ou un
enregistrement visuel ou sonore, elle étonne et parfois déroute le Sujet (cf. les travaux
publiés par Cl. B. Bahnson (1969), par R. H. G eertsma (1969) et par Ph. S. H olz-
m a n , in J. nerv. ment. Dis., 1969; cf. aussi l’article de L. S. K ubie sur la signification
LES DEUX NIVEAUX DE LA PERCEPTION DU CORPS 275

emprunts que pour l’objectiviser le Sujet tire des a u tr e s . Telle est, en effet,
l’idée-force qui depuis Hegel circule dans l’anthropologie contemporaine,
cette vérité existentielle qui affirme que le Moi est tiré de l'Autre. Cette
importance attribuée à l’idée du corps par la perception spéculaire de
l’autre (Wallon, Lacan) est un leitmotiv de la perception sociologique contem­
poraine. Elle a pu, par exemple, et comme anecdotiquement être mesurée
par les « social desiderability tests » (A. Tolor et J. Colbert, 1961). Mais
cette corrélation ou cette réciprocité de relation dans l’échelle des gradients
relationnels (S. Fischer, 1959) ne joue pas dans ce seul sens si nous nous rap­
portons, par exemple, au travail de B. Zazzo (1960) qui montre comment
c’est l’image de soi qui se projette chez les adolescents dans l’image d’au­
trui. Mais il est bien vrai que ce que le Sujet perçoit en lui c’est encore et
toujours la forme qu’il saisit dans les yeux et le langage de l’autre, ou encore de
cet autre qu’il est lui-même quand il se regarde, spectateur de son corps, dans
le miroir face à lui-même (1). Cela revient nécessairement à dire, non pas
comme les sophistiquées idéologies anti-anthropologiques de nos « temps
modernes » se plaisent à le proclamer, que l’image de notre corps (et plus
généralement le Moi) n’est qu’un reflet ou un épiphénomène mais bien plu­
tôt que la perception du Sujet dans son corps est nécessairement médiatisée
par le langage et la relation avec autrui. Ce qui lui ôte, certes ! toute naïve
simplicité « sensationniste » (ce réalisme naïf qui, comme le fait remarquer
J. Smythies, 1953, se retrouve, par exemple, dans le réalisme physiologique
de Bertrand Russell) mais ne saurait réduire sa réalité propre à sa modalité
d’apparaître dans la métaphore, et encore moins à la fonction imaginaire
fondatrice de toute métaphore. Car il est bien vrai que la perception par
le Sujet de son corps exige une constante métaphore par laquelle je me dis à
moi-même et aux autres ce que j ’éprouve « comme si » j ’étais cet objet (de
glace, de feu, léger, solide ou cassé, etc.) que pourtant je ne suis pas (pour
n’être pas hors de moi) et que je suis tout de même (pour être comme s’il
était une partie de moi). Nulle autre perception que celle-là ne découvre
mieux la problématique de la perception (et, naturellement, de l’Hallucina­
tion) : l’entrelacement du Sujet à son monde c’est-à-dire, ici, à la charnière
de l’existence, à son corps (2).12

psychanalytique de la réaction de certains patients qui voient leur activité reproduite


à la télévision, article qui se trouve aussi dans le même numéro de cette revue (p. 301
à 309).
(1) L. H. Schwarz et S. P. F jeld, « Illusions induced by the self reflected Image »,
J. o f nervous and mental Diseases, 1968,146, p. 277-284.
(2) Nous avons à peine besoin de souligner ici tout ce que cette brève analyse doit
à H usserl et à M erleau-P onty (surtout aux derniers écrits de l’auteur de S ign es
pour faire apparaître la réalité phénoménale du corps comme fondement de toute
relation (et de tout langage).
176 HALLUCINATIONS CORPORELLES

LA VIRTUALITÉ HALLUCINATOIRE
DE LA PERCEPTION CORPORELLE

Si l’Hallucination ne pouvait se définir s e n s u s t r i c t o que par sa forme


suprême (1) de « perception sans objet », il est bien évident que l’expérience
corporelle elle-même n’étant jamais la perception d’un objet « externe »,
il n’y aurait dans ce domaine pas plus d’Hallucination que de perception.
On peut, en effet, ergoter à l’infini sur cette aflirmation « j ’ai un esprit dans
l’estomac » en contestant qu’il s’agisse « vraiment » d’une perception et non
pas d’une simple métaphore, ou en supposant que l’estomac fournit au sujet
des Stimuli « réels » qu’il interprète mal. Y a-t-il perception, illusion, inter­
prétation, idée délirante, etc. ? Ces interrogations qui sont (nous l’avons vu)
comme l’index de l’ambiguïté même de l’halluciner deviennent ici tout à fait
vertigineuses et labyrinthiques.
Le caractère « problématique » de cette perception imaginaire du corps ou de
cette imagination qui absorbe la perception du corps est particulièrement frap­
pante chez l’enfant. Et cela pour la bonne raison que la réalité ne se déve­
loppe chez l’enfant qu’en fonction de la référence à un schéma corporel
infiltré de valeurs affectives (aux premiers âges de la vie), et que dans la suite
le monde des phantasmes interfère constamment chez l’enfant de 5 à 10 ans
avec celui de la réalité (2).
Revenons donc à l 'im p o s tu r e h a llu c in a to ir e comme telle et prise pour ce
qu’elle est : comme un phénomène qui apparaît dans la réalité perçue à un
niveau inférieur à celui du jugement. Ce n’est que dans cette région de l’être,
soit qu’elle y naisse, soit qu’elle s’y réfracte, qu’elle peut apparaître dans cette
pénombre où justement deviennent problématiques les relations du Sujet avec
le monde des objets puisque toute Hallucination, quelle qu’elle soit, dote
d’objectivité la subjectivité du Sujet. Or, à cet égard l’Hallucination cor­
porelle est bien telle que nous la décrirons, c’est-à-dire une Hallucination, même
si elle est fatalement et à jamais inséparable de l’illusion ou de l’inter­
prétation pour être une perception subjective puisque le propre même de la
perception du corps c’est de sentir soi-même son corps. De telle sorte que
nous avons d’abord à nous demander — comme nous l’avons fait pour la
part d’imaginaire dans la perception visuelle et comme nous le ferons pour12

(1) Et absolument contradictoire en regard de l’intellect avec lequel elle a peu


à faire comme l’a souligné excellemment M erleau-Ponty dans la fameuse phrase ;
« Ce qui garantit l’homme sain contre le délire ou l’Hallucination, ce n ’est pas sa cri­
tique, c’est la structure de son espace » (Phénoménologie de la perception, p. 337).
(2) Cf. B. Z azzo (1960), W. E asson (1961), K. P oeck et B. O rgass (1964), Ph. R atz
et E. Z igler (1966), R. F. Berg (1970), pour ne citer que quelques travaux récents
parmi une infinité d ’autres que nous devons surtout aux Psychologues, Psychiatres
et Psychanalystes d’enfants.
LA VIRTUALITÉ HALLUCINATOIRE DE LA PERCEPTION DU CORPS 277

la perception auditive, mais id en rencontrant plus de difficultés encore — com­


ment peuvent se distinguer la part imaginaire (S. Fisher, 1970) de l’expérience
du corps en général et la structure imaginaire de l’Hallucination corporelle ?
Précisons encore quelques caractéristiques de la spécificité de la perception
du corps. Le fait qui domine tous les autres en ce qui concerne la perception
par le Sujet de son propre corps, c’est qu’il s’agit de la perception d’un objet
qui reste constamment et essentiellement « subjectif », inextricablement lié
à la sensibilité et à l’activité même du Sujet. Un autre caractère important
de la perception du corps, c’est qu’elle est paradoxalement impliquée dans
toutes les modalités de sentir, de l ’expérience sensible, et qu’elle ne se constitue
en perception que bien plus exceptionnellement encore que dans les autres
sphères de la perception externe, et plus particulièrement dans la perception
lointaine du monde des objets par la vue. Lorsque je perçois cette lampe
dans mon champ visuel, elle entre dans une réalité objective commune et
communicable; tandis que lorsque je perçois la chaleur de mon pied, si celui-ci
se détache pour ainsi dire de moi pour former l’objet de ma perception, il
n’en demeure pas moins incorporé à ma subjectivité vécue, « privée », et non
communicable autrement que par métaphore.
L’objet de la perception du corps ne cesse jamais d’être problématique,
et cela vaut presque autant pour le Sujet que pour Autrui qui est mauvais
juge de ce que l’autre éprouve « réellement » dans son corps. C’est dire que
l’expérience corporelle est prise dans des structures affectives imaginaires et
verbales qui, loin de faire du corps le plus réel des objets, le font émerger
dans une image surdéterminée par une infinité de phantasmes. De telle sorte
que cette perception est tenue, comme nous l’avons déjà vu (p. 273-274),
particulièrement par les interprétations psychanalytiques, pour le lieu
phantasmatique par excellence qui s’offre comme une sorte de rêve, ou,
comme le dit J. C. Lavie (1971), comme une illusion de présence répondant à
la demande d’imaginaire.
La cc subjectivité » de l’expérience corporelle se manifeste constamment,
soit par le caractère « ineffable » ou en tout cas non directement communi­
cable du vécu pour les autres et pour le Sujet lui-même, mais aussi dans les
apparitions du corps dans le champ de la conscience pour autant que le Sujet
se le fait paraître bien plus facilement que les objets qui peuplent le monde
objectif. Aucun psychologue ou psychophysiologiste ne peut parler de
l’image de soi, du schéma corporel ou de l’expérience corporelle en général,
sans remarquer la part qu’y joue V in tr o s p e c tio n (1) ; et on ne manque point1

(1) J. M. H eaton (1968) a souligné que le développement culturel et l’exercice


de la lecture et de l’écriture constituaient une sorte de « prédisposition » à la déper­
sonnalisation. Il semble exact que d ’après R oberts (1960), D ixon (1963), G. Sed-
man (1966), les gens « illettrés » sont moins enclins à se dépersonnaliser que les
Africains illettrés (Lambo, 1955) (La bibliographie de ces travaux sur le facteur
culturel de cette « introspection » cultivée se trouve à la fin du travail de H ea-
278 HALLUCINATIONS CORPORELLES

de citer le Journal d’Amiel comme un témoignage de la plasticité imaginaire


de l’expérience du corps dont l’auto-analyse découvre l’être en l’objectivant,
c’est-à-dire en le faisant tomber dans l’espace de la communication. Ce tra- 1
vail de projection des images, des désirs dans la perception du corps, il est !
tel que chez l’enfant (1) ou chez les êtres peu développés, la perception cor­
porelle est presque entièrement phantasmique ou mythologique. Chez l’adulte
normal et même culturellement très développé (fût-il anatomiste), persiste
naturellement cette phantasmisation du corps qui ne cesse jamais d’être clavier
sensible et langage de l’Inconscient pour requérir tout à la fois le registre du
vécu et son expression métaphorique. Disons que la structure symbolique du
schéma corporel ou de l’image de soi à ce niveau de l’expérience du corps se
confondent avec la structure même du champ de la conscience qui implique
ses infrastructures inconscientes. Une telle architectonie de la perception du
corps apparaît donc comme toujours prête à succomber dans l’Hallucination
pour avoir tant de peine à s’affranchir de l’imaginaire. L a virtualité hallu­
cinatoire de la perception corporelle n'est rien d ’autre que la structure imagi­
naire qu’elle implique.
Cette virtualité hallucinatoire de la perception du corps, ce halo d’imaginaire
qui enveloppe toute expérience vécue de notre propre corps, s’actualise norma­
lement dans certaines conditions qui font surgir de l’opadté et de l’homogénéité
du corps cette douleur ou ce corps étranger, ou cette impression de chancelle-
ment vertigineux ou cette expression d’un besoin qui apparaissent à longueur
de journée comme le jeu que le Sujet joue sur le clavier sensible de son corps.
Mais, bien sûr, toutes les perceptions corporelles restent ce qu’elles sont pour
lui : essentiellement problématiques et contingentes pour n’être vécues que
sur le registre de l’énigmatique présence de cet objet singulier qu’est ce corps
qui demeure en deçà de toute objectivité et au-delà d’une pure subjectivité.1

ton , 1968). Mais, bien entendu, cette « tendance à se dépersonnaliser» n ’est rien
d’autre que celle qui est impliquée dans les performances mêmes de la pensée
que nous persistons à appeler « normale »... Les rapports de l’image du corps et de
la créativité, c’est-à-dire l’importance « narcissique » que les artistes divers accordent
à leur corps et à sa représentation esthétique, poétique ou picturale, ont à leur tour
fait l’objet d’une communication de M. C ochet-D eniau à la Société de recher­
ches psychothérapiques de Langue française (1969, 7, p. 27-28).
(1) Dans son travail « La notion d ’image du corps et recherches récentes sur
la personnalité », S. R icher (1964) fait état des expériences de S. F isher et S. C la -
veland (1958) sur les limites dans lesquelles s’inscrit la forme corporelle
chez l’enfant, garçon ou fille. L’indice des frontières et de pénétrabilité diffèrent
d’un sexe à l’autre et selon l’âge. Les filles de 5 à 7 ans perçoivent plus nettement
les frontières de leur corps que les garçons du même âge ; mais entre 10 et 13 ans
par contre, les filles, elles, se sentent moins fermées ; tout se passe « naturellement »
comme si entre la perception même de la forme corporelle et les investissements
libidinaux (identification, Oedipe, complexe de castration, etc.) s’établissait une
corrélation hautement significative.
LA VIRTUALITÉ HALLUCINATOIRE DELA PERCEPTION DU CORPS 279

Il arrive cependant que dans certaines conditions exceptionnelles ou expé­


rimentales ce mouvement d’objectivation s’accélère. C’est ainsi que, par
exemple, V is o le m e n t s e n s o r ie l favorise une levée en masse des images qui,
normalement dans la représentation du corps, s’objectivent ou se semi-objec-
tivent dans de multiples illusions (1). Comme on peut le remarquer à propos
des autres phénomènes hallucinatoires, la « privation sensorielle » entraîne en
effet un flux « hallucinatoire », comme une vapeur d’imaginaire qui embue les
perceptions. L. Goldberger et R. R. Holt (1958) ont noté, par exemple, que 3 de
leurs 14 Sujets « isolés » éprouvaient « des troubles du schéma corporel » (ma tête
me semblait lourde comme une tonne disait l’un d’eux). Quatre des Sujets
de Freedman (1961) sentaient leurs bras séparés du corps, que leur corps
se rapetissait ou flottait en l’air. Une dame observée par J. T. Shurley (1958)
se sentait animée de mouvements « comme ceux d’une cuillère dont on se
sert pour remuer le thé dans une tasse... ».
Naturellement, toutes ces expériences vécues sur un plan métaphorique
nous renvoient à 1" a u to -su g g e stio n et à la s u g g e s tio n , c’est-à-dire à la fascina­
tion imaginative que le Sujet peut déclencher lui-même ou à laquelle il est
invité dans les techniques de la psychanalyse, du rêve éveillé, de l’hypnose
ou de la relaxation (2) qui font éclore dans un mouvement facultatif ou consenti
l’imaginaire d’autant plus aisément que le Sujet s’y abandonne ou se trouve
isolé, coupé des communications avec le monde extérieur et autrui et comme
fasciné par son propre corps, milieu de son existence.12

(1) Quelque chose comme un isolement sensoriel relatif est représenté par cer­
taines conditions comme celle de la semi-obscurité qui, d’après L. Schwarz et
L. Hirapaya ( R e v ista de N eu ro-psiqu ia., 1966), même chez les individus normaux,
provoque des illusions de mouvements (effets autocinétiques). Nous reviendrons
longuement sur ces faits dans le chapitre IV de la quatrième Partie.
(2) Ch. G ellman, « Vécu corporel et relaxation », E n tretien s P sych ia triq u es n° 1 2
(1966), a bien analysé l’expérience vécue pendant 1’ « état autogène » induit par la
relaxation. Ceci revient à dire que tout Sujet normal p e u t dans des conditions de
« relâchement » (et aussi bien sur le divan psychanalytique quand il se livre par son
association libre à l’attention flottante de celui qui l’écoute, que lorsqu’il se livre
à la rêverie c’est-à-dire à la fascination semi-hypnotique par sa propre imagination)
se laisser aller à jouer sur le clavier de son corps toutes les figures que lui inspire
le libre exercice de son imagination. Mais, bien sûr (cf. à ce sujet ce que j’ai dit dans
la discussion de la conférence de Ch. G ellman), il ne s’agit là que de mouvements
facultatifs (qu’on les appelle réactionnels ou adaptatifs) auxquels l’être conscient se
livre seulement jusqu’à un certain point qui est précisément celui où il peut « se repren­
dre » — Le travail de J. de A juriaguerra (L e co rp s co m m e relation , 1962) et celui de
M. L. Roux (1968) s’inscrivent dans la même perspective en montrant comment le
« relâchement associatif » reflue tout naturellement sur l’expérience du corps dans
la mesure même où la conscience perd son mouvement de « dé-centration » pour
se « con-centrer ».
280 HALLUCINATIONS CORPORELLES

FORMES CLINIQUES
DE L’HALLUCINATION CORPORELLE
(SOMATO-ÉIDOLIES ET HALLUCINATIONS DÉLIRANTES)

En conclusion de ce qui précède nous devons dire qu’il ne suffit pas pour
être halluciné de dire que son corps brûle, ou que l’on sent des fourmis dans
le bras, ou qu’on se sent gonflé comme une outre. Car il est bien évident que
la perception par le Sujet de son corps ne pouvant jamais le saisir hors de
lui-même, elle reste pour ainsi dire engluée dans une gangue métaphorique ou
symbolique qui exprime dans ses profils et esquisses le vécu qui ne se sépare pas
de la pure subjectivité d’un phénomène sensible. Mais l’expression verbale
n’est pas seulement comme juxtaposée à cette expérience, elle médiatise ce
vécu pour la qualifier de ses attributs, et par le langage métaphorique loin
de métamorphoser l’expérience d’une douleur fulgurante en celle d’un éclair
ou de la foudre, elle la renforce au contraire dans sa subjectivité radicale en
y introduisant une violence supplémentaire, celle qui reste ineffablement en
deçà de l’expression. Autrement dit, l’image de la métaphore qui se glisse
dans l’exercice normal de l’imaginaire dans la perception du corps n’en
modifie pas le vécu. Par contre, lorsque l’expérience du corps traverse la
métaphore et se « réalise », quand le Sujet dans la perception de son corps
prend pour objet extérieur de lui-même sa propre subjectivité, il devient
halluciné. Le phénomène hallucinatoire n’apparaît que dans et par cette
disjonction du vécu à l’égard de son expression (au niveau de l’irréfléchi ou
de l’anté-prédicatif, dit Merleau-Ponty). Et dans ce cas la métaphore cessant
de l’être disparaît pour faire apparaître l’Hallucination en perdant sa dis­
tance au vécu ou, plutôt, en métamorphosant alors le vécu en un perçu hété­
rogène sur le mode objectif : je ne sens pas seulement une douleur fulgu­
rante, mais je suis foudroyé ; mon bras comprimé ne me donne pas l’impression
d’être « comme rempli de fourmis », il devient fourmilière, etc.
On conçoit que c’est sur ce chemin de la « réalisation » ou de la coalescence
des deux faces de la métaphore que nous devons précisément nous engager
pour distinguer les catégories de l’halluciner dans la perception du corps.
Halluciner, en effet, dans ce domaine de ce singulier sens, c’est perce­
voir son corps en tout ou partie comme un objet ou un être extérieur à soi,
c’est-à-dire comme un objet métamorphosé par l’impossibilité même de la
métaphore.
Si dans l’usage licite de la métaphore dans la perception normale du corps
celle-ci n’est là que comme une référence ou un transfert de sens qui ne change
pas le sens du vécu, nous devons maintenant dans le mésusage de la méta­
phore distinguer plusieurs niveaux de falsification hallucinatoire de l’expé­
rience corporelle.
LES SOMATO-ÉIDOLIES 281

— A un niveau qui est celui que nous avons désigné plus haut comme
celui de la perception du corps comme objet, la métaphore dans laquelle
toute perception tient m a jam be ou m on souffle pour coupés, m a gorge
pour enflammée, mon ventre pour creux ou mes membres comme rom ­
pus, cette métaphore exprime par sa référence à l ’imaginaire la réalité du
corps vécu comme un objet, c ’est-à-dire dans ses dimensions proprement
spatiales.
Lorsque le schéma corporel, c ’est-à-dire le système de référence somato-
topognosique est altéré, la métaphore joue dans le même sens, c’est-à-dire
n ’intervient que pour établir une analogie nécessaire à la communication
avec autrui et même à la prise de conscience p ar le Sujet de son expérience
insolite. De telle sorte que dans ces troubles de l ’expérience du corps comme
objet l ’Hallucination apparaît sous forme d ’une configuration hallucinatoire
de l ’espace qui s’énonce dans une métaphore, laquelle, p ar exemple, « suspend
un membre entre le plafond et le plancher». L ’Hallucination corporelle,
à ce niveau, forme ainsi de nouvelles relations entre le corps et les
objets, fait tom ber tout ou partie du corps dans l ’espace mais sans occuper
toutefois dans cet espace la place d ’un objet réel dont la structure métapho­
rique la sépare. Tout se passe comme si la m étaphore m aintenait la forme
perçue dans une certaine distance à l ’égard du système de la réalité.
L ’objectivation hallucinatoire prend alors presque nécessairement une dimen­
sion dont la perception visuelle est essentiellement distributrice. La métaphore
qui exprime le sens de la figuration hallucinatoire déplace pour la constituer
précisément en images l ’objectivation perçue dans le corps sur la scène d ’une
représentation, d ’une apparition visuelles. Cette profonde liaison visuo-
corporelle dans le vécu pathologique hallucinatoire est une donnée fréquente,
presque constante de cette figuration hallucinatoire. Ce que nous avons déjà dit
de PHéautoscopie (p. 131-133) doit être rappelé, car l’image spéculaire implique
nécessairement la projection de l ’image visuelle d ’un corps réfléchissant ses
propres mouvements, et on sait le rôle que joue la vue de l ’autre dans
la constitution de l ’image de soi.
Cette structure si évidente de tous ces phénomènes hallucinatoires du
schéma corporel avec sa triple caractéristique (métaphore, artificialité et visua­
lisation) entre tout naturellement dans cette catégorie de l ’halluciner que l ’on
appelle souvent « hallucinose », mais que nous préférons désigner comme Éidolie
hallucinosique. Ici les éidolies hallucinosiques corporelles apparaissent jus­
tement dans le sens fort de ce terme, comme des « images du corps » qui pro­
jettent l’imaginaire dans l ’espace du corps et dans l’espace en général pour
constituer des configurations insolites, artificielles qui ne sont ni effet, ni
cause de délire.

— A un niveau plus élevé de falsification et d ’imposture hallucinatoire, la


métaphore devient elle-même inconsciente et même formellement niée. « Je suis
coupé en morceaux », « quelqu’un est dans m on ventre », « m on père habite
mon corps », etc., sont des énoncés qui manifestent la profonde transformation
282 HALLUCINATIONS CORPORELLES

subie, non plus seulement p ar la perception du corps mais par l ’être conscient
dans toutes les modalités de ses rapports avec le système de la réalité. D è s lo r s ,
l ’H a llu c in a tio n c o r p o r e lle a p p a r a ît c o m m e m e f i g u r a ti o n d u D é lir e . Soit que
dans la désorganisation du champ de la conscience elle envahisse comme
un rêve de transform ation corporelle l’ensemble du vécu, et ce sont les expé­
riences délirantes et hallucinatoires « primaires » de changement ou de métamor­
phose corporelle — soit que la métaphore n ’étant pas seulement inconsciente
(c’est-à-dire vécue dans un état d ’inconscience) mais étant essentiellement
rejetée, niée et reniée elle se prend dans le travail d ’une Psychose déli­
rante chronique, ce travail par quoi précisément le Sujet s’aliène « corps et
biens ».
Les catégories d ’Hallucinations corporelles que nous pouvons observer
en clinique nous paraissent entrer tout naturellement dans cette classification
véritable (que cache bien souvent le défaut d ’analyse structurale de tous les cas
qui sont en quelque sorte homogénéisés et confondus par un usage trop sim­
pliste de la notion). Celle-ci — et c’est l ’ordre que nous allons suivre pour
notre exposition descriptive — com portera donc deux catégories : les É id o lie s
h a llu c in o s iq u e s c o r p o r e lle s — et les H a llu c in a tio n s d é lir a n te s c o r p o r e lle s qui mani­
festent le Désir corporel sous forme, soit d ’expériences délirantes, soit d ’alié­
nation de la personne.

I. — LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES


DU SCHÉMA CORPOREL

L ’exposé que nous allons faire des S o m a to - é id o lie s a été facilité p ar le


remarquable ouvrage de H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra, M é c o n n a is s a n c e s e t
H a llu c in a tio n s c o r p o r e lle s (1952). Son titre doit retenir notre attention car il
indique d ’emblée que ces Hallucinations corporelles sont prises dans une
déstructuration négative de la perception du corps, et rien n ’est en effet plus
frappant dans cette pathologie éidolo-hallucinosique (nous l’avons déjà fait
rem arquer à propos des éidolies visuelles ou auditives) que de constater les rela­
tions qui soutiennent les divers syndromes de désintégration des fonctions
somato-gnosiques avec ces images hallucinatoires qui s’introduisent dans l’espace
corporel (lui-même faisant partie de l’espace en général) et de sa représentation
multisensorielle. Ceci est particulièrement évident pour les s o m a to -p h a n té id o -
li e s qui correspondent à ce que tant d ’auteurs ont décrit comme perturbations
somatognosiques paroxystiques (cf. Hécaen et Ajuriaguerra, p. 170 à 215)
au cours d ’auras, d ’équivalents ou accidents post-critiques comitiaux.

C ’est dans le cadre des grands syndromes de l’asomatognosie que nous


voyons surgir ces formes hallucinosiques les plus typiques du schéma
corporel.
LES S OMA TO-ÉID OLIES 283

Dans le syndrome de l’hémisphère droit ( ou mineur) prédominent des troubles somato-


gnosiques dimidiés : hémiplégie, agnosie et anosognosie (sorte d ’oubli permanent
d’un côté du corps). Tels sont les troubles décrits par A nton (1899)et B abinski (1918).
Les malades ne sont plus conscients de leur membre paralysé et de sa paralysie, sorte
d’Hallucination négative de la partie du corps malade (1). Mais il arrive que non seu­
lement le Sujet ait perdu la perception ou le souvenir de son hémicorps, m a is q u ’il
l ’a ttrib u e à autrui. Une malade d’Olsen déclarait que ses membres gauches étaient ceux
du médecin ou de quelque autre personne couchée dans le même lit qu’elle; si on lui
faisait constater par la vue que son bras était bien le sien, elle rétorquait : « mais
mes yeux et mes sens ne sont pas d’accord et je dois croire ce que je sens ; je sens
par la vue qu’ils sont comme à moi mais je peux sentir qu’ils ne le s o n t pas et je ne
peux pas croire mes yeux». Gerstmann a insisté sur le caractère hallucinatoire
ou fabulatoire de cette disparition de l’hémicorps en soulignant l’élaboration psychique
spécifique (illusions, confabulations, délire) à l’égard de l’hémicorps « absent ». Il a
proposé le terme de somatoparaphrénie pour désigner ce curieux phénomène qui
doit être interprété comme une vaste métaphore que la richesse de son imaginaire
ne rend pas ipso f a c to délirante. Les observations rapportées par Hécaen et Ajuria-
guerra sont, à cet égard, très intéressantes. Telle celle de Hoff et Pôtzl qui chez
une professeur de musique de 70 ans ont noté une asomatognosie de la main gauche
qu’elle ne s’appropriait plus ; elle racontait même « qu’elle avait l’impression que
c’était la main de sa cousine qui était dans son lit, mais, ajoutait-elle, c’est impossible
qu’elle ait le bras assez long pour aller d’Iéna à la clinique... ». — Telle encore leur
observation 15 dont le Sujet avait l’illusion d’avoir trois mains, une droite normale
et deux gauches. — Ou celle de cet instituteur hémiplégique observé par Ehrenwald
frappé d’anosognosie de son membre paralysé puis que, au lieu de son bras gauche,
crut voir dans son lit « un serpent ou même deux ou trois », et finalement percevait
sa main comme une main neuve mais étrangère, plus grosse et plus volumineuse
que l’ancienne. — Ou bien celle d’une malade de Lünn (hémiplégique gauche avec
hémianosognosie) qui caressait son bras gauche comme s’il s’agissait du corps de
sa fille...

Dans les syndromes de l’hémisphère gauche ( ou d o m in a n t) on reconnaît et distingue


du point de vue des troubles somatognosiques deux grandes variétés de troubles :
Y au toposgn osie et Y a sym b o lie à la douleur. Et généralement dans ces cas de lésions de
l’hémisphère dominant où s’élaborent les éléments du schéma corporel à un niveau
plus inférieur les troubles qui nous intéressent sont plus sommaires (Somato-
protéidolies) et, somme toute, plus insignifiants. Le syn drom e d e G ertsm ann (2) (agno-12

(1) Pour ce qui est du problème de la localisation anatomique, on a incriminé soit


des lésions corticales (P inéas, van B ogaert, H off et P ützl , G. de M orsier , N iel­
sen , etc.) soit des lésions sous-corticales et spécialement thalamiques (van B ogaert ,
G. de M orsier, Schuster , L indqvist , N ielsen, L ünn ). Mais bien des observations
troublantes sont de temps en temps publiées pour ce qui concerne le rôle de l’hémi­
sphère mineur. C’est ainsi que récemment A. J. W eisman (1969) a publié un cas d’agno-
sie, asomatognosie et anosognosie chez un Sujet atteint de lésion de l’hémisphère
gauche.
(2) Ce fameux « syndrome » décrit par J. G ertsmann en 1927 est caractérisé
par l ’agnosie digitale, l’indistinction droite-gauche, l’acalculie, l’agraphie pure
V

284 HALLUCINATIONS CORPORELLES

sie digitale, indistinction droite-gauche, acalculie et agraphie pure) ne comporte que


peu d’altérations du schéma corporel en dehors de l’agnosie digitale. Notons cepen­
dant le cas d ’un malade de G. Engerth qui se perdait non seulement dans la per­
ception de sa main mais s’étonnait de« ne pas retrouver son nombril ni ses yeux ou son
nez ». Les troubles autotopoagnosiques décrits par A. Pick (prosapognosie) altèrent
presque uniquement l’ordre topographique des parties du visage. Il arrive parfois,
dit le malade de l’observation 28 de H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra, qu’il est
« impossible de se représenter » les parties du corps, mais ces troubles exclusive­
ment négatifs ne comportent guère la positivité de la projection hallucinatoire.
Ce « syndrome » a été signalé chez l’enfant (D. F. Benson et N. Geschwind,
1970).

Deux conditions pathologiques assez spéciales pour retenir notre attention


doivent être envisagées qui fournissent leur contexte clinique aux troubles
éidolo-hallucinosiques du schéma corporel : c ’est l ’amputation d ’un membre
et les auras épileptiques. Leurs caractéristiques définissent la variété protéido-
lique (membre-fantôme) et la variété phantéidolique (auras) des somato-éidolies.

— Le « membre fantôme » (1). — Il s’accompagne assez souvent de douleurs,


d ’hyperesthésie ou de paresthésie parfois intolérables (algohallucinose de van Bogaert)*1

et l’asymbolie de la douleur. Bien que ce premier cas de G ertsmann correspondît


à une lésion de l ’hémisphère droit, la plupart des auteurs ont été d ’accord pendant
très longtemps sur la localisation de ces troubles au niveau de l’aire de passage entre 0 2
et le pli courbe de l ’hémisphère gauche (ou dominant). Depuis le livre de H écaen
et J. de A juriaguerra qui exposent tous les détails cliniques et pathogéniques de
ce syndrome et la convexité pariéto-occipitale gauche, de nombreuses discussions
ont eu lieu. On en trouvera l’essentiel dans les travaux de J. Stanton (1954) qui a pu
le reproduire par suggestion hypnotique, de M. C orradi et A. R iccio (1958) qui
l ’ont observé dans des lésions expansives bilatérales. Pour M. P oncet et coll. (1971),
l ’essentiel du trouble réside dans l’incapacité d’analyser le j$pt en ses parties. Certains
auteurs (A. B anton , 1961; Mc. D. C ritchley , 1966; K. P œ ck et B. O rgass, 1967)
ont mis en doute son existence, réaffirmée par contre, récemment, par les notes
posthumes de G erstmann (1970) précisent que, pour lui, l’agnosie digitale, la dys-
graphie, la dyscalculie et la confusion droite-gauche, sont des symptômes fonda­
mentaux de son fameux « syndrome ».
(1) Voici le nom des auteurs et la date de leurs travaux publiés depuis 20 ans
(cf. la Bibliographie générale sur les Hallucinations de 1950 à 1970). Citons donc
les travaux de A. P. A uersperg (1950), de M. B ender et M. N athanson (1950),
de P. K issel et coll. (1950), de W. R iése et G. B ruck (1950), de Th. Stone (1950),
de B. C ronholm (1951), de H. H écaen et coll. (1952), de J. W hite et W. Sweet
(1952) , de M. B elsasso (1953), de G. Bourguignon et coll. (1953), de M. in der Beek
(1953) , de P etit -D utaillis et B. W eil (1953), de J. H offman (1954), de L. C. K olb
(1954) , de W. W inkler et coll. (1954), de W. A ckerly et coll. (1955), de B ressler
et coll. (1955), de J. H offman (1955), de J. L ereboullet, L. V idart et coll. (1955),
de V. L ünn (1955), de R ousseaux et coll. (1955), de A. B lood (1956), de B. B res­
sler et coll. (1956), de W. H aber (1956), de O. H allen (1956), de G. H emon
(1956), de J. M iles (1956), de M. Simmel (1956), de G. Z uk (1956), de F inneson
LES SOMATO-ÉIDOLIES 285

qui ont fait l’objet ces dernières années d’études particulières de Bressler et coll. (1956),
de O. Hollen (1956), de Vereecken (1958), de L. C. Kolb (1958), de F. S. Morgenstern
(1964), etc.
Depuis la description de Weir-Mitchell (1874), l’Hallucination du membre amputé
a été décrite et explorée dans tous ses détails (1). Elle survient (cf. H. Hécaen et
J. de Ajuriaguerra, Tableau statistique, p. 8) dans plus de 90 % des cas. Il convient de
remarquer que le phénomène est plus rare chez les arriérés ou lorsque la mutilation a été
pratiquée avant 6 ou 7 ans (W. Riese, 1950). Elle ne s’observe qu’assez exceptionnel­
lement (Pick) dans les cas de malformations congénitales des membres; l’étude de
J. M. Burchard (1965) portant sur des cas de phocomélie est particulièrement intéres­
sante dans ce sens. Inversement, d’après la statistique de B. Cronholm (1951), la fré­
quence de l’illusion croît avec l’âge auquel l’amputation a eu lieu. N ’importe quel
membre ou segment de membre (mains, doigts, orteils) peut donner lieu à ce phénomène.
On a signalé des perceptions fantasmiques après amputation du phallus, des dents
et du mamelon ; le fantôme du sein après son ablation a été noté 26 fois sur 49 femmes
opérées (A. Crone-Müszebrock, 1950). Ces fantômes du sein ont fait l’objet de quelques
observations intéressantes (Ackerly et coll., 1955 ; Bressler et coll., 1955 ; J. H. Jar-
vis, 1967 et 1970). On a parfois signalé des représentations «fantasmiques » de la
face après intervention neurQ-phirurgicale (J. Hoffman, 1955). On a décrit aussi
une sorte de fantôme des i^qQyements illusionnels de la défécation après ampu­
tation du rectum (O. Hallen, 1959). T. L. Dorpat (in Keup, 1970) a particulière­
ment étudié les fantômes des organes internes.

Il apparaît généralement immédiatement après la section (dans 70 % des cas


d’après V. Lünn, 1948). Il disparaît généralement, surtout s’il n ’est pas le « siège »
de douleurs (algohallucinose) après la première année. Il paraît lié à des troubles
chronaxiques sensitifs d ’après G. Bourguignon et B. Weil (1955) et à des altérations
des potentiels évoqués d’après Pertuiset et coll. (1959). Il se « raccourcit » d’abord,
diminue de volume puis disparaît dans le moignon selon un processus qui a fait
l’objet d’une étude de Manfred in der Beek (1953). Il arrive aussi que le fantôme
revienne (d’après Katz ce « revenant » serait engendré par des irritations du moignon).
D ’après B. Cronholm (1951) la concentration volontaire de l’attention, les tentatives
pour le mobiliser, la contraction des muscles du moignon ou des membres sains
peuvent le faire réapparaître. La position du membre fantôme peut être naturelle
et suivre les attitudes générales du corps ou, au contraire, être paradoxale ou fixe.
Le bras est souvent perçu en abduction accusée ; la jambe fléchie sur la cuisse. Cer­
taines attitudes étranges ont été notées (W. B. Henderson et G. E. Smyth, 1948). Parfois1

(1957), de R. A ngelergues, H écaen e t G uilly (1958), de J. B rihaye (1958), de


J. L. V ereecken (1958), L. C. K olb (1958, in W est 1962), de O. H allen (1959),
de B. P ertuiset e t coll. (1959), de K. P oerk (1963), de F. S. M orgenstern
(1964), de J. M. B urchard (1965), de G . D eak et coll. (1966), de M. L. S immel
(1966), de J. H. J arvis (1967), de O. A ppenzeller et coll. (1969), T. L. D orpat
(1970).
(1) On se rapportera pour compléter cette étude au livre de H . H écaen et
J. de A juriaguerra (p. 7-53) et aux travaux de J. H offman (1954) et de M. Simmel
(1956). Il est certain que pour si partiel et éidolo-hallucinosique que soit dans sa struc­
ture le membre fantôme, il engage dans sa fausse perception une « composante psy­
chique » très importante (K. P oeck , 1963).
286 HALLUCINATIONS CORPORELLES

le membre illusionnel est ressenti avec des qualités de volume, de densité, de pesan­
teur ou de température particulières. Pour P. Schilder (1935), le membre virtuel
possède des propriétés, des mouvements et des positions qui obéissent à des lois
propres comme s’il était indépendant du moignon. Hécaen et Ajuriaguerra (obser­
vation n° 1) ont observé un amputé du bras gauche qui percevait le bras fantôme
dans la poitrine.
Parfois le Sujet perçoit sur son membre fantôme les objets (montre, alliance, etc.)
qui sont en contact avec l’autre membre. La faim, le sommeil, la fièvre, l’alcool
augmentent sa vividité. Il y a lieu de remarquer qu’en rêve les Sujets conservent
leurs membres fantômes ; autrement dit, ils rêvent comme n ’étant pas amputés,
désir qui constitue certainement la racine affective de la projection hallucinatoire.
Parfois, seule persiste l’extrémité distale sans se raccorder au moignon ; c’est que,
en général, les parties distales (la main et le pied) sont plus nettement perçues comme si
d’après les auteurs suédois cette fausse perception correspondait au plus grand déve­
loppement de la projection au niveau du cortex pariétal. En vertu de la même dis­
position anatomophysiologique, le bord radial de la main fantôme est mieux perçu
que son côté cubital.
L’appareil de prothèse appliqué au moignon renforce la présence du membre
fantôme, mais comme le dit Lhermitte, « main virtuelle et main artificielle gardent
chacune leur autonomie »; cette observation ne vaudrait pas cependant pour
le membre inférieur. D ’après Cronholm (1951) qui a analysé les rapports réciproques
ou respectifs de l’appareil et du membre fantôme pendant la marche, ils coïnci­
deraient dans leurs mouvements. Le membre fantôme est perçu lui-même en mou­
vements (mouvements spatiaux ou réflexes, mouvements syncinétiques).
Les phénomènes douloureux (alogo-hallucinose de van Bogaert) sont fréquents
(L. C. Kolb, 1954). Les algies du moignon sont à distinguer à cet égard des algies du
membre fantôme. Les premières s’accompagnent de troubles vaso-moteurs ou tro­
phiques du moignon et apparaissent sous forme d ’élancements et de brûlures comme
dans les blessures des nerfs et ont été parfois mises sur le compte d ’une névrite ou
d’un neurinome.
Ajoutons que le membre fantôme peut apparaître après des lésions du thalamus
(J. Pastor, 1951 ; Domino, 1965), du plexus brachial ou des racines (Hécaen, Ajuria­
guerra et Velluz, 1952 ; Angelergues, Hécaen et Guilly, 1950) ou dans les lésions
médullaires (comme dans les observations de Mayer-Gross, 1929 ; Riddocj, 1941 ;
Paillas, 1947 et 1953 ; Bors, 1951 ; Belsasso, 1953 ; J. Miles (1956) ; B. Lebowitz, 1957;
J. H. Evans, 1962 ; Morgoules et Toumay, 1963 ; etc.). Les patients ont des sensations
phantomatiques d ’érection, de déplacement des membres, de positions absurdes des
segments du corps. Des interventions neuro-chirurgicales (1), ou des réfrigérations
de moignon, ou la psychothérapie (Winkler W. Lensier (1954), Bload (1956) peuvent
parfois le faire disparaître. Il est évident que les controverses psychophysiologiques1

(1) Toutes sortes d ’interventions ont été préconisées portant sur le réseau ner­
veux périphérique du moignon, les racines, sur les hernies discales, les centres de la
somesthésie (Topectomie, D eack et T oth , 1966). La cordotomie antéro-latérale
(R ousseaux et L epoire , 1955) a été pratiquée avec succès. Il est intéressant de noter
que d’après O. A ppenzeller et J. M. B uknell (1969) des lésions survenant dans le
lobe pariétal opposé à l’hémicorps où se projette le membre fantôme le font dispa­
raître.
LES SOMA TO-ÉID OLIES 287

ne pouvaient être que nombreuses et passionnées. Certains auteurs (depuis Descartes


jusqu’à Foerster et Leriche) ont soutenu la pathogénie périphérique de cette illusion
(Petit-Dutaillis et B. Weil, 1953), tandis que Charcot, Lhermitte, puis Henderson
et Smyth (1948), L. van Bogaert (1934) ont soutenu son mécanisme « central »; pour
Lünn (1955), il impliquerait même un trouble gnosique proprement anosognosique.
D ’autres plus éclectiques (Borhs, Cronholm) penchent pour une conception à la fois
centrale et périphérique. L’importance des facteurs psychologiques n ’a pas manqué
naturellement d’être soulignée (Katz). Il suffit de se rapporter à l’exposé de cette
controverse dans le livre de H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra (p. 44-51) pour se
faire une idée de sa confusion ; confusion qui répond à la structure fatalement
ambiguë de la projection et de la métaphore d ’imaginaire dans toute perception
corporelle.
Il parait évident que l’illusion du membre fantôme consiste dans la persistance
au niveau d ’intégration de l’espace corporel, c’est-à-dire du schéma corporel d ’une
partie disparue à sa périphérie. L’Hallucination, ici dans sa structure typiquement
éidolo-hallucinosique, provient de ce que l’objet a disparu tandis que sa perception
persiste ; somme toute, il s’agit — si nous ne craignions pas de forcer un peu le sens
de ce phénomène — d’une post-image, d ’une image consécutive qui persiste grâce
à l’activité des couches inconscientes (G. Zuk, 1956) tant que son souvenir n ’a pas
disparu sous l ’effet de conditions fonctionnelles et psychologiques qui peuvent et
doivent être aidées par les essais de réduction et de rectification (C. Hemon, 1956).

— Les auras somatotopoagnosiques (1). — Il arrive, et assez souvent, que l’aura soit
vécue comme une absence d ’une partie du corps (l’hémicorps ou la tête comme dans
l’observation de M. Gurevitch, 1933 ou celle de M.Baruk, 1937) — ou la main comme
dans celle de Guttman et de Lünn — ou les doigts comme dans celle de Klein. Dans
le cas de Stockert (cf. Marchand et Ajuriaguerra, p. 510), après une série d ’absences
épileptiques, le patient avait l’impression que la moitié gauche du corps lui manquait,
et il remarquait que chez les autres c ’était la moitié droite qui manquait comme dans
son image vue dans le miroir. Ce trouble paraît parfois vécu sous forme d ’h éautoscopie
complémentaire comme chez ce malade de Ch. Féré (rapportée par H. Hécaen et
J. de Ajuriaguerra, p. 327) qui éprouvait l’absence de son hémicorps droit mais qui
sentait un autre individu tout à fait semblable à lui et qui souffrait des douleurs de
son côté droit. Il arrive, en effet, que le trouble du schéma corporel s’accompagne
de sensation s douloureuses ou d’illusion de tran sform ation ou de déplacem en t : « Mon
côté, disait un malade (n° 34) de H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra, est remplacé par
la douleur ». Un autre (n° 35) sent une crispation de la main gauche : « Je sens mon
bras qui se tortille pour disparaître jusqu’à hauteur de mon épaule. Je ne sens plus
mon bras, c’est comme si j ’étais amputé. Ça s’enroule en montant, ça fait une douleur.
La première fois je croyais qu’on m’avait arraché le b ra sje me suis tourné pour voir
s’il était là ». Lors d’une première crise une jeune fille (n° 42) décrit son aura : « Je me
recroquevillais, je devenais toute petite au fur et à mesure que mes fourmillements
montaient, j ’avais l’impression que je n ’avais plus de jambe droite et plus de bassin ».
Une malade de Marchand et Ajuriaguerra (p. 507) avait l ’impression de d e v e n ir
aussi toute petite, comme si elle revenait à l’âge de 10 ans. Ces mêmes auteurs rap-1

(1) Cf. outre le chapitre que H écaen et A juriaguerra (p. 170-213) consacrent
à ce sujet, les travaux de D ureux , L apoire et Duc (1959), de J. C. R enna et G. Sed -
man (1965), de A. W. E pstein (1967), etc.
\ -
288 HALLUCINATIONS CORPORELLES

portent le cas de Goodhart dont le patient avait la sensation que le mollet de sa


jambe gauche enflait tellement qu’il craignait que sa chaussure n ’éclate — et l’obser­
vation de la malade de J. Vié qui avait l’impression d’être raccourcie, que ses bras
et ses jambes avaient 4 ou 5 centimètres de moins, qu’elle se sentait comme un petit
vieux de 80 ans. Ils rappellent aussi l’épileptique de M. Lemos qui, convaincu que sa
jambe et son pied étaient tordus, demandait qu’on les redressât — celui de Gowers
qui avait la sensation d’être roulé en boule avec ses jambes liées autour du cou —
et celui de K. Wilson qui ressentait que la moitié de sa tête restait fixe alors que l'autre
se mettait à tourner. Retenons encore cette description typique (n° 46) d ’un épileptique
qui éprouve ces troubles à la fin et non au commencement de la crise : « Je n ’ai plus
de jambe quand ça finit, c’est comme si elle n ’existait pas. Du fait que ma jambe
s’est dissipée à peu près à la moitié de la cuisse, je ne la sens plus » ; et il dit à ce
moment-là à sa femme : « Ma jambe s’en va », ou encore « elle s’enfuyait, me quittait,
je la regardais et je croyais bien qu’elle était là, je comprenais que j ’étais dingue ».
De tels faits sont pour ainsi dire innombrables et, somme toute, assez stéréotypés
au degré près de télescopage, de configuration hallucinatoire dans un espace corporel
profondément désordonné ou chaotique.
Il est intéressant de relier ces faits à ceux que nous venons d ’étudier plus haut
(membres fantômes) comme nous en donnent l ’occasion de multiples observations
d ’illusion de m em b res fa n tô m e s com plém en taires (cf. à ce sujet L. Marchand et
J. de Ajuriaguerra, p. 508-510 — et H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra, p. 205-208).
Les malades au cours de leur accident paroxystique (auras, équivalents) perçoivent
alors un dédoublement et même une multiplication de leurs membres (orteils,
mains, bras), modifiés également dans leurs dimensions ou dans leurs positions
insolites : « Il me semblait, dit une de ces malades, que j ’avais trois bras ; je les
sentais et je les voyais en même temps ; il semble qu’ils se tordaient... Ma jambe
restait droite comme un piquet ; il me semblait qu’elle était trois fois plus grosse
qu’elle n ’était.
R. Mourgue (p. 117-119) a souligné l’intérêt d’un cas tout à fait exceptionnel
publié par Stcherbak (1909). Il s’agissait d ’une malade présentant des crises d’épi­
lepsie jacksoniennes au cours desquelles elle était incapable de parler et présentait
des convulsions de la face. Elle éprouvait des phénomènes qu’elle décrivait comme
« des sensation s su bjectives concernant l’appareil du langage Au dire de la malade,
« pendant les accès, même les plus faibles, elle est littéralement tourmentée par
« des représentations obsédantes des lettres K, O, H (aspiré). Ces représentations
« surgissent généralement tout au début de l’accès et deviennent de plus en plus
« vives. La malade s’efforce de se débarrasser de ces lettres ; mais, comme sous
« l’influence d’une force irrésistible, elle doit absolument « se les présenter à l’esprit ».
« Elle n ’en ten d p a s ces le ttre s, ne les v o it nulle p a r t, mais les ressent parfois dans
« son cerveau, « par un sens intérieur particulier », qu’elle ne peut définir plus net­
« tement. Pendant les accès forts, il semble à la malade qu’elle prononce ou doit
« prononcer ces lettres (O, K, H). A certains moments, elle ressent la lettre K ou H
« dans la gorge, en ressen t n ette m e n t la f o r m e (surtout celle de la lettre K) com m e
« s i c ’é ta it un co rp s étran ger. E lle éprou ve le besoin d e tou sser e t d e crach er c e s lettres.
« Des fois la m alade se n t la le ttr e O dan s la m ain d ro ite au moment où les contrac-
« tions convulsives tordent les doigts et le poignet, et il lu i sem ble q u ’elle em brasse
« la d ite le ttre , com m e un o b je t rond, d e la m ain crispée. Pendant les accès les plus
« intenses, la m alade fin it enfin p a r pro n o n cer à h aute v o ix e t contre sa volon té les
« le ttr e s K e t H (a s p ir é ). « Je su is fo r c é e de m ugir ces le ttr e s d ’une v o ix étran gère.
LES SOMATO-ÉIDOLIES 289

« inhum aine », affirme la malade dont le visage exprime l’effroi au seul souvenir
« de ce phénomène ».
Soulignons que ces expériences somatognosiques ou psychomotrices de l’aura,
comme le souligne Mourgue à propos de cette observation, se situent en dehors
du Délire, on pourrait dire au-dessous de lui.

Si nous essayons de systématiser tous ces troubles cc hallucinosiques » ou


« éidolo-hallucinosiques » du schéma corporel, nous pouvons proposer un
tableau qui permet de les ranger les uns par rapport aux autres, à défaut
de les « classer » (voir ci-dessous) (1).

T roubles é id o lo - h a l lu c in o siq u es d u schém a c o r po r e l 1

I) Illusion d e disparition d e s p a r tie s du corps.


Disparition du membre, des segments du membre, de la tête.
II) Illusion d e p résen ce d e s p a r tie s du co rp s disparues.
Membre-fantôme des amputés.
III) Illusion d e n éo-form ation d e s p a r tie s du corps.
Membre-fantôme surnuméraire.
IV) Inclusion d e co rp s étra n g ers au co rp s p ro p re .
Intrication des membres ou d’autres parties du corps d ’autrui au corps
propre.
— Fausses perceptions kinesthésiques d ’objets ou de formes verbales.
V) M éta m o rp h o ses corporelles.
— Métamorphoses de dimension et de grandeur.
— Métamorphoses de parties du corps propre en objets, animaux ou
parties du corps d ’autrui.
VI) T élescopage des p a r tie s du co rp s dans le sch ém a spatial.
VII) Illusion d e déplacem en t ou d e m ouvem ent.

(1) L. von A ngyal a tenté de classer ces troubles. Il distingue :


a) T roubles en relation a vec une sensation m usculaire : sensations de lourdeur
ou de légèreté du corps — sensations de raccourcissement ou d’allongement du corps
— sensations de substance légère émanant du corps — sensations d ’étrangeté, de
non-appartenance du corps ou des parties du corps.
b) T roubles du m odèle p o s tu r a l du corps : sensations d ’altérations de l’unité
du corps (le corps ne semble pas tenir ensemble, la tête et le cou ne sont pas reliés —
sensations de discontinuité du corps (derrière la poitrine il y a seulement un grand trou)
•— sensations de perte du volume du corps (l’espace entre la poitrine et le dos est
trop petit, la poitrine touche le dos de la chaise) — indistinction des données cor­
porelles (les muscles du côté gauche sont du côté droit) — impression de dépla­
cement des segments du corps (les bras se glissent dans la poitrine) — impression
de membres sans vie.
290 HALLUCINATIONS CORPORELLES

Mais plus im portante que les descriptions figuratives de ces troubles


est la saisie de leurs caractères structuraux sur lesquels nous devons une fois
encore revenir. Ces troubles éidolo-hallucinosiques du schéma corporel :
1) sont pris dans un syndrome de déficit sensori-moteur ou agnosique à carac­
tère partiel et souvent dimidié — 2) ils altèrent la perception spatiale du corps
dans lequel se projettent des formes illusionnelles parfois très « prégnantes »
en raison de leur figuration précise et de l’espace q u ’elles occupent dans
l ’espace du corps ou l ’espace q u ’occupe le corps — 3) ils consistent en fausses
perceptions d ’images proprioceptives incongrues, paradoxales, insolites et
artificielles — 4) les formes perçues le sont en général presque exclusivement
dans l ’analyseur perceptif, somesthésique, parfois cependant dans la sphère
visuelle — 5) l ’énoncé perceptif du vécu hallucinosique est métaphorique et
englobe parfois des images visuelles.
Peut-être devons-nous encore insister sur cette v is u a lis a tio n des fausses per­
ceptions corporelles à ce niveau, des « s o m a to - é id o lie s ». Lorsqu ’un de ces malades
nous dit q u ’il n ’a plus sa jambe, q u ’elle est à côté de lui, q u ’il la voit à côté de
lui ou q u ’elle est devenue un serpent, etc. (tous énoncés que l ’on retrouve à peu
près dans la même forme dans les observations que nous avons rappelées),
il est évident que la disparition du segment du corps, sa métamorphose, son
déplacement, son remplacement par une image, ne peuvent se formuler — et
se percevoir — que dans un langage qui fait image et qui, à ce titre, fournit
au vécu un halo d ’ « imagination » et de « vision » (1). La forme « héauto-
scopique » des formes hallucinosiques corporelles est à cet égard très démons­
trative en répondant à cette exigence par le Sujet qui se serait dédoublé de se
représenter cette division de lui-même p ar l’image spéculaire de son corps (2).
Mais sans vouloir ici approfondir davantage cette structure du vécu éidolo-
hallucinosique, disons q u ’elle nous apparaît : 1) être essentiellement une
illusion partielle et hétéroclite qui est vécue à la périphérie du champ de la
conscience ou, plus exactement, dans la couche de son instrumentalité percep­
tive dans cette région de l ’être conscient qui constitue son infrastructure
inconsciente ou, selon M. Merleau-Ponty, « antiprédicative » — 2) com porter
une division naturelle des somato-éidolies en deux sous-groupes : les protéidolies
somatiques et les phantéidolies somatiques.12

(1) U n cas récent de phantéidolie som atique de l’hém icorps d ro it chez un hém i­
plégique anosognosique (E. L aine, J. D elahousse e t coll., 1969) perm et une étude
intéressante de la fabulation qui « h a b ille » (H écaen e t A ngelergues) le trouble
atopognosique e n le surchargeant d ’une vision e t d ’une im agination abracadabrantes.
(2) Cf. sur ce point le long développement que H écaen et J. de A juriaguerra ,
à la suite de leur Maître Jean L hermitte, ont consacré aux relations de l’héauto-
scopie. Malheureusement, faute d’établir la distinction pour nous capitale entre
ces éidolies somatognosiques et les délires somatiques (confusion constamment
entretenue notamment par A. et L. von A ngyal) les faits qu’ils citent demeurent
confus.
HALLUCINATIONS CORPORELLES DÉLIRANTES 291

II. — HALLUCINATIONS CORPORELLES DÉLIRANTES

Il s’agit, à ce niveau (1), de l ’activité perceptive de la déstructuration hallu­


cinatoire de l ’être conscient, d ’un trouble qui altère essentiellement l ’expé­
rience que le Sujet a de lui-même dans son propre corps et dans ses relations
avec le monde et avec autrui. Comme nous l ’avons déjà souligné, Y objet de
la perception du corps se confond avec le Sujet ; mais nous pouvons aussi
bien dire que l ’expérience de notre personnalité s’ancre dans notre corporéité,
de telle sorte que notre corps est le réceptacle et le véhicule de notre mondanité.
L ’Hallucination délirante corporelle (comme dans toutes les autres modalités
d ’Hallucination) apparaît comme la fausse perception d ’une objectivité
imaginaire à l ’intérieur même de ce royaume de la subjectivité q u ’est notre
corps. Celui-ci comprend tout à la fois ses membres, son ventre, son sexe,
sa tête et sa pensée ; et ce sont en effet tous ces « organes » ou toutes ces
« fonctions », ou plus exactement ces catégories de la réalité somatique que
l ’Hallucination corporelle transforme en objets ou êtres extérieurs au Sujet
même s’ils sont perçus dans l’espace de son propre corps. Car non seulement
l ’Hallucination corporelle manifeste à ce niveau les illusions dont la per­
ception de l ’espace corporel est le jouet, mais encore elle exprime les distor­
sions, projections et altérations du système relationnel qui lie le corps à l ’espace
anthropologique de ses relations en le faisant régresser jusqu’aux processus
primaires de l’Inconscient que le délire symbolise.
Une telle métamorphose de la réalité dont l ’Hallucination corporelle
délirante n ’est que le reflet implique presque nécessairement que dans cette
modalité d ’expérience hallucinatoire corporelle il y ait une sorte de « synes-
thésie » (ou « combinaison d'Hallucinations de plusieurs sens » comme disent
les Classiques) dans laquelle le vécu hallucinatoire se réfracte en se référant
à plusieurs sens (2). Et c’est bien, en effet, ainsi que se présentent généralement
ces expériences délirantes corporelles qui sont pour ainsi dire consubstantiel-
lement mêlées à des qualités sensibles empruntées aux autres sens, particuliè­
rement d ’ailleurs à la vision et parfois à l ’olfaction et à 1’ « audition » (surtout
si on rapporte notam m ent à ce registre sensoriel, les « voix » à type d ’Halluci­
nations psychomotrices). Tout se passe, en effet, comme si le vécu corporel
délirant répondait à un travail global du délire qui est tout à la fois senti
dans les modes de sensibilité, les parties et les organes du corps (y compris
le cerveau « en haut » bien sûr, et les organes sexuels « en bas »), répercuté 12

(1) Celui que vise spécialement Erwin Straus (p. 372-374) quand il fonde « der
Primat der Selbstwahrnehmmg » (le primat de la conscience de soi) sur « die
sinnliche Gewisstheit » (la connaissance sensible).
(2) Erwin Straus désigne ce processus de « synesthésie » comme l’articulation de
la contingence (Freiheit) et de la nécessité (Gebundenheits) dans l’acte vital de la per­
ception (p. 221-226).
292 HALLUCINATIONS CORPORELLES

dans l’imagination c ’est-à-dire à quelque degré ou sous quelque forme que


ce soit, « vu » ou « visionné » mais aussi « parlé ». Et c ’est précisément cette
composante du langage plus (ou moins) parlé q u ’entendu que, dans les con­
nexions inextricables des Hallucinations corporelles et des voix, figurent les
Hallucinations kinesthésiques verbales, les Pseudo-hallucinations et Hallu­
cinations psychomotrices, etc. : elles se combinent le plus souvent avec les
Hallucinations corporelles pour form er les expériences délirantes subies « sous
l ’influence des autres ».
Disons aussi que la distinction entre Hallucinations psycho-sensorielles,
Hallucinations psychiques, illusions, comme nous l ’avons déjà vu pour les
autres modalités hallucinatoires des autres « sens » apparaît caduque, dans
et p ar la description même des faits cliniques que nous allons m aintenant
exposer.
Nous allons traiter d ’abord du problème de la « dépersonnalisation »,
socle psycho-pathologique du délire somatique — puis des diverses m oda­
lités thématiques du délire corporel — enfin des catégories structurales de
l ’activité délirante et hallucinatoire corporelle dans les psychoses... et aussi
dans les névroses.

7° L a dépersonnalisation.

Avant d ’entreprendre, en effet, la description clinique du délire hallu­


cinatoire corporel il est nécessaire que nous étudiions la notion de déper­
sonnalisation dont l ’usage abusif ou désordonné embrouille tous les pro­
blèmes qui nous occupent. Selon q u ’elle est prise stricto sensu ou au contraire
q u ’elle est excessivement généralisée, elle vise alors soit une catégorie trop
particulière de troubles ou elle s’applique à toutes les Hallucinations cor­
porelles, voire à la généralité des Hallucinations.
Aucune étude, aucun auteur ne s’occupe des Hallucinations, et parti­
culièrement des Hallucinations corporelles, sans se heurter au problème posé
p ar l’introduction en Psychiatrie du concept de « dépersonnalisation » qui
correspond à celui d ’ « Hallucination négative » p ar excellence. Se heurter
veut dire ici tout à la fois rencontrer le phénomène q u ’il vise et buter contre
les difficultés de sa définition. Que l ’étude de la « perception sans objet »
rejoigne nécessairement celle de la négation du corps ne saurait nous surprendre
si nous comprenions bien que l’Hallucination ne consiste pas dans la cons­
truction positive d ’un objet ou d ’une image mais dans la négation même
(ou si l’on veut le revers) de la réalité. De telle sorte que la réalité refusée
à la personne psycho-physique (visée dans son corps animé) rejoint bien,
en effet, l’irréalité de l’objet hallucinatoire. L a « dépersonnalisation » nous
apparaît justem ent comme le fond, 1’ « Hintergrund » de l ’activité hallu­
cinatoire corporelle, sinon de toute Hallucination (R. Mourgue).
Sans doute la définition même de l ’état ou du phénomène de « déper­
sonnalisation » est sous sa forme générale assez simple : c’est une illusion
DÉPERSONNALISATION 293

portant sur les modifications du Moi physique ou psychique et de ses rela­


tions avec le monde extérieur, mais elle comporte dans sa définition assez
d ’élasticité et d ’hétérogénéité pour que, malgré son apparente clarté, elle
puisse se référer à tous les aspects psychopathologiques qui sont plus ou moins
confusément rangés sous ce nom (1) et dont nous devons ici d ’abord rappeler
les principaux.

a ) En tant qu'illusion, elle peut constituer une expérience vécue et on


parle à son sujet d ’impression ou de sentiments de dépersonnalisation en
entendant par là que ce phénomène est de la catégorie du sentir (2) — ou
viser la p art de croyance ou d ’énoncé qui se détache du vécu pour la faire
entrer dans la projection idéo-verbale d ’une conception délirante des rela­
tions du corps avec son monde.

b ) La modification du Moi physique (somatopsyché de WernickeJ com­


porte un cortège de troubles qui, somme toute, correspondent à toutes
les modalités d ’Hallucinations et d ’illusions corporelles que nous allons
décrire. Celles-ci entrent si nécessairement dans cette catégorie de la « déper-12

(1) C’est précisément cette difficulté de définition correspondant à l’hétérogénéité


même du concept de dépersonnalisation qui est responsable, d’une part de l’infinité
de la littérature psychiatrique et psychanalytique sur les phénomènes de déper­
sonnalisation, et d’autre part de leur assez commune vanité. On pourra consulter
parmi les travaux de ces dernières années, outre ceux que nous citons dans la note du
petit historique qui suit (p. 294) : ceux de H. H écaen et J. de A juriaguerra (1952,
p. 302-309), de Nolan L ewis (in P sych o p a th o lo g y o f P ercep tio n , de H och et Z ubin ,
1965, p. 193-203), de D. L. M urguia (1965), de N. L. G ittlison (1967), de L. T akacs
et L. Varga (1967), de A. B. L ewis (1968), de J. G latzel (1971). — Du point de vue
psychanalytique, les articles et ouvrages sont innombrables. Nous signalerons plus
loin les plus importants ou tout au moins ceux qui nous ont le plus intéressé.
(2) Mais, bien sûr, la « dépersonnalisation » ne peut pas se définir purement et
simplement comme une expérience de modification de l’être psychique ou physique,
car à ce titre aucune expérience humaine ne pourrait être vécue sans être une expé­
rience de dépersonnalisation pour autant que percevoir ou non quelque chose c’est
toujours et nécessairement se sentir engagé dans une modification de son propre être-
La dépersonnalisation ne commence que lorsque cette perception comporte une
tonalité pénible ou vertigineuse. Mais cela ne suffit pas encore pour la définir sur
le plan psychiatrique. Car, en effet, la virtualité d ’imaginaire que comporte toute
perception, nous l’avons vu, enveloppe nécessairement comme d’un halo d’étrange
subjectivité toute rencontre avec le monde des objets. Ainsi, l’usage abusif du terme
de dépersonnalisation est-il à la discrétion de la plupart des psychologues ou psy­
chanalystes qui partent de ce « sentiment » ou de ces illusions à propos de tout et
de rien (cf. par exemple un récent article de G. Sedman « Depersonnation on a Group
of normals Subjects » (B ritish J. o f P sy c h ., 1966, 112, p. 907-912). La déperson­
nalisation ne peut se définir du point de vue psychopathologique que comme une
expérience assez originale, passive et incoercible pour être vécue sur un mode qui
est déjà délirant poux être pris déjà, au sens propre, en deçà de la métaphore.
294 HALLUCINATIONS CORPORELLES

sonnalisation » q u ’il suffit de rencontrer une variété quelconque de tous ces


troubles pour que l ’on diagnostique un syndrome de dépersonnalisation.
c ) La modification du Moi psychique (autopsyché de Wernicke) entre
peut-être encore plus naturellement dans le concept de dépersonnalisation.
C ’est, en effet, lorsque le patient se dit modifié dans son activité psychique
en tan t que S ujet et agent de ses modalités d ’actions, de pensée ou d ’affec­
tivité, q u ’on le dit « dépersonnalisé », c ’est-à-dire se sentant étranger à lui-
même.
d ) Comme la perception extérieure (allopsyché de Wernicke) dépend
de la conscience que le Sujet a de lui-même et q u ’aucune modification ne
peut être vécue de l’intérieur de soi sans se projeter sur l’expérience du monde,
pas plus q u ’aucune impression d ’étrangeté du monde ne peut être vécue sans
impliquer une sensation de modification de soi, le phénomène de déperson­
nalisation englobe to u t aussi naturellement encore tous les sentiments d’étran­
geté et d’altération du monde extérieur (illusion de déjà vu, jam ais vu, d ’irréa­
lité, etc.), toutes les modifications de la perception interne et externe.
— Nous voici donc en présence d ’un phénomène que nous ne pouvons
pas considérer justem ent comme simple puisqu’il englobe presque tous — et on
peut dire tous — les phénomènes qui entrent dans les expériences et croyances
délirantes et hallucinatoires pour autant q u ’elles se réfèrent à des modifi­
cations plus ou moins dramatiques ou insolites des rapports du M oi et du
Monde.

Du point de vue historique (1) on fait remonter à Krishaber dans son livre sur
(1873) la première description de cet état de troubles
L a N évro p a th ie cérébro-spinale
des sensibilités spéciales, mais aussi — comme le fait remarquer Ch. Blondel — de
la sensibilité générale. Vers la même époque, Storch et Foerster, Wernicke, en fondant
la conscience du Moi sur les sensations reçues dans son corps (vieille thèse sensa­
tionniste que Locke, Condillac, Taine, etc. avaient largement propagée) avec la notion
de cénesthésie, avaient préparé celle de dépersonnalisation. En 1898, Dugas publia
dans la R evu e P h ilosophique un mémoire qui consacra ce terme. Les travaux de
Ribot, Séglas, Sollier, Deny et Camus ont familiarisé toute l’école psychiatrique
française avec l ’idée que dépersonnalisation et troubles cénesthésiques étaient, pour
ainsi dire, synonymes. Nous avons vu comment la notion de schéma corporel et de
ses troubles s’était greffée sur cette conception sensationniste de la conscience de soi
et de son substratum somatique.
Depuis lors, avec P. Schilder (1914) et Neunberg (1924), de nombreux travaux1

(1) Cet historique est un des chapitres de documentation les plus répandus dans
la littérature psychiatrique. Il est particulièrement exposé dans L a C onscience m orbide
de Ch. B londel (p. 21-24), dans l’article de K. H aug dans le T ra ité de B umke ,
dans le rapport de S. F ollin et E. K rapf au I e1 C ongrès M o n d ia l d e P sych ia trie, dans
l’ouvrage de J. E. M eyer (1959) dans les Rapports du S ym posiu m de L ausanne (1964)
ou du C on grès autrich ien (1965), et dans celui de N. P eRroti au X X I e C on grès d es
P sy c h a n a ly ste s d e L an gu e rom ane, Rome, 1968. Nous avons également envisagé
ce problème dans nos É tu d es (n0*5 16, 17 et 23).
DÉPERSONNAUSATION 295

ont été consacrés à la psychodynamique inconsciente de la conscience du corps et


de la dépersonnalisation (racines narcissiques, investissements libidinaux, relations
objectâtes primitives, complexes d ’Œdipe, castration, etc.)- Nous tes exposerons un
peu plus loin.
Il ressort très nettement de l’historique de ce concept et de la masse énorme
de travaux qui ont été consacrés à la clinique et à l’analyse des phénomènes de déper­
sonnalisation, que les problèmes posés par ce mot et par ces faits sont essentiellement :
1) celui du contenu empirique ou clinique du diagnostic du syndrome de dépersonnali­
sation — 2) celui de l’intérêt théorique du phénomène de dépersonnalisation en psy­
chopathologie.

1° D escription clinique du syndrom e de dépersonnalisation. —


Cette description ne peut pas consister à passer en revue tous les phéno­
mènes que pêle-mêle on décrit comme troubles de la conscience du Moi cor­
porel ou psychique, troubles du schéma corporel globaux ou fragmentaires,
sentiments d ’étrangeté ou d ’irréalité, Hallucinations ou illusions proprio-
ceptives, cénesthésiques, etc. C ar à ce compte, la dépersonnalisation compren­
drait la totalité de tous les symptômes de la clinique psychiatrique.
Pour discerner ce q u ’il y a de plus original et de plus spécifique dans le
syndrome de dépersonnalisation, nous devons m ettre en évidence u n certain
nom bre de caractères prim ordiaux que l ’on retrouve, non seulement dans
les études sur ce thème, mais sous la plume des cliniciens qui rédigent leurs
observations quotidiennes.
— On vise généralement p ar ce terme des « sentiments » (c’est-à-dire
des « impressions ») qui ont le caractère vague et diffus d ’une expérience
subjective peu communicable sans un minimum d ’emprunt au langage métapho­
rique, et rebelle même à toute communication dans le cas fréquent où le Sujet
est incapable d ’exprimer lui-même ce q u ’il éprouve.
— Il s’agit également de sentiments qui ont un caractère pénible et même
anxieux (vide, malaise, angoisse) ; celui d ’une sorte de vacillation vertigineuse
ou d ’une vague d ’étrangeté inquiétante. Sans doute existe-t-il des sentiments
d ’alacrité, de bonheur, de vividité claire et légère qui constituent un senti­
m ent étrange de bien-être ou d ’optimisme, mais même dans ces cas qui s’appa­
rentent à une sorte d ’exaltation ébrieuse l ’euphorie elle-même a comme un
arrière-goût d ’angoisse et un arrière-plan d ’insécurité.
— L ’expérience de dépersonnalisation englobe dans une même modifi­
cation du vécu l’étrangeté du monde extérieur et du monde intérieur. C ’est
même cette fusion — essentiellement hallucinatoire — cette osmose qui cons­
titue la caractéristique spécifique du sentiment fondamental de dépersonna­
lisation (« Je me sens chargé dans m a sensibilité et le monde m ’apparaît
terne ou trop froid » — « Je me sens vide et tout est vide et artificiel », etc.).
— L ’expérience de dépersonnalisation porte essentiellement sur une modi­
fication fondam entale du temps et de l’espace actuellement vécus. L ’espace cor­
porel, l’espace géographique et l ’espace analogique de la pensée interfèrent
pour constituer l’expérience où ils se mêlent inextricablement (« Je sens
mon corps comme un bassin d ’eau glacée où m a pensée se modifie... Les
296 HALLUCINATIONS CORPORELLES

autres et les choses sont noirs et compliqués comme mes sentiments ou brûlent
comme la flamme qui s’éteint dans mon cerveau », etc.). Le temps ne coule
plus ; il s’arrête, il revient en arrière ou se précipite, entraînant dans son
mouvement ou ses lenteurs des sentiments de passivité, d ’élation, d ’inter­
mittence, de jamais vu, de déjà vu ; et ce sont toutes ces altérations du temps
et de l’espace vécus qui se combinent et se fusionnent dans l ’impression géné­
rale d ’artificialité, d ’irréalité et d ’étrangeté.
— Il faut enfin ajouter pour compléter la description du syndrome de déper­
sonnalisation, q u ’il apparaît comme un « trouble » dont le Sujet a la conscience
aiguë et même angoissée et q u ’il éprouve essentiellement comme une pertur­
bation corporelle de la propriété psycho-somatique de son Moi, ou plus
exactement, des relations vitales qui unissent son corps à son monde
dans la totalité de son expérience vécue. Sur ce point tous les auteurs
(P. Janet, K. Haug, W. Mayer-Gross, comme déjà Dugas) sont d ’accord :
la dépersonnalisation apparaît dans sa forme la plus typique quand la
conscience est altérée, mais encore peu altérée, comme si elle ne constituait
q u ’un halo ou une anticipation d ’un trouble plus grave et plus profond. C ’est
ainsi que la plupart des cliniciens situent la dépersonnalisation hors du délire
(Bouvet, par exemple, insiste sur le caractère « non dilusionnel » c ’est-à-dire
non délirant) et à l’extrême limite du concept, hors du «trouble de la
conscience ». Ce syndrome de dépersonnalisation est d ’autant plus typique
d ’ailleurs q u ’il se produit sous forme aiguë (parfois paroxystique) ou subaiguë.
Mais la clinique de la dépersonnalisation ne se réduit pas à ces « expé­
riences délirantes de dépersonnalisation ». Outre qu’elle englobe aussi les éido-
lies halludnosiques dont nous avons parlé plus haut, elle comprend aussi
ces formes de délire où la dépersonnalisation est pour ainsi dire plus parlée
que vécue, plus détachée du sentir par la métaphore qui la porte à sa plus
extrême puissance verbale, ou par la conviction qui la porte à sa plus extrême
puissance imaginative ou idéique. Nous verrons plus loin que c’est le cas
des Psychoses délirantes chroniques, particulièrement des Délires systématisés
ou fantastiques.
Pour ne pas trop embrouiller et compliquer les choses déjà si difficiles à
saisir dans leur substance clinique, disons que c ’est particulièrement des expé­
riences délirantes de dépersonnalisation que nous allons parler m aintenant à
propos des problèmes pathogéniques qui n ’ont pas manqué d ’être âprement
discutés, notam m ent à l’occasion des interprétations « organiques » et « psy­
chanalytiques » du syndrome de Dépersonnalisation.

I n té r ê t p a th o g é n iq u e d e la d é p e r s o n n a lis a tio n . — Si ces trou­


bles — réduits aussi abusivement à être, soit une sorte de phénomène simple,
soit un trouble psycho-pathologique général — ont été l ’objet de tant de travaux,
c’est que leur intérêt ou, si l ’on veut, leur exploitation théorique a paru consi­
dérable, d ’une p art aux doctrinaires du sensationnisme, et d ’autre part à leurs
proches parents les doctrinaires psychanalystes.
— Pour les auteurs classiques, Dépersonnalisation = trouble cénesthé-
DÉPERSONNALISATION 297

sique, et la prise en considération de l’expérience de dépersonnalisation équi­


vaut à mettre en évidence la base sensitivo-sensorielle de ces sentiments ;
et de fil en aiguille des Hallucinations et du délire (Séglas, Solfier, Deny et
Camus, Ch. Blondel, etc.). Dans cette perspective la dépersonnalisation fait
le lit de l ’Hallucination et du délire qui sont, de ce fait, réductibles à un trouble
de la sensibilité générale ou de la cénesthésie. Il est évident que cette thèse ainsi
formulée apparaît non pas comme absurde mais seulement comme incomplète;
car il n ’est pas possible de réduire le délire à un accident de la sensibilité pour
si global ou fondamental q u ’on se le figure puisque de l’analyse phénoméno­
logique de l ’Hallucination comme du délire le radical extrait de ces phéno­
mènes c’est non pas une altération de la sensibilité mais un bouleversement
des structures de la conscience. Autrement dit, la dépersonnalisation ne peut
constituer que la condition négative de l ’expérience délirante ou hallucinatoire.
— Pour l’école psychanalytique (1) l’accent est mis sur la signification affec­
tive du phénomène, c ’est-à-dire la dynamique de l’Ics et les investissements libi­
dinaux. Mais plusieurs significations — une infinité de mécanismes complexes
— ont été proposées pour comprendre, sinon expliquer, la dépersonna­
lisation. Suivons par exemple M. Bouvet (1960) dans l ’exposé de son rapport.
Il rappelle les principales théories psychanalytiques qui ont, tour à tour, dégagé
comme noyau inconscient de la dépersonnalisation : le narcissisme (P. Schilder et
Fedem ) — la perte d ’un objet libidinal (Nunberg, 1948) — l ’identification
au parent du sexe opposé et qui dispose fantasmatiquement de la puissance
de la pensée (Oberndorf, 1934) — la répression d ’une tendance exhibition­
niste (E. Bergler, 1942 et 1950) — le complexe de castration (Sadger, 1928 ;
Hendrick, 1936 ; — ou les pulsions masochistes (R. B. Lower, 1971) ; etc.) (2).
Mais plutôt q u ’à la projection de tel ou tel complexe ou phantasm e capables
d ’apporter ou d ’exiger une angoisse contre laquelle se défend le patient
par sa dépersonnalisation, beaucoup d ’analystes ont insisté sur le caractère
régressif de cette expérience. Et ce sont Mélanie Klein, P. Federn, L. Spiegel
qui ont particulièrement insisté sur les phantasmes narcissiques ou de morcel­
lement du corps dans les proto-expériences infantiles que la dépersonnalisa- 12

(1) Cf. les ouvrages de P. Schilder (trad. fr. récente de VImage du Corps, éd.
Gallimard, 1969), de P. F edern (Egopsychology and the Psychoses). Parmi les tra­
vaux plus récents, nous pouvons signaler ceux de M. Bouvet, de L. G rinberg (1966),
de F. H iddema (1966), de L. B. Loegren (1968), de G. Pankow (.L’Homme et sa Psy­
chose, 1969), de J. G latzel (1971) et le n° 3 de la Nouvelle Revue française de Psycha­
nalyse (1971). On se rapportera spécialement aux rapports de Fr. A l v im (1961) et
de P. Luquet au même Congrès des Psychanalystes de langue romane.
(2) Cette énumération de mécanismes réduits sommairement à leur plus grande
simplicité pourrait faire croire que je les présente ici comme pour faire la caricature
de ces théories. Le rapport de Nicola P erroti (C. R. Congrès de Psychanalyse de
Rome, 1960, p. 396-397) devrait encourir bien plus encore cette « critique ».
298 H A L L U C IN A T IO N S C O R P O R E L L E S

tion redécouvrirait. La théorie) de la névrose de dépersonnalisation que


M. Bouvet (1960) tire de l’analyse du cas de Colette, l’a conduit à la conclusion
suivante : la Dépersonnalisation est une régression correspondant à une
fixation orale primordiale. Elle réalise une relation objectale de type prégénital
qui a pour particularité essentielle d’être marquée par la dépendance affective
à l’objet narcissique et l’intensité d’une liaison affective dont la frustation
peut être déterminante pour provoquer la névrose de dépersonnalisation qui
met en jeu un système de défense contre la psychose. Bien entendu, les longues
et laborieuses analyses de M. Bouvet, la richesse intuitive qu’il mettait au
service de son interprétation et l’habile maniement technique du transfert
ne sauraient s’accommoder de la simplicité de ces formules. Mais enfin ! ce sont
celles auxquelles il aboutit comme pour montrer ou démontrer que l’analyse
d’un cas particulier de dépersonnalisation — fût-elle géniale — ne nous fournit
pas de connaissances bien claires du phénomène. Car, en définitive, ce que
l’école psychanalytique a justement mis à jour dans le vécu de la dépersonna­
lisation, c’est qu’il est une manière de ne plus être ou de ne pas être présent
à son monde. De telle sorte que c’est à cette formule vague comme la déper­
sonnalisation elle-même que P. Janet (comme les psychanalystes) (1) par­
viennent, en se bornant à une simple paraphrase du trouble lui-même.
L’intérêt doctrinal de ces analyses — dont la thématique est évidemment
variée à l’infini — est de montrer comment un état de dépersonnalisation,
c’est-à-dire un manque, une négativité d’être, ne peuvent être vécus qu’à la
condition d’être représentés dans et par les phantasmes du désir déçu, ce qui
n’est pas tout à fait la même chose si on ne veut pas tomber dans l’illusion
de dépersonnaliser lui-même que de dire que c’est parce qu’il est déçu dans
son désir qu’il est dépersonnalisé.
L’intérêt pathogénique de l’expérience de dépersonnalisation, il réside bien
tout à la fois dans la thèse d’un vécu irrécusable et dans celle d’un symbo­
lisme inconscient qui sont dialectiquement articulées dans cette autre thèse
qui les synthétise : la D é p e r s o n n a lis a tio n e s t le tr o u b le n é g a t i f p r i m o r d i a l
d e to u te e x p é r ie n c e h a llu c in a to ir e . En ce sens, elle correspond aux pre­
miers paliers de la déstructuration du champ de la conscience, déstructura­
tion dont l’ombre négative en se projetant sur tout le champ de la Psychia­
trie y fait lever, comme le sommeil, le rêve, délire et Hallucination. C’est
ce que nous allons maintenant mieux comprendre en examinant dans ses
structures la hiérarchie des expériences hallucinatoires corporelles.1

(1) Ici, on ne peut guère parler de F reud qui n’en a jamais explicitement parlé ;
sa fameuse lettre à Romain R olland publiée sous le titre « Troubles d e la m ém oire
su r F A cro p o le » contient même à ce sujet plus de prudentes réserves que d’encou­
ragement à poursuivre l’analyse de l’étrangeté et de la fausse reconnaissance. « Tout
cela, dit-il, reste encore fort obscur, la science y a si peu de part que je m’interdis
d’en disserter davantage ».
LA T H É M A T IQ U E D É L IR A N T E S O M A T IQ U E 299

2° L es th è m e s h a llu c in a to ire s so m a tiq u e s.

Ce « délire somatique » par la prise en masse de l’altération de la conscience


ou de la personnalité qu’il implique et qui le situe en effet à un niveau supé­
rieur à celui des « somato-éidolies » (ou « troubles du schéma corporel »),
ce délire enveloppe naturellement tous les troubles que nous venons de décrire,
mais il y ajoute justement (ce qui manque précisément à ceux-ci pour cons­
tituer une expérience délirante et hallucinatoire) une métamorphose vraiment
délirante et hallucinatoire des rapports du Moi, et au monde du subjectif,
et de l’objectif qui atteint l’ensemble du champ de la conscience ou la totalité
de l’existence. De telle sorte qu’en clinique ces expériences hallucinatoires
corporelles sont essentiellement délirantes pour déformer le schéma corporel
par le prisme du délire. Et non pas seulement « délirantes » pour être cons­
tituées d’une somme de troubles du schéma corporel comme se le représentent
les conceptions mécanistes ou atomistiques du délire et de l’activité hallu­
cinatoire. Il convient de la souligner ici au point proprement névralgique du
débat théorique entre sensation et idée délirante : c’est justement sous la
forme clinique d ’idées ou de thèmes que le délire paraît. Car là encore l’expé­
rience hallucinatoire du corps ne peut être vécue (entrer dans le champ de
la conscience) qu’en s’énonçant ; c’est cet énoncé qui par sa métaphore non
seulement figure mais réalise cette expérience pour autant qu’elle se constitue
en événement (1).
Nous allons donc décrire d’abord, sans oublier qu’ils n’en sont que les
énoncés, les plus typiques de ces thèmes du Délire hallucinatoire somatique, ce
qui constitue la meilleure façon et même la seule d 'exposer la clinique des
Hallucinations corporelles.
1° D élir es h a l lu c in a to ir es cén estopathiq ues et h y po c o n d r ia q u e s .
— Comme l’a décrit N. Schipkowenski (1942), « une hypocondrie sans idées
hypocondriaques, ça n’existe pas ». Mais nous devons ajouter que le complexe
hypocondriaque (2) se référant immédiatement au vécu du corps est ipso facto
non seulement un délire mais une forme hallucinatoire du délire somatique.
La « maladie imaginaire », en effet, ne consiste pas seulement en une « idée
en l’air», elle est enracinée dans l’expérience psychosomatique, c’est-à-dire
sentie et ressentie sur le registre de la cénestopathie des spasmes, des algies12

(1) Comme au cours du sommeil le vécu du rêve ne peut paraître à la conscience


que comme il y reparaît en se racontant, en articulant le récit qui constitue comme
l’avait si bien vu P. J anet, la forme imprescriptible à quoi se réduit toujours toute
réalité et toute expérience qui, pour être vécue c’est-à-dire devenir consciente (à quel­
que degré et pour si inférieur qu’il soit), doit être prise dans la pensée et le lan­
gage du Sujet, entrer dans le système de ses signifiants comme on aime à le dire
et à le répéter.
(2) Cf. mon Étude n° 17 « L’Hypocondrie ». Études Psychiatriques, tome II,
p. 453-482.
300 H A L L U C IN A T IO N S C O R P O R E L L E S

ou des paresthésies qui donnent un corps hallucinatoire à la maladie qui


ronge l ’hypocondriaque (R. C. Alzamora, 1967). Rappelons-nous la célèbre
description que fit Dupré de ce délire cénesthésique.

Les malades se plaignent d’éprouver dans différentes parties du corps des sen­
sations anormales à caractère plutôt pénible et gênant que douloureux, dont la
nature insolite les trouble et dont la durée persistante les inquiète. Il s’agit de
sensations étranges, souvent indéfinissables et décrites par les malades avec un grand
luxe d’images et de comparaisons. Les parties sont rétrécies, élargies, aplaties, gonflées,
desséchées, recroquevillées, déplacées, modifiées dans leur forme, leur température,
leurs poids, leurs sécrétions, leur mobilité ou leur fixité. Elles sont maintenues et
comprimées par des crampons, des attaches, des appliques, des tenailles, etc. Des
corps étrangers s’y interposent, des gaz s’y insinuent, des courants y circulent, des
bouillonnements y frémissent, des craquements, des crépitations y éclatent, etc.
Des serrements, des battements, des tiraillements, des dislocations sont ressentis.
A ces pénibles sensations s’ajoutent d’autres malaises de nature plus vague et que
les malades désignent par le terme de paralysie, de congestion, d’anémie, de mort,
de pourriture, de carie, d’état de trouble, etc. Pour rendre compte du siège et de
la nature de leurs sensations, les malades se livrent à une mimique où dominent
l’expression anxieuse et grimaçante du visage et la répétition d’attitudes et de gestes

Cette maladie caricaturale est donc perçue dans le corps (à l’inverse de


ce qui se passe souvent dans la réalité) avec un luxe prodigieux de sensations,
soit q u ’elle soit toujours là, lancinante, creusant en profondeur comme le
cancer qui la figure presque toujours, soit q u ’elle soit toujours là mais fuyante,
subreptice, serpigineuse. L ’objectivation hallucinatoire de la maladie en fait
non seulement un objet hétérogène au corps, un corps étranger, mais encore
un être animé ou monstrueux qui dévore le corps et sa santé.
La richesse de ces expériences somatiques est incroyable dans certains cas,
comme celui publié par E. Minkowski :

« On dirait que j’ai dix millions de fils fins qui me tirent. On dirait que mes jambes
« sont en longueur et que ça m’arrache en dehors de moi comme s’il y avait des fils
« qui tireraient dehors.
« J’ai l’impression que ma fesse droite, se décolle de mon corps. Hier les fesses
« remontaient très haut dans le dos, jusqu’aux omoplates, jusqu’au cou. Aujourd’hui,
« c’est encore pire qu’hier, les fesses sont aujourd’hui jusqu’au-dessus de la tête.
« Je me fais l’effet d’avoir une tête comme si la bouche était dans le ventre et mes
« dents dans les fesses.
« Je ne sais plus si c’est un corps, c’est un paquet de douleurs. Je ne sais plus
« si j’ai des mains et des jambes ; tout est broyé. Je n’ai plus de gencives, on dirait
« que c’est arraché complètement.
« ... Un jour sur deux mon corps est dur comme du bois. Aujourd’hui mon corps
« est épais comme ce mur. Hier, à tout moment, j’avais la sensation que mon corps
« c’est de l’eau noire, plus noire que cette cheminée. On dirait que j’ai de l’eau plein
« le corps, de l’eau qui sent mauvais. Avant-hier, dans la nuit, je brûlais, mon corps
« était de feu ; aujourd’hui c’èst froid, tout ce que j’endure est froid. La peau c’est
« si drôle, on dirait une peau grosse et épaisse. Mon corps est sale et noir. Je me vois
LA T H É M A T IQ U E D É L IR A N T E S O M A T IQ U E 301

« des pieds jusqu’à la tête, je me vois noire comme cette cheminée. Un jour je brûlais
« d’un feu un peu rouge ; maintenant c’est un feu noir. Le corps semble tout noir,
« par moments j’ai aussi l’impression contraire de pouvoir voir à travers mon corps.
« C’est noir mon corps, et ça fait clair aussi par moments. Il est difficile d’expliquer ça.
« J’ai parfois l’impression que tout est bouché dans mon corps. Hier, la chaleur
« en moi était noire, sale, dégoûtante. Tout est noir en moi, d’un noir mousseux,
« comme sale. Je sens tellement mauvais en dedans que je m’en trouve presque mal.
« Aujourd’hui je suis trop sèche. Mes dents sont d’une épaisseur comme la paroi
« du tiroir. L’épaisseur que j’ai dans le ventre, je la ressens aussi dans les jambes.
« On dirait que tout mon corps est épais, collé et glissant comme ce parquet. Parfois
« mon crâne est d’une blancheur neigeuse.
« Hier, mes nerfs étaient trop longs, ils s’en allaient de tous côtés. Hier, j’avais
« un ventre énorme, de la grandeur du lit et mes fesses étaient aussi beaucoup plus
« larges. Aujourd’hui, j’ai le petit ventre et les petites fesses (Les journées du petit
« et du grand ventre alternent assez régulièrement, elle-même qualifie d’ailleurs
« les jours d’après la grandeur du ventre qu’elle éprouve et parle dans ce sens de
« journées du grand ventre et de journées du petit ventre). Je sens une profondeur
« épouvantable dans la bouche qui va jusqu’au cœur et tous les jours cette profon­
« deur devient plus grande. Le palais paraît très haut. Hier, c’était le jour du grand
« ventre. II y avait comme de gros morceaux qui passaient dans Je ventre et dans
« le corps. Aujourd’hui, c’est le petit ventre et tout est fin en moi, si fin, si fin. Ça
« tape aussi de petits coups dans la tête, tandis qu’hier c’était des gros coups. Le
« jour du grand ventre, les jambes, les épaules, tout est plus gros. Le jour du gros
« ventre, j’ai l’impression que les bras, les doigts s’allongent ; le jour du petit ventre,
« au contraire, tout semble rentrer en moi comme si ça allait dans le ventre ».

De telle sorte que cette thématique délirante et hallucinatoire (« cénes-


topathique » comme on l’appelle généralement) se rapproche d ’une part, de
celle de la négation et de celle de la mégalomanie somato-cosmique, d ’autre part.

— Le délire de négation (1), décrit par C otard comme un délire hypo­


condriaque, exprime dans sa thématique l ’expérience de l ’anéantissement
et de la m ort et jusqu’à une sorte d ’éternité, de néant, que la m ort même ne
peut achever sans la condamner à la damnation. Il suffit de formuler ce
« complexe de négation » pour apercevoir que l ’expérience corporelle y est
niée ou refoulée pour être remplacée par le gouffre hallucinatoire d ’une infi­
nité de mal. C ’est que l’Hallucination négative de la négation des organes,
si elle constitue le fond de cette expérience, tend à être constamment cc rem­
plie » ju sq u ’au délire d ’énormité, par l ’infinité de ses contenus fantasmiques.
Le délirant négateur s’exprime à peu près comme celui qui a fait l ’objet d ’une
observation célèbre de Séglas :

« Je ne suis plus comme tout le monde, je sens bien que mon corps change.
« J’allonge ; je me suis sentie grandir en une seule fois de 15 centimètres et cependant1

(1) Cf. mon Étude n° 16 « Délire de négation ». É tu d e s P sych iatriqu es, tome II,
p. 427-452.
302 H A L L U C IN A T IO N S C O R P O R E L L E S

« ma taille est la même et ma robe va toujours ; il est vrai que certaines parties de
« mon corps se sont rapetissées. Mon corps ne me fait pas la même impression. J’ai
« senti ma tête changer dix fois de forme ; je n’ai plus de moelle ; il me semble que
« ma tête et mes os sont en bois, je ne les sens pas comme avant. Je n’ai plus de cœur ;
« j ’ai bien quelque chose qui bat à la place, mais ce n’est pas mon cœur, cela ne bat pas
« comme avant. Je n’ai plus d’estomac, je n’ai jamais la sensation d’avoir faim.
« Quand je mange, je sens bien le goût des aliments ; mais quand ils sont au gosier,
« je ne sens plus rien ; il me semble qu’ils tombent dans un trou.
« ... Je n’ai plus de facultés, plus de sentiments, plus d’organes ; tout est tombé.
« Je ne suis plus comme les autres : je n’ai plus d’estomac, plus de matrice, plus
« de parties génitales, je les ai senties se décrocher en arrivant ici ;
« plus de seins. La prunelle de mes yeux est décollée ; mes cheveux étaient au-dessus
« des oreilles, ils sont tombés dans le cou. Je sais bien que je ne suis pas comme
« avant ; ma matrice a grossi d’abord, puis elle est partie, je n’en ai plus ; mes hanches
« ne sont plus à la même place. Ma poitrine est creuse, il n’y a rien dedans... ».

Parfois, et dans les cas les plus typiques, les idées de négation d’organes
deviennent un délire de négation universel ; rien n’existe. Et voici ce que
Cotard écrivait à leur sujet :

« Chez tous ces malades, le délire hypocondriaque présente les plus grandes
« analogies : ils n’ont plus de cerveau, plus d’estomac, plus de cœur, plus de sang,
« plus d’âme, quelquefois même ils n’ont plus de corps. Chez les damnés l’œuvre
« de destruction est accomplie, les organes n’existent plus, le corps entier est réduit
« à une apparence, un simulacre : les réactions métaphysiques sont fréquentes alors
« qu’elles sont rares chez les persécutés grands ontologiques. Aux idées hypo­
« condriaques se joint très fréquemment l’idée d’immortalité.
« Mais il y a d’autres conceptions morbides qui accompagnent fréquemment
« les idées d’immortalité et qui me paraissent congénères. Si l’on examine avec
« un peu d’attention ces immortels, on s’aperçoit que quelques-uns d’entre eux ne
« sont pas seulement infinis dans le temps mais qu’ils le sont encore dans l’espace.
« Ils sont immenses, leur taille est gigantesque, leur tête va toucher aux étoiles.
« Une démonopathe immortelle s’imagine que sa tête a pris des proportions tellement
« monstrueuses qu’elle franchit les murs de l’église. Quelquefois le corps n’a plus
« de limites, il s’étend à l’infini et fusionne avec l’univers. Ces malades qui n’étaient
« rien, arrivent à être tout ».

D e telle sorte que le travail du délire ici apparaît même dans le délire
de négation, dans sa positivité hallucinatoire ; il ne cesse de remplir le vide,
de projeter un monde de mal imaginaire dans un monde vidé de sa substance.

— Le délire somato-cosmique (1) est aussi un délire mégalomaniaque


comme le délire de négation parvenu à son absolu de néant. Mais l ’Hallu- 1

(1) Je me risque à proposer cette désignation, car j ’estime qu’elle manque pour
énoncer cette variété de délire somatique, pour ainsi dire inverse du délire de néga­
tion, mais inversé jusqu’au point où les extrêmes se touchent.
LA T H É M A T IQ U E D É L IR A N T E S O M A T IQ U E 303

cination corporelle — négative dans le délire de négation — dilate ici le corps


jusqu’à l’infini du monde. Elle remplit le monde jusqu’à son horizon le plus
lointain. Les phantasmes deviennent vraiment fantastiques en ce sens que
plus parlés que vécus ils entrent davantage dans l’imagination de la concep­
tion du monde que dans l’expérience sensible. Ce délire ne tarde pas à rompre
ses amarres avec l’Hallucination en absorbant toute la réalité possible dans
une incorporation absolue de l ’univers dans le corps. Mais en faisant refluer
tous les objets dans le Sujet il reflète encore — à l’envers — le phénomène
hallucinatoire. Disons qu’il constitue une sorte de travail qui porte la pro­
duction hallucinatoire à un degré d’infinité absolue au point où précisément
ni la perception ni l ’Hallucination ne sont plus possibles. Et c ’est bien, en
effet, comme un délire fantastique que se manifeste cette étrange thématique
qui retrouve précisément en se référant au corps et aux complexes libidinaux
qu’il contient aussi sûrement que des parties anatomiques, les mythes. Ce
fantastique du corps coïncide avec l’univers, les événements historiques ou
la géographie planétaire et le monde interplanétaire. Il mêle les légendes,
les cosmogonies, les thèmes de fabuleuse vieillesse ou maternité, des méta­
morphoses et des métempsycoses. Telle est la fantasmagorique mythologie
dans laquelle l’expérience délirante corporelle se métamorphose au cours
de certains délires, comme nous le verrons plus loin. Citons quelques
exemples cliniques qui sont bien loin d’être exceptionnels et qui montrent
jusqu’où peut aller la richesse de la fabulation et parfois la poésie de ce délire
somato-cosmique dans lequel l’expérience hallucinatoire corporelle se pro­
longe jusqu’à une sorte d’abstraction ou de surréalité.

« J ’ai été homme plusieurs fois, dit une malade d’Edert (Délires imaginatifs, Thèse,
« Nancy, 1936) j ’accouchais par le nombril ; j ’ai été géant, j ’avais plusieurs têtes ;
« j ’ai été nègre, ouvrier, vieillard à la barbe grise, avec de grands cheveux gris me
« descendant jusqu’aux épaules. Au moment du déluge j ’avais environ 200 ans,
« j ’étais parenté aux Noé, j ’ai aidé à construire l’Arche ; pendant le déluge on m ’a jetée
« aux bêtes fauves, elles ne m ’ont pas touchée. Je fus un Ange, l’Archange Gabriel,
« je portais de grandes ailes et de longs, très longs cheveux, j ’étais dans les nuages
« avec les autres anges, un jour les diables nous ont fichés par terre, nous sommes
« tombés dans les pays chauds, un homme m ’a tuée et il m’a coupé les ailes.
« ... Ma tête est celle de Louis XI, j ’ai un ventre de vieille matrone qui
« a 2000 enfants, la matrice que j ’ai n ’est pas de moi ; j ’ai un ventre de cou-
« veuse. C’est M. Z... qui a pris mes yeux qui voyaient à quelques kilomètres au
loin.
« ... On m ’a mis un ventre de matrone, de couveuse, j ’ai eu à couver 7 chevaux ;
« j ’ai accouché de toutes sortes d’animaux qui sont au monde (loups, faucons, arai-
« gnées, colombes, anguilles».

A ce niveau de fantasmagorie s’élevait tout naturellement notre malade


Blanche T. qui avait littéralement incorporé le monde à son corps en recu­
lant ses « borderlines » jusqu’à l’infini du temps et de l ’espace. Son exis-
304 H A L L U C IN A T IO N S C O R P O R E L L E S

tence était devenue inexistante pour avoir dépassé toutes les bornes du possible
et s’être nourrie d’une pure mythologie.

« Plusieurs continueront à me manger étant dedans, c’est inutile de continuer


« à me détacher en me tranchant, je n’ai que davantage de souffrances, je me dégage
« moi-même comme je peux sans couper par le liquide que j’ai dans ma bouche
« qui réussit à dissoudre les métaux qui ne sont pas des mêmes sortes et à m’en
« séparer et à détacher les fils télégraphiques vivants et d’autres fils qui s’adaptent
« quelquefois et troublent les communications. 11 faut éviter de toucher les mains
« aux blessures aux chairs des autres créations qui sont en lambeaux. J’avais aussi
« à vous dire qu’il y a des liquides parmi les malades qui attaquent et qui rongent
« les bons métaux qui ont servi aux médecins pour faire des opérations ou aux chi­
« rurgiens. Je sais que des métaux m’ont été retirés pour en faire des aiguilles pour
« me vacciner, car je l’ai senti et il y en a qui ont fait des calices et des ciboires
« et des services à thé en Chine avec mon métal mélangé de la matière de mon sque-
« lette, quand les livres de celui qui se disait Jean Thimothée (son père) vont dessus,
« c’est affreux le supplice que j’endure sur ma poitrine du côté droit, c’est de cet
« endroit que ma vie a été retirée pour en faire des services à thé ou à café. Mon île
« Formose est dévastée en grande partie. Ce Jean Thimothée est dessus et est dans
« l’Océan Pacifique, j’ai sa photographie reproduite par mes yeux sur du parchemin
« entre la Chine et l’île Formose. Je puis vous la montrer si vous désirez sur la ligne
« du Tropique du Cancer.
«... Ils sont venus faire des plans des bateaux et d’autres choses. C’est affreux
« d’être touché par la soudure autogène. Les bons et les mauvais métaux ont été
« soudés ensemble dans beaucoup de ports de guerre et dans d’autres endroits et
« pendant des années il y a des créations qui sont martyres et forcées de vivre avec
« ceux qui les font souffrir de siècle en siècle. Les corps se reforment dans les ports
« de guerre dans les doubles ou triples fonds ou quadruples fonds et sont mis en
« contact avec des ennemis qui font toutes sortes d’abominations dessus. Les ports
« qui sont vus sur le Maradiso Gloria n’appartiennent pas aux mauvais esprits
« qui ne cessent de vouloir les attraper comme étant les propriétaires... ».
2° D élires h a l l u c in a t o ir e s somatiques a thème d e possession c o r ­
porelle. — Les expériences hallucinatoires somatiques ou, si l’on veut,
les illusions délirantes (perçues comme objectivation dans le corps du Sujet
d’objets ou d’êtres étrangers) participent toutes plus ou moins (Séglas, Henri Ey)
du thème général de la possession corporelle. Ces expériences se constituent
en événements, scènes, qui sont d’autant plus éloignées du pur vécu qu’elles
sont plus thématiques. Et, en effet, plus « fréquent » est le thème dit d’influence
ou de possession, plus il est chargé d’un sens qui en subsume les contingences,
les parties — et plus insignifiantes alors en paraissent ses références sensitives,
somesthésiques, kinesthésiques ou psychomotrices. Disons tout simplement
qu’à ce niveau de l’expérience délirante xénopathique ou introjective les troubles
du schéma corporel et les Hallucinations corporelles se détachent mal de ce
fond même du délire qui constitue le délire même, en tant qu’il requiert pour
se constituer un « état primordial », un bouleversement du corps, non pas
bien sûr seulement du corps « tout court », mais du « corps psychique »,
c ’est-à-dire un bouleversement qui altère à la fois la réalité et l’ordre somatique
LA T H É M A T IQ U E D É L IR A N T E S O M A T IQ U E 305

représenté par l’unité du corps unie à l’unité de la personne. C’est à un tel


bouleversement que correspond l’illusion de duplication et de morcellement.
Ces réserves étant faites — et qui visent à faire bien comprendre que la
description clinique de ces « Hallucinations corporelles » que nous présentons
ici doit être complétée par ce que nous dirons plus loin des structures déli­
rantes, ce contexte par quoi elles prennent leur importance et même leur réalité
clinique — nous allons sommairement exposer les th è m e s o u c o m p le x e s d é li­
r a n ts dans et par lesquels l’imagerie corporelle hallucinatoire est vécue, sentie,
représentée et racontée (comme une multiplicité décomposée de l’image du
corps). On comprend qu’une telle complexité de « sensations », d’ « images »,
d’idées de « métamorphoses » (tous ces phénomènes projectifs qui cons­
tituent ensemble la perception et par conséquent l’Hallucination du corps)
ne puisse se décrire que sommairement pour ne pas se perdre dans l’infinité
des possibles qu’elle comporte.

a ) Délires hallucinatoires de persécution somatique (Hallucinations de la


sensibilité générale ou cénesthésique). — C’est sous la rubrique de ce thème
d’intrusion agressive que se groupent une infinité de phénomènes hallucinatoires
de la sensibilité générale ou « Hallucinations cénesthésiques » parce qu’elles
sont vécues comme des sensations pénibles, douloureuses, menaçantes, désa­
gréables ou étranges, provoquées par un objet ou une action extérieure. Et
c’est ici qu’apparaissent les innombrables épreuves subies ou expériences
éprouvées par quoi le persécuté se sent atteint dans sa chair, dans son cer­
veau, au travers des téguments, dans la profondeur de ses organes, dans l’inti­
mité de ses tissus et les points névralgiques de son corps. Brûlures, pincements,
sensations thermiques ou douloureuses, superficielles et profondes, courants
électriques, tiraillements, spasmes, mouvements provoqués, perturbation
des fonctions organiques, etc., tel est — pour reprendre une expression
de Monakow et Mourgue — le « kakon » éprouvé comme un événement
somatique. Et ces expériences corporelles constituent bien un événement,
en ce sens qu’elles sont thématiquement reliées à une action maléfique
(complot, poursuite, empoisonnement, expérience scientifique, etc.) qui,
pour arriver à ses fins, emploie tous les moyens (machinerie, rayons, fluides,
magnétisme, télécommunication, télépathie). Cette magie est ressentie dans les
diverses parties significativement intéressées du corps (cerveau, cœur, tube diges­
tif, organes génitaux, peau, muqueuses, nerfs, etc.) et est énoncée ou dénoncée
en termes plus ou moins métaphoriques et souvent néologiques quand les
images ou les mots ne suffisent pas à en désigner la mécanique insolite ou
les intentions mystérieuses. C’est sur ce thème que brodent le plus grand
nombre des hallucinés que l’on rencontre dans la clinique psychiatrique.
L’excès même de ce matériel clinique quotidien peut nous dispenser d’en
détailler la description.

b ) Délires hallucinatoires d’influence somatique. — Ce Délire où prédo­


minent les Hallucinations psychiques, les Hallucinations psycho-motrices,
Ey. — Traité des Hallucinations. 11
306 H A L L U C IN A T IO N S C O R P O R E L L E S

les Hallucinations génitales, etc., est au moins aussi fréquent que celui dont
nous venons seulement de rappeler la physionomie. Malgré la diversité des
phénomènes hallucinatoires qui le composent, il est assez facilement réductible
à la trame amoureuse, mystique, occultiste, folklorique, de la pénétration
ou de l’installation d’un autre dans le corps. D ’où, évidemment, les nuances
et degrés de cette cohabitation. Selon qu’un corps étranger est entièrement logé
dans le corps du Sujet ou qu’il l’habite seulement en partie, selon par consé­
quent qu’il y a une distance qui sépare ou ne sépare pas le Sujet-Sujet du Sujet-
objet, l’expérience est celle de la possession plus ou moins totale ou de
l’influence à plus ou moins grande distance. Selon aussi que l’autre est encore
semblable au Sujet (un homme de l’un ou de l’autre sexe bien sûr) ou d’une
autre catégorie d’être (animal, sorcier, esprit, être surnaturel, Ange, Dieu
ou Démon), la relation hallucinatoire change dans sa thématique comme
dans sa structure pour être vécue comme des événements délirants assez
différents pour se présenter en clinique dans des configurations relativement
spécifiques.
Ces expériences hallucinatoires d'influence corporelle constituent donc une
sorte de premier degré de délire de possession, car relativement aux Hallucina­
tions de la sensibilité générale des persécutés elles comportent une grande richesse
de phénomènes hallucinatoires qui expriment une division du Sujet dont une
partie est soustraite à sa propre puissance. Les Hallucinations psychiques
(c’est-à-dire concrètement les voix intérieures, les visions, photographies
de pensée, les échos de la pensée qui sont perçus dans la tête, les organes
récepteurs et parfois différentes et s’inscrivant dans tout le corps), les Hallu­
cinations psycho-motrices (c’est-à-dire les voix proférées et entendues dans
l’appareil phonateur, la langue, le larynx, le thorax et même, plus paradoxa­
lement encore, au bout des doigts ou dans le ventre) plus ou moins combinées
avec les troubles psycho-sensoriels de la sensibilité générale, forment ensemble
la texture de cette expérience d’influence vécue comme un état d’hypnotisme,
de suggestion ou d’emprise qui tient le Sujet et son corps sous la dominance
d’une puissance extérieure à lui-même mais qui le pénètre et le transforme
en robot, en machine. De telle sorte que, là encore, entre le thème de persé­
cution qui se déroule, malgré ses points d’impact corporel, dans le monde exté­
rieur et les phénomènes de possession interne, le thème d’influence admet toutes
sortes de modalités somatiques ou psychosomatiques de l’événement dont
le Sujet subit l’influence vécue par lui comme une aliénation de ses propres auto­
matismes (écriture ou actes automatiques, langage et pensées automatiques,
échos et transmission de pensées, de mouvements, de sensations, etc.). De
même, la prise de distance entre le Sujet et la force qui le « dirige », le « tra­
vaille » ou 1’ « habite » — ces relations de maître à esclave, qui admettent
une infinité de formes de réciprocité et de rôle, font l’objet d’expériences
d’influence à la fois extrêmement variées et pourtant foncièrement les mêmes.
Un type d’expérience d’influence, assez remarquable pour mériter d’être
mentionné particulièrement, est l’expérience médiumnique avec son cortège
habituel d’écriture et de langage automatiques, de transes spirites et d’Hallu-
LA T H É M A T IQ U E D É L IR A N T E S O M A T IQ U E 307

cinations psycho-motrices et psychiques (parole inspirée, transmission de


pensées, communication avec les esprits) où se combinent l’étrangeté xéno-
pathique de toutes les expériences psychosomatiques, le don de clairvoyance
prophétique, les extases de la puissance et les pâmoisons d’une cohabitation
qui pour être le plus souvent — et pas toujours — symbolique n’en est pas
moins libidinalement éprouvée. Hypnotiseur, magnétiseur, occultiste, savant,
sadique, l’influenceur est (comme le Démon) légion — et il l’est aussi encore
pour les modalités de fins et de moyens (fluides, sorts, envoûtements, télé­
pathie, etc.) qui sapent l’unité de la personne du Sujet. C’est que, comme
l’ombre de l’influenceur, apparaît le double du Sujet en son dédoublement.
Cette expérience hallucinatoire porte, pour ainsi dire à son comble, le par­
tage du Sujet dans une interférence constante des deux parties qui consti­
tuent sa division à l’intérieur de lui-même, ou une lutte qui s’établit entre
les deux partis qui se disputent son être. C’est Séglas qui, dans une fameuse
description du délire d’influence (1) qu’il opposait au délire de persécution, a été
un des premiers psychiatres classiques à approfondir cette structure hallucinatoire
et délirante de l’influence dont le thème reflète la dislocation de la vie psychique.
Ces rapports de subordination (le « r a p p o r t » de l’hypnotisé à son hypnotiseur)
sont vécus dans une sorte d 'a m b ig u ïté affective fondamentale, elle aussi, car si
le Sujet réduit à n’être qu’une chose entre les instruments martyrisants de
son maître souffre et même souffre indéfiniment en multipliant sa souffrance
par les hyperboles de ses expressions, quelque chose de cette condition de
dépendance le satisfait aussi. De telle sorte qu’une telle expérience d’influence
renvoie, pour ainsi dire et nécessairement, à l’opposition des termes du c o m p le x e
s a d o -m a s o c h is te . Et ceci qui se révèle ici déjà va éclater avec évidence dans
les expériences de possession dont nous allons parler.

c) Les délires hallucinatoires de possession. — Le diable, l’ennemi ou l’ami,


le violeur ou l’amant — en tout cas l’Autre — est perçu dans le corps, quand ce
n’est pas le corps lui-même qui est perçu comme celui de l’Autre dans cette
expérience dont la formule est assez simple mais admet aussi .des graduations :
il remplit mon corps par son esprit, il remplace mon corps par le sien. De
simple réceptacle ou habitat du possédant, le corps du possédé (succube)
devient celui du possédant (incube) cessant en fin de compte de n’être plus
rien que celui de l’autre.
La forme la plus simple et la plus « pittoresque » de cette possession vécue
comme une inclusion parasite d’un être qui habite son propre être, est repré­
sentée par la possession z o o p a th iq u e . La lycanthropie du Moyen Age en cons­
titue pour ainsi dire le modèle traditionnel. Les patients sentent que leur corps
contient un loup, un serpent, ou parfois une multitude d’animaux (insectes,1

(1) Cf. ses L eçon s C liniques, et pour la bibliographie de tous ses travaux sur le
Délire d’influence, les Hallucinations psycho-motrices, le dédoublement de la per­
sonnalité, consulter mon livre « H allu cin ation s e t D é lire » (1934, p. 187-188) qu’il
avait bien voulu préfacer.
308 H A L L U C IN A T IO N S C O R P O R E L L E S

rats). A son plus haut degré, l’expérience de possession aboutit à cette sorte
de métamorphose (dont Kafka a si bien exprimé l’étrange avènement) par
laquelle le Sujet devient « corps et âme » animal.
Mais le plus souvent la possession est vécue non point comme l’inclusion
d’un corps dans le corps mais comme l’animation du corps par un esprit
qui s’empare du Sujet. Tel est le thème « sacré » de la possession divine ou dia­
bolique (si largement étudiée au xixe siècle notamment par M. Macario et par '
J. M. Dupain). Si la possession par Dieu est exceptionnelle, c’est bien parce que
toute possession est vécue, en définitive, comme un Mal, comme un anéantisse­
ment dont même l’image d’un Dieu incarné dans son propre être ne parvient
pas à consoler le Sujet d’avoir perdu sa propriété, fût-ce pour acquérir la toute-
puissance absolue. Sauf, en effet, dans certaines formes de mégalomanie, l’expé­
rience de la possession pour être celle par un « être surnaturel » est spécifique­
ment la p o s s e s s io n d ia b o liq u e . Cette expérience délirante a tous les caractères
propres du délire hallucinatoire (Hallucinations psychomotrices, glossolalie,
impulsions verbales, etc.), et ce qui la caractérise comme le souligne J. Lher-
mitte, c’est l’intensité des phénomènes hallucinatoires. C’est, en effet, avec
une véritable frénésie que le possédé, véritable énergumène, halluciné tout ce
dont il est possédé, tout ce qui lui vient de l’Autre. D ’où le déchaînement des
actes et paroles absurdes, grotesques, obscènes qui agitent dans leurs transes et
vaticinations ces Sujets devenus des objets, des guignols dont le Diable tire,
comme ils disent, les ficelles. La description de ces expériences de possession
a été faite mille et mille fois par les possédés « habités par le Malin » eux-
mêmes ou par les exorciseurs, depuis les grandes démonopathies et sorcelle­
ries du temps du M a l e u s M a le fic a r u m jusqu’aux danses de possession du
Vaudou. Elles ont fait l’objet d’études très importantes et anciennes (Oesterreich,
1927) dont l ’actualité est toujours renouvelée, car les pratiques de magie noire
ou de sorcellerie se poursuivent un peu partout et toujours (1). Être possédé,
envoûté ou victime d’un sort jeté, équivaut à être soumis au pouvoir de l’Autre.
Il suffit de se rapporter à ce que nous venons de rappeler si sommairement
de ces expériences délirantes corporelles pour en saisir le sens fondamental
qui est celui d’une métamorphose hallucinatoire du système relationnel du
Sujet avec Autrui. Or, toute expérience vécue de cette relation sur ce registre,1

(1) Bien sûr, les rapports de la possession rituelle, de l’hypnose et des états psycho­
pathologiques, ont fait l’objet de très nombreuses observations et discussions. Nous
devons citer particulièrement celles de H. A ubin (1952), de L. Mars (1955), de
H. Pidoux (1955), de H. Coulomb (1965), de E. D. Wittkower (1971), de R. K. M cAll
(1971). Récemment, deux communications à la Société médico-psychologique de
Paris {Ann. M éd.-P sycho., 1971, 2, 559-572) par A. P éron, M. Bourgeois et coll.
ont à nouveau attiré l’attention sur les « Délires de Sorcellerie » que l’on observe
encore actuellement en France. Deux ouvrages tout récents doivent être signalés :
celui de I. M. Lewis, « E cstasic Religion », Londres, Passgum Press, 1971 et les
C. R. du Symposium « E rgriffenheit und Besessenheit » de 1968, publiés en 1972
sous la direction de J. Z utt.
LA T H É M A T IQ U E D É L IR A N T E S O M A T IQ U E 309

sur le clavier du corps, ne peut apparaître que comme un « corps à corps »,


une « cohabitation » dont le modèle est et ne peut être que le rapport sexuel (1).
La somatisation des relations humaines c’est le coït sous toutes ses formes.
Et si l’expérience hallucinatoire corporelle n’est pas toujours constituée en
expérience hallucinatoire érotique, sa symbolique érotique ou libidinale est
toujours transparente. Qu’il s’agisse, en effet, d’être influencé par un autre,
d’être en communication avec un ennemi ou un protecteur, c’est toujours de
possession qu’il s’agit. Et cette possession (qu’elle soit subie ou, à l’inverse,
infligée) revient toujours à un commerce charnel pour autant que la relation
sexuelle est, comme Freud l’a vraiment découvert, de toutes les probléma­
tiques relationnelles celle qui pour être la plus « honteuse » est la plus exigeante.
Il est donc à peine besoin d’y ajouter — et certainement inutile de rappeler ici
des exemples cliniques de cette cohabitation hallucinatoire figurée ou symbo­
lisée (2) qui est comme le leitmotiv de toute expérience délirante et hallucina­
toire, et plus même que dans les autres sphères du « sentir » lorsque l’expé­
rience de l’imaginaire et du désir du Sujet prend pour objet son propre corps
qui est bien, en effet, clavier du plaisir et de la douleur, le réceptacle de son
être non seulement vivant mais « sexué ». Les « trafics », « défoncements »
dont le possédé à la fois se plaint et jouit (se plaint de jouir) constituent bien
un viol plus ou moins consciemment vécu et un coït plus ou moins inconsciem­
ment désiré.
L’expérience sexuelle se confond ici dans sa réalité hallucinatoire avec
celle que nous avons décrite plus haut sous forme de visions lascives ou de com­
munications verbales amoureuses. Disons simplement qu’en étant vécue dans
le corps l’expérience érotique perd une partie du symbolisme dans lequel
elle trouvait, par sa distance au Sujet dans la « vision » ou les « voix », son
alibi. De sorte que nous saisissons ici à ce niveau de Y orgasme hallucina­
toire le sens qu’a dans l’expérience hallucinatoire en général son apparente
spécificité sensorielle. Elle n’est qu’une modalité du refoulement et du tra­
vestissement symbolique qui permet à l’hallucinant visuel ou auditif de n’être
violé que dans sa pensée ou par la pensée, ou de n’être victime que d’un
phénomène tellement artificiel qu’il engage moins encore la projection du
désir du Sujet. Dans l’expérience de la possession érotique tout est au contraire
permis ; et c’est sur le registre de tous les sens qu’est éprouvé le plaisir des12

(1) Pendant longtemps la Psychiatrie classique décrivait des cc Hallucinations


génitales ». Un travail de Alliez (1956) semble en constituer un des derniers spé­
cimens. Car, bien sûr, nous avons depuis F reud perdu l’habitude de considérer
comme un phénomène partiel « génital » ce qui est donné dans les délires d ’influence,
de possession et de cohabitation comme une relation sexuelle beaucoup plus totale
et globale par le mécanisme même d ’un déplacement symbolique qui fait entrer
dans ces Hallucinations génitales, à cet égard, toutes les Hallucinations...
(2) Un de ces processus de symbolisation le plus caractéristique sur lequel,
depuis F reud, toutes les écoles psychanalytiques ont insisté, consiste à déplacer
du bas vers le haut (la tête, le cerveau, la pensée) la « figuration » des organes sexuels,
des parties honteuses du bas-ventre et du périnée.
310 H A L L U C IN A T IO N S C O R P O R E L L E S

sens à la seule condition toutefois que ce soit la violence et la puissance du


désir de l ’Autre qui annihile celui du Sujet ou se substitue au sien propre.
Si nous insistons ici sur cette dialectique qui englobe tout à la fois
celle du conscient et de l’inconscient (du consentement) et celle de la struc­
ture perceptive uni- ou multisensorielle de l’expérience de possession (du
consensus) c’est parce que, à ce niveau, répétons-le, se découvre en effet
dans cette modalité d’halluciner dans son corps son propre désir, l’essence
même du contre-sens hallucinatoire : sa n é g a tiv ité en tant qu’elle n’apparaît
cette expérience possible que dans une forme d’inconscience, et sa d é n é ­
g a tio n en tant qu’elle n’apparaît que pour nier l 'I n c o n s c ie n t en l’attribuant à
l’autre.
Tous ces Délires à thématique corporelle varient naturellement selon
la diversité de leur thème ; mais il est tout aussi évident que la thématique
elle-même est corrélative d’une structure psychopathologique qui diversifie
les maladies mentales. Nous devons donc réinsérer ces expériences hallucina­
toires corporelles dans leur contexte psychotique ou névrotique et, notamment,
voir comment dans la masse des délires somatiques certaines constituent des
expériences délirantes engendrées par la déstructuration du champ de la
conscience, et d’autres constituent un travail délirant qui manifeste l’alié­
nation de la personne.

3° L es H a llu cin a tio n s co rp o relles


d a n s les p sy ch o se s e t les n évro ses.

Si, comme nous l’avons souligné, la « dépersonnalisation » est comme


le halo de toute Hallucination et plus particulièrement de toute expérience
illusoire de la perception du corps, il est bien évident que toute la séméiologie
des maladies mentales quelles qu’elles soient doit être saturée de ce halo
hallucinatoire qui manifeste l’enracinement des « troubles psychiques » dans
l’expérience sensible (1). Nous ne pouvons pas songer à décrire ici toutes les
modalités hallucinatoires qui coïncident dans leur référence au corps avec
ce que nous avons déjà dit ou dirons à propos des Hallucinations visuelles
et auditives (dont elles ne sont pas radicalement séparables) et dont nous
regrouperons la description dans le chapitre que nous consacrerons aux
« expériences délirantes et hallucinatoires primaires » et à la « projection
idéo-affective du Délire secondaire».

— C’est dans la pathologie du champ de la conscience que nous devons


d’abord chercher le modèle même de ces expériences, car si le champ de la1

(1) C’est ce que l’application des tests de différenciation somatique de Osgood


(G. de R enzis et coll., 1969) a permis de constater chez « vingt malades mentaux »
comparés à un groupe témoin.
E X P É R I E N C E S D É L I R A N T E S A IG U E S 311

conscience est l’organisation même du vécu dans son actualité, sa désorga­


nisation se manifeste cliniquement par un vécu imaginaire qui s’insère néces­
sairement dans une modalité du sentir dont l’expérience du corps consti­
tue le fondement.
I. — Dans les formes supérieures de cette déstructuration — au niveau
maniaco-dépressif — la dépersonnalisation apparaît dans sa forme dépressive,
d’anesthésie et de retrait libidinal, hors d’un monde opaque et froid; et dans sa
forme expansive, d’élation et de puissance dans la projection « hors de ses
gonds » d’une insatiable avidité.
La structure même des états mélancoliques implique les expériences cor­
porelles hypocondriaques, cénesthésiques et de négation. Parfois, des expé­
riences persécutrices — et plus souvent d’influence ou de possession diabolique
avec leur cortège classique d’Hallucinations cénesthésiques, psychomotrices
plus ou moins combinées avec des Hallucinations psychosensorielles et psy­
chiques des autres sens — y ajoutent leur thématique d’angoisse, de culpabilité
et de damnation. Nous saisissons ici dans cette structure mélancolique fon­
damentale le mouvement dialectiqüe du travail hallucinatoire délirant que
nous allons retrouver à tous les niveaux. Il va du vécu fatal à peine exprimé
ou exprimable jusqu’aux formulations idéo-verbales et discursives plus
« libres et déliées » qui constituent parfois de grands délires cosmo-soma­
tiques. .
La manie avec son exaltation imaginative, son jeu, son optimisme et la ruée
instinctive qui constituent son mouvement, implique (cf. mon Étude n° 21)
une atmosphère délirante et hallucinatoire où se discernent moins que dans
la mélancolie le poids et le mystère du corps mais où celui-ci transfiguré se méta­
morphose merveilleusement dans des expériences hallucinatoires corporelles
d’influence et de possession érotique et parfois de possession surnaturelle,
comme si la prodigieuse exaltation maniaque était vécue comme une expé­
rience de toute-puissance.I.

II. — Au niveau des p s y c h o s e s d é l ir a n t e s a i g u ë s (bouffées délirantes),


sorte de palier hallucinatoire par excellence de la déstructuration de la
conscience, ce sont les expériences de dépersonnalisation qui s’observent en
tout premier lieu, mais vécues ici dans une atmosphère déjà plus oniroïde
ou imaginative. L’ambiguïté du corps-objet y fait Yobjet d’un changement
physique de la personnalité (Je suis vidé. Je me sens disloqué, transformé
en machine, en automate), et devient le Sujet d’une transformation du monde
extérieur : celui-ci s’illumine de lueurs étranges ou se peuple d’ombres mena­
çantes, les objets s’éloignent ou deviennent inquiétants, et une atmosphère
terrifiante ou mystérieuse enveloppe toutes les perceptions — De même et
à un degré de plus, les expériences de dédoublement hallucinatoire objectivent
une partie du Sujet qui, divisé en récepteur-émetteur, en actif-passif, en per­
sécuteur-persécuté, en hypnotiseur-hypnotisé, possédant et possédé, vit toutes
les modalités des expériences délirantes et hallucinatoires somatiques de per­
sécution (courants électriques, effets des fluides, des poisons ou des machines
312 " H A L L U C IN A T IO N S C O R P O R E L L E S

sur et dans le corps), d 'in flu e n c e (actions méléfiques pénétrantes et torturantes


s’inscrivent à l’intérieur de la pensée, du cerveau et du corps, travail de sug­
gestion, devinement et écho de la pensée et des actes, mais aussi pensées et
langage imposés et même transformation de la parole, des idées et des mou­
vements en corps étrangers), ou de p o s s e s s io n (cohabitation sexuelle plus ou
moins complète ou perverse, démonopathie, zoopathie avec substitution de
la pensée et du corps d’un être étranger, inclusion d’un autre dans l’intimité
et le centre même du corps et de la personne chassée de son habitacle ou réduit
à n’être qu’un animal ou un objet). Tous ces événements délirants et halluci­
natoires se déroulent dans une complication temporo-spatiale qui les rend
généralement peu formulables, hormis les plaintes, exclamations ou les scè­
nes ou émotions qui en figurent la trame discontinue. D ’où le caractère « poly­
morphe » et variable de ces expériences où la réalité du confus charrie dans
un jeu des fantasmes anecdotiques qui déjà annoncent le rêve.
Au niveau des états oniroïdes et crépusculaires les thèmes épars
dans les fragments hallucinatoires fantastiques ou fantasques qui constituent
les expériences hallucinatoires et délirantes au niveau que nous achevons
de décrire, ont tendance à se condenser et à être vécus sous la forme plus
scénique d’enchaînement dramatique ; et c’est peut-être à ce niveau (cf. mon
É tu d e n ° 2 3 ) que correspondent la richesse et même la luxuriance imaginative
des péripéties surréalistes les plus extravagantes, hétéroclites et poétiques,
brodant sur les thèmes d’influence et de possession les arabesques érotiques
mystiques ou romanesques d’une véritable débauche de figures ou de scènes,
mêlant leurs perspectives d’un sens à un autre, d’un plan à un autre dans la
prodigieuse création de métaphores. Ce monde fantastique que nous avons
tant de fois décrit, emprunte au corps, à ses organes et particulièrement aux
organes sexuels, les formes monstrueuses d’un « Jardin des Supplices » qui
coïncide ou interfère avec un « Jardin des Délices ». Cette fantasmagorie
imaginative, cette fantastique germination de phantasmes, défie parfois celle
qu’a engendré le génie de Hiéronymus Bosch, de Max Ernst ou de Salvador
Dali, ne devant qu’à la décomposition du corps imaginaire d’en être comme
la mystérieuse floraison.
Enfin au niveau confuso-onirique, au point où l’expérience hallu­
cinatoire touche au rêve et déjà s’engloutit en lui, quand l’Hallucination pour
être justement seule possible devient pour ainsi dire impossible dans une
expérience sans objectivité, le dédoublement onirique des images véhicule
l’image du corps dans des péripéties qui figurent encore avec le corps des
autres et les objets ce que le corps cessant d’être perçu pour n’être que sym­
boliquement représenté, contient de fantasmes, de fantômes enfin délivré
au prix cependant d’une symbolique rançon. Et c’est naturellement lorsque
l’onirisme n’est pas total ce qui est le cas le plus fréquent, lorsque persiste
encore un horizon de monde crépusculaire, que les scènes oniriques sont vécues
dans l’objectivité hallucinatoire d’un corps morcelé ou prodigieux, martyrisé
ou voluptueux.
P S Y C H O S E S C H R O N IQ U E S (S C H IZ O P H R É N IE S ) 313

Dans l’épilepsie où se succèdent et s’entrecroisent dans ses paroxysmes


(états crépusculaires, confusionnels, crises d’excitation délirante, crises
d’anxiété, etc.), toutes les structures aiguës des expériences hallucinatoires
et délirantes corporelles que nous venons de « passer en revue » se présentent
avec peut-être leurs caractères les plus typiques. Elles contrastent naturel­
lement avec tous les troubles du schéma corporel que nous avons décrits
dans le paragraphe des éidolies halludnosiques, des auras au cours desquelles
apparaissent des images et des sensations qui ne sont ni l ’effet ni les causes
d’une expérience délirante, en tout état de cause trop elliptique ou puncti­
forme pour se constituer comme telle.

Quant aux psychoses chroniques, leur forme délirante et hallucinatoire


corporelle, pour autant qu’elle ne coïncide pas toujours et complètement
avec celle des déstructurations du champ de la conscience que nous venons
de décrire, se caractérisent par l’écart plus grand qui sépare métaphoriquement
le vécu cru et de l’énoncé ; ce qui, en effet, est caractéristique de la pathologie
psychiatrique de la personnalité, c’est-à-dire du processus d’aliénation de
la personne, c’est que le délire et les Hallucinations sont moins immédiatement
liés à l’expérience vécue dans son « immédiateté » et sa relative « passivité »,
et plus idéo-verbaux et discursifs (cf. le chapitre « Projection idéo-affective
du Délire secondaire »).

I. — Dans les psychoses schizophréniques, les syndromes de dépersonna­


lisation, de persécution corporelle, d’influence et de possession, font partie inté­
grante de la transformation autistique de la personne et elles peuvent, dès les
phases initiales du processus, apparaître avec des sentiments de transformation
corporelle d’étrangeté (le fameux signe du miroir où le Sujet cherche encore
à reconnaître sa propre image qui déjà le fuit). Nous ne pouvons pas songer
ici à exposer, ni même à résumer, l’incroyable variété de toutes ces expériences
corporelles schizophréniques. Ce qui les caractérise c ’est, d’une part qu’elles
sont « effectivement » des expériences vécues, en ce sens qu’elles sont irrécu-
sablement éprouvées par le Sujet sur le mode même du sentir, c’est-à-dire
dotées du coefficient « sensorialité » propre de l’espace au registre de la pro-
prioceptivité, et d’autre part qu’elles sont prises dans un langage métapho­
rique qui n’est pas seulement le recours à la métaphore qui est à la disposition
ou même dans l’obligation de tout homme qui parle, mais qui est métamorphose
du langage. Bien entendu, toutes les expériences corporelles schizophréniques
ne sont pas toujours aussi typiques de cette distorsion sémantique qui les
caractérise, et souvent c’est seulement au bord des néologismes que s’arrête
le galimatias somato-linguistique dont nous pouvons donner deux exemples.
L’un est emprunté à une ancienne observation que nous avons publiée dans
Hallucinations et Délire :

« On m’a enlevé mes doubles. Mes yeux clignotent des réponses. Faites qu’on
« me rende ce qui m ’appartient, absolument tout : 1° ma colonne vertébrale qu’on
« m ’a échangée avec ma moelle épinière et non celle d’une autre ; 2° j ’ai un double
314 H A L L U C IN A T IO N S C O R P O R E L L E S

« qui prévoit les événements à l’avance, c’est avec ça qu’on va former un génie fran-
« çais ; 3° ma lumière, c’est-à-dire ce que je possède dans mon cerveau. On a guillo-
« tiné mon double. On va me laisser partir avec les trois quarts de ma lumière.
« Mon intelligence est très complexe, il s’agit de remettre cela dans une femme
« et dans un génie français. On m’a aveuglée pour me prendre mes doubles. Je n’ai pas
« à pénétrer mes doubles. Je me débats ainsi pour qu’on me rende mon « bayage »
« (sic), c’est ce qui fait ma personnalité. Il me faut : 1° une colonne vertébrale ;
2° ce que j’appelle mon double que j’ai dans les yeux ; 3° mes ovaires ; 4° une
« lumière qui comporte l’intelligence, plus un projecteur de télévision qui prévoit
« les événements ; 5° mon double des yeux, mémoire et bagage intellectuel. Je ne
« veux pas que le Gouvernement fasse le service de mes doubles. On va me laisser
« partir avec un anus avec lequel je ne vivrai pas tellement il est dans un état...,
« anus et vagin font presque un tout. Il faut me changer mon anus, mon péritoine
« et ma vessie. J’ai été le double des docteurs. On décapite mon double, c’est moi
« qui vous double pour ma mère, princesse de Galles ».

L ’autre est un extrait de la correspondance du malade VI... qui est publiée


dans la thèse de Balvet :
« Il est « décimé de ses attributs matériels (Lettre n° 42) ». L’ossature en
« ruine et désastrée pourrait se reprendre et ne pas être une ombre (Lettre n° 85)...
<c Comment voulez-vous que (l’esprit) répare les désastres quand il est déjà exténué
« de ruines et qu’il ressemble à une vapeur ? (Lettre n° 116)... (Cet esprit) a fait
« du déchet à un point qu’il n’est plus qu’une ombre légère de ce qu’il a été
« (Lettre n° 152)... Je suis tellement opprimé et malmené de l’esprit et de la matière
« qui n’est plus qu’une ombre (Lettre n° 16)... ».
Le thème «je suis transparent» est chez le même malade remarquablement
développé, en particulier sous les formes « je suis à jour » et « je suis visible » :
« Les cornus me mettent dans un jour horrible ; je me sens dans une transpa-
« rence indigne et je suis deux cents fois trop visible sur n’importe quel verre
« (Lettre n°98)... Je réclame contre les forceps qui me forcent déjà ma nature
« cent fois trop visible (Lettre n° 27)... J’ai l’esprit trop en ruine et la matière trop
« à jour (Lettre n° 42)... Une défibration trop renforcée qui me rend vingt fois plus
« visible que je n’étais pas (Lettre n° 169)... La digestion qui est deux ou trois cents fois
« trop visible par suite de terribles ravages qu’on lui a fait subir (Lettre n° 105)...
« Depuis qu’on voit le jour à travers une enveloppe diaphane et exsangue où l’eau
« et la matière passent à travers (Lettre n° 200)... ».

Nous n ’en finirions pas de citer travaux et exemples sur le Délire corporel
des schizophrènes qui est une des dimensions fondamentales de la Schizo­
phrénie. Rappelons simplement à ce sujet que des auteurs comme M. Gure-
witsch (1932), A. von Angyal (1935), K. Klines (1934), Meerowitch (1949);
E. Morselli (1950), Wieckewicz et Sommer (1960), G. Pankow (I960), S. Follin
(1965), etc. ont particulièrement étudié ce délire somatique des schizophrènes au
point de vue neurologique ou expérimental (1). Son importance a toujours été1

(1) Rappelons les travaux de D . de M artin et A. P orta (1965), de A. P. R emen-


schik et P. J. T also (1925), de P. W. D avidson (1966), de A. Saavedra (1966), de
J. E. H arris (1967), de R. C itrolo (1969), etc.
PSYCHOSES CHRONIQUES (PARANOIA) 315

reconnue p ar tous les Psychiatres (1) et Psychanalystes comme une des carac­
téristiques du processus de dissociation schizophrénique, du reflux de la libido
ju sq u ’aux sources narcissiques de l ’expérience originale du corps et aux phan­
tasmes qui la complexifient (Mélanie Klein) ; tandis que d ’innombrables
études ont été consacrées p ar l’école psychanalytique (Freud, bien sûr, et
Mélanie Klein, mais aussi P. Schilder, P. Federn, Nunberg, Schultz-Henke,
Fromm-Reichman, MmeSechehaye, Fr. Alvim, G. Pankow, S.Lebovici,etc. etc.)
à cette modalité de régression narcissique, G. Gesmano et coll. (1969), E. Agresti
et G. Gesmano (1969) ont noté que parfois le schizophrène payait en quelque
sorte son réveil de la vie autistique p ar la rançon de ses Hallucinations cor­
porelles.

II. — Les psychoses délirantes chroniques com portent en marge de la


Schizophrénie (dans l ’école classique française) des phénomènes hallucinatoires,
particulièrement sous l’aspect de la « psychose hallucinatoire chronique »
(G. Ballet). Comme nous aurons l’occasion d ’y revenir à propos des Hallu­
cinations auditivo-verbales et des Hallucinations dans les Délires chroniques,
l ’essentiel des phénomènes délirants et hallucinatoires qui composent les
« éléments » du tableau clinique est presque inséparable des troubles de déper­
sonnalisation et xénopathiques de l’expérience hallucinatoire corporelle
qui y est cependant moins immédiatement vécue (sauf, toutefois, dans les
phases initiales ou en cours des poussées subaiguës) que « parlée » ou ima­
ginée. En effet, la catégorie des Pseudo-hallucinations y prévaut sur les Hal­
lucinations psycho-sensorielles proprem ent dites, et celles-ci font même partie
d ’une construction délirante qui projette non seulement dans l ’espace mais
dans le corps les événements du délire. Dans la sphère corporelle qui nous
occupe ici, le délire de persécution, d ’influence ou de possession implique
la tram e habituelle de ce type d ’Hallucinations somatiques généralement
réduites à une référence sensorielle précise et limitée (auditivo-visuelle, cénes-
thésique, génitale) (2), mais qui peut aussi diffuser et se multiplier dans des
pullulations de sensations parasites, d ’illusions paresthésiques de la « sensi­
bilité générale », d ’échos et de réverbérations où se répercutent à l ’infini les
expériences subies par le Sujet dans son corps. A la fin de l’évolution de ces
psychoses, le vécu s’appauvrit au profit d ’une répétition stéréotypée et quasi
abstraite de plaintes, de griefs ou de constats rétrospectifs, comme si l ’Hal­
lucination corporelle n ’était plus q u ’un souvenir attaché au passé d ’un corps
qui a cessé non seulement d ’être martyrisé mais de vivre.

Dans les délires systématisés de type paranoïaque réputés classiquement


comme non hallucinatoires, nous verrons plus loin que la persécution, l ’éro-12

(1) Cf. par exemple les thèses de Balvet (1936) ou celle de Bernard Aubin, Mar­
seille (1960).
(2) Comme, par exemple, dans l’observation publiée par H. Cenac-Thaly (1968)
où la malade se trouvait dotée d’un pénis hallucinatoire.
316 HALLUCINATIONS CORPORELLES

tomanie, la jalousie, l ’influence ou l ’action à distance qui constituent la forme


thématique du délire, implique encore, sinon des expériences hallucinatoires
somatiques (qui sont très loin d ’être rares et sans importance) tout au moins
la référence idéo-verbale à la réalité du corps q u ’elle « in terp rè te» et qui,
à ce titre, font l ’objet d ’une projection hallucinatoire d ’imaginaire de quelque
nom q u ’on la désigne. Les phantasmes inconscients de la paranoïa ne sont
en effet perceptibles que dans la mesure où ils sont p ar le Sujet perçus dans
les événements délirants dont le corps est souvent le réceptacle priviligié, de
telle sorte que les formes hallucinatoires corporelles des délires systématisés
d ’influence, de persécution et de possession sont pour ainsi dire monnaie cou­
rante.

Q uant aux délires fantastiques ou paraphréniques, il est bien évident


q u ’ils portent à leur suprême puissance les effets de l ’imagination, de l ’ins­
piration et, éventuellement, du talent que le Sujet m et au service du travail
délirant somato-cosmique. Nous en avons donné plus haut des exemples
qui peuvent nous suffire ici à m ontrer à quelle distance de l ’expérience cor­
porelle vécue peuvent se développer les courants centrifuges de son expression,
de sa création poétique, sans cesser de se référer aux phantasm es de l’image
délirante du corps.

Dans les névroses (souvent si radicalement et abusivement séparées des


psychoses), il est pour ainsi dire convenu q u ’il n ’y a ni délire ni Hallucination...
Nous avons déjà eu l ’occasion, et nous aurons encore l ’occasion de souligner
q u ’il n ’en est rien. Disons plutôt que les structures névrotiques com portent
à un niveau supérieur (à celui des psychoses délirantes dont nous venons de
parler) une modalité d ’halluciner les phantasmes inhérents à l’image du corps
qui pour être plus virtuelle que vécue, plus représentative que perceptive,
plus « pseudo-hallucinatoire » q u ’hallucinatoire, n ’en demeure pas moins
une modalité de falsification perceptive essentiellement hallucinatoire. C ’est
généralement, bien entendu, sous le nom de Syndrome de dépersonnalisation
névrotique que cette activité phantasmique est décrite sans, bien entendu,
p o u r cela cesser d ’appartenir à l ’activité hallucinatoire corporelle.
Précisons à ce sujet et à propos de ce problème concret sur lequel nous
reviendrons plus loin, les rapports des Psychoses et des Névroses. Si le Délire
peut par son travail séparer l’Hallucination de l’expérience vécue au point
de la projeter sur l ’orbite de l ’imaginaire où elle se volatilise — dans la névrose
c ’est, au contraire, dans les profondeurs de l ’être que s’opère ce travail inté­
rieur. C ’est précisément ce qui fait dire parfois que la névrose est une défense
contre la psychose, ce qui est vrai si on entend par là que la névrose répond
à un besoin (a une finalité), ce qui est faux si on entend p ar là q u ’elle ne dépend
que d ’une menace inconsciente (n’est que finalité). Disons plus justem ent
que névrose et psychose sont deux modalités de désorganisation de l ’être
conscient de soi qui n ’ont pas le même sens : la psychose (sous son aspect
de maladie mentale chronique) rom pt ses attaches avec la réalité en vidant
STRUCTURES NÉVROTIQUES 317

le monde — la névrose (sous son aspect de maladie mentale chronique éga­


lement) compromet la réalité interne du Moi en le remplissant de phantasmes.
L ’importance des expériences hallucinatoires Corporelles (en compre­
nant bien sûr pour nous toutes les modalité^ psycho-sensorielles, psy­
chiques, psychomotrices, illusionnelles, etc.) dàns les névroses apparaît donc
aller de soi, car le travail même des défense# contre le danger intérieur (contre
l’angoisse), ce travail de Pénélope qui caractérise l ’existence névrotique s’opère
à l’intérieur du Sujet, c ’est-à-dire au creux même des expériences perceptives de
son propre corps pour autant que celui-ci est le clavier où se décrivent plus ou
moins métaphoriquement toutes les figures du conflit névrotique. On comprend
dès lors que la névrose se joue essentiellement sur le plan de l ’identification
physique (et, bien sûr, sur le plan du problème œdipien de cette identification),
de telle sorte que le symbolisme et la conversion somatique sont les formes
mêmes de l ’existence métaphorique ou métonymique de l ’imaginaire. Et cela
ne vaut pas seulement pour l ’hystérie qui tombe si facilement dans les expé­
riences psycho-somatiques de ses désirs ou de ses craintes ou dans les expé­
riences dramatiques de l’influence et de la possession ; cela vaut aussi pour
les obsessions dont les impulsions, les phobies ou les vertiges sont invin­
ciblement attirés par le corps en tant qu’espace vital des premières relations
objectales et source de toutes les angoisses. Mais à ce niveau, c’est précisément
Y expérience de dépersonnalisation qui constitue en quelque sorte la forme névro­
tique habituelle des expériences hallucinatoires corporelles. C ’est effectivement
comme un trouble névrotique que la dépersonnalisation a été décrite, et
par Krishaber et par Dugas, puis par Pierre Janet et plus récemment par
l ’école psychanalytique (1). Cela ne veut certes pas dire que toutes ces déper­
sonnalisations soient névrotiques (il y a au moins autant de cas et d ’études de
la dépersonnalisation schizophrénique), mais cela veut dire que les sentiments
d ’étrangeté et de vide, au fond, l’angoisse et le malaise vécus dans l’expérience
corporelle et plus généralement dans l ’expérience perceptive constituent ce
« fond » commun à la plupart des névroses. D ’où l’énorme importance qui
a été donnée à tous ces « sentiments » dont Amiel s’était fait une sorte de
spécialité introspective et autobiographique. C ’est sur ce fond dit parfois
« psychasthénique », ou de « désinvestissement libidinal » de la réalité cor­
porelle, ou de « perturbation des relations objectales », etc. que des expé­
riences hallucinatoires corporelles peuvent se développer, allant dans l ’hys­
térie jusqu’au délire de possession et dans la psychasthénie jusqu’au syndrome 1

(1) On trouvera des exemples ou des reflets de cette conception de la névrose


en tant qu’elle se joue sur le registre symbolique du corps (et que par conséquent
elle en objective hallucinatoirement des parties ou leur ordre réciproque, dans des
travaux comme ceux de Fr. Alvim (1961), de P. Luquet (1961), de L. G rinberg
(1966) , de R. C. A. H unter (1966), de N. Lukianowicz (1967), de M. Selvini
(1967) , de L. B. Lofgen (1968), de G. Pankow (1969), de G. R osolato (1969 et
1971)).
318 HALLUCINATIONS CORPORELLES

d ’influence et d ’emprise où obsessions pseudo-hallucinatoires et hallucina­


toires sont inextricablement liées (1).
— Ainsi, ce bref aperçu clinique nous rappelle opportuném ent que l’Hal­
lucination corporelle en tant que point d ’impact de l ’expérience délirante
dans le corps, c ’est-à-dire dans le sentir, se retrouve dans tous les aspects
du délire et que le délire se retrouve dans toutes les maladies mentales. Mais
en même temps que cette unité du champ de la psychiatrie apparait, à propos
de ces phénomènes particuliers, leur diversité structurale qui est certainement
plus importante et réelle que les variétés d ’Hallucinations que décrivait la
Psychiatrie classique.

REMARQUES SUR L’ÉTIOPATHOGÉNIE


DES HALLUCINATIONS CORPORELLES

Bien entendu — et nous aurons l ’occasion de revenir sur ce point plus loin
en exposant les diverses conceptions pathogéniques des Hallucinations en
général — il y a lieu de distinguer, ce que la plupart des auteurs ne font pas,
deux grandes pathogénies correspondant aux deux grandes catégories de
faits dont nous venons de faire l ’inventaire clinique. D ’une part, les Éidolies
corporelles (somato-éidolies) naissent au sein des troubles basaux du schéma
corporel, troubles de type neurologique (désintégration des fonctions partielles
et instrumentales). — D ’autre part, les Hallucinations délirantes corporelles
ne sont que des aspects des diverses modalités du délire corporel que mani­
feste la désintégration de l ’être conscient de son corps pour autant q u ’il est
le charnier de son système relationnel avec son monde.

1° Phénom ènes éidolo-hallucinosiques corporels.

Lorsqu’il s’agit de phénomènes éidolo-hallucinosiques du type troubles


du schéma corporel avec les caractéristiques que nous avons reconnues, la
pathologie de ces désintégrations somatognosiques, la perception de l’espace
corporel sont en rapport avec tout ce que nous savons du rôle des hémisphères
mineur et majeur dans la perception spatiale du corps propre. Si, en effet,
pendant longtemps on avait rapporté les Hallucinations de la sensibilité géné­
rale à ces troubles de la sensibilité, c’est-à-dire à la somesthésie (avec ses qua­
lités sensorielles pathopathiques ou épicritiques) et à ses diverses variétés 1

(1) P. J anet a montré à la fin de son œuvre les parentés qui unissent les déli­
rants et les Hallucinations des persécutés aux sentiments psychasthéniques et au
syndrome de dépersonnalisation et de déréalisation chez les névrosés. J’ai moi-même
avec Claude publié un travail sur ce point (Ann. M é d .-P sy c h ., 1932). S. Timkowicz
et J. F inder (1970) ont étudié à ce point de vue un cas de dysm orph oph obie chez un
adolescent.
ANALYSE STRUCTURALE ET PATHOGÉNIQUE 319

(tactiles, kinesthésiques, etc.), puis à une somme de ces troubles (c’est-à-dire


à la cénesthésie) à l’époque de Séglas, de Deny et Camus, de Sollier, etc., ce qui
revient à énoncer l ’hypothèse d ’une lésion des voies et centres de la sensibi­
lité générale, peu à peu s’est substituée à cette conception sensitivo-sensorielle
une conception plus dynamique, et c ’est toute l ’histoire de la notion du schéma
corporel. Si avec Head et même avec Schilder cette notion ne se dégageait pas
nettement de l ’emprise sensationniste (1), peu à peu c’est le plan des fonctions
« gnosiques » qui a été reconnu être celui où se déroulait la perception spatiale
du corps propre (Bonnier, Pick, J. Lhermitte, R. Klein). L ’image spatiale
du corps se forme (se « gestaltise ») p ar une intégration des expériences qui
englobent toutes les modalités du sentir mais aussi toutes les significations
et motivations affectives. Ce sont ces expériences fondamentales de l ’image
spatiale du corps qui sont altérées dans la catégorie de tous les tr o u b le s h a l-
lu c in o siq u e s d u s c h é m a c o r p o r e l. Et il suffit de rappeler ici que ce sont les
lésions de l ’h é m is p h è r e m in e u r (généralement le droit) qui entraînent tous
ces syndromes dimidiés de la représentation somatognosique, tandis que les
lésions de l ’hémisphère majeur (généralement le gauche) ne produiraient que
des troubles encore plus partiels et notam m ent le fameux syndrome
de Gertsman (2) avec ses quatre symptômes cardinaux (agnosie digitale,
indistinction droite-gauche, acalculie et agraphie pure).
Ces phénomènes le plus souvent dimidiés s’observent dans des conditions
et à des niveaux divers de la désintégration du schéma topognosique et somes-
thésique qui soutient l’image du corps ou, plus exactement, la tient toujours
impliquée sinon présente à la conscience. Parmi ces conditions nous devons
noter conformément à ce que nous avons dit plus haut :
a) les lésions centrales et notam m ent pariétales ou au carrefour occipito-
pariétal entraînent des troubles de l ’asomatognosie le plus souvent chez les
hémiplégiques (P. Cossa et coll., 1968 ; I. et K. Gloning, 1964 ; E. Laine
et coll., 1969) ;
b ) les lésions thalamiques perturbent les afférences somesthésiques au
niveau du 2e relais des voies de la sensibilité générale ;
c) les lésions médullaires ou radiculaires perturbent les informations
somesthésiques du 1er relais neuronal des afférences proprio et entéroceptives.
Une catégorie de faits doit être spécialement isolée sous le nom de « membre-
fantôme ». Nous y avons assez insisté pour q u ’il soit évident que les condi­
tions pathogéniques de cette « image consécutive » d ’une partie du corps
perdue et qui persiste sous forme d ’une éidolie hallucinosique typique, que
ces conditions sont assez diverses pour que l ’on puisse, tantôt incriminer des
lésions périphériques, tantôt des lésions centrales, problème qui constitue 12

(1) L’étude critique de K. C onrad « Das Korperschema » (Z e itsc h . f . d. q.


1933, 147, p. 346-369) est et demeure exhaustive.
N eu ro .,
(2) Dont depuis quelque temps, rappelons-le, on tend à mettre en doute la validité
de ce syndrome (McDonald Critchley, 1966 ; K. Poeck et B. Orgass, 1967).
320 HALLUCINATIONS CORPORELLES

comme nous le verrons le faux problème des organisations des « appareils


psycho-sensoriels » car le centre et la périphérie de ceux-ci sont dans un rap­
p o rt de réciprocité complémentaire.
Nous pouvons enfin ajouter que si certaines de ces somato-éidolies sont
en quelque sorte élémentaires et prises dans des troubles du schéma spatial du
corps (nous appellerons ce genre de troubles protéidolies), autant n ’apparaissent
surtout dans des conditions paroxystiques que sous la forme de fragments oni­
riques où sont inextricablement liées les sensations corporelles, tactiles et
visuelles pour form er un rêve à l ’état naissant (phantéidolies corporelles).

2° L es diverses structures
et niveaux d ’Hallucinations délirantes corporelles.

Comme pour les activités hallucinatoires des autres sens, celle qui, ici, règle
en quelque sorte la synergie du « sensorium commune » dépend de la désor­
ganisation de l ’être conscient. Et c'est effectivement dans la pathologie du
champ de la conscience que, sous forme de crises, d ’états crépusculaires, d ’états
oniroïdes ou oniriques d ’états de dépersonnalisation, les hallucinations
corporelles se présentent le plus nettem ent dans une atmosphère de délire
dans laquelle la transform ation du corps reflète le spectacle ou l ’événement
délirant de la transform ation du monde.
Quant aux désorganisations de l ’être conscient de soi (c’est-à-dire du
système de la personnalité pour autant que ce système des valeurs du M oi
est aussi le système de la réalité), elles entraînent nécessairement la perte
de l ’unité de la personne, son aberration. Et comme nous venons de le voir,
les diverses fantasmagories du délire corporel ne sont pas autre chose que
cette métamorphose fantastique des rapports du Moi à son monde qui entraîne
nécessairement une volatilisation phantasmique des images du corps.

— Nous avons pu souligner tout au long de cette étude des Hallucinations


corporelles l ’importance des facteurs psycho-dynamiques de l ’imagerie hal­
lucinatoire corporelle. Depuis S. Freud et P. Schilder aucun clinicien ne peut
rencontrer une variété quelconque d ’Hallucinations corporelles (même sous
forme d ’éidolies hallucinosiques corporelles) sans en savoir le symbolisme,
sans comprendre que les images qui déforment le corps, lui ajoutent, lui
retranchent ou mêlent ses parties sont des bourgeons de ses pulsions. De
telle sorte que l ’étude de la phantasm atique de ces images, c’est-à-dire l’her-
méunetique de l ’Inconscient q u ’elles manifestent, va pour ainsi dire de soi.
Mais ceci dit-il n ’en reste pas moins q u ’il y a des conditions exigées pour
que l’imagerie devienne hallucinatoire, pour que s’actualisent les métaphores
contenues dans le système de la réalité de l ’être conscient. Si bien q u ’il est
évident que les Éidolies hallucinosiques corporelles sont en rapport avec
la désorganisation des appareils somesthésiques et somatognosiques (à tous
HIÉRARCHIE DES HALLUCINATIONS CORPORELLES 321

leurs niveaux) et que les Hallucinations délirantes manifestent la désorgani­


sation de l’être conscient (à tous ses niveaux, y compris le niveau névrotique).
L ’importance de l’organogenèse dans leur déterminisme pour n ’être pas de
même niveau fonctionnel demeure aussi considérable pour les uns que pour
les autres. Nous avons toujours assez insisté sur la différence qui sépare une
conception organo-dynamique des théories organicistes mécanistes, pour ne
pas hésiter à dire à propos des Délires hallucinatoires somatiques que se
trom pent ceux qui, naïvement et « tout naturellement », osent affirmer que
les conceptions faisant appel à une organogenèse du délire sont périmées !
Un certain nombre de faits justifient le bien-fondé d ’une conception non
pas seulement psycho-dynamique mais organo-dynamique de ces « troubles »,
« états », « phénomènes » qui diversifient l’expérience hallucinatoire corporelle.
Rappelons très brièvement ici seulement pour signaler leur importance :
1° les relations des expériences hallucinatoires corporelles avec les troubles
paroxystiques de l’épilepsie (auras, états crépusculaires, dreaming States)
et plus particulièrement de l ’épilepsie temporale ;
2° les relations de ces Hallucinations délirantes corporelles avec le déve­
loppement d ’affections cérébrales (début des démences, syndrome de Kor-
sakov) et tout spécialement les séquelles d ’encéphalite épidémique (1) qui ont
permis à l’époque d ’observer un grand nom bre de cas de ce genre ;
3° la place q u ’occupent ces Hallucinations corporelles dans le déroulement
des psychoses toxiques provoquées par les drogues hallucinogènes. L ’expérience
de dépersonnalisation y apparaît comme initiale et constante, en ce sens que
to u t le vécu hallucinatoire s’inscrit dans ce syndrome d ’étrangeté générale
des perceptions pour autant q u ’il ne s’agit pas (comme cela se produit aussi
dans les Hallucinations hypnagogiques) de phénomènes éidolo-hallucinosiques
prémonitoires ou seulement juxtaposés aux expériences délirantes. A cet égard,
tous les toxiques hallucinogènes se valent, depuis l ’alcool et ses effets déliro-
hallucinogènes bien connus (ivresses, Delirium tremens, l’opium et le haschich)
jusqu’à la mescaline, la psylocibine et le L. S. D. C ar entre les « fantasia »
fin de siècle des salons et des ateliers où fleurissaient les fleurs du M al et les
« voyages » où « se défoncent » les « hippies » des grandes métropoles, il n ’y a 1

(1) Plus généralement, la pathologie diencéphalique avec ses troubles de la


conscience, ses syndromes vestibulaires ou oculo-moteurs, ses crises d’automatose,
est en rapport avec des expériences délirantes corporelles. Rappelons les observations
de G urewitsch (1933) et de R. I. Meerovitch (1948), et celle de la malade Sybille
de J. Lhermitte (Héautoscopie onirique post-encéphalitique), ou encore l’obser­
vation n° 80 de H écaen et Ajuriaguerra (p. 321) qui présentait un syndrome de
Gélineau. Les fameux travaux de Steck (1927 et 1931) sur les délires post-encépha-
litiques illustrent cette éventualité clinique d’un intérêt pathogénique si considérable.
C’est dans un esprit analogue à celui de P. Schilder que E. A. Weinstein (in Keup,
1970, 53-37) a souligné l’importance de la pathologie cérébrale dans la pathogénie
du délire hallucinatoire particulièrement, des aspects délirants de l’altération du corps.
322 HALLUCINATIONS CORPORELLES

guère de différence que de style. Nous reviendrons plus loin sur tous les pro­
blèmes posés par ces hallucinogènes de telle sorte que nous n ’en parlons ici
que pour mémoire et pour souligner l ’importance considérable de ce facteur
organique hallucinogène qui, somme toute, seul peut rendre compte de la
possibilité d ’une action hallucinolytique de certains « contrepoisons ».

Ce rapide coup d ’œil jeté sur les faits qui peuvent orienter un concept
étiopathogénique des expériences hallucinatoires corporelles doit nous per­
mettre de préciser deux points fondamentaux.
Le premier, c ’est que toute conception purement psychogénique n ’est pas
recevable pour autant que toutes les modalités hallucinatoires qui altèrent
la perception du corps nous renvoient à un bouleversement du vécu irréductible
à son sens. C ar s’il est bien vrai q u ’aucune expérience du corps, fût-elle patho­
logique, n ’est vécue q u ’à la condition de l’être dans la m étaphore ou le sym­
bolisme du sens que le corps anime de ses désirs représentés, il est tout aussi
évident que l ’expérience délirante ou le trouble du schéma corporel ne se cons­
tituent que lorsqu’une désorganisation de l’être psychique fait tom ber l’im a­
ginaire de sa virtualité facultative dans la perception normale de son actualité
fatale dans ces troubles.
Le second, c’est que la hiérarchie des phénomènes hétérogènes qui cons­
tituent la masse des Hallucinations corporelles nous apparaît maintenant
en pleine clarté.
A un niveau inférieur ou instrumental de la vie de relation, la désintégration
de l ’infrastructure perceptive (image spatiale du corps) produit des p h é n o m è ­
n e s é id o lo -h a llu c in o siq u e s , en quelque sorte « périphériques », qui ne dépen­
dent pas d ’une altération de la conscience ou du Moi et ne les altèrent pas non
plus.
Au niveau supérieur au contraire, celui des désorganisations de l’être,
apparaissent les vraies Hallucinations corporelles, c ’est-à-dire les H a llu c in a tio n s
c o r p o r e lle s d é lir a n te s . Elles se partagent naturellement en deux catégories :
les Hallucinations corporelles qui manifestent les déstructurations du champ
de la conscience à travers tous les niveaux de la dissolution dans les Psychoses
aiguës (expériences délirantes et hallucinatoires corporelles) — les Halluci­
nations corporelles qui manifestent les désorganisations de l ’être conscient
de soi (dans les délires chroniques et jusqu’à y compris les névroses), c’est-à-dire
les formes mêmes de l ’altération ou de l ’aliénation de la personne ici atteinte
dans le lieu qui unit le corps à ses relations avec autrui.
Ainsi, q u ’il s’agisse d ’Éidolies hallucinosiques corporelles ou d ’Hallu­
cinations corporelles délirantes, à tous les niveaux l ’apparition de l’Hallu­
cination corporelle représente l ’apparition positive de fantasmes sous la cons­
titution négative des structures qui l ’engendrent, l ’imaginaire qui épouse
les formes du corps qui se dissout, soit dans l ’espace de sa représentation,
soit dans le système de ses relations avec le monde.
323

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N . B. — Nous avons indiqué (p. 284) le nom des auteurs et la date des travaux sur le membre fantôme.
T R O ISIÈ M E P ARTIE

LES DEUX GRANDES CATÉGORIES


DE
PHÉNOMÈNES HALLUCINATOIRES
Il suffit de se rapporter à la description des diverses Hallucinations visuelles,
auditives, corporelles, que nous avons faite dans les chapitres précédents pour
q u ’apparaisse avec évidence : 1° que la division entre Hallucinations psycho-sen­
sorielles et Hallucinations psychiques ou illusions est artificielle (1) ; 2° que, par
contre, est naturelle la division des phénomènes hallucinatoires en général en
deux grandes catégories : les Éidolies hallucinosiques sans délire et les Halluci­
nations délirantes. Les faits que nous allons d ’abord étudier et qui entrent
dans la catégorie des Éidolies sont essentiellement caractérisés : 1° p ar leur
appartenance au genre des Hallucinations pour autant que ces images se
présentent avec des attributs sensorio-perceptifs très différenciés sans q u ’ils
correspondent à un objet réellement perçu, c’est-à-dire perçu dans la réalité;
2° p ar leur différence avec les Hallucinations délirantes en raison de leur carac­
tère fragmentaire (généralement unisensoriel) et critiquées p ar le Sujet (« com­
patibles avec la raison » selon l’expression des auteurs classiques). Nous
devons signaler ici la véritable révolution du problème des Hallucinations
q u ’opère le fait que soit enfin séparées ces deux catégories de phénomènes.
Leur confusion a toujours obscurci le problème des Hallucinations en ne
cessant d ’entretenir une équivoque, celle d ’une « mécanicité » « à la rigueur »
compatible avec des phénomènes partiels et celle d ’une psychogenèse « à la
rigueur » compatible avec certaines projections délirantes, mais l’une et
l’autre manifestement absurdes dans leur application à l ’ensemble des phé­
nomènes hallucinatoires.1

(1) Nous avons dans la Première Partie de cet ouvrage spécialement noté le
caractère artificiel et l ’incohérence des classifications des «Hallucinations», des
phénomènes psycho-sensoriels, psychiques ou encore des Pseudo-hallucinations
(Carl S c h n e id e r , G. P e t it , etc.). Plus récemment, P. E . N a t h a n et coll. (1969) nous
ont fourni un exemple de ces « classifications » abstraites.
C H APITRE P R E M IE R

LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES

Nous parlerons en général, comme nous l ’avons fait ju sq u ’ici, à'Éidolies


pour désigner cette modalité hallucinatoire non délirante. Le terme d ’Hallu-
cinose (par son ambiguïté et sa référence plus ou moins explicite aux états
délirants à forte prépondérance hallucinatoire que Wemicke avait désignée
comme 1’ « Halluzinose » des buveurs p ar exemple) ne séparait pas assez
radicalement des phénomènes hallucinatoires délirants (1). Nous verrons que
ce nouveau groupement comporte deux sous-groupes pour lesquels nous
proposons les termes de protéidolies (images hallucinatoires élémentaires et
archétypiques) et de phantéidolies (images scéniques constituant un fragment
ou un commencement de rêve).
Ce concept d ’ « Éidolies » nous renvoie à l’orée des discussions sur le pro­
blème des Hallucinations en général dans ses rapports avec l’imagination, les1

(1) Le terme à'Halluzinose a été très employé depuis WERNicKE(1900)et K r a e p e l in


(1909) dans l’école allemande pour désigner un état délirant (comme la psychose déli­
rante aiguë alcoolique par exemple) caractérisé par le fait que l’activité hallucinatoire
occupe le premier plan ou paraît même exclusive d’autres troubles... Oest dans
ce dernier sens de « syndrome hallucinatoire non compliqué de délire » (S ég la s )
que des auteurs comme R. T a r g o w l a et J. L e y r it z , par exemple, utiliseflt ce terme
(« Sur l’hallucinose », Annales Médico-Psychologiques, 1923, n° 3). Depuis lors, l’école
française a un peu jonglé avec le terme à peu près en même temps que P. S c h r ö d e r
(1921) en Allemagne tendaità le définir comme un trouble neurologique à séparer des
autres modalités délirantes hallucinatoires. Les concepts d ’Hallucinations conscientes,
élémentaires, critiques ou partielles, représentant les fameuses « Hallucinations compati­
bles avec la raison » ont fini par s'imposer. Notamment à J. L h e r m it ie et L. v a n B o g a e r t
quand ils ont décrit l’hallucinose pédonculaire. H. C l a u d e et moi-même (1932) avons
alors tenté de spécialiser le terme d’hallucinose dans ce sens trict. Mais la tradition
d ’un état délirant hallucinosique d ’une part, l’objection doctrinale que ce serait
précisément ces Hallucinations élémentaires et conscientes, fragmentaires, «enca­
drées » comme dit très bien E. W o l f (1957) qui seraient les « vraies » Hallucinations,
ont toujours empêché que cette catégorie des phénomènes hallucinatoires d ’être nette­
ment reconnue faute d ’être bien baptisée. D ’où la substitution au terme d’hallucinose
que j ’avais employé jusqu’ici dans mes travaux par celui d’ « Éidolie hallucinosique »
ou d’ « Éidolie » tout court qui me paraît être plus adéquat pour viser le fait qu’il
s’agit d'images anormalement vécues avec des attributs sensoriels insolites.
330 LES ÉIDOUES HALLUCINOSIQUES

perceptions illusoires d ’objets réels, les sensations anormales et, bien sûr aussi,
avec le rêve ou le délire dont, dans la plupart des cas, elles se distinguent aisé­
ment alors que parfois, au contraire, elles s’en rapprochent en posant les difficiles
problèmes qui font l ’objet de tant de discussions. Nous renvoyons le lecteur à
la fameuse discussion de 1855 dont nous avons déjà parlé (cf. plus haut p. 83),
aux prises de position de M oreau (de Tours), de Delasiauve, de Parchappe, de
Michea, etc. pour bien saisir que toutes les relations entre ces divers phénomènes
si âprement discutées il y a cent ans ne sont pas pour autant élucidées. Reve­
nons d ’abord à cette époque héroïque où le cas du libraire Nicolaï (1)
déclencha les homériques luttes pour ou contre la sensorialité primitive de
l ’Hallucination, pour ou contre la nature imaginative ou sensorielle, ou encore
la nature délirante ou non de l ’Hallucination, etc.

Le cas du libraire Nicolaï. — « Pendant les derniers dix mois de l’année 1790,
« dit-il, j’avais eu des chagrins qui m’avaient profondément affecté. Le docteur
« Selle qui avait coutume de me tirer deux fois du sang par an, avait jugé con­
te venable de ne pratiquer cette fois qu’une seule émission sanguine. Le 24 février
« 1791, à la suite d’une vive altercation, j ’aperçus tout à coup, à la distance de
« dix pas, une figure de mort ; je demandais à ma femme si elle ne la voyait pas;
« ma question l’alarma beaucoup et elle s’empressa d’envoyer chercher un méde-
« ein ; l’apparition dura huit minutes. A quatre heures de l’après-midi, la même
« vision se reproduisit, j ’étais seul alors; tourmenté de cet accident, je me rendis à
« l’appartement de ma femme; la vision « m’y suivit ». A six heures, je distinguai
« plusieurs figures qui n’avaient point de rapport avec la première.
« Lorsque la première émotion fut passée, je contemplai les fantômes, les prenant
« pour ce qu’ils étaient réellement : les conséquences d’une indisposition. Pénétré
« de cette idée, je les observai avec le plus grand soin, cherchant par quelle asso-
« dation d’idées ces formes se présentaient à mon imagination; je ne pus cependant
« leur trouver de liaison avec mes occupations, mes pensées et mes travaux. Le
« lendemain, la figure de mort disparut; elle fut remplacée par un grand nombre
« d’autres figures représentant quelquefois des amis, le plus ordinairement des
« étrangers. Les personnes de ma société intime ne faisaient point partie de ces
« apparitions qui étaient presque exclusivement composées d’individus habitant
« des lieux plus ou moins éloignés. J’essayai de reproduire à volonté les personnes
« de ma connaissance par une objectivité intense de leur image, mais, tout en voyant
« distinctement dans mon esprit deux ou trois d’entre elles, je ne pus réussir à rendre
« extérieure l’image intérieure, quoique auparavant je les eusse vues involontai-
« rement de cette manière et que je les aperçusse de nouveau quelque temps après
« lorsque je n’y pensais plus. Une disposition d’esprit me permettait de ne pas
« confondre ces fausses perceptions avec la réalité » (in Brierre de Boismont, p. 33).

Ce fameux cas excita l’intérêt et la passion parce que, à to rt ou à raison,


on considérait que le libraire Nicolaï était norm al (réserve faite de son état
de fatigue et peut-être d ’un état de confusion qui devait aller en s’accentuant)
et q u ’il offrait cet étrange paradoxe d ’ « avoir des Hallucinations » sans
« en être dupe ».1

(1) Mémoire lu le 28 février 1799 à l’Académie de Berlin.


EXEMPLES CLINIQUES 331

EXEMPLES CLINIQUES

Nous avons déjà eu l ’occasion, dans les chapitres précédents, de décrire à


propos des « Hallucinations des divers sens » les caractéristiques propres aux
Éidolies hallucinosiques. Mais pour introduire ici l ’étude de cette catégorie
d ’Hallucinations, il est bon que nous partions de la clinique en y puisant quel­
ques exemples. Ainsi comprendra-t-on mieux q u ’à l ’hétérogénéité confuse de
ces phénomènes correspondent deux catégories d ’Éidolies hallucinosiques :
celle des cas où il s’agit d ’images hallucinatoires très vives et très élémentaires
(protéidolies) — celle des cas où il s’agit d ’une sorte d ’activité onirique mais
partielle (phantéidolies). Chemin faisant — comme dans une sorte de méthode
« Assimil » — nous apprendrons peu à peu à nous familiariser avec l’usage
de cette distinction fondamentale. Nous comprendrons mieux ces étranges
Hallucinations qui, pour être appelées les plus « vraies », n ’en sont pas moins
les plus incomplètes, étant des images (Éidolies) décapitées de leur attribut de
réalité.
I. — ÉIDOLIES VISUELLES

Voici l ’observation d ’une malade que nous avons longuement étudiée


dans le service de neurochirurgie de Clovis Vincent à la Pitié de 1934 à 1937.
Chez cette femme, Mme J., de 52 ans, sans antécédents héréditaires ou personnels
intéressants, apparut en juin 1933, à 48 ans, un syndrome tumoral avec céphalées,
adiposité et hémianopsie bitemporale (perte de la vision maculaire). On fit le diagnostic
de tumeur de la base avec compression chiasmatique. — Un traitement radiothérapique
n’ayant pas donné de résultat, elle fut opérée le 9 janvier 1934 (extirpation d’un
méningiome suprasellaire). — Les suites opératoires furent excellentes mais la vision
fut complètement abolie. Depuis quatre ans elle se porte bien et ne présente pas
d’autres troubles que son amaurose totale.
Troubles psycho-sensoriels avant l’opération. — A mesure que se développait
une amblyopie progressive, elle s’aperçut de quelques troubles perceptifs. C’est ainsi
qu’elle voyait un brouillard autour des personnes qu’elle regardait. Elle remarqua
un phénomène curieux, dit-elle, mais dont elle ne se rappelle pas exactement la pre­
mière manifestation. Lorsqu’elle était en voiture et qu’elle traversait des champs sans
fleurs, elle y voyait une multitude de fleurs, des champs entiers couverts de fleurs.
C’était tout rouge ou tout bleu. C’était très joli. J’avais l’impression, dit-elle, qu’il
n’y en avait pas, que c’était une illusion de ma part. Je voyais comme des haies
fleuries avec des baies rouges. C’était une illusion. En chemin de fer, par exemple,
c’était trop net et trop près pour que ce soit vrai. Ça me frappait car je n’y voyais pas
très bien de voir si nettes ces choses-là. Ça ne m’arrivait que lorsqu’il y avait des
arbres ou de l’herbe. Par exemple, si je regardais par la portière d’un wagon, je les
voyais, mais si je ne regardais pas dehors mais dedans je ne les voyais plus. Ce spec­
tacle de fleurs remplissait tout ce que mon regard embrassait.
Après l ’opération. — Dans les jours qui suivirent elle présente un petit épisode
confusionnel avec expériences oniriques. C’est à partir de ce moment qu’elle perçut,
étant complètement aveugle, des images figurées continuelles. « J’ai commencé,
332 LES ÉIDOUES HALLUCINOSIQUES

« dit-elle, à voir des parapluies. Ils étaient ouverts. Il y en avait deux ou trois. Si
« une personne venait, je la voyais surmontée d’un parapluie. Tenez, maintenant
« je vous vois avec un parapluie sur la tête. Il est là. Tenez, il y en a deux. Ils s’envolent.
« Maintenant ce sont des ballons d’enfants qui montent. Ils sont généralement ornés
« de soutaches et de couleurs. Ensuite, j’ai vu de petites souris blanches. J'ai compris
« que c'était des effets de lumière. Ensuite, j’ai vu des chats en quantité, des chiens
« puis des chevaux. Ce sont des attelages plutôt pauvres, des camions, des voi-
« tures de livraison. Je ne m’en écarte pas car je sais qu’ils n’existent pas. Tenez,
« je les vois là ».
Examen du 18 mai 1935. — La malade est toujours complètement aveugle. Elle
est très lucide, très pertinente, intelligente et très bien orientée. Voici comment elle
décrit ses phantopsies : « Il y a là un talus vert avec des arbres comme il y en a en cette
« saison. Ils sont là sur le talus. Depuis deux ou trois jours je vois des figures humaines.
<f Je vois aussi des escaliers monumentaux. Il y a une immense plate-forme où se trouve
« mon lit, et une série de plate-formes successives. Il y a des rampes qui partagent les
« escaliers. Depuis deux ou trois jours, je vois tout à coup une personne qui monte,
« qui me présente quelque chose et qui disparaît. Hier, quand ma mère est venue,
« j’ai vu un grand monsieur à côté d’elle avec un imperméable. Ça me fait l’effet qu’il
« y avait vraiment quelqu’un. Je vois beaucoup de personnages avec des enfants sur
« les bras. Je suis toujours dans une espèce de paysage. Tenez, il y a le talus vert.
« Je vois des mannequins de maisons de confection en quantité, et puis des choses
« bizarres, tout le temps des chaises qui s’envolent, des tables qui se mêlent...».
Mémoire visuelle. — Très exacte et très détaillée. Décrit des objets ou des scènes
avec une grande minutie. La perception interne des ensembles, le « maniement »
des images est très facile et correct.
Imagerie mentale. — Elle se représente avec vivacité et richesse toutes les scènes
qu’on lui suggère. Elle les « voit » nettement. Si on la prie de se représenter les images
de ses fantasmagories habituelles, elle les revoit autour d’elle, projetées dans l’espace,
mais seules sont capables de cette spatialisation, « de devenir comme si elles étaient
vraies» les images qui se présentent spontanément sous cette forme (parapluies,
chevaux, etc.).
Orientation spatiale. — L’épreuve de l’aplanotopognosie est négative. Elle s’oriente
parfaitement parmi les meubles et les objets et réalise très bien le plan de la pièce.
Il n’existe aucun trouble du schéma corporel.
Le 17 octobre 1936. — Il y a peu de modifications de l’état psychosensoriel.
La cécité est absolue. Les visions sont monotones. Elle distingue deux séries de jours:
les jours blancs et les jours noirs qui alternent régulièrement. Dans les jours blancs,
« comme aujourd’hui », dit-elle, elle a l’impression d’un fond de lumière laiteuse,
peu éclatante. Les visions sont en grisaille. Elle voit beaucoup d’entrelacs, de bran­
chages ornementaux. Elle est comme en auto et voit défiler des voitures. Elles sont là,
à trois ou quatre mètres devant elle. Elles vont et viennent. Dans les jours noirs, le
fond est foncé. Il y a des dessins ornementaux de boiseries, avec carrelages rouges
et blancs. Parfois ce jour-là elle voit des animaux. Le thème des parapluies a à peu près
disparu.
Interrogée sur la différence entre ces « visions » et les rêves, elle déclare qu’elle rêve
très peu, mais ces images de rêves sont différentes de ces visions parce que les visions
« c’est dans les yeux ». Parfois, dit-elle, je me représente un lac devant moi, il me semble
EXEMPLES CLINIQUES 333

que je vais y tomber. Je vois aussi des paysages compliqués. Tout ça est en mouvement.
C’est agaçant à la longue.
D écem b re 1937. — L’état de la vision est le même et l’état général est satisfaisant.
Nous n’avons pas pu examiner la malade qui s’est déplacée très loin de Paris. Voici
les renseignements fournis sur l’état actuel des troubles. « La diversité des images
« est toujours la même ainsi que leur fugacité. Quant aux images, elles se déroulent
« comme il se ferait dans un voyage en automobile très rapide, ne permettant pas
« l’observation des détails. C’est un film qui se déroule horizontalement, presque
« toujours de gauche à droite. La nature des images correspond aux vues d’un voyage:
« campagne, soleil, personnages, maisons, avec pourtant des lacunes faisant appa-
« raître sans transition une image ne suivant pas la précédente. Je veux dire par exemple
« une route couverte de neige traverse subitement une campagne verdoyante et enso-
« leillée, puis c’est brusquement le centre d’une ville avec de grandes maisons dont
« il est impossible de compter le nombre d’étages comme il arriverait à un myope pour
« un nuage au-delà de son horizon ».

— Dans l’observation rapportée par H. Claude, H. B aruk et P. Verwaeck


(1927), il s’agissait d ’un malade de 46 ans, professeur de langues vivantes et
atteint d ’ophtalm opathie (kératite interstitielle bilatérale avec forte amblyopie).

Il avait vu tout d’abord « des visions » de couleurs, suivant d’ailleurs un ordre très
particulier. Au début, c’était du rouge, puis beaucoup plus tard ce fut du bleu. Cepen­
dant, la couleur rouge, d’abord uniforme, se transforma peu à peu et s’associa à des
aspects figurés : c’était des têtes à contours assez peu précis, en général des « têtes
de messieurs avec un faux-col » et presque toujours dans des cadres. Cela ressem­
blait à un tableau. Puis ce fut des bustes et enfin des paysages (maison avec la cam­
pagne autour, parfois aspect de château féodal avec pont-levis, etc.). Ces paysages
étaient également encadrés, se projetaient sur le mur et prenaient l’aspect de tableaux.
Ils étaient très colorés, d’abord surtout en rouge, puis ultérieurement en bleu. Ces
visions n’ont jamais été unilatérales, à des distances variables; leurs dimensions
étaient d’ailleurs proportionnelles à la distance qui les séparait de l’œil. Elles parais­
saient d’autant plus petites qu’elles étaient plus rapprochées. Mais, fait très parti­
culier, elles suivaient tous les mouvements de la tête du malade et restaient toujours
dans le même axe par rapport à ses yeux.
Beaucoup de ces visions étaient agréables et jolies : le malade était émerveillé de
la beauté et de la richesse des couleurs. Il s’étonnait qu’il « put les projeter n’ayant
jamais rien eu d’un peintre ». Cependant la vision de certaines têtes lui était pénible.
Par moments les visions prenaient un caractère lilliputien. Tantôt c’était des
«tableautins»; d’autre fois c’était de «jolies figurines» qui apparaissaient sur la
nappe blanche. Elles étaient colorées en rouge et semblaient émerger d’une nappe
d’eau. On aurait dit qu’elles se baignaient.
Mais le caractère véritablement très spécial de ces Hallucinations réside dans les
circonstances de leur production: si dans un certain nombre de cas elles apparaissent
spontanément, dans d’autres cas elles sont nettement liées à des conditioris très par­
ticulières de lumière et d’éclairage. C’est ainsi qu’elles sont provoquées par la vue
d’objets brillants, notamment des objets en cuivre: c’est pourquoi le malade ayait fait
enlever par sa femme tous les objets de cuivre de son appartement. Elles surviennent
aussi facilement le soir à la lumière artificielle. La nappe blanche de la salle à manger
éclairée par le reflet de la suspension à gaz constitue la condition optima pour l’appa­
334 LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES

rition des figures lilliputiennes; celles-ci survenaient tous les soirs aussitôt que la
table était desservie et que la blancheur de la nappe n’était plus masquée par les
couverts. Il y a donc lieu de souligner que ces Hallucinations visuelles ne sont pas
indépendantes des excitations extérieures et que certaines conditions de lumière
sont susceptibles de les provoquer. Le malade signale en outre qu’il lui semble que
son attitude mentale ne soit pas indifférente à l’intensité et à la fréquence des visions
de ces Hallucinations : il croit qu’en « y prêtant attention » les visions sont plus fré­
quentes et plus vives: «Je les subissais, dit-il, mais j’essayais de ne pas m’y prêter
afin de ne pas m’éloigner du normal ».
L’apparition de ces phénomènes visuels laissèrent le malade fort perplexe quant
à leur interprétation. Il avait bien l’impression d’un phénomène « subjectif »; c’était
comme « s’il projetait tout cela »; et d’un autre côté cependant il lui semblait qu’il
y avait là quelque chose qu’il «subissait».

De tels cas correspondent à ce que G. de M orsier (depuis 1936) a pro­


posé d ’appeler syndrome de Charles Bonnet relevant généralement de la patho­
logie d ’involution. L ’observation déjà citée de Th. Flournoy (cf. supra, p. 125)
illustre le grand luxe d ’inventions imaginatives qui font de ces Éidolies parfois
une véritable débauche de formes, de couleurs ou de sons musicaux. Sous la
condition négative du trouble sensoriel se produit un remplissage « éidolique »
qui fascine la conscience du Sujet sans l ’engager dans un jugement de réalité :
les images pour si vives et différentes q u ’elles soient restent des images
qui se présentent sans représenter rien d ’autre q u ’elles-mêmes, sans faire partie
de la réalité perçue.

Ces Éidolies sont souvent symptomatiques de lésions cérébrales. R ap­


pelons l ’observation de Th. de M artel et Cl. Vincent (1930), vision de deux
femmes assises à une machine à coudre (tum eur occipito-temporale) — celle de
J. Christophe et P. Schmit (1931) : enfant assis autour d ’un pupitre (tumeur
temporale) — celles de E. Engerth, H. H offet O. Pötzl (1935) où deux malades
hémianopsiques voyaient dans la partie aveugle de leur champ visuel, l ’un des
visages déformés et un arbre de Noël, l ’autre, qui était comptable des chiffres,
des tables ou une scène de marché oriental— une autre (H. Hoff, 1931) à qui
apparaissait l’image héautoscopique d ’elle-même quand elle avait vingt a n s— ou
celle encore de ces mêmes auteurs (1929) celle d ’un hémianopsique apercevant
des morceaux d ’homme en marche animés de mouvements désordonnés comme
ceux d ’un ours danseur. Après que P. Schröder (1921-1925), puis nous-
même avec H. Claude (1932) avons attiré l ’attention sur ces Éidolies halluci-
nosiques élémentaires dans les lésions occipito-pariétales ou temporales,
P. M ouren et A. Tatossian (1963) ont rapporté un grand nombre d ’observa­
tions de ce genre. Citons-en quelques-unes pour mieux en tirer les enseigne­
ments cliniques et pathogéniques q u ’elles impliquent.

— Une malade de L. van Bogaert (J. belge de N. et P. 1934, cas II) (foyer vascu­
laire de la région interpariétale droite chez un diabétique) présentait une hémiano­
psie latérale homonyme gauche avec, par accès, déviation oculo-céphalique gauche.
Le médecin lui semblait grand comme un timbre-poste, sa fille comme un porte-mine.
EXEMPLES CLINIQUES 335

Les fenêtres et la pièce étaient toute petites. Les meubles étaient déformés, les objets
en mouvement autour d’elle changeaient de taille. La malade critiquait parfaite­
ment les illusions.
— Dans l’observation de thrombose veineuse post-puerpérale de MacD. Critchley
( R o y a le S o c . U n ited K in g, 1949), la malade voyait par moments son mari à la fois très
grand et loin situé. D ’autres fois les objets étaient déformés et flous.
— Une malade de H. L. Teuber et coll. (rapportée dans leur ouvrage sur les bles­
sures du cerveau, Harvard Univ. Press, 1960, cas A 104) avait subi une blessure de
guerre par projectile ayant pénétré à droite de la protubérance occipitale externe,
blessure ayant laissé pour séquelle un scotome paracentral homonyme gauche. C’est
vers la huitième année après la blessure que débutèrent les crises illusionnelles: brus­
quement tous les objets situés à la gauche du malade semblaient s’allonger vers le bas
et la gauche. En même temps, les objets situés à cheval sur les deux hémichamps
augmentaient de taille pour leurs parties gauches ou inversement. Dans les attaques
ultérieures, un papillotement était perçu dans l’aire scotomateuse, et les objets
vus « comme en coupe » et recouverts d’une sorte de grille. Plus tard encore appa­
rurent des crises de désarticulation soudaine de l’espace visuel : les objets oscillaient
d’avant en arrière, ou bien le malade présentait des phénomènes polyopsiques et pali-
nopsiques.
— Dans le cas I de I. et K. Gloning et K. Weingarten (1954), le malade (épilepi-
tique) après avoir subi un examen de fond d’œil, voit dans l’hémichamp gauche
une sphère lumineuse jaune identique à l’image de l’ophtalmoscope. Cette appar-
tion se renouvelle plusieurs fois pendant trois jours. Ayant ensuite manié et perçu
du sucre en poudre, il eut des crises répétées de même type « palinopsique » : il
revoyait le sucre.
— Une malade de H. Walther-Büel (1951, cas 17) avait un méningiome de la petite
aile entre lobe temporal et lobe frontal droit. Elle éprouvait au début de ses crises
une impression de changement général prenant la forme d’un sentiment d’étrangeté
ou de paradis. Mais c’est l’espace qui se modifiait avant tout: la pièce où elle se trou­
vait prenait des proportions immenses et s’élargissait à l’infini bien que les objets
qui s’y trouvaient ne paraissaient pas changer de taille. Les voix résonnaient lointaines
et étranges et des Hallucinations auditives et olfactives survinrent également. On notait
une mydriase pendant les crises. A l’examen, parésie faciale gauche et stase papillaire
bilatérale.
— Une malade de D. Williams (1956, cas 13) présentait une épilepsie temporale
avec décharges à 5 c/s dans les deux régions temporales mais prédominant à droite
pendant les crises. Il éprouvait une sensation de froid puis de raidissement du côté
gauche du corps. Un « vague sentiment de panique » apparaissait alors et tous les
objets semblaient s’éloigner du malade. Les voix réelles comportaient un écho et
avaient une qualité differente « comme si je m’écoutais moi-même » précisait-elle.
La crise durait quelques secondes.

Parfois c ’est sur un fond de cécité psychique (ou corticale) que se développent
ces images éidoliques comme dans les observations anciennes de Berger, de
Schirmer (cf. sur ce point la psychopathologie de la cécité psychique, J. Soury,
Système nerveux central, tome II, 1899, p. 1475-1485) et P. Quercy (tome II,
1930, p. 294-300). L ’observation de Barat (/. de Psychol., 1912) est souvent
citée aussi (Ramollissement symétrique de la cérébrale postérieure, anosogno-
336 LES Ê1D0L1ES HALLUCINOSIQUES

sie, projection, fabulatoire et hallucinatoire dans le champ visuel déstructuré).


Signalons encore les observations de H . Berger (1913).
V oici un exemple plus récent rapporté par P. M ouren et A . Tatossian :

— Le malade de G. Bekeny et A. Peter (1961, cas 4) présentait une cécité corti­


cale qui régressa rapidement dans l ’hémichamp gauche. Tandis que la vision s'amé­
liorait dans l ’hémichamp droit, apparition de trois types de crises illusionnelles :
a) dysmotphopsies des visages élargis et «prognathes» — b) palinopsie: ayant vu
un homme portant un foulard attaché sous le menton, il le revoyait sur toutes les
personnes pendant les dix minutes qui suivaient. A une autre occasion, tous les visages
étaient barrés de l'oeil gauche aux dents droites par une fermeture-éclair. Les dents
étaient vues même si la bouche était fermée — c) polyopsie et palinopsie: un jour,
pendant l ’hospitalisation, au lieu de sa cuvette il vit trente à quarante cuvettes iden­
tiques, brusquement, sans pouvoir reconnaître la bonne. Pendant dix minutes, où
qu’il regardât — un mur, un homme — il voyait une cuvette. Pendant cette période,
troubles de l’appréciation des distances, dans la saisie par exemple. Régression totale,
mais après un nouvel épisode d ’amaurose totale et, à sa suite, des crises hallucinatoires
visuelles élémentaires à gauche.

II. — ÉIDOLIES AUDITIVES

— D ans la sphère auditive nous retrouvons les m êmes faits. P a r exemple


chez les otopathes on observe des Éidolies acoustiques (appelées parfois phé­
nom ènes endotiques, acouasm es ou acouphènes) exactem ent superposables aux
images visuelles des ophtalm opathes. Parfois il s’agit de form es acoustico-ver-
balesplus complexes m ais stéréotypées comme dans l ’observation d ’une m alade
que nous avons publiée il y a bien longtem ps avec Claude et B aruk (1932) :

Mme R..., 62 ans, est entrée à la Clinique en octobre 1930. Syphilis. Elle a d’abord
entendu, en 1927, un sifflement à l’oreille gauche: comme un sifflet d’usine qu’on
entend de loin. Pendant deux mois et demi ça n’a pas discontinué. Elle ne pouvait pas
dormir la nuit. « Ça a chantonné comme une casserole d’eau sur le feu pendant
« un an. Ensuite ça chantait fort et c’est devenu insensiblement une ritournelle, une
« rengaine: « Tournez-vous Marie », ou « C’est pour vous Marie » (Marie n’est pas
son nom). Depuis lors, elle entendait cela très fort et sans arrêt. Quand elle s’assou­
pissait on la réveillait. Quand elle écoutait autre chose ça s’atténuait. Jamais elle
n’a pensé que c’était quelqu’un qui chantait ou parlait. « Parfois ça ressemble à une
voix d’homme, mais ça ne peut pas être naturel ». Examinée, elle présentait une hypo-
acousie bilatérale, labyrinthite légère mais nette de l’oreille gauche (Dr. Decourt).
Durant son séjour dans le service elle fut traitée (et même impaludée) sans résultat.
Elle nous disait: « C’est une horreur, comme ça me chante fort. Ça chante des deux
« côtés, mais surtout du côté gauche. Je me rends compte que ça ne peut pas être.
« Je sens que ça n’est pas réel, que ce sont mes nerfs. Il faut que j’aie le cerveau
« bien équilibré pour supporter ça ».
EXEMPLES CLINIQUES 337

Nous devons rappeler naturellement ici l ’auto-observation que nous avons


exposée plus haut (p. 180-183), celle du psychologue que H. Ahlenstiel a
publiée. Sa richesse vaut la peine que le lecteur s’y rapporte ici pour bien saisir
dans quelle catégorie de troubles hallucinatoires nous pénétrons ici p ar cette
description.
Parfois c ’est dans un contexte de troubles aphasiques que les Éidolies acous-
tico-verbales se présentent également dans les lésions centrales. En voici un
exemple em prunté à H . Hécaen et R. R opert (1959) :

Il s’agit d’un malade de 4 4 ans indemne de tout antécédent neurologique, qui


présente brusquement un épisode d’hallucinose auditive de caractère aphasique
associé à des troubles du langage exprimé. Les caractères de cet épisode sont
remarquablement analysés dans le récit du malade: « Des bruits dans l’oreille droite
« d’une durée d’environ quelques minutes... C’est comme un bruit de conversation...
« comme le bruit d’un salon perçu de loin; ça se déplace à droite en tournant la tête.
« Des chuchotements... quelque chose qui n’est pas... c’est difficilement situé. Je ne
« comprends pas les paroles, je ne peux pas. C’était des phrases, ça n’avait pas de
« sens; tout de même ce n’était pas du chinois. Surtout des phrases tronquées qui
« n’avaient pas de sens..., une conversation dont j ’essayais de chiper le sens, mais
« je ne pouvais pas ». En même temps le malade présentait des troubles aphasiques:
« Je n’arrivais pas à parler. C’était pénible pour moi de me comprendre... C’est
« la parole qui a trahi ma pensée».
Quelques heures plus tard ce malade présenta une autre crise du même type:
nouvel épisode hallucinatoire auditif localisé à droite, d’abord à caractère rythmique,
puis revêtant typiquement le caractère de l’Hallucination aphasique, suivi enfin
également d’un épisode aphémique. «Je me mets à entendre des conversations
« dans ma tête, amplifiées, sur ma crise précédente, comme un bruit de fond de marteau
« pneumatique dans ma tête qui m’a duré pas mal de temps. Rien de net comme
« conversation: je savais que ce n’était pas du chinois, je savais que c’était de
« l’embryon de français. Je ne pouvais déchiffrer les mots... des mots tronqués
« chaque fois... ».
Ce malade présentait un gliome de la partie moyenne de T 1 à gauche.

III. — ÉIDOLIES CORPORELLES (SOMATO-ÉIDOLIES)

— Quant aux Éidolies corporelles (somato-éidolies), nous avons longuement


souligné que ce qui spécifie les troubles du schéma corporel lorsqu’ils se
manifestent par cette forme d ’Éidolie hallucinosique, c ’est q u ’ils figurent
(plus ou moins métaphoriquement) les déformations ou illusions de déplace­
ment, de segmentation ou de désordre de la représentation somato-topique,
de l ’image spatiale du corps pour autant que celui-ci ne cesse d ’être perçu
comme un « schéma », un « modèle représentatif ». Peut-être pouvons-nous
ici rappeler l’extraordinaire observation de A. Stcherback (1909) dont
M ourgue a souligné l ’importance (p. 116-118) et dont nous avons déjà rap­
porté l ’essentiel (cf. s u p r a , p. 288). Rappelons que cette malade présentait des
Ey. — T ra ité d e s H a llu c in a tio n s. 12
338 LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQVES

crises au cours desquelles elle sentait sa gorge envahie p ar des lettres q u ’elle
sentait comme des corps étrangers.

Cette observation, comme celles également anciennes de K. Wilson, de


O. Pötzl ou celles plus récentes de I. et K . Gloning (1955), de H. Hécaen et
R. Ropert (1957), H. L. Teuber et coll. (1960), de G. Bekeny et A. Peter (1961),
de F. Reimer (1970), etc., nous renvoient à un problème considérable quant
à la structure de ces Éidolies. Beaucoup se présentent, en effet, sous forme de
crises paroxystiques et le plus souvent d ’auras. De telle sorte que leur phéno­
ménologie devra nous faire pénétrer dans la profondeur de la brèche étroite
qui s’opère dans le champ de la conscience pour q u ’y apparaisse le flux d ’im a­
ges sans que le champ de la conscience tout entier tombe dans l’imaginaire.
Une telle obligation d ’inclure comme un halo ou une épaisseur de rêve dans
ces imageries nous est encore imposée p ar la considération de cette catégorie
d ’éidolies que J. Lhermitte a décrites sous le nom û'hallucinoses pédoncu-
laires.

Cela revient à dire que dès notre premier examen de faits ceux-ci ont bien
un dénominateur commun (ce sont des images hallucinatoires qui ne s’intégrent
pas dans la totalité ou la normalité du champ perceptif), mais q u ’elles se
divisent naturellement en deux catégories que nous appellerons les phantéidolies
et les protéidolies.

Les phantéidolies, sans avoir toujours une esthésie particulièrement vive ou


éclatante, défilent comme des images oniriques avec une ébauche d ’enchaîne­
ments scéniques mais abortifs. Elles intéressent assez fréquemment plusieurs
sphères sensorielles et n ’entietiennent avec la perception des objets actuellement
perçus que des rapports inconstants car elles s’observent généralement lorsque
les organes des centres sensoriels ont perdu tout ou partie de leur capacité
d ’élaborer les messages sensoriels.

Les protéidolies sont des images fulgurantes intermittentes ou stéréotypées,


caractérisées p ar leur esthésie sensorielle et la constitution élémentaire de leur
configuration. Elles se produisent généralement lorsque le système d ’information
sensorielle étant altéré certains Stimuli externes ou internes provoquent leur
apparition incongrue et illusoire (cf. plus loin p. 1321-1338 notre conception
pathogénique).

CARACTÈRES GÉNÉRAUX DES « ÉIDOLIES »

Les caractères des « Éidolies halludnosiques » que nous allons m aintenant


exposer sont suffisamment nets pour que tous les auteurs qui ont écrit sur les
Hallucinations n ’aient pu échapper à leur description, même si p ar exigence
PHÉNOMÉNOLOGIE ÉIDOLO-HALLUCINOSIQUE 339

doctrinale ils y répugnent. On trouvera, en effet, constamment chez Wemicke


comme chez G. de Clérambault, chez Séglas comme chez C. Schneider,
ou bien chez les psychopathologues (W. Mayer-Gross, K . Zucker,
E. Dupré, etc.) ou encore chez les neuro-psychiatres (comme, p ar exemple,
E. et K. Gloning encore récemment en 1968), une distinction fondamentale
entre ce que l ’on appelle souvent les « phénomènes hallucinatoires élémen­
taires et sans délire » et les phénomènes hallucinatoires complexes. C ’est en nous
adaptant à cette division naturelle mais généralement mal conceptualisée, que
nous allons décrire ce qui, effectivement, caractérise le groupe des Éidolies.
Les caractéristiques communes à l ’ensemble du groupe des É id o lie s
sont : 1° la phénoménologie éidétique du vécu; 2° le jugem ent d ’assertion
sans jugem ent de réalité (critique immédiatement récurrente); 3° l ’infrastruc­
ture du déficit fonctionnel partiel.

1° P h é n o m é n o lo g ie « é id é tiq u e » d u v é c u . — L ’halluciné affirme


lui-même l ’être pour percevoir des im a g e s « comme si elles étaient vraies ».
Tel est le statut « éidétique » des phénomènes éidolo-hallucinosiques.
Ce « comme si » vise sans doute le caractère extraordinairement vivide,
différencié, ou comme on le dit souvent « esthésique » (phénomènes décrits
par V. K. Kandinsky et sur lesquels J. Glatzel (1970) a récemment encore
insisté) mais aussi les qualités sensorielles insolites. De sorte que, en même
temps que l ’halluciné les « perçoit », il perçoit q u ’elles sont « irréelles » du fait
même de leur « vécu » sensoriel incongru. A utant dire que l’apparition des
formes soit élémentaires (protéidolies), soit même complexes et scéniques
(phantéidolies) ne les fait pas entrer dans le monde des objets pour ne jam ais
cesser d ’être incorporées de subjectivité inhérente à leur manière même d ’être
vécues et d ’apparaître sans contexte d ’objectivité. A cet égard le phénomène
éidolique ne constitue jam ais q u ’un événement « périphérique » qui ne se situe
ni dans la continuité historique de la personnalité, ni même au centre d ’une situa­
tion vécue, car elle demeure toujours « enkystée », comme « entre parenthèses »
ou « en marge ». Elle reste également isolée relativement à l ’exercice théti-
que ou catégoriel du jugem ent et de l ’activité discursive; elle est rejetée en
tant q u ’objet hétéroclite, scorie ou illusion. E lle n e s e d é v e lo p p e p a s et ne peut
se développer du fait même q u ’elle est un trouble du niveau des automatismes
perceptifs dont l’intégration dans la sphère de la conscience reste relativement
normale, c ’est-à-dire capable de la situer ou de la m aintenir hors de son champ
de réalité sinon de son champ d ’actualité. Somme toute, elle est contrôlée par
des cycles fonctionnels d ’un niveau supérieur qui, restant intacts, la rejettent.
Un autre aspect de cet « isolement » est l ’incongruence — d ’ailleurs pas tou­
jours constante (synesthésies) — des éidolies et des données des autres sens,
ce qui accentue encore le caractère d ’isolement radical qui les condamne à
n ’être jam ais que de l ’imaginaire.
L ’ « encadrement » de ces fausses perceptions pour si « sensoriellisés » q u ’en
soient les attributs inhérents à leur apparition, les cerne d ’une sorte de ligne
qui les sépare et de la totalité du champ perceptif et de sa continuité chrono-
340 LES ÉIDOLIES HALLUC1NOSIQUES

logique. Elles sont précisément des images et ne cessent pas de l’être pour
être séparées de l’ensemble des perceptions étant toujours placées entre les
parenthèses temporelles ou spatiales d’une zone d’imaginaire, d’un état de
phénomènes sut generis inexplicables et insolites. C’est cette rupture avec le
continuum perceptif qui consacre leur caractère d’expérience vécue de l’imagi­
naire lequel tout en se présentant comme un objet de perception demeure
rattaché à l’espace inférieur et subjectif. La structure fragmentaire ou abortive
de cette imagerie la présente selon deux modalités. L’une, spatiale, qui creuse
dans le champ perceptif la place où se déroulent les fantasmagories visuelles,
auditivo-verbales ou corporelles. L’autre, temporelle, en ce sens que dans la
simultanéité synchronique du vécu actuel s’opère une sorte de décalage relative­
ment à cette actualité, les Éidolies apparaissent alors comme n’appartenant pas
à l’actuahté du vécu ou contrastent avec elle, pour être seulement dotées d’une
sorte d’extratemporalité. Leur présence n’appartient pas au présent. Ainsi que le
fait remarquer Burchard (1965) à propos de ses expériences tachistoscopiques,
les images (les préformes ou Vorgestalten du préconscient) occupent une sorte
de coupe transversale ( Querschnittsmässigkeit, terme qu’emploie Burger­
Prinz) dans un espace de temps comme suspendu et séparé. Seul un mouvement
autochtone les anime qui les immobilise dans une instantanéité sans dévelop­
pement.

20 J u g e m e n t a s s é r i t i f sa n s j u g e m e n t d e r é a lité . — Les réactions criti­


ques du Sujet font partie intégrante des Éidolies. Sans doute le Sujet se prend-il
au jeu éidolique comme nous nous prenons nous-mêmes à une illusion d’opti­
que ; car percevoir c’est toujours adhérer à la présence de l’objet de sa perception
ou même de son aperception. Mais le plus souvent cependant le Sujet est à la fois
conscient de la présence de ce qui est perçu et de son absence de réalité. En tout
cas, et c’est essentiel, le Sujet n’intègre pas comme nous l’avons déjà souligné, la
vision, l’audition,la sensation olfactive ou cénesthésique dans la réalité objective
en tant que celle-ci constitue la trame historique de l’existence. Aussi le contraste
est particulièrement violent et caractéristique entre la forte esthésie du contenu
éidolique et le faible ou transitoire et parfois nul degré de « croyance » qui
s’attache à lui. Ce qui apparaît en effet comme image visuelle, spectacle intéres­
sant et automatique, sons musicaux et paroles entendues ou encore formes fan­
tastiques incluses dans l’espace corporel, toutes ces figurations insolites, incon­
grues et incroyables, sont perçues en même temps qu’elles sont exclues de la
perception. Comme dans l’Hallucination hypnagogique — analogie dont nous
apprécierons toute l ’importance plus loin et notamment des problèmes neuro­
biologiques des auras sensorielles — cette fusée d’images kaléidoscopiques,
ces mélodies, ces chants ou ces paroles, ces métamorphoses du corps se pré­
sentent dans de telles dimensions temporo-spatiales paradoxales ou insolites,
qu’elles sont éclairs ou coups de tonnerre dans un ciel serein, comme des
fantasmagories perçues et reconnues comme telles dans leur irréalité. Tout se
passe comme si l’illusion de diplopie ou d’écho se réfractait dans cette formation
éidolique forçant le Sujet à une sorte de vision, d’audition ou de schéma
PHÉNOMÉNOLOGIE ÉIDOLO-HALLUCINOSIQUE 341

corporel à double dimension. Et c’est en ee sens que Burchard (1965) parle


de ces distorsions hallucino-éidoliquesae la perception, comme d’objets
correspondant à une « pensée binaire » ( e in e b in ä r e D e n k e n ) , c’est-à-dire
à une modalité de percevoir à double foyer dont l’un, la perception normale,
enveloppe cette perception pathologique qui est aussi une perception du patho­
logique. De sorte que la réalité de ces images est bien remise à leur place,
c’est-à-dire dans leur irréalité. Non pas à un niveau de critique intellectuelle
mais bien plutôt au niveau de leur fabrication même, à l’intérieur — mais aussi
et en même temps à l’extérieur — du champ perceptif où elles n’apparaissent
que pour en être exclues. Il s’agit d’une rectification récurrentielle automatique
et immédiate. C’est pourquoi dire (avec E. Wolf, 1957) que ces images sont
« encadrées » vise, en effet, un aspect absolument fondamental : celui de leur
a r tific ia lité .
Si nous soulignons ainsi le caractère d’irréalité de ces phénomènes jugée
paradoxalement par le Sujet comme telle, c’est que l’affirmation (Je vois,
j ’entends, je sens) comporte aussi une négation (ce que je vois, j ’entends,
je sens, ne correspond pas à quelque chose de réel). De telle sorte que l’on
peut, soit valoriser l’affirmation, soit la dévaloriser par sa négation. Le fait
même de cette ambivalence constitue l’objet même de la phénoménologie de
l’Éidolie hallucinosique. Celle-ci a suscité un débat sans fin dans les dis­
cussions scientifiques (comme dans la conscience de l’halluciné), tant que
n’est pas clairement compris que la modalité de présentation des images
est soumise à des gradations du jugement telles que quelque chose peut
paraître présent et apparaître aussi sur le mode extraordinaire et irréel. La
lecture du mémoire de Kronfeld (1) nous a permis de mieux assurer notre
propre jugement sur le jugement impliqué dans la vision ou l’audition de ces
Éidolies hallucinosiques : il s’agit bien, en effet, d’un ju g e m e n t d 'a s s e r tio n
et non d’un jugement de réalité. Et il ne faut pas voir là un simple jeu de mots,
car la saisie de ce qui s’offre à la perception ici comme un faux objet procède
plus généralement de tout ce qui entre dans la perception pour en sortir.
Nous faisons allusion par là aux mille et millions de tableaux qui se présentent
à notre esprit et même à nos oreilles et à nos yeux à longueur de journée et
qui, ayant occupé un instant la place ou l’intervalle de temps d’une perception
instantanée, disparaissent après avoir rempli le temps et l’espace d’une repré­
sentation. Celle-ci normalement n’est alors jugée que comme ayant fait l’objet
d’un c o n s ta t a s s é r i t i f d 'im a g in a ir e . Mais ce qui caractérise Y A s s e r tio n qui
s’attache ici — comme aux fameuses images de Kandinsky — à ces Éidolies,
c’est qu’elle cristallise en quelque sorte ces formes d’imaginaire, qu’elle les
immobilise et les solidifie dans un cadre perceptif, un cadre proprement « e x tr a ­
o r d in a ir e » qui les sépare tout autant du flux normal de l’imagination que du
contexte perceptif de la réalité vécue. C’est en ce sens que B. Pauleikhoff (1954)1

(1) A. K ronfeld , Wahmehmungsevidenz und Wahrnehmungstrug. M on atssch r.


f . P sych . u n d N eu ro ., 1928, 68, 361.
342 LES ÉIDOUES HALLUCINOSIQUES

a discerné la critique que le Sujet exerce en tan t que jugem ent de réalité et,
pourrions-nous dire encore, la mise entre parenthèses du vécu comme tel,
c ’est-à-dire comme affection du Sujet. C ar l ’Éidolie hallucinosique est et
demeure sans réalité dans la mesure où, comme le disait W. James, « ce
qui est réel c ’est ce qui est im portant ». Or, pour si intéressante, captivante
ou étonnante que soit l ’expérience éidolique, elle n ’a pour le Sujet q u ’une
« importance » secondaire (c’est gênant) ou médiate (c’est une maladie du
cerveau, ou des yeux, ou des oreilles...).
Peut-être pouvons nous saisir par son caractère même de séparation du
réel image « encadrée », la raison de l ’illusion des auteurs qui envisagent le
phénomène éidolo-halludnatoire comme 1’ cc Hallucination vraie » (Mourgue
et tan t d ’autres). L ’image éidolique étant l ’objet d ’un travail d ’exception
(comme Husserl le disait de la perception), ce travail consiste à prendre pour
objet un détail « sans importance » du champ perceptif dont les virtualités
sont infinies ; de telle sorte q u ’en définitive c ’est bien quelque chose comme l ’acte
de perception que simule la vision de l’image éidolo-hallucinosique, mais c’est
une perception qui n ’a de la perception que l ’apparence pour n ’en représenter
q u ’une des fonctions, celle précisément de l ’isolement du processus d ’analyse
et de différenciation hors de l ’acte du jugem ent qui confère à l ’objet sa réalité (1).
Si bien que cette « perception-sans-objet-à-percevoir » ne transgressant pas
la loi de la réalité qui édicte le « licite » de la perception, ne constitue pas
une Hallucination complète ou, si l ’on veut, « vraie ».

30 D é fic it fo n c tio n n e l p a r tie l. — Toutes les Éidolies ont une valeur


séméiologique considérable, en ce sens que leur apparition ne s ’offre pas au
regard du clinicien (comme le plus souvent au propre regard du Sujet) comme
un phénomène de déficience pathologique. Mais encore faut-il préciser que la
configuration même du phénomène éidolique, sa « circonscription » ou sa
« ponctualité » par quoi il se sépare du continuum psychique et du système
de la réalité (l’un renvoyant à l ’autre) impose le diagnostic d ’un trouble
fonctionnel partiel. Certes, nous nous heurtons ici à une grande difficulté,
celle de savoir comment dans un processus pathologique et au cours de sa
manifestation clinique nous pouvons séparer le partiel du global puisque les
effets de « figure et de fond », ou « d ’émergence ou de submersion » sont cons­
tam m ent mêlés dans leur participation respective et réciproque à la formation
du symptôme. Cela est vrai. Mais il est vrai aussi que l ’analyse structurale 1

(1) On comprend alors pourquoi ce sont les théoriciens les plus mécanistes de
l’Hallucination (de Tamburini à G. de Morsier), et en tout cas ses cliniciens les
plus superficiels, qui pour prouver la nature sensorio-mécanique de l’Hallucination,
la réduisent à cette structure éidolique fragmentaire, comme si elle constituait l’atome
« réel » de l’Hallucination, et cela sans apercevoir que la structure même du phé­
nomène hallucinatoire en général, y compris les Éidolies que nous décrivons ici,
implique précisément — même à ce niveau — non seulement un simulacre de per­
ception mais quelque chose comme un simulacre d ’Hallucination.

I
PHÉNOMÉNOLOGIE ÉIDOLO-HALLUCINOSIQUE 343

des deux premiers critères que nous venons de dégager peut nous aider à
discerner ce qui, dans la pathologie des erreurs des sens, relève non point
d’un trouble général de la conscience ou de la personnalité (de ce que nous
appellerons plus loin le « corps psychique ») mais d’un trouble partiel des
fonctions des instruments perceptifs. Dans beaucoup de cas le « syndrome »
de déficit sensoriel partiel (diminution de l’activité des récepteurs — brouil­
lage de l’information — agnosie, etc.) est assez évident (comme chez les
ophtalmopathes, les otopathes, les hémianopsiques, les blessés ou lésés des
aires de projection spécifique corticales). Par contre, certaines « phantéido-
lies », dont l’exemple le plus courant et le plus frappant est Y aura sensorielle
posent un difficile problème : comment peut-on dire à leur sujet qu’il s’agit
d ’un processus partiel puisque, précisément, la dissolution psychique et psy­
chomotrice paraît être globale dans ce trouble paroxystique comitial? C’est
qu’il en est pour l’aura comme pour l’Hallucination hypnagogique, savoir
qu’avant de se généraliser le processus de déstructuration de la conscience
opère ses premiers effets dans les sphères sensorielles sous forme de « phé­
nomène d’isolement » (au sens de Munk comme y insiste R. Mourgue).
Le caractère fragmentaire ici de cette catégorie d’Éidolies renvoie plus exacte­
ment à son caractère « abortif » : il s’agit d’une circonscription dans le temps.
Si l’activité hallucinatoire délirante est inséparable, comme nous ne cessons
d’y insister, des processus pathologiques, les Éidolies hallucinosiques sont insé­
parables de la pathologie des appareils sensoriels ou, plutôt, en étendant cette
notion à l’ensemble des organes récepteurs et des centres qui assurent les diverses
perceptions, des appareils psycho-sensoriels (systèmes ou analyseurs perceptifs),
soit dans leur portion périphérique, soit dans leur portion centrale. D ’où, répé-
tons-le, le caractère essentiellement « neurologique » de ce trouble (1). Il
devient évident dès que l’on pousse l’analyse clinique des Éidolies, car on ne
tarde pas à découvrir les troubles de l’activité perceptive qui en constituent
la condition formelle nécessaire sinon suffisante. Sans aller jusqu’à envisager
ici les problèmes pathogéniques que nous retrouverons plus loin, la clinique
nous apprend que c’est au cours des affections nerveuses et cérébrales qui
altèrent effectivement ces analyseurs perceptifs que les imageries hallucinosiques
les plus typiques se présentent. Il suffit en effet de se rapporter aux exemples
que nous avons déjà cités ou à ceux auxquels nous allons maintenant nous
référer, pour considérer comme évidente la condition négative de ces troubles.
Soit (et c’est certainement le cas le plus fréquent) que des Sujets « de par1

(1) N ous précisons bien q u ’à nos yeux, « neurologique » ne s ’oppose pas à « psy­
chiatrique » dans le sens hélas ! habituel où l ’on distingue la neurologie, science
de la pathologie du système nerveux de la psychiatrie, science des m aladies « m en­
tales ». P our nous, N eurologie et Psychiatrie sont les deux sciences jumelles, encore
que distinctes de la pathologie nerveuse. M ais la Psychiatrie a p o u r objet la disso­
lution des fonctions nerveuses supérieures d ’intégration et la N eurologie a p o u r
objet les désintégrations partielles des fonctions nerveuses instrumentales, notam m ent
des analyseurs perceptifs.
344 LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES

ailleurs normaux » soient atteints de troubles sensoriels unilatéraux ou bilaté­


raux (amaurose, amblyopie, surdité) — soit q u ’ils présentent un syndrome de
déficit des fonctions dites symboliques ou agnosiques (hémianopsie, aphasie,
cécité verbale, syndrome asomatognosique), c ’est généralement au sein de ces
désintégrations fonctionnelles périphériques ou centrales q u ’apparaissent les
phantasmes éidoliques. Mais, naturellement, c ’est lorsque le trouble sensoriel
est pour ainsi dire le plus minime ou le plus périphérique que les descriptions
des Sujets affectés par ce parasitisme sensoriel sont les plus saisissantes et dans
le sens que nous avons plus h aut indiqué les plus « extra-ordinaires ». C ’est
le cas notam m ent des fameuses et vieilles auto-observations de Johan Müller,
de Ch. Bonnet, de Kandinsky, de Pick, de E. Naville ou du vieillard dont
Th. Flournoy a publié en 1915 les somptueuses descriptions et que G. de Mor-
sier a proposé de grouper sous le nom de « Syndrome de Charles Bonnet ».
Mais c ’est aussi le cas de l ’observation plus récente et par conséquent moins
connue du psychologue rapportée p ar H. Ahlenstiel (1963) qui, lui, « souffrait»
d ’un flux mélodique si analogue aux kaléidoscopies que l ’on pourrait l ’appeler
une kaléidoacousie (cf. supra, p. 180-182). Il est remarquable, en effet, que dans
ces cas la part positive de création, d ’inspiration et de jeu est souvent considé­
rable et masque la condition négative de l ’apparition de ces éidolies. Mais ce
trouble négatif partiel de cette fragmentation du champ perceptif existe tou­
jours et il affecte deux modalités structurales assez distinctes pour être main­
tenant soulignées.

LES D E U X G R A N D S G R O U P E S D ’É ID O L IE S
(Protéidolies et Phantéidolies)

Il y a lieu de distinguer si l’on veut voir un peu clair dans la masse énorme
des faits dispersés et souvent ensevelis dans le fatras d ’études sur la « neurologie
des Hallucinations », les « Hallucinations dans les affections des organes des
sens », les « Hallucinations partielles ou isolées chez les norm aux », ou encore
les « Hallucinations » dites « vraies » en les tenant pour des phénomènes
sensoriels « réels », etc. — il y a lieu de distinguer deux types fondamentaux des
Éidolies dont nous venons de décrire la structure spécifique générale : les
« protéidolies » et les « phantéidolies » (1).1

(1) La distinction (très superficielle mais qui répond à une structuration profonde
du phénomène éidolique) entre Hallucinations «élémentaires» et Hallucinations
«complexes» va trouver ici sa véritable justification, telle que dans son excel­
lente étude J. Z ador (cf. son travail sur la mescaline plus loin p. 650-652) l’a
pressentie sans l’expliciter (1931).
PROTÉIDOLIES ET PHANTÉIDOLIES 345

— 1° L es p ro té id o lie s.

Nous en avons déjà donné plus haut une première définition que nous
devons maintenant approfondir — Du point de vue clinique, il s’agit géné­
ralement de figures éidoliques qui apparaissent dans des conditions que l’on
peut appeler « spécifiques », car elles ont un radical commun à toute l’espèce
humaine.

— La première de ces conditions est un brouillage de l’information. C’est


en effet quand les signaux ne sont pas captés par les organes prospecteurs
(cf. plus loin, p. 1321-1338) ou quand ils ne peuvent pas être transformés en
messages, c’est-à-dire être encodés pour être transmis et intégrés à l’expérience
vécue dans le champ d’actualité de la conscience (et cela quel que soit le
niveau périphérique ou central de cette opération de sélection ou d’extraction
de l’information). C’est dans ces conditions que naissent les illusions éidoliques.
Le plus souvent elles sont le produit d’une « formation » (dans le sens du mot
anglais « patterning » ou des mots allemands « Einstellung » ou « Gestaltung »)
de sensorialité « élémentaire » elliptique et irruptive, mais aussi et en quelque
sorte « résiduelle » ou « scoriacée » (1). Autrement dit, elles font émerger du
fond, du « white noise » (bruit blanc) des écrans sensoriels (P. Guiraud), c’est-
à-dire de l’infinité des possibles que contient un champ perceptif, des formes qui
viennent éclater à la surface des troubles qui les engendrent.
Un des corollaires cliniques de cette condition d’apparition, c’est la dépen­
dance des images à l’égard des résidus ou des scories de la perception, tout
se passant comme si les trains d’ondes lumineuses, sonores ou électriques
ne parvenaient pas à s’ordonner pour reconstituer l’objet au niveau des premiers
organes sensoriels (dits périphériques) ou au niveau des centres sensoriels cor­
ticaux — ce sont alors toutes les virtualités phantasmatiques propres à chaque
sphère psycho-sensorielle qui s’actualisent en s’articulant plus ou moins
directement avec les signaux brouillés qui ne parviennent qu’imparfaitement
à l’analyseur perceptif. C’est ainsi que l’on observe par exemple dans l’isolement
sensoriel que cette imagerie ne se forme qu’à la condition qu’un champ per­
ceptif indifférencié mais encore lumineux soit constitué, de telles images ne
naissant que les yeux ouverts ou mi-clos ou dans une demi-obscurité, c’est-
à-dire dans un champ aléatoire d’information.

— La deuxième de ces conditions c’est l’intervention des signaux senso­


riels proprioceptifs, intervention qui a pour effet de déformer les figures dans
lesquelles se présente toute perception. Les « Stimuli » du monde extérieur
« s’arrangent » (array) (nous le verrons plus loin, chap. III de la 7e Partie)
pour que coïncident l’ordre des objets et la « géométrie vitale » des organes1

(1) Nous employons ce mot peu usité qui désigne ce qui est de la nature des
« scories ».
346 LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES

des sens ; c’est cette concordance ou cette conformité qui, d’après J. J. Gibson,
constituent la structuration de l ’acte perceptif. Or, si les milieux sensoriels (les
milieux de la cornée, de la substance vitrée du cristallin, la circulation même des
tissus choroïdiens ou rétiniens, ou encore la chaîne de transmission de l’oreille
moyenne ou les mouvements de la membrane basilaire ou les variations des
potentiels endolymphatiques, etc.) sont organisés anatomiquement et physiolo­
giquement pour rester inapparents ou silencieux, ils peuvent devenir sous
l’influence de conditions pathologiques l’objet de fausses perceptions en vertu
même des probabilités aléatoires qui représentent pour toute organisation
psycho-sensorielle la virtualité pour ainsi dire infinie d’intervention des signaux
externes et internes (ou somatiques) dans la constitution des messages d’infor­
mation — Une autre source proprioceptive de l’imagerie éidolique est constituée
par les résidus ou scories de la perception. Ceux-ci normalement demeurent
subliminaux à l’égard des seuils perceptifs, mais c’est d’eux que dépend l ’impor­
tance des images consécutives ou éidétiques, ou encore les illusions liées aux
facteurs kinétiques, chimiques ou électriques de l’activité psycho-sensorielle
(photopsies, lueurs entoptiques, phosphènes, acouphènes, etc.).
Le corollaire clinique de l’origine des Éidolies à partir de l’information
proprioceptive (c’est-à-dire de l’apparition d’Éidolies extraites du monde
physique, chimique, anatomique ou plus exactement physiologique xies appa­
reils psycho-sensoriels périphériques ou centraux), c’est que les images qui
surgissent ainsi de ces anomalies sensorio-perceptives portent en elles-mêmes
les marques de d é fo r m a tio n s e n d o g è n e s caractéristiques ; elles sont des cons­
tructions d’images paradoxales, comme le sont les productions grapho-mathé-
matiques de Mauritz-Cornelius Escher ou les « formes impossibles », prennent
(v. PI. III, p. 1184) au piège l’halluciné, mais en lui laissant la faculté de se
déprendre de leur sortilège.
Les protéidolies, si elles se présentent dans le champ en quelque sorte
périphérique (ou plus exactement comme des inclusions hétérogènes) dans le
champ de la conscience avec leurs caractères particuliers et exceptionnels d’esthé-
sie ou de forme, présentent en effet des anomalies propres à leur présentation
et à leurs contenus. C’est le cas de la tendance à la duplication et à la répé­
tition pouvant aller jusqu’aux multiplications et répétitions sérielles des formes
(défilés, figures géométriques disposées en réseaux ou mosaïques, rythmes,
ritournelles) ou de leur présentation paradoxale à l’égard du champ perceptif
(images « recouvrantes » posées à la surface d’objets-apparition en contraste
avec le fond devenu noir ou silencieux, interférences synesthésiques de séries
optico-acoustico-verbales).
Leurs configurations temporo-spatiales sont déformées (mouvements pen­
dulaires rythmés ou saccadés, fixité de la localisation dans une partie du champ
perceptif, anomalies de grandeur, transformations kaléidoscopiques, etc.) ; par­
fois les contenus hallucinatoires subissent des déformations encore plus étran­
ges (figures ou mots incomplets, dysmégalopsie, mélange grotesque ou
monstrueux de formes, expression dans un langage paraphasique, etc.). D ’autres
fois encore elles sont en relation avec des « restes » perceptifs (images consé-
Planche I

P ro té id o lie s

Images élémentaires à type géométrico-décoratif


(d’après H. A hlenstiel et R. K auffman, 1953).
PROTÉ1DOLIES ET PHANTÉ1D0LIES 347

cutives) ou des perceptions d ’un autre champ sensoriel (synesthésies), ou bien


encore avec des résidus oniriques (cf. l’observation de H. Ahlenstiel, ou
encore ce que nous avons dit des Hallucinations hémianopsiques) quoique
cette relation soit plus caractéristique des phantéidolies.
Lorsque nous avons décrit (p. 118-126) les caractères cliniques des Halluci­
nations visuelles en général, nous avons longuement insisté sur les distorsions de
certaines visions, soit en ce qui concerne leur disposition dans le champ spatial,
soit dans la dimension des images, leur mouvement ou leur couleur. C ’est préci­
sément une des caractéristiques des protéidolies hallucinosiques de porter ces
déformations et altérations intrinsèques de l ’imagerie hallucinatoire à leur
maximum d ’insolite, de caricature ou de monstruosité. Tout se passe, en effet,
comme si, ici, le fantastique se form ait et se concentrait dans le détail et non
point dans l ’ensemble significatif de l ’expérience globalement vécue. Ces
déformations que la paraperception (comme dit J. M. Burchard, 1968) introduit
dans la formation protéidolique ont été en ce qui concerne les protéidolies
hallucinosiques visuelles admirablement décrites par P. M ouren et A. Tatos-
sian (1963). Nous avons déjà fait allusion plus haut (cf. supra) à leur travail
exhaustif et nous y reviendrons encore plus loin. Disons simplement ici q u ’ils
ont mis en évidence dans les « illusions visuo-spatiales » les altérations de la
figuration spatiale de ces images (macropsie ou micropsie, téléopsie et pélopsie,
positions anormales p ar rapport à la verticale ou plagiopsie, parfois même
renversement de l’image, VUmkehrtsehen et la Verkehrtseheh à 90 % de
H. W. Klopp (1951 et 1955), duplication ou même la multiplication des objets
perçus ou polyopsie) sur leurs caractéristiques kinétiques (kinétopsie), sur
leurs anomalies de relief (non intégration dans la vision stéréoscopique),
sur le désordre du déroulement temporel de la perception (post-images, pali-
nopsie, etc.). L ’étude des illusions et Hallucinations visuelles dans les lésions
pariéto-occipitales que nous devons à M. Feldman et M. B. Bender (in Keup,
1970, p. 23-32) mérite une particulière attention.
Le travail de J. M. Burchard (1965) sur la structure des troubles de la
perception visuelle est à rapprocher de celui de P. M ouren et A. Tatossian (qu’il
ne semble pas avoir connu). Il insiste, lui aussi, en se référant aux travaux
de H. Burger-Prinz et J. Stein (1931) et de K. Conrad (1960) sur les profondes
modifications que subit la Gestaltisation de ces contenus éidoliques dans le
sens d ’une régression vers les « Vorgestalten » sous l ’influence des « Funk­
tionswandeln » (changements formels de V. von Weizsâcker). Ce dernier
a effectivement beaucoup étudié la métamorphose des qualités sensibles et
des données spatio-temporelles de ces fausses perceptions (1) irréductibles
à un pur accident mécanique, car leur apparition engage déjà à ce niveau une
anomalie fondamentale de la rencontre du Sujet et de son mouvement interne
avec le perceptum. En nous rapportant, par exemple, au travail de Hécaen
et Ropert (1959), nous pouvons mettre en évidence cette même modification 1

(1) V . von Weizsàcker. Cycle de la Structure, p. 65-68 (et p. 103-108 de la tra­


duction française, 1958).
348 LES É1DOLIES HALLUCINOSIQUES

fonctionnelle dans les phantéidolies acoustico-verbales, pour saisir ce que


peut avoir de déformé et de fantastique l’Éidolie auditive même quand elle
prend la forme d ’une simple mélodie. Les brusques éclats, les variations de
ton, de timbre, les télescopages des lignes musicales, des intervalles et des
gammes, sont dans l’ordre de l ’audition l ’équivalent des variations de la
symétrie des grandeurs et des perspectives que l ’on rencontre dans les pro-
téidolies visuelles. Il en est de même pour les protéidolies corporelles telles
que nous les avons décrites (p. 282-290) dans les troubles du schéma corporel
et de la représentation hallucinatoire de la topognosie spatiale du corps (télesco­
page des parties, allongements segmentaires, compléments, dédoublement
ou soustraction de portions de l ’espace et de figures corporelles, métamor­
phoses, etc.).

— La troisième de ces conditions c ’est la projection archétypique des


formes protéidoliques. Ce qui, en effet, éclate en fusées, étincelles, étoiles,
zigzags et contenus zébrés, mosaïques, grillages ou en sonorités brutales ou
rythmiques, syncopées ou déjà sommairement mélodiques ou verbales, ce sont
des images qui ont malgré leur caractère élémentaire, furtif, impulsif ou dis­
continu, une valeur émotionnelle et esthétique. A cet égard les protéidolies
sont des archéidolies pour autant que dans leur figuration géométrique ou
poétique (le feu, la musique, la décoration ou le rythme, etc.) se projettent
les imagos spécifiques de l ’Inconscient. Feu d ’artifice ou merveilleuse explosion
de couleurs, métamorphoses ou miraculeux mouvements d ’objets, visions
fugitives de lanterne magique ou auditions insolites, soit lancinantes, soit
captivantes, l ’esthésie de ces protéidolies se confond avec leur esthétique.
Et, effectivement, les récits généralement interminables des Sujets cultivés
qui ont été la proie ou les spectateurs émerveillés de ces féeries assez « extra­
ordinaires » pour représenter une véritable prestidigitation des formes usuelles
de la perception quotidienne et commune, sont saturés de poésie. Mais on
y discerne aussi, même lorsque les formes sont les plus élémentaires, c’est-à-dire
quand elles se réduisent à des figures géométriques ou à des figurations sym­
boliques (croix, mendala, fleur de lis, gril, mesures mélodiques, sons allégoriques),
on y discerne comme dans les figures heptagonales (cf. R. Huighe, La forme
et la force, 1971), les mendalas, les cercles, comme dans les images de l’eau
ou du feu des formes archétypiques proprem ent spécifiques de l ’humanité
(von Knoll). Tout se passe en effet comme si en se désintégrant la perception
tom bait du niveau des réalités objectives à celle des surréalités d ’un monde
surnaturel ou psychédélique.

2° Les phantéidolies.

Il s’agit, répétons-le, de phantéidolies éidolo-hallucinosiques qui ont


toujours posé aux cliniciens et aux théoriciens un problème difficile, car le
critère des Éidolies (Hallucinations compatibles avec la raison et critiquées
P lanche II

P h an téidolie
Hallucination « encadrée » insérant sa figuration fantastique
dans un champ visuel normalement « encadrant »
(d’après W. Mayer-G ross, Handbuch du Psychiatre de Bumke, 1928).
PROTÉIDOLIES ET PH A NTÉID OLIES 349

p ar le Sujet qui les reconnaît pour telles, etc.) qui, en fin de compte, les réduit
à des erreurs des sens pathologiques caractérisées p ar leur caractère partiel,
fragmentaire, ne s’applique pas aisément à ces « bouffées » ou « coulées »
de rêve... E t pourtant ces rêves ont quelque chose de « fragmentaire ».
Il s’agit, en effet, d ’un onirisme qui au lieu de se développer au point de remplir
la totalité du champ de la conscience n ’en occupe q u ’un secteur pour s’enca­
drer — et parfois s’immobiliser — dans une image ou une série d ’images scé­
niques insolites comme un fragment de rêve (voir planche II). Mais une
telle imagerie remplit de sa hernie ou de son flux onirique un espace de
temps.
Par là même, plus que le rêve qui déjà se met entre parenthèses dans le flux
historique des événements, ces morceaux de rêve n ’occupent dans l ’existence
q u ’un petit coin exigu, furtif, et, somme toute, exclu. Ce qui caractérise, en
effet, la structure partielle ou encadrée de ces « Phantéidolies », c ’est que la
scène onirique éidolo-hallucinosique n ’est pas vécue comme événement, fût-il
après coup reconnu pour être fictif (à la différence cette fois de ce qui se passe
dans le rêve). Autrement dit, la phénoménologie des phantéidolies est constituée
essentiellement par l ’échappement de l ’activité du rêve au contrôle d ’une
conscience encore normalement constituée ou en train de s’altérer (comme
dans la phase hypnagogique) ou au contrôle q u ’au niveau des systèmes per­
ceptifs l ’intégration (1’ « arousal » sensoriel) assure à l ’égard des phantasmes
virtuels.
Bien sûr, des phénomènes aussi connus et aussi profondém ent étudiés
que l ’aura épileptique ou l ’Hallucination hypnagogique sont les prototypes
de ces phantéidolies : le caractère fragmentaire ou, si l ’on veut, « circonscrit »
du rêve constitue leur caractéristique essentielle. Elles impliquent trois formes
cliniques : celles qui ont un caractère paroxystique — celles qui ont un carac­
tère limité dans leur champ perceptif — et celles qui doublent dans le champ
perceptif la perception des objets.

Dans les phantéidolies ictales du « type aura » (1), l ’apparition d ’une


scène, d ’une mélodie, d ’un paysage animé, d ’un spectacle kaléidoscopique,
est vécue dans une atmosphère ineffable d ’étrangeté qui suffirait à elle seule
à la séparer de l’ensemble des événements réels et du rêve lui-même qui exclut
tout à la fois l’irréalité et la réalité pour ne pas poser leur distinction. Tous
les auteurs qui ont décrit 1’ « expérience sensorielle » des « dreamy States »
sont d ’accord avec les Sujets qui les ont éprouvés, pour souligner le double
caractère d ’insolite et d ’ineffable de ce vécu phantéidolique. Insolite d ’autant 1

(1) Auras qui peuvent fort bien ne contenir que des « protéidolies », car comme
nous y insisterons plus loin, dans le genre des Éidolies les protéidolies et les phan­
téidolies ne sont que des espèces qui ne peuvent pas être radicalement séparées de
ce qu’elles peuvent avoir de commun entre elles.
350 LES É1DOLIES HALLUCINOS1QUES

plus paradoxal que ce qui est vu, entendu, ressenti dans l ’espace d ’une repré­
sentation fascinante, prend le masque de figures, de souvenirs, d ’objets parfai­
tement familiers. Ineffable d ’autant plus inexprimable q u ’il est aux yeux, aux
oreilles, au nez, dans ou sur la peau du Sujet, extraordinairement esthésique
mais aussi absolument rebelle à toute catégorisation dans la commune réalité.
Les patients, en effet, accusent tout à la fois le caractère mystérieux, prodigieux,
étonnant et incompréhensible de visions, d ’auditions ou de sensations q u ’ils ne
savent où situer dans la hiérarchie du réel et qui leur font incessamment
répéter que c’est « comme si c ’était un rêve », m arquant p ar là tout à la fois
l ’analogie mais aussi la différence avec l ’activité onirique du sommeil.
U n autre type de phantéidolies ictales qui se présente sous forme souvent
paroxystique, c ’est le « syndrome d'hallucinosepédonculaire » que l ’on rencontre
comme manifestation clinique des diverses lésions vasculaires, de tumeurs ou de
processus encéphalitiques à localisation diencéphalique (J. Lhermitte, 1922;
L. van Bogaert, 1927; etc.). Nous y reviendrons un peu plus loin et nous aurons
l ’occasion de les décrire encore en exposant les aspects hallucinatoires des
affections cérébrales et de parler des discussions pathogéniques auxquelles
elles ont donné lieu (cf. chapitres I et III de la 6e Partie).

Dans la phénoménologie des phantéidolies limitées à une partie du


champ perceptif, il y a lieu de remarquer que le plus souvent la production
phantéidolique n ’est pas constante. Elle varie avec les degrés d ’attention et
de vigilance comme elle dépend aussi de la topographie même du champ
perceptif, en ce sens que ce sont surtout dans les parties les plus périphériques
(extra-musculaire pour la vision) q u ’elles se développent. Le type de cette
imagerie onirique partielle est formé par les Éidolies hallucinosiques des
hémianopsiques (cf. supra, p. 331). C ’est le plus souvent dans la partie aveugle
du champ, c ’est-à-dire là où l’inform ation par les messages sensoriels n ’est
plus correctement élaborée que se produit un travail inconscient qui enchaîne
des images à partir, soit de résidus diurnes, nocturnes, oniriques ou mnésiques.
Les observations faites p ar l ’école de Vienne (O. Pötzl, M. Hoff, G. Engerth, etc.),
il y a 30 ou 40 ans, sont à cet égard tout à fait remarquables. Nous y avons
déjà insisté, nous réservant encore d ’y revenir plus loin.

Q uant au doublage phantéidolique des objets perçus dans un champ sensoriel


(l’Ergànzung illusionnelle, mnésique ou fantasmagorique des perceptions confu­
ses), il consiste dans un travail de rêverie ou d ’imagination poétique incoer­
cible qui superpose une sorte de surréalité à la réalité correctement perçue (cf. les
deux premiers exemples rapportés plus h aut p. 331). Les observations des fantas­
magories visuelles (Flournoy) ou musicales, le cas d ’Ahlenstiel (1963) m on­
trent à l’évidence cette diplopie ou cette diploacousie fantastique. Elle s’observe
le plus souvent dans les déficits sensoriels (surdité, amaurose ou amblyopie) et
peut aller dans les cas de cécité (comme p ar exemple dans notre observation
de la malade J., p. 331) jusqu’à la substitution à toute perception de la
production phantéidolique.

L.
ÉTUDE CLINIQUE 351

Par là se révèle pour ainsi dire avec l ’évidence d ’une démonstration le


potentiel « phantasmique » qui contient l ’activité des appareils psycho-sen­
soriels (cf. ce que nous dirons plus loin sur leur organisation antihallucina­
toire). C ’est ce potentiel qui est libéré (« relesaed » au sens de H. Jackson) quand
une éclipse ou une perte de l ’information sensorielle restitue au monde des
images, sa force.
Une des caractéristiques cliniques les plus évidentes de ce « travail partiel
de rêve », c ’est la spontanéité endogène de l ’imagerie qui éclate comme une
floraison de phantasmes jaillis du fond même de l ’être psychique, de son
Inconscient. Mais tandis que dans les protéidolies se projettent les archétypes
spécifiques de l ’humanité, ce qui appartient au radical commun des symboles
mythologiques, sociaux ou religieux, ici ce sont les phantasmes inconscients
(et parfois seulement préconscients) plus personnels qui entrent dans la pro­
duction de ces morceaux ou de ces courants « phantéidoliques » de rêve.
De telle sorte que les phantéidolies prennent naissance, soit dans le courant
imaginaire inconscient source naturelle de rêve, soit comme dans la lecture
fantastique d ’un « Rorschach » offert p ar les perceptions vagues à l’imagi­
nation qui y ajoute ses propres richesses (il s’agit alors de ce que l ’on pour­
rait appeler les phantéidolies paréidoliques).
— Enfin nous devons bien préciser encore que le genre des Éidolies halluci-
nosiques s’il comporte deux espèces les réunit toutes deux dans une parenté
qui loin d ’exclure leur conjugaison, atténue la rigueur de leur trop systématique
opposition. C ’est ainsi que — comme nous le verrons à propos des halluci­
nogènes et comme tout le monde le sait à propos du sommeil qui, avant d ’engen­
drer le rêve, produit des Hallucinations hypnagogiques « élémentaires » ou
« complexes » — un même processus hallucinogène peut commencer à déclen­
cher des protéidolies ou des phantéidolies avant de faire chavirer le Sujet dans
le délire hallucinatoire. De telle sorte que nous ne pouvons pas perdre de vue
ici au mom ent où nous tentons de substituer aux vieilles classifications de
l ’Hallucination (pulvérisée en mille formes abstraites ou arbitraires) une
classification plus naturelle, que les diverses physionomies naturelles de l ’Hallu­
cination que nous décrivons ne cessent pas pour autant d ’appartenir au tronc
commun de l ’Hallucination, à l ’arbre de l ’imaginaire quelles que soient ses
branches ou ses ramifications.

É T U D E C L IN IQ U E

La description des Éidolies, et notam m ent la description différentielle entre


protéidolies et phantéidolies, ne se trouve pas exposée dans la littérature en
raison des difficultés conceptuelles et de dénomination qui empêchent les
auteurs de les étudier comme une catégorie bien définie d ’Hallucinations
partielles, sans délire, c ’est-à-dire compatibles avec la raison ou se produisant
chez des malades (affections périphériques ou centrales) mais sains d ’esprit.
352 LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES

Avec H. Claude (1932) nous avons publié un premier mémoire récapitulatif de


tous les faits que l ’on pouvait grouper ensemble. Comme le terme d ’hallucinose
flottait à cette époque dans l ’air (P. Schröder, Niessl von Mayendorf, P. Quercy,
J. Leyritz, J. Lhermitte, etc.), nous proposâmes de le spécialiser pour désigner ce
groupe de phénomènes hallucinatoires à structure fragmentaire n ’ayant avec
le délire aucun rapport de cause à effet. Nous reprîmes un peu plus tard (1938)
cet exposé des faits qui nous paraissaient entrer dans le cadre de cette défi­
nition. Mais la plupart des auteurs ont continué à ne pas les séparer nettement
du concept général d ’Hallucination, et c ’est ainsi que cette catégorie clinique
se trouve éparse aussi bien dans le livre de R. Mourgue (1932) que dans l ’article
de J. Lhermitte et J. de Ajuriaguerra (Ann. Méd.-Psycho., 1936,1, 1932) — que
dans le rapport de G. de Morsier (1) au Congrès d ’Oto-neuro-ophtalmologie
de Bordeaux (1938) — que dans la monographie de V. M. Buscaïno (Neuro­
biologie delle percezioni, Naples, 1945). Les nombreuses contributions à ce
difficile problème clinique et théorique qui ont paru depuis vingt ans
(H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra, 1952 — H. Hécaen et J. Garcia Badaracco,
1956 — H. Hécaen et R. Ropert, 1959 et 1963 — M. Baldwin, in C. R. Sym­
posium de W ashington dirigé par L. West, 1962 — P. M ouren et A. Tatos-
sian, 1963 — J. M. Burchard, 1964 — J. J. Bürgermeister, R. Tissot et
J. de Ajuriaguerra, 1965 — F. Reimer, 1970, etc.), nous ont fourni un vaste
répertoire de faits mais tellement hétéroclites q u ’il est difficile de les classer
« après coup ». On trouvera, en effet, dans tous les faits, observations et
descriptions des cas qui sont exposés par tous les auteurs, de nombreux
exemples d ’imageries visuelles, auditives, corporelles et olfactives qui mérite­
raient d ’être groupés dans le cadre des Éidolies hallucinosiques mais qui, faute
d ’en concevoir clairement la définition, sont perdus par les observateurs dans la
masse hétérogène des Hallucinations symptomatiques de lésions sensorielles ou
d ’affections cérébrales. C ’est là, en effet, q u ’il faut aller les chercher (2). Nous
ne pouvons pas encore une fois refaire ce travail. Aussi nous nous contenterons
d ’y puiser les cas exemplaires nécessaires et la documentation indispensable à
notre propre description en nous excusant dans cet inventaire de ne pouvoir
pas être aussi systématique que nous eussions aimé l ’être si les divers auteurs
auxquels nous empruntons les faits avaient mieux aperçu leurs caractéristiques.
— Nous pouvons classer ces types « cliniques » selon les sphères sensorielles
où se déroulent les Éidolies, et cela tout naturellement, car contrairement aux
Hallucinations délirantes qui s’accommodent si m al de cette distribution
(la sensorialité y étant beaucoup plus diluée), les Éidolies hallucinosiques se12

(1) Cet auteur, si savant dans le domaine de la neurologie des Hallucinations,


a « diaboliquement persévéré dans cette erreur » (1969) sans daigner tenir compte
(ni même y faire la moindre allusion) aux travaux que parallèlement aux siens j ’ai
poursuivis depuis quarante ans.
(2) Il est remarquable, par exemple, que le récent ouvrage de Fr. R eimer, « Das
Syndrom der optischen Halluzinose » (1970), soit une monographie consacrée à la
neurologie de l’Hallucination symptomatique des lésions cérébrales les plus diverses.
ÉIDOUES VISUELLES 353

présentent, en effet, presque toujours dans un champ perceptif spécifique,


ce qui est déjà une caractéristique quasi pathognomonique de leur structure
fragmentaire.

I. — LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES VISUELLES

C ’est dans la sphère visuelle que ces phénomènes sont peut-être les plus
nets et certainement les plus fréquents. Aussi les décrirons-nous avec un peu
plus de détails. Ils ont servi dans leurs formes les plus typiques aux descriptions
classiques des Hallucinations visuelles (cf. p. 115). Rappelons le pittoresque
ou la fréquence des figures géométriques ou des motifs décoratifs, des ara­
besques, treillis, grilles, entrelacs, broderies, dentelles, pierreries, hexagones,
cercles, spirales, ors, épures architecturales, etc. — de la féerie des figurations
à type d ’images d ’Épinal, soit immobilisées dans une projection de lanterne
magique, soit le plus souvent cinématographiques — du fantastique des pay­
sages, fleurs, flammes, visages, animaux, cortèges macabres, personnages gro­
tesques ou monstrueux défilés lilliputiens, silhouettes gullivériennes — ou de
l ’étrangeté des apparitions héautoscopiques. Les visions mystiques et les images
érotiques sont dans cette catégorie hallucinatoire remarquablement exception­
nelles. Les Sujets qui voient ces images dans leurs yeux, dans leur imagina­
tion ou comme si elles venaient à eux du monde extérieur, sont généralement
attentifs et intéressés à leur minutieuse description. Ils les voient projetées
au plafond, dans une lampe, sur un mur, sur un lit, etc., ou seulement les yeux
fermés, dans l ’obscurité. Fulgurantes, rapides ou fugitives, elles sont éblouis­
santes ou étincelantes par la profusion de leurs couleurs et de leurs formes
esthétiques. On en trouvera la reproduction dans le vieil article de Marinesco
dans La Presse Médicale (1934) ou dans la thèse de D. Allaix (1953); et, depuis
lors, dans tous les albums ou revues d ’art psychopathologique dont elles font
la fortune à propos des « féeriques visions » de la mescaline, du L. S. D., etc.
Elles sont parfois « reproduites » dans les livres ou films qui les illustrent (1)
en effet (comme nous l ’avons souligné dans notre Avant-Propos) plus natu­
rellement que pour les Hallucinations délirantes.

1° E id o lie s d e s o p h ta lm o p a th ie s . — Elles se rencontrent surtout


chez les personnes âgées. Plus généralement ce sont les conditions de brouillage
des informations optiques (élévation des seuils, modifications des milieux et
des fonctions des globes oculaires et de la rétine, mauvais codage et déco­
dage, etc., ou de désorganisation de l ’ordre temporo-spatial perceptif qui assure 1

(1) Nous avons donné au début de cet ouvrage les raisons doctrinales qui, pour
nous, nous interdisaient de recourir aux « reproductions » suspectes du vécu hal­
lucinatoire. Mais nous avons aussi, rappelons-le ici, écrit que ces images halluci-
nosiques, parfois remarquablement insolites et précises, se prêtaient plus légitime­
ment à leur reproduction « séméiologique » par le dessin ou la peinture.
354 LES É1D0LIES HALLUCINOS1QVES

l ’appareil psycho-sensoriel qui constituent) les conditions favorables à l ’appa­


rition de ces Éidolies (soit protéidolies quand il s’agit d ’illusions liées aux
anomalies de la perception, soit phantéidolies quand il s’agit de production
de phantasmes analogues au travail du rêve). Un fait est intéressant à noter
comme préface à cet inventaire clinique, c ’est l ’apparition d ’Éidolies visuelles
dans Visolement sensoriel (y. p. 695) et notam m ent dans le syndrome du bandeau
(cf. dans la Quatrième partie, le chapitre IV que nous consacrons à l ’exposé
de ces faits). Depuis les fameuses observations de W. Uhthoff (1899), on a
signalé ces Éidolies (phantopsies comme avait proposé de les appeler H. Truc
en 1925). On a surtout signalé ces Éidolies dans diverses affections du globe
et de la rétine : kératites (Naegeli, 1968; Pick, 1920; Claude, Baruk, Verwaeck,
1927, etc.) — cataractes (Flournoy, 1923; J. E. Bartlet, 1951; Terson, 1930;
Lhermitte et de Ajuriaguerra, 1936; J. B. Bartlet, 1951; E. Ziskind et coll.,
1960) — choriorétinites (Uthoff, 1899; Morax, 1922; Terson, 1930; Truc, 1925;
C. H. Dejean, 1939) — décollements de la rétine (Pick, 1920; Cuel et Favory,
1924; Targowla et Picard; Terson, 1930; Trillot, 1937) — glaucomes (Ganne
Pinto, 1906; Balvet, 1935; L. Bourrât et coll., 1965), la « phantom Vision »
après énucléation d'un œil (R. Cahn, 1971), etc.
L ’amblyopie et l ’amaurose q u ’entraînent les lésions des globes de la rétine
ou du nerf optique, constituent une condition hallucinogène non négligeable.
Mais, bien entendu, les rapports entre cécité et Hallucinations visuelles sont
complexes (cf. p. 562, 641 et 702). Il est exceptionnel que les cécités complètes
engendrent des Hallucinations, spécialement sous forme protéidolique. Par­
fois les phénomènes éidoliques n ’apparaissent que très longtemps après que
le patient était aveugle (Trillot, 1937).

Voici à titre d ’exemple comment un malade de M orax (rétinite bilatérale)


décrivait ses phantéidolies hallucinosiques :

« C’était des visions humaines le plus généralement féminines, tantôt isolées,


« tantôt groupées, et d’interminables théories. Les coiffures, le rajustement
e rappelaient le xvne siècle. J ’ai vu d’abord des formes marchant lentement de
« gauche à droite, à un mètre de distance environ, grandeur trois quarts nature,
« vues jusqu’aux genoux. Tantôt l’image se superpose et s’adapte à un objet réel,
« tantôt l’image visuelle se produit par déformation et, pour ainsi dire, par uti-
« lisation de la vision réelle. Par exemple, une figure irréelle se superposant dans
« les portraits et les remplaçant dans les cadres. Un bouquet de violettes est posé
« sur la cheminée, il s’allonge jusqu’à toucher le plafond. La pensée a une part
« dans ces phénomènes et elle est occupée dans un travail absorbant. Les « appa-
« ritions » sont beaucoup plus rares. Un jour que je dictais des souvenirs de Russie,
« j ’ai nettement vu un passage de neige sur lequel se mouvaient des masses noires
« semblables à des animaux. Un autre jour, je parlais des affaires de Turquie, je vis
« nettement le buste de profil d’un Turc en turban... ».
Le cas rapporté par A. Terson (1930) peut être rapproché de celui-ci : ce
vieillard de 89 ans, atteint de cataracte, voyait le lendemain de la Sainte-Cathe­
rine une ronde joyeuse de Catherinettes s’abattre sur son lit et danser sur ses
meubles — Cela nous rappelle, bien sûr, l ’observation publiée par Th. Flournoy
ÉlDOUES VISUELLES 355

de ce vieillard qui voyait des spectacles si merveilleux et qui était atteint de cata­
racte double. C’est, semble-t-il, au moment où, à 86 ans, sa vue a baissé qu’il
commença à voir le soir les merveilleuses figures dont il raconte dans son « jour­
nal » l’inépuisable féerie.

— Mais le plus souvent il s’agit de protéidolies comme dans la plupart des


cas que nous avons cités plus haut (phosphènes, photopsies, figures orne­
mentales, etc.). Un malade (Ganne Pinto, 1906) atteint de glaucome voyait
souvent se dresser de chaque côté de lui un treillis de réseaux et par instant
deux têtes humaines, un jardin divisé en petits carrés. Dans l ’observation n° 6
de Hécaen et de Garcia Badaracco, la malade (thrombose de l ’artère centrale
de la rétine) voyait sur le m ur une grosse araignée; quand elle regardait plus
haut elle voyait du noir, puis une bête : si elle regardait plus bas elle ne
voyait plus la bête. L ’araignée avait, disait-elle, la grosseur d ’un pam ple­
mousse. Elle a vu cette araignée pendant trois jours mais elle n ’a jamais
cru, dit-elle, q u ’il y en avait une. « Je savais q u ’elle était dans mon œil ».
Nous n ’en finirions pas de citer des exemples qui se ressemblent tous.

Rappelons, là encore, l ’essai de systématisation de H. Klüver qui a décrit


une sorte de cadre commun de toutes ces imageries qui se distribuent, en
effet, en quatre types : grilles-nids d ’abeilles; toiles d ’araignées; tunnel-enton­
noir; spirales, selon que la distribution spatiale est quadrillée, radiaire, en
creux ou en mouvement de torsion. L ’intérêt de cette étude remarquable est
de m ontrer la richesse de ces phénomènes « élémentaires » qui reproduisent
des images géométriques d ’un symbolisme archaïque, ce qui paraît bien cor­
respondre au terme de protéidolies que nous proposons pour les désigner
— Tous les auteurs s’accordent pour noter le plus généralement l ’influence
de l ’attention et la dépendance à l’égard des objets réels, observation qui vaut
spécialement pour ce que nous appelons les protéidolies. Parfois des phéno­
mènes protéidoliques, comme nous l’avons déjà noté (cf. Hallucinations
visuelles), sont monoculaires (dépendant d ’un scotome) et suivent le m ou­
vement des globes (F. Morel). Ils disparaissent souvent à l ’occlusion des
yeux, ou dans l’obscurité, ou la cécité complète. Les observations de
H. W. K lopp (cas 1, 2, 3, 1951) et de Meyer et Wittkowsky (in P. M ouren
et A. Tatossian, 1963) sont, à cet égard, particulièrement importantes, car
elles m ontrent que l’occlusion des paupières peut faire disparaître les illu­
sions visuelles.

2° É id o lie s v is u e lle s d a n s les lé sio n s d e s v o ie s o p tiq u e s . — En


voici quelques exemples où prédominent tantôt le type protéidolique, tantôt
le type phantéidolique. Un malade de Bouzigue (1909) atteint d ’une amaurose
p ar névrite optique, voyait dès le début de son affection des cases blanches
et noires, des images changeant continuellement de formes et de couleurs,
des têtes grimaçantes. Tantôt c’était une boule rouge qui devenait noire,
puis une tête de femme qui m ontrait ses dents... Après, c’était une tête renversée
356 LES É1DOLIES HALLUCINOSIQUES

qui se transform ait en une espèce de singe. Ces images donnaient l ’illusion
du naturel sans que les malades aient jam ais cessé de les considérer comme des
fictions — Une femme observée p ar H. Baruk (1926) et atteinte de tum eur hypo­
physaire voyait apparaître dans la partie droite du champ visuel de petits
individus lilliputiens (petits bonshommes ou petites poupées habillées et
culottées). Cela l ’agaçait et elle se rendait parfaitem ent compte du caractère
pathologique des apparitions — L ’observation de la malade J. que nous avons
rapportée au début de ce chapitre paraît assez démonstrative de cette possibilité
pour des lésions des relais primaires ou secondaires (tubercules, quadrijumeaux
antérieurs, corps genovillés externes, pulvinaires) de provoquer des phénomènes
éidoliques. Mais plus que le facteur de localisation anatomique, il semble
bien q u ’intervienne le déficit fonctionnel (amblyopie, amaurose) sans que soit
résolue la question de savoir pourquoi ces phénomènes sont si rares alors que
la cécité est si fréquente (1).

3° Éidolies dans les lésions des centres perceptifs visuels et


notam m ent dans le cham p hémianopsique. — Lowenstein et
Borhardt (1918), Lafora (1926) ont signalé des visions simples (feu, boules
lumineuses, croix de feu) dans la symptomatologie des lésions occipitales,
visions qui ont un caractère « protéidolique » (c’est-à-dire prim itif ou élémen­
taire). Th. de M artel et Vincent (1930) ont rapporté par exemple l ’histoire d ’un
malade atteint d ’une tum eur occipito-temporale et qui voyait des boules
lumineuses, des lueurs, phénomènes analogues à ceux observés au cours de
l ’excitation électrique de la convexité occipitale par Fœrster et Penfield (1930).
Nous reviendrons sur ces faits plus loin à propos de l ’importance pathogénique
de la pathologie occipitale et temporale sur la projection hallucinatoire visuelle.
Disons ici simplement que l’on adm et généralement le caractère élémentaire
(photopsies, figures géométriques, images sans développement scénique) des
Hallucinations produites par les lésions des centres primaires spécifiques {area
striata, aires 17 et 18) et le caractère plus complexe et figuratif des Halluci­
nations dans les lésions de l’aire 19.

Mais nous devons insister tout spécialement sur l ’apparition des phantéido-
lies visuelles chez les hémianopsiques : les observations les plus intéressantes
à cet égard sont celles d ’Engerth, Hoff et Pötzl (1935) : dans un premier cas
il s’agissait de phantéidolies chez un homme de 52 ans qui, après un ictus
gauche, une hémianopsie latérale homonyme, voyait étant couché dans la
portion aveugle de son champ visuel des rameaux, des rubans, des branchages 1

(1) A cet égard, G. de Morsier a bien raison de ne pas vouloir réduire le


processus hallucinogène, même à ce niveau éidolo-hallucinosique, à une simple
« désafférentation ». Comme nous le verrons plus loin (chap. IV de la Septième
partie), la pathologie de la perte d ’information dans un système perceptif (dans
toutes ses parties) est certainement plus complexe.
ÉIDOLIES VISUELLES 357

de sapin, tous détails perçus dans la vision subconsciente et périphérique de


son champ visuel où à droite se trouvait effectivement un arbre de Noël —
dans un deuxième cas d ’ictus chez un syphilitique (ancien) de 52 ans, le soir,
pendant la période hypnagogique, dans le champ aveugle correspondant aussi
à une hémianopsie gauche, il y avait apparition de visages s’inscrivant dans
les contours flous d ’une perception confuse d ’objets (c’est ce que les auteurs
ont appelé le type nocturne). Dans la journée (type diurne plus nettement
protéidolique), ce même malade voyait toujours à gauche sur la cloison,
brusquement apparaître des chiffres, des tables ou des lignes, quelquefois des
figures géométriques.
Rappelons les observations citées plus haut de L. van Bogaert (1934),
de Mc. D. Critchley (1949) et de Teuber (1960) avec distorsion mégalopsique
et phénomènes polyopsiques et palinopsiques. Le même phénomène de type
protéidolique se retrouve dans les observations de K. Kryspinexner et
K. Wengerter (1962) et a été signalé aussi au cours des migraines ophtalmi­
ques (S. A. K. Wilson, cas G. H., 1916 et C. Lippmann, 1951 et 1952). Parfois
les phantasmes visuels apparaissent dans le champ visuel conservé (Lamy,
1895, cf. J. Lhermitte, 1951, p. 68-69), mais le phénomène est exceptionnel.
Les images perçues peuvent être elles-mêmes tronquées, parfois coupées
en deux. Ce fait d ’ailleurs rend évident une fois encore le bouleversement
structural du champ perceptif dont les Éidolies et surtout les protéidolies sont
l ’effet. Il est d ’un particulier intérêt justem ent d ’étudier minutieusement ces
phénomènes en recherchant le contexte des troubles perceptifs : relations
avec les post-images d ’après M. Bender et R. L. Kahn (J. N. Neurosurg.-Psych.,
1949), troubles opto-kinétiques (parakinétiques ou agnoso-apraxiques) qui
sous-tendent l’apparition de l ’image visuelle d ’après la conception de R. M our-
gue. L. Halpern (1952) et M. Dewort (1953) ont souligné l ’importance de ces
facteurs parakinétiques d ’induction de l’image hallucinatoire visuelle. Le travail
de P. M ouren et A. Tatossian fait mention d ’Éidolies visuelles hémianopsiques à
type protéidolique où se m arque fortement la cc modification fonctionnelle ».
Par exemple, certains hémianopsiques ont l ’illusion d ’une multiplication des
objets perçus. Un malade de O. Pötzl (1933) n ’ayant conservé que le seul
quadrant inférieur droit homonyme percevait un objet dont l ’image se multi­
pliait en s’éloignant — un malade de E. Pichler (1943) avec hémianopsie
latérale homonyme droite avait l ’illusion que toutes les horizontales étaient
inclinées (illusion d ’obliquité)— le malade de P. Castaigne et Graveleau (1953)
chez lequel on décela une hémianopsie gauche avait l ’illusion de gonflement
de toutes les parties gauches (comme dans l ’observation n° 39 d ’Oskar Fischer,
1907, que mentionne Mourgue, p. 303 de son ouvrage) et on notait une persis­
tance anormale des images consécutives (un oiseau qui vient de s’envoler
est vu à la fois de son point de départ et pendant son vol), images hallucinatoires
élémentaires et plus rarem ent figurées dans l ’hémichamp gauche — un autre
malade observé p ar J. de Busscher (1956) avec hémianopsie gauche avait des
troubles dysmorphopsiques et des illusions de mouvements apparents — ou
encore chez un patient (le cas de O. P.) de S. A. K. Wilson (1916) qui pré­
358 LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES

sentait une hémiplégie gauche et une hémianopsie gauche : il voyait le chemin


barré par des buissons et des plantes « très gros et comme plaqués sur son
visage... » (On saisit ici ce que nous avons fait remarquer plus haut : la face
paralogique de certaines Éidolies). Parfois les lésions cérébrales provoquent
des troubles illusionnels particulièrement étranges. Ainsi un malade de
G. Hermann et O. Pötzl (1928) voyait à gauche tous les objets situés à droite.
Et à ce propos, Mouren et Tatossian notent « l’alloesthésie optique et évo­
quent certaines illusions palinopsiques projetées dans la région déficitaire du
champ visuel (comme dans l’observation de G. Engerth, H. Hoff et O. Pötzl,
1935, où l’hémianopsique voyait dans son champ aveugle gauche l’arbre de
Noël qui se trouvait dans l’hémichamp droit qui pouvait le « voir » mais
qui ne le regardait pas...).

— Naturellement, dans le cas de c é c i t é c o r t i c a l e les composantes agnosi-


ques et les distorsions des formes visuelles qu’entraînent les troubles de Gestal-
tisation et de l’élaboration temporo-spatiale de la perception sont très marquées
comme dans les cas anciens de Schrimer (1895) cités par Soury, de Redlich
et Bonvicini (1911), de Gelb et Goldstein (in P sych o lo g isch e A n a lysen hirnpa­
thologisch e Fällen, Barth, Leipzig, 1920), de P. Quercy (1930, tome 2 , p. 293),
ou celui plus récent de G. Bekessy et A. Peter (1961) dont nous avons rapporté
plus haut l’observation, d’après Mouren et Tatossian.

— Mais les phénomènes éidoliques visuels se présentent plus souvent sous


forme des p h a n téid o lies dans les a u r a s é p i l e p t i q u e s . Nous avons approfondi
l’étude de ces paroxysmes comitiaux dans notre É tu d e n° 2 6 (p. 526-550)
où nous avons rappelé de nombreux faits et exposé le travail de Weber et
Jung (1940). Nous ne pouvons songer ici à reprendre tout ce problème que
nous retrouverons d’ailleurs plus loin.
Nous nous contenterons donc, là encore, d’extraire des travaux de Mouren
et Tatossian quelques faits nouveaux ou particulièrement intéressants. Tout
d’abord dans leurs observations personnelles (17 cas) nous pouvons noter
des accidents paroxystiques plus ou moins proches de l’aura. Dans le cas I
(hémiplégie gauche avec hémianopsie), après une nuit de travail le malade
a l’impression brusque que la sentinelle du poste de garde s’éloigne — dans
un autre cas, c’est une maison qui s’éloigne en se rapetissant — une autre
fois, le Sujet regarde un arbre et le voit ensuite au milieu du pont — un autre
jour, il est stupéfait de voir apparaître dans son jardin un pin qu’il sait avoir
arraché plusieurs années auparavant. Dans le cas n° 2, un hémiplégique avec
hémianopsie latérale homonyme gauche est obligé de s’arrêter sur sa bicyclette
car les distances sur la routé lui paraissent allongées et il est complètement
désorienté. Quelques jours après apparaissent d’autres illusions dysmégalop-
siques. L’observation 10 est celle d’une épilepsie post-traumatique et fait
état de crises illusionnelles visuo-spatiales : une fois le malade a vu la tête
de sa petite fille qui semblait « se volatiliser ». « C’est comme, ajoutait-il,
si j ’avais dû prendre un avion supersonique pour la rattraper ». Les caractères
ÉIDOLIES VISUELLES 359

d ’anomalies perceptives qui forment le halo de ces Éidolies sont remarquablement


mis en évidence, non seulement p ar les observations personnelles des auteurs
mais p ar toutes celles q u ’ils citent et que nous ne pouvons citer à notre tour.
Il s’agit le plus souvent dans tous ces cas de troubles dysmégalopsiques, de
lésions à prédominance sur l ’hémisphère mineur (S. Mullan et W. Penfield,
1959). D ’après leurs observations (217 cas d ’épilepsie), il y avait 12 cas d ’illu­
sions visuelles portant sur la perception de l ’espace (tous com portant des
lésions de l ’hémisphère droit) — des illusions visuelles portant sur l ’intensité
sensorielle des images (11 cas) — des illusions visuelles de position (4 cas) et
des illusions visuelles portant sur le mouvement réel (2 cas). Ce rôle de l ’hémi­
sphère mineur a été contesté par Ajuriaguerra, Hécaen et Angelergues (1960)
en se référant à une statistique portant sur 384 cas, tandis q u ’il est accepté
p ar Teuber et coll. (1960).
En dehors de ces auras à forte composante dysmégalopsique, certaines
sont caractérisées p ar des traits dysmorphopsiques ou des illusions de dupli­
cation ou de multiplication des objets usuels, des illusions visuelles de position
(obliquité) ou de mouvements apparents.
M ais c ’est naturellement la fameuse crise de l ’uncus, le « Dreamy state »
de H. Jackson qui représente le type même d ’un déroulement phantéidolique où
le travail du rêve non seulement s’annonce mais déjà se développe dans l ’atm o­
sphère d ’une odeur initiale, mais surtout d ’une étrangeté qui a été si adm ira­
blement décrite par P. Schmidt {Thèse, Paris, 1950).

« Il est assez fréquent (cf. observation I) de voir le malade hésiter entre tel objet
« et telle image onirique, sachant que l’une est illusoire, choisissant toujours la
« mauvaise par une sorte de daltonisme.
« ... Cette expérience fondamentale contradictoire peut être comparée à l’illu-
« sion des glaces parallèles qui dessinent une perspective indéfiniment répétée.
« Il s’agit évidemment d’une simple analogie, mais la notion d’un « scandale
« logique » ressort très souvent du récit du malade. Le caractère baroque de l’héau-
« toscopie a déjà été souvent noté. Comme dans le Chorus Mysticus de Faust « Tout
« ce qui se passe est seulement un symbole, et « l’impossible est réalisé ».
« ... Il le saisit même plus profondément que nous. Sa mauvaise humeur pro­
« vient souvent de ce malentendu : il a senti que tout s’écroulait, la folie lui paraît
« un état bizarre mais possible. Notre satisfaction, repue de réalité, lui parait bizarre
(( et aussi proche de la folie.
« Cet aspect du trouble de la conscience est dérivé du précédent bien qu’il désigne
« plus spécialement l’altération du vécu rapportée à l ’ensemble de l ’expérience.
« On peut le désigner sous le nom de conscience modifiante.
« ... La conscience démultipliée et la conscience modifiante s’opposent à la
« conscience vigile; de même que l’on voit s’opposer à cette dernière la conscience
« de rêve. Dans le premier cas, la différence est moins accentuée. La conscience
« démultipliée correspond à l’introduction d ’un coefficient d ’illusions, le malade
« est placé devant une série d ’alternatives (souvenir, rêve ou perception ?). A l’acti-
« vité de la conscience modifiante répond cette notion d ’une rencontre indéniable-
« ment réelle et, en même temps, de toute évidence, impossible. La dépersonnalisation
« rend compte des nombreux aspects dérivés; on peut isoler l’action d ’une véritable
360 LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES

« conscience d’étrangeté. Cette étrangeté, proche de 1’ « Unheimliche » de Freud,


« se localisant soit sur les perceptions, soit sur le Moi, au plus profond de son inti-
« mité, soit sur l’ensemble de la situation. Le malade distingue nettement des objets
« mais ils sont d’un ordre extraordinaire ou se profilent sur une perspective extra­
« ordinaire.
« . . . Dans le monde crépusculaire les sphères du réel et de l’imaginaire coexistent.
« Ce qui pour nous est le monde réel est sans cesse confronté, pour le malade, avec
« une multiplicité de mondes irréels (cf. « Que faire avec la réalité ? »). C’est l’avè-
« nement du règne du conditionnel au cours duquel le réel devient fragile devant
« le quasi réel. A certains moments, pendant l’état crépusculaire, apparaît le senti-
« ment intense de l’irréalité du monde habituel et, inversement, le sentiment de
« la pleine réalité du fantastique.
« ... Le malade est comparable à un homme qui traverse des zones de brouillard,
« ou bien qui s’engouffre brusquement dans des tunnels. Ainsi le monde réel appa-
« raît construit sur le mode juxtaposé. Et s’il est permis de concevoir comme un
« ensemble un monde sur lequel le malade, soumis à la Loi de l’instant, ne nous
« laisse jeter que de courts regards, on peut envisager une sorte de système de sphères
« étagées. Une intersubjectivité confuse se substitue à ce qui est pour nous l’objec-
« tivité.
« Le malade vit hors du temps, dans un horizon potentiel qui lui présente l’instant
« comme un infini, dans un état de conscience qui a dévoilé son immensité inépui-
« sable. Il n ’est accessible qu’à l’objectivité d’une harmonie ou d’une dysharmonie
« des états de conscience. C’est l’objectivité d ’une pensée commune qui n ’est autre
« que sa propre pensée, l’extension universelle de sa subjectivité. Il pense que tout
« le monde habite les salles du Palais de l’irréel, dans un recoin de sa vie psychique
« soigneusement clos par l’Étrange et le Fantastique ».

On trouvera les descriptions classiques de cette crise, bien sûr, dans les
premières observations de H. Jackson, dans celles de Kinnier Wilson (1928),
ou encore dans les rapports de F. Braun et J. Sutter au C o n g r è s d e G e n è v e e t
Lausanne (1946). La thèse de M. Audisio (Paris, 1959) en a complété l ’étude clini­
que et statistique. Nous reviendrons plus loin dans le chapitre que nous consacre­
rons aux Hallucinations dans l ’épilepsie (p. 490) sur les auras ou équivalents
à type d ’Éidolies pré-critiques caractérisées, disait Jackson, p ar des « états
mentaux vagues » et pourtant très élaborés au début d ’une crise d ’épilepsie.
C ar il en est bien en effet de l ’épilepsie comme du sommeil avec leurs phéno­
mènes initiaux qui sont comme les « visions du demi-sommeil ». Ce type
d ’aura comporte, d ’après les fameuses descriptions de Jackson, un certain
nom bre de traits cliniques : retour d ’une scène anciennement vécue — étran­
geté — état de rêve — tableau de quelque scène ou paysage à la fois familier
et nouveau (déjà vu). Donnons à cet égard, à titre d ’exemple, cette obser­
vation de « dreamy state » de S. A. K. Wilson (cas n° II) :

« J’étais en train de jouer aux dames, j ’ai senti et goûté une très forte odeur
« d ’esprit de sel. J ’avais des nausées, comme le mal de mer. Il me semblait que
« j ’étouffais. La salle me paraissait remplie de cette odeur. Ensuite j ’ai vomi et
« j ’ai entendu des cloches à timbre aigu. Elles paraissaient être très haut. Je les ai
« entendues d ’abord avec l’oreille droite. J ’ai vu ensuite un de mes amis que j ’ai

IL...
É1DOLIES VISUELLES 361

« connu il y a plusieurs années et je tenais avec lui une conversation comme je l’ai
« fait dans le passé ».
Voici les observations de S. A. K. Wilson sur les conditions et les symptômes
de cette crise temporale avec vomissements et angoisse. Le malade tournait brus­
quement la tête à gauche et disait : « Qui est là ? C’est vous ? ». Tremblement
d’abord du bras et de la main droite, puis de la jambe droite et enfin du bras et
de la jambe gauches. Le malade se tenait assis sur le bord du lit. La tête, les yeux
et la partie supérieure du tronc tournaient lentement vers la gauche dans un spasme
tonique intense. Ensuite survint un grand cri et après quelques contractions de la
face s’est produite une grande crise convulsive.

Répétons-le, ce sont les faits de ce genre qui sont généralement rapportés


comme caractéristiques des Hallucinations visuelles dans les tumeurs céré­
brales, les accidents vasculaires cérébraux, les encéphalites, les lésions post-trau­
matiques, etc., par les neuro-chirurgiens (O. Foerster, W. Penfield) ou les élec­
tro-neuro-physiologistes dont nous examinerons les interprétations plus loin
(R. Hernandez-Péon, M. Baldwin, etc.). Tandis que H enschen(1890)etH aupt-
m an p ar exemple avaient tendance à les dépouiller de leur halo de négativité
onirique (c’est le sens de la critique que P. Schröder leur a adressée de 1925
à 1936), c ’est bien par cette dissolution incomplète et fragmentaire du champ
perceptif que ces Éidolies hallucinosiques sont encadrées (E. Wolf). Rappelons
à ce Sujet les fameuses observations d ’Eskuchen (serpents de feu, arcs-en-ciel,
oiseaux, lézards dans le champ visuel au cours d ’équivalent épileptique et dont
les images étaient reconnues irréelles) — de Th. de M artel et Cl. Vincent (vision
de deux femmes assises à une machine à coudre) — de Christophe et Schmidt
(1931) (scène animée entre trois, quatre ou cinq personnages flous) — de
Cushing (1921) (garçon habillé en blanc, enfants assis autour de pupitres,
hommes jouant aux cartes dans le côté gauche du champ visuel). Dans les
observations de W. Penfield, les modifications fonctionnelles apparaissent avec
leurs caractéristiques de distorsion formelle (dysmégalopsies ou dysmorphies)
p ar exemple (dans le cas n° 46) le malade voyait brusquement les gens se
rapetisser et s’éloigner — un autre (dans le cas n° 47) voyait des gens devenir
énormes dans « un monde imaginaire ». Dans une ancienne observation de
Heveroch (1903) par exemple, le patient se sentait dans l ’obligation de se
représenter des images dans des dimensions gigantesques (tête d ’épingle
grande comme une maison) — ou dans une observation plus récente de Chavany,
un malade assis dans son jardin voyait brusquement le m ur se rabattre sur
lui et les pierres se disjoindre en grossissant. Les phénomènes de persévéra­
tion visuelle ou de palinopsie ont été souvent signalés (Mc. D. Critchley, 1951 ;
J. Le Beau et E. Wolinetz, 1952et 1958; G. Bekeny et A. Peter, 1961). A cet égard;
notons que les impressions d ’étrangeté et de déjà-vu ne sont pas autre chose dans
l’ordre du temps que ces distorsions dans l’ordre de l ’espace avec lesquelles
elles se combinent. Sur 99 observations personnelles, M. Audisio a noté le halo
de sentiments d ’étrangeté, d ’irréalité, d ’isolement et de familiarité qui constitue
le contexte de ces Éidolies visuelles, et qui les entoure d ’une atmosphère d ’au-
delà et parfois de fin du m onde; point où ces « dreamy States » déjà en s’appro­
362 LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES

fondissant atteignent presque la totalité des expériences délirantes primaires


tout en gardant encore leur caractère d ’instantanéité fugace, d ’insolite frag­
mentaire, paroxystique et caduc.

4° É id o lie s h a llu c in o s iq u e s v is u e lle s d a n s les lé sio n s c é ré b ra le s


e x tr a - o p tiq u e s . — Parfois les lésions cérébrales qui paraissent responsables
de ces Éidolies visuelles (et surtout des phantéidolies) siègent hors du tractus
optique et des centres de la vision. Ceci laisse naturellement en suspens la
question de savoir si l ’analyseur perceptif visuel n ’est pas perturbé indi­
rectement (G. de Morsier). Mais pour les auteurs qui ont particulièrement étu­
dié ces cas, il s’agit là d ’un travail onirique plus ou moins fragmentaire et
paroxystique qui s’observe dans deux conditions que nous devons préciser.

a) Tout d ’abord avec J. Lhermitte (1922, 1934), et un peu plus tard dans
les travaux de van Bogaert (1924, 1927), on a décrit sous le nom précisément
d ’hallucinoses pédonculaires des imageries visuelles de type onirique qui se
présentent « aux yeux » des patients comme une fantasmagorie étrange et
généralement irréelle.
Dès 1922, J. Lhermitte et H. W. Stenvers (Archives Suisses de Neurologie,
1922) avaient observé des « visions » chez des malades atteints de lésions du tronc
cérébral (Dans le cas Stenvers il s’agissait d ’un tubercule intéressant la pro­
tubérance et le bulbe). La malade de Lhermitte (Société de Neurologie, nov. 1922)
était atteinte de vertiges, d ’une paralysie de la 6e paire, d ’un tremblement
du bras droit avec légère parésie à droite (syndrome pédonculaire). Elle voyait
apparaître le soir à la tombée de la nuit des animaux étranges; elle essayait de
les toucher mais les animaux disparaissaient; elle demeurait persuadée q u ’elle
était le jouet d ’illusions. Dans la suite elle vit des êtres humains affublés d ’étran­
ges oripeaux, des enfants qui jouaient à la poupée; par instant elle se laissait
prendre au jeu de ses illusions, puis tout a disparu. Voici un résumé de l ’obser­
vation de J. Lhermitte et Gabrielle Levy (1927) qui est typique :

<f Homme de 60 ans. Tabétique. Syndrome de la calotte pédonculaire. Quelques


« jours après il croyait que sa chambre était transformée en wagon. Il y avait des
« personnages variés. Ce wagon était en relation plus ou moins proche avec un
« service d ’avions. Quand la chambre s’ébranlait, il se rendait au bas d’un pylône
« autour duquel s’enroulait une spirale. Il arrivait ainsi à un paysage d’Arabie —
« Après cet accès d’onirisme, les phénomènes hallucinatoires furent « plus discrets ».
« Deux pantalons accrochés en face de lui et un porte-manteau devinrent deux
« bonnes femmes qui s’agitaient. Sur la table, une boîte se transformait et devenait
« deux petits bonshommes qui se promenaient sur une plage. Devant le déroulement
« de ces images vivantes, colorées, silencieuses, il se rendait bien compte qu’il était
« le jouet d’une illusion, que ces images vivantes, colorées, silencieuses n ’avaient
« aucune réalité ».

(Des faits analogues ont été depuis publiés et discutés. Citons les obser­
vations de Ekbom, 1938 ; J. Lhermitte et J. Sigwald, 1941 ; de D. Cargnello,
ÉIDOUES VISUELLES 363

1930 ; de Klages, 1954 ; de H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra, 1956 ; de


I. et K. Gloning, 1958 ; de M. B. Bender et M. Feldman, 1967 ; etc.). Ces
faits ont donné lieu à des controverses pathogéniques : d ’une part, J. Lher-
mitte, L. van Bogaert, J. de Ajuriaguerra, H. Hécaen, pensent q u ’il s’agit
de troubles de régulation de la fonction hypno-onirogène ; tandis que
G. de M orsier croit que des lésions de centres non spécifiques ne peuvent
pas produire des Hallucinations de ce genre. A. D onati et I. Sanguinetti
(1953) ont à leur to u r contesté cette réfutation.
Au cours des syndromes post-encéphalitiques on peut observer des faits
analogues. Nous avons étudié ces cas avec Claude dans notre travail sur les
états oniriques post-encéphalitiques (1933), et notre élève Rancoule dans sa
thèse (Paris, 1937) en a rapporté des observations assez nombreuses. Par
exemple, une de ses malades éprouvait avant de s’endormir une illusion macro­
scopique, et elle vit un soir sur un carreau deux soldats en tenue bleu horizon
de « grandeur naturelle », ce qui l ’étonnait « vu la petite taille du carreau ».
U n malade de Léonhard (1930) voyait également le soir, dans un verre vide,
des quantités d ’images vives et irréelles, des sphères, des figures qui se trans­
formaient, s’épanouissaient, changeant constamment de formes et de couleurs
(paréidoliques).

b) Dans les syndromes vestibulo-labyrinthiques ou stato-kinétiques


on a pu observer également la projection d ’Éidolies hallucinosiques visuelles.
M ourgue a particulièrement insisté sur l ’importance de ces troubles qui lui
ont fourni la base de ses interprétations théoriques sur la projection spatiale des
images dans ce q u ’il appelle 1’H alludnation vraie (c’est-à-dire qui, pour nous,
est justement cette im portante variété de phantéidolies hallucinosiques qui sont
vécues sur le registre de l ’irréalité). Le chapitre IV de son ouvrage est consacré
à ces rapports entre « Hallucinations et appareil labyrinthique »; on y trouvera
l ’exposé des expériences de P. Schilder et H. H off (excitation labyrinthique) et
les observations anciennes d ’A. Pick, de H. W. Stenvers, de J. Lhermitte et L. van
Bogaert qui m ontrent la composante vestibulaire de la projection des images.
P. Schilder et H. Hoff (1930) ont pu en effet déclencher la production de photo-
psies mouvantes par l’excitation labyrinthique. Van Bogaert (1934) a observé une
femme diabétique âgée qui présentait des crises de torsion autour de l ’axe longitu­
dinal du corps (crises avec spasmes oculogyres) au cours desquelles la vision deve­
nait floue et dans une sorte de brouillard lumineux elle voyait alors de multiples
garçons de café offrant des plateaux chargés d ’objets brillants indéfinissables,
puis des officiers, etc. Stenvers (1922) a rapporté, lui, l ’histoire d ’un malade
atteint de tuberculose localisée dans la calotte de la protubérance qui voyait
des infirmiers illusionnels faire mille acrobaties et sarabandes; il s’agissait
de scènes oniriques qui relevaient, d ’après Lhermitte (p. 93 de son livre)
d ’une altération fonctionnelle des centres hypniques. G. Engerth et Hoff (1929)
relatent la présence d ’Hallucinations hémianopsiques dans le champ aveugle uni­
quement pendant la marche ou la station debout. Les observations de L. van
Bogaert et Delbecke (1926), L. van Bogaert (1934), ou de G. de Morsier et
364 LES É1DOUES HALLUCINOSIQUES

Broccard (1937) sont d ’un particulier intérêt, car elles m ontrent que l ’apparition
de ces Éidolies visuelles peut être liée aux troubles de la régulation sensorio-
kinétique p ar le méso-diencéphale et notam m ent au s y n d r o m e d 'a u to m a to s e .
Quoi q u ’il en soit de leur interprétation pathogénique, il s’agit là de désinté­
grations fonctionnelles partielles (Mourgue) associées à des troubles incomplets
de la conscience et des schémas temporo-spatiaux (D. Cargnello, 1950). A cet
égard, la phénoménologie de ces fantasmes rejoint celle que l ’on observe dans
les crises oculogyres des parkinsoniens (Rancoule, T h è se , Paris, 1937; J. Per-
ria, R iv i s ta d i N e u r o ., 1947; A. Sciorta, 1952), ou encore dans les crises de
narcolepsie (L. van Bogaert, 1927; J. Lhermitte, 1951 ; H. Heyck et R. Hess,
1954; Roth, 1962; O. Pohe, 1966; L. Reimer, 1970; etc.). Parfois les images
visuelles s’associent dans ces syndromes complexes à de fausses perceptions
auditives (Stenvers) ou à des « somato-éidolies » comme c ’est le cas notam m ent
pour l ’intrication des phénomènes stroboscopiques et des troubles somato-
gnosiques (J. Lhermitte, H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra, etc.).
— Tels sont les faits nombreux et variés, mais à certains égards assez sté­
réotypés, que nous fournit l ’observation des malades atteints dans les fonctions
de leur appareil psycho-sensoriel visuel et aussi dans les structures cérébrales
qui l ’encadrent ou le modulent (centrencéphale de W. Penfield) ou qui
lui sont comme l’appareil labyrinthique intimement liées. Naturellement,
le rôle de la F o r m a tio n r é tic u lé e m é s e n p h a lo -d ie n c é p h a liq u e ne pouvait pas
ne pas être invoqué, et c’est ce que soulignaient en 1958 au Symposium de
W ashington M. S. Scheibel et H. B. Scheibel. De même, le S y s t è m e lim b iq u e
(c’est-à-dire les structures cérébrales qui, de H. Jackson à W. Penfield, ont tou­
jours paru déterminantes pour la « production des dreamy States ») s’est vu plus
récemment attribué (H. Klüver, 1963) un rôle im portant dans la pathogénie
des « Hallucinations » et peut être plus particulièrement de celles qui entrent
dans cette catégorie. Mais par-delà tous ces problèmes anatomo-physiologiques
(que nous reprendrons plus loin) posés par ces Éidolies hallucinosiques visuelles
qui, effectivement, se présentent dans un encadrement neurologique pour
ainsi dire spécifique, la spécificité même de cette structure éidolique visuelle
et de ces deux types protéidolique et phantéidolique éclate, semble-t-il, dans
l ’évidence des caractères que nous leur avons reconnus.

II. — LES ÉIDOLIES ACOUSTIQUES MUSICALES ET VERBALES

Ici, il s’agit de sons, de rythmes, de gammes, d ’airs musicaux (bruits entoti-


ques, acouasmes, acouphènes), plus rarem ent de paroles proférées, d ’interpel­
lations ou d ’exclamations. Tous ces phénomènes acoustico-verbaux sont d ’une
tonalité parfois éclatante et souvent rythmique (ritournelles, m ots stéréotypés,
litanies, scies verbales, kyrielles sonores, etc.). Cette classe de phénomènes est
dans la sphère auditive beaucoup plus rare que dans le domaine de la vision.
Les Éidolies hallucinosiques auditives comportent des caractères structuraux
de dysfonctionnement perceptif auditif, ou plus exceptionnellement elles sur-
ÉIDOLIES AUDITIVES 365

viennent sur un fond de troubles des fonctions du langage. Tantôt il s’agit


de lésions de l ’appareil cochléaire; tantôt de lésions de T .l T.2(cham ps 20,21,
et 22) ou des gyri transverses d ’Heschl (31-43). On les a surtout décrits
naturellement avec une particulière fréquence dans les auras ou équivalents
des crises convulsivantes symptomatiques de lésions temporales.

1° É id o lie s h a llu c in o siq u e a d e s o to p a th ie a . ■—- Rappelons, à titre


d ’exemple, l ’observation de la malade que nous avons suivie avec Claude et
Baruk (1932), atteinte d ’une lésion de l ’oreille interne syphilitique et dont nous
avons rapporté plus haut (p. 185) l ’observation (bruits d ’eau qui bout, sifflets,
ritournelles, rengaine « tournez-vous Marie » ou « c’est pour vous Marie »).
Nous ne pensons pas utile de revenir ici, sans nous exposer à de fastidieuses
et inutiles redites, sur toutes les variétés d'Éidolies acoustiques élémentaires ou
protéidoliques et sur les phantéidolies musicales que nous avons précédemment
exposées (p. 178) lorsque nous avons décrit les Hallucinations auditives com­
munes ou élémentaires et les Hallucinations musicales. Toutes ont, en effet,
une structure éidolique hallucinosique commune ainsi q u ’il est facile de le cons­
tater en se rapportant à toutes les observations décrites depuis les travaux
d ’Urbantchich (1904) chez les otopathes (Hécaen et Ropert, 1963) et même dans
les affections cérébrales (Hécaen et Ropert, 1959), car les caractéristiques de ces
phénomènes hallucinatoires sont analogues dans les deux cas et sont rigoureuse­
ment superposables, à cet égard, aux Éidolies hallucinosiques visuelles que nous
venons de décrire aussi bien chez les ophtalmopathes que chez les malades
atteints dans leurs centres visuels — aussi bien dans les cas de troubles pro­
prement sensoriels que dans les cas d ’auras épileptiques ou de syndromes
de déficit psycho-sensoriel corticaux.

Les protéidolies sont ici les plus caractéristiques et les plus fréquentes.
En effet, ce qui caractérise ces Éidolies acoustiques dans leur généralité et plus
particulièrement sous cet aspect protéidolique ce sont, outre leur caractère uni­
latéral qui n ’est pas constant, les déformations des configurations sonores alté­
rées dans leurs dimensions temporo-spatiales (timbre, tonalité, modification des
intervalles et des seuils) et, bien entendu, surtout dans la Gestaltisation tempo­
relle qui est pour l ’audition ce q u ’est la distribution spatiale pour la vision. Les
travaux des oto-neurologues ont mis en évidence, comme nous l’avons déjà
noté, des « fantômes acoustiques » après am putation d ’une partie du champ
binaural (1) après les « traumatismes sonores ». Il s’agit d ’acouphène rem­
plissant les trous de surdité (A. Gaillard, Concours Médical, 1963) et dont
la tonalité correspond exactement à la zone des ondes sonores abolies
(P. Pazat et P. G rateau, 1970, 42, 81-90). Ces phénomènes sont en quelque
sorte le prototype même des protéidolies acoustiques.1

(1) J. B. B artlet (1951) et R . C. C ohn (1971) ont déjà fait un rapprochement


analogue entre Hallucinations chez les ophtalmopathes et le membre-fantôme des
amputés.
E y. — Traité des Hallucinations. 13
366 LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES

Mais les Éidolies acoustiques des otopathes peuvent aussi affecter la forme
de Phantéidolies verbales ou musicales. Rappelons notre observation (p. 376)
et aussi un certain nombre de cas publiés par Mabille (1907), par Urbantchich
(1909), par Kienberger (1912), Robinson (1927). Le cas n° 5 de H. Hécaen et
R. R opert (1963) est, à cet égard, intéressant : la malade entendait la voix de
son frère dire M ..., puis « Thérèse est une tête de lard », sans être, soulignent
les auteurs, dupe de ses Hallucinations.

Régis, en 1881, qui s’était beaucoup occupé de ces phénomènes a rapporté une
curieuse observation de sensations acoustico-verbales parasites intimement mêlées
au langage intérieur. Son malade qui avait une otorrhée de l’oreille droite présentait
un véritable syndrome d’automatisme mental, avec écho de la pensée ; sa pensée
était entendue dans son oreille droite et il lui semblait que les autres l’entendaient
aussi. Il eut l’idée, dit-il dans son auto-observation, qu’il était devenu un homme-
phonographe. Ce retentissement sonore de sa pensée se produisait surtout lorsqu’il
était dans un coin silencieux et qu’il approchait l’oreille de quelque encoignure.
Si alors il se bouchait l’oreille gauche il entendait sa pensée formulée dans l’oreille
droite (celle atteinte d’otorrhée). La guérison de l’otite a entraîné, dit Régis, la gué­
rison de l’Hallucination...
En 1896 il publia une autre observation. Il s’agissait d ’une femme de 58 ans
atteinte d ’hypoacousie et de bourdonnements. Elle entendait des bruits subjectifs
(bruits de tempête, de cloches, puis cor de chasse, puis voix de jeune femme chantant
diverses chansons, et enfin de voix nettement articulées). A vrai dire, c’était surtout
des musiques de fanfare, un chœur lointain. Une fois elle eut en écho de curieuses
post-images acoustiques; elle s’entendit appeler son mari « Coste ! Coste » qu’elle
avait appelé quelques instants auparavant dans son jardin.

De pareils faits doivent spécialement retenir notre attention — comme ils l’ont
déjà retenue dès nos premiers travaux en 1932. C ’est que, mal observés ou mal inter­
prétés, ils sont à la base même des conceptions des psychoses hallucinatoires basées
sur des phénomènes sensoriels et mécaniques. Comme nous le verrons lorsque nous
examinerons le « modèle mécaniste » de l’Hallucination (et par voie de conséquence du
Délire), on s’imagine assez facilement que l’excitation sensorielle soit une condition
nécessaire et suffisante du Délire. Dès lors, si des lésions des organes récepteurs (ici,
l’organe de Corti) produisent du Délire, c’est bien — puisqu’il ne peut s’agir que
d’excitations élémentaires, parce que périphériques — la preuve que le Délire dépend
de ces excitations sensorielles (comme a écrit G. de Clérambault, le prurit peut
engendrer l’idée de persécution).
On voudra bien nous excuser d’insister ici un peu lourdement sur cette discussion
byzantine à propos précisément de ces observations de Délire basé sur les otopathies.
Trois ordres de précision sont à ce sujet indispensables. La première, c’est que les
lésions « périphériques » n ’entraînent pas d ’Hallucinations élémentaires (Éidolies)
par l’effet de l’irritation mais par la désintégration du champ auditif, comme nous
l’établirons à la fin de cet ouvrage (7e Partie, chap. IV). La seconde c’est que les
É idolies, m êm e d'o rig in e périp h ériq u e, p e u v e n t se m a n ifester sous fo r m e d e P h an téido­
lies, co m m e d e s É idolies, m ê m e d 'o rig in e cen tra le p e u v e n t se m an ifester p a r d e s P roféi-
d o lies ; et que, par conséquent, l’équation Hallucination élémentaire = lésion de
l ’organe périphérique est fausse, ce que démontre le fait que des Protéidolies peuvent,
comme nous allons le voir, être symptomatiques de lésions centrales. La troisième,
ÉIDOLIES AUDITIVES 367

c’est que les rapports de la surdité et de la psychose délirante sont fort complexes,
comme nous le verrons en examinant ce problème à propos de l’isolement sensoriel
(4e Partie, chap. IV), puis à propos de la pathogénie des Hallucinations (Éidolies et
Hallucination délirante) dans les 6e et 7e Parties de l’ouvrage.

2° É id o lies h a llucinosiques aco u stico -verb a les da n s les lésions


cérébrales. — Nous allons voir, en effet, que si les Éidolies des otopathes
sont plus compliquées q u ’on ne le croit celles des « cérébraux » peuvent aussi
l ’être moins q u ’on ne se l ’imagine... Il s’agit, là aussi, de sons plus ou moins
différenciés, parfois de sifflements ou de sons musicaux, ritournelles, refrains,
souvenirs sonores, etc., car il ne faut pas croire, comme nous venons de le souli­
gner, que la complexité de la configuration phantéidolique soit en proportion
directe avec la localisation centrale ou supérieure de la lésion. Parfois il s’agit
de voix, de paroles, etc., mais sous forme, soit d ’énoncés fragmentaires, soit de
reduplication ou d ’écho de la pensée ou de la phrase. U n malade de Klein (1924),
ancien syphilitique, présentait des troubles aphasiques. Il entendait des voix.
Un jo u r il a entendu un bref discours. Il pensait : « Je dois aller chez le
médecin » et il a entendu venant de la rue une voix répéter q u ’il devait aller
chez le médecin. Il lui semblait que ça se passait dans la moitié droite de la
tête : il s’agissait, selon l ’auteur, d ’une lésion temporale gauche ; ce malade pen­
sait que ces phénomènes étaient « un signe de la maladie ». Fernand Sanz (1922)
a rapporté une observation semblable. Hoff et Silbermann (1933), étudiant les
effets du refroidissement par le chlorure d ’éthyle de la région temporale de
certains trépanés, ont obtenu chez une femme de 24 ans des sensations d ’étran­
geté de son propre langage « comme si » ce q u ’elle disait était proféré par
quelqu’un d ’autre.
Nous retrouverons ce problème plus loin à propos des « tumeurs cérébrales »
quand nous examinerons notam m ent les observations de Courville (1928)
qui lui consacra il y a 40 ans un très gros travail. Disons simplement ici que les
observations de David, Hécaen et Coulonjou (A. M . P., 1944, I), de Roger
et Paillas, etc. (A. M . P., 1948, II), de Gelma et Singer (1951) sont très intéres­
santes à cet égard (cf. le travail de Cossa et M artin, 1955; le livre de Aju-
riaguerra et Hécaen, « L e c o r t e x c é r é b r a l », p. 371-378 et celui de W. Penfield,
1952). Ces phénomènes ont — à vrai dire exceptionnellement — été mis en
rapport avec la pathologie du lobe frontal (Messimy, 1953).
Mais ce que nous devons souligner, c ’est que dans ces phénomènes éido-
liques centraux on retrouve souvent le caractère « élémentaire » de certaines
manifestations éidoliques d ’otopathes. C ’est-à-dire que dans ces lésions
centrales les p r o t é id o l ie s se rencontrent tout autant que les p h a n té id o lie s .
Revenons encore par exemple aux observations de Hécaen et R opert (1959)
et notons : que celui-ci (obs. 5, syndrome thalamique) entend un bruit de
ferraillement; que celui-là (obs. 22, réticulo-sarcome du lobe tem poral gauche)
a des bourdonnements dans l ’oreille gauche; que cet autre (obs. 19, épileptique)
entend un bruit de m oteur; un autre encore (obs. 11, tum eur temporale)
entend un m oteur d ’avion dans la tête. D ’ailleurs, les auteurs signalent que
368 LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES

dans 9 cas (sur 34) de lésions centrales, il s’agissait de bourdonnements, de


tintements, de sifflements d ’intensité variable et perçus, soit par une seule
oreille, soit par les deux à la fois. Ces phénomènes hallucinatoires « élémen­
taires » se rencontrent aussi, rappelons-le, au cours d ’auras épileptiques. Mais,
bien sûr, les Éidolies acoustico-verbales sont les plus fréquentes et nous pouvons
rappeler que pour Hécaen et R opert il s’agit alors, soit de mélodies, soit de
chants, soit de phénomènes hallucinatoires verbaux (mots parasites, écho de
la pensée) avec leur contexte habituel d ’altérations perceptives auditives ou de
troubles aphasiques. Même dans ces cas d ’Éidolies verbales Hécaen et Ropert
ont remarqué et souligné « q u ’il n ’y avait ni croyance secondaire, ni impli­
cation délirante » (p. 279).

III. — LES ÉIDOLIES DU SCHÉMA CORPOREL


(Somato-éidolies)

Pour si diffuse et « cénesthésique » que soit la perception du corps, nous


avons vu q u ’elle donnait lieu assez souvent à des anomalies qui font lever
dans le champ de la conscience des images corporelles insolites (distorsions
somesthésiques) que l ’on appelle généralement troubles du schéma corporel
au sens strict du terme (cf. p. 289).
Ces configurations hallucinatoires qui ajoutent ou retranchent à l ’image
du corps certaines de ses parties ou bien les transform ent ou encore les mêlent,
et bien souvent les font apparaître au niveau symbolique dans la perception
d ’une m étaphore représentative et visuelle (celle précisément de Yimage si
caractéristique des Éidolies que nous décrivons ici), sont dans l ’ordre de la per­
ception corporelle exactement ce que sont les phantasmes éidolo-hallucinosiques
optiques ou acoustiques. Sans reprendre ici ce que nous avons déjà exposé
ailleurs, rappelons-les principaux aspects étranges de ces illusions du schéma
corporel.

Le membre-fantôme (1) en constitue la plus typique forme. Il apparaît


tout de suite après l ’am putation et finit généralement p ar disparaître à la longue.
On le constate aussi bien après les am putations des membres (surtout après
les amputations basses, distales) q u ’après l ’am putation d ’organes comme le
mamelon ou le rectum, plus rarem ent après am putation du pénis. Ce membre-
fantôm e se meut en synergie avec les mouvements du moignon. Quand on
fait exécuter au membre sain une série de mouvements exigeant un effort,
le membre-fantôme suit le mouvement du membre sain. Un de nos confrères
am puté nous a dit : « Toutes les sensations d ’un membre sain se rapportent au 1

(1) Cf. le livre de Ajuriaguerra et H écaen, « M écon n aissan ces e t H allu cin ation s
corporelles », p. 7-55.
S OMA TO-ÉID OLIES 369

membre malade comme s’il y avait un tout, un système représentatif indissoluble,


une solidarité dans la conscience des deux membres, telle que lorsque l ’un est
coupé et que le cortex ne ressent plus ses sensations qualificatives de tact
notam m ent, l ’autre continue à fournir à son pur souvenir ses propres sen­
sations ». Ceci est à rapprocher des expériences de Mourly-Vold chez les Sujets
endormis qui, quand on remue un seul de leurs membres, rêvent de mouvements
bilatéraux. C ’est que le membre-fantôme est lui-même parfois comme un m or­
ceau de rêve en quelque sorte cristallisé : ses positions paradoxales (Schilder
a noté q u ’il peut pénétrer dans le tronc) m ontrent la part d ’ « imagination »
ou de travail onirique qui l’anime, le forme et le transforme pour constituer
exceptionnellement une véritable « phantéidolie somatique ».
M ais ce que la perception du membre-fantôme en quelque sorte concrétisé
p ar sa fixité et sa constance cache de la « subception » pathologique q u ’il
manifeste, les autres troubles proprem ent protéidoliques du schéma corporel
le manifestent. II en est ainsi, p ar exemple, des a s o m a to g n o s ie s qui consistent
en illu s io n s d e d é p la c e m e n t o u d e d is to r s io n d e s m e m b r e s (les malades se plaignent
de sentir leurs jam bes fléchir, un bras tordu derrière leur tête, etc.), de c o n fu s io n
d a n s V o r d r e s p a t i a l d u c o r p s (allochirie, troubles autopoagnosiques) ou encore
d 'a g n o s ie s touchant quelques segments du corps. Tous ces troubles somato-
agnosiques — que l’on appelait jadis « cénesthésiques » — ont un caractère
essentiellement illusionnel. Nous les avons longuement décrits en soulignant
leur caractère de désintégration partielle de l ’espace corporel. Et, à ce titre,
nous avons noté que précisément ils contrastaient avec ce que l ’on doit appeler
le syndrome de dépersonnalisation, les expériences délirantes corporelles,
le délire somatique — Mais, inversement, il faut souligner aussi que ces troubles
de l’image corporelle vécue par le Sujet comme des formes insolites que pren­
nent les parties de son corps dans leur arrangement réciproque et respectif,
com portent une forte charge d ’imaginaire qui les a fait, pour ainsi dire, prendre
pour une constante et parfois fantastique m étaphore délirante. Il importe, là
encore, de noter que pour si fantasmagoriques que soient ces métaphores, ces
télescopages où se projettent les phantasmes du corps morcelé, de l ’angoisse
de castration, des identifications ou des désirs sexuels, ils émergent à la
conscience que comme des bourgeons de l ’Inconscient reconnus pour tels,
c ’est-à-dire que, attributs d ’un vécu radicalement subjectif ils sont frappés de
l ’interdiction de figurer dans le système de la réalité. Il y a longtemps que
P. Schilder (1) a découvert cette réalité phantasmatico-complexuelle des
images hallucinatoires du « corps propre ».
En term inant ainsi cette description des Éidolies hallucinosiques, nous
devons revenir encore sur ce que nous avons déjà dit de la phénoménologie
de cette catégorie hallucinatoire pour faire à son Sujet deux réflexions qui1

(1) P. S childer , Das Körperschema, Berlin, Springer, 1923 — et Images and


différences o f the human body, Londres, Kagan, French Tuber, 1935.
370 LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES

prendront peut-être plus de valeur m aintenant après ce que nous venons de


rappeler de la clinique de ces « désintégrations » hallucinatoires de la per­
ception.
— La première, c ’est que dans la clinique des Hallucinations tous ces
phénomènes sont ceux qui sont le plus généralement décrits (et illustrés)
dans les descriptions classiques car ils s’y prêtent p ar la structure formelle
même, la précision et la vividité de leurs caractéristiques « sensorielles » et de
leur Gestaltisation temporo-spatiale. Mais, bien entendu, lorsque l ’on croit
ainsi avoir saisi cette structure comme celle de l ’Hallucination vraie (Mourgue),
on fait tom ber le problème de l’Hallucination du plan du délire où il se situe
généralement au plan de la pathologie des fonctions instrumentales de la
perception où il ne se tient généralement pas.
— La seconde, c ’est que ces syndromes éidolo-hallucinosiques (les « hallu-
cinoses » comme on a tendance à les désigner pour les séparer précisément
de l ’Hallucination délirante) ne sont ni aussi simples ni aussi élémentaires,
ni surtout aussi mécaniques que certains auteurs se l’imaginent. Même à
l’extrême pointe de l ’émergence des phosphènes, si nous nous rapportons aux
remarquables études de H. Ahlenstiel et R. Kaufm an (1953), de J. Clau­
sen (1955) et de von Knoll (1958), c’est encore une sorte d ’intentionnalité
spécifique, celle d ’une signification archétypique immanente à toute représen­
tation (fût-elle à ce niveau le surgissement autom atique et inconscient qui
anime la figure). Toute figuration est image et toute image nous renvoie, dans
la perspective de Freud, au rêve de l’individu, ou, dans la perspective jungienne,
au rêve de l ’humanité, à ses archétypes. Il suffit de se rapporter à tous les
exemples pour si fragmentaires, et parfois si ambigus q u ’ils soient p ar lesquels
nous avons voulu illustrer notre description pour se convaincre à quel travail
de projection de l’Inconscient répondent ces Éidolies en général et les phantéi-
dolies en particulier. Elles sont comme des bulles d ’imaginaire qui éclatent à
la surface de la Conscience, m ontant des profondeurs de l ’être affectif, de
l’Inconscient.

PROBLÈMES THÉORIQUES ET PRATIQUES


DU DIAGNOSTIC DES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES

Un certain nombre d ’aspects séméiologiques doivent être précisés afin de


prévenir les confusions que, quotidiennement, on voit s’établir dans l’esprit
de beaucoup d ’observateurs, faute d ’avoir une idée claire de la définition des
Éidolies hallucinosiques. Il suffit de lire les observations éparses dans la litté­
rature pour se convaincre q u ’elles ne sont pas dans leurs titres ou leurs des­
criptions dépourvues d ’ambiguïtés. II importe donc de bien préciser dans
quelles difficultés s’embarrasse l ’application de cette notion qui correspond
pourtant à une réalité clinique pour nous incontestable. Il y a quatre confusions
possibles :
PROBLÈMES DE DIAGNOSTIC 371

7° C onfusion e n tre É idolies e t H a llu cin a tio n s d é lira n te s . —

Il ne faut pas confondre les Éidolies avec ces formes de délire que l ’on
observe chez certains réticents qui minimisent leurs troubles et les présentent
comme de simples « constats » sensoriels quand ils se contentent de dire :
(« J ’entends... Je vois... et c ’est tout. J ’enregistre... Il faudrait que je sois fou
pour ne pas entendre ce que j ’entends ou ne pas voir ce que je vois, etc. »). Or,
lorsque tout le comportement de ces malades s’inscrit en faux contre cette
simple réduction à un constat perceptif, le clinicien ne saurait être dupe de ces
fausses Éidolies sans devenir lui-même dupe du délire. Car ce que ces hallucinés
présentent comme une sorte de procès-verbal d ’une sensation réelle implique
plus que la sensation, mais déjà le délire qui transparaît et s’affirme, même
en se niant dans la conduite et les croyances du Sujet. Il est, nous l’avons
vu, de l ’essence même du phénomène hallucinatoire délirant de s’affirmer dans
la négation de tout délire et de toute Hallucination, négation qui ne saurait
être prise sans examen approfondi pour de l ’argent comptant. Le clinicien
doit savoir évaluer si le « simple procès-verbal de sensorialité » n ’est q u ’un
simple « alibi » du délirant. Cet « alibi » se manifeste d ’ailleurs à lui dans le
tableau clinique qui se présente dans une atmosphère et dans une activité
discursive dont la sensorialité proclamée n ’est q u ’un effet verbal. Ce qui fait
prendre ces phénomènes pour des Éidolies, c ’est donc uniquement la dénéga­
tion du délire par le délirant lui-même lorsque celui-ci essaie d ’entraîner le clini­
cien dans sa propre dénégation. Tel est le piège que l ’Hallucination tend au
clinicien assez naïf pour penser q u ’il n ’y a pas de différence entre les Éidolies
hallucinosiques (Nicolaï) et les Hallucinations délirantes (Barbiguier).
Il y a lieu de suspecter la nature « éidolique » de la plupart des cas qui,
sous le terme d ’ « Halluzinose » des buveurs (Wemicke), ou des syphilitiques
(Plaut), ou en les désignant comme « Délires hallucinatoires avec conscience »
(R. Semelaigne, 1886; A. Gordon, 1886), ou comme « Hallucinoses » (Dupré
et Gelma, 1914; Leyritz, 1922), ou « syndrome pur d ’automatisme m ental »
(G. de Clérambault), ont été ou continuent encore parfois à être publiés.
Lorsque l ’on se rapporte à ces observations et à celles que l ’on peut faire
de cas analogues, on comprend q u ’il s’agit bien des « Délires hallucinatoires »
que les auteurs considèrent comme des « Hallucinations sans délire » pour
sous-entendre du même coup que le Délire peut, comme un épiphénomène
contingent, s’y ajouter ou non. Il convient à ce sujet d ’avoir présent à l’esprit
que, notam m ent comme séquelles d ’une expérience délirante hallucinatoire
les fausses perceptions, soit q u ’elles soient de simples souvenirs, soit q u ’elles
survivent encore sous forme de troubles vivaces, sont « jugées » et « rectifiées »
dans cette période de réveil où l’Hallucination est remise à sa place. Tel paraît
être le cas, par exemple, des malades de Picard, Pasquet et Le Bras (1954)
ou de M ontassut et Chertok (1955). Notons encore que ce qui s’observe
à la fin des expériences hallucinatoires délirantes s’observe aussi parfois au
début quand le délire statu nascendi est encore incertain et permet au déli­
rant de prendre à l ’égard de son incoercible vécu une certaine « distance »
que sa progression va combler mais q u ’il n ’a pas encore franchie.
372 LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES

Le caractère non délirant des Éidolies est souvent méconnu faute d ’apprécier
exactement la réaction critique de l ’Halluciné. Quand on définit les Éidolies
comme des phénomènes indépendants (ou, mieux, sous-jacents) à la sphère
des croyances et du jugement de réalité, on n ’entend pas affirmer que l ’image
hallucinatoire ne provoque pas une adhésion immédiate du jugement de
présence qui fonde tout vécu perceptif et qui peut faire sentir, penser et dire
au Sujet « c ’est réel », « c’est net », « c’est coloré », en dotant son illusion
de toutes les qualités sensorielles et spatiales, etc., mais aussi sans être souvent
capable de distinguer le jugement asséritif de présence du jugement de réalité.
D ’où, en effet, les contradictions et oscillations du témoignage de ses sens.
Ce que nous entendons souligner, c ’est que la Conscience « ne se prend » à
ce jeu éidolique que juste assez pour le saisir dans l ’instantanéité de sa pré­
sentation mais pas assez pour le constituer en événement. De telle sorte que
c ’est cette reprise du vécu sur le registre de l’imaginaire, cette rectification récur­
rentielle (plus ou moins immédiate) qui constituent la structure même du phé­
nomène éidolo-hallucinosique. C ’est cette récusation par le Sujet de la réalité
de son vécu qui consacre la caractéristique non délirante des Éidolies.

20 C o n fu sio n e n tr e É id o lie s e t H a llu c in a tio n s s y m p t o m a t i ­


q u e s d e lé sio n s c é ré b ra le s. — Il s’agit d ’un autre grave malentendu.
Comme les Éidolies se définissent comme des désintégrations fonction­
nelles de type neurologique, certains cliniciens (1) se figurent que toutes
les Hallucinations provoquées par les affections cérébrales doivent se
définir comme des Éidolies. Rien n ’est plus faux. Les affections céré­
brales (neuro-syphilis, encéphalite, tumeurs, intoxications neurotropes, etc.)
sont susceptibles de produire, soit des dissolutions globales et psychiques
(délires hallucinatoires), soit des désintégrations partielles et neurologiques
(phantéidolies). Le fait q u ’un malade porteur d ’une tum eur cérébrale expri­
mera dans ses propos ou son comportement q u ’il a des « visions », laisse en
suspens la question de savoir s’il s’agit d ’Éidolies ou de délire hallucinatoire
de type le plus souvent d ’expérience confuso-onirique. Ceci est affaire d ’analyse
séméiologique et pathogénique et non de projection de concepts étiologiques
dans les diagnostics.
De ce malentendu procède encore un autre corollaire erroné qui consiste
à croire que les protéidolies seraient spécifiques de la pathologie sensorielle
périphérique et les phantéidolies seraient spécifiques de la pathologie psycho-1

(1) C’est l’erreur impliquée en gros caractères dans le titre même du livre de
Fritz Reimer (1970) qui confond hallucinose visuelle avec pathologie cérébrale
des Hallucinations visuelles, escamotant le problème de la distinction que nous
tentons d’établir ou plutôt de rétablir.

I...
PROBLÈMES DE DIAGNOSTIC 373

sensorielle centrale. Ce problème doit avoir, espérons-nous, hanté l ’esprit


du lecteur de ce chapitre. Pour le rassurer dès m aintenant, assurons-le que nous
nous réservons de reprendre ce problème dans son fond dans la dernière partie
de notre conception organo-dynamique de l’Hallucination (p. 1210-1222) et
même avant, à propos des travaux de Zador sur la mescaline (p. 637-656).

3° Confusion entre ÉidoUes et Hallucinations« sensorielles ». — U n


des caractères qui définissent sur le plan séméiologique les Éidolies, nous l’avons
vu, est la forte composante esthésique des images hallucinatoires. Mais ceci peut se
rencontrer également dans les états de dissolution profonde, comme par exemple
dans les états confusionnels ou au cours de phases aiguës ou subaiguës des schi­
zophrénies. C ’est que, dans ce cas, le processus spécial et global qui caractérise
la psychose atteint les couches profondes des automatismes perceptifs jusqu’au
point où image et perception se confondent, c ’est-à-dire là où cette couche
fonctionnelle peut être partiellement désintégrée dans les hallucinoses. Si
bien que l ’esthésie peut être très vive dans les dissolutions profondes comme
dans le rêve sans q u ’elle indexe autre chose que l ’état de délire qui l’engendre.
Ce qui permet d ’établir le diagnostic c’est, encore une fois, l’analyse structu­
rale du trouble qui montre, soit que l ’esthésie hallucinatoire est secondaire à un
trouble profond et général de la Conscience (activité hallucinatoire psycho­
tique ou délirante), soit que l ’esthésie hallucinatoire est secondaire à une
désintégration des fonctions perceptives. De même d ’ailleurs l’esthésie peut
être sous-tendue comme le disait Esquirol p ar une conviction inébranlable qui
porte le supposé, le craint ou le désiré jusqu’à une perception « véritable » à la
seule condition que le délire justem ent permette au désir d ’atteindre son objet,
de se le présenter en se le représentant comme « réellement » réalisé, c’est-
à-dire délirant.

4° Confusion entre phantéidolies et expériences délirantes. — En


définissant les Éidolies comme des phénomènes psycho-sensoriels « partiels »,
on paraît en exclure les « phantéidolies ». L ’analyse que nous en avons pré­
senté plus haut doit nous garantir contre cette « méconnaissance systématique »
qui répond, il est vrai, à une difficulté réelle de diagnostic. Nous rencontrons
cette difficulté notam m ent à propos des phantéidolies ictales des auras dont
il a été tan t de fois question dans la description que nous avons faite de ces
phénomènes. L ’aura, en effet, pourrait être considérée comme un délire
onirique pour si bref q u ’il soit, en tant q u ’elle est l ’expérience vécue d ’une
chute du champ de la Conscience dans l ’Inconscient et l ’imaginaire. Mais
il en est ici comme des Hallucinations hypnagogiques. Certes, dans l ’un et
l ’autre cas les configurations phantéidoliques apparaissent dans le mouve­
ment général de dissolution épileptique ou hypnique du champ de la Conscience,
mais seulement lorsque certains secteurs fonctionnels sont atteints p ar le rêve
ou, étant atteints, ne tardent pas à se réveiller, et nous retrouvons par consé­
quent dans la phénoménologie de ces Éidolies la structure fondamentale
374 LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES

commune à ce genre de phénomènes, c’est-à-dire leur structure fondam enta­


lement partielle et caduque en tan t q u ’elle n ’est ni effet ni cause de délire. En
pratique, d ’ailleurs, l ’apparition de ces images scéniques q u ’elles soient acousti­
ques, visuelles ou corporelles, est la même que dans la désintégration fonction­
nelle des analyseurs perceptifs, c ’est-à-dire q u ’elle a, contrairement aux expé­
riences délirantes hallucinatoires, une haute valeur diagnostique de lésion,
sinon de localisation cérébrale.

ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES ET DÉLIRES


DANS LEURS RELATIONS CLINIQUES

En tant que les Éidolies sont l ’effet de la désintégration fonctionnelle des


analyseurs perceptifs, elles se distinguent fondamentalement des Hallucinations
délirantes. Telle est la thèse que nous avons présentée ici, comme celle d ’une
évidence clinique malgré les difficultés (1) de diagnostic que nous venons
d ’envisager.
M ais pour si hétérogènes que soient, l’une par rapport à l ’autre, Éidolies
et Délires, il n ’en reste pas moins que les deux séries de phénomènes se pré­
sentent en clinique parfois dans deux types de rapports q u ’il convient d ’élu­
cider : celui de la juxtaposition de deux ordres de phénomènes dans le tableau
clinique, et celui de l'intégration des Éidolies dans l ’activité délirante. Nous
devons exposer ces deux éventualités.

1° L e s É id o lie s h a llu c in o s iq u e s ju x ta p o s é e s a u D é lire . — C ’est le


cas, notamment, d ’une juxtaposition dans le temps assez fréquente : tel pro­
cessus cérébral (mescaline, intoxication alcoolique, encéphalite, etc.) débute
ou finit, comme le sommeil, par des phénomènes phantéidoliques, tandis q u ’à
la période d ’état il se manifeste par un délire hallucinatoire onirique dans
la plupart des cas. On a publié assez souvent des observations de ce genre.
Parfois c ’est au contraire au décours du délire q u ’alternent ou interfèrent
les deux ordres de phénomènes. Citons, p ar exemple, l’observation de Lhermitte
et de Mlle Levy (2) où un « état hallucinosique » a succédé à une crise onirique.
Il n ’est pas exceptionnel de voir cette éventualité clinique se présenter chez
les vieillards notamment. Dans bien des cas (qui prêtent généralement à
controverse), les phénomènes phantéidoliques précèdent ou suivent un état
confuso-onirique (3). Il n ’est pas rare non plus d ’observer une sorte de jux­
taposition concomitante de protéidolies et d ’expériences hallucinatoires déli-123

(1) Certains plus prisonniers qu’ils ne le pensent d ’une métaphysique ou d’une


physique de l’Hallucination, disent les «subtilités».
(2) Revue Neurologique, 1927.
(3) Cf. J aehn et Schneider, Cahiers de Strasbourg, 1949; cf. aussi le cas de A. Do-
nati et I. Sanguinetti (1953).

IL.
ÉlD O U ES E T DÉLIRE 375

rantes, éventualité assez fréquente au cours d ’évolutions schizophréniques.


Bleuler les signalait (p. 84 de son ouvrage fondamental), et D. A. Frieske
et Wilson sont revenus récemment sur l ’éventualité de ces « hallucinoses »
contrastant avec le délire autistique schizophrénique en s ’y juxtaposant.
Les études d ’Eysenck et coll. (1957) sur les processus perceptifs dans les
maladies mentales en m ontrant (par une rigoureuse méthode psychobiomé­
trique) l ’importance des troubles de la perception souvent inapparents, four­
nissent une sorte de fondement théorique à l ’éventualité clinique de ces Éidolies
en quelque sorte juxtaposées au mouvement de désorganisation psychopatho­
logique. D ans les états confuso-oniriques, le delirium tremens, etc., il n ’est
pas rare d ’observer de ces protéidolies telles q u ’elles peuvent apparaître comme
phénomènes d ’accompagnement dans l ’assoupissement, dans le « prédorm ium ».
Le travail de F. M orel (Encéphale, 1932) sur les Hallucinations monoculaires
dans le « Delirium » et les « scotomes positifs » en relation avec les troubles
de la vision maculaire et la motilité oculaire (in Morel « Psychiatrie neuro­
logique », 1947, 156-162) est un modèle du genre, car il montre l ’évidence
d ’une désintégration hallucinosique (spécialement à effets protéidoliques)
des fonctions perceptives comme fondement de l ’apparition de ces cc formes
périphériques » ou, plus exactement, « partielles » de ces phénomènes assez
singuliers pour ne pas se fondre ou se confondre avec le délire onirique plus
général.

2° Les Éidolies hallucinosiques intégrées dans le D élire. — Au cours


des psychoses, certaines Éidolies (et même sous forme protéidolique) peuvent se
trouver intégrées à titre d ’ « alim ents » dans le délire. Cela est assez fréquent éga­
lement dans les confusions oniriques typiques (rappelons p ar exemple ce qui se
passe dans le délire alcoolique •— observation de P. Courbon et J. Chapou-
laud (1 9 3 7 )) — malgré « l ’absence de troubles de la Conscience » mentionnée
par ces auteurs (1). On peut observer la même interprétation des imageries sen­
sorielles dans des affections démentielles (tabès, paralysie générale, démence
sénile, notam m ent presbyophrénique). Les Éidolies dans ces cas contrastent
à l ’égard de l ’ensemble du délire par la structure formelle et l’esthésie des
images hallucinatoires (unilatéralité, anomalies sensorielles, etc.) comme on
peut observer que contrastent, par exemple, certains « éléments » aphaso-
agnosiques sur le fond démentiel. Dans tous ces cas, bien sûr, délire et Éidolies
sont deux effets du processus, et si les Éidolies hallucinosiques peuvent être
intégrées au délire c ’est parce que ce délire, effet d ’une dissolution générale
des modalités de l ’être conscient, existe et les enveloppe.
Nous pouvons signaler à titre d ’exemple dans le travail de E. Gelma et 1

(1) Ann. Méd.-Psycho., 1937, I, p. 764. Nous devons rappeler évidemment ici
l’importance d e s travaux de F . M o r e l sur les troubles perceptifs élémentaires, les
scotomes positifs dans le delirium (1937) et de ceux de M. M. G r o ss et coll. (in K e u p ,
1970, p. 227-236).
376 LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES

L. Singer (1951) l ’observation I où les Hallucinations « acouasmiques » initiales


(protéidolies acoustiques) auraient entraîné la croyance délirante, fait qui,
à l ’analyse, indique plutôt la coexistence d ’Éidolies acoustiques et d ’un délire,
puis l’intégration de celles-là dans celui-ci... selon un schéma qui se reproduit
à peu près régulièrement à propos de tant d ’observations publiées pour démon­
trer, au contraire, que c’est l ’Hallucination qui produit le délire, que c’est
l ’Éidolie qui produit l’Hallucination délirante et que c ’est l ’excitation anormale
des récepteurs périphériques qui produit l ’Éidolie hallucinosique.
Signalons enfin que l’intégration de ces « matériaux » éidoliques peut être
favorisée, p ar exemple, par un défaut du développement psychique (débilité
mentale, p ar exemple). On lira à ce sujet l ’observation et les commentaires de
Pasquet, P. Picard et N avarran (1954). Mais, répétons-le, dans tous ces cas
si les Éidolies sont intégrées au délire, elles ne l’engendrent pas.
Si nos analyses sont exactes, en elfet, cette idée si chère aux théoriciens
atomistes des rapports de causalité qui lieraient ces délires aux Hallucinations
considérées sous leurs formes les plus esthésiques et partielles (c’est-à-dire
dans leur structure éido-hallucinosique) est battue en brèche p ar le fait que
ces Éidolies peuvent exister sans délire et, q u ’en fait, elles ne « passent » au
délire que si une modification s’introduit dans la structure de l ’esprit, c’est-à-dire
que s’il existe un Délire. Elles ne sont pas plus du Délire une condition nécessaire
(puisque Éidolies et activité délirante hallucinatoire se présentent comme deux
séries de troubles qui excluent toute génération directe de l ’une à l ’autre)
q u ’elles n ’en constituent une condition suffisante puisque, comme nous venons
de le voir en long et en large au cours de cette étude, elles peuvent apparaître
sans q u ’apparaisse le délire, ni avant, ni après elles (1).

Ainsi croyons-nous avoir m ontré une fois de plus que la masse des phé­
nomènes hallucinatoires proprem ent dits (Hallucinations délirantes) devait
être délestée de ces cas — d ’ailleurs, répétons-le, relativement rares — où
l ’Hallucination apparaît en disparaissant, c ’est-à-dire où elle est constituée
par une imagerie esthésique et souvent remarquablem ent architecturée, sans
développement délirant (protéidolies ou phantéidolies). Car — répétons-le
puisque le leitmotiv même de cet ouvrage — les Éidolies que nous venons de
décrire se présentent en effet comme le type même des fameuses Hallucinations
dont « souffrait » consciemment le libraire Nicolaï de Berlin, sans tom ber pour
autant dans le délire, sous les coups des Farfadets auxquels devait inconsciem­
m ent succomber Berbiguier.1

(1) C’est le sens général de notre article « Hallucinose et Hallucinations » (Claude


et Henri Ey, Encéphale, 1932), thème repris par nous dans Hallucinations et
Délire (1934) et un peu plus tard dans notre Étude « Psychopathologie de l ’activité
hallucinatoire» (Évol. Psych., 1838, 2, p. 3-74).
377

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(1) Voici les principales références où on trouvera toute la bibliographie ancienne


et récente sur ces fameuses Éidolo-hallucinosiques jusqu’ici mal définies. Les réfé­
rences aux travaux de 1950 à 1970 se trouvent à la fin de cet ouvrage.
C H APITRE II

LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

Le découpage en quelque sorte « sectoriel » de l ’activité hallucinatoire


en fonction de chacun des cinq sens nous a paru illusoire et arbitraire pour
deux raisons : la première, c ’est que le fond de l ’Hallucination n ’est pas
primitivement sensoriel, et la seconde c’est que beaucoup d'Hallucinations sont
manifestement prises dans un « état de Délire » ou une « idéation délirante » qui
com portent une altération plus globale de la réalité. Mais cette dernière moda­
lité hallucinatoire essentiellement délirante n ’apparaît bien clairement que si
on l’exonère des Éidolies hallucinosiques où Vhalluciner se « sectorise » sous
forme d ’un vécu sensoriel tellement « partiel » et « incongru » q u ’il ne comporte
pas de la part du Sujet d ’autre illusion que celle qui consiste à se sentir justem ent
dupe d ’une illusion... Ces Éidolies hallucinosiques qui n ’ont pas échappé à
l ’attention des cliniciens (Hallucinations compatibles avec la raison) avaient
même fini p ar se présenter aux yeux de beaucoup (G. de Morsier, P. Quercy
et même Mourgue, p ar exemple) comme les plus vraies des Hallucinations
alors q u ’elles sont, nous venons de le souligner, les plus incomplètes des
Hallucinations pour ne se jouer q u ’ « à la périphérie » de la conscience et comme
dans les coulisses de la réalité. Nous nous sommes suffisamment expliqué
(depuis 1931 jusqu’au précédent chapitre de cet ouvrage) pour n ’avoir point
besoin d ’y revenir. Ayant donc séparé de la masse des phénomènes hallucina­
toires cette catégorie des « illusions des sens » (qui ne sont, disait déjà Esquirol,
ni le délire, ni les vraies Hallucinations), restent les Hallucinations les plus
authentiques, les plus vraies, celles que l’on ne peut pas appeler autrement
que les Hallucinations délirantes (1).
Au terme de la réduction et de la mise entre parenthèses de l ’Éidolie halluci-
nosique, réduction et mise entre parenthèses que nous pouvons bien appeler 1

(1) J. S. S t r a u ss (1969) a souligné — et nous le citons pour noter que les Psy­
chiatres anglo-saxons ne sont pas indifférents à ce genre de problème — qu’il y a en
quelque sorte continuité entre « Hallucination et Délusion » — ce qui est bien vrai,
mais à la condition de bien distinguer des Hallucinations délirantes les Éidolies.
380 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

phénoménologique (1), nous voici m aintenant à même de saisir les relations


des Hallucinations et du Délire; car pour établir la table des catégories naturelles
de Phalluciner — nous l’avons déjà noté à plusieurs reprises — il faut les rappor­
ter, non pas à telle ou telle donnée des sens mais, soit à l’absence de délire, soit
à telle ou telle modalité de délire. C ’est précisément ces modalités hallucina­
toires de délirer que nous devons m aintenant examiner en essayant de ne pas
nous laisser gagner par le vertige de ces problèmes vraiment labyrinthiques (2).
Lorsqu’à propos d ’un malade qui entend des voix ou qui nous dit en avoir
entendu, à propos d ’un autre qui voit ou à qui on fait voir des spectacles
insolites ou merveilleux, ou à propos encore de celui-ci qui se sent influencé
p ar la pénétration en lui d ’un être qui le « travaille » ou qui le « possède »
à distance, et surtout à propos de ceux bien plus nombreux encore qui énoncent
métaphoriquement la perception d ’un événement où se mêlent (comme dans
la réalité) ce qui se voit, ce qui se sent, ce qui s’entend par l ’ouïe et aussi par
l ’entendement; lorsque, à propos de tous ces « hallucinants », le Psychiatre se
demande ce qui est « fondamental », « prim itif », « originaire » dans les étranges
expériences que l’halluciné vit et dans les énoncés q u ’il en donne, lorsqu’il
s’interroge sur la nature de l ’Hallucination, c ’est toujours le Délire qui fait
écho à son interrogation.
Si les modalités de Phalluciner qui s’excluent de la catégorie des Éidolies
hallucinosiques apparaissent nécessairement comme délirantes pour engager
dans la perception de l’irréalité l ’altération de la conscience du Sujet ou
l ’aliénation de sa personne, reste justem ent le problème de distinguer dans
cette activité hallucinatoire délirante les catégories naturelles q u ’elle comporte.
Car, en effet, dire que l ’H allucination c ’est le D élire c ’est ne rien
DIRE DU TOUT SI ON SE DISPENSE D’APPROFONDIR LES STRUCTURES DU DÉLIRE
QUI, PRÉCISÉMENT, FOURNISSENT A TELLE OU TELLE MODALITÉ D’HALLUCINATION
SA PHYSIONOMIE CLINIQUE, SON CONTEXTE CARACTÉRISTIQUE.
Disons tout de suite et pour éclairer définitivement le problème général
qui nous occupe ici et l’exposé que nous en ferons dans la suite de cet ouvrage,
que la notion de « Délire primaire » doit être profondém ent révisée. Elle est,
en effet, insoutenable. Car tantôt elle vise (avec M oreau (de Tours), K. Jaspers,
Ch. Blondel) une modification globale du vécu, une expérience éprouvée ou
vécue (Erlebnis) plus ou moins analogue à celle du rêve et alors le « délire
primaire » apparaît comme secondaire à la déstructuration globale du champ
de la conscience— et tantôt (W. Gruhle, K. Schneider, etc.) il vise une émergence12

(1) L’étude des Éidolies hallucinosiques que nous venons de terminer est, en effet,
une analyse structurale et phénoménologique d’un vécu dont nous avons fait appa­
raître les conditions d ’apparition comme constitutives d ’une « perception » qui est
« perçue » sans l’être « réellement », c’est-à-dire d ’un « perceptum » illusoire, sans
que son Sujet soit victime de cette illusion.
(2) Je retrouve ici sous ma plume, une phrase qui terminait mon rapport sur
les Hallucinations à Prangins (1933).
L'HALLUCINATION, PHÉNOMÈNE DU DÉLIRE 381

idéo-affective qui se manifeste bien com m e u n phénom ène prim itif m ais qui
im plique la latence d ’un travail d ’aliénation de la personne relativem ent
auquel ce « délire prim aire » à son to u r a p p araît secondaire .
Si donc nous voulons saisir le Délire dans son essence, nous pouvons dire
que même lorsqu’il paraît être « primaire » en tant q u ’il est vécu ou
pensé par le Sujet comme une donnée absolue des sens, il est toujours secon­
daire en tan t q u ’il projette dans sa positivité la négativité du trouble qui
l ’engendre. C ’est en quoi, précisément, Délire et Hallucination sont des troubles
qui coïncident en grande partie, car le Délirant en projetant son propre
Inconscient dans son Délire s’objective ou s’aliène nécessairement sous forme
hallucinatoire.
Mais si toute Hallucination délirante est secondaire au Délire, si tout
Délire même quand il se donne comme primaire est toujours secondaire,
il n ’en reste pas moins q u ’aux deux modalités fondamentales du Délire corres­
pondent deux grandes catégories d ’Hallucinations délirantes : les expériences
délirantes et hallucinatoires et les phénomènes hallucinatoires du « processus
idéo-délirant ». Nous allons, en effet, décrire les Hallucinations délirantes
selon ces deux grandes modalités. Dans la première (correspondant au fameux
« état prim ordial de délire » de M oreau (de Tours) — ou aux expériences délirantes
primaires de K. Jaspers), les Hallucinations sont enveloppées p ar un halo de
délire qui constitue l ’atmosphère psychique de la déstructuration du champ
de la Conscience. Dans la seconde, les Hallucinations émergent d ’un travail
de production délirante (autisme, systématisation idéo-affective, idéologie fan­
tastique) qui constitue l ’aliénation même de la personne (1). Mais avant de
décrire ces deux modalités fondamentales de la projection hallucinatoire du
délire (celle de la projection par la chute dans l ’imaginaire vécu, celle de la
projection dans le mouvement de l ’aliénation de la personne), nous devons jeter
un coup d ’œil sur ce q u ’on dit ou disent encore les auteurs sur ce problème
crucial des rapports du Délire et des Hallucinations. Nous retrouverons,
bien sûr, sous tous ces aspects, ce problème à propos des Psychoses chroniques,
mais dès m aintenant et pour préparer nos descriptions et discussions ulté­
rieures il est bon que nous exposions ici l’essentiel des thèses qui ont été
soutenues.1

(1) C’est en ce sens que J. P. F a l r e t parlait de la « production du délire


par le délire » en mettant l’accent sur ce que nous appellerions son travail dis­
cursif (cf. plus loin p. 405-410).
382 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

É V O L U T IO N D E S ID É E S
S U R L E S D IV E R S E S M O D A L IT É S
H A L L U C IN A T O IR E S D E D É L IR E

Pour bien comprendre les thèses impliquées ou explicitées dans ces positions
et controverses (1), il faut avoir bien présent à l ’esprit que le m ot « Délire »
a en français (2) deux sens : celui de « Delirium » (état de délire tel q u ’il peut
s’observer dans les maladies fébriles, les intoxications et dans tous les « rêves
pathologiques ») — celui d ’ « idée délirante » (phénomène idéo-affectif d ’une
croyance pathologique irréductible malgré — ou à cause — de la lucidité du
Sujet). Dans les pays anglo-saxons et surtout de langue allemande (3), il n ’y a
pas un seul m ot pour désigner ces deux modalités de délire, il y en a deux
(« Delirious state »-« Delusion » en anglais et « Deliriöse Zustand »-« Wahn »
en allemand). N ous avons indiqué à plusieurs reprises l’importance capi­
tale de ces différences linguistiques qui ont toujours orienté le problème
du délire dans le sens d ’une unification en France, et dans le sens d ’une dicho­
tomie radicale en Allemagne. Si nous voulons dépasser cette contradiction,
il faut prendre acte de ce q u ’il y a à la fois de différent et de commun dans ces
modalités mêmes du « Délirer ». Ce n ’est, en effet, q u ’après avoir opéré cette
division que le problème du Délire peut être envisagé dans son étendue et sa
profondeur et que ses relations avec les Hallucinations doivent nous apparaître,
en définitive, comme le rapport qui lie le Délire dans sa négativité de Delirium
à sa positivité d ’idée délirante.123

(1) Beaucoup de discussions ont eu lieu en France sur les rapports du Délire et
des Hallucinations (Séglas, G. de Clérambault, A. Ceillier, H. Claude et ses
élèves, P. Quercy, P. G uiraud). Je les ai exposées dans l'Encyclopédie Médico-
Chir., 1955. En ce qui concerne les discussions en pays de langue allemande, on
consultera quelques documents fondamentaux, notamment l ’exposé de Gerhard
Schmidt (Zentralblatt, 1940) sur les discussions qui furent au fond identiques (mais
parallèles) en Allemagne (Jaspers, Kurt Schneider) à celles de l’école française.
Il est indispensable aussi de consulter les rapports de P. G uiraud , W. M ayer-G ross
et E. M orselli au Premier Congrès Mondial de Psychiatrie à Paris en 1950, le travail
de G. H uber, Revue générale du problème du délire en langue allemande de 1939
à 1954 (Fortschr. Neuro-Psych., 1955, p. 6-58) et celui du même auteur pour la période
de 1954 à 1964 {Fortschr. Neuro-Psych., 1964, p. 429-489).
(2) Et dans les langues latines en général.
(3) G. H ofer. Zum Terminus Wahn, Fortschr. Neuro-Psych., 1954, p. 93-100.
DÉVELOPPEMENT DE LA NOTION D'EXPÉRIENCE DÉLIRANTE 383

I. — DÉGAGEMENT DE LA NOTION D’EXPÉRIENCES DÉLIRANTES


DANS SES RELATIONS AVEC LES HALLUCINATIONS

Nous allons essayer de dégager, en reconstituant son développement histo­


rique et théorique, la notion qui depuis M oreau (de Tours) et K. Jaspers a
absorbé une grande masse de délire par son rapprochement du phénomène
sommeil-rêve, c ’est-à-dire en définissant le délire comme « délire-état » analogue,
en dernière analyse, au « delirium ». Cela nous perm ettra de saisir q u ’à ces
expériences délirantes correspondent diverses modalités du vécu hallucinatoire,
de telle sorte que parler d ’ « expériences délirantes » ( wahnhäfte ou deliriöse
Erlebnisse J ou d ’ « expériences hallucinatoires », c ’est viser le même fait : le délire
hallucinatoire en tant q u ’il est primordialem ent vécu.

1° La notion d ’un su bstratum du D élire


e t de l’Hallucination dans l’école française.

Pour la plupart des auteurs dans la tradition de Parchappe, Ritti et Séglas


(tout au moins de 1890 à 1904 pour ce dernier), l ’Hallucination était un phé­
nomène mécanique d ’épilepsie sensorielle qui, non seulement n ’était pas
l’effet mais pouvait être la cause du Délire. De telle sorte que Hallucination
et Délire étaient réductibles l ’un et l ’autre à des phénomènes mécaniques
simples. Nous nous trouvons dans cette conception en présence de rapports
« linéaires » entre Hallucinations, Délire et lésions mécaniques du cerveau
(C’est l ’essentiel de la conception classique des rapports du Délire, de l ’Halluci­
nation et de l ’excitation anormale des centres psycho-sensoriels que G. de Clé-
ram bault a portée à son comble). Dans cette doctrine, l ’essentiel derrière le
Délire c’est l’Hallucination et derrière l ’Hallucination c ’est le phénomène
d ’automatisme iséo-verbal ou sensoriel, et derrière ce phénomène sensoriel
une excitation mécanique des nerfs ou des centres nerveux. Au fond, il n ’y
a plus alors de Délire. Naturellement, tous les auteurs qui réduisent les Halluci­
nations délirantes à n ’être que des Éidolies hallucinosiques et pensent ensuite
que ce sont elles qui produisent le Délire s’enferment dans la même condra-
diction (C ’est le cas de la plupart des Psychiatres et Neurologues qui continuent
à penser que l ’Hallucination produit le délire). A l’autre extrémité de ce recours
aux modèles linéaires que nous avons dénoncés (v. p. 54-55) et que nous
contesterons encore plus vigoureusement plus loin (p. 903-981), se trouve natu­
rellement et symétriquement l ’interprétation du phénomène hallucinatoire
considéré comme expression du désir (Cette thèse freudienne a été soutenue
non seulement par les Psychanalystes mais par beaucoup de Cliniciens ou de
Psychopathologues notam m ent en France, par Séglas, après sa « conversion »,
puis par H. Claude, A. Ceillier, etc.). Mais dans cette perspective linéaire inverse,
il n ’y a pas de place non plus pour le Délire qui supprime précisément le trajet
direct qui projette le désir dans l ’Hallucination (dite, d ’ailleurs, alors Pseudo-
384 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

hallucination comme pour m ontrer que l ’Hallucination dans son essence


ne peut, en effet, ne pas être atteinte par le seul mouvement du désir).
Depuis quelques années toutes ces discussions toujours latentes sont
moins vives, soit que l’on se soit un peu découragé de leur difficulté et, à certains
égards, de leur stérilité, soit que le problème ait été volatilisé dans et p ar la
conception psychogénétique qui a réduit l ’Hallucination au Délire tout en
réduisant celui-ci aux phantasmes, puis ceux-ci à l ’Inconscient, et celui-ci enfin
au Langage puis aux chaînes de signifiants et, en dernière analyse, ceux-ci à la
béance du désir, c ’est-à-dire non plus au radical psychopathologique du
Délire et des Hallucinations mais à la racine commune de toute structure
relationnelle. Somme toute, on aboutit ainsi à une dissolution plutôt q u ’à une
solution du problème... lequel demeure entier. Longtemps — et sous l ’effet
de la dogmatique atomiste en psychologie et psychopathologie — on a donc
considéré que les Hallucinations étaient le socle sur lequel se dressait la statue
du Délire (G. de Clérambault). Ce socle c ’était l’atome mécanique sensoriel
ou l ’atome psychique intentionnel, le Délire constituant dans les deux cas un
épiphénomène. Or, peu à peu une troisième position héritière de M oreau
(de Tours) a renversé le socle hallucinatoire du Délire en tenant, à l ’inverse,
le Délire pour le socle de l ’Hallucination. C ’est ainsi que l’on a mis l ’accent
sur le caractère négatif prim ordial de Délire, et les Hallucinations y sont alors
apparues sous leurs formes les plus authentiques, comme solidaires de « troubles
de la conscience » ou de désorganisation de l ’expérience vécue (Ch. Blondel,
K. Jaspers, M. Mignard, E. Minkowski), ou comme effets de la dissolution des
fonctions supérieures du réel (P. Janet). C ’est naturellement ce modèle archi­
tectonique des rapports de l ’Hallucination au rêve et au Délire qui nous paraît
le plus naturel, comme nous l ’avons déjà dit, et c’est lui que nous reprendrons
plus loin en conclusion de cet ouvrage.
Mais de tout ce mouvement doctrinal, de ses convergences et divergences,
nous devons principalement retenir q u ’à partir du moment où la masse des
Hallucinations est délestée des « Éidolies hallucinosiques », le problème de
leur nature délirante revient à peu près nécessairement à mettre l ’accent sur
1’ « état primordial de Délire ». N ous pouvons indiquer ici quelques aspects en
quelque sorte classiques de l ’importance croissante donnée p ar les Cliniciens
au substratum processuel du délire.

2° L’éta t p rim o rd ia l de D élire


e t l’expérience hallucinatoire délirante
selon M oreau (de Tours).

Rapportons-nous à quelques passages particulièrement significatifs de


ce grand clinicien (1).1

(1) Des deux travaux les plus importants de l’illustre Psychiatre français, l’un,
« Du haschich et de l'aliénation mentale» (1845) est bien connu — l’autre, « De l'identité
L'ÉTAT PRIMORDIAL DE DÉLIRE SELON MOREAU (DE TOURS) 385

« Il existe une lésion primitive de l’entendement... Cette lésion est essentiellement


« la même que celle d ’où découlent tous les phénomènes de l’aliénation mentale :
« c’est le fait primordial (p. 135).
« Comment désigner avec justesse cet état simple et complexe, tout ensemble,
« de vague, d ’incertitude, d’oscillation et de mobilité des idées qui se traduit souvent
« par une profonde incohérence ? C’est une désagrégation, une véritable dissolution
« du composé intellectuel qu’on nomme facultés morales ; car on sent, dans cet
« état, qu’il se passe dans l’esprit quelque chose d ’analogue à ce qui arrive lorsqu’un
« corps quelconque subit l’action dissolvante d ’un autre corps. Le résultat est le
« même dans l’ordre spirituel et dans l’ordre matériel : la séparation, l’isolement
« des idées et des molécules dont l’union formait un tout harmonieux et com­
« plet (p. 36).
« Le mot d’excitation dont je me suis servi pour caractériser le f a it p r im o r d ia l
« a fait trop souvent prendre le change sur ma manière de voir. Je le retirerais si,
« encore aujourd’hui, et après mûre réflexion, je ne le considérais comme le moins
« défectueux de tous ceux que me fournit le vocabulaire, pour faire comprendre
« un état mental qui ne peut se révéler clairement qu’au sens intime. Mobilité crois-
« santé des actes de la faculté pensante, affaiblissement gradué du libre arbitre, du
« pouvoir en vertu duquel nous lions, nous coordonnons nos idées, nous les faisons
« converger vers un but déterminé, nous concentrons notre attention sur les unes
« à l’exclusion des autres, à notre gré, et par notre seule spontanéité ; par suite,
« obscurcissement plus ou moins rapide de la conscience intime ; et enfin, véritable
« transformation du moi qui, au lieu de la vie réelle, de la vie de l ’état de veille,
« ne résume plus que la vie de l’imagination, la vie du sommeil (p. 225).
« Plus j ’approfondis ce singulier état de demi-sommeil, plus je suis porté à le
« regarder comme le type de celui que l’on est convenu d’appeler délire, aliénation
« mentale, etc. (p. 227).
« Comme tous les phénomènes du délire sans exception, les Hallucinations tirent
« essentiellement leur origine de l'excitation, modification qu’au point de vue psy-
« chologique on doit regarder comme identique à l’état de rêve ordinaire (p. 181).
« Au fur et à mesure que, sous l’influence du haschich, se développe le fait psy-

de l'état de rêve et de la folie », l’est moins; il s’agit d ’un Mémoire présenté le 8 mai
1855 à l’Académie Impériale de Médecine (publié dans les Annales Médico-Psycholo­
giques de 1855,1, p. 360-408) pendant la première discussion sur les Hallucinations à la
Société Médico-Psychologique où D el a sia u v e et B o u s q u e t combattirent ses posi­
tions. J ’ai consacré plusieurs travaux entre 1934 et 1947 à ces importantes prises
de position et discussion (« Brèves remarques historiques sur les rapports
des états psychopathiques avec le rêve et les états intermédiaires de la veille et du
sommeil », Ann. Méd.-Psychol., 1934, 2, p. 101-110. — La discussion sur les Hal­
lucinations, Ann. Méd.-Psychol., 1935, 2, p. 584-614. — Étude n° 8 dans le tome I
de mes Études, p. 187-283). Je n ’ai d ’ailleurs jamais cessé de m ’occuper
de ce problème fondamental que nous avons repris au Congrès de Madrid en sep­
tembre 1966 (« Les rapports du phénomène sommeil-rêve et de la Psychopathologie.
Esquisse d’une théorie généralisée de ces rapports »). Mais c’est surtout le Mémoire
que nous avons publié avec H. M ig n o t en 1947 (Ann. Méd.-Psychol., 1947, p. 225­
241) qui peut être consulté par les lecteurs curieux des idées de M o r e a u (de Tours)
sur « l'état primordial du Délire et l'état hallucinatoire ».
386 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

« chique que je viens de signaler, une profonde modification s’opère dans tout
« l’être pensant. Il survient insensiblement, à votre insu et en dépit de tous vos efforts
« pour n ’être pas pris au dépourvu ; il survient, dis-je, un véritable état de rêve,
« mais de rêve sans sommeil ! car le sommeil et la veille sont, alors, tellement confon-
« dus, qu’on me passe le mot, amalgamés ensemble, que la conscience la mieux
« éveillée, la plus clairvoyante, ne peut faire entre ces deux états aucune distinction
« non plus qu’entre les diverses opérations de l’esprit qui tiennent exclusivement
« à l’une ou à l’autre (p. 37).
« Dans cet état, la conscience de nous-mêmes de notre individualité réelle, de
« nos rapports avec le monde extérieur, la spontanéité, la liberté de notre activité
« intellectuelle sont suspendus ou, si l’on veut, s’exercent dans des conditions essen­
« tiellement différentes de l’état de veille. Une seule faculté survit et acquiert une
« énergie, une puissance qui n ’a plus de limites. De vassal qu’elle était dans l’état
« normal ou de veille, l’imagination devient souveraine, absorbe, pour ainsi dire,
« et résume en elle toute l’activité cérébrale ; la folle du logis en est devenue la maî-
« tresse. De ces données générales il résulte : 1° qu’il n ’existe pas, ainsi que nous
« l’avons dit précédemment, à proprement parler, d'Hallucinations, mais bien un
« état hallucinatoire ; 2° il faut voir dans les Hallucinations un phénomène psycho­
« logique très complexe qui n ’est, pour ainsi dire, qu’un côté, une face de l’acti-
« vité de l’âme vivant de la seule vie intra-cérébrale ; 3° l’état hallucinatoire comprend
« nécessairement tout ce qui, dans l’exercice des facultés morales a trait aux sens spé-
« ciaux, à la sensibilité générale externe et interne. Dans cet état, identique (au point
« de vue psychique) à l’état de rêve, l’âme, livrée tout entière à la vie intérieure,
« diversement impressionnée dans ses facultés auditives, visuelles, tactiles, trans­
« porte dans la vie réelle ou extérieure les produits ou créations de son imagination
« et se persuade avoir entendu, vu, touché, comme dans l’état ordinaire, tandis
« que, en réalité, elle n ’a fait qu’imaginer, voir, entendre et toucher. Dans l’état
« ordinaire ou normal, s’imaginer être impressionné de telle ou de telle manière
« diffère essentiellement d’être impressionné réellement. Mais il n ’en est pas ainsi
« quand nous sommes en état de rêve ; car alors plus de différence aucune, et le
« rêveur est aussi réellement impressionné que l’homme qui est en état de veille.
« Ce qui est vrai de l’état de rêve l’est également de l’état de folie hallucinée où
« les sensations sont aussi vives, j ’ai presque dit aussi réelles que dans l’état sain.
« Comme le rêveur, l’halluciné n ’entendra pas seulement des sons qui auront autre-
« fois frappé son oreille, mais il entendra des discours plus ou moins suivis. Dans
« l’état normal, penser c’est parler intérieurement ; dans le cas où se trouve 1'häl­
fe luciné, c’est parler haut ; car l’âme ne peut alors parler sa pensée sans l’entendre,
« en vertu de l’état particulier où elle se trouve, état dans lequel toutes les créations
« de la faculté imaginative prennent nécessairement des formes sensibles (p. 350,
« 351, 352 et 353).
« Au fur et à mesure que s’approfondit l’état primordial, que notre esprit se
« ferme aux impressions venues du dehors pour se concentrer de plus en plus sur
« ses impressions intérieures, en un mot, que s’opère cette espèce de métamorphose
« qui nous arrache à la vie réelle pour nous jeter dans un monde où il n ’y a de réel
« que les êtres créés par nos souvenirs et notre imagination, au fur et à mesure aussi,
« on se prend à être le jouet d ’abord de simples illusions, puis bientôt de véritables
« Hallucinations qui sont comme les bruits lointains, les premières lueurs qui nous
« arrivent du monde imaginaire et fantastique » (p. 147).
LA CONSCIENCE MORBIDE DE CH. BLONDEL 387

L ’état hallucinatoire, précise-t-il (p. 168), com porte que toutes les puis­
sances intellectuelles peuvent être hallucinées et non seulement telle ou telle
de ces puissances, comme p a r exemple celle relative à la perception des sons, des
images, etc. (p. 168). Il faut donc parler, souligne M oreau (de Tours), d ’état hal­
lucinatoire et non pas des Hallucinations et, à cet égard, on doit dire que l’Hallu­
cination est le rêve des sens extérieurs, comme les idées fixes, les convictions
délirantes sont le rêve de l'intellect (p. 252). Il intègre ainsi résolument l’ac­
tivité hallucinatoire à l'état primordial du délire.
Autrement dit — comme l ’a justem ent déclaré Ferras lors de la fameuse
discussion de 1855 — pour M oreau (de Tours), et contrairement à l ’opinion
de Bousquet, le Délire n ’est pas « hors de l ’organisation ». Et cela revient
à dire, en effet, que l’état primordial, les expériences délirantes et hallucina­
toires ne peuvent se saisir que pour ce q u ’elles sont : l ’effet de la désorganisation
de l’être conscient. Pour M oreau (de Tours) (comme à la même époque pour
Ferras, J. P. Falret; Baillarger), l ’essentiel du délire c’est le delirium pour
autant q u ’il est la matrice de l ’idée délirante et des Hallucinations.

3° L’expérience délirante e t hallucinatoire p rim a ire


dans la conception de la conscience m orbide de Ch. Blondel.

Pour Ch. Blondel, ce qui caractérise la conscience normale c’est d ’être


« socialisée », c ’est-à-dire conforme à l’expérience collective et à ses modes
norm aux de catégorisations empruntées au langage et au miüeu social (La
théorie de Ch. Blondel ne peut se comprendre que dans son contexte historique,
celui des travaux de Durckheim et de Lévy-Brühl que, l ’on ne sait pas trop pour­
quoi, il est devenu de bon ton de railler... en leur préférant ceux de Mauss ou
de Cl. Lévy-Strauss...). Ce qui caractérise, selon lui, toute expérience de la
conscience normale, c’est de pouvoir s’intellectualiser, se former et se conformer
selon les lois du discours de la communauté. C ’est, pourrait-on dire, de n ’être
jam ais seulement individuellement vécue, mais essentiellement et collecti­
vement parlée. La conscience morbide en tant que conscience délirante et hallu­
cinatoire apparaît alors comme cette individualisation de l ’expérience qui
constitue son aliénation par le mouvement qui la porte vers sa plus absolue
ipséité, p ar le glissement de la pensée dans les chaînes de signifiants pourrions-
nous dire à ce sujet, en rapprochant scandaleusement aux yeux des structura­
listes contemporains (1) leur propre thèse de celles q u ’ils croient être leur
antithèse, la cible sur laquelle on aime assez à tirer à boulets rouges : la conscience
morbide de Ch. Blondel. Pourtant, ce qui fonde, p our lui, l ’expérience délirante 1

(1) Il est assez curieux et piquant que ce soit de nos jours les structuralistes qui
prenant l ’existence dans les rets d ’un réseau linguistique, filet à papillons des psy­
cho-sociologues anti-anthropologues contemporains, soient les plus radicalement
hostiles à la thèse de Ch. Blondel, qu’il devrait leur suffire de porter à ses ultimes
conséquences pour supprimer les choses du délire en n ’en gardant que les mots.
388 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

primaire, c ’est l ’invasion de la conscience p ar la masse de ce psychopathologi­


que pur (1) qui ressemble tellement aux chaînes de signifiants où se perd dans la
métaphore et la métonymie la relation intersubjective. Au point que, en effet,
« ça parle » à un niveau d ’automatisme qui échappe à la relation de compréhensi-
vité. Car, bien sûr, parler d ’un langage symbolique qui serait celui du processus
inconscient ou parler d ’une masse rebelle au discours et au sens commun
n ’est-ce pas la même chose ?
Quoi qu’il en soit de ce mauvais procès fait par le « structuralisme »
moderne à Ch. Blondel pour qui l’impensé étant la catégorie primordiale de
l ’être ne peut cesser d ’être impensant et impensable que par l ’exercice même de
la parole. Voici comment Ch. Blondel s’exprime pour mettre en évidence à la
racine du délire une inadéquation fondamentale du « vécu et du langage », pro­
blème qui hante toutes les réflexions sur la notion même d ’expérience délirante
et hallucinatoire en tan t que vécu au niveau préverbal ou même de l’impensé.

« L’examen des troubles morbides présentés par nos malades nous a conduit
« d’analyses en analyses à reconnaître qu’ils supposent des états mentaux incom-
« parables aux nôtres, pour lesquels notre psychologie pratique n ’a pas à proprement
« parler de cadres et de vocabulaire. Or, c’est de cette notion même d ’états mentaux
« incomparables aux nôtres que nous allons maintenant remonter, par un effort
« inverse, vers les faits particuliers qui nous l ’ont imposée à l ’esprit et, pour vérifier
(( si la manière dont nous supposons que ces états mentaux sont incomparables
« aux nôtres répond à la manière dont ils le sont en effet, l’analyse que nous avons
« pratiquée nous servira incessamment de contrôle et de repère.
« L’élément collectif, cessant de jouer son rôle réducteur et de repousser la masse
« cénesthésique dans l ’Inconscient, est incapable de se détacher d ’elle spontanément
« et de venir figurer seul au foyer de la conscience claire : d ’où, à la fois, l’appel
« que font les malades à nos cadres conceptuels et leur impuissance à s’en satis-
« faire.
« D ’ailleurs, comme la cénesthésie ne saurait pas ne pas être affective, nous
« admettrions volontiers, à l’origine des troubles que nous étudions, un état dou-
« loureux de la cénesthésie, mais à condition d ’y voir de la douleur pure, c’est-à-dire
« de la douleur vécue et non pensée, considérée antérieurement à toute détermi-
« nation conceptuelle. Et ce qui, au point de vue mental, provoque les conséquences
« morbides, ce n ’est pas le caractère douloureux en lui-même de cette douleur pure,
« mais c’est qu’elle reste rebelle à toute réduction conceptuelle, et d ’une insurmon-
« table subjectivité.
« Notre hypothèse nous amène à considérer cette angoisse et ce mystère, sans
« doute, comme des états affectifs, mais comme des états affectifs d ’une espèce toute
« nouvelle, puisqu’ils demeurent radicalement individuels, tandis que notre vie
« affective normale n ’a pas échappé, plus que notre vie intellectuelle et pratique,1

(1) Ce que Ch. Blondel appelle ainsi coïncide si exactement avec ce que F reud
a appelé le processus primaire de l'Inconscient, que je ne comprendrai jamais pourquoi
Ch. Blondel s’est ridiculement dressé contre la Psychanalyse, ni pourquoi les adeptes
de l ’école freudienne se ridiculisent en attaquant systématiquement la « Conscience
morbide » qui eût pu s’appeler l’Inconscient.
LES EXPÉRIENCES DÉLIRANTES SELON P. GUIRAUD 389

« aux impérieuses influences de la collectivité ; elle est, par suite, de nature à nous
« expliquer que, si nous pouvons être conduits à interpréter des états de conscience
« morbide à l’aide de notre expérience affective, ce n ’est pas, au fond, parce que
« nos catégories affectives y trouvent normalement leur emploi, mais parce que ce
« sont encore elles qui jurent le moins avec eux.
« D ’autre part il est bien naturel que l’irréductibilité des masses cénesthésiques,
« dès l’instant qu’elle s’est urne fois produite, s’étende à tous les moments de la
« Conscience, auxquels elles sont normalement sous-jacentes. Quand elles ont fait
« irruption sur un point à la conscience claire, on ne voit pas ce qui pourrait les
« endiguer ailleurs. L’angoisse et le mystère ineffables enveloppent donc tous les
« états de la conscience morbide et tous les éléments psychiques normalement diffé-
« renciés rentrent en continuité sous l’action de cette poussée d’affectivité pure.
« S’il est vrai que le trouble intéresse tout l’ensemble de la vie mentale, s’il est vrai
« que, du fait de la permanente présence des masses cénesthésiques, une irréductible
« subjectivité soit le caractère essentiel des états de conscience morbides, l’antago-
« nisme est évident entre cette diffusion et cette subjectivité, d’une part, et,
« d’autre part, les nécessités de l’expression discursive. Il n ’y a pas en effet d ’expres-
« sion discursive sans, au moins, le simulacre d ’une expérience collective. Or toute
« expérience collective nécessite la fragmentation de la vie consciente en éléments
« discrets et rigides, conçus comme indépendants du milieu psychique dont ils font
« partie et comme susceptibles de réapparaître identiques à eux-mêmes en des cir-
« constances nouvelles et jusque dans d ’autres consciences, éléments que les termes
« du langage expriment ou entre lesquels ils marquent le glissement de la pensée.
« Si la diffusion du trouble au sein de la conscience morbide et la subjectivité
« de ses états l ’emportent momentanément sur les nécessités de l ’expression dis­
« cursive, le langage, réduit à n ’être plus qu’un cas particulier parmi les réactions
« motrices, présente une inintelligibilité massive : sous les agglutinations verbales
« qui le composent, il ne nous est plus possible d ’imaginer quoi que ce soit qui réponde
« pour nous à une pensée. De cet état significatif du langage nos observations nous
« ont fourni quelques exemples. Mais il ne se produit que par paroxysmes et ce sont,
« en général, les nécessités de l’expression discursive qui se montrent relativement
« les plus fortes. Il en résulte pour 1’inintelligibilité que nous venons de constater
« une sorte de dégradation ».

Les analyses de Ch. Blondel nous paraissent — répétons-le après l’avoir


relu — aussi valables que celles du processus primaire de l’Inconscient. Les
unes et les autres nous renvoient à une opacité originelle de l ’intentionnalité
expressive à laquelle succombe le Délirant en s’enfermant dans une modalité
d ’existence hermétiquement close, sinon indéchiffrable.

4° Les expériences délirantes e t hallucinatoires


d ’après P. Guiraud.

« La maladie délirante résulte d ’une anomalie partielle ou globale du


dynamisme psychique primordial qui le rend inadaptable à la réalité » (Psy­
chiatrie générale, p. 603). Et ce point de vue de P. Guiraud se rapproche d ’une
part de celui de G. de Clérambault pour qui l’automatisme mental constitue
390 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

le « socle » du Délire, et de la théorie de A. Hesnard (1923) sur la néopro­


ductivité morbide.

« Chez le psychasthénique, le malaise psychique, l’obsession, la phobie sont


« reconnus par le Moi comme émanant de la personnalité et comme maladifs, chez
« le délirant les mêmes états ne sont reconnus ni comme personnels ni comme mala­
« difs ; ils sont éprouvés comme parasites et comme xénopathiques. Je pourrais
« prendre successivement tous les délires comme exemple.
« On peut se demander si ce déficit de reconnaissance par le Moi est dû à une
« anomalie de la composante primordiale ou à une anomalie du Moi. La raison
<( qui me fait admettre une anomalie de la composante instinctive primordiale est
« que dans les délires partiels le défaut de reconnaissance est limité à une ou deux
« des composantes primordiales alors que la fonction de reconnaissance reste nor­
« male pour toutes les autres qui ne font pas partie du délire. L’opposition entre
« un Moi vigoureux et une composante maladive inintégrée à lui est une des carac-
« téristiques de la maladie.
« La cause de l’atteinte de la composante primordiale, source du délire, peut
« être multiple. Dans certains cas il s’agit d’une excitation anormale, productrice
« non pas d’idées délirantes ou d’Hallucinations mais d ’un état hormothymique
« en hyperactivité, l’excitant anormal quel qu’il soit mettant en action des zones
« nerveuses à fonction psychique déterminée. Ce sera si l’on veut un état de bonne
« santé ou de maladie éprouvé mais non reconnu ; une mise au premier plan de
« l’instinct d ’alerte, de la tendance à l’expansion, à la sexualité, etc., également
« éprouvés mais non reconnus. D ’autres fois au contraire il y aura hypoactivité
« pathologique atténuant la tendance instinctive, l’empêchant de se libérer des inhi-
« bitions d ’autres tendances instinctives infantiles et de se déployer dans le
réel.
« La composante primordiale maladive, incapable d ’être reconnue comme
« personnelle par le Moi et d’être adaptée aux nécessités de la réalité et de
« logique, s’exprimera par d’autres modes inférieurs de pensée. L’ensemble des
« images, des souvenirs, des idées représentant la composante primordiale émer-
« géra alors sous forme infralogique : oniroïde, onirique, paranoïde, paranoïaque
« même parce que dans ce dernier cas les concessions au mode logique ne sont
« que des apparences.
« L’état thymique se développera sous forme de sentiments : sentiment de maladie,
« de méfiance, d ’humilité, d ’excommunication, d’expansion. Marqués d’une teinte
« xénopathique tous ces éléments pénétreront dans la Conscience par des moyens
« détournés. Ici nous retrouvons les mécanismes de projection ou de réflexion sur
« le monde extérieur signalés à propos de la théorie psychanalytique. Ce seront
« les significations délirantes.
« Dans l’Hallucination la représentation xénopathique prend la forme d’une
« perception (représentation esthésifiée) » (p. 603-605).

L ’invasion de la sphère de la causalité p ar la sphère de l ’instinct, formule


q u ’il emprunte à C. von Monakow et R. Mourgue, paraît à P. G uiraud consti­
tuer le trouble fondamental du Délire. Q uant aux Hallucinations, malgré sa ten­
dance à les considérer comme des phénomènes eux-mêmes primitifs et essentiel­
lement sensoriels, il les intègre au moins en partie dans la «représentation»

\
EXPÉRIENCES DÉLIRANTES « PRIMAIRES » DE JASPERS 391

(nous dirions plutôt l ’expérience) xénopathique (1) en tan t que « représentation


esthésifiée» du fait même de l ’invasion délirante. Somme toute, pour P. G uiraud
comme pour tous les auteurs que nous venons de rappeler l ’essentiel, le Délire
est essentiellement une modification de l’expérience vécue qui implique les
Hallucinations même si celles-ci lui paraissent parfois se jouer hors de ce vécu
délirant sur les « écrans sensoriels » que nous avons, pour notre part, réservés
à la projection des Éidolies hallucinosiques.
— N ous devrions m aintenant exposer la psychopathologie du délire et des
Hallucinations de Pierre Janet. En effet, en saisissant le délire pour ce q u ’il est,
c’est-à-dire une désorganisation de la hiérarchie des fonctions du réel, P. Janet
a mis l ’accent et sur le caractère processuel du délire (dans le sens où nous
allons le voir K. Jaspers l ’a envisagé) et sur le caractère secondaire de l ’Hallu­
cination relativement au délire (1932).

5° Les expériences délirantes p rim a ires de Jaspers


e t le p ro b lèm e du délire d it p rim a ire
e t de ses rapports avec les Hallucinations
dans Vécole allem ande (1910-1930).

Selon l ’étude étymologique et historique de l’évolution du terme « Wahn »


dans la littérature et la Psychiatrie allemandes que nous devons à Gunter
Hofer (1953), « Wahn » exprimait en « haut-allemand » le désir, et en se spéciali­
sant dans le sens d ’idées délirantes il a gardé naturellement le sens fondamental
d ’une positivité, d ’une intentionnalité radicale qui s’impose pour ainsi dire
comme telle. D ’où l ’importance dans la Psychiatrie allemande de cette idée
que le vrai Délire (W ahn ou Wahnidee) est, comme disait Wemicke, par
essence, une « idée autochtone ». Lorsque la Psychopathologie allemande
contemporaine naquit avec K. Jaspers (1913), cet auteur m it l’accent sur ce
caractère dit primaire, originaire et original des idées délirantes vraies (cc echte
Wahn »), opposé aux idées délirantes (wahnhäfte Ideen), secondaires aux
affects ou aux troubles sensoriels. Mais en fondant l’idée délirante vraie sur un
« Erlebnis » (un vécu), en l’identifiant à ce vécu comme il le fait au cours de
son ouvrage, il identifiait jusqu’à leurs racines communes Hallucination et
Délire en tant que phénomènes du dérangement de la vie psychique normale.
L ’expérience délirante primaire est vécue, en effet dit K. Jaspers, comme
un « quelque chose » que perçoit le Sujet sous forme d ’une impression globale
ou d ’un état d ’âme (Wahnstimmung). Mais cet ineffable pour être perçu —
sinon vécu — doit entrer dans une expression plus ou moins déterminée. Ce
sont ces modes d ’apparition qui constituent les divers types de processus
délirant primaire dont Jaspers distingue trois modalités : les perceptions
délirantes (Wahnwahmehmungen), les représentations délirantes (Wahnvorstel-1

(1) Nous parlerons plus loin de son fameux article dans l'Encéphale, « Les Délires
chroniques », 1925, n° 9, p. 663.
392 le s Ha l l u c in a t io n s d é l ir a n t e s

lungen) et les intuitions délirantes (Bewusstheiten) (1). Mais il suffit de se rap­


porter au texte de Jaspers pour se convaincre que ces distinctions ont quelque
chose d ’un peu artificiel, car on ne peut guère séparer dans ce vécu et son
expression ce qui y est perçu comme ayant une signification irrécusablement
donnée dans sa présentation, ou distinguer ce qui y est imaginé dans sa repré­
sentation, ou ce qui y est saisi dans son idée. Il faut donc mettre entre paren­
thèses ces différences occasionnelles pour saisir l’expérience délirante dans son
essence comme un vécu qui ne se donne pas par esquises et profils (pouvons-nous
dire avec Husserl), c ’est-à-dire comme un perçu, mais un perçu radicalement
faux, radicalement falsifié dans sa forme comme dans son contenu.
Ceci posé, il est aisé de comprendre à quelles discussions a donné lieu
cette notion d ’expérience délirante primaire. Si, en effet, le « Wahn » est
l ’idée délirante dans sa pureté, on se trouve tenté de dire avec W. Gruhle et K urt
Schneider que le «délire prim aire», le Délire vrai (echte Wahn), jaillit a ohne
Anlasse » (sans motif), c ’est-à-dire sans aucune dépendance à l’égard d ’aucun
autre phénomène psychique, émotionnel, intellectuel ou réactionnel qui le
motive. Et, en effet, l ’école de Heidelberg qui s’est illustrée il y a quelque 30
ou 40 ans par sa conception du Délire va plus loin encore dans le concept
de Délire primaire puisque, pour elle, le Délire jaillit dans la clarté d ’un phéno­
mène en quelque sorte cristallin, à l ’opposé de l ’expérience délirante primaire
de Jaspers, laquelle apparaît bien « primaire » en tant q u ’originale et frappée
du sceau d ’une radicale impénétrabilité, mais qui est aussi et essentiellement
« secondaire » à une « Erlebnis » plus globale qui l ’enveloppe.
Au fond, ce que l ’on retrouve dans ces discussions c’est l ’antagonisme de
deux grandes conceptions classiques du Délire : la théorie affective et la
théorie intellectuelle. Mais tandis que chez Jaspers la théorie affective fait
appel à une expérience vécue submergeante et commotionnante, comme une
sorte d ’affectif pur, d ’aura ou de vague — chez W. Gruhle et K. Schneider,
la théorie intellectuelle fait appel à des idées qui surgissent sans articulation
(eingliedrich) avec d ’autres phénomènes (Wahneinfälle) ou qui, comme dans
l ’Hallucination, se réfléchissent immédiatement (zweigliedrich) sur le vécu
pour en faire un perçu (Wahnwahrnehmung) (2). Sauf à tenir le Délire pour
absolument et, en quelque sorte p ar définition, inexplicable, il faut bien se
rapprocher plutôt de Jaspers qui tout à la fois a souligné le caractère « pathique »
ou immédiat (celui de quelque chose qui est vécu en soi ou hors de soi, mais
toujours comme un événement incompréhensible et fatal) et le caractère incœ rci-
blement significatif de l ’expérience prim aire qui, à ce titre répétons-le, enveloppe
l ’Hallucination en tant que vécu imaginaire se donnant toujours comme vécu 12

(1) L’école allemande (W. G ruhle et K. S chneider ) parle plutôt de « Wahnein­


fall » pour souligner ce caractère irruptif.
(2) Cette variété d ’idées délirantes intuitives (Wahneinfälle) comprend le plus
grand nombre des phénomènes hallucinatoires (die Wahnwahrnehmungeri) pour
beaucoup d ’auteurs allemands. B. P auleikhoff en estime la fréquence à 87 % chez
les schizophrènes...
EXPÉRIENCES DÉLIRANTES ET PHÉNOMÉNOLOGIE 393

et jamais comme imaginaire. Il est certain que la psychopathologie bleulérienne


de la Schizophrénie et les innombrables études q u ’elle a inspirées s’inscrivent ici
dans ce mouvement qui revient essentiellement à définir le délire p ar un processus
de désorganisation de l ’être conscient plus ou moins voisin de la déstructuration
du champ de la Conscience dont tous les hommes éprouvent les effets halluci­
natoires dans leur sommeil et leur rêve (E. Bleuler se réfère explicitement, dans
l ’analyse de l ’autisme et du Délire schizophrénique, au rêve).
Ce qui nous importe en tout cas, c ’est de m ontrer que dans l ’école allemande
comme dans l’école française l ’hétérogénéité du délire relativement à l ’erreur,
aux croyances, aux idées les plus originales, bizarres ou singulières, des normaux
n ’a cessé depuis J. P. Falret et M oreau (de Tours) d ’être constamment affirmée
et confirmée. E t cela dans deux directions : l ’une certainement fausse, qui réduit
le Délire à l ’Hallucination, et celle-ci à un phénomène mécanique partiel dit
d ’excitation sensorielle — l ’autre, qui considère l ’Hallucination (dite justement
délirante p o u r n ’être pas du type de l ’Éidolie halludnosique) comme solidaire
d ’une structure délirante dite primaire (c’est-à-dire fondamentale), mais en
réalité toujours secondaire au bouleversement de Têtre psychique que le Délire
manifeste. C ’est ce que nous pouvons mieux saisir encore en nous référant main­
tenant au point de vue phénoménologique.

6° Les expériences délirantes e t hallucinatoires


e t la phénom énologie (1930-1960).

Les apports de la phénoménologie husserlienne et heideggérienne au pro­


blème du délire et des Hallucinations sont devenus innombrables, ou plus
exactement une sorte de leitmotiv de la Psychopathologie contemporaine.
Ces analyses existentielles se développent généralement dans deux directions
contradictoires q u ’elles se donnent pour mission, soit de concilier, soit
d ’opposer. Certaines de ces analyses en effet (comme celle de L. Binswanger)
sont soucieuses de mettre en évidence l ’unité du mouvement psychotique
où convergent les idées délirantes, les Hallucinations, tous les phénomènes
qui composent l ’étrangeté ou le fantastique. D ’autres (E. Minkowski) sont plus
attentives au mouvement de dissociation et de désorganisation des structures
formelles de la pensée, du temps et de l ’espace vécu. Mais généralement,
même quand comme L. Binswanger ou R. Kuhn les analyses m ettent l ’accent
sur les progrès mêmes du Délire, sur les harmoniques de sens qui animent
l ’ensemble du « vécu » et du Dasein du monde délirant et hallucinatoire et
portent le « Verstehen » jusqu’au-delà des limites que les classiques de l ’école
allemande (W. Gruhle, K. Schneider) lui assignent, il suffit de suivre ces longs
et pénétrants cheminements dans la profondeur et les arcanes du délire et des
configurations hallucinatoires qui apparaissent dans la « réalité » de leur irréa­
lité, p o u r se convaincre que c’est toujours et nécessairement à un boulever­
sement fondamental du « Dasein » de l’existant, à un « tremblement de
terre » ontologique que nous renvoient délire et Hallucination.
394 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

L. Binswanger, notam m ent dans ses fameuses analyses existentielles des cas
d ’Ilse, de Ellen West, de Jürg Zund, de Lolo Voss et surtout de Suzan U rban (1),
a profondém ent pénétré dans les expériences délirantes et hallucinatoires carac­
térisées par l’irruption dans le Dasein d ’un monde non vécu, c ’est-à-dire exclu.
M ais cette mise entre parenthèses dans l ’existence d ’une existence frappée
d ’interdit et qui constitue le délire, elle est chez Suzan U rban comme une
métam oiphose qui change son monde en monde terrifiant (schrecklich).
C ’est ce terrifiant qui constitue l ’expérience vécue fondamentale d ’un délire
dont les Hallucinations représentent l’expression la plus visible, la plus élo­
quente, la plus palpable, la plus imminente et la plus proche.
E. Minkowski (2) s’est appliqué, surtout dans ses analyses phénoméno-
structurales, à dégager le trouble fondamental du délire; ce trouble fondamental
qui, par-delà le concept de « subduction mentale » de Mignard, le renvoie
à 1’ « état primordial » de M oreau (de Tours) et à la « conscience morbide »
de Ch. Blondel dont on trouve justem ent dans le Traité de Psychopathologie
de E. Minkowski un très long exposé. Ce trouble fondamental qui altère la vie
psychique dans son affectivité et son système relationnel social, c ’est celui du
temps et de l ’espace vécus.
J. P. Sartre a dans son livre sur « L ’Imaginaire » (1940) vigoureusement
souligné le paradoxe de la présentation du délire sous sa forme hallucina­
toire, car ne pouvant apparaître que dans et p ar une modification struc­
turale de la Conscience il ne peut être vécu que sur un registre de furtivité et
d ’absurdité. « Une expérience implique, écrit-il, l’existence d ’une conscience
thématique d ’une unité personnelle et ce type de conscience est nié p ar l’événe­
ment hallucinatoire ».
L ’étude que P. Matussek a consacrée au problème des Hallucinations et
du Délire (3) est particulièrement importante à cet égard. Sans doute lui-même,
dans un premier temps au moins, critique-t-il la conception du délire « ohne
Anlasse » de W. Gruhle et le critère d ’incompréhensibilité (tout comme
F. A. Kehrer (1951) et H. H afner (1954)), mais il n ’hésite pas à fonder le
délire sur une m alform ation de la « Symbolbewusstsein », notion qui tout
en permettant de concevoir que le radical du délire n ’est bien sûr pas sans
signification, implique q u ’il est aussi altération radicale de la connaissance. Cette
étude de P. Matussek, complétant les revues générales de G. Schmidt (1940)
et de G. Huber (1955 et 1964), permet de se rendre compte de l’im portant
approfondissement phénoménologique des structures délirantes et hallucinatoi­
res. Beaucoup de ces psychopathologues phénoménologistes avec L. Binswanger,
H. Müller-Suur, J. Zutt, K. Conrad, J. Wyrsch, W. von Baeyer, etc., insistent sur la 123

(1) Tous ces cas ont été réunis dans le volume intitulé Schizophrénie (éd.
Neske, 1957) et largement analysés p ar A. Storch dans l’Évolution Psychiatrique,
1958, p. 577-602.
(2) Le Temps vécu (1933), p. 206-254 et 382-398. — Traité de Psychopatho­
logie (1966), notamment p. 456-483.
(3) « Die Psychiatrie der Gegenwart », 1963, 1/2, p. 23-76.
EXPÉRIENCES DÉLIRANTES ET PHÉNOMÉNOLOGIE 395

destruction de l ’existence et spécialement de la co-existence (Mit-sein) avec


tout ce q u ’elle implique de perturbations dans la communication et la ren­
contre avec autrui (thèse qui rejoint, notons-le encore, celle de Ch. Blondel);
tandis que d ’autres (W. Gruhle, E. Minkowski, P. Matussek, etc.) se sont
appliqués à découvrir les modifications du vécu et notamment du perçu, de
telle sorte que les uns comme les autres prennent pour critère de l ’authen­
ticité du Délire (du Délire « vrai » et primordial) une modification fondamen­
tale de l ’expérience ou du Dasein qui place le délirant dans l ’orbite du délire
— qui oblige son monde à graviter sur le mode de l ’Hallucination : c’est-à-dire
dans une métamorphose objectivante de sa subjectivité.

Qu’il s’agisse des analyses de M. Merleau-Ponty (1) ou de celles de J. Zutt, de


R. Kuhn ou d’Er. Straus, toutes aboutissent au même radical phénoménologique de
l’expérience délirante hallucinatoire : celui d’un bouleversement de la couche origi­
naire du « Dasein ». Seul A. de Waelhens, entraîné par le mouvement de l’école
lacanienne, croit — assez paradoxalement — pouvoir remettre en question le « trouble
fondamental » de la psychose. Nous ne pensons pas qu’il s’écarte autant qu’il le
croit de ces analyses; et notamment lorsqu’il découvre avec J. Lacan, au-delà de
l’absence de triangle œdipien dans la Psychose, une originaire (dans le sens, pensons-
nous, de primordiale) confusion du signifiant et du signifié. Car c’est bien là, nous
semble-t-il, ne plus s’en tenir seulement aux naïvetés un peu primaires de la « pro­
jection » pour faire appel à une viciation plus existentiale de ce psychotique, par
excellence, qu’est le Délirant halluciné. Bien des pages du livre de A. de Waelhens
(133-138,206-208,223-226, etc.) nous paraissent, à cet égard, très démonstratives de ce
que Freud appelait précisément lui-même (1924) Yalloplasticité de la structure psy­
chotique, se rapprochant par là de la notion de processus au sens de K. Jaspers.

Le radical commun à toutes ces études phénoménologiques, c ’est la thèse


de Y hétérogénéité de l ’expérience délirante ou de son incompréhensibilité fon­
damentale en tant q u ’elle est une irruption d ’un quelque chose qui est autre, qui
est d ’un autre monde, soit q u ’il interfère avec le monde commun, soit q u ’il le
remplace (2).

7° La notion d ’expérience délirante


dans ses rapports avec l’a ctivité hallucinatoire.

Nous venons de nous livrer ainsi avec tous les auteurs qui se sont occupés
de ce problème à une sorte de gymnastique ou d ’acrobatie intellectuelle;12

(1) Peut-être pouvons-nous rappeler nos propres Études (tome III) sur la « Déstruc­
turation du champ de la conscience » — et notre description des structures synchroni­
ques du champ de la conscience et de l’organisation diachronique ou historique de
l’être conscient de soi (p. 110-152, 336-378 et 414-476, La Conscience, 2e éd.).
(2) Nous verrons plus loin comment F reud (1916) s’est rapproché de ce point
de vue. ^
396 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

mais nous devons ^ m e t t r e les pieds sur terre. Que devons-nous, en effet,
retenir du postulat et des conclusions de toutes ces discussions.
Une chose paraîtra hors de doute : c ’est que le Délire quel q u ’il soit,
que nous prenions le terme dans le sens de Délire-état (Delirium) ou dans le
sens de Délire-idée (W ahn), enveloppe l’activité hallucinatoire. De telle sorte
que les Hallucinations délirantes, dans la mesure même où leur description
se distingue de celle des Éidolies hallucinosiques, ne peuvent faire l ’objet
que d ’une description de structures délirantes et hallucinatoires. L ’Halluci­
nation délirante n ’étant jam ais un fait primaire, elle ne peut se décrire et poser
de problèmes cliniques ou pathogéniques que secondairement à l ’analyse
du Délire dont elle est l ’effet.
E t dans le Délire que faut-il alors appeler fait primaire ou primordial
que constituerait ce « Wahnig » (cette quintessence de délirité) ? H y a lieu
d ’opérer une distinction qui n ’a jam ais été clairement établie dans les
diverses conceptions que nous venons d ’exposer) : une distinction entre les
structures délirantes à type d 'expérience vécue (expériences délirantes pri­
maires de Jaspers) et les structures délirantes à type d'idées délirantes.
Mais ceci, naturellement, mérite quelques explications.
Les « expériences délirantes » dites primaires sont bien primaires en ce
sens q u ’elles sont des états matriciels (comme la déstructuration hypnique
du champ de la Conscience pour les rêves q u ’elle conditionne et, en quelque
sorte, engendre). Q uant aux idées délirantes qui apparaissent cliniquement
comme des irruptions, des révélations, des croyances, des certitudes, des
intuitions, des interprétations, des illusions qui s’imposent incoerciblement, on
les décrit en effet comme primaires (avec W. Gruhle, et chez nous G . de Cléram-
bault) en voulant indiquer par là q u ’elles sont cliniquement autochtones et
spontanées. Mais si cela est vrai sur le plan de leur manifestation clinique,
il est impossible, sans que le Psychiatre succombe lui-même à l ’illusion du
Délirant, de prendre ces phénomènes tout simplement comme ils se donnent,
c ’est-à-dire comme des manifestations éclatantes et irrécusables d ’une vérité
révélée (1). Mais il s’agit dans la plupart des cas de l ’émergence (2) d ’un
travail idéo-verbal et affectif qui est le travail même du délire. De telle sorte
que l ’idée délirante dans sa pureté et sous son aspect le plus clair, le plus lucide,
le plus cristallin, n ’est pas un Délire primaire mais toujours un Délire secondaire,
un délire au second degré. Nous aurons bien sûr à justifier plus loin, p ar nos
descriptions cliniques des Psychoses délirantes chroniques, ce point de vue.
Pour le moment, il nous suffit de poser précisément dans toutes ses exigences
le problème du « Délire primaire » (et des Hallucinations qui en sont l’effet)12

(1) Comme par exemple le jour où j ’écris ce paragraphe une de mes malader
parfaitement calme et lucide m ’a dit qu’elle a eu au cours d’un rapport sexuel la
révélation subite qu’elle est l’immaculée Conception. Depuis lors (déjà quelques
semaines) elle se sent de nature divine et en communication avec Dieu avec lequel
elle s’identifie. Telle est l’irruption de cette intuition délirante ( Wahneinfall)•
(2) Cette émergence peut être cliniquement perçue ou analytiquement reconstituée.
EXPÉRIENCES DÉLIRANTES ET THÉORIE PSYCHANALYTIQUE 397

fût-ce en entrant dans la constitution même du noyau délirant (voix, intuition).


Face à ce mouvement psychopathologique que nous venons de rappeler et
qui souligne le caractère d ’hétérogénéité, de négativité, d ’incompréhensibilité
du trouble primordial du délire, certains psychanalystes et certains psychiatres
aussi ne se résignent pas à cette irruption d ’un « autre » qui serait ce « quelque
chose^», ce « processus en troisième personne » qui fonde la facticité du délire
sûr son opacité primordiale. Et pourtant il ne saurait y avoir d'Hallucination
/q u a n d les relations entre l ’objet de son désir sont transparentes; il ne peut
y avoir de Délire quand les relations qui m issent le Sujet à son monde sont
compréhensibles, c'est-à-dire entrent dans le système commun de la réalité;
et c'est, en dernière analyse, l'altération du système de la réalité qui fonde le
Délire et, par-delà le Délire, l'Hallucination. Or, c ’est précisément ce statut
de la désorganisation de la vie psychique qui — comme nous allons le voir —
malgré la clairvoyance de Freud, c ’est ce statut qui est le plus souvent contesté
pour si peu contestable q u ’il paraisse être. Tel est le problème — que nous
avons déjà envisagé et que nous reprendrons encore mais dont nous devons
spécialement nous occuper ici en cherchant à catégoriser les Hallucinations
délirantes. Il s’agit de savoir si ce sont les forces et configurations dynamiques
de l ’Inconscient ou les formes de désorganisation de l ’être conscient qui
constituent le délire, ses variétés et, par voie de conséquence, ses Hallucinations ?

8° La doctrine freudienne
e t la notion d ’expérience délirante e t hallucinatoire.

C ’est le sens même de toute interprétation psycho-dynamique que de lier


le manifeste signifiant au latent signifié, de telle sorte que sous l’opacité m éta­
phorique ou métonymique apparaît la donnée de sens inconscient.
Cela revient à dire que le vécu délirant comme tel, c’est-à-dire émergeant
de la Conscience dans la « facticité » de ce qui y apparaît avec les attributs
d ’un « en soi » (fût-ce au-dedans de soi) originairement hors de soi, le vécu
délirant visé p ar la notion même d ’expérience délirante et hallucinatoire doit
y apparaître aussi pour autrui comme l ’effet d ’une projection inconsciente
d ’intentionnalité, c ’est-à-dire de sens (désir inconscient ou complexe inconscient
de contre-désir). On comprend bien que, à cet égard, l ’incompréhensibilité
radicale de l ’existence délirante proclamée p ar les meilleurs cliniciens soit
systématiquement révoquée en doute p ar la plupart des psychanalystes, sinon
tous (1). A leurs yeux, doués d ’une clairvoyance absolue, le délire dans son 1

(1) Il est remarquable, en effet, que S. N acht et P. C. R acamier dans leur rapport
sur L a th éo rie p sych a n a lytiq u e d u d élire consacrent un chapitre aux états primordiaux
du délire, de ces états précisent-ils initiaux et matriciels qui comportent une désor­
ganisation du Moi (qu’ils décrivent somme toute sur un mode phénoménologique,
comme ce quelque chose qui envahit le champ psychique déstructuré). Tout comme
L acan a depuis longtemps (au temps où, plus près de G. de C lérambault que moi,
E y. — Traité des Hallucinations. 14
398 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

jaillissement ne peut être q u ’expression verbalisée (signifiante) d ’une inten­


tionnalité qui s’enracine et se déroule dans l ’Inconscient, c’est-à-dire que son
incompréhensibilité n ’indexerait jam ais que l ’incompréhension du psychiatre.
Voyons les choses de plus près en nous rapportant à un exemple très
banal mais souvent cité. Si un patient est saisi par la conviction que la fin du
monde approche en voyant la casquette rouge d ’un chef de gare (W. Gruhle),
c’est-à-dire s’il vit dans l’actualité d ’une perception insignifiante une signifi­
cation tout à la fois absolument certaine et élargie jusqu’à une sorte de cos­
mique absurde, ce vécu d ’imminence apocalyptique n ’entre dans sa conscience
q u ’en s’articulant avec son propre discours (Le rouge que je vois, c ’est
l ’au-delà de la réalité, l ’ordre de départ vers l ’enfer). Or, ce quelque chose
d ’autre de ce que les autres voient apparaître ne peut « vouloir dire » que
la perception singulière et irréfragable d ’une surréalité entrevue au travers
d ’une rupture de la réalité. L ’irruption du signifié (la terreur liée à la culpa­
bilité, au tabou du plaisir défendu, de la vie condamnée, etc.) dans la per­
ception, la projection de l ’angoisse inconsciente dans le champ de la
Conscience, y figurent dans l ’Hallucination délirante (ou l’interprétation, ou
l’illusion) comme le dévoilement d ’une réalité qui apparaît dans le contexte :
rouge = feu et chef = père, etc. Mais les conditions de cette apparition « valant
pour » une réalité absolue, où sont-elles ? Dans la force de la culpabilité incons­
ciente, comme si celle-ci était la cause de celle-là? Il faut alors adm ettre que
la projection délirante (ou hallucinatoire) étant en relation de signification
avec les désirs et contre-désirs inconscients (sphère des pulsions), c ’est l ’Incon­
scient qui produirait l ’apparition de cette réalité. Mais suffit-il que l’Inconscient
intervienne dans la constitution de ce vécu d ’irréalité pour que celui-ci soit
exclusivement réductible à une dynamique ou à une dialectique du principe de
plaisir? Tel est le sens le plus profond de ce problème de la psychogenèse du
Délire et de l ’Hallucination. L ’apparition de l ’Inconscient faisant irruption
comme cet autre monde que la Conscience ne peut admettre q u ’en cessant
de se conformer à sa Loi, pose en effet l’intervention du principe de réalité, c ’est-
à-dire le fonctionnement de 1’ « être conscient ».
Arrêtons-nous un instant au sens de l ’interprétation freudienne de l’appa­
rition de l’Inconscient qui est évidemment impliquée dans la notion même
d ’ « expérience délirante ». Celle-ci — comme le rêve — a nécessairement un
caractère hallucinatoire, pour être vécue comme une représentation qui cesse
d ’être une représentation pour être une « présentation », c ’est-à-dire la confi-

nous nous penchions ensemble sur le mystère du délire et des Hallucinations) mis l’ac­
cent sur les « moments féconds » du travail délirant, tout comme FREUDjubmêifie
( Complément métapsychologique à la doctrine des rêves en Métapsychologie J après avoir
souligné la régression psychique du dormeur nous dit que le délire hallucinatoire
« ne devient possible que lorsque le Moi est suffisamment désagrégé pour que l’épreuve
de la réalité ne suffise plus à empêcher l’Hallucination » (p. 187 de la traduction fran­
çaise). Ce n’est pas autre chose que nous disons lorsque nous parlons d’une désor­
ganisation de l’être conscient...
EXPÉRIENCES DÉLIRANTES ET THÉORIE PSYCHANALYTIQUE 399

guration d ’un événement appréhendé par les divers sens, lesquels, pour si endor­
mis ou obscurs q u ’ils soient, actualisent ce vécu en lui im prim ant le sceau de la
réalité sensible. Que veut-on dire lorsqu’on parle d ’une compréhensibilité
totale ou exhaustive de l ’expérience délirante mise à nu par ses psychanalystes
mêmes (1)? N ous venons de le souligner : c ’est faire le pari ou tenir la gageure
de pouvoir comprendre l ’absurde. Mais comme l’entreprise de déchiffrement
de l’indéchiffrable hermétiquement clos p ar les forces de Y les (ou les défenses
du Moi) se heurte à d ’extrêmes difficultés, on se contente le plus généralement
de nier le caractère incompréhensible du vécu délirant en affirmant q u ’il n ’est
pas différent de l ’incompréhensibilité radicale qui demeure comme un « reste »
irréductible de toute relation intersubjective, et notam m ent de l ’exercice même
dq/langage. Car, bien sûr, si disposer d ’un système commun de signifiants
permet de s’entendre, il perm et aussi par ce jeu de cache-cache que sont les
figures m étaphoriques ou métonymiques du discours, de m entir et de cacher,
de trom per et de se tromper.
Pourtant Freud qui était plus sensible que ses disciples actuels à la notion
de pathologique, a toujours eu soin de décrire (même s’il ne l ’a fait que très
schématiquement) le sens normal de l ’activité psychique (cf. Die Realitätver­
lust, 1924). Ce sens, il ne m anquait pas une occasion de le définir comme un
écoulement de l’énergie (d’abord) nerveuse dans YEsquisse, puis libidinale
(dans la Science des Rêves) qui allait de l’énergie libre à l’énergie liée, et de la
perception des objets vers les mouvements par lesquels s’exerce la maîtrise ou
l ’action. De telle sorte que Freud donne un sens fort au concept de régression
(régression topique et non pas seulement chronologique ou énergétique).
Ainsi, le rêve (et les expériences délirantes et hallucinatoires qui y sont assi­
milées) s’ils com portent seulement une configuration qui peut faire l ’objet de
l ’usage purem ent descriptif de la notion de régression, exigent que le proces­
sus de régression soit envisagé dans son sens plus fonctionnel ou, si l’on veut,
structural.
L ’apparition proprem ent hallucinatoire du vécu dans le rêve comme dans
le délire est l’objet pour sa réflexion théorique d ’un soin en quelque sorte
perfectionniste (2). C ’est q u ’il est m al aisé de désintriquer ce qui est intriqué
(Mischung) dans le rêve qui travaille avec des sous-produits de la perception
sur des reflets ou des représentations objectales, ou des représentations ver­
bales. De sorte que les formations substitutives (Ersatzbilden) restent dans
le rêve, comme dans l’expérience, rebelles à une compréhension exhaustive.
Prenant pour exemple dans le même écrit ce que nous appellerons les « expé­
riences délirantes et hallucinatoires » des phases initiales ou processuelles de
la Schizophrénie, il m ontre d ’un point de vue descriptif ou phénoménologique 12

(1) Ils me pardonneront l’irrévérence de ma propre interprétation de leur inter­


prétation en la rapprochant de la formule de Marcel D u c h a m p : « La mariée mise à
nu par ses célibataires mêmes ». Ce serait un assez joli thème que d’exploiter cette
dévirgination ou cette vulgarisation de la vérité...
(2) Cf. l’Inconscient, 1915, notamment dans la M éta p sych o lo g ie.
P

400 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

— à propos d ’un cas clinique de V. Tausk — que la physionomie clinique de


ce délire (1) peut et doit être interprétée comme une émergence du processus
primaire. Allant plus loin dans l’analyse, Freud m et l ’accent sur le fait que
tout se passe comme si l’investissement des représentations verbales (c’est-
à-dire des processus cogitatifs les plus éloignés des perceptions et le plus direc­
tem ent rattachables à la Cs) s’opérait hors de l’investissement des représen­
tations objectâtes.
Cette description « phénoménologique » du vécu du rêve et de l’expérience
schizophrénique (ou ses phases aiguës) pose donc tout naturellement 1e pro­
blème du processus qui engendre un tel bouleversement ou une telle régression.
L ’idée de faire appel à une théorie économique ou hédonique des charges,
investissements et contre-investissements, retraits libidinaux, etc., à laquelle
Freud recourt et q u ’il a encore reprise dans l’écrit de 1916, pour si ingénieuse
q u ’elle soit, laisse en suspens 1e problème posé par l’opacité même de l’expé­
rience délirante et hallucinatoire. Car, soit qu’il s’agisse d ’une régression topi­
que comme dans te rêve, soit d ’un investissement en quelque sorte exclusif des
représentations verbales dans la Schizophrénie, il ne peut échapper à per­
sonne — et comme nous allons 1e voir, notam m ent à Freud — q u ’il ne suffit
pas de comprendre ou de décrire la régression topique pour l’expliquer. Et
il ne suffit pas non plus de m ettre l’accent sur l’intrication des rejetons de
l ’Ics avec les représentations verbales propres au Pré-Cs ou au Cs (2), pour
rendre com pte de la présentation hallucinatoire de l’expérience délirante, de
l’actualisation de la représentation.
Comment apparaît 1e contenu figuratif du rêve ou du délire onirique dans
sa m odalité hallucinatoire ? C ’est précisément ce q u ’il examine dans te
« Complément métapsychologique de la doctrine du rêve » (3).123

(1) Ses yeux, disait cette malade, ne sont pas bien, ils sont tournés... Elle n’arrive
pas à comprendre son amoureux qui change chaque fois d’aspect, il a tourné ses
yeux de telle sorte que ce ne sont plus ses yeux à elle car elle voit le monde avec d’autres
yeux. Étant à l’église, elle se sent déplacée comme si on la déplaçait. Elle est travestie
comme lui-même (son ami) est travesti et l’a travestie. \
(2) Que l’Ics soit « structuré comme un langage » ne peut vouloir dire que ceci :
qu’il n’apparaît (en cessant d’être inconscient) que dans Ile langage qu’il habite ou
qu’il hante. Autrement dit, c’est l’être conscient qui est non seulement structuré
comme un langage, mais la forme même qui imprime à Mes, en le refoulant ou en le
manifestant, sa loi. A cet égard tes formations substitutives qui apparaissent dans la
configuration thématique du rêve ou du délire portent bien la marque « Made in Ger-
many », comme le dit plaisamment F reud , en désignant ici l’empreinte que leur
laisse leur origine inconsciente, mais en attribuant cette marque originelle et indélébile
à l’action même du langage de l’être conscient.
(3) La « Metapsychologische Ergänzung zur Traumlehre » parue en 1915, a été
traduite en français par Marie B onaparte et Anne B erman (M éta p sy c h o lo g ie , Paris,
éd. Gallimard). Il nous paraît être le texte où F reud a le mieux senti la nécessité de
subordonner l’apparition de l’Inconscient en tant qu’événement hallucinatoire vécu,
à une désorganisation de l’être conscient dont il souligne in fin e (p. 184 de la traduc-
EXPÉRIENCES DÉLIRANTES ET THÉORIE PSYCHANALYTIQUE 401

Le rêve est évidemment une projection de l ’Inconscient, c ’est-à-dire une


extériorisation d ’un processus interne qui, trop gênant pour lui permettre
de dormir, est expulsé p ar le Sujet hors de lui-même. Cette projection
objectivante (malgré l ’intentionnalité de retrait narcissique du dormeur) n ’est
possible que parce q u ’il entretient encore un lien avec un monde extérieur
qui s’impose encore à lui et dont il dispose sous forme de restes diurnes
du préconscient et des représentations verbales qui en font partie. De telle
sorte que « nous sommes obligés » dit Freud de les considérer comme des
appartenances au système préconscient (1). Mais alors, comment résoudre
cette contradiction (c’est toujours l ’argumentation littérale de Freud que
nous reprenons ici) d ’une part, entre la finalité narcissique qui exige la fuite
hors de la réalité, et d ’autre part cette apparence de réalité qui se constitue
en rêve (comme l ’écho verbal de la réalité pourrions-nous dire) ? Pour cela
il faut admettre, conclut Freud, que d ’un côté il y a un désir préconscient
de dormir, et que de l ’autre il y a un désir inconscient de rêver (de s’abandonner
aux fantasmes du désir) et il convient, dès lors, de tenir l ’expérience du rêve pour
une réponse dans son contenu manifeste à l’appel des désirs, des émois incons­
cients, qui entrent dans la figuration de ses représentations objectales, tandis que
l ’élaboration verbale n ’est pour ainsi dire q u ’utilisée dans les enchaînements
des restes diurnes; car le « travail onirique, dit Freud, s’en tient peu aux
« représentations verbales, et il est toujours prêt à substituer les mots les uns
« aux autres jusqu’à ce q u ’il réussisse à trouver l ’expression la plus favorable
« au jeu de la représentation plastique » (p. 174). Mais cela revient, nous sem­
ble-t-il, à faire dépendre la projection de l ’imaginaire au cours de l ’expérience
du rêve des mouvements mêmes du processus primaire inconscient qui est
essentiellement un mouvement de retrait narcissique, une régression que Freud
appelle topique (pour m ontrer q u ’il y a changement de lieu psychique : l ’expé­
rience se déroule hors du système de la réalité). Quant à la form ation des
« fantasmes de désir » qui entrent dans la configuration du rêve, elle serait seu­
lement secondaire : « le parachèvement du processus onirique s’opère quand
« le contenu cogitatif transformé p ar régression, mué en un fantasme de
« désir devient conscient en tant que perception sensorielle subissant alors
« l ’élaboration secondaire à laquelle est soumis tout contenu de perception,
cc Nous disons que le désir de rêve se transforme en Hallucination et s’assure
« sous cette forme la croyance en la réalité de son accomplissement » (2). Et 12

tion française) que c’est le seul système auquel incombe l’orientation dans le monde
par la différenciation entre l’intérieur et l’extérieur.
(1) La barrière entre le préconscient et l'Inconscient se trouve, nous dit-il, « fort
abaissée » pendant le sommeil. Formule d’importance capitale que nous retiendrons
ici pour souligner, comme je l’ai déjà fait remarquer, toujours dans mon livre
sur « La Conscience », que la séparation entre Conscient et Inconscient n’est plus
aussi absolue qu’elle semblait l’être originairement dans la théorie freudienne.
(2) Cette préoccupation «phénoménologique» du vécu hallucinatoire (dans
le rêve ou les autres psychoses) est si exigeante dans la pensée de F reud qu’elle
402 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

Freud insiste beaucoup sur cette transform ation (qui fait le fond du problème) :
il ne suffit pas, dit-il (p. 178 et 179 de la traduction française), pour le désir de se
présenter ou de se représenter son objet pour que celui-ci devienne une réalité
perçue, car l’Hallucination comporte un « sentiment de réalité ». Et, en effet, si
le rêve répond (comme un effet à sa cause) aux besoins ou pulsions de l ’Incon­
scient (investi narcissiquement), la production même de l ’image onirique dépend
pour ce qui est de sa facticité en tant que signifiante, d ’une activité subsistante
(comme disait Jackson) et en tan t q u ’actualisation sensible d ’un investissement
(comme disait Freud), du système conscient. C ’est l ’idée à laquelle, non sans
quelque hésitation ou répugnance, parvint Freud quand il écrit que pour
parvenir à la condition qui est nécessaire à l ’apparition d ’une Hallucination,
il adm et que la régression ne su ffit p a s , car elle n e nous ren d p a s co m p te que
des im ages p u issen t être p rises p o u r une réalité. Il faut donc quelque chose
de plus, et ce quelque chose c’est la levée de l’hypothèque de l’épreuve de
réalité (R e a litä tp rü fu n g ) . Il faut pour bien comprendre cela (c’est Freud qui
le dit ici et non pas nous qui l ’avons dit et répété cent fois ailleurs) « ch er ch er
A DÉTERMINER AVEC PLUS DE PRÉCISION LE TROISIÈME DE NOS SYSTÈMES PSYCHIQUES,
LE SYSTÈME Cs (CONSCIENT) QUE NOUS N’AVONS PAS JUSQU’ICI NETTEMENT DIF­
FÉRENCIÉ d u P. Cs (P ré -C o n scien t ) », écrit-il — et plus loin, il ajoute : « Une
dissection plus poussée de l ’appareil psychique nous permet de dire que c ’est
au seul système Conscient-Perception q u ’incombe cette orientation dans
l ’univers obtenue par la différenciation entre l ’intérieur et l’extérieur » et il
insiste encore en soulignant : « Nous considérons l ’épreuve à la réalité comme
l ’une des grandes institutions du Moi ». « C ’est l ’étude, poursuit-il, de la patho­
logie qui est susceptible de nous apprendre comment l ’épreuve à la réalité peut
être supprimée ou mise hors d ’action. C ’est l ’étude de la psychose de désir, de
la confusion mentale, hallucinatoire aiguë qui nous le montrera. Le Moi brise
alors son lien avec les réalités et retire au Conscient sonJnvestissgm ent »
(p. 184-185).
E t ainsi au terme de cette labyrinthique et parfois confuse analyse, Freud
en vient à prendre position sur le fond même du problème qui nous occupe
ici. Nous ne pouvons pas ne pas noter, avec une profonde satisfaction, que ce
travail — généralement peu connu ou cité — reprend, dans un langage à peine
différent, les thèses que nous soutenons, notam m ent en m ettant à la base même
du rêve le sommeil, et à la base des psychoses délirantes et hallucinatoires un
bouleversement qui est tout à la fois régression vers la positivité archaïque
des instances inconscientes et déstructuration de l ’être conscient.
Mais il reste à souligner cependant un point de divergence qui, à l’extrême

le contraint à cette dialectique besogneuse et compliquée (lui-même fait allusion


dans la note de la page 186-187 à ce tâtonnement incertain de sa pensée). Elle a dis­
paru du champ d’action des psychanalystes contemporains qui se contentent de
parler à tort et à travers de régression, de fantasmes ou de réalité sans se poser le
problème de leur constitution, c’est-à-dire de leurs articulations réciproques dans
l’organisation de l’être psychique.
EXPÉRIENCES DÉLIRANTES ET THÉORIE PSYCHANALYTIQUE 403

pointe du problème constitue l ’enjeu de son ultime difficulté. En définitive,


en effet, Freud met sur le compte des investissements (c’est-à-dire du point de
vue économique et énergétique) le fait que telle ou telle régression topique dans
un système se produit, et que 1’ « épreuve de la réalité » n ’est plus possible.
Cela revient à considérer l ’ensemble fonctionnel de ce q u ’il appelle lui-même
l ’appareil psychique, comme s’il n ’était q u ’un système de forces sans struc­
ture et entièrement; réductible aux seules « cathexies » de l’énergie libidinale
et en dernière analyse à la dialectique du désir, au jeu des investissements et
défenses hédoniques. Mais le retrait de l’investissement de la réalité ne peut
pas ne pas impliquer une impossibilité de s’adapter à la réalité, et il ne sau­
rait, à cet égard, se réduire à une pure intentionnalité.
Freud pourtant ne se résigne pas ou se résigne mal à accepter que la <c mise
hors circuit » de l ’épreuve de la réalité ne soit pas, pour ainsi dire, « intention­
nelle ». C ’est le sens en effet q u ’il faut donner à toute psychogenèse des troubles
mentaux que de les considérer en fin de compte comme l ’expression d ’une
cause finale (libido et instances inconscientes qui en dérivent ou s’y opposent
dans la représentation et le conflit des pulsions). Or, dire avec lui que l ’épreuve
de la réalité ne dépend en dernière analyse que des mouvements mêmes de
cette intentionnalité (concepts économiques conformes à la « Vorstellungs­
mechanik » d ’Herbart), c’est tenter vainement de substituer une intentionnalité
inconsciente, ou si l ’on veut, un sens positif à la désorganisation négative de
l’être psychique. Le fait cliniquement et phénoménologiquement essentiel de la
perception de l’imaginaire et de l’autre dans la constitution d ’une fausse
réalité n ’a pas besoin d ’être mis sur le compte d ’une intentionnalité conjectu­
rale, puisque Freud le rapporte explicitement à une mise hors circuit de l ’épreuve
de la réalité, c ’est-à-dire à une désorganisation de l ’être conscient, c ’est-à-dire
à une altération dont Vautre (l’imaginaire et l’Inconscient) est l’effet. Autrement
dit, c’est toujours et nécessairement à cette troisième personne (à quoi se
réduit l’être conscient quand il cesse d ’être la première) que nous sommes
obligés de recourir pour expliquer toujours le délire en renonçant à le com­
prendre jam ais complètement par l’unique satisfaction q u ’y peut trouver le
désir du Sujet. C ’est bien d ’ailleurs à quoi paraît se résigner Freud à la fin de
cet écrit, pour nous si fondamental, quand il finit par dire : « Il résulte de
nos considérations que tous les caractères essentiels du rêve sont déterminés
p ar l ’état de sommeil ». Et en donnant raison textuellement « au vieil Aris­
tote » il perm et ainsi à ceux que n ’aveugle pas la passion de l ’explication
p ar le sens de ce contre-sens même de la réalité que sont les Délires et les
Hallucinations, de pouvoir tenir ces phénomènes pour ce q u ’ils sont,
une désorganisation fondamentale, ou si l’on veut, processuelle de l ’être
conscient (1). C ’est effectivement quand la régression, le désinvestissement1

(1) Cf. sur ce point mon Rapport à Madrid (1966) que la récente critique de
A. Bourguignon (A nn. P sy c h o th ., 1972, 4 , p. 39), se référant à une interprétation des
rapports du rêve et des P. M. O. actuellement contestée (v. plus loin note, p. 425),
n’atteint ni dans sa démonstration ni dans sa conclusion.
404 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

et l ’échappement au contrôle de l ’épreuve, de réalité sont « autom atiques »,


c ’est-à-dire se produisent à un niveau inférieur à celui de la liberté des mou­
vements et des configurations de l’être conscient, que l ’expérience vécue
devient celle de l ’Inconscient, ou plus exactement celle où la m utation de l ’être
conscient permet à l ’Inconscient de se faufiler dans la chaîne des signifiants,
et aux mots de devenir des choses. L ’opacité à laquelle tous les cliniciens se
sont toujours heurtés (le radical même du Délire et de l ’Hallucination) n ’est
jam ais complètement rendue transparente p ar les interprétations du sens du
Délire, car elle demeure inexpugnable dans la facticité même de sa présentation,
de son apparition. Pour que ça parle dans les voix, pour que ça signifie dans
ce que je vois, pour que ça soit éprouvé, il faut en effet que je cesse d ’être
maître de moi-même, que quelque chose émerge du fond de moi-même et
qui figure quelque chose qui, même en moi, est hors de moi, mais comme un
« en soi ». Le processus en troisième personne, même s’il n ’est jam ais réduc­
tible à une pure objectivité, est toujours cette relative objectivité suffisante
à constituer l’hétérogénéité de l’événement délirant et hallucinatoire. Et seuls
ne peuvent pas ne pas nier cette évidence ces fanatiques de l ’école freudienne
qui pensent q u ’il en est toujours ainsi et pour tous les hommes, c’est-à-dire
qui posent dans leur thèse la négation (la dénégation) du M oi et de l’être
conscient sans s’apercevoir q u ’ils ôtent à l ’Inconscient sa réalité propre et
au Délire et à ses Hallucinations cette irréalité objective qui correspond à leur
réalité clinique. Entendre, voir, croire que quelque chose existe qui n ’existe
pas est, en effet, la « réalité » même du Délire et de l ’Hallucination pour autant
que l’un et l’autre sont l ’envers ou l ’inverse de la réalité, des maladies de
la réalité, c’est-à-dire, comme Freud l’à d it dans le Mémoire auquel nous
venons de nous rapporter (p. 187, trad. fr.), « une désagrégation du Moi
suffisante pour que l’épreuve de la réalité ne suffise plus à empêcher l’Hal­
lucination ».
Nous avons ainsi un peu anticipé sur les réflexions que nous approfondirons
dans notre exposé critique de la théorie psychanalytique des Hallucinations.
Mais il était nécessaire ici de souligner q u ’au regard du plus clairvoyant
des Psychanalystes, au regard d ’aigle de Freud, quelque chose demeurait dans
le délire hallucinatoire soustrait à la simple relation de compréhension qui
unit l ’objet au désir, ce quelque chose étant réfracté dans la décomposition
de la réalité par le prisme du Délire.

— Ainsi tous les auteurs, y compris ceux qui professent que le Délire
se réduit à son sens ou, si l ’on veut « dire quelque chose » dans sa
thématique inconsciente, finissent p ar se heurter à un trouble prim or­
dial, à un « processus » q u ’il faut bien décrire en troisième personne
comme le délirant et tout particulièrement l’halluciné le vit et le perçoit,
c ’est-à-dire comme un quelque chose qui se présente à lui et qui — pour
tan t q u ’il soit issu de lui-même — lui apparaît être un événement qui
n ’est pas et ne peut être l’effet de sa propre intentionnalité. Les expériences
délirantes et hallucinatoires sont les modalités de ce trouble fondamental.
LES HALLUCINATIONS N OÉTIC O-AFFECTIVES 405

Pour les classer nous ne pouvons pas songer à recourir seulement à leur thé­
matique (persécution, mégalomanie, influence, érotisme, mysticisme) car cela
ne nous perm ettrait pas d ’atteindre leur structure profonde et nous conduirait
plutôt à une sorte de chaos en raison du polymorphisme et des intrications
thématiques. Nous ne pouvons pas non plus les classer sans nous condamner
à plus de désordre que de clarté en les rattachant à telle ou telle instance
topique de l ’Inconscient ou à telle ou telle phase du développement libidinal
(régression aux stades prégénitaux ou génitaux), car là encore en isolant de
l ’expérience son contenu fantasmique nous serions entraîné, sinon dans le
chaos tout au moins dans les contradictions de l ’Inconscient. Il faut donc
recourir à ce qui fonde et spécifie véritablement l ’expérience délirante (qu’il
s’agisse d ’une expérience analogue à celle du rêve ou d ’une modification
structurale de niveau plus élevé), c ’est le niveau de d é s tr u c tu r a tio n d u c h a m p
d e la c o n s c ie n c e c ’est-à-dire cette désorganisation de la vie psychique qui est
altérée dans l ’ordre de l ’actualité même de l’expérience vécue. Ce sont ces
niveaux structuraux de la décomposition du champ de la Conscience qui sont les
m a tr ic e s des modalités cliniques de l ’activité hallucinatoire, ce qui leur impose
les caractères négatifs et formels d ’une hétérogénéité primordiale du vécu. Ce
sont eux que nous décrirons donc quand enfin débarrassé de tous ces « im p e ­
d im e n ta » théoriques nous aborderons plus loin leur étqde clinique.

II. — DÉGAGEMENT DE LA NOTION


D'UN PROCESSUS IDÉO-VERBAL HALLUCINATOIRE,
LES HALLUCINATIONS NOÉTICO-AFFECTIVES

Par ce premier excursus dans le domaine des théories, nous avons établi
que ce q u ’il y a de prim ordial dans une certaine modalité de Délire c’est l ’état
délirant, c ’est l ’expérience délirante, dite primaire mais toujours secondaire,
pour autant q u ’elle est l’effet de mirage, d ’une déstructuration du champ
de la Conscience que reflète (à des niveaux généralement plus élevés) l ’ex­
périence onirique. N ous devons maintenant, en tirant de ces exposés et
controverses l ’enseignement q u ’ils com portent, nous demander ce que peut
être un Délire qui n ’est pas « vécu » dans une telle « expérience délirante ».
Cela revient à nous demander s’il existe bien des Délires qui sont plus pensés
ou parlés que vécus et quelles peuvent être alors leurs relations avec le
concept même d ’Hallucination ? Q u’y a-t-il alors de fondamental hallucina­
toire dans le Délire quand il se présente comme « idée délirante » ? Quelles
peuvent être les modalités cliniques hallucinatoires de ces idées délirantes ?
Tels sont les deux points que nous devons successivement envisager dans leur
généalogie logique- — N ous examinerons d ’ailleurs plus longuement dans
le chapitre « Psychoses chroniques et Hallucinations », ces problèmes cli­
niques, puis dans la Septième Partie la solution théorique q u ’ils requièrent.
Pour le moment, nous voudrions'simplement ici dégager, comme nous venons
de le faire pour l’expérience délirante, la notion de « P r o c e s s u s id é o - v e r b a l » ou
406 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

d ’ « Idéation délirante » (1) en recourant à une analyse purement abstraite de ce


concept. '

L ’idée délirante est au vécu délirant ce que le médiat est à l ’immédiat pour
autant que l ’idée implique non seulement une intuition ou une image (comme
dans le vécu) mais un développement discursif ou un simple cas, un énoncé
par quoi le Sujet survole l ’expérience pour la ravir, l ’emporter et l ’apporter
dans le discours qui le lie à l ’autre, à autrui, ou à cet autrui q u ’il est pour
lui-même. Les plus anciens auteurs (J. P. Falret, Lasègue, Cotard, Séglas)
avaient bien aperçu ce travail discursif ou constructif du Délire, et J. P. Falret
parlait à ce Sujet du Délire comme d ’un « Novum Organon » (cf. plus loin
l ’exposé que nous faisons de sa conception, p. 431).
L ’ « idée délirante » a donc essentiellement une structure verbale. Elle
est un comportement verbal qui, se détachant du vécu, le véhicule et le trans­
porte ju squ’à une sorte d ’infinité, l ’infinité des horizons du possible. Lorsque
nous parlons d ’idée délirante, nous pensons toujours au Délire qui se déclare
dans le discours du délirant. Mais le Délire (Ils me poursuivent... M a tête est
devenue un poste de T. S. F... M on corps est divisé en continents, etc., à l ’infini)
pour être Délire — et non pas seulement chaîne de signifiants en quelque sorte
détachés du Sujet par le jeu verbal ou l ’imagination qui les m aintiendraient
plutôt dans le registre de l’insignifiant — doit être ancré dans le Sujet, c ’est-
à-dire le concerner en tant q u ’objet de sa croyance. Cette structure noéticos-
affective constitue le noyau prim aire de tout Délire qui n ’est pas vécu mais
qui est énoncé. Ce sont précisément les fameux mots qui, en Psychiatrie
française (interprétation, méconnaissances ou constats passionnels, illusion,
fabuïàtjon, fausse perception, Pseudo-hallucination, Hallucination psycho­
m otrice,A utom atism e mental, phénomènes xénopathiques) ou en Psychia­
trie allemande (Wahnwahrnehmung, Wahneinfall) ou en psychanalyse
(représentations verbales) désignent ces figures de la réthorique délirante
qui la consacrent comme une affective, elliptique et fulgurante concentration
de contre-sens ou comme un embryon de développement thématique. Et, en
effet, à ce Délire non pas vécu mais essentiellement verbal ou conviction-1

(1) Bien entendu, nous employons le terme d ' idéation délirante dans le sens
traditionnel consacré par l’usage et, somme toute, exigé par la clinique : Vidée déli­
rante. Mais il est bien entendu aussi que ces « idées » sont essentiellement des systèmes
idéo-affectifs. Car l’idée délirante, bien sûr, ne peut phénoménologiquement se décrire
qu’en tant qu’elle est un mouvement, une coagulation ou une cristallisation qui
projette dans la forme pensée d ’une représentation ou dans la forme parlée d ’un
énoncé, une croyance qui s’enracine dans les profondeurs inconscientes de la vie
affective. Cela « va de soi », mais devait naturellement être rappelé ici au moment où,
employant constamment le terme d’idée ou d’idéation, nous pourrions laisser croire
que nous nous faisons du Délire une idée si abstraite ou, plus exactement, si naïve
qu’il pourrait se réduire à n ’être qu’une sorte d ’ « idée en l ’air » ou que nous défen­
drions une assez dérisoire conception « intellectualiste » du Délire et des Hallucinations.
LA NOTION DE PROCESSUS NOÉTICO-AFFECTIF 407

nel pour être comme projeté dans un projet, une conception du monde à ce
Délire tous les auteurs anciens et modernes ont généralement reconnu
une valeur de projection discursive, celle d ’une pure croyance, d ’une atti­
tude, d ’objectivation, celle de jeu, d ’une élaboration intellectuelle, d ’une
construction, d ’une systématisation ou d ’une production idéo-verbale. É tant
to u t cela à la fois, ce Délire est bien une idéation en marche et en feu. Cette
propriété singulière de l ’idéation délirante alliant tout à la fois la clarté de
l ’idée, la force de la conviction et le mouvement de l ’affect, constitue son
caractère clinique primaire.
Cette physionomie de l ’idée délirante distincte de l ’erreur du jugement,
de l ’idée obsédante, de l ’idée prévalante, de l ’illusion affective, de la con­
viction passionnelle, du préjugé ou de la superstition, elle est scellée dans
les caractéristiques de sa présentation clinique : irruption, irréversibilité, iso­
lation, stéréotypie (1). Nous devrions même y ajouter encore un autre trait
spécifique qui, précisément, l ’apparente à l’expérience délirante et justifie à son
Sujet tous les commentaires et discussions dont nous avons parlé plus h au t;
F incompréhensibilité. L ’idéation délirante si elle ne se développe pas toujours
dans une transgression constante aux règles de la pensée logique (c’est, nous
le verrons, souvent le contraire), p ar contre, à sa base, elle s’enracine dam
une irrationnalité totale. Et p ar là il faut entendre non pas seulement le défaut\
logique si commun à tan t d ’intuitions et d ’imagination chez tous les hommes
qui recourent si souvent à l’irrationnel (même dans leur pensée réfléchie),
mais la genèse absolument irruptive de la connaissance délirante hors de pro­
portion avec son dogmatisme également et paradoxalement absolu. Car, bien
entendu, si son mode d ’apparition (J’ai entendu dire... Je sais... J ’ai eu la
révélation que... J ’ai compris... J ’ai fini par trouver, etc.) peut porter en lui-
même la marque d ’une anomalie intrinsèque de la constitution de cet étrange
processus convictionnel idéo-verbal, les figures des événements de ce discours
délirant (pour si plausibles, ou probables, ou même logiques q u ’ils soient)
n ’apparaissent que dans une coupure décisive avec la cohésion historique de
la personnalité du délirant, et plus encore en séparant ses histoires ou ses
récits de toute possibilité d ’intégration dans l ’Histoire commune. Nous insis­
terons à ce sujet sur la notion de « processus psychique » au sens fort que lui
a donné originairement Jaspers et qui a été si fâcheusement perdu de vue
(peut-être aux yeux mêmes de cet auteur, comme nous le verrons plus loin (2)).
Ainsi l’idée délirante, répétons-le, apparaît dans sa physionomie « primaire »
comme un phénomène prim itif mais seulement au deuxième degré.12

(1) Il faut entendre par là, non seulement la permanence répétitive du phénomène
mais la « typicité » de ses caractères formels d’apparition d’un cas à l’autre.
(2) H. J. W eitbrecht (1964) et tant d’autres auteurs allemands (surtout ceux de
l’école de K. S chneider ) ont insisté sur la transformation de la conscience de la
réalité qu’exige le Délire — et surtout sous sa forme hallucinatoire—pour se consti­
tuer comme tel. '
408 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

Nous trouvons ici dans la physionomie meme de l ’idéation délirante ce


qui fait de l’idée délirante particulière ou des. idées délirantes en général un
vrai Délire, c’est-à-dire une réalité absolue pour le délirant mais qui porte
la marque d ’une irréalité absolue pour les autres. Si le persécuté entend la
voix de son persécuteur, si cette délirante est possédée par un magicien et même
si cet homme sait, sans aucune preuve ou en accumulant une infinité de preuves,
que sa femme a un amant, le Délire apparaît non pas dans les vicissitudes ou
la problématique de la perception ou de la compréhension d ’une situation qui
reste, somme toute, plausible, mais dans la modification spécifique de la manière
d ’être au monde pour autant q u ’elle est rebelle à entrer dans le système inter­
subjectif, dans le « marché commun », le commerce des croyances, des jeux
de la réalité et du hasard, de la certitude et du doute q u ’exige toute co-exis­
tence organisée. C ’est cela qui constitue la « facticité » du Délire qui est
d ’une telle force et d ’une telle évidence que seuls ne la voient pas ceux-là
qui la réduisent précisément à n ’être q u ’une forme de relation ou de varia­
tion « comme les autres » si même dans un superbe et rom antique mouve­
ment de révolte, ils ne la prennent pas pour énoncer la plus sublime des
vérités. Or, la physionomie clinique du persécuté, du délirant jaloux, du pro­
cessif, du mystique (pour ne décliner l’identité des délires que par leur thème)
n ’est pas celle du traqué, du cocu, du lésé ou du croyant. Cette physionomie,
elle apparaît dans ces phénomènes (artificiels quand ils sont isolés, fût-ce par
le génie de de Clérambault ou p ar les savantes analyses de Gruhle) articulés
dans ces ensembles que sont les structures des Délires chroniques qui sont
les modalités typiques de l ’idéation délirante. Mais, bien entendu, cette phy­
sionomie originaire de l ’idéation délirante, cette surface où se lisent déjà et
nécessairement le texte et le contexte du Délire, elle n ’est que le reflet et l ’effet
d ’une dimension plus fondamentale de cette Idéation.

Celle-ci, selon une comparaison qui est venue souvent sous la plume des
clinieiéns du Délire, celle-ci est comme la floraison d ’une végétation plus pro­
fonde ou d ’une germination plus occulte. C ’est bien dans ce sens que l e c a ra c ­
t è r e PRIMAIRE, C’EST-A-DIRE SPÉCIFIQUE ORIGINAL, PHYSIOGNOMONIQUE DE
L’IDÉATION DÉLIRANTE EST LUI-MÊME SECONDAIRE A UN BOULEVERSEMENT PLUS
pr o fo n d d e l ’être psy c h iq u e et, comme nous le dirons plus explicitement,
de l ’être conscient. Telle est, en effet, la notion de « travail discursif » qui est
contenue dans le concept de processus idéo-verbal délirant. Elle implique,
pour revenir encore à J. P. Falret, que le délire produit le délire en se réflé­
chissant sur lui-même en ne cessant d ’extraire de lui-même les matériaux de
son auto-construction. Voilà pourquoi l’idée de « délire secondaire » — visant
le développement de ce travail d ’élaboration ou de sécrétion — a été pendant
to u t le XIXe siècle et aussi bien dans les écoles françaises q u ’allemandes une
idée-force de la Psychiatrie classique. Elle exprimait essentiellement la géné­
ration au deuxième degré — à multiples degrés — de la fiction délirante inces­
samment renouvelée p ar les informations que le Délirant ne cesse pas le plus
souvent de recueillir par le témoignage hallucinatoire de ses sens. Et ceci nous
LA NOTION DE PROCESSUS NOÉTICO-AFFECTIF 409

conduit à examiner m aintenant le deuxième aspect de cette analyse du concept


de processus idéoverbal hallucinatoire.

— Quant à la deuxième question que nous nous sommes posée visant


l ’aspect hallucinatoire de l ’idéation délirante, esthésique, nous devons
d ’abord dire que depuis que l’on discute de la nature des phénomènes hal­
lucinatoires (nature « sensorielle », « imaginative », « idéative », etc.), on n ’a
jam ais cessé de mettre en évidence dans les Délires chroniques l ’énorme part
« discursive » de la « perception-sans-objet-à-percevoir ». Celle-ci, en effet,
quand elle s’étend « naturellement » — ainsi que nous l ’avons vu — aux
phénomènes d ’objectivation psychique, ou pseudo-hallucinatoire de toute
sorte (Hallucinations psychiques, psychomotrices, phénomènes d ’influence
et d ’automatisme mental), ne peut jam ais être séparée de l ’immense domaine
hallucinatoire du langage et de l’idéation qui s’épousent l ’un l’autre pour,
sinon engendrer, tout au moins multiplier le délire p ar lui-même selon l ’ex­
pression de Falret.
Et, en effet, la thèse que l’on a tant soutenue au début du siècle (et dont
dans la prosopopée de P. Quercy (1930) Noéphème est le porte-parole) sur
la structure intellectuelle ou gnoséologique de l ’Hallucination (Masselon),
l ’accent mis sur la cc croyance » de l ’halluciné (1), sur les troubles de son juge­
ment, sur ses conceptions absurdes et, bien sûr, aussi sur ses paralogismes et
son mode de pensée archaïque, tous ces « pondfs » de la pathologie de l ’H al­
lucination sont là comme pour nous garantir que nous ne nous trompons pas
lorsque nous prenons l ’Idéation délirante pour ce q u ’elle est, c ’est-à-dire une
forme pathologique des relations du Sujet à son monde qui altère la réalité non
pas vécue mais pensée. Certes, la pensée est toujours vécue, mais elle se distingue
précisément du sensible c ’est-à-dire de l’expérience même du sentir (Erlebnis)
en ce q u ’elle le dépasse ou lui survit; de telle sorte que lorsque nous parlons ici
d ’un délire pensé ou parlé, cette manière de délirer, cette Idéation implique
pour ainsi dire nécessairement une modalité hallucinatoire qui représente essen­
tiellement 1’ « idée » même du Délire, sa thématique, pour autant q u ’elle
s’énonce en naissant, q u ’elle se poursuit en se racontant, q u ’elle se déve­
loppe comme un discours dont les illusions et les voix forment les configu­
rations syntaxiques de ses phrases. L ’Idéation délirante est donc essentielle­
ment un travail délirant qui, portant à son plus haut degré d ’abstraction et
d ’infini l’altération de la réalité, ne cesse de creuser la réalité, de lui sub-1

(1) C’est bien ainsi que dans mes premiers travaux (cf. « La croyance de l’hal­
luciné », A nn. M é d .-P sy c h o ., juin 1932), par réaction contre la thèse mécaniste de
G. de Clérambault et la thèse « opsiphilique » (sensorielle) de P. Quercy, je pris
position pour affirmer en effet que l’activité hallucinatoire des délires chroniques
est inséparable de son « embryon affectif » proprement convictionnel qui est pour
reprendre — en l’inversant — la formule du Maître de l’Infirmerie du Dépôt
(G. de C lérambault) la cellule-mère de tout le développement de l’organisme
délirant.
410 L E S H A L L U C IN A T IO N S D É L IR A N T E S

stituer une autre réalité qui lui est pour ainsi dire consubstantiellement liée
par la relation hallucinatoire. Et c’est bien ce que la clinique plus loin nous
montrera. Il nous suffit pour l’instant d ’avoir rappelé à ceux qui auraient
oublié, et l’Histoire classique, et l’Histoire clinique des Délires hallucina­
toires, q u ’il existe une modalité de délirer et d ’halluciner qui est de la caté­
gorie du « logos » ou de la « gnosis » pour se situer dans un lieu de l ’être
psychique qui est celui de l ’existence de la personne et non pas seulement
de l’expérience du sentir ou du ressentir. A ce niveau le Délire est intime­
ment lié à la production d ’une activité hallucinatoire que l’on pourrait appeler
« paragnosique » ou peut-être encore « noéphémique » pour consacrer la thèse
que P. Quercy a fait soutenir au « Noéphème » de sa fameuse prosoposée,
thèse qui défend la structure noétique discursive ou intellectuelle du travail
délirant hallucinatoire.

Nous pensons que le terme d ’Hallucinations noético-affectives conviendrait


bien pour indiquer leurs deux principaux caractères : le premier étant celui
d ’un travail discursif oui déo-verbal ; le second étant de projeter dans le système de
croyances que forme le Moi les pulsions affectives inconscientes qui le falsifie.

— Nous revenons ainsi aux prémisses de ce chapitre, à la distinction du


« Délire-état » et du « Délire-idée », deux notions qui ont toujours interféré
dans toutes les études psychopathologiques du délire. Nous pouvons, quant à
nous, ajouter à cette catégorisation, à cette bipolarisation « naturelle » de la
masse de délires, le modèle théorique qui jusqu’ici lui m anquait, en consa­
crant autrem ent que des Délires par des connaissances cliniques et empiri­
ques importantes mais vagues cette dualité dans la manière de délirer.
L ’une, en effet, celle qui correspond à la notion de « delirium », de Délire-
état est, cgmme_nûus l’avons souligné, celle impliquée dans les niveaux de
déstructuration du champ de l’expérience (expérience délirante et hallucina­
toire vécue). L ’autre, le Délire-idée, est celle impliquée dans cette autre catégo­
rie de désorganisation de l ’être conscient qui inverse les rapports du Moi et de
l’Autre. Ce que nous avons en effet appelé processus idéo-verbal ou « Idéa­
tion délirante » en l ’opposant à l’expérience délirante, ce n ’est rien d ’autre
que le Délire dans sa forme la plus pure (W ahn), c’est-à-dire dans la forme idéo-
verbale de l ’aliénation de sa personne et la forme noético-affective qui la
consacre.
Cette forme plus pure n ’est pas sans rapport toutefois avec la première,
et c’est en quoi elle représente, même quand on se plaît à lui reconnaître des
éléments spécifiques dits « primaires » (pour m arquer leur hétérogénéité à
l ’égard des phénomènes psychiques normaux), le type même de Délire secon­
daire si l ’on entend par là, avec J. P. Falret et avec Séglas ou K. Jaspers,
ce travail d ’élaboration du Délire qui porte son contenu jusqu’à l ’infini de
sa grandeur, et qui porte sa forme hallucinatoire jusqu’à la limite infinie de
sa disparition. C ’est, en effet, le propre de ces Psychoses délirantes chroniques
les plus typiquement hallucinatoires que de perdre en caractères formels ou
C L IN IQ U E D E S E X P É R E N C E S D É L IR A N T E S H A L L U C IN A T O IR E S 4 11

négatifs ce q u ’elles gagnent en production positive qui masque parfois leurs


caractéristiques originelles.

LES MODALITÉS CLINIQUES


DES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

Après avoir posé dans les paragraphes précédents le problème général des
rapports du Délire et des Hallucinations avec les deux grands mouvements
dont l ’un va vers l ’inconscience du rêve et l ’autre vers le rêve de l ’Inconscient
— après avoir, ainsi, bien différencié les H a llu c in a tio n s d e s E x p é r ie n c e s
d é lir a n te s et les H a llu c in a tio n s d u P ro c e ssu s n o é tic o - a ffe c tif d é lir a n t,
nous devons m aintenant présenter ces modalités structurales du Délire hallu­
cinatoire dans leur contexte clinique?

I. — LES NIVEAUX STRUCTURAUX


DES EXPÉRIENCES DÉLIRANTES HALLUCINATOIRES

Ces niveaux coïncident avec les niveaux de déstructuration du champ de


la conscience que nous avons appris depuis vingt ans à mieux connaître.
Ils form ent une série qui obéit à un certain ordre hiérarchique d ’apparition
(les niveaux inférieurs supposant nécessairement les niveaux supérieurs et
non réciproquement). L ’unité et la diversité q u ’implique la notion même de
niveau se révèlent et se dém ontrent dans les faits (notamment l’action des
hallucinogènes comme nous le verrons plus loin) qui déploient l’éventail
de leur « unitas multiplex » sous l ’influence d ’un processus donné (épilepsie,
intoxication, etc.). Mais, bien entendu, ce serait une grande erreur (celle que,
l ’école allemande depuis Bonhœffer a commise, comme l ’école française aurait
pu la prendre à son compte à partir des études de Régis) que de considérer que
parce que les choses sont particulièrement claires quand ces expériences déli­
rantes sont symptomatiques de facteurs exogènes, la notion d ’expérience
délirante de ce type est synonyme de psychose exogène ou toxique et exclut
les crises délirantes et hallucinatoires des psychoses fonctionnelles ou endo­
gènes. Disons plutôt que ces « états de délire » sont comme les structures
originaires de l ’évolution du processus idéo-verbal délirant dont elles sont
peut-être les conditions nécessaires mais à coup sûr non suffisantes, car le
travail de l ’idéation délirante qui, effectivement, constitue le délire dans son
mouvement évolutif propre et que l ’on peut appeler pour cela, mais seulement
dans ce sens, « endogène » exige, en effet, une aliénation plus radicale de la
personne pour se développer.
Quoi q u ’il en soit de ce problème qui ne cesse d ’être discuté dans les diverses
écoles psychiatriques, nous allons nous borner à décrire ces « états de délire
4 12 L E S H A L L U C IN A T IO N S D É L IR A N T E S

hallucinatoire », ces « expériences hallucinatoires » en les exposant tels q u ’ils


se présentent, c ’est-à-dire comme des niveaux de déstructuration du champ de
la Conscience (1).
Tout d ’abord, quand elle se laisse gagner par les images q u ’elle « contient »
en état de vigilance, la Conscience dès sa transform ation hypnagogique s’hypno­
tise sur ses contenus. L ’école allemande (K. Jaspers, W. Mayer-Gross) a désigné
cette polarisation ou cette concentration du terme de « veränderte Bewusstsein ».
Nous verrons à propos notam m ent des névroses, spécialement des états
d ’hypnose et des états seconds hystériques l ’importance de cette première
modalité de modification fonctionnelle du champ de la Conscience. C ’est
à propos de ces cas que l ’on parle assez généralement de troubles « psycho­
gènes » de la Conscience, car l ’intentionnalité du vécu hallucinatoire y est
assez déterminante pour que le Sujet qui l ’éprouve ait lui-même l ’impression
d ’une sorte de consentement ou de complicité dans la formation des objets
fantasmiques q u ’il diaphragme dans le « rétrécissement de sa Conscience »,
ainsi que P. Janet appelait cette sectorisation du courant de la Conscience
polarisée sur une image ou un système d ’images.
Mais l ’histoire naturelle des déstructurations du champ de la Conscience
ne commence vraiment q u ’avec ce que K. Jaspers et W. M ayer-Gross ont appelé
la « zerfallende Bewusstsein », c’est-à-dire l ’état du champ de la Conscience
qui a perdu la possibilité de ses mouvements facultatifs, au point que ce qui
y est vécu emprunte aux « processus primaires » de l ’imaginaire ses qualités
et ses dimensions. La Conscience commence alors à « se prendre » comme, dit
Sartre, « on dit d ’une crème q u ’elle se prend ». E t c’est bien, en effet, comme
prisonnière de son intempestive précipitation, ou de son immobilité fatale que
la Conscience imageante vit au niveau le plus élevé de sa décomposition les
expériences de sa déstructuration temporelle-éthique généralement appelée
« états dysthymiques ». Bien plus captive encore de sa déstructuration
devient-elle, quand c’est l’ordre de l’espace vécu de sa représentation qui est
si bouleversé et, en quelque sorte,..télescopé, que subjectif et objectif interfè­
rent dans les expériences d ’altérité, d ’étrangeté ou de dépersonnalisation. A un
niveau inférieur encore, les expériences oniroïdes ne laissent subsister q u ’un
fond de m ondanité sur lequel se projette l ’imaginaire. Enfin, quand le champ
de l ’expérience actuellement vécue est si complètement désorganisé q u ’il n ’est
autre que celui du rêveur pendant son sommeil, la Conscience onirique substitue
totalem ent à la réalité le monde des images. Telles sont les expériences délirantes
et hallucinatoires primaires que nous devons classer relativement à l’ordre 1

(1) Cf. le tome III de mes Études et «La Conscience», P. U. F ., l re édit., 1964,
p. 76-154. Naturellement, la plupart des auteurs qui ont mis l’accent — de M o r e a u
de Tours à W . M a y e r -G ro ss et récemment, par exemple, G . G a n d ig l io et F . M . F e r r o
(1969) — sur l’obnubilation, les troubles de l’attention et de la vigilance (notamment
sous l’effet de toxiques hallucinogènes), soutiennent plus ou moins directement le
même point de vue.
E X P É R IE N C E S H A L L U C IN A T O IR E S M A N IA Q U E S 413

même de la désorganisation du champ de la Conscience que nous devons


m aintenant décrire.
A chaque niveau de la décomposition du champ de la conscience corres­
pond une spécificité du vécu. Cette spécificité réside essentiellement dans les
conditions formelles de sa présentation ou, si l ’on veut, de sa perception.
Car, en effet, ce vécu n ’entre dans le champ de la Conscience que comme un
perçu, c ’est-à-dire occupant dans le champ de l’expérience l ’espace que celle-ci
lui ménage dans le monde des objets ou celui des représentations. De telle
façon que, comme nous l ’avons souligné déjà, le Délire et l ’Hallucination,
les Hallucinations psycho-sensorielles et les Hallucinations psychiques, s’entre­
lacent au niveau de ce vécu. Nous allons reproduire ici — et le lecteur nous le
pardonnera — à peu près la description faite déjà ailleurs de ces expériences
délirantes primaires (cf. nos Études, tome III et « La Conscience »).

1° Les expériences délirantes


et hallucinatoires dysthymiques.

Nous savons bien que classiquement ces états appelés généralement,


soit d ’excitation (ou de manie), soit de dépression (ou de mélancolie), sont
considérés comme n ’entrant pas dans la pathologie des troubles de la Conscience,
pour la bonne raison que les auteurs n ’ont précisément pas suffisamment
saisi les dimensions du champ de la Conscience pour discerner dans son orga­
nisation même, un équilibre des forces qui l ’entraînent dans un mouvement
prospectif effréné ou qui le retiennent dans une rétroactive immobilité. C ’est
cette infrastructure du champ de la Conscience, la dernière à s’établir dans
sa constitution (chez l ’enfant comme chez l ’homme qui se réveille) que nous
avons désignée comme un « équilibre temporel-éthique »; car, en effet, il s’agit
bien d ’un équilibre mais entre des mouvements qui ne sont rien d ’autres que
ceux du plaisir ou de l ’angoisse, de l ’euphorie ou de la tristesse, de l ’espoir
ou du désespoir, c’est-à-dire des sentiments « m oraux » plus que des « mou­
vements vitaux », dits encore « thymiques ».
A ce niveau, l ’expérience vécue affecte deux modalités de sens selon que
l’équilibre d ’un présent bien tempéré et accordé aux exigences de la réalité
est rom pu p ar défaut ou p ar excès d ’élan. C ’est, en effet, une caractéristique
de ce niveau que de se partager nécessairement entre ces deux modalités
pathologiques essentiellement intempestives de la temporalité vécue que sont
sa rétrogradation réversible (possibilité dont ne dispose pas le temps objectif
de revenir en arrière) ou sa progressive anticipation (par l ’excès même d ’un
mouvement qui devance la marche du temps au point de l ’abolir).

a) L’expérience maniaque. — Elle est prise dans ce mouvement propulsif


qui est comme un saut, un tourbillon, un élan qui emporte le vécu au-delà
d ’un impossible présent, vers un avenir à naître et à renaître indéfiniment,
un futur gonflé de la toute-puissance d ’un désir effréné. C ’est le sens notam m ent
4 14 L E S H A L L U C IN A T IO N S D É L IR A N T E S

de la fameuse étude phénoménologique de la « fuite des idées » (Ideenflucht)


que nous devons à L. Binswanger (1931-1932). C ’est vers l ’infinité du possible
que s’ouvre l ’Inconscient du maniaque. Son exaltation, son jeu, son impé­
tuosité, ses « excentricités » et son euphorie le précipitant en avant, m û comme
par l ’irrésistible attirance d ’une insatiable fringale, d ’une faim sans fin. E t c ’est
la « gueule ouverte » (grossmaulig) q u ’il dévore le temps et l ’espace sans pou­
voir s’arrêter, sans tenir compte des obstacles, en particulier de cet obstacle
m ajeur q u ’est la subordination de la satisfaction du désir à l ’ordre d ’une
temporalité qui exige q u ’entre l’objet et son désir s’interpose le « temps »
suspendu et différé des actions retenues. Le présent n ’existe pas pour cette
course vertigineuse vers l’avenir. L ’avenir est là, dès m aintenant, comme si
toutes les possibilités étaient possibles. D e telle sorte, que ce temps rappro­
ché par l ’urgence de la satisfaction en fait apparaître l ’objet comme à
portée de son désir. Et ainsi, montent dans cet espace animé ces fantaisies
imaginatives ou pseudo-hallucinatoires qui peuplent ce temps comme la
flamme ou la flambée des pulsions qui s’y consument et le consomment
(cf. notre Étude n° 21).
On comprend que les analyses de Freud, d ’A braham et de tous les psycha­
nalystes (1) qui ont pris cette Conscience m aniaque comme le prototype d ’une
régression vers le stade « oral » de plaisir, vers l ’orgie cannibalique d ’une libido
sauvagement libérée de tout « devoir », c ’est-à-dire de toute obéissance
à la loi du Sur-Moi, rejoignent ici et complètement la physionomie de cet
« être-dans-le-monde » maniaque dont la « volatilité » n ’est autre chose que
l’insouciance d ’une radicale extratemporalité, d ’une légèreté qui s’envole
par-dessus les exigences du présent sans se soucier de s’accorder à la réalité.
L ’expérience maniaque refuse toute pause, se délivre de cette prison où le
temps vécu est enfermé p ar la loi de sa constitution, loi de la mesure, de la
pondération, de la prudence et de l’attente différée — pour se libérer dans la
satisfaction anticipée du désir effréné. La Conscience maniaque est emportée
sans trêve ni repos p ar un « Ça » qui l ’entraîne et vers un « ceci » qui est là,
devant soi, comme une fin absolue, une éternité ouverte à ce qui est à être
toujours dévoré.
La toute-puissance, le jeu*..Féspoir entrent dans cette expérience vécue
sous forme de dons prophétiques, d ’intuition fulgurante, de pensées magiques,
d ’illusions qui m étamorphosent la réalité à la mesure de cette insatiable fringale
libidinale. Naturellement, le vécu hallucinatoire (voix, parfums, communica­
tions, inspirations, extases, sensations corporelles d ’élation ou de volupté, etc.)
constitue le contenu manifeste de ce mouvement insurrectionnel organique
ou orgastique comme nous y reviendrons plus loin.1

(1) La récente analyse de J. G il l ib e r t (Évoi. Psychiatr., 1970, p. 563-593) met en


évidence la structure hallucinatoire de l’expérience maniaque impliquée dans l ’inclu­
sion de l’Autre qui anime le Moi lorsqu’il se livre à l ’orgie dionysiaque.
E X P É R IE N C E S H A L L U C IN A T O IR E S M É L A N C O L IQ U E S 415

b) L’expérience mélancolique (ou dépressive). — Elle est pour ainsi dire le


contraire d ’une satisfaction du désir. Elle se caractérise en effet comme une sorte
d ’avenir ou de présent à jamais impossible, à jam ais perdu pour ne pouvoir se
détacher du passé dans lequel vertigineusement tombe toute l ’expérience qui
perd son actualité pour ne pouvoir s’actualiser que dans le passé, et non point
à n ’im porte quel passé mais au plus noir de ce néant qui n ’aurait jam ais
dû être lui-même. C ar même quand le mélancolique regrette son passé —
et c’est la forme même de l ’actualité de son expérience — ce passé ne s’est
jam ais passé comme il devait se passer; ce passé n ’est même jam ais passé.
Le présent de ce passé revenu est lui-même doté d ’une temporalité essentiel­
lement arrêtée. Le passé est un événement fatal. Fatal dans les deux sens du
m ot (malheur et enchaînement). Cette fatalité confère une valeur absolue
et extra-temporelle à cet événement en quoi s’est arrêté le temps comme s’il
avait été pris une fois pour toutes dans la forme immobile d ’une expérience
cruciale q u ’aucune autre expérience ne pouvait faire Reculer ou dépasser.
Le mélancolique arrête le temps dans son passé selon un im pératif catégorique
du devoir ne jam ais être dépassé ou oublié. Ce passé est là comme une hantise
qui inhibe toute possibilité de devenir et de changement. D attire l’impossible
présent dans un gouffre de remords et de regrets dont l ’objet est soumis à un
étemel reproche. Et c ’est bien d ’un arrêt et même d ’une arrestation que se
constitue l ’expérience délirante et hallucinatoire de la mélancolie qui mêle
inextricablement dans son vécu la culpabilité, le remords, la menace et la
destruction. Ce qui s’est passé n ’aurait jam ais dû se passer, ne s’est passé
q u ’à la condition d ’enchaîner le Sujet à cette expérience malheureuse comme
à une monstrueuse faute. La culpabilité du mélancolique, son auto-accusation,
ses sentiments d ’indignité, son désir (la seule précipitation qui lui soit possible)
de la m ort, ne sont que les signes de cette manière d ’être rivés à ses actions,
d ’être éternellement condamné au néant pour un passé lui-même immortel :
autrem ent dit, à être damné. Pathétique immobilité d ’un temps suspendu
à l’irréversibilité de la faute passée, syncope d ’un temps qui ne peut plus
s ’écouler, d ’où est aboli to u t mouvement d ’espoir, la mélancolie est un « arrêt »
du temps en même temps q u ’un « arrêt » du destin (cf. notre Étude n° 22).
La thématique délirante propre à cette expérience (culpabilité, ruine, dam na­
tion, possession diabolique, persécution, influence) est vécue généralement
sur le registre pseudo-hallucinatoire des Hallucinations cénesthésiques, audi­
tives, plus rarement visuelles. Mais dans ce monde mélancolique glacé et
dévasté que seul animent les convulsions d ’une anxiété paroxystique qui
ajoute ses angoisses à cette désolation, l ’événement vécu est lui-même comme
effacé dans ses figurations p ar la peur ou le désespoir qui les engendrent.
E t c’est en effet sous forme d ’une sorte de représentation fixe, monotone et
abstraite ou sous forme d ’une succession d ’apparitions fugitives, catastrophi­
ques et funèbres, que le vécu hallucinatoire du mélancolique se déroule en
demi-teinte ou en demi-deuil. C ’est précisément ce que les anciens auteurs
et notam m ent C otard avaient appelé la perte de la vision mentale du mélan­
colique qui retenu en effet dans les ténèbres de son effroi ne vit plus son
416 L E S H A L L U C IN A T IO N S D É L IR A N T E S

angoisse que dans les expériences vagues et dans les « représentations » éva­
nescentes pour être trop violentes dans son « émotion ». A la limite son activité
hallucinatoire serait plutôt « négative » allant jusqu’à ne plus percevoir cette
réalité que détruit le désir de n ’avoir plus de désir ou, si l’on veut, l ’obligation
de supprimer tout à la fois, le principe de plaisir et celui de la réalité.
Ainsi la manie et la mélancolie sont des structures symétriques (et que
la clinique nous m ontre parfois interchangeables) d ’un même trouble :
le « contre-sens » de la temporalité éthique du temps vécu qui ne peut
plus se constituer en présent. C ar le présent c ’est précisément cette forme
du temps, ce miracle du temps qui s’arrache au passé et diffère l ’avenir
pour creuser entre eux un intervalle, celui de la disponibilité. Aucune action
humaine n ’est possible et ne peut s’inscrire dans l’histoire réelle de la per­
sonne — cesser d ’appartenir au domaine du rêve — si elle n ’est passée
par le champ du présent. Que cette structuration soit trop « prise » dans le
passé ou q u ’elle se « précipite » trop vers l ’avenir, et le présent impossible
cède la place au cauchemar et au rêve. Au cauchemar de l’univers glacé de
la faute ou au rêve de l’exonération de tout « devoir ».
Ainsi, comme l ’ont toujours noté tous les cliniciens, l ’expérience délirante
et mélancolique, faute de s’inscrire profondém ent dans l ’actualité d ’un présent
impossible, dans les deux cas apparaît comme seulement « pseudo-hallucina­
toire », et même aux yeux de beaucoup, « pseudo-délirante ». C ’est que, d ’une
part l’expérience maniaque et l ’expérience mélancolique constituent un bou­
leversement qui ne peut être vécu que sous forme fantasmique, certes, mais que,
d ’autre part, l’arrêt (mélancolie) ou la volatilité (manie) du mouvement qui
animent normalement le champ de la Conscience, le privent de pouvoir se
constituer en expérience autre que celle d ’une morne m éditation métaphysique
ou d ’une fabulation ludique ou submergée p ar l’affect ou l ’ineffable. Et en
effet, que la Conscience soit prise au piège de ses affects paralysants ou emportée
dans le tourbillon de son mouvement vertigineux, dans l’un et l ’autre cas
l ’expérience vécue, trop coagulée ou trop volatilisée, apparaît comme une
négation non seulement de la réalité mais de la réalité même du délire et de
l ’Hallucination q u ’elle implique. Telle est, peut-être, la raison pour laquelle
on a tan t discuté depuis cent ans sur la « réalité » des Hallucinations dans
la manie et dans là mélancolie, question à laquelle le vécu même des expé­
riences de l’expansivité m aniaque ou de la dépression mélancolique se char­
gent de répondre elles-mêmes en se présentant comme elles sont, un premier
degré de la chute dans l ’imaginaire, au premier degré de l ’altération du vécu,
c ’est-à-dire en définitive Y expérience hallucinatoire de la réalité altérée dans
son mouvement de déroulement temporel.
E X P É R IE N C E S H A L L U C IN A T O IR E S D E D É P E R S O N N A L IS A T IO N 4 17

2° Les expériences délirantes et hallucinatoires


de l’altérité de l’espace vécu
(dédoublement, dépersonnalisation, etc.).

Si nous les désignons ainsi, c ’est pour viser l ’essentiel de leur vécu. II
s’agit en effet dans les expériences de ce niveau d ’une expérience qui altère
la perception de l’espace vécu pour autant q u ’il représente dans le champ de
la Conscience l ’ordre même selon lequel les contenus de Conscience se distri­
buent entre ce qui est subjectif et objectif, ce qui est psychique et physique.
L ’espace vécu est en effet cette disposition de l ’actualité de notre expérience
par laquelle à chaque instant de notre existence nous percevons, c ’est-à-dire
distribuons dans les catégories subjectives et objectives, tout ce qui s’y présente.
Il s’agit d ’un espace à trois dimensions : le monde extérieur — le monde
intérieur et le corps. Mais contrairement à l ’espace géométrique ou homogène,
ici il s’agit de catégories qui sont hétérogènes ou plus exactement toujours
problématiques dans leur hétérogénéité. Ce qui distingue en effet l ’espace vécu
comme l ’expérience d ’une distribution dans les lieux apparaissant dans le
champ de la Conscience, c ’est que ces lieux et leurs rapports entre eux ne sont
ni fixes ni interchangeables étant chacun dotés d ’un signe « local » qui ne vise
pas à lui assigner jam ais de limites précises et fixes (cf. notre Étude n° 23).
Le vécu délirant et hallucinatoire qui correspond à cette décomposition
de l’ordre des espaces vécus se présente selon deux modalités certes souvent
intriquées mais dont l’une peut en tout cas se présenter sans l’autre (mais
non inversement). De telle sorte q u ’une hiérarchie de niveaux apparaît en
même temps que s’offre au diagnostic clinique et à l ’analyse phénoménolo­
gique la masse des phénomènes qui constituent ces « expériences d ’altérité ».
Définissons donc d ’abord celles-ci dans leur aspect général pour mieux saisir
la spécificité et l ’ordre hiérarchique des structures psychopathologiques qui
en constituent les deux espèces ou les deux niveaux fondamentaux.
A ce niveau de la déstructuration du champ de la Conscience l ’expérience
de la déstructuration de l ’espace vécu comporte et exprime une modification
fondamentale de la relation subjectivo-objective, c’est-à-dire non seulement du
jugement qui sépare le Sujet des objets mais essentiellement du « vécu » « senti »
et « perçu » qui est comme l ’expérience même de ce qui est ressenti comme
appartenant au Sujet ou au monde des objets. C ’est le coefficient sensible
de cette relation subjectivo-objective qui est affecté dans l ’expérience délirante
que nous appelons dans sa généralité l ’expérience d ’altérité : cette m odalité de
sentir que ce qui est moi ou à moi est modifiée. Elle consiste à se sentir soi-même
autre, dépersonnalisé, modifié dans l’unité psycho-somatique de sa personne
ou à éprouver ce qui appartient au Sujet, ce qui est lui ou à lui comme étant
autre, c’est-à-dire appartenant à un autre ou étant même un autre.
E t c ’est précisément en quoi l ’expérience du corps modifié enveloppe toute
expérience d ’altérité. Autiem ent dit, nous avons à décrire deux types d ’expé­
4 18 L E S H A L L U C IN A T IO N S D É L IR A N T E S

riences d ’altérité : celle du corps (dépersonnalisation) et celle de la vie psychique


(dédoublement hallucinatoire de la pensée et du langage), en com prenant bien
que la dépersonnalisation enveloppant le dédoublement, il n ’y a pas d ’expé­
rience de dédoublement sans expérience de dépersonnalisation ; mais, inver­
sement, que l ’expérience de dépersonnalisation n ’implique pas nécessairement
celle du dédoublement.

a) L’expérience de dépersonnalisation. — Telle que nous l ’avons décrite


à propos des Hallucinations corporelles, elle apparaît ici comme le premier temps
de cette expérience d ’altérité déjà décrite (cf. p. 292-298). C ’est que, comme
nous l ’avons précisément souligné, l’expérience du corps (en tant q u ’elle est
essentiellement ambiguë pour être celle d ’un corps qui est dans l ’espace objectif
et d ’un corps qui appartient à T « espace subjectif » vécu par le Sujet) coïncide
avec le Sujet lui-même hors de l ’espace m ondain dans la propriété de son
« espace anthropologique ». De sorte que le corps est cette relation du Moi
au monde qui loin d ’être la plus constante comme se l ’imagine généralement
une conception exclusivement physiologique des relations du corps du Sujet
à son monde, elle est au contraire la plus vulnérable : étant la plus différenciée,
elle est naturellement la première altérée dans ce processus d ’altérité. Ce que
l ’on appelle expérience de dépersonnalisation en tant q u ’elle est centrée sur
la modification relationnelle du corps propre avec le monde des objets et l ’acti­
vité du Sujet, se situe dans ce lieu corporel où se rencontrent le monde des
objets extérieurs, le monde d ’autrui et le monde des objets intérieurs, pour
constituer la problématique du subjectif et de l’objectif corporel.
La solution de ce problème échappe au Sujet qui le vit quand se constitue
l 'expérience de dépersonnalisation. De telle sorte que lorsque le corps « se
dessèche », a se vide », « se lignifie » ou quand il devient au contraire flottant,
évanescent, désincarné ou merveilleusement léger, ces « expériences » ne sont
pas seulement chargées de sens métaphorique, car ces métaphores elles-mêmes
ne transposent le sens du vécu au plan figuré q u ’à la condition que soit aboli
l ’intervalle qui les sépare e t que franchit l ’expérience délirante en se consti­
tuant. C ’est dans cette m étaphore (1) vécue que réside le vécu de la déperson- 1

(1) Cette métaphore impliquée, nous l’avons vu, dans toute perception du corps
et encore davantage dans toute perception hallucinatoire du corps change elle-même
de valeur, sinon de sens, quand on compare le vécu métaphorique des troubles du
schéma corporel (Somato-éidolies) et le vécu métaphorique de ces expériences de
dépersonnalisation vécues dans un halo de délire. C’est ce que j ’ai souligné
notamment dans mon livre sur La Conscience (2e édition, p. 96-97).
« C’est au niveau de sa constitution où l’image de notre corps est entrelacée
« à notre personne, à ce lieu de notre rencontre avec notre monde, que correspond
« la Conscience dépersonnalisée ». Car la dépersonnalisation n ’y est pas comme dans
« les « simples » troubles du schéma corporel elle-même vécue comme une partie,
« mais comme une dimension fondamentale du statut qui lie le dépersonnalisé à une
« altération radicale de ses dispositions et de ses projets. Si la « métaphore » est
« impliquée dans les douleurs des tabétiques comme dans les désordres de la soma-
E X P É R IE N C E S H A L L U C IN A T O IR E S D E D É D O U B L E M E N T 4 19

nalisation, c ’est-à-dire la forme hallucinatoire d ’une expérience où s ’inter­


pénétrent les données objectives et subjectives. Dans cette pathologie « m éta­
phorique » de la dépersonnalisation, le corps ne se transforme q u ’au prix
d ’une métamorphose qui constitue bien une expérience de fusion et de confusion
de ses composantes somato-gnosiques, des Gestaltqualitäten du monde des
objets externes ou internes, mais encore et surtout une m utation de ses propres
« états d ’âme ». Soit que, avons-nous encore écrit à ce sujet (Études, tome III) :
« la lumière de la pièce s’adoucisse et laisse flotter les objets dans une capiteuse
« atmosphère docile aux caprices de Veuphorie, que ces contenus s’avivent et que
« le monde pim pant et animé s’enrichisse jusqu’à se rendre étrange par l ’excès
« même de sa somptuosité — soit que, au contraire, il s’obscurcisse, se remplisse
« d ’ombre et de gouffres ténébreux, se trouble de réalité, que l ’espace
« perde son équilibre et sa fixité pour chavirer dans le mouvement vertigineux
« de l ’angoisse jusqu’à figurer le noir et l’opacité d ’u nm onde hostile, étranger
« et étrange ».

b) L ’expérience de dédoublement. — Quand ce n ’est pas le corps qui


est le lieu de cette métamorphose vécue par l’expérience de dépersonnalisation,
sans doute figure-t-il encore dans l ’expérience de dédoublement pour lui fournir
le registre même de son irrécusable vécu, mais ce n ’est pas lui qui est 1’ « objet »
de la perception délirante et hallucinatoire. Ce qui passe alors pour faux objet,
c ’est non plus seulement et principalement le corps dans son altération mais la
pensée dans son altérité : c ’est le double impliqué dans l’exercice même du
langage et de la pensée qui ici apparaît et s’impose comme le langage et la
pensée de l ’autre. A utant dire q u ’à ce type d ’expérience délirante corres­
pond par excellence l’Hallucination (avec cette majuscule qui en souligne
la souveraine majesté dans le règne de la psychopathologie). C ’est bien en
effet à ce monde de déstructuration des espaces vécus que, comme l ’a si
vigoureusement souligné M. Merleau-Ponty, nous assistons à l ’avènement
de l ’événement hallucinatoire le plus caractéristique.
Si nous nous rappoitons en effet à la phénoménologie de l ’halluciner que
nous avons exposée (cf. supra, p. 41-52), il faut bien pour que l’Hallucination
apparaisse dans sa suprême grandeur q u ’elle se présente avec tout l ’appareil
du scandale logique que son imposture représente, c ’est-à-dire dans une

« togenèse, elle demeure cependant en deçà du délire qui la supprime. Elle règne
« au contraire en maîtresse dans les « états de dépersonnalisation » que nous visons
« ici comme une métamorphose par laquelle c’est l’état d ’âme tout entier, la Stimmung
« délirante, qui modifie radicalement l’expérience, exerce sur elle la magie d ’une
« transmutation et y allume une flambée de rêve : les objets se déplacent, grimacent,
« parlent, se traversent, en un mot « trichent » — le bras se continue avec la jambe,
« l’intérieur du corps s’extravase ou bien ses images se répercutent à l’infini dans
« un monde de miroirs, ses figures anatomiques, ses supports érotiques, ses parties
« honteuses ou ses points névralgiques s’intervertissent ou se combinent, la pensée
« solidifiée se casse comme du verre, se tire ou se noue comme un fil, etc. ».
420 L E S H A L L U C IN A T IO N S D É L IR A N T E S

inversion du rapport objet-Sujet qui attribue à celui-ci (Sujet) assez de para­


doxale objectivité et à celui-là (objet) l’exercice même du droit de « propriété ».
Et c’est précisément dans le clair-obscur du champ de la Conscience assez
« clair » pour que la réalité en général y figure encore dans sa légalité mais
déjà assez obscur pour que l’ordre de l’espace vécu y soit trahi pour permet­
tre cette magie ou cette triche, c’est à ce niveau hallucinatoire par excellence,
répétons-le, que le contraste entre une pensée encore vigilante et un rêve déjà
envahissant investit le vécu de sa forme d’altérité « primordiale ». C’est dire
que cette expérience délirante et hallucinatoire vécue l’est et ne peut l’être
qu’au niveau de la communication, de la « logistique, » qui véhicule les
signifiés et les signifiants de l’Inconscient au Conscient, du soi à
l’autre.
Nous avons tant de fois exposé cette phénoménologie de l’automatisme
mental ou de l’expérience de dédoublement qui caractérise ce dialogue du
Sujet avec ce qui parle en lui pour s’entretenir dans les relations phantasmiques
avec cet autre qu’est l’interlocuteur que lui-même devient pour lui — que nous
ne nous sentons pas le courage de revenir ici une fois de plus sur le sens et
la forme de cette expérience de l’altérité du langage et de la pensée. Nous l’avons
notamment approfondie dans notre Étude n° 23 (p. 282-300) et nous l’avons
résumée dans notre ouvrage sur « La Conscience » (Ire édition, 1963, p. 89-93).
De sorte qu’il nous sera peut-être permis de ne pas résumer encore ce résumé
mais de le citer en nous excusant de la longueur de cette citation (légèrement
modifiée).

« Le champ de l’expérience vécue est électivement altéré à ce niveau où le langage


« entre dans la constitution de la Conscience pour lui fournir une dimension essen­
« tielle. Cette « dimension » est celle d’un « espace intérieur » qui est comme l’ombre
« des objets, ou si l’on veut, leurs signes ou les chaînes de signifiants qui non seu-
« lement fournissent la clé de la réalité mais forment eux-mêmes une réalité. Cette
« <c réalité » n ’est certes pas celle d’un objet ; le langage n ’est pas la langue qui cir-
« cule objectivement dans le monde, et si sa matérialité est celle du corps elle implique
« nécessairement un « rnilieu » (un et lieu » ou une « région ») au travers duquel
« les messages, les a p p e lle s ^demandes et les réponses circulent et se répondent.
« Milieu paradoxal et ambigu par essence, car il est l’espace de notre « pensée »
« et que le « milieu » de ce « Milieu » est décentré sur autrui. Somme toute, dans
« la pleine organisation du champ perceptif, ce milieu n ’est vécu comme tel que
« dans l’espace imaginaire de sa représentation comme un espace transparent ou
« virtuel qui ne se donne que par réflexion dans notre expérience. Il est là comme
« le support sensible (en tant que « vécu » par mon corps) du sens des échanges
« mais qui disparaît sous le sens de son sens... C’est cette problématique de la
« Conscience prenant pour objet l’expérience de sa propre pensée dans sa commu-
« nication avec autrui, qui est faussée à ce niveau de l’expérience de dédoublement.
« Cet espace « virtuel » dont les données sensibles sont mouvantes et disparaillent
« sous leur « sens » (signification), tombe dans une spatialisation où se métamorphose
« (par métaphore ou ménotymie et toutes autres tropes grammaticales) et où
« se « prend » le discours. Ce que je pense devient un objet qui se détache de moi.
« Ce que je me dis devient ce qu’on me dit. Je me parle devient ça parle en moi.
E X P É R IE N C E S D E D É D O U B L E M E N T 421

« Ma pensée plus généralement est vécue comme celle d’un autre. Elle est (trans­
« mission de pensée) une chose soumise comme telle à la physique du monde natu­
« rel (vibrations, ondes, fluide) dont les propriétés acoustiques prévalent sur le sens.
« Si les métaphores spatiales (dédoublement, bifurcation, échos, soustractions,
« intrusions) constituent bien le fond de cette expérience de mécanisation de la
« pensée, cette expérience, si nous ne voulons pas tomber dans l’illusion qui la fonde
« comme vécu, doit se décrire dans l’atmosphère d ’illusion qui la fonde comme
« erreur, c’est-à-dire dans la destruction de l ’espace vécu de la pensée et du lan-
« gage.
« L’ « extranéité », 1’ « autre », la chose impliquée dans la relation verbale éclatent
« dans les voix qui sont bien la propre voix du Sujet mais du Sujet qui, « inconscient »
« de l’altération de son expérience, la rapporte ailleurs qu’en lui-même. Cette pensée
« qui au fond de moi-même coule ou court dans le silence de ma Conscience, dans
« son intimité dans son secret comme ce que le monde a pour moi de plus privé,
« cette pensée elle m ’échappe, me saisit, me revient, se répereüfe, s’enfonce, m ’envahit,
« me pénètre jusqu’au fond d’un Moi qui ne l’accueille que pour la rejeter. Ma parole
« se dirige maintenant vers moi et contre moi; elle ne va plus aux autres, elle ne me sert
« plus à parler aux autres ou à moi-même, elle en est plus ductile, l’ustensile de ma
« liberté, elle me revient en boomerang comme une arme braquée contre moi.
« Les expériences de dédoublement hallucinatoire comportent ou impliquent
« le vécu de l’intrusion, de l’étrangeté quand ce n ’est pas l’épouvante du mar­
« tyre, du supplice par quoi ces « expériences » deviennent des « expérimentations »
« dont l’halluciné se sent Vobjet... (persécution, influence, télépathie, suggestion,
« envoûtement, etc.). Il arrive d’ailleurs très fréquemment en clinique (et toujours
« dans l’herméneutique psychanalytique ou simplement psychopathologique) que
« l’expérience de cette pénétration, de cette cohabitation soit érotique : la voix qui
« entre et sort du corps et du cerveau est comme le véhicule symbolique de toutes
« les figures du viol, car cette « voix » est l ’image même de la puissance de la création
« et de la communication, celle du phallus dans lequel s’incarne son désir. Par là
« nous touchons au fond du sens de cette expérience hallucinatoire des voix. Il s’agit
« bien dans ce vécu hallucinatoire de la Conscience hallucinée d’une expérience « sen­
« sible » ou « sensorielle » ou « esthétique », en ceci que l’expérience des voix et
« tous les phénomènes qui forment leur cortège d ’événements sont vécus selon le
« mode absolument narcissique du « senti », du « ressenti », de 1’ « éprouvé », c’est-à-dire
« pris dans l’irrévocable actualité d’une figure où se recoupent l’espace du corps
« et cet espace de temps où s’entrelacent le Moi et sa propre image dans une cohabi­
te tation qui réunit et sépare le désir et son objet.
« Mais la Conscience hallucinée s’hallucine, elle est pour elle-même hallucinante.
« Elle opère une inversion ou en tout cas un bouleversement des valeurs du sens
« que peut avoir « pour soi » le langage en tant qu’il est constitué par les figures
« indéfinies des infinies possibilités de relation de soi avec autrui. L’ « avoir » du
« Sujet « possédant sa pensée devient un être un être deux (modalité duale de la
« relation d’objet) un être partagé dans sa « propriété » et voué à une position de
« passivité et de subordination.
« Cette perte de la maîtrise de soi coïncide avec la solidification de l’espace vécu,
« de ce domaine propre qui est le lieu où se développe et règne le Moi : elle est tout
« à la fois la manifestation de ce rétrécissement, sa condition et son effet; car rien
« d ’essentiel ne peut être vécu du discours que son sens. De telle sorte que la phé-
« noménologie de l’expérience de dédoublement hallucinatoire comporte le vécu d ’une
422 L E S H A L L U C IN A T IO N S D É L IR A N T E S

« objectivation (d’une matérialisation et d’une mécanisation illusoires de la pensée


« en forme de syndrome d’automatisme mental) et d’une falsification des rapports
« d’autrui qui changent de sens dans la « voix », ou mieux, dont les « voix » cons-
« tituent le changement de sens. A l’infinité des perspectives ouvertes sur le monde
« médiatisé des possibilités de son discours, de la dualité même du dialogue qui est
« sa forme de transcendance relativement à ses propres données, la Conscience hal-
« lucinante, tombée dans une sorte d’illusion réaliste, substitue l’expérience immédiate
« d’une « voix » venue du dehors d’elle-même comme un objet du « monde exté-
« rieur ». Et cet objet du « monde extérieur » lui-même ne peut être vécu que comme
« une irruption, une invasion, une pénétration à l’intérieur de soi dans l’espace clos
« de la représentation: l’objet de sa pensée entre dans le champ de l’expérience du
« Sujet comme un corps étranger. La voix est un viol ».

Par là, nous saisissons au cours de cette étude « des Hallucinations déli­
rantes » q u ’il est aussi impossible de réduire comme le voulait G. de Clérambault
l ’expérience délirante et hallucinatoire primaire — à une pure mécanicité
(comme il disait « anidéique ») ou comme on le dit parfois à une chaîne de
signifiants insignifiants pour ne se rapporter à aucun signifié — que de la
réduire à son sens car les conditions formelles de son apparition, de sa présen­
tation comme vécu l ’encadrent d ’un halo négatif qui est précisément la désor­
ganisation de l’expérience vécue quand, celle-ci altérée dans la distribution
objectivo-subjective de ses contenus, en est réduite à se vivre elle-même comme
sa propre altérité. Le Délire hallucinatoire n ’est pas aussi « vrai » (c’est-à-dire
n ’est plus un Délire en n ’étant que l ’expression d ’une réalité objective anato­
mique) que le croyait G. de Clérambault lorsqu’il exonérait le délire de son
erreur; mais il n ’est pas non plus aussi faux (c’est-à-dire q u ’il n ’est pas non
plus un délire en n ’étant que l ’illusion d ’un réel désir) que les psychogénistes
et les psychanalystes le croient en ôtant du Délire le vécu qui le fonde comme
essentiellement hallucinatoire. N ous retrouverons naturellement plus loin
(Septième Partie) à propos des problèmes pathogéniques le sens et l’impor­
tance de ces réflexions. Il nous suffit ici de m arquer que l’expérience vécue à ce
niveau est bien celle d ’un Délire hallucinatoire « p ar excellence ».

c) Les expériences oniroïdes. — Notre description parvient ici à un niveau,


préface du délire onirique, qui a été scotomisé p ar les auteurs classiques.
Obsédés par le « tout ou rien » du rêve et de la veille et identifiant notamment
certains délires alcooliques à une forme de rêve. J. Lasègue, E. Régis et les
autres classiques ont sauté par-dessus ce palier de déstructuration du champ de
la Conscience, lequel, sans tom ber jusqu’au niveau de l ’imagerie du rêve, est
pourtant déjà comme infiltré de ses images. W. Mayer-Gross en décrivant ces
« états oniroïdes » a comblé la lacune des cliniciens qui l ’avaient précédé. Il a
décrit mais non découvert ces états crépusculaires de la Conscience qui étaient
seulement considérés comme des états caractéristiques de l ’hystérie ou de l ’épi­
lepsie, c ’est-à-dire sans que soit reconnue leur véritable et primordiale im por­
tance comme expériences délirantes et hallucinatoires « primaires ». Nous dispo­
sons donc grâce à ces études ou encore à celles que S. Follin (1963) a consacrées
E X P É R IE N C E S H A L L U C IN A T O IR E S O N IR O ID E S 423

à la description de ces « états oniroïdes » d ’un modèle clinique d ’expérience


délirante et hallucinatoire qui a sa structure propre.
Au niveau où se déroule l ’expérience de l ’imaginaire qui constitue l ’essence
de ces états crépusculaires (appelés aussi cc hypnoïdes », « états seconds », etc.),
le monde n ’est pas anéanti mais transfiguré, ou plus exactement dédoublé. De
même que dans les expériences de dédoublement hallucinatoire, de la pensée et du
langage nous avons assisté à l ’expérience de la division du Sujet à l ’intérieur de
lui-même, ici nous devenons avec le Sujet spectateur d ’un monde fantastique qui
se superpose à celui de la réalité. Le « vécu » y est vécu dans une atmosphère,
un environnement d ’opacité menaçante, une sorte de paysage existentiel élargi
jusqu’à son horizon p ar l ’immensité de la tragédie ou de l ’extase dont le Sujet
est le centre et le visionnaire. C ’est dans des perspectives embrouillées au travers
des plans confus et mouvants que les événements glissent ou se condensent.
Tel apparaît transformé le monde à ce niveau q u ’il est composé d ’images,
d ’idées, de perceptions qui occupent un « lieu » dans l ’espace vécu de la
représentation du monde, celui d ’un intervalle magique qui s’est creusé
entre le Moi et son Monde. L ’événement délirant s’y déroule \non point
en submergeant comme dans le rêve toute l’expérience ni non\ plus en
laissant une autre s’y faufiler pour la dédoubler, mais comme une
coulée de fantastique qui déjoue la logique de l’espace en y introduisant
un tiers monde. Le monde crépusculaire est bouleversé dans sa structure
spatiale, comme si déjà était ébranlé le système de la réalité qui s’entrouve
pour laisser apparaître le monde des images. Des divisions indéfinies de l ’espace
réfractent et reflètent une multiplicité infinie de miroir, de ricochets et d ’échos.
C ’est dans ce télescopage de grandeurs et de perspectives que les fantasmes,
allégories et métaphores symboliques avancent, reculent, se confondent,
s’effacent, s’alignent, se cachent, m ontent et descendent dans l’irréalité de
leur modalité insolite. Mais cette étrange « mondanité » soumise à la prestidi­
gitation et à la magie d ’une fantaisie encore consciente d ’elle-même, c ’est-à-dire
capable de prendre encore à l ’égard du fantastique perçu une distance qui, loin
de l ’abolir, le magnifie. Une telle fantasmagorie comme suspendue à l ’horizon
de l ’existence entre le ciel et la terre dans le crépuscule de leur réalité, apparaît
comme une miraculeuse ou monstrueuse rencontre de Soi avec un autre
monde.
La représentation comme dimension fondamentale impliquée, dans toute
structure de Conscience devient, à ce niveau de désorganisation, une apparition :
celle d ’une figure, d ’une scène, d ’un événement qui cesse d ’être pour soi
seulement représenté, pour être présenté et présentifié. Mais cette présentation
dans cette atmosphère crépusculaire de la réalité est vécue comme insolite
pour ne se jouer que dans un faux monde ou, pour déjouer les lois de la réa­
lité comme un miracle ou une triche.
Si la représentation est entièrement abolie dans la Conscience onirique
comme nous le verrons plus loin (le rêveur lui-même étant éclipsé comme auteur
de son rêve) ici en tant q u ’il est présent dans cette représentation, ce q u ’il vit
et ce q u ’il voit se glissent dans la constitution de l ’expérience comme un « autre
424 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

monde », u n « au-delà du monde ». Le Sujet qui sans traverser le m iroir de


sa propre subjectivité a normalement le pouvoir facultatif de se faire apparaître
n ’im porte quel « vécu » (fut-il imaginaire) à la condition de s’y accommoder
en réglant la distance qui l ’en sépare — vivant cette expérience oniroïde, cesse
m aintenant de tenir celle-ci sous la loi d ’une exclusion réciproque de l ’objectif
et du subjectif et adm et l ’ambiguïté d ’une autre dimension, d ’où le caractère
artificiel de sa représentation q u ’il accepte tout à la fois comme étant (vécu)
et n ’étant pas (irréel), c’est-à-dire comme une factice « surréalité ». L ’expérience
« crépusculaire » ne se constitue donc en événement que p ar une mise entre
parenthèses de sa réalité. Les formes ou les positions « thétiques » de cette
expérience sont ambiguës et ne peuvent être q u ’ambiguës, car cette ambiguïté
même est celle de ce niveau de déstructuration d ’une Conscience qui ayant
perdu le pouvoir de se constituer en réalité n ’a pas perdu entièrement celui
de se constituer un monde, pourvu que ce soit celui de la facticité du factice.
Le « mystère », le numinosus du vécu est un caractère primordial de cette
« représentation » insolite. L ’expérience vécue de ce niveau de déstructuration
est donc fatalement enchaînée à certaines modalités de sa constitution (dramati­
que, artifice, mystère), de telle sorte que la thématique de l ’état crépusculaire
(le « crépuscule des dieux ») symbolise le séisme de sa désorganisation structu­
rale comme un événement qui en figure l ’infinie détresse ou l’orgiaque
ivresse.
Cette « invasion » est une irruption de « ceci » qui « se passe » comme
événement fabuleux dans un monde vacillant, un événement « surnaturel »,
« cosmique » et apocalyptique. Dans l’abîme de cette profonde et radicale
déstructuration se précipitent en floculation, tous les archétypes, les figures
et les fables de la mythologie, tous les fantasmes de la tragédie antique, tous
les drames de la condition humaine, au point où s’articulent le désir de
l ’être, la vie et la m ort dans la thématique la plus profonde du drame
existentiel. \
Une telle expérience du fantastique qui envahit la Conscience par son
« entrouverture au monde » ou son entrebâillement au rêve, est essentiellement
une « vision ». Et c ’est en effet sous forme d ’Hallucinations ou Pseudo-halluci­
nations visuelles (apparitions de scènes, figurations d ’événements qui se fau­
filent dans les perspectives d ’un espace mobile comme le temps ou d ’un temps
cloisonné comme l ’espace) que cette expérience comme l’expérience onirique
q u ’elle précède dans cette chute dans l’imaginaire se présente aux yeux du Sujet,
sans bien entendu que ne s’y ajoutent les vécus spécifiques de la dépersonnalisa­
tion et de dédoublement q u ’elle implique et q u ’elle accumule, comme pour
ajouter plus de désordre encore à celui que les niveaux de déstructuration
supérieur comportaient. Si l’Hallucination était pour ainsi dire plus nette
pour être plus subversive à l ’égard d ’un ordre qui m aintenait encore sa loi
dans les expériences d ’altérité, ici elle commence à s’effacer comme absorbée
p ar une m étamorphose plus substantielle et totale de la Conscience imageante.
U n pas de plus dans cet itinéraire de la déstructuration du champ de la Conscience
va nous conduire m aintenant jusqu’au gouffre onirique.
EXPÉRIENCES ONIRIQUES 425

d) Les expériences oniriques. — Nous pénétrons ici à ce niveau de


l’expérience confuso-onirique dans un état hallucinatoire connu sous le nom
de « Délire onirique » (et que nous décrivons sous son aspect proprem ent
clinique plus loin avec quelques détails, ce qui va nous dispenser d ’en pour­
suivre ici l ’analyse proprem ent phénoménologique).
L ’onirisme, en effet, depuis les travaux des grands classiques français
qui se sont illustrés par sa description (Lasègue, Delasiauve, Magnan, Chaslin,
Régis, Garnier) est lié à la « confusion mentale » comme le rêve est lié au som­
meil. Mais encore faut-il ajouter que le délirant onirique ne dort pas comme
le rêveur, car son sommeil n ’est que l ’obnubilation ou le demi-sommeil de la
confusion. De telle sorte que dans ce type d ’expérience il y a comme une
dissociation relative du rêve pathologique intense et du sommeil confusionnel
plus léger. Ceci est d ’ailleurs conforme à ce que nous savons déjà depuis
quelques années sur une relative indépendance du rêve contemporain des
phases de mouvements oculaires dans la deuxième p a rtie du sommeil de la
nuit à l ’égard du sommeil lent qui, sans doute, le conditionhe mais en tout cas
le précède (1). Quoi q u ’il en soit, cette expérience délirante et hallucinatoire
primaire correspond au niveau de déstructuration du champ de Iq Conscience
qui est caractérisé par l ’état confusionnel. C ’est lui qui ici représente la
structure formelle de l ’expérience délirante à ce niveau et qui représente même
plus généralement (cf. notre R apport (2) au Congrès de M adrid, 1966) le type
même de la structure négative de toutes les expériences délirantes dites primaires
que nous achevons maintenant de décrire en exposant l ’état confuso-onirique
qui constitue comme la forme matricielle, le modèle même de l’état pri­
m ordial du délire. Rapportons-nous encore à ce que nous écrivions à ce sujet
(« L a Conscience », l re édition, 1963, p. 82-85) et que nous modifions ici à
peine :

Le confus ne dort pas dans sa motilité, mais il est endormi dans sa Conscience.
Tandis que le dormeur vit (comme il respire) son rêve dans la quasi-immobilité de
son corps et sans rien exprimer à autrui autrement que par ses mouvements et spé­
cialement ses mouvements oculaires poux se réserver seulement de parler de son
rêve comme d’un récit qu’il peut s’en faire à lui-même ou aux autres, le confus, lui,
vit une expérience qui se déroule pour ainsi dire en dehors de lui-même par ses expres­
sions psycho-motrices (attitudes, mouvements, turbulences, pantomime, agitation, etc.)
et par ses expressions verbales (il raconte au fur et à mesure qu’il la vit, et il lui est
presque toujours possible de nous la faire partager par la « communication » de
l ’examen clinique). De telle sorte que « le délire onirique » se détache davantage de
l’ipséité de l’expérience du sommeil, mais il n ’en garde pas moins avec cette expérience
des liens étroits et profonds.
Cet onirisme confusionnel plus ou moins ouvert sur autrui n ’en comporte pas12

(1) Tous les travaux contemporains sur les rapports du rêve et du sommeil (K leit-
mann, D ement, J ouvet, etc.) ont précisé le type de « sommeil rapide » qui paraît être
contemporain du rêve, fait d’ailleurs actuellement contesté (cf. plus loin, p. 1260-1270).
(2) Cf. le texte intégral de ce Rapport, in Évolution Psychiatrique, 1970, n° 1, p. 1-37.
426 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

moins en effet l ’absen ce du Sujet. Lui-même est là sans être là, comme fasciné par
la kaléidoscopie de l’imagerie. Le « vécu » est pour lui comme celui du rêve, un vécu
qui ne sera pas ou sera mal retenu, qui ne pourra être revécu (caractère amnésique
de l’expérience confusionnelle) ou ne le sera que difficilement. C’est que l’impossi­
bilité de se constituer un monde dans ses perspectives temporo-spatiales est ici presque
aussi radicale que dans le sommeil.
Le « monde » du confus n ’existe pas beaucoup plus que celui du rêve, il n ’est
que cet « analogon », ce simulacre délirant et pour tout dire, cet imaginaire « sans
mondanité » comme dit Sartre, qui se déroule sans l’horizon du monde (1). Cette expé­
rience vécue ne surgit et ne se développe que sous la pression de « données » chaoti­
ques qui sont ses « apparitions ». Leur enchaînement scénique est comme un halè­
tement de significations pulsionnelles animé par des affects souvent intenses (anxiété,
euphorie, terreur). Le caractère « esthétique », « extatique » ou « érotique » de ce
vécu exprime cette profonde relation du délire onirique au principe du plaisir ou plus
généralement aux sources de l’avidité et de la peur. La fascination qu’exercent ses
images sur le confus (même quand il s’agit d ’un terrible envoûtement par le cauchemar)
est l’expérience même de cette intentionnalité qui lie les images au désir, à ses sub­
stituts, à ses remous ou ses contrecoups, car, bien sûr, les désirs libidinaux qu’il
satisfait ne sont pas les seuls qui entrent dans la généralité de ses pulsions qui peuvent
s’inverser aussi dans l’agressivité, la culpabilité, l’angoisse et les instincts de mort ;
à cet égard l’onirisme est beaucoup plus souvent près du cauchemar et des satis­
factions des instincts de mort ou des complexes sado-masochistes et de l’angoisse
de la castration. De telle sorte que le confus vit un « spectacle » dans l ’exacte mesure
où il est transformé en « spectateur ». Bien plus, le « film » qui, dans l’anéantissement
de toute autre possibilité d ’intérêt ou de liberté le capte, supprime sa participation
d’auteur et il devient lui-même ce qu’il « voit » et ce qu’il vit ; l’onirisme est
presque toujours une expérience de visualisation de l’expérience pour autant que
celle-ci requiert son absorption dans le regard qui le vise. Le Sujet est réduit à
n ’êtrè plus qu’un objet, l’objet de son désir ou de son angoisse tels qu’ils lui
apparaissent dans un imaginaire lui-même prisonnier, pour ce qu’il lui reste de
Conscience, de sa condamnation à n ’être que symbolique.
L ’absèn ce du Sujet dans cette expérience onirique qu’il fabrique (et où il ne figure
qu’en se détachant de lui-même) est l’effet de l’attraction qu’exerce sur lui et en lui
la puissance ae. l’imaginaire, qui le submerge, ce gouffre creusé en lui par le vertige
qui l’entraîne à être une chose, à cesser d’être quelqu’un, à se pencher jusqu’à tomber
hors de lui-même. Rien n ’est plus pour lui que ces fantasmes de l’extase, de l’amour
et de la mort, qui excluent le moi de leur production et de leur représentation. Rien,
si ce n ’est comme un mince horizon de virtualité, une vague présence des objets et
des personnes de la réalité. Encore ceux-ci subissent-ils des déformations (fausses
reconnaissances, illusions) qui ne les font paraître que pour figurer dans la fantas­
magorie. C ’est que ce « monde sans monde », ce spectacle qui a remplacé l’existence
est là maintenant sans aucune possibilité d ’être neutralisé par les distances, les perspec­
tives et les catégories du réel qui soustraient le Sujet à l’emprise vertigineuse d ’une
expérience radicalement subjective. Car, en effet, dans la confusion comme dans1

(1) Nous retrouverons ce problème dans le chapitre consacré à la Neuro-physiopa­


thologie des Hallucinations. Je l’ai exposée dans son ensemble et l’ai reprise notam­
ment dans mon Étude nP 8, dans mon Étude n° 24, dans mon livre sur La Conscience,
dans mon article pour le « Handbook o f Neurology » et au Congrès de Madrid en 1966.
EXPÉRIENCES DÉLIRANTES ET HALLUCINATOIRES 427

le sommeil, le Sujet de la Conscience déstructurée se trouve seul avec lui-même et


avec un lui-même qui a, lui même, disparu en perdant sa faculté de se transcender.
Identifié au mouvement inconscient qui l’emporte, le confus a perdu toute possibilité
d’être présent au monde, d ’être pour autrui et d ’être pour soi, de pouvoir constituer
ce « vis-à-vis » de soi et de l’autre qui est le premier mouvement de la génération de
la Conscience ouverte et ouvrante. Il est « absent », il a perdu son accès au monde
c’est-à-dire sa possibilité de le créer comme cela nous arrive quand, nous réveillant,
nous ne savons plus qui nous sommes et où nous sommes et que, un instant, nous
restons pantois devant cet abime de néant. Chez le confus, cet abîme pourtant n ’est
pas un pur néant : il est peuplé mais seulement de « vécus » qui surgissent dans ce
gouffre sans pouvoir le remplir : ce sont les « images » qui le captivent ou, mieux,
le capturent.
Par là la confusion onirique se dévoile à nous comme ce degré profond de l’incon­
science où la Conscience a perdu sa possibilité de s’ouvrir au monde, de constituer
son premier mouvement constitutif, celui d ’une orientation c’est-à-dire d ’une direction
face à son monde, de se situer dans des dimensions qui sont précisément les '
fondements du « champ de sa liberté ».

— Tel est l’itinéraire que suit la dialectique descendante d’une Conscience


décomposée dans son champ d’actualité. Et c’est bien, en effet, ainsi,
pour en revenir à ce que nous avons établi au début de cette étude des
expériences délirantes et hallucinatoires, que ces expériences sont des vécus
irréfragables pour être justement ceux d’une prise de l’imaginaire dans
les rets de l’actualité du vécu, d’une « donnée » que le délirant halluciné
perçoit sur le registre d’une confusion plus ou moins totale du Sujet et de
son monde, l’un et l’autre étant également impossibles faute de pouvoir être
sans pouvoir se distinguer.
Il est bien vrai que ces expériences délirantes représentent (en nous ren­
voyant tous et chacun à l’expérience du rêve) ce qu’il y a de plus typique dans
le bouleversement du champ de la Conscience (1). Les expériences cependant
si émouvantes, si commotionnantes, portent en elles comme les images de
rêve une sorte de caducité. C’est qu’il leur manque malgré la thématique
— et le plus souvent la dramatique — de leur vécu, de se développer dans le
système même de la personne, d’y faire ce travail de « destruction réelle »
(ou de construction délirante) qui est l’œuvre de l’idéation délirante du pro­
cessus idéo-verbal hallucinatoire dont nous allons maintenant exposer les
modalités structurales.1

(1) Nous nous sommes bornés ici dans cette description des expériences délirantes
et hallucinatoires « primordiales » (pour reprendre le mot de M oreau (de T ours)
à en faire en quelque sorte l’analyse phénoménologique; mais lorsque nous les retrou­
verons dans la clinique des Psychoses aiguës nous insisterons davantage sur leurs
caractéristiques séméiologiques, sur leur physionomie clinique et leur potentiel
évolutif. '
428 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

II. — LES FORMES HALLUCINATOIRES NOÉTICO-AFFECTIVES


DU PROCESSUS IDÉO-VERBAL DÉLIRANT

Les Hallucinations dont nous allons m aintenant parler manifestent le tra­


vail idéo-verbal de projection des Délires chroniques. Elles apparaissent sans
lien apparent avec les troubles du champ de la Conscience, comme des croyances,
des idées, des affects qui forment un nœud néotico-affectif, véritable structure
« psycho-sensorielle » dont la sensorialité, bien sûr, n ’est que secondaire à son
élaboration psychique.

1° L e tr a v a il d é lir a n t id é o -a ffe c tif. — Lorsque dans un délire systéma­


tisé le délirant entend les voix de ses voisins derrière les murs de sa chambre,
il est encore évident que les sons que contient son champ perceptif ou ceux
que contiennent sa mémoire ou son imagination sont l ’objet d ’une sélection
et affectés d ’un coefficient de réalité absolue, celui d ’une perception irrévo­
cable. C ’est dans le tableau clinique même que le clinicien discerne cette pri-
mordialité de la conviction ou ce halo de sémantème qui, effectivement, appa­
ra ît soit dans le déroulement chronologique du délire, soit à l’analyse du perçu
qui le réduit à n ’être que secondaire aux croyances (par l’évanescence même
d ’une sensorialité qui se dissipe dès qu’entend la saisir l’observateur). Dans le
préalable du postulat idéo-affectif ou dans la falsification discursive, c ’est dans
la proposition du délirant que gît l ’Hallucination. C ar l ’unité même du pro­
cessus idéo-verbal c’est bien, nous l ’avons vu, une proposition, une forme syn­
taxique du discours p ar quoi la réalité hallucinatoire s’introduit dans le lieu
symbolique du système de la réalité. C ’est en quoi 1’ « élément », le « postulat »
ou 1’ « énoncé idéo-affectif » qui forme l ’embryon idéo-verbal du délire a une
fonction de signifiant, à l’entrecroisement dans la chaîne des formulations idéo-
verbales de liaisons syntagmatiques et paradygmatiques par lesquelles s’articule
le champ sémantique à la sphère du désir. Q u’elle réponde à un réquisit, à
Ja réquisition ou au réquisitoire du délirant aux aguêts et prêt à inves­
tir le monde des objets du sens qui fait apparaître les objets dans leur
fausse réalité ou q u ’elle se présente comme les prémisses perceptives de sa
conviction ce qui n ’est que la conclusion du travail de sa pensée délirante (1),
l’Hallucination apparaît comme un phénomène psycho-sensoriel secondaire à ce
travail discursif du délire, mais un phénomène apparem m ent simple où se
résume, où se récapitule pourtant ce travail latent. C ’est bien en ce sens que les
meilleurs cliniciens du Délire (chez nous, J.-P. Falret, Séglas, P. Janet, etc.) ont
reconnu dans l ’Hallucination psycho-sensorielle du Délire chronique l’effet du
Délire, une sorte de concentration elliptique du délire qui culmine dans ces
points d ’orgue que sont ses projections perceptives dans le monde des objets.
Tout ce que l ’on a dit et écrit du facteur affectif ou de la nature intellectuelle 1

(1) Q u’elle soit selon la form ule de K. Schneider « zweigliedrich » (articulation


discursive de deux term es) o u « eingliedrich » (intuition d ’u n « seul bloc »).
LE PROCESSUS NOÉTICO-AFFECTIF HALLUCINATOIRE 429

de l ’Hallucination se recoupe dans cette évidence; car, en effet, l’Hallucination


est bien dans et par le témoignage de l ’halluciné une erreur, puisque dans son
affirmation il est inconscient de son engagement dans l’acte halluci­
natoire.

Il suffit de formuler ainsi la form ulation même de l’Hallucination pour autant


q u ’elle s’articule dans la dialectique du langage de l’halluciné pour comprendre
que les H allucinations psycho - sensorielles p ar excellence sont des Hallucina­
tions de l ’ouïe ou, plus exactement, des Hallucinations acoustico-verbales : les
voix. Celles-ci par leur éclat mystérieux, la bitonalité sémantique de leurs menaces
injurieuses et de la suspicion q u ’elles éveillent, p ar les informations clairement
entendues mais toujours sous-entendues, p ar les imbroglios énigmatiques
d ’une confusion de voix qui déchirent mais gardent le silence, constituent
la modalité la plus typique de cette communication que le délire établit avec
son monde par le moyen, par la voie des voix. Mais les Hallucinations corpo­
relles (les Hallucinations de la sensibilité générale des anciens auteurs) sont
celles qui viennent tout de suite après les voix dans l’événement délirant pour
autant q u ’elles manifestent, elles, le travail p ar lequel le délire développe
à l ’intérieur du corps les événements de sa perception délirante (l’électricité,
les rayons, les actions à distance, les cohabitations sexuelles, etc.). Ces Halluci­
nations, dites psycho-sensorielles, pour bien m arquer q u ’elles ont la valeur
de « sensations » irrécusables, sinon intenses s’avèrent à la moindre analyse gon­
flées de métaphores. Et c ’est sur ces phénomènes dont l ’esthésie pour si commo­
tionnante q u ’elle soit est recouverte par le discours que s’appuient toujours et
inlassablement les thèses de tous les « Noéphèmes » théoriciens de l ’Halluci­
nation qui n ’ont cessé de dénoncer l ’Hallucination pour n ’être, en définitive,
q u ’erreur et illusion, c ’est-à-dire n ’être pas ce que croient les délirants, q u ’elle
est, c ’est-à-dire pure et simple sensation.
Nous nous trouvons donc dans une catégorie d ’Hallucinations qui ont
ce double caractère d ’être une sorte d ’énoncé sans contexte de trouble de la
Conscience, et d ’être une conviction qui se réfère à un message des sens véhiculé
par les contresens du discours. Si dans les expériences délirantes l’Halluci­
nation est reconnue comme telle p ar son intégration à une déstructuration
du champ de la Conscience dont elle reflète l ’atmosphère imaginaire, ici elle
ne peut être reconnue comme telle que p ar le travail sélectif ou systématique
qui l ’isole comme pour mieux l ’affirmer dans la singularité. De telle sorte
q u ’elle n ’apparaît précisément que dans et p ar le processus qui la constitue :
celui d ’une illusion qui s’établit e t se fortifie en em pruntant aux sens ce q u ’ils
refusent de lui prêter. E t c’est bien ainsi que l ’Hallucination p ar excellence, les
voix q u ’entendent les aliénés persécutés sont tout à la fois celles qui sont les
plus clamées et proclamées comme sensorielles p ar le Sujet e t les moins senso­
rielles pour l ’observateur, car dans leur essence même elles représentent ce que
peut être au maximum une Hallucination, c’est-à-dire l ’inversion absolue d ’un
phénomène sensoriel. Aussi, répétons-le, dans la séméiologie du processus idéo-
verbal délirant, les Hallucinations psycho-sensorielles les plus typiques, les
Ey. — T ra ité d e s H a llu c in a tio n s, 15
430 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

Hallucinations acoustico-verbales et les Hallucinations corporelles sont celles


qui portent les caractéristiques cliniques de l’erreur p ar quoi il est radicalement
impossible de les séparer des interprétations ou illusions délirantes, rappro­
chement ou contam ination dont l’halluciné ne veut absolument pas entendre
parler.
— Mais, bien entendu, ce sont les « P seudo -hallucinations » qui constituent
la masse de l’activité hallucinatoire p ar quoi s’objective ou se justifie le plus
fréquemment le processus idéo-verbal du Délire. Cela était évident, bien sûr,
aux yeux des cliniciens classiques qui, après avoir défini l ’Hallucination vraie
comme un phénomène sensoriel, n ’avaient d ’autre ressource ensuite que de
considérer la masse des Hallucinations comme des Pseudo-hallucinations
ou des Hallucinations psychiques, c ’est-à-dire d ’étendre le champ hallucina­
toire à la mesure des exigences cliniques qui nous obligent en effet à ne pas
isoler trop d ’espèces artificielles dans le genre hallucinatoire. Mais cela est
plus évident encore au regard de l ’analyse structurale ou phénoménologique
du processus hallucinatoire idéo-verbal. C ar si l ’Hallucination ici essentielle­
ment prise dans la structure discursive d ’une croyance qui crée ses propres
objets est l’équivalent d ’une création idéo-verbale, c ’est tout naturellement dans
la sphère même des relations où s’épousent la pensée et le langage que le tra­
vail du délire va apparaître le plus hallucinatoire. Et, en effet, toutes ces caté­
gories d ’Hallucinations psychiques que nous avons décrites (auto-représen­
tations, Hallucinations aperceptives, Hallucinations de Hagen ou de Kandinski,
Hallucinations psycho-motrices et dans ses formes les plus idéo-verbales le
syndrome d ’automatisme mental) sont comme les formes les plus habituelles
de l ’objectivation hallucinatoire du langage et de la pensée véhiculée précisé­
ment par le mouvement même du discours. Mais — et ceci est capital — ce
travail délirant ne s’effectue pas i d comme dans le mystère ou l ’ineffable du
vécu des expériences délirantes mais dans la formulation et la construction
d ’un thème relativement auquel s’ordonne le discours hallucinatoire du déli­
rant. L ’Hallucination ici — et tout particulièrement sous la forme de ces phéno­
mènes d ’influence, d ’intrusion, de mécanismes de la pensée que l ’on appelle
généralement « Pseudo-hallucinations » — parle non seulement, comme les voix,
d ’un au-delà incompréhensible mais comme l’annonce d ’un monde révélé. Elle
est cette révélation ou, parfois cette découverte, ou encore cette lucide mais
terrible « clairvoyance »...
Ainsi, nous devons comprendre que le Délire hallucinatoire discursif,
idéo-verbal soit q u ’il se développe sur le modèle même de l ’interprétation
raisonnante, soit q u ’il engendre p ar son idéologie mythologique un monde
fantastique, est une production de fausses perceptions non pas vécues mais
parlées ou pensées. C ’est ce que Falret, il y a très longtemps, et Jaspers ont
noté en parlant dans ces cas d ’un délire en quelque sorte secondaire à son propre
mouvement initial.
Relevons quelques passages de l ’œuvre de J. P. Falret « D es M aladies
M entales », 2e éd. (1864) :
PROCESSUS IDÉO-VERBAL DES PSYCHOSES CHRONIQUES 431

En un mot, dans l’exercice des facultés intellectuelles ou morales (ou, en d’autres


termes, dans l’exercice des fonctions cérébrales), il faut distinguer deux choses :
le fait initial qui consiste dans la production des idées et des sentiments, et le fait
secondaire, c’est-à-dire la réaction de ces divers produits les uns sur les autres. Le
premier effet produit devient ainsi cause de nouveaux effets qui s’engendrent successi­
vement les uns sur les autres par suite de la spécialité de la fonction. L’action et la
réaction réciproques de ces divers éléments méritent au plus haut point de fixer
l’attention, soit pour comprendre la production du délire par le délire (et, partant,
la pathogénie de l’aliénation), soit pour se rendre compte du mode d ’action des
moyens moraux qui concentrent principalement leur influence sur des produits
secondaires de l’activité humaine et réagissent par leur intermédiaire sur la fonction
elle-même (p. 680-681).
Telle est, selon nous conclut Falret, la double origine des idées prédominantes
ches les aliénés. Elles sont appelées, fomentées, entretenues par les dispositions
générales de la sensibilité et de l’intelligence qui, d ’abord vagues et imprécises, tendent
petit à petit à revêtir un caractère plus déterminé. L’esprit hésite alors avant de se
fixer de façon définitive sur quelques-unes d’entre elles qui satisfont plus complètement
à toutes les conditions dans lesquelles il se trouve. L’observateur attentif à suivre
cette première période de l’évolution de l’idée fixe, assiste vraiment à l’un des spec­
tacles les plus curieux que l’on puisse imaginer. Il voit un homme en proie à une
disposition imposée par la maladie, s’efforçant de temps en temps de s’y soustraire,
mais retombant toujours sous son influence tyrannique et contraint par les lois
même de son esprit de lui chercher une forme, de lui donner un corps et une existence
déterminés. On le voit adoptant et repoussant successivement diverses idées qui
se présentent à lui et se livrant ainsi laborieusement à l’enfantement d’un délire
qui soit l’expression, le relief exact d’un état intérieur dont il ne soupçonne même
pas en lui l’existence (p. 193-194).
C’est ce que nous avons appelé la théorie de la résultante psychique. Selon nous,
la modification organique, primitive, inconnue dans son essence mais saisissable
dans ses effets, véritable cause des maladies mentales, donne lieu d’abord à ce que
nous nommons l’aptitude à délirer. Mais le Délire... se développe ensuite d’après
des lois qui lui sont propres... Nous différons des médecins purement psychologues
en ce sens que nous admettons une modification organique...; mais nous différons
encore plus peut-être des médecins somatistes puisque dans notre manière de voir
la lésion organique primitive ne rend compte... du tout, ce qui constitue le travail
de la fonction sur elle-même pour la production du Délire par le Délire (Introduction,
p. xn et x iii ) (1).

Le délire s’engendrant lui-même telle est la « production du délire par


le délire » selon un mode de connaissance que Cotard à son tour comparait
à la découverte scientifique elle-même. Disons plutôt que ce que le délire conte­
nait d’abord de jaillissement intuitif se développe ensuite dans un travail1

(1) Toute cette Introduction (ou en tout cas de la page vm à la page xxv) serait
à citer. Pour ma part, je retrouve dans J. P. F alret comme dans H. J ackson, comme
chez E. Bleuler ou P. J anet, ma propre pensée... (celle que je leur dois) sur le dyna­
misme, la positivité du Délire qui se développe sous l’effet d’une condition négative
primordiale.
432 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

où interprétations, croyances et imagination collaborent pour le porter à son


second degré et jusqu’à sa plus extrême puissance.
C ’est également ce que K . Jaspers a souligné à son tour avec force quand
il a opposé les « expériences délirantes primaires » aux cc idées délirantes
secondaires » en les faisant dépendre d’ailleurs les unes des autres (point que
nous envisagerons plus loin) :

Ces expériences délirantes véritables, les perceptions trompeuses, les expériences


primaires énumérées plus haut et qui provoquent une illusion de jugement, sont le
point de départ de diverses constructions délirantes. On les rencontre chez certains
malades, soit sous forme non systématique ou confuse des psychoses aiguës et des
états durables défectueux, soit sous une forme plus systématisée des états chroniques,
réfléchis. Dans ce dernier cas la pensée effectue, sur le fond des expériences délirantes
primaires qui doivent former avec les perceptions réelles et les connaissances des
malades un ensemble rationnel, un véritable travail délirant qui nous est tout à fait
compréhensible dans tout son ensemble, et qui est quelquefois très pénétrant. 11
ne devient incompréhensible pour nous que lorsqu’on atteint les sources mêmes
des expériences primaires. Mais pour le maintien absolu et rigide des idées délirantes,
la conviction de l ’individu surpassant toute connaissance certaine de la vérité, nous
devons supposer une transformation de la personnalité que nous ne saurions ni
décrire, ni à plus forte raison en formuler le concept. Ce n ’est pas une certaine « inten*
sité » de l’évidence immédiate qui est caractéristique de ces idées, mais le maintien
de cette évidence à côté de la réflexion et de la critique. Ceci est très net surtout dans
les idées délirantes figées des vieux paranoïaques.

2° L es H a llu c in a tio n s n o é tic o - a ffe c tiv e s m a n i f e s t e n t l ’a lié n a ­


t i o n d e la p e r s o n n e d e s P s y c h o s e s c h r o n iq u e s . — Ainsi doit
s’opposer aux expériences délirantes que nous avons décrites plus h a u t
le processus idéo-verbal délirant avec son cortège d ’Hallucinations noético-
affectives. E t nous devons m aintenant nous dem ander à quelle désor­
ganisation de l ’être conscient autre que la déstructuration d u cham p de la
Conscience correspond la m anifestation de cette m odalité des Hallucinations
délirantes. C ’est-à-dire m ettre en évidence une fois encore com m ent cette
activité hallucinatoire ap p araît cliniquem ent liée à la désorganisation de l ’être
conscient, n o n pas en ta n t q u ’ « il a une expérience » m ais en ta n t q u ’ « il est
quelqu’u n ». C ar c’est précisém ent en cessant d ’être lui-même, en s’aliénant,
q u ’il tien t à lui-même e t aux autres le discours de l ’autre q u ’il est devenu.
E t ce discours c ’est son délire, car à sa conjugaison pronom inale correspond
fatalem ent sa form e dialoguée.
— D e mêm e que nous avons classé les types d ’expériences hallucinatoires
délirantes en les rapportant à l’ordre de décomposition du cham p de la
Conscience, nous devons donc ici présenter les structures délirantes hallucina­
toires du processus idéo-délirant en les rapportant aux diverses formes de
niveaux de désorganisation du système de la personnalité. C ar le Délire, et
l’Hallucination qui le manifeste, apparaissent dans cette perspective comme le
mouvement diachronique d ’une aliénation qui prend la forme d ’une histo-
PROCESSUS IDÉO-VERBAL DES PSYCHOSES CHRONIQUES 433

ricité à rebours pour être soumise à l’altérité et à l ’altération du Moi. Et de


même que nous nous sommes permis à propos des expériences délirantes
de citer nos propres descriptions antérieures, nous pouvons ici montrer que
cette pathologie du Délire affecte en quelque sorte deux formes extrêmes en
reproduisant ce que nous avons déjà écrit à ce sujet.

Cette « manière-de-ne-plus-être-à-son-monde » se présente en clinique selon


deux modalités : celle des Délires systématiques où le Moi devient un Autre, et celle
des Délires schizophréniques où c’est VAutre qui devient le Moi. Ce n ’est pas seulement
par l ’artifice d ’une dialectique purement verbale que ces deux formulations du Moi
aliéné correspondent à ces deux formes du « Délire »; elles se réfèrent en effet à deux
aspects du bouleversement structural du Moi qui est la base même de toutes les
classifications et analyses cliniques des Psychoses délirantes chroniques, comme
nous le verrons plus loin.
— Tant que le Moi garde sa cohérence, il n ’admet le délire que comme un « sys­
tème ». En l’énonçant, le Moi dissimule son délire sous les apparences et les instruments
de la Raison. Il se le rend à lui et aux autres défendable et plausible (à la validité
des postulats près). Le Moi devient pour lui-même un Autre dont l’existence se
démontre. Le Délire alors se développe, sinon comme un théorème, tout au moins
comme une symphonie « dans l’ordre et dans la clarté » tragique d ’une parfaite
mais inverse Conscience des rapports de Soi à son monde. En devenant un autre
par la simple et pure réflexion de soi dans l’image de l’autre, le Moi garde dans
l’autre sa propre constitution. Le persécuteur est comme l ’image inversée du Moi-
même et c’est lui bien sûr qui est le fantôme hallucinatoire du délire.
— Mais — et c’est la structure même de la personne schizophrénique et du monde
des schizophrènes — la désorganisation de la personnalité peut faire régresser le
Moi jusqu’à une phase ou à une infrastructure de sa constitution où le Moi disparaît
en tant que système des valeurs personnelles, en tant qu 'auteur de son Monde, et ce
monde disparaît en devenant « autistique », c’est-à-dire le contraire d’un monde.
C’est l’Autre alors qui se substitue au Moi et l ’entraîne dans son labyrinthe. C’est
l ’Inconscient qui devient « conscient », qui se retourne « en doigt de gant » pour
anéantir la personne et son monde en les attirant dans un monde sans personne.
Telle est la catastrophe schizophrénique, c’est-à-dire la métamorphose autistique
du Moi et de son monde. Car le Moi « autistique » n ’est pas un Moi qui s’est retiré
du monde comme on se le figure souvent un peu naïvement en « sauvant » ainsi le
Moi de son aliénation (c’est-à-dire en refusant, au fond, que le schizophrène soit
un aliéné et en ne lui prêtant qu’une « simple » et, somme toute, romantique
intention de fuite devant la réalité). Le Moi autistique n ’est pas le Sujet dans sa
puissance et qui ordonne sa retraite; c’est une modalité d ’existence dont la subjec­
tivité est aussi totalement impossible qu’est impossible l’objectivité de son
monde. La « manière-d’être » pour-le-moi autistiquement à son monde, s’exprime
tout particulièrement par la distorsion sémantique de son système verbal. Celui-ci
perd sa valeur de communication, il cesse d’être un moyen pour devenir une fin.
Le schizophrène, en effet, dans toutes les formes néologiques ou schizophasiques
de son discours, dans sa salade de mots et particulièrement dans celle des pronoms
de la conjugaison verbale, brouille toutes les cartes de l’interlocution. Le langage
ne veut plus rien dire ou ne peut s’entendre que comme un jeu psittacique ou poétique
(métaphores, métonymies, néologismes, etc.). C’est dans ce labyrinthe que se volati­
lisent les relations du Moi avec Autrui et que se dissout la Conscience de Soi-même
434 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

qui se confond avec celle des autres et du monde objectif. Par là, la pensée schizo­
phrénique s’apparente à celle du rêve; l’une et l’autre retrouvent avec le langage
de l’Inconscient le plus authentique langage de la psychose.

Ainsi les « Psychoses délirantes chroniques » que nous étudierons longuement


dans la Cinquième Partie de cet ouvrage se manifestent p ar ce travail délirant
discursif idéo-verbal qui caractérise les Psychoses délirantes systématisées
(Paranoïa), mais aussi les Psychoses schizophréniques. C ar si le Délire systé­
matisé développe sa puissance à la conquête d ’un monde hostile, le Délire
autistique s’enroule à l’intérieur du Sujet lui-même pour s’enfoncer toujours
davantage dans le soliloque qui n ’adm et q u ’une conjugaison narcissique
d ’une première personne devenue ou redevenue l ’objet-sujet primitif. Mais
ces deux modalités de Délirer sont aussi des modalités d ’Halluciner. Les
Classiques l ’avaient bien vu (notamment J. P. Falret complétant heureusement
M oreau de Tours) en m ettant l ’accent sur le flux idéo-verbal (que nous appe­
lons noético-afïectif) qui se distingue, sans cesser d ’être lui aussi vraiment hal­
lucinatoire, des expériences délirantes hallucinatoires.
M ais tous les Délires en tant qu’aliénation de la personne ne peuvent se
réduire à cette altération qui définit leur évolution, soit systématisée, soit autisti­
que ;car un grand nombre d ’entre eux s ’inscrivant sur un autre registre existen­
tiel ; celui d ’une partition, d ’une bi-partition du monde en deux portions, sinon
juxtaposées du moins fortement bipolarisées. C ’est cette forme de Délires que les
auteurs français ont étudiée en les désignant comme Psychoses hallucinatoires
chroniques (1). C ’est elle que Kraepelin avait isolée pour en faire le noyau
de ses Paraphrénies qui se réduisent essentiellement à se présenter en clinique
dans une structure fantastique du Délire. Ce qui caractérise cette manière-
de-n’être-plus-au-monde, c’est la manière d ’être tout à la fois dans deux
mondes : celui de la réalité commune et celui de la fiction. C ’est à la charnière
de cette séparation en deux ordres de l’existence que l ’Hallucination apparaît
d ’abord comme la voie de communication dont les voix sont le véhicule.
D ’un côté, le Délirant est inséré dans les relations qui l’unissent à un « cosmos »
régi par les lois, p ar la syntaxe même d ’un discours qui laisse intact le système
relationnel avec autrui. D ’un autre côté, le Délirant flotte dans son identifica­
tion avec un Autre, et plus fantastiquement dans une infinité d'A utres et dans
l ’au-delà d ’un Monde radicalement étrange ou étranger par la singularité
même de son extra-territorialité mondaine. Il s’agit d ’une mythologie para­
doxalement personnelle, d ’une conception du monde où les « processus pri­
maires de l ’Inconscient » imposent la loi du Désir, c’est-à-dire celle de ses
symboles (le cas du Président Schreber). C ’est naturellement aux formes les
plus mineures de cette « diplopie » ou de cette « diplacousie » fantastique que 1

(1) Nous verrons plus loin que ce groupe n’est pas homogène dans les descriptions
classiques car il se distribue en trois contingents : l’un qui s’intégre dans les Délires
systématisés — l’autre dans la Schizophrénie — et le troisième qui constitue la
structure même des Paraphrénies.
PROCESSUS IDÉO-VERBAL DES PSYCHOSES CHRONIQUES 435

l ’école française a em prunté les meilleures de ses descriptions de la Psychose


hallucinatoire chronique caractérisée p ar le syndrome d ’automatisme mental,
lequel n ’est pas, comme le voulait celui qui l’a magistralement décrit, une pullu­
lation aninéique de phénomènes mécaniques, mais est plutôt l ’apparition dans
l ’existence du Sujet de toutes les machineries hallucinatoires (celle de la sug­
gestion, de l ’emprise, de la communication artificielle) qui objectivent jusqu’à
les solidifier son système relationnel et notam m ent son langage. C ’est au
contraire des formes les plus imaginatives, celles d ’une pure idéation, que
Kraepelin avait tiré les descriptions des Délires fantastiques, c ’est-à-dire de ces
cas où le Délire travaille plus résolument dans et par l ’imagination à créer
un nouveau Monde, le « novum organum » que J. P. Falret (p. x ii de l'Intro­
duction, 1863) avait découvert à cette extrémité fantasmagorique du Délire.

3° L e tr a v a il d é lir a n t e t h a llu c in a to ir e s o u s -ja c e n t a u x m a n ife s ta ­


tio n s n é v r o tiq u e s . — Au-dessus de cette hiérarchie des structures délirantes
une autre modalité d ’existence, celle de l 'existence névrotique, apparaît comme
celle d ’un statut où l ’irrationnel demeure dans la catégorie de l ’imaginaire, mais
d ’un imaginaire exigeant qui, sans aliéner la personne, la subjugue. Dans toute
névrose, en effet, le Délire est virtuel et la faiblesse même du Moi le prédispose à
subir des expériences phantasmiques. Les formes hallucinatoires (pseudo-halluci­
natoires disent ceux qui croient q u ’il n ’y a d'H allucinations que celles conformes
à la définition maximale de la perception sans objet) des obsessions ou des
idées fixes, ou des phobies, ou des « possessions » s’observent, nous le verrons
constamment en clinique. Le monde du névrosé obsessionnel ou hystérique
porte souvent dans l ’altération même du Moi qui le constitue l ’empreinte
des coups de boutoir de ses pulsions, d ’un Ça qui s’impose comme objet d ’une
réalité hallucinatoire. Et voici comment nous avons pu rappeler à ce sujet
aux Psychiatres et Psychanalystes qui seraient tentés de l’oublier, que la névrose
ne se sépare pas radicalement de la psychose et que, à ce titre, elle implique
in statu nascendi le Délire et son activité hallucinatoire comme le sourd travail
d ’une aliénation en marche :

Il nous suffit pour le moment de prendre ici acte de cette structure particulière
du Moi névrotique qui n’est réduite à n’être que pour se défendre contre l’angoisse
qui l’enchaîne à son Inconscient. D’où cette illusion — à dissiper — de la psychologie
psychanalytique qui, appliquée au M o i n évrotique, a succombé à la tentation de ne
considérer le Moi en général que comme un ensemble de « défenses ». Mais ici, dans
cette phénoménologie du Moi névrotique, il est bien vrai que ce Moi faible (et non
pas « trop fort » comme on le dit abusivement en confondant sa force avec l’armure
de ses défenses) en est bien lui-même réduit à cette défensive (qui est d’ailleurs aussi
une offensive d’agressivité) dont les seules péripéties racontent les guerres intestines
de son Inconscient. Mais il est aussi vrai que c’est sa manière d’être ou de ne pas
être qui impose sa signification symptomatique, c’est-à-dire le sens existentiel névro­
tique à ces manifestations d’un intolérable ou inassouvissable désir. Ces im agos,
ces « complexes », portent électivement, en effet, sur des segments de la préhistoire
et représentent bien les vicissitudes du choix objectai de la libido, c’est-à-dire essentiel­
436 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

lement les mécanismes d’identification, et notamment d’identification sexuelle dont


la problématique demeure indéfiniment chez le névrosé sans solution, autre que
métaphorique.
Le névrosé a conscience d’être habité par cet autre qu’il n’est pas, ne peut pas
être ou ne veut pas être et dont il est possédé. Mais cette prise morcelée de conscience
ne peut se constituer elle-même que comme un personnage, fût-il faux ou falsifié,
qui (comme ces « personnages en quête d’auteur » réduits à de seuls fragments dra­
matiques) ne peut ni vivre ni devenir. Et ainsi nous voyons le névrosé organiser
son existence sur le plan de l’imaginaire comme si rien ne pouvait passer dans son
histoire, qui n’y fasse apparaître ses histoires, celles-ci étant comme des « organisa­
teurs » embryonnaires de son destin. Destin dérisoire et dramatique, essentiellement
tragi-comique que celui en effet du névrosé qui déplace « symboliquement » son
angoisse dans la panique d’un objet, d’une action ou d’une situation (phobie ou
hystérie d’angoisse), ou qui la dilue et la neutralise en la multipliant dans une véritable
stratégie d’interdictions et de rites magiques (obsession et névroses obsessionnelles),
ou encore qui utilise tous les moyens de son expressivité psycho-somatique pour se
jouer ou jouer aux autres la comédie d’une m aladie du corps au lieu et place de
son m a l ou de la m alform ation de son être (hystérie de conversion).

4° C a r a c té r is tiq u e s c lin iq u e s d e s H a llu c in a tio n s n o é tic o -a ffe c ti­


v e s d a n s le s d iv e r s e s s tr u c tu r e s d é lir a n te s , — Aux diverses structures
délirantes correspondent des modalités hallucinatoires du processus idéo-
verbal, nous allons préciser ce qui, pour chacune de ces structures, est
caractéristique des diverses modalités à'H allucinations noético-affectives qu’elle
comporte (cf. le tableau ci-joint où nous avons tenté de présenter les catégories
hallucinatoires avec leurs différences structurales).
Dans la névrose, c’est sous forme de Pseudo-hallucinations (Hallucinations
psychiques et psycho-motrices à type de pensée forcée ou de représentations
imageantes qui s’objectivent dans les tourm ents de l ’automatisme compul-
sionnel ou dans la spontanéité incoercible de l ’automatisme psychoplastique)
que le travail des projections hallucinatoires des fantasmes apparaît sans
jam ais aboutir à s’imposer à un Moi capable d ’y résister comme une fausse
réalité.
Dans les Délires systématisés de style paranoïaque, le travail délirant
dans la modalité interprétative de sa dém onstration discursive, ou dans sa
modalité pseudo-hallucinatoire (Hallucinations psychiques pures ou la thém a­
tique de l ’influence, de la persécution ou de la possession), ou dans sa modalité
psycho-sensorielle d ’une objectivation en quelque sorte absolue des péripéties
du délire constitué en histoire (événements persécutifs, cohabitation sexuelle,
machinations et complots perçus sur le registre même du sens des sens), ce
travail délirant est perceptible au regard du clinicien qui sait y discerner la
dialectique régressive d ’une logique affective dont les axiomes et les postulats
sont, par-delà les idées, les croyances, et par-delà les croyances, les mobiles
affectifs inconscients, et la construction progressive systématique d ’un monde
où se projette l ’aliénation du Sujet dans l ’autre q u ’il entend ne pas être et dont
il entend le discours des signifiants qui lui imposent non seulement l ’évidence
PROCESSUS 1DÉO-VERBAL DES PSYCHOSES CHRONIQUES 437

des paroles injurieuses ou séductrices, mais encore celle des événements qui
composent sa fausse histoire.
Dans les Délires fantastiques ou paraphréniques, le travail délirant implique
l ’activité hallucinatoire (Hallucinations psycho-sensorielles et pseudo-halluci­
natoires) qui ouvre la communication avec l ’autre monde, celui des voix,
des visions, des métamorphoses, des révélations, des messages de l ’au-delà
de la réalité. La caractéristique de cette activité délirante et de cette activité
hallucinatoire intimement mêlées est constituée p ar l ’importance primordiale
de la production imaginaire. Elle éclate non seulement dans les discours
(verbalisation des processus inconscients sur un mode symbolique qui rappelle
la production de rêve p ar la fécondité des métaphores et des hiéroglyphes),
mais dans l ’élaboration de nouveaux rapports qui lient le corps du Sujet,
sa pensée, son histoire avec l ’infinité du monde qui s’ouvre à son désir par-delà
le principe de la réalité. E t ce travail de fabulation immanent à la structure
même de ce type de délire parvient à prendre le pas sur la structure halluci­
natoire : l’Hallucination sous toutes ses formes s’efface pour être absorbée
dans une idéologie fabulatoire ou un monde purement verbal.
Dans les délires schizophréniques, le travail délirant s’exerce lui aussi dans
la création d ’un monde, mais ici fermé (Eigenwelt, monde autistique), c ’est-
à-dire que l ’activité hallucinatoire y est comme l ’index de ce mouvement
centripète, et manifeste p ar des voix dont le discours est de plus en plus her­
métique, abstrait et abscons, les transform ations du corps et de la pensée
qui s’objectivent par la substitution aux objets (du monde, des autres, du
corps propre) des fantasmes qui constituent l ’autre qui prend la place du Moi.
C ’est ainsi que se constitue une communication du Sujet avec lui-même où se
perd le système relationnel qui assurait — et généralement assez mal pour
autant que la schizophrénie est précédée d ’une phase initiale préschizophré­
nique ou d ’une condition constitutionnelle schizoide — ses rapports avec
la réalité. C ’est dans cette communication intrapsychique qui constitue le
canal de l ’information autistique (dont les voix, le syndrome d ’influence et
les transform ations corporelles représentent le discours ou, si l ’on veut, la
chaîne de signifiants), c ’est dans cette dislocation (Spaltung) de la personnalité
que les Hallucinations glissent vers les échos, les miroirs et les reflets d ’une
multiplication, parfois à l’infini, de la personne du schizophrène. Dans cette
désagrégation de la vie psychique, l ’Hallucination sous toutes ses formes est
bien ce « sixième sens » comme dit E. Straus qui m et en relation le Sujet de
plus en plus réduit à n ’être personne avec les images de l ’Autre, des Autres
entre lesquels il se divise. Ce travail délirant autistique, bien sûr, il apparaît
dans le tableau clinique comme une idéation et un langage détaché des expé­
riences vécues à la fin de l ’évolution quand le Sujet ne peut justem ent plus
organiser l’actualité même de son expérience qui s’évapore ou se fige.
Mais dans les premières phases du processus schizophrénique ou dans ses
phases aiguës, longtemps aussi pendant que se poursuit le travail de sape du
délire hallucinatoire, l ’idéation délirante, cette prolifération bourgeonnante et
enchevêtrée reflète ou reproduit dans les arcanes de son langage les expériences
A B
EXPÉRIENCES DÉLIRANTES ET HALLUCINATOIRES PROCESSUS NOÉTICO-AFFECTIF ET LES HAL­
(Le Délire-état et ses formes hallucinatoires) LUCINATIONS NOÉTICO-AFFECTIVES
Le processus physico-psychotique de Jaspers (Le Délire-idée et ses formes hallucinatoires)
Le processus psychique de Jaspers (1)

LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES


Généralement soudain, avec apparition simultanée du délire et de Généralement progressif (après une phase
ses formes hallucinatoires immédiatement et globalement vécues d’incubation) mais possibilité d’émergence
comme expérience sensible. soudaine. Les Hallucinations apparaissent
Début comme secondaires au travail délirant (pro­
jection de croyances primordiales ou activité
discursive).

Hallucinations multisensorielles avec prédomi­ Hallucinations acoustico-verbales prédominan­


nance des Hallucinations corporelles et visuel­ tes et le plus souvent associées aux Halluci­
1. Diverses les. Les Hallucinations acoustico-verbales sont nations corporelles. Importance des Halluci­
sphères moins fréquentes et, en tout cas, affectées d’un nations psychiques, des phénomènes
sensorielles caractère oniroïde (film sonore sans images). d’influence et du syndrome d’automatisme
Lajuxtaposition ou l’intégration des phantéidolies mental manifestant le travail de l’activité
est possible, sinon fréquente. délirante à l’intérieur du Sujet.
Association rare de phantéidolies.
a) L ’esthésie des phénomènes hallucinatoires est L’esthésie est l’effet d’un jugement de réalité
une donnée irréductible à son pur énoncé. enveloppant le percept délirant. La structure
noétique l’emporte sur la structure esthésique.
b) Sentiment d’une expérience éprouvée sur fond Certitude absolue du perçu délirant récusant
Caractéristiques thymique ou de bouleversement de la vie tout halo de trouble.
des phénomènes 2. Modalités psychique.
hallucinatoires de la croyance
délirants de l’halluciné c) Impression de mystère à élucider. Atmosphère Clarté ou, en tout cas, évidence de l’idée conte­
d’ineffable. nue dans la perception dont la fausseté est
niée.
d) Fond d'incompréhensibilité subjective de Compréhensibilité subjective absolue, c'est-
l’événement vécu. à-dire justification dogmatique du percept
hallucinatoire dénié radicalement comme tel.
e) Oscillation des croyances. Fixité de la conviction.

a) Expression spontanée de l’expérience halluci­ Réticence ou hermétisme des formulations


natoire vécue. rapportant à l’information h a llu c in a ­
toire.
b) Perplexité devant le jugement d’autrui. Affirmation dogmatique, soit sommaire, soit
3. R ela tio n s
par démonstration irréfutable.
a v e c au tru i
c) Influence de la suggestion et plasticité passive Variations de l ’activité hallucinatoire par le
du vécu hallucinatoire. jeu interne de l’intérêt, de l’attention de ses
attitudes d ’aguets ou d ’écoute ou des réactions
aux situations.

TABLEAU
a) Les événements et les objets réels sont partiel­ Les événements et les objets réels sont perçus
lement incorporés dans le vécu hallucinatoire en pleine clarté mais séparés de la perception
tout en restant à l’horizon du monde de délirante qui absorbe ses propres objets
1. R ela tio n s l’halluciné. sans ombre ni reste.
a vec le m onde réel
b) Constitution d ’un monde irréel fondé seule­ Constitution d’un monde d’irréalité envelop­
ment sur le témoignage énigmatique des sens. pant le monde de la perception, tirant sa
fausse réalité d ’une évidence plus idéique que
Structure globale
perceptive.
de Délires
hallucinatoires Structure onirique de l ’expérience halluci­ Structure discursive du processus halluci­
natoire. natoire.
L’expérience délirante et hallucinatoire est diffi­ L’idéation délirante et son cortège d ’Halluci­
cile sinon impossible à formuler et fait l’objet nations se situent au-delà du vécu dans le
2. M o d e d ’un langage métaphorique qui laisse le vécu parlé et le pensé. L’Hallucination est prise
d e p ro d u ctio n
en deçà de son expression. et médiatisée dans une formulation verbale
prolixe, p s e u d o - ra is o n n a n te ou incohé­
rente.

439
A B
EXPÉRIENCES DÉLIRANTES ET HALLUCINATOIRES PROCESSUS NOÉTICO-AFFECTIF ET LES
(Le Délire-état et ses formes hallucinatoires) HALLUCINATIONS NOÉTICO-AFFECTIVES
Le processus physico-psychotique de J aspers (Le Délire-idée et ses formes hallucinatoires)
Le processus psychique de J aspers (1)

L E S H A L L U C IN A T IO N S D É L IR A N T E S
L’expérience délirante est vécue passivement Le délire dans sa forme idéo-verbale est essentiel­
comme un rêve. Le langage (même dans les lement parlé et pensé. C’est un délire d’expli­
Hallucinations verbales et le syndrome d’auto­ cation (Wernicke) dont la verbalisation
matisme mental quand ils existent) y est seule­ constitue par la syntaxe et la sémantique qui
2. M o d e ment impliqué comme automatiquement reçu. lui sont propres le support délirant et hallu­
d e p rodu ction cinatoire.
L’expérience délirante et hallucinatoire est Le travail idéo-verbal du délire a la structure
comme celle du rêve, essentiellement scénique : d’un énoncé pseudo-logique ou paralogique
elle se constitue en événement dramatique et qui transforme le monde sans réalité objective,
symbolique « pris » dans les processus pri­ celui du désir, en monde doté d ’un statut de
maires de 1Inconscient. réalité.

« Mise entre parenthèses » du développement Substitution à l’histoire du Sujet d’une histoire


historique de la personne. Suspension de fabriquée, d ’une histoire juxtaposée ou
l’existence. d ’une absence totale d ’histoire. Arrêt de
l’existence.
3. R ela tio n s L’expérience déliranteet hallucinatoire étantplus L’idéation délirante est un travail de réflexion
a vec l'h isto ire ou moins analogue au rêve, ses contenus sont qui engendre par cette réflexion du délire
e t l'ex iste n c e généralement en continuité avec ceux du som­ sur lui-même le délire par lui-même (F alret).
du S u jet meil qui favorise dans ses approches l’activité Par là, ce travail idéo-verbal l ’éloigne
délirante et hallucinatoire (importance des toujours davantage du vécu onirique avec
états de pré- ou de post-sommeil). lequel il est en discontinuité et en con­
traste. Ce délire est une métamorphose de
l’existence.
Les formes structurales des expériences délirantes et hallucinatoires Les formes structurales du processus idéo-verbal
épousent très exactement les niveaux de déstructuration du champ et de l’activité hallucinatoire qu’il enveloppe
de la Conscience. Elles comprennent : épousent très exactement les niveaux de
1° les états maniaco-dépressifs avec leurs expériences de déstructu­ désorganisation de la personnalité, c’est-à-dire
ration de l’ordre temporel-éthique ; sa chute dans l’aliénation :
2° les états de dédoublement et de dépersonnalisation avec leurs 1° États névrotiques où le Délire et l’Hallucina­
expériences de déstructuration de l’espace vécu de la représen­ tion sont «contenus» dans les structures d ’une
tation; existence soumise aux assauts de l’Inconscient ;
Les formes 3° les états confuso-oniriques avec les expériences de déstructuration 2° Délires systématisés (paranoïaques) où le trar
structurales de l’orientation et de la présence au monde. vail délirant crée une nouvelle science-fiction
de l’activité Elles forment les divers niveaux auxquels correspondent les de l’histoire de la personne en objectivant
délirante Psychoses aiguës et aussi les phases aiguës ou processuelles l’Autre que le Moi n ’a pas à être;
(moments féconds) des Psychoses chroniques. 3° Délires paraphréniques ou fantastiques où
hallucinatoire le travail délirant partage le monde en deux
parts (d’ailleurs inégales) et dont l’Halluci­
nation représente la voie de communication;
4° Délires schizophréniques et autistiques où
l’Autre prend la place du Moi en s’objecti­

TABLEAU
vant, c’est-à-dire en s’aliénant radicalement,
de telle sorte que l’Hallucination est comme
la voix de cet Autre qui couvre celle du Moi.

Les expériences délirantes ont généralement peu de potentiel Le processus idéo-verbal (ou noético-affectif)
évolutif, ayant plutôt tendance à rester fixées et comme arrêtées délirant et hallucinatoire tend à progresser
au rêve qui émerge avec ses Hallucinations du fond de l’Incon­ vers sa fin qui est celle de l’aliénation de la
scient. — Leur fin c’est le retour à l’existence. Personne, soit par la voie d’une systématisa­
■ Évolution tion qui change l’histoire du Sujet — soit par
le travail ;d’une idéologie mythologique qui
et sens fait éclater l’histoire du Moi — soit par le
Délire autistique qui entraîne le Sujet au
centre de lui-même, là où il n’est plus que
l’objet retrouvé de son propre désir narcissi­
que. Mais cette tendance est loin d’être tou­
jours irréversible.
(1) Le « Processus psychique », selon Jaspers, ne se confond pas (comme dans l’esprit des partisans de la Psychogenèse des Délires Hal­
lucinatoires chroniques) avec le développement normal de la personnalité (cf. sur ce point, p. 756-758, 821-825 et 1267-1274).
442 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES

délirantes. De sorte que le Sujet est un peu comme celui du rêve, fasciné, fata­
lem ent rivé à l ’éclosion d ’imaginaire et condamné à être enchaîné aux processus
primaires de son Inconscient. Car, et c’est le sens le plus profond de la concep­
tion de Bleuler et des discussions entre les signes primaires et secondaires
du processus schizophrénique, celui-ci com porte une part négative (trouble
formel de la pensée, syndrome de dissociation) qui est comme l ’ombre projetée
de cette déstructuration à la faveur de laquelle s’accomplit le travail autistique.
L a schizophrénie nous fournit a cet égard le modèle même de l ’articu ­
lation DE LA PATHOLOGIE DU CHAMP DE LA CONSCIENCE ET DE L’ALIÉNATION
de la personne . Et, de fait, la symptomatologie et p ar conséquent la phéno­
ménologie du processus schizophrénique dévoilent à quelles sources de la produc­
tion onirique, de l ’expérience délirante, s ’alimente le processus idéo-verbal
du Délire autistique qui ajoute cependant sa propre production au pur vécu
des expériences délirantes.
Cette dernière caractéristique structurale du processus schizophrénique
nous m ontre que si les expériences délirantes ne sont du processus idéo-verbal,
du Délire (que nous avons en vue ici) ni une condition suffisante (puisque les
expériences délirantes sont précisément la forme caractéristique des psychoses
aiguës) ni une condition nécessaire (puisque le travail idéo-verbal du Délire
peut s’en détacher), elles n ’en constituent pas moins une possibilité précisément
spécifique du processus schizophrénique où s’articulent ces expériences dites
alors primaires et ce travail dit alors secondaire, pour engendrer la métamor­
phose autistique de la personne qui constitue son aliénation la plus totale. Mais
la Schizophrénie ne commence (1) que précisément lorsque pour devenir
schizophrène le Sujet ne sort des expériences délirantes qui caractérisent les
phases initiales ou aiguës de la maladie (les « schizophrénies aiguës » c ’est-à-dire
celles qui ne sont pas encore schizophréniques !) que pour les faire entrer
dans le travail autistique de démolition de son monde, c’est-à-dire passer
à la « chronicité » (2).

*
* *

Car, bien entendu, to u t ce que nous venons de dire du travail idéo-verbal


du Délire et des modalités hallucinatoires dans lesquels s’exprime le langage
de l ’aliénation, nous révèle q u ’il est spécifique des Psychoses chroniques.
Nous retrouverons tous ces problèmes en étudiant les Hallucinations dans les12

(1) C’est le sens que nous avons entendu donner à l’existence schizophré­
nique, c’est-à-dire celle d’un destin qui ne se définit que par son accomplissement
et non par ses prémisses (cf. notre Étude des Schizophrénies, É volu tion P sych iatriqu e,
1958).
(2) Chronicité ne veut pas dire incurabilité ni irréversibilité; je tiens à le préciser
d’accord avec E. B leuler (1911) et avec M. B leuler (1972).
B IB L IO G R A P H IE 443

Psychoses chroniques. Pour l’instant il est suffisant, mais il nous est apparu
nécessaire (avant d ’entreprendre la tâche que nous devons m aintenant mener
à bonne fin, celle d ’un exposé de toutes les conditions pathologiques et sémiolo­
giques des Hallucinations replacées dans leur contexte clinique) de bien m arquer
que deux modalités structurales de l ’activité hallucinatoire délirante doivent
être soigneusement distinguées : les expériences délirantes et le travail idéo-
verbal du Délire.

N O T IC E B IB L IO G R A P H IQ U E

Il est impossible de donner au Sujet de ce chapitre une liste « des principaux


ouvrages à consulter ». Rappelons simplement l ’intérêt m ajeur des études
de J . P. F a l r e t , M o r e a u (de Torus), S é g l a s , W e r n i c k e , F r e u d , G. de C l é -
r a m b a u l t , K. J a s p e r s , E . B l e u l e r , K urt S c h n e i d e r et L. B i n s w a n g e r .

— Pour les travaux français, on en trouvera la bibliographie spécialement


dans la thèse de G. P e t it (1913), dans celle de P. L e l o n g (1928), dans les
livres de D. L a g a c h e (1934), de Henri E y (1934), de P. G u i r a u d (1950). —
Pour les travaux en langue allemande, on se rapportera à l’ouvrage de S c h o r c h ,
Zur Theorie der Halluzinationen, 1934, aux revues générales de G. S c h m i d t
(,Zentralblatt N . P., 1940) et de G. H a f e r (Fortsch. N. P ., 1955 et 1964), à
l ’article de P. M a t u s s e k (Psychiatrie der Gegenwart, 1964). — Les R apports
et C. R. du Premier Congrès M ondial de Psychiatrie (Paris, 1950) constituent
également une docum entation considérable pour ce problème.
Le point de vue psychanalytique a été ces dernières années exposé dans
le travail de S. N a c h t et P. C. R a c a m ie r — dans les Écrits de J. L a c a n —
dans les C. R. du Colloque de M ontréal (1969) sur la Problématique de la
Psychose — dans le livre de A. d e W a e l h e n s , La Psychose, Louvain-Paris,
1972.
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Q U ATRIÈ M E P A R T IE

PATHOLOGIE CÉRÉBRALE
ET HALLUCINATIONS
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C H APITRE P R E M IE R

LES H A L L U C IN A T IO N S

DANS LES A F F E C T IO N S CÉRÉBRALES

Depuis toujours, les Médecins ont observé notam m ent dans la méningo-
encéphalite aiguë, les différentes modalités du « délirium », son cortège
d ’Hallucinations principalement visuelles et oniriques. Et tout au long de l ’his­
toire de la Médecine, le « tintouin », la berlue, le « syringmos », les illusions
des sens, les diverses formes d ’Hallucinations de la vue, de l ’ouïe ou de la
sensibilité générale ont retenu l ’attention des pathologistes.
Depuis cent ans, les Neurologues et les Psychiatres à tendance organiciste
(L. Calmeil, W. Griesinger, K. Kahlbaum, Th. M eynert, C. Wemicke, J. Luys,
H. Jackson, V. M agnan, puis E. S. Henschen, K. Kleist, J. Lhermitte, G . de
Clérambault, C. von M onakow, R. Mourgue, G. de Morsier, P. Guiraud, etc.),
les Neuro-Chirurgiens plus récemment (H. Cushing, Th. de M artel, Clovis
Vincent, W. Penfield, etc.) se sont particulièrement intéressés à la pathologie
cérébrale des Hallucinations. Bien entendu, comme nous l ’avons déjà fait
rem arquer dans plusieurs chapitres de cet ouvrage, les faits les plus im portants
q u ’ils ont rencontrés dans leurs recherches ont été principalement les phéno­
mènes éidoliques (ou hallucinosiques) qui se présentent, en effet, dans une
corrélation assez significative avec les lésions cérébrales des centres psycho­
sensoriels ou avec la pathologie des organes des sens pour constituer des
syndromes qui s’im posent à l’attention des Cliniciens. Mais comme nous
allons le voir, pathologie nerveuse et Éidolies hallucinosiques ne sont pas
rigoureusement synonymes dans la pathologie du cerveau. De p ar leur diver­
sité même les processus pathologiques (torpides ou paroxystiques, localisés
ou diffus, altérant des fonctions sensorimotrices ou les fonctions supérieures
et notam m ent les structures de la Conscience) engendrent plus ou moins direc­
tem ent toutes les variétés structurales d ’Hallucinations. On peut même dire
que certaines affections (comme p ar exemple l ’encéphalite épidémique), en
produisant toute la gamme des états hallucinatoires, dém ontrent la possibilité
de la pathogénie cérébrale directe ou indirecte de toutes les modalités de
l ’Hallucination.
Trois ordres de troubles psycho-sensoriels m éritent d ’être signalés pour leur
fréquence dans les affections du cerveau : les états confuso-oniriques, Vépilepsie
à manifestation psychique et, bien entendu, les phénomènes éidoliques. Ce sont
448 P A T H O L O G IE C É R É B R A L E E T H A L L U C IN A T IO N S

ces « syndromes » qui sont reconnus par tous les cliniciens comme les états
hallucinatoires les plus « neurologiques ».
Bien entendu, la pathologie organique de l’activité hallucinatoire, même
si elle se manifeste électivement dans ces trois formes cliniques, s’étend bien
au-delà de ces modalités. Il suffit de penser aux états de dépersonnalisation, aux
états d’halludnose (au sens de Wernicke et Kraepelin), aux psychoses hallu­
cinatoires, aux délires paranoïdes qui peuvent s’observer au cours des
maladies infectieuses, des intoxications, des affections neuronales ou cardio­
vasculaires, ou bien des atrophies dégénératives ou encore des encéphalites
traumatiques et de la pathologie cérébrale tumorale ou de la sénescence, pour
être convaincus que les expériences délirantes de tout niveau, et même parfois
des processus idéo-délirants, peuvent être comme les Éidolies mis en relation avec
des maladies cérébrales.
Cependant la plupart des auteurs, s’ils sont disposés selon les idées défen­
dues par Régis chez nous ou Bonhœffer en Allemagne à considérer que les
psychoses hallucinatoires aiguës plus ou moins proches des états oniriques
avec confusion et « troubles de la Conscience » sont souvent symptomatiques
d’affections cérébrales, répugnent à considérer les « vraies » Psychoses comme
symptomatiques de lésions cérébrales. Cette réserve est particulièrement mar­
quée dans l’école allemande où le concept classique de « Psychose endogène »
interdit de considérer les délires hallucinatoires qui peuvent être mis en rap­
port de cause à effet avec des affections cérébrales, comme des formes « sympto­
matiques » d’affections cérébrales. Les discussions à ce sujet se poursuivent
toujours (1). Nous nous en ferons l’écho en exposant la psychopathologie de la
neuro-syphilis comme des tumeurs cérébrales, de l’encéphalite épidémique, etc.

E N C É P H A L O P A T H IE S A L C O O L IQ U E S (2)

Que l’alcool éthylique (ou éthanol) ait un pouvoir hallucinogène et soit un


poison de la Conscience, cela est évident, et c’est dans le chapitre des substances

(11 La notion de psychose endogène ou pure opposée aux psychoses exogènes ou


symptomatiques (Bonhoeffer) est un leit-motiv de la Psychiatrie de langue allemande.
Les classiques de K raepelin à Kurt Schneider sont très attachés à ce concept de
Psychose endogène. J’ai fait un exposé de cette conception au moment du Centenaire
de K raepelin (Evol. Psycho., 1956, p. 951-958) à propos du petit mémoire de K. K olle
intitulé « Die endogenen Psychosen. Das delphische Orakel der Psychiatrie », Münich,
éd. Lehmann, 1955). Depuis lors les discussions n’ont pas cessé (W. J anzarik,
« Dynamische Grundkonstellationen in endogenen Psychosen, Berlin, éd. Springer,
1959; G. H uber, « « Reine Defektsyndrome und Basistedien endogenen Psychosen »,
Fortschr. Neuro-Psych., 1966, 34, p. 409 et les articles de K. Conrad et de J. Wyrsch
dans « Die Psychiatrie der Gegenwart », 1960, t. II), L. R ektor et O. Sahanek
(1969), etc.
(2) V. p. 523 et les formes du Délire alcoolique (Onirisme, Halluzinose), p. 731-733.
E N C É P H A L O P A T H IE S A L C O O L IQ U E S 449

hallucinogènes q u ’il aurait dû trouver dans cet ouvrage sa place naturelle.


Mais comme en clinique l ’intoxication éthylique se manifeste surtout p ar son
imprégnation progressive, cumulative et parfois irréversible, elle réalise de
véritables « encéphalopathies ».
Pour ce qui est des grands accès oniriques ou confuso-oniriques de l ’ivresse
ou des accidents subaigus de l’alcoolisme chronique et surtout de ses accidents
aigus (Delirium tremens), nous en ferons ailleurs la description (chapitre
Psychoses aiguës). Rappelons simplement que l’expérience alcoolo-toxique
aiguë, en tant que déstructuration confuso-onirique, a fait l ’objet des études
des grands classiques (Ch. Lasègue, V. Magnan, Garnier, E. Regis, etc.), et
plus récemment des analyses de F. Morel (1933), de H. Binder (1935), de
K . Conrad et de R. Wyss « Psychiatrie der Gegenwart », 1965, tom e II) et des
recherches E. E. G. (I. Feinberg, in Keup, 1970).
Ceci ne doit pas nous faire oublier que les rapports entre ce facteur exogène
et la symptomatologie hallucinatoire ne se limitent pas à la production d ’expé­
riences délirantes et hallucinatoires aiguës. Cette pathologie cérébrale exo-
toxique com porte en effet des effets psychotiques plus durables qui ont classi­
quem ent fait l’objet d ’études de beaucoup de cliniciens, tan t en ce qui concerne
les formes délirantes de type schizophrénique (E. Bleuler, 1911; M. Wolfens­
berger, 1923; G. Benedetti, 1952 ; A. Giannini, 1968) que la pathologie du
corps calleux (Marchiafava, Bignani) ou les syndromes hépato-encéphaliti-
ques plus généralement responsables d ’états d ’affaiblissement ou de confu­
sion chronique que de délires hallucinatoires en général ou d ’états oniriques
en particulier. Ceci dit, l ’importance de l ’intoxication alcoolique dans nos
civilisations occidentales est considérable, et même si nous ne lui consacrons
le chapitre spécial q u ’elle mériterait nous tenons à souligner que son pou­
voir hallucinogène est considérable.
Peut-être cette importance peut-elle éclater avec une particulière évidence
si nous essayons de comprendre pourquoi précisément l ’école française et
l ’école allemande qui se sont également intéressées aux divers syndromes
hallucinatoires de l ’intoxication éthylique ont divergé sur l ’importance des
troubles de la Conscience dans les états hallucinatoires des buveurs. Tandis
q u ’avec les grands classiques (Lasègue, Delasiauve, Magnan), Régis a insisté
sur les états confuso-oniriques (c’est-à-dire l ’importance du trouble de la
Conscience et des hallucinations visuelles), à telle enseigne que dans la clinique
quotidienne ils sont devenus quasi synonymes d ’états symptomatiques d ’intoxi­
cation éthylique, l ’école de langue allemande avec C. Wernicke (1900), puis
W. Jahrreiss (Handbuch de Bumke, 1928), G. Benedetti (1952), etc., a, par
contre, insisté sur deux caractéristiques en quelque sorte opposées.
C ’est en effet sous le nom d ’ « Halluzinose » (1) que tous ces auteurs ont 1

(1) W. J ahrreiss classe les « Halluzinosen » parmi les états de troubles de


la Conscience, états oniriques ou oniroïdes (traumheft), états crépusculaires, Halluzi­
nose aiguë, Ivresse et Confusion mentale (Amentia). Pour Fr. R eimer (1970), faisant
état des travaux classiques de K raepelin, c’est plutôt dans le cadre des « déficits »
450 P A T H O L O G IE C É R É B R A L E E T H A L L U C IN A T IO N S

décrit les états hallucinatoires des buveurs en recherchant leur symptomatologie


spécifique : 1° dans l’altération nulle ou faible (Benommenheit) de ces états
hallucinatoires; 2° dans la prépondérance des hallucinations acoustico-verbales
(Verbalhall uzinose ou phonemischen Halluzinose). Cette « Halluzinose » éthy­
lique se caractérise p ar les hallucinations verbales, les idées de persécution et
de jalousie, l ’anxiété, le com portement impulsif (attaques et défenses halluci­
natoires), la composante homosexuelle du vécu délirant et enfin le minimum
d ’amnésie consécutive et de troubles de la Conscience. Les hallucinations
visuelles seraient dans ces cas assez rares pour que F. Reim er (1970) en ait
publié deux cas (p. 26). Généralement (M. Victor et J. M. Hope, 1958), il s’agit
d ’états aigus à évolution rapide, mais beaucoup d ’auteurs ont observé des
évolutions chroniques.
Si deux écoles ont pu décrire les syndromes hallucinatoires d ’origine
alcoolique, chacune m ettant l ’accent sur des caractéristiques diverses, cela
ne peut pas vouloir dire autre chose que cette évidence soulignée au début de
ce chapitre : c’est q u ’il n ’y a pas tellement de « spécificité » à l’égard d ’un pro­
cessus cérébral déterminé.

L A N E U R O -S Y P H IL IS

Cette affection actuellement si peu fréquente a dominé la fin du xixe siècle


et dans la première partie du nôtre toute la pathologie cérébrale des Halluci­
nations. Il suffit de se reporter aux grands Traités de l’époque (Magnan,
Kraepelin, Gilbert Ballet, Régis, A. Marie, etc.) pour comprendre quel intérêt
primordial les aliénistes du temps de Fournier attribuaient aux « Syphilo-psy-
choses », sorte de modèle de la « maladie mentale » aujourd’hui, certes, bien
périmé. Mais nous devons aux innombrables travaux publiés sur les affections
syphilitiques du système nerveux une immense documentation clinique sur les
Hallucinations dans leurs rapports avec le délire, et cela nous perm ettra notam ­
ment à propos des fameuses psychoses tabétiques de considérer une fois encore
les rapports des Éidolies corporelles et du délire dans un domaine où les dis­
cussions des cliniciens et des théoriciens ont été les plus vives.

1° H a llu c in a tio n s e t P a ra ly sie G é n éra le. — Le tableau clinique


typique de la méningo-encéphalite syphilitique à la période d ’état avec le délire
expansif, les idées de grandeur et le fond d ’affaiblissement qui le caractérisent,

plus ou moins schizophréniformes qu’il convient de placer les états d’ « halluzinose »


des buveurs (Wolfensberger, 1923). G. Benedettt admet, quant à lui, qu’il y a lieu
de distinguer une forme d’Halluzinose alcoolique chronique et une forme d’Halluzi-
nose alcoolique aiguë ou subaiguë, celle-là même qui avait été décrite comme typique
(minimum de troubles de la Conscience, idées de persécution, hallucinations acoustico-
verbales) par C. Wernicke. P. Mouren et coll. (1965) ont exposé il y a quelques années,
à propos de trois observations, cette description familière aux auteurs allemands.
N E U R O -S Y P H IL IS 451

comporte selon les auteurs classiques assez exceptionnellement des Hallucina­


tions (1). E t Régis (1910) les tient, par exemple, pour une rareté. C ’est que,
effectivement, le délire est dans ce cas tellement fabulatoire et absurde q u ’il
recouvre ou absorbe sa forme hallucinatoire. Cependant, Joffroy et Mignot
soulignaient que les Hallucinations apparaissent surtout chez les Sujets cultivés
dont l ’aptitude à halluciner serait plus grande (nous retrouverons ce même
problème à propos des toxiques hallucinogènes). Quand elles existent, disent
ces auteurs, elles sont mobiles, contradictoires et absurdes, c’est-à-dire q u ’elles
« participent aux caractères généraux du délire ». Ils citent le cas d ’un
malade qui était persécuté par ses meubles qui l ’injuriaient, et d ’un autre qui
dialoguait avec le Président de la République qui était, disait-il, dans son
pied. Un malade de J. Baruk voyait couper le cou plusieurs fois de suite à la
même personne, et une autre entendait la voix du pape dont elle se figurait être
la maîtresse. Par contre, les Hallucinations sont plus fréquentes, disent les
Classiques, dans les formes dépressives. Il arrive que les phénomènes psycho­
sensoriels soient au contraire si im portants q u ’ils dominent le tableau clinique,
et il s’agit de la form e sensorielle ou hallucinatoire décrite par Serieux et Mignot
(1902), forme clinique q u ’ils attribuaient à des lésions prédom inant dans les
centres sensoriels corticaux. Certains cas où la P. G. se manifeste essen­
tiellement sous forme de délire hallucinatoire avec automatisme mental ont été
publiés (G. Heuyer et J. Lacan, 1929 ; R. Anglade, P. Royer et M, Rougean,
1938 ; G. Heuyer et P. Desclaux, 1943, etc.). Parfois le processus méningo-
encéphalitique peut débuter par un délire hallucinatoire comme,par exemple,
dans le cas rapporté p ar J. Launay et C. Conte (1937). Généralement, les Clini­
ciens ont remarqué que les expériences délirantes et hallucinatoires anticipent
sur la mégalomanie absurde à laquelle elles servent de préface.

2° P sy c h o se s s y p h ilitiq u e s . — Mais ce qui est le plus intéressant


dans cette pathologie hallucinatoire de la méningo-encéphalite syphilitique, c’est
que depuis que J. Gerstman (1921) a attiré l’attention des Cliniciens sur les
« Délires secondaires » que l’on observe après malariathérapie, de nombreuses
constatations ont été faites qui m ontrent q u ’à mesure que le processus encépha-
litique se modifie et régresse, les formes paranoïdes se multiplient. Tout se passe,
en effet, dans la P. G. comme si l’état démentiel absorbait pour ainsi dire la
forme hallucinatoire du délire, laquelle inversement réapparaît dans les rémis-1

(1) Ce problème de l’existence et de la fréquence des Hallucinations dans la


P. G. a beaucoup agité l’esprit des aliénistes de l’époque. Pour certains, la P. G.
ne donnait jamais lieu à des Hallucinations (F alret, Magnan); pour d’autres,
elles étaient rares (Baillarger, Westphal) ; Brierre de Boismont, Schüle, M ic-
kler, etc. au contraire les tenaient pour fréquentes (cf. la thèse de J. Baruk, L e s H allu ­
cin ation s dan s ta P . G ., Paris, 1894). F. P laut (1963) dans sa Monographie dit n’avoir
trouvé parmi les 713 cas de P. G. entrés de 1904 à 1909 à la Clinique Universitaire
de Munich que les dix cas qu’il a décrits comme « halluzinose », c’est-à-dire comme
délires exclusivement hallucinatoires à base d'Hallucinations auditives (cf. plus loin).
45 2 . P A T H O L O G IE C É R É B R A L E E T H A L L U C IN A T IO N S

sions spontanées avec thérapeutique. Cela ne peut pas vouloir dire autre chose
que ceci : dans les expériences délirantes, c ’est-à-dire les modalités de déstruc­
turation du champ de la Conscience que produit le processus, c ’est aux niveaux
les plus élevés q u ’apparaît l ’activité hallucinatoire : c ’est-à-dire aux niveaux
équivalant aux états d ’excitation ou de dépression, aux états crépusculaires et
aux états oniroïdes. P ar contre, l ’état confuso-démentiel, même s’il se mani­
feste parfois par des états oniriques épisodiques, est généralement moins pro­
pice à l ’apparition des phénomènes hallucinatoires. Q uant aux Éidolies, elles
ne s’observent guère q u ’au début de l’affect on et, plus souvent encore, au
cours de la transform ation de l’état démentiel en délire secondaire; il s’agit
d ’ailleurs plus souvent d ’Éidolies intégrées dans le délire que simplement
juxtaposées dans le délire qui se développe sur u n fond démentiel.
Ces relations du processus catastrophique démentiel avec ses formes initiales,
partielles, résiduelles ou de cicatrisation sont très intéressantes puisqu’elles nous
m ontrent — elles pourraient plutôt nous m ontrer si l ’étude des Hallucinations
était faite en fonction de la classification naturelle que nous essayons de ju s­
tifier ici et si elles n ’étaient pas aussi embrouillées p ar l ’esprit de l’observateur
que par la nature des choses— que la fréquence et les formes dans lesquelles se
présentent les relations du délire et des Hallucinations peuvent nous permettre
de préciser le diagnostic et le pronostic des Psychoses syphilitiques. Si, en effet,
la démence type P. G. et la démence de la syphilis cérébrale ont paru d ’abord se
confondre (théorie uniciste), le problème a été repris dans deux directions. Tout
d ’abord, on a décrit une forme « circonscrite » des lésions vasculaires cérébrales
syphilitiques (syphilis cérébrale « tertiaire »), puis on a décrit une sorte de psy­
chose syphilitique circonscrite. C ’est à ce carrefour que se situe le travail de
F. Plaut (1913) qui, p ar avance, devait justifier l’importance que l ’on a accordée
aux syndromes délirants et hallucinatoires de la Syphilis cérébrale et de la trans­
form ation thérapeutique de la P. G. en psychoses hallucinatoires «secondaires».

Le travail de F. Plaut (1913) se proposait de rechercher précisément si en recourant


aux nouveaux critères sérologiques de la neuro-syphilis on ne pouvait dégager de la
masse de la P. G. des syndromes hallucinatoires (et délirants) du type d’une « Halluci-
nose syphilitique » dans le sens strict du terme (12 cas). Et, par là, il entendait un
syndrome caractérisé par des troubles psycho-sensoriels ou des idées délirantes peu
systématisées sans contexte de troubles de la Conscience. Ce qu’il recherchait au fond,
c’était la structure éidolique de la syphilis cérébrale. Mais il n’eut guère de chance
et il ne put rassembler que 10 observations hétérogènes et assez peu convaincantes.
Les premières (Hallucinozes aiguës) sont des expériences délirantes aiguës de type
onirique observées, soit dans la syphilis secondo-tertiaire, soit à un stade tardif de
l’affection (sur 5 cas, 1 seul peut paraître répondre à la description des Éidolies).
Les secondes (5 cas) sont caractérisées par l’explosion généralement soudaine et la
persistance d’un état hallucinatoire avec prédominance d’HaUucinations acoustico-
verbales sur fond d’angoisse et d’évolution chronique. Ce sont des cas qui corres­
pondent à peu près aux descriptions de Wemicke sur l’hallucinose alcoolique ou
aux descriptions de Psychoses hallucinatoires chroniques de l’école française. Ce
sont donc des délires hallucinatoires et non des Éidolies. Enfin, à ces dix cas, Plaut
N E U R O -S Y P H IL IS 453

a ajouté deux observations d’hallucinose survenues chez d’anciens syphilitiques


parvenus à un âge relativement peu avancé (62 ans et 66 ans). Ces deux cas sont aussi
des délires hallucinatoires comme on en rencontre assez fréquemment dans les Psy­
choses séniles.

Des cas semblables de « Lueshalluzinose » (hallucinoze syphilitique à prédo­


minance d ’H alludnations acoustico-verbales) ont été publiés (H. Schröder,
1936).
La description clinique des Psychoses syphilitiques ou, comme on disait au
tem ps de Fournier, des Syphilo-psychoses (Jacquin, 1899), com portant assez
fréquemment une activité hallucinatoire im portante, qui avait déjà été com­
mencée dès la fin du xixe siècle ou au début de celui-ci p ar Westphal,
Klein (1899), Birnbaum (1908), s’est poursuivie ensuite p ar les études de
L. Redalie (1922), Villaverde (1920), R. Targowla (1923), Vermeylen (1925).
La notion de Psychose paranoïde syphilitique a consacré la réalité clinique
(Serin, thèse, Paris, 1926; P. Royer, thèse, Nancy, 1934) de certains
délires n ’entrant pas dans le cadre de la P. G. Des formes de type Psychose
hallucinatoire avec syndrome d ’automatisme m ental de ces Psychoses syphili­
tiques ont attiré l’attention d ’auteurs français (L. E. N odenot, thèse, Bordeaux,
1927). Elles ont été décrites ailleurs que chez nous sous le nom d ’ « Halluzinose
résiduelle », à forme schizophrénique ou schizophrénoïde de la syphilis céré­
brale (Villaverde, 1920, C. I. Urechia et N. Rusilea, 1921). Dans tous les cas
rapportés par de nombreux auteurs, ce qui les a frappés c’est que ces délires
hallucinatoires ne com portent pas d ’évolution vers la Paralysie Générale.
Vers cette même époque, J. Gertsman (1922) constata que les P. G. malarisés
présentaient des « Délires secondaires » qui firent l ’objet ensuite des descrip­
tions de Vermeylen (1926), puis de Claude (1927), Bertoloni (1929), de Ver­
meylen et Vervaeck (1930), de R. Leroy et G. Medakowitch (1930), de Colis
(1932), de M asquin et Borel (1934), von Pap (1934), A. Bostroem (1936), etc.
Ces délires plus ou moins proches des « Psychoses hallucinatoires chroniques »,
mais dans les cas où paraissent prédominer la fabulation et l ’onirisme, revêtent
parfois le type d ’un véritable délire fantastique. F. Barison (1936) a très minu­
tieusement examiné à leur sujet les rapports de ces expériences hallucinatoires
aiguës ou subaiguës à forme oniroïde, avec le développement d ’un délire
chronique — parfois remarquablem ent stable et de longue durée (P. Mouren,
J. Alliez et coll., 1965). Ces délires se rencontrent d ’après G. Vermeylen et
Vervaeck chez 18 % des P. G. impaludés (R. Leroy et G. M adekovitch notent
un pourcentage de 10 %). L ’intérêt clinique et pathogénique de ces cas est
considérable car ils m ontrent que la neuro-syphilis peut affecter après l’impa­
ludation la forme que présente la syphilis cérébrale tertiaire quand elle ne
provoque pas le processus massif de la méningo-encéphalite syphilitique. Tout
se passerait donc comme si le processus syphilitique n ’aboutissait pas à sa
phase catastrophique, celle de la méningo-encéphalite et pouvant s’arrêter ou
régresser et provoquer délire et Hallucinations, voire simplement des Éidolies
(comme nous l’avons vu à propos de la fameuse « hallucinoze » de Plaut)
454 P A T H O L O G IE C É R É B R A L E E T H A L L U C IN A T IO N S

telles qu’on les rencontre, p ar exemple, dans les artérites au cours de la syphilis
cérébrale.

3° P s y c h o se s ta b é tiq u e s . — C ’est précisément dans cette perspective


des rapports des Éidolies et des Hallucinations délirantes que doit être envisagé
m aintenant le problème des Hallucinations dans les Psychoses tabétiques.
Les troubles mentaux dans l’ataxie locomotrice avaient attiré l ’attention
des auteurs classiques (Baillarger, Westphal). H om les signala dès 1833. Mais
à partir de 1875, les cliniciens se sont ingéniés à caractériser une forme en quel­
que sorte spécifique de troubles mentaux du tabès où, précisément, les Hallu­
cinations paraissaient occuper la première place du tableau clinique (Ph. Rey de
1875 à 1908 ; Rougier, 1882 ; Pierret, 1892). C ’est ainsi que le fameux syndrome
de Pierret~Rougier (tabès psychomoteur à type psychosensoriel) prit corps.
Rougier qui l’avait le premier décrit dans sa thèse le définissait comme un
Délire hallucinatoire cénesthésique et acoustico-verbal profondém ent enchevê­
tré avec les troubles « réels » de la série tabétique (douleurs fulgurantes — trou­
bles de la sensibilité générale, segmentaire et profonde — déficits sensoriels).
Tous les auteurs qui ont depuis décrit ce syndrome se sont plu à souligner, en
effet, q u ’il s’agit de troubles de la sensibilité ou de troubles sensoriels « interpré­
tés » p ar le tabétique dans le sens d ’idées de persécution. « L ’ataxique qui se
plaint d ’être empoisonné, qui sent une « odeur, dont les membres sont frappés
à coups de hache, criblés de coups de canif, dont l’estomac et l’intestin sont
brûlés par les acides, souffre, dit Rougier, réellement. Il ajoute, d ’ailleurs,
comme pour mieux préciser sa pensée que « au contraire, un persécuté ordi­
naire se plaint sans m otif ». Et nous trouvons ici, comme à un des mille détours
du problème des Hallucinations, toujours le problème même de sa définition.
Le tabétique, quand il souffre, ne perçoit pas des douleurs sans objet — et s ’il
dit que ses jambes brûlent, il est comme celui qui, se cognant la tête, « voit
trente-six chandelles » : ni l ’un (le tabétique), ni l ’autre (celui qui a heurté une
étagère) ne sont hallucinés ou délirants, chacun étant séparé de l ’Hallucination
et du Délire par la distance que garantit la métaphore. Par contre, le tabétique
peut être halluciné, c’est-à-dire avoir des Éidolies hallucinosiques ou présenter un
Délire hallucinatoire, ce qui n ’est pas la même chose que de souffrir seulement.
Il est bien sûr que les tabétiques qui présentaient si souvent des atrophies
du nerf optique, qui étaient amblyopes ou aveugles, qui avaient des troubles
sensoriels acoustiques, des troubles de la sensibilité profonde, présentaient
aussi parfois des Éidolies, en ce sens q u ’apparaissaient dans leur champ per­
ceptif des formes visuelles, auditives, corporelles, algiques ou paresthésiques
perçues par eux avec un caractère d ’automatisme et d ’incoercibilité insolite.
On trouvera des exemples de ce genre, notam m ent dans d ’assez nombreuses
observations d ’ophtalmopathies ou d ’otopathies tabétiques.
Mais ce ne sont pas précisément des troubles sensoriels de ce genre qui se
trouvent « à la base » des formes délirantes et hallucinatoires des Psychoses
tabétiques. Si l ’on se rapporte aux travaux d ’auteurs comme Cassirer ou de
Mayer (tous les deux parus en 1903), ou à ceux d ’auteurs français qui ont mis
E N C É P H A L IT E É P ID É M IQ U E 455

en évidence que ces délires ne se réduisaient pas à des troubles sensoriels ou de la


sensibilité (en les rapprochant à tort du reste des formes hypocondriaques de
la P. G. ou de la tobo-paralysie), il s’agit bien plutôt de délires hallucinatoires
(Psychose hallucinatoire, Délire d ’interprétation, formes le plus souvent dites
paranoïdes) qui entrent dans le cadre général des Psychoses syphilitiques dont
nous avons parlé plus haut. Les travaux de A. Jakob (1926), de F. Baldi (1930)
et de H. Sattat (1950) sont, à cet égard, assez démonstratifs et nous renvoient
effectivement à des formes de Délire hallucinatoire qui contrastent avec les
Éidolies partielles que l’on peut observer chez les Tabétiques.
De telle sorte que là où Pierret et Rougier (cf. la vieille thèse de Bouzigues,
Les Hallucinations chez les tabétiques, Paris 1909, dont les conclusions (1) sont
assez naïves à cet égard) voyaient le primum movens du délire, c ’est-à-dire dans
les phénomènes hallucinatoires élémentaires, nous considérons plus naturelle­
ment q u ’il s’agit d ’Éidolies, et que si le délire se constitue (se juxtaposant à ces
Éidolies ou parfois les intégrant), il requiert une autre condition que celle dont
ces Éidolies hallucinatoires dépendent. Cela est si vrai que l’on a pu décrire des
délires chez les tabétiques qui « interprétaient en quelque sorte tout sauf leurs
troubles sensitivo-sensoriels » (J. Seglas et Ch. Vallon, 1908 ; L. M archand et
P. Carrette, 1930). U n malade de Joffroy {Thèse, Lyon 1930) avait un délire
depuis 8 ans « sans faire appel aux sensations anormales du tabès... ».

L E S H A L L U C IN A T IO N S
D A N S L ’E N C É P H A L IT E É P ID É M IQ U E .
P A T H O L O G IE M É S O -D IE N C É P H A L IQ U E
E T H A L L U C IN A T IO N

L ’encéphalite épidémique (maladie de von Economo) n ’est plus d ’actualité,


et les cas sporadiques qui sont publiés de temps en temps encore (J. Sigwald
et M. Bonduelle, 1949; J. Alliez et J. Caïn, 1950; G. Heuyer et R. Diatkine,
1950; A. Sciorta, 1952; G. Wolf, 1953; M. L. Espier et J. M. Spalding, 1956;
Mettler, 1959; R. C. Duvoisin et M. Yahr, 1965; R. Mayendorf, 1971; etc.)1

(1) On y lit des phrases comme celles-ci : « La cause (de leurs Hallucinations)
restant ignorée ou vague, le malade a tendance à ajouter foi à sa sensation anor­
male, à la coordonner, à lui laisser prendre une forme se rapprochant des formes
qu’il connaît, et ainsi est constituée l’Hallucination en passant par ses différents
degrés. Ces Hallucinations sont le point de départ de troubles psychiques. A la longue,
le malade établit un rapport de contiguïté, puis de cause à effet, entre la sensation
anormale qu’il éprouve et les Hallucinations qu’il voit. Nous pouvons ainsi compren­
dre la naissance d’un délire de persécution chez un tabétique aveugle ».Et il précise :
« Le tabès se développe — les Hallucinations se constituent — la cécité s’installe —
et par suite du développement parallèle de ces troubles le délire de persécution sur­
vient ». C’est en reprenant cette thèse que G. de Clérambault pouvait écrire vingt ans
plus tard que « le prurit engendre l’idée de persécution ».
456 PATHOLOGIE CÉRÉBRALE ET HALLUCINATIONS

au cours de ces vingt dernières années sont de plus en plus rares. Mais il
s’agit d ’un chapitre si im portant pour la Psychopathologie des Délires et des
Hallucinations dans leur relation avec la pathologie méso-diencéphalique
que nous devons nous y arrêter pour en souligner l’intérêt.
Nous étudierons plus loin les rapports des diverses formes d ’activité hallucina­
toire avec les lésions cérébrales (chapitre I de la 6e partie). Mais nous devons dès
maintenant indiquer ici que beaucoup d ’états du délire hallucinatoire de niveaux
divers (expériences oniriques notamment) et beaucoup de phénomènes éidolo-
hallucinosiques ont été décrits (A. Donati et I. Sanguineti, 1953 et J. M. Cliba, 1971)
dans la pathologie diencéphalique, 1953). Dans les tumeurs basales du cerveau (dien-
céphale, thalamus, hypophyse) par exemple, nous pouvons rappeler les observations
de Mac D. Critchley, 1949 (tumeur de la base), de K. H. Schiffer, 1961 (tumeur
suprasellaire), de B. Callieri et G. Moscatelli, 1961 (cranio-périphérique), de
H. Hécaen et C. Le Guen, 1960 et H. Hécaen et J. Garcia Badaracco, 1956
(méningiome), de Miller-Kreuser, 1962 (tumeur de la base) ou de Fr. Reimer,
1970 (cas n° 10 adénome hypophysaire) qui s’ajoutent aux observations plus
anciennes de E. Meumann (1932), de P. Schilder, de Weissmann (1927), de Kleist
(1934), de G. Ewald (1929 et 1935), de L. van Bogaert (1927), de E. Gutmann et
K. Hermann (1932), de Mc Lean et Davis (1952). De même de pareils phénomènes
hallucinatoires à structure surtout éidolo-hallucinosique ou onirique (parfois Hallu­
cinations haptiques) se rencontrent dans les lésions vasculaires chez les vieillards
artérioscléreux (E. A. Franke, 1962) et après des encéphalites traumatiques avec
atteinte de la base et du tronc cérébral (H. Heintel, 1965) ou Jqui réalisent des
tableaux cliniques hallucinatoires analogues à ceux qu’engendre la polioencéphalite
de C. Wernicke (1). Signalons aussi les observations de H. Selbach (1953), de H. Heyck
et R. Hess (1954), de B. Roth et coll. (1969), de F. Reimer (1970), etc., sur la narco­
lepsie (cf. plus loin).

MANIFESTATIONS PSYCHOPATHOLOGIQUES DE L’ENCÉPHALITE

Au cours des phases initiales (stuporeuses et léthargiques) de la maladie


de von Economo, des états confuso-oniriques ont été décrits p ar Truelle et
Petit (1922) sous le nom de « formes psychiques pures ». Il s ’agissait de psy­
choses aiguës souvent fébriles avec troubles du sommeil et syndromes akinéti-
ques ou hyperkinétiques. Les auteurs de cette époque ont insisté sur le faible
degré de la confusion dans certains de ces délires (auto-observation du méde­
cin-major Deleter, Paris Médical, 1920), sur une certaine critique qui
s’exerce sur le vécu de ces expériences délirantes et hallucinatoires, sur leur
recrudescence vespérale ou nocturne et leurs relations avec les troubles du som­
meil. Toute la gamme des Psychoses aiguës se retrouve dans les tableaux clini­
ques des observations publiées de 1922 à 1935 : états maniaques (V. Truelle
et G. Petit; Ch. Achard, H. Claude et J. Lhermitte), états mélancoliques
(M. Briand, R. Dupuis, G. Petit, M. Laignel-Lavastine), syndrome de 1

(1) On trouvera dans la thèse de M. R ancoule (Paris, 1937) et dans l’ouvrage


récent de Fr. R eimer les références bibliographiques.
ENCÉPHALITE ÉPIDÉMIQUE 457

Korsakow (Bourguier, Burrow, Tsinimckis, etc.). — Q uant aux psychoses


délirantes aiguës à type expériences délirantes et hallucinatoires oniroïdes
et oniriques (S. de Sanctis, Briand et A. Rouquier, 1920; H. Claude et
Henri Ey, 1933), elles ont surtout donné heu à une étude comparative avec le
délire des alcooliques (1). L ’article de W. Runge (Traité de Bumke, 1928)
contient une excellente description de ces états de délire confuso-onirique
avec « délire d ’occupation » (Beschäftigungsdelirien) où l ’encéphalitique « tra­
vaille » dans son délire hallucinatoire (comme l ’alcoolique) à ses occupations
professionnelles. Les auteurs qui se sont intéressés à ces formes délirantes
(L. Dimitz et P. Schilder, 1921 ; Economo, 1921) ont noté que ( comme dans le
delirium alcoolique encore) la suggestion et les zoopsies constituent des traits
cliniques im portants; comme dans 1’ « Halluzinose » des buveurs de W emicke
encore, le vécu délirant peut être essentiellement fait d ’Hallucinations auditives
ou acoustico-verbales.
Dès cette époque, on a pu observer que parfois apparaissaient des phéno­
mènes éidolo-hallucinosiques. L. Dimitz et P. Schilder parlaient à ce sujet
d ’hallucinations isolées (d ’ « Enzelhallucinationen »).
Mais c’est naturellement à propos de l’évolution du syndrome de Parkin­
son post-encéphalitique que les observations et les discussions auxquelles elles
ont donné heu ont été les plus nombreuses et les plus intéressantes. Tout
d ’abord, comme nous l’avons m ontré avec H. Claude (1933), des épisodes de
délire onirique sont fréquents au cours des psychoses postencéphalitiques.
Mais nous devons tout spécialement insister sur les Syndromes délirants
à type de Délire chronique que l ’on observe chez les parkinsoniens postencépha­
litiques.
Si l ’étude psychopathologique de l’Encéphalite épidémique s’est d ’abord
fixée sur les formes mentales des phases aiguës, si elle s’est ensuite principale­
ment adressée aux troubles de l ’équilibre instinctif et de l ’activité intellectuelle,
tous, ou presque tous les travaux, à partir de 1927, gravitent autour des défiles
encéphalitiques ou métencéphalitiques (K. Leonhard). Le travail de H. Steck (2),
la thèse de Volstein (Paris, 1932), les articles de Claude et Henri Ey (3), la thèse
de Rancoule (Paris, 1937), la thèse de K om (Paris, 1936) puis celle de J. M alet
(Paris 1947) et de très nombreuses observations ou mémoires témoignent de
l’intérêt porté à ce problème en France. En (pays de langue allemande, nous
devons rappeler tout particulièrement les travaux de R. S. Powitzkaja (1928), de
J. Wyrsch (1929), de K. Leonhard (1957 et 1964). Les formes délirantes de l ’en­
céphalite chronique sont, en effet, nombreuses et constituent un des aspects fon­
damentaux de la psychopathologie encéphalitique.123
(1) Voir note (1) p. 156.
(2) Steck (H.), Archives suisses de Neurologie, 1927.
(3) C laude (H.) et Henri E y . Les troubles psycho-sensoriels et les états oniriques
dans l ’encéphalite épidémique chronique, Presse Médicale, 1933, p. 1281-1283. Les
états hallucinatoires à type schizophrénique dans l’encéphalite épidémique, Encéphale,
1933, p. 485-503. Henri E y et M. R ancoule, Hallucinations mescaliniques et troubles
psycho-sensoriels de l’encéphalite épidémique, Encéphale, 1938,33, p. 1 à 4.
458 PATHOLOGIE CÉRÉBRALE ET HALLUCINATIONS

Bien sûr, comme ces Psychoses (Délires chroniques, Schizophrénies, etc.)


répondent à la définition même des Psychoses symptomatiques, elles n ’ont pas
manqué d ’être considérées — surtout par l ’école allemande — comme radi­
calement différentes des « vraies )) Psychoses endogènes. Cette discussion inter­
minable à laquelle nous avons fait allusion au début de ce chapitre n ’est pas
près de se term iner (cf. A. Giannini, 1968) (1).
Voyons d ’abord quels sont les caractères généraux de ces délires sans
trop nous attarder à ce point de vue nosographique.
Un premier point à signaler c ’est la longue durée de 1’ « incubation » ou de
1’ « intervalle libre » entre la première atteinte de l ’encéphalite et l ’éclosion des
délires, fait qui peut expliquer l ’intérêt tardif des psychiatres pour ces formes
délirantes. D ’après Volstein, pour 10 observations rapportées, la durée
moyenne de 1’ « intervalle libre » a été de près de 8 ans.
Les principaux caractères de ces délires sont les suivants : structure halluci­
natoire constante — importance des productions oniriques et des Hallucina­
tions visuelles — caractère oscillant et souvent peu profond des croyances
délirantes : d ’où l ’aspect « imaginatif » de beaucoup de ces délires — évolu­
tion fréquente vers l ’affaiblissement intellectuel — importance des épisodes
aigus oniriques ou anxieux dans leur développement.
On comprend dès lors que la plupart de ces Délires soient, selon les auteurs,
de type paranoïde, c ’est-à-dire voisins des évolutions schizophréniques (2). D ’où 12

(1) G iannini (A.), Deliricronicisintomatici. I lL a v o r o N eu ro p sych ., 1968, 382-388.


(2) Nous ne pouvons pas naturellement rappeler ici les innombrables discussions
auxquelles a donné lieu le rapprochement des Psychoses délirantes chroniques
post-encéphalitiques des Psychoses schizophréniques; et encore moins des formes
stuporeuses et parakinétiques dans leurs relations avec les états catatoniques de la
Schizophrénie. Disons simplement que si beaucoup de cliniciens ont été frappés
de la ressemblance clinique des délires hallucinatoires et des états stuporeux des par­
kinsoniens et des états décrits comme formes paranoïdes de la D em en tia P reco x
par K raepelin , puis comme Schizophrénies par B leuler (Balint , K w int -G ross
et B ürger , P. G uiraud ), la plupart des auteurs désireux de maintenir la sépa­
ration doctrinale entre Psychose exogène et Psychose endogène, se sont appliqués
à souligner que les Psychoses chroniques de l’encéphalite sont beaucoup plus à base
d ’expériences délirantes (plus analogues aux états oniriques et à ce que Von M eduna
devait proposer d ’appeler « onéirophrénie » qu’au processus idéo-verbal du « Délire
vrai » des Schizophrénies). Ce point a été très longuement discuté il y a quelque 40 ans
(D omarus, 1926; L eyser, 1926; R abbiner , 1924; N eustadt, 1927; H. B ürger et
W. M ayer-G ross, 1926 et surtout H. Steck , 1927, etc.). On trouvera dans ce dernier
travail (A rch ives suisses de N eu rologie e t d e P sych ia trie, 1927, 21, 214-237) et dans
celui de E. K rapf (R e v is ta N eu rologica de Buenos Aires, 1944, 32-45) une copieuse
bibliographie sur ce sujet. Actuellement, ce problème est toujours en suspens à propos
des formes des Schizophrénies vraies ou pures et des États schizophréniformes (L ang -
feldt ). Pour nous, nous nous contenterons de souligner que les analogies cliniques
profondes, malgré certaines différences qui séparent l’une et l’autre série de faits,
montrent que la question reste posée en ce qui concerne le problème qui nous occupe
dans cet ouvrage : celui des rapports naturels qui unissent les expérien ces délirantes
ENCÉPHALITE ÉPIDÉMIQUE 459

l ’importance de cette question des relations du processus encéphalitique et


des formes paranoïdes de l’ancienne démence précoce.
Si nous voulons pénétrer dans l ’analyse structurale de ces délires, nous
pouvons les répartir en trois grandes catégories : les délires paranoïaques,
les délires paraphréniques et les délires schizophréniques (type démence para­
noïde).
L es P sychoses systématisées métencéphalitiques . — Ce sont des délires
systématisés à forme raisonnante, de structure principalement affective et qui se
développent avec un minimum d'affaiblissement intellectuel. Cette forme de
délire se caractérise par un trouble profond de l’équilibre instinctivo-affectif tel
que les malades sont très angoissés, polarisés sur un système de sentiments ou
d ’éléments passionnels et q u ’ils sont fréquemment tout près de l’obsession. Le
thème fondamental persécutif, de jalousie ou érotomaniaque est assez souvent le
reflet de cette lutte obsédante contre l’instinct violent et parfois perverti. D ’où la
forme à la fois érotique et mystique et aussi le caractère « manichéiste »
(opposition du bien et du mal) que ces délires affectent. Les Hallucinations y
sont nombreuses et intéressent toutes les activités perceptives : Hallucinations
de l’ouïe et de la vue, Hallucinations cénesthésiques et surtout génitales. Les
sentiments fondamentaux qui sous-tendent la personnalité sont perturbés;
les thèmes d ’influence, de possession, d ’hypnotisme s’y révèlent particulièrement
im portants. Les états oniriques et oniroïdes (comme dans les délires chroniques
de persécution d ’alcooliques) sont d ’une grande impoitance, les relations du
délire et de l ’élaboration des rêves pathologiques sont ici encore plus caractéristi­
ques que dans les autres psychoses du même genre. Nous pouvons citer comme
plus ou moins démonstratives de ce type une série d ’observations (souvent clas­
sées à l’époque dans le groupe des « démences paranoïdes » p ar insuffisance
d ’analyse ou abus de ce terme par les auteurs qui les ont publiées). Citons à titre
d ’indication et sous réserve d ’une étude plus approfondie le cas n° 1 de
H. Bürger et Mayer-Gross (1926) — le cas de Baruk et M aignant, 1928 —
le cas n° 2 de Volstein — le cas n° 4 de Volstein publié par Schiff et Cour­
tois (1928) — le cas n° 4 de Rancoule — le cas n° 7 de Rancoule — le cas
n° 10 de Rancoule et le cas n° 12 de Rancoule.
Dans notre travail avec H. Claude (1), nous avons résumé une observation
analogue (M. P. Robert). Un certain nom bre d ’observations de Dretler (2)
(automatisme mental post-encéphalitique) paraissent également entrer dans ce
groupe. Les malades dont l’analyse fait l ’objet de la thèse de K om (1936),
malgré l ’opinion de l ’auteur, nous paraissent aussi caractéristiques de ce
groupe de paranoïas hallucinatoires encéphalitiques.
A la lecture de ces observations, on notera la plupart des traits caractéris- 12

et hallucinatoires et le processus noético-affectif des Psychoses délirantes chroni­


ques. Nous aurons naturellement à revenir sur ce point (v. p. 1254-1280).
(1) H. Claude et Henri Ey, Presse Médicale, 1933.
(2) D retler, Semaine des Hôpitaux, 1933.
460 PATHOLOGIE CÉRÉBRALE ET HALLUCINATIONS

tiques que nous avons soulignés plus haut, notam m ent la base anxieuse, obsé­
dante et la source onirique de ces délires hallucinatoires systématisés.
Le syndrome hallucinatoire est parfois au complet, réalisant le tableau
clinique de l’automatisme mental avec ses nombreuses formes d ’H alludna-
tions psycho-sensorielles, psychiques et phénomènes d ’influence. D ans ces
cas, l ’activité hallucinatoire, même mêlée à l ’activité orinique, est de type
principalement acoustico-verbal et cénesthésique, mais les Hallucinations de la
sensibilité générale et notam m ent génitale sont importantes.
L e s p a r a p h r é n i e s m é t e n c é p h a l it i q u e s . — Elles constituent un type assez
fréquent des psychoses encéphalitiques (P. Schiff et A. Courtois, 1938 ; H. Steck,
1927). Il s’agit de fabulations très voisines parfois des expériences oniriques
auxquelles elles em pruntent des images, des scénarios et des combinaisons
fantastiques. C ’est surtout dans cette forme de délire que les malades ont une
conscience ambiguë du caractère morbide de leurs fantasmes imaginatifs.
Ils sentent en eux comme un flot intarissable de fictions qu’ils « regardent »
pour ainsi dire se développer avec un mélange d ’étonnem ent e t d ’effroi.
Écoutons le malade de l ’observation I de Steck : Il veut aller au ciel. On
veut l’examiner parce q u ’il est l’envoyé de Dieu. On veut lui ouvrir le ventre
pour voir s’il n ’y a pas un petit enfant. Dieu a couché avec lui. Il a accouché.
Un de ses camarades lui a coupé la tête, mais Dieu la lui a recollée. Dieu
lui est apparu sur la montagne de l ’Étemel. C ’est la fin du m onde, le soleil
est en retard, la terre est en retard. Le Christ est venu; il est venu s’engager
comme faucheur; il parlait une autre langue. Il voulait le faire désosser p ar un
ours. Steck note : « la manière dubitative et hésitante avec laquelle il raconte
ses histoires ». « Il semble gêné d ’avoir dit des bêtises ». Des cas de ce genre
ont souvent été publiés. Signalons le cas du malade R. P. de P. Schiff et A. Cour­
tois (1) — le malade qui a fait l ’objet de l’observation de A. Courtois et
O. Trelles (2) et, pour nous référer à des cas plus récents, l ’observation de
Pommé et A. Crémieux (3). Dans ces cas, la prolifération imaginative est
énorme et s’alimente aux sources du rêve et des états oniriques de la façon la
plus évidente; de telle sorte que ce type de paraphrénie est assez spécial pour
mériter le nom de paraphrénie onirique (4) par sa perpétuelle référence aux
souvenirs et aux images du rêve ou de l ’onirisme.
L es délires de structure schizophrénique . — Ces délires paranoïdes
s’accompagnant de syndrome de dissociation psychique allant parfois jusqu’à
un affaiblissement intellectuel assez marqué, sont assez fréquents pour consti­
tuer un des deux aspects fondamentaux (catatonie et démence paranoïde) du
problème des relations des états dits de démence précoce et du processus encé-1234

(1) E ncéphale, 1928.


(2) B ulletin S o c ié té d e M éd ecin e M e n ta le , 1930.
(3) A nn ales M édico-P sych ologiqu es, 1954.
(4) « Onéirophrénie » dans le sens de von M eduna.
ENCÉPHALITE ÉPIDÉMIQUE 461
phalitique. Le cas que nous avons observé, J. Lacan et moi en 1931 (1) et rap­
porte dans la thèse de Rottenberg (1932) est très démonstratif. Il s’agissait dans
ces cas d ’une évolution typique de démence paranoïde : Hallucinations,
incohérence idéo-verbale, troubles affectifs et marche progressive de 1’afFaiblis-
sement intellectuel.

ÉIDOLIES ET HALLUCINATIONS DÉLIRANTES


AU COURS DE L’ENCÉPHALITE ÉPIDÉMIQUE

Si m aintenant nous essayons de dégager les principaux aspects de cette


activité nous allons être naturellement porté à établir une distinction capitale
entre les Éidolies hallucinosiques encéphalitiques et les Hallucinations délirantes
encéphalitiques. On trouvera dans la thèse de M. Rancoule (1937) que nous lui
avions inspirée (2) un certain nombre de faits qui correspondent plus naturel­
lement q u ’il ne les a exposés à cette classification.

1 0 L e s É id o lie s e n c é p h a litiq u e s . — Il s’agit de phénomènes hallucina­


toires partiels, paroxystiques, le plus souvent critiqués et sans organisation psy­
chotique proprem ent dite. Il s’agit souvent de crises cTHallucinations hypnagogi-
ques. Les malades avant de s’endormir voient surgir des figures, des scènes plus
ou moins complexes avec des attributs sensoriels parfois intenses.
Une autre éventualité clinique fréquente est l’association de ces phénomènes
phantéidoliques et des crises oculogyres. C ’est ainsi que Ewald en 1925 (3)
et E. von Dom arus (4) en 1926 en ont publié des cas. Van Bogaert (5) en a encore
publié deux cas semblables en 1933 (observations 1 et 3). L ’observation n° 2 de la
thèse de Rancoule qui est celle d ’une malade de notre service est tout à fait typi­
que. Son observation n° 3 est également fort intéressante à ce sujet.
Signalons encore les cas de Van Bogaert : Hallucinations lilliputiennes (6)
— Alajouanine et Copcevitch (7) — l ’observation de K. Leonhardt (8) — de
M. M ontassut et H. Sauguet (9) — celle de J. Delay, P. Desclaux et R . Suttel(lO).
Un autre fait, non moins im portant, est le caractère souvent incomplet1234567890

(1) Henri E y et J. L acan . Parkinsonisme et Syndromes démentiels. Ann. Med.


Psychol., 1931, 2.
(2) M. R ancoule , « Les troubles psycho-sensoriels dans le syndrome de Parkin­
son ». Thèse, Paris, 1937.
(3) Monat, f. Psych., 57, p. 22.
(4) E. von D omarus, « Halluzinatorische paranoiden meta-encephalitische
Züständen ». Arch. f . Psych., 1926, 78, p. 58.
(5) Archives suisses de Neuro, et Psych., 1933.
(6) Encéphale, 1926.
(7) Société de Neurologie, 1928.
(8) Zeitschr. f. Neuro., 1930.
(9) Ann. Méd. Psych., 1943, p. 2-83.
(10) Ann. Méd. Psych., 1945, II, p. 188.
E y. — Traité des Hallucinations. 16
462 PATHOLOGIE CÉRÉBRALE ET HALLUCINATIONS

de l ’activité hallucinatoire qui se borne également à déformer ou à enrichir


des objets (illusions ou paréidolies dans le sens classique de ces termes). Le
malade de Leonhardt, p ar exemple, le soir, si on lui faisait regarder un verre
vide, y voyait des quantités d ’images visuelles, très esthésiques, très colorées ;
des visages, des figures qui se transformaient, s’évanouissaient, changeaient
constamment de forme et de couleur. Dans ce cas rapporté p ar Beckett Lanf
et Philippe Pollatin (1), il s’agissait d ’une « imagerie éidétique spontanée »,
comme disent les auteurs, ou plus exactement, d ’images consécutives très vives,
telles q u ’il les voyait dans la pièce q u ’il venait de quitter.
Nous retrouvons ici à propos du processus encéphalitique et à l’atteinte
méso-diencéphalique qui produit le syndrome parkinsonien, quelque chose
d ’analogue aux « hallucinoses pédonculaires » (2). C ’est ainsi que A. Sciorta
(1952), E. Imberciadori (1958), etc., ont souligné la parenté des crises éidolo-
hallucinosiques des parkinsoniens avec le fameux syndrome décrit par J. Lher-
m itte (1922). Mais nous devons spécialement insister sur le fait que ces phan-
téidolies sont surtout visuelles (nous ne pensons pas que l’on en ait observé
dans la sphère auditive, mais il arrive q u ’elles soient parfois associées à des
Éidolies somatiques et notam m ent dermatozoïques), q u ’elles s’accompagnent
souvent d ’angoisse, q u ’elles apparaissent soit dans la période hypnagogique
ou la vie nocturne, q u ’elles s’associent à des troubles du tonus notamment
aux crises oculogyres et q u ’elles constituent des imageries sans développe­
ment délirant. S’il arrive assez souvent q u ’elles soient juxtaposées et même
intégrées aux Délires, il n ’en reste pas moins q u ’elles peuvent se présenter sous
forme isolée et typique. N ous avons nous-même avec Claude et dans la thèse
inspirée à Rancoule insisté sur ces Éidolies hallucinosiques qui apparaissent
de façon paroxystique chez les parkinsoniens. H . von M onakow (1958) plus
récemment a signalé ces phénomènes d ’ « halludnose » après une intervention
sous contrôle stéréotaxique chez des parkinsoniens (coagulation pallidale). Il
semble bien que l ’étude si approfondie de Hans Jakob (3) puisse nous aider à
comprendre, au travers des études de von Weizsâcker sur la perception, et
celle de R. Mourgue sur la projection de l ’image hallucinatoire, à quel trouble
de la cinétique perceptive sont liées ces Éidolies. Il est remarquable à ce sujet
que l ’auteur parle surtout des Éidolies corporelles (troubles du schéma cor­
porel) qui paraissent être en rapport avec la dérégulation de 1’ « adversive
System » (au sens de Foerster) que le processus encéphalitique atteint électi­
vement à ses niveaux méso-diencéphaliques.

2° L e s H a llu c in a tio n s d é lir a n te s p o s t-e n c é p h a litiq u e s . — Le


« trouble sensoriel » peut aussi affecter un tout autre aspect : les Hallucina­
tions, c ’est-à-dire les altérations de la réalité perceptive dans les diverses fonc-123

(1) Spontaneous eidelic imagery, etc., J. nerv. a. mental Diseases, 1937, p. 548-556.
(2) L. Van Bogaert, Archives suisses de Neuro etPsych., 1933, p. 331-334.
(3) Hans J akob , Wahrnehmungstörung und Krankheiterleben. Psychopathologie
des Parkinsonismus, 1955.
ENCÉPHALITE ÉPIDÉMIQUE 463

tions perceptives sont solidaires d ’un trouble plus vaste qui se spécifie comme
une structure délirante. Aussi ces diverses activités hallucinatoires se pré­
sentent-elles généralement comme des « expériences délirantes » et même
parfois, mais parfois aussi, comme des « processus idéo-délirants » qui tou­
tefois apparaissent cliniquement plus liés aux expériences délirantes que cela
ne s’observe généralement hors de ces cas. Les Hallucinations de ces « psy­
choses hallucinatoires encéphalitiques » sont souvent visuelles ; mais on
observe aussi des syndromes d ’influence et d ’automatisme mental avec Hal­
lucinations cénesthésiques et acoustico-verbales (états d ’hallucinose méta-
encéphalitique des auteurs allemands).
U n point sur lequel avec H. Claude (1933) nous avons insisté, c ’est l ’im­
portance des états oniriques et de leur forme dégradée (états oniroïdes)
dans l ’élaboration de ces délires (1). A la même époque, Iacopo N ardi (2) a
souligné l ’importance des états oniriques dans la structure de ces psychoses.
Il est très typique, en effet, de voir que c ’est au cours de la nuit, dans les
phases de demi-sommeil, au cours de véritables rêves pathologiques, ou encore
durant des organisations oniroïdes ou crépusculaires de la Conscience que
« naissent, se développent ou se renforcent les « intuitions » et les « expé­
riences » (Erlebnis) délirantes dont la forme hallucinatoire est prépondérante
(viols nocturnes, révélations délirantes, scènes vécues, voix, hypnotisme,
sorcelleries et autres imageries où se reconnaît encore l ’action du rêve ».
La charge onirique de ces délires hallucinatoires (3) est ici tellement forte
q u ’ils ressemblent beaucoup, rappelons-le, aux psychoses et aux Hallucina­
tions des alcooliques. C ’est cette considération qui nous a amenés à com pa­
rer les Hallucinations post-encéphalitiques et les Hallucinations provoquées
p ar la mescaline (Henri Ey et M. Rancoule) (4). Il est frappant, en effet,
lorsqu’on étudie un processus hallucinatoire infectieux ou toxique, d ’observer
q u ’il engendre les mêmes effets que tous les autres.

Nous pouvons tirer quelques conclusions de l ’examen des problèmes posés


en ce qui concerne les Délires, les Hallucinations et leurs relations avec les
structures profondes de la désorganisation de l’être conscient par le processus
encéphalitique de la maladie d ’Economo.
1° Ce processus produit, soit des Éidolies et surtout des phantéidolies, soit
des hallucinations délirantes et surtout des expériences hallucinatoires.
2° Les Délires hallucinatoires post-encéphalitiques sont plus près des expé­
riences délirantes que du processus idéo-verbal des Délires chroniques.1234

(1) Presse Médicale, août 1933.


(2) Archivio générale di Neuro., 1935.
(3) Les analyses de R. S. P owitzkaya (Zeitschr.f. d. q. N. u. P., 1928,116, p. 189­
198), celles de H. Steck (Arch. suisses de N. P., 1927), de F. Barison (Giornale di
Psich. e Neuropato., 1937) constituent d ’excellentes études structurales des expériences
oniriques dans ces modalités de ces psychoses hallucinatoires.
(4) Encéphale, 1938.
464 PATHOLOGIE CÉRÉBRALE ET HALLUCINATIONS

3° La conjugaison des expériences délirantes et des psychoses délirantes


chroniques (paraphrénie et schizophrénie notamment) manifeste to u t à la
fois la désorganisation délirante de la personnalité et la déstructuration du
champ de la Conscience (tel est le cas notam m ent de ces psychoses schizophré­
niques ou schizophréniformes (encore dites « pseudo-schizophréniques ») que
l ’on a observées pendant une dizaine d ’années de 1925 à 1935).

AUTRES ENCÉPHALITES ET NÉVRAXITES

Naturellement, tout le groupe quasi infini d ’affections toxi-infectieuses ou


de viroses cérébrales devrait être ici passé en revue. Il nous suffira cepen­
dant de dire que dans la plupart de ces cas « la réaction exogène »de Bonhoeffer,
ou l’<cétat confuso-onirique » de Régis, constituent la réponse clinique la plus fré­
quente à la souffrance du cerveau. Q u’il s’agisse, en effet, d ’encéphalites primi­
tives à ultravirus (Arbo-virus) à type américain, japonais, ou des leucoencépha-
lites pernicieuses des fièvres éruptives (rougeole, varicelle, scarlatine, vaccins), ou
encore des encéphalites post-infectieuses (grippe, oreillons, coqueluche, mono­
nucléose, typhoïde, brucellose), des encéphalopathies parasitaires (paludisme,
fièvre boutonneuse, typhus exanthématique) ou de ces grandes et fréquen­
tes affections cérébrales ou cérébro-méningées que sont les méningites tuber­
culeuses, les méningites purulentes, les chorées aiguës, ou encore les compli­
cations encéphalitiques des rhumatismes articulaires aigus, etc. — dans toutes
ces maladies de l ’encéphale et de ses enveloppes les troubles psychiques sont
presque toujours les mêmes, et leur forme la plus caractéristique est le délire
fébrile avec parfois (notamment dans la typhoïde, le typhus exanthématique
ou les accès malariques) un syndrome délirio-hallucinatoire de type onirique.
Mais il arrive aussi que les observations présentent souvent des tableaux para­
noïdes d ’ « Halluzinose » type Wernicke ou des réactions schizophréniques (1).1

(1) Il suffit de se rapporter à l’énorme documentation que nous fournit dans sa


revue générale des Psychoses symptomatiques, de 1941 à 1957, Ulrich F leck (Fort­
schritte der N. u. P., 1960, p. 1-72) ou aux articles de notre Encyclopédie Médico-
Chirurgicale (Psychiatrie, tome II) pour noter avec quelle fréquence les Français
parlent des délires hallucinatoires et les auteurs étrangers de délires paranoïdes
dans ces cas. Signalons à titre d’exemple l’article de Timofeeva Skurko et H dal-
COVA (Ztschr. Nevrop., 1953) sur les Listerellose-Psychoses au sujet desquelles les
auteurs insistent sur les Hallucinations, les idées délirantes fantastiques et les alté­
rations de la personnalité; ou encore celui de E. H effner et coli. (Nervenarzt, 1955)
qui mentionne une psychose paranoïde au cours d ’une toxoplasmose; ou celui de
B. Pomme et coll. (Ann. Méd. Psych., 1962, 2, p. 96-100) dans lequel fut porté le dia­
gnostic de maladie de Besnier-Bœck-Schaumann. Le travail de W. Bussopulos (Zur
Frage der paranoïde halluzinatorische Psychose im Fleckfielerencephalitis, Fortschr.
f. N. P., 1966, p. 39-43) est particulièrement typique de l’intérêt qui s’attache à ce
problème des « Schizophrénies symptomatiques » ou des « états schizophréniformes »
(Langfeldt).
SCLÉROSE EN PLAQUES 465

Il est très rare, par contre, d ’observer des cas de phantéidolies dans ces états
de souffrance aiguë et générale de l’encéphale (1).

C’est la sclérose en plaques qui a le plus généralement retenu l ’attention des


Neurologues et des Psychiatres. La thèse que A. Ombrédanne (Paris, 1929) avait
consacrée à cette question est classique. Il a spécialement noté (p. 135-147) les états
hallucinatoires que l ’on peut observer au cours de l ’affection multisclérotique
et qui, là encore, se présentent le plus souvent sous forme d ’expériences oniriques,
de psychoses délirantes aiguës, soit au début de l ’affection (comme par exemple
dans l ’observation publiée en 1946 par J. Delay, H. Leulier, et Desclaux) (2),
soit au cours de ses poussées évolutives. En dehors de cas de névrite optique
ou des atteintes cochléaires très rares, on n ’observe guère non plus dans cette
affection de phantéidolies. Par contre, certains cliniciens ont insisté sur l ’impor­
tance des Délires chroniques en rapport avec les lésions multi-foculaires. Ombré­
danne rapporte un certain nombre d ’observations en insistant sur le caractère
imaginatif ou fabulatoire de ces Délires dont l ’évolution est d ’ailleurs plutôt
favorable (comme dans le cas ancien de Lannois, 1903). Des cas de Psychoses
hallucinatoires chroniques ont été parfois publiés (Guiraud et X. Abely, 1932 ;
Aubin et Baruk, 1938; Alliez, Roger et Caïn, 1952; Alliez, Roger et Pujol, 1951).
Le plus intéressant est probablem ent celui que P. Guiraud publia à la Société de
Médecine Mentale en 1927. Il s’agissait d ’un cas d ’automatisme mental qui fit
l ’objet d ’un magistral certificat de G. de Clérambault (chez une femme dont le
frère était d ’ailleurs interné) et qui, un an après, manifesta un tableau clinique
de sclérose en plaques. En 1932, P. G uiraud publia avec X. Abely {Ann. Méd.
Psycho., 1932, 1, 291-295) une autre observation de « psychose hallucinatoire
chronique dans un cas de sclérose en plaques ». Ceci appelle, bien sûr, les mêmes
réflexions dont nous avons dit que, dans leur fond, elles soulèvent le problème
général des Psychoses « symptomatiques » et des Psychoses « endogènes »,
réflexions que nous avons déjà faites à propos de la neuro-syphilis dans ses rap­
ports avec les Psychoses et que nous ferons encore plus explicitement à propos
des tumeurs cérébrales. Quoi q u ’il en soit, c ’est sous la désignation de Psychose
schizophrénique (ou, bien plus souvent, d ’ « États schizophréniformes ») que
des cas semblables ont été de temps en temps publiés à l’étranger. N aturelle­
ment, ces cas sont généralement tenus pour conjecturaux. C ’est ainsi que W. J. 12

(1) La belle auto-observation d’E. P ichon (qu’il voulut bien me dédier, Évol.
Psych., 1939) ne peut évidemment pas être mise sur le compte du R. A. A. dont notre
éminent et malheureux ami était affligé. Les « phasmes » qu’il nous décrit avec tant
de perspicacité sont, en effet, l’effet de son intoxication thérapeutique (salicylate).
Mais elle peut d ’autant plus nous intéresser ici qu’elle nous permet d’entrevoir
que si toutes les descriptions de l’onirisme de tous ces états encéphalitiques ne com­
portent pas de phantéidolies, c’est parce que ni le Sujet ni l’observateur ne savent
discerner que, souvent au début de l’onirisme ou lorsque celui-ci ne se développe
pas, les Éidolies hallucinosiques apparaissent.
(2) Ann. Méd. Psych., 1946.
466 PATHOLOGIE CÉRÉBRALE ET HALLUCINATIONS

Eikce (1), à propos de deux cas de « Schizophrénie aiguë » avec Hallucinations


auditives et visuelles (dans un cas le malade présentait des crises d ’épilepsie),
pense q u ’il y a simple interdépendance ou coïncidence des deux maladies
( Doppelkrankmg). On comprend que devant la rareté très remarquable en effet
des manifestations psychopathologiques de la sclérose en plaques et malgré
certains des faits que nous venons de rappeler, cette affection du système
nerveux central ne paraisse pas spécialement « hallucinogène » ou « déliriogène ».
Le travail de R. T. C. P ratt (2) est à méditer et rejoint les conclusions de celui
plus ancien de Howen (1927), à savoir q u ’il n ’y aurait pas plus de troubles
mentaux chez les malades atteints de cette affection que dans la population
générale... Il ne paraît pas impossible cependant que les relations de la « sclé­
rose multiple » avec l’activité délirante et hallucinatoire ne puissent être un
jo u r mieux connues et hors de tout « a priori » ou « préjugé ».

LES HALLUCINATIONS
DANS LES TUMEURS CÉRÉBRALES

Depuis les premiers travaux sur les troubles psychiques en rapport avec les
tumeurs cérébrales (Ladame, 1865 ; Schuster, 1902 ; Dupré, 1903 ; Pfeiffer,
1910), les neurologues et psychiatres, puis avec le développement de la chirur­
gie les neuro-chirurgiens (Kennedy, Cushing, Clovis Vincent, David) et les
cliniciens (H. Baruk (3), 1926 ; M. Kischer, M. B. Bender et I. Strauss, 1937,
etc.), tous les neuro-psychiatres en général ont été frappés de l ’importance
des phénomènes hallucinatoires comme symptômes des lésions expansives
cérébrales. Certains mémoires ou monographies m éritent d ’être particulière­
ment signalés à cet égard : ceux de Gibbs (1932), de Jameison et Henry (1933),
de Cam pana (1935), de S. Tarachow (1941), de Hécaen et R opert (1959), de
H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra (1956), de G. Moscatclli (1959) et de H. Wal-
ther-Buël (1961).
Naturellement un fait domine tous les autres : c ’est ce que les divers auteurs
appellent le caractère partiel (« hallucinosique ») ou paroxystique (ictal) de ces
phénomènes que l’on observe avec une très grande fréquence au cours des auras
ou équivalents épileptiques et qui correspond, pour nous, à la structure
phantéidolique d ’un très grand nombre de cas d ’ « Hallucinations » au cours
de l’évolution des tumeurs cérébrales.
Naturellement aussi, trois problèmes sont sans cesse discutés. Le premier,
c ’est le rôle de facteurs non spécifiques comme les lésions du tronc cérébral123

(1) Nervenarzt, 1952.


(2) J. N. Neurosurg. Psych., 1951.
(3) Thèse, Paris, 1926.
TUMEURS CÉRÉBRALES 467

ou l ’hypertension intra-crânienne en tan t q u ’elles peuvent déterminer des


troubles de la Conscience globaux (confusion, onirisme); toutefois, ce facteur ne
paraît pas tellement im portant si, comme l ’ont fait remarquer P. Schutzenberger,
H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra (1956), les tumeurs sous-tentorielles pro­
duisent beaucoup moins de phénomènes hallucinatoires que les tumeurs supra-
tentorielles. — La deuxième question q u ’on se pose est celle de la valeur
localisatrice des Hallucinations considérées comme nulle ou faible par les
auteurs qui, comme Bleuler et Walther-Buël (1951) m ettent en évidence un
fond de trouble général (organische Psychosyndrom) ou, au contraire, comme
très im portante pour le diagnostic et les indications chirurgicales (Cushing,
Bailey, Clovis Vincent, David, Penfield, Moscatelli, etc.). — Le troisième pro­
blème enfin est celui des relations de ces troubles psycho-sensoriels avec les
Psychoses dites endogènes ou, disons plus simplement, les Psychoses chro­
niques typiques comme les Schizophrénies, les Délires chroniques, problème
qui rejoint celui que nous avons déjà posé à propos des Hallucinations de
l ’encéphalite épidémique ou de la sclérose en plaques. Nous n ’en finirions pas
de faire état des innombrables controverses qui ont eu lieu à ce sujet, toutes, à
notre avis, faussées par la difficulté ou les préjugés qui empêchent la plupart
des auteurs de voir clairement la différence structurale qui sépare les Éidolies
et les modalités délirantes de l ’activité hallucinatoire en lui substituant une
différence plus artificielle entre Psychoses symptomatiques et Psychoses
endogènes.
Ceci étant dit, nous allons exposer rapidement l ’essentiel des faits et de leurs
discussions qui forment la masse des travaux consacrés à ce problème dont
l ’intérêt neuro-chirurgical est si considérable.
L ’idée que l’Hallucination correspond à une lésion des centres psycho­
sensoriels, comme nous le verrons quand nous examinerons le problème patho­
génique des Hallucinations, cette idée est parfaitem ent légitime à la condition
d ’analyser soigneusement les phénomènes hallucinatoires et les relations
q u ’ils soutiennent avec la pathologie de ces centres. Et, de fait, une certaine
corrélation existe entre les Éidolies et le siège de la tum eur dans tel ou tel
lobe, ou le désordre q u ’elle peut provoquer dans tel ou tel système per­
ceptif. M ais les retentissements à distance, le rôle de l’hypertension intracrâ­
nienne brouillent évidemment les données du problème (et surtout la confusion
qui s’est établie et entretenue dans l’esprit des observateurs entre ces « troubles
sensoriels » et des « expériences délirantes » qui, naturellement, ne s’accommo­
dent pas, elles, d ’une localisation aussi stricte). Quoi q u ’il en soit et pour
toutes ces raisons, les statistiques publiées m ontrent que, s’il y a bien une corré­
lation entre la localisation d ’une tum eur occipitale ou occipito-pariétale et
l ’imagerie visuelle, entre le siège temporal de la tum eur et les Hallucinations
auditives, visuelles, etc., il est difficile de préjuger systématiquement de la
localisation de tel ou tel trouble hallucinatoire auditif, visuel, tactile, etc. pour
en inférer le siège de la tumeur, sans une analyse plus approfondie du
trouble.
468 PATHOLOGIE CÉRÉBRALE ET HALLUCINATIONS

Localisation des tum eurs hallucinogènes.

Voyons donc sous ces réserves ce que nous apprennent à cet égard les diverses
« statistiques » et tout d ’abord au point de vue de la fréquence des phénomènes
hallucinatoires dans les tumeurs qui siègent dans les centres psycho-sensoriels
primaires ou secondaires ou dans les autres centres corticaux (les centres
associatifs de Fleschsig).

— Dans les tum eurs frontales, d ’après les statistiques de H. Hécaen et


J. de Ajuriaguerra (80 cas), on observe à titre de « troubles paroxystiques »
des Hallucinations dans S % des cas (2 cas d ’Hallucinations visuelles, 3 cas
d ’Hallucinations olfactives). Dans 1 cas, il s’agissait d ’un état psychotique
délirant avec idées de persécution et syndrome d ’autom atism e mental. —
Dans la série de M. Kescher, M. Bender et I. Strauss (1936-1938), on
notait 9 cas d ’Hallucinations (1 incertaine, 1 olfactive, 1 gustative, 4 visuelles
et 2 visuelles et auditives). P. Messimy (1949 et 1953) a insisté sur la pré­
sence d ’Hallucinations chez des malades porteurs de gliomes ou de ménin­
giomes de cette région (tum eur volumineuse ou bilatérale).

— Dans les tum eurs fronto-temporales rolandiques et calleuses (24 cas de


H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra), il n ’existe guère de troubles paroxystiques
hallucinatoires. Signalons un curieux cas observé p ar Schaltenbrand (1963) :
dissociation de la personnalité p ar suite d ’une tum eur calleuse, dit l’auteur.
Pour nous, il nous semble q u ’il s’agissait de troubles phantéidoliques du schéma
corporel (étrangeté et détachement de la main).

— Dans les tum eurs temporales, d ’après H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra


(32 cas), les troubles psycho-sensoriels paroxystiques sont « de loin » les plus
caractéristiques (1). Ils rappellent plus ou moins les crises de l ’uncus de
H. Jackson (24 sur 32 malades présentaient des troubles de ce genre). Dans
7 cas il existait des Hallucinations olfactives ; dans 10 cas des Hallucinations
visuelles (4 cas d ’images élémentaires, 6 cas d ’Hallucinations complexes) : dans
6 cas on relevait des Hallucinations auditives. Ce dernier chiffre contraste avec
la rareté des Hallucinations auditives dans la plupart des statistiques. Rappelons
naturellement le vieux cas de Sérieux et Mignot (1901) : il s’agissait d ’Hallucina­
tions auditives sur fond de surdité verbale. H. S. Sanford et H. J. Bair (1939)
en relèvent 17 cas sur 211 tumeurs temporales, et Edm und (1954), 2,55 %.
— Dans la statistique de C. B. Courville (1928) figurent 99 cas de tumeurs
temporales et dans 11 d ’entre eux, il y avait des Hallucinations auditives. Le carac-1

(1) Il suffit de se reporter à la page 41, puis à la page 47 et à la page 52 de l’ou­


vrage de ces auteurs, pour saisir les contradictions continuelles qui obscurcissent
tous ces points de faits, notamment les relations de ces Hallucinations avec le « dreamy
state », tantôt considéré comme la toile de fond de ces phénomènes, tantôt considéré
comme une rareté.
TUMEURS CÉRÉBRALES 469

tère unilatéral, hémiacoustique a été parfois noté (Lund, 1952). Mais H. Hécaen
et R. R opert (1959) tiennent cette éventualité pour rare. D ’après P. Gai
(1958), dans 61 cas de tumeurs temporales on a noté des Hallucinations olfac­
tives (12), tactiles (2) et 7 « dreamy States » (dans 1 cas il s’agissait, semble-t-il,
de phantéidolies visuelles typiques). D ans le travail plus récent de H. Depen
(1961) portant sur une série de 80 cas de tumeurs temporales, les troubles
paroxystiques plus ou moins analogues aux « dreamy States » ne figurent que trois
fois, et il ne relève que 1 cas de crises psycho-sensorielles.
N ous devons signaler aussi que quelques cas ont été rapportés de psychoses
plus ou moins hallucinatoires paraissant « symptomatiques » de tumeurs tem­
porales (le cas de schizophrénie mais sans Hallucinations auditives de H . Claude
et H . Baruk (1931) — le cas plus intéressant de Crouzon, Baruk et Costa (1927)
avec syndrome d ’influence et Hallucinations psychiques — et surtout le cas
de L. M archand publié d ’abord comme délire spirite avec syndrome d ’influence
et d ’automatisme mental (1935) puis, après la m ort de la malade en 1941,
comme psychose fiée à une tum eur temporale H. Baruk dans sa remar­
quable thèse (1926) et au mom ent de ses plus intéressants travaux cliniques
avait bien vu que la pathologie des lésions expansives temporales pouvait
avoir un retentissement psychique à type psychotique. Si nous en croyons
les observations qui ont été publiées de temps en temps (notamment p ar M ar­
chand), notre attention doit être attirée sur la psychopathologie du lobe tempo­
ral (ce qui nous renvoie naturellement à la psychopathologie de l’épilepsie et
dans la perspective jacksonienne de ses niveaux de désorganisation). Si nous
en croyons un travail récent de N. M alamud (1967), nous commettrions sou­
vent des erreurs quand nous nous contentons de poser le diagnostic de Psychoses
sans nous intéresser (et encore plus en excluant a priori sa possibilité) à
leur pathologie cérébrale. C ’est ainsi q u ’il a étudié du point de vue histopatho­
logique 11 cas de tumeurs temporales qui avaient dans 6 cas une expression
(ou un masque) clinique de schizophrénie ou d ’états mélancoliques ou anxieux
dans 5 cas.

— Dans les tum eurs occipitales généralement assez rares (car le plus souvent
il s’agit de tumeurs occipito-temporales), on s’est naturellement beaucoup préoc­
cupé de la fréquence des Hallucinations visuelles. Certains travaux mettent
l ’accent sur leur valeur localisatrice stricte (Morax, 1922; de M artel et Cl. Vin­
cent, 1930; I. M. Allen, 1930; J. B oudouresqueetM .D ongier, 1949; D .Parkinson,
W. Craig et coll., 1950-1952; J. Edmund, 1954; G. Moscatelli, 1959; etc.).
D ’autres au contraire (A. Campana, 1935 ; W. Tonnis et W. Schiefer, 1953) souli­
gnent leur paradoxale rareté. Dans la statistique de H. Hécaen et J. de Ajuria-
guerra (24 cas), les Hallucinations visuelles ont été constatées dans six de ces
observations (taux équivalent à ceux des auteurs précédemment cités). N aturel­
lement, dans tous ces cas il s’agit presque toujours de troubles paroxystiques
(auras) et d'H allucinations élémentaires, souvent de protéidolies. Le syndrome
de F. Kennedy est parfois noté (rotation de la tête et des yeux concomitante
à l ’imagerie phantéidolique comme dans le cas de M. B. Bender et M. G. Kan-
470 PATHOLOGIE CÉRÉBRALE ET HALLUCINATIONS

zer, 1941). Les Hallucinations à type hémianopsique (1) constituent une modalité
très fréquente de ces phantéidolies « ictales » ou survenant hors de toute absence
ou aura, éventualité moins fréquente mais qui paraît indubitable. Soulignons
encore que dans la plupart des cas publiés il s’agit de protéidolies com portant
un contexte de troubles perceptifs ou de distorsion fonctionnelle (micropsies
lilliputiennes, polyopies, etc.) comme dans le cas de H off et Pötzl (1937),
ou de celui déjà cité de M. B. Bender et M. G. Kauzer. Somme toute, la rela­
tion des tumeurs occipitales et des éidolies visuelles constitue une des données
les plus sûres de la pathologie tumorale des Hallucinations ; to u t au moins
quand celles-ci apparaissent sous cette forme Éidolo-hallucinosique. Effective­
ment, les autres troubles psychiques ou sensoriels sont peu im portants (à l’excep­
tion toutefois des troubles confuso-démentiels de fréquence à peu près égale).
Nous retrouverons l’observation de J. P. Villamil (1933) que nous expose­
rons plus loin (Septième Partie, chap. HE, p. 1294) en raison de son intérêt si
considérable (tuberculome occipital).

— Dans les tum eurs méso-diencéphaliques, nous nous rapprochons beau­


coup de l ’onirisme dans ses rapports avec l ’hallucinose pédonculaire et les
syndromes de Korsakov (cf. ce que nous avons déjà dit à ce sujet à propos des
relations entre les hallucinoses pédonculaires, les crises hallucinatoires de l ’encé­
phalite épidémique et les lésions méso-diencéphaliques — p. 456 — notam m ent
des tumeurs de la base du cerveau) (2). Weisenburg, dès 1910, avait signalé l ’im­
portance des tumeurs du 3e ventricule dans les relations avec les «troubles de la
Conscience ». Dans les statistiques de Hécaen et Ajuriaguerra (61 cas), les
« troubles de la Conscience » sont im portants (somnolence, confusion). Læs
troubles confuso-démentiels ont été notés dans plus de 26 % des cas ; les trou­
bles paroxystiques dans plus de 13 % des cas (phénomènes hallucinatoires
qui, dans 7 cas sur 8, sont de type onirique). Dans 6 cas, il s’agissait de troubles
à type de troubles de la Conscience « korsakovoïdes ». M. Scott (1970) a
récemment rapporté parmi les troubles psychiques observés chez 6 malades
(sur 51) opérés de tumeur de l ’angle ponto-cérébelleux, quelques phénomènes
oniriques et hallucinatoires transitoires survenus après l ’opération chez deux
de ces malades ?.
L ’importance de ces lésions expansives pour la psychopathologie soulignées
par H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra (1955), l ’a été encore récemment dans le
travail de N. M alamud (1967) qui a trouvé des cas de schizophasie (cas n° 4),
de psychonévrose (cas n° 2) ou de manie (cas n° 1), qui lui paraissaient être en12

(1) On trouvera dans le travail de G. M oscatelli une très bonne bibliographie


au sujet de ces Hallucinations hémianopsiques provoquées expérimentalement
(P enfield et R asmussen) ou observées dans les lésions temporo-occipitales (H en -
schen , C ushin g , H off et P ötzl ).
(2) L’observation si minutieuse de A. D onati et I. Sanguineti (1953) doit
être spécialement rappelée. Il s’agissait d’une tumeur du troisième ventricule qui
s’est manifestée par un syndrome de type « hallucinose pédonculaire ».
TUMEURS CÉRÉBRALES 471

relation avec des glioblastomes, des épendymones ou des cranio-pharyngiomes


siégeant au voisinage du 3e ventricule.
— D ans les tum eurs sous-tentorielles, d ’après les travaux de M. Keschner,
M. Bender et I. Strauss (1938), J. Baudon (1), P. Lacube (2) ou la statistique
de H . Hécaen et J. de Ajuriaguerra (1955) portant sur 85 tumeurs de la fosse
postérieure, il existe incontestablement des troubles psychiques à type stupo­
reux et confuso-démentiel. Mais, par contre, les troubles paroxystiques sont
plus rares (10 % ); ils affectent parfois le type hallucinatoire visuel ou « dreamy
state » e t font naturellement penser à des phénomènes d ’action à distance ou
d ’hypertension intracrânienne.

D ivers types sensoriels d ’Hallucinations


e t siège de la tum eur.

Prenons maintenant, en quelque sorte, le problème à l ’envers et demandons-


nous à quelles lésions, à quel siège de la tum eur correspondent les symptômes
hallucinatoires ? Nous allons pour faire cet inventaire exposer les indications
que l ’on peut tirer des « statistiques bloquées » de H. Baruk (56 cas, 1926), de
Jameison et Henry (26 cas, 1933) et de A. Cam pana (42 cas, 1935) — de la statis­
tique de S. Tarachow(458cas, 1941) et de celle de H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra
(439 cas, 1957). Mais, bien entendu, nous devons une fois encore mettre en
garde dans l ’exposé de l’interprétation de ces cas, contre l’indistinction entre
Éidolies et délires hallucinatoires, confusion qui rend la plupart des faits rappor­
tés inintelligibles.

H a llu c in a tio n s v isu e lle s. — Les quatre statistiques « bloquées » de


Baruk, de Jameison et Henry et de Campana, font ressortir un total de 10 cas
d ’Hallucinations visuelles (pour 124 cas de tumeurs cérébrales). Dans ces
10 cas : aucune tum eur occipitale, 1 tum eur temporale, 2 tumeurs frontales,
6 tumeurs méso-diencéphaliques, 1 tum eur de la fosse postérieure — la sta­
tistique de S. Tarachow fait état de 12 cas d ’Hallucinations visuelles élémen­
taires sans autres Hallucinations, et de 12 cas d ’Hallucinations associées à
des Hallucinations diverses (auditives, gustatives, etc.) — Dans les 12 cas
d ’Hallucinations élémentaires « pures », l’auteur a relevé 1 tum eur frontale,
3 tumeurs temporales, 3 tumeurs pariétales, 1 tum eur occipitale, 4 tumeurs
méso-diencéphaliques — Dans les cas d ’Hallucinations visuelles associées,
2 tumeurs frontales, 4 tumeurs temporales, 3 tumeurs pariétales, 3 tumeurs
occipitales — Pour les Hallucinations visuelles complexes sans association
d ’autres Hallucinations (9 cas), elles étaient en rapport avec 2 tumeurs fron- 12

(1) Troubles mentaux dans les tumeurs sous-tentorielles. Thèse, Paris, 1950.
(2) Troubles mentaux au cours des tumeurs de la fosse postérieure. Thèse, Bor­
deaux, 1953.
472 PATHOLOGIE CÉRÉBRALE E T HALLUCINATIONS

taies, 4 tumeurs pariétales, 3 tumeurs occipitales — Q uant aux Hallucina­


tions visuelles complexes associées à d ’autres Hallucinations (7 cas), il s’agis­
sait de 2 tumeurs frontales, 4 tumeurs temporales et 1 tum eur occipitale —
La statistique de Hécaen et de Ajuriaguerra groupe 36 cas d ’Hallucinations
visuelles dont 5 relevaient d ’une tum eur frontale, 10 d ’une tum eur tem po­
rale, 1 d ’une tum eur pariétale, 6 d ’une tum eur occipitale, 8 d ’une tumeur
mésodiencéphalique et 6 de tumeurs sous-tentoiielles. Notons que les auteurs
ont isolé dans une rubrique séparée 7 cas de « dreamy States » (5 tumeurs tempo­
rales, 1 tumeur occipitale, 1 tumeur sous-tentorielle) q u ’il nous paraît plus
naturel de ranger en tant q u ’expérience visuelle ou onirique complexe dans
ce cadre.
Nous obtenons donc, en groupant tous ces cas, un total de 93 cas d ’Halluci­
nations visuelles correspondant à :

— 27 tumeurs temporales,
— 18 tumeurs méso-diencéphaliques,
— 15 tumeurs occipitales,
— 14 tumeurs frontales,
— 11 tumeurs pariétales,
— 8 tumeurs sous-tentorielles.

Mais, bien sûr, cette corrélation du siège de la tum eur et des Hallucinations
visuelles est privée d ’un critère essentiel : celui de la structure éidolique ou non
de ces Hallucinations dont il est bien difficile souvent, d ’après les descriptions
sommaires des auteurs, de savoir si elles appartiennent ou non à un Délire
confuso-onirique, à des phantéidolies ou à de simples protéidolies. Il semble bien
que dans la grande majorité de ces cas il s’agisse bien de phantéidolies (1)
mais dont le caractère hallucinatoire « paroxystique » paraît dépendre beau­
coup plus de l ’aura que du siège précis de la tumeur. Quant aux protéido­
lies, il semble bien que c’est dans les tumeurs occipito-pariéto-temporales
(quand les aires 17 et 19 sont intéressées) q u ’elles apparaissent dans leur plus
grande pureté et, notamment, sous forme hémianopsique avec leur contexte
de troubles opto-kinétiques ou agnosiques de la perception visuelle.

Hallucinations auditives. — Dans les statistiques « groupées » de


H. Barak, de Jameison et Henri et de A. C am pana (8 cas d ’Hallucinations
auditives), il s’agissait de 3 tumeurs temporales, 1 tum eur frontale, 1 tum eur
méso-diencéphalique et 3 tumeurs de la fosse postérieure —• Dans la sta­
tistique de S. Tarachow figurent 43 cas d ’Hallucinations « élémentaires »
non verbales (correspondant à 14 tumeurs frontales, 13 tumeurs temporales,1

(1) Le travail de F. Ferro M ilone et G. D acquino (1959) relate 6 cas d’Halluci­


nations visuelles (de type pour la plupart phantéidolique) au cours de l’évolution
de tumeurs de la fosse antérieure. Les auteurs envisagent toutes les hypothèses anato­
mo-physiologiques et pathogéniques qui semblent rendre compte de ces cas de lésions
sans atteinte, tout au moins directe, les voies et centres visuels.
TUMEURS CÉRÉBRALES 473

8 tumeurs pariétales, 3 tumeurs occipitales, 4 tumeurs méso-diencéphaliques,


1 tum eur « diffuse ») et 7 cas d ’Hallucinations acoustico-verbales (4 tumeurs
temporales, 2 tumeurs pariétales, 1 tum eur diffuse) — Dans la statistique de
H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra, nous notons 9 cas d ’Hallucinations auditives
(1 tum eur frontale, 6 tumeurs temporales, 2 tumeurs méso-diencéphaliques).
Sur un total de 67 cas d ’Hallucinations auditives élémentaires ou verbales,
ces Hallucinations correspondaient à :

— 30 tumeurs temporales,
— 15 tumeurs frontales,
— 10 tumeurs pariétales,
— 3 tumeurs occipitales,
— 7 tumeurs méso-diencéphaliques,
— 1 tumeur sous-tentorielle,
— 1 tumeur diffuse.

Il y a lieu de noter la rareté relative des Hallucinations auditives et surtout


acoustico-verbales. Leur corrélation avec les tumeurs temporales est cependant
significative. Mais, là encore, il arrive très souvent que les cas publiés dans la
littérature ne fournissent pas la distinction entre les phantéidolies acoustico-
verbales et certaines expériences oniriques (ou délire hallucinatoire).

Hallucinations olfactives et gustatives. — Dans les statistiques de


S. Tarachow figurent 31 cas d ’Hallucinations de ce genre (7 tumeurs fron­
tales, 16 tumeurs temporales, 8 tumeurs pariétales). Dans celles de H. Hécaen
et J. de Ajuriaguerra sont notés 14 cas (1 tum eur frontale, 11 tumeurs tem­
porales, 2 tumeurs pariétales); mais rappelons q u ’ils ont classé à part 5 cas de
« dreamy States » dont on sait, depuis H. Jackson, que cet état phantéi-
dolique comporte assez souvent une olfaction hallucinatoire initiale.

Hallucinations corporelles ou tactiles. — S. Tarachow en a rap­


porté 6 cas — H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra en décomptent 8 sous la
rubrique Hallucinations somatognosiques (1 tum eur temporale, 6 tumeurs
pariétales, 1 tumeur occipitale). Il semble, d ’après cette dernière statistique,
que la corrélation des troubles hallucinatoires (la plupart du temps phan-
téidoliques) avec la pathologie du lobe pariétal, c’est-à-dire des centres de la
somesthésie soit significative. D ’après le travail de G. M. Shy et G. R. Haase
(1957) (sur 17 cas, 7 tumeurs pariétales), il semble que les troubles som ato­
gnosiques soient plus constants que les phénomènes hallucinatoires. Le cas
rapporté par G. Gandiglio (1969) montre les relations d ’un gliome sous-
cortical et des hallucinations corporelles.

— Quelles conclusions tirer de cet inventaire des Hallucinations symptoma­


tiques des processus expansifs cérébraux ? Tout d ’abord, que ce sont surtout
des Hallucinations visuelles qui s’observent. Ensuite, que le plus souvent
474 PATHOLOGIE CÉRÉBRALE ET HALLUCINATIONS

il s’agit de phantéidolies de type paroxystique (auras) et que, à cet égard, la


pathologie temporale des tumeurs et le rôle des formations méso-diencéphali­
ques paraissent jouer un grand rôle dans ces crises hallucinatoires.
— De temps en temps cependant se publient des observations de « Schizo­
phrénies », de Délires chroniques (Psychoses hallucinatoires avec automatisme
mental, Délire d ’influence, etc.) qui laissent, ou sceptiques, ou rêveurs. Il
est bien certain que la corrélation des Psychoses et des tumeurs cérébrales
est peu significative dans son ensemble. Mais nous connaissons tous (nous
pourrions en réunir une vingtaine d ’observations prises dans les archives de
notre service) des exemples de Délires chroniques, de formes paranoïdes de
la schizophrénie, etc. qui nous ont troublés quand nous avons vu ces cas évoluer
cliniquement ou que nous avons p u contrôler post mortem un processus
tum oral : (Nous avons fait plus haut allusion à quelques cas publiés, notam ­
ment au travail de N. M alamud, 1967). Deux des trois cas de K. Heinrich et
de W. Korn (1960) sont aussi assez intéressants à cet égard puisqu’il s’agissait
d ’un adénome hypophysaire qui s’était cliniquement manifesté p ar un syndrome
paranoïde hallucinatoire sans, précisent les auteurs, troubles de la Conscience.
Peut-être l ’observation de L. M archand est-elle la plus impressionnante. Il
s’agissait d ’une femme présentant un syndrome d ’automatisme mental chez
une déséquilibrée spirite. Elle fut présentée comme une délirante atteinte d ’une
psychose hallucinatoire chronique (1), puis cinq ans après, L. M archand,
J. de Ajuriaguerra, J. J. Rondepierre et M enanteau rappelaient le cas à la même
Société (2) pour signaler après vérification histo-pathologique q u ’il s’agissait
d ’un gliome temporal. Coïncidence, certes !... E t nous savons tous q u ’une
hirondelle ne fait pas le printemps. Mais qui pourrait sérieusement ne pas se poser
à ce sujet ces troublantes questions que, précisément, le fait de retrouver dans
les affections cérébrales (encéphalites, neuro-syphilis, tumeurs, sénescence, etc.)
un petit lot pour si petit q u ’il soit d ’observations identiques doit recommander,
sinon exiger toute notre attention. Nous ne pensons pas, en tout cas, extrapoler
arbitrairement en disant q u ’à propos des tumeurs cérébrales, comme des autres
lésions cérébrales, ce sont les cas d ’Éidolies qui constituent la grande majorité
des faits cliniques, mais q u ’il existe aussi des expériences délirantes qui ne sont
pas sans soutenir avec la pathologie tumorale des corrélations tout au moins
troublantes que masquent généralement, ou la confusion entre Éidolies et Hal­
lucinations délirantes, ou le préjugé q u ’une activité hallucinatoire quand elle
relève de la pathologie du cerveau ne peut pas être délirante — plus généra­
lement encore, q u ’une psychose quand elle relève de facteurs organiques (ou
exogènes) n ’est pas une véritable psychose (endogène)...12

(1) L. M archand , P. P etit et J. F ortineau , Syndrome d’automatisme


mental chez une déséquilibrée spirite. Société Médico-Psychologique, Avril 1935,
Ann. Méd. Psycho., 1935, p. 643.
(2) Annales Médico-Psychologiques, 1941, 11, p. 59.
TRAUMATISMES CRANIO-CÉRÉBRAUX 475

LES H A L L U C IN A T IO N S
D A N S LES TR A U M A T ISM E S C R A N IO -C É R É B R A U X

La traumatologie cranio-cérébrale de guerre ou du temps de paix (accidents


de la circulation) a fait l ’objet d ’une multitude de travaux de la part des neuro­
logues, psychiatres, neuro-chirurgiens. Pour la clarté de l ’exposé de ce difficile
problème qui embrasse tous les champs de pathologie cérébrale « régionale »
de l’épilepsie et des psychoses symptomatiques, nous devons rappeler q u ’elle
se divise en deux groupes de faits : les manifestations neuro-psychiques contem­
poraines de choc (coma, commotion, hématomes extra-duraux ou intracéré­
braux, œdème cérébral) et qui forment la symptomatologie habituelle des encé­
phalites aiguës traum atiques — et les manifestations tardives proprem ent
post-traumatiques qui constituent les séquelles neuro-psychiques du traum a­
tisme cranio-cérébral (processus de cicatrisation, d ’atrophie, lésion en foyer
résiduelle ou évolutive) qui se caractérisent surtout p ar l ’état confuso-démentiel
lacunaire des blessés du cerveau, l’épilepsie et les syndromes focaux.
C ’est donc tout naturellement et dans le cadre des états confusionnels oniri­
ques avec troubles de la Conscience des encéphalites aiguës traum atiques — et
dans le cadre des manifestations épisodiques ou progressives des encéphalopa­
thies post-traumatiques, qu’apparaissent les troubles psycho-sensoriels dont
nous devons nous occuper ici.

Parmi les innombrables travaux qui ont été consacrés aux troubles psychiques
des blessés du cerveau, c’est l’œuvre monumentale de K. Kleist qui domine — et
de loin — cette psychopathologie des traumatismes cranio-cérébraux (1). La Gehim-
pathologie de K. Kleist est basée sur l’étude de 276 cas de blessés du cerveau par
traumatisme de guerre. Il a réparti les séquelles de ces traumas cranio-cérébraux
en syndromes sensitifs moteurs, apraxiques, sensoriels (visuels, acoustiques), apha­
siques; puis il a spécialement étudié la pathologie frontale (qui avait déjà fait l’objet
de la monographie de F euchtwanger , en 1923, également basée sur la pathologie de
guerre). L’ouvrage se termine par une étude très importante des troubles des fonctions
du Moi avec leur relation avec les lobes orbitaires, le cingulum et le diencéphale.
Cette étude a d’ailleurs été reprise par Kleist dans un mémoire ultérieur (2).12

(1) L’expérience neuro-psychiatrique et neuro-chirurgicale de la dernière guerre


et particulièrement chez les Anglo-saxons, n’a pas fait l’objet comme au cours de la
guerre de 1914-1918 d ’études aussi approfondies. Il suffit de comparer à cet égard
la Gehirnpathologie de K leist et le livre de K . G oldstein , After effects o f Brain
injuries in war (à vrai dire écrit en 1942) ou l’ouvrage collectif dirigé par Samuel
B rock (Injuries o f the Brain, etc., Baltimore, 1949). Nous devons signaler ici pour
leur documentation : la revue générale de E. B ay parue dans les Fortschritte Neuro,
und Psychiatrie, 1953, p. 151-181 et l’ouvrage de H. F ischer et W. Spann , Pathologie
des Trauma, München, J. F. Bergmann, 1967, 459 p.
(2) Fortschritte Neuro- und Psych., 1947.
476 PATHOLOGIE CÉRÉBRALE ET HALLUCINATIONS

Pour ce qui est des troubles sensoriels visuels (étudiés également chez les blessés
du lobe occipital par Poppelreuter, 1916), sa copieuse étude (p. 505-623) passe en
revue les atteintes du champ visuel (notamment les hémianopsies), les troubles des
sensations lumineuses et des couleurs (notamment l’agnosie des couleurs), les agnosies
des formes, des objets, la désintégration de la forme « intellectuelle » de la perception
visuelle, les phénomènes ataxiques et d ’acalculie, les troubles kinéto-optiques, de
l’attention visuelle, de localisation des objets perçus et de l’orientation. Dans le
paragraphe consacré aux « phénomènes d ’excitation » ( Reizerscheinungen), il fait état
d ’Hallucinations (photopsies, Hallucinations élémentaires) en insistant sur leur carac­
tère « phantéidolique » : ces images, en effet, sont séparées de la réalité perçue (p. 618).
De l’étude de Wilbrand Sänger (1918) et d ’observations de Pötzl (1916-1919), Kleist
exposant ses propres observations met en évidence que ces phénomènes apparaissent
surtout dans les premières phases de la maladie traumatique sous l’influence de
processus aigus (hémorragies, infection) et aussi dans les premiers temps de l ’amaurose
progressive. Il s’agit de « tableaux » d’images que le Sujet perçoit dans son esprit,
ou de photopsies ou photismes élémentaires (protéidolies). Un certain nombre de
ces phénomènes se produisent d ’ailleurs souvent comme des manifestations d’une
épilepsie partielle. Toutes ces images ou visions sont assez généralement uniformes
et stéréotypées.
Quant aux troubles auditifs, Kleist les expose (p. 623-686) avec le même souci
de mettre en évidence les troubles sensori-moteurs qu’ils impliquent. Il consacre
notamment une grande partie de son étude à l’aphasie sensorielle et motrice avec
laquelle elles sont en relation.
Pour ce qui est des phénomènes d’excitations acoustiques, Kleist rappelle d ’abord
qu’ils se produisent dans l’aura épileptique et sont en rapport avec les lésions tem­
porales, comme les expériences d’excitation et électrique de O. Fœrster, dit-il, l’ont
montré. (Depuis lors, celles de Penfield auraient pu fournir à Kleist de nouveaux
arguments). « Louis, nous te faisons Kaput ! » entendait le blessé (cas n° 161) qui
présentait aussi des troubles de la série aphasique et entendait d ’autres phonèmes et
des sons d’harmonica. En dehors de cette observation, Kleist se contente de souligner
la rareté de ces Hallucinations verbales post-traumatiques.
Kleist reprend, par contre, l’ensemble du problème des Hallucinations dans la
dernière partie de l’ouvrage qu’il consacre aux troubles de la Conscience en relation
avec les lésions du tronc cérébral, anticipant ainsi, grâce à la finesse et à la précision
de ses observations « localisatrices », sur les « diencéphaloses » dans leur rapport
avec l’onirisme et les expériences hallucinatoires. Dans le chapitre qu’il consacre
aux « Trugwahrnehmungen » de la pathologie méso-diencéphalique (p. 1311-1318),
il divise ces troubles psycho-sensoriels en trois catégories un peu artificielles :
Delirium (Delir) — (Halluzinose) — et Hallucinations corticales (Rindenhalluzina­
tionen) .
Dans les 7 cas de « delirium » qu’il emprunte à 7 auteurs, il insiste sur l’agitation
de ces blessés du crâne et sur leur désorientation; alors que la lucidité paraît conservée
quoique un certain état crépusculaire de la Conscience fût évident, les scènes de
combat sont les plus caractéristiques. Somme toute, il s’agit dans ces cas d ’états
oniriques proches, encore une fois, de ce que Lhermitte devait justement décrire
comme « hallucinose pédonculaire » dont on peut s’étonner que pour l’auteur ils
soient si rares. Il insiste sur la juxtaposition à ces états de délire de phénomènes
phantéidoliques rappelant les imageries fantastiques de J. Müller (p. 1313). Ces
images, dit-il, sont vécues avec une grande esthésie (vividité) mais contrastent avec
TRAUMATISMES CRANIO-CÉRÉBRAUX 477

l’absurdité (incongruité) des visions. Il préfère, dit-il, (1) mettre l’accent sur leur
Sinnfähigkeit (sensorialité) et leur Unsinnelichkeit (sans référence à la réalité) plutôt
que, comme le fait Jaspers, sur leur vividité (Leibhaftigkeit) et leur figuration imageante
( Bildhaftigkeit) ; car, dit-il, la perception elle aussi fournit des images figurées, et que
la Leibhaftigkeit (vividité) n ’a rien à voir avec la Sinnfähigkeit (capacité de percevoir
réellement les objets).
Examinant ensuite les cas « d'Halluzinose » (au sens, alors, de Wemicke, c’est-
à-dire de ce délire a minima et à forme acoustico-verbale), Kleist souligne « leur
rareté extraordinaire ». Tandis que le Delirium lui paraît être significatif d ’une lésion
du tronc cérébral, ces « Halluzinosen » lui paraissent liées à une pathologie temporale
(la « verbal Halluzinose » constituant à ses yeux un syndrome délirant paranoïde).
— Quant aux Hallucinations corticales, Kleist rappelle que ce sont précisément
les Hallucinations qui, d’après lui, correspondent aux phénomènes d ’excitation
dans la sphère optique ou acoustique que nous avons exposée plus haut.

Les Hallucinations dans la phase aiguë post-traum atique. —


Les syndromes psychopathologiques aigus contemporains du choc trauma­
tique sont naturellement caractérisés par des états confusionnels où la compo­
sante stuporeuse domine généralement l ’expérience onirique. Celle-ci, d ’ailleurs,
affecte une forme plus fabulatoire q u ’hallucinatoire, l’expérience vécue étant
celle qui correspond spécifiquement aux Psychoses de Korsakov aiguës (amné­
sie de fixation, désorientation, fabulation, fausses reconnaissances). Benon
en France et P. Schröder en Allemagne, avaient depuis longtemps attiré l'atten­
tion sur cette forme de troubles psycho-traumatiques. Depuis lors, de nombreu­
ses observations ont été publiées (R. Angelergues et H. Hécaen, Friedman et
C. Brenner, 1945) (2). K. P. Kisker (1960) a insisté sur le tableau clinique de
cette confabulose (9 cas sur 95 observations) qui, pour G. Zillig (3), manifeste la
souffrance du tronc cérébral. Mais il est vrai aussi que des états plus nettement
oniriques et parfois ressemblant à l’hallucinose pédonculaire peuvent s’observer.
Plus généralement, il s’agit d ’états ressemblant au delirium des alcooliques.
C ’est, en tout cas, dans ce sens que P. Lienhard (4) a analysé la structure
délirante et hallucinatoire de ces psychoses traum atiques aiguës que tous les1234

(1) Nous ne craignons pas d’exposer ici dans ses détails et malgré ses difficultés non
seulement de traduction mais de conceptualisation, l’analyse de K leist, ne serait-ce
que pour démontrer une fois de plus dans quel dédale se perd une psychologie de
la perception qui entend la réduire à ses éléments. De telle sorte, que là où on prétend
apporter plus de clarté on introduit plus de confusion. Il est clair pourtant que ce
que vise ici la description de K l e is t , c’est la phénoménologie même des phantéidolies
(cf. plus loin).
(2) A. P. F riedman et C. B renner , Amnesie confabulatory Syndrom following
head injury. Amer. J. Psychiatry, 1945, 102, p. 61-66.
(3) G. Z illig , Zur Symptomatologie traumatischen Psychosen mit expansive
Syndrom. Nervenarzt, 1941, p. 145.
(4) « Untersuchungen zur Struktur der akuten himtraumatische Psychoses ».
Arch. Suisses de Neurologie et de Psychiatrie, 1954, 74, p. 288-307.
478 PATHOLOGIE CÉRÉBRALE ET HALLUCINATIONS

auteurs s’accordent en général pour rapporter aux lésions par contrecoup des
formations méso-diencéphaliques. Sans doute arrive-t-il aussi que les troubles
de la Conscience soient d ’un niveau encore plus élevé et se constituent en
simples états d ’ahurissement ou de sidération, ou de « Groggy state » (tel que
Reisch et La Cava l ’ont décrit chez les boxeurs); mais c ’est vraiment p ar abus
de langage que l’on parle alors d ’états crépusculaires (W. Staube, 1963). Fré­
quemment, c ’est la dépression, l’angoisse ou l’excitation m aniaque avec leur
halo de « Pseudo-hallucinations » qui occupent le premier plan du tableau
clinique psychopathologique.

L es Hallucinations dans les séquelles post-traum atique. —


Mais il est surtout intéressant de noter les « séquelles psychiques » post-trau­
matiques dans leurs relations avec les Hallucinations. Comme nous l’avons
rappelé plus haut en rapportant les observations de Kleist des « syndromes
hallucinatoires » apparaissent dans les encéphalopathies traum atiques, et sur­
to u t quand elles sont compliquées d ’affaiblissement intellectuel ou d ’épilepsie.
Sur le fond du « Psychosyndrome organique » (Bleuler) des déficiences
lacunaires ou du déficit global qui caractérisent les blessés du crâne à séquelles
psychiques évolutives ou même simplement durables, une multitude de tra­
vaux ont m ontré q u ’il existe chez beaucoup de ces « trépanés », épileptiques,
confus ou déments post-traumatiques, des t r o u b l e s d e s p e r c e p t i o n s . Les
travaux qui ont appliqué l’épreuve du Rorschach aux traumatismes craniaux
sont innombrables (comme il est loisible de le constater en se rapportant à
certains d ’entre eux : O. L. Zangwill, 1945 ; Aita, Reitan et Ruth, 1947 ; Rei-
tan, 1955 ; L. Ferro, 1955 ; F. Introm a, 1959, etc.). Les nombreuses études
de H. Busemann (1) publiées dans plusieurs Revues de langue allemande lui
ont permis d ’approfondir ce q u ’il pouvait y avoir à la fois de focal et de global
dans ces tableaux cliniques des psychoses post-traum atiques en général. Dans
leur travail consacré à l ’élucidation « des problèmes de l ’hallucinose et de l ’Hal­
lucination », M. Jaehn et D. Schneider (2) ont précisément étudié le cas d ’un
homme de 58 ans présentant une amaurose après un traum a crânien. D ’abord
dupe de ses Hallucinations il avait fini p ar « y croire ». Mais nous savons que
dans ces cas une modification de l ’activité psychique est nécessaire pour trans­
former le jugem ent asséritif en jugement de réalité, et c ’est probablem ent ce
qui était le cas au cours de l ’évolution des troubles.
Deux mémoires ont retenu à cet égard spécialement notre attention. Celui
de G. H. Fischer e t J. K rum pf (3) où, sans attendre trop du diagramme (d’une
complexité déconcertante) où ils « synthétisent » l ’articulation de toutes les
modifications de la personnalité de ces patients — en se rapportant au para­
graphe consacré aux troubles de la perception (p. 390-393), on pourra se rendre
compte com m ent en recourant à l’expérimentation à l ’aide du tachistoscope 123

(1) H. B u se m a n n , Nervenarzt, 1947,18, p. 1 et Arch.f. Psych., 1948, p. 179.


(2) Cahiers de Psychiatrie de Strasbourg, 1949, 7, p. 140.
(3) Arch. f. Psych., 1949, 183, p. 382-401.
TRAUMATISMES CRANIO-CÉRÉBRAUX 479

et des lunettes à prismes ils ont pu m ontrer une tendance aux illusions optiques
dans 82 % de leurs sujets et des synesthésies dans 38 % des cas. — Celui de
K. graf von Hoyos (1) est plus intéressant encore en m ontrant que le défaut de
« Vorgestalten » dans la construction perceptive visuelle se rencontre chez tous
les blessés du cerveau, quel que soit le siège de la lésion traum atique. E. Bay (2)
avait depuis longtemps noté les troubles olfacto-gustatifs groupés dans une
même désorganisation de 1’« Oralsinn ».
C ’est donc sur ce fond de « déformation » du champ perceptif q u ’apparais­
sent le plus souvent des É id o lies . Elles se produisent le plus généralement
dans les auras épileptiques ; peut-être certaines migraines bizarres (3) peuvent-
elles conditionner aussi leur apparition quand elles existent, mais ce n ’est pas
toujours le cas. L ’observation de H. Eleintel (4) nous a paru plus particulière­
ment intéressante. Il s’agissait de l ’apparition dans le champ hémianopsique
d ’une image héautoscopique partielle (visage et buste que le sujet voyait
à l ’intérieur de lui-même et les yeux fermés ; en même temps, ce trau­
matisé du crâne avait des zoopsies lilliputiennes). Nous avons noté à pro­
pos des blessés observés par Kleist des phénomènes analogues. — J. E. Meyer
et L. Wittowsky (5) sont probablem ent les auteurs qui, depuis Kleist,
ont le mieux décrit et classé ces troubles sensoriels (Sinnentauschungen).
Pour eux, ils se produisent presque exclusivement dans la sphère visuelle (6).
Dans deux cas il s’agissait de photopsie; dans deux cas de métamorphopsies,
des paréidolies avec micropsies, des Pseudo-hallucinations de type J. Müller
(disent-ils, faisant allusion à l ’auto-observation des phantéidolies éprouvées
par le célèbre physiologiste). Dans deux cas il s’agissait d'Hallucinations
hypnagogiques avec tendances éidétiques anormalement marquées. Les
auteurs insistent aussi sur le fait que dans les autres cas il s’agit d ’un délire
onirique semblable à celui des alcooliques. — Cependant, G. de M orsier et
H. Feldman (1952) ont m ontré que ce type d ’Hallucinations s’associait par­
fois aux troubles du schéma corporel, les Hallucinations tactiles ou auditives
ne se produisant généralement que sous forme de phantéidolies. — G. Amler
(1959) a consacré un im portant travail aux « hallucinoses haptiques » au cours 123456

(1) Kogrof Von H oyos. Ueber tachistoskopische Untersuchungen am Hirnverlatzen.


Arch. f Psych., 1949, 182, p. 704-712.
(2) Ueber die Bedeutung der Richprüfung für die Beurteilung von Kommotnonsfol-
gen. Nervenarzt, 1939, p. 142-168.
(3) W. D. Ross (Archiv. Neuro. Psychiatry, 1944) en signale quelques cas. Certains
auteurs ont étudié les migraines ophtalmiques dans leurs rapports avec les Halluci­
nations à type surtout éidolique (C. L ip m a n , 1952).
(4) H. H e in t e l . Heautoscopie bei traumatische Psychosen. Arch. f . Psych., 1965,
206, p. 727-734.
(5) J. E. M eyer et L. W ittowsky . Akute psychische Störungen als Himopera-
tionsfolgen. Arch. f . Psych., 1951, 187, p. 1-38.
(6) Rappelons cependant ce que nous avons déjà dit supra, sur les protéidolies
acoustiques dans leurs rapports avec l’amputation du champ perceptif auditif.
480 PATHOLOGIE CÉRÉBRALE ET HALLUCINATIONS

des lésions traum atiques du thalamus — Parfois, comme dans l ’observation


de G. de Morsier et H. Feldman (1952) l’encéphalopathie traum atique se
manifeste p ar des troubles du schéma corporel dans une atmosphère oniro-
visuelle qui fait poser à ces auteurs le problème des lésions des voies et cen­
tres spécifiques ou non spécifiques. Mais les syndromes phantéidoliques qui
se glissent dans les déficits partiels ou paroxystiques ne sont pas la seule moda­
lité hallucinatoire des encéphalopathies post-traumatiques.
Il existe en effet des e x p é r ie n c e s d é l i r a n t e s o n i r i c o - h a l l u c i n a t o i r e s
qui peuvent survenir le plus souvent à titre de manifestations épisodiques
de l’épilepsie ou au cours de syndromes de Korsakov ou korsakovoïdes
(1). Ces crises hallucinatoires transitoires aiguës ont été étudiées par
l ’école de langue allemande sous le nom de « Durchgangsyndrom » (H. H. Wieck
dans une série de travaux (2), 1961). Pour H. H. Wieck il s’agit d ’états plus
ou moins durables, plus ou moins polymorphes aussi auxquels Fr. Reimer
(1970) n ’hésite pas à rapprocher de ce q u ’il appelle les Halluzinoses visuelles
plus ou moins korsakowoïdes qui se glissent dans le tableau clinique des
« Organische Psycho-Syndrom » décrits p ar E. et M. Bleuler.
Q uant à l’existence (toujours discutable) de p s y c h o s e s d é l i r a n t e s e t h a l ­
elle constitue une éventualité pour le moins excep­
l u c in a t o ir e s c h r o n iq u e s ,
tionnelle et c’est sous le nom de délire paranoïde ou de schizophrénies que ces
observations sont généralement présentées. Certains auteurs ont insisté sur le
caractère interprétatif de ces Délires (Capgras et Bessière (1918)— et H. Claude,
A. Borel et P. Abely, 1924 ; puis L. M archand et coll. (1933) en ont rapporté des12

(1) Depuis l’observation de K aberlah (1904), de R. B enon (1913) et celles qui


ont été publiées au cours de la guerre 1914-1918 (G. R oussy et J. L hermitte, L e H uche
Thèse, Paris, 1920) ou ultérieurement (H. C laude , L. Le G uillant et P. M asquin
(1932), A lliez , M ouren et P. C arcassonne, etc.), certains auteurs comme P. S chrö ­
der ont étendu peut-être excessivement cette notion. En ce qui concerne les rapports
de ce Syndrome de Korsakov post-traumatique avec les Hallucinations, la plupart
des auteurs classiques n ’en font guère mention. L e H uche (1920) après le travail
qu’il avait publié avec R. B enon , Traumatismes crâniens et psychose de Korsakoff,
Arch. suisses N. et P., 1920, 7, p. 316-322 distinguait aussi soigneusement que possible
délire hallucinatoire et fabulation; mais il est bien difficile de séparer radicalement
l’Hallucination dans beaucoup de cas de l’onirisme au sein de la Conscience « korsa-
kovoïenne » (R. A ngelergues, Rapport au Congrès Psych. et Neurol, de Strasbourg,
1958). L. B ener, C urran et Schilder (1938) avaient d ’ailleurs particulièrement
insisté dans les psychoses de Korsakov traumatiques sur les troubles de la perception.
On trouvera dans l’ouvrage de Fr. R eimer (p. 30-33) des observations qui montrent
l’intime liaison de l’Hallucination visuelle et de la confabulation.
(2) H. H . W ieck . Uebersicht bei Raumbeengender intrakraniellen Prozessen. Acta
Neurochirurgica, 1959, 7, 403 et Zur klinischen Stellung des Durchgangsyndroms.
Arch. suisses Neuro et Psych., 1961, p. 88-409.
TRAUMATISMES CRANIO-CÉRÉBRAUX 481

cas (1). D ’autres auteurs ont souligné leur caractère im aginatif (J. Delay
et coll., Ann. Méd.-Psycho., 1965, 1, 118 et J. Delay et S. Brion, Le Syn­
drome de Korsakoff, Paris, Masson, 1969). Tous ces faits — encore une fois
contestés le plus souvent et par leurs observateurs mêmes — constituent
une éventualité, elle, incontestablement rare. Les travaux sur ce point
(V. Micheletti (2), 1963 et] J. Alliez et J. Sormani, 1967) permettent de
se faire une idée des controverses q u ’ils ont suscitées. D ’après ces derniers
auteurs, on peut réunir une trentaine d ’observations q u ’ils ont soigneu­
sement classées. Et nous voici, comme pour les encéphalites, les tumeurs
cérébrales, etc., confrontés de nouveau au problème des psychoses sympto­
matiques et des psychoses essentielles (ou endogènes). La plupart des auteurs
répugnent à l’idée d ’assimiler ces psychoses délirantes et hallucinatoires
paranoïdes, systématisées ou schizophréniques qui « se rencontrent » de temps
en temps et peut-être fortuitem ent dans les séquelles psychiques des blessés du
cerveau avec les psychoses pures de la Psychiatrie classique. Ils ont probable­
ment raison, mais, là encore, nous devons rappeler que sauf un a priori discu­
table certains faits sont troublants. Citons comme celui qui dans la littérature
nous a le plus intéressé, celui de R. Ebtinger et R. D urand de Bousingen (3);
l ’observation en est très détaillée et approfondie et laisse effectivement per­
plexe... G. de M orsier (1969) fait état également de six cas de « schizophrénie
traum atique » avec phénomènes hallucinatoires variés bien propres à entretenir
cette perplexité.
— Nous devons enfin signaler que ce chapitre des troubles hallucinatoires
dans les traumatismes cranio-cérébraux doit être complété p ar les références
de ce qui se passe dans les traumatismes opératoires neuro-encéphalo-chirur-
gicaux. Il y a déjà longtemps que F. G. von Stockert (4) et que J. E. Meyer et
Wittkowsky (5) ont signalé les formes « délirantes » et hallucinatoires de ces
séquelles post-opératoires. Et, ici, les observations de ce genre recoupent celles
des syndromes hallucinatoires spontanés. C ’est, en effet, quand les interven­
tions portent sur le méso-diencéphale que la réponse délirio-hallucinatoire
prend la forme d ’expériences oniriques. Mais il existe aussi des cas où des
Éidolies apparaissent (photopsies, paréidolies) que ces auteurs allemands ne
m anquent pas de rapprocher des Hallucinations de Johan Muller, oubliant
un peu celles du libraire Nicolaï...12345

(1) Ces observations se trouvent dans la Rev. Neurol., 1918, le Bull. Soc. Méd.
Mentale, 1924-1933. L’observation sur le Syndrome de Capgras (Illusions et Sosie)
publiée par W. J. W eston et F. A. W hitlock (1971) doit être ici mentionnée.
(2) V. M icheletti. Studio délia schizofrenie post-traimaticas. Rivista sper. Frenia-
tria, 1963, 32, p. 1033.
(3) R. E btinger et R. D urand de Bousingen , Cahiers de Strasbourg, 1958,
p. 11-32.
(4) F. G. von Stockert . Zentr. Neuro-chirurgie, 1938 et Pathophysiologie des
Gesichtpunkte zur Hirnlokalisation. Psychiatr. Neuro M ed. Psychol., 1949.
(5) J. E. M eyer et W ittkowsky . A r ch .f. Psych., 1951, 187, p. 1-38.
482 PATHOLOGIE CÉRÉBRALE ET HALLUCINATIONS

HALLUCINATIONS
ET LÉSIONS VASCULAIRES CÉRÉBRALES

Bien entendu, les foyers de ramollissement de la sylvienne et de la cérébrale


postérieure, soit de l’hémisphère dom inant, soit de l’hémisphère mineur par
les syndromes de déficit fonctionnel q u ’ils provoquent (aphasie, agnosie, asoma-
tognosie) et notam m ent dans les systèmes perceptifs (centres primaires et secon­
daires), ou encore les thromboses de l’artère basilaire p ar leurs foyers disséminés
dans le tronc cérébral, toutes ces lésions vasculaires sont responsables d ’un
certain nombre de troubles de la perception (notam m ent des Éidolies) et de
troubles de la Conscience (expériences oniriques, cf. à ce sujet R. G. Gola-
dec) (1). Tous les auteurs pensent être d ’accord avec F. Stern (1930) pour qui
ces Hallucinations sont assez rares dans l ’artériosclérose cérébrale (2). Sou­
vent, en effet, il s’agit de délires paranoïdes ou de fabulations dans lesquels les
phénomènes hallucinatoires ne se différencient pas nettement (Schulte, 1961 ;
E. A. Weinstein, 1970).
Quelques-uns de ces cas correspondent au délire onirique des vieillards
de Regis (cf. le rapport de H. H. Meyer à la réunion de la Société allemande
de Neurologie et de Psychiatrie consacrée à la circulation cérébrale, 1953).
Précisons aussi que la pathologie athéromateuse ou artérioloscléreuse (3) céré­
brale (4) avec son syndrome caractéristique de démence lacunaire, comporte
des crises ou des phénomènes hallucinatoires qui se classent naturellement dans
les deux grandes catégories d ’Hallucinations. L ’artériosclérose des petits
vaisseaux, selon U. de Giacomo (5), provoque des états confusionnels où
prédominent des troubles catatoniques et hallucinatoires. Les lésions
athéromateuses des gros vaisseaux, en provoquant des crises d ’épilepsie,
sont également susceptibles de provoquer tous les troubles paroxystiques
hallucinatoires et les délires propres à cette démence artériopathique.
Parmi les 8 observations de B. Coiffu (6), l ’observation n° 5 est assez
démonstrative d ’une expérience délirante confuso-onirique avec Hallucina­
tions auditives et délire de persécution. Les bouffées confuso-oniriques ont
souvent un caractère récidivant (claudication cérébrale intermittente à forme
mentale de Marchand). Pour R. Vallet (7), il y a lieu de noter la fréquence des
hallucinations visuelles dans les lésions artériopathiques occipitales et elles se
produisent dans le champ hémianopsique.1234567

(1) R. G. G oladec . Zeitsch. Neuropat., 1954, 54, p. 833-839.


(2) F. Stern , in Handbuch de Bumke, 1930, VIII.
(3) H. B arrat-L eulier . Thèse, Paris, 1945.
(4) L’observation de B. D. Z latan (Neurologia, Psihiatria, Neurochirrugia,
1966, 2, p. 113-120, en roumain) est suivie d ’une étude anatomo-pathologique.
(5) U. de G iacomo. Rivista Proq. Med., 1952.
(6) B. C oiffu . Thèse, Paris, 1958.
(7) R. Vallet . Thèse, Paris, 1967.
SÉNESCENCE CÉRÉBRALE 483

Parfois — et le plus souvent — c ’est au tableau de la presbyophrénie avec


ses fabulations et ses états oniriques subcontinus que s’apparentent ces psy­
choses hallucinatoires et délirantes provoquées p ar des lésions vasculaires céré­
brales plus ou moins diffuses.
Enfin, on a signalé aussi des psychoses hallucinatoires contrastant avec
une certaine intégrité du fond mental. C ’est probablem ent le cas des 30 Psy­
choses hallucinatoires chroniques notées par J. Botton (1) parm i les 862 cas
d ’artériosclérose examinés p ar lui au point de vue neuropathologique.
Mais les hémorragies cérébrales des artères lenticulo-striées, par les
hématomes intracérébraux massifs ou à topographie lobaire qui en résultent,
produisent après l ’ictus des désintégrations fonctionnelles partielles ou globales
correspondant, soit à des Éidolies (2) des divers champs perceptifs, soit à des
expériences hallucinatoires surtout à caractère confuso-onirique.

HALLUCINATIONS ET SÉNESCENCE CÉRÉBRALE

Tous les cliniciens ont depuis longtemps noté la tendance des vieillards
aux Hallucinations (notamment aux Hallucinations visuelles). Il est exact,
en effet, que la plupart des auto-observations célèbres de phantéidolies qui
constituent le fameux Syndrome de Charles Bonnet (Ch. Lullin, Johann Müller,
Ernest Naville, etc.) sont celles de vieillards, et souvent de grands vieillards
atteints de lésions des appareils sensoriels et peut-être de lésions athéromateuses
des vaisseaux cérébraux. De par ailleurs, les psychoses séniles com portent aussi
tous les délires — mais peut-être davantage (Séglas, Ritti, Kraepelin, Sur-
stner, Kleist, Runge) des Hallucinations, notam m ent chez les vieillards atteints
de troubles sensoriels (amaurose, cataracte, surdité, etc.). Lasègue aurait noté
la fréquence chez eux d ’Hallucinations visuelles, fait que H. Jacob (3) a
confirmé dans son étude des Psychoses d ’involution malignes.
Les phantéidolies visuelles (Syndrome de Ch. Bonnet) ou acoustiques s’ob­
servent particulièrement dans les ophtalmopathies (cataracte) et chez les sourds,
mais aussi dans les syndromes focaux à type d ’agnosie, visuelle, d ’alexie, d ’hémia­
nopsie (C. G. Routsonis, 1966), de troubles perceptifs acoustico-verbaux (quel­
quefois, mais rarement, dans les aphasies) ou de distorsions du schéma corporel.
L ’observation de la malade Gertrude H. de Fr. Reimer (1970) peut être ajoutée 123

(1) J. Botton. E ncéphale, 1955, p. 350-396.


(2) L’observation de K. C onrad , in P sy c h ia trie d er G egen w art, 1960, est parti­
culièrement intéressante. Il s’agissait d’une « Halluzinose » auditive chez un vieillard
de 76 ans, sourd depuis l’âge de 10 ans mais dont les Éidolies acoustico-verbales
n’apparurent qu’après un ictus.
(3) H. J acob . Differential Diagnose perniziöse Involutionpsychosen presenile
Psychosen. A r c h . f P sych ., 1960, 2 0 1 , 17.
484 PATHOLOGIE CÉRÉBRALE ET HALLUCINATIONS

à la longue série de cas publiés que G. de M orsier tient pour généralement symp­
tomatiques de lésions centrales. De ces troubles somato-gnoso-éidoliques peuvent
être rapprochés les Hallucinations haptiques et le « délire dermatozoïque »
(cf. p. 246-247) qui s’observent le plus souvent aussi chez les gens âgés. Il est
bien évident que la sénescence au sens le plus large du term e et avec ce q u ’elle
comporte de détérioration fonctionnelle à tous les niveaux du système nerveux
central et périphérique, est un facteur favorisant pour l’éclosion des Halluci­
nations et particulièrement des Éidolies hallucinosiques. L ’étude psycho­
pathologique de W. F. Bronisch (1) (1 vol., Stuttgart, éd. Enke, 1962) est, à
cet égard, pleine d ’intérêt.
C ’est au cours des atrophies cérébrales (2) et notam m ent dans la maladie
d ’Alzheimer que l ’on peut parfois observer ces phénomènes. Dans un cas de
Lhermitte (atrophie à type occipital avec cécité corticale et anosognosie) il
existait une imagerie visuelle très active. P ar contre, dans les maladies de Pick,
les troubles psycho-sensoriels sont assez exceptionnels, même dans les formes
d ’atrophie occipitale (Pick, Rosenfeld, Pötzl) où il existe de gros troubles agno-
siques, tels précisément que tout se passe comme si dans ces cas le trouble
négatif était si intense q u ’il ne permet plus d ’activité illusionnelle ou hallucina­
toire. Dans les formes fronto-temporales avec altération du langage, H om
et Stengel (1930) et Pötzl (cités p ar C aron dans sa Thèse, 1934), le délire et les
Hallucinations ont été signalés. D ’après N. F. Chakm atov (3), les Hallucina­
tions visuelles s’observent dans les atrophies type Pick ou Alzheimer, surtout
dans les formes avec agitation et troubles de la Conscience. Fr. Reimer
(1970) rapporte (cas n° 8, p. 19) une observation de maladie de Pick avec
Hallucinations visuelles. L ’étude récente (1970) de J. M. Gaillard (4) montre
bien que les divers niveaux du schéma corporel (représenté, connu ou vécu
au niveau intrasymbolique) se manifestent parfois notam m ent dans les cas
d ’Alzheimer par des troubles agnosiques qui engendrent des illusions très voi­
sines des phantéidolies dans l ’espace spéculaire désorganisé.
Quant aux délires plus ou moins systématisés ou fantastiques de la sénilité,
ils com portent naturellement une vive activité hallucinatoire. C ’est le cas notam ­
ment du fameux délire systématisé de Séglas (1888) et Ritti (1895) qui se cons­
titue souvent, d ’après Furstner (1889) chez les sujets atteints de surdité. Le
délire de préjudice de Kraepelin (1910) comporte, ou même implique, l ’activité
hallucinatoire (Les malades, dit Kraepelin, accusent leur entourage de leur 1234

(1) W. F. B ronisch . D ie p sych isch er Störungen der alteren M enschen, Stuttgart,


éd. Enke, 1962, 1 vo l.
(2) E. A lbert (1960) a publié un beau cas d ’hallucinose avec trem blem ent de
caractère héréditaire sur la base d ’un contrôle anatom ique. A rchiv, f . P sy c h ., 1960,
200, p. 412.
(3) N. F. C hakmatov. Sur les tableaux cliniques observés au cours des maladies
d’Alzheimer et de Pick. J. n evropat. P sy c h ia tr., 1964, 64, p. 265.
(4) J. M. G aillard . La désintégration du schéma corporel dans les états démen­
tiels du grand âge. J. de P sych o l., 1970, p. 443-472.
SÉNESCENCE CÉRÉBRALE 485

jouer des tours, de pénétrer chez eux, de les voler) malgré l ’opinion de Kraepelin
lui-même qui tenait les troubles psycho-sensoriels pour rares et qui, disait-il,
« quand ils existent sont plutôt juxtaposés au délire ». La paranoïa d ’involution
de Kleist est p ar contre caractérisée par cet auteur par la fréquence des Hallu­
cinations et des idées de grandeur. On comprend, dès lors, que ces cas s’appa­
rentent à ceux que Albrecht avait décrits sous le nom de « paraphrénie présénile »
ou que Serko (1919) et Halberstad (1932) avaient décrits sous le nom de « para­
phrénie du grand âge », ou encore à tout le groupe des schizophrénies tardives
(Kryspin-Exner, 1924) dont l’étude a été reprise plus récemment (1) sur les psy­
choses paranoïdes hallucinatoires tardives. Mais tout cela est si connu — plus
p ar l’expérience quotidienne de la clinique bien sûr que par la référence à ces
travaux descriptifs dont beaucoup sont désuets, q u ’il nous paraît inutile d ’y
insister.
Un fait demeure en effet : c ’est que le « cerveau sénile » est délirant et que
sa pathologie est fréquemment hallucinatoire, soit sous forme de production
éidélique, soit sous forme de structures délirantes plus ou moins systématisées
ou fantastiques. A cet égard, ce que nous venons de rappeler plus haut de la
forme presbyophrénique de la Démence sénile doit être rappelé encore, car
le presbyophrène présente essentiellement les caractéristiques de la Conscience
korsakowoïde qui, saturée d ’imaginaire, s’actualise dans des expériences oniri­
ques, surtout nocturnes.

*
* *

Ainsi, dès que nous envisageons le problème des relations naturelles que sou­
tiennent entre elles la pathologie du cerveau et l ’activité hallucinatoire dans la
perspective de tel ou tel processus étio-pathogénique, nous ne pouvons pas
ne pas être frappés de deux choses. La première, c’est que la plupart des auteurs
en confondant les deux grandes catégories d ’Hallucinations(Éidolies, Hallucina­
tions délirantes), apportent plus de désordre que d ’ordre dans leur descrip­
tion rendue généralement, de ce fait, chaotique. La seconde, c ’est que les
divisions naturelles des Hallucinations en ces deux grandes catégories éclatent
avec évidence, car pour les encéphalites diverses comme pour les tumeurs
cérébrales, comme pour les traumatismes craniaux, les lésions vasculaires
ou la sénescence du cerveau, c ’est toujours sous forme de deux manières
d ’halluciner que se présentent les Hallucinations : celles qui, en quelque sorte,
extérieures au champ de la Conscience, sont rejetées hors de la réalité — celles
qui, dépendant d ’une désorganisation d e l’être conscientetdu système de la réalité
dont il est le gardien, posent comme telles de fausses réalités. La pathologie céré-1

(1) K. J anzarik. Altersschizophrenie. N e rv e n a rzt, 1957, 28, p. 535. On consultera


aussi les travaux de l’école Scandinave (R. H olmboe et C. Astrup, 1957; L. Eitin-
ger, 1957; C. A strup et coll., 1962) dont la bibliographie est exposée dans l’ouvrage
de N ils Retterstol. P ro g n o sis in p a ra n o id P sych o ses, Oslo-Universitätforl., 1970.
486 PATHOLOGIE CÉRÉBRALE ET HALLUCINATIONS

braie en provoquant, soit des désintégrations fonctionnelles des systèmes percep­


tifs, soit en désorganisant le champ de la conscience et, secondairement, le sys­
tème de la personnalité, expose à nos yeux le modèle même de la pathologie des
Hallucinations pour autant que celles-ci apparaissent précisément comme des
effets de la désorganisation des fonctions psycho-sensorielles instrumentales
ou de la désintégration du « corps psychique », c ’est-à-dire de l ’activité d ’inté­
gration q u ’assure l ’architectonie du cerveau.

N O T IC E B IB L IO G R A P H IQ U E

1° En ce qui concerne les G é n é ra lité s du problème M orsier (G. de). — Étude sur les Hallucinations.
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ictali in tumor endocranici il loro valore localizza- dans ce chapitre à la bibliographie des travaux sur les
toria. // L a v o r o n e u ro p sic h ., 1959, 2 5 , 179-322. Hallucinations de 1950 à 1971.
!
C H APITRE II

A F F E C T IO N S CÉRÉBRALES.

H A L L U C IN A T IO N S ET É P IL E P S IE

Tous les faits plus ou moins patents que nous venons d ’exposer et qui posent
le problème des relations entre Hallucinations et pathologie cérébrale, tous ces
faits sont pour ainsi dire présentés dans leur ordre naturel et, par conséquent,
validés p ar tout ce que nous savons de la psychopathologie de l’Épilepsie.
Il nous est arrivé bien souvent de dire que si les hommes ne rêvaient pas
il n ’y aurait pas de maladies mentales ; nous pouvons dire tout aussi « naturel­
lement » que si les hommes ne portaient pas dans l ’organisation même de leur
système nerveux la possibilité de sa désorganisation « comitiale » ou « ictale »,
il n ’y aurait pas non plus de maladies mentales. E t c’est évidemment en ce sens
que l ’ont peut attribuer à Hughlings Jackson le mérite d ’avoir fondé la science
psychiatrique sur le modèle des dissolutions de l ’être conscient. Certes, nous
avons pu nous-mêmes (comme nous le préciserons dans le chapitre III de la Sep­
tième Partie) à cette intuition fondamentale que le grand Neurologiste anglais
avait illustrée par des exemples tirés justement de l ’épilepsie, ajouter quelque
chose qui est précisément une vue panoramique et une analyse spectrale de
tous les niveaux de désorganisation de l’être conscient ; mais, c ’est, en dernière
analyse, l’étude de la maladie épileptique qui constitue la clé de voûte de la Psy­
chopathologie. Cela vaut aussi bien pour la série des psychoses aiguës des états
plus ou moins profonds d ’inconscience (où la chose est évidente) que pour
les psychoses chroniques et les névroses où elle n ’est évidente en quelque sorte
q u ’au deuxième degré, lorsque les Délires et les formes d ’existence névrotique
ont eux-mêmes été soumis à une réduction phénoménologique qui les fait appa­
raître comme des formes de la désorganisation du Moi qui est une autre manière
d ’être inconscient. Que si on entend contester cette assertion tenue pour pure­
ment dogmatique ou verbale, on veuille bien se rapporter à l’étude clinique
minutieuse et prolongée d ’un groupe d ’épileptiques. On y verra alors que tout
ce que nous avons tiré de l’épilepsie (non pas seulement de la crise convulsive
qui n ’en constitue que le paraphe d ’authenticité mais de toute la gamme
des états psychopathologiques qui s’ordonnent dans la Conscience et l’exis­
tence épileptiques) dans l'Étude n° 26 que nous lui avons consacrée dans notre
ouvrage sur la Déstructuration de la Conscience, on y verra que cette vision kaléi­
doscopique du champ de la Psychiatrie passant par le prisme de déformation
490 ÉPILEPSIE ET HALLUCINATIONS

de l’être conscient dont l’épilepsie constitue le modèle, constitue le fondement


même de la Psychiatrie.
E t les Hallucinations apparaissent alors dans cette phénoménologie qui
par-delà l ’épilepsie nous renvoie au phénomène sommeil-rêve, et par-delà
le sommeil-rêve aux rapports de l’Inconscient et de l ’Être conscient dans la
véritable physionomie clinique de leurs rapports ou dans la dram atique dia­
lectique pascalienne, dostoïewskienne, nietzschéenne de l ’être et du paraître.
Rien d'étonnant, dès lors, que lorsque nous essayons de saisir le point
d ’articulation de l ’Hallucination sous toutes ses formes et à tous ses degrés
avec la pathologie cérébrale, ce soit précisément l’épilepsie qui nous fait les
réponses les plus claires.

L e s É id o lie s c o m itia le s . — Le processus de synchronisation s’annonce


souvent par la projection d ’images sur les écrans sensoriels des divers systèmes
perceptifs. Il s’agit là d ’un travail « partiel » et en quelque sorte « périphérique »
dont les productions éidoliques constituent en tan t que fragments de rêve les pre­
mières manifestations du processus qui bouleverse les couches les plus autom a­
tiques du vécu. Et nous rencontrons ici la phénoménologie des auras (1) qui nous
renvoie affectivement à celle des phantéidolies, ces sortes de rêves fragmen­
taires ou d ’Hallucinations hypnagogiques. Mais les auras com portent aussi
l ’apparition d ’Éidolies plus élémentaires et quasi ponctuelles (protéidolies), car
comme nous aurons l’occasion d ’y insister, si les protéidolies ne com portent
pas nécessairement des phantéidolies, inversement les phantéidolies s’accom­
pagnent assez souvent de protéidolies, comme cela se vérifie notam m ent dans
les effets des substances hallucinogènes (v. p. 1305).
Les analyses de W. C. Weber et R. Jung (1940) et surtout celles de P. Schmidt
(1951), ont beaucoup approfondi la structure phantéidélique de ce phénomène
si étrange que H. Jackson dès ses premières observations et dans ses Croonian
Lectures (1863-1899) avait déjà si merveilleusement décrit en le rapportant
au travail du rêve. Pour W. C. Weber et R. Jung, l ’aura hallucinatoire est
incapable de se constituer en perception complète et, à plus forte raison, même
si elle se présente comme figuration, de constituer un événement. Les images
qui apparaissent dans ce vécu portent en effet le plus souvent dans leur figu­
ration les caractéristiques d ’une présentation altérée dans ses formes (c’est
toute la structure négative, le halo de troubles, de la Gestaltisation sensori-
cinétique des qualités formelles instinctives, spatiales et temporelles (K. Conrad,
1958, E. Meurice (2), J. M. Burchard, 1965, P. M ouren et A. Tatossian, 1962)
que reflètent les déformations du perçu — fût-il esthésique — de ce vécu),
comme elles projettent dans leur représentation le travail du rêve, mais d ’un
rêve partiel. C ’est ainsi que l’on a pu décrire des Hallucinations hémianop- 12

(1) L’identité de ces « crises » hallucinatoires avec ce que l’on observe lorsqu’on
excite le lobe temporal a été encore tout spécialement soulignée par S. F erguson
et coll. (1969).
(2) E. M eurice . Encéphale, 1959, p. 66-77.
ÉIDOLIES COMITIALES 491

siques au cours d ’auras (Robinson et W att) (1). D ’où les impressions fonda­
mentales d ’une expérience purement subjective et en quelque sorte pré-percep­
tive comme le dit P. Schmidt, qui se dégage de cette « convulsion psychique ».
L ’aura, ce « souffle étrange », fait tourbillonner dans le chancellement du champ
perceptif des fragments de souvenirs qui s’agglutinent selon les lois mêmes de
la condensation et des substitutions symboliques des images qui « forment » la
représentation scénique du rêve.
Il est très difficile dans ce que l ’on appelle souvent les « crises hallucina­
toires » de distinguer les « auras », les « équivalents », les crises psycho-motrices
temporales, tous phénomènes paroxystiques entraînant une production hallu­
cinatoire le plus souvent de type éidolique. Car, en effet, nous avons en vue ici
dans ce paragraphe des « apparitions », des « figures », soit à type de fragments
de rêve (phantéidolies), soit à type d ’hallucinations élémentaires (protéidolies),
et non les « états oniriques » dont nous parlerons plus loin. Mais l’hétérogé­
néité de toutes ces modalités hallucinosiques est telle, q u ’elle défie toute des­
cription ordonnée, toujours pour la même raison : c ’est que la plupart des
auteurs les observent et les rapportent sans tenir compte de ces différences
structurales. Nous nous contenterons donc de rappeler d ’abord l ’importance
des « uncinate fits » (crises de l ’uncus, cc dreamy States ») comme type même
de l’aura ou de la crise abortive à type phantéidolique, puis de faire état de
la grande variété des Éidolies hallucinosiques qui surviennent à titre d ’auras
ou d ’équivalents des crises comitiales en insistant encore sur leur fréquence
dans l’épilepsie à type temporal.
La crise de l'uncus dans ses formes typiques d ’état partiel de rêve accom­
pagnant une forte odeur hallucinatoire, avec sensations insolites, sentiment
d ’étrangeté, visions de souvenirs reviviscents ou de scènes plus ou moins
complexes, a déjà fait l’objet d ’une étude spéciale (cf. supra, p. 356-359) et le
lecteur en trouvera facilement des analyses approfondies dans les travaux qui
leur sont consacrés (2). Nous désirerions simplement ici rappeler que pour
W. Penfield ce type de crise hallucinatoire se rencontre dans l’épilepsie spon­
tanée comme dans les excitations électriques temporales. Dans son travail en 12

(1) R obinson et W att . B r a i n , 1947, 7 0 , 440.


(2) W. C. W eber et R. J u n g . « Ueber der epileptischer Aura ». Zeitschr.
f. d. q. Neuro, undPsych., 1940,1 7 0 , p. 211-215. P. S chmidt . « Conscience et convul­
sions psychiques dans quelques états épileptiques ». Thèse, Paris, 1950. Henri E y .
« Études Psychiatriques », tome III, p. 526-550. Dans l’analyse structurale de l ’aura
nous avons mis en évidence cette originalité de l’expérience qui s’établit à un niveau
pré-perceptif dans le « fossé » qui se creuse dans le champ perceptif de la réalité,
comme refoulée sans disparaître, par le vertige d ’un onirisme partiel. Nous ne reve­
nons pas ici sur tout ce que nous avons déjà exposé des auras et équivalents et crises
temporales en rappelant les fameuses descriptions de H. J ackson et K. W ilson .
Rappelons simplement trois travaux français importants publiés depuis 20 ans : le
travail de P. S chmidt (1950), l’article de C ossa et M artin (1951) et la thèse de
M. A udisio (Paris, 1959).
492 ÉPILEPSIE ET HALLUCINATIONS

collaboration avec S. M ullan (1959), il a groupé 217 cas dont la plupart étaient
des « dreamy States » spontanés (1). De son côté, Tosten Bingley (2) indique
que parm i les symptômes provoqués p ar les gliomes tem poraux, ces états de
« dreamy States » ont été observés dans 32 % ; pour cet auteur, les odeurs
hallucinatoires se rencontrent plutôt quand l ’épilepsie n ’est pas d ’origine
tum orale. S. Mullan et W. Penfield de leur côté soulignent que lorsque l ’expé­
rience vécue comporte une forte charge émotionnelle, il y a moins de figurations
hallucinatoires et plus de sentiment d ’étrangeté. Enfin pour ce qui concerne
l’analogie et l’expérience du « dreamy state » de la crise de l’uncus avec l’expé­
rience psychédélique, B. E. Schwarz et coll. (1958) ont tenté de renforcer par
la mescaline et le L. S. D. l’expérience spontanément vécue sans y parvenir.
En dehors de ces « crises temporales » bien caractérisées, on observe sou­
vent des hallucinations à type de phénomènes isolés, soit au cours d ’accidents
comitiaux intercritiques ou critiques (équivalents, épilepsie larvée, crises psycho­
motrices), soit dans des formes au cours de formes dites alors sensorielles de
l ’épilepsie « bravais-jacksonienne ».
Enfin un problème soulevé par W. Penfield et ses élèves a été longtemps
discuté; celui de savoir si ces crises de l’uncus surviennent seulement comme
symptômes de lésions temporales de l’hémisphère non-dominant. D ’après
M. Baldwin (1960), il n ’en est rien, et il a pu p ar des excitations temporales
profondes obtenir des « réponses psychiques complètes » d ’un côté comme
de l’autre.
On ne compte pas, en effet, les cas où dans des absences avec pâleur,
automatismes psycho-moteurs mais « avec un minimum de troubles de la
conscience » apparaissent des phantéidolies. D. W. M ulder et coll. (1957) ont
confirmé ce que les anciens auteurs avaient déjà noté quant aux caractéristiques
cliniques de ces images hallucinatoires : répétition, brièveté, automatisme
involontaire et stéréotypé. Elles sont souvent visuelles (d’après Ramamusthi,
1965 (3), on les rencontre dans 6 % des crises focales). Parfois il s’agit surtout
de protéidolies, de phénomènes photopsiques (O. Pôtzl et W. Schober (4),
couleurs avec métachromatopsies complémentaires ; double vision dans les
cas de E. Meurice, 1951).
Dans la sphère auditive, la production d ’Éidolies acoustico-verbales est
plus rare. II est remarquable que dans leur travail sur l ’épilepsie et les troubles 1234

(1) S. M ullan et W. P enfield . Illusions of comparative interprétation and émo­


tion. A rch iv. N eu ro P sy c h ia try , 1959, 8 1 , p. 269-294.
(2) Torsten Bingley . « Mental Symptoms in temporal lobe epilepsy and temporal
lobe gliomas ». A c ta p sy c h . e t neurol. scan d., 1958, suppl. 120, vol. 3 3.
(3) R amamusthi. Focal fits. A rch iv. N eu ro lo g y, 1965, 12, p. 545.
(4) O. P ôtzl et W. Schober . Die epileptische Syndrom. II. Farbenvisionen in
einem Grenzfall zwischen Epilepsie und Migräne. N e rv e n a rzt, 1958, p. 533-537.
Rappelons à ce sujet que C. W. L ippman , 1951 et 1953, fait le même rapprochement.
ÉIDOLIES COMITIALES 493

du langage, H. Hécaen et R. Angelergues (1960) en font peu mention (1).


Ils signalent cependant que lorsque le paroxysme comitial affecte la forme de
l ’automatisme verbal, dans 19 % il existe, ou des troubles auditifs déficitaires,
ou des Hallucinations verbales. E. A. Serafetinides et Falconer (1963) (2)
font aussi une brève allusion à ces phénomènes en rappelant que pour W. Pen-
field il y a lieu de distinguer P « inappropriate speech », 1’ « irrelement speech »
et 1’« unirelated speech », troubles qui naturellement sont parfois très voisins
de l’activité hallucinatoire de ce type comme le fait rem arquer Critchley
(1960) (3) p ar les interférences auditives q u ’ils com portent. Il arrive d ’ailleurs
que les troubles aphasiques et paraphasiques (le fameux « arrest or aphasie
speech interférence » de Penfield) s’accompagnent uniquement de phantéidolies
ou de protéidolies visuelles (J. Boudouresques, J. Roger et H. G astaut, 1962) (4).
Enfin, le caractère musical de ces Éidolies acoustiques a été parfois noté
(T. A. Rennie, 1964) (5).
De par ailleurs, au cours de ces dernières années, J. B. Dureux et coll. (1959),
V. Ionasesco (1960), M. Oblin (1963), J. C. Kenna et G. Sedman (1965),
A. W. Epstein (1967) ont souligné l’importance des troubles du schéma cor­
porel (parmi lesquels on reconnaît facilement nos Somato-éidolies) dans les
crises temporales. Nous groupons ici ces quelques références bibliogra­
phiques (6) qui ne sont ni exhaustives, ni épuisées...
A ce sujet, J. E. Meyer (1959) dans son étude sur les états de dépersonna­
lisation (7) a très judicieusement fait remarquer que ces troubles, même asso­
ciés aux éidolies visuelles, ont un caractère partiel, en ce sens q u ’ils n ’intéressent
pas la Conscience du Moi (Ich-B ew usstsein ). Il semble bien avoir visé ainsi
l’ensemble des Éidolies qui se produisent au cours de ces crises comitiales1234567

(1) H. H écaen et R. A ngelergues. Épilepsie et troubles du langage. E ncéphale,


I960, p. 138-161.
(2) E. A. S erafetinides et F alconer . Speech disturbances of temporal scizures.
Brain, 1963, 86, p. 333-346.
(3) C ritchley . Encéphale, 1960, p. 134-137.
(4) J. Boudouresques, J. R oger et H. G astaut. Crises aphasiques subintrantes
et Epilepsie. R ev. Neuro., 1962, p. 381-393.
(5) T. A. R ennie . G u y ’s Hospital R ec., 1964, p. 143-152.
(6) J. B. D ureux et coll. Perturbations somato-gnosiques dans les cas d ’auras
épileptiques. R ev. N eu ro., 1951, p. 653-656. V. I onasesco. Paroxysmal disorders of
the body images in temporal epilepsy. A c ta scand. N eu ro-P sych ., 1960, p. 171-181.
M. O blin. Modifications du schéma corporel dans l’épilepsie. R e v . N eu ro., 1963,
108, p. 942-945. J. C. K enna et G. Sedman. Depersonalization in epilepsy. B ritish
J . o f P sy c h ., 1965, p. 293-399. A. W. E pstein. Body image alteration during scizures
and dreams of epilepsy. A rch . N eu ro lo g y, 1967, p. 613-619. R. Bulandra. Étude du
schéma corporel (Accidents vasculaires de l’hémisphère mineur). E ncéphale, 1971,
6 0 , 494-558.
(7) J. E. Meyer. Dreamy state and depersonalisation. A rch . f P sy c h ., 1959, 2 0 0 ,
p. 11-12.
Ey. — T r a ité d e s H a llu c in a tio n s. 17
494 É P IL E P S IE E T H A L L U C I N A T I O N S

incomplètes, quelles que soient leur sensorialité fondamentale ou leurs synes-


thésies.
Pour incomplètes ou fragmentaires que soient toutes ces Éidolies comitiales,
elles sont pour la plupart animées par la projection du travail du rêve. Car si
A. Beck et coll. (1956), D. W. Mulder et coll. (1957), M. Bergeron, Cl. Leroy
et Canner (1961) sont revenus (1), entre autres auteurs, sur l’importance de la
projection onirique dans les phantéidolies comitiales visuelles, il est bien
probable que ce travail onirique ou hypnagogique se retrouve dans l’élaboration
de toutes ces Éidolies comitiales.
Nous retrouvons encore ces ébauches ou préfigurations de rêve partiel dans
ces accidents en quelque sorte plus froids ou plus limités lorsque c’est seulement
un secteur du champ perceptif qui se sépare de la totalité du champ pour dormir
ou rêver dans l’agnosie, l’hémianopsie ou l’asomatognosie pures. Car ces
phénomènes dits généralement d’excitation cérébrale ne sont rien d’autres que
l’apparition des images que libère la désorganisation de l’analyseur perceptif
qui est altéré et en état de régression fonctionnelle plutôt que d’excitation.
Nous retrouverons ce problème de neuro-pathologie générale dans les chapitres
que nous consacrerons à la pathogénie des Hallucinations. Nous ne pouvons
décrire une fois de plus ici les Éidolies hallucinosiques (et notamment les pro-
téidolies) qui peuplent les champs perceptifs atteints par le processus de syn­
chronisation, par la dissolution de l’arousal propre à chaque champ perceptif
et qui font apparaître ces lueurs, ces formes, ces fragments de souvenirs, ces
images incongrues, ces airs de musique ou ces « paroles gelées » et énigma­
tiques qui sont comme les premières lueurs du rêve qui s’empare d’un ou de
plusieurs systèmes perceptifs. Le Sujet peut nous les raconter en se les rappelant
et peut aussi les raconter en les vivant (un malade de Marchand entendait et
disait entendre « tombera, tombera pas »... avant de s’écrouler).
Mais nous ne pouvons encore insister sur l’apparente mais fausse justifi­
cation de ces phénomènes éidolo-hallucinosiques dont s’emparent avec empres­
sement les théoriciens « mécanistes » de l’Hallucination. Comme il s’agit de
désintégrations partielles, ils les considèrent comme des phénomènes simples.
Et comme il s’agit d’expériences subjectives reproductibles par l’excitation
électrique, ils les considèrent comme le produit direct d’un processus d’exci­
tation. Or, il suffit de se rapporter aux expériences de W. Penfield et de son école
(cf. p. 943-959; et aux commentaires que fait à ce sujet R. Jung (P sychiatrie
der G egenwart, 1967, p. 475) pour être convaincu que l’excitation électrique du
cortex ou sous-corticale (telles que celles-ci ont été réalisées par J. M. Delgado,
1960, M. Baldwin, 1960, R. G. Bickford et coll., 1964, etc., sous contrôle
stéréotaxique) produit une expérience psychique complexe plus ou moins iden-1

(1) A. Beck et Th. G uthrie. Psychological significance of visual auras. Psycho-


somatic M ed., 1956, p. 133-142. D. M ulder et coll. Hallucinatory epilepsy. Complex
hallucinations as focal scizures. Amer. J. Psych., 1957, 113, p. 1100-1102. M. Ber­
geron, Q. L eroy et C anner. Le choix du thème des auras épileptiques sensorielles.
Rev. Méd. Psycho-somatique, 1961, 35.
E X P É R IE N C E S D É L IR A N T E S C O M IT IA L E S 495

tique aux expériences hypnagogiques ou oniriques. Ces stimulations électriques,


dit R. Jung, ne sont pas de simples « reproductions » de processus physiolo­
giques mais l’effet d’un trouble négatif de la coordination normale qui libère
les automatismes idéo-moteurs et les phantasmes virtuels latents.
Nous comprenons dès lors pourquoi dans toutes les observations descrip­
tions des Hallucinations symptomatiques d’affections cérébrales, l’épilepsie
revient comme un leitmotiv. Celle-ci est, pour ainsi dire, saturée d’Éidolies.
Elles éclatent ou se glissent dans la désintégration fonctionnelle dont l’aura
épileptique est certes le modèle elliptique mais qui admet aussi une multipli­
cité de formes transitionnelles dans le déroulement temporel de la distribu­
tion spatiale de la perception de l’imaginaire.
P s y c h o s e s a ig u ë s é p ile p tiq u e s e t le u r s e x p é r ie n c e s h a llu c in a to i­
r e s . — Naturellement, ces crises plus ou moins longues et caractéristiques de
« Délire » (dans le sens analogue à celui de Délirium) sont depuis longtemps bien
connues des Cliniciens. Cependant, deux grandes erreurs les guettent auxquelles
beaucoup succombent. C’est d’une part, de réduire toute la pathologie de l’épi­
lepsie à un micromodèle, cel ui du paroxysme « ictal » — et d'autre part, de consi­
dérer toutes les « psychoses comitiales » comme des « états confusionnels ». Or,
elle ne saurait se laisser enfermer dans une définition si étroite; elle déborde de
toute part en étalant à nos yeux non seulement tout l’éventail des Psychoses
aiguës mais aussi un large échantillonnage de Psychoses chroniques ou même
de Névroses.
Nous n’avons pas l’intention de reprendre ici toutes les descriptions et ana­
lyses que nous avons exposées dans notre Étude n° 26. Rappelons simplement que
celle-ci a été écrite il y a quelque quinze ans déjà, pour montrer que le processus
épileptique en se manifestant, comme H. Jackson l’avait si bien vu, à tous les
niveaux de déstructuration du champ de la Conscience, démontre avec évidence
que c’est l’ensemble des niveaux structuraux des psychoses aiguës qui se décou­
vre aux yeux du clinicien à condition, bien sûr, que celui-ci, débarrassé de ses
aveugles préjugés, sache les voir (1).1

(1) Sur les Psychoses épileptiques aiguës ou chroniques qui contiennent de si


fréquentes expériences délirantes et hallucinatoires, on peut se rapporter à quelques
travaux de ces dernières années : l’article de L. M ichaux, Manifestations psychia­
triques temporaires survenant chez les épileptiques hors des crises. Presse Médicale,
1957, p. 2069-2071. — La monographie de E. Lugaresi et M. R. Sandri, Gll aspetti
psicopatologici délia epilessi, Bologne, éd. Bologna Medica, 1957, 3, p. 144. — G. Bou­
din , A. L auras et T alary. La place de l’épilepsie dans les épisodes psychotiques
aigus. Presse Médicale, 1963, p. 2432. — M. Bouchart. L’état de mal psychomoteur
dans ses rapports avec les automatismes et les Psychoses aiguës. Rev. Neuro., 1964,
p. 365-376. — Les rapports de C. L. C azullo, de R. Bozzi et de M. R. Sandri,
de S. F iume, A. G ianelli, R. Vizioli, R. M ontanini, etc., sur les Psychoses épilep­
tiques au Symposium de la Societa italiana di Psichiatria (C. R. in II Lavoro neuro-
psichiatria, 1964, 34, n° 3). — J. R. Stevens. Psychotic complications of psychomotric
epilepsy. Arch. Neurology, 1967, p. 613-619. — Le travail de E. Savagnone (Il Lavoro
496 É P IL E P S IE E T H A L L U C I N A T I O N S

La clinique de l’épilepsie se partage, pour nous, en deux grandes catégories :


celle de la pathologie icto-comitiale (dont l’épilepsie dite essentielle est le proto­
type) où l’affection se réduit pour ainsi dire à une sorte de tout ou rien qui fait
passer l’épilepsie de la veille à l’état d’inconscience convulsive et au coma —
celle de la pathologie graduo-comitiale (celle qui se rencontre généralement
dans les épilepsies « symptomatiques ») qui se manifeste par toutes les dégrada­
tions de la série des niveaux de déstructuration du champ de la Conscience.
Ces niveaux de déstructuration vont depuis les états d’excitation maniaque
ou de dépression mélancolique jusqu’aux états confuso-oniriques en passant
par les expériences aiguës de dépersonnalisation, les expériences délirantes et
hallucinatoires d’influence et les états oniroïdes ou crépusculaires. Nous aurons
l’occasion plus loin de revenir encore à propos des Psychoses aiguës et de leur
forme hallucinatoire, sur ces modalités de la chute dans l’imaginaire vécue avec ses
caractéristiques propres à chaque niveau où s’ajoute à la déstructuration (néga­
tive) du niveau supérieur une dégradation de plus et où s’augmente la pression
(positive) des instances inférieures « libérées » sous forme d’images. C’est
dans cette perspective qui ordonne le désordre des états d’inconscience que la
pathologie proprement psychiatrique de l’épilepsie apparaît dans sa netteté, et
que cette apparition se confond précisément avec la levée hallucinatoire du
monde des images qui sont, comme le rêve, la manifestation de l’Inconscient.
Une telle perspective pourrait paraître abstraite et, somme toute, artificielle
si nous n’avions pas fait justement tout le travail que représente l’ouvrage
auquel nous venons de faire allusion (I). Nous y avons examiné ce problème
dans tous les sens en accumulant, et les observations cliniques, et la documenta­
tion que l’on peut tirer de la meilleure expérience des autres. Nous n’y revien­
drons pas ici en ayant tout simplement la possibilité de renvoyer le lecteur
à une démonstration ici, à nos yeux, superflue. Car lesf a its sont bien les suivants :
E xpériences délirantes a type maniaco - dépressif . — Dans la maladie
épileptique on observe à titre d 'états de manie épileptique ou de mélancolie
épileptique (2) des troubles « thymiques » qui nous paraissent plus exactement
représenter le premier degré de décomposition du champ de la Conscience
(lorsqu’il perd son pouvoir de « pondération » d’équilibre temporel-éthique).
On trouvera des exemples de « Verstimmung » dépressive dans les vieilles obser­
vations de Bechterev (1898) ou dans la thèse de L. Tixier (1905) (3), ainsi que
dans la monographie de G. Krisch (1922) (4) ou dans le travail plus récent*1234

neuropsichiatria, 1969, p. 47-67) intitulé : Dali «aura» al « delirio » (De l’aura


au délire) où l’aura décrite constitue plutôt une véritable expérience délirante.
(1) Henri E y. Études Psychiatriques, tome III, Paris, éd. Desclée de Brouwer,
1954.
(2) L. M archand et J. de A juriaguerra. Épilepsies, p. 182-187.
(3) L. T ixier. Rapport des états anxieux et des états épileptiques. Thèse, Bordeaux,
1905.
(4) G. K risch . Epilepsie und M. D. Irresen, Berlin, éd. Karger, 1922.
E X P É R IE N C E S D É L IR A N T E S C O M IT IA L E S 497

de H. Lenz (1966) (1) — et d’excitation maniaque dans les travaux de K. Heil-


bronner (1903), de H. Baruk (2) et J. Picard (3). Dans notre service nous avons
dénombré parmi 72 cas de psychoses épileptiques, 10 cas où les psychoses
aiguës de ce niveau sont apparues à titre d’accès isolés ou récidivants.
E xpériences de dépersonnalisation . — Les états de dépersonnalisation
dans le syndrome aigu d’automatisme mental et les bouffées délirantes que
l’on rencontre sous forme paroxystique et sous forme d’accès délirants tran­
sitoires comme des manifestations de ce que les classiques appelaient « l’épi­
lepsie psychique consciente et mnésique » (Marchand). Très souvent, dans la
clinique comme dans la littérature, ce niveau de déstructuration du champ de
la Conscience est confondu avec le suivant; mais dans ces cas les plus typiques,
il s’agit, soit d’états de dépersonnalisation et d’étrangeté du monde extérieur
à début soudain et d’une durée allant de quelques heures à quelques semaines (4),
soit de syndromes hallucinatoires avec écho de la pensée, sentiment d’influence,
commentaire des actes, Pseudo-hallucinations psychiques sur fond d’excitation
psychique et d’angoisse. Citons-en quelques exemples dont les observations
sont faciles à consulter : celles de G. Heuyer et Lamache (5) ; celles de L. Mar­
chand, Deschamps et Truche (6) ; de H. Baruk (7) ; de H. Claude et H. Baruk (8) ;
de H. Claude (9); de J. C. Kenna et G. Sedman (1965). Ces observations ont
naturellement soulevé le problème des rapports des psychoses hallucinatoires
aiguës où prédominent phénomènes d’étrangeté, anxiété, sentiments d’influence
ou « délire de référence » avec les Psychoses schizophréniques.
L es états oniroïdes ou crépusculaires . — C’est souvent dans la masse
de ces états crépusculaires que sont submergés les cas dont nous venons de
parler. Il semble cependant que la structure oniroïde des états crépusculaires
épileptiques soit assez originale et représente un niveau de déstructuration123456789

(1) H. L e n z . Pathologische E. E. G. Referende bei epileptischen Psychosen.


Depression und Schizophrenie. Z . N eur. P sych ia trie, 1966, 208, p. 52-60.
(2) H. B aruk . A m . M ê d . P sych oL , 1933.
(3) J. P ic a r d . Les parentés psychologiques et cliniques de l’épilepsie et de la psy­
chose maniaque-dépressive. É vol. P sych ., 1934, 4, 59-74.
(4) Nous avons publié une observation avec H. C l a u d e et J. D u b l in e a u (A nn.
M é d . P sych o l., 1934) très intéressante par la richesse du « vécu dysesthésique » mais
dont la nature comitiale probable ne pouvait être à cette époque vérifiée par l’E. E. G.
Depuis lors, nous avons pu observer bien des cas semblables qui font inévitablement
penser à des psychoses aiguës comitiales à type oniroïde sans que l’E. E. G. en fasse
la preuve. Cela n’est peut-être pas trop étonnant si on se réfère au fameux phénomène
de norm alisation fo r c é e du tracé au cours de ces états aigus (H. L a n d o l t ).
(5) E ncéphale, 1925.
(6) A nn ales M édico-P sych ologiqu es, 1933.
(7) A n n ales M édico-P sych ologiqu es, 1933, n° 1.
(8) E ncéphale, 1931.
(9) P ro g rès M é d ic a l, 1932.
498 É P IL E P S IE E T H A L L U C I N A T I O N S

épileptique du champ de la Conscience assez typique pour que leur description


soit nettement séparée, et des expériences délirantes de l’Hallucination du
niveau précédent, et des expériences oniriques du niveau plus profond. Dans
notre É tu d e n ° 2 6 , la longue et tragique observation de notre malade Jean­
Pierre (1) nous a fourni l’occasion d’approfondir l’étude de ce vécu délirant
dont la forme hallucinatoire nette au début de l’accès s’est ensuite volatilisée
dans la fabulation, dans la fusion de l’imaginaire et du réel (2). La Conscience
oniroïde de l’état crépusculaire épileptique est si caractéristique et, en quelque
sorte, si stéréotypée (3), que nous avons pu « en contre-point » de l’obser­
vation de Jean-Pierre inscrire le déroulement de « l’Hallucination d’Ivan
Fiadorovitch » (les frères Karamazov) qui y correspondait point par point
par une extraordinaire anticipation, tant il est vrai que l’état second épilep­
tique jaillit d’une forme de Conscience qui impose la spécificité délirante
de l’événement vécu ; celui-ci se révélant comme un jaillissement fantastique
qui puise ses sources dans le vieux fond archétypique de l’angoisse. La fin
du Monde, l’Apocalypse, les mythes ou les scènes bibliques apparaissent dans
une dimension cosmique qui se perd à l’horizon de ce crépuscule des Dieux ;
tant il est vrai aussi que le Clinicien doit devenir un peu poète pour suivre le
malheureux épileptique dans sa chute vertigineuse au royaume des ombres (4).
Ces états crépusculaires en ouvrant l’expérience à cet au-delà « surnaturel »
de la réalité sont vécus le plus souvent sous forme d’expériences hallucinatoires
de communication et de visions ; et chacun sait combien le délire mystique
est fréquent dans cette forme comitiale oniroïde.
L es é t a t s c o n f u s o - o n ir iq u e s . — Soit critiques, soit intercritiques, les états
confuso-oniriques (4) sont encore bien plus fréquents, même s’ils ne sont pas
les seuls à constituer l’ensemble des <( psychoses épileptiques aiguës ». L’état1234

(1) É tu des P sych iatriqu es, tome III, Paris, éd. Desclée de Brouwer, 1954, p. 573-597.
(2) « Mais l’écart qui sépare le Sujet de sa fiction s’amenuise sans cesse dans
« cette progressive approche vers le rêve et, avant de se réduire lui-même, sa fiction
« onirique, le Sujet vit dans un crépuscule où, à l’horizon de son monde se mêlent
« les images sanglantes et dorées de la confusion entre le monde naturel et le monde
« imaginaire, comme entre le ciel et la terre. Ce crépuscule de la réalité et de l’orga-
« nisation temporo-spatiale qui la constitue est comme la pénombre qui obscurcit
« la Conscience seulement éclairée par la lueur de sa propre lumière. C’est précisé-
« ment ce caractère de l’état oniroïde que tous les cliniciens ont toujours noté en
« recourant à une métaphore classique; l ’é ta t crépusculaire de la C onscience ».
(3) Les caractères de répétition et d’uniformité sont particulièrement soulignés
dans l’étude de A. P lotscher. Zur Frage der Wahnbildung bei Epilepsie. S o v ie t
P sych on evr., 1938, 14, 81.
(4) Cf. à ce sujet l’étude de la confusion épileptique de C hiaramonti, P alazzioli,
R iv ista d i P a to -n ervo se e m en tale, 1954, p. 170-184, et l’étude de G. T orrigiani
( I l L a vo ro N . P ., 1964, 34, p. 679-689) sur le contenu de ces expériences délirantes
épileptiques, ou encore le travail de J. F. R ibon, « Dostoïewski et le Déicide », É vol.
P sy c h ., 1972, n° 1.
D É L IR E S H A L L U C IN A T O IR E S C H R O N IQ U E S 499

confusionnel est généralement admis, en effet, comme le type de psychose


aiguë ou la composante constante des psychoses aiguës comitiales. Le délire
onirique, les scènes hallucinatoires comportent des expériences délirantes et
hallucinatoires acoustico-verbales. L. Marchand et J. de Ajuriaguerra (p. 107­
110) insistent sur cette forme d’Hallucinations auditives dans ces confusions
comitiales, et ils rappellent que selon Echeverra (1878) on les observe dans
62 % des cas. Les impulsions, l’hyperkinésie, les fugues portent parfois la
confusion hallucinatoire jusqu’à un degré d’agitation frénétique (fureur épi­
leptique). On observe assez curieusement dans cette crise de delirium épilep­
tique, des impulsions à chanter (Santé de Sanctis et autres auteurs italiens).
Parfois, l’accès confuso-hallucinatoire comme dans une ancienne observation
de A. Kahn (1), est extraordinairement bref et soudain. Nous devons noter
que de brusques délires hallucinatoires peuvent survenir dans les « ivresses du
réveil » (Kraft-Ebing). Signalons l’importance de ces états confusionnels dans
les périodes intercritiques (2) qui s’accompagnent de la fameuse normalisation
paradoxale de l’E. E. G. (H. Landolt, 1958).
L e s P s y c h o s e s é p ile p tiq u e s d é lir a n te s e t h a llu c in a to ir e s c h r o n i­
q u e s . — Il ne fait pas de doute pour les Cliniciens que les rapports qu’entre­
tiennent Épilepsie et Psychoses « paranoïdes » ou hallucinatoires chroniques
sont plus fréquents qu’on ne le dit généralement. Récemment, J. H. Bruens
(1971) en a publié quelques pourcentages (84 % avaient un foyer temporal).
Il s’agit essentiellement du problème des relations de l’expérience délirante
avec le travail ou processus idéo-verbal (Hallucinations noético-affectives)
du Délire dans sa forme « chronique » d’aliénation mentale. Les courtes folies
de l’épileptique paraissent en effet, ne nous renvoyer qu’aux niveaux de la
déstructuration du champ de la Conscience. Et il est bien vrai que l’épilepsie
en démontre en quelque sorte expérimentalement (ou mieux naturellement)
la pathologie cérébrale. Mais l’idée que ces expériences n’ont rien à faire
avec les modalités les plus authentiques de la folie, c’est-à-dire de l’aliénation
mentale sous sa forme de Psychose délirante chronique, cette idée est une
erreur. Elle s’explique, certes, par le fait que les épileptiques en général mani­
festent aux niveaux de décomposition de leur champ de Conscience et avec
le plus de fréquence et de la façon la plus typique, leur manière de délirer
(expériences délirantes) et que, dès lors, le clinicien a tendance à faire des
Psychoses aiguës et des Psychoses épileptiques deux synonymes qui excluent
de la psychopathologie de l’épilepsie les Psychoses chroniques.
Mais la rareté des Psychoses chroniques épileptiques (3) ne doit pas nous123

(1) A. K ahn. « Die epileptiformen Halluzinationen ». Berlin. K lin. W ochensch.,


1883.
(2) J. Cordier. A c ta N . P . belgica, 1958, 95 , 104. D. Laplane. Revue du P ra ticien ,
1962, p. 3307-3312. M. Bonduelle et coll. R evue N eu ro., 1964,110, p. 365-376.
(3) Cependant, récemment J. H. B ruens (1971) a publié 19 cas de psychoses épi­
leptiques dont la plupart avaient une évolution chronique. Il s’agissait, soit de psycho-
500 É P IL E P S IE E T H A L L U C I N A T I O N S

cacher, en effet, l’importance pathogénique des cas que tout clinicien de l’épi­
lepsie rencontre de temps en temps. Nous pouvons à ce sujet nous rapporter à
ce que L. Marchand et J. de Ajuriaguerra ont écrit :

« Une conséquence des accidents psychiques mnésiques, qu’il s’agisse d’actes


« automatiques ou d’états confusionnels, consiste dans le développement souvent
« transitoire, rarement chronique, d’un syndrome délirant sous forme de délire
« d’influence basé sur des interprétations explicatives. Les malades prétendent
« qu’ils ont été poussés par une influence étrangère à l’accomplissement de leurs
« actes. Cotard avait remarqué que l’état d’hébétude temporaire qui suit les attaques
« d’épilepsie pouvait entraîner le développement d’idées délirantes et quelquefois
« une espèce de délire de persécution plus ou moins fruste. Dans un cas de Gaupp,
« le délire d’influence faisait suite aux Hallucinations et aux idées délirantes qui
« survenaient au cours de l’état crépusculaire post-paroxystique. Dans l’observation
« de Merklen et G. Heuyer il s’agit d’un débile paranoïaque présentant des crises
« convulsives; celles-ci étaient suivies d’impulsions motrices et verbales mnésiques qui
« entraînaient par induction un délire d’influence. Chez un autre Sujet, présentant
« des crises convulsives, G. Heuyer et Lamache ont observé le développement d’un
« syndrome d’automatisme mental avec délire d’influence consécutif à des crises
« impulsives ambulatoires survenant à l’occasion d’excès de boisson. Dans une
« observation de H. Claude, un malade ancien épileptique avéré, n’étant plus atteint
« que la nuit de certains équivalents psychiques à caractère onirique, a consécuti-
« vement l’impression qu’on agit sur lui et il ébauche un délire d’influence transi-
« toire. Dans une autre observation du même auteur, la malade, atteinte d’équiva-
« lents épileptiques psychiques, cherche logiquement l’explication de sa perte de
« contact avec la réalité dans des interventions étrangères. Le malade observé par
« L. Marchand, Mlles Deschamps et Truche, présentait après chaque accès d’épilepsie
« psychique un syndrome délirant d’interprétations délirantes sous forme de délire
« d’influence. Il cherchait dans une influence extérieure l’explication des actes absurdes
« qu’il avait pu accomplir au cours de ses accès d’automatisme. »
« Dans d’autres cas, après les états confusionnels mnésiques, il subsiste des
« délires chroniques qui ont pour thème les mêmes idées délirantes que celles mani-
« festées pendant l’état crépusculaire. Calapietra donne une observation dans laquelle
« un délire de persécution et de jalousie s’est développé consécutivement aux épisodes
« délirants épileptiques. Les crises convulsives épileptiques peuvent aussi favoriser
« l’éclosion de délires chroniques (Vejas, Dorolle). »

Ainsi, même aux yeux des cliniciens les plus classiques qui ont la tendance
nosographique à séparer radicalement les Psychoses symptomatiques aiguës des
Psychoses chroniques (tendance que l’on trouve dans la Psychiatrie allemande
encore plus nette et vivace), une sorte de « passage », d’osmose, paraît s’impo­
ser entre ces deux grandes modalités psychopathologiques, et l’épilepsie
paraît en quelque sorte constituer le lien organique de ce trait d’union. Rappe-

ses paranoïdes, soit de psychoses progressivement déficitaires, soit d’états schizo-


phréniformes; 15 de ces cas sur 19 comportaient des Hallucinations, surtout auditives.
Ces cas paraissaient en rapport avec un foyer temporal (84 %).
D É L IR E S H A L L U C IN A T O IR E S C H R O N IQ U E S 501

Ions les anciens travaux de Dupain (1888) (1) sur les délires religieux, de
Boven (1918) (2) sur religiosité et épilepsie, de A. Sivick (1934) (3), de W. Gruhle
(1936) (4), de A. Plotscher (1938) (5) mettant l’accent sur la survivance des
expériences délirantes et hallucinatoires des états crépusculaires comitiaux dans
l’élaboration des formes d’existence délirante et aliénée. Beaucoup d’auteurs
se sont appliqués à peu près dans le même sens à analyser les expériences
primaires comitiales. La notion de délire post-onirique (de l’école française :
Chaslin, Achille Delmas, etc.) ou de « Residuelwahn » ou « délire secondaire »
(de l’école allemande, notamment K. Jaspers) implique cette relation de
continuité entre les sources oniriques du délire et son élaboration par le travail
idéo-verbal. C’est, semble-t-il, la même idée qu’ont reprise les auteurs italiens
E. Lugaresi et M. Santini (1956) (6), C. Caldonazzo (1964) (7), G. Torri-
giani (1964) (8), quand ils tiennent les expériences comitiales paroxystiques
ou aiguës pour une sorte d’événement qui est ensuite élaboré par l’épileptique
qui l’incorpore dans son existence. Se rapprochant de celles de S. Fol-
lin (1941) (9), les deux observations qui font l’objet du rapport de A. Ballerini
et G. Gesmano (1960) (10) sont, à cet égard, très intéressantes, car elles posent
le problème dans son fond. Les six cas rapportés par K. Dewhurst et A. W. Beard
(1970) (11) posent avec plus d’acuité encore le problème des expériences patho­
logiques et mystiques (problème que nous avons déjà envisagé p. 673-686 à pro­
pos des expériences psychédéliques); pour ces auteurs, sainte Thérèse d'Avila et
Mme de Guyon étaient probablement épileptiques... et ils se réfèrent à l'ouvrage
de W. Sargant (1957) (12). R. M. Palem, L. Force et J. Esvan (1970) (13) font1

(1) D upain . Thèse, Paris, 1888.


(2) Boven . A rch ives S u isses de N eu rolog ie e t de P sych ia trie, 1918.
(3) A. S ivick . Les délires d’allure mystique au cours des états épileptiques. Thèse,
Paris, 1934.
(4) W. G ruhle . Ueber Wahn bei Epilepsie. Z e i t s c h r . f d. q. N und P ., 1936, 154,
p. 395.
(5) A. P lotscher . Zur Frage der Wahnbildung bei Epilepsie. S o v ie t P sicon evr.,
14, p. 83-92 (en russe), analyse dans le Z e n tra lb la tt N . u n d P ., 1938, 90, p. 461.
(6) E. L ugaresi et M. Sandri. GH a sp e tti p sic o p a to lo g ic i d e ll’epilessia, Bologne,
Ed. Medica, 1959.
(7) C. C aldonazzo . Sui rapporti la schizofrenia e epilessia. I l L a vo ro N P .,
1964, p. 432-447.
(8) G. T orrigiani. Contenuti particolari deU’esperienza degli epilettici. I l L a vo ro
N eu ro-P sich ., 1964, 34, 679-689.
(9) S. F ollin . Épilepsies et Psychoses discordantes. Thèse, Paris, 1941.
(10) A. Ballerini et G. G esmano. Psicosi epilettiche e psicosi in epilettici. R iv.
P a to . nerv. e m en t., 1960, p. 467-484.
(11) K. D ewhurst et A. W. B e a r d . Sudden religions conversion in temporal lobe
epilepsy. B rit. J. P sy c h ia try , 1970,117, p. 497-507.
(12) W. S argant . B o ttls f o r th e M in d , Londres, éd. Hernemann, 1957.
(13) R. M. P alem, L. F orce et J. E svan. Hallucinations critiques épileptiques et
Délire. A nn. M é d . P sych o ., 1970, 128, II, p. 161-190.
502 É P IL E P S IE E T H A L L U C I N A T I O N S

état de trois cas de crises oculo-cloniques avec activité hallucinatoire visuelle


complexe et discernent même au niveau de ces phantéidolies comme une orga­
nisation embryonnaire du Délire. Quoi qu’il en soit de toutes ces interpré­
tations, il est certain que l’expérience hallucinatoire comitiale peut être « com­
motionnante » et, effectivement, entrouvrir un « au-delà » de « fantastique »,
de « fantasmagorie » sinon de « surnaturel »...
L es P sychoses schizo - comitiales. — C’est généralement dans les rapports
de l’Épilepsie et la Psychose délirante chronique par excellence qu’est le
processus schizophrénique, que s’inscrivent et l’expérience et l’opinion des
auteurs sur ce point. Dans l’article de E. Krapf (1928), dans la revue géné­
rale que H. W. Gruhle (1956) a consacrée au problème du Délire chez les
épileptiques, comme dans la thèse de S. Follin (5), ou encore dans le travail
de Eliot Slater et W. Beard (1963) et dans les comptes rendus du Symposium
que dans son 28e Congrès (1963) la Société Italienne de Psychiatrie a consacré
au problème des Psychoses épileptiques, chacun peut trouver le reflet exact
et parfois contradictoire de ces expériences cliniques et de ces opinions.
L’histoire des idées sur les rapports de la Schizophrénie (ou forme paranoïde
de la D. P. de Kraepelin) et de l’épilepsie s’est inaugurée par une réflexion sur
les rapports des délires plus ou moins hallucinatoires ou comitiaux avec les
formes paranoïdes et la Démence Précoce. R. Gnanck (1882) publia cinq
observations qui alimentèrent les premières discussions. En France, les auteurs
ne se sont guère intéressés pendant longtemps à la question, sinon à propos
de la démence épileptique (Chaslin, Marchand, jusqu’en 1923). Depuis cette
époque la thèse de J. Thomas (1), celle de E. Font (2), celle de Bennan-Wolfens-
verger (3), les travaux de Françoise Minkowska (1937) et de H. Baruk (1933­
1938) (4) témoignent de l’intérêt croissant pour ce problème chez nous, comme
les travaux de W. Mayer-Gross, H. W. Gruhle, Steiner et Strauss de 1928 à
1935 manifestent celui des Psychiatres de langue allemande.
Dans sa thèse (1941) (5) qui constitue une contribution monumentale aux
rapports de l’épilepsie et des psychoses discordantes, S. Follin a rassemblé 12 cas
dont il a analysé soigneusement le tableau clinique de l’évolution. Dans 3 cas,
l’auteur a noté l’apparition de crises convulsives àl’acmé des poussées évolutives
d’une psychose discordante. Dans 1cas, il s’agissait de crises convulsives tardives
au cours d’une psychose discordante. Dans 5 cas, il s’agissait d’une évolution
concomitante d’épilepsie et de psychose discordante. Dans 2 cas, tils’agissai12345

(1) Paris, p. 123.


(2) Montpellier, 1928.
(3) Strasbourg, 1928.
(4) Notamment « Épilepsie et troubles de la pensée intérieure. La « pensée parlée »
et les Syndromes paranoïdes d’origine comitiale ». Ann. M é d . P sy c h o ., 1933,1, p. 32-52
et T ra ité d e P sy c h ia trie , t. 11, p. 1278-1822.
(5) Nous avons un peu contribué en fournissant les observations de Marie et
d’Émilie à S. F o l l in , c’est-à-dire de deux cas qui nous ont particulièrement intéressés
et que nous avons longtemps suivis.
É P IL E P S IE E T S C H I Z O P H R É N I E 503

d’une alternance de l’évolution de comitialité et de psychose discordante.


Dans 1 cas enfin, il s’agissait d’un tableau clinique transitoire au cours d’un mal
comitial.
Certaines de ces observations (celles du 3e groupe notamment, les cas
Léonie, Marie-Louise, Marie, Antoine) sont extrêmement intéressantes et
permettent de se rendre compte que les délires hallucinatoires présentés par
ces malades, s’ils ne s’étaient accompagnés de crises d’épilepsie auraient été
considérés par tous les Psychiatres du monde comme des formes paranoïdes
des psychoses schizophréniques. Le fait que ces malades fussent épileptiques
pose nécessairement le problème des relations de ces psychoses délirantes et
hallucinatoires de structure schizophrénique (ou paraphrénique pour certaines
d’entre elles) avec l’épilepsie. Elles posent d’ailleurs la question en y répondant
car personne déjà, ne peut raisonnablement penser qu’un malade souffre de
deux maladies aussi fondamentales. Le « nexus » de cette articulation, S. Follin
a cherché à le découvrir notamment par son analyse de l’expérience délirante et
hallucinatoire de sa malade Marie-Louise (p. 183-188). Il a touché là, en effet,
au nœud vital de l’énigme des relations qu’entretiennent entre eux qui, ici dans
ce cas, apparaissent liés dans la germination, l’embryologie même du
processus autistique à partir de l’expérience hallucinatoire.
De ces documents plus ou moins anciens mais fondamentaux, nous
pouvons bien conclure qu’un certain nombre de malades épileptiques surtout
quand il s’agit de foyers temporaux épileptogènes présentent une évolution
chronique, portent par un travail délirant idéo-verbal à leur plus extrême puis­
sance de délire proprement dit les expériences délirantes qui sont l’effet de
la déstructuration comitiale du champ de leur Conscience.
Ces cas ne sont pas très nombreux certes. A. Gemelli (1943) dans sa casuis­
tique personnelle a trouvé le taux de 12 % parmi les épileptiques de la clinique
de Milan. Ce taux peu élevé paraît exprimer assez exactement la réalité clini­
que de cette éventualité; il est assez important pour que les auteurs qui se
sont intéressés à la question n’aient pas eu de peine en effet à trouver dans les
services psychiatriques un certain nombre d’observations qui se ressemblent
d’ailleurs à peu près toutes. J. R. Stevens (1966), sur 28 cas d’épilepsie à forme
psychopathologique, en a observé 2 qui présentaient un syndrome schizo­
phrénique, c’est-à-dire si l’on veut, des états schizophréniformes au sens de
Langfeldt. R. Monroe (1959) avait décompté parmi 52 cas de psychoses comi­
tiales, 19 cas de ce type.
Le travail de E. Slater et A. W. Beard (1963) comporte (1) une casuistique de
83 cas qui ont été observés dans deux hôpitaux différents par chacun des auteurs
(Maudsley Hospital et National Hospital de Londres). Sur ces 83 cas, 14 ont
été éliminés car ils ne correspondaient pas aux critères rigoureux de l’observation
méthodique des auteurs. Les 69 cas ainsi retenus (38 au « Maudsley » et 31 au
National) furent répartis en trois groupes : Psychoses chroniques en rapport1

(1) E. Slater et A. W. Beard. The schizophrenie-like psychoses of epilepsy. B rit.


J. P sy c h ia try , 1963,109, p. 95-150.
504 É P IL E P S IE E T H A L L U C I N A T I O N S

avec des épisodes confusionnels (11 cas) ; états paranoïdes chroniques (46 cas) ;
états hébéphréniques (12 cas). Le type de leur personnalité prémorbide était
dans l’ensemble normal. Dans le premier groupe, le début avait été aigu dans
3 cas ; l’évolution épisodique dans 7 cas, et progressive mais insidieuse dans
aucun cas. Dans le deuxième groupe (celui qui nous intéresse le plus ici), on
notait 6 débuts aigus, 12 à évolution épisodique et 25 à évolution lente. Dans le
premier groupe, les auteurs ont observé des délires dans une « conscience claire »
dans tous les cas (6 cas avec Hallucinations auditives ; 3 cas avec Hallucinations
visuelles). Dans le deuxième groupe, ils mentionnaient que 46 de ces cas (la
totalité) comportaient des délires avec état de conscience claire avec, dans
31 cas, des Hallucinations auditives ; dans 6 cas des Hallucinations gustatives
olfactives ; dans 5 cas des Hallucinations corporelles ; dans 10 cas des Halluci­
nations visuelles. En conclusion, les auteurs s’appuyant notamment sur une
« analyse phénoménologique » des symptômes (c’est-à-dire des expériences
hallucinatoires, soulignent-ils) estiment qu’il ne s’agit pas d’une simple juxta­
position des deux séries de troubles mais de leur combinaison plus profonde.
W. Beard a publié une suite (p. 113-129 de ce travail) où il met en évidence les
« aspects physiques » de ces observations. Il souligne les corrélations avec l’épi­
lepsie temporale (certains de ces malades avaient été lobectomisés et leur cas a
été publié par Serafetinides et Falconer dans la même revue en 1962). Sur ce
point C. Sinisi et C. F. Coppola (1) ont également insisté (1962).
On trouvera de multiples exemples cliniques du même ordre dans les
publications de ces dernières années (outre ceux que nous venons de rappeler),
notamment dans les travaux de A. Ballerini et G. Gesmano (1960) (2), de
S. Fiume (1959) (3), de Fr. Berheman-Tessier (1961) (4), de C. Caldonazzo
(1964) (5) et de A. Jus (1964) (6).
L’ensemble du problème a été repris d’une manière très approfondie par les
Psychiatres italiens (qui se sont toujours particulièrement intéressés à ce pro­
blème). Au Symposium organisé sur ce thème (1963), R. Bozzi, étudiant spé­
cialement les psychoses chroniques comitiales, distingue les cas où la formation
délirante (psychoplastique) se fait sous forme pseudo-systémique (nous en
reparlerons plus loin), et ceux où elle affecte la forme d’un processus schizo-123456

(1) C. Sinisi et C. F. Coppola. O spedale p sic h ia tr., 1962, 2.


(2) A. Ballerini et G. G esmano. In tema di psicosi epilettiche a psicosi in epilessia.
R iv ista p a to nerv. e m en t., 1960, p. 467-484.
(3) S. F iume. Sui rapporti la schizofrenia e epilessia. I l L a vo ro N . P ., 1959, p. 153­
160.
(4) Fr. Berheman-Tessier. Symptomatologie pseudo-schizophrénique dans des
cas de comitialité. Thèse, Paris, 1961.
(5) C. C aldonazzo. Sui rapporti la schizofrenia e epilessia. I l L a vo ro N . P ., 1964,
p. 432-447.
(6) A. Jus. Troubles mentaux symptomatiques schizophréniques chez les épilep­
tiques. É vol. P sy c h ., 1966, p. 313-320.
É P IL E P S IE E T D É L I R E S S Y S T É M A T I S É S 505

phrénique. G. Cazzato dans ses études physiopathogéniques de ces psychoses


chroniques insiste sur le fait que le délire et les Hallucinations se rencontrent
dans les états intercritiques, surtout quand il s’agit de lésions temporo-rhinen-
céphaliques. A. Giannelli rapporte 17 cas de psychoses comitiales chroniques et
retrouve, comme tous les auteurs, leur structure mystico-hallucinatoire. Il en
distingue deux formes évolutives semble-t-il : l’une proprement schizophré­
nique et l’autre se rapprochant des Psychoses hallucinatoires chroniques des
auteurs français. Par contre, S. Fiume s’est fait dans ces débats le porte­
parole de la psychiatrie allemande en défendant une nette séparation entre
psychoses comitiales exogènes et les vraies psychoses endogènes. R. Monta-
nini a souligné cependant que dans ces cas de psychoses chroniques épilep­
tiques, la personnalité prémorbide ne paraissait pas constituer au sens propre
du terme une condition importante. Sur ce point, et en recourant au test de
Rorschach (appliqué à 11 cas de ce genre), A. Ermentini est d’un avis opposé.
Tel est le bilan de tous ces travaux et le point demeuré obscur de ce pro­
blème si souvent débattu. Nous ne croyons pas exagérer de dire avec S. Follin
et Éliott Slater que l e p r o c e s s u s s c h i z o - c o m it ia l e x is t e ; ce qui veut dire qu’il
semble plausible que le processus épileptique puisse conditionner l’évolution
de ces délires hallucinatoires chroniques à structure autistique que l’on rencontre
de temps en temps dans la psychopathologie de l’épilepsie.
P s y c h o s e s c o m it ia l e s s y s t é m a t is é e s . — Il est très remarquable, soit en
lisant la littérature psychiatrique sur la psychopathologie de l’épilepsie, soit en
se rapportant aux cas cliniques que l’on peut observer, que les Délires chro­
niques systématisés n’y figurent guère. Certes, c’est bien sur des cas de paranoïa
que Buchholz (lieber chronische Paranoïa bei epileptischen Individuen, Mar­
burg, 1895) avait attiré l’attention dans son étude des Psychoses comitiales qui
ont (après ceux de Gnanck, 1882) posé le problème des rapports des Délires
chroniques avec l’épilepsie. Depuis a été publiée la vieille observation de Briand
(1914) qui donna lieu à une discussion à la Société de Médecine Mentale à
l’époque même où le livre de Sérieux et Capgras avait un si grand retentisse­
ment. Mais depuis lors, la Paranoïa s’étant dissoute dans la Schizophrénie
il n’en fut plus guère question. Nous pensons que si — comme nous le verrons
plus loin — les délires systématisés ont une structure propre (et comportement
éventuellement sinon essentiellement un travail idéo-délirant à forme halluci­
natoire), une étude plus approfondie du matériel clinique qui pose la psycho­
pathologie comitiale devrait permettre de mettre en évidence l’éventualité d’une
contribution du processus comitial au travail noético-affectif des délires hallu­
cinatoires chroniques.

Nous suivons attentivement le cas d’une jeune fille, Colette A. (petit mal sympto­
matique d’une sclérose tubéreuse de Bourneville), qui après une série d’absences
et quelques crises édifia un délire érotomaniaque avec syndrome d’influence qui dura
plusieurs mois. Il ne put être réduit que par une thérapeutique anti-comitiale et une
psychothérapie que nous poursuivons encore et qui la maintient en excellent équi­
libre, le délire ayant complètement disparu, maintenant depuis trois ans, malgré
506 É P I L E P S IE E T H A L L U C I N A T I O N S

la persistance de quelques absences d’ailleurs rares. Au cours de ces absences, elle


sent elle-même comme l’annonce ou l’amorce d’une expérience délirante « sta tu
n ascen di » Nous pensons que le cas rapporté par E. S a v a g n o n e (Del « Aura » al
« Delirio » (I l L a v o ro N . P ., 1969, p. 47-67) doit être rapproché du nôtre. Car, bien
entendu, ce qui est appelé « auras » par l’auteur et ce qui correspond dans notre cas
aux troubles psychiques en rapport avec des absences, représentent pour nous
non pas des « phantéidolies » mais de véritables « ex périen ces d éliran tes ».

C’est bien dans ce sens, nous semble-t-il, qu’il faut interpréter le groupe des
états dits paranoïdes à forme délirante hallucinatoire chronique que Gianelli
(1963) place en dehors du processus schizophrénique ou les faits cliniques que
R. Bozzi sépare aussi des schizophrénies en soulignant leur caractère de « pseudo­
systématisation ». Comme les psychoses schizophréniques comitiales ne sont
aux yeux de la plupart des auteurs que des pseudo-schizophrénies, certaines
psychoses paranoïaques ne seraient aussi que des pseudo-paranoïas. Mais,
répétons-le, le concept de « pseudo » ici nous paraît rassembler ce qui se ressem­
ble. Un travail (en roumain) de O. Möller (1956) est peut-être intéressant à
consulter, mais nous n’avons pu nous le procurer (1). A. Gianelli (1964), en
opposant aux formes schizophréniques (a modalita schizofrenica) des états
« paranoïdes » de type hallucinatoire chronique, nous paraît considérer les
psychoses chroniques comitiales qu’il a étudiées comme entrant dans ce cas.

— Nous devrions aussi pour compléter ce panorama psychopathologique


des Hallucinations comitiales y exposer aussi celles que le clinicien rencontre
au cours des névroses. Comme nous le verrons plus loin, les névroses compor­
tent, en effet, dans leur tableau clinique des phénomènes dits psycho-sensoriels
(rares) et des Hallucinations psychiques ou Pseudo-hallucinations (assez
fréquentes). L’hystérie avec ses crises, ses états crépusculaires, ses phénomènes
de conversion psychosomatique (et parfois psychosensorielle), ses idées fixes,
sa suggestibilité, ses composants hypnoïdes, etc., par la psychoplasticité de
sa structure porte 1’ « image » (comme disaient Dupré et Logre, Klages, etc.)
jusqu’à sa « réalisation expressive ». Quant aux névroses compulsionnelles
(phobies, obsessions), elles portent, elles aussi, l’imaginaire, par la technique
même de la pensée magique de défense jusqu’à la fausse réalité de l’angoisse et
du désir.
Cela peut paraître évidemment très loin de l’épilepsie. Mais, en fait, les
relations de la névrose hystérique avec la comitialité, le fameux problème de
l’hystéroépilepsie, et celles de la pensée compulsionnelle avec la pensée forcée
et impulsive de l’épilepsie psychique, notamment dans la forme consciente
et mnésique (cf. L. Marchand et J. de Ajuriaguerra, p. 209-213), ou les formes
dites d’épilepsies larvées ou de petit mal intellectuel par les anciens auteurs, ces
faits pour si rares qu’ils soient dans leur nette manifestation (ils sont peut-être1

(1) En consultant les archives de notre service, nous pouvons dire que 5 cas sur
70 épileptiques qui y ont été soignés peuvent entrer, semble-t-il, dans ce groupe.
S T R U C T U R E H A L L U C IN A T O IR E N E V R O T IQ U E 507

plus fréquents qu’on ne le croit, nous semble-t-il, si nous nous rapportons aux
cas assez nombreux où ce problème nous a été posé dans ses exigences cliniques
ou médico-légales), sont d’une extrême importance car ils établissent pour ainsi
dire un pont entre épilepsie et névrose. Peut-être s’agit-il d’une simple et fragile
passerelle ; peut-être s’agit-il d’un passage souterrain et compliqué, mais il y
a, croyons-nous, comme une anastomose entre la pathologie névrotique (dans
ses aspects paroxystiques, impulsifs, angoissants ou automatiques) et la patho­
logie comitiale (dans ses aspects caractériels, anxieux et désordonnés). L es névro­
ses post-trau m atiqu es réalisent à ce sujet le meilleur exemple de ces difficiles
diagnostics qui sont aussi des faits portant en eux-mêmes l’ambiguïté de ce
trait d’union comitio-névropathique. Ce trait d’union, nous l’observons en
effet toutes les fois que nous hésitons entre expérience délirante d’une psychose
aiguë et état crépusculaire hystérique — entre représentations obsédantes,
pseudo-hallucinatoires et hallucinatoires (1), c’est-à-dire qu’il s’agit, répé-
tons-le avec les psychanalystes, de projections dans l’existence névrotique
de phantasmes inconscients qui échappent à l’épreuve de la réalité, c’est-à-dire
qui apparaissent comme hallucinatoires lorsque s’effondrent les structures
de l’être conscient. Dans la mesure même où cette épreuve de la réalité (les
structures de l’être conscient) exerce encore sa censure dans la névrose, l’acti­
vité hallucinatoire y est évidemment moins nette, moins franchement délirante ;
mais elle se reconnaît encore, elle transparaît dans beaucoup de névroses et
tout naturellement dans celles qui sont en rapport avec l’épilepsie. Tout parti­
culièrement, bien sûr, dans ces cas de clinique quotidienne où le diagnostic
clinique hésite si souvent entre états crépusculaires hystériques et épileptiques,
entre syndromes de dépersonnalisation névrotique et psychoses transitoires ou
durables « schizophréniformes » ou « onéirophréniques » (2).

*
* $

Et nous voici ramenés au problème crucial des Psychoses exogènes. Nous


pensons que les progrès de la génétique et de la pathologie chromosomique
viendront quelque jour et peut-être bientôt confirmer le vieux concept de12

(1) Point sur lequel nous avons il y a bien longtemps publié une étude avec
H. C laude (A nnales M édico-P sych ologiqu es, 1932).
(2) Le diagnostic clinique (c’est-à-dire les problèmes pratiques auxquels nous
confronte la nécessité de poser un pronostic ou une indication thérapeutique) impose
assez souvent aussi une discussion avec des formes éidolo-hallucinosiques à caractères
paroxystiques que l’on observe, par exemple, dans la migraine ophtalmique. C. L ipp -
m a n n (1951 et 1953), pour ne citer qu’un des auteurs qui se sont occupés de ce pro­
blème, a approfondi cet aspect de la pathologie « critique » des spasmes vasculaires
cérébraux. L. M archand et J. de A juriaguerra dans leur ouvrage classique É pi­
lepsies, Paris, Desclée de Brouwer, 1948, ont consacré tout un chapitre aux formes
migraineuses de l’épilepsie. Ils y font allusion — mais sans trop y insister — sur les
formes hallucinatoires de ces céphalées paroxystiques.
508 ÉPILEPSIE ET HALLUCINATIONS

« dégénérescence » renouvelé p ar celui des mutations génétiques qui peuvent


bouleverser le programme de l ’organisation psychique et notamment jouer
un rôle dans les aspects psychopathologiques des épilepsies.

*
* *

— Nous pouvons conclure de ce rapide coup d ’œil jeté sur toutes les formes
hallucinatoires de l ’épilepsie : 1°) q u ’elles sont des manifestations de l ’enraci­
nement du phénomène délirant et hallucinatoire dans la pathologie cérébrale
— 2°) que l ’épilepsie apparaît comme le modèle même de la dissolution
(de toutes les modalités des troubles négatifs) des structures de l ’être conscient
auquel se réfère plus ou moins directement la pathologie mentale en général et la
pathologie des Hallucinations sous toutes leurs formes en particulier. A utant
dire que si nous n ’avons pas consacré un chapitre plus long à ce problème, c ’est
parce q u ’il est implicitement et même parfois explicitement traité dans l’ensem­
ble de ce Traité dont l’exposition s’ordonne par rapport à lui.

NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE

O n tro u v e ra d a n s le s o u v ra g e s o u a r tic le s su iv a n ts la b ib lio g ra p h ie d e s tr a v a u x a n té rie u r s à 1 9 5 0


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C H APITRE II I

LES HALLUCINOGÈNES

Depuis longtemps — depuis toujours — les effets hallucinatoires de cer­


taines substances sont connus. Les boissons alcooliques, le chanvre indien,
les solanées vireuses, l ’opium, le coca, l’ergot de seigle ou les champignons
du Mexique, produisent des ivresses ou des délires qui satisfont la tendance
« hallucinophilique » (1) de l ’humanité. Les « visions » et « expériences psyché­
déliques » q u ’elles provoquent ont valu à toutes ces drogues la dénomination
de « phantastica » (L. Lewin) (2). Oui, fantastiques elles le sont, non seulement
parce q u ’elles font lever dans la Conscience des hommes la merveilleuse puis­
sance des images, mais aussi parce q u ’elles sont comme les magiques symboles,
tabous ou fétiches de toutes les religions auxquelles elles fournissent l ’inspi­
ration de leurs rites orgiastiques et sacrés (3).123

(1) Cette tendance à l’autosatisfaction obtenue par l’effet des drogues qui est la
racine même de l ’appétence du besoin, de la dépendance proprement toxicomaniaque
ou toxicophilique (Sucht en allemand, Addiction en anglais), se retrouve bien sûr dans
la série animale à un niveau qui est essentiellement celui où se joue l’expérience du
plaisir pour autant qu’il neutralise ou transforme la douleur. Les expériences d ’auto­
stimulation limbique ou de l’hypothalamus chez le singe ou le rat (U. Schlichting,
1970 ; P. K arli, 1972) sont à cet égard du plus haut intérêt.
(2) L. Lewin, Les paradis artificiels, trad. fr., Paris, éd. Payot, 1928, nouvelle
édition fr., 1971, sous le titre « Phantastica ».
(3) F élice (Philippe de), Poisons sacrés. Ivresses divines, Paris, éd. Albin Michel,
1936. Un ouvrage de J. L. Brau, Histoire de la drogue (Tchou, 1968) pourra être
consulté notamment en ce qui concerne quelques aspects historiques, mythologiques
ou culturels de la force incommensurable de l’attraction qu’exerce la drogue sur
l’humanité (et même chez les animaux, p. 65-68). La « pharmacopée infernale » est
présentée dans cet ouvrage de vulgarisation non sans documentation mais avec une
certaine désinvolture (R. R. Lengerman, Drugs for A to Z). Le culte des phantastica
et spécialement des hallucinogènes, a toujours mêlé dans l’histoire de l’humanité
l’expérience du merveilleux et les expériences surnaturelles (J. Bellanger 1970,
G. Varenne 1971). Nous envisagerons longuement ce problème à la fin de cette étude
des hallucinogènes. Mais signalons dès maintenant que la lecture de la « Psychedelic
Review » (P. A. Lee et R. Mezner, rédacteurs en chef) et notamment son numéro
spécial à la mémoire de Aldous H uxley (n° 1, 1964) avec la collaboration du grand
prêtre Timothy Lear y, peut donner une bonne idée de l’exaltation illuministe des
S10 LES HALLUCINOGÈNES

Toutes ces drogues sont utilisées depuis M oreau (de Tours) comme « psy-
chotomimétiques », c ’est-à-dire en vue d ’expérimenter les effets hallucinogènes
et déliriogènes, soit chez les sujets normaux, soit chez les malades mentaux,
à l ’effet de com parer l ’expérience vécue q u ’elles provoquent avec l ’expérience
vécue des psychoses délirantes et hallucinatoires. Les expérimentations de ce
type sont devenues dans la littérature psychiatrique innombrables à mesure
que les alcaloïdes de ces plantes « qui font les yeux émerveillés » (1) ont été
mis à la disposition des expérimentateurs ou des usagers, c ’est-à-dire des méde­
cins, mais aussi de tous ces amateurs souvent candidats à la toxicomanie et
en tout cas fascinés p ar le monde féerique des images ou, comme on le dit
actuellement, tentés par les expériences psychédéliques. Il y a heu de noter dès
le début de ce chapitre consacré au pouvoir hallucinogène de ces toxiques,
que la plupart des amateurs de ces « expériences » recherchent les effets mira­
culeux, voire voluptueux, de ces drogues : leur attente va au-devant de la sur­
réalité espérée. De telle sorte que tout particulièrement celles des poètes, des
artistes, des littérateurs ou des « Beatniks », des « Hippies » ou « D-men »,
sont p ar avance gonflées du désir de « voyages » ou de « nirvanas » que déjà
leur imagination préfigure. Nous y insisterons plus loin ; mais dès m aintenant
nous devons nous mettre en garde contre cet excès même de fantasmagorie
qui, dès le point de départ de cet itinéraire au pays des merveilles et dans les
« profondeurs des gouffres », ouvre l’expérience à une sorte de magie rose,
bleue ou noire peu compatible avec la rigueur de l’observation scientifique.
M ais, bien sûr, l ’action des hallucinogènes ne saurait se réduire à cette
boursouflure d ’imagination puisqu’elle est une manière de la capter et de se
la représenter par quoi justem ent ces expériences nous renvoient essentielle­
m ent aux phantéidolies et aux expériences délirantes hallucinatoires qui ajou­
tent l ’imagerie ou l’imagination à la désintégration des analyseurs perceptifs
et à la déstructuration de l ’être conscient. Et c ’est cela que met en évidence
l ’observation proprem ent scientifique des effets de ces poisons du cerveau qui
sont toujours des poisons de la Conscience. Avant d ’altérer le champ percep-*1

idolâtres de la Drogue. Le livre de R. Gordon Wasson (Soma divin, Mushroom of


Immortality, 1969) montre jusqu’où peuvent aller dans les filaments cryptogamiques
de l’amanite muscarine sibérienne, les racines de l’expérience divine, ou tout au moins
la mythique mythologie de cés mythes... Le livre de J. M. P etit (Drogues et plantes
magiques, 1971) est consacré à cette mythologie.
(1) Notons-le tout de suite, ces hallucinogènes engendrent leur floraison d ’images
surtout dans les perceptions visuelles et dans la sphère des perceptions corporelles. Elles
développent, par contre, peu d ’activité hallucinatoire auditive. Elles provoquent,
autrement dit, une expérience onirico-ébrieuse souvent réduite à des Éidolies hallu-
cinosiques, annonciatrices comme les Hallucinations hypnagogiques de la chute du
champ de la Conscience dans l’imaginaire. Cette remarque a été faite et assortie
de considérations pathogéniques par R. Tissot, in Symposium de Bel-Air, « Monoami­
nes et S. N. C. », 1961, C. R., p. 191-192.
GÉNÉRALITÉS 511

C LA SSIF IC A T IO N DE A. HOFFER E T H. O SM O N D , 1967

I. — Plantes à ß-Phenetylamines Mescaline (Peyotl).


Analogues de la Mescaline.
I. M. A. Triméthoxyamphétamine.
Amphétamine (KhaX-catha adulis).
Methylènedioxyamphétamine (Nu t me g )-
Myristicacée).
Asarone (Acarus calamus) .
Dihydro-Kawain (Kava-kava-P/per methy-
sticumj.
Bulbocapnine (Corydalis cava).

II. — Ergot de seigle et LSD LSD Diéthylamide de l ’acide lysergique.


Ces alcaloïdes comprennent, outre le groupe
représenté par le LSD, le groupe des aci­
des méthyl, ou acétyl, ou biomolysergi-
que, le groupe des amide, éthylamide,
diméthylamide de l ’acide D. lysergique et
le groupe des monoéthylamides de l’acide
méthyl ou acétyl lysergique.
Ololinqui Dérivés de l ’acide lysergique (Convulva
Ipomea ). '

III. — Adrénochrome et ses dérivés Adrénolutine.


Dihydroxy-N. méthylindole.
Céruloplasmine.
IV. — Indoles dérivés du tryptophane Tryptamine et ses dérivés diéthyl et dimé-
thyl (DET et DMT).
— Hydroxytryptamine (dont la sérotonine,
la psilocine et la bufoténine) (Amanila
muscarina, flyagaric ).
— Harmine (Banistercapsis caapi).
— Psilocybine (Psilocybe).
— Yohmbine ( Coryanthe).
V. — Parasympathicomimétiques Bénactyzine.
et anticholinergiques Anesthésiques (Semyl-Chlorador).
Atropine (Belladone).
Scopolamine (Datura).

VI. — Taraxéine Le seul hallucinogène extrait de l’organisme


humain (polypeptide ou amine métabo­
lite).

(1) Selon un usage assez incompréhensible et qui tend à se généraliser dans les
pays anglo-saxons, les cannabinols sont exclus du groupe des hallucinogènes
dont cependant L. E. H o l l is t e r (1970) les rapproche.
512 LES HALLUCINOGÈNES

C LA SSIF IC A T IO N D E B O ISSIE R , 1969


(abrégée)

Esters glycoliques
Indolamines Phényléthylamines et benzyliques

Mescaline Atropine
LSD Amphétamines Scopolamine
Tryptamines et dérivés Adrénochrome Ditran
Psilocybine Dérivés non aminés Semyl

tif dans sa totalité, ils l ’attaquent d ’abord dans ses parties (1). Ils ne pro­
duisent des paradis artificiels ou des coins de paradis q u ’en modifiant le fonc­
tionnem ent du système nerveux, et c’est évidemment ce qui constitue leur prin­
cipal intérêt pour le problème pathogénique des Hallucinations.
Pour mieux m arquer que c’est dans la perspective d ’une rigueur scientifique
et médicale que nous entendons traiter ce sujet, au mépris des reproches de
prudhommerie que les fanatiques et romantiques de la toxico-idolâtrie ne m an­
queront pas de nous faire, nous placerons prosaïquement en tête de cette étude
du « génie hallucinatoire » les formules chimiques de ses ingrédients. Nous
devons rappeler aussi que les drogues hallucinogènes n ’ont pas toutes les lettres
de noblesse acquises seulement, pour certaines, par leur usage sacré ou dans
les rites magiques. Si la connaissance des plantes merveilleuses (pavot, chanvre
indien, coca, peyotl, etc.) a ensuite conduit à la synthèsè de leurs alcaloïdes
(mescaline, cannabinols, psilocybine, etc.), certaines substances ont une ori­
gine plus maligne et en quelque sorte plus vénéneuse (ergot de seigle et L. S. D.)
et enfin, certaines sont bien des « ingrédients » quelconques dont l ’ingéniosité
fureteuse des hommes a su découvrir le pouvoir ébriant et insolite (détergents,
colle d ’avion, peaux de banane, vapeur d ’essence, etc.) (2).
L ’effet « halludnophilique » recherché est presque toujours corrélatif à
l’action hallucinogène des substances absorbées. Sans doute l ’euphorie ou 12

(1) Ce sera — indiquons-le ici comme un des points cardinaux qui doivent nous
guider dans l’exposé labyrinthique de l’action des hallucinogènes — un thème que
nous allons retrouver à propos de tous et de chacun des hallucinogènes. Ceux-ci
attirent la couche du sentir (la sensorialité du vécu) et de l’imaginaire propre à chaque
sens et réglés par l’activité (l’arousal) des analyseurs ou systèmes perceptifs — et
l’organisation de l’expérience actuellement vécue dans le champ de la Conscience.
D ’où les deux grands niveaux de troubles hallucinatoires que produisent le plus souvent
et le plus typiquement les hallucinogènes : Éidolies et expériences délirantes et hallu­
cinatoires.
(2) P. D eniker et coll. {Ann. Méd. Psycho., 1971, 2, 245-254) donnent (p. 253)
un catalogue de ces ingrédients découverts par l ’ingéniosité « halludnophilique ».
GÉNÉRALITÉS 513

l ’excitation produites par les amphétamines (1) en font l ’objet d ’une fréquente
toxicomanie, par contre les anti-dépresseurs et notam m ent les Imipramines,
malgré leur action psychotrope, sont très rarem ent recherchés (H. Heimann,
1969).

LES DROGUES H A L L U C IN O G È N E S (2)

Depuis une vingtaine d ’années, on sait que les substances hallucinogènes


(dites aussi psychodysleptiques, J. Delay, P. Deniker), notam m ent la mesca­
line, ont une constitution chimique très voisine de l ’adrénaline (D. W. Woolley
et E. N. Shaw, 1954; M. Rinkel, R. W. Hyde et R. C. Solomon, 1955;12

(1) Nous avons délibérément laissé de côté le groupe des « noo-analeptiques »


(J. Sutter) constitué principalement par les « Amphétamines ». Signalons simple­
ment leur importance considérable dans le commerce et l’usage toxicomaniaques
des drogues (J. D elay, M. Porot, P. Bensoussan, H. Loo, P. Benoit en France, et
K. H artman (1942), A. H arden (1947), C. F. H inage (1968), H. Prokop (1968), etc.).
(2) On consultera sur ce point l’article de J. Sutter, Y. Pelicier et J. C. Scotto
(Encyclo. Méd.-Chir. Psychiatrie, II, 1970) ; l’ouvrage collectif Psychotropic Drugs
dirigé par S. G arattini et par V. G hetti, 1957 ; l’article de Cerletti ; in
Hallucinogenic Drugs de R. Crocket, R. A. Sandison et A. Walk, 1963; celui de
J. J acob et coll. « Drogues hallucinogènes », Encéphale, 1964, p. 520-535; l’appendice
de l’ouvrage de Sidney Cohen, L. S. D., trad. fr., 1966; l’ouvrage Hallucinogens
de A. H offer et H. Osmond, 1967) constitue la somme de nos connaissances actuelles
sur les Hallucinogènes. Depuis lors, ont paru les travaux de L. E. H oluster (1968
et 1970), de D. X. F reedman (1969), le livre de H. Stenberg (1970), etc.
Pour ne pas trop allonger cette étude, nous ne parlerons pas des Hallucinations
cocaïniques dont nous avons d’ailleurs déjà parlé (p. 150-158 et 244); on se rap­
portera à l’ouvrage fondamental de H. W. Maier, La coca, trad. fr., 1928), ni non plus
des Hallucinations chloraliques qui ont fait l’objet des descriptions de G. de Cléram-
bault. Il faut lire, répétons-le ici, ces pages d ’anthologie publiées en 1909 dans les
Annales Médico-Psychologiques et reproduites dans 1’ « Œuvre » du Maître (Tome I,
p. 145-181). Et, bien sûr, nous nous dispenserons encore plus facilement de parler
des nombreux hallucinogènes dont la liste s’augmente tous les jours : D. M. T.
— Butofénine — Ibogaïne (alcoloïde de l’Iboga tabemantha du Congo) l’Harmine
(alcoloïde de la Banisteroa) dont on repérera la place exacte dans les tableaux de
A. H offer et H. Osmond. N ous ne décrirons pas non plus la psychopharmacologie
des grains d’Ololuiqui, de l’Hypomée tricolos ou volvulus ou de l’Opunta cylindrea
(Gutierrez N uriega, 1947; J. Mariategui et F. M. Zambrano, 1959) que l’on trouve
notamment en Amérique du Sud. Il existe aussi des amines synthétiques dont le
pouvoir hallucinogène a été expérimenté : le Ditran (R. E. Wilson et Sargoss, 1944)
— le Semyl (E. D. Luby et coll., 1959) — le JB 318 (Ostfeld, 1959; Lebowitz, 1962)
— la Céruloplasmine (Ostfeld et coll., 1958), le « mitmag » (I. F res et coll., 1969),
ou le dernier (?) venu, le 2/5 Demethoxy-Methylamphetamine (L. A. F aillace
et coll., 1970). Quant à la taraxéine (polypeptide), c’est la seule substance qui se trouve
dans l’organisme humain.

ét
514 LES HALLUCINOGÈNES

H. Osmond et J. R. Smythies, 1955) ou de l ’adénochrome (auteurs canadiens,


A. Hoffer, H. Osmond, J. R. Smythies, 1954), substances dont le pouvoir hallu­
cinogène a fait l’objet d ’une sérièuse critique (G. Gastaldi et coll., 1958). Ce qui
a paru d ’abord dans leur constitution moléculaire rendre compte de leur action
(D. W. Woolley, 1954), c’est que la plupart — notam m ent le L S D — contiennent
une substance de structure indole. Elles agiraient par leur action antisérotonine
ou, plus exactement, par leur action antagoniste à l ’égard des 5 Hydroxytryp-
tophanes en modifiant les processus enzymatiques qui règlent les transmissions
intersynaptiques et en nivelant l’information au niveau des récepteurs et ana­
lyseurs perceptifs. De cette action résulteraient des expériences hallucinatoires
uni- ou multisensorielles et plus ou moins délirantes (model psychoses). Comme
c ’est spécialement et d ’abord la mescaline, puis le LSD, qui ont fait l ’objet des
études de neuro-psycho-pharmacologie sur les hallucinogènes, nous complé­
terons, en les exposant, ce qui va être réduit dans cette introduction à un simple
résumé de nos connaissances actuelles.

Le noyau indole.

L ’anneau indole L X J se retrouve surtout dans les dérivés du trypto­


phane. h
H
y \ , ____ / a\
CH — COOH
I
NH 2
H
Tryptophane

Le /. Tryptophane est un des plus im portants acides aminés. Il est le pré­


curseur potentiel des alkylamines indoliques dont le groupe comprend la
bufoténine, la N.N . diméthyltryptamine, la N.N. diéthyltryptamine. Toutes
ces substances sont, sauf la sérotonine, hallucinogènes.
On comprend, dès lors, que J. H. Gaddum (1953), D. W. Woolley et
E. N. Shaw (1954) aient pu considérer que ce serait le noyau indole qui serait
caractéristique du pouvoir hallucinogène de toutes ces drogues psychodyslep-
tiques (J. Delay et P. Deniker) et généralement adrénergiques.
— Voici la formule de la Butofénine que Ton trouve dans TAmanita musca-
rina, ou encore dans Piptadenia peregrina ou cohaba de Porto-Rico (W. J.
Turner et S. Merlis, 1959) :

/ \ ^C H ,
HO CH 2 - CH 2 - N
"-CHS
N
H Butofénine
GÉNÉRALITÉS 515

— La formule de la diméthyltryptamine (D.M .T.) que l ’on trouve aussi


dans la cohaba (Piptadenia peregrina) d ’après M. F. Fish et coll. (1955) est
la suivante :

/C H ,
CH, CH2 - N
"-CH,
H

D. M. T.

Voici la formule de la Psilocybine :

OH O -
I
p
I
0
1
Z ' ^C H ,
ch2- ch2- NH +
^C H ,

La Psilocybine se transforme dans l ’organisme par fission du groupe de


l ’acide phosphorique, en Psilocine (4-Hydroxyméthyl-tryptamine).

— Le tartrate du diéthylamide de l ’acide lysergique (appelé encore LSD 25


et delycid) a cette formule :
- c 2h 5
O= c - N
^ c 2h 5

N - CH.

H
LSD 25

Le LSD contient donc bien un noyau indole. Si on lui ajoute un seul atome
de bromine, on produit un composé d ’une plus grande puissance anti-séro­
tonine, certes, mais sans effet psychique.

— Mais il y a des hallucinogènes dont la formule moléculaire ne comporte


pas de radical indole. C ’est le cas notam m ent des substances actives du
516 LES HALLUCINOGÈNES

Haschich : les c a n n a b in o ls (C21, H M, 0 2) dont nous avons déjà noté q u ’assez


paradoxalement ils ne figuraient pas dans le tableau des Hallucinogènes
de A. Hoffer et H. Osmond. Voici la formule du T é tr a h y d r o c a n n a b in o l
(T. H. C.) :

CH, OH

yD~c,h"
CH,
V CH,
/0

Seul le D e lta T H C serait actif (H. Isbell et coll., 1967 e fl9 6 9 ; L. E. Hollister,
1968).

— Quant à la M e s c a lin e qui a une analogie structurale avec l ’adrénaline,


elle ne comporte pas non plus de noyau indole :

CH,O ----- CH,

CH* ° - k / ! CH,
I N
OCH, /
H,

Mais on admet que la « queue de sa structure peut former un anneau


d ’indole après absorption dans l ’organisme. Autrement dit, l ’anneau indole
est considéré comme « virtuel » dans sa structure moléculaire.
Toutes ces substances à effet hallucinogène univoque sont donc, soit des
« I n d o lé th y la m in e s », soit des « P h é n é th y la m in e s » se rapprochant de la Psilo-
cybine (A. Hoffer et H. Osmond) — ou encore des « P h é n y lis o p r o p y la m in e s »
se rapprochant du groupe des amphétamines (L. E. Hollister, 1969, S. H. Smy-
thies, 1970). — Quant aux « C a n n a b in o ls » qui se trouvent dans le chanvre
indien ou la m arihuana, ils auraient des effets sédatifs, d ’après les Américains
(L. E. Hollister), en quelque sorte antagonistes de l’action hallucinogénique,
to u t a u m o in s ju s q u 'à u n e c e r ta in e d o s e , c e qui naturellement remet en question
leur exclusion hors du groupe des Hallucinogènes.
W. Keup (1969) a repris le problème des structures moléculaires et des
effets physiologiques de l’ensemble des Hallucinogènes (action sur le système
neuro-végétatif, mais sans corrélation simple avec leur pouvoir sympathico-
mimétique ou acétylcholinergique) ; la figure 20 (p. 367) présente les diverses
chaînes moléculaires jusqu’au cannabinol et les antagonistes de la morphine.
Décidément, la chimie de ces drogues est bien compliquée et n ’explique que
jusqu’à un certain point leur action dite spécifiquement hallucinogène.
GÉNÉRALITÉS 517

N eurobiologie h o rm o n a le e t e n zy m a tiq u e .
L ’actio n a n ti-séro to n in e e t a d rénergique.

Depuis les travaux de J. H. Gaddum (1953) et D. W. Wooley et E. N. Shaw


{1954), on s’est longtemps familiarisé avec l’idée que la sérotonine (1) et les hal­
lucinogènes se comportaient comme des antagonistes se disputant au niveau
des synapses un com bat dont l ’effet hallucinatoire résulterait de la défaillance
de la sérotonine (A. S. Marrazzi et E. R. Hart, 1955).
Cette théorie est solidaire de celle que nous venons d ’exposer sur l ’identi­
fication du pouvoir hallucinogène et de la structure indolique. En effet, toutes
les substances de ce genre ont le même effet dépressif sur la transmission synap-
tique, effet de réduction de l ’activité électrique cérébrale et d ’inhibition des
amino-oxydases, des cholérastérases, de la décarboxylase de l ’acide glutamique
en même temps q u ’elles augmentent l ’hexose monophosphatée. Plusieurs tra­
vaux de 1955 à 1962 (D. X. Freedman et M. J. Giarnan, Sankar, R. D. Bunag et
E. J. Walaszek, etc.) ont étudié de ce point de vue l ’augmentation de la
concentration de la sérotonine sous l ’influence des drogues (LSD, réserpine,
acide bromolysergique, etc.). Mais justement l ’étude de cette dernière substance
(BOL. 148) qui a un pouvoir anti-sérotonine 200 fois plus grand, montre q u ’elle
a, par contre, un faible pouvoir hallucinogène ou même q u ’elle est comme nous
le verrons, antagoniste de l ’action du LSD, de telle sorte que E. Costa et coll.
(1962) ont conclu (conclusion reprise par A. Hoffer et H. Osmond, 1967, qui
exposent pp. 217-219 l ’essentiel de cette controverse) que l ’action anti-séroto­
nine ne saurait être considérée comme le support biochimique du pouvoir
hallucinogène. R. J. Boakes et coll. (1969) ont confirmé cependant l ’antago­
nisme découvert par J. H. Gaddum entre LSD et 5 HT.
Pour J. R. Boissier (1969), il y a lieu de distinguer deux mécanismes pos­
sibles de l ’antagonisme entre hallucinogènes (notamment LSD) et 5-Hydroxy-
tryptophanes (5 HT). D ’après J. H. Gaddum (1959) l ’antagonisme s’exercerait
au niveau périphérique, hypothèse reprise par B. B. Brodie et E. Costa (1962).
Cette hypothèse ne paraît pas devoir être retenue et il conviendrait, selon
J. R. Boissier, de penser que les hallucinogènes (type LSD) entraînent une réac­
tivation biochimique des 5-Hydroxytryptophanes (5 HT). L ’administration
de fortes doses de LSD chez le rat et le chien provoque bien — comme nous
l ’avons noté — une augmentation du taux cérébral de la sérotonine (ou plus
exactement des 5 HT), et on observe le même phénomène pour l ’administra­
tion d ’indolamines hallucinogènes (telle que la psilocine) qui paraissent agir 1

(1) La sérotonine est une neurohormone cérébrale (E. Costa et coll., 1962) qui
« module » le système trophotropique intégrateur de l’activité parasympathique
opposé en cela au système ergotropique sympathique. C ’est un métabolite du tryp­
tophane produit de son hydroxylation par les oxydases ou hydroxylases. La sérotonine
fait partie du groupe des 5-hydroxytryptophanes (B. B. Brodie, 1957 ; H. E. H imwich
et E. Costa, 1960 ; B. B. Brodie et E. Costa, 1962).
518 LES HALLUCINOGÈNES

spécifiquement sur la fraction « liée » de la 5 H T cérébrale (Freedman et G iar-


man, 1962). Le mécanisme de cette fixation « granulaire » pourrait s’expliquer,
toujours selon J. R. Boissier, par la fixation sur les récepteurs de la 5 HT.
Il semble en tout cas que ces drogues exercent leur action grâce à leur
pouvoir de blocage sur les amines du système nerveux central. Les substances
qui bloquent le sérotonine auraient une action stimulante dès que l ’action de
la sérotonine ne s ’exercerait plus. Tel est le cas pour les tryptamines qui sont
sympathicomimétiques. Et ceci nous amène à considérer q u ’une des constantes
de la psychopharmacologie des hallucinogènes comme celle des amines sympa­
thicomimétiques, c ’est-à-dire du groupe des substances adrénergiques (H. Hoa-
gland, M. Rinkel et R. W. Hyde, 1955) analogues à l ’adrénaline ou dérivées
de son métabolisme (adénochrome, adrénaline, 5 et 6 dihydroxy-N-méthyl
indole) — que toutes substances exercent leur action adrénergique sur la
formation réticulée (Dell, 1954; Rothballer, 1956; M. Monnier, 1957; Bradley,
1958; etc.). Le groupe des phénéthylamines à cet égard constituerait le noyau
hallucinogène par excellence, et c ’est à lui q u ’appartient la mescaline.
Mais, bien sûr, l ’action sympathicomimétique n ’est elle-même q u ’un effet
de l ’action plus générale que ces substances exercent sur le métabolisme et
sa régulation enzymatique. Nous verrons plus loin que le LSD, notamment,
a une double action sympathicomimétique et parasympathicomimétique
(A. Hofier et H. Osmond, p. 221-223), comme si interféraient (selon les
doses) le blocage des acéthylcholinestérases et la libération de l ’acéthylcholine
au niveau des transmissions synaptiques. Ainsi le pouvoir adrénergique ne
constitue pas non plus la « propriété » pharmacologique proprem ent dite des
hallucinogènes. On ne doit le considérer que comme une manifestation d ’un
blocage des transmissions synaptiques qui peut s’opérer à des niveaux et dans
des sens differents. Il existe, en effet, des hallucinogènes qui bloquent les
substances cholinergiques : les solanées vireuses comme la belladone et le
datura, le Ditran, le Sternyl, la Benactazyne (E. Jacobsen, 1955; M. Vojte-
kowsky, 1958; J. R. Boissier, 1969; K. Dieschofer et coll., 1971) qui, étant
des substances anticholinergiques, produisent pourtant des expériences psycho-
tomimétiques.
Disons que nous ne connaissons pas le mécanisme spécifique de l ’action des
hallucinogènes sur le Système Nerveux Central. Aussi les auteurs proposent
généralement (J. R. Boissier) une classification chimique, pharmacologique et
neurophysiologique qui admet trois grandes catégories : les In d o la m in e s
e t D é r iv é s (LSD, Psilocine), les P h é n y lé th y la m in e s e t D é r iv é s (Mescaline,
Amphétamines, Adrénochrome, etc.) et les E s te r s g ly c o liq u e s , b e n z y liq u e s
e t D é r iv é s (Solanées, Ditran, Sernyl, etc). Si nous ajoutons que les Canna-
binols (Chanvre indien) ont incontestablement les mêmes effets hallucinogènes
sans entrer dans ces groupements neuro-chimiques, force est bien de dire
que nous sommes bien loin de connaître le processus chimique hallucinogène
cérébral qui entraîne l ’action de toutes ces drogues « phantastica », q u ’on
les appelle hallucinogènes, déliriogènes ou onirogènes, psychotomimétiques,
psychodysleptiques, etc.
GÉNÉRALITÉS 519

L ’Analogie d ’action des hallucinogènes


et de l’isolem ent sensoriel.

Il suffit de se rapporter au tableau dans lequel Sidney Cohen (1964) expose


(Appendice à son ouvrage) la comparaison entre les effets sensoriels, affectifs
et idéiques de la privation sensorielle expérimentale et de l ’action expéri­
mentale du LSD, pour se rendre compte que, en effet, les descriptions de cette
double expérience coïncident en général (notamment en ce qui concerne la
fréquence des Hallucinations et des troubles perceptifs de la sphère visuelle,
les sentiments de dépersonnalisation, l ’altération et l ’orientation tempo­
relle, etc.)- Mais lorsqu’on ajoute ces deux expériences, contrairement à ce
que l’on pourrait attendre, au lieu d ’engendrer la fréquence et l’intensité
des phénomènes diminuent d ’autant (A. E. Edwards et S. Cohen, 1964)...
D ’après M. Roche (1970), cependant l ’isolement sensoriel faciliterait l ’action
de la mescaline et du LSD. Il ne semble pas, en tout cas, que la désafférentation
sensorielle constitue le mécanisme neurophysiologique des Hallucinogènes.

L ’action des hallucinogènes sur les centres cérébraux.

Naturellement, du point de vue de l ’action des drogues hallucinogènes sur


le métabolisme du tissu nerveux et notamment sur les transmissions synap-
tiques, cette action apparaît généralement globale. Elle est, en effet, souvent
appréciée en termes généraux comme ceux d ’effets vasculaires (par exemple
L. Sokoloff, 1957; B. Mélanger et S. Martens, 1959) ou d ’effets sur l ’activité
électrique cérébrale (soit, selon les auteurs, effets de stimulation ou effets
d ’inhibition).
Tout naturellement, de pareilles recherches sur l ’EEG (H. Gastaut 1953;
B. E. Schwarz, 1956) ou les potentiels évoqués ont rapidement entraîné
les auteurs à préciser les points d ’impact des hallucinogènes sur les struc­
tures régionales du cerveau. Pour la mescaline, par exemple, J. R. Smy-
thies (1961) a obtenu dans le cortex optique une augmentation de potentiels
évoqués avec de faibles doses, et une diminution à fortes doses — W. A. Him-
wich (1959) a observé une particulière activité du système activateur ascen­
dant mésodiencéphalique — R. R. M onroe et coll. (1957) ont noté une acti­
vité paroxysmale au niveau des formations rhinencéphaliques. Des faits
analogues ont été rapportés ou discutés à propos de l ’action des diverses
substances (LSD notamment) par ces auteurs ou d ’autres encore (M. Rinkel,
1952; H. G astaut et coll. 1953; C. C. Pfeiffer, 1959; L. Goldstein, 1963;
R. J. Längs, 1967, etc.). L ’étude de T. Weckowicz (in Hoffer et Osmond,
chapitre VII) sur l ’action des hallucinogènes dans la série animale vaut d ’être
particulièrement mentionnée. Elle expose, en effet, l ’action de ces toxiques
sur le comportement animal spontané et expérimental et conclut, elle aussi,
q u ’il paraît probable que ce sont les fonctions du lobe temporal (rhinencéphale)
et du système limbique qui sont chez les animaux supérieurs plus spécialement
520 L E S H A L L U C IN O G È N E S

atteints par l’action des hallucinogènes. Cela ne saurait surprendre, en effet,


puisque ce sont « des poisons de la Conscience »...
D ’après J. M. Oughourlian, A. Rougeul et J. Verdeaux (1971), il y aurait
lieu de distinguer du point de vue de leurs effets sur l’E. E. G. les s u b s ta n c e s
a tr o p in iq u e s comme le Ditran (tracés ressemblant à ceux du sommeil) et les
s u b s ta n c e s n o n a tr o p in iq u e s (tracés d’éveil de rythme rapide).

L ’effet « psychotom im étique » com m un.


Le Syndrome psychotoxique aigu.

S’il est difficile de trouver un dénominateur commun à tous les halluci­


nogènes tant en ce qui concerne leur place taxinomique dans le monde végétal
que leur structure chimique ou encore leurs effets physiologiques, il n’en est
pas de même pour ce qui concerne leurs effets psychologiques ou plutôt psycho­
pathologiques.
La thèse d’une sorte de spécificité des effets psychotomimétiques (Halluci­
nations, illusion, délire, dépersonnalisation) attribuée à chaque toxique a été
naturellement défendue. Mais il s’agit d’une opinion qui paraît actuellement
assez largement dépassée (réserve faite de quelques traits proprement senso­
riels et notamment protéidoliques, comme les synesthésies, certaines illusions
de mouvement, de forme, de couleur ou de perspective, etc.). G. de Cléram-
bault s’était fait à l’époque (1909) le champion de cette spécificité des agents
toxiques hallucinogènes. Nous lui devons à ce sujet un de ses plus magnifiques
écrits, la somptueuse description discriminative des Hallucinations cocaïniques
et chloraliques à laquelle nous avons fait référence plus haut (p. 150-158 et 244).
Nous verrons d’ailleurs que les différences « spécifiques » du vécu halluci­
natoire qu’engendrent les divers hallucinogènes sont moindres que leurs ana­
logies.
Depuis de nombreuses années (à propos des grandes controverses qui se
sont instituées autour des notions de « psychoses exogènes » et de « psychoses
endogènes »), c’est dans le cadre des tableaux cliniques de l’onirisme toxique
de Régis ou de 1’ « exogene Reaktion » de Bonhœffer que sont groupés (cf. par
exemple K. H. Schiffer, 1961, et J. M. Burchard, 1965) les effets psychoto­
mimétiques de ces intoxications expérimentales ou toxicomaniaques. Nous
pouvons grouper en effet les effets hallucinatoires et éventuellement délirants
(ce que l’on appelle généralement les e x p é r ie n c e s p s y c h é d é liq u e s ) de toutes
ces « expériences vécues » au cours des « expérimentations » recourant aux
hallucinogènes dans un même tableau clinique, le Syndrome psycho-toxique
aigu (1). Ce tableau clinique comporte les deux composantes complémentaires1

(1) L’unité de cette réponse clinique aux divers agents psychopharmacologiques


a été parfois recherchée dans les localisations fonctionnelles cérébrales. C’est ainsi
que Fr. F isch (1963) réduit les « Model psychoses » à un même schéma neuro-phy­
G É N É R A L IT É S 521

qui ont été formellement reconnues par A. Balestrieri (1961, p. 142-180) :


1° Apparition de phénomènes perceptifs isolés (illusion et Éidolies hallucino-
siques) isolés. Ces phénomènes consistent soit en illusions sensorielles élémen­
taires (protéidolies), soit en imageries scéniques (phantéidolies) où se discerne
comme dans l ’hallucination hypnagogique (ou l’aura épileptique) un travail
partiel de rêve.
2° Déstructuration progressive du champ de la Conscience formant le
halo délirant de l’expérience. A un premier degré, expérience délirante de
type excitation maniaque ou anxiété mélancolique avec sentiment de déperson­
nalisation. A un degré moyen, les expériences de dédoublement hallucinatoire
dans une atmosphère oniroïde de plus en plus dramatique. Enfin au degré le
plus profond, l ’état confuso-onirique typique.

Du point de vue phénoménologique, la composition syndromique de ces


deux groupes de symptômes fait apparaître deux traits caractéristiques de ces
expériences psychédéliques. Aucune manifestation partielle (Éidolies) inau­
gurant ou accompagnant la déstructuration du champ de la Conscience ne
peut être vécue — sinon dans l’illusion même du Sujet — comme un phéno­
mène de création positive et en quelque sorte miraculeux. Car tous les « élé­
ments » du tableau clinique, même s’ils se présentent ou sont vécus comme
partiels, sont déjà enveloppés dans le halo de troubles qu’ils annoncent ou
qui déjà les fait surgir. A cet égard, l’impression d’augmentation de la lucidité
et de la créativité doit être considérée pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une
illusion qui indexe déjà la désorganisation de l’activité perceptive, soit dans les
secteurs périphériques, soit dans la globalité du champ de la Conscience. D ’où
l ’intérêt de toutes les études cliniques ou expérimentales qui mettent en évi­
dence les altérations des « fonctions psychiques » au cours de ces expériences
psychédéliques. Toutes ou presque toutes les observations convergent (comme
nous le verrons à propos du LSD notamment), vers la démonstration objective
d’un déficit que nie le sujet en devenant délirant, c’est-à-dire inconscient de
sa propre et naissante aliénation. Les travaux de psycho-physiologie de
J. M. Fuster 1957, de B. J. Key 1961, Freedman et coll. 1958, de Braines
et coll., de D. J. Mahler et coll. 1958, de C. L. Hamilton 1960, de
A. S. Marrazzi 1961, de J. L. Mac Grough et coll. — tous ceux encore

siologique constitué par l’antagonisme du système activateur ascendant de la formation


réticulée méso-diencéphalique et du système difFus des projections thalamiques. Sur
le plan clinique et psychopathologique, les discussions ont été innombrables (cf. par
exemple E. Blickenstorfer. Zum etiologischen Reaktionstypen. A r ch. /. P sych .,
1952 ou G. E. Morselli, 1959) — V. E. Callao Monferrer et M. R ojo Sierra
(1966) ont tenté de mettre en évidence des critères structuraux permettant de diffé­
rencier les expériences hallucinatoires « spontanées » et « expérimentales ». Des
divers critères qu’ils indiquent, un seul m’a paru significatif : l’importance des phé­
nomènes proprement « sensoriels » (Éidolies) qui se rencontrent en effet plus souvent,
mais non exclusivement, dans les états psychotomimétiques expérimentaux.
522 L E S H A L L U C IN O G È N E S

dont on trouvera un excellent inventaire dans les rapports de P. Pinelli et de


F. Savolti (1966) et dans le chapitre VII de l’ouvrage de A. Hoffer et H. Osmond
(1967) écrit par T. E. Weckowicz; tous ces travaux constituent la réponse des
cliniciens et neurophysiologistes aux poètes et idolâtres des expériences
psychédéliques pour qui la thèse de leur « créativité » ait un dogme.
— Nous ne pouvons pas en effet terminer ces généralités sur les halluci­
nogènes sans éclairer le débat qui s’est institué à leur sujet et que nous allons
reprendre ici. Il est bien évident que ces « toxiques » et poisons de la Conscience
déchaînent chez l ’homme son imagination. CarTbien sûr — nous ne cesserons
de le répéter dans cet ouvrage — l ’Hallucination n’est rendue possible que par la
force «libérée» ( r e le a s e d ) de l’imaginaire que contient normalement l’être cons­
cient. De telle sorte que la chute dans l’imaginaire est toujours et nécessairement
un effet de la loi de la gravitation psychique. Autrement dit, l’action de l’hallu­
cinogène va à la rencontre du besoin d’imaginaire, du désir de l’imaginaire et
— répétons encore que c’est le fond du problème de l’Hallucination— l ’Hallu­
cination expérimentalement produite ou artificiellement recherchée vise l’objet
du désir du Sujet et l’atteint quand s’introduit dans l’organisme psychique
pour le troubler, un processus en troisième personne (la drogue). De telle sorte
que reste toujours en suspens ce qui, dans la perception sans objet, vient de
l ’objet ou de l’imagination du Sujet. Voilà pourquoi l’étude des hallucinogènes
doit constituer le centre de cet ouvrage.
— Il est bien certain aussi que les hallucinogènes ont la propriété commune
de tenir l’homme sous leur « dépendance ». A cet égard, ils constituent une
espèce du genre des drogues exerçant sur lui la tentation du paradis ou des
enfers artificiels à 1’ « immondanité » desquels il succombe quand il tombe
dans la « toxitude » (J. F. Mabileau, 1970) (1).

— Comme nous ne pouvons songer à exposer ici l’action de tous les


hallucinogènes, nous nous en tiendrons à l’étude des quatre plus intéressants
au regard de la Psychiatrie classique et de l ’état actuel des discussions : le
Haschich, le LSD, la Psilocybine et la Mescaline.

Mais nous devons toutefois souligner que, renonçant à exposer ici le pou­
voir hallucinogène de l’Alcool, de l’Opium et de la Cocaïne, nous n’entendons
pas en négliger l’importance mais au contraire la souligner, car ces substances
ont fait depuis si longtemps l’objet d’études spéciales et approfondies que nous
estimons inutile d’ajouter quelque chose à tout ce qui a été dit à leur sujet (2).12

(1) On trouvera à la fin de ce travail ou de celui de P. D eniker (1968), comme


dans les rapports de l’O. M. S. (1957-1969), dans la thèse de H. Loo, les livres de
C. O lievenstein (1970), de G. Varenne (1970), de P. H. Blackly (1970), etc., une
bibliographie très étendue des travaux sur la toxicomanie, l’addiction, la dépendance
qu’entraîne l’abus des drogues.
(2) Cf. su pra... ce que nous avons dit de l’importance du délire hallucinatoire
cocaïnique et chloralique.
G É N É R A L IT É S 523

Alcool et Hallucinations. — Le pouvoir délirio-hallucinogène de l’alcool


éthylique (éthanol) est connu de tous et doit être considéré comme la « drogue » par
excellence de beaucoup de pays occidentaux (alcool obtenu par fermentation ou par
distillation). Les effets cliniques des « alcooloses » (P. Fouquet dans de nombreuses
publications de 1955 à 1971) sont d’ailleurs décrits dans cet ouvrage notamment à
propos de l 'onirism e (2e, 3e et 4e Partie) puisque les auteurs français (Lasègue, Garnier,
Magnan, Régis, G. de Clérambault) ont insisté sur la structure oniro-visuelle des
Délires alcooliques aigus et subaigus. Nous avons aussi à plusieurs reprises rappelé
dans cet ouvrage que l’école allemande au contraire a, sous le nom de « H allu zin ose »
des buveurs (Wemicke), souligné l ’importance des états hallucinatoires acoustico-
verbaux avec un minimum de troubles de la Conscience. Nous devons signaler à ce
sujet, outre les travaux classiques sur les d é lire s alcooliqu es subaigus, les délires oni­
riques et le deliriu m trem en s par l’école française et les études sur « l'Halluzinose »
des buveurs, des travaux intéressants qui ont montré que l’expérience hallucinatoire
alcoolique aiguë comporte des Éidolies, soit initiales, soit juxtaposées, soit intégrées à
l’expérience délirante hallucinatoire fondamentale; F. Morel (1936) avait noté les Hal­
lucinations monoculaires du delirium tremens. Plus récemment, M. M. Gross et
coll. (1971) et S. Saravay et H. Pardes (1971) ont, au Meeting de New York (W. Keup),
beaucoup insisté sur cette désorganisation élémentaire du champ perceptif (clauding
of sensorium) dans la pathogénie de ces délires alcooliques aigus.
Nous nous en tiendrons là. Mais nous tenions aussi à montrer, fût-ce en quelques
mots, que l’expérience alcoolique se présente comme les autres « expériences psyché­
déliques » que provoquent les autres hallucinogènes et pose les mêmes problèmes.
LE HASCHICH (1)

BOTANIQUE ET MATIÈRE MÉDICALE

Le chanvre indien ( C a n n a b is s a tiv a ) est une cannibacée originaire de l’Asie


centrale. Cette espèce comprend deux autres variétés : la C. s in e n s is et la
C . in d ic a . Sa culture s’est répandue dans le Bengale et le Thibet, le Turkestan,
dans l ’Inde, la Turquie et l ’Égypte. Dans tous ces pays, il existe une quantité
de noms pour le désigner : blary (sanscrit), banga (persan), ganga (javanais),
kender (turc). C’est sa résine qui contient le principe enivrant du chanvre
et c’est elle qui est à la base des préparations les plus habituellement employées
pour leur usage toxicomaniaque (Bhang, gunjha, flat gunjha, round gujha,
chur gunjha ou Rora, Charas). Le c h a r a s est la résine brute du chanvre indien
qui est surtout fumée, tandis que le bhang est constitué simplement (comme
le K i f ) de plantes desséchées beaucoup moins toxiques. C’est en Afrique du
Nord que s’est d’abord étendu l ’usage du chanvre indien (Kif en Algérie
et au Maroc; takrani en Tunisie), puis il s’est propagé dans toute l’Afrique
par les Musulmans (biaruba au Congo). Enfin, en Amérique Centrale, au
Mexique et aux U.S.A., le haschich est connu sous le nom de m a r iju a n a
ou m a r ih u a n a (2).

CHIMIE ET PHARMACOLOGIE

En 1840, Schlesinger tira du chanvre indien un extrait, le fameux e x t r a i t


Les frères Smith, d’Edimbourg, séparèrent une résine rela­
d u c h a n v re in d ie n .
tivement pure, la c a n n a b in e . Un pharmacien français nommé Personne isola
l’hydrine et la cannabine. Mais il faut arriver aux travaux du pharmacien
allemand Lupin et à ceux des chimistes anglais Spivev-Wood et Eastenfield
(1896) pour que soit isolé le C a n n a b in o l dont Frankel (1903) fixa la formule
brute C2iH30O2, en notant qu’il possède un oxhydrile phénolique, et il
prépara ainsi le T r in itr o C a n n a b in o l. Nous avons donné plus haut la formule12

(1) En arabe « l’herbe »; l’herbe par excellence nous dit P. Brotteaux.


(2) De « Maria-Juana », sorte de « Madelon » des combattants hispano-améri­
cains (surtout du Mexique) qui jouissaient de ses faveurs... L’hymne révolutionnaire
de Pancho Villa (la fameuse « cucaracha ») chantait ses charmes.
H A S C H IC H . P S Y C H O P H A R M A C O L O G IE 525

développée du T é tr a c a n n a b in o l; sa synthèse a été opérée en 1960 (Adams


et coll., Todd et coll.), et on trouvera dans les C. R. de la Ciba Foundation
(Wolstenholm et Knight, 1965) et dans l’article de R. Machoulam (1970) une
étude chimique très complète de F. Korte et H. Sieper de ses isomères. C’est,
d’après A. Porot (1942), un corps très stable dont on prépara des dérivés
bromés, acétylés, nitrés et benzoïdés. Dans sa revue critique sur les constituants
chimiques du C a n n a b is s a tiv a , A. H. Blatt (1938) rappelle les travaux de
Cahn (1930) qui ont montré que le Cannabinol pur ne constituait pas la sub­
stance physiologiquement active mais plutôt sa forme moins purifiée (c r u d e
c a n n a b in o l). Après les travaux de H. Isbell et coll. (1967-1969), L. E. Hollis-
ter (1970) a montré que c’est du T é tr a h y d r o c a n n a b in o l (T. H. C.) que les
diverses formes de « chanvre indien » tirent leur effet hallucinogène ; on retrouve
dans la Marijuana, d’après lui, le cannabinol et le T. H. C. G. Nahas et
G. Vourc’h (1970) ont exposé l’ensemble de la psycho-neuropharmacologie
des dérivés du « C a n n a b is s a t iv a » dans un article particulièrement documenté
en ce qui concerne leur toxicité. L’étude de J. J. Schieldkraut et D. H. Efross
(1971) et le travail de Klein et coll. (1971) et le rapport des experts de l’O. M. S.
(novembre 1971) constituent des documents pharmacologiques très importants
sur les effets de la Delta T. H. C.
L’usage médical du « Cannabis » fait appel à des propriétés sédatives, hypno­
tiques, antinévralgiques (disent les anciens auteurs) qui ont justifié le large
emploi qui en a été fait dans les préparations officinales (cf. la vieille thèse de
G. Meurisse, Paris, 1891, et le travail plus récent de J. Masur et coll., 1971).

D o s e s . T o x i c i t é . T o l é r a n c e . D é p e n d a n c e . — Comme les effets du


« chanvre » sont très différents selon qu’il est consommé sous forme de résine
ou de sommités florales, absorbé ou fumé (charas, bhang, kif, marijuana), sa
posologie n’est guère précise. C’est pourtant de la grandeur des doses de ce
stupéfiant que dépendrait l’effet hallucinogène (S. H. Snyder et coll., 1970;
L. E. Hollister, 1970), car à dose faible le cannabis produit un effet sédatif
(analogue, disent J. Masur et coll. (1971), chez le rat à celui de la chlorpro­
mazine !).
D ’après C. J. Mirar (Ciba Foundation, C. R. par Wolstenholm et
Knight, 1958), la distribution de la radioactivité dans les tissus du rat de
1 à 5 heures après une injection intrapéritonéale de Tétracannabinol montre
une diffusion généralisée mais une concentration de 4,85 % de la dose dans
le foie. L’administration intrapéritonéale de résine de chanvre indien
(250 mg/kg) une demi-heure et une heure avant l’administration d’iode-131
produit chez le rat une forte inhibition de la fixation sur la thyroïde et
une augmentation du sommeil provoqué par les barbituriques. L’intoxication
se manifeste (R. P. Walton, 1938) par des phénomènes sensoriels, des
troubles anesthésiques, des phénomènes d’hypermotilité, une augmentation
de la diurèse, de la soif et de l’appétit, des troubles vasomoteurs et parfois des
nausées et des vomissements. D ’après Garattini (Ciba Foundation, 1965),
la réduction de l ’activité locomotrice serait chez les souris et les rats qui
E y . — Traité des Hallucinations. 18
526 L E S H A L L U C IN O G È N E S

ont reçu des injections intrapéritonéales et intracérébrales, le symptôme


le plus évident. Par contre, l’irritabilité, les anomalies des réflexes, du tonus
musculaire, des pupilles, de la sensibilité de la cornée sont des signes incons­
tants. Pour cet auteur, l’extrait de chanvre indien agit surtout en inhibiteur
de l ’activité nerveuse mais cette action sédative serait différente de celle
des phénothiazines.
Les cas d’intoxication grave sont très rares chez l’homme. Signalons
que J. Gourvès et coll. (1971) viennent de rapporter un cas de coma survenu
chez un jeune homme qui, dans un but suicidaire, avait décuplé la dose de
son mélange habituel de tabac et de Cannabis, en la portant de 20 g à 180 g.
Les phénomènes de tolérance et de dépendance (addiction), sont de l’avis
de la plupart des auteurs, r e la tiv e m e n t faibles. Ceci a été particulièrement
souligné dans le travail de R. N. et G. S. Chapra (1959) en ce qui concerne
l’usage du « bhang » en Inde, et par le « Committee Mayor’s » pour la
marijuana (1944). Le fameux rapport « La Guardia » a consacré aux U. S. A.
la bénignité de l ’usage de la marijuana dont on discute encore de la nocivité
alors que l’on conteste sa prohibition (Th. Szasz, 1971). Celle-ci pourtant, par les
ravages qu’elle exerce ou qu’elle est susceptible d’engendrer, est considérée
de plus en plus (J. F. Mabileau, P. Bensoussan, P. Deniker, B. Defer, Rapport
à l’Académie de Médecine de 1969, etc.) comme un « fléau social ». Il semble
(G. D. Klee, 1969) même que la fumée de deux cigarettes puisse produire
une cc psychose aiguë » grave (cas d’un jeune homme de 26 ans qui était très
« sensibilisé » aussi à l’alcool). P. Bobon (1970) rappelle, par contre, l’opinion
(partagée par beaucoup de défenseurs du libéralisme à l’égard de la marijuana)
de J. Goddart qu’une cigarette de marijuana est moins nocive qu’une cigarette
de tabac... Il semble qu’il y ait des différences importantes en ce qui concerne
l’accoutumance et la dépendance entre le haschich asiatique (Pakistan) ou
africain (Kif) et la marijuana américaine beaucoup moins toxique.

A c t i o n s u r l e S y s t è m e n e r v e u x . — Comme nous l’avons déjà noté,


ce « poison de la Conscience » agit évidemment sur le système nerveux central.
Le tremblement, la dilatation de la pupille (1), l’instabilité motrice puis l’inhi­
bition des fonctions locomotrices, les expressions émotionnelles anormales
(rires), tous ces signes (S. Allenstuck, 1944), l’ivresse haschichique que l’on
observe chez l’homme peuvent être également observés dans les conditions
expérimentales chez les animaux. Dans l’étude phénoménologique qu’il a
faite, lui aussi pour le « Mayor’s Committee on marihuana » (1944), S. Lœwe a
exposé l’ensemble de ces effets. Il a notamment observé des phénomènes
d’ataxie chez le chien, l’anesthésie cornéenne, la mydriase chez les lapins.
R. N. et G. S. Chopra (1939) avaient noté les troubles de la sensibilité, les1

(1) L. E. H ollister (1970) estime que les signes de la série sympathicomimétique


manquent, au contraire de ce qui est généralement dit et répété (Colloque de Lau­
sanne).
H A S C H IC H . P S Y C O P H A R M A C O L O G IE 527

troubles végétatifs, respiratoires avec congestion des conjonctives, puis à


mesure que l ’intoxication progresse la somnolence et même la léthargie.
En 1925, Joël à l’Institut Magnus à Utrecht (P f ü g e r s A r c h iv , f ü r P h y s io l.,
209) a étudié l’action du haschich sur les chats décérébrés. Avec A. Frankel
en 1927 (Z e its c h f . d . g . N e u r o u n d P s y c h ., 111, 84-106), E. Joël est revenu
sur ces expériences pour en souligner l ’interprétation globaliste (Ganzheit­
funktion) qui lui paraissait s’imposer, point qui a retenu en 1928 la critique
de F. Kant et E.Krapf (dans la même revue 112, 302-305). Si nous citons ces
travaux un peu anciens, c’est qu’ils représentent le type de ceux qui étaient
consacrés à l’étude de l’intoxication cannabique à cette époque. Mais depuis
lors, les travaux de G. Wolstenholm et J. Knight (1965), de J. M. Watt (1965),
de L. E. Hollister (1968-1970), etc., ont approfondi cette étude, H. Brown (1971)
a démontré le pouvoir anticholinergique du T. H. C. Signalons aussi le tra­
vail de F. Ames (1958) pour être un de ceux qui comporte une étude E.E.G.
au cours des expériences cannibiques.

A c t i o n s u r l e c o m p o r t e m e n t . — Des réactions d’excitation et notam­ Ü


ment un certain degré d 'é r o tis m e , ont été bien souvent signalées (S. Allenstuck,
1944), soit dans les ivresses haschichiques chez l ’homme, soit dans les expé­
riences chez les animaux. Notons à ce sujet que l 'e x c ita tio n s e x u e lle chez les
usagers du ganga, du charas ou du bhang en Inde étudié par les Chopra (1939)
ne leur a paru manifeste et constante que dans 16 % des cas; alors que dans
20 % à une phase d’excitation érotique succédait une phase dépressive et que
dans 40 % des cas on notait plutôt une dépression libidinale.
Mais ce sont surtout les réactions d 'a g r e s s iv ité qui ont fait l ’objet d’études du
comportement tant chez l ’homme que chez l’animal (E. P. Verga et A. R. Pinho,
1962), peut-être pour les raisons plus haut exposées qui lient l’action du haschich
à ses effets « assassins ». Quoi qu’il en soit, on s’est beaucoup plus préoccupé de
savoir si l’intoxication cannabique libérait de fortes impulsions ou pulsions agres­
sives. Les Chopra (1939) étudiant la criminalité en Inde où l’usage du ganga est
très répandu, n 'avaient noté que 2 %d’intoxiqués parmi les criminels ; par contre,
9 % des toxicomanes du bhang et 20 % des toxicomanes du ganga ou de
charas avaient commis des actes délinquants, mais cela dans une population
où de tels comportements sont fréquents. S. Allenstuck (1944) tient le com­
portement agressif chez le fumeur de marijuana pour peu manifeste. H. Hal-
pern (dans le même Major’s Committee) aboutit à des conclusions analogues.
A propos des fumeurs de marijuana, P. O. Wolff (1949) rappelle que si quelques
auteurs (Stingaris en Grèce, Porot en Algérie, Usman en Turquie, Perrinet
en Tunisie, etc.) ont admis l ’action criminogène du haschich, opinion contre
laquelle se sont élevés le « Guardia Committee » et Bromberg aux U.S.A., la
plupart des médecins sont beaucoup moins dogmatiques dans leur opinion.
Murphy (1963) considère que par comparaison avec l ’action de l’alcool, celle
du chanvre indien produit plutôt une sorte de passivité asociale que d ’agres­
sivité antisociale. En tout état de cause, la « laxité morale », qu’elle soit cause
ou effet de la fumée de marijuana, ouvre la porte des autres paradis artificiels
!
?f
528 L E S H A L L U C IN O G È N E S

; qui sont les plus dangereuses toxicomanies (P. Bensoussan, 1 9 6 6 ; P. Deniker,


> 1968; L. E. Hollister, 1970 ; H. Loo, 1970, etc.).
| L’expérimentation chez l’animal ne permet guère non plus de mettre en
! évidence une impulsivité agressive particulièrement remarquable. Dans l’exposé
f très complet que S. Garattini (1965) a fait des troubles du comportement après
injection d’extrait cannabic par voie péritonéale et intracérébrale chez les
rats et les souris, il est fait très peu mention d’agressivité sinon pour faire
I remarquer qu’il s’agit généralement de réactions aux conditions mêmes de
l’expérience. Cependant, Gager (A r c h . e x p . p a th . P h a r m a k ., 1928), Chapra
et coll. (J o u r n a l M e d . R . 1942). Si E. P. Verga et A. R. Pinho ont noté des réac­
tions agressives, plus récemment, M. Santos, M. R. P. Sampaio et coll. (1968)
ont constaté que les souris soumises à l ’action du chanvre indien étaient en
quelque sorte « domestiquées » et présentaient un minimum de comportement
agressif. Assez paradoxalement, la drogue absorbée par les « Haschichins »
aurait, semble-t-il, si l’on essaie de tirer une conclusion probablement hâtive
des innombrables (et souvent partiels, sinon partiaux) travaux publiés, un effet
plutôt euphorisant et sédatif. L. E. Hollister (1970) résume ainsi les effets
généraux sur le psychisme : euphorie, élation, accès de rire, rêverie. Les troubles
du temps vécu sont fréquents et associés à ceux de la mémoire immédiate
(F. T. Melges et coll., 1970).

A c t i o n s u r l e s f o n c t i o n s p s y c h i q u e s d ’a d a p t a t i o n . —- Si l’homme
ou l’animal soumis à l’action du toxique sont moins agressifs qu’on ne le dit,
ils sont aussi moins lucides et intelligents — tout au moins les hommes —
qu’ils en ont l’illusion... Thème que nous allons développer sous la pression
des faits tout au long de cette étude sur les hallucinogènes. C’est déjà l’idée
qui s’imposait aux observations et réflexions de Moreau (de Tours) pour qui
l ’é t a t d ’e x c ita tio n p s y c h iq u e était, en effet, un trait dominant (une véritable
excitation maniaque comme le soulignait Johnson, 1952, et le plus souvent
un état d’exaltation du type « mentisme »), cet « état d’excitation » consti­
tuait pour lui un é t a t p r i m o r d i a l d e d é lir e , c’est-à-dire que s’annonce déjà
dans ce désordre psychique l’ombre d’un trouble global de la Conscience.
Cette apparente plus-value est celle qui se retrouve avec les autres « c o n sc io u s-
n e s s e x p a n d in g d r u g s », les Hallucinogènes, mais aussi avec l’alcool et la dextro-
amphétamine (L. E. Hollister, 1970).
Dès lors rien d’étonnant à ce que dans l ’inventaire des altérations des
fonctions psychiques (mémoire, orientation, learning, performances, etc.) ce
soit des moins-values qui soient enregistrées. Le tableau qu’a dressé R. P. Wal­
ton (1938) des effets aigus de l’intoxication est, à cet égard, très démonstratif.
1 II indique que dans l’ordre d’apparition se succèdent : l’anesthésie sensori-
motrice, l’analgésie, la distorsion du temps et de l ’espace vécus (1), l ’invasion
par le rêve, l ’euphorie ou l’anxiété et l ’intrication des affects, la double Cons-1

(1) Cf. à ce sujet F. T. M elges, J. R. T inkensberg , L. E. H ollister et H . K . G il -


lespie (1970) et L. D. C lark , D. H ugues et N. G . K ashima (19701.
H A S C H IC H . T O X IC O M A N IE C A N N A B IQ U E 529

cience, les violences incontrôlées, l’hyperkinésie, l’hyperesthésie, musculaire


notamment, l’érotisme, les modifications pupillaires, l ’augmentation de la
diurèse et enfin la somnolence. Au cours de cette iv r e s s e h a sc h ic h iq u e (parti­
culièrement étudiée pour la marijuana), G. Halpern (in Mayor’s Committee,
1944) a soumis les sujets à une batterie de tests (mesure de rapidité et d’exac­
titude, d’application des connaissances acquises, etc.). Toutes ces expériences
montraient un certain désordre et un amoindrissement des fonctions psy­
chiques. Mais il convient de ne pas oublier que la comparaison entre drogue
et placebo faite par les fumeurs eux-mêmes (questionnaires du type Katz-
Waskow) ne permet pas de distinguer facilement l’un de l ’autre (R. T. Jones
et coll., 1969; R. E. Meyer, R. C. Pillard et coll., 1971). Ces derniers auteurs
signalent que les fumeurs ne font pas de différence entre les cigarettes placebo
et celles contenant 0,9 % de Delta-9-THC.
Par contre, l’usage habituel et important de la Marijuana provoque parfois
certains troubles psychiques (Abel, 1971). D ’après R. E. Meyer et coll. (1971),
M. R. Lipp et coll. (1971), ils sont particulièrement notables chez les intoxiqués
graves qui peuvent présenter 1’ « a m o t iv a l S y n d r o m » (apathie).

D é t e c t i o n . — Le travail de Ph. Travanky, A. Demailly et Ph. Muller (1970) expose


les recherches toxicologiques utilisées en Médecine légale et notamment les diverses
méthodes d’identification. C’est sous les ongles que de petites quantités de drogue
peuvent être identifiées.

LA TOXICOMANIE CANNABIQUE

C’est traditionnellement au récit de Marco Polo que l’on se rapporte pour


introduire toute étude des abus « hallucinophiliques » du « Haschichin ». « Au
« centre du territoire des Assassins, dit-il, en Perse, à Alamont et en Syrie,
« il y avait des endroits délicieux de parterres de fleurs, de bosquets de roses,
« de treilles de vigne qui ornaient de leur feuillage de riches salons ou des
« kiosques de porcelaine garnis de tapis de Perse. Des boissons délicieuses
« étaient servies dans des vases d’or, le son de la harpe se mêlait aux chants
« des oiseaux ». Mais dans ce paysage du Paradis de Mahomet, de féerie
des Mille et Une Nuits, les parfums de l’Arabie dissimulaient mal la cruauté
et le sang. En effet, quand « le grand Maître voulait faire d’un jeune homme
doué d’assez de force et de résolution un meurtrier, il l’enivrait avec la plante
appelée Haschich ». C’est sur ce thème que Sylvestre de Sacy a brodé la fan­
taisie étymologique du mot assassin. « Ceux, dit Michaud (cité par Moreau
« (de Tours)) qui se livrent à l’usage de cette drogue sont encore aujourd’hui
« appelés Haschichnis ou Haschachnis; et ces deux expressions font voir
« pourquoi les Ismaéliens ont été nommés par les historiens latins des croi-
« sades, tantôt « assini », tantôt « assassini » (1).1
(1) Les tendances agressives et meurtrières de l’intoxication par le haschich,
en dehors de ce traditionnel rappel historique et des travaux auxquels noos av o n s
F
530 L E S H A L L U C IN O G È N E S

Quoi qu’il en soit de cette « archéologie homicide » de l’ivresse haschi-


chique, il est certain qu’elle est recherchée, tout au moins sous son aspect
orgiaque, par des millions d’hommes et depuis l’origine des temps (1). Tous,
Arabes, Indiens, Berbères du Thibet et du Turkestan jusqu’à l’Afrique centrale,
ont recherché dans le cannabisme l’exaltation ou la torpeur. Les foyers des
Derwiches en Turquie étaient des foyers de paresse. Krampfer (1712), Médecin
de la Compagnie des Indes Orientales, a relaté au cours de nombreux voyages
sur les côtes du Golfe Persique les fêtes en l’honneur de Vichnou où les prê­
tresses absorbaient du haschich. Élisée Reclus et l’explorateur Chardin ont
vulgarisé ces récits de voyages.
— Après les campagnes d’Égypte, le goût du Haschich vint aux Français.
Tout au moins à ceux qui formaient le monde parisien de la première « belle
époque » romantique. Les « artistes » et littérateurs se réunissaient déjà en
« happenings » dans les Clubs et salons pour savourer la « merveilleuse pâte ».
B. Defer et coll. (1970) ont retracé récemment un tableau vivant de ces agapes
où le Haschich nourrissait les rêves des poètes et des dilettantes.
Mais l’aspect mythologique, légendaire ou romantique de cette grande toxi­
comanie asiatico-africaine est actuellement éclipsé par la vogue contemporaine
et américaine de la m a rih u a n a . Déjà, en 1860, Fiz Hugh Ludlow publiait son
livre T h e H a s c h ic h E a tin , et à peu près au moment où Moreau (de Tours)
écrivait son livre fameux, il publiait son auto-observation de l’ivresse has-
chichique (on la trouve reproduite par Robert S. de Ropp, 1957, pp. 86-91).
Depuis, les fumeurs de marijuana ont envahi l ’Amérique Centrale et les
U.S.A., et cette toxicomanie s’est développée (souvent associée à celle du
LSD) dans tous les milieux anglo-saxons et spécialement chez les jeunes
désœuvrés ou les esthètes désireux d’ajouter à leur mal du xxe siècle les illu­
sions tirées de la fumée de cigarettes (R. Adams, 1941; G. B. Wallace, 1944;
Ed. Solomon, 1966; J. T. Ungerleider, 1968 et 1970; F. W. Clisbee au Colloque
de Lausanne, C. I. P. A. T., 1970). De son côté, P. O. Wolff (1941) avait décrit
les ravages de la drogue en Amérique du Sud en insistant sur les réactions
antisociales qu’elle engendre sans qu’il soit prouvé, bien sûr, que le « haschi-
chin » ne devient « assassin » que s’il l’était déjà, au moins en puissance...1

fait plus haut allusion, ont été peu étudiées par les Psychiatres français. Cependant,
une curieuse observation de J. D elay, J. Maillard et A. G endrot (A . M . P ., 1944,2,
p. 37-40) est intéressante. Après avoir fumé du kif, un jeune homme s’accusa d’un assas­
sinat fictif, comme si la vocation d’assassin obligeamment prêtée aux « Haschichnis »
ne visait que leur imagination. Dans le travail de A. Porot (1942), l’auteur rapporte
l’observation d’une femme indigène, fumeuse de kif, qui ayant cru voir un homme
s’approcher d’une femme « le poignarda sauvagement », comme si l’Hallucination
haschichique (d’ailleurs dans ce cas conjecturale) faisait passer de l’imaginaire sans
objet à la réalité de l’agression contre l’objet imaginaire.
(1) Dans le Zend Avista, le chanvre indien (le Vijahia) (R. Meunier, L e H aschich,
p. 42-45) était déjà désigné comme exhilarant. D ’après H érodote, les Scythes de la
Mer Caspienne humaient les vapeurs du fruit grillé du chanvre, et le Nepenthès
d’Homère serait le Haschich.
IV R E S S E H A S C H IC H IQ UE 531

B. W. Sigg (1963) a également approfondi l ’étude socio-politique du canna­


bisme, notam m ent des intoxications par le kif; sa monographie (non imprimée)
repose sur un soigneux travail clinique entrepris à l ’hôpital psychiatrique de
Ber-Réchid et elle constitue, après le travail de A. Porot (1942), une des contri­
butions les plus documentées sur le chanvre indien dans le Maghreb.

Les problèmes sociaux et légaux (prohibition, répression). — Posés par


l ’usage toxicomaniaque du Cannabis, ils sont fort complexes en raison de la
multiplicité des facteurs bio-sociaux qui interviennent (hétérogénéité de l ’ori­
gine, diversité des doses et modalités des divers cannabinols). On trouvera
dans tous les ouvrages généraux que nous avons déjà cités (notamment p. 508­
509) et dans les travaux dont nous donnons la bibliographie à la fin de cette
étude sur le Haschich, la documentation — souvent contradictoire ou en tout
cas controversée — que l ’on doit connaître avant de se permettre d ’avoir une
opinion.
En France, l ’usage du Cannabis n ’est pas anodin quand il s’agit des produits
du chanvre indien (Pakistan, K if d ’Afrique du Nord) qui sont de véritables
stupéfiants. Par contre, la fumée de « l ’herbe » (?) que tant de jeunes gens
étudiants, lycéens, écoliers (de toute classe sociale) fument comme leurs pères
fumaient les cigarettes de tabac, satisfait surtout leur imagination. Aussi peut-on
comprendre que le Colloque réuni à Marseille sous la présidence de H. G astaut
ait abouti à des conclusions bénignes. On s’est spécialement préoccupé aussi
de savoir si le grand danger de la M arijuana n ’était pas d ’initier à la grande
toxicomanie. Sur ce point deux thèses contradictoires ont été avancées (P. Deni-
ker et Cl. Olivenstein) : si la plupart des héroïnomanes sont aussi des amateurs
de drogues aussi « mineures » que la M arijuana, la réciproque est bien loin
d ’être vraie.
Aux U. S. A. le « grass » (dit encore « pot » ou « boo », etc.) a depuis
longtemps coïncidé avec le mouvement de contestation des jeunes dans les
« Campus ». Les études de R. H. Blum et coll. (1970) ou de M. R. Lipp et coll.
(1971) permettent de constater de grandes différences selon les régions, les
États et les Universités. Un grave problème a été posé au sujet de l’intoxi­
cation des G. I. au Vietnam. E. Collbach (1971) qui a étudié spécialement les
progrès de cette toxicomanie estime à 13 pour 1 000 en 1968, 15 pour 1 000
en 1969 et 24 pour 1 000 les militaires américains qui se sont adonnés à l’abus
de la M arijuana. Pendant longtemps, on a minimisé aux U. S. A. (comme
VIndian Hamp. Commission depuis 1890) les méfaits de l ’usage du « Cannabis »
(forme M arijuana) et les conclusions indulgentes et optimistes du M ayor's
La Guardia Committee sont bien connues. Depuis quelque temps cependant,
on prend plus au sérieux les méfaits de l ’abus de la M arijuana (cf. le Report
to the Congress : M arijuana and Healt, reproduit dans l'Amer. Journal o f
Psychiatry, 1971, 128, 189-197 qui incite à plus de prudence).
C ’est également l ’avis de A. Wickler (C. I. P. A. T., Lausanne, 1970),
de Cl. Olievenstein (1970), de G. Nahos et G. Vourc’h (1970), de P. H. Blachh
(1970).
532 L E S H A L L U C IN O G È N E S

L ’iv r e s s e h a sc h ic h iq u e . — Nous em prunterons tout naturellement


notre première description de l ’ivresse que provoque le haschich à M oreau
(de Tours). Voici comment il décrivait la « fantasia » q u ’avait approuvée
une dame à qui il avait fait prendre la grosseur d ’une noix de « dawamasc » (1).

« Voici l’étrange illusion que j ’éprouvai dans une « fantasia » dont j ’ai rapporté
« quelques incidents. Avant que l’action du haschich se fit sentir, j ’avais beaucoup
« considéré une fort belle gravure représentant, autant que je puis me rappeler,
« un combat de cavalerie. Nous allions nous mettre à table; en prenant place je
« me trouvai précisément avoir le dos tourné à cette gravure. Après avoir comprimé
« quelque temps l’excitation qui peu à peu s’emparait de moi, je me levai tout à coup,
« et portant la main au derrière de ma tête, je m ’écriai : « Je n ’aime pas les chevaux
« qui ruent, même en peinture; il m’a semblé que celui-ci (en indiquant du doigt
« l’un des chevaux du tableau) m ’avait lancé un coup de pied ». Ces paroles, comme
« on le pense bien, furent accueillies par un grand éclat de rire, je ris comme les
« autres; puis faisant un retour sur moi-même, je retrouvai au-dedans de moi l’image
« d’un cheval fougueux et bondissant, mais pâle et effacée comme les impressions
« d’un rêve au moment du réveil. Mon illusion n ’était donc autre chose qu’un rêve,
« mais ce rêve avait été rapide comme la pensée, et une cause extérieure, une impres-
« sion sensorielle l’avait provoqué, dernière circonstance qui, sans le différencier
« essentiellement des rêves ordinaires, en fait un acte véritable d’aliénation mentale.
« J ’attendais, tranquille, l’heureux délire qui devait s’emparer de moi. Je me
« mis à table, je ne dirais pas comme quelques personnes, après avoir savouré cette
« pâte délicieuse car elle me parut détestable, mais après l’avoir avalée avec quelques
« efforts. En mangeant des huîtres, il me prit un accès de fou rire qui se calma
« bientôt lorsque je reportai mon attention sur deux autres personnes qui, comme
« moi, avaient voulu goûter de la substance orientale et qui voyaient déjà une tête
« de lion dans leur assiette... Bientôt j ’éprouvai le besoin d’entendre, de faire de la
« musique... Je m ’interrompis au bout de quelques mesures car un spectacle vraiment
« diabolique s’offrit à mes yeux :je crus voir le portrait de mon frère qui était au-dessus
« du piano, s’animer et me présenter une queue fourchue, toute noire, et terminée
« par trois lanternes, une rouge, une verte et une blanche. Cette apparition se présenta
« plusieurs fois à mon esprit dans le courant de la soirée. J ’étais assise sur un canapé :
« Pourquoi, m ’écriai-je tout à coup, me clouez-vous les membres ? Je sens que je
« deviens de plomb. Ah ! comme je suis lourde ! ». On me prit les mains pour me
« faire lever et je tombai lourdement par terre. Je me prosternai à la manière musul­
« mane en disant : Mon père, je m ’accuse, etc., comme si je commençais une confes-
« sion. On me releva, et il se fit en moi un changement subit. Je pris une chaufferette
« pour danser la polka; j ’imitai par le geste et la voix quelques acteurs et entre autres
« Ravel et Grassot que j ’avais vus peu de jours auparavant dans VÉtourneau. Du
« théâtre, ma pensée me transporta au bal de l’Opéra; le monde, le bruit, les lumières
« m ’exaltèrent au plus haut point. Après mille discours incohérents, en gesticulant,
« criant comme tous les masques que je croyais voir, je me dirigeai vers la porte
« d’une chambre qui n ’était pas éclairée.
« Alors il se passa en moi quelque chose d ’affreux : j ’étouffais, je suffoquais,1

(1) Le livre de M oreau (de Tours) contient, en effet, outre son auto-obser­
vation, des observations de quelques Sujets.
IV R E S S E H A S C H IC H IQ U E 533

« je tombais dans un puits immense, sans fin, le puits de Bicêtre. Comme un noyé
« qui cherche son salut dans un faible roseau qu’il voit lui échapper, de même je
« voulais m’attacher aux pierres qui entouraient le puits mais elles tombaient avec
« moi dans cet abîme sans fond. Cette sensation fut pénible mais elle dura peu,
« car je criai : Je tombe dans un puits, et l’on me ramena dans la pièce que j ’avais
« quittée. Ma première parole fut celle-ci : Suis-je sotte ! Je prends cela pour un puits
« et je suis au bal de l’Opéra.
« ... Je parlai de personnes que je n ’avais pas vues depuis plusieurs années, je
« rappelai un dîner où j ’assistai il y a cinq ans en Champagne. Je voyais les per­
« sonnages : le général H... servait; ils étaient devant mes yeux et, chose inouïe,
« je sentais que j ’étais chez moi, que tout ce que je voyais s’était passé dans un temps
« éloigné. Cependant, ils me paraissaient là. Qu’éprouvais-je donc ?
« Mais ce fut un bonheur enivrant, un délire que le cœur d ’une mère peut seul
« comprendre lorsque je vis mon enfant, mon bien-aimé fils dans un ciel bleu et
« argent. Il avait des ailes blanches bordées de rose. Il me souriait et me montrait
« deux jolies dents blanches dont je guettais la naissance avec tant de sollicitude.
« Il était environné de beaucoup d’enfants qui, comme lui, avaient des ailes et vol-
« tigeaient dans ce beau ciel bleu, mais mon fils était le plus beau... Cependant,
« cette douce vision s’évanouit comme les autres et je tombai du haut du ciel que le
« haschich m ’avait fait entrevoir dans le pays des lanternes. C’était un pays où les
« hommes, les maisons, les arbres, les rues étaient des lanternes exactement pareilles
« aux verres de couleur qui éclairaient les Champs-Élysées le 29 juillet dernier.
« Cela me rappelait aussi le ballet de Chao-Kang que j ’avais vu au théâtre nautique,
« étant enfant. Ces lanternes marchaient, dansaient, s’agitaient sans cesse et au
« milieu apparaissaient plus brillantes que les autres les trois lanternes qui termi-
« naient la prétendue queue de mon frère.
« ... Je ne puis décrire les mille idées fantastiques qui traversèrent mon cerveau
« pendant trois heures que je fus sous l’influence du haschich — elles paraîtraient
« trop bizarres pour qu’on les croit sincères. Les personnes présentes doutaient
« parfois, et me demandaient si je ne me jouais pas d ’elles car j ’avais ma raison
« au milieu de cette étrange folie... Puis, j ’allais faire des visites. Je causais, je faisais
« les demandes et les réponses. J ’allais au café, je demandais une glace, je trouvais
« que les garçons avaient l’air bête, etc. Après bien des promenades dans lesquelles
« j ’avais rencontré M. tel ou tel dont le nez s’allongeait démesurément quoiqu’il
« fût déjà raisonnablement grand, j ’entrai chez moi en disant : « Oh ! voyez donc ce
« gros rat qui court dans la tête de B... ». Au même instant, le rat se gonfle et devient
« aussi énorme que le rat qui figure dans la féerie des Sept Châteaux du Diable.
« Je le voyais, j ’aurais juré que ce rat se promenait sur la tête où je l’avais si singu-
« fièrement placé et je regardais le bonnet d’une dame présente. Je savais qu’elle
« était là réellement, tandis que B... n’était qu’un être imaginaire. Mais cependant
« je puis affirmer que je l’ai vue ».

Nous ne pouvons pas m anquer non plus de nous rapporter, bien sûr, à la
fameuse et poétique auto-observation de Théophile Gautier (qu’il publia sous le
titre « Le Club des Haschichins » dans le journal L a P r e s s e , le l8 juillet 1843) :

« Une demi-heure s’était à peine écoulée que je retombai sous l’empire du haschirh
« Cette fois, la vision fut plus compliquée et plus extraordinaire. Dans un air confu-
« sèment lumineux, voltigeaient avec un fourmillement perpétuel des milliards de
!
[
534 L E S H A L L U C IN O G È N E S

; « papillons dont les ailes bruissaient comme des éventails. De gigantesques fleurs
: « au calice de cristal, d’énormes passeroses, des lits d’or et d’argent montaient
■ « et s’épanouissaient autour de moi, avec une efépitation pareille à celle des bouquets
f « de feux d’artifice. Mon ouïe s’était prodigieusement développée : j ’entendais
I « le bruit des couleurs. Des sons verts, bleus, jaunes m ’arrivaient par ondes parfaite­
: « ment distinctes. Un verre renversé, un craquement de fauteuil, un mot prononcé
■ « bas vibraient et retentissaient en moi comme des roulements de tonnerre. Ma
« propre voix me semblait si forte que je n’osais pas parler de peur de renverser les
« murailles ou de me faire éclater comme une bombe. Plus de cinq cents pendules
« me chantaient l’heure de leurs voix flûtées, cuivrées, argentines. Chaque objet
« effleuré rendait une note d’harmonica ou de harpe éolienne. Je nageais dans un
« océan de sonorité où flottaient comme des îlots de lumière quelques motifs de
« Lucia et du Barbier. Jamais béatitude pareille ne m ’inonda de ses effluves. J ’étais
« si fondu dans le vague, si absent de moi-même, si débarrassé du moi, cet odieux
« témoin qui vous accompagne partout, que j ’ai compris pour la première fois
« quelle pouvait être l’existence des esprits élémentaires, des anges et des âmes
« séparées du corps. J ’étais comme une éponge au milieu de la mer. A chaque minute
« des flots de bonheur me traversaient, entrant et sortant par mes pores, car j ’étais
« devenu perméable et jusqu’au moindre vaisseau capillaire, tout mon être s’injectait
« de la couleur du milieu fantastique où j ’étais plongé. Les sons, les parfums, la
« lumière m ’arrivaient par des multitudes de tuyaux minces comme des cheveux
« dans lesquels j ’entendais siffler des courants magnétiques. A mon calcul cet état
« dura environ trois cents ans car les sensations s’y succédaient tellement nombreuses
« et pressées que l ’appréciation réelle du temps était impossible. L ’accès passé, je vis
« qu’il avait duré un quart d’heure...
« Un troisième accès, le dernier et le plus bizarre, termina ma soirée orientale :
« dans celui-ci, ma vue se dédoubla. Deux images de chaque objet se réfléchissaient
« sur ma rétine et produisaient une symétrie complète. Mais bientôt la pâte magique,
« tout à fait digérée, agissant avec plus de force sur mon cerveau, je devins complè­
te tement fou pendant une heure. Tous les songes pantagruéliques me passèrent par
« la fantaisie : caprimulges, coquecigrues, oysons bridés, licornes, griffons, coche-
« mars, toute la ménagerie des rêves monstrueux trottait, scintillait, voletait, gla-
« pissait par la chambre... ».

Vers la même époque, Baudelaire (dont Théophile Gautier dans sa préface


aux Œ uvres com plètes du poète dit « qu’il est possible q u ’il ait essayé une ou
deux fois de prendre du haschich ») a magnifié, vers 1846, les effets merveilleux
du haschich ( D u vin et du haschich com parés com m e m o yen s de m ultiplication
de l'in d ivid u a lité) (1). Ici, certainement l ’imagination du poète est allée encore
plus loin au-devant de l ’expérience vécue (s’il l ’a jam ais subie!). Écoutons-le :
« Voilà donc le bonheur, ne peut s’empêcher de crier le poète. Il remplit la capa­
« cité d’une petite cuillère. Le bonheur avec toutes ses ivresses, toutes ses folies,1

(1) Ce sont à peu près les mêmes termes que naturellement emploie, comme nous
le verrons plus loin, le Grand Prêtre du LSD, Timothy L eary. N ous devons rappeler
que, en 1862, dans le chapitre « Morale » des Paradis artificiels, Ch. B audelaire
semble revenir à une plus sage appréciation des choses en mettant en garde « celui »
qui aura recours à un poison pour penser, de ne plus pouvoir penser sans poison » !
IV R E S S E H A S C H IC H IQ U E 535

« tous ses enfantillages !» — Et c’est sur le caractère divin et spirituel de ce bonheur


qu’insiste Baudelaire quand il écrit :
« Les couleurs prendront une énergie inaccoutumée et entreront dans le cerveau
« avec une intensité victorieuse. Délicates, médiocres ou même mauvaises, les pein­
« tures des plafonds revêtiront une vie effrayante; les plus grossiers papiers peints
« qui tapissent les murs des auberges se creuseront comme de splendides dioramas.
« Les nymphes aux chairs éclatantes vous regardent avec de grands yeux plus pro­
« fonds et plus limpides que le ciel et l’eau; les personnages de l’Antiquité, affublés
« de leurs costumes sacerdotaux ou militaires échangent avec vous par le simple
« regard de solennelles confidences. La sinuosité des lignes est un langage défini-
« tivement clair où vous lisez l’agitation et le désir des âmes. Cependant se développe
« dans cet état mystérieux et temporaire de l’esprit, où la profondeur de la vie hérissée
« de ses problèmes multiples se révèle tout entière dans le spectacle si naturel et si
« trivial qu’il soit qu’on a sous les yeux — où le premier objet venu deviènt symbole
« parlant.
« ... Le haschich s’étend alors sur toute la vie comme un vernis magique; il le
« colore en solennité et en éclaire toute la profondeur. Paysages dentelés, horizons
« fuyants, perspectives de villes blanchies par la lividité cadavéreuse de l’orage
« ou illuminées par les ardeurs concentrées des soleils couchants — profondeurs
« de l’espace, allégorie de la profondeur du temps — la danse, le geste ou la décla-
« mation des comédiens, si vous êtes jeté dans un théâtre — la première phrase
« venue, si vos yeux tombent sur un livre — tout enfin, l’universalité des êtres se
« dresse devant vous avec une gloire nouvelle non soupçonnée jusqu’alors.
« . . . J ’abrège. Personne ne s’étonnera qu’une pensée finale, suprême, jaillisse
« du cerveau du rêveur : « Je suis devenu Dieu ! » qu’un cri sauvage, ardent s’élance
« de sa propre poitrine avec une énergie telle, une telle puissance de projection que
« si les volontés et les croyances d ’un homme ivre avaient une vertu efficace, ce
« cri culbuterait les anges disséminés dans les chemins du ciel : Je suis un Dieu !
« Mais bientôt cet ouragan d’orgueil se transforme en une température de béatitude
« de calme, muette, reposée, et l’universalité des êtres se présente colorée et comme
« illuminée par une aurore sulfureuse... ».

Nous pouvons demander enfin à un grand poète contemporain un témoi­


gnage sur sa propre expérience de la drogue, et voici comment Henri
Michaux (1) « tantôt mené par le chanvre, tantôt l ’emmenant avec lui »,
espionne nous dit-il, « l ’action de la drogue rebelle à se laisser saisir, intradui-
« sible par son manque de poids, son manque d ’âme, ses yeux iconoclastes et
« libertins, ses rébus ». Et c ’est en effet comme une « fuite d ’idées » si caracté­
ristique de l ’excitation maniaque q u ’il se sent entraîné sur le tapis roulant
en marche dont il a grand peine à arrêter les mouvements pour en analyser
quelques séquences :1

(1) Cf. au sujet de l’œuvre poétique de Henri M ichaux consacrée à l’expérience


des drogues qui l ’ont émerveillé, outre ses propres ouvrages ( Connaissance par les
gouffres. L es grandes épreuves de l'esprit , etc.), la monographie que lui a consacrée
J. de A juriaguerra « L e poète H enri M ichaux et les drogues hallucinogènes » (Ed. San­
doz, 1964).
$i

536 L E S H A L L U C IN O G È N E S

Première séquence. — « En même temps que le chanvre augmente l ’intensité


« de l’évocation, il en augmente la vitesse d’apparition et de disparition. Tout au
« long de ces pages j ’aurais pu répéter l 'instant d'après. Chaque instant, en effet,
« ou petit peloton de micro-instants, exceptionnellement indépendant, apparaît
« net, sans coulée, sans liaison ni avec le précédent ni avec le suivant. A l’état brut
« absolument. La ligne en coq-à-l’âne sera donc sa ligne, sera son style qui est l’absence
« de stylisation, d’accommodation.

Deuxième séquence. — « Soudain donc je me trouve au bord d ’un précipice,


« au fond duquel un torrent circule en bouillonnant. Plus encore que du lieu que
« rien n ’amenait, je suis stupéfait du détail, de tous ces détails, du paysage alpestre,
« avec la vie et l’animation qu’il aurait dans la nature et sans que j ’aie eu à m’exciter,
« à m’enthousiasmer, sans en avoir eu le temps. Sur-le-chapt, de lui-même, il est
« lancé ».
«. . . Revenu aux rochers, niais, mais sachant que j ’ai « su », je contemple le
« canon redevenu indéchiffrable. La faute en est à la mise en scène du haschich,
« toujours si réaliste, à ces roches, à ces éboulis, à ce torrent, issus sans doute de
« ma sensation mais qui sont d ’un ordre tel et d ’une profusion spectaculaire telle
« qu’ils s’opposent à la résurrection de la modeste impression première, laquelle
« totalement a disparu ayant fait place à du solide, à du scénique selon l’évolution
« commune en cette drogue et qui se fait dans le sens suivant (jamais dans l’autre)
« du senti vers l’évoqué, du qualificatif vers le substantif, de l’impression vers la
« chose, de la chose vers le panorama de choses et vers le décor.
« ... L’animation de la scène mérite un examen particulier. Elle n ’est pas augmentée
« dans la même proportion que l’éclairage, le coloris, les odeurs. Non. Elle sort
« du rang, et même de leur rang nouveau et exalté. Son augmentation-intensification
« est incomparable. Cette vivacité à elle seule vous transporte ailleurs. Presque
« tous ceux qui ont usé du chanvre l’ont rencontrée mainte et mainte fois. Pour
« moi, dans les scènes visionnaires que j ’ai connues, se sont placés des milliers de
« jaillissements, d ’éclaboussements, d’explosions, de jets, d’envols. Le chanvre
« décoche, lance, darde, éparpille, fait éclater, fait éruption, soit dans l’ensemble
« (c’est plus rare) soit, ce qui déconcerte, dans une petite partie seulement de la vision
« où son brio filiforme n ’en est que plus surprenant, plus véhément, plus ardent.
« On assiste stupéfait à ces sporadiques éruptions, fluettes, folles fontaines, à ces
« jets d ’eau, plus jets qu’eau, avant tout jaillissements, surcroîts punctiformes de
« forces, spectacle délirant de la geysérisation intérieure, signes de l’augmentation
« prodigieuse du potentiel des neurones, de leurs soudaines décharges nerveuses,
« signes de déclenchements précipités, de micro-mouvements, d ’amorces de mou-
« vements, de « mouvements naissants » et de micro-impulsions incoercibles, inces-
« santés qui finiront chez certains par donner de l’agitation maniaque ».

Troisième séquence. — « Après la précédente vue de plein air, quelle rupture !


« Le lieu, l’occupation, l’ambiance... à croire que je suis dans un autre film.
« Finis les voyages. Dans une pièce nue et neutre, je suis occupé sans avoir d ’atten-
« tion pour autre chose, à tenir un anneau, fort, très fort. Inimaginable ce serrement
« presque hallucinatoire.
« De ma vie je n ’ai attrapé pareillement un anneau, ni quelque objet que ce
« soit. Pas mon genre, cette ardeur dans les muscles.
« ... C’est alors seulement qu’il me vient à l’esprit que cela pouvait bien tra­
ft duire simplement l’impression que j ’avais eue, un instant auparavant, d ’un lien
IV R E S S E H A SC H IC H IQ U E 537

« entre « profond » et « précipice en montagne », l’impression d ’avoir « saisi »


« (et plus précisément d ’avoir saisi un anneau de la chaîne). Un anneau seulement,
« et c’est très juste.

Quatrième séquence. — « Plus d’anneau. Plus question. Ni de serrer quoi que


« ce soit. J ’entends crier. Cri agressif qui entre violemment en moi et paraît venir
« du fond d ’une cour.
« Sorte de scène de souvenir (oublié) qui, subitement, retentit à nouveau, comme
« au naturel. Pourtant d ’aucun Paolo ainsi interpellé je ne me souviens. « Voix bordée
« de rouge ». De la littérature ? Non, nullement, phénomène prévis, courant dans
<c l’ivresse du chanvre qui dit bien ce qu’il doit dire.
« . . . Mais pourquoi le mot rouge plutôt que bleu ou vert ? Rouge est habituel-
« lement lié au sang, à la violence, au danger, aux avertissements de danger. Cette
« raison générale peut-être suffit aussi dans mon cas ».

Cinquième séquence. — « Prodigieuse imagination des sensations musculaires.


« Des fagots près de moi, à deux ou trois mètres, je les sens comme si j ’allais les
« toucher, les manier, m’en emparer. Faits de branchettes bien sèches, provision
« pour l’hiver... Un chalet ne doit pas être loin... Et voilà qu’en deux ou trois secondes
« ces fagots, si parlants, si présents, si face à moi, si matériels, eh bien... il n ’en reste
« quasiment plus rien. Et pourtant...
« C’est comme si cet enrichissement de présence presque instantané, non moins
« soudainement était remplacé par une soustraction proportionnelle. J ’assiste à un
« effondrement du concret, il y a quelques instants exalté, qui ne laisse ainsi de son
« passage qu’un je-ne-sais-quoi, abstraction spéciale par soudaine paupérisation,
« par abrupt épuisement (du sensible) par cataclysmique déconcrétisation. Abstraction
« suis generis ».

Sixième séquence. — « Le chemin que voici devant moi, si détaillé, celui-ci et


« aucun autre, je suis tenté de jurer que je le connais, que je l’ai déjà pris, et ce jardin,
« qui à gauche le borde, que j ’y suis un jour entré.
« ... Le haschich ressuscite le senti et le vu d’autrefois, les rafraîchit, leur donne
« leur « fleuri » maximum. Tout ce à quoi nous avons affaire dans la nature, comme
« dans la vie, est un bouquet de sensations, un panorama d ’impressions, et aussi
« une gerbe de « ricochets » d’impressions venant analogiquement. De ce double
« bouquet, le chanvre indien exalte, détaille quelques éléments, pas tous, quelques
« impressions très rarement selon leur pertinence, leur importance dans l’ensemble
« ou leur signification, et celles-là les exalte aveuglément. Les impressions musculaires
« ne sont pas seules à être réveillées de la sorte. Les évocations tactiles, également
« exaltées de façon privilégiée, enrobent et « naturalisent » les visions imaginaires.
« Les trésors du « touchable » affluent, retrouvés. On les reçoit en cadeau de
« joyeux avènement du haschich ».

Septième séquence. — « L’impression de soulèvement du corps est une de celles


« qui partout et par tous a été le plus généralement ressentie. Lévitation singulière,
« par à-coups, mais si forte que de temps à autre Ton vérifie si Ton n ’est pas en l’air.
« ... En ayant pris un jour, sur la plage d ’Arcachon, pour me rendre compte,
« de ce qui arriverait en plein air, je me trouvai tout à coup à une bonne altitude,
« montant, vite, vite, vite, derrière un ballon de football que le pied d ’un sportif
« venait d’envoyer au loin d’un shoot puissant. Moi derrière, ascensionnant à sa suite.

à
538 LES HALLUCINOGÈNES

« y ayant adhéré aussitôt que je l’aperçus, comme fer à l’aimant, c’était extraordinaire.
« Étrange aéronaute d ’un nouveau genre.
« . . . On demeure toujours surpris par ces altitudes instantanées. On devrait
« mieux les prévoir. On y arrive rarement. Étant chez moi un après-midi, comme je
« considérais tranquillement dans un des grands illustrés en couleurs de notre temps
« une grande station inter-planétaire, subitement j ’y fus. Effarante merveille. Instan­
ce tanément détaché à quelques centaines de kilomètres, sinon à mille kilomètres,
« je voyais sous moi la rotondité de la terre lointaine extrêmement rapetissée où
« maintenant je ne pouvais plus retourner. Dans une panique sans nom, sans un
« mouvement, je mesurais là-haut la distance, l’effroyable distance à travers l’espace
« irrespirable et hostile où je me trouvais de la terre, à tort méprisée bien des fois,
« à moi si nécessaire, maintenant perdue, hors d ’atteinte. Mes jambes coulaient
« sous moi. Et le vertige, comment lutter contre le vertige ? Ces centaines de kilo­
« mètres de vide eussent tiré le vertige d ’une pierre... »

Telle est cette merveilleuse descente « au fond des gouffres ». Notons,


comme l ’auteur, que l ’expérience du haschich est pour lui « celle d ’un mou­
vement vertigineux et d ’un vertige de mouvement ». « Le haschich, écrit-il
« encore, ouvre l ’espace intérieur des phrases et les préoccupations cachées
« en sortent, il les perce du premier coup... Lâché sur sa proie (le haschich)
« s’y applique comme un faucon... »
Telle est la situation de gouffre et de vertige que le haschichin ouvre sous
ses pas. Après en avoir saisi avec ceux qui l ’ont expérimenté et les poètes qui
ont su élargir leurs expériences jusqu’à nous communiquer la subtile et volatile
atmosphère que le haschich et leur propre génie « Tun m enant l ’autre » créent,
nous devons essayer de présenter plus sobrement l ’expérience haschichique
dans sa forme et sa structure psycho-pathologique.

A n a ly s e s tr u c tu r a le d e l ’e x p é r ie n c e c a n n a b iq u e . — D u point
de vue d ’une séméiologie un peu superficielle, tous les auteurs classiques ont
naturellement noté comme caractères propres à cette expérience : l ’eu p h o rie
(avec son cortège de sentiments, d ’élation et d ’exaltation, la vivacité du vécu,
sa légèreté) — la k a lé id o s c o p ie tachypsychique des idées, des images, des
souvenirs -— l ’h y p e r e s th é s ie s e n s o r ie lle (acuité perceptive accrue, tendance aux
synesthésies, résonances intenses et prolongées des sensations) — les tr o u b le s
p e r c e p t if s (Hallucinations visuelles allant jusqu’à un onirisme rapide, super­
ficiel, extatique ou anxieux — rares Hallucinations auditives ■ — illusion de
transform ation corporelle — la d é s o r g a n is a tio n d e s c o o r d o n n é e s te m p o r o -
s p a t ia l e s — et enfin, les v a r ia tio n s e t p o u s s é e s s u c c e s s iv e s d u v é c u h a llu c in a to ir e
e t d é lir a n t.

La dimension la plus fondamentale de cette expérience psychotoxique


(S yndrome psychotoxique aigu commun ), celle qui lui donne un certain ton
d ’originalité, c ’est le trouble général de l ’humeur, cette « excitation » qui cons­
titue déjà un délire (W a h n s tim m u n g ) comme l ’état d ’excitation maniaque est
déjà un premier degré de déstructuration du champ de la Conscience auquel
correspond l ’expérience délirante d ’une modification temporelle-éthique du
L'EXPÉRIENCE CANNABIQUE 539

vécu. C ’est dire que le haschich fait lever cette atmosphère d ’exaltation
euphorique, imaginative, poétique ou érotique qui constitue « le fond du
tableau clinique ». Et c’est bien ce q u ’a admirablement observé et analysé
M oreau (de Tours) quand il a saisi dans l ’expérience vécue de l ’ivresse haschi- ;
chique l ’ a é t a t p r i m o r d i a l d e d é lir e », c ’est-à-dire l ’inversion de l ’imaginaire et
du rêve dans le champ de l ’actualité vécue. C ar c ’est bien d ’un Délire q u ’il j
s’agit quand l ’intoxication a produit un bouleversement global de ce champ J
tel que la « folle du logis », comme il le dit, en devient la maîtresse... ;
Voyons m aintenant comment M oreau (de Tours) a décrit et analysé ce i
que nous pouvons appeler cette « déstructuration du champ de la Conscience », |
en quoi il discernait l ’é t a t p r i m o r d i a l d u d é lir e (1). Rappelons l ’essentiel de ses
fameuses analyses :

« Au fur et à mesure que, sous l’influence du haschich, se développe le fait psychi- \


« que que je viens de signaler, une profonde modification s’opère dans tout l ’être :
« pensant. Il survient insensiblement, à notre insu et en dépit de tous vos efforts ;
« pour n ’être pas pris au dépourvu; il survient, dis-je, un véritable é ta t d e rêve, \
« mais de rêve san s som m eil, car le sommeil et la veille sont alors tellement confondus, 1
« qu’on me passe le mot, amalgamés ensemble, que la Conscience la mieux éveillée, ;
« la plus clairvoyante, ne peut faire entre ces deux états aucune distinction non plus ;
« qu’entre les diverses opérations de l’esprit qui tiennent exclusivement à l’une ou |
« à l’autre. De ce fait, dont l’importance n ’échappe à personne et dont les preuves 1
« se trouvent à chaque page de ce livre, nous avons déduit la nature réelle de la folie 1
« dont il embrasse et explique tous les phénomènes sans exception. J
« Il semble donc que deux modes d’existence morale, deux vies ont été départies |
« à l’homme. La première de ces deux existences résulte de nos rapports avec le 1
« monde extérieur avec ce grand tout qu’on nomme l’univers; elle nous est commune j
« avec les êtres qui nous ressemblent. La seconde n ’est que le reflet de la première, j
« ne s’alimente en quelque sorte que des matériaux que celle-ci lui fournit, mais est
« cependant parfaitement distincte. Le sommeil est comme une barrière élevée
« entre elles deux, le point physiologique où finit la vie extérieure et où la vie inté- ’
« rieure commence. Tant que les choses sont dans cet état, il y a sa n té m orale parfaite,
« c’est-à-dire régularité des fonctions intellectuelles dans l’étendue des limites qui ont ;

(1) Nous avons pu, en nous référant aux analyses de M oreau (de Tours), mettre ?
en évidence cet état primordial du délire, c’est-à-dire les expériences délirantes que J
nous avons déjà décrites dans cet ouvrage (p. 383-427). Mais il suffit de se rapporter 1
à ce que nous avons déjà dit sur le processus idéo-verbal des psychoses délirantes et
hallucinatoires chroniques et à ce que nous verrons encore plus loin à propos des
Hallucinations dans les délires chroniques, pour voir clairement que, pour nous,
l’état primordial du délire ne se réduit pas aux modalités de la déstructuration du
champ de la Conscience telle que la réalisent justement les toxiques hallucinogènes ;
car il y a, je le souligne et je le répéterai encore, des différences structurales énormes
entre les Psychoses délirantes aiguës et les Délires chroniques, entre l’intoxication par j
le haschich et la Schizophrénie. Nous serons à même de faire des réflexions analogues
à propos du LSD et de la mescaline, c’est-à-dire généralement à propos des « Model- .
psychosis » dont le modèle ne saurait justement s’appliquer tout de go à l'ensemble
des Psychoses délirantes et hallucinatoires aiguës et chroniques.
540 LES HALLUCINOGÈNES

« été tracées pour chacun de nous. Mais il arrive que sous l’influence de causes
« variées, physiques et morales, ces deux vies tendent à se confondre; les phénomènes
« propres à l’une et à l’autre à se rapprocher, à s’unir dans l’acte simple et indivisible
« de la Conscience intime du m oi. Une fusion imparfaite s’opère, et l’individu sans
« avoir totalement quitté la vie réelle, appartient sous plusieurs rapports, par divers
« points intellectuels, par de fausses sensations, des croyances erronées, etc., au monde
« idéal. Cet individu, c’est l’aliéné, le monomaniaque surtout qui présente un si
« étrange amalgame de folie et de raison et qui, comme on l’a répété si souvent,
« rêve to u t éveillé, sans attacher autrement d’importance à cette phrase qui, à nos
« yeux, cependant, traduit avec une justesse absolue le fait psychologique même de
« l’aliénation mentale. Suivant Bichat (R ech erch es sur la v ie e t la m o r t) , les rêves
« ne sont qu’un sommeil partiel, « une portion de la vie animale échappée à l’engour-
« dissement où l’autre portion est plongée ».
« A nos yeux, quelque simple qu’on suppose, de quelques apparences de raison
« qu’elle enveloppe, l’idée fixe ne peut être que le résultat d ’une modification
« profonde, radicale, de l’intelligence, d ’un bouleversement g é n é ra l de nos facultés.
« Elle est l’indice d’une transformation totale de l’être pensant, du moins dans les
« limites d’une certaine série d’idées. On l’a quelquefois, surtout dans ces derniers
« temps, confondue avec l 'erreur. C’est une faute contre toutes les notions psycho­
« logiques.
« ... A nos yeux, l’aliénation mentale constitue un mode d ’existence à part,
« une sorte de vie intérieure dont les éléments, les matériaux ont nécessairement
« été épuisés dans la vie réelle ou positive dont elle n ’est que le reflet et comme un
« écho intérieur.
«. . . De vassale qu’elle était dans l’état normal ou de veille, l’imagination devient
« souveraine, absorbe pour ainsi dire et résume en elle toute l’activité cérébrale;
« « la fo lle du logis » en est devenue la maîtresse. De ces données générales il résulte :
« 1° qu’il n ’existe pas, ainsi que nous l’avons dit précédemment, à proprement
« parler d’H allu cin ation s, mais bien un é ta t hallucinatoire-, 2° il faut voir dans les
« Hallucinations un phénomène psychologique très complexe qui n ’est, pour ainsi
« dire qu’un côté, une face de l’activité de l’âme vivant de la seule vie intra-cérébrale ;
« 3° l’état hallucinatoire comprend nécessairement tout ce qui, dans l’exercice des
« facultés morales, a trait aux sens spéciaux, à la sensibilité générale externe et
« interne ».

M oreau (de Tours) engage donc l ’étude phénoménologique de l ’ivresse


haschichique dans la voie d ’une généralisation psychopathologique de cette
expérience hallucinatoire et délirante vécue sous l ’influence de la drogue. Il a
découvert que ce que l ’on observe et ce que le sujet éprouve au cours de ces
expériences, c’est un demi-rêve, état d ’excitation, dit-il, dont il fait le fa it
primordial de tout délire.

Peut-être sommes-nous plus avancés actuellement (et après nos propres


études sur la structure des Psychoses aiguës et la déstructuration du champ de
la Conscience, Études psychiatriques, tome II) pour bien saisir ce q u ’il y a de
vrai dans cette thèse, à quelles objections elle se heurte, car elle comporte une
généralisation abusive (cf. notre R apport au Congrès de M adrid, 1966).
Les caractéristiques du vécu de l ’expérience cannabique (comme celles
L'EXPÉRIENCE CANNABIQUE 541

de toutes les ivresses des toxiques psycho-tropes) correspondent bien à une


déstructuration du champ de la Conscience dans ses trois plans ou ses trois î
dimensions. Tout d'abord, ce vécu est celui du désordre « thymique » dont •
. le mouvement va dans le sens de l ’euphorie, de l ’optimisme et de l ’excitation ?
(mais qui dans d ’autres cas comporte une direction inverse, celle de l ’angoisse, ;
du pessimisme et de l ’inhibition). Ensuite, à un degré de plus dans l ’intoxication, j
c ’est l ’expérience même de l ’espace vécu, dans sa représentation du corps, j
du monde des objets et de « l ’espace » psychique subjectif, qui est ;
bouleversée dans ses données et coordonnées perceptives (illusions, Hallu-
• cinations, dépersonnalisation, sentiments d ’étrangeté, etc.). Enfin, c ’est la ;
relation première et fondamentale du sujet au monde des objets qui est altérée s
au point de substituer l ’imaginaire au réel, c’est-à-dire comme l ’a si bien mis I
en évidence M oreau (de Tours), l ’invasion de l ’expérience vécue par le rêve, la 1
substitution à l ’ouverture au monde d ’une chute dans l ’imaginaire sans vis- j
à-vis de réalité. j
Ce q u ’il y a de commun dans cette chute vers l ’imaginaire vécu au travers 1
des divers paliers q u ’elle traverse dans son itinéraire jusqu’au centre du Sujet, |
c’est précisément le fait primordial de la déstructuration de la Conscience telle 1
q u ’elle est vécue sous forme d ’expériences primaires hallucinatoires et déli- 1
■ rantes. ;
— L ’ivresse haschichique (et encore une fois cela est vrai pour toutes ;
les ivresses, que ce soit celles de l ’alcool, de la morphine, du LSD, etc. et :
généralement de tous les « consciousness expanding drugs ») du fait même ;
des conditions expérimentales par lesquelles on la provoque, n ’atteint générale- j
ment que le niveau supérieur de la déstructuration du champ de la Conscience. j
D ’où, pour le haschich, ces modalités phénoménologiques du vécu qui se j
présente au sujet comme il l ’éprouve (une expérience de plus-value) alors I
que pour autrui, et notam m ent le psychiatre, il constitue un état d ’excitation ]
m aniaque avec ses sentiments et illusions de toute-puissance et d ’hyper-lucidité ij
que cet état primordial de Délire implique. j
Quant à la généralisation de cet état primordial du délire expérimental sous j
l ’influence du haschich (comme cette extension du pouvoir psychotomimétique
de tous les autres hallucinogènes) à l ’ensemble de l ’aliénation mentale (1), elle |
n ’est possible que si l ’on adm et à la base de la totalité des maladies mentales 1
le fait primordial de la désorganisation de Yêtre conscient dans sa généralité j
(et non pas seulement sous la forme d ’inconscience représentée ici — comme
* dans toutes les psychoses aiguës — par la déstructuration du champ de la
" Conscience). Autrement dit, le vécu du haschich est celui — et seulement

(1) Problème que j ’ai exposé et dont j ’ai complètement renouvelé les perspectives
dans mon Rapport au Congrès de Madrid (septembre 1966) en montrant que la géné­
ralisation de la théorie du rêve et du délire n ’est possible que si l’on généralise l’idée
de désorganisation de l’être conscient à d’autres modalités d’inconscience que celles
du sommeil. Le texte intégral de ce rapport a paru dans YÉvolution Psychiatrique,
1970, p. 1-37.
r
542 LES HALLUCINOGÈNES

celui-là — des expériences délirantes et hallucinatoires ( S y n d r o m e p s y c h o ­


to x iq u e a ig u ) caractéristiques des niveaux de la déstructuration du champ
de la Conscience et non de ceux de l ’aliénation mentale, comme le pensait
M oreau (de Tours).
Nous devons faire une remarque au moins aussi im portante qui vaudra
également pour tous les autres hallucinogènes (psychotomimétiques). Ils agis­
sent selon un processus analogue à la dissolution hypnique com portant, comme
dans les phases hypnagogiques, l ’apparition d ’E id o lie s h a llu c in o s iq u e s qui sont
naturellement celles qui, avec un particulier et insolite éclat, « sautent aux
yeux » de l ’observateur (1) comme du sujet de l ’expérience car elles fourmillent,
naissent et fascinent la Conscience qui se prend (Sartre) dans ces premières
phases de l ’intoxication auxquelles généralement s’arrêtent ces sortes d ’expé­
riences. Nous envisagerons plus loin à propos de la mescaline et aussi en
conclusion de cette étude sur les hallucinogènes, le problème que posent ces H al­
lucinations incomplètes et partielles. C ar il s’agit bien de comprendre que les
« Éidolies » qui fascinent la Conscience en s’objectivant incongrûment dans un
secteur perceptif (généralement unisensoriel), ces Éidolies hallucinosiques
comme nous les appelons en se présentant au sujet (qui les attend dans l ’intoxi­
cation expérimentale ou toxicomaniaque) comme des Hallucinations, ne sont
précisément plus des hallucinations, ou en tout cas ne sont pas des Halluci­
nations délirantes, c ’est-à-dire des percepts posant pour vraie une fausse
réalité puisqu’ils tiennent cette fausse réalité pour ce q u ’elle est... c ’est-à-dire
fausse.
— Mais dans la Conscience en train de devenir imageante (J.-P. Sartre),
dans cette constitution d ’images ce anacoluthiques » se dessine déjà une transfor­
m ation que le haschich va de plus en plus opérer en progressant vers Y e x p é r ie n c e
o n ir iq u e jusqu’au moment où le Sujet retrouvera dans et par sa propre coales­
cence avec les images de son rêve une ipséité absolue. C ’est que dans ces degrés
intermédiaires à la veille et au sommeil, la division spéculaire du Sujet avec ses
images tend à s’évanouir. D ’où l ’énorme fréquence et l ’importance des impres­
sions de dépersonnalisation, de dédoublement qui s’empare du « haschichin »
quand, avant de glisser dans la fausse m ondanité du rêve (cf. encore J.-P. Sartre),
il objective déjà sa propre subjectivité avant de s’y perdre. Le Moi se dissout
en effet, se falsifie en perdant son unité au fur et à mesure que l ’ivresse le voue
d ’abord à une sorte de multiplicité infinie avant d ’atteindre le suprême degré
d ’une dissolution où il se confond enfin avec les images du rêve qui l ’engloutit.
Ainsi nous apparaît clairement l ’intérêt du haschich pour la Psychopatho­
logie et dans le sens indiqué par M oreau (de Tours). Si nous devons retrancher
de ces conclusions une im portante réserve, celle d ’une identité généralisée du
rêve et de l’aliénation mentale, nous devons ajouter par contre l’analogie plus 1

(1) M. H. K eeler et coll. (1971) ont rapporté récemment les réponses à un ques­
tionnaire rempli par 42 sujets. La vividité des Hallucinations et leur caractère partiel
(d’après ce que j ’ai pu interpréter des résultats exposés) me paraissent indiquer environ
40 % de phénomènes éidoliques.
BIBLIOGRAPHIE 543

grande de la désorganisation de l ’être conscient et du Délire, la nécessité de


séparer les expériences délirantes et les Éidolies hallucinosiques. Car, bien
entendu, aucune auto-observation concomitante à l’expérience ne serait pos­
sible si précisément l’imagerie qui se présente au Sujet (ou q u ’il se représente)
n ’était mise entre les parenthèses d ’une insolite et fantastique réalité délimitant
du même coup la frontière au-delà de laquelle apparaît le Délire. L ’état pri­
m ordial de Délire est irréductible à la simple apparition des Éidolies halluci­
nosiques. Toutes les descriptions et auto-observations cliniques nous apprennent
à les distinguer. Il représente seulement et nécessairement l ’ombre — l ’arrière-
fond, Y Untergrund — dont se détachent ces étincelles d ’imaginaire.

«
N O T IC E B IB L IO G R A P H IQ U E (1)

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(1) Le lecteur pourra compléter cet index en se rapportant à la Monographie


Bibliographique que Oriane J osseau K alant a consacrée à la littérature sur le chanvre
indien. An interim guide to the cannabis (marihuana) littérature. Addiction Research.
Foundation Bibliographie sériés, n° 2, 1968, Toronto. L’auteur indique que 1 964 tra­
vaux (ouvrages ou articles) ont été consacrés à cet hallucinogène (dont 309 en français).
a)
LE LSD

Le tartrate de Diéthylamide de l ’acide lysergique (LSD 25) est un alcaloïde


de l ’ergot de seigle. Cette plante étant parasitée par le c la v ic e p s p u r p u r e a , le
seigle ainsi rendu toxique comporte un complexe d ’alcaloïde (ergotine-ergo-
tamine) dont le noyau commun est l ’a c id e ly s e r g iq u e . La même substance
se retrouve (A. Hoffer et J. Osmond) dans les plantes « morning glory » (olo-
liuqui hypomée sidaefolia).

L ’e r g o tis m e . — Alors que l ’histoire des hallucinogènes est généralement


préfacée par un véritable culte religieux, il n ’en est pas de même pour le LSD
qui a plutôt, lui, abouti à une idolâtrie de 1’ « Acide ». L ’histoire psychiatrique
de cet hallucinogène, en effet, n ’a pas été d ’abord celle d ’une toxicomanie
mais celles d ’une intoxication (ergotisme). Le drame de Pont-Saint-Esprit
(1951) a constitué dans les temps modernes une épidémie de ce que l ’on a
appelé « le mal des ardents ». « De l ’Espagne à la Russie, note Sidney Cohen,
« pendant plusieurs siècles et surtout les étés où il pleuvait beaucoup, on vit
« des récoltes entières de seigle gâchées p ar l ’ergot. Et quand les gens m an­
« geaient du pain de la farine ainsi contaminée, ils voyaient bientôt les extré-
« mités de leurs membres frappés de gangrène. On appelait cette maladie
« le feu de Saint-Antoine » (p. 23).
Le syndrome réalisé par cette intoxication grave comporte un é t a t d e
d e lir iu m avec insomnie, mydriase, troubles circulatoires périphériques, sueurs,
paresthésies algiques, hypotension et tendances lipothymiques. Vers le septième
ou huitième jo u r apparaissent des hallucinations (visions colorées) et parfois
un véritable état d ’onirisme (les hallucinations auditives sont rares). Parfois
l ’évolution est mortelle (2). Ce type de « r é a c tio n e x o g è n e a ig u » (Bonhœffer)
rencontré de temps en temps au cours d ’épidémies dues à l ’absorption de
farines toxiques ne paraissait guère faire prévoir q u ’un jour l ’alcaloïde de
l ’ergot de seigle ouvrirait aux hommes la porte des paradis artificiels « psyché­
déliques », jusqu’au moment où peut-être il leur ouvrirait les portes de
l ’enfer de la guerre chimique...12

(1) Le LSD 25 est parfois appelé aussi « D e ly c id e », ou encore « L yse rg a m id e ».


(2) G . G iraud et H. L atour . Regards parallèles sur l’ergotisme historique
et sur la dissociation expérimentale moderne de ses comportements. B ull. A ca d .
M é d ., 1952,136, p. 492-500.
LSD — PSYCHOPHARMACOLOGIE 545

I. — PSYCHOPHARMACOLOGIE DU LSD (1)

D é c o u v e rte . — En 1938, deux chercheurs des laboratoires Sandoz


à Bâle, A. Stoll et A. Hofmann, parvinrent à opérer la synthèse non seule­
ment des alcaloïdes naturels de l ’ergot de seigle mais de la diéthylamide de
l ’acide lysergique qui fut désignée par ce laboratoire par le sigle LSD 25
(Delyside Sandoz ou Lysergic-Saure-Diéthylamide). Étudiant les effets utéroto-
niques de cette substance, Albert Hofmann, très précisément le 16 avril 1943 (2),
se sentit pris de vertiges et d ’une étrange agitation. Puis il sombra dans le
délire (il fut envahi par une suite ininterrompue d ’images fantastiques d ’une
extraordinaire intensité). Cet état dura deux heures. Il pensa alors que des
traces de LSD avaient pu l ’intoxiquer, et pour vérifier son hypothèse absorba
250 microgrammes de la drogue (c’est-à-dire une dose assez élevée). Quelques
instants après il éprouva des vertiges, des troubles visuels et un désir intense
de rire. Il voyait les visages des gens déformés, sentait son corps comme s ’il
était rempli de métal, il avait l ’impression aussi d ’être dédoublé comme s’il
était, dit-il, à moitié fou. Il éprouva également des phénomènes synesthésiques
(ses sensations acoustiques se transform aient en sensations visuelles) et eut
des Hallucinations colorées kaléidoscopiques. Tel est le point de départ du
destin hallucinogène du fameux « acide » qui devait troubler dans certains
milieux occidentaux tant d ’esprits (3).

C h im ie . — D u point de vue de sa formule moléculaire, on distingue


avec A. Stoll et A. Hofmann (1943) et A. Stoll (1952) : le diéthylamide de
l ’acide-d-lysergique, le diéthylamide de l ’acide-l-lysergique, le diéthylamide
de l ’adide-d-isolysergique et le diéthylamide de l ’acide-l-isolysergique.123

(1) Le mémoire de K. Sokamoto (1959) sur les catécholamines, la monographie


de V. J. D urand (1960), l’étude de D. X. F reedman et N. J. G iarman (1963), le
livre de A. H offer et H . O smond (1967) et le travail de J. R. B oissier (1969) contiennent
une énorme documentation et une bibliographie considérable sur le métabolisme
cérébral, l’activité perceptive, les fonctions supérieures du S. N. C. et les comporte­
ments animaux.
(2) Le récit de cet événement a été publié dans les A rch ives suisses d e N . e t P . ,
1947, 60, p. 279-320. Il est reproduit dans le numéro de C rapouillot (1956) consacré
au LSD (p. 51) et également dans le B ulletin d e l'O ffic e d e la P réven tion e t du T raitem en t
de l'A lco o lism e e t des A u tre s T oxicom an ies (OPTAT) de Québec (1968).
(3) Notons ici les premiers grands travaux publiés sur le nouvel hallucinogène
entre 1947 et 1952 : W. A. Stoll , A rch ives su isses d e N . e t P ., 1947; l’article de
Gion C oudrau : « Klinische Erfahungen in Geisteskranken und LSD », A c ta P sych .
e t N e u ro ., Zürich, 1949; A. M. B ecker , Wien, Z eitsch r. /. N erven h eilk ., 1949,
2,p. 402-440; la th èse de Brigitte W eyl , Munich, 1951; G. R. F orrer et R. D. For-
rer , « Exp. physiol. studies with LSD », A rch . N eu ro lo g y, 1951, 65, p. 581-588;
l’article de G. A. B uscaino et coli., A c ta N eu rologica d e N a p o li, 1953, etc.
r
f
6

546 LES HALLUCINOGÈNES

' Il est intéressant de savoir que seuls sont très actifs, le diéthylamide de
l l ’acide lysergique (LSD 25) et le diéthylamide dl de l ’acide acétyl-lysergique
f (ALD 52); c’est ce dernier dérivé qui se trouve (A. Hoffer et H. Osmond)

A c tiv ité co m pa rée des divers a lcalo ïdes lysergiques (1)

Toxi-
city in Pyreto- Antise­ Psycho
Füll name Code rabbits genic rotonin logical EEG
effect activation
intra- effect effect in man
venous

Groupe 1
d-Lysergic acid diethyla-
m id e ............................ d-LSD-25 100 100 100 100 Marked
1-Lysergic acid diethyla-
m id e ............................ 1-LSD 1.8 0 0 0 None
d-Isolysergic acid diethyla-
m id e ............................ d-iSO-LSD 3.7 0 0 0
Groupe 3
d-l-Methyllysergic acid die-
thylamide....................... MLD-41 5.6 5 370 40 Minimal
d-l-Acetyllysergic acid die-
thylamide....................... ALD-52 19 13 200 100 None
d-2-Bromlysergic acid die-
thylamide....................... BOL-148 5 5 103 0 None
4-1 - Methyl - 2 - bromlysergic
acid diéthylamide. . . MBL-61 2 0 533 0
Groupe 4
d-Lysergic acid amide . . 10
d-Lysergic acid ethylamide. LAE-32 34 17 12 5
d-Lysergic acid dimethyla-
m id e ............................ DAM-57 78 43 23 10 Moderate
d-Lysergic acid pyrrolidide. LPD-824 73 10 5 10 Moderate
d-Lysergic acid morpholide. LSM-775 43 10 2 20 Minimal
Groupe 5
d,l-Methyllysergic acid mo-
noethylamide. . . . MLA-74 3.2 0 835 5
d,l-Acetyllysergic acid mo-
noethylamide . . . . ALA-10 6 1 39 5
d,l-Methyllysergic acid pyr­
rolidide ....................... MPD-75 4 0 130 7

(1) Tableau emprunté à l’ouvrage de A. H offer et H. O smond (p. 94).


LSD — DOSES ET TOXICITÉ 547

dans l ’hypomée « m om ing glory » (Ololiuqui) q u ’on recueille aux Indes, en


Afrique du Sud et en Amérique Centrale.
On peut suivre les progrès réalisés dans la connaissance de la structure
chimique de ces dérivés de l ’acide lysergique en se rapportant aux premiers
travaux de A. Stoll (1947), puis à ceux de H. Solms (1956), E. Rothlin (1957).

D o ses. — L ’usage expérimental ou toxicomaniaque du LSD (généra-


Iement employé par absorption, inhalation, ou, pour la recherche, par injec-
I tions intraveineuses, intrapéritonéales ou intraventriculaires) a fixé la poso­
logie des doses capables de provoquer les effets recherchés. Cette posologie
avait déjà été fixée par A. Stoll (1947) en moyenne à 0 g. 00003, soit 30 micro­
grammes (ou y) (1).
On peut tirer de 30 grammes du LSD, 200 000 doses pour adultes.
Il s’emploie généralement (S. Cohen) à des doses moyennes de 100 micro­
grammes (gammas), c ’est-à-dire 1/10 de milligramme, mais certains auteurs
(R. A. Sandison, 1954) sont allés jusqu’au-delà de 1 000 gammas. Insistons
d ’emblée sur une des caractéristiques de ce toxique qui explique son
extraordinaire diffusion : c ’est q u ’il agit à des doses très faibles. La plupart
des sujets, affirme Sidney Cohen, arrivent à distinguer d ’un placebo une dose
- qui ne dépasse pas 20 microgrammes par voie buccale. Cependant, par les
effets de la tolérance et de l ’accoutumance, certains individus arrivent à exiger
et à absorber jusqu’à 3 000 microgrammes. La diffusion de la drogue est
rapide. Ses effets se font sentir 45 minutes après l’absorption. La durée d ’action
(la durée du « voyage ») est de 4 à 10 heures.

T o x ic ité . — La toxicité varie avec les espèces. La dose mortelle pour


les souris, rats et lapins est respectivement de 46,16 et 0,3 mg/kg (E. Rothlin,
1957). Un éléphant est m ort après une injection de 300 000 microgrammes
(West, 1963). La dose létale pour un homme a été calculée à 0,2 milligramme
ou 14 000 microgrammes (Hofîer et Osmond, p. 95). L ’effet mortel paraît
en rapport avec les tendances hémorragiques (Lucas, 1964).
Il n ’existe pas, à notre connaissance, d ’observation de m ort au cours
d ’intoxication par le LSD chez les hommes. P ar contre, on a pu mettre sur le
compte de son effet toxique certains troubles neuro-sensoriels : coma, crises
convulsives (baker), amaurose irréversible (2).
Depuis quelques années les effets du L SD sur les chromosomes ont retenu
t l ’attention de G. Arnold (1967). M. M. Cohen et coll. (1967) ont signalé son
action sur les cultures des leucocytes humains dont il stoppe la mitose. H. Zell-
weger, J. S. M cDonald et G. Abbo (1967) ont publié le cas d ’une femme de
19 ans qui, ayant pris du LSD au 25e jo u r après ses dernières règles, puis

Y (1) Mais les doses efficaces sont très variables selon les individus et les groupes
culturels (F. E. C hech et C. M. H olstein , 1971).
(2) Il est vrai qu’il s’agissait de cas où certains fanatiques de l’acide avaient fixé
pendant des heures le soleil (M. A. Wyss, 1970, p. 45).

i
548 LES HALLUCINOGÈNES

trois fois encore entre le 45e et le 98 e jour, a eu un enfant présentant une


aplasie congénitale du péroné et de la jam be droite. Des dislocations de la
chromatine ont été observées pendant la grossesse (Irwin et Egozcue, 1967).
Ces faits sembleraient confirmer ceux observés par G. Alexander et coll.
(1967) chez les rats. P. Genest (1968) n ’a pas observé d ’effets cytogénétiques.
R. G. Smart et K. Bateman (1968) ont exposé l ’ensemble des recherches
sur les effets tératogènes du LSD ; ils rappellent les études qui ont été faites
sur l ’influence pathologique de la drogue sur l ’équipement chromo­
somique (S. Irwin et J. Egozcue, 1967 ; W. Loughman et coll., 1967 ; H. Zell-
weger et coll., 1967 ; L. Bender et D. V. Sankar, 1968 ; J. Egozcue, 1968)
et les travaux expérimentaux sur l ’action in vitro du LSD sur les leucocytes.
D ’autres ont porté sur les chromosomes des mères et des enfants des mères
qui avaient absorbé du LSD pendant les premiers mois de la grossesse; cer­
taines d ’entre elles (Loughman et coll.) avaient absorbé des doses allant jusqu’à
4 000 microgrammes. Les résultats de toutes ces recherches sont donc assez
contradictoires, tan t en ce qui concerne l ’expérimentation chez l ’animal (rat,
hamster, souris) et la comparaison avec des groupes de contrôle que dans les
recherches en pathologie humaine; ils exposent aussi ceux qui considèrent
cependant que l ’effet tératogène du LSD doit être sérieusement pris en consi­
dération. Mais pour D. X. Freedman (1969), aucun fondement propre­
ment scientifique de l’action tératogène du LSD ne paraît pour le moment
établi. Le travail de L. L. Judd, W. W arren et coll. (1969) ne confirmait
pas non plus les premières recherches de S. Cohen sur l’altération des chro­
mosomes chez les sujets usant ou abusant du LSD ; leur étude (single­
blind) a porté sur 9 personnes usant de façon continue du LSD, 8 sujets n ’y
ayant recouru quincidem m ent et 8 non usagers de la drogue. L ’analyse des
chromosomes (karyotype) des leucocytes cultivés n ’a pas montré de différences
significatives entre les trois groupes pour ce qui concerne les « chromosomes
breaking ». Cette étude contient une bibliographie très complète de la question
et est suivie d ’une discussion également très documentée de L. Jarvik. C ’est
à une conclusion prudente, sinon négative q u ’aboutissent également D. V. Siva
Sankar, W. Rozsa, A. Geisler (1969) et P. Jaubert et M. J. Berard (1971).
Le récent ouvrage de M. A. Wyss (1970) recommande pourtant d ’être attentifs
à cet éventuel danger (p. 53-54). Dans son étude très approfondie, N. I. Dis-
chotsky (1971) — étude qui a fait l ’objet d ’une analyse détaillée p ar R. Berger
dans la Presse Médicale, 1971 — a dressé à son tour un bilan très complet
de 21 publications provenant de 14 laboratoires. Dans 48 % des cas (184 sujets)
de drogués, ont été observées des anomalies chromosomiques, et seulement
17 % chez les sujets ayant fait un usage thérapeutique de LSD. Les études
sur les générations de Drosophiles paraissent m ontrer un faible pouvoir
mutagène du LSD; par contre, chez les rongeurs on observe un faible taux
d ’effets tératogènes. Dans l ’ensemble, les conclusions générales sont négatives.
Oui, mais... elles incitent à une certaine prudence que A. A. Weech Jr. (1970)
recommande dès q u ’il s’agit d ’abus toxicomaniaque et non d ’usage théra­
peutique du LSD.
LSD — PSYCHOPHARMACOLOGIE 549

P rocédés de détection et d ’identification d u LSD. — On trouvera dans la


monographie de M. A. Wyss un excellent exposé (p. 103-120) des procédés d’extraction
du LSD à partir des matériaux saisis, du plasma humain, humeurs ou organes cada­
vériques. Il est même possible de doser le LSD détecté. Les principales méthodes
d’identification qui ont été proposées sont la chromatographie sur papier, la chromato­
graphie en couches minces (STAHL), la chromatographie en phase gazeuse et la
spectrofluorométrie. Ces divers procédés peuvent permettre de déceler des doses
quelquefois infimes de LSD dans des poudres ou échantillons organiques suspects.

A c c o u tu m a n c e e t a n ta g o n iste s. — Les doses ont besoin d ’être


augmentées en raison de l ’accoutumance qui joue non seulement à l ’égard
du LSD mais d ’autres hallucinogènes. L ’association d ’antihistaminiques per­
met de la réduire (T. Yamada et coll., 1957). D ’après J. C. Brengelman (1958),
la prédisposition schizoide faciliterait l ’action du LSD; ce facteur prédispo­
sition ne serait pas de type génétique si on en croit l ’observation de B. Wilkens
et coll. (1962) qui ont obtenu des effets différents sur deux jumeaux univitellins.
Si l ’on en croit D. F. Schneider et coll. (1969), le seuil d ’efficacité serait abaissé
chez les « cardiaques anxieux »...
Les effets psychologiques de la drogue ne sont pas directement propor-
i tionnels à la quantité de la dose (Hoffer et Osmond, p. 104). D ’après
P. H. Hoch (1956) et G. D. Klee et coll. (1961), le maximum d ’effets physio­
logiques est obtenu avec une dose de 1 120 microgrammes pour 75 kg.
L ’antagonisme de cette substance à l ’égard des 5-hydroxytryptamines
(sérotonine, entéramine, etc.) est considéré comme un fait (J. H. Gaddum,
* 1953) qui a cependant, comme nous l ’avons vu, suscité de nombreuses
controverses. Récemment encore, J. R. Boissier (1969) la tenait pour
« difficilement concevable » au niveau central. C ’est ainsi que Sjoerasme et
coll. (1954) chez deux Sujets présentant un taux élevé de sérotonine n ’ont
pas observé moins d ’efficacité du LSD. Retenons seulement que, comme
le notaient E. Rothlin et A. Cerletti (1955), l ’action du LSD comme des
autres hallucinogènes s’exerce très probablem ent au niveau des processus
enzymatiques (cholinestérase, aminoxydase et enzymes du métabolisme hydro­
carboné), et vraisemblablement — d ’après M. Rinkel (1952-1957) qui
adopte l ’hypothèse de A. S. Marrazzi (1964) — en inhibant les transmissions
synaptiques.
h Un autre antagonisme a tout naturellement retenu l ’attention, mais
I il porte ici sur l ’action hallucinogénique elle-même, c ’est celle de la
chlorpromazine (L. S. Cholden et coll., 1955; F. Giberti et coll., 1955,
B. E. Schwarz et coll., 1955; J. Delay et coll. de 1956 à 1961; H. Isbell
; et coll., 1956; Hoch, 1956; McDonald, 1956; C. R. Logan, 1957, J. Cahn et
coll., 1958; H. B. Murphree, 1962 et Nakajima et coll., 1964). En effet, le
1 LSD obéit à la loi générale de tout le groupe des hallucinogènes dont l ’action
est inhibée ou empêchée par les neuroleptiques. On sait que l ’Azacyctonil
(ou Frenquel) a été particulièrement préconisé pour son activité hallucino-
lytique (H. D. Fabing, 1955; F. Rinaldi et H. E. Himwich, 1955), fait qui

A
550 LES HALLUCINOGÈNES

paraît douteux à Z. D. Clark (1955 et Isbell, 1956), son effet n ’étant pas supé­
rieur à l ’usage du placebo... D ’autres substances sont connues pour être anta­
gonistes du LSD; citons l ’amytal sodique (P. H. Hoch, 1956); l ’histamine
(T. Yamada et coll., 1958); les barbituriques (T. Apter, 1958); la choline
(H. Sprince et I. Lichtenstein, 1960); les bromides (H. A. Abramson, 1960);
les acides glutamiques et succiniques facteurs du cycle de Krebs (O. M. Arnold
et G. Hoffman, 1955). Expérimentalement, H. A. Abramson et coll. (1957) ont
bloqué l ’action du LSD chez les poissons par des injections de substance
cérébrale. Par contre, l ’action du LSD n ’a pas paru bloquée à L. D. Clark
et E. L. Bliss (1957) par certaines substances comme l’atropine, la mescaline
et même la chlorpromazine (cf. sur ce point Hoffer et Osmond, p. 205-210).
Mais, fait remarquer H. A. Abramson (1956), le meilleur antagoniste du
L S D c ’est lui-même car il provoque une accoutumance rapide et en tout cas
une tolérance progressive croissante (H. Isbell et coll., 1956).

R é p a r titio n dans l ’o r g a n i s m e . É l i m i n a t i o n . E f f e ts g én éra u x .


— D ’après le travail de H. Lanz, A. Cerletti et E. Rothlin (1955) utilisant le
test de l ’action antagoniste LSD-Sérotonine sur l ’extrait de divers organes
(chez l ’homme : bilirubine et insuline), la plus forte concentration se trouve
dans le foie puis dans le cerveau, mais dans cet organe le LSD est assez rapi­
dement éliminé. Pour L. H. Geronimus et coll. (1954-1955), la concentration
dans le cerveau est réduite de 25 % dès la première heure. G. A. Buscaino et
N. Frongia (1953) l ’ont étudiée chez le chien après intoxication aiguë ou
chronique, en soulignant dans le premier cas l ’importance de l ’imprégnation
cérébrale et dans le second les altérations histo-pathologiques du foie et des
reins. Selon J. Axelrod et coll. (1956), chez le chat c ’est le foie qui par le sys­
tème enzymatique de ses microsomes, contenant des phosphopyridines-nucléo-
tides catabolise la diéthylamide de l ’acide lysergique. Des courbes et tableaux
de distribution du LSD dans divers organes se trouvent dans le travail de
A. Stoll et E. Rothlin (1955) et de J. Axelrod (1956); ils sont reproduits dans
la monographie de M. A. Wyss (1970, p. 96 et 98). En 1966, S. H. Snyder
et M. Reivich ont étudié la répartition du LSD chez le singe. Ils ont dosé la
drogue par spectrofluorométrie et ont trouvé des taux de LSD deux fois plus
élevés dans l ’hypophyse antérieure que dans l ’hypophyse postérieure, puis
des concentrations par ordre décroissant dans l ’hippocampe, le système amyg-
dalien, les relais optiques, le thalamus et le cortex (le cortex visuel n ’en con­
tenait pas plus que les autres aires corticales). G. K. Aghajanian et coll.
(1964) ont montré que la persistance du LSD dans le plasma humain est
d ’égale durée que l ’expérience psychédélique moyenne (environ 8 heures).
L ’élimination se fait par l ’urine et les fèces, mais le taux de la substance
toxique est si faible que celle-ci ne peut être utilement recherchée (M. A. Wyss,
p. 101).
Naturellement l ’action du LSD diffusant dans la plus grande partie des
organes produit une symptomatologie organique (troubles circulatoires,
hépato-digestifs, respiratoires, divers métabolismes, etc.) qui ont fait l ’objet
LSD — PSYCHOPHARMACOLOGIE 551

des travaux de G. R. Forrer et R. D. Forrer, 1951; de P. H. Hoch et coll.,


1952; de G. A. Buscaino, 1953; de L. A. Hurst et coll., 1955; de L. Sokoloff
et coll., 1956 et 1957; de M. W. Kies, 1967, au moment où tant de travaux
de physiologie pathologique ont été entrepris sur les effets de cette drogue.
Depuis lors, A. Hoffer et H. Osmond (1957) dans leur ouvrage et L. E. Hollister
(1968) dans le sien, ont fait des exposés très complets de ces diverses recher­
ches.

A c tio n s u r le S y s tè m e N e r v e u x C e n tra l. — En tant que psy­


chotrope quasi spécifique, le LSD a tout de suite posé des problèmes difficiles
en raison de la rapidité et de la massivité de son action contrastant avec les
doses presque infinitésimales suffisantes pour la déclencher.
Comme l ’ont fait remarquer il y a déjà longtemps E. Rothlin (1957) et
T. J. Holey (1957), l ’action du LSD sur le cerveau n ’est certainement ni directe
ni simple. L ’administration intraventriculaire ne paraît pas en effet plus
efficace que l ’absorption parentérale ou l ’absorption p ar voie orale ou pulm o­
naire. Il semble plutôt q u ’il s’agit d ’une « trigger action » qui, tout en brûlant
les étapes, atteint des structures et des niveaux fonctionnels variés. Il est bien
difficile de donner une idée de nos connaissances sur ce point crucial qui pour­
rait, quand il sera résolu, nous faire pénétrer dans le secret de la désorganisation
cérébrale que le LSD hallucinogène introduit dans l ’organisation antihallu­
cinatoire du « corps psychique » et des « organes des sens » (cf. chap. IV de
la sixième partie). Mais nous n ’en sommes pas là ! Nous allons donc exposer
ce qui nous a paru le plus intéressant des expériences et controverses neuro­
biologiques sur l ’action du LSD.

a) Action sur les diverses régions des systèmes fonctionnels cérébraux.


— Tout d ’abord on s’est demandé tout naturellement et traditionnellement
sur quelle partie du névraxe agit cette substance? A ce névraxe se rattachent
évidemment les organes des sens ou systèmes perceptifs, mais nous consa­
crerons plus loin, dans la mesure où on peut séparer ces deux physiopa-
thologies, un paragraphe spécial à l ’action du LSD sur l ’activité
perceptive.
J. D. P. G raham et Alaa Ideen Khaldi (1954) ont insisté sur l ’action très
diffuse du LSD dans toutes les régions du cerveau (moelle, centres bulbaires,
hypothalamus et cortex). H. Weidmann et A. Cerletti (1957) ont signalé les
effets du LSD sur la moelle des chats; son action sur les centres médullaires a
été également mise en évidence par K. Nandy et G. H. Bourne (1964), notam ­
ment sur leur système enzymatique (cholestérinases et monoamine-oxydases).
/ L ’attention des premières expérimentations s’étant trouvée portée sur les effets
neuro-végétatifs de type adrénalomimétique provoqués par l ’introduction
du LSD dans l ’organisme, ce sont tout naturellement les centres diencépha­
liques (Système hypophyso-hypothalamique) qui ont été tout d ’abord envisagés
comme le point d ’impact cérébral de la drogue (A. Stoll, 1947; E. Rothlin,
A. Cerletti et coll., 1956). Mais naturellement, à mesure q u ’étaient mieux
552 L E S H A L L U C IN O G È N E S

connues les fonctions dynamogènes de la form ation réticulée (H. W. M agoun et


G. Moruzzi, 1949) sur 1’ « arousal » et ses rapports avec le métabolisme des
amines et les incitations adrénalo-cholinergiques (P. Dell, 1955) q u ’elle reçoit
du milieu entéroceptif, on s’est intéressé à l ’action du LSD sur ce système acti­
vateur ascendant (P. B. Bradley, 1957, H. E. Himwich et F. Rinaldi, 1957). U
en a été de même en ce qui concerne l ’intérêt suscité p ar les formations « centren-
céphaliques » (W. Penfield) des structures rhinencéphaliques (système limbi-
que). K. F. et E. K. Killiam, dès 1956, ont observé une activation de 1’ « arousal »
rhinencéphalique chez le chat après 50 à 100 microgrammes p ar kilo­
gramme et par voie intraveineuse (ce qui constitue une stimulation évidemment
assez forte...). D ’après J. M. C. Holden et T. Itil (1969), l ’action du LSD serait
cliniquement et électriquement plus nette chez des sujets (schizophrènes) lobo-
tomisés, tout se passant disent-ils en se référant aux observations analogues de
M. Baldwin et coll. (1959), R. C. Schneider et coll. (1961) comme si la désinhi-
bition des structures limbiques et méso-diencéphaliques augmentait les effets
du LSD dans le sens même de son action hallucinogène et psychotomimétique.
Nous aurons l ’occasion de revenir tout au long de l’exposé des conceptions
pathogéniques, comme nous l’avons déjà fait à propos de la pathologie
cérébrale, sur l ’importance de la « libération hallucinogène » des centres sous-
corticaux.
Quant à 1’ « arousal cortical », il a fait bien sûr l ’objet de deux sortes de
recherches : les unes, comportementales basées sur la notion des fon ction s
psychiques supérieures ou d'adaptation du comportement, les autres, sur Vélec­
trogenèse cérébrale. Ce sont des deux séries de recherches que nous allons
rapidement exposer.
— 1° Action sur le comportement et les fon ction s psychiques supérieures. —
Comme nous reviendrons sur ce point fondamental plus loin (pour m ontrer
que les notions de « plus-value » ou de « creativity » ne sont que des illu­
sions), nous rappellerons simplement ici que la plupart des auteurs se com­
plaisent à souligner la lucidité et même l ’hyperlucidité de la Conscience en
même temps q u ’ils notent de multiples troubles ou distorsions des perfor­
mances de l ’activité synthétique ou intellectuelle. C ’est, comme le disait déjà
W. A. Stoll en 1947, c’est bien un état de « Benommenheit » (terme allemand
qui vise un état d ’obtusion et de flou du champ de la Conscience) qui constitue
le fond des manifestations symptomatiques. Il suffit de se rapporter à l ’abon­
dante littérature scientifique (nous ne parlons pas des pseudo-observations
ou réflexions qui circulent au travers des mass media, des enquêtes journa­
listiques ou des narrations pseudo-philosophiques ou « littéraires ») pour se
convaincre que la drogue produit plus de troubles q u ’elle n ’assure d ’efficacité
dans l ’ordre de la pensée et de l’action — somme toute, q u ’elle pose plus de
problèmes q u ’elle n ’en résout (cf. plus loin p. 653 et s.). J. Swedjden (1970)
a étudié son action sur les réflexes conditionnés.
LSD P S Y C H O P H A R M A C O L O G IE 553

Bien sûr, beaucoup d’expériences ont été entreprises chez les animaux afin
d’observer les anomalies de leur comportement (1). L’action du LSD a été étudiée
par Tulquin, puis par P. N. Witt chez les invertébrés (notamment chez les araignées)
et nous reviendrons plus loin sur ces expérimentations, — par H. A. Abramson et
L. T. Evans (1954), Turner (1956) et Abramson et coll. (1961) chez les poissons chez
lesquels on observe des troubles du comportement pour ne pas dire des troubles
essentiellement moteurs (modification des mouvements de plongée dans le plan
vertical, enroulement de l’axe du corps, etc.), — par Rosen et Jovino (1963) et Hoffer
et Osmond (1957) chez les oiseaux chez lesquels il semble que le LSD provoque des
troubles des sécrétions neuro-endocrines entraînant des effets sur leur compor­
tement.
Les expériences les plus intéressantes ont été faites naturellement chez les mam­
mifères, soit par injection intrapéritonéale, soit par voie intraveineuse, parfois par
voie intracérébrale. Chez les souris, D. V. Woolley (1955) croit avoir discerné un
« comportement hallucinatoire ». D. L. Keller et W. W. Umbreit (1956) notent, eux,
des phénomènes d’ataxie que la sérotonine et la réserpine empêchent généralement.
De son côté, J. R. Smythies (1956) observe que le temps d’escalade (climbing) était
prolongé. Laborit et coll. (1957) ont constaté que Padénochrome a un effet convul-
sivant que le LSD ne paraît pas avoir. Chez des rats ayant subi un apprentissage
(monter à la corde), C. A. Winter et L. Flataker (1956 et 1957) ont noté un ralentis­
sement et de la confusion dans les comportements acquis. Chez les singes (Macaques),
E. V. Evarts (1956), après l’injection de 1 microgramme par kilo de LSD, a noté
des phénomènes ataxiques, puis une extraordinaire passivité du comportement.
Nous parlerons plus loin des expériences de conditionnement classique et les compor­
tements d’évitement qui se trouvent perturbés.
L. J. West et C. M. Pierce (1962) ont injecté 0,1 mg/kg de LSD à un éléphant qui
souffrait déjà de troubles du comportement (« musth madness »), maladie qui ne se
rencontre généralement que chez les éléphants mâles; ils ont voulu voir si le LSD
produisait ou renforçait les troubles du comportement, mais malheureusement
l’éléphant est mort 1 heure après l’injection !
Rappelons aussi certaines études des effets neuropathologiques produits par
le LSD. H. Baruk et coll. (1958) ont observé un certain degré de tremblement et
des troubles paréto-ataxiques chez les cobayes. J. Delay et coll., Fr. Lhermitte et
J. et G. Verdeaux (1952) ont noté des phénomènes cataleptiques chez les lapins.
Doepfner (1962) a constaté chez les rats une hyperactivité, du tremblement et
des mouvements convulsifs. J. T. Elder et coll. (1962) ont injecté 400 mg/kg de LSD par
voie intraveineuse à des chats et ont déclenché également des réactions d’excitation
(rage reaction), des réactions neuro-végétatives et une hyperactivité dans les réponses
aux Stimuli visuels, auditifs et tactiles. Mais des doses moindres (de 5 à 100 micro­
grammes) injectées par voie ventriculaire (F. M. Sturtevant et V. A. Drill, 1956)
provoquent chez ces animaux un état de stupeur et de somnolence.1

(1) Outre le chapitre de T. Weckowicz dans l’ouvrage de H offer et Osmond,


on consultera aussi le mémoire de V. J. D urand (p. 452-457) où on trouvera un
inventaire soigneux des effets du LSD sur le comportement des araignées, des mouches,
des « souris tournantes », de l’escargot, des poissons et des mammifères.
r 554 L E S H A L L U C IN O G È N E S

Chez l’Homme, il est, bien sûr, très difficile à ce niveau de séparer ce que nous
allons décrire plus loin comme « l’ivresse lysergique » (1) et les effets plus ou
moins expérimentalement obtenus sur la psychophysiologie du LSD. Et l’on
parle selon les auteurs, les observations faites et surtout des doses, c’est-à-dire
de la profondeur de l’intoxication, tantôt de troubles de la Conscience du Moi
(A. M. Becker, 1949; Arnold et Hoff, 1953), ou de troubles de l’orientation,
de la fixation de la pensée, etc. sur lesquels nous aurons encore l’occasion de
revenir. Signalons les travaux qui nous ont paru particulièrement significatifs,
de M. E. Jarvik, H. A. Abramson et M. W. Hirsch (1955) sur les
troubles de la reconnaissance et la fixation des souvenirs; celui des mêmes
auteurs sur l’infériorité des performances aux tests arithmétiques ou sur les
troubles de l’écriture (1956), ou encore les observations d’un amoindrissement
des scores aux divers tests psychologiques (A. Levine et coll., 1955 ; C. Kornetky
et coll., 1957; H. Aronson et G. D. Klee, 1960), et notamment de l’orienta­
tion spatiale (cf. H. A. Abramson, 1956).
— 2 ° A c tio n s u r V é le c tr o g e n è s e c é r é b r a le . — Il existe naturellement beaucoup
de travaux sur l ’EEG chez l’homme soumis à l’action du LSD (J. Delay,
Fr. Lhermitte et G. et F. Verdeaux, 1952; H. Gastaut et coll., 1953; P. B. Bradley
et coll., 1953; F. Rinaldi et H. E. Himwich, 1955; A. S. Marrazzi et E. R. Hart,
1955; J. Roubicek et J. Srnec, 1955; I. Sanguinetti et coll., 1955; F. Rinaldi,
1956; C. W. Sem-Jacobsen, 1956; D. de Caro, 1956; Bente, Itil et Schmid,
1957; H. Shiranashi, 1960, etc.). Généralement on constate des effets analogues
à ceux des indolamines (J. R. Boissier, 1969). Les travaux aboutissent à des
résultats assez inconstants, voire contradictoires (aplatissement du tracé,
accélération du rythme, désynchronisation, ou au contraire disparition de la
réaction d’arrêt, mais parfois aussi ondes lentes, etc., cf. notamment T. Itil
(1969)). Il ne fait pas de doute que les images de l ’électrogenèse corticale
recueillies au niveau du scalp ou même par corticogramme, sont en effet très
variables selon les doses, les phases et la profondeur de l’intoxication.

Chez les animaux où l’expérimentation peut être plus poussée (électrodes profon­
des), les résultats ne sont pas beaucoup plus clairs. Mais comme nous le verrons plus
loin, elle permet une exploration de l’activité et des potentiels évoqués des divers relais
et centres sensoriels. Rappelons simplement ici quelques travaux comme ceux de
F. Rinaldi et H. E. Himwich (1955) et R. Pierre (1957) sur les lapins, de A. G. Sco-
lombe, H. Hoagland et coll. (1956) sur les rats (à l’effet de contrôler les différences
d’action et les antagonismes du LSD, des 5 HT, de l’adrénochrome), de P. B. Brad­
ley et J. Elkes (1957), de P. Borenstein (1969), sur les singes (action sur l’activité élec­
trique ou celle des amphétamines mais variable selon les doses). Mais c’est surtout le1

(1) D. Cargnello et N. Lukinovich (1958) groupent le « p sy c h o m e » lysergique en


symptômes qu’ils appellent la « psychose lysergique », comme pour montrer que les
effets neuro-psychiques du LSD sont indissociables de leur imité psychopathologique.
Ce sont eux qui, évidemment, représentent les troubles par excellence des fonctions
de l’activité supérieure du Système Nerveux Central.
LSD — P S Y C H O P H A R M A C O L O G IE 555

chat qui a fait l’objet des études les plus importantes de P. B. Bradley et B. J. Key
(1956), de B. E. Schwarz et coll. (1956) et, à la même époque, des travaux de
D. P. Purpura (1956). Cet auteur, en dehors de l’effet du LSD sur les organes, voies
et centres spécifiques, a entrepris une étude des potentiels évoqués dans les divers
relais synaptiques non spécifiques. Il conclut que si le LSD exerce une action acti­
vatrice sur les systèmes spécifiques, il inhibe les synapses axodendritiques du système
non spécifique cortico-cortical. Une autre étude, sur le même sujet, a été publiée par
Walter et coll. (1970) chez les papio-papio.

En ce qui concerne les enregistrements à l'aide d'électrodes implantées pro­


fondément dans le cerveau, Monroe et coll. (1957) ont noté que, comme chez les
schizophrènes, on trouve dans les cas d’intoxication par le LSD des modifi­
cations des courants électriques au niveau de l ’hippocampe, de l ’amygdale et
du septum. Mais comme nous venons de le rappeler il s’agit généralement .
d’expériences sur les animaux, notamment chez le chat (P. B. Bradley, 1953; !
A. S. Marrazzi et E. R. Hart, 1955; W. R. Adey et coll., 1962; Stumpt et coll., I
1962), la plupart de ces travaux portent sur les potentiels évoqués et les modifi­
cations de l’activité recueillie dans diverses structures rhinencéphaliques. Il
semble (A. Hofier et H. Osmond) que le lobe temporal joue un rôle particuliè­
rement important dans le mécanisme d’action des hallucinogènes, tout spé- j
cialement le cortex et le système limbique. Toutes ces expériences sont difficiles j
à exposer ici à propos du LSD car les divers auteurs (B. Schwartz et coll., 1956) j
ont souvent conduit leurs travaux en comparant les effets de la sérotonine, de
l’adrénaline, de l’adénochrome et parfois la mescaline. Certains travaux ont été
entrepris chez des schizophrènes dans l ’espoir, sinon l’illusion, de rapprocher le j
processus hallucinogène du LSD du processus schizophrénique (V. M. Buscaino. j
A. Hoffer et H. Osmond). Un des travaux les plus intéressants est celui de j
P. Krupp et M. Monnier (1960) qui ont injecté de l’adénochrome à des lapins et i
ont constaté une augmentation de la synchronisation au niveau de l’hippo- j
campe et du thalamus, tandis que l’arousal cortical demeurait inchangé. 1
Plusieurs expériences (préparation « cerveau isolé », implantation d’élec­
trodes profondes, section transcalleuse, etc.) ont été faites, chez le chat notam­
ment (A. S. Marrazzi, 1955; W. R. Adey, 1962; P. B. Bradley, 1963, etc.),
pour recueillir les E. E. G. ou les réponses évoquées de façon à déterminer
quelles structures cérébrales étaient activées ou inhibées sous l’influence
du LSD. T. Weckowitz conclut de toutes ces recherches à l’importance du
lobe temporal dans toutes ces modifications de l ’électrogenèse cérébrale (1).

b) Neurobiologie de l ’action du LSD sur l’activité cérébrale. — Naturelle­


ment le plus grand nombre des travaux sur la neuro-psychopharmacologie du
LSD ont pris pour objet le mécanisme neuro-chimique et neuro-électrique de

(1) F. R inaldi avait noté en 1956 que chez le lapin également, l’activation par
la mescaline ou le LSD ne se produit pas dans les préparations « encéphale isolé ».
Cf. sur tous ces points A. H offer et H . Osmond, p. 575-577, l’article de T. Wecko­
witz.
556 L E S H A L L U C IN O G È N E S

l ’action du LSD sur le cerveau. Comme il s’agit bien d’un « tr ig g e r a c tio n » qui
atteint la désorganisation de l’expérience vécue, le champ de la Conscience et
l’arousal des systèmes perceptifs au travers d’un processus électro-chimique
compliqué (1), il est aisé de comprendre que nous n’ayons pas une vue très
nette de cette pathogénie.
C’est sur le plan du métabolisme cérébral et de sa régulation enzymatique
(L. C. Clark et coll., 1954) que l’on a le plus souvent travaillé. Et tout naturelle­
ment c’est la concurrence du pouvoir a d r é n a le r g iq u e et du pouvoir c h o lin e r-
g iq u e que les expérimentateurs ont tenté de mettre en lumière. L’apparentement
de l ’adrénaline, de la nor-adrénaline, de l’adrénochrome, c’est-à-dire l’action
des substances médiatrices qui agissent sur les connexions intersynaptiques
dans le sens de l’activation catabolique ou du modèle sympathicomimétique (2),
a paru et paraît encore le fait primordial de l’action hallucinogène pour autant
qu’elle exerce une sorte d’action spécifique sur les systèmes perceptifs centraux
et périphériques. Les travaux de A. S. Marrazzi et E. R. Hart (1955) ont inau­
guré toute une série de recherches dans ce sens. Et c’est effectivement dans
l ’inhibition des cholinestérases que l’on a cherché à interpréter l’action anti­
sérotonine du LSD.
Revenons encore une fois (cf. p. 556) sur ces expériences et controverses (3).
Isolée en 1948 (Rapport D. E. Green et I. H. Page), la sérotonine n’a pas tardé
à être étudiée quant à son action possible dans le déterminisme des processus
psychopathologiques (J. H. Gaddum, 1953; D. W. Woolley et E. Schaw, 1954).
Dès lors, en effet, la 5-hydroxytryptamine (principe actif de la sérotonine) a été
spécialement étudiée à l’égard de son action antagoniste de l’action psychoto-
mimétique du LSD (3) et plus généralement des substances à base de noyau
indol. C’est au niveau des viscères (reins, poumons), des globules sanguins,
de la pseudo-cholinestérase sérique, des effets vasoconstricteurs, des
muscles, etc., sur cellules de l’écorce cérébrale adulte en culture de tissu
(R. S. Geiger, 1957) que cet antagonisme a été le plus évident (E. S. Boyd,
E. Rothlin et coll., 1955).
Cet antagonisme a été recherché et trouvé également quant à l’effet sur les
mélanophores des poissons (lebistes) par A. Cerletti et B. Berde (1956).123

(1) W. M ayer-G ross et coll. (1961) avaient déjà pensé à un blocage des pro­
cessus enzymatiques métaboliques du glucose au niveau de l’hexose-monophosphaté.
Pour H oagland , le LSD agirait par l’intermédiaire des modifications métaboliques
des phosphates. G. A. B uscaino et N . F rongia (1953) avaient également émis
l’hypothèse que les phosphatases jouaient un rôle dans l’action psychotomimétique
du LSD. Plus récemment, K. N andy et G. H. Bourne (1964) ont montré l’inter­
vention des mono-amino-oxydases.
(2) Pour M. R inkel (1955), la mydriase m esure l’intensité de l’intoxication
lysergique.
(3) Cela devait évidemment laisser espérer la découverte du processus générateur,
notamment des psychoses schizophréniques (Buscaino, Poloni, J arvik, H offer
et Osmond, etc.). Cette hypothèse a été fortement critiquée, dès 1956, par M, Bleu­
ler ( G erm an m ed ica l M o n th ly , p. 272-275) puis par d’autres auteurs suisses.
LSD — P S Y C H O P H A R M A C O L O G IE 557

Quant aux recherches sur l ’action antagoniste LSD-5H elles sont innom­
brables mais assez contradictoires pour que nous ne nous y attardions pas trop.
Rappelons celles de U. Sacchi et coll. (1955) qui ont comparé les effets de
deux substances (injection intracisternales) chez le chien : elles paraissent agir
différemment sur les phénomènes catatoniques. Chez les rats, P. Chauchard
et coll. (1957) ont montré que, à l’égard des chronaxies des centres sous-corti­
caux et de l’écorce, le LSD inhibe l’effet de 5H sur le cortex, et que la 5H inhibe
l’effet du LSD sur les centres sous-corticaux du tonus. C’est surtout au niveau
des centres médullaires et par l’étude des réflexes spinaux du chat que I. H.
Slater et coll. (1955), H. Weitmann (1957), K. D. Littré et coll. (1957) que les
effets du LSD et de la sérotonine ou de la 5H ont été mis en évidence. Cependant
toutes ces recherches pour si intéressantes qu’elles soient perdent tout leur
intérêt pour le problème qui nous occupe, car à la même époque J. H. Gaddum
(1957) montrait que les altérations psychiques que le LSD déclenche chez
l ’animal et chez l’homme ne paraissent pas dépendre de son action antiséro­
tonine ou anti 5H, puisque le BOL 148 a une action beaucoup plus nettement
antagoniste encore (Cerletti et Rothlin, 1955) que son isomère le LSD sans
avoir de pouvoir hallucinogène.
Pour ce qui est de savoir si l ’effet psychotomimétique et hallucinogène du
LSD dépend de son activité adrénergique ou cholinergique au niveau du
S.N.C., la question demeure également en suspens. Nous nous trouvons encore
confrontés avec les mécanismes enzymatiques compétitifs. Généralement,
le LSD comme l’adrénaline, la noradrénaline, la 5H, est considéré comme
exerçant une inhibition anticholinestérasique (R.H.S. Thompson et coll., 1954
ont observé cette inhibition sur les cholinestérases du sérum de divers animaux
et G. H. Fried et W. Antopol, 1956, ont noté l’action anticholinergique sur la
cholinestérase du sérum humain). Cependant, comme le font remarquer Hoffer
et Osmond, l’action du LSD ne s’exerce pas toujours dans le même sens et
elle est à la fois a d r é n e r g ic o -s y m p a th iq u e et c h o lin e r g o -p a r a s y m p a th iq u e .
A. Poloni et Maffizoni (1952) avaient déjà noté une augmentation de l’activité
cholinergique. A. S. Marrazzi et E. R. Hart (1955) ont mis en évidence chez le
chat une inhibition des synapses adrénergiques; ils ont insisté sur l’inhibition
de cette transmission synaptique notamment par la sérotonine dont le pouvoir
inhibiteur serait bien plus fort que celui de l ’adrénaline, de la mescaline et
du LSD. A la même époque G. Tonini (1955) a constaté une potentialisation
de l ’activité de la cholinestérase dans le cerveau homogénésé du rat. Pour J. R.
Boissier (1969) l ’administration du LSD chez l’homme s’accompagne d’une
élévation des taux plasmatiques d’adrénaline (par activation des surrénales);
le LSD accélère la transformation plasmatique de l’adrénaline en adrénolutine
et modifie la « c le a r a n c e » plasmatique de l’adrénochrome. Par contre, ajoute
J. R. Boissier, l’action des cholinestérases est très controversée car il semble
que selon les doses du LSD utilisées, selon aussi l’origine et le degré de pureté
des enzymes utilisés, les effets peuvent être différents et même opposés
(M. Goldberger, 1961).
Ey. — T r a ité d e s H a llu c in a tio n s. 19
558 L E S H A L L U C IN O G È N E S

Quoi qu’il en soit de toutes ces discussions et expériences, une chose paraît
certaine : c ’est que c’est bien au niveau de la régulation enzymatique des
transmissions intersynaptiques que paraît s’exercer l ’action du LSD (1) au
niveau des espaces interneuronaux et des médiateurs chimiques. Mais à
l’échelle ultramicroscopique et cellulaire (J. R. Boissier, 1969), c ’est sur le
« site » actif du neurone que l’hallucinogène doit agir. D ’après W. R. Adey, ;
le LSD exerce son action au niveau des macromolécules de la membrane des
surfaces neuronales en modifiant leurs seuils d’excitabilité; et selon J. R. Smy-
thies (1970) le LSD dérange l’enchaînement des nucléotides qui forment les
molécules d’ADN.
Ainsi — est-il besoin de la souligner après cet exposé « labyrinthique »
— l ’action de la substance hallucinogène par excellence, le LSD (en raison de
la massivité de ses effets à faibles doses) ne s’effectue qu’au travers des circuits
ou des niveaux biologiques (neuro-chimiques, modulation des transmissions
intersynaptiques) dont la perturbation est « hallucinogène » : l ’activité hallu­
cinatoire est la résultante de ce désordre et non pas un simple et chimérique
mécanisme d’excitation neuronale. Si nous avons tellement insisté sur ces pro­
blèmes pathogéniques de cet hallucinogène, c ’est pour préparer ce que nous
dirons à la fin de cet ouvrage de la pathogénie organo-dynamique des diverses
structures hallucinatoires, pour autant qu’elles nous renvoient à une déstruc­
turation du champ de la Conscience dont tout ce que nous venons d’exposer
peut rendre compte, mais aussi d’une perturbation dynamique des analyseurs
des systèmes perceptifs spécifiques.

L o c a l i s a t i o n s u r l e s o r g a n e s , r e l a i s e t c e n t r e s s e n s o r i e l s . — Bien
entendu, en exposant la clinique et les expériences vécues dont l’action du
LSD sont les manifestations ou l ’expression, c’est l’activité hallucinatoire qui
retient l ’attention de tous les observateurs et expérimentateurs. Dire que le
LSD est un hallucinogène ne veut pas dire autre chose qu’il est un poison de
la Conscience et de la perception. Formulé sous cette forme générale le pro­
blème ne peut être justement abordé pour être résolu que lorsque nous aurons
exposé pour notre propre compte les rapports entre la structure de l ’être
conscient et ses organes des sens. Tant que l ’élucidation de ces rapports n’est
pas opérée, il ne faut pas s’étonner du chevauchement incessant que l ’on
constate dans les protocoles expérimentaux de la neurophysiologie des sensa­
tions, des troubles de la Conscience et des troubles des comportements adaptifs.
Une deuxième remarque, celle-là visant non pas la critique des concepts
mais les faits les mieux établis, c’est que l’action du LSD s’exerce principale­
ment sur la perception du corps et sur la perception visuelle. Comme ce sont les
hallucinations visuelles qui peuvent faire l’objet d’une étude précise, ce sont1

(1) Nous exposerons plus loin (p. 612) à propos de la mescaline, l’intéressante
contribution de A. S. Marrazzj (S ym p o siu m d e W ashington dirigé par J. L. West,
1960, C . R . en 1962) de l’action des hallucinogènes. Signalons ici le travail de A. H.
et E. M. Brady et coll. (1971) sur l’action qu’exercerait le LSD sur l’ADN.
LSD — P S Y C H O P H A R M A C O L O G IE 559

sur elles (1), ou plus exactement, sur la pathogénie neuro-physiologique (2)


dont elles sont l’effet que nous insisterons.
Pour les p e r c e p t io n s a u d itiv e s , c’est un fait que la sphère auditive est beau­
coup moins altérée que la sphère visuelle. On a surtout noté l’hyperesthésie
acoustique mais on observe aussi dans certaines conditions (dosage, phase de
l’intoxication) une hypoacousie. Hoffer et Osmond (1967) signalent chez
quelques sujets un certain degré d’agnosie ou de distorsion de la reconnais­
sance des sons. Plusieurs sujets ont signalé des acouphènes au début de l ’intoxi­
cation particulièrement. Par contre, les Hallucinations à caractère verbal sont
exceptionnelles.
Les troubles des p e r c e p tio n s c o r p o r e lle s font intégralement partie de l ’expé­
rience lysergique que nous décrirons plus loin. Ils vont depuis des états de déper­
sonnalisation jusqu’à des troubles somato-éidoliques du schéma corporel.
A. E. Edward et S. Cohen (1961) ont particulièrement étudié l’inextricable
intrication des troubles sensoriels visuo-tactiles et des modifications de l ’expé­
rience temporo-spatiale (3). Ce sont effectivement ces troubles primordiaux
de l ’expérience vécue qui constituent la toile de fond sur laquelle se détachent
les formes hallucinatoires et notamment les phénomènes visuels.
Pour ce qui est des troubles des p e r c e p t io n s v is u e lle s, nous retrouvons sous
l’influence du LSD toute la série des phénomènes (expériences délirantes plus
ou moins oniriques engendrées aux divers niveaux de déstructuration du champ
de la Conscience) que nous avons décrits dans le chapitre consacré aux Hallu­
cinations visuelles (4). C’est que les troubles de la perception que nous avons
alors exposés prennent précisément dans l ’intoxication lysergique — comme
dans l ’intoxication mescalinique — leur meilleur relief : dimensions micro ou
mégalopsiques, métamorphopsies, dysopsies dans la perception des formes1234

(1) A v rai d ire , n o u s les d éc riro n s e n ta n t q u e te lles p lu s lo in , n o u s co n te n ta n t


ici de no u s réfé re r au x p h én o m èn es les p lu s p rès d e la p ath o lo g ie sensorielle p ro p re m e n t
d ite , c ’est-à-d ire d es tro u b le s en q u elq u e so rte objectifs de la vision.
(2) N o u s n e p a rlo n s ici q u e d u p ro b lèm e n eu ro -p h y sio lo g iq u e stricto sensu, san s,
bien en ten d u , ex clu re d e la c o n c ep tio n o rg an o -d y n am iq u e (q u e n o u s p rése n tero n s
à la fin de cet ouvrage) la d y n am iq u e psy ch iq u e e t n o ta m m e n t in co n scien te d an s
la p ro jectio n h a llu cin ato ire m êm e q u a n d elle est déterm inée p a r u n e d ro g u e e t q u ’elle
a u n e stru ctu re éid o liq u e p a rtie lle (neurologique).
(3) Il n ’est p a s san s in té rêt d e n o te r à c e t ég a rd que le L S D p ro d u it des effets
analgésiques p e n d a n t u n e p ério d e assez pro lo n g ée. H offer e t Osmond, e t E. C. Kast e t
V. J. Collins (1964) o n t étu d ié l ’a c tio n analgésique d u L S D e t d u dérivé d e la m o rp h in e
e t d e l ’am épyrid in e. L e L S D s ’est m o n tré av o ir u n e a c tio n su p é rie u re au x d eux a u tre s
m édicam ents s u rto u t e n ce q u i co n c ern e la d u rée : 32 h eu re s p o u r le L S D c o n tre
8 à 10 h eu re s p o u r la d ih y d ro m o rp h in e e t l ’am ép y rid in e.
(4) C e so n t ceux q u e l ’o n re tro u v e to u jo u rs à p e u p rè s les m êm es so u s l ’effet
de to u te s les d ro g u es hallucinogènes. D e telle faç o n q u e les d escrip tio n s q u e l’o n fait
p o u r les H allu cin a tio n s visuelles en g énéral o u celles q u e p ro d u it te l o u td
hallucinogène so n t su p e rp o sa b le s (cf. p a r exem ple celle d e W . d e Boor (1956) qui
v au t p o u r to u te s les d ro g u es « psychédéliques »).
!
S:

560 LES HALLUCINOGÈNES

verticales ou horizontales, métachromatopsies, paréidolies, polinopsies, toutes


ces distorsions de la perception visuelle s’y rencontrent à foison. Les travaux
sur ce point sont aussi nombreux — pour être généralement les mêmes — que
ceux qui relatent les auto-observations des intoxiqués (à titre expérimental
ou par appétence toxicomaniaque) par le LSD.
En 1952, B. Stefaniuk et H. Osmond ont étudié à cet égard 17 sujets nor­
maux (100 à 200 microgrammes). Ils ont noté des troubles de la vision qui font
effectivement partie de l’expérience psychédélique que nous décrirons plus loin.
Certains tests ont pu démontrer (T. Weckowicz, 1959) l ’altération de la per­
ception de l’espace. Cohen (1961) a noté des troubles de la perception à dis­
tance et la facilité avec laquelle s’observait l ’illusion de Mueller-Lyer. H. A.
Abramson et coll. (1955), Hartman et Hollister (1963) ont pu observer l’accrois­
sement des sensations de couleurs. La persistance de post-images et de mou­
vements apparents ont été également notés par la plupart des auteurs. Plus
récemment, M. J. Horowitz (1969) précisément, a montré l ’importance et la
fréquence des images consécutives (« f l a s h b a c k s ») en tant qu’aptitude aux
retours et distorsions du vécu perceptif (« s p o n ta n e o u s r é c u r r e n c e »); elles
s’observent dans un halo de troubles de la perception qui peut persister quelque
temps (micropsie, macropsie, tunnel-vision, etc.). Cette imagerie, selon Horro-
witz, manifeste les tendances inconscientes et mêmes archétypiques que libère
(release) l’expérience psychédélique.
Il faut insister aussi sur le fait que les visions anormales se produisent même
les yeux étant fermés, soit qu’il s’agisse de figures géométriques, soit qu’il
s’agisse de scènes plus complexes à thème le plus souvent esthétique ou mys­
tique.

Certaines expériences de psychophysiologie des perceptions chez l’animal


(E. V. Ewarts, 1956, chez le singe; D. S. Blough, 1957, D. I. Becheret coll. 1967 chez le
pigeon) ont pu mettre en évidence une augmentation des seuils de discrimination dans
la perception visuelle et même un « comportement de cécité ». Chez l’homme, C. Lan-
dis et J. Clausen (1954) ont observé une diminution de la discrimination (critical flicker
fusion). H. A. Abramson, M. E. Jarwik et coll. (1955) ont noté, par exemple, un temps
de réaction verbale ou manuelle allongé à l’égard des Stimuli auditifs ou visuels et
R. S. Liebert et coll. (1957) ont montré chez des Sujets normaux des troubles
de la perception d’un bâton variant de position dans le sens vertical.

Nous l’avons vu, les études sur l’électrogenèse cérébrale des divers centres
corticaux et sous-corticaux méritent une particulière attention. Complétons
ici ce que nous avons déjà dit plus haut (cf. s u p r a , p. 550).
Pour ce qui est des réponses aux Stimuli visuels au niveau du cortex visuel,
D. P. Purpura (1956 et 1957), chez les chats non anesthésiés, a observé des
effets de facilitation. Il insiste sur la désorganisation de l ’activité électrique
provoquée dans le cortex par la stimulation photique. Dans la voie à prédomi­
nance de synapses axo-dendritiques, le LSD exerce une action d’inhibition
sélective d’où la facilitation est observée : ce qui veut dire en clair, que le
LSD — P S Y C H O P H A R M A C O L O G IE 561

contrôle « associatif » étant relâché, les afférences thalamo-corticales se font


sans sélection.
E. Y. Evarts, W. H. Marshall et coll. (1955) étudiant l’effet du LSD sur les
synapses de transmission (voies optiques) ont noté chez le chat une diminution
d’amplitude de la réponse des cellules ganglionnaires post-synaptiques dans le
corps genouillé. D. R. Curtis et R. David (1962) ont également noté chez
l’homme une diminution de réponses au niveau géniculaire (1).
Quant à 1’ « organe de réception » périphérique, de la rétine (à cette rétine
dont nous soulignerons à la fin de cet ouvrage son rôle de « centre », fût-il
» périphérique) », il a fait l’objet d’importantes recherches électrophysiologiques
(électrorétinogramme). Chez les animaux et particulièrement chez le chat,
J. T. Apter et C. C. Pfeiffer (1956, 1957 et 1958); L. T. Evans et coll. (1958);
J. W. Jacobson et C. F. Gestring (1959) ou chez l ’homme (A. E. Krill, 1960
et 1963), ont fait de très intéressantes observations (2). Il résulte généralement
de ces faits qu’il y a une certaine indépendance entre l’évocation des réponses
aux Stimuli optiques et les potentiels d’action au niveau du cortex et au niveau
récepteur périphérique. Mais ce qui se passe au niveau de l ’électrorétino-
gramme des hommes soumis à l ’action du LSD est particulièrement intéres­
sant (Krill et coll.). On peut, en effet, mesurer des modifications fonctionnelles,
notamment, dans l’adaptation à l’obscurité, l’élévation du seuil d’action des
bâtonnets en même temps qu’un accroissement d’amplitude des ondes scoto-
piques des ondes b (neurones b, éléments « off » de l ’épithélium rétinien);
ceci est interprété par Krill comme un effet « hypoxique » ou « toxique »
du LSD sur la rétine.

L’action du LSD paraît donc évidemment s’exercer à tous les niveaux du


système perceptif, y compris bien sûr les organes des sens, cela est évident
dans les symptômes et les expériences vécues, au cours de cette intoxica­
tion essentiellement hallucinogène. Celle-ci exige manifestement que, soit
l’équilibre des fonctions assuré par l’organisation d’un système perceptif
(cf. 6e Partie, chap. IV), soit, à un degré de plus, un certain degré de déstructura­
tion du champ de la Conscience, perturbent l’expérience actuellement vécue
et perçue.
Un problème ne cesse en effet de se poser sur la « localisation » du point
d’impact « périphérique » ou « central » de l’hallucinogenèse lysergique. A cet
égard, les travaux de L. M. Weinberg et F. C. Grant (3) et de J. F. Apter et 123

(1) J. R. Boissier (1969) signale que le corps genouillé gauche, plus oig a u m
que le droit, serait plus vulnérable à l ’action du toxique.
(2) T o u te s p a ru e s d a n s l 'Amer. J. Ophtalmology o u d an s les Ann. Seu Ymrk
Acad. Sc., e n tre 1956 e t 1963.
( 3 ) L. M . W einberg e t F. C. G rant , Arch. Ophtalmology, 1940, 23, P l 144.
562 L E S H A L L U C IN O G È N E S

C. C. Pfeiffer (1) doivent retenir notre attention. Les premiers ont conclu de
leurs observations que le caractère simple ou complexe des images hallucina­
toires ne dépendent pas tout simplement de leur « origine » périphérique ou
centrale. Les seconds ayant enregistré les électrorétinogrammes de chats (anes­
thésiés) ont noté des « spikes » qui se développent dans le cortex visuel de ces
animaux, même si celui-ci est séparé du nerf optique. Cela semble bien indiquer
que l ’écorce reçoit des messages non spécifiques, et par conséquent que le
système perceptif n’est pas seulement un récepteur spécifique. Mais cela peut
aussi faire comprendre que des modifications pathologiques des mes­
sages « périphériques » peuvent aussi produire des effets sur l’ensemble du
champ perceptif spécifique. C’est précisément la conclusion de ces auteurs.
Ce sera aussi la nôtre quand nous examinerons la généralité du problème
(6e Partie).

Pour résoudre ce p r o b lè m e de lo c a lis a tio n de la drogu e s u r le


il est tout naturel d’avoir l’idée de s’adresser à la patho­
s y s tè m e p e r c e p tif
logie des diverses modalités d’amaurose ou de degrés de cécité. Ce travail qui
a été fait par Zador (1931) pour la mescaline (travail que nous exposerons
en détail plus loin), a été seulement esquissé pour le LSD. Les observations sur
l’action du LSD chez les aveugles sont assez rares. Nous disposons cependant
de quelques faits intéressants publiés depuis une vingtaine d’années. D ’après
G. R. Forrer et R. Goldner (1951), deux sujets complètement aveugles par
atteinte des nerfs optiques ne présentaient pas d’Hallucinations visuelles.
En 1952, G. Alema a fait absorber 50 microgrammes de LSD (dose faible)
à un homme aveugle (énucléation oculaire bilatérale) sans déclencher non
plus d’Hallucinations. M. Rinkel a fait des constatations analogues chez
un médecin aveugle. A. E. Krill et coll. (1963) ont soumis à l ’action du LSD
(contrôle à « double insu ») 24 aveugles (dont quelques-uns avec énucléation
oculaire), 13 ont présenté des Hallucinations visuelles (phantéidolies et protéi-
dolies). L’électrorétinogramme de deux sujets avec atrophie optique complète
était du type de ce que l’on observe chez les sujets Iysergés (cf. plus haut),
mais ils n’ont pas éprouvé d’Hallucinations. Les Hallucinations se produisent
généralement, disent ces auteurs, au cours de l’expérience lysergique chez
les aveugles seulement (d’après, affirment-ils, les observations de G. Alema
et de J. Zador (?) chez les sujets qui avaient présenté auparavant et sponta­
nément des Hallucinations). A. Hoffer et H. Osmond (1967) font à leur tour état
de l’observation d’une jeune étudiante aveugle de naissance à qui ils ont
administré la drogue ; ils ont constaté un abaissement du seuil pour les Stimuli
acoustiques (hyperacousie), et elle présenta une réaction psychédélique très
typique transposée dans le champ auditif et corporel. A. E. Krill et coll., en
conclusion de tous ces faits difficiles à interpréter, pensent que les Halluci-1

(1) J. T. A pter et C. C. P feiffer , Journal Ophtalmology, 1956, 42, p. 205; Ann.


New York Acad. Sc., 1957, 66 , p . 508; Amer. J. Ophtalmology, 1958, 45, p . 718.
LSD — P S Y C H O P H A R M A C O L O G IE 563

nations visuelles semblent exiger pour apparaître un minimum d ’activité


visuelle spontanée, observation dont nous saurons bien profiter pour la théorie
des protéidolies que nous exposerons dans le chapitre IY de la 6e Partie.
Le déficit de l ’activité visuelle comme facteur favorable à l ’apparition de
l ’activité hallucinatoire visuelle (sous toutes ses formes, préciserons-nous
plus loin) peut être artificiellement simulé par l ’usage du bandeau. Hoffer et
Osmond ont soumis à cette petite expérience trois sujets. Le premier ayant reçu
200 microgrammes (dose forte) n ’a présenté aucune sensation visuelle anor­
male, mais dès que le bandeau était enlevé il devenait violent et voyait « u n e ima­
gerie dégoûtante »; les deux autres sujets ont présenté de vagues images visuelles
mais de faible intensité. Et ceci nous conduit tout naturellement à envisager
les rapports de l ’expérience lysergique hallucinogène avec ce qui se passe
dans l ’isolement sensoriel.

A ction hallucinogène lysergique et désafférentation sensorielle. — Nous


devons à ce sujet signaler les observations de J. Elkes (1957) telles qu’elles sont
rapportées et commentées par Tissot (1) et Sidney Cohen (2).
S. Cohen et A. E. Edwards (1964), ayant soumis à l’action du LSD (méthode à
double insu) dix sujets pendant 2 heures, constataient que tous avaient parfaitement
discerné s’ils avaient ou non reçu du LSD; tandis que 6 sur 10 des sujets soumis à
la fois à l’isolement sensoriel et à cette épreuve se sont trompés, croyant qu’ils n’avaient
pas reçu de LSD alors que celui-ci leur avait été administré, comme si, dans ce cas,
l’action du LSD faisait double emploi ou s’identifiait à celle de l’isolement sensoriel.
Beaucoup d’auteurs qui se sont occupés de ce problème — que nous reprendrons
plus loin avec toute l’extension que son intérêt exige — insistent sur Yanalogie (pour­
tant structuralement différente quand il s’agit seulement d’aveugler ou d’isoler
quelqu’un par quelque artifice « exogène ») entre la perte ou le nivellement de
l’information et la dédifférenciation des signaux.
Une comparaison intéressante a été proposée par Tissot (1961) entre ce qui
se passe dans le processus lysergique et ce qui se passe dans une condition expérimen­
tale hallucinogène très différente : l’isolement sensoriel. Pour Tissot, la perturbation
des afférences sensorielles serait analogue dans les deux cas. Si on observe, en effet,
au cours de l’intoxication par le LSD une réactivité accrue aux Stimuli et si la réaction
de fuite conditionnée est sensibilisée par le LSD (Hamilton, 1960), on note que le
pouvoir discriminatif visuel est perturbé (Fuster, 1959) et que le seuil de la réaction
d’éveil au cours du conditionnement est abaissé, le toxique supprimant les phéno­
mènes d’habituation normaux (Bradley, 1969). Ce dernier auteur insiste sur le fak
que l’action du toxique hallucinogène ramène tous les seuils au niveau des se ra is
de signaux significatifs. « Mais, souligne Tissot, rendre tous les signaux également
significatifs ne conduit-il pas à supprimer toute signification, toute information ?
N’est-ce pas l’équivalent de la privation sensorielle ? »
Sidney Cohen a repris à son compte cette comparaison et cette interprétation
en se basant sur les travaux de J. Elkes selon que le LSD altérerait le codage des12

(1) Symposium de Bel Air (septembre 1961), sur Monoamines et Système ueivcns
central et sur la Désafférentation (1964) sous la direction de J. de A j u r ia g u e m l a .
(2) S. C ohen , tableau Annexe B de son ouvrage traduit en français.

I
564 L E S H A L L U C IN O G È N E S

messages sensoriels. Mais ayant observé que placés dans les conditions de l’isolement
sensoriel total, les Sujets ayant absorbé du LSD n’éprouvent rien et qu’ils ne com­
mencent à présenter des troubles que lorsque les champs perceptifs reçoivent à nou­
veau des Stimuli du monde extérieur. S. Cohen en conclut avec pertinence que s’il
n’y a rien à coder, on n’observe aucun changement dans le régime des informations.
Il semble donc pour que l’action des toxiques ou celle de l’isolement sensoriel pro­
voquent des « Hallucinations » que l’une et l’autre n’abolissent pas complètement
la perception. Nous avons pour notre propre compte assez insisté sur l’impossibilité
de distinguer radicalement illusion et Hallucination pour ne pas nous en étonner.
Disons donc que c’est le clair-obscur du champ perceptif réalisé par l’action des
drogues ou l’isolement sensoriel qui constitue la condition commune de leur pouvoir
hallucinogène.
Nous verrons à propos de la mescaline que celle-ci opère aussi au niveau des
afférences sensorielles une sorte de dédifférenciation des actes perceptifs, somme
toute analogue à une désafférentation des données sensibles. Tout se passerait
alors comme si, pour le LSD comme pour la mescaline et tous les autres hallucinogènes,
l’action hallucinogène (phénomène vécu par le Sujet comme un plus) dépendait
d’une modification fonctionnelle (une Wandelfunktion au sens de v. Weizsâcker,
de W. Mayer-Gross et Stein) qui, en diminuant l’efficacité de l’acte perceptif (phéno­
mène négatif observéjustement comme « un moins ») libère l’activité imaginative, c’est-
à-dire les fantasmes virtuels de la perception.

L S D e t S o m m e il- r ê v e . — On s’est intéressé naturellement à l ’effet du


LSD sur le cycle sommeil-veille (W. J. Green, 1965; J. N. Muzio et coll.,
1966). D ’après ce dernier travail portant sur des sujets qui recevaient des
doses de 0,08 à 0,73 gamma-kilo, certaines similitudes ont été observées en ce
qui concerne les R.E.M.S. (P.M.O.) avec les états d ’activité hallucinatoire
pendant la veille et les phases de rêve. G. A. Buscaino (Symposium de
Rome 1967, Psicofisiologia del sonno e del sogno) fait état d ’une cons­
tante mobilité des mouvements oculaires pendant l ’expérience lysergique
qui évoquent ceux du sommeil rapide (P.M.O.) du rêve. Nous avons noté
précédemment que, comme tout le groupe des Indolamines, le LSD se rapproche
plus des Phényléthylamines (ou amines d ’éveil) que des substances atropiniques.

Mais ce serait une grande erreur (cf. travaux de A. S. Marrazzi exposés plus loin,
p. 607) que de penser que le LSD, comme d’ailleurs les amphétamines, n’aient pas
un effet négatif, celui d’une inhibition synaptique.

L e s c o m p lic a tio n s p s y c h o p a th o lo g iq u e s . — Le problème des « com­


plications » se confond plus ou moins dans un exposé de ce genre avec celui
des effets psychotomimétiques de la drogue agissant sur le S.N.C. La forme
la plus grave est l ’état de d e lir iu m de l ’intoxication aiguë par l ’ergot de seigle
(ergotisme aigu). Il s’agit là, en effet, d ’un état confuso-onirique grave équi­
valant à la fameuse réaction exogène de Bonhoeffer et dont l’évolution est
parfois mortelle (G. G iraud et H. Latour, 1952). Il est caractérisé clinique­
ment par les divers troubles sensoriels dont nous avons longuement parlé
(illusions, Éidolies hallucinosiques), puis l ’excitation intellectuelle ou psycho-
LSD — C O M P L IC A T IO N S P S Y C H O P A T H O L O G IQ U E S 565

motrice et les troubles importants de l’humeur qui s’instituent généralement \


dans le sens de l’euphorie mais qui peuvent aussi comporter des vagues |
d ’angoisse et de frayeur, et enfin un état de confusion, soit agitée, soit stupo- ■
reuse. Ces troubles sont généralement de brève durée et réversibles. Mais !
lorsqu’on parle des complications de l’expérience lysergique, on a parti­
culièrement en vue les troubles psychiques plus ou moins durables, et i
ceux-ci ne semblent pas fréquents. Cohen (1960), Cohen et Ditman (1962,
1963) ont demandé à 62 observateurs de leur communiquer la statistique de j
ces complications. 44 seulement d’entre eux ayant répondu, c’est un total de
5 000 sujets ayant reçu 25 000 fois, ou du LSD, ou de la mescaline, qui cons­
titue la masse de cette observation statistique : il n’y a pas eu, disent les auteurs,
un seul syndrome psychique sérieux. S. P. Barron (1970) a fait remarquer !
que la fréquence des « bad trips » (les ivresses compliquées de troubles) était
proportionnelle à la fréquence des « voyages » effectués... :
Les deux « points noirs » sur lesquels insistent les auteurs sont les états ;
dépressifs et les réactions suicides : 1 cas de tentative de suicide sur 830 et
I cas de tentative de suicide réussi sur 2 500. Généralement ces tentatives se
sont produites après la fin d’un traitement qui n’avait pas réussi. C’est dire !
que ces réactions ont lieu dans les cas où le LSD est employé comme médi- ;
cation, par conséquent chez les malades mentaux. j
Cependant, certains auteurs ont récemment publié quelques cas de troubles
psychiques plus graves ou chroniques. P. Deniker et D. Ginestet (1969) pensent
qu’il existe parfois des « iv r e s s e s d é p a s s é e s ». Dans son étude sur les s u ite s
d e F in to x ic a tio n a u ly s e r g a m id e (1969), E. H. Valentin insiste sur les troubles
psychotiques ou névrotiques (à dominance anxieuse) qui peuvent survenir.
II se rapporte d’ailleurs surtout à ce qu’ont dit à ce sujet S. Cohen et Ditman
(1962 et 1963) aux U.S.A., et Bensoussan en France (1966). G. S. Glass et !
M. B. Bowers (1970) ont observé des « psychoses chroniques » survenant j
après un long usage de LSD chez des sujets sans prédisposition manifeste. I
M. A. Wyss a fait des complications, soit a u c o u r s du « voyage », soit a u |
r e to u r du « voyage » (pour reprendre les expressions consacrées par T. Leary, I
Metzner et Alpert), l ’objet principal de son étude. Il a ainsi relevé dans la
littérature 39 cas, à vrai dire souvent assez vagues et peu convaincants. Parmi
ces 39 cas, nous avons noté 9 idées, tentatives ou réalisations de suicide, 2 ten- ;
tatives d’homicide et 10 « désocialisations ». Nous pensons que ce que l’on i
considère souvent comme l’effet de l’usage de ce toxique en est souvent la
cause : les personnalités psychopathiques ou les borderlines, névrotiques on
psychotiques.
.

Il p a ra ît difficile au x M édecins et p articu liè rem e n t au x P sychiatres, d an s la m ean


o ù ils estim en t n ’ê tre n i des gen d arm es n i des censeurs, de d éfendre au x hommes les
satisfactio n s — p o u r p a ra d o x ale s q u ’elles soient — q u ’ils d ésirent tire r de dropn
p eu to xiq u es d an s les lim ites d ’u n usage m o d é ré (alcool, ta b a c , m a riju a n a , et non
p o u v o n s d ire aussi L S D ). L a M édecine n e sa u ra it, selon n o u s, a c co rd er 6n
tém oignage sa ca u tio n à le u r p ro h ib itio n . S u r ce p o in t, n o u s serions, pour n e fiais,
d ’ac co rd avec T h. Szasz, m ais d an s u n e perspective inverse de sa positian ami-

I
} 566 LES HALLUCINOGÈNES
i
psychiatrique. Pour nous, en effet, la Médecine (et par conséquent la Psychiatrie)
j n ’a à prendre en charge que les malades mentaux portés par leur maladie à l’abus des
[. drogues ou victimes de leur usage immodéré. Mais le fond du problème est moral et
social, c’est-à-dire très grave (1). Les solutions, soit d ’une « juste rigueur », soit d ’une
i «juste liberté », ne peuvent être choisies par les États et par chaque homme qu’en
fonction des impératifs inscrits dans la Métaphysique des mœurs et non pas dans les
prescriptions médicales (cf. plus loin, note p. 584).

1 U s a g e t h é r a p e u t i q u e . — L’usage thérapeutique, et plus spécialement


psychothérapique (A. Hoffer et H. Osmond, p. 139-205), a été largement
mis en pratique (cf. plus loin, p. 579).

[ II. — L’IVRESSE LYSERGIQUE

On hésite parfois à employer le terme d’ivresse pour désigner ce que dans


les laboratoires et cliniques l’on appelle plus volontiers 1’ « e x p é r ie n c e ly s e r -
g iq u e » ou 1’ « e x p é r ie n c e p s y c h é d é liq u e » (L. Osmond). Mais cette expérience
est bien celle d’un vécu vertigineux, où troubles de la Conscience et de la
perception se conjuguent pour former un état d’ébriété et de subconfusion,
même s’il est exact que dans les phases initiales ou dans les degrés mineurs
de l’intoxication — les seuls atteints par l’expérimentation ou la toxicomanie —
la lucidité est parfois aussi étonnante, merveilleuse ou effrayante pour le sujet
que pour l’observateur. D ’où l’idée que LSD c r é e une « hyperlucidité ».
C’est la thèse que défendent A. Hoffer et H. Osmond pour qui il y a pou­
voir accru de la Conscience ( c r e a t i v i t y ) et non pas troubles de la Conscience
(p. 126-127). C’est ainsi que Timothy Leary considère que l’effet le plus
merveilleux du LSD est de faire accéder la Conscience, non pas au niveau
inférieur mais à un niveau supérieur de connaissance (2). Si le sommeil est
pour lui le plus bas niveau de Conscience, le second niveau est représenté
par la pensée de la veille adaptée « à ce que la plupart des gens, dit-il, et notam­
ment les Psychiatres considèrent comme la réalité » — le troisième, désigné
comme niveau sensoriel, est celui qui est atteint sous l’influence de la mari­
juana — le quatrième niveau est désigné par Timothy Leary par le terme de
« cellulaire », car il fait entrer dans la connaissance intuitive du sujet les mil­
lions de cellules qui composent notre corps. Il s’agit, somme toute, d’une12

(1) Faut-il ou ne faut-il pas laisser les « hippies » obéir à leurs trois commande­
ments : « Turn on » (« sois dans le coup ») ; « Turn in » (« connais la vérité suprême ») ;
« Drop out » (« laisse tomber la société »).
(2) Idée reprise par R. F ischer (1970) et représentée par un schéma qui ne manque
ni d ’audace, ni de confusion. Pour lui, les expériences hallucinatoires délirantes des
« Schizophrénies aiguës » constituent un état intermédiaire dans le progrès qui va de
la veille (Conscience normale) à l ’extase qui constitue une hyperconscience... Son
schéma prit une forme intrépidement arbitraire encore dans sa figuration au
Meeting de New York, 1969 (C. R., éditor W. Keup, 1970, p. 326).
LSD — L'IVRESSE LYSERGIQUE 567

« vision » du corps que seule permet, dit l’auteur, l’expérience psychédélique


du LSD. Enfin, avec des doses plus fortes de LSD l’expérience psychédélique
peut culminer dans le cinquième niveau de la connaissance, celui d’une vision
panthéistico-cosmique, d’une sorte de perception de l’espace imaginaire où
se rencontrent et s’échangent la matière et l’énergie... On ne saurait mieux dire
certes, à la condition toutefois que cet ordre ascendant de la connaissance
soit renversé, tout simplement en plaçant à la fin ce qui y est mis au com­
mencement : le rêve. Car parler d’une Conscience capable de m ie u x connaître
au fur et à mesure de sa structuration m ie u x organisée, c’est donner un cri­
tère rationnel de la réalité; et le contraire c’est considérer la folie comme
la suprême Vérité (cf. plus loin p. 665-670).
Disons plutôt que dans l’expérience psychédélique les sujets ont l’impres­
sion (disons l’illusion) d’accéder par une « superconscience » à une forme
infiniment supérieure de pensée. Mais l’expérience psychopathologique de
la manie a déjà longtemps appris au Psychiatre que l’hyperlucidité ou l’ins­
piration dionysiaque, géniale ou divine vécues par le Sujet sont déjà des troubles
de sa Conscience. De telle sorte que même les défenseurs d’un accroissement
de créativité par le LSD hésitent à l’affirmer (Sidney Cohen, p. 65) et se bornent
à souligner « le sentiment subjectif très vif du pouvoir créateur » ou encore le
caractère d’incoercibilité automatique de l’expérience hallucinatoire (G. H. Lan-
don et R. Fischer, 1969).
Des « troubles de la Conscience », pourtant si « réels » dans cette « ivresse »,
il n’est plus guère question (qu’implicitement), comme par exemple lorsque
G. D. Klee (1963) parle de l’effet de l’acide sur l’Ego-function dans les ana­
lyses de l’expérience lysergique (1). Le travail de J. Delay et Ph. Benda (1958)
est très significatif à ce sujet. Il nous a semblé que pas une seule fois dans ce
mémoire il n’en est question, alors que leurs descriptions s’y réfèrent sans cesse.

T a b le a u c l i n i q u e d e l ’i v r e s s e l y s e r g i q u e .

Nous allons précisément rappeler les analyses de J. Delay et Ph. Benda


(complétées par les descriptions de quelques autres, et notamment celles de
Sidney Cohen qui a rassemblé dans son livre quelques observations d’une
grande richesse mais que nous ne pouvons songer à citer ici même en les
résumant). Suivons-les dans ce labyrinthe où ils se sont un peu égarés comme
il arrive quand on essaie de fragmenter ce que justement le champ de la
Conscience, fût-il en voie de déstructuration, totalise dans et par son sens. En
exposant les grandes lignes de ce travail primordial mais déjà ancien, nous les1

(1) Nous reprendrons plus loin ce problème axiologique (la nature de l'expérience
psychédélique). Nous soulignerons la convergence de la plupart des travaux qui
« objectivent » un réel déficit de la synthèse et de la production psychique que le Sujet
de l’expérience vit au contraire une merveilleuse expérience de connaissaiice méta­
physique extralucide, comme une miraculeuse puissance de sa Conscience.

i
IF.
ï
568 L E S H A L L U C IN O G È N E S

compléterons encore par quelques données plus récentes tirées notamment


de l’ouvrage de Hoffer et Osmond (1957). Nous y introduirons aussi quelque
chose de l’expérience de l’acide lysergique que nous-mêmes et nos collabo­
rateurs avons pu acquérir (1).

Après une phase prodromique désagréable apparaissent les signes de l’ivresse.


Le comportement se caractérise (Delay et Benda) d ’abord par un ralentissement
de l’activité auquel succède une instabilité passagère ou prolongée. Les gestes et
les mouvements ont un caractère impulsif et parfois stéréotypé. Les conduites d ’explo­
ration de l’ambiance et du corps sont fréquentes. Les expressions émotionnelles
sont vives et désordonnées. Des fous rires « d ’allure maniaque » se produisent dans
un contexte de jeu ou d’érotisme. Les pantomimes à caractère sexuel sont en effet
assez fréquentes mais parfois les Sujets éprouvent une sorte de relaxation, de passivité
ataraxique et analgésique (E. C. Kast, 1964).

Les expériences du corps propre et les troubles de l’humeur. — Dès la dixième


minute, des plaintes concernant le corps apparaissent (engourdissement, vertiges,
tremblement). Vers la vingtième minute, à ces troubles neuro-végétatifs qui avaient
fait dire à Beringer (à propos de la mescaline) que la « gueule de bois » précède l ’ivresse,
s’ajoutent des illusions corporelles de type asomatognosique. Ces sentiments de
transformation ou de déformation corporelle ont un contexte affectif (angoisse).
Les métaphores abondent : « Je suis de pierre... Je suis comme une statue... Je suis
disloquée comme un pantin, mollasse, sans forme... Je brûle de partout, comme si
j ’étais sur des charbons ardents », etc. Une malade, citée par S. Cohen, « concevait »
plus qu’elle ne ressentait son côté masculin et son côté féminin dans ses rêveries à
thème sexuel. Les sujets observés par J. Delay et P. Benda étaient comme saturés d ’an­
goisse et faisaient peu allusion à l’état d’euphorie (qu’ils ressentaient cependant
parfois).
Par contre, Sidney Cohen souligne avec la plupart des auteurs que le LSD procure
au Sujet émerveillement et euphorie. Il cite l’exemple d ’un étudiant en philosophie
qui passa, grâce au LSD, une merveilleuse journée (paysages d’eau et d ’arbres et
réactions amusées et amusantes aux épreuves de tests; tout lui paraissait facile et
superbe, d’un charme mystérieux, avec des couleurs éclatantes) et, commentant
l’expérience, cet étudiant disait ensuite : « ce fut pour moi une immense liberté,
comme si l’être malfaisant qui était au fond de moi était devenu gentil ». Quant au
monde extérieur, il lui avait paru qu’il l’appréhendait dans un exceptionnel raffinement
du sens esthétique.
Toutes les émotions, ajoute d ’ailleurs S. Cohen, se déploient dans ces différents
récits de la panique à la sérénité. Autrement dit, l’expérience est vécue dans un mou-1

(1) Mémoire (1958) de Henri Ey et Cl. Igert (inédit) adressé à l’Institut National
d’Hygiène. Ces recherches auxquelles ont collaboré nos internes et assistants (K ors,
Sampaio, Eppe, Mlle H enric, F ontaine, Mathé et Théry) ont été faites dans notre
service chez nos malades dans un but thérapeutique et diagnostique, mais aussi chez
les médecins (47 observations). Nous avons spécialement noté les sentiments dépres­
sifs et l’angoisse, et quand il s’agissait de malades psychotiques, une reviviscence
ou une accentuation des expériences délirantes tout à fait caractéristiques et fréquentes
(24 cas sur 47), surtout dans les cas plus récents ou aigus à évolution favorable.
L S D — L 'IV R E S S E L Y S E R G 1 Q U E 569

vement affectif qui va de l ’angoisse à l’extase qui se mêlent comme dans la plupart
des autres ivresses toxiques (A. Z. Miller et coll., 1957).

Mélange d’imaginaire et des perceptions. — C’est dans cette phase la plus typique
que se constituent d’abord les apparitions éidoliques qui se juxtaposent ou se substi­
tuent les uns ou les autres— puis les enchaînements scéniques qui tendent à s’organiser
en scènes et même histoires oniriques. A l’occasion du contact avec le monde exté­
rieur, vers la vingtième ou trentième minute, l’imaginaire tend à apparaître en même
temps que les perceptions s’altèrent (mouvements apparents, changement de formes
et de couleurs). Les parois de la chambre bougent, le plafond descend, les objets
se dédoublent. La perception d’autrui subit de fortes modifications (asymétrie des
figures, déformation des silhouettes, dysmégalopsies). Les déformations des visages
perçus sont particulièrement fréquentes (A. Hoffer et H. Osmond, p. 112). Les sons
sont plus vifs ou assourdissants. Tout est comme neuf (S. Cohen). Mais c’est la phase
aussi des couleurs complémentaires (zigzags de couleur, jaune, bleu noir, vert-rouge,
violet-jaune) et de figures géométriques (grands ronds colorés, triangles et cercles,
lettres chinoises colorées, arabesques), toutes Éidolies qui apparaissent dans les formes
typiques décrites par Klüver (1965, cf. supra, p. 345). Mais, disent J. Delay et P. Benda,
l’imaginaire peut déjà s’organiser (paysages ou tableaux, scènes). Et ils citent l’obser­
vation d ’une malade (névrose hystérique) qui, après avoir absorbé 100 gammas
de LSD, a eu des visions qui apparaissaient par paliers, comme un paysage qui se
déroulait comme un film. Tantôt ces visions étaient mobiles, d ’autres fois immobiles.
Parfois elle se sentait engagée dans la scène animée, tantôt elle en était la spectatrice
et se trouvait dans une belle île déserte avec des arbres exotiques, la chaleur, un
peu de tam-tam, pas très rassurée disait-elle, mais toute prête à « regarder comme un
touriste ». A un autre moment, c’était des souvenirs ou des imaginations infantiles de
contes de fées qui apparaissaient. « Des marquises qui faisaient des danses, qui
montaient en carrosse », comme sur un décor de boîte de bonbons. Ou encore, c’était
« le monde du silence », l’impression d ’être dans le fond de la mer (thème que nous
verrons plus loin réapparaître dans l ’observation du courtier d ’assurances de Sidney
Cohen).

Modification du temps et de l’espace vécus. — Tantôt la durée paraît longue


et même interminable. Tantôt au contraire elle se contracte et passe comme un éclair.
Cette modification du temps vécu (1) est en corrélation avec le sentiment corporel
d ’engourdissement (Il me semblait, dit un Sujet, « que j ’étais en bois et que j ’étais
morte, loin, profonde, et qu’il y avait des années que j ’étais comme ça »). L’impression
de rapidité du temps va de pair avec l’impression de vitesse des mouvements, avec le
rythme accéléré des perceptions visuelles et corporelles. C’est ici — et ce n ’est qu’ici —
que dans leur analyse J. Delay et Ph. Benda introduisent le mouvement affectif
(la peur ou l’atmosphère intemporelle où se volatilisent images et souvenirs) que noos1

(1) Ces modifications du temps vécu, Ph. Benda et F. Orsini les ont spécialement
étudiées (1959 puis 1961) tant en ce qui concerne l’étrangeté du vécu que l'estimation
du temps objectif. Elles ont fait également l’objet des travaux de Boardmas et coll-
(1957), d ’ARANsoN et coll. (1959), de Kenna et Sedman (1964), tous travaux qui
insistent sur le télescopage des souvenirs, les illusions de la mémoire, le jamais vu.
les fausses reconnaissances, les estimations erronées de l’ordre et de la durée du temps
chronologique (celui de la pendule ou du calendrier).
570 L E S H A L L U C IN O G È N E S

: avons presque constamment constaté dans nos propres observations (mouvements


ou arrêts de la temporalité éthique du champ de la Conscience). Quant à l’espace,
ses déformations et ses qualités (espace noir ou lumineux) sont encore plus immédiate­
ment solidaires des expériences corporelles de fragmentation ou de dépersonnalisation.
Les limites du corps s’estompent; le Sujet se dédouble, vit dans son ombre, décolle,
chavire, s’envole, plane, flotte (il part, comme disent les D-men, pour le voyage).
Quant au terme de cette « déréalisation », il se livre ou est livré par la drogue à un
monde sans mondanité.

Rapports avec autrui. — Sous cette rubrique un peu artificielle, J. Delay et


Ph. Benda ont noté les réactions du Sujet de l’expérience avec l’observateur (tantôt
considéré comme un juge, un personnage maléfique ou hostile, qui le torture ou
l’influence). Et ce sont, en effet, les vécus d ’agressivité, de conflit, d’insécurité ou,
au contraire, de recherche du contact, de confiance, de sympathie ou d ’amour qui
I éloignent ou rapprochent des autres selon la structure globale de la situation vécue,
î Mais, comme le fait remarquer S. Cohen à propos d ’une observation, parfois les
' Sujets sont sollicités alternativement vers l’extérieur ou vers l’intérieur. C’est d ’ailleurs
? effectivement cette direction « in » qui constitue la dimension privilégiée de l’expérience
lysergique.

, Séquelles. — Il arrive que les Hallucinations persistent après la phase aiguë de


I l’expérience lysergique. H. A. Cooper (1955) avait déjà noté chez huit sujets une durée
H de 24 heures de l ’imagerie hallucinatoire. S. Cohen et K. S. Ditman (1960) ont observé
un cas où après un usage habituel de LSD s’installa un état quasi permanent de visions
hallucinatoires rappelant les images vécues pendant les épisodes aigus, et un autre cas
i qui pendant plusieurs mois hallucinait des animaux ou des visages. Les mêmes auteurs,
‘ en 1963, ont relaté l’observation d ’un enfant de 10 ans qui avait accidentellement
absorbé 100 y de LSD et qui eut des visions pendant plusieurs mois, les yeux étant
fermés. Nous devons à S. H. Rosenthal (1964) une très bonne étude d ’un cas qu’il
appelle — très justement — pour une fois ! d’hallucinose (c’est-à-dire présentant des
Éidolies persistant pendant huit mois chez une jeune femme multitoxicomane après
qu’elle ait cessé de prendre des drogues (a veneno suspenso pourrait-on dire). Nous
saisissons ici l ’occasion de signaler que ces « queues » d ’ivresses lysergiques (ou
i « ivresses dépassées ») sont là comme pour démontrer que l’expérience psychédélique
; enveloppe les phénomènes éidolo-hallucinosiques qui peuvent soit la précéder (dans
le voyage « aller »), soit lui succéder (dans le voyage « retour »).
Enfin nous devons souligner, justement à propos du déroulement des diverses
phases de l’expérience (ou de l ’expérimentation) lysergique, que la symptomatologie
et la durée varient beaucoup, non seulement en fonction des réactions individuelles
mais aussi des doses (R. Fischer, 1954; H. A. Abramson et coll., 1955).

Tel est très résumé (un peu déformé, répétons-le, par nos propres obser­
vations et les références aux autres travaux et spécialement à ceux de S. Cohen),
l’essentiel de la physionomie clinique de 1’ « ex p é rie n c e ly serg iq u e » décrite
par J. Delay et Ph. Benda.

—■D ’après A. Hoffer et H. Osmond, l’ensemble des troubles observés


pouvent être décrits ainsi :
L S D — U IV R E S S E L Y S E R G IQ U E 571

a) L e s tro u b les d e la p e rc e p tio n . — Il s’agit surtout de troubles de la per­


ception visuelle (vision brouillée, projection d ’images dans le champ visuel,
1’ « imagery filling » des auteurs anglo-saxons, les modifications de la per­
ception de l’espace à trois dimensions, modification de la forme et de la
couleur des objets, Hallucinations, c’est-à-dire images ne correspondant pas
aux Stimuli physiologiques — variations d ’intensité à la lumière, images
consécutives — apparition quand les yeux sont fermés ou bandés de formes
géométriques ou scéniques). Les troubles de la perception auditive sont moins
im portants que pour la sphère visuelle (augmentation de l ’acuité auditive,
mais parfois augmentation des seuils perceptifs, agnosiques, acoustiques,
anomalies qualificatives des perceptions acoustiques et parfois métesthésies).
Enfin, il existe aussi des troubles tactiles kinesthésiques et surtout des modi­
fications du schéma corporel. A ces troubles perceptifs peuvent être raccordés
les troubles du temps et de l ’espace vécus.
b) L e s tro u b le s d e la p e n sé e . — Ils consistent en troubles du cours de
la pensée (rapidité, stabilité, concentration), des associations (qui peuvent
être inusitées, incohérentes ou sans motivation, etc.). Nous verrons plus loin
que ces troubles de la pensée, des fonctions intellectuelles et de leur objecti­
vation psychométrique posent un problème difficile.
c) L e s tro u b le s d e l'hum eur. — Tout d ’abord l ’euphorie (dans 50 % des
cas), puis l ’expression en quelque sorte extatique (transcendental reaction),
le vide (fiat), la peur.

— Naturellement, cette énumération (comme d ’ailleurs dans la plupart des


inventaires des effets psychiques ou psychotomimétiques du LSD par les divers
auteurs) est bien loin de représenter une description ordonnée et hiérarchisée
de ces troubles. Les travaux sur l ’intoxication aiguë lysergique sont, depuis 1950,
en effet, trop nombreux et souvent trop partiels pour q u ’il soit possible d ’en
dégager une physionomie clinique bien spécifique. Contentons-nous de rappeler
les analyses cliniques qui nous ont paru les plus intéressantes, celles de A. Stoll
(1947), de A. M. Becker (1949), de W. Mayer-Gross et coll. (1953), de
O. H. Arnold et H. Hoff(1953), de L. S. Cholden (1955), de J. Delay et Ph. Benda
(1956), de S. Cohen (1964), etc. Mais toutes ne parviennent qu’à donner une
description en mosaïque de symptômes juxtaposés.
Par contre, nous trouvons dans les travaux de Chwelos et coll. (1958­
1959) une des rares tentatives pour mettre en ordre les diverses phases et retrou­
ver leur déroulement. C ’est ainsi q u ’il distingue six phases : 1° celle de la finie
des idées; 2° celle de l ’alerte somatique (somatic awareness); 3° celle d'on
état de confusion avec distorsion de l ’activité perceptive; 4° celle de réactions
paranoïaques (réactions agressives et impulsives) ; 5° celle d ’une double réa­
lité (dual reality); 6° la phase de stabilité où le voyage, pourrait-on dire,
prend sa vitesse de croisière.
r

572 LES HALLUCINOGÈNES

Problèm es psychopathologiques
posés par l’expérience lysergique.

Une telle systématisation nous paraît plus intéressante. Elle se rapproche


en tout cas de notre propre analyse structurale de l ’expérience lysergique
conforme à notre conception générale des niveaux de désorganisation de l ’être
conscient. Référons-nous y encore une fois.
Dans la phase en quelque sorte « hypnagogique » de l ’expérience appa­
raissent les Éidolies hallucinosiques qui captent si merveilleusement l ’atten­
tion des Sujets de l ’expérience (1). Il y a lieu de distinguer à cet égard deux
conditions dans les apparitions éidoliques. Tout d ’abord, elles font irruption
dans une Conscience qui subit seulement un certain relâchement, ou une
légère exaltation, ou une certaine angoisse. Ensuite, étant hétérogènes aux
expériences délirantes proprem ent dites qui s’installent, elles en constituent
une sorte de contre-point, une sorte d ’accompagnement. Enfin, comme nous
l’avons noté plus haut, elles peuvent comme des Hallucinations du réveil
(hypnopompiques) persévérer comme séquelles isolées plus ou moins durables.
Quant aux Expériences délirantes et hallucinatoires correspondant aux
divers niveaux de déstructuration du champ de la Conscience pour autant
q u ’ils sont vécus sur un registre d ’imaginaire, il y a lieu de distinguer : 1° le
niveau maniacodépressif, celui de la déstructuration temporelle-éthique qui
correspond cliniquement à celui de l ’excitation avec fuite des idées ou à la
dépression avec angoisse; 2° le niveau de dédoublement hallucinatoire e t de
dépersonnalisation; 3° le niveau oniroïde (celui qui correspond à la « dual
reality » de Chwelos); 4° le niveau confuso-onirique.
Nous devons bien préciser que seuls en raison des doses employées et de
l ’effet recherché, les premiers niveaux de ces expériences psychédéliques
sont atteints.
— Ceci bien précisé, nous allons maintenant envisager deux im portants
problèmes : le problème de la spécificité de l ’expérience lysergique et le problème
de la plus-value ou de la moins-value de la production (creativity) des fonctions
psychiques.
1° A nalogies et différences entre l ’expérience lysergique et les
EFFETS DES AUTRES EXPÉRIENCES HALLUCINOGÈNES. — Si le « synopsis » des
effets psychiques et psychotomimétiques du LSD varie un peu selon sa pré­
sentation p ar les divers auteurs (Mayer-Gross, 1953; Hoch et Cattell, 1952;
S. Salvatore et R. Hyde, 1956; Sogliani et Sacripanti, 1957; Widlôcher, 1957;
H. Isbell, 1959; H. Abramson, 1960; G. D. Klee, 1963, etc.), on y retrouve,
cependant, à peu près les mêmes troubles, les mêmes symptômes. Disons tout
de suite que la plupart des auto-observations et observations d ’expériences1

(1) Et par voie de conséquence celle des observateurs, voire des spectateurs de
toutes ces « reproductions » vraiment fantastiques qui figurent les Hallucinations
merveilleuses du monde psychédélique.

Ilk .
LSD — L'IVRESSE LYSERGIQUE 573

lysergiques (1) les apparentent fondamentalement à celles que décrivent tous


les ouvrages sur la Mescaline, le Haschich et généralement tous les halluci­ 1
nogènes (2) (P. Hoch et coll., 1958; J. Delay et coll., 1959; L. E. Hollister, 1961 ; 1
J. N. Sherwood, 1962, etc.). Les travaux de H. Isbell (1959) et ceux de H. Abram-
son (1960) ont montré par exemple q u ’il n ’est guère possible aux Sujets de
distinguer le LSD de la Psilocybine. A. M. Quétin, dans sa thèse (1960) sur la
Psilocybine, a souligné à son tour q u ’il semble exister une profonde analogie
entre les effets des divers psychodysleptiques; elle insiste cependant sur l ’impor­
tance particulière de la « libération mnésique » provoquée par la Psilocybine.
Cherchant à distinguer l ’expérience lysergique de celle due au J. B. 318
(Ditran), R. Wilson et C. Shagan (1964), tout en soulignant l’importance de
l’excitation hypomaniaque sous l’effet du Ditran, concluent q u ’il y a plus
d ’analogies que de différences dans l’action de ces deux substances... Le travail
de M. Hartm ann et L. E. Hollister (1963) très méthodiquement conduit chez
30 Sujets ayant été soumis à l ’action de trois grands hallucinogènes, leur a
permis de conclure que la perception en couleur était altérée dans tous les cas
mais particulièrement dans l ’intoxication mescalinique comme dans l ’expérience
par le LSD ; les post-images (3) étaient aussi fréquentes pour les trois subs­
tances utilisées ; à part quelques différences quant à la production des images
par les Stimuli beaucoup plus vives dans le LSD, on ne peut tirer aucune con­
clusion diagnostique très ferme. P. Hoch et coll. (1952) com parant les effets de
la Mescaline et du LSD (à vrai dire chez les schizophrènes), notent seulement
la fréquence plus grande des Hallucinations visuelles sous l ’influence de la
Mescaline.
Il en est de même pour la différence entre les effets du LSD et l ’état hallu­
cinatoire du Delirium tremens (S. Keith, 1959) dans lequel, selon cet auteur
les Hallucinations oniriques de l’alcoolique seraient cependant plus inten­
sément vécues. Le fait que le LSD peut être employé comme agent théra­
peutique de l ’éthylisme et notam m ent du Delirium tremens (A. Hoffer et 123

(1) Dans les travaux de J. D elay et Ph. Benda, dans les ouvrages de S. Cohen,
de L. Cholden, les C. R. de la Royal Medical Psychological Association de Londres
(Sandison et Walk) ou dans le livre de A. H ofier et H. Osmond, il n ’y a rien ou à peu
près rien qui puisse distinguer formellement l’expérience lysergique de celle des
autres hallucinogènes. De même, la connaissance des gouffres à laquelle nous
entraîne H. M ichaux ne nous permet guère de nous orienter dans leur « spécifique »
diagnostic.
(2) W. A. Stoll (1947) avait déjà affirmé la non-spécificité du « Syndrome lyser­
gique » tandis que Brigitte Weyl (1951) pensait que l ’effet psychotomimétique du LSD
était spécifique. Si la physionomie clinique paraît être la même, qu’il s’agisse du LSD
ou d ’autres hallucinogènes, il n ’en serait peut-être pas de même pour la structure
psycho-dynamique que de telles expériences mettent enjeu (cf. les travaux de M. Cur-
ner (1959, 33, p. 715-757) et de G. D. K lee (1963,1, p. 461-480)).
(3) N. A. Bercel et coll. (1953) avaient noté la persistance des sensations o m o -
pondant à un allongement de la phase de la « réaction d ’arrêt » (EEG) après flinri*-
tion lumineuse.
574 LES HALLUCINOGÈNES

H. Osmond, p. 153-160) laisse supposer que la comparaison entre psycho­


syndrome lysergique et psychose délirante aiguë alcoolique se heurte à une
extrême complexité de l ’action qualitative et quantitative des deux substances
toxiques (A. M. Ludwig, S. Levine et L. H. Stark, 1970).
Comme nous l ’avons noté, tous ces « poisons de la Conscience » ont un
effet commun, le « Syndrome psychotoxique aigu commun » que nous retrou­
vons dans la chute dans les gouffres (ou le voyage merveilleux) que provoquer
le LSD au même titre que les autres hallucinogènes. Il semble, en effet, produire
des troubles analogues à ceux des autres hallucinogènes et « étager » comme eux
son action en profondeur selon les doses employées (Klee et coll., 1961).
Peut-être le fond d ’euphorie, d ’extase et de béatitude y est-il plus marqué,
et c ’est à lui que se rattachent les caractères plus esthétiques, ou métaphysiques,
ou plus érotiques de l ’expérience lysergique.
En ce qui concerne l ’euphorie, les effets poétiques, esthétiques ou déco­
ratifs des figures éidoliques sont aussi à peu près les mêmes; à quelques détails
près comme par exemple la comparaison de A. M. Hartm an et L. E. Hollis-
ter (1963) le montre.
Le bilan des analogies et des différences est donc dans l ’ensemble nette­
ment favorable à l ’idée qu’il n ’y a pas d ’action très spécifique du LSD mais
plutôt une plus ou moins grande rapidité d ’action et une plus ou moins
grande commodité d ’usage.
2° L ’exaltation de l ’activité psychique sous l ’influence du LSD
est-elle une réalité o u une fiction ? — Beaucoup d ’intoxiqués, et surtout
s’ils se recrutent dans le milieu culturel où circule sous forme esthétique,
métaphysique ou politique l ’appétence (l’addiction) pour les plaisirs interdits,
décrivent leur expérience comme une révélation qui a porté leur esprit à une
puissance « formidable » (Aldous Huxley, Timothy Leary).
Pour s’assurer aussi objectivement que possible de cette « plus-value », on a
eu recours à deux sortes d ’observation : l ’expérimentation chez l ’animal et les
épreuves psychométriques chez l ’homme.
D ’abord on a essayé de préciser l ’action du LSD sur les fonctions psy­
chiques des animaux (orientation, acquisitions, conditionnement). Nous
devons jeter un coup d ’œil sur ces recherches expérimentales. Le LSD a été
étudié par exemple dans ses effets sur les processus « sensoriels » (Furster,
1957; Asfeld et Johson, 1961; Key, 1961-1962, etc.). J. M. Furster a pro­
voqué chez le singe une diminution des fonctions perceptives aux épreuves
de tachistoscopie. P. Jasfield et J. J. Johson ont constaté (1962) chez des rats
aveugles ou non aveugles, que la désorientation (labyrinthe) est moindre chez
les non-aveugles, mais plus grande si l’apprentissage s’est fait sur un mode
visuel. Les expériences de B. J. Key (1962) m ontrent des troubles de la diffé­
renciation perceptive auditive chez les chats. Pour ce qui concerne le condi­
tionnem ent des rats blancs, C. A. W inter et L. Flataker (1951), D. X. Freed-
m an et coll. (1958) ont observé que le LSD les perturbe, et A. C. Marrazzi (1961),
R. S. Dakley et A. C. Marrazzi (1961) par des expériences analogues usant

m
LSD — U IVRESSE LYSERGIQUE 575

de diverses drogues ont pu s’assurer que l ’action de la Chlorpromazine neu­


tralise, à cet égard, celle du LSD. Les conduites d ’évitement (evoidance
responses) ont été spécialement étudiées par Cook et Weidley (1957) qui ont ;
noté le blocage des réponses conditionnelles et inconditionnées sous l ’influence
de 1,5 mg/kg de LSD chez les rats. La fuite devant les Stimuli neuronaux ou :
nociceptifs (C. L. Hamilton, 1960 et J. L. M cGaugh et coll., 1963) se révèle 5
en tan t que performance acquise altérée plus globalement sous l ’action du LSD ]
que par la mescaline et l’adénochrome, comme le souligne T. E. Weckowicz (in l
Hoffer et Osmond, 1967, p. 578-589) à qui nous devons une excellente mise au j
point de toutes ces expériences. Mais peut-être l ’action du LSD sur la confection i
des toiles d'araignée mérite une plus particulière attention. On a pu dire et écrire i
assez souvent que sous l ’influence du LSD les Orbitelles exécutent mieux leur j
travail (Tilquin). Cela ne paraît exact q u ’à la condition d ’analyser leur compor- 1
tement qui, précisément, ne paraît mieux adapté q u ’en devenant plus stéréotypé.
Les travaux de P. N. W itt (1951, 1952, 1956) sont, à cet égard, très intéressants : i
il a particulièrement étudié Zilla X., notata, et a constaté que de fortes doses
de LSD ont entraîné (0,1 à 0,3) une légère réduction de l ’aire-piège de la toile, i
une prévalence des dimensions verticales sur les dimensions horizontales, une
légère réduction dans la régularité des angles entre les rayons; par contre, des
doses plus faibles (0,03 à 0,05) m ontrent une diminution de la fréquence pro­
ductive, une diminution du nombre des secteurs de projection mais un accrois­
sement de la régularité des angles des rayons et dans les spirales que décrit
l ’araignée. C ’est évidemment ce dernier point qui est intéressant, et on peut
tout au moins imaginer (T. E. Weckowicz, p. 557) que cette régularité soit l ’effet
de la réduction sensorielle qui soustrait l ’attention de l ’insecte aux Stimuli j
extérieurs. Ces effets paraissent différents de ceux de la mescaline, de l ’adéno- j
chrome ou de la psilocybine (A. Christiansen et coll., 1962) qui altèrent davan- I
tage la fabrication et la régularité de la toile. j
Ainsi, 1’ « augmentation du rendement psychique » sous l ’effet du LSD j
n ’apparaît pas dans le comportement animal avec évidence; ce serait plutôt j
le contraire qui serait observé. s
Essayons m aintenant de tirer des épreuves et observations auxquelles sont j
soumis les hommes ayant absorbé du LSD ce qui paraît à travers les faits j
contradictoires être le moins contestable.
A. Hofîer et H. Osmond (p. 121) rapportent des observations (inédites et j
anciennes, 1952) de B. Stefaniuk et H. Osmond qui, ayant soumis les sujets j
au test de Wechsler-Bellevue ont observé une baisse de performance et notam - |
ment des réponses fantaisistes en même temps que des associations bizarres I
dans l’épreuve des proverbes; la solution des problèmes leur avait également j
paru difficile sous l ’influence du LSD. En 1955, A. Levine et coll. (1955) J
notaient la diminution des diverses performances psychomotrices (Thurstone j
H and and the M innesota Paper Form Board tests). M. E. Jarvik et coll. (1955) J
ont trouvé que la capacité de calcul baissait à partir de 100 microgrammes
(mais non pas à 50). Les mêmes auteurs avaient déjà noté la baisse de l'atten­
tion et de la concentration et des difficultés dans la reconnaissance. F. Orsin :
>
576 L E S H A L L U C IN O G È N E S

et Ph. Benda (1959) ont observé en soum ettant leurs huit Sujets à divers tests
(choix préférentiels, mesure du temps de réaction, épreuves de mémoire immé­
diate) un ralentissement de leurs performances; et en 1960, ils ont mis en évi­
dence une diminution sous LSD des performances à l ’épreuve dite du dessin
en miroir. A. B. Silverstein et G. D. Klee (1958) ont mis l ’accent sur les troubles
de la mémoire et de la discrimination perceptive (digit span memory). H. Aron-
son et G. D. Klee (1960) ont testé 25 Sujets (labyrinthe de Portheus) et ont
noté une détérioration de l’apprentissage, et en 1962, Aronson trouvait des
résultats analogues pour la mémoration des mots. L ’étude du « Rorschach »
au cours ou après l ’expérience lysergique (W. A. Stoll, 1952; J. M. von Felsinger
et coll., 1956, etc.) a montré aussi un certain relâchement général des processus
psychiques avec désinhibition de l ’affectivité dans le sens de l’expansivité
euphorique. Les résultats de ces investigations paraissent en général assez insi­
gnifiants (J. W. Lowett et coll., 1953) en raison des réactions du comportement
des sujets face à l ’épreuve (A. Hoffer et H. Osmond, p. 124).
Cependant, S. Cohen dont l ’opinion est plutôt favorable à cette « expan­
sion psychique » de la drogue fait remarquer « que dans le domaine de la
psychopathologie du LSD les recherches (sur les performances) sont particu­
lièrement décevantes du fait de l ’abîme qui sépare les impressions subjec­
tives de leur mensuration objective ». Il adm et que « l ’activité intel­
lectuelle telle q u ’on la mesure par les tests baisse » (p. 36). C ’est à la
même opinion que se rangent également A. Hoffer et H. Osmond, pourtant eux
aussi partisans résolus de la « créativité » favorisée par l ’action de la drogue. Ils
ont souligné (p. 123) que le témoignage des Sujets ne peut pas être absolument
contesté, car l ’exaltation même dont ils font l ’expérience augmente la rapidité
et la créativité de leur processus psychique. Il semble que si les opérations
proprem ent discursives et logiques de la pensée sont plus difficiles, il n ’en reste
pas moins que l ’effervescence même de la vie psychique produit tout natu­
rellement un certain mouvement dans les associations d ’idées et une certaine
recherche intuitive (1).
Et c ’est pourquoi tant d ’auteurs ont insisté sur ce que les Anglo-Saxons
appellent la « creativity ». C ’est ainsi que A. Hoffer et H. Osmond soulignent
(p. 123) que sous l’influence de la drogue de nouvelles conceptions se forment,
que les associations et la mémoire sont plus riches, etc. Berlin, Guthrie et
coll. (1955) avaient tout particulièrement noté une plus grande spontanéité
dans la création esthétique, notam m ent dans la qualité des dessins (expériences
sur quatre artistes connus). R. H. W ard (1957) a particulièrement souligné le
caractère « autom atique » ou d ’écriture mediumnique de l ’expérience psyché­
délique. G. Tonini et C. M ontanari (1955), quant à eux, n ’ont pas mis en
évidence chez leurs patients, eux aussi artistes, un meilleur taux de production. 1

(1) Une curieuse observation faite par M. Atschkova (1967) mérite d’être signa­
lée : l’effet psychédélique augmente proportionnellement au Q. I. chez les arriérés.

illii
» LSD L ’IV R E S S E L Y S E R G IQ U E 577

A. B. Silverstein et G. D. Klee (1958) n ’ont pas confirmé non plus une meilleure
aptitude à dessiner sous l ’influence du LSD (1).
Reste donc que c ’est en quelque sorte l ’expérience esthétique plutôt que la
création esthétique qui est exaltée (G. M. Landon et R. Fischer 1969). A cet
égard — nous le verrons plus loin — il est évident que le LSD engendre une
véritable transe poétique. Mais, bien entendu, la magnification des données
des sens (les couleurs, la splendeur des formes) comme l ’originalité des ima­
ges, le style plus riche, les trouvailles géniales, sont vécus irrécusablement
comme tels par le Sujet, c’est-à-dire comme objets d ’un jugem ent esthé­
tique. E t à ce sujet, S. Cohen et Allan Edwards ont m ontré que les super­
latifs d ’intensité, de luminosité et de saturation visant le monde des couleurs
ne correspondaient pas aux seuils de perception de la couleur sous l ’influence
du LSD (S. Cohen, p. 35). De telle sorte que si le « sentiment très vif de pou­
voir créateur » fait partie de l ’expérience, il n ’est jam ais arrivé, ajoute
S. Cohen (p. 66), « que cela se traduise dans le domaine des sciences par
une solution originale apportée à un problème », tandis que, ajoute-t-il,
« dans le domaine des arts il peut y avoir, par contre, révélation d ’un tem­
péram ent qui s’ignorait ou perception affinée des couleurs, des sons ou des
formes ». Une telle exaltation de la sensibilité esthétique survivrait même
à l ’expérience. Mais cependant, écrit encore S. Cohen, « les preuves sont peu
nombreuses, mais elles sont encourageantes... »
Pour nous, nous ne pouvons pas oublier, comme nous l ’indiquions en abor­
dant la description clinique de l ’ivresse lysergique, q u ’il s’agit bien d ’une
ivresse, c ’est-à-dire d ’effet psychique et psychotomimétique d ’un toxique qui
est un « poison de la Conscience » qui produit, en effet, des troubles de la 1

(1) Nous n’avons pas cessé de lutter contre l’idée que l’art psychopathologique,
(la fourniture d’images que nous livreraient le délire ou les Hallucinations), représen-
ferait ce que l’art produit de plus merveilleux (cf. notre étude sur « La Psychiatrie
devant le surréalisme », Évol. Psych., 1948, et aussi VAvant-Propos de cet ouvrage
(cf. supra p. 1-33)). Nous supportons mal de pareilles sornettes. Dire que l’expérience
lysergique ou toute autre expérience hallucinatoire et délirante dote le Sujet d’un pou­
voir de création, c’est confondre précisément cette création (c’est-à-dire l’œuvre d’art)
avec la sécrétion d’un « pathos » qui est bien dans la nature même du rêve comme
art brut mais informe, c’est-à-dire privé de la forme et du style sans quoi la « pro­
duction artistique » n’est rien d’autre qu’une pure matière (le pain des rêves) com­
mune à tous les hommes. Celui qui, intoxiqué, croit devenir un <c artiste » (et assez
facilement un génie) n’est qu’un homme qui trouve au fond de lui-même ce qui est au
fond de chacun de nous : le monde des images. Etre artiste et faire œuvre d’art, ce
n’est pas seulement se livrer à cette germination, à cette végétation onirique. L’art
ne commence — même sous sa forme pour nous la plus esthétique, celle du poé-
V tique, fantastique ou surréaliste — que lorsque cette matière trouve son auteur,
c’est-à-dire ce quelqu’un qui met assez de distance entre ses images et lui pour eu
faire un poème ou un tableau — pour l’arracher à sa subjectivité... Mais nous retrou­
verons plus loin encore et à sa véritable place ce problème (p. 671-673).
578 L E S H A L L U C IN O G È N E S

Conscience (1). Or, ces troubles de la Conscience consistent notam m ent dans
la forme de l ’excitation (l’état primordial délirant, rappelons-le, pour M oreau
(de Tours)) à vivre intensément d ’illusions et principalement de celle qui consiste
à n ’avoir pas de troubles de la Conscience, à être lucide et même extralucide...
Il est bien difficile d ’oublier ce que l ’expérience des maladies mentales nous
apprend quand il s’agit précisément d ’apprécier les effets psychotomimétiques
d ’une drogue comme le LSD (2). De telle sorte que les auto-observations des

(1) Que veulent-ils dire alors les auteurs qui reprennent à leur compte l’antienne
des toxicomanes eux-mêmes et déclarent que l’expérience lysergique ne comporte pas
de troubles de la Conscience, qu’elle ne serait pas une cc ivresse », ou qu’elle ne serait
qu’une ivresse sans troubles de la Conscience, ou mieux encore, qu’elle serait une
ivresse comportant une extra-lucidité. Je pense qu’ils veulent tout simplement dire que
le LSD produirait comme « à froid » un fourmillement d’impressions, d’illusions, de
troubles perceptifs, dont la somme représenterait le vécu hallucinatoire ou de déper­
sonnalisation sans que la Conscience elle-même soit altérée. Il suffit de formuler la
thèse de ceux qui se font une idée si naïve de ce poison hallucinogène et déliriogène
pour en apercevoir l’inanité. En réalité— c’est-à-dire en clinique—« l’état psychique »
qu’engendre le LSD baigne dans une atmosphère de troubles que tous les obser­
vateurs notent sur eux-mêmes ou leurs Sujets d’expériences : ce halo de troubles,
cet état primordial du délire. Même quand il donne Yillusion d’une hypermnésie,
d’une hyperlucidité, d’une plus grande capacité de performances, d’une toute-
puissance de la pensée — même, sinon surtout, dans ce cas — ce halo de déficit,
de « négatif » (qui correspond aux troubles de la pensée, ou plus exactement à la
déstructuration de la Conscience envisagée comme organisation en champ du
présent accordé à la réalité), c’est précisément lui qui engendre l’illusion délirante
qui fait dire au Sujet qu’il est lui-même plus lucide comme si, devenu plus clair­
voyant, il voyait au-delà de la réalité. Même quand Sidney Cohen se complait à nous
décrire la « hors-Raison » qui serait une sorte d’intuition créatrice, il suffit de lire
les observations qui illustrent son livre, comme il suffit dans les analyses de J. D elay
et jPh. Benda de combler le hiatus qui sépare les phénomènes qu’ils isolent par le
trouble qui les unit, pour saisir la réalité même de ce trouble fondamental de la
Conscience, de cette dissolution qui engendre la figure délirante et hallucinatoire du
vécu psychédélique (trouble sur lequel depuis longtemps ont insisté O. H. Arnold
et H. H off (1953) et tant d’autres, pour ne pas dire la plupart des auteurs).
(2) L’étude du LSD comme drogue psychotomimétique a donné lieu à d’innom­
brables travaux, dans le sens indiqué il y a quelque 30 ou 40 ans par H. Baruk et
L. V. Buscaino. Il semble que c’est aus U. S. A. que M. R inkel, en 1950, montra
à la réunion annuelle de l’American Psychiatrie Association, l’intérêt de cette « model-
psychosis » Depuis lors, P. H och (1953), H. Osmond (1953), et bien d’autres auteurs,
se sont intéressés à ce problème et notamment à propos des analogies entre l’expé­
rience lysergique et l’expérience schizophrénique (cf. ce que nous avons déjà noté
plus haut à ce sujet, p. 578, A. H offer et H. Osmond qui ont depuis 1952 beaucoup
travaillé dans ce sens consacrent dans leur ouvrage (1967) un très bon chapitre à cette
assimilation qui va pour eux jusqu’à adopter l’hypothèse d’une identité du processus
d’action du LSD et du processus neurobiologique schizophrénique (A. H offer,
H. Osmond, Smythies, 1952 et 1954). D ’autres (Saskatchewan, H. J. D eshon et
col!., 1952; L. E. H ollister, 1952) ont montré le caractère un peu trompeur (mis-
\ L S D — V IV R E S S E L Y S E R G IQ U E 579

intoxiqués (par toxicophilie ou intérêt scientifique) font peut-être plus souvent


la preuve de leur faconde que de l ’extralucide fécondité de leur esprit pendant
l ’épreuve.

Elle a fait l ’objet d ’expériences psychotomimétiques selon le modèle même


déjà indiqué par M oreau (de Tours), et c ’est le « S y n d r o m e p s y c h o to x iq u e
a ig u » commun à tous les hallucinogènes qui en constitue l ’effet le plus constant.
Notons que l’on a aussi utilisé le LSD chez les schizophrènes, les névrosés,
dans un usage de « narcodiagnostic ». Il est vrai, en effet, que chez les mala­
des mentaux l ’action du LSD est facilitée par l ’abaissement pathologique du
seuil des excitations (cf. à ce sujet, par exemple, le travail de M. Atschkova,
1967).
L ’usage thérapeutique du LSD a fait l ’objet d ’une très abondante littéra­
ture (cf. A. Hoffer et H. Osmond, p. 139-205), tan t en ce qui concerne la théra­
peutique des schizophrénies que ses effets psychothérapiques. Voici quelques
travaux sur l’usage thérapeutique et proprem ent psychothérapeutique du LSD
(usage dont H. Denber est un des champions les plus actifs, mais en étudiant
plus particulièrement la mescaline) : R. Sandison (1954); W. Frederking (1955);
H. Abramson (1957); J. Day (1957); C. B. Herman, H. Denber et M. Rinkel
(1957); C. Savage (1957); M. Feld et coll. (1958); F. Giberti, E. de Rinzi
et coll. (1958); M. Rojo-Pierra (1959); L. G. Alvarez et coll. (1960); A. L.
Chandler et M. H artm ann (1960); R. Lanter et coll. (1962); R. Crocket et
coll. (1963); D. Eigelhardt et coll. (1965); A. Kafkalides (1963); A. J. M ar­
tin (1964); Th. Vangaard (1964); R. Mechanek (1968) ; A. Virel (1971).

leading) de cette comparaison qui n’est pas raison. Notons cependant que les travaux ■
de A. H offer, H. Osmond et Smythies s’appuient sur une grande quantité d’obser­
vations et d’expériences (W. A. Stoll, 1947; P. H och et coll., 1952; R. Belsanti,
1952; B. Sloane et J. W. D oust, 1954; H. H. Pennes, 1954; L. S. Cholden et coll.,
1955; C. R uiz-Ogara et coll., 1956; J. W. Liebert et coll., 1957; H. S. Cline et
H. F reeman, 1956; C. Savage et L. S. Cholden, 1956; S. Wapner et D. M. K rus,
1959-1960; D. M, K rus et coll., 1963). Pour eux, le trouble métabolique (malvaria j
ou réaction mauve dans les urines découverte par H offer et Mahon en 1961) constitue :
l’essentiel du processus schizophrénique (métabolites de l’adénochrome) par quoi j
il s’apparente à l’action psycho-neuropharmacologique du LSD (production d’adé- 1
nochrome comme nous l’avons signalé plus haut, p. 518). On trouvera dans le chapitre j
que S. M alitz et coll. ont consacré (in C. R . Symposium Washington L. West, 1962), j
à la comparaison des effets hallucinatoires des drogues et des états hallucinatoires j
psychotiques spontanés, une étude statistique comparée portant sur 100 schizophrènes s
hallucinés et 86 Sujets soumis au LSD, MLD ou ALD. De même, dans l’appendice B, J
tableau 2 du livre de S. Cohen, un tableau des différences entre expérience lysergique- |
schizophrénie aiguë et psychose toxique. Rappelons, comme nous l’avons déjà fait J
v plus haut, que M. Bleuler et plus généralement l’école de Zürich (E. Blickenstorfer, I
Arch. f. Psych., 1952, 188, p. 226-236; H. Walther-Buel, Schw. Med. Woch., 1953, j
p. 83-483) ont fortement et justement critiqué l’analogie établie par les auteurs J
américains entre « expérience lysergique » et « Schizophrénie ». 1
580 LES HALLUCINOGÈNES J
— Telles sont les principales données de faits et l ’analyse structurale qui
les rassemble qui nous ont permis de décrire ici l ’expérience lysergique comme
elle est. Elle est souvent axée par de forts courants d ’angoisse; elle comporte
non seulement des envolées de rêve mais des coulées de cauchemars qui pro­
curent au Sujet souvent un état de malaise ou de vertige pénible ou dramatique,
parfois intolérable (1). Dans ces conditions, on comprend que vue par les Psy­
chiatres, ceux-ci (Delay et Benda, 1958) aient pu se déclarer « déçus » par
elle (2). Nous allons voir que cette déception n ’est pas partagée par ceux qui
ont fait de cette drogue l ’objet d ’une véritable idolâtrie.

III. — LES « EXPÉRIENCES PSYCHÉDÉLIQUES » TOXICOMANIAQUES

Contrastant avec la sobriété relative des effets du LSD expérimenté dans


des conditions d ’observation médicale, il s’est produit avec le LSD ce que nous
avons déjà noté à propos de l ’usage « hallucinophilique » du haschich dans les
populations asiatico-africaines ou dans les clubs d ’Haschichins — ou ce que
nous décrirons à propos des exaltations religieuses des Indiens du Mexique
avec le peyotl ou les champignons hallucinogènes— c ’est-à-dire l ’amplification
par le désir ou l ’idolâtrie des effets réels de ces drogues. Car, bien entendu,
tous les « paradis artificiels », q u ’ils soient ouverts p ar la fumée de l ’opium et
du haschich ou par la seringue du morphinomane aux adeptes, amateurs,
curieux ou frénétiques usagers de ces expériences de l ’insolite, du nirvana, du
« Zen à la demande » ou du fantastique — tous ne se peuplent que des images
de leur Désir et des phantasmes de leur Inconscient. Tous ces candidats dilet­
tantes occasionnels ou habituels au « grand voyage » et à l ’exploration
du « pays des merveilles » apportent avec eux les provisions de leur im a­
ginaire et, comme un viatique, de surcroît leur propre soif de rêve. On ne dit
jamais rien des « phantastica » et de leur pouvoir enivrant, délirant ou hal­
lucinogène sans placer au centre de leur attraction q u ’ils exercent ce besoin
de l ’homme en général (et du toxicophilique en particulier) d ’aller au-delà
de lui-même ou au fond de lui-même à un p o i n t o ù l ' e x ta s e m y s tiq u e e t le
r ê v e a p p a r a is s e n t c o m m e la f é e r iq u e c o m m u n ic a tio n h o r s d e la R a is o n e t d e
s e s L o i s a v e c le r o y a u m e d u f a n t a s ti q u e , d e l ’ir r é e l, d e s o r g ie s d ’ir r a tio n n e l o u
d u c u lte é s o té r iq u e d e s I m a g e s . Nous nous réservons d ’envisager plus loin les
problèmes généraux que posent les rapports de l ’expérience psychédélique et
de l ’expérience religieuse (cf. p. 673-680).
Ces racines hallucinophiliques de l ’âme humaine (cet Inconscient dont les12

(1) Cependant W. A. Stoll, dès 1947, avait pressenti en raison de ses effets eupho­
risants, sinon fascinants, l’usage toxicomaniaque possible du LSD.
(2) Ch. Savage et M. J. Stolaroff (1965) se sont fait les échos d’une certaine
réticence des médecins à l’égard de certaines interprétations excessives de l’action
du LSD (ou d’autres drogues) : ils appellent à la prudence, recommandée aussi
par S. U nger (P sy c h ia try , 1963, 26, p. 111-125) et, bien sûr, par tous ceux qui se sont
préoccupés des ravages qu’elle peut provoquer (cf. su pra, p. 547-549).
L S D — E X P É R IE N C E S P S Y C H É D É L IQ U E S 581

hommes ont toujours entretenu au fond d ’eux-mêmes le feu sacré) sont évi­
demment celles aussi du besoin toxicomaniaque (la cause de l’appétence, de
Yaddiction, du Sucht). Elles expliquent la cause et aussi les effets du poison
hallucinogène. Celui-ci n ’est pas seul à produire l ’imaginaire qui est aussi et
nécessairement l ’effet (placebo) de l ’imagination... De telle sorte que lorsque,
p a r exemple, Sidney Cohen (p. 40-67) — pour revenir au LSD — ou encore
Henri Michaux notent la merveilleuse poussée de ce monde des images, l ’éclo­
sion de ces fleurs vénéneuses qui tremblent dans 1’ « infini turbulent », dans
« la Conscience de soi ravagée » et « au fond des gouffres d ’immense inexpli­
qué », non seulement ils ont la vivante expérience des effets de la drogue, mais
ils lui ajoutent aussi la part de fascination anticipée qu’y introduit l'image
de la « Drogue » (1). De telle sorte aussi que le drogué lui-même, quand il
est justem ent un technicien de l ’imaginaire, artiste ou poète, ajoute certainement
beaucoup en m aniant cette « arme absolue de la poésie » à la splendeur ou à la
magie des images q u ’il a l ’intention ou l ’ambition de créer, comme Hiéronymus
Bosch désirait les peindre, ou Baudelaire, A. Rimbaud, André Breton, J. Cocteau
et H. Michaux ont entrepris de les poétiser. Mais, bien sûr, ce ne sont pas seu­
lement les génies esthétiques qui sont capables d ’élever leur potentiel imaginatif
à ce degré de fantastique. Il y a chez tous les hommes assez d ’imagination,
assez de rêve en puissance pour porter au-delà de ses effets « moyens » l ’expé­
rience psychédélique à la hauteur de la poésie. C ’est « tout naturellement » dans
la migration du monde « hippie », vers les espaces extra-spatiaux que s’inscrit le
mouvement actuel d ’idolâtrie pour les Drogues en général et pour le « divin
Acide » en particulier. Les grands rassemblements de ces dernières années
aux U. S. A. ou en Europe occidentale (île de Wight ou autres lieux de grands
rassemblements) sous le signe de la « Beat génération », de la « P op’-music » ou
de la « free-music » n ’ont constitué que les débordements par vagues immenses
des « happenings » ou « encounter groups » qui, cantonnés d ’abord à Londres,
à Amsterdam, à New York ou à l ’Université de Berkeley, ont élu — avant de
transhum er par les chemins de K atm andou — la Californie comme le « Paradis
artificiel » rêvé. De Los Angeles à San Francisco, dans les tôles de D rop City
dans le Colorado, ou à Haight Ashburg, au Filmore ou à Topanya Canyon,
au Golden Park de San Francisco, grouillent les « psychedelics », les apôtres
de cette idolâtrie de la drogue, du «flower Power » et du « free Love »... Parfois,
hélas ! comme dans le Kessler Cas (étudiant de Brooklyn qui a égorgé sa belle-1

(1) Cette part d’auto-suggestion dans les effets psychiques du LSD correspond
à la portion de suggestion que le Sujet tire du « support », du « setting » de l’environ­
nement (Timothy Leary), et aussi de la suggestion directe par autrui. La photographie
d ’un adepte de l ’I. F. I. F. (Fondation Internationale pour une Liberté Intérieure)
dans la « chambre de méditation » du Centre du Massachusetts où les initiés se vantent
de parvenir au nirvana psychédélique sans avoir besoin de LSD, illustre cette part
de suggestion. F ogel et H offer (1962) ont montré qu’il est possible, en effet, d!
rompre ou de reproduire par l’hypnose l’expérience psychédélique. Certaines n’e
que la foi de l’enthousiasme collectif des « Acid Heads ».
582 LES HALLUCINOGÈNES
J

mère) ou dans le massacre de Sheron Täte et de ses amis par les adeptes de
Ch. M anson, les Hippies (1), ces « Hommes en fleur », se transform ent en
Yppies (Yound Indep. Party), c ’est-à-dire des assassins (2).
Voici un extrait de l ’enregistrement magnétique d ’une expérience lyser-
gique éprouvée par un courtier d ’assurances américain (S. Cohen, p. 58-61) :

Tout se passe à vingt mille lieues sous les mers.


Il y a des fluctuations perpétuelles dans ces scènes sous-marines Côté agréable :
des poissons lumineux de toute beauté qui ne ressemblent à aucun vrai poisson.
Ce serait plutôt des poissons dessinés mais qui bougent comme de vrais poissons;
il y en a des milliers. Côté désagréable : quand mes beaux poissons s’en vont, il y a
à leur place d’immenses toiles d’araignées sous-marines, aux fils lumineux, assez
jolies mais inquiétantes, comme les grandes anémones de mer, aux ravissantes cou­
leurs qui rôdent à côté. On dirait un peu un paysage à la Dali, mais il y a vraiment
trop de ces toiles d’araignées, de ces anémones, c’est angoissant.
En somme, c’est la « période violette » : tout ce que je vois à présent baigne
dans du violet, une assez jolie sorte de violet un peu mauve. Les images arrivent encore
plus vite qu’avant, dix fois plus vite. Des montagnes s’entassent par centaines qui
vont jusqu’à l’infini, toujours violettes... les montagnes de la lune. Rien que des
montagnes, pas de gens; rien que des multitudes de montagnes.
Maintenant nous sommes en plein romantisme, les montagnes de la lune redescen­
dent sur terre mais font penser au Tibet, à Shangri-La. Et puis voilà l’Inde et l’hin­
douisme qui s’en mêlent, bizarrement : les montagnes se transforment en éléphants,
puis les éléphants grandissent, grandissent et redeviennent des montagnes; les mon­
tagnes prennent toutes sortes de formes d’animaux; puis chaque animal se dilate
et devient une sphère céleste. On dirait que la Terra Mater, vivante, prend des formes
animales, puis ces formes se dissolvent, deviennent chacune une planète qui est
à son tour une réplique de la Terra Mater...
Maintenant ces fantaisies deviennent aussi extravagantes que ces films futuristes
qu’on s’amusait à faire il y a quelques années. Me voilà à l’intérieur d’une église.
Elle a de ravissants vitraux. Les motifs sont géométriques, très beaux. Mais, comme
tout à l’heure, cela se met à prendre des formes sous-marines. Et cette fois je suis
vraiment prisonnier sous l’eau. Je suis retenu au fond de l’océan par des algues de12

(1) Cf. Gabriel Pomerand. L e D -M a n , Paris, Ch. Bourgeois, 1963. P. H. Blackly.


D ru g abu ses a n d D é b a ts, Springfield Thomas, 1970. J. T. U ngerleider (1967 et 1968).
A. Weech et R. E. Bibb (1970). S. P. Barron et coll., 1970. Récemment, F. H ofstein
(1970) a fait une analyse approfondie de la relation métaphysique qui lie le « Hippie »
à sa drogue ; elle est pour lui un moyen mais aussi un leurre par le truchement duquel
il voyage dans le « comme si », dans le faux-semblant d’un monde fictif. Nous par­
lerons plus loin du livre de M. L ancelot, 2e édit. 1968, qui a, par contre, exalté sa
puissance mystique.
(2) J. T. Barter et M. R eite (1969), médecins légistes de l’État du Colorado,
ont rapporté quelques cas de crimes commis au cours de l’ivresse lysergique. Ceux-ci
posent, bien sûr, les mêmes problèmes qui ont été traditionnellement posés par le has­
chich et l’alcool ; ces auteurs inclinent spécialement à penser que l’action du LSD
est plus profonde et rend le Sujet plus irresponsable que l’alcool. M. A. Wyss a
étudié ce problème médico-légal dans son travail (1970).

M
*t!
LSD — E X P É R IE N C E S P S Y C H É D É L IQ U E S 583

toutes sortes que des centaines de Lilliputiens ont entortillées autour de mes bras
et de mes jambes. Mais quels idiots, ces Lilliputiens; en fait, ce sont les Sept Nains
de Blanche-Neige reproduits à des centaines d’exemplaires et ils n ’ont rien à faire là,
ce n ’est pas leur place. Mais ils sont là tout de même; et tout le monde s’amuse
bien pendant qu’ils me ligotent.
Mes petits amis Lilliputiens sont partis. Me voilà en plein univers freudien.
Ce ne sont pas des images directement sexuelles d ’ailleurs. Je vois un tunnel. Ce
tunnel n ’est pas entièrement nouveau pour moi. Il ressemble, en gigantesque, à un
tunnel beaucoup plus petit que j ’apercevais parfois, jamais bien nettement, jamais
bien longtemps, du temps où je me faisais psychanalyser sans grand succès il y a une
quinzaine d’années. Quand je le voyais j ’en parlais à mon psychanalyste, mais c’était
quelque chose de très confus, je ne le voyais que de l’extérieur et je n ’arrivais pas à
en parler clairement.
En fait, ce que je vois ce n ’est pas un tunnel mais une caverne, si l’on peut parler
de caverne pour quelque chose qui a des kilomètres de longueur. C’est une caverne
naturelle, en ligne droite. Mais cette caverne est un vagin immense, un prototype
de vagin. Ce n’est pas le vagin d’une femme réelle. C’est l’incarnation même du vagin.
Par sa taille c’est une caverne mais avec des murailles qui battent, qui palpitent;
c’est une membrane vaginale, décorée si je puis dire par des centaines de seins. De là
s’écoule sans fin une sorte de matière visqueuse, jaunâtre, comme du plastique liquide
Au fur et à mesure il se crée des formes extraordinaires, absolument spontanées :
c’est l’art absolu sans artiste.
Cet art consommé est l ’œuvre du plastique liquide lui-même : en sortant de la
caverne-vagin il perd de sa viscosité, prend des tons ivoire délicats et se transforme
sans fin en toutes sortes de sculptures. Ces sculptures commencent après avoir elles
aussi quelque chose d’hindou : tous les dieux et toutes les déesses de la religion hindoue
défilent. Puis on change de religion, et les précieux ivoires deviennent une panoplie
de bouddhas et de bouddhisattvas. A présent l ’Inde quitte la scène et fait place à des
sculptures perses richement ornées : on dirait que les personnages des vases perses,
agrandis cent fois, se sont animés et se sont remodelés dans cette substance couleur
ivoire qui continue à s’écouler de la gigantesque caverne vaginale. La Perse cède la
place à son tour, et je reconnais maintenant d’immenses reproductions des person­
nages de Michel-Ange dans la Chapelle Sixtine. Je ne suis ni peintre ni sculpteur;
pourtant tout en sentant que c’est la substance plastique qui est l’artiste et non pas moi,
je suis envahi d ’un grand sentiment bienheureux de puissance créatrice : j ’ai l ’impres­
sion de valoir Michel-Ange et Vinci réunis.
... C’est un monde de chair que je vois. Mais ce n ’est pas une belle chair, recouverte
de peau. C ’est de la chair écorchée, vue de l ’intérieur comme un microbe pourrait
la voir : palpitant, tressaillant, dans un perpétuel effort. C’est tout un monde absurde
qui s’agite en pure perte, vanité des vanités, tout est vanité. Ces corps écorchés se
tordent, muets et souffrants, dans un éternel purgatoire. C’est le Paradis Perdu,
j ’ai échangé un monde d ’albâtre contre un purgatoire infernal. J ’ai échangé le monde
de Michel-Ange contre celui de Dante.

C ’est bien ce monde de rêve où s’assouvit le Désir qui est recherché par
tous les amateurs d ’expériences psychédéliques, dans cette épidémie que l'o a
peut — en forçant le sens du terme juste assez pour lui restituer son seas
vulgaire — appeler « hystérique » et qui « ravage » les jeunes couches de b
584 LES HALLUCINOGÈNES

population en Amérique, en Angleterre et s’étend à la plupart des pays (1).


Nous reviendrons plus loin, à propos des problèmes philosophiques posés par
l’expérience psychédélique et les trésors métaphysiques qu’elle découvre à
certains de ces zélateurs, disciples de Aldous Huxley et de Timothy Leary,
sur les conditions socio-culturelles et l’état de « happening » que requiert
l’exercice de ce « Yoga » occidental. Comme l’écrit M. Lancelot (1968, p. 132) :
« Tout n’est pas rose dans l’expérience psychédélique. J’ai vu des initiés hurler
de peur (sentant) fondre, puis disparaître leur personnalité... ».
Les départs pour la Cythère lysergique ou de ces pèlerinages vers l’Absolu
sont, par contre, souvent laborieux, angoissants et décevants quand précisé­
ment ne s’ajoute pas à leurs préparatifs l’état de grâce... On peut se rapporter
pour se convaincre de l’angoisse de certains « bad trips » ou « freak out »,
aux six heures de « voyage » à travers l’extase et l’angoisse dont le ccprotocole »
inaugure le numéro spécial de Crapouillot (1966). Il s’agit, pourrait-on dire,
du « voyage de noces » d’un couple (lui, est un photographe; elle, est son assis­
tante). On leur fait prendre à chacun deux morceaux de sucre imbibés de LSD

(1) Je ne reprendrai pas ici à mon compte les prudhommeries moralisantes des i
censeurs « sérieux et méritants » dont se gausse avec esprit J.-Fr. H eld (préface de i
la traduction française du livre « L S D 2 5 » de Sidney C ohen , 1964). Je leur laisse le
soin de protéger la société contre « le fléau » des Defoncett’s boys ». Si je veux marquer
ici le supplément imaginatif qui ajoute à l’expérience « phantastica » le désir de
jouer à l’amour océanique ou panthéistique chez tant de zélateurs de « l’Acide », ce
n’est certes pas pour condamner (au cachot, à la maladie ou à la mort) les jeunes
générations qui, somme toute, préfèrent la bombe atomique psychique à la bombe
atomique tout court... Car pour moi, Psychiatre, la Psychiatrie et l’étude psychia­
trique que je poursuis ici dans cet ouvrage ne sauraient se confondre avec la « défense
de la Société» dont le devoir appartient à d’autres que nous, Psychiatres, de la
défendre. Notre fonction n’est pas policière mais médicale, c’est-à-dire thérapeutique
(cf. supra, p. 560, et la partie terminale de ce chapitre sur les « Hallucinogènes »).
Les alarmes déjà anciennes de certains Psychiatres (P. A. B ensoussan, 1966) et la
déclaration de M. P apon , Préfet de Police au Conseil Municipal de Paris (1966) ont
trouvé depuis quelques années une certaine justification. Au travers des « mass media »
l’augmentation des dangers et de la diffusion de 1’ « Acide » émeut profondément les
Pouvoirs publics (Déclaration du Ministre de la Santé, 1969 et 1971. Action commune
décidée entre le Gouvernement des U. S. A., le « Narcotic Bureau » et le Ministre
de l’Intérieur en France, 1971-1972). Il n’y a lieu, à mon avis, ni de dramatiser ni
non plus de minimiser à l’excès l’usage du LSD, tout au moins en France et jusqu’à
présent. On se rapportera pour notre pays et la Belgique aux travaux de S. O liven­
stein (1967), de P. D eniker (1969), de H. Loo (1970), de G. V arenne (1971), etc.,
pour se convaincre que le danger de la drogue n’est pas un mythe (F. J. Ayd, 1970),
mais aussi peut-être qu’il n’y a pas lieu objectivement ni avantage tactiquement de
l’exagérer. Chacun pouvant succomber non seulement à la surprise mais à la ten­
tation de la drogue, la révolution des mœurs qui caractérise la fermentation contes­
tataire du monde occidental ne peut que favoriser les « expériences exaltantes »
d’une « folie » érigée en suprême valeur sacrée, soit de « nihilisme », soit de recherche
de l’Absolu, de Dieu (M. L ancelot , 1968)...
LSD — E X P É R IE N C E S P S Y C H É D É L IQ U E S 585

e t voici co m m en t so n t d écrites les périp éties p lu tô t an g o issan tes d e cet itiné-


ra ire psy ch éd éliq u e :

C’est elle qui est d’abord oppressée. Elle se sent lourde. Elle aperçoit quelque
chose qui l’émerveille et la « panique ». « Puis elle poursuit son voyage fantastique
au bord de l’acide ». Elle ne reconnaît plus les objets, a des illusions perceptives
multiples. Elle voit aussi des images hallucinatoires, tantôt suggérées, tantôt
spontanées, mais furtives. Elle saisit un poisson d’argent qui l’attire irrésistiblement
et elle le caresse « jusqu’au vertige et l’extase » (Pendant ce temps, son partenaire
« répond » comme s’il était lui-même caressé). Et, finalement, ses mains se joignent
à celles de l’autre. Us dansent et elle tient des propos confus : « U y a du vent, de
petites lumières... Je voudrais me coucher. Je voudrais dormir... Faut pas fermer
les yeux. C’est affreux... », et ainsi, disent les observateurs, « finit le voyage ».
Quant à lui, il réagit un peu plus tard. « Ça bouge... Les couleurs sont très
belles ». Il a peur. Il lutte, disent les observateurs, contre l’ennemi intérieur qui
le dissocie et le submerge. En fait, il dit : « Est-ce que je serais capable de m’arrê­
ter... Si je laisse aller, que c’est beau (il rit)... Il a l’impression de nager, de flotter... »
Il se rapproche amoureusement de la partenaire, danse avec elle, tous deux
étant dans le vague et se sentant attirés et ballottés.
A la fin il tient des propos qui sont ainsi rapportés : « Je viens de loin, ça ne
donne pas envie. Je me laissais aller, c’est pour ça que c’est dangereux... Mes
jambes sont mal posées, c’est terrible... J’ai du mal... J’arrive pas, ça continue...
Si je me laisse aller, c’est terrible ». Et ainsi finit le « voyage ».

Sans doute ce « protocole » (soucieux peut-être de présenter l’expérience


en évitant qu’elle soit attrayante dans ce numéro de « C r a p o u illo t » destiné à
une prudente vulgarisation), de par les conditions d’objectivité dans lesquelles
s’est déroulée l’expérience qu’il rapporte, est-il particulièrement pauvre et
décevant (comme l’avaient noté par avance, nous l’avons vu, J. Delay et
Ph. Benda, 1958). Mais nous y percevons le sens « érotique » que consacre
cette expérience promise tant à la curiosité de l’observateur qu’à celle des
« observés ».
Et ceci nous conduit précisément à envisager le caractère « aphrodisiaque »,
de l’expérience psychédélique. Laissons parler le Grand Prêtre de l’Acide,
Timothy Leary. Voici ce que nous pouvons extraire de la longue interview
qu’a publiée « P l a y b o y » et qu’a reproduite le C r a p o u illo t (1966) :
L a p re m iè re ch o se q u ’o n re m a rq u e est u n in c ro y a b le re n fo rc e m e n t d e l ’ac u ité
sensorielle. P re n o n s, p a r exem ple, la vue. L a v isio n so u s L S D est à la v isio n n o r­
m a le ex a c te m e n t ce q u e la v isio n n o rm a le est elle-m êm e à l ’im a g e d ’u n télév iseu r
m a l réglé. A v ec le L S D , to u t se p a sse c o m m e si o n a v a it d es m ic ro sco p e s à la p la c e
des yeu x avec lesq u els o n d isc e rn e ra it d es d étails sc in tillan ts c o m m e des jo y a u x
d a n s to u t ce q u i to m b e so u s les yeux. V ous voyez, réellem en t, p o u r la p re m iè re fois.
L e g o û t, lu i au ssi, est intensifié.
L ’o d o ra t est l ’u n des asp ec ts les p lu s fa sc in a n ts d ’u n e ex p érien ce avec le LSD.
C o m m e si v o u s re sp irie z la vie p o u r la p re m iè re fois, e t v o u s v o u s so u v e n ez avec
u n am u sem e n t m êlé d e d é g o û t q u e v o u s aviez l ’h a b itu d e d e c o n sid é re r l ’a ir comme
u n g az artificiel, sa n s o d e u r. P e n d a n t u n e ex p érien ce d e L S D , o n d é c o u v re q u 't»
I inspire en fait une atmosphère composée de millions de bandes olfactives micro-
[ scopiques, faites de rubans vibrant, explosant dans les narines comme un mes-
I sage extatique.
S — Q u estio n :Le toucher devient-il, lui aussi, érotique?
! L eary : Le toucher devient électrique. Je me souviens d’un moment, au cours
d’une séance, où ma femme se pencha vers moi et toucha légèrement la paume
de ma main avec son doigt. Immédiatement une centaine de milliers de terminai-
f sons nerveuses explosèrent dans ma main en un doux orgasme. Une énergie exta-
. tique palpita le long de mon bras et fusa jusqu’à mon cerveau, et une autre centaine
j de milliers de cellules explosèrent en un plaisir pur et délicat. Le doigt de ma femme
semblait à des dizaines de kilomètres de lapaume de ma main,séparés par des
; kilomètres emplis de barbe à papa entremêlée de fils d’argent irradiant del’énergie
j de toutes parts. Vague après vague, une exquise énergie émanait de ses doigts.
; Vague après vague, des courants de ravissements éthérés, délicats, frémissants,
[ circulaient de son doigt à ma main.
; — Q u estio n : Et le ravissement était érotique?
! L eary : F ondam entalem ent, le L SD libère une énorm e q u an tité d ’énergie de
! toutes les fibres de votre corps, et plus particulièrem ent l ’énergie sexuelle. Il est
j indiscutable que c ’est le plus puissant aphrodisiaque que l ’hom m e ait jam ais
j découvert.
f — Q u estio n Voudriez-vous préciser ce point?
:
L eary : Je veux dire simplement que la sexualité, sous l’effet du LSD, aug-
, mente et s’intensifie comme par miracle. Cela ne produit pas forcément une érec­
tion de plus longue durée. Cela accroît plutôt votre sensibilité de mille pour cent.
Par rapport aux relations sexuelles sous LSD, la manière dont vous avez fait
l’amour auparavant — et quel que soit le degré de plaisir et d’extase que vous
pensez en avoir retiré — se compare à l’accouplement d’un mannequin pris dans
la vitrine d’un grand magasin. Dans la communication sensorielle et cellulaire
que procure le LSD, vous pourrez passer une demi-heure à faire l’amour avec
votre souffle seulement. Pendant que vous vivez au milieu d’un millier de modi­
fications des sens et des cellules, votre compagne fait de même. D ’ordinaire, la
communication sexuelle met en œuvre sa chimie propre, des pressions et des inter­
actions de nature très locale — au niveau de ce que les psychologues appellent '
les zones érogènes. Un concept sale et vulgaire, me semble-t-il. Lorsque vous
aimez sous l’effet du LSD, c’est comme si chaque cellule de votre corps (et vous .
en avez des milliards) faisait l’amour avec chacune de celles de votre partenaire.
Votre main ne caresse pas sa peau, elle y sombre et se fond avec d’ancestrales
sources d’extases qui dorment en elle.
— Q u estio n : Combien de fois avez-vous fait l’amour sous l’action du LSD?
L eary : Chaque fois que j ’en ai pris. En fait, c’est à cela que l’expérience du
LSD se ramène.
— Q u estio n : Nous avons entendu parler de séances pendant lesquelles des »
couples faisaient l’amour pendant des heures d’affilée, à la limite de l’épuisement
mais sans jamais paraître épuisés. Est-ce vrai? j
L eary : Absolument.
LSD — E X P É R IE N C E S P S Y C H É D É L IQ U E S 587

— Question : Il p a r a ît q u e d es fem m es q u i o n t q u elq u es difficultés à a tte in d re


le p la isir d ’h a b itu d e a rriv e n t — so u s l ’effet d u L S D — à l ’é p ro u v e r d e n o m b re u se s
fois. E st-ce v ra i?
Leary : D a n s u n e séan ce a m o u re u se d e L S D p ré p a ré e av ec so in , u n e fem m e
é p ro u v e ra in é v ita b le m e n t p lu sie u rs c e n ta in e s d ’org asm es.

— Question ; P lu sie u rs ce n ta in e s?
L eary : O ui, p lu sie u rs ce n tain es.
— Q uestion : C e t a sp e c t d e l ’a c tio n d u L S D a é té é v o q u é e n p riv é m a is ja m a is
signalé claire m e n t e n p u b lic ju s q u ’à p rése n t. P o u rq u o i?
Leary : L ’effet sexuel est, n a tu re lle m e n t, le secret d e p o lic h in e lle d u L S D (1).

Il paraît donc évident que le mobile inconscient libidinal ou le motif conscient


érotique (2) de l ’expérience recherchée, sont soumis au principe de plaisir. j
« Se défoncer », c’est bien une certaine manière de se masturber. Mais comme
pour nous la sublimation est un mouvement de transcendance, se livrer à la j
drogue n’est pas seulement se ruer sur un objet libidinal, mais cela peut être
aussi se vouer à la recherche de l’Absolu...
— Nous devons maintenant nous demander quelle est l’action de l’ima-
gin aire, c’est-à-dire Y e ff e t p la c e b o que comporte l’expérience psychédélique. j
Bien des auteurs ont utilisé des questionnaires qui permettent d’évaluer J
les effets subjectifs s o u s la drogue et s a n s la drogue (3) (H. A. Abramson, J
1960; H. B. Linton et R. J. Längs, 1962). Le travail de ces derniers auteurs
mérite notre particulière attention; ils ont très minutieusement étudié des
Sujets (de sexe masculin et acteurs professionnels) en les soumettant après
1’ « expérience » éprouvée, soit après LSD, soit après placebo, à un ques- :
tionnaire comprenant 47 questions qui se rapportaient aux qualités et phé- <
nomènes généralement décrits au cours de 1’ « expérience lysergique ». En ;
gros, il y a eu 12 réponses positives dans la situation placebo pour 39 réponses j
positives (ou conformes) chez les Sujets ayant reçu une dose de LSD et priés
de répondre au questionnaire le jour même de l’expérience, fictive ou réelle.
Mais bien plus significatives nous paraissent certaines réponses à quelques
questions essentielles. C’est ainsi qu’interrogés sur l’analogie de ce qu’ils

(1) L’interview de Timothy L eary doit être lue jusqu’au bout, jusqu’à ce point
où il se lance dans une sorte de métaphysique panthéiste d’un monde dont tous
les éléments entrent en communion, en fusion, en « union », pour réaliser une
sorte d’ « o rg a s m e cosm iqu e ».
(2) Bien sûr, tant du point de vue des usagers que des observateurs d’importantes
réserves ont été faites sur l’exaltation érotique dans l’expérience psychédélique
(cf. P. B ailly-Salin et coll., « A m ou r, délices e t drogue ». A nn. M é d . P sych o ., 1970,1,
p. 120-128).
(3) Le « placebo » peut être lui-même objet de toxicomanie si nous en croyons
O. V inar (Dépendances on a placebo. A case report. B ritish J. P sy c h ia try , 1969,115,
p. 1189-1190).
588 LES HALLUCINOGÈNES

ont éprouvé avec le rêve chez les Sujets sous placebo, il n ’y a eu aucune
réponse positive contre 60 chez les Sujets ayant effectivement reçu du LSD.
En ce qui concerne le contrôle de leur pensée, on retrouve le même taux faible­
ment négatif (10) avec le placebo, et très positif (70) chez les Sujets intoxiqués.
Encore même discordance à propos de la question de savoir s ’ils ont éprouvé
des pensées ou des idées q u ’ils n ’avaient jam ais eues à l ’esprit : zéro réponse
positive dans les cas placebo contre 33 positives sous l ’influence de la drogue.
Il en fut de même encore pour les réponses à la question : « Avez-vous perdu
le contrôle de vos émotions »? : Zéro pour le placebo et 70 réponses positives
pour le LSD. Par contre, le rapprochement du taux des réponses positives dans
les deux situations (index de l ’autosuggestion) s ’observe à propos de la ques­
tion « Avez-vous l ’impression d ’avoir l ’esprit plus clair? » de celle sur le
caractère euphorique de l ’expérience, et à un moindre degré mais de façon
significative (15 avec placebo et 37 avec LSD) pour la question : « Avez-vous vu
des choses imaginaires? » Il est donc évident que sous le contrôle de la méthode
de placebo (et du «double-blind»), d ’après ces auteurs, l ’action du LSD est réelle.
Mais elle n ’en est pas moins imaginaire à la mesure de la projection d ’attente
inhérente à la situation expérimentale elle-même q u ’y introduit le Sujet.
Nous serions tenté d ’écrire ici C.Q.F.D.
Car c ’est, en effet, la thèse que tout au long de cette étude sur les halluci­
nogènes nous soutenons, et que démontre l ’analyse psychologique, sociolo­
gique et psychodynamique de 1’ « expérience lysergique », laquelle est caractérisée
par l ’inextricable combinaison des effets réels de déstructuration du Champ
de la Conscience et des troubles imaginaires hallucinatoires q u ’elle provoque.
De tels effets procurent aux Sujets le plaisir (ou plus exactement la satis­
faction) q u ’ils recherchent consciemment ou inconsciemment. De telle
sorte que la dialectique du Désir (la part positive du trouble) est aussi
im portante que le processus de dissolution fonctionnelle (la part négative du
trouble). Il arrive même, et c ’est bien le cas le plus fréquent des « expériences
psychédéliques » recherchées par les D-men, que le Désir soit plus fort que
le Poison et se serve de lui comme d ’un instrum ent et presque comme d ’un
alibi.

Paradoxalement, le LSD est, comme nous l’avons déjà rappelé, de plus en plus
utilisé comme agent thérapeutique ou, plus exactement, comme agent capable de
libérer les tensions intra-psychiques. Exactement comme avec l’amytal sodique
on a tenté de faire l’instrument de courtes psychothérapies à base, d’abréaction ou
de transfert abrupt. Les névroses et l’alcoolisme ont fait l’objet de tentatives théra­
peutiques de ce genre, mais aussi les psychoses aiguës et chroniques, et tout naturel­
lement les psychoses schizophréniques dont nous avons exposé et examinerons encore
les rapports avec l’expérience lysergique.

— L ’expérience lysergique, comme nous venons de le voir, a fait l ’objet


d ’expériences nombreuses. Elle a donné lieu à une littérature psychiatrique
considérable et a acquis une réputation mondiale pour les bienfaits ou
L S D — E X P É R IE N C E S P S Y C H É D É L IQ U E S 589

les ravages q u ’on lui attribue. Mais pour nous et ici, ce qui est im portant
ce n ’est pas l ’usage toxicomaniaque du LSD, mais essentiellement son pou­
voir hallucinogène. De tout l ’ensemble des faits que nous avons rapportés,
il nous paraît évident de tirer des effets de l ’intoxication par cette éthyla-
mine neurotrope (qui, comme tous les hallucinogènes, altère la Conscience
et la perception), les conclusions suivantes :
1° Il est évident que ce qui apparaît d ’abord ce sont des configurations
de type visuel et corporel, beaucoup plus rarement
É id o l o - h a l l u c in o s iq u e s
auditif. L ’éclosion de ces formes incongrues, bizarres, étranges, surprenantes
et captivantes aussi, paraît manifester la désintégration des secteurs sensoriels
du champ perceptif sur lesquels s’exerce d ’abord (comme dans la constitu­
tion d ’images hypnagogiques de l ’endormissement) l ’action « spécifique »
du LSD. Dans la suite de l ’expérience lysergique, ces Éidolies hallucinosiques
occupent une place variable de la périphérie au centre du vécu et sont, soit
juxtaposées comme éléments hétérogènes, soit intégrées comme aliments
incorporés dans l ’expérience délirante.
2° L ’ex pér ien c e d élira n te et h a l l u c in a t o ir e ne se constitue que lorsque
apparaissent et sont vécues les modifications du champ de la Conscience. Au
premier degré de cette déstructuration, l ’expérience délirante lysergique est
caractérisée par l ’euphorie et l ’angoisse qui modifient l ’ensemble de l ’expé­
rience vécue. A un second degré, correspondent les expériences de déperson­
nalisation et de dédoublement hallucinatoire de l ’activité psychique. A un
troisième degré (plus rarement atteint ou seulement par vagues ou pointes
du processus délirio-hallucinogène), c’est l ’expérience oniroïde, ou plus
profondément encore, un véritable état confuso-onirique. Mais nous devons
bien souligner à cet égard que l ’expérience recherchée, soit à titre d ’expérience
scientifique, soit à titre d ’expérience psychédélique, s’arrête le plus généra­
lement aux niveaux supérieurs de cette déstructuration du champ de la Cons­
cience.
3° En s’arrêtant au niveau supérieur de la hiérarchie de l ’ordre décomposé
du champ de la Conscience, l ’expérience est vécue nécessairement dans une
atmosphère illusionnelle de toute-puissance psychique ou de transe ülumi-
natrice qui sont comme l ’aube du rêve ou l ’ombre anticipée du cauchemar dam
l ’expérience vécue. D ’où l’attraction q u ’exerce le vertige d ’une connaissance
merveilleuse ou d ’une chute métaphysique ou surnaturelle dans le monde
ou l ’anti-monde des images.

Nous avons ainsi retracé l ’histoire de la clinique de cet alcaloïde de l ’ergot


de seigle qui renferme sous un très faible volume un potentiel hallucinogène
vraiment explosif. P ar là, il se recommande aux Psychiatres pour leurs expé­
riences « psychotomimétiques » et aux hommes atteints d ’une in a tn H r
fringale de « sensations » étranges et d ’une soif inextinguible de fantastique
Ey. — T r a ité d e s H a llu c in a tio n s.
r
590 L E S H A L L U C IN O G È N E S

qui croient ou savent trouver dans l ’ivresse de leurs sens et la vacillation de


leur champ de Conscience le moyen de parvenir à leur fin, à la fin du monde,
d ’aller jusqu’au bout de leur voyage au fond d ’eux-mêmes. Mais pour nous,
la Psychiatrie tire nécessairement de la symptomatologie de 1’ « expérience
lysergique » le modèle d ’une psychose aiguë, d ’une ivresse qui modifie le vécu
de l ’expérience par la déstructuration du champ de la Conscience que produit
le toxique et par l ’action en quelque sorte élective de ce toxique sur les sphères
sensorielles de la vision et de la perception du corps. A cet égard, le LSD
s’apparente ju sq u ’à se confondre dans le vécu des « expériences » (Erlebnisse)
que son usage expérimental ou spontané provoque, à l ’action de la mescaline,
de la psilocybine et du haschich. Il pose les mêmes questions neuro-physio­
logiques et psychopathologiques. Mais il pose aussi un problème proprement
moral, celui de la valeur de la connaissance psychédélique que nous examine­
rons plus loin.

NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE
DES PRINCIPAUX TRAVAUX A CONSULTER
P o u r to u s le s tr a v a u x c ité s d a n s le te x t e e t a y a n t p a r u e n tr e 1 9 5 0 e t 1 9 7 1 ,
s e r e p o r te r à la B ib lio g ra p h ie d e s tr a v a u x s u r le s H a llu c in o g è n e s à la f i n d u ch a p itre
ou, à d é fa u t , à l ’o u vra g e d e A . H o ffe r e t H . O sm o n d , p . 2 5 2 -2 6 5 .

S toll (A. W.). — LSD ein Phantastik um aus der C rocket (R.), Sandison (R. A.) et W alk (A.). —
Mutterkom-gruppe. A r c h . su isse s N e t P . 1947, Comptes rendus de la réunion de la R o y a l M e d ic o -
6 0 , p. 279-320. P s y c h o lo g ic a l A s s o c ia tio n d e L o n d r e s (février 1961,
C holden (L.). — L S D a n d M e s c a lin e in E x p e r im e n ta l éd. H. K. Levis, Londres, 1963).
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E n c é p h a le , 1958, p. 169-209 et 309-344. 1970, 109 p.
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et Psychiatrie. A n n . M é d . P s y c h o ., 1960, 1, p. 400- b lè m e s m é d ic o -lé g a u x . Paris, Masson, 1970.
526.

Une Bibliographie sur le LSD doit paraître (ou a déjà paru), établie par V A ddic­
tion R esearch Foundation (R. E. Popham) à Toronto.
— Pour ce qui est des problèmes philosophiques et sociaux posés par l’usage
et l’abus de cette drogue, cf. notice bibliographique, p. 674.

i
i

;i
1
LES CHAMPIGNONS HALLUCINOGÈNES
DU MEXIQUE
(PSILOCYBINE)

Le gros ouvrage (1) que Roger Heim et R. G ordon Wasson ont consacré
aux champignons hallucinogènes du Mexique et la thèse de Anne-Marie
Quetin (2) contiennent une énorme documentation sur ces agarics halluci­
nogènes mexicains dont la Psilocybine est le plus connu et a été le mieux
étudié (3) du point de vue de ses effets psychopathologiques. i

f . . . . '
L e s c h a m p ig n o n s h a llu c in o g è n e s m e x ic a in s . j

Le culte du champignon sacré était, bien avant l ’arrivée des Espagnols i


en Amérique centrale, répandu depuis la vallée de Mexico jusqu’à l ’isthme j
de Tehuantepec, comme en portent témoignage les fresques de Teotihuacan. i
| Dès le x v i' siècle, vingt-quatre sortes de champignons divins (Teo-nacacatl)
étaient catalogués. Dès 1938, les publications de J. B. Johnson et de
R. E. Schultes ont attiré l ’attention sur ces champignons sacrés. C ’est en
1956 que M. et Mrs Wasson entreprirent une première expédition socio-
I botanique chez les M azatèques; de leur collaboration avec R. Heim devait
J naître l ’ouvrage que nous avons cité. C ’est à ce travail que revient le mérite
j de l ’étude descriptive et taxinomique des agarics, genre auquel appartiennent
les géophites hallucinogènes : Strapharia et Psilocybes (ceux-ci ne se ren­
contrant q u ’au Mexique), et Conocytes qui ont une répartition beaucoup ;
plus vaste dans l ’Amérique centrale et même l ’Amérique du Sud.
Ces champignons sacrés sont chez les Mézatèques (qui vivent dans les mon­
tagnes du centre-nord d ’Oaxaca) l ’objet de croyances et d ’un culte magiques
(rites, agapes, pratiques de ces « shamanes » que l ’on appelle là-bas « curan-

(1) R. H eim et R. Gordon W asson . L e s ch am pign on s hallu cin ogèn es a u M e x iq u e ,


ouvrage in-quarto édité par le Muséum National d’Histoire Naturelle (Paris, 1958),
merveilleusement illustré de 36 planches en couleur.
(2) A.-M. Q uetin . L a p s ilo c y b in e en P s y c h ia trie clin iqu e e t ex p é rim e n ta le .
Thèse, Paris, 1960.
(3) Notamment en France par J. D elay et ses élèves depuis 1958.

i
592 L E S H A L L U C IN O G È N E S

deros »). R. G ordon Wasson a fait le récit des scènes religieuses ou des réu­
nions ésotériques auxquelles donne lieu ce culte du champignon sacré (p. 45
à 100) chez les Indiens de la sierra mazatèque (1), de la vallée de Mexico ou chez
les Zapotèques de la sierra Costera. Ils signalent que chez les Chimantèques,
par contre, l ’usage et le culte du champignon sont peu répandus (cf. à ce sujet
F. Benitez, 1954, Perez de Francisco, 1965, et Cuandera, 1965).

Psilocybine et Psilocine.

C ’est à partir du « Psilocybe mexicana Heim » (2) que furent extraits ses prin­
cipes actifs au Laboratoire Sandoz à Bâle en 1958 (Hofmann et coll.). La
Psilocybine est une 4 phosphoryloxy-N.N. diméthyltryptamine ; sa formule
brute (que nous avons reproduite dans son développement plus haut) est
C12 H „ 0 4 N a P. L ’année suivante, A. Hofmann, R. Heim et coll. identifièrent
la Psilocybine qui en est un dérivé déphosphorylé dont la structure molécu­
laire l ’apparente à des dérivés de l ’hydroxytryptamine. Comme la Butofénine,
comme les dérivés de la Tryptomine, comme l ’Harmine et la Réserpine
(A. M. Quetin, p. 33), la Psilocybine et la Psilocine s’apparentent donc aux
amines indoliques dérivées du tryptophane à action psychotrope. F. Kalberer
et coll. (1962) ont synthétisé la psilocine, D. H. Woolley et N. K. Campbell
(1962) ont m ontré que cet hallucinogène analogue à la sérotonine, a une activité
antisérotonine, et E. K. Zsigmond et coll. (1961) ont trouvé que, in vitro, la
Psilocybine inhibe la cholinestérase plasmatique. Les travaux de neurophysio­
logie sur la Psilocybine et la Psilocine sont beaucoup moins nombreux que
ceux qui ont été consacrés à la mescaline et au LSD, tout simplement parce
que l ’isolement de ces substances est relativement récent. A. Hoffer et
H. Osmond (p. 480-500) exposent en détail tous les travaux publiés (jusqu’en
1967) sur cette diméthyltryptamine qui leur paraît avoir l’effet psycho-neuro­
pharmacologique des hallucinogènes indoliques.
Divers travaux (entre autres celui de A. Cerletti, dans l ’ouvrage de R. Heim
et R. G. Wasson (1958, et celui de H. Weidmann, M. Taeschler et H. Konzett,
1958) ont m ontré que cette substance — comme le LSD et la mescaline —
a une action adrénergique (mydriase, pilo-érection, hyperthermie modérée)
chez la souris et le lapin. D ’après M. M onnier (1959) qui a étudié l ’EEG chez
le lapin ayant reçu de la Psilocybine, celle-ci a également une action de stimu­
lation sur la form ation réticulée, mais a une action dépressive sur le système
médio-thalamique. J. Delay, J. Thuillier, Nakajim a et M. C. Durandin (1959)12

(1) L’histoire de la Senora Maria Sabina déjà évoquée par R H eim et Gordon
Wasson, a été reprise par F. Benitez (L o s H o n g o s alucinantes, 1964).
(2) Parmi les psilocybes, d’autres espèces sont plus pauvres en psilocybine
(JP. Z a p o te c o ru m , P . m a za te c o ru m , etc.), mais l’espèce sempersive apparue par
mutation en culture est plus riche. Les S tr o p h a ria contiennent eux aussi les mêmes
principes.
P S IL O C Y B IN E 593

ayant observé le com portement des souris sous l’influence de la drogue, ont
noté que celles-ci se com portent comme les mono-éthylamides et comme le LSD :
son action paraissant être plus rapide et s’exercer plus spécifiquement sur la
composante motrice des fonctions nerveuses. Pour B. S. M aldum et R. N aquet \
(1971), la psilocybine inhibe les réponses à la SLI chez les papio-papio.
U n mémoire de l ’école psychiatrique de Rome (Reda, Vella, Cancrini
et d ’Agostino, 1964) et l ’ouvrage de A. Hoffer et H. Osmond (p. 480-500) ;
exposent la pharmacologie de la Psilocybine et notam m ent des données sur
l ’EEG. D ’après Delay, Pichot, Yerdeaux et Lemperière le tracé EEG ne j
serait pas altéré. Il semble même, d ’après les auteurs italiens, que l ’on |
observe au cours de l ’intoxication une régularisation des tracés chez les j
malades mentaux. Ce fait déjà constaté par A.-M. Quetin (1960) peut être j
rapproché de la norm alisation des tracés comitiaux (Landolt) au cours j
des états crépusculaires épileptiques. Il y a là une énigme à résoudre. j
Q uant à la toxicité, elle paraît assez faible (Weidmann et coll., 1958) chez la 1
souris; McCawley et coll. (1962) cas d ’intoxication humaine. |
En ce qui concerne la tolérance et surtout la « cross tolérance » (à l ’égard ’
du LSD), elle a donné lieu à des observations et expériences (Isbell et coll., ;
1961 ; Balestrieri, 1960) qui m ontrent que ces deux drogues ajoutent leurs \
effets l ’une à l ’autre. j
Bien entendu, au cours de l ’intoxication expérimentale réalisée générale- j
ment avec une dose moyenne de 10 milligrammes, on observe des troubles |
neuro-végétatifs (mydriase, bradycardie, hypotension (dans 34 % des cas) ou j
une instabilité tensionnelle (dans 28 % des cas), des troubles vaso-moteurs j
(congestion céphalique, sueurs, cyanose des extrémités). On note aussi l ’asthé- j
nie, la somnolence, l’hyperréflexie ostéo-tendineuse, des tendances vertigineuses, |
un certain degré d ’amblyopie (brouillard devant les yeux). A.-M. Quetin, 1
à qui nous em pruntons les éléments de cette description sommaire, a noté un j
certain degré d ’hypoglycémie. Le tracé EEG ne paraît pas altéré (J. Delay, j
G. Verdeaux, P. Pichot, Th. Lempérière, 1959). Le tableau qui figure dans
la thèse de A.-M. Quetin (p. 42) est très complet et perm et d ’avoir un inven­
taire total de tous ces troubles fonctionnels ou physiologiques.
J

L ’ex p érien c e p s ilo c y b in iq u e .

Voyons m aintenant quelle est l ’expérience psychique que p r o d u i t c e t t e


expérience? On trouvera toujours dans le travail de A.-M. Quetin, 7 a u t o - j
observations, toutes remarquables par leur intérêt et l ’analyse i n tr o s p e c t iv e .
Citons ici quelques extraits qui nous ont paru plus particulièrement signi­
ficatifs (auto-observation n° 2) :

1) Phase de latence réduite à 1/2 heure au plus.


— \ .
2) Phase de somnolence et d’asthénie : 1/2 h à 3/4 h. Lassitude rnn»T
santé. Besoin quasi irrésistible de s’étendre. Envie de dormir sans y réussir. Essaie

J
594 L E S H A L L U C IN O G È N E S

de se réveiller en marchant, mais la fatigue rend le mouvement pénible. Légère


dysphorie.
3) Phase d’ivresse pâteuse (xilostomique) : 1 h à 1 h 1/4.
— L ’évolution naturelle, les exigences du protocole d ’examen systématique et
une sortie dans le jardin dissipent la somnolence tandis que l’asthénie régresse
partiellement.
— Il persiste un malaise général, une céphalée frontale, un échauffement de
la face et un certain degré d’obnubilation, quelques paresthésies de la bouche
(engourdissement, impression de sourire forcé) et du cuir chevelu tout à fait iden­
tiques aux suites d ’alcoolisation massive.
— Quelques petits phénomènes ne rentrent pas dans ce tableau classique :
« Une sensation bizarre de la paume de la main lorsque j ’y passe le doigt, l’impres-
« sion que donne une anesthésie locale incomplète : l ’impression de sentir passer
« l ’air dans mon nez; l ’impression fugitive que ma voix est nasonnée » (ce qui
n ’est pas perçu par l ’interlocuteur).
4) Phase spécifique (3 heures environ).
Elle va se développer sous l ’influence de l ’épreuve du Rorschach mais, en fait,
elle débute un peu avant lui : « Alors que je n ’attendais plus rien de nouveau
« je suis frappé par la satisfaction profonde que me procure une reproduction
« de tableau au mur et même simplement la surface de la table.
« La succession des planches m’entraîne peu à peu dans un « charme » dont
« j ’accepterai mal la rupture. Les noirs et les gris deviennent beaux en eux-mêmes;
« ils prennent parfois un relief inhabituel; les blancs prennent souvent une sorte
« de profondeur; ils sont le « vide », « l’espace »; parfois je touche au rêve...
« Je joue de différentes ouvertures des paupières; c’est ainsi que j ’arrive une fois
« (une seule) aux frontières de l’hallucinose; je vois distinctement dans le blanc
« un tissu natté pour fond de broderie, je compterais presque les trames mais
« l’effet disparaît à l’ouverture complète des yeux; il ne se reproduira pas avec
« d’autres planches. Il y a en outre un « nourrissage » mutuel entre les images
« vues et la verbalisation que j’en fais; les mots évoquent de nouvelles ondula-
« tions, de nouvelles jouissances que je m’efforce de décrire et qui appellent de
« nouveaux mots.
« . . . Les doigts de la main sont engourdis, un peu étrangers; je les regarde
« et je joue comme un bébé à les remuer; c’est très curieux d ’avoir une main; je
« sais que c’est moi qui fais jouer mes doigts et je les contemple comme quelque
« chose d ’autre que moi, comme un jouet derrière une vitrine; ce pourrait être
« tout aussi bien la main d ’un autre. Je trouve un air de parenté entre ma main
« et le visage de ma mère et de ma sœur; et il y a une harmonie entre eux et mon
« nom; le N surtout leur va très bien, c’est une lettre qui occupe bien tout
« l’espace... »

Voici maintenant l’auto-observation n» 6 (2e expérience).

« Très rapidement, me semble-t-il, impression de transformation corporelle.


« Un engourdissement progressif et ascendant envahit mon corps qui semble privé
« de toute espèce d ’articulation, donc de squelette, et devenu une véritable masse
« informe qui me paraît alternativement légère comme du liège ou aussi lourde
« que du plomb. Je me sens successivement limace, puis momie. Je deviens indé-
P S IL O C Y B IN E 595

« finissable, innommable. A ce stade, c’est merveilleux, je suis en plein rêve.


« Puisque je ne suis plus rien, je suis insensible, immatérielle, je n ’ai plus aucun
« souci; aucune préoccupation matérielle, intellectuelle ou autre, j ’ai quitté le
« monde du quotidien. Je me laisse sombrer dans une immobilité, une solitude
« voluptueuse qui flattent mes goûts de paresse. Je jouis d ’un état de calme unique,
« de paix souveraine, j ’atteins un bonheur indescriptible et surnaturel. C ’est ce
« qui m ’a maintenant fait dire : « Je ne donnerai pas ma place »... Un dialogue
« intérieur s’établit entre nous (les meubles de la pièce et moi) : chacun défend
« sa cause. « Vous êtes ridicules d ’être si petits, et puis, pourriez-vous me dire
« l ’utilité de votre présence? ». « Nous sommes nés comme toi », et pour bien
« le montrer, pour me prouver sa « vie », l ’armoire, à ces mots, se met à effectuer
« quelques amples mouvements d ’inspiration. « Ne serait-ce pas vous qui êtes
« ridicules de ne pas avoir l’intelligence de nous fabriquer d ’une manière fonc-
« tionnelle et non en dépit du bon sens ». La lampe, sur l’armoire, dominant
« la situation (l’œil du maître, de l’arbitre) nous écoute : elle prend un éclat par­
« ticulier, la forme d ’un visage, sourit. Son sourire devient moqueur et comme
« cela m ’attriste j ’ai presque envie de pleurer... Tous les objets sont décidés à
« s’acharner contre moi, à me vaincre, à m ’humilier, à me blesser : une machine
« à écrire! moi qui sais à peine m’en servir et déteste cela!... Toujours des rires :
« il faut bien que je montre que je ne suis pas trop perdue dans ce monde si petit
« (New York me semble à deux pas), et si peu riche en idées (politique, religion),
« dans ce monde en un mot futile, vain, et j ’écris en grand sur une feuille : « Vani-
« tas », bien incapable d ’ailleurs d ’écrire autre chose, mais je pensais « Vanitas,
« vanitatum et omnia vanitas ». Je veux parler pour m’arracher à mon inquiétude,
« à mon angoisse, je ne sais pas quoi dire, je ne peux pas m ’expliquer. Seuls fusent
« ces rires qui décidément me refusent de l’aide... »
De l’auto-observation no 25 citons ce passage où apparaissent des images hallu­
cinatoires plus vives :
« ... Je ferme les yeux et rapidement se disposent un plafond qui me suggère
« un ouvrage de ferronnerie, puis toute une pièce autour de ce plafond. Je suis au
« centre de cette pièce très haute. Je contemple ce plafond et je vois autour une
« galerie soutenue par des portiques. Puis la vision s’estompe et je suis désolée :
« là encore j’adhérais affectivement à ce que je voyais. Je m’allonge un peu sur
« le fauteuil, cherchant la position confortable de relâchement complet, désireuse
« de n’être occupée que de mes seules hallucinations.
« J’ouvre les yeux : tout s’arrête. Puis à nouveau des taches claires qui s e r­
« pentent en un long fleuve. Très désagréablement les formes foncées et te n ta -
« culaires reprennent leur place; cet aspect de pieuvre menaçante, in d is tin c te
« mais se rapprochant est très angoissant. Il ne s’agit pas de peur liée d ire c te -
« ment à cet aspect affreux mais vraiment d’angoisse réelle devant cette v is io n
« répugnante qui pourtant ne me fait pas fuir. Je crois que j’aimerais re s te r, s a v o ir
« ce qu’il y aura après. Cependant, je commence à ouvrir les yeux.
« Le long fleuve de brillants repart devant moi...
« Cette fois, c’est une cathédrale soutenue par des ogives qui p e u à p e u
« s’ébranlent et reconstituent les tentacules; et c’est à nouveau l ’a n g o is s e mais
« très physique, et je m’agite sur le fauteuil. La conjuration simple : o u v r i r les
« yeux, m’est devenue maintenant familière.
« Puis c’est un aigle très stylisé, éclairé en rouge et surmontant u n p o r a i L

j
596 L E S H A L L U C IN O G È N E S

« Je pense aux aigles multiples du « Napoléon » d’Abel Gance et j ’ouvre les yeux...
« et je ris. Le pourquoi de ces rires ne me préoccupe plus, je m ’y livre maintenant
« totalement, d ’autant plus facilement que s’est installée une agréable sensation
« de supériorité aimable et gentille. Ne suis-je pas la seule à voir ces choses et je
« consens à les livrer. Consciente de la vanité de cet état d ’esprit, je m ’y complais,
« m’efforce seulement de l’extérioriser au minimum car parler me gêne un peu
« dans ma contemplation affective.
« Un portail d’église s’ouvre devant moi, coloré en jaune vif. Je crois entrer
« dans l ’église... Oui, je suis dans l ’église et j ’ai droit maintenant à de très beaux
« vitraux également colorés en jaune. Je crois que mon interprétation à voix haute
« influe sur l ’Hallucination qui s’organise en fonction des phrases prononcées :
« ainsi j ’ai parlé d ’un portail d ’église et je me suis trouvée ensuite dans cette église.
« Je ferme les yeux : c’est une vision très laide... des têtes... Je me refuse à
« expliquer leur aspect cadavérique et sinistre quoique indistinct. J ’ouvre les yeux
« très vite et très vite je suis à nouveau euphorique...
« ... Les yeux fermés, c’est à nouveau le corridor vertigineux, puis un escalier.
« J ’avance maintenant dans une salle brumeuse dont le fond est indistinct. C’est
« une vision rouge qui s’organise, mais je retombe dans les formes géométriques.
« Je crois que cette géométrie est un matériel de conjuration. Ma longue marche
« dans le corridor inquiétant, mon arrivée dans la salle brumeuse préludaient
« à une désagréable vision que j ’ai refusée. Je suis dans une pièce ronde à toit
« pointu, les décors sont très rococo, 1900. De ridicules personnages joufflus
« soutiennent des tentures. Je ris beaucoup : des motifs décoratifs, têtes de per­
« sonnages comiques, défilent...
« Une ruelle obscure s’ouvre devant moi, une curieuse ruelle couverte et bru-
« talement c’est une extraordinaire ville très stylisée construite sur un invrai-
« semblable à-pic vertigineux. Les murs en sont très nets et leur angle de cons-
« truction sans rapport avec une possible réalité... Je suis sur l ’à-pic maintenant :
« au pied de la ville, c’est un vallonnement et une armée qui serpente, s’éloigne
« de la ville. La description que je fais des murs stylisés a fait surgir devant moi
« pendant un bref instant un mur au contraire très net, aux briques .très appa-
« rentes. Maintenant, c’est un escalier que je descends... Je débouche en bas...
« Je vois une vieille dame assise dans un fauteuil... Personnage qui m ’est tota-
« lement inconnu, cette vieille dame est très majestueuse, royale... Sans transi-
« tion, brutalement, j ’ai devant moi une horrible tête d’oiseau de proie énorme
« et effrayant. C ’est affreux, il tombe sur moi... J ’ouvre les yeux, je dois me tordre
« sur mon fauteuil pour échapper à cela... »

Toutes ces observations se ressemblent, comme elles ressemblent à celles


des nombreuses auto-observations de médecins, de psychologues ou de
malades coopérants ou « lucides » dont les expérimentations sur la mescaline
ou le LSD ont rempli la littérature psychiatrique ou la littérature tout court.
Akimitsu Miyoshi (1966) a cherché chez 12 sujets norm aux à com parer l ’action
du LSD et de la Psilocybine. Il a noté que celle-ci produit plus de symptômes
somatiques, une apparition plus précoce de la symptomatologie psychique et
une durée moins longue de ses effets généralement beaucoup plus faibles
(de 1/80 à 1/120). Le travail de G. M. Landon et R. Fischer (1969) est parti­
culièrement intéressant à noter, car, comme nous l’avons déjà vu, R. Fischer
PSILOCYBINE 597

est un des auteurs qui a le plus souligné la valeur de « creativity » (cf. plus
loin, p. 671) de l ’expérience psychédélique en général. Chez deux sujets minu­
tieusement étudiés, malgré les distinctions « structurales » un peu superficielles
auxquelles il se réfère, note que dans l ’état d ’ « ergotropic arousal » où se
trouvent les sujets augmente les tendances aux stéréotypies et réduit la liberté
caractéristique, disent-ils en concluant, du plus haut niveau d ’arousal.

— Voici m aintenant quelques extraits des impressions et transpositions poé­


tiques de H. Michaux, et voici comment il rend compte de la « connaissance
psilocybinique des gouffres » :

« ... A nouveau, je fermai les yeux.


« Se liant alors tant bien que mal à cette vision, je vis des murs cyclopéens.
« Il s’en trouvait dans la revue du Pérou que j’avais apportée et feuilletée rapi-
« dement. Je voyais à présent des murs du même type, mais aux blocs de pierre
« autrement dissymétriques, d’une dissymétrie invraisemblable qui, grâce à
« cette intoxication merveilleuse, se soutenaient parfaitement, et ces murs étaient
« cartilagineux!
« Je sentis ensuite confusément puis plus fortement, de plus en plus fortement,
« quelque chose qui voulait me diriger, voulait me soumettre, voulait ma doci-
« lité. Impérativement, inexplicablement, j’étais poussé vers une sorte de morale
« conventionnelle et de religion de bien-pensant.
« Fermant les yeux, je vis un extrêmement haut prie-Dieu qui n’eût pu çon-
« venir à un homme du monde à moins d’imaginer un chanoine maigre de taille,
« d’une girafe adulte, ce qui ne me vint pas à l’esprit, et le prie-Dieu reste inoccupé
« et seul dans l’espace faisant peut-être allusion à moi qui n’acceptais pas cette
« invitation religieuse (particulièrement occidentale et conformiste).
« Vraisemblablement dans le même esprit, j ’écrivis sans raison apparente
« que le moment : « Les visages des augustes orants », membre d’une phrase qui
« n’est peut-être pas de moi qu’il me paraît recevoir sous dictée. Sur ma droite,
« apparurent des êtres pacifiés, couleur de pierre, presque des statues mais res­
« pirant encore quoique faiblement et lentement, étendus tout à fait à l ’horizon-
« taie sur des dalles nues. Quelques têtes, à part, montraient également des visages
« calmes et posés dans la pénombre et le silence.
« De petites étendues d’eau (ou de sable blanc?) se mirent à luire dans des
« encadrements de pierre considérables, tels qu’en plus petit et en métal on
« voit autour de certaines photographies de famille. Très ornés et plaisants, je
« me demandais comment il se faisait que des cadres pareils je n’en eusse jamais
« rencontrés dans aucun jardin, autour des gazons ou des fleurs. Enfin, je vis
« d’immenses coulmas. J’écrivis le mot aussitôt, mais je ne sais plus ce que som
« les coulmas.
« ... L’atmosphère était à l’amortissement. Comme si quelque présence faisait
« faire silence malgré le bruit non négligeable d’une horloge de table qui, toot
« bruit qu’il était, ne pouvait réduire ni tout à fait étouffer un « chut » improncooé
« mais là, doucement impératif et rayonnant.
« Une des dernières choses que je vis avant de « plonger », fut quantité de
« bouches, de pittoresques bouches à cinq suçoirs au lieu de langues.
!

598 LES HALLUCINOGÈNES

«. . . Donc, j’étais assailli par des ondulations. De considérables. De larges,


« de fortes, aptes à me déformer. J’avais à y faire face.
« Mon corps autour de moi avait fondu. Mon être m’apparaissait (si je gar­
« dais les paupières baissées et sans repères visuels) une substance informe, homo­
« gène, comme une amibe. Plus homogène encore. Je ne me sentais pas rapetissé
« mais seulement indifférencié. Sur moi, sur les frontières, avec une grande ampli­
« tude, des ondes ou des lignes ondulantes, résistantes, d’énergie pleines. Des
« serpents de force. Ils commençaient (il fallut longtemps avant que je m’en
« émeuve) à m’enrober, à me traverser, à me former et à me déformer rythmi-
« quement, à me traverser beaucoup, à m’arracher beaucoup, à me plier beaucoup,
« à vouloir me rendre sans résistance.
« Tantôt je sentais plus le brassage, tantôt plus la prédication (prédication
« biologique tendant à me remodeler). Massage fluidique ou discours, ce rabâ-
« chage n’en finissait plus.
« ... Et toujours ces lanières ondulantes et sans corps venaient et revenaient
« me travailler avec plus d’amplitude, en un malaxage et remassage, hammam
« psychique qui eût dû desserrer, décontracter le plus décidé, le plus ferme des
« hommes. Moi, pas inquiet, je continuai à « être »... Dans une sorte d’indif-
« férence, j’attendais que ce fleuve à vagues ecclésiastiques et moralisatrices voulût
« bien passer.
« ... Quoique accablé, je répondais à la demande tacite, je parlais, je me dévoyais
« dans des paroles explicatives, puis fermant à nouveau les yeux, je me replongeais
« dans le fleuve aux flots innombrables où il n’y avait ni examinateurs, ni profes-
« seurs mais seulement des ondulations, des ondulations sans rien d’autre, des
« ondulations incessantes, brassant tout dans une parfaite et presque cosmique
« monotonie, dans une inlassable houle, loin des demeures des hommes et des
« raisonnements et des catégories des hommes et des divisions et des cloison-
« nements. Chaque vingtième de minute, ou chaque centième ou cinq centièmes
« de minute (?) j’y retombais, j’y refaisais naufrage. J’y oubliais tout en y faisant
« naufrage, j’y naufrageais aussitôt le souvenir de leur présence et de toute autre
« réalité. Et naturellement, mon corps. Sans repères visuels, plus de corps. Plus
« que des ondulations. De plus en plus rares et légères étaient les visions, de plus
« en plus pénible et infructueux l’effort pour aller vers elles.
«... Pendant un silence, j’entendis un docteur prononcer à l’oreille d’un autre :
« Cas typique de dépersonnalisation ».
« A ces mots, reconnaissant les impropriétés de langage, je sus que le monde
« n’avait guère changé durant ma noyade. Sans doute, je me sentais une masse
« amorphe entre des lignes de force. Perte d’impression du corps, mais nullement
« de ma personne aussi complexe et « située » qu’avant, simplement fort occupée
« par moments comme le serait un malade luttant contre une douleur très forte,
« qui fait qu’il y « revient » sans cesse. Je ne commettais aucune erreur directe
« non plus sur la leur. La mienne n’étant pas affectée, je ne changeais pas
la leur.
« Tout autre, celle-là profondément changée, la conscience de mon corps
« que je ne me sentais plus occuper convenablement, continûment. Ne sentant
« pas mon corps en son entier, en son détail mais mal, à peine et sporadiquement,
« ne sentant pas mon visage, ne pouvant le sentir en imagination, je n’arrivais
« pas à sentir la vie de leur visage à eux. Je les recomposais mal, proportionnel-
« lement à la façon dont mal j’occupais le mien... »

i
PSILOCYBINE 599

Il est inutile de reproduire d ’autres de ces récits (1).


Quant à la systématisation de tous les phénomènes qui apparaissent dans
Y e x p é r ie n c e p s ilo c y b in iq u e , A.-M. Quétin tente de les classer ainsi :

10 M o d if ic a tio n s d e V h u m e u r. Elles se rencontrent dans 80 % des cas. Et


l ’auteur insiste comme nous l ’avons fait à propos du haschich ou du LSD
(tout au moins quand ce n ’est pas un mouvement d ’angoisse que l ’expérience
psychédélique déclenche), sur l ’hypomanie, la joie contemplative, l ’euphorie;
2° P h é n o m è n e s p s y c h o - s e n s o r ie ls . Ils sont, tantôt de type Hallucination
délirante, tantôt de type « Éidolie hallucinosique » (point sur lequel gravite
to u t le problème pathogénique de l ’action hallucinogène). Les Éidolies v is u e l­
le s portent sur la perception des couleurs (saturation ou désaturation des
couleurs, modification de la luminosité et de la tonalité) ou des formes (dys-
mégalopsie, modification de la perspective, du relief), elles surgissent surtout
quand les yeux sont fermés, et l ’auteur distingue, là encore (comme J. Zador
pour la mescaline), les « formes hallucinosiques » géométriques (protéidolies)
et les « scènes animées » (phantéidolies) où déjà se manifeste dans sa
complexité le travail onirique. Quant aux troubles psycho-sensoriels a u d itifs ,
ils sont pour A.-M. Quétin relativement assez fréquents (dans 65 % des cas),
tout au moins pour les sons communs ou musicaux, mais jamais les Sujets
n ’ont présenté d'Hallucinations auditivo-verbales. Les s y n e s th é s ie s sont égale­
ment signalées et sont à peu près les mêmes que l ’on observe dans l ’intoxi­
cation mescalinique.
Enfin, les H a llu c in a tio n s s o m a to g n o s iq u e s se rencontrent dans 50 % des
cas (taux qui paraîtrait assez faible s’il ne s’y ajoutait les expériénces de
transform ation corporelle), elles consistent en impression d ’altération du
corps (dislocation, changement de forme et de substance);
3° T r o u b le s d e la C o n s c ie n c e e t d e la p e r s o n n a lité . Sous cette rubrique,
A.-M. Quétin range toutes les expériences de transform ation corporelle et de
dépersonnalisation qui s’observent quand est atteint un certain degré d ’intoxi­
cation dans 70 % des cas.
Ce travail est, à notre avis, un modèle du genre. Il est extrêmement appro­
fondi et détaillé. Personne ne peut plus s’occuper de l ’action de la psilocybine
sans l ’avoir lu et médité. De sa lecture et de sa méditation, nous sommes resté 1

(1) C elui de Cl. Wiart ( Confinia Psychiatrica, 1963, p . 171-174) n o u s a paru


p artic u liè re m e n t in té re ssa n t p a r les É id o lies h a llu c in o siq u e s vécues e t ra p p o rté e s
co m m e telles e t —• d a n s la deu x ièm e ex p érien ce — le glissem en t vers u n m o n d e
h a llu c in a to ire p lu s scénique. C eci n o u s ren v o ie a u x tra v a u x de J. Z ador d o n t nous
p a rle ro n s à p ro p o s de la m escaline. L e tra v a il de G. C. R eda, G. Vella, L. C aï*-
crini, E . d ’AGosTiNO (S tu d io clin ico e p sic o p a to lo g ic a delle p silo cib in e, Rmsrm
Sper. di Freniatria, 1964, 88 , p . 7-76) c o m p o rte ég a le m en t d eu x a u to -o b se rv a tio n s
in té ressa n te s m a lg ré q u e, là en c o re, la c o n d itio n m êm e d e la s itu a tio n de l'expé­
rien ce m e tte en je u d a v a n ta g e les te n d a n c e s p ro p re s d e la p e rso n n a lité (en la pro­
je ta n t d a n s le « R o rsc h a c h » d e c e tte situ a tio n ) q u e l ’a c tio n spécifique de la drogne.

i
r
600 LES HALLUCINOGÈNES

pour notre compte fortifié dans l ’idée que l ’expérience vécue au cours de
l ’intoxication par la psilocybine ressemble comme une sœur à toutes les expé­
riences vécues au cours du s y n d r o m e p s y c h o t o x iq u e a ig u provoqué par tous
les hallucinogènes.
Et nous retrouvons à propos de ce toxique les mêmes problèmes déjà
rencontrés en exposant l ’action hallucinogène du haschich et du LSD. Nous
les rencontrerons encore à propos de la mescaline. Du point de vue qui inté­
resse le plus généralement les Psychiatres, c’est-à-dire l ’analogie des troubles
avec les états psychiques anormaux (expérimentalement provoqués), nous
pouvons noter que les effets hallucinatoires de cet hallucinogène entrent dans
l ’ordre général des catégories que nous avons établies.
Les caractéristiques psychopathologiques de l ’action de la psilocybine sont :
1° de présenter le type même d ’une e x p é r ie n c e d é lir a n te a ig u ë statu nascendi ; 2° de
se constituer à un niveau de déstructuration du champ de la Conscience qui
équivaut le plus souvent à celui de la désorganisation temporelle-éthique du
champ de la Conscience qui atteint par vagues ou progressivement le niveau de
déstructuration de l ’espace vécu (dépersonnalisation); 3° de com porter les deux
catégories des phénomènes hallucinatoires; car, d ’une part le toxique dissout
la Conscience en tant q u ’organisation de l ’actuellement vécu (E x p é r ie n c e s
d é lir a n te s ) e t , d ’autre part, il atteint et désintègre les sphères sensorielles
privilégiées en y faisant apparaître des É id o lie s h a llu c in o s iq u e s surtout visuel­
les et corporelles.
Q uant à l ’apport im a g in a t if que le Sujet de l ’expérience introduit dans sa
« réaction » à la drogue, il peut aller — comme nous l ’avons noté pour les
autres « s p a n d in g -d r u g s » — jusqu’à une sorte d ’auto-suggestion (manifeste,
nous semble-t-il, dans beaucoup d ’auto-observations médicales ou de psy­
chologues) qui retranche de l ’action du toxique ce q u ’y ajoute l ’intérêt pas­
sionné du Sujet. Celui-ci, dans ces sortes d ’expériences, transforme assez faci­
lement l ’expérience (au sens objectif du terme) en pure expérience (Erlebniss)
du Sujet. Et c ’est bien en effet en quoi de tels toxiques sont hallucinogènes
pour introduire précisément plus de subjectif dans l ’objectif. Tout le problème
consiste évidemment à se demander si le Sujet peut par son propre pouvoir
aller ju sq u ’à cette objectivation qui, en quelque sorte, r é a lis e l ’expérience
que ses sens comme ceux d ’un observateur enregistrent sans que, précisément,
quelque chose du monde (la drogue) n ’amorce cette métamorphose du
pouvoir de l ’imagination (expérience vécue) en prise de distance objective
(observation scientifique). Telle est, en effet, la division de l ’éprouvé et du
constaté (comme dit P. Guiraud) impliquée dans l ’acte de la Conscience et dont
l ’Hallucination dans son imposture et par la triche q u ’elle introduit dans la
fausse perception opère la coalescence. C ’est bien peut-être ce qui a conduit
justement Timothy Leary (1) dans un travail d ’ailleurs très métaphysique 1

(1) Timothy Leary, G. H. Litwin et R. Metzner. Reactions to psilocybine


administred in a supportive environment. J. o f nerv. and ment. Diseases, 1963,
137, p. 561-573.

f
BIBLIOGRAPHIE 601

à étudier l ’importance du support situationnel (au fond, de la représentation


imaginaire de la situation) dans l ’apparition de l ’expérience psilocybinique.
Il est bien possible, quoique peu probable, q u ’un jo u r l ’imagination des
hommes tire autant de bénéfice hallucinatoire que du divin Acide LSD, de la
toxicomanie par la psilocybine, substance merveilleuse qui, incorporée à la
forme phallique des champignons, a fasciné les Indiens du Mexique et ne peut
guère manquer d ’exercer son pouvoir magico-physiologique sur tous les
hommes...

N O T IC E B IB L IO G R A P H IQ U E

L e le c te u r tr o u v e ra la b ib lio g ra p h ie d e to u s le s tr a v a u x c ité s à la B ib lio g ra p h ie s p écia le


s u r le s H a llu c in o g è n e s p o u r c e q u i e s t d e s tr a v a u x d e 1 9 5 8 à 1 9 7 0 — o u à d é fa u t, d a n s le s o u v ra g e s su iv a n ts.

H eim (R.) et W asson (R. Gordon). — L e s c h a m p i­ J . B. 325 and I. T. 290) in subjects. J . o f n e r v o u s i


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LE PEYOTL ET LA MESCALINE

Le Peyotl est un Cactus (tribu des Echinocactées, genre Echinocactus,


sous-genre Lophophora). Il occupe sa place taxinomique sous le nom de
E c h in o c a c tu s W illia m s ii (Lemaire, 1840). Si, en effet, les botanistes ont d ’abord
hésité à le classer dans l ’espèce Anhalonium, tous depuis les descriptions de
Michaelis (1896) et les études de Ch. H. Thompson le tiennent pour un Echi­
nocactus, c’est-à-dire un cactus tubuliflore à 8 côtes, à fleurs roses ou blanches :
c ’est le « cactus des déesses ». Celui q u ’on avait tenté d ’isoler sous le nom de
A n h a lo n iu m L e w in ii n ’en est que la forme adulte : c ’est le « cactus des dieux »
(A. Rouhier)...
Les Indiens des tribus des États-Unis employant le Peyotl à l ’état sec sous
le nom de « m e s c a l-b u tto n », c ’est de ce m ot que l ’alcaloïde le plus connu du
divin cactus a tiré son nom. Sa saveur est amère, nauséeuse et persistante.
C ’est, en tout cas, ce Peyotl desséché qui est à la base des préparations
pharmaceutiques (poudre, extrait fluide, extrait mou, Pampeyotl et solutions
injectables).
La légende du Peyotl se perd, dit Rouhier, dans la nuit des temps. Ses
propriétés étaient attribuées au Dieu du Feu et de la Lumière, et les chro­
niques tarahum ares ou des tribus Huichols le mêlaient à tous leurs mythes.
A leur arrivée au Mexique, les Espagnols (Cardenas, B. de Sahagun) notèrent
que les Chichimèques en faisaient une grande consommation et leur don­
naient le nom de « Nanacatl » ou de « Téonanacatl » qui signifie « chair divine ».
Le culte du Peyotl fut l ’objet de prohibition de la part du clergé catholique
qui le considérait comme « satanique ». Ce sont les tribus Huichols, Coras,
Tepehuanes et Tarahumares qui gardaient le plus jalousement l ’usage et les
cérémonies du culte du Peyotl. Parmi elles, c ’est aux Huichols q u ’est revenu
l ’honneur de faire l ’objet d ’études d ’ethnologie de leurs fêtes religieuses
(cf. Rouhier, p. 110-146 et A. Benzi, 1969).
- Dans ces lieux où croît le Peyotl et peuplés de quelque cinquante dieux
qui se détachent de l ’ensemble déifié de la nature, c ’est le Peyotl totémique
qui est source de vie, de force et de richesse. C ’est à 300 km de la « Mojo-
nera », à l ’Est du Nayarit, que la tribu doit aller le chercher, expédition de
trente jours à travers l ’aridité des steppes q u ’entreprennent à l ’automne les
groupes de pèlerins. Leur théorie est conduite par celui qui représente « l ’Aïeul
le Feu ». Elle progresse à travers le « lieu des étoiles », le « lieu des jardins »,
le « lieu des herbes », le « lieu où est la colonne » pour s’arrêter à Houhiou-
ripa (lieu des oignons). Tous les participants à cette quête sacrée se livrent à
PEYTOL ET MESCALINE 603

une confession générale, priant, invoquant le soir venu « les cinq vents du
monde », en état de jeûne et d ’extase. C ar c ’est l ’état de grâce et la purifica­
tion qui font de cet itinéraire une ascèse. Arrivés au terme de leur pérégrination,
les « hicourieros » parvenus aux autels du dieu Peyotl, lancent de leurs arcs
des flèches qui transpercent les premiers cactus. Et ainsi se fait la récolte du
« Peyotl des déesses » et du « Peyotl des Dieux » (1)..., la grande fête du Peyotl
(ou fête du Maïs grillé). Nous citerons ici quelques passages de Rouhier :

«... Les femmes ont des couronnes de fleurs rouges et jaunes et de leurs épaules
tombent des guirlandes de plumes d’ara et d’épervier.
« A l’intérieur du temple, le feu central est allumé en grande pompe. Le prêtre
arrive portant sur ses mains étendues une bûche de bois vert d’une coudée de long :
c’est l’oreiller de « l’Aïeul le Feu »; il l’offre aux cinq parties du monde et puis
à la sixième en la déposant sur l’emplacement du foyer... Dans la partie nord-
ouest, un foyer plus petit brûle devant deux animaux sacrés, écureuil gris et putois
rayé dont les dépouilles empaillées, fixées sur des piquets, parées d’ornements et
de fétiches semblent présider à la cérémonie; près d’eux sont disposés deux vases
contenant du Peyotl. Enfin, au sud de cet espace sont disposées de nombreuses
marmites destinées à cuire le tesguïno. Deux femmes sont désignées pour écraser
sur le metate, à l’aide d’une pierre, le Peyotl que l’on y mélangera.
« ... Des gâteaux (tamales) composés de grains de maïs bouillis et cuits dans
la pâte ont été préparés. Us sont modelés en forme d’étoile à sept branches, imi­
tation grossière d’un Peyotl.
«. . . Réunis dans le temple et présidés par le prêtre, ceux qui ont pris part à
l’expédition du Peyotl prient longuement à voix haute... Jetant dans le feu leurs
petits paquets de tabac sacré, ils se libèrent à ce moment de toutes leurs obliga­
tions à son égard. Cessant dès lors, suivant leur expression, « d’être des prison­
niers », aucune interdiction ne les opprime plus... Alors la danse sacrée com­
mence. Les danseurs, hommes et femmes, évoluent derrière le prêtre en une cho­
régraphie rapide, l’encerclent ainsi que le brasier d’une ronde sautillante dont
le sens est contraire à celui du mouvement apparent du soleil et qui, s’allongeant
peu à peu en ellipse, tend à les rapprocher des animaux sacrés. Ils portent appuyés
à l’épaule, comme des sceptres, des bâtons grossièrement sculptés en forme de
serpents.
« ... Tous dansent avec de vifs mouvements, décrivent des voltes rapides,
tournent sans arrêt ni fatigue, conduits par quatre coryphantes (deux hommes et
deux femmes) vêtus somptueusement. Dans les nuages de poussière soulevés par
les rapides mouvements des jambes, par les sauts et les rebondissements des dan­
seurs sur le sol, les formes se noient, les flammes des foyers s’obscurcissent et la1

(1) Ce lyrisme est bien celui de la toute-puissance auquel, dans le roman de


L aw rence a succombé Kath en se livrant à Quetzalcoatl, le Serpent à plumes.
Par là pouvons-nous comprendre quelle ivresse mystico-esthétique et poétique
précède et engendre l’ivresse du toxique (nous avons déjà vu que c’est elle encore
qui embrase les transes psychédéliques des « Beatniks » et des « Hippies » dans
les hauts lieux de la civilisation occidentale poursuivant la même quête de mer­
veilleux).
604 LES HALLUCINOGÈNES

voix des officiants s’éteint... La danse déroulera ainsi l’infinie complexité de ses
figures symboliques pendant plus de vingt-quatre heures.
« ... La fête ne prend fin que le surlendemain matin. La cérémonie de la « Gril­
lade du Maïs » la termine. Elle se prolonge généralement jusqu’à midi, retardée
par l’ivresse générale de toute la tribu. Cette ivresse est due à la fois au Peyotl,
au tesguïno et surtout au Sotol (1) que certains mercantis accourus des districts
voisins viennent vendre aux Huichols. Ceux-ci « s’enivrent si magnifiquement
que l’on voit le patio parsemé d’hommes et de femmes privés de raison, qui restent
pendant quelque temps en ce misérable état ».

Les expéditions et cérémonies sont les mêmes chez les Coras et les Tarahu-
mares. Chez les Indiens des États-Unis où les rites du Peyotl ont été importés,
les rites sont analogues quoique assez différents. Chez les Kiowas, la cérémonie
se déroule moins comme une danse que comme une « scène de contempla­
tion paisible ». Après que les hommes aient mangé quatre « mescal-buttons »
d ’abord, dans la suite, après minuit, les « mescal-buttons » sont distribués
à la ronde, chacun en consommant autant q u ’il le désire.
J. Cazeneuve (2) s’est intéressé à l’extension et à la survivance de ce culte
peyotlique au Nouveau-Mexique, et il a noté que si certaines tribus polythéistes
plus cultivées (les Puellos) y sont réfractaires, d ’innombrables « Katchinas »
s’y adonnent généralement, tandis que d ’autres encore (les Navahos) y sont
peu enclins. Ce fait permet à l ’auteur de défendre la thèse que le culte du
Peyotl est pour ainsi dire conditionné par l’institution religieuse et notam m ent
par l’attitude de contemplation ou de vision intérieure de l ’ivresse que procure
le mescal-button, prolongement naturel du désir de surnaturel.
Car, bien entendu, la « p la n t e q u i f a i t le s y e u x é m e r v e illé s » (A. Rouhier)
les ouvre sur le monde des images ou, si l ’on veut, des Imagos, ou, si l ’on veut
aller plus loin encore, du « numinosus », qui constitue le noyau mystique de
l’humanité son hallucinophilie immanente.

PHARMACOLOGIE DE LA MESCALINE

Le Peyotl contient plusieurs alcaloïdes (Lewin, 1888) : l ’anhalamine


(C u H iS 0 3 N) isolée par Kauder (1899) — l ’anhalonidine (C ^ H J7 Os N) — la
peyotline (Qg H i0 0 3 N) et la mescaline (C u H i, Os N). Ces alcaloïdes furent
d ’abord isolés à partir de plantes fraîches par L. Lewin en 1888, Kauder en12

(1) Forte eau-de-vie indigène.


(2) J. C a z e n e u v e . Le Peyotl au Nouveau Mexique. R e v u e P h ilo so p h iq u e, 1959,
p. 161-182. Deux travaux importants ont été consacrés aux rites du Peyotl dans
les tribus d’Amérique du Nord : celui de W. L. B a rr e ( The p e y o tl C u it, Yale
Univ. Public, n° 19, 1930); et celui de D. F. A berle et O. S t e w a r t sur les tribus
Navahas {U n iv. C o lo ra d o A n th ro p ., n° 6, 1957).
MESCALINE — PSYCHOPHARMACOLOGIE 605

1891 et A. Heffter en 1894, mais c’est seulement en 1910 que E. Spath réa­
lisa la synthèse de ces différents alcaloïdes.
Nous avons déjà indiqué (p. 516) la formule développée de la m e s c a lin e
f qui est l ’alcaloïde le plus actif. C ’est une ß3, 4, 5 triméthoxyphénéthylamine
dont la formule chimique a été précisée depuis les premiers travaux de Heffter
(1894) ju sq u ’à ceux de Spath et coll. (1919,1937) et de L. Reti (1950). Rappelons
que la structure moléculaire de la mescaline ne contient pas de noyau indol,
mais que certains auteurs ont admis son indolisation au travers de ses méta­
bolites successifs (J. Harley-Mason et coll., 1958) après son passage dans
l ’organisme. Le fait que le noyau indole ne serait que virtuel et, somme toute,
conjectural, a étayé, nous l ’avons déjà vu, les critiques de Turner (S. Merlis
1956-1959) contre la théorie « indolique » des principaux hallucinogènes.

L ’anhalam ine dérive de la mescaline par la fermeture de la chaîne ouverte


et par remplacement d ’un groupe méthoxyle par un oxhydryle phénolique.

L ’anhanlonidine dérive de l ’anhalamine par simple méthylation.

La peyotline dérive de l ’anhalonidine par une autre méthylation sur


l ’azote.

L ’anhalonine qui diffère des précédentes par la complication de sa chaîne


quinoléique d ’une chaîne fermée oxygénée.

La Lophophorine est un dérivé N-méthylé de l ’anhalonine.


D. Peretz et coll. en 1955 ont étudié une substance analogue, le 3, 4, 5 Tri-
méthoxyamphétamine (T.M.A.) J. R. Smythies et E. H. Sykes (1) se sont plus
récemment appliqués à l ’étude de ces « Mescalines analogues », notamment
de la Diméthyl-oxyphényl-éthylamine (DM PE) et de la N -N diméthylmescaline
(DMM).
Ce sont les sels de mescaline (chlorhydrate et surtout sulfate) qui sont
communément employés par voie parentérale (sous-cutanée).

La pharmacologie de la M escaline (2) est celle des phényléthylamines en


général (Hoffer et Osmond). Elle est dominée par son action sympathico-12

(1) Smythies (J. R.) et Sykes (E. H.). P sy c h o p h a rm a c o lo g ic a , 1966,8 , p. 324-330;


et Smythies, in C. R . S y m p o siu m d e L o n d re s (1961), publiés par R. C rocket et
R. A. Sandison.
(2) Nous ne donnerons pas toutes les indications bibliographiques de ces
innombrables travaux. On les trouvera dans la Thèse de R opert (1957) et dans
les C. R . du S y m p o s iu m d e L o n d re s (1961) édités par C rocket et Sandison, parti­
culièrement dans le travail de Smythies, et enfin dans l’ouvrage de H offer et
O smond (1967), de la p. 1 à la p. 46, puis de la p. 63 à la p. 81.
606 LES HALLUCINOGÈNES

mimétique (1). Pendant longtemps, les expériences ont mis l ’accent (2) sur les
divers états de réactions neuro-végétatives (tension artérielle, réactions pupil­
laires, glycémie, action sur la respiration et le cœur isolé et perfusé de la gre­
nouille ou du lapin, etc.). Cependant, tous ces travaux (W. E. Heffter, 1894­
1898, G. E. Dixon 1899, puis R. Hamel, 1931) semblent assez décevants, proba­
blement parce que l ’action du toxique sur le Système nerveux autonome
varie dans les phases successives de l ’intoxication. Il paraît certain q u ’à la
période de stress initial (choc avec hypotension et ralentissement du pouls et
de la respiration) succède une phase de type plus nettem ent adrénergique.
C ’est ce qui semble ressortir notam m ent du travail de G. E. Roberts et H. Hey-
m an (1937) qui ont utilisé pour leurs expériences les épreuves de Danieloplu.
Vers la même époque, E. G uttm an (1936) après administration per os de 0,20
à 0,50 de sulfate de mescaline, a noté un syndrome typiquement sympathico-
mimétique. Il semble bien que la mescaline se comporte généralement comme
une amine sympathico-mimétique.
En dehors de ces troubles neuro-végétatifs, on a noté des modifications de
réflexes (notamment W. H. Bridger et W. H. G antt, 1956), des troubles senso­
riels proprem ent dits (hyperacousie douloureuse, augmentation des seuils per­
ceptifs) et des tremblements.
L ’augmentation du taux de glycémie (E. Lindeman, 1934) paraît avoir la
même signification. M. R opert (1957) dans son travail la tient pour une donnée
physiologique significative ; d ’après ses observations, elle s’associe à l ’hypo-
kaliémie et à l ’hyperleucocytose avec éosinopénie (3) pour caractériser le
« choc mescalinique ».

T o x ic ité . — La dose mortelle de sulfate de Mescaline est chez le lapin de


1,50 g/kg (D. Colomb, 1939). Elle est de 1 g/kg pour la souris (Smolska), de
0,37 g/kg pour le rat (Speck), de 0,75 g/kg pour la grenouille (Grâce). La dose
léthale d ’après J. Delay, H. P. Gérard et J. Thuillier (1960) est chez la souris
de 0,117 g/kg p ar voie intraveineuse. L. B. Speck (1957) a étudié l ’intoxication
chronique du rat; cette intoxication a peu d ’effets spécifiques et n ’engendre
guère de tolérance.

T o lé ra n c e . — Étudiée chez l ’animal (rats) par Freedman et coll., l ’accou­


tumance s’établit lentement et certainement beaucoup moins que pour le LSD.
A. Balestrieri (1957) et A. B. Wolbach et coll. (1962) ont mis en évidence l ’effet
de « cross tolérance » entre LSD et mescaline.

(1) La Thèse de Martine R opert (Paris, 1957) contient un exposé très complet
du syndrome organique et végétatif de l’intoxication par la mescaline.
(2) On trouvera le détail de ces expérimentations anciennes dans la Thèse
que j’ai inspirée à mon élève Daniel Colomb : C o n trib u tio n à l'é tu d e p h a rm a c o lo g i­
qu e d e la M e sc a lin e (Thèse, Paris 1939).
(3) Ces résultats coïncident avec les recherches hématologiques de E. Linde­
mann (1934) et de G autz (1945) et avec celles de H. C. D enber (1961).

/
MESCALINE — PSYCHOPHARMACOLOGIE 607

S u b s ta n c e s a n ta g o n iste s fr é n a tr ic e s . — Beaucoup de substances à


action dépressive, tranquillisante, hypotensive, ont un effet d ’inhibition sur
l ’action de la mescaline : les barbituriques (P. H. Hoch, 1951; V. H. Vogel,
1951), le Frenquel (H. D. Fabing, 1955; H. E. Himwich, 1956) dont R. R. M on­
roe et coll. (1957) ont contesté l ’effet, les succinates (F. W. Schubler, 1948)
dont P. H. Hoch (1951) a mis en doute le pouvoir antidote, et surtout la chlor­
promazine (H. C. Denber, 1959; R. R. M onroe et coll., 1957). Signalons à ce
sujet que, d ’après P. H. Hoch (1951), l’électrochoc ne modifie pas l ’action de
la mescaline, tandis que la lobotomie l ’atténuerait.
I
S u b s ta n c e s « p o te n tia lis a n te s ». — Il existe peu de substances qui
favorisent ou renforcent l’action de la mescaline. J. Tripod (1955) a signalé
un effet de renforcement par l ’atropine sur la motilité de la souris, et A. Bales-
trieri (1957) a montré que l ’amphétamine favorisait l ’effet de la mescaline.
Enfin, H. C. Denber (1959) a noté les effets potentialisateurs du Diparcol.
Il faut signaler que d ’après A. Saxena et coll. l’association mescaline-sérotonine
peut produire chez les poissons des effets toxiques mortels.

D iffu s io n . O x y d a tio n m é ta b o liq u e e t é lim in a tio n . — La diffu­


sion de la mescaline se fait rapidem ent (1). D ’après J. Cochin, A. Woods et
M. H. Seevers (1951), chez le chien, durant les quatre premières heures, elle
se fixe surtout au niveau des reins et du foie, mais aussi dans le plasma et le
cerveau (deux fois plus dans celui-ci que dans celui-là).
Mais c ’est surtout la désintégration de la mescaline par oxydation au
I niveau des tissus et des organes, c ’est-à-dire l’étude de tous les métabolites
intermédiaires : acide triméthophénylacétique (K. N. S lo ttaet J. Muller, 1936),
acide 3,4-dihydroxy-5-méthoxyphénylacétique (A. G. Möller, 1935; J. Harley-
M ason et coll., 1958; K. D. Charalampous, 1966), 3,4,5-triméthoxyphényl-
éthanol (M. Goldstein et coll., 1961), etc., qui a fait l ’objet des recherches.
Tous ces métabolites sont les produits de l’oxydation sous l ’influence, d ’après
F. Bernheim et M. Bernheim (1938) qui ont étudié les processus enzymatiques,
d ’un processus analogue à la tyramine oxydase et diffèrent du système de la
cytochrome-indophénol oxydase. Outre ce processus d ’oxydation, on a mis
en évidence la méthylation et la diméthylation enzymatique de la mescaline
chez le lapin (J. Daly, J. Axelrod et coll., 1962).

L ’élimination urinaire de la mescaline et des produits de ses métabolismes


intermédiaires a été étudiée par A. G. Möller (1933) qui a pu récupérer 94 %
de la quantité intégrée dans les urines; par K. H. Slotta et J. Muller (1936) qui,1

(1) L’ouvrage de A. H offer et H. O smond contient la plus minutieuse documen­


tation sur la désintégration des molécules aminées dans le métabolisme de la mes­
caline (p. 20-25).
608 LES HALLUCINOGÈNES

par contre, n ’ont identifié dans les urines, ni mescaline libre, ni acide triméthoxy-
phénylacétique, mais un produit contenant seulement un groupe méthoxyle;
par D. Richter (1938) qui a constaté une élimination de 58 % après absorption
orale (18 heures après), et 33 % seulement après injection intraveineuse; par
K. Salomon, B. W. Gabrio et T. Thaïe (1949) qui, étudiant la courbe d ’excrétion
urinaire, n ’ont observé que de faibles quantités (de 8 % à 39 %) dans les urines
de substances à radicaux méthoxyles; par K. D. Charalampous et K. E. Walker
qui, plus récemment (1961) ont étudié l’élimination de la mescaline et de ses
métabolites et ont observé que 50 à 60 % de la mescaline s’éliminait assez vite
en même temps que l’on trouvait dans les urines de l ’acide 3,4,5-triméthoxy-
phénylacétique (TMA) du N-acéthyl bêta éthylique ou du N-acéthylmescaline
(DM M ). D ’après E. Spector et coll. (1961), chez le chien, la mescaline injectée
par voie péritonéale est excrétée dans les urines jusqu’à 52 à 62 % de sa radio­
activité. Ces travaux m ontrent que l ’élimination du toxique est assez rapide
après avoir subi une modification métabolique qui décompose sa constitution
moléculaire.

A c tio n d e la m e sc a lin e s u r le fo i e . — Certaines constatations faites


sur l ’animal m ort d ’intoxication ont attiré l ’attention sur la fixation de la
mescaline au niveau du foie. C ’est ainsi que Tarsitano (1945), chez des chiens
sacrifiés 2 heures après l’administration d ’une dose mortelle, avait noté une
localisation élective au niveau des reins et du foie, résultats confirmés par
J. Cochin, L. Woods et M. H. Seevers (1951). H. Jantz (1941) a noté une
atteinte de la cellule hépatique (bilirubinémie, taux d ’azote résiduel et des
amino-acides diminués). A propos des états catatoniques provoqués par la
mescaline (H. de Jong et H. Baruk, 1930-1939), on a pu penser que l ’intoxi­
cation par la mescaline provoquait par les perturbations des fonctions hépa­
tiques une production de substances catatonisantes. C ’est également par
référence à un trouble hépatique de ces métabolismes aminés dans la schizo­
phrénie que certains auteurs ont invoqué le rôle du foie dans le déterminisme
du processus neuro-psychique mescalinique (R. Fischer et coll., 1951, I. San-
guinetti et coll., 1956).

A c tio n s u r le s y s tè m e n e r v e u x . — De toute évidence la mescaline


est une substance neurotrope. Cependant, W. et K. Block et Patzig (1952),
employant la mescaline radio-active 1-C14, ont trouvé q u ’une partie seulement
parvenait au cerveau alors que la plus grande partie était incorporée aux
amines dans le foie. \
Nous allons successivement exposer les divers problèmes de neuro-chimie
et de neuro-physiologie qui ont fait l ’objet de l ’étude de la pharmacologie
nerveuse et sensorielle de la mescaline.
a) Mécanisme de l’action de la mescaline sur le métabolisme cérébral. — La
mescaline agit comme une amine sympathicomimétique, de telle sorte q u ’on a
rapproché son action de celle de l ’adrénaline et de la noradrénaline, c ’est-à-dire
MESCALINE — PSYCHOPHARMACOLOGIE 609

des agents chimiques du stress (W. B. Cannon). A la présence du groupe


3 hydroxil seraient rattachables ses effets vasculo-hypertensifs et peut-être
aussi ses effets psychotomimétiques (A. Hoffer et H. Osmond, p. 70). Le
pouvoir hallucinogène serait inversement proportionnel à leur action hyper­
tensive.
Si l ’on part en effet de la molécule d ’adrénaline l ’addition des groupes
méthoxyl en position B donne les dérivés méthyles de la phénéthylamine (mes­
caline et asarone qui est un alcaloïde de Yacorus calamus). Le déplacement d ’un
groupe hydroxyl de la série du benzène produit les amphétamines et l ’éphédrine.
Le couplage des hydroxyls et du groupe méthylique donne les méthylènedioxy-
amphétamines. Le groupement des C et D donne les isoquinolines qui sont

(A)
H C K ^H
(B)

(B) H O ^ X / ( C ) NH
"CH3
(D)

» psychologiquement actives. Un nouveau groupement peut être effectué en A


pour former l ’éther méthylique de l ’adrénaline (A. M. F.). Enfin, l ’adjonction
d ’un groupe indol en C produit l ’adrénochrome et l ’adrénaline. D ’après Hoffer
et Osmond (p. 71), ces divers dérivés seraient responsables, soit de l ’action de la
mescaline sur la tension artérielle et de ses effets sympathicomimétiques, soit
des réactions impulsives et agressives, soit des effets hallucinogènes. Comme
î
nous l ’avons rappelé plus haut, c’est sur les processus enzymatiques de l ’oxy­
dation que la mescaline exerce son action sur le tissu nerveux et les transmis­
sions synaptiques. J. H. Quastel et A. H. Wheatley, dès 1933, avaient signalé
que la mescaline inhibe l ’oxydation des tissus cérébraux. Depuis, bien des
travaux (souvent contradictoires) ont été consacrés à ces problèmes de neuro­
chimie (J. L. Lewis et M acllwain, 1954; G. H. Deltour et coll., 1959; H. J. Den-
gler et coll., 1961 ; C. A. Bradley et coll., 1961 ; H. C. Denber et coll., 1962, etc.).
Nous devons noter spécialement les expérimentations sur le « cerveau isolé »;
J. H. Quastel et A. M. Wheatley avaient, en 1933, montré que dans cette prépa­
ration du cerveau du cobaye, on observe sous l ’influence de la mescaline une
diminution de l’oxydation (de 76 % en présence du glucose, de 62 % en pré­
* sence de lactate et de 72 % en présence de pyruvate). F. W. Schweler (1948)
a retrouvé cette diminution de la consommation d ’oxygène et noté le fait qu’elle
ne se produit pas en présence des succinates (point qui avait été vérifié par
J. Delay, H. P. Gérard et J. Thuillier, 1950).
Mais ces processus d ’oxydation perturbés ont tout naturellement renvoyé
à la fameuse action antagoniste de la sérotonine considérée comme un caractère
spécifique des hallucinogènes (J. H. Gaddum, 1954). La sérotonine et plus
généralement les 5 Hydroxytryptamines dans cette hypothèse étaient consi­
dérés, nous l ’avons vu, comme la table tournante du métabolisme cérébral
610 LES HALLUCINOGENES
HALLUCINOGÈNES

réglé par les enzymes (amino-oxydases) et il y aurait un antagonisme (un blo­


cage mutuel) entre les substances hallucinogènes et la sérotonine. Cependant,
la mescaline fait exception à cette règle, elle n ’a pas d ’effet antisérotonine
comme nous l’avons déjà souligné.
J. R. Smythies (1961) a fait remarquer q u ’il faut pour apprécier l ’action de
« la mescaline » ne pas perdre de vue q u ’elle varie selon son activité structurale
(structure activity), c ’est-à-dire selon les modalités de sa structure moléculaire
qui varie d ’un « analogue » à l ’autre. Comme le disait, en 1959, G. Ansell
(ajoute-t-il) « les drogues peuvent affecter la personnalité cellulaire, les processus
« enzymatiques ou selon les configurations s’attaquer à telle ou telle structure
« en causant des interférences avec des processus métaboliques variés; la
« mescaline peut interférer avec un enzyme en compétition avec une substance
« naturelle, ou encore interférer avec l ’action co-enzyme ou de quelque autre
« substance médiatrice ».
L ’importance de ces processus et des produits des métabolismes intermé­
diaires de l ’adrénaline qui constituent toute la gamme des combinaisons molé­
culaires que nous avons rappelées plus haut, cette importance a mis au premier
plan de l’actualité depuis quelques années les propriétés bio-chimiques non
seulement des phényléthylamines (parmi lesquelles la mescaline a sa place)
mais aussi de l ’adénochrome et l’adrénolutine et de leur dérivés, capables de
déclencher divers processus d ’oxydation (et de toxicité oxygénique OHP) qui
sont rattachés (J. Daly et coll., 1962; J. D. W ood et W. J. W atson, 1964;
N. Haugaard, 1965, etc.) aux mécanismes d ’action des hallucinogènes et aux
effets des substances hallucinolytiques (chlorpromazine). C ’est donc vers une
sorte de neuro-chimie ou neuro-physiologie des interactions catalytiques et
enzymatiques qui règlent le métabolisme neuronal que la plupart des travaux
actuels sont orientés. La plupart de ces travaux sont d ’ailleurs conduits dans
l’hypothèse d ’une assimilation de ces troubles du métabolisme cérébral et du
processus schizophrénique (J. R. Smythies, A. Hoffer et H. Osmond, S. Aker-
feldt, S. S. Kety) (1).

^ b) L’action physiopathologique sur le Système nerveux central. — Déjà,


À. Heffteren 1894, puis Grâce en 1934, avaient noté des phénomènes paralytiques
chez la grenouille et le lapin et un état de somnolence entrecoupé de réactions de
frayeur et d ’agitation chez le chien. Des comportements catatoniques ont été 1

(1) Sur ce point, cf. spécialement le tableau p. 340 du livre de A. H o f f e r et


H. O s m o n d . Un des plus grands intérêts de ce livre est précisément de donner une
documentation très complète, quoique un peu confuse, sur les travaux des troubles
du métabolisme mescalinique (adérnalino-oxydase). Il faut se rapporter à plusieurs
chapitres de l’ouvrage pour en coordonner les informations, cf. notamment en ce
qui concerne la neurophysiologie de la mescaline, p. 63 à 75 (amines sympathomi-
métiques) et 271 à 322, puis 366 à 442 (métabolisme de l’adénochrome et de l’adré­
nolutine).
MESCALINE — PSYCHOPHARMACOLOGIE 611

notés depuis longtemps aussi par H. de Jong et H. Baruk (1934), puis par
M. H. Seevers, J. Cochin et L. A. Woods (1951), W. H. Bridger et W. H. G antt
(1956). Il semble que depuis quelques années et en recourant aux injections intra­
cérébrales (intraventriculaires) de mescaline chez le chien de nombreux auteurs
aient confirmé ce pouvoir catatonique (H. de Jong, 1945 ; M. J. Hosko et R. Tis-
low, 1956; T. J. Haley etcoll., 1956et 1958). R. T. Schopp et coll. (1961) ont éga­
lement noté un blocage du tonus neuro-musculaire sous l ’influence de la mesca­
line chez le chien anesthésié. Des troubles du com portement ont été notés chez
les poissons (A. Saxena et coll., 1962) dans leurs mouvements vibratoires et nata­
toires. Chez les mammifères, Speck (1957) a observé chez les rats en prépa­
ration aiguë une hyperactivité, une hyperréactivité et un syndrome sympa­
thique (exophtalmie, tremblements, sueurs) tandis qu’en préparation chronique
les effets du toxique étaient surtout l ’apathie et la passivité. R. W. Brimble-
combe (1963) étudiant toute une série de dérivés des éthyltryptamines, la
mescaline et d ’autres amines encore, a noté que toutes ces drogues déclenchent
des défécations émotionnelles. D ’après J. L. Füller (1962), ces substances et
notam m ent la mescaline produisant chez le chat un état de dépression stupo­
reuse, de désorientation, de l’apathie et des postures bizarres. L ’injection
intracérébrale (ou intraventriculaire) de mescaline a produit chez le chat,
d ’après B. E. Schwarz et coll. (1956) des symptômes catatoniques avec dimi­
nution de réaction à droite. F. M. Sturtevant et V. A. Drill (1956) ont observé
dans ces conditions un véritable stress avec salivation, mydriase, sueurs, défé­
cation, urination; mais ensuite le chat devient au contraire indifférent, sans
agressivité à l’égard de la souris (ce qui ne se produit pas avec le LSD). D ’après
les observations faites chez le chat par F. M. Sturtevant (1956) et W. B. Rice
et J. D. McColl (I960), la mescaline provoque à une certaine phase de son
action des réactions d ’agressivité, voire de « sham-rage ». A cet égard, les effets
de la mescaline seraient analogues plutôt à ceux de l ’adrénochrome que du
LSD (cf. à ce sujet le chapitre « Animal studies o f hallucinogenic drugs », in
A. Hoffer et H. Osmond, p. 555-596).

c) Neuroélectrophysiologie. — De nombreuses recherches ont été consa­


crées à la neuro-électrophysiologie de la mescaline. Déjà, en 1937, Kornmuller,
étudiant l’application locale du sulfate de mescaline sur le cortex du lapin,
avait observé une augmentation de la durée et de l’amplitude des ondes et
l ’apparition de pointes. F. Rinaldi et H. E. Himwich (1955) ont constaté que
la mescaline par voie intraveineuse déclenche chez le lapin un tracé d ’alerte.
P ar contre, P. Rovetta (1956) a noté chez des chats chloralosés une amplitude
exceptionnelle (30 fois la valeur initiale) dans la réponse évoquée au niveau
du cortex visuel par les stimulations visuelles, tandis que l ’application locale
de la solution mescalinique produit une augmentation du seuil d ’excitabilité
corticale, et que l ’injection intraveineuse augmente au contraire les potentiels
rétiniens ; S. Ochs et coll. (1962) ont, quant à eux, observé que l ’application directe
de mescaline au niveau du cortex chez des lapins anesthésiés produit une
synchronisation. E. R. H art et A. S. Marrazzi (1952) utilisant la méthode des
612 LES HALLUCINOGÈNES

potentiels évoqués au niveau occipital (par stimulation du point symétrique,


c’est-à-dire faisant intervenir la transmission synaptique intercalleuse), ont mis
en évidence une dépression marquée de la composante post-synaptique ; en
1953, ils ont noté que le même fait se produit avec l’adrénaline et l ’am phéta­
mine (1). J. R. Smythies (1961) a fait rem arquer que toutes ces expériences ne
pouvaient être démonstratives que si l ’on avait soin de tenir compte de la
diversité des « analogues » de la mescaline. Pour sa part, à la Worcester Foun­
dation (1960), il a étudié les potentiels évoqués chez un lapin non anesthésié.
Les réponses optiques étaient initialement biphasiques (d’abord positives, puis
négatives), on constatait ensuite un elfet dépresseur (ou inhibiteur) mais diffé­
rent pour chaque train d ’ondes. En 1961, injectant de 5 à 10 mg de mescaline
au lapin, il recueillait « à faible dose » au niveau du cortex optique une poten­
tialisation des ondes électriques, mais « à forte dose » un effet d ’inhibition.
Depuis lors, Y. F. Takayo et H. E. Himwich (1965) ont noté également une
désynchronisation pendant l’état d ’angoisse avec Hallucinations, puis une ten­
dance à la synchronisation quand s’installe la phase d ’euphorie. Mais depuis
quelque temps, l ’intérêt des chercheurs s’étant déplacé vers l’action du LSD,
il paraît moins de travaux étudiant les effets de la mescaline sur l’électro­
genèse cérébrale. Cependant, comme l’a souligné F. A. Buscaino (Colloque
de Rome, 1969), il est intéressant de savoir si l ’expérience hallucinatoire mesca-
linique est en rapport avec la phase P. M. O. du « sommeil rapide », encore
dit « paradoxal » (M. Jouvet), point déjà souligné (supra, p. 554).
Nous devons naturellement dire un m ot ici (car il est bien difficile de
séparer les effets proprem ent EEG au niveau du cortex des effets sur « les1

(1) D ’après P. Pinelli et F. Savoldi (I l L a v o ro n eu ropsich ., 1968, p. 177),


le LSD agirait surtout sur les tra n sm issio n s a x o -d e n d ritiq u e s ch olin ergiqu es (selon
la distinction que Lai et M uller ont proposée pour opposer au niveau de la for­
mation réticulée l’action cholinergique et adrénergique des modulateurs de la
synapse). Le travail de A. S. M arrazzi (in W est, 1962, p. 36-49) doit être spécialement
signalé. Pour lui, comme la sérotonine la mescaline est un inhibiteur synaptique.
Et si l’on range toute la série des inhibiteurs synaptiques chez le chat dans un
ordre croissant, c’est à cet ordre que correspond, dit Marrazzi, le pouvoir hal­
lucinogène chez l’homme. L’étude de cet auteur est principalement basée sur ces
expériences sur la transmission intercorticale (transcalleuse) des potentiels évoqués
par stimulation des radiations optiques et il conclut que l’inhibition porte sur les
synapses axodendritiques. Si le rappel de ces expérimentations et de cette inter­
prétation eût trouvé mieux sa place à propos du LSD (car c’est en effet cette sub­
stance qui a été étudiée par Marrazzi dans ses expériences chez le chat), nous
pouvons ici mentionner à propos de la mescaline que Marrazzi se rapproche,
dit-il, de la conception de West qui met précisément l ’accent sur les « relea se co n cep ts »
de J ackson. Somme toute, là où les théories mécanistes de l ’action de la mescaline
s’attendent à trouver dans la neurophysiologie une confirmation de leur concept
fondamental d’excitation, c’est le contraire qui se produit. Quelle que soit la valeur
des expériences de M arrazzi, il nous a paru très important de souligner le sens de
l ’hypothèse qui les anime.
MESCALINE — PSYCHOPHARMACOLOGIE 613

fonctions psychiques supérieures ») des effets de la mescaline, sur le « highest


level », sur le learning, le conditionnement, etc. L ’action de la mescaline sur
les liaisons temporelles acquises (réflexes conditionnés) a été étudiée il y a
plus de trente ans par A. B. Alexandavosky, B. E. Babsky et V. J. Kryashev
qui avaient m ontré l’affaiblissement de l ’excitant visuel sur le point renforcé,
1
puis p ar W. H. Bridger et W. J. G antt (1956) qui, chez des chiens conditionnés
p ar stimulations auditives (conditionnement du réflexe à la faradisation), ont
constaté q u ’ils perdent les réponses conditionnées, fait également noté par
Chozak en U. R. S. S. (cf. M. Ropert, 1957). Des recherches plus récentes sur
l’effet de la drogue sur les comportements acquis (réflexe conditionné d ’évi­
tem ent) ont été, par exemple, méthodiquement conduites par J. R. Smythies
et E. A. Sykes (1966) chez des rats ayant appris par conditionnement au son
et aux chocs à éviter ceux-ci. La mescaline exerce un effet biphasique sur cette
acquisition (d’abord action dépressive sur l’habitude prise, puis au contraire
activation). P ar contre, insiste J. R. Smythies, la triméthoxyphénylamine se
serait montrée sans effet. Étudiant ensuite l ’effet combiné de la tolérance
(cross tolérance) sous l’influence de la mescaline et de ses analogues (DMPE
et DM M ), les mêmes auteurs ont observé que la tolérance (élevant le seuil de
réactivité) a diminué sous l’effet du DM PE tandis que le DM M l ’active. Notons
enfin l ’intérêt du travail de Rougeul, Verdeaux et Buser (1965) (1) chez le rat
soumis à l’action de divers hallucinogènes, dont la mescaline. Ils ont observé
au cours de l ’intoxication mescalinique (comme dans l’effet des autres halluci­
nogènes) un tracé d ’assouplissement avec trains rythmiques réguliers d ’ondes
lentes dont la fréquence variait de 4 à 12 c/s, fait qui nous paraît capital.

Quant aux recherches EEG chez Vhomme, elles ont d ’abord donné lieu à des
recherches comme celles de A. Chweitzer, E. Geblewitz et W. Liberson (1936),
de P. Golla, S. Graham , E. G uttm an et W. Grey W alter (1938), et la plupart des
auteurs ont mis en évidence l ’aplatissement du tracé, la diminution ou la dispa­
rition du rythme alpha. On trouvera encore beaucoup d ’observations du même
genre dans les travaux plus récents de Verdeaux et M arty (1954), de Merlis et
H unter (1955), de Sanguinetti et coll. (1955), etc. Mais celles qui sont les plus
intéressantes ont été faites dans le but d ’établir les corrélations des tracés de
veille avec la phase hallucinatoire.
Dans leur travail déjà ancien, A. Chweitzer, E. Geblewitz et W. Liber-
son (1936) avaient noté q u ’à l’apparition des Hallucinations visuelles corres­
pond une période de silence électrique. Ce fait a été retrouvé par W. Golla,
S. Graham , E. G uttm an et W. Grey W alter (1938) qui ont constaté la dispa­
rition du rythme alpha pendant les Hallucinations, et que même avec les yeux
fermés, un sujet ayant des Hallucinations mescaliniques n ’a q u ’un taux très 1

(1) A. R ougeul, J. Verdeaux et P. Buser. Signification des tracés corticaux


du sommeil induit chez le chat vigile par 3 hallucinogènes, Revue Neurologique,
1966, 115, p. 181-184.
614 LES HALLUCINOGÈNES

réduit d ’alpha rapide. R. R. M onroe et coll. (1957) ont observé pendant que le
Sujet répondait cliniquement (à une dose de 0,50 de mescaline) un dévelop­
pem ent paroxystique de 10 c/s dans la région antérieure de l ’hippocampe
gauche.
Si nous essayons de suivre les événements électriques qui accompagnent
les événements cliniques dans leur évolution, nous pouvons peut-être nous
faire une petite idée de l ’ordre dans lequel ils se déroulent (A. Wilker, 1954;
L. S. Merlis et Hunter, 1955; Sanguinetti et coll., 1955, etc.). Le travail déjà
ancien de A. Chweitzer, E. Geblewitz et W. Lieberson nous paraît à cet égard
particulièrement im portant. Ces auteurs ont montré que pendant la première
phase de l ’intoxication l’état d ’indifférence, d ’apathie et d ’hypertonie (sans
Hallucinations), le tracé reste inchangé. Ensuite, pendant les trois heures qui
suivent (apparition des Hallucinations visuelles avec sentiment de dépersonna­
lisation et d ’irréalité) des phases de silence électrique surviennent qui coïn­
cident avec des Hallucinations visuelles ou des dreamy States (état de rêve).
Enfin, pendant la troisième période (apathie, fatigue), il y a des phases plus
brèves de silence électrique avec réapparition de l ’alpha. Us notent cependant
que durant les silences électriques de la fin de l ’épreuve il n ’y a pas d ’Halluci­
nations, et concluent que la corrélation entre les deux phénomènes n ’est, ni
immédiate, ni directe, ce que paraît confirmer l ’hétérogénéité des effets enre­
gistrés depuis par les nombreux auteurs qui se sont intéressés à l ’action de la
mescaline sur l ’électrogenèse centrale.
Signalons aussi que certains auteurs (Weatley et Schnaler, 1950) ont pu
déclencher l ’apparition d'Hallucinations visuelles par la stimulation lumineuse
intermittente (S. L. I.) sous mescaline alors que la fréquence du rythme alpha
restait normale.

d) Action de la mescaline sur les diverses régions cérébrales. — Comme on


peut le déduire de ce que nous venons d ’exposer notam m ent sur ses effets sur
l ’apprentissage, le conditionnement, les capacités d ’adaptation et les modifi­
cations des potentiels électriques, la mescaline agit incontestablement sur le
cortex cérébral sans q u ’il soit bien assuré q u ’elle y exerce toujours soit un
effet de synchronisation, soit de désynchronisation, une influence d ’activation
ou d ’inhibition sur les connexions synaptiques. Ses effets sur les centres spéci­
fiques ou non spécifiques corticaux paraît, en effet, varier selon les phases, la
durée et les doses de l ’intoxication (cf. p. 612, note à propos du travail de
A. S. Marrazzi). D ’après H. E. Himwich (1959), la mescaline aurait une action
dynamogène par son action sur la form ation réticulée et son système activateur
ascendant. Pour R. R. M onroe et coll. (1957), son action serait particulière­
m ent marquée sur les formations du « centrencéphale » (amygdala, hippo­
campe) et sur l ’hypothalamus, l’activité de ces formations contrastant avec
un électrocorticogramme peu altéré. De plus en plus, en effet — nous le verrons
notam m ent dans la sixième Partie de cet ouvrage, chapitres I et III — l ’im por­
tance des formations sous-corticales, du « vieux cerveau », paraît considérable
en ce qui concerne la pathogénie hallucinatoire.
MESCALINE-PS YCHOPHA RM A COL OGIE 615

L ’in to x ic a tio n m e s c a lin iq u e e t le s a u tr e s p r o c e s s u s p a th o lo g iq u e s


o u e x p é r im e n ta u x h a llu c in o g è n e s. — Nous avons en 1934, avec H. Claude,
puis en 1938 dans YEncéphale avec M. Rancoule et dans la thèse que nous lui
avons inspirée à la même époque, insisté sur les analogies des expériences
hallucinatoires que l’on rencontre dans l’encéphalite épidémique avec les
expériences hallucinatoires mescaliniques (cf. supra, p. 463).
Il est évident plus généralement que le « Syndrome psycho-toxique aigu
commun » que provoquent les hallucinogènes constitue le foyer même de cette
analogie et de leur convergence d ’action. Les analogies entre psychoses confuso-
oniriques, alcooliques et mescaliniques (H. Rotondo, 1943) ont été bien sou­
vent envisagées et notam m ent à l’occasion de travaux qui ont recherché les
effets thérapeutiques de la mescaline dans l’alcoolisme (N. Chwelos et coll.,
1958). Les analogies entre l ’ivresse mescalinique et l’expérience lysergique sont
généralement reconnues assez importantes pour que, comme nous l ’avons déjà
vu (à propos du LSD), la plupart des auteurs estiment q u ’il y a entre elles peu
de différences spécifiques. Il suffit d ’ailleurs de se rapporter au tableau (1) de
B. E. Schwarz et coll. (1955) pour constater que dans l’étude comparative de
11 Sujets soumis au LSD et de 13 Sujets soumis à la mescaline, on ne peut
guère voir de différence, à l’exception des synesthésies (9 pour 1) beaucoup
plus fréquentes avec le LSD et l’excitation psychique qui serait beaucoup plus
fréquente sous mescaline (?). Matefi (1952) ayant comparé l ’action de l’une et
l’autre drogue chez le même Sujet avait noté une tendance plus nettement
catatonique q u ’hébéphrénique pendant la mescalinisation. Frederking (1955),
également chez le même Sujet, dit que les troubles de l ’humeur sont plus nets
avec la mescaline, et que les effets de cette drogue sont « plus profonds »...
sans plus.
Le rapprochement de l ’expérience mescalinique et des effets de la « sensory
deprivation » (J. C. Lilly, 1956; P. Solomon et coll., 1957; J. A. Vernon et coll.,
1958; J. M. Davis, M cCourt et Solomon, 1958; J. T. Shurley (1958, etc.) a été
fait bien sûr, mais il semble bien que (A. Hoffer et H. Osmond, p. 40) la pri­
vation sensorielle entraîne plutôt un amoindrissement de l’effet hallucinogène
de la mescaline, comme si les messages sensoriels étaient nécessaires a minima
pour obtenir cet effet, fait que nous avons déjà souligné {supra, p. 563) à propos
du L.S.D. et dont nous verrons l ’importance pathogénique plus loin (p. 683).
Cela nous suffit pour le moment pour m ontrer quels faits ont été dégagés
par les expériences neurophysiologiques sur l ’action de la mescaline et dans
quelle direction ne peuvent m anquer de s’orienter les partisans de la théorie
de la libération des images par la désintégration des fonctions perceptives.
Car, bien sûr, tous les faits que nous venons de rapporter militent en faveur
de l’hypothèse d ’une désorganisation des « fonctions supérieures » du S. N. C.
par la mescaline plutôt que de celle de la production mécanique d ’images par 1

(1) Ce tableau publié dans les Proceedings Staff Meetings Mayo Clin. (1955) est
reproduit, in A. H offer et H. O smond (p. 41).
616 L E S H A L L U C IN O G È N E S

excitation des nerfs ou des centres sensoriels... Ceci apparaîtra avec plus d’évi­
dence quand nous parlerons de l’action spécifique de la mescaline sur l’expé­
rience sensorielle tant au niveau des récepteurs que des analyseurs corticaux
perceptifs.

L’IVRESSE MESCALINIQUE (1)

L’expérience mescalinique a fait depuis les premières observations de


Louis Lewin (1888), de Weir Mitchell (1890) et de Havelock Ellis (1897),
depuis surtout les travaux de A. Rouhier (1927), de K. Beringer (1927) et de
H. Klüver (1928), l’objet d’un nombre considérable d’études cliniques et expé­
rimentales (auto-observations et observations). Tous les grands ouvrages aux­
quels l’index bibliographique de ce chapitre renvoie sont pleins de ces
descriptions et notamment d’auto-observations de médecins, de psychologues,
d’artistes (2). Nous allons extraire de cette masse de faits quelques exemples
choisis pour montrer l’expérience mescalinique dans son déroulement typique
électivement visuel, avec phénomènes de dépersonnalisation, puis expérience
délirante onirique, plus nettement confusionnelle ou subconfusionnelle à
mesure que l’ivresse gagne le sujet.

Les descriptions et auto-observations typiques.

Le premier type est parfaitement illustré par l’auto-observation de Rouhier


(à tout Seigneur tout honneur) (3). Voici comment la mescaline « a ouvert ses123

(1) « M eskalin rau sch », c’est le titre même de l’ouvrage que K. Beringer a publié
en 1927 en même temps que paraissait celui de A. R ouhier en France.
(2) Les auto-observations les plus commentées dans la littérature (en dehors
bien sûr de celles de A. R ouhier, de Beringer et de K. K lüver) sont celles de
H. Serko (1913) jusqu’à celles de Henri M ichaux ( C on n aissan ce p a r le s g o u ffre s)
(1961), en passant par les centaines d’auto-expériences qui d’après Soghani et
Sagripente (1957) ont été publiées. Parmi celles-ci, celle de P. Quercy (1930), de
E. Morselli (1936), de H. C. D enber et M. R aclot (1955), celle de Aldous H uxley
(1954) méritent d’être spécialement signalées. Pour notre propre compte, 0,50 de
sulfate de mescaline (1934) n’ont produit chez nous que des effets vagues et nous
n’avons éprouvé que quelques illusions sensorielles (dysmégalopsie, mouvements
apparents des objets dans une « atmosphère » de légère obtusion et avec un senti­
ment de malaise assez désagréable). — Si nous n’avons pas pu obtenir d’expérience
directe de la mescaline, par contre nous avons beaucoup expérimenté cette drogue
(une cinquantaine de cas entre 1934 et 1937). Ces observations n’ont jamais été
publiées. C’est tout de même à elles que nous songeons en écrivant ce chapitre sur
l’ivresse mescalinique.
(3) Il est assez piquant de remarquer que dans l’immense bibliographie de A. H of-
fer et H. Osmond (six pages entières, p. 75-81) le livre de A. R ouhier n’est pas men­
tionné...
L 'I V R E S S E M E S C A L I N I Q U E 617

y e u x é m e r v e illé s » à la fé e r ie d e s im a g e s . C ’e s t d u p o in t d e v u e p h é n o m é ­
n o lo g iq u e s u r t o u t u n e e x p é r ie n c e d 'é id o lie s h a llu c in o s iq u e s q u ’il a d é c r ite .

Le 8 février 1914, il prit de 16 h. 15 à 19 h. 30, sept cuillerées à café d’extrait


fluide de peyotl.
A 20 h. 30, des visions commencèrent à se produire. Elles apparurent insen­
siblement (dessins géométriques ressemblant à une tapisserie — dessins en forme
de sablier, etc.). Elles lui apparurent d’abord comme l’effet de sa « tension »
cérébrale, puis elles se présentèrent inopinément dans une succession d’inten­
sité progressivement croissante jusqu’à 21 heures (moment où apparaît le stade
nauséeux).
Il a noté que les formes perçues étaient d’une faible luminosité, les objets
qu’elles représentaient étaient vagues et imprécis, aperçus comme une pénombre.
Il insiste sur le fait que l’intelligence et le sens critique étaient « absolument nets ».
Voici comme il les décrit :
« Deux masses sombres bordent de chaque côté le champ visuel et se rejoignent
« par le bas; en haut, une zone claire. J’ai l’impression du ciel lumineux d’une
« nuit de lune, aperçue entre deux masses sombres des maisons bordant une rue
« obscure, vue en perspective. Du zénith tombe une multitude de points blan-
« châtres, animés d’un mouvement incessant; on dirait une chute d’étoiles, parfois
« une chute de neige. Par deux fois, dans le même décor... de petites sphères mi­
« partie blanche et rouge ou mi-partie vert et rouge, excessivement lumineuses.
« ... J’ouvre un instant les paupières, puis les referme. Une figure humaine
« apparaît, du côté externe de mon œil gauche, blanchâtre, un peu floue, mais
« d’une si grande netteté de caractère et d’une personnalité si saisissante que j’en
« sursaute littéralement de surprise.
« Un palier d’étage se dessine. Une porte latérale y donne, ouverte face à la
« descente d’escalier. Un balai de crin manié par quelque invisible personnage
« sort et rentre rythmiquement par cette porte. A chaque sortie, le balai se sépare
« de son manche et tous s’en vont sur le palier comme une procession de grosses
« chenilles brunes. En même temps, il semble pousser hors de la chambre un
« tapis lumineux et sans fin, d’une belle couleur jaunâtre qui coule en ondulant
« le long des marches comme une nappe de clarté. Un arrêt. Le balai a disparu,
« la procession des grosses chenilles sombres a cessé, et voici le lumineux tapis
« qui remonte l’escalier, indéfiniment, d’un lent mouvement régulier et qui s’en-
« gouffre dans la chambre.
«. . . Puis dans tout mon champ visuel, passent des masques, une quantité
« de masques de toutes formes et de toutes couleurs; c’est une véritable obses-
« sion. Il y a des masques de carton, de cire, de toile blanche encollée, des masques
« japonais, des loups roses, rouges, jaune paille, verts, noirs. Les couleurs en
« sont sans vivacité ni éclat, mais leur contour sont nets et précis; leurs formes
« exactement délinéamentées, et cependant je les perçois comme à travers une
« brume. La face douloureuse d’une Niobé de bronze noir passe lentement, une
« fois en entier, une autre fois fragmentée et réduite à sa moitié inférieure, puis
« un masque en carton de couleur rouge brique, représentant un Indien. Je le
« reverrai, lui aussi, réduit à sa moitié inférieure, un peu plus tard après avoir
« vu défiler d’autres visions.
« Un candélabre de forme très archaïque, à plusieurs branches garnies de
« bougies, surgit. II est de couleur foncée et de dessin peu précis, mais les bougies
618 L E S H A L L U C IN O G È N E S

« allumées sont des flammes très longues, finement effilées, couchées horizon­
« talement de gauche à droite et d’une couleur pourpre délicieusement lumineuse
« et pure.
« La figure humaine vue au début reparaît à ma gauche, très près de moi et
« me regarde.
« ... Un hall public, vague réminiscence de la Salle des dépêches du Progrès
« de Lyon. Un mur, vu en perspective très fuyante va de droite à gauche; il est
« garni de masques de couleur, rouges, bruns et noirs, ces derniers d’un dessin
« très net et d’un noir velouté très pur. Une forme indécise de couleur marron
« (petit chasseur coiffé d’une casquette à bandeau rouge vif) passe, rapide, vue
« de dos. Elle semble s’élever contre le mur, en diagonale, suivie inlassablement
« d’un défilé de formes semblables, animées d’un mouvement régulier. »
21 heures : nausées violentes suivies de vomissements.
« Ceci fait, mon malaise stomacal disparaît entièrement; je me trouve tout à
« fait à mon aise en position horizontale.
« Un petit chat familial vient se coucher auprès de moi; je le caresse machi­
« nalement sans le voir (ayant les yeux fermés); la sensation tactile se transforme
« immédiatement en une image représentant un chat allongé suivant une oblique
« de 45° par rapport au diamètre horizontal du champ visuel, dont la tête de
« l’animal occupe le centre. La couleur du chat imaginaire est celle du chat réel :
« gris fauve rayé de brun.
« Vision de fragments irréguliers et mal définis, de couleur noire, d’un beau
« noir velouté et franc, d’un noir « profond » et superbe qui excite mon admira­
« tion. Ces fragments se trouvent dans le secteur inférieur du champ visuel.
« ... Parfois des éclairs violents comme des soleils qui éclateraient dans du
« noir se produisent, toujours au même point du cercle visuel : quart supérieur
« droit. Ils me produisent, tant ils sont lumineux, l’impression d’un véritable
« choc sur la rétine.
« Vision de gravures vagues, à marges blanches, vues à moitié ou se recouvrant
« les unes les autres.
« Des masques encore, de moins en moins nets. Un masque de grande barbe
« en tarlatane amidonnée paraît en haut à gauche.
« Vision d’un tunnel de couleur brun cuivré. Les lignes qui le composent
« semblent converger vers l’infini dans la direction duquel se meut le sol, comme
« un trottoir roulant, de couleur plus claire que les parois et moucheté d’une
« infinité de points blanchâtres.
« L’une après l’autre, deux figures humaines surgissent toujours à gauche du
« champ visuel. Elles sont en noir et blanc comme des photographies.
« ... Puis apparaît très net, bien que vu dans une obscurité sans cesse crois­
« sante, un lion brun jaunâtre accroupi et vu de face. Ses deux pattes antérieures
« sont croisées l’une sur l’autre. Quelque chose cependant me gêne pour bien le
« voir : une épaisse ligne verticale confuse assez semblable à un poteau de bois
« sombre qui le partage en deux. Cela rend l’image très pénible à regarder. Le
« lion se remue lentement; je n’ai aucun sentiment de crainte, je sais bien que
« c’est une vision et je regrette qu’elle soit mal éclairée.
« Brusquement le lion se transforme en un monstre de même couleur, d’un
« aspect extraordinaire : son corps est bien celui d’un quadrupède, mais la tête
« est remplacée par un gros coquillage vivalve qui baille.
« Ce sont là les dernières visions bien nettes... »
L 'I V R E S S E M E S C A L I N I Q U E 619

Familier avec les visions à type d’Éidolies hallucinosiques que nous avons
décrites précédemment, c’est bien à ce phénomène portant l’image hypna-
gogique à son comble de constance et d’incoercibilité que nous renvoie cette
auto-observation « princeps ».

— L’observation n° 2 rapportée par Rouhier, celle d’un étudiant en phar­


macie (1er mars 1919) et celle de Mme de S. (14 avril 1919) sont en tout point
semblables — Par contre, celle de Mlle Alia de K. (10 avril 1919) correspond
au premier niveau de déstructuration du champ de la Conscience, celui où
se développe une atmosphère d’excitation psychique avec sentiments de
dépersonnalisation qui enveloppe les visions éidoliques.

15 h. 45. — P o u ls 80. A b so rp tio n de 0 gr. 50 d e P an p ey o tl.


16 h. 05. — P o u ls 78. A b s o rp tio n d e 0 gr. 50 de P a n p e y o tl.
16 h. 30. — G riserie légère. S u re x c ita tio n n erv e u se m a rq u é e . S en sa tio n de
g ra n d e lu c id ité in tellectu elle. L e visage e t les yeux so n t trè s anim és.

17 heures. — • A b so rp tio n d e 0 gr. 50 d e P a n p e y o tl. É ta t de rêv e rie vague.


C o n c e n tre avec facilité so n e sp rit su r d ivers sujets.

17 h. 15. — L es y eux clos, v o it des b o u les v ertes p a s sa n t su r u n fo n d bleu.


P uis des p o in ts ro u g e s; u n a n im a l im p ré c is; des o n d es to u jo u rs ch a n g ea n te s, de
co u le u r vague. C es visio n s so n t trè s in d istin ctes.
17 h. 22. — U n e p e tite m éd aille en p o rc e la in e b leu e q u i a p p a rtie n t à sa sœ u r...
E lle d evient in d istin c te, p u is d isp a ra ît.
17 h. 45. — A ce m o m e n t, M lle d e K . est en v a h ie p a r u n se n tim e n t trè s n e t et
p e rsis ta n t d e d éd o u b le m e n t de sa p e rso n n a lité : la se n satio n de d eu x « M o i »
s ’in stalle en elle, u n « E g o » (sic) très lu c id e et n o rm a l se m b la n t c o m m a n d e r u n
a u tre « M o i » q u ’elle m ép rise. E lle est trè s gaie e t r it san s cesse.

17 h. 50. — Sa vo ix lu i d o n n e , lo rs q u ’elle p a rle , u n e im p re ssio n d e ra u c ité ;


il n ’en est rien en ré a lité ; il lu i sem b le q u ’elle e n te n d p a rle r u n e a u tre p erso n n e
d o n t elle r it b e a u c o u p .
E lle se lève, o u v re les yeux, ca u se avec n o u s très ra iso n n a b le m e n t. P u is elle
referm e les yeux, v o it des ch o ses ro u g es. E lle se m o q u e de so n a u tre « E g o ».
E lle le m ép rise é n o rm é m e n t et se félicite « q u e d a n s sa vie ce n ’est p a s cet a u tre
M o i q u i g o u v e rn e ; c ’est u n e espèce d ’a n d o u ille ! » E lle rit b e a u c o u p de n o u s
en te n d re rire , n o u s d éc la re q u e so n é ta t p ré se n t lui est très ag ré ab le , c o n s ta te
sa lu c id ité d ’e sp rit : « H e u re u se m e n t q u e l ’e sp rit d o m in e le c o rp s, c e tte b ête! »

18 heures. — A cc ro u p ie su r le d iv a n les yeux ferm és, elle co n v e rse avec n o u s


très n o rm a le m e n t m a is avec lo q u a c ité : « V o u s m ’av ez d o n n é d es se n satio n s
exquises! » E lle a n n o n c e u n e lu e u r m a u v e p o in tillé e de ta ch e s v ertes, p u is des
co u leu rs « q u i n ’a p p a rtie n n e n t c e rta in e m e n t p as à m o i, à m o n co rp s in tellectu el
m ais à m o n c o rp s ém o tio n n e l... C es se n satio n s n e p e u v e n t a g ir s u r le « M o i »...
Q u a n d je vo u s p a rle , ce n ’est p a s A lia q u i p a rle , n i so n c o rp s, m ais q u elq u e ch o se
d ’in te rm éd ia ire... C ’est la p e tite b ête... E lle n ’est p a s m a u v aise la p e tite b ête, m ais
elle est très e n fa n t ».
620 L E S H A L L U C IN O G È N E S

18 h. 05. — Elle annonce une vision bleue, très bleue qui subsiste un certain
temps. Elle est très excitée et regrette de ne pas se souvenir d’une sensation de
supériorité vraiment étonnante qu’elle vient d’avoir : « Je peux me gouverner
très bien!... Comme c’est complexe un être humain! »
18 h. 08. •— Vision d’herbes vertes, de ciel bleu : « Ce ne sont pas des visions
étonnantes! »
Je lui parle de Papa Hankassé, son petit singe favori; elle s’étonne : « Mais
j’y pensais!... Est-ce spontané ce que vous venez de dire?... Je l’aime bien ».
18 h. 15. — Pouls 64. Mlle de K. semble plus tranquille, sans visions et parle
d’elle à la troisième personne : « E lle est redevenue elle-même. L ’a u tre est domptée
maintenant ». De nouveau elle trouve que sa voix est rauque et constate que les
paroles n’expriment pas ce qu’elle ressent : « elles rendent faux ce que je pense ».
L’état de nervosité reparaît. Elle se lève, va et vient dans l’appartement avec
assurance.
18 h. 25. — Son « ivresse » continue d’être agréable et hilare.
Elle parle d’elle avec beaucoup d’intelligence et de précision, mais toujours
comme si elle était double. Elle ne cesse d’apprécier un de ses « Moi » : « Elle n’est
pas mauvaise la p e ti te b ê te , vous savez ! Elle est très jeune, elle est tout enfant ! »
Elle déclare que son autre « Moi », le plus intime, est très vieux, lui, très intel­
ligent ».
19 h. 10. — Elle ouvre les yeux. Son « ivresse » alors est différente. Mlle de K.
semble avoir à ce moment une prescience assez impressionnante des êtres et des
choses qui l’entourent. Elle chante très délicatement.
... Les yeux ouverts, elle reparle de ses différents « Ego » : « Est-ce qu’il n’y
aurait pas plusieurs personnes en soi-même? ». Elle a envie de parler russe et, ce
qui ne lui arrive jamais, chante en russe avec vocalises.
19 h. 20. — A genoux sur le divan, elle continue à chanter avec beaucoup
d’expression. Voilà des colliers de corail. « Oh! comme j’ai vécu antérieurement! »
Suit un petit discours évangélique prononcé toujours accroupie et les yeux fermés :
« Il faut être simple, sans orgueil et faire tout son devoir sans chercher le pour­
quoi des choses. On n’a pas assez d’étoffe pour cela. Il faut avoir une grande
indulgence pour tous les hommes et ne pas les traiter comme des fourmis. Il faut
être sage et ne pas prendre de cette plante dans le seul but d’avoir des sensations!...
(un silence)... Ah! je les vois! ils sont noirs, tout nus, avec un petit pagne seule­
ment... Je vois un squelette, mais je n’en ai pas peur! »
20 h. 45. — Mlle de K. rouvre les yeux. A partir de ce moment, jusqu’à minuit
et demi, elle n’aura plus que de rares visions lorsque ses paupières seront closes
et elle monologuera presque constamment, légèrement divagante, très loquace.
« Il y a une loi de gravitation et de pesanteur pour les astres et les étoiles. La même
loi régit intellectuellement les hommes : c’est la loi des attirances et des répulsions
constituant la loi de g ra n d e unité qui relie tous les humains les uns aux autres...
Les saints, les ascètes, les intellectuels suivent des chemins différents pour arriver
au même but... »
Sa tête lui semble en feu (elle est très chaude). Elle rit doucement à ses pensées
intérieures... Elle voit « des gens vilains ».
S’adressant à moi, dit Rouhier, elle me dit que c’est ma présence qui lui pro-
L'IVRESSE MESCALINIQUE 621
t
cure cette grosse suractivité cérébrale et que c ’est probablem ent p arce q u ’elle
sent que la chose m ’intéresse q u ’elle est assaillie p a r cet énorm e flux de pensées.

Il s’agit bien d ’une expérience mescalinique délirante à un niveau global de


déstructuration du champ de la Conscience où tout est vécu et vu dans une
tonalité hypomaniaque. Le facteur d ’auto-suggestion (la partie positive intro­
duite p ar le Sujet dans cette expérience) y apparaît nettement dans le sens
d ’une disposition hystérique de la personnalité et probablement aussi d ’un
transfert positif à l ’égard de l ’observateur.

— Voici m aintenant un petit extrait de l ’auto-observation de Serko que


nous reproduisons ici car elle est très souvent citée pour la description des
Éidolies lilliputiennes et « cristallines » dans le sens de Hoffer et Osmond q u ’il
a vécues :

« Elles apparaissent toujours dans leur p ro p re cham p de vision en form e


« de disque m icroscopique et elles sont très dim inuées, elles n e se rangent pas
« dans le cadre réel, form ent p lu tô t un m onde à elles, m onde de th éâtre en m inia-
« tu re; elles n ’o n t aucun ra p p o rt avec le contenu m om entané de la Conscience
« et sem blent toujours subjectives...
« Elles sont très finem ent ciselées et se couvrent de couleurs vives; elles se pré-
« sentent de préférence dans une perspective profonde et changent constam m ent...
« Q uand les yeux se m euvent, elles ne changent pas de position dans l ’espace.
« Leurs contenus se présentent suivant u n m ouvem ent in in terro m p u ; ce sont
« des m odèles de papiers peints alternant avec des bouquets de fleurs, des a ra ­
« besques, des dôm es, des portails gothiques, des jard in s merveilleux, des pay-
« sages, des allées, des visages grim açants...; une création et u n anéantissem ent
« éternel, un changem ent sans répit, voilà le caractère de ces illusions des sens ».

Nous rapporterons encore l ’observation d ’une étudiante en Médecine qui


accepta, lors de nos recherches en 1934, de se soumettre à une deuxième mesca-
linisation (0,30 puis 0,10 de sulfate de mescaline) :

A 14 h. 35. — Subanxiété. Im pression de m ouvem ents du lit. N ausées.


A 14 h. 40. — T orpeur. Envie de dorm ir et hyperesthésie sensorielle (plus
illusionnelle que réelle).
A 14 h. 45. — Phénom ènes colorés. « C ’est le cas de dire que je vois 36 chan­
delles ». Légère exaltation.
A 15 heures. Les yeux fermés, a l ’im pression de voir se succéder des images
très vite... U ne forêt de sapins et sur le m ême rythm e u n défilé fasciste avec le bras
tendu... M ouvem ents de foule. Têtes de m onstres dans le carnaval. Il y en a 4 ou 5...
O uvre les yeux et dit : « Je voyais ces images... oui, c ’est plus v if que la représen­
tation... » N ouvelle fusée de phosphènes. Vague d 'an goisse, su eu rs fr o id e s .
A 15 h. 10. — N ouvelle injection de 0,10 de sulfate de mescaline.
A 15 h. 35. — Angoisse. Pouls : 100. L arm oiem ent. Légère dysarthrie. É ta t
su bconfusionnel. Les plis du rideau rem uent d ’arrière en avant et dans le sens
E y. — Traité des Hallucinations. 21
622 L E S H A L L U C IN O G È N E S

latéral. Un pli pris dans la porte lui donne l’impression d’un grand mouvement.
T o u t e s t b a rré d e ra ie s lu m in eu ses de tous les côtés.
A 15 h. 45. — Angoisse. Sentiment de p e u r. Impression de mort imminente.
Crainte que son cœur ne s’arrête. « J ’a i vu m e s m ain s m acu lées d e san g, d e g ro s se s
p a tt e s sa le s q u i ne so n t p a s à m o i ». Effectivement, regarde longtemps ses mains
avec attention, très anxieuse. « Dès que je fixe un objet il se déforme très vite ».
Interrogée sur des questions d’anatomie du système nerveux, ses réponses
sont mauvaises, fragmentaires. Elle dérive perpétuellement et son attention est
continuellement captée par des « images ». Sa représentation du système nerveux est
très concrète, faite de schémas en couleurs. Elle rit et a conscience de ses troubles.
A 16 h. 10. — Elle perçoit des « mouvements » de danse très lents. Si elle passe
sa main sur les yeux « ses doigts restent imprimés sur sa rétine » (im a g e s consécu­
tiv e s très vive s). Elle perçoit des mouvements de corps bien moulés « comme sur
des vases grecs ». Elle voit un corps de femme très beau, qui grandit quand elle
regarde. (« Qu’est-ce que je tiens déclare-t-elle ». « On ne peut pas dire l’infime
partie de tout ce que je vois défiler... (Au début je me disais : oh! je n ’aurai pas
grand-chose mais je me sens plus atteinte que la première fois) ». En fermant les
yeux elle voit des couleurs très vives. Elle essaie de se lever. N ’a plus la notion des
distances... Le parquet lui paraît très beau... « Ah! dit-elle, je suis « partie »...
C’est dégoûtant!... » Elle sent des « picotements » dans les mains. « Ah! c’est
formidable, dit-elle. C’est un jeu de lumière baroque, une déesse avec mille bras.
Ça se tra n sfo rm e... Un bûcheron qui coupe du bois. Ce sont des jeux de lumière
des Mille et une Nuits. Au fond, encore cette sorte de déesse... Ah! mais tout ça
n ’existe pas!... »
Vers 17 heures. — Cauchemars. Angoisse. Crainte de la mort imminente.
Variation d’humeur. Rit, puis garde longtemps le silence. A sso u p ie.
A 17 h. 40. — Sensation de la durée correcte. Raconte qu’elle vient d’avoir
« des Hallucinations formidables, comme des verres sculptés... Quand on m’a mis
le brassard pour la tension artérielle, j’ai eu l ’im p ressio n q u ’on m e m a n g e a it le
bras. Mon pouls m’apparaissait tout à l’heure comme un corps étranger sonore... »
Peu à peu tout s’apaisa et la lucidité redevint complète.

Si nous avons choisi cette observation parmi les dizaines d ’autres pour
exposer les aspects subjectifs de l ’expérience vécue pendant l ’ivresse mesca-
linique, c ’est pour deux raisons. La première, c’est q u ’elle représente dans
notre propre « matériel clinique » une sorte d ’observation typique, notam ­
ment par l ’importance des sentiments d ’anxiété, la tonalité générale d ’angoisse
et de malaise, atmosphère en quelque sorte symétrique mais de même niveau
que l ’euphorie que l ’on observe aussi souvent — la seconde, c ’est que nous
y saisissons la déstructuration de la Conscience au niveau pour ainsi dire
moyen, celui d ’un état oniroïde subconfusionnel.

— Bien entendu, les poètes quand ils se soumettent à l ’action de la mesca­


line trouvent des accents plus riches pour exposer ce q u ’ils ont vécu (1). Rappor- 1

(1) Cf. le petit livre que J. de Ajuriaguerra et F. Jaegg (1964) ont consacré aux
dessins d’Henri Michaux faits sous l ’influence de la Mescaline.
i
t L ’IVRESSE MESCALINIQUE 623
i

i
tons-nous à la transcription musicale, pouvons-nous dire, que fait H. Michaux
(Connaissance par les gouffres, p. 73-88) de sa propre expérience mescali-
nique :
Après cette « ouverture », voici comment il développe le thème musical
de l ’expérience mescalinique :

Pour introduire son récit de l ’expérience vécue, Michaux accorde sa lyre :


« Fatigant... Mystérieux... Tressaillements... Bourgeonnements sans achève-
« ments... Mescaline qui de tout sait faire de la Majesté... qui s’engage dans les
« profondeurs introduisent saveur, développant saveur, enfilant saveur, au­
« delà... au-delà... au-delà... Cercle magique au-delà des projets... Belvédère
« contrôlant toute la situation... Significativement aussi, avertissement » « vient,
« se lève, paraît, disparaît, reparaît, avertissement qui n ’arrive pas à m’avertir...
« Musique qui me laisse suspendu ses lacets... Amolli le monde, amolli tout entier
« devenu flots et qui coule... »

Après cette « ouverture », voici comment il développe le thème musical


de l ’expérience mescalinique :

« ... J ’avais quelque peine à redresser la barre. Me croyant malin je mis la


« radio, mais très en sourdine. C’est alors que je glissai, que ça glisse, que tout
« glisse... Je coupai presque aussitôt, mais la musique coupée continue.
« Désolidifié, devenu flou, le monde d ’avant m ’était soustrait. La musique
« annulée, son enchantement n ’avait pas été annulé. La musique — je la com­
« prenais à présent — est une opération pour se soustraire aux lois de ce monde,
« à ses duretés, à son inflexibilité, à ses aspérités, à sa solide inhumaine matérialité.
« Opération réussie! Ah! oui, au-delà de toute réussite, au-delà de ce qu’aucun
« compositeur avait jamais réussi. Il n ’y avait plus de monde, il n ’y avait plus
« qu’un liquide de l’enchantement. Cette réponse que fait au monde le musicien,
« je n ’entendais plus que cette réponse, réponse par le fluide, par l ’aérien, par le
« sensible. J ’étais dedans, englouti!
«. .. Dans des courants, n ’espérant plus l ’intervention de qui me déchanterait,
« je dus souvent perdre le contact. A chaque reprise de Conscience, le miel était
« là, toujours à m ’enrober.
« ... Le soir, la pluie se mit à tomber. Vienne le déluge! aspirai-je. Vienne le
« déluge qui inonde tout! J ’ai une âme; maintenant, pour ce déluge, merveil-
« leusement accordée et plus que Noé, une âme tout autrement accordée au déluge.
« Ah! ce qu’on est dupe, dupe à perte de vue. Mescaline utile au moins à faire
« voir cela.
« ... A celui qui a pris de la mescaline, en dose suffisante, toute évocation musi­
« cale est généralement impossible.
«. . . Les rythmes, de toute évidence (comme il appert par la parlante descrip-
« tion du Dr. Binswanger) étaient l’essentiel, le rythme cosmique. Dans la mes-
« câline, les rythmes, en effet, sont très fréquemment éprouvés. Il est même éton-
« nant qu’ils se tiennent si indépendants de la musique, qu’ils ne l’accrochent
« jamais, ou presque jamais, ou mal. Il m’était à moi-même arrivé quelque chose
« de fort hybride et j ’attendais pour en parler une aventure plus probante, qui
« ne s’est jamais trouvée. J ’en dirai donc quelques mots ici. C’était en 1956, au
624 LES HALLUCINOGÈNES

« cours d ’une sorte de transe « érotique ». Le principal de ce qui m ’était arrivé


« en ce jour, c’était des visions orgiaques et fantastiques et des rythmes de même.
« Subitement, des chants sortirent, oui, sortirent. Car autant que je les entendais,
« je les sentais sortir, devant sortir, pressés de sortir, mouvements phonateurs
« incoercibles, qui sans doute venaient des choristes, dont j ’entendais les voix,
« mais avaient aussi leur origine dans ma gorge, possédée d ’une sorte d ’envie
« vocale qui me rendait co-participant et actif.
« Ce que c’était? Des passages des « Trois Petites Liturgies de la présence
« divine », d ’Olivier Messiaen. Mais dans quel état! Passages coupés plutôt, et
« des coupes qui eussent été faites par un homme au comble de l ’énervement qui
« ne peut pas supporter des sons de quinze secondes de suite mais qui en reviendra
« souvent toujours aussi exaspéré, toujours avec le même élan insensé. Les frag­
« ments en étaient si précipités qu’on s’attendait à les entendre hoquetés, mais
« non, le bourgeonnement bouffon s’accrochait, sans une faute, malgré l’invrai-
« semblable vitesse, malgré les déclenchements de notes semblables à des évacua-
« tions précipitées, semblables à des rafales. Débordante et l’instant d ’après
« arrêtée, la musique de plus en plus allait, contrefaite, déni de musique, déni
« de mystique. Jamais je n ’aurais cru une musique capable de devenir aussi déver-
« gondée, entremetteuse, libertine, folle, impie, ignoble, subversive.
« . . . Même tronçonnée, même vilipendée, même parcourue de débâcles, elle
« n ’avait rien d’effondré. Une jouissance ignoble était son centre, sa nature, son
« secret, jouissance omniprésente, spasmodique, insoutenable. A l ’entendre, à
« la suivre, on était soumis à des tiraillements, à des arrachements.
« ... Les cataractes immenses d ’un très grand fleuve, qui se serait trouvé être
« aussi l ’énorme corps jouisseur d ’une géante étendue aux mille fissures amou-
« reuses, appelant et donnant amour, c’eût été quelque chose de pareil.
« Mais c’était la musique, plus insatiable que n ’importe quel monstre, la
« musique possédée du démon mescalinien, livrée à ses dévastations, à ses retour­
« nements et s’y livrant... »

C aractéristiques p sych o p a th o lo g iq u es
de l’expérience m escalinique.

La classification des phénomènes éprouvés ou observés au cours de l ’intoxi­


cation mescalinique est très difficile, et chaque auteur ou acteur de cette « expé­
rience » la pense ou la raconte selon ses propres conceptions et parfois ses
préjugés. Bien sûr, doit être éliminée de cette phénoménologie toute expé­
rience faite chez des sujets déjà malades, car on ne sait plus ce qui revient à
l ’action de la drogue ou à celle de la maladie, règle de méthode qui a été
trop souvent enfreinte. Mais le témoignage du « Sujet sain » appelé à témoi­
gner devant le tribunal psychiatrique est aussi sujet à caution. Il est aussi le
défenseur de sa propre cause qui est, bien sûr, le plus souvent celle du nar­
cissisme. D ’un narcissisme du Sujet qui, dans la description des faits, ou bien
leur ôte tout ce qui peut ressembler à un trouble, à une folie — fût-elle brève —■
ou bien leur ajoute à profusion l ’hyperbole de ses dons, sinon la prétention
de son propre génie. Mais il y a encore une autre difficulté qui tient à la nature
CARACTÉRISTIQUES DE L'EXPÉRIENCE MESCALINIQUE 625

même des choses celle-là : c ’est que l ’expérience vécue mêle tous les plans,
confond souvent tous les symptômes de la séméiologie classique qui « y perd
son latin ». De sorte que les uns, en décrivant ce pêle-mêle d ’illusions, d ’Hallu­
cinations, de sentiments d ’étrangeté, de dépersonnalisation, ces troubles de
l ’espace vécu et du temps vécu, l ’euphorie, l ’indifférence, l ’anxiété, la lucidité
ou l ’obnubilation de la Conscience, etc., minimisent généralement le vécu
en le présentant comme s’il ne représentait q u ’une somme de petits accidents
perceptifs, amusants, pittoresques, étranges ou secondaires q u ’ils décrivent
avec une infinie précision — et que les autres les décrivent dans le mouve­
ment lyrique qui les emporte comme de merveilleuses et fantastiques aventures
non seulement esthésiques mais esthétiques.
Mais ces réserves, et fort importantes, étant faites, voyons comment en
général sont décrits les phénomènes qui composent l ’expérience mescali-
nique (1). Suivons l ’ordre et l ’énumération des phénomènes, selon J. Delay
et H. P. G irard (1950), tout en com plétant la description de ces auteurs par
le supplément que notre propre expérience clinique ou celle des autres nous
permettent d ’y ajouter.
L es « troubles thymiques ». — Ils revêtent la forme de l ’excitation ou de
la dépression. Tantôt, en effet, le sujet se sent « transporté », « merveilleu­
sement bien », tout lui paraît beau et facile. Il se sent d ’un enthousiasme
débordant. Les choses sont comiques. Tout est am usant et fait rire. Jeux de
mots, calembours, fuite des idées (rappelant, disent Delay et Gérard, celle
du haschich). Il s’agit, soulignent encore ces auteurs, d ’une excitation psy­
chique stérile, avec sensation d ’énervement et instabilité motrice. L ’état que
les auteurs français (G. de Clérambault) ont toujours désigné par le terme de
« mentisme » en paraît constituer le mouvement incoercible. Tantôt, au
contraire (et ceci nous paraît beaucoup plus fréquent que ne le disent J. Delay
et H. P. Gérard pour qui l ’humeur dépressive serait au contraire moins fré­
quente), il s’agit d ’un vécu à tonalité dépressive avec prédominance de tristesse
et de pessimisme; et ce sont des pleurs, des reviviscences, des remords, des
deuils, des scrupules, des auto-accusations. Et plus souvent encore de forts
courants d ’angoisse, de vagues de panique qui ne va pas toujours sans une
certaine agressivité (M. Ropert). Bien souvent aussi, l ’état psychique est
comme emporté dans le vertige d ’un état mixte où se mêlent l ’excitation et la
dépression dans une proportion voisine de celle que Kraepelin décrivit dans le
mélange maniaco-dépressif « des troubles de l ’hum eur ». Tel est, nous semble-t-il,1

(1) L’ordre même dans lequel ils sont décrits par les divers auteurs est lui-
même indicatif de l’interprétation qui en est faite. C’est ainsi que pour R ouhier
ce sont les illusions et Hallucinations visuelles qui sont « primaires » (initiales,
constantes et presque les seules manifestations) comme pour P. Quercy qui décrit
naturellement son auto-observation avec la foi d ’ « Opsiphile » que pour D elay
et G érard ce sont les troubles de l ’humeur, tandis que pour E. Morselli ce sont
les phénomènes de dépersonnalisation qui sont primordiaux, etc.
626 LES HALLUCINOGÈNES

ce premier halo d ’exaltation et d ’angoisse qui enveloppe et annonce l ’éclo­


sion des phénomènes hallucinatoires (A. Wikler, 1954). Cependant, certains
auteurs croient que ces troubles de l ’hum eur seraient secondaires à l ’appa­
rition des Hallucinations. Notamment, l ’anxiété résulterait du caractère
pathologique même des Hallucinations (G. T. Stokings, 1940).
T r o u b l e s p s y c h o - s e n s o r ie l s . — E t c ’est évidemment ici que les descrip­
tions sont le plus souvent le reflet des préjugés théoriques. Mais on peut
les « purifier » de leur contexte doctrinal en se rapportant à l ’expérience
objective moyenne que Ton peut avoir — comme nous l ’avons vu — de nom­
breuses expériences subjectives, soit en se rapportant aux innombrables des­
criptions des auteurs pour en dresser un catalogue en quelque sorte « typique »
des phénomènes, lesquels se présentent sous la forme d ’Éidolies hallucinosiques
que nous avons précédemment décrites, et surtout dans les phases initiales
ou dans les degrés légers de l ’intoxication mescalinique.

a) Hallucinations visuelles. — C ’est le phénomène le plus fréquent, le


plus constant et le plus saisissant (A. Rouhier, 1927 ; K. Beringer, 1927 ; H. Klü­
ver, 1928); celui aussi qui, tout en étant le plus souvent enveloppé du halo
« dysthymique », peut aussi le précéder et, en tout cas, fait avec lui un effet
de contraste spécifique. On décrit ainsi de typiques r r o t é i d o l i e s apparaissant
principalement dans la sphère visuelle (phosphènes, photopsies, jaillissement
de formes géométriques, figures hexagonales, arabesques, images sérielles
parfois lilliputiennes, de flammes, de lumières, de couleurs). Ces phénomènes
visuels s’accompagnent ou, plutôt, sont inséparables d ’illusions et de distor­
sions perceptives (dysmégalopsie, mouvements apparents, métamorpho-
psies, etc.). Ils apparaissent plus facilement à la pression des globes oculaires
ou les yeux étant fermés. Sur ce fond de perturbation, d ’obscurité de « sub­
occlusion » du champ perceptif, surgissent alors des images étranges et par­
fois colorées, soit d ’objets inanimés, soit d ’animaux ou encore de figures
humaines. Nous retrouvons ici dans les auto-observations toutes les images
du bazar éidolique, avec ses carreaux, ses roues, ses cercles, ses spirales, ses
treillis, ses somptuosités aussi, celle des cristaux, des gemmes, des pierreries,
des couleurs fluorescentes, ses enseignes lumineuses ou ses lumières d ’aqua­
rium, ses gerbes colorées et ses feux d ’artifice. Le plus souvent, c ’est dans
le mouvement et la transform ation kaléidoscopique (morphopsies) que toutes
ces images se succèdent et se développent. Parfois cependant, elles sont
immobilisées, pétrifiées dans une sorte de « sulfur » ou fixées comme dans une
photographie ou une plaque de lanterne magique. Voici, par exemple, com­
m ent un des meilleurs spécialistes des Hallucinations (P. Quercy) décrit
ses propres Éidolies mescaliniques :

1° Une rangée d ’une trentaine d ’éléphants, identiques. Chacun porte, brillant


comme une aigrette électrique, un miraculeux cornac. L’ensemble, très « vivant »
est un petit bibelot d’étagère.
2° Sur un mur, un revêtement de plaques en biscuit de Sèvres; ou plutôt, pas
CARACTÉRISTIQUES DE L'EXPÉRIENCE MESCALINIQUE 627

de mur, pas de revêtement, mais une seule plaque, peuplée, sur fond bleu, d ’une
grappe d ’amours en haut-relief. Un instant après, c’est un burg ruiné, au soleil
couchant.
3° Un dièdre droit ouvert à gauche. Le plan vertical est le blanc, vertigineux,
d ’un gros cargo dont mon regard frôle le profil; l’autre, le plan horizontal, est la
surface d ’une mer verte.
4° Verticale et à droite, une forêt sous-marine et, à sa lisière, s’échappant des
troncs vers la gauche, un départ de méduses.
5° Un cheval, mais d’abord un cheval de zinc, obèse et d ’un art résolument
cubiste. Il se transforme soudain en une rossinante de bois portant sur son dos
un grand toit de chaume.
6° Les rideaux de la Vierge de Raphaël à Dresde. Ils s’écartent, on peut voir
ce qu’ils dévoilent : un berceau d’argent; et le malade murmure : « Dans la lumière,
un grand berceau d ’argent, une adorable balancelle, pour un roi de Rome heureux ».
7° Un magasin de ficelles. A ma gauche, à l’extrême limite visuelle, un plan­
cher, un mur, des rayons, et partout des pelotons, des échevaux, en rangs, en paquets
en chapelets, en tas.

Toutes ces images-objets sont souvent comme reliées aux objets réels
avec lesquels ils s’intriquent (paréidolies) ou sur lesquels ils glissent (Hal­
lucinations s’étalant à la surface des objets). On note aussi l ’importance des
images consécutives (méthestésie) , des troubles de la perception des couleurs
et des formes (cf. par exemple le travail de A.-M. Hartm an et L. E. Hollister,
1963). Car la perception des couleurs dans l ’expérience mescalinique est celle
qui, naturellement, a été la plus étudiée. La couleur figure, en effet, dans cette
expérience soit sous forme d ’Éidolies, fulgurantes élémentaires mono- ou
polychromes, soit d ’un enchaînement scénique qui déjà constitue un film
en couleur. Parfois, il s’agit de couleurs éclatantes qui débordent — comme
dans les images d ’Épinal mal imprimées — les contours d ’objets, les bariolant,
les enrichissant de leur profusion et de leur métamorphose chromo-cinéma­
tographiques; elles alternent souvent par couples de couleur complémentaire
(bleu-jaune, rouge-vert, noir-blanc) comme l’ont souligné W. Mayer-Gross et
J. Stein, ou s’accompagnent de troubles de la perception des couleurs (hyper-
chromatopsie ou mélange dans la perception des couleurs, comme le signale
Beringer). « Les objets multicolores perdent leur unité (écrivent J. Delay et
H. P. Gérard, 1950), les plages de coloration différentes s’isolent, des formes
nouvelles apparaissent ». Parfois et peut-être le plus souvent (H. Klüver,
Aldous Huxley, etc.), il s’agit plutôt d ’une sorte de luminosité fantastique du
champ visuel, soit q u ’il soit saturé de couleurs, soit q u ’il soit surtout vécu
comme une illumination prodigieuse. Libération de plages colorées lumineuses
ou ombrées et moindre exigence des facteurs « intellectuels » de liaison (de
Gestaltisation) créent dans tout le champ visuel une floraison d ’Éidolies mul­
tiples, soit dans leur juxtaposition anarchique dans l ’espace, soit dans leur
succession cinématographique dans le temps. « L ’expérience mescalinique »
manifeste à cet égard, la prédominance des facteurs « kinésie » et « couleur »
sur les « formes » comme dans l’épreuve de Rorschach des épileptiques (Fr. Min-
628 LES HALLUCINOGÈNES

kowska). A cette désintégration des fonctions de la distribution des couleurs


dans le champ perceptif, s’ajoute ou se mêle la déformation des objets. La
perception des reliefs, les dimensions et proportions réciproques des gran­
deurs, des lignes et de la perspective, sont altérées. (Tout est penché, les ver­
ticales s’allongent). Parfois le même objet occupe plusieurs points de l ’espace,
ou bien les choses sont animées de mouvements apparents, rythmés, oscillants,
parfois vertigineusement rapides ou, au contraire, désespérément lents (alors
que notent Mayer-Gross et Stein, dans un premier temps ce sont les mou­
vements réels qui sont le plus intensément perçus et sollicitent le regard).

Parfois cependant la perception des formes leur imprime un mouvement


imaginaire et déjà scénique (un Sujet, par exemple, qui voit un pédicule de
figue dans une corbeille à papier voit la queue de la figue s’allonger, s’incurver,
se perdre dans l ’espace. Un lien d ’étolfe autour du pied se déploie, s ’enroule
en volutes merveilleuses, etc.). Nous verrons plus loin l ’importance q u ’il faut
accorder à ces p h a n t é id o l ie s qui, efiectivement, se superposent complètement
ou prolongent les Éidolies élémentaires mais qui portent dans leur imagerie
kaléidoscopo-onirique les marques d ’une germination de rêve. Ce sont alors
des enchaînements scénariques de souvenirs reviviscents ou d ’événements
protéiformes qui n ’occupent la scène du champ perceptif que pour disparaître,
changer ou se transform er dans un mouvement qui échappe au Sujet et tient
son attention en « suspens ». Cette production fantasmagorique paraît exiger
l ’occlusion des yeux, mais il arrive aussi que les yeux ouverts et le spectacle
du monde n ’étant pas aboli mais seulement reculé, ces phantéidolies prennent
la place des objets réels ou superposent aux objets vaguement perçus une
incroyable broderie paraéidolique.

b) Synesthésies et méthesthésies. — Les synesthésies (J. Delay, H. P. Gérard


et P. C. Racamier, 1951; H. Osmond et J. R. Smythies, 1952) (1) abondent
dans l’expérience mescalinique (auditions colorées, synopsies musicales).
Quercy proposait de les classer en « élémentaires » et complexes », soit que ces
dernières soient figurées ou non. Dans ce dernier cas, elles ont parfois un
caractère « idiotrope » (création de formes originales), mais le plus souvent
elles sont simplement reproductrices, mimétiques ou initiatrices. Quant aux
post-images (méthesthésies) et aux images éidétiques, elles multiplient dans la
durée les perceptions, m aintenant entre elles les persistances hallucinatoires
d ’images qui intercalent dans le flux du perçu une constante rétrospection
réalisant ainsi une sorte de bradyscopie où chaque mouvement du temps reste
accroché au vécu antérieur.1

(1) Comme l’imagerie visuelle correspondant à la danse hongroise de Brahms


(G. A nschütz, Ar ch. f Psych., 1928) dont on trouvera la reproduction en cou­
leur dans le livre de Quercy (1930), t. 2, p. 102.
C A R A C T É R I S T I Q U E S D E L 'E X P É R I E N C E M E S C A L I N I Q U E 629

c) Hallucinations auditives. — Les synesthésies font, pour ainsi dire, le


pont avec les phénomènes illusionnels ou hallucinatoires acoustiques, en
établissant une sorte de communication entre les deux principales sphères
sensorielles : les perceptions visuelles normales ou anormales (les visions me
m ontent aux oreilles) retentissent sur le registre musical (comme dans l ’inter­
prétation musicale du vécu mescalinique par H. Michaux que nous avons
rapportée) plus souvent que sur le registre acoustico-verbal. En effet, les Hallu­
cinations auditives sont généralement rares, pour ne pas dire exceptionnelles.
Il s’agit le plus souvent d ’hyperacousie, de protéidolies à type d ’acouphènes,
parfois de bruits rythmés comme des coups de lime ou des bruits de chaises
traînées (1). Les Hallucinations verbales sont assez exceptionnelles. J. Delay et
H. P. Gérard en donnent quelques exemples : un sujet porte ses mains au visage
en criant « les visions me m ontent aux oreilles » ; un autre entendait quelques
paroles en anglais, comme des bribes de conversation.

d ) Hallucinations corporelles. — Les « troubles cénesthésiques », les


sentiments d ’étrangeté, de transform ation corporelle constituent par contre
une sorte de fond permanent à l ’expérience mescalinique pour être précisé­
ment l ’expression d ’un bouleversement en quelque sorte organique de l ’expé­
rience du temps et de l ’espace. « Dès avant l ’apparition des premières visions
« colorées, notent J. Delay et H. P. Gérard, le sujet éprouve des sensations bizar-
« res (fatigue localisée, crispation, lourdeur segmentaire); puis, par vagues suc-
« cessives, comme un arrière-fond du champ perceptif, elles accompagnent
« toutes les péripéties de l ’expérience mescalinique. Je grandis, je m ’aplatis,
« m a main est énorme, mon front est petit, ma tête est au bout d ’un bâton.
« Je sens des gouttelettes au bord des nerfs ». Les métaphores — comme
nous l ’avons vu en étudiant dans leur généralité les troubles des perceptions
corporelles (cf. p. 293) — sont intimement mêlées à ces métamorphoses de la
somatognosie. Elles sont aussi intimement mêlées à la représentation visuelle (2).
Le corps se dissout, en effet, dans l ’imaginaire. Sa densité, son volume, ses
limites changent. Parfois même, comme dans l ’observation de Rouhier (le
cas de Mlle Alia de K.) ou dans la propre observation de E. Morselli (1936),
les impressions de dédoublement et d ’étrangeté atteignent la perception de
1’ « espace » psychique de la représentation et font surgir l ’image de l ’Autre
dans la « perception » de la réalité. Mais ceci ne se produit que lorsque l’intoxi­
cation a fait un pas de plus dans la marche de son processus en troisième per- 12

(1) Les troubles psycho-sensoriels olfactifs et gustatifs sont plus rarement


notés encore (Havelock E llis ) et leur description rappelle souvent celle de la crise
de l’uncus et des Éidolies que nous avons décrites plus haut (p. 490 et sq.).
(2) Les planches (surtout la sixième) qui illustrent dans l’article de M ayer-G ross
{Traité de Bumke, tome 1, p. 46-47), l ’expérience du delirium tremens, peuvent
illustrer aussi cette liaison optico-somatognosique des phantéidolies mescaliniques
(cf. celle que, par exception et en disant pourquoi, nous avons reproduite dans le
chapitre sur les Éidolies (cf. supra, p. 348)).
630 LES HALLUCINOGÈNES

sonne, ou lorsque le Sujet en première personne est, pour ainsi dire, déjà
préparé à ce dédoublement par le fait même de sa structure névrotique (1).

é) Hallucinations complexes. — Tous les auteurs ou presque notent une


différence q u ’ils estiment essentielle entre les Hallucinations élémentaires et
les Hallucinations complexes : au fond, entre ce que nous appelons protéi-
dolies et phantéidolies (cf. supra, p. 626-628).
C ’est ainsi que A. Rouhier, après avoir décrit la première catégorie d ’Hal­
lucinations visuelles (phosphènes, images géométriques), puis la deuxième
catégorie (visions d ’objets, de figures et de scènes « qui appartiennent à son
fond de mémoire ») décrit, en se rapportant à la merveilleuse description de
Weir Mitchel (p. 281-282) les visions « qui vont des figures et des scènes à
celles de la vie réelle, telles que nous les construisons dans nos rêves », puis
en se rapportant à l ’expérience fantastique d ’un peintre observé par
Havelock Ellis, il décrit les féeries hallucinatoires qui peuvent atteindre un
degré inouï de splendeur. C ’est ainsi aussi que J. Delay et H. P. Gérard opposent
à l ’élémentarité des troubles psycho-sensoriels les « Hallucinations complexes »
(apparition de tableaux d ’une richesse vivante représentant des objets, des
paysages, des êtres), tantôt avec exactitude, tantôt avec une fantaisie décon­
certante. C ’est ce travail de la fantaisie, ce travail de rêve qui se confond avec
la métamorphose des « structures de la pensée ». C ’est encore la même dis­
tinction q u ’ont établie les auteurs allemands (K. Zucker, J. Zador) et sur laquelle
ils fondent leur conception théorique de la pathogénie hallucinogène de la
mescaline que nous examinerons plus loin.
Le fait que vise cette distinction c ’est, en effet, la mutation (2) que subit le
vécu en devenant celui d ’un rêve, d ’un rêve plus ou moins organisé et dirigé,
mais qui m étamorphose ce que les Éidolies hallucinosiques ont, en quelque
sorte, de fragmentaire, de passif, en se présentant non plus comme des irruptions
d ’images photographiées, mais comme le déroulement d ’un film cinémato­
graphique.
Nous devons nous arrêter ici pour considérer cette m utation qui ne consiste
pas, bien sûr, seulement en un accroissement quantitatif des éléments qui
form ent l ’image, mais plutôt en un changement de plan et de structure. Si
les auteurs ont attaché tant d ’importance à séparer les « Hallucinations élé­
mentaires » des « Hallucinations scéniques », les raisons mêmes de cette impor­
tance semblent leur avoir échappé. Une distinction seulement quantitative
cache celle qui sépare, en effet, les Éidolies qui émergent de la dislocation
du secteur sensorimoteur d ’un analyseur perceptif (pour ne pas dire seulement12

(1) Peut-être faut-il rappeler ici les travaux anciens de E. G uttman et W. S. M ac ­


lay (1936) sur la psychodynamique des états névrotiques de dépersonnalisation et
l ’action qu’exerce sur eux la mescaline.
(2) Nous verrons quand nous proposerons une interprétation pathogénique
des protéidolies et des phantéidolies qu’il ne s’agit justement pas d ’une simple
différence de degré entre ces deux séries de phénomènes.
CARACTÉRISTIQUES DE L'EXPÉRIENCE MESCALINIQUE 631

d ’un organe des sens) des expériences délirantes et hallucinatoires qui se


déroulent au niveau de l ’organisation même du Champ de la conscience. De
telle sorte que ces fameuses « hallucinations complexes » ne sont pas seulement
et toujours des « phantéidolies », mais peuvent aussi être des « expériences
délirantes » qui annoncent déjà que le rêve envahit le Champ de la conscience
jusqu’à le déstructurer, comme nous allons m aintenant le voir.
M odifications du temps et de l ’espace vécu . — En ce qui concerne
le temps, la plupart des auteurs et Sujets de l ’expérimentation mescalinique
signalent les troubles de l ’estimation de la durée du temps, des difficultés
d ’orientation, des télescopages de tranches chronologiques (ecmnésie, vivi-
dité des souvenirs, représentation hallucinatoire de scènes passées), ou encore,
les mouvements lents ou rapides de la pensée, de l ’imagination et des images
hallucinatoires elles-mêmes. Mais en dehors (ou plutôt en dedans) de ces
modifications de l ’expérience en quelque sorte objective du temps, il y a
lieu de se rapporter au vécu le plus intime de l ’expérience mescalinique pour y
découvrir le bouleversement de la durée vécue, du temps vécu sur le registre
même de ce que nous avons appelé la structure temporelle éthique de la Cons­
cience. La mescaline, en effet, est bien un poison de la Conscience qui démontre
que l ’organisation de la Conscience implique une organisation des mouve­
ments dits « thymiques » du désir, de la pensée, de la joie ou de la tristesse.
Et c ’est bien à ce niveau de vécu q u ’apparaît le bouleversement primordial
de l ’expérience actuellement vécue.
Il en est de même pour l ’espace. Bien sûr, on ne cesse de décrire ou d ’énu­
mérer dans le protocole des expériences mescaliniques la désorientation dans
l ’espace, les illusions de la perception spatiale (perspectives, distances, gran­
deurs, etc.), les confusions de l ’espace corporel et de l ’espace du monde exté­
rieur (les troubles du schéma corporel ou de l ’asomatognosie peuvent, nous
l ’avons vu, être ramenés à cette confusion de plans). Mais ce qui est plus essen­
tiel encore, c ’est l ’expérience vécue de la fusion et de l ’interpénétration de
l ’objectif et du subjectif en tant que fondement même de l ’expérience délirante
et hallucinatoire.
Ce qui est aussi décrit comme d ’élémentaires troubles de la perception,
du temps et de l ’espace, nous contraint plutôt à entrer plus résolument dans
la phénoménologie de la déstructuration du Champ de la conscience qui nous
est familière.
T roubles de la C onscience. — Ainsi que nous l ’avons noté pour le
haschich, pour la psilocybine et plus encore pour le LSD, les Sujets de l ’expé­
rience mescalinique insistent (notam m ent et dès 1927, A. Rouhier), sur leur
lucidité, leur hyperlucidité, leur extraordinaire clairvoyance, l ’exaltation géniale
de leur pensée. Et cependant, l ’examen même de la progression de l ’expérience
(l’approfondissement des « troubles » à mesure q u ’ils se développent) (1), les1

(1) Cf. sur les modifications de la pensée pendant l ’expérience mescalinique


P. Mac K ellor (1961).

I
632 LES HALLUCINOGÈNES

données neurophysiologiques qui dém ontrent l ’altération fonctionnelle du


système nerveux, non seulement au niveau des analyseurs perceptifs et dans
son activité supérieure (conditionnement, vigilance), mais aussi des structures
limbiques et méso-diencéphaliques nous m ontrent que l’expérience mesca-
linique est une ivresse. C ’est ce que confirme d ’ailleurs la phénoménologie
même de tous les « phénomènes » qui composent cette « ivresse » (pour autant
q u ’ils ne se juxtaposent pas comme une mosaïque d ’éléments, mais q u ’ils
s’ordonnent relativement à des courants intentionnels de la Conscience qui
perd dans l ’aventure toxique sa direction et ses capacités de discrimination de
l’espace et du temps vécu sans être toutefois totalem ent dépossédée de son
pouvoir de vivre une expérience encore accordée à la réalité. Il paraît donc
évident que l ’expérience mescalinique, même si elle comporte des phénomènes
éidoliques en quelque sorte pathognomoniques ou spécifiques de l ’action
hallucinogène, est essentiellement celle d ’une d é s tr u c tu r a tio n d u C h a m p d e la
c o n s c ie n c e et ne comporte pas seulement comme une sorte d ’épiphénomène,
un simple « trouble de la Conscience » qui s’ajouterait aux phénomènes
sensoriels...
L ’impression que le Sujet éprouve de garder intacte sa Conscience, c ’est-
à-dire le pouvoir d ’exercer un contrôle sur ses contenus et à plus forte raison
l ’impression q u ’il a d ’un pouvoir accru et génial de création, ne sont q u ’illusion
comme nous y avons longuement insisté (et nous y reviendrons plus loin
encore) à propos de la prétendue créativité du LSD. C ’est cette illusion qui,
étant l ’effet même de la décomposition des structures de son être conscient,
se démontre comme étant le délire lui-même. Si ce fait est interprété parfois dif­
féremment, il n ’en résulte pas moins avec évidence de tout ce que disent tous les
auteurs qui préfèrent parler de « troubles de la pensée », de « troubles du temps
et de l ’espace vécu » ou des « troubles généraux de la perception » que de
troubles de la Conscience comme si ceux-là n ’impliquaient pas ceux-ci. L ’assi­
milation de l ’expérience mescalinique au rêve, leit-motiv de tous les expérimen­
tateurs est, à cet égard, constante. C ’est ainsi que A. Rouhier si soucieux de confé -
rer plus à l ’Hallucination isolée et « proprem ent sensorielle » q u ’aux troubles
de la Conscience — plus au « troisième œil » (comme dit Sidney Cohen à propos
du LSD) qu’à la folie — ne peut se défendre de suivre le processus d ’intoxication
dans sa marche vers le rêve. P. Quercy lui-même, apôtre « opsiphiliste » de la
pure esthésie de l ’Hallucination, après avoir décrit les Hallucinations dans leur
sensorialité et s ’imposant de ce chef à la foi de l ’halluciné (« qui ne fait que voir
et sentir », c ’est-à-dire « qui ne délire pas »), se trouve contraint lui aussi, par le
mouvement même du processus où se dissout à ses propres yeux l ’Hallucina­
tion, à mettre l ’accent sur la dissolution de l ’état de Conscience (1), car bien sûr,1

(1) « Que la situation s’aggrave, écrit-il, et l’observateur verra disparaître


« la Conscience des phénomènes méthesthésiques, de leurs formes, de leur pré-
« sence, de leur immatérialité, de leur ambiguïté, la Conscience de la différence
« entre les perceptions sans objet et l ’affectivité, la Conscience de la fuite des
CARACTÉRISTIQUES DE L'EXPÉRIENCE MESCALINIQUE 633

le Sujet n ’est plus conscient d ’être halluciné lorsque précisément il tombe dans
une certaine inconscience (1). J. Delay et H. P. Gérard, quant à eux, plus atten­
tifs à cette décomposition du Champ de la conscience, ont étudié longuement
(p. 217-228) la dégradation de ce q u ’ils appellent la structure de la pensée sous
l ’influence de la mescaline : « D ’abord, disent-ils, cette dégradation transparaît
« sous l ’euphorie railleuse et satisfaite de l ’excitation comme dans la dram a­
« tisation de l ’anxieux. Les productions intellectuelles à ce stade sont stériles
« et la pensée est généralement celle d ’un hypomaniaque, incoordonnée,
« construite sur une charpente grêle de rapports superficiels, entraînée dans
« une course dont il n ’est pas le maître, ou bien elle est figée, fixée dans l ’attente
« d ’une catastrophe imminente, écrasée dans l ’angoisse ». On ne saurait mieux
dire pour caractériser ce que nous appelons le premier degré de la déstructura­
tion du Champ de la conscience, celle qui atteint sa structure temporelle-
éthique.
« Mais progressivement, ajoutent-ils, le psychisme est envahi par les phéno-
« mènes psycho-sensoriels qui n ’occupent au début q u ’une marge de la Cons-
« cience constituant dans la période la plus intense la totalité de l ’activité
« idéique. » C ’est précisément cette m utation qui caractérise le passage de
l ’idéation normale dans sa représentation aux troubles de la structure de la
Conscience (2). Et ils soulignent comment la pensée du Sujet en s’objectivant

« idées, de la mythomanie, de la psychesthésie et de la confusion » (p. 392-393).


Et cela (qu’il dit du haschich) c’est la conclusion de sa propre auto-observation
de l ’intoxication mescalinique. Puis revenant aux observations de A. R o u h ie r , il
souligne : « Hypomanie, le bavardage, un effréné délire de métaphores peuvent
« se réfugier dans le langage intérieur; les ambiguïtés méthesthésiques peuvent
« être soumises à une débauche de dénominations ». Autrement dit, quand le
Sujet n ’est plus conscient des phénomènes hallucinatoires, qu’il ne prend plus
à leur égard la distance qui le sépare du délire, il devient délirant, c’est-à-dire
qu’il tombe dans un certain état d ’inconscience de l ’irréalité de ce qu’il vit. Nous
avons assez souvent insisté sur les relations de l ’Hallucination et de l’être conscient,
pour montrer précisément que lorsque les Éidolies (manière d ’être conscient d ’être
halluciné) cessent de l’être, c’est que la Conscience en général a perdu le pouvoir de
les mettre « entre parenthèses » hors de la réalité. Quant à la deuxième réflexion
de P. Q u e r c y , celle qu’il fait à propos de A. R o u h ier , il est clair qu’en mettant
l ’accent sur la dissolution de l’Hallucination dans l’excitation hypomaniaque et
l ’expérience du langage intérieur, il montre que l’Hallucination phantéidolique se
résorbe alors dans l ’expérience délirante et celle-ci, bien sûr, dans la dissolution du
Champ de la conscience. Et voilà comment, même aux yeux de ces auteurs décidés
à expurger le trouble de la Conscience de l’Hallucination, celle-ci dépend encore de
celui-là sauf à être et à rester une Éidolie hallucinosique... Chassez le naturel, il
revient au galop !
(1) Cf. à ce sujet ma conférence « L ’Hallucination et l ’être conscient ». Mar­
seille médical, 1967.
(2) Le travail de K. Z u c k e r et J. Z a d o r (1930) est un des plus importants à
signaler sur ce point. Ces auteurs ont, en effet, minutieusement étudié la faculté de
634 LES HALLUCINOGÈNES

et se symbolisant (au sens, dirions-nous, de Silberer ou au sens de J.-P. Sartre


lorsque celui-ci nous dit que la Conscience « se prend » à ses contenus en per­
dant sa forme), apparaît à celui-ci comme un objet. Cette imagerie ne se pré­
sente donc avec ses caractères que grâce, disent J. Delay et H.-P. Gérard, à la
« réduction de l ’activité intellectuelle ». Mais les auteurs corrigent aussitôt cette
formulation intellectualiste en soulignant q u ’il s’agit d ’une baisse de niveau
dont le sujet n ’a q u ’à demi conscience, la concrétisation de la pensée (comme
cela se passe dans les phases hypnagogiques de l ’endormissement) s’accompa­
gnant de défaut de la concentration de l ’attention et du contrôle des autom a­
tismes idéiques. « L ’idéation, ajoutent-ils, devient « alogique », les cadres
catégoriels de la pensée s’effacent, les scènes vécues par le Sujet sont hors des
lois relationnelles ».
C ’est que l ’attitude du sujet à l ’égard de ses Hallucinations indexe en
quelque sorte, disent encore en substance J. Delay et H.-P. Gérard, les troubles
qui l ’englobent. A son attitude de spectateur succède une attitude d ’acteur, et
« l ’oubli à mesure, la désinsertion des cadres logiques contribuent à ramener
« la perception au niveau du rêve ». Et peu à peu la critique disparaît quand
apparaît avec ses exigences accrues et envahissantes le monde des images. Telles
sont les étapes de ce que J. Delay et H.-P. Gérard appellent très justem ent « la
dissolution progressive de la Conscience » qui commande au sujet d ’adhérer
de plus en plus à ses phantasmes. Nous devons noter à ce sujet que tous les
auteurs qui ont tant soit peu approfondi l ’analyse des rapports qui unissent
Éidolies et expériences délirantes mescaliniques parviennent aux mêmes conclu­
sions. C ’est ainsi que J. Zador (1930) à la fin de son mémoire sur les troubles
mescaliniques du système optique soulignait très nettement que le travail de
dissolution de la mescaline qui d ’abord s ’installe en produisant soit des phéno­
mènes primitifs, entoptiques et spécifiques soit des troubles oniriques ou
scéniques isolés, les confond aisément, ensuite, quand s’accentue le trouble
général de la Conscience.
De telles et quasi unanimes réflexions sont conformes aux analyses anciennes
de K. Beringer (1927) sur l ’état de Conscience dans l ’expérience mescalinique.
(Il avait mis l ’accent sur la passivité du vécu et sa tendance à s’élargir indé­
finiment ou, au contraire, à se concentrer). L ’auto-observation de E. Förster *Il

représentation (Vorstellungsfähigkeit) à l’aide de consignes données aux sujets


mescalinisés de se représenter des objets, des personnes, un souvenir, une scène, etc.
Ils ont mis en évidence des troubles dans la vitesse de l’évocation, de sa continuité,
de sa richesse en contenus, de son intentionnalité et de son pouvoir de synthèse, etc.
Il n ’est pas rare, en effet, que le mescalinisé ne puisse aisément se représenter sur
commande des images et leur déroulement conceptuel ou concret, alors qu’il
est pour ainsi dire happé par des images spontanées (automatiques). L’étude de
K. Z u c k e r et J. Z a d o r se tient très près du trouble de la Conscience que nous
avons vu ici en montrant que cette difficulté de maîtriser le flux de l’imagerie et
de l ’imaginaire constitue non seulement un trouble de l ’attention mais une désor­
ganisation de l’activité psychique dans son ensemble.
C A R A C T É R I S T I Q U E S D E L 'E X P É R I E N C E M E S C A L I N I Q U E 635

(1930) et les réflexions qui la suivent sont très démonstratives aussi du mouve­
ment de déstructuration du Champ de la conscience qui succède à la phase
en quelque sorte hypnagogique des Éidolies hallucinosiques. Elles coïncident
aussi avec l ’étude des troubles de la pensée sous l ’influence de la mescaline des
auteurs anglo-saxons contemporains. Par exemple, dans sa contribution au
Symposium de Londres organisé par la R o y a l M e d ic o p s y c h o lo g ic a l A s s o c ia tio n ,
Peter McKellar (1961) a insisté sur le caractère illusoire de l ’idéation pendant
l ’expérience mescalinique : le sujet dont la pensée est altérée a l ’impression
d ’être capable de to u t comprendre, d ’avoir une capacité d ’ « in s ig h t » prodi­
gieuse. Sans doute serait-il faux de dire q u ’il ne comprend rie n , mais ses
pensées se meuvent dans une zone intermédiaire. Il cite les travaux de W. H. R.
Rivers sur la concrétisation de la pensée, phénomène dont nous avons rappelé,
à propos de l ’analyse de J. Delay et H. P. Gérard, q u ’il renvoie aux travaux de
Silberer, et il met l ’accent sur la pensée magico-mystique, la détérioration de
l ’activité intellectuelle, les troubles d ’association, les expériences délirantes et les
perturbations de la communication. A utant dire que pour la mescaline comme
pour le LSD, même si ces substances sont des poisons de l ’analyseur perceptif,
ils sont aussi et essentiellement des poisons de la C onscience. De telle sorte que
l’hyperconscience dont le Sujet a l ’impression n ’est elle-même q u ’une manifes­
tation de cette altération de sa Conscience. Nous ne pourrions que répéter ici
ce que nous avons déjà dit à propos de la « su r -c o n sc ie n c e », de 1’ « e x tr a ­
lu c id ité » de l ’expérience lysergique : q u ’elle est une illusion.
Tel est, en effet, le bouleversement du Champ de la conscience qui, s’il ne
suffit pas à rendre compte de l ’apparition des « Éidolies hallucinosiques » (qui
n ’y entrent pas d ’abord et qu’il enveloppe ensuite), constitue essentiellement
l ’atmosphère délirante dans laquelle se déroule l ’expérience vécue de cette
éclosion d ’images fantastiques que font lever, comme un rêve, les alcaloïdes
que contient le divin peyotl, « la plante qui fait les yeux émerveillés »...
Disons-le d ’un m ot et sans crainte de répéter ce leit-motiv. L ’expérience
mescalinique doit être rapprochée de celle de la dissolution hypnique. Si le
sommeil sépare les Hallucinations hypnagogiques du rêve à la période de
l ’endormissement, quand il s’approfondit et q u ’il se modifie ensuite dans les
phases de « sommeil rapide », il fond dans l ’expérience délirante les Éidolies.
Nous pouvons dire même que l ’expérience délirante en se constituant comme
telle supprime la possibilité même pour l ’image éidolique d ’être vécue pour
devoir être engloutie dans le délire, dans la Conscience devenue délirante.

E ffets psychotomimétiques de la mescaline — et l ’on peut ranger et


résumer sous ce terme tout ce que nous venons d ’exposer de l ’action délirio-
hallucinogénique de la mescaline. — Ils ont fait naturellement l ’objet d ’une
multitude de recherches. Il est bien évident, en effet, que cette phénétylamine
non seulement engendre des phénomènes illusionnels et hallucinatoires dans
les divers récepteurs et analyseurs réceptifs (et plus spécifiquement visuels),
mais que son action s’étend à l ’ensemble de la structuration du Champ de la
conscience. A ce titre, la mescaline comme poison de la Conscience est le
636 LES HALLUCINOGÈNES t

prototype de l ’agent toxique capable de provoquer une « model psychosis »


(comme l ’était le haschich au temps de M oreau (de Tours) ou comme l ’est le
LSD de nos jours).
L ’étude et notam m ent les auto-observations d ’un grand nombre d ’auteurs,
en révélant les effets de la mescaline sur la Conscience de l ’homme normal,
ne pouvaient m anquer d ’imposer un rapprochement avec les expériences déli­
rantes pathologiques. Ce rapprochement se trouve déjà esquissé dans les
grands ouvrages comme ceux de A. Rouhier, de K. Berringer et de H. Klüver;
mais nous devons signaler les travaux qui se sont le mieux appliqués à déter­
miner les effets psychotomimétiques de la mescaline : ceux de K. Zucker,
1930 (effets de la mescaline chez les Délirants), ceux de H. Claude, Henri Ey
et M. Rancoule, 1936 (analogies avec les délires de l ’encéphalite épidémique)
et ceux beaucoup plus nombreux qui, depuis lors, ont tenté d ’établir l’analogie
sinon l ’identité des expériences mescaliniques et des expériences schizophré­
niques (cf. tableau comparatif, in A. Hoffer et H. Osmond, p. 37, d ’après le
travail de H. Osmond et J. Smythies, 1952), soit en se référant à leur sympto­
matologie (K. H. Slott et J. Müller, 1936) ou à leur phénoménologie (E. M or­
selli, 1936), soit en com parant les effets de la mescaline aux délires chez le
même Sujet (K. Zucker, 1930; P. H. Thaïe et coll., 1950; P. H. Hoch et coll.,
1951-1955; H. C. Denber et S. Merlis, 1955; A. Modell, 1958), soit encore en
cherchant à identifier les mécanismes neuro-chimio-physiopathogéniques com­
muns (J. R. Smythies et coll., 1958; A. Hoffer et H. Osmond, 1960, etc.). Mais
la plupart des auteurs en sont arrivés à considérer que s’il y a bien des analogies
entre l’expérience mescalinique et les expériences délirantes et hallucinatoires
aiguës (type Delirium ou états confuso-oniriques selon Régis, ou « Halluzi-
nose » au sens de Wernicke), par contre il n ’y a pas de commune mesure entre
un Délire hallucinatoire schizophrénique ou une Psychose hallucinatoire
chronique et l ’ivresse mescalinique (K. Zucker, 1930; S. Malitz et E. Straus,
in West, 1962). C ’est une conclusion à laquelle tous les cliniciens peuvent et
doivent se rallier.

Nous sommes donc bien fondés à dire : 10 que les Éidolies (protéidolies et
phantéidolies) apparaissent dans leur forme caractéristique avant hors de
l ’altération du Champ de la conscience; 2° que le trouble de la Conscience
constitue le paramètre fonctionnel qui donne à tous les phénomènes psychiques
qui entrent dans la constitution de l ’ivresse mescalinique proprem ent dite
leur dimension; 2° que le niveau structural de cette déstructuration correspond
d ’abord — comme nous l ’avons vu ou le verrons pour les autres hallucino­
gènes — à ces premiers paliers que l ’on appelle souvent « dysthymiques »
(déstructuration temporelle-éthique du vécu) — puis de la désorganisation
de l ’espace vécu avec ses expériences caractéristiques de dépersonnalisa­
tion et de dédoublement hallucinatoire. Conclusions, somme toute, identi­
ques à celles auxquelles nous ont conduit nos précé dents exposés sur
l ’expérience haschichique, l ’expérience lysergique et l ’expérience psilocybinique.
MESCALINE — PATHOGÉNIE DES HALLUCINATIONS 637

PATHOGÉNIE DES HALLUCINATIONS MESCALINIQUES

Aucune substance « psychotrope » n ’a donné lieu à plus d ’études appro­


fondies sur les anomalies du « vécu sensoriel » que la Mescaline. Et c ’est cer­
tainement l ’école allemande (K. Beringer, H. Klüver, W. Mayer-Gross, J. Stein,
J. Zador, K. Zucker) qui s’est, entre 1927 et 1930, le plus illustrée dans la psycho­
physiologie expérimentale de ces troubles psycho-sensoriels. Leurs études et
expériences n ’ont pas été dépassées et paraissent cependant ignorées de la plu­
p art des àuteurs qui écrivent de nos jours sur la mescaline sans connaître les
travaux les plus sérieux datant de plus de trente ans... Naturellement, les pro­
blèmes fondamentaux de l ’Hallucination et de la perception en général se
posent quand il s’agit d ’expliquer l ’action « hallucinogène » de la mescaline.
Tout d ’abord, on peut se demander si dans la masse des phénomènes
psycho-sensoriels qui composent l ’expérience mescalinique, il y a des dis­
tinctions à faire entre ce qui relève de 1’ « anomalie des sensations » et ce qui
relève d ’un « trouble de la Conscience », ou si l ’on préfère, entre ce qui constitue
une modification fonctionnelle (ein « Funktionswandel ») du « vécu sensoriel »
et ce qui constitue une modification plus globale de l’expérience actuelle­
ment vécue. Et c ’est du même coup s’interroger sur la classification et par
voie de conséquence sur la localisation des phénomènes hallucinatoires mes-
caliniques.
On ne peut m anquer de se demander ensuite en quoi consiste l ’altération
proprem ent spécifique que la mescaline provoque au niveau du vécu sensoriel.
Ce sont ces deux questions qui forment l ’essentiel du problème pathogé­
nique de l ’action hallucinogène de la mescaline.

L e s d e u x g r a n d e s c a té g o r ie s
d e p h é n o m è n e s h a llu c in a to ir e s m e s c a lin iq u e s
e t le p r o b l è m e d e l e u r l o c a lis a tio n .

Disons d ’abord que pour simplifier (et aussi parce que l ’expérience mesca­
linique les comporte principalement, sinon exclusivement), nous allons ici,
comme la plupart des auteurs, nous limiter au problème des phénomènes
hallucinatoires visuels. Nous avons à plusieurs reprises fait remarquer que
dans les descriptions et auto-observations des expériences mescaliniques, la
plupart des auteurs, depuis 1927, ont été tout naturellement amenés à faire
une distinction qui apparaît tout à la fois satisfaire aux exigences de la clinique
et ne pas satisfaire aux exigences théoriques. Tout le monde, en elfet, oppose
d ’une part Hallucinations élémentaires (photopsies, lueurs entoptiques, formes
cristallines, géométriques, etc.), et d ’autre p art Hallucinations complexes
(films oniriques, enchaînements scéniques). Ajoutons encore que l ’accord se
fait aussi très généralement sur le fait que les premières s’observent hors des
troubles de la Conscience et que les secondes paraissent être l’effet d ’une disso-
638 LES HALLUCINOGÈNES

lution plus globale de l ’organisation du Champ de la conscience qui renvoie


nécessairement à celle du sommeil-rêve. Comme tout naturellement aussi
cette distinction clinique se double d ’une hypothèse pathogénique, celle qui sup­
pose généralement que les phénomènes hallucinatoires élémentaires sont princi­
palement d ’origine périphérique et que les autres sont d ’origine centrale, mais
sans tenir compte, comme nous le faisions rem arquer plus haut, de la distinction
aussi généralement méconnue entre « phantéidolies » et « délire onirique ».
C ’est précisément à l’examen et à la solution de ce double problème que
J. Zador (1) a consacré un des travaux scientifiques les plus intéressants sur la
pathogénie de la mescaline, c’est son mémoire que nous allons ici résumer
dans ses grandes lignes. Cela nous perm ettra de voir plus clair et, disons-le
to u t de suite, de rompre la synonymie qui s’est introduite dans beaucoup
d ’esprits entre « phénomènes élémentaires » et lésions périphériques d ’une
part, et « phénomènes complexes » et lésions centrales, d ’autre part.

J. Zador est parti d ’une classification de faits ■— somme toute classiques comme
nous venons de le rappeler — entre ce qu’il avait appelé avec K. Zucker (2) les « p r i ­
m itiven , m eskalinspezifischen Sinnestäuschungen » et les « szenenhaften, unspezi­
fisch en Sinnestäuschungen » (entre les troubles psychosensoriels primitifs et spéci­
fiques et les troubles psychosensoriels scéniques ■ — ou si l’on veut oniriques non
spécifiques). Disons aussi pour bien situer ce mémoire dans son contexte scien­
tifique, que J. Zador avait été très intéressé par les études approfondies de J. Stein et de
W. Mayer-Gross (3) que nous exposerons plus loin. Stein, notamment, avait conçu
l’action hallucinogène de la mescaline comme s’exerçant sur la sensorialité (d’ail­
leurs moins spécifique que ne l’admettait la psychophysiologie classique des sen­
sations). Et, d ’emblée bien sûr, J. Zador a posé le problème (pour l’orienter vers la
solution conforme à la distinction traditionnelle entre Hallucinations élémentaires
et Hallucinations complexes) en se demandant : 1° si tous les troubles psychosen­
soriels sont réductibles à des troubles primitivement sensoriels; 2° à quelle locali­
sation peuvent correspondre les troubles psychosensoriels provoqués par la mes­
caline? Il a pensé que l’étude de 21 malades atteints de « lésion du système optique »
à divers niveaux et soumis à l ’influence de 0,30 à 0,50 de sulfate de mescaline
pouvait permettre d’avancer dans la solution de ce problème.123

(1) J. Z ador . Meskalinwirkung bei Störungen des optischen System. Z e itsc h r.


f . d . g . N . u n d P s y c h ., 1930,127, p. 30-107. Il a publié avec K. Z ucker dans la même
revue, même tome, p. 15 à 29, un article (Zur Analyse der Meskalin-Wirkung am
Normalen). Ces travaux ont été faits à la clinique de E. F örster à l’Université
de Greifswald.
(2) Dans son mémoire avec K. Z ucker , J. Z ador a décrit avec beaucoup de minu­
tie le fond du trouble psychique que la mescaline produit chez les sujets normaux.
Il s’agit avant tout (et en cela ils sont d’accord avec leur Maître E. F örster) d’un
trouble de la représentation en ce sens que ce qui serait le plus important dans le
syndrome psychique mescalinique, c’est l ’incapacité de mettre de l’ordre et de
l’efficacité dans la fonction de représentation (Vorstellungsstörung).
(3) In T raité d e B u m k e , t. 1, p. 351-422 et p. 425-507.
M E S C A L IN E — P A T H O G É N IE D E S H A L L U C IN A T IO N S 639

Ces 21 cas se répartissent comme suit :


— 1 cas d ’astigmatisme;
— 1 cas de myopie;
— 2 cas de nystagmus congénital ;
— 1 cas de nystagmus syringomyélique;
— 3 cas d ’amaurose unilatérale par lésion périphérique;
— 3 cas d ’hémianopsie:
— 10 cas de cécité.
Astigmatisme.
C a s 1. — M. W., 37 ans, Astigmatisme. Les troubles sont plus marqués pour
l’œil droit. Il voit sans lunettes les objets, mais plus distinctement avec ses lunettes.
A l’épreuve du nystagmus rotatoire il ne perçoit aucun mouvement apparent des
objets.
Après mescaline (0,45), perception par l’œil droit de barreaux horizontaux
plus longs que les barreaux verticaux, puis quelques difficultés dans la sphère de
la représentation visuelle. Ensuite, apparition d’images, de lettres un peu con­
fuses sans lunettes mais que celles-ci rendent ensuite plus nettes. Ces lettres sont
perçues les yeux fermés en caractères gothiques mais en caractères latins quand elles
se projetaient sur la cloison. On n ’a pas observé de déformation ou de mouve­
ments apparents d ’objets réels.
L’examen de ce cas paraît montrer que les troubles fonctionnels dus à des
anomalies de courbure de la cornée ou du cristallin ne sont pas influencés par la
mescaline et que, notamment, ils ne produiraient pas de déformation des images
hallucinatoires.

Myopie.
C a s 2. — (Auto-observation du Prof. Förster). Myopie de 5 dioptries. Après
mescaline (0,45), amélioration de la myopie. Illusion de mouvements d ’objets.
Paréidolies kaléidoscopiques dans la perception d ’un tapis dont le sujet est cons­
cient du caractère d ’irréalité.
C a s 3. — G. E., 16 ans. Nystagmus congénital. Œil droit aveugle. Œil gauche
myope. Après mescaline (0,45), modification globale de la perception. Mouve­
ments des objets de droite à gauche et d ’arrière en avant, tantôt lents, tantôt rapides.
L ’acuité visuelle qui était sans lunettes de 4/60 à l ’œil gauche est de 4/35, puis
revient ensuite à son niveau antérieur.
Apparition devant l ’œil gauche de cercles, arc-en-ciel, puis des meubles, de
l ’eau (à la pression de l ’œil). Ensuite, dans les carreaux de la fenêtre, perception
de lignes sinueuses qui se transforment en acrobates, puis en serpents (ce sont,
dit la patiente, des « fantaisies »). On note aussi le caractère micropsique des images
puis leur déformation. L ’observation est très détaillée. La malade analyse bien ses
troubles et précise qu’elle n ’était pas dupe de l ’irréalité des images. Celles-ci apparais­
saient aussi les yeux étant fermés et sous une forme « scénique ».
Zador insiste sur les deux catégories d'Hallucinations : les premières sont pri­
mitives (visions entoptiques), les autres scéniques sont « secondaires » et ne com­
portent ni mouvements apparents, ni déformation.
C a s 4. — H. G., 38 ans. Nystagmus congénital. Amblyopie de l ’œil gauche.
Vision normale à l ’œil droit. Pas d ’illusions de mouvements apparents des objets.
640 LES HALLUCINOGÈNES

Après mescaline (0,45), apparition de mouvements apparents d’objets réels


correspondant au rythme du nystagmus. Rapprochement et recul des objets et
déformation des objets. Puis après ces phénomènes primitifs sont apparues des
Hallucinations scéniques comme des images de rêve, les yeux étant ouverts, mais
alors le monde des objets réels disparaissait de la perception.
C a s 5. — Q. M., 21 ans. Débilité mentale. Nystagmus en cours d’une syrin-
gomyélie. Le Sujet se plaint de percevoir des mouvements apparents des objets.
Cette illusion se produisant au même rythme que son nystagmus.
Après mescaline (0,30), d’abord les mouvements apparents et le nystagmus
se calment et ralentissent. Apparaissent ensuite (cinq heures environ après l’injection
de la mescaline) des déformations d’objets animés de mouvements apparents. Enfin
apparaissent toute une série d’Hallucinations scéniques.

— L’auteur s’arrête ici pour commenter ces cinq observations (pp. 49-58). En ce
qui concerne les m o u vem en ts a p p a re n ts, il les divise en deux catégories. C eu x q u i so n t
p e rç u s dan s les o b je ts réels et qui sont en rapport avec les rythmes du nystagmus.
Il s’agit, dit-il, d’une vision objective (« o b je k tiv e » S ehen) qui est en relation
avec la composante motrice de la perception. De ces mouvements apparents
d’objets se rapprochent les mouvements continus et lents des objets fixes et les
changements de distance et de grandeur des objets. Quant à ceux qui sont perçus
dans les images hallucinatoires au lieu d’être soumis à une sorte de rythme pen­
dulaire, ils sont plutôt en relation avec le sens et le contenu des images, et au lieu
de paraître les yeux fermés comme mus par une force endogène quasi mécanique
ils se présentent dans le champ perceptif ouvert mais infiltré de projections scé­
niques (nous dirions, bien sûr, de rêve). — Enfin J. Zador insiste sur le fait
que la déformation des objets perçus dans ses phénomènes hallucinatoires est
surtout l’apanage des phénomènes primitifs et sensoriels. Mais il semble bien
que cette déformation soit due à un trouble central (Réflexion par quoi s’ouvre
la discussion qui va suivre dans les commentaires que l’auteur prodigue à propos de
toutes les observations suivantes jusqu’à ses conclusions).

Hémianopsies.
C a s 6. — G. A., 38 ans. Hémianopsie temporale gauche et amaurose droite
par tumeur de l’hypophyse.
Après mescaline (0,35), d’abord déformation d’objets, brillance des couleurs,
puis à la pression des globes oculaires et les yeux ouverts : images lilliputiennes
(négresses dansant) mais disparaissant rapidement, photopsies devant l’œil voyant
(gauche). Ensuite, les yeux fermés, images de poissons dans l’eau et de danses orien­
tales vues devant les deux yeux et dans toute l’étendue du champ visuel en même temps
que se produisait un état de rêverie (T r ä u m e r e i). A noter que les limites du champ
aveugle sont moins nettes subjectivement et que le sujet a l’impression que son champ
perceptif s’est élargi ? Objectivement, on peut constater que les mouvements de la
main sont perçus dans l’hémi-champ aveugle (contrairement à ce qui se passait
avant l’épreuve). Somme toute, la mescaline ici semble avoir effacé la lacune hémianop-
sique et a engendré dans l’ensemble du champ visuel des Hallucinations scéniques.
C a s 7. — S. N., 53 ans. Hémianopsie temporale droite. Amaurose gauche.
Tumeur de l’hypophyse.
». MESCALINE — PATHOGÉNIE DES HALLUCINATIONS 641

Après mescaline (0,35), apparition dans le champ hémianopsique de scintil­


lements sans couleurs. Puis à la pression des yeux, apparition de points lumineux,
de carrés, de cercles de diverses couleurs. Ensuite, le scintillement gagne la partie
gauche du champ visuel. Des images se présentent alors dans toute l ’étendue du
champ visuel des deux yeux. Il se produit aussi une sorte de diplopie des objets
(D o p p e lb ild e r) mais seulement monoculaire (ils vont dans la direction du champ
hémianopsique).
C a s 8. — A. I., 30 ans. Hémianopsie homonyme. Tumeur pariéto-occipitale.
Le sujet est déjà confus et désorienté.
Après l’injection de mescaline (0,20 + 0,20), fait un véritable état de délire
onirique. Mais, chose remarquable, les Hallucinations spécifiques (phénomènes
primitifs et élémentaires) manquaient presque complètement, mais il arrivait que
certaines imagos de ce type (lampe allumée, lumières) se présentassent dans le champ
hémianopsique.
Ici l’auteur marque encore une pause pour nous confier ses réflexions sur les
modifications de la perception des objets réels et sur les troubles psychosensoriels
mescaliniques observés chez ces hémianopsiques.
Pour ce qui est troubles psycho-sensoriels dans les hémianopsies dues à des
lésions du tractus optique, jamais il n ’y a eu de troubles psychosensoriels dans
le champ hémianopsique. Il semble que dans ces cas la production d ’Hal­
lucinations scéniques et bilatérales et de toute l ’étendue du champ visuel soient
en faveur d ’une origine centrale de l’action de la mescaline. Quant au cas n° 8,
malgré le caractère confusionnel qui a tout embrouillé, le fait que c’est dans le
champ hémianopsique que se soient produites les seules Éidolies relatées dans
l’observation évoque dans l ’esprit de l ’auteur les fameuses controverses entre
S. E. Henschen et P. Schröder (cf. supra, p. 908), c’est-à-dire entre les partisans de
l’origine mécanique des Hallucinations par excitation des voies et centres optiques
(Henschen) ou les partisans d ’un trouble négatif qui libère les instances imaginaires
de l’acte perceptif désintégré (Schröder). Il semble que pour les phosphènes dont
il s’agit ici, J. Zador, comme du reste P. Schröder, en ait abandonné à S. E. Henschen
l ’interprétation mécanique, concession que, pour notre compte, nous ne ferons pas (1).

Amauroses unilatérales.
C a s 9. — F. B., 45 ans. Atrophie tabétique du nerf optique. A.V. 1/50 à droite,
5/25 à gauche.
Après mescaline (0,40), mouvements apparents et déformation d ’objets perçus.
Puis apparition de cercles et de rayons, à la pression des deux yeux. D a n s ce c a s
n 'e s t a p p a ru e aucune H a llu cin a tio n scén iqu e. Par contre, il a pu être constaté que
les mouvements apparents des objets réels n ’étaient pas influencés par l’épreuve
du nystagmus rotatoire.1

(1) Bien entendu, l’examen de l’ensemble de la pathologie hallucinatoire des


hémianopsies nous conduira (chap. III de la 7e Partie) en effet à une interprétation
diamétralement opposée quand nous reprendrons l ’interprétation théorique des
protéidolies à la fin de cet ouvrage pour la soustraire au préjugé de 1’ « excitation
mécanique » des nerfs, organes ou centres sensoriels.
TT

642 L E S H A L L U C IN O G È N E S

Cas 10. — G. H., 70 ans. Amaurose gauche par cataracte.


Après mescaline (0,15 + 0,20), apparition devant les deux yeux de flammes
bleues et rouges. Ces phénomènes optiques primitifs sont vus sur les objets du
monde extérieur. Ils suivent les mouvements des yeux. Dans la suite un nouveau
stade est franchi, et apparaissent des Hallucinations « scéniques » (scènes familières)
en même temps que des troubles de la perception de l ’espace (indépendants d ’ail­
leurs des modifications somatognosiques).
Cas 11. — H. W., 38 ans. Amaurose de l’œil droit par suite d ’énucléation
(blessure de guerre 14-18).
Après mescaline (0,20 + 0,30), images entoptiques dans l’œil gauche (le seul
voyant) quand celui-ci est fermé. Deux fois cependant, à droite apparaissent aussi
des lueurs entoptiques. Ces troubles psychosensoriels primitifs n ’étaient pas
influencés par l ’épreuve du nystagmus rotatoire. Dans la suite (entre la 3e et la
4e heure de l ’expérience), apparition d’Hallucinations scéniques se présentant
dans la totalité du champ visuel. Il semble que dans ce cas le Sujet soit parvenu
jusqu’à une expérience délirante plus profonde et plus durable (quelques jours).
— A propos de ces observations, Zador fait remarquer qu’il paraît établi
que les phénomènes entoptiques primitifs sont monoculaires tandis que les phé­
nomènes scéniques ou complexes sont binoculaires. L’auteur avait fait une réflexion
analogue (1) lorsqu’il avait précédemment fait des recherches sur les membres
fantômes des amputés et l’action de la mescaline. Au niveau du membre fantôme,
il arrive que des impressions cutanées ou kinesthésiques se produisent en même
temps que celles normalement perçues dans l’autre membre. Autrement dit, ces
phénomènes psychosensoriels paraissent être d ’un niveau plus élevé. Zador conclut
de ces faits que les phénomènes entoptiques primitifs semblent exiger, outre une exci­
tation centrale, l’activité d ’un appareil récepteur périphérique (c’est-à-dire que les
protéidolies ne peuvent se produire que si les messages sensoriels sont transmis des
organes des sens aux centres, point de fait dont nous soulignerons l ’importance capi­
tale dans le chapitre III de la Septième Partie, p. 1284), tandis que les phénomènes
représentatifs scéniques paraissent se produire sans relation avec les Stimuli ou mes­
sages provenant des objets extérieurs. Les caractéristiques des troubles psycho­
sensoriels primitifs entoptiques c’est qu’ils apparaissent les yeux ouverts et sont perçus
comme en relation avec des perceptions réelles, et malgré leur caractéristique d ’esthé-
sie (Leibhaftigkeit) ils sont vécus sans aucun doute quant à leur qualité de « trou­
bles hallucinatoires ». Les phénomènes scéniques (szenenhaft) se rapprochent du
rêve et sont l ’effet de processus de troubles de la Conscience (die Einwirkung
der Bewusstseinstörung ) . Ils correspondent à une première atteinte du Délire ( der
primäre Anstoss im D elir).

Cécité (2).
Après avoir indiqué (p. 78 à 80) l ’intérêt majeur de cette recherche, Zador
attend d’elle qu’elle contribue à éclaircir le problème de la localisation périphé-12

(1) Monatschr. f . Psych., 1930.


(2) Nous avons déjà rappelé les relations entre l’amaurose et les Hallucinations
visuelles (p. 140-141), entre la surdité et les Hallucinations acoustico-verbales (p. 228­
230) à propos de la Pathologie cérébrale (chap. I et II de cette 4e Partie) et à propos
d ’un autre Hallucinogène, le LSD (p. 562). Nous reviendrons encore sur les effets
!
i
* MESCALINE — PATHOGÉNIE DES HALLUCINATIONS 643

rique ou centrale de l’action hallucinogène de la mescaline tant en ce qui concerne


les productions de phénomènes entoptiques primitifs que des phénomènes scé­
niques. Il rappelle ainsi que l’étude des Hallucinations dans les divers types de
lésions amaurotiques a déjà été faite et doit contribuer à établir nos connaissances
sur ces points (1). Il semble donc qu’avant d ’aborder ses propres recherches Zador
soit déjà fondé à émettre l’hypothèse que le lieu périphérique ou central des troubles
fonctionnels n ’importe guère, soit « B edeutungslos » (sans signification).
C a s 12. — S. E., 54 ans. Amaurose par atrophie optique tabétique depuis
deux ans. Perte de la vision de l’œil droit. Aveugle de l’œil gauche depuis des
années, puis plus récemment perte de la vision de l’œil droit. A mesure que s’est
installée la cécité, il voyait des images (un dessin de nappe bleue avec treillis et
points, un disque avec un verre de lait blanc) et étant dans la nuit dans sa chambre
il voyait sur la cloison où se projetait la lumière d’une lanterne de la rue, l ’image
de sa femme et de ses enfants.
Après mescaline (0,15 + 0,20), apparition de figures (cartes, formes géomé­
triques, colonnes, etc.) devant l’œil droit (le dernier à être aveugle). Ensuite, déve­
loppement d ’une imagerie (scènes de carnaval avec costumes et couleurs) « vue
par les yeux de l ’esprit », disait-il, en même temps que l ’on notait des troubles
des représentations (difficulté à se représenter des figures connues, d’imageries
de scènes et de se maintenir dans la représentation). L’épreuve du nystagmus
rotatoire n ’influençait pas les images hallucinatoires. La distinction entre phé­
nomènes entoptiques primitifs et scéniques n ’était pas ici bien nette, mais on la
retrouvait cependant dans le fait que certaines images se passaient d ’abord dans
les yeux, puis devant les yeux et avaient la qualité d’une perception optique réelle;
tandis que les Hallucinations scéniques étaient vécues comme se déroulant dans
la pensée. Celles-ci étaient donc différentes des premières qui, par contre, res-

cliniques de la désafférentation sensorielle (chap. III et enfin dans les chap. I et II de


la 6e Partie).
(1) Il renvoie notamment à un certain nombre de travaux anciens (L ohmann ,
1912). Nous retrouverons bien sûr plus loin (notamment à propos des théories méca­
nistes de l’Hallucination) ce problème et nous exposerons à ce sujet les questions que
posent ou auxquelles peuvent répondre les observations faites sur les ophtalmopathies
(v. aussi in fra). J. Z ador établit ici, de son côté, la thèse que nous défendrons plus
loin, savoir que la production des phénomènes élémentaires n ’est pas l’apanage de
lésions périphériques. L’excitation du tractus optique et même du lobe occipital (il
cite à cet égard les expériences de V ogt , de O. F oerster, de K ranz et de P ötzl )
produit des phosphènes comme ceux de photorécepteurs qui, selon L ehman (P h y ­
siologisch e O p tik , 1912), sont en relation avec la circulation. En effet, il semble
qu’il y ait une sorte de perception de la circulation rétinienne, et que d ’autre
part les scotomes qu’entraînent les accidents vasculaires rétiniens se peuplent d ’images
entoptiques (scotomes positifs de F. M orel). Ici, J. Z ador cite une observation de
A uschberg (embolie de l’artère centrale de la rétine produisant des photopsies et des
chromatopsies). En ce qui concerne les chromatopsies, il rappelle l’érythropsie au cours
des longues pérégrinations dans les champs de neige, le bleu perçu après les opérations
de la cataracte, le violet ou le vert des crises de glaucome, la xantopsie des ictères et
de l’intoxication par la sérotonine, tou s trou bles ch rom atopsiqu es que T on retrou ve
aussi dans les lésions occip ita les (O. P ötzl ).
644 LES HALLUCINOGÈNES

semblaient aux images très nettes du « patron décoratif » que le malade voyait
avant l’expérience mescalinique devant ses yeux.
Cas 13. — P. M., 45 ans. Amaurose par atrophie optique tabétique. Depuis
quelque temps, étant aveugle, elle voyait devant les yeux une boule rouge qui
suivait les mouvements de ses yeux. Elle voyait ainsi de temps en temps, surtout
à droite, de petits carrés bleus, des éclairs d ’or, un coucher de soleil, etc.
Après mescaline (0,20 + 0,20), augmentation de ces phénomènes psychosen­
soriels avec développement d ’un « rêve dans la réalité ». La distinction entre phé­
nomènes primitifs et scéniques était dans ce cas particulièrement nette. Fina­
lement, à l’acmé de l ’expérience mescalinique s’est produit un véritable état de
délire onirique.
Cas 14. — G. E., 8 ans (1). Amaurose par atrophie optique (tumeur cérébel­
leuse). Cécité depuis deux ans. L’enfant avait l ’impression de clartés devant les
yeux.
Après mescaline (0,05 seulement), quelques manifestations hallucinatoires
qui n ’étaient pas seulement optiques mais étaient plutôt vécues sur le registre
spatio-gnosique.
Cas 15. — S. R. 42 ans. Amaurose par atrophie optique (syphilis cérébrale).
Complètement aveugle depuis quatre ans.
Après mescaline (0,40) il a éprouvé simplement une sensation intense de clarté.
Cas 16. — R. A., 45 ans. Glaucome et cécité depuis six ans.
Après mescaline (0,15 seulement), manifestations optiques primitives non
colorées, puis rayons rouges, flammes devant les deux yeux. Pas de phénomènes
scéniques.
Cas 17. — R. G., 38 ans. Atrophie optique tabétique. Aveugle depuis six ans.
Voyait de temps en temps un point bleu allant de droite à gauche.
Après mescaline (0,45), apparition de figures géométriques donnant lieu à
une auto-observation critique intéressante du point de vue des représentations
abstraites plutôt que concrètes et esthésiques provoquées par la mescaline.
Cas 18. — H. W., 50 ans. Amaurose à droite par lésion de la cornée, plus à
gauche par cataracte. Cécité de l ’œil gauche depuis quinze ans, puis de l ’œil droit
depuis cinq ans. Les yeux ouverts il voit parfois devant l ’œil droit des clartés, et
dans le demi-sommeil il a de vagues perceptions d ’objets. Les épreuves de repré­
sentation étaient normales.
Après mescaline (0,20 + 0,30), apparition de phénomènes optiques seule­
ment devant l’œil gauche, puis phénomènes scéniques comme au cinéma mais
« dans la pensée ».
Cas 19. — E. L., 57 ans. Amaurose (de cataracte). Cécité depuis vingt ans.
Après mescaline (0,30), phénomènes entoptiques (comme il en avait avant,
mais plus vifs) non influencés par l ’épreuve du nystagmus rotatoire. Pas de phé­
nomènes scéniques.
Cas 20. — K. L., 37 ans. Amaurose par rétinite pigmentaire et surdi-mutité
congénitale. Possibilité de communication manuelle (écriture sur la main).1

(1) L’auteur signale que dans trois autres cas d ’enfants aveugles (de quatre
à six ans), les phénomènes hallucinatoires étaient très discrets.
MESCALINE — PATHOGÉNIE DES HALLUCINATIONS 645

Après mescaline (0,40), sensations tactiles en accord avec des perceptions


acoustiques, troubles gnosiques de l ’écriture sur la main.
C a s 21. — S. H., 23 ans. Amaurose bilatérale par énucléation des yeux. Cécité
totale depuis l’âge de 2 ans. Aucun souvenir ni rêve (1) visuel (rêves purement
kinesthésiques et acoustiques).
Après mescaline (0,15 + 0,15), apparition de sensations parasites dans la sphère
tactile et cénesthésique. Altération de la perception spatiale. A l’acmé de l’intoxi­
cation, apparition d ’illusions complexes (présence d ’un homme se tenant dans
une cour et riant).
J. Zador fait suivre ces observations de quelques commentaires sur l ’apparition
des phénomènes hallucinatoires chez les aveugles. Il insiste d ’abord sur le fait
que sauf pour les cas d’énucléation le problème de la localisation est mal posé,
car on ne sait pas exactement le siège de la lésion qui entraîne la cécité et moins
encore où se trouve le point d’impact du toxique. Il souligne l’importance de
la durée d e la cécité. Dans les cas 12 et 18, la cécité pour chaque œil ayant une durée
très différente, les phénomènes hallucinatoires se sont produits devant l’œil qui
a vu le dernier. Cependant, si dans le cas 18 après mescaline sont apparus des
phénomènes optiques devant l ’œil gauche (le premier perdu), l ’auteur explique
la chose en admettant que dans ce cas où l’œil gauche avait perdu la capacité de
voir, certaines suppléances devaient s’être établies, ce qui n ’arrive pas
quand l ’amaurose est très rapide. Pour ce qui est modifications de la perception
sous l ’influence de la mescaline, il est bien certain qu’elles ont un fond non
spécifique commun (l’ordre de l’espace ou du temps) et c’est ce qui explique que
chez les aveugles on peut retrouver quelque chose qui rappelle dans les autres
sens ce qui apparaît généralement dans la vision. (On retrouve, en effet, sur le
registre haptique ou acoustique la distinction entre phénomènes entoptiques et
scéniques). Et c’est précisément ce point que souligne encore l’auteur en disant
que ses recherches sur l ’action de la mescaline sur les aveugles ont mis en évi­
dence la distinction des ph én om èn es p rim a ire s en toptiqu es en rapport plus ou moins
directs ou immédiats avec les perceptions et leurs attributs sensoriels et des p h én o ­
m èn es secon daires scén iqu es qui nous renvoient au travail du rêve.

J. Zador a donc consacré définitivement la différence qui sépare les illusions


« sensorielles » (les photopsies et les images plus ou moins élémentaires, ce
que nous appelons les protéidolies) de l ’activité hallucinatoire « représenta­
tive » (ce que nous appelons les phantéidolies). Cette discrimination a été faite,
en recourant à d ’autres dénominations, par tous ou à peu près tous les
observateurs; comme elle a été faite depuis longtemps entre « phénomènes
sensoriels » et « rêve » (distinction qui, aux yeux de beaucoup d ’auteurs clas­
siques ou anciens, revenait à opposer Hallucinations vraies ou sensorielles et
Pseudo-hallucinations ou imaginatives). Mais ce qui fait l ’intérêt des faits
observés p ar J. Zador, ce n ’est pas seulement cette thèse, somme toute
commune mais incomplète puisqu’elle méconnaît la distinction entre phan­
téidolies et onirisme), c ’est surtout l ’analyse des faits q u ’il rapporte (et1

(1) On trouvera dans tous ces protocoles d’expérience, des indications sur la
représentation onirique visuelle des divers sujets.
f
!

646 LES HALLUCINOGÈNES

dont certains, l ’observation 3 par exemple parmi bien d ’autres, seraient à


citer entièrement) et l ’interprétation physiologique q u ’il en donne. Sui-
vons-le précisément dans l ’interprétation q u ’il donne de ces faits, et notam ­
ment pour les deux catégories q u ’il a si soigneusement distinguées.

LES PHÉNOMÈNES PSYCHO-SENSORIELS PRIMITIFS (1)

L ’auteur distingue deux catégories de phénomènes :


1° Les photopsies, phosphènes, morphopsies et phénomènes entoptiques
qui se caractérisent par l’apparition d ’Éidolies hallucinosiques élémentaires de
type « cristallin » ou « fulgurant ». Ces phénomènes apparaissent même les
yeux fermés ou à la seule pression des globes oculaires; ils peuvent être m ono­
, culaires. Leurs qualités sensorielles (couleurs, perspective, dimensions spa­
tiales) leur confèrent immédiatement une esthésie très vive par quoi elles sont
nettem ent distinguées des images du rêve. Ces troubles psychosensoriels « pri­
mitifs » éclatent dans le désordre cinétique que la mescaline provoque au
niveau de la réception et de la sélection des informations. Car, selon la théorie
de J. Stein que nous envisagerons plus loin, ce désordre cinétique, soit q u ’il
la précède, soit q u ’il l ’encadre, est constitutif de l’altération de la sensoria-
lité au niveau précisément des mouvements sensoriels primitifs.
2° Les mouvements apparents des objets, les mouvements des images et
la déformation des objets comme si le substratum cinétique des anomalies
de la perception enveloppait l ’apparition de ses formes. Les mouvements
latéraux des objets sont en rapport avec le mouvement des muscles oculo-
moteurs extrinsèques, mais ils sont — comme dans le nystagmus — pour ainsi
dire inaperçus. Les mouvements apparents continuels et lents d ’objets fixes
ne sont autres que des mouvements impliqués dans la perception, comme nous
l ’avons vu à plusieurs reprises et comme on le verra plus loin encore (chap. III
de la 7e Partie). Q uant aux mouvements des Hallucinations complexes, il
s’agit d ’une cinétique propre à l ’image hallucinatoire qui n ’est pas influencée
par les épreuves du nystagmus rotatoire. La vision déformée d ’objet est un
trouble qui dépasse le niveau de simples lacunes ou interférences des don­
nées sensorielles mais qui atteint celui d ’une modification fonctionnelle de la
perception de l ’espace. Les photopsies, phosphènes, visions entoptiques et autres
images qui éclatent dans ce désordre cinétique (parfois le précédent mais sont
toujours liées à lui) sont, selon la théorie de Stein, des irruptions de scories
ou de séquelles de perçu ancien ou même actuel en rapport avec une altéra­
tion de la perception au niveau des « mouvements sensoriels perceptifs » (2).12

(1) Ils correspondent à ce que nous appelons protéidolies.


(2) F. A. B uscaino , à propos des phases de P. M. O. (en anglais R. E. M.) de
l ’activité hallucinatoire mescalinique, a souligné ( C olloque d e R o m e, 1969), comme
l ’avait fait V. M. B uscaino , l ’im portance de la com posante cinétique dans la pro-
M E S C A L IN E — P A T H O G É N IE D E S H A L L U C IN A T IO N S 641

— Le rapport avec les Stimuli, avec les signaux spécifiques, est évident pour
tout ce qui concerne les mouvements apparents, les dysmégalopsies ou les
dysmorphies. Pour ce qui est des phosphènes, photopsies, images lumineuses
ou colorées, de formes géométriques (hexagones ou octaèdres), ou de treillis,
réseaux, etc., ils sont bien parfois en rapport avec des signaux émanant du
milieu extérieur (les yeux étant ouverts), mais ils sont aussi en rapport avec
les Stimuli du milieu intérieur de la sphère optique. Celle-ci, en effet, n ’est
jam ais vide (comme nous l ’avons fait souvent remarquer et comme le sou­
ligne J. Stein), et les mouvements oculo-moteurs ne cessent non plus jamais
(sauf dans la fixation perceptive d ’un objet qui immobilise ce mouvement
que l ’on pourrait presque appeler « brownien » de l ’organe oculaire). C ’est
justem ent cette origine autochtone ou interne de ces visions plus ou moins
directement « entoptiques » qui se manifeste dans leur apparition à la pres­
sion des yeux ou les yeux étant fermés.
Ces phénomènes sont vécus et observés comme des accidents de regard,
c ’est-à-dire q u ’ils sont intégrés dans la trajectoire même de la visée et dans
les mouvements du globe oculaire qui balayent le champ perceptif. De telle
sorte que, portés par le mouvement et comme engendrés par lui, ils sont vécus
comme des formes cinétiques qui ne développent pas leur thème mais qui se
succèdent dans un mouvement plus tachistoscopique ou « anacoluthique » (1)
que kaléidoscopique.
Enfin — et ceci est capital — ils ne se produisent pas lorsque, par exemple
(dans l ’observation 21), une énucléation des deux yeux ancienne a littéra­
lement tari la source de toute information lumineuse. Et s’ils (observation 12)
se produisent, ils ne se produisent que devant l ’œil qui a été le plus récem­
ment frappé de cécité. Dans le cas d ’une cécité unilatérale (observation 10),
ils ne se produisent pas « devant » l ’œil aveugle. Autrement dit — et ces obser­
vations recoupent celles dont nous venons de parler à propos de leur caractère
illusionnel — il est nécessaire pour que ces phénomènes apparaissent, que
l ’organe des sens ou plus généralement le système d ’information optique soit
encore — fût-ce faiblement — capable de recevoir des messages. Cela recoupe
encore l ’expérience de l ’isolement sensoriel qui n ’est hallucinogène (2) que
si le champ perceptif n ’est pas absolument aboli (Goldberger et Holt, 1958).
Tous ces phénomènes sont éprouvés de façon passive, sont subis comme
des accidents (conformément à la description des phantéidolies hallucinosiques
que nous avons présentée dans la 3e Partie). Ils constituent la pathologie de la
« sensorialité » (ou, plutôt, de la sensorio-motilité) « élémentaire », mais en
donnant d ’ailleurs à cette notion d ’ « élémentaire » un sens plus nettement
« gestaltiste ». Ainsi, Zador approfondit-il jusque dans leur mécanisme psycho-

jection hallucinatoire, point que R. M ourgue (1932) avait mis au centre de sa thèse
de sa théorie des Hallucinations.
(1) N ous avons, il y a bien longtem ps, proposé ce term e p o u r désigner le carac­
tère elliptique, interm ittent, incohérent, d ’une suite d ’images.
(2) Cf. A. H offer et H. O smond, p. 40; cf. aussi plus loin, p. 707.
648 L E S H A L L U C IN O G È N E S

physiologique les É id o lie s que la mescaline provoque chez tous les Sujets pré­
sentant à des degrés divers et quels que soient la nature et le siège de la lésion.
Point capital sur lequel nous allons revenir.
L’action de la mescaline atteint la couche du vécu sensoriel pour autant qu’il
contient dans la sphère de chaque sens sous forme des « phantasmes virtuels »
(L. Klages, M. Palagyi) une virtualité hallucinatoire. Car le « vécu sensible »
est, comme le dit J. Stein (et il rejoint Husserl, comme celui-ci est rejoint par
M. Merleau-Ponty), un phénomène vital au même titre que la respiration et la
circulation; il est animé même à l ’état de repos ou quand il est pathologi­
quement frappé d’inactivité fonctionnelle, d’une sorte de « tonus sensoriel »
de fond (dont P. Guiraud a, dans son étude sur l ’Hallucination, montré de
son côté l’importance et la constance) (1). Il ne fait pas de doute que l’action
de la mescaline s’exerce « spécifiquement » (J. Zador) sur ce vécu qui est comme
le clavier sensible et multisensoriel qui accompagne toute expérience. Nous
examinerons plus loin comment nous pouvons-nous faire une idée du chan­
gement fonctionnel du fameux « W a n d e lfu n k tio n » de Weiszäcker) dont ce
vécu est l’objet pour devenir justement l’objet d’une fausse perception.
Le fait que ces « p h é n o m è n e s p r i m i t i f s » et en quelque sorte élémentaires
se produisent ou ne se produisent pas dans certaines conditions pathologiques
(c’est-à-dire ce que nous apprend notamment l’expérimentation de Zador),
doit être ici souligné pour être dans nos conclusions pathogéniques largement
exploité. En gros, et malgré quelques incertitudes ou ambiguïtés de faits relatés,
les expériences que nous venons d’exposer imposent l’idée que ces phéno­
mènes optiques (illusions spatio-géométriques, mouvements apparents d’objets,
déformation des objets perçus, phénomènes entoptiques, figurations élémen­
taires) sont : 1° en rapport avec les Stimuli sensoriels externes ou internes;
2° animés de mouvements en rapport avec ceux des globes oculaires; 3° qu’ils
ne se produisent pas quand il y a une amaurose complète et ancienne soit des
deux yeux (dans l’ensemble du champ visuel), soit d’un seul œil (dans le secteur
périphérique de la réception des messages qu’il assure).
Nous devons ajouter, quant à nous, que ces troubles sensoriels primitifs
ou élémentaires, utilisant les signaux externes (milieu extérieur) ou internes
(milieu optique) ne dépendent pas seulement des « récepteurs » mais de la
capacité du « centre rétinien » de transformer les signaux en messages. Car
l ’analyseur perceptif est un appareil d’interprétation et d’intégration qui
fonctionne — et à tous ses niveaux — pour coder l’information, c’est-à-dire
la transformer en messages significatifs. De telle sorte que cette activité illu-
sionnelle ou hallucinatoire (nous avons perdu, espérons-nous, la mauvaise
habitude de séparer radicalement l ’un et l’autre de ces phénomènes, de ces
deux pôles de l’halluciner) n’est pas seulement productrice de formes pour
ainsi dire insignifiantes, mais qu’elle engendre des images qui, malgré leur1

(1) Théorie des écrans sensoriels et l’Hallucination, A n n . M é d . P sy c h o ., 1937, 1,


p. 618.
M E S C A L IN E — P A T H O G É N IE D E S H A L L U C IN A T IO N S 649

complexité, restent cependant différentes de celles qui composent le dérou­


lement oniro-scénique et que Zador leur oppose.

LES « HALLUCINATIONS SCÉNIQUES » 0)

Elles surgissent dans la Conscience déjà troublée par la mescaline et sont indé­
pendantes et très différentes des premières. On les observe notamment dans la
totalité du champ, même si celui-ci est partiellement mis hors jeu par lésion
du globe ou dans les hémianopsies. Elles sont liées à un trouble de niveau
(fonctionnel mais non pas nécessairement anatomique) supérieur, celui de
la représentation (K. Zucker et J. Zador, 1930) et consistent en phénomènes
d’objectivation et de concrétisation symbolique d’images et de la pensée
(que l’on observe dans l’état hypnagogique), phénomène qui annonce ou est
déjà un travail de rêve. Elles sont vues dans la totalité du champ visuel sans
rapport avec le mouvement des yeux ni avec l’occlusion des paupières, sans
rapport non plus en général avec les objets plus ou moins bien perçus. A ce
sujet, Zador indique cependant, à propos de l’observation 8, comme nous
l’avons fait nous-mêmes tant de fois qu’il y a des cas où cette indépendance rela­
tivement aux objets réellement perçus est en défaut. Il arrive, en effet, bien
souvent que l’expérience délirante emprunte au monde des objets les maté­
riaux de sa construction. Somme toute, ce « haut niveau » de l’expérience
hallucinatoire et délirante mescalinique correspond à ce qui se passe dans le
rêve qui, pour si représentatif qu’il soit, n’est pas non plus sans rapport avec
la perception actuelle ou récente de la réalité (cf. l’étude de W. C. Dement sur
la perception pendant le sommeil, in P s y c h o p a th o lo g y o f P e r c e p tio n de Hoch et
Zubin, 1965).
Ces phénomènes scéniques sont des manifestations du travail du rêve que
déclenche l ’action du toxique. Et ainsi, en effet, nous sommes invités à quitter
la pathologie de l ’analyseur perceptif pour réintroduire dans l’activité hal­
lucinatoire de l’ivresse mescalinique une autre dimension : celle de la déstruc­
turation du Champ de la conscience. Elle s’annonce — comme dans l’endor­
missement que, nous l’avons vu, les tracés EEG apparentent à l ’expérience
mescalinique —• par les Hallucinations « hypnagogiques » signes avant-cou­
reurs du rêve qui va s’installer et se poursuivre dans la production des scènes
oniriques qui captent la Conscience « hypnotisée » du Sujet mescalinisé,
comme celle du rêveur. De telle sorte que c’est ce travail hallucinatoire que
nous retrouvons intact chez les aveugles (observations 12, 13, etc. et même
21, de Zador). Il dépend de la libération des images quand est bloquée l’infor­
mation sensorielle. Nous développerons longuement notre propre conception
pathogénique de ces « phantéidolies » à la fin de cet ouvrage. Le lecteur pourra
ainsi mesurer l’importance que le travail de J. Zador a toujours revêtu à nos
yeux.1

(1) Elles correspondent à ce que nous appelons « phantéidolies ».


650 L E S H A L L U C IN O G È N E S

LOCALISATION DE L’ACTION HALLUCINOGÈNE


ET DISTINCTION DES PROTÉIDOLIES ET PHANTÉIDOLIES

Le problème des rapports de ces deux catégories de phénomènes avec leur


location périphérique ou centrale est, d’après Zador, résolu et dans un sens néga­
tif. Car, dit-il, il n’est pas possible de rapporter les phénomènes primitifs, élémen­
taires, à des lésions périphériques, et les phénomènes dits scéniques à des lésions
centrales. Ceci est capital et rejoint la thèse que constamment nous présentons
dans cet ouvrage. Il est en effet é v id e n t que des phénomènes sensoriels élé­
mentaires ( p r o t é i d o l i e s ) peuvent être produits par des lésions ou des expé­
rimentations cérébrales au niveau des centres spécifiques corticaux. Et il est
p r o b a b l e aussi que des lésions périphériques n’entraînent pas seulement des
phénomènes primitifs proprement élémentaires, mais aussi des p h a n té id o lie s .
A quoi correspond donc cette catégorisation que tant d’auteurs ont, au
fond, acceptée même par avance, et qui correspond à une analyse structurale
différente des deux catégories de phénomènes?
Ne correspondent-elles pas, comme à plusieurs reprises Zador semble nous
y inviter, à la distinction pour nous fondamentale entre É id o lie s h a llu c in o s iq u e s
et H a llu c in a tio n s d é lir a n te s ? Nous devons répondre sur ce point oui et non.
Oui, si dans ses formes extrêmes la série des phénomènes scéniques sont
délirants. Non, car si tous les phénomènes scéniques constituent un travail
de rêve certains sont vraiment des expériences délirantes et d’autres restent,
comme dans les fameuses « auras », des rêves partiels. Nous nous sommes
déjà tellement expliqué sur ce point (1) et nous y reviendrons tellement encore
que nous allons tâché d’être ici plus concis qu’explicite.
Commençons par ce qui est le moins discuté. Parvenue à son acmé, l’ivresse
mescalinique est un état de délire (de « delirium »). C’est-à-dire que la mes­
caline agit en tant que poison de la Conscience sur l ’ensemble du régime
cérébral pour le renverser en transformant l ’état de désynchronisation de
1’ « a r o u s a l c o r tic a l » et de ses franges ou niveaux structuraux en un état de
synchronisation neuronale analogue au sommeil lent, mais aussi à ce type de
« sommeil rapide » qu’est le rêve qui, même s’il ne coïncide pas toujours
(cf. p. 1252) avec le sommeil lent, en dépend dans le déroulement chrono­
logique du processus hypnique. A cet égard, il est évident, et la théorie est
irrécusable, que la mescaline produit un état de rêve délirant, c’est-à-dire des1

(1) Cf. notamment le chapitre « Éidolies hallucinosiques et Hallucinations


délirantes », le chapitre « Hallucinations de l’Épilepsie », et plus loin, la discus­
sion de tous ces faits à propos de la théorie mécaniste de l’Hallucination puis de
la conception organo-dynamique de l’Hallucination. On ne saurait s’étonner que
ce problème crucial pour toute doctrine des Hallucinations trouve ici non seule­
ment sa place mais comme son « point d’orgue » à propos de ces expériences mes-
caliniques qui sont bien celles qui depuis plus de 40 ans nous ont permis de mieux
approfondir la nature et la genèse des images hallucinatoires et de distinguer les
formes structurales dans lesquelles elles apparaissent.
M E S C A L IN E — P A T H O G É N IE D E S H A L L U C IN A T IO N S 651

expériences délirantes et hallucinatoires telles que nous les avons décrites.


A l ’autre extrémité de la série, nous avons bien des phénomènes primitifs
proprement sensoriels qui correspondent à une désintégration partielle des
analyseurs perceptifs qui se sont vécus par le sujet comme « Éidolies » et
décrits par l’observateur comme « hallucinosiques », pour marquer que
l ’observateur rejoint ici la raison intacte du sujet en considérant avec lui ces
images pour si sensorielles qu’elles soient (ces Éidolies) comme fausses.
Mais il faut si l’on ne veut pas se laisser enfermer dans l’impasse d’une
loi du tout ou rien qui divisant trop artificiellement la masse des phénomènes
hallucinatoires en général, rompt ensuite leur catégorisation caduque, il faut
bien considérer qu’il y a des phantéidolies hallucinosiques qui ont quelque
chose de commun avec les Hallucinations délirantes, c’est précisément leur
structure onirique ; mais elles s’en distinguent par le caractère partiel de cette
imagerie. Et tout cela pourrait paraître bien arbitraire et même fantaisiste si
nous n’avions pas à plusieurs reprises approfondi la phénoménologie des Hal­
lucinations hypnagogiques (1) et des auras épileptiques (cf. s u p r a , p. 490), de telle
sorte qu’à la simple dichotomie que nous propose Zador (certainement exacte
mais insuffisante : P h é n o m è n e s p r i m i ti f s , P h é n o m è n e s sc é n iq u e s ), nous préfé­
rons nous référer à la classification que nous avons adoptée et que nous rap­
pelons encore ici pour la clarté des conclusions que nous pouvons tirer de
cette étude des catégories classiques des Hallucinations mescaliniques et de
la localisation de l’action hallucinogène de la mescaline.

Éidolies hallucinosiques Hallucinations délirantes

1) Protéidolies 3) Expériences hallucinatoires


de la déstructuration du
Champ de la conscience.
2) Phantéidolies 4) Processus idéo-verbal déli­
rant et hallucinatoire de
l’aliénation de la personne.

Dans un p r e m ie r te m p s apparaissent les protéidolies hallucinosiques de


type primitif ou archétypiques (phénomènes entoptiques, figures géomé­
triques, etc.). Dans un d e u x iè m e te m p s apparaissent les phantéidolies hal­
lucinosiques de type scénique qui déjà annoncent le travail du rêve. Dans un
tr o is iè m e te m p s c’est la déstructuration délirante du Champ de la conscience1

(1) A propos des rapports de ces Hallucinations hypnagogiques et de la mes­


caline, cf. A. A rdis et Mac K eller (1956).
652 L E S H A L L U C IN O G È N E S

qui provoque des Hallucinations délirantes, des expériences hallucinatoires


proprement dites.
Quant aux processus délirants et hallucinatoires idéo-verbaux caracté­
ristiques des Psychoses délirantes chroniques et notamment des Schizophré­
nies, nous savons bien depuis précisément les travaux de Zucker et Zador
qu’ils n’ont pas ou n’ont que peu de relations de cause à effet avec l’intoxi­
cation mescalinique.
Et pour en revenir maintenant encore une fois et d’une manière plus
claire et plus décisive au problème de la lo c a lis a tio n d u p r o c e s s u s h a llu c in o ­
g è n e m e s c a lin iq u e , nous pouvons dire :

1° La mescaline atteint spécifiquement et primitivement les analyseurs


perceptifs, et notamment dans le système perceptif visuel.
2° Elle provoque d ' a b o r d des phénomènes sensoriels élémentaires (protéi-
dolies) que l’on peut appeler « primitifs », en visant plutôt l’ordre chronologique
de leur apparition que leur action pathogénique basale à l’égard des phéno­
mènes <c secondaires ».
3° Elle provoque ensuite une désintégration de l’acte perceptif qui libère
les images qu’il contient normalement (phantéidolies) : ce sont les phénomènes
scéniques, ou complexes, ou secondaires, que J. Zador confond avec les
suivants.
4° Elle provoque enfin une dissolution uniforme du Champ de la cons­
cience qui, comme le sommeil libère le rêve, engendre des expériences déli­
rantes oniriques.
5° En ce qui concerne les rapports de ces divers phénomènes avec l’orga­
nisation du système Nerveux Central et les récepteurs sensoriels, tout se
passe comme si les deux types d’Éidolies hallucinosiques manifestaient l’atteinte
des analyseurs perceptifs à quelque niveau (périphérique ou central) que soit
leur lésion — et comme si les expériences délirantes oniriques (comme le
rêve) dépendaient d’un changement de régime cérébral global et probablement
de la pathologie « centrencéphalique » (W. Penfield, H. Klüver, etc.) (1).1

(1) Nous reprendrons la discussion de ce point fondamental plus loin (6e Partie),
et notamment à propos de la fameuse observation de V illamil (p. 296). Il est possible
que l’action de la mescaline sur certaines connexions réticulo-corticales au niveau
de l’activité dendritique (hypopolarisation ou hyperpolarisation) perturbe les modi­
fications intersynaptiques dont dépend le « patterning » cortical de l’information
au niveau des centres visuels temporo-occipitaux. Une telle interprétation se dégage,
semble-t-il, de la théorie qu’exposent M. E. S cheibel et A. B. Scheibel (in Halluci­
nations, C. R . S ym p o siu m d e W ashington, 1958, p. 15-35). Pour ces auteurs, l’action
hallucinogène ne dépendrait pas de l’action dynamogène totale de la F. R. mais de
l’altération de certains de ses rayons fonctionnels qui seraient le commun dénomina­
teur de tous les phénomènes qu’ils appellent par abréviation n. o. b. (n on -objectif-
bou n d), c’est-à-dire qui présentent le vécu perceptif sans qu’il soit lié aux signaux
que lui adresse le monde de l’objectivité.
M E S C A L IN E — P A T H O G É N IE D E S H A L L U C IN A T IO N S 653

Si dans un tel schéma tout n’est évidemment pas clair, il a tout de


même le mérite de présenter la hiérarchie hallucinatoire qu’engendre la mes­
caline sur un modèle architectonique du S.N.C. dans ses relations avec les
organes des sens. Et à ce titre il ne peut échapper à personne que l’action
proprement spécifique du poison de la Conscience qu’est la mescaline c’est
de mordre électivement sur le vécu sensoriel que chaque analyseur perceptif
a pour fonction de distribuer dans un système codé et fini, c’est de substituer
l ’infinité des possibles de ce champ sensoriel brut (où l’information n’existe
pas pour être insignifiante) à la probabilité qui indexe toute valeur d’infor­
mation.
Et c’est précisément sur cette couche de la sensorialité que s’exerce l’action
spécifique et primitive de la mescaline sans bien sûr se réduire à cette action
basale qui n’atteint l’être qu’au point où il est le plus vulnérable, mais où cette
atteinte est la plus insignifiante : au niveau du sentir, au niveau de l’instru-
mentalité sensorielle de la perception.

L ’altération spécifique du vécu sensoriel par la mescaline.

Nous sommes certainement bien loin de l’idée un peu naïve qui faisait
interpréter par les anciens auteurs l’Hallucination engendrée par les toxiques
comme produits par un « processus d’excitation » des nerfs et des centres
nerveux. Ceux-ci depuis la fameuse théorie de Johan Müller (1840) sur l’éner­
gie spécifique des nerfs pensaient qu’un stimulus inadéquat des récepteurs
des nerfs ou des centres provoquait une qualité sensible. De telle sorte que
l’Hallucination leur paraissait s’expliquer par ce phénomène d’excitation.
Aux yeux des physiologistes actuels (1), cette idée paraît représenter « une
solution un peu verbale » quoique sans cesse reprise à leur compte par la
plupart d’entre eux. Non pas, certes, qu’il ne soit pas vrai que les stimulations
portées sur n’importe quel point d’un tractus sensoriel ne provoquent une
sensation « spécifique », mais parce que cette production ne se fait pas e x n ih ilo ,
car l’excitation mécanique ou électrique n’est efficace qu’en s’appliquant à un
édifice fonctionnel, à un équilibre dynamique qui déjà à ce niveau intègre
dans le temps une infinité de structures et de connexions et qu’alimente un
courant continu de « Stimuli » en nombre infini (cf. p. 1164-1176). Il
faut bien se représenter, en effet, que même au niveau du photo-récepteur
(rétine et nerf optique) s’organise un système de codage de l’information,
un appareil de sélection qui extrait de la lumière par la mise en jeu des seuils,
les effets cc on » et les « off » des potentiels d’action et par les modulations
adaptatives à la durée des Stimuli, le spectre de ses qualités. L a s e n s o r ia lité 1

(1) Cf., in T raité d e P h ysio lo g ie de Ch. K ayser, l’article de Ch. M arx sur le
neurone, p. 166; celui de G. Viaud et coll.; ou encore celui de R. J ung (P sych ia trie
der G egen w art (1967)); cf. plus généralement dans le chapitre III de la Septième
Partie notre exposé critique.
E y . — Traité des Hallucinations. 22
(
654 L E S H A L L U C IN O G È N E S

é le c tiv e m e n t v é c u e d a n s la p e r c e p tio n e s t d o n c le p r o d u i t e t n o n le p o i n t d e d é p a r t
de P a c te p e r c e p t if . Les qualités sensorielles n’entrent dans la perception,
c’est-à-dire dans l’élaboration de leur formation configurative, que dans et
par les mouvements (1) qui en règlent l’usage adaptatif sinon intentionnel.
Et c’est ce caractère cinétique ou dynamique de la perception visuelle au
niveau même de son vécu proprement sensoriel qui a été — et précisément
à propos de la mescaline et de ses effets — à la base des études de J. Stein et
de W. Mayer-Gross (1928) sur les troubles de la perception, études dont il
nous paraît indispensable de dire un mot.
Bien sûr, ce qui pouvait apparaître il y a quarante ans comme une nou-
vauté de la psychophysiologie gestaltiste (2) a été largement confirmé et même
dépassé par les études et expériences sur la perception dans ses rapports avec
l ’activité nerveuse (J. J. Gibson, R. Jung, etc.). Mais ce sont tout de même
ces études du « m o u v e m e n t s e n s o r ie l » qui nous paraissent fondamentales
pour comprendre précisément comment sa constitution est altérée par la
mescaline.
J. Stein (se référant explicitement à V. von Weizsâcker, à L. Klages et à
M. Palagyi) montre comment les divers troubles sensoriels ont quelque chose de
commun quels que soient les sens affectés, thème repris, nous l ’avons vu, par
J. Zador et bien sûr par E. Straus. Cette « F u n k tio n s w a n d e l » (cette modification
fonctionnelle) consiste essentiellement dans des variations de l’excitabilité modi­
fiée dans ses phases réfractaires. De telle sorte que soit qu’il s’agisse d’illusions
tactiles (von Kries, Frey) comme en produit par exemple la mescaline (p. 373)
ou d’altérations de perception des couleurs (p. 372), il s’agit essentiellement
d’un processus de dédifférenciation, processus qui, en dernière analyse, se
réduit à un trouble de la durée (et par conséquent à des interférences consécu­
tives des diverses phases de la stimulation et de l’excitabilité) des connexions (3).
Nous ne pouvons pas entrer dans le détail des analyses et des réflexions très
approfondies de l’auteur. Il nous suffit ici de souligner que pour lui la mescaline
agit non pas seulement sur « la composante motrice de la sensation » comme123

(1) Il est très remarquable que l’attitude commode de réserver à la périphérie


(rétine et corps genouillés, c’est-à-dire premier et deuxième relais) la mécanique de
la perception comme pour mieux garantir le caractère pontifical du centre perceptif,
ce schéma (reflet des modèles de la Neurologie édouardienne, comme dit M agoun )
ne paraît plus correspondre à la neuro-physiologie de l’organe oculaire qui, à
la périphérie de l’analyseur perceptif, en constitue aussi le centre ou, si l’on veut,
le foyer. Cf. sur ce point de tous les problèmes de la structure des organes des
sens et des systèmes perceptifs la dernière partie de cet ouvrage.
(2) N otam m ent l’affirm ation du caractère « apsychique » des structurations
fondam entales que R. J ung a si vivement critiqué avec toute l ’autorité qui s ’attache
à son œuvre de psychophysiologie sensorielle (cf. p. 1092-1099).
(3) J. Stein faisait appel, en 1929, à la notion de chronaxie tout naturellement.
Mais depuis lors la Neurophysiologie des connexions intersynaptiques n’a cessé
d’enrichir ce modèle théorique (O. E coles, A. L. H odgkin , R. G ranit ).
M E S C A L IN E — P A T H O G É N IE D E S H A L L U C IN A T IO N S 655

on pourrait le penser de façon un peu simpliste, mais en altérant le processus


vital de la construction des formes perceptives dans le temps (1). Ainsi fait-il
appel à la théorie (cf. s u p r a ) des mouvements virtuels et des phantasmes virtuels
de M. Palagyi qui sont comme les directeurs ou les vecteurs qui ordonnent la
constitution des formes en inhibant (excluant) ou en facilitant (incorporant)
ce que leur sens exige. Ainsi, le processus hallucinatoire même sous sa forme en
quelque sorte la plus rudimentaire apparaît tout à la fois comme une d is s o ­
lu tio n d e s f o n c t io n s et comme une altération tout à la fois de la forme et du

(l) Peut-être pouvons-nous donner une idée du sens des analyses de J. Stein
en rapportant ce qu’il dit sur la fameuse illusion de mouvement du cercle concen­
trique de T homson (cf. planche hors texte plus loin, p. 1184). Nous y saisissons, dit-il,
un processus illusionnel qui est vraiment vital et qui n’a rien à voir avec une idée,
car elle exclut toute représentation antérieure ou sous-jacente.
« Dans la description de l’expérience et des phénomènes observés je suis, dit-
« il, l’exposé de F. B. H ofmann parce qu’il en reproduit le contenu d’une façon
« extrêmement claire. Lorsqu’on fait mouvoir en cercle la figure, comme lors-
« qu’on imprime un mouvement circulaire à l’eau contenue dans un verre, on
« observe, animés du même mouvement circulaire, deux secteurs étroits diamé-
« tralement opposés. D ’après B orditsch et H all et d’après C obbold , ils sont
« causés par le fait que les arcs de cercle, des anneaux noirs et blancs situés à ce
« moment dans la direction du mouvement du cercle, se déplacent sur eux-mêmes
« (d’où vision nette de ceux-ci), tandis que ceux au m êm e m o m e n t qui sont dirigés
« de biais par rapport à la direction du mouvement circulaire sont vus d’une façon
« floue. Si on imprime à la figure des m o u vem en ts de va-et-vient en ligne droite, on
« perçoit très bien la différence entre les portions d’anneaux vues d’une façon
« nette et d’une façon floue (lesquels naturellement ne se déplacent pas). F. B. H of ­
« mann parle de la tra n sfo rm a tio n d 'im a g e s o p tiq u e s à va ria tio n s régu lières en un
« p h én om èn e d e m ou vem en t. « C’est le changement constant dans une certaine
« direction qui mène à l’impression d’un mouvement continu. Donc, à un certain
« moment le mouvement du cercle de la figure déclenche un mouvement apparent
« de chacun des anneaux noirs dans la direction du mouvement circulaire;
« à un autre moment, l’ensemble des « secteurs » paraissent se mouvoir dans la
« même direction. Il y a encore d’autres particularités à préciser.
« Si après avoir considéré un certain temps l’usage dans son mouvement en
« cercle on s’arrête, il apparaît alors une image consécutive des secteurs, laquelle
« tourne à l’inverse du mouvement primitif pendant un court instant; puis elle
« s’installe avec des mouvements pendulaires propres, puis disparaît à nouveau,
« tandis que l’image elle-même et ses différentes parties (anneaux) sont observées
« au repos. On peut donc en conclure : après que la figure a été observée dans son
« réel mouvement en cercle et lorsque l’image est au repos, il s’accuse une ten­
« dance à un contre-mouvement qui suffit à provoquer le repos des objets observés.
« La figure réelle est vue au repos parce que le mouvement apparent est com­
« pensé par le contre-mouvement survenant à l’arrêt du mouvement réel, tandis
« que l’image consécutive des secteurs semble encore en mouvement. C’est-à-dire
« que le contre-mouvement ainsi induit coïncide dans le temps avec l’apparition
« de l’image consécutive et se joint à celle-ci. On pourrait voir là une explica-
« tion de l’apparition de toutes les images consécutives de mouvement ».
656 L E S H A L L U C IN O G È N E S

sens du v é c u s e n s o r ie l, pour autant qu’il est animé par le mouvement même


qui lui confère son sens.
Dans un article (1) écrit avec W. Mayer-Gross en 1926, J. Stein avait parti­
culièrement insisté sur la modification des seuils (c’est-à-dire, au fond, l’admis­
sion anormale de nouveaux signaux) dans la constitution de l ’image consécutive
dans les illusions de mouvement ou les synesthésies qui jouent un si grand rôle
dans le « vécu sensoriel » provoqué par la mescaline. De même, les altérations
de couleurs y étaient ramenées à des mélanges, des persistances, des contrastes
ou des effets complémentaires, tous troubles réductibles à une perturbation
de l ’ordre de la synchronisation des perceptions.
Les études minutieuses de Y. von Weiszäcker sur le « Funktionswandel »,
la modification fonctionnelle du processus vital de la perception, ont donc été
à la base même des analyses de J. Stein et W. Mayer-Gross. Sans entrer ici dans
leur difficile exposition, rappelons simplement que pour V. von Weiszäcker
(in « D ie G e s ta l tk r e i s » (2)) la forme pathique (ou si l’on veut la couche automati­
que ou inconsciente) de la vie psychique au niveau de la sensation n’est pas
réductible à une pure passivité ou à des données statiques. Les conditions
dynamiques de la perception apparaissent aux yeux de V. von Weiszäcker pré­
cisément dans ses anomalies et dans ses accidents que nous avons ici en vue.
C’est que, en effet, ce qui est perturbé dans ces troubles sensoriels c’est la
structure temporelle, ce qu’il appelle Y a u to -m o u v e m e n t, dans la rencontre
du Sujet avec l ’objet qu’il perçoit ou qu’il sent.
Nous avons tenu à terminer cette étude sur la mescaline par cette référence
aux études qui nous ont paru être — et de beaucoup — les plus approfondies
de l’action spécifiquement hallucinogène de la mescaline, car elles nous
montrent comment dans leurs formes mêmes les plus « élémentaires » les illu­
sions et les Éidolies hallucinosiques qui constituent le matériel sensoriel le plus
« pur » sont, même à ce niveau inférieur, non pas seulement des phénomènes
sensoriels mais des phénomènes psychosensoriels dont le vécu est altéré dans
sa constitution même. Celle-ci n’est rien d’autre, en effet, que l’ordre des con­
nexions de l ’espace et du temps dans la constitution de l’image vécue selon
les lois de sa genèse autochtone, c’est-à-dire de l’activité automatique de sa
configuration. Là où, comme nous le verrons, les théories mécanistes réduisent
à l ’espace physique l ’agencement de ces « éléments » hallucinatoires — l ’activité
hallucinatoire, même sous sa forme protéidolique la plus « élémentaire » — leur
échappe pour se présenter à nous comme des fragments illusoires du temps et
de l’espace vécus au niveau même de la vie (de la régulation de l’activité des
mouvements et des informations sélectives) des organes des sens.12

(1) W. M ayer-G ross et J. Stein . Ueber einige Abänderungen der Sinnes­


tätigkeit in Meskalinrausch. Z e itsc h r. f . d . g . N e u ro -P sy c h ., 1926, 101, p. 354.
(2) « L e cy c le d e la stru ctu re », trad. fr. par Michel F oucault et D. R ocher
(avec Préface de Henri Ey), Paris, Desclée de Brouwer, 1958.
M E S C A L IN E — P A T H O G É N IE D E S H A L L U C IN A T IO N S 657

Nous avons exposé aux yeux du lecteur les merveilles des spectacles qui
s’offrent merveilleusement aux yeux émerveillés qu’ouvre l’expérience mesca-
linique. Nous pouvons bien dire que les gouffres que creusent chez les Sujets
de cette expérience les ondes de la mescaline oscillent entre les sensations que
l’œil, le « troisième œil », dit S. Cohen perçoit de lui-même, de son sang, de ses
membranes, de ses mouvements, et l ’imagination que l ’œil « psychique » per­
çoit par le regard intérieur de ses propres rêves dans le crépuscule des sens.
Bien sûr, la poésie peut et doit compléter la physiologie pour atteindre dans
sa totalité l’expérience de l’au-delà mescalinique. Elle n’y a pas manqué!
Mais il faut remarquer que, probablement en raison de la tonalité dépres­
sive et souvent anxieuse du malaise qui émane de cette « nuit des sens »,
l ’extase est moins constante et opulente dans l’ivresse mescalinique que dans
celle de certains hallucinogènes (le Haschich). C’est probablement la raison pour
laquelle il n’y a guère d’usage toxique de cette drogue (1). En fait, à ce « voyage »
(pour rappeler le terme qui désigne les expériences psychédéliques), même
les brillantes descriptions de Weir Mitchell, d’Havelock Ellis, de A. Rouhier ou
de H. Michaux, le terme d’extase, ne convient guère ou, en tout cas, l’expérience
que chacun peut faire de ces émerveillements en limite la splendeur. Il a peut-être
fallu à Aldous Huxley (2), à défaut de génie poétique, une forte nostalgie de la
métaphysique que refoule sa conception rationaliste et positiviste du monde,
pour découvrir le « Nouveau Monde » que dans sa mythologie géographico-
culturaliste il nous propose d’explorer comme pour atteindre — sans en être
dotés et par la triche du toxique — les transports de l ’imagination fantastique
de William Blake...12

(1) Par contre, on a noté les bienfaits thérapeutiques de la mescaline en tant


qu’agent «cathartique» ou favorisant la psychothérapie, ou encore comme agissant
directement et paradoxalement sur le vécu délirant et hallucinatoire. Il y a quelques
années, les travaux de H. C. D enber et S. M erlis (1954, 1955, 1957, 1958) ont
paru ouvrir une perspective intéressante. Signalons les essais (surtout psychothé­
rapiques) de J. C attell 1954, de W. F rederking 1955; la Table ronde dirigée par
C. B. H erman , H. D enber et M. R in k er , 1957. Plus récemment, le mémoire de
H . F rehmann et U. H . P eters (1962) a fait le point de ce que l’on pouvait espérer
de ces tentatives, semble-t-il, un peu abandonnées au profit du LSD.
(2) A. H uxley . Mescaline and the « other World », in L S D and M escaline,
C. R. sous la direction de L. C holden , de la réunion de VAmerican Psychiatrie Asso­
ciation, 1955, p. 46-50, cf. aussi les autres ouvrages d’A. H uxley (cf. p. 659).
658 L E S H A L L U C IN O G È N E S

NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE
O u v ra g e s e t tr a v a u x im p o r ta n ts (c o n te n a n t la p lu p a r t d e s ré fé re n c e s b ib lio g ra p h iq u es j u s q u ’e n 1 9 6 7 ).
O n tr o u v e ra le s r é fé re n c e s b ib lio g ra p h iq u e s d e s tr a v a u x p a r u s d e 1 9 5 0 à 1971
d a n s la B ib lio g ra p h ie s u r le s H a llu c in o g è n e s , à la f i n d e c e t o u vra g e.

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235.

j
!
VALEUR DES E X P E R IE N C E S S U B JE C T IV E S
PROVOQUÉES PAR LES H A L L U C IN O G È N E S

(Axiologie de l’expérience psychédélique)

Nous allons centrer l’examen de ce problème sur Y e x p é r ie n c e p s y c h é d é liq u e


telle qu’elle est vécue, recherchée et propagée dans l’usage toxicomaniaque du
« Divin Acide » (le LSD). La propagation de cette foi nouvelle (Th. Leary, 1970)
par les « mass media » suscite un intérêt croissant et, dans certains pays,
alarmant pour cette « manière-de-n’être-plus-au-monde » par le « défonçage »
des structures de la Conscience, désiré comme une fin, la fin dernière. La drogue
n’est plus seulement comme au temps des nostalgies romantiques « fin de siècle »
(du siècle dernier) une recherche raflinée des fleurs vénéneuses du Mal et des
plaisirs interdits; mais, en cette fin de notre siècle, elle est devenue pour les
« D-men », pour tous ceux qui sont « in » ou « hip », 1’ « a r m e a b s o lu e » de la
Poésie bien sûr (Allan Ginsberg, Timothy Leary) mais résolument tournée
contre ce mal absolu qu’est pour eux la raison : « elle ouvre la porte de la
perception (1) d’un monde « à rebours » ». La religion qui était à l’origine1

(1) Ce titre d’un des trois livres de Aldous H uxley (L e C ie l e t l'E n fer, V ile ) se
réfère au texte du poète William B lake : « Si les portes de la perception étaient net­
toyées, toute chose apparaîtrait à l’homme telle quelle est, infinie ». Le chapitre que
M. L ancelot (1968) consacre à « Saint Aldous » constitue un acte de foi psychédé­
lique qui doit effectivement retenir l’attention de tous les hommes, même et surtout
les plus savants, sur les racines psychédéliques de la religion. Nous savons bien, nous,
que l’Hallucination en tant qu’elle s’impose dans notre recherche de la perception
perdue, nous conduit, en effet, au p ro b lè m e d’un au-delà du monde. Au problème,
mais certainement pas à sa solution ! Religion, art, mystique, expérience des plantes
sacrées ont toujours été dans l’histoire de l’humanité étroitement entrelacés. L’ouvrage
de J. M. A llegro (1971) et l’idolâtrie de « Jésus Super-Star » nous suggèrent la vision
la plus archaïque et la plus nouvelle qu’exige la tendance hallucinophilique de l’huma­
nité qui la détourne surnaturellement du monde vers lequel elle est tournée. La
« nouvelle religion » de Th. L eary « League for Spiritual Discovery » (L. S. D.) et
ses ouvrages, l'E x p érien ce psych éd éliq u e (tirée du livre thibétain des Morts) et les
P riè r e s p sych éd éliq u es (d’après le Tao-Té-King chinois de Lao-Tseu) ne doivent être,
ni pris au sérieux ni tournés en dérision. Ils sont tout simplement une forme moderne
de l’interrogation fondatrice du problème des fins de l’homme, que ce soit celle de
Socrate, de Hamlet, de Pascal ou de Kierkegaard.
660 L E S H A L L U C IN O G È N E S

de la quête et des usages sacrés des plantes et de leurs sucs (opium, coca,
chanvre indien, peyotl, champignons divins, etc.) dont ont été tirés les alcaloïdes
et amines synthétiques « hallucinogènes », cette religion en ce qui concerne
le LSD n’a pas recommandé son usage magique avant sa découverte chimique,
mais l’a commandé après, comme si nécessairement tous les « phantastica »
devaient comporter une idolâtrie orgiaque de l’extase ou de l’orgasme collec­
tif qui dépasse leur simple usage privé.
Cet « encadrement » éthique et religieux de la drogue (1) se manifeste
avec une particulière évidence dans l’usage collectif qu’en font les « provos »,
« beatniks », « rookers », « vitelloni », « shintaros », « skinkuitte », etc., du
monde entier, qu’ils soient « Anges de l’enfer » (Hell’s Angels) ou « Hippies »,
peintres, voyageurs ou baladins du « Living Theater », plus souvent encore
jazzmen, op’ de la « pop’ music ». C’est dans le « h a p p e n in g » (la grande
macoumba véritable « Inchitumia » durkheimienne, forme cérémoniale sacrée
des « représentations collectives » de la vie religieuse) que la manifestation
du culte trouve son exaltation débordante. Car le « setting » (le « support
situationnel » constitué par l ’environnement, la « suggestion », ou la « magie »
de l’ambiance) est requis pour que, comme dans les expériences spirites ou
mediumniques, les apparitions des « esprits » invoqués aient lieu.
Les fervents de ces divines « Drogues » de la « g o d intoxication » en sont
même venus à les considérer comme des « sacrem ents » dont les « signes »
physico-chimiques disparaissent dans et par la signification du culte qu’ils leur
rendent. C’est ainsi que la « Drogue est souvent désignée par ses idolâtres
par des sigles qui sont comme les mots sacrés qui consacrent la métaphysique,
la métapsychique ou la magie de leur liturgie (G. R. ou Grand Refus; NSD ou
« non systématique Destructeur), ou encore par des néologismes corne kaf-
kaïn e (ou essence de Kafka susceptible de métamorphoser en cloporte...
comme si à être jeté par la Drogue dans le monde des cloportes était une
« manière-d’être-au-monde-des-multipattes » empruntée bien sûr plutôt à
Robbe-Grillet — « La jalousie » — qu’à Heidegger). Plus généralement encore,
les zélateurs de cette religion, du G. R. (ou Grand Refus) s’adonnent, comme
ils le disent parfois eux-mêmes au « tri-m arxo-freudo-m arcusal »...
Malgré le caractère « subversif » ou « révolutionnaire » de tous ses adeptes,
la Drogue « divine » ou « diabolique », si elle est foncièrement psychopatho­
logique dans ses effets ne l’est pas toujours et nécessairement dans sa cause :
la motivation des Déviants. Nous sommes à cet égard de l’avis de J. J. Deglon
(1971) et de Th. Szasz (1971) qui se refusent à considérer tous les drogués
comme des malades. Nous regrettons que tant de psychiatres et aussi de
Gouvernements tiennent tellement à les faire entrer dans le champ de l’action
et de la responsabilité médicales. La psychopathologie de la drogue ne com­
mence, pour nous, que par ses effets ou ses mobiles nettement psychopatho­
logiques, c’est-à-dire assez exceptionnels. Nous ne considérons pas plus1

(1) Voir note (1) p. 659.


PRO B LÈ M E D ES VALEU RS 661

comme malades tous les drogués que nous considérons comme malades
tous les buveurs de vin ou les fumeurs de tabac...

PSYCHOPATHOLOGIE DE L’EXPÉRIENCE PSYCHÉDÉLIQUE

Nous devons montrer maintenant par l ’analyse phénoménologique de


l’expérience psychédélique produite par les effets toxiques d’une drogue,
qu’elle est toujours et nécessairement une ivresse, c’est-à-dire qu’elle a un
caractère psychopathologique.

L a dialectiq u e d u s u je t e t de l’o b jet


dans l’exp érien ce p sy ch é d é liq u e .

— Elle consiste précisément à confondre la première et la troisième personne :


le Je et le Ça. Ce « Ça » il est, bien sûr, d’abord cette chose qu’est la drogue
qui, par un « processus en troisième personne », empoisonne le Sujet jusqu’au
point où cet « objet » (comme le sommeil) disparaît de l’expérience psy­
chédélique (comme du rêve) pour laisser la place aux seuls objets du désir.
Tout se passe, en effet, comme si en devenant délirante sous l’influence
de la drogue, l’expérience psychédélique faisait disparaître la réalité de l ’action
toxique pour faire apparaître comme réelle l’irréalité des images. Et c’est alors
qu’apparaît le « Ça », non pas celui du monde des objets (la drogue), mais le
« Ça » commun au monde de ces « objets intérieurs » que sont les images pour
autant qu’elles sont « objets » internes de désir, c’est-à-dire cet « impensé »
germinatif qu’est l’Inconscient. C’est ce Ça qui fournit au Sujet l’objet de sa
« perception » psychédélique.
Ainsi nous apparaît avec l’évidence qui s’attache au modèle « jacksonien »
de la maladie mentale que la drogue ne produit pas le fantastique mais qu’elle
le libère. Et c e qu’elle libère (cette chose en troisième personne qui va fournir
à la perception délirante son objet hallucinatoire), c’est évidemment le Sujet
lui-même dans sa force de projection pulsionnelle (libido, narcissisme et toutes
les configurations, leurs entrelacements complexuels) de c e , de c e la que lui-
même désire être ou croit qu’il est. En ce sens, l’expérience psychédélique
nous apparaît bien dans ses rapports avec l’auto-suggestion et l’hypnose
(T. X . Berber, 1970), mais aussi comme une e x p é r ie n c e p s y c h o - p a th o lo g iq u e -
t y p e ainsi que le voulait Moreau (de Toms), en même temps que se découvrent
sa pathogénie (au sens de Jackson) et sa pathoplastique (au sens de Birn­
baum), c’est-à-dire l’interaction du processus en troisième personne avec ces
forces instinctivo-aflëctives du Sujet que représentent ses images. La « vérité »
ainsi révélée est la « contre-vérité » de la raison. C’est une « divine folie » mais
qui est, en l’espèce, une véritable folie engendrée par l’effet psychotomimétique
de la drogue.
662 L E S H A L L U C IN O G È N E S

L’expérience psychédélique com m e expérience délirante.

— C’est un « état primordial de délire » disait Moreau (de Tours). Tous les
« S y n d r o m e s p s y c h o - to x iq u e s a ig u s » , toutes les « ivresses toxiques à manifesta­
tions psychotomimétiques » constituent le prototype, le «model-psychosis » même
des expériences pathologiques et délirantes. P a th o lo g iq u e en ce sens, que la désor­
ganisation du Champ de la conscience est l ’effet d’un processus toxique qui
signe sa pathogénie délirante. D é lir a n te en ce sens, que le vécu de cette expé­
rience de l’imaginaire est celui d’une réalité non seulement fausse, mais incoer­
cible dans sa perception. Le caractère psychopathologique de ce qu’il faut bien
appeler l’ivresse que provoquent ces « poisons de la conscience » est objecti­
vement (cliniquement et expérimentalement) démontré par toutes les études
que nous avons exposées dans les divers paragraphes consacrés aux principaux
hallucinogènes. Ces substances n’engendrent l’expérience délirante psyché­
délique qu’en altérant les fonctions psychiques supérieures (O. N. Kutznasov
et V. I. Lebedev, 1968).
Mais il est clair aussi qu’elles ont une action généralement appelée spécifique
sur les analyseurs perceptifs. Par là se manifeste précisément le bien-fondé
de notre distinction qui sépare dans la masse de tous les phénomènes halluci­
natoires, les É id o lie s h a llu c in o s iq u e s et les H a llu c in a tio n s d é lir a n te s .
Tous les auteurs sont d’accord pour décrire les Éidolies hallucinosiques
que l ’on observe au cours de ces ivresses sacrées comme des symptômes de la
pathologie des systèmes perceptifs. Ils constituent dans leur forme la plus
typique, c’est-à-dire dans leur présentation isolée, des « hallucinations compa­
tibles avec la raison », disons, dans un langage plus moderne, compatibles
avec une bonne organisation du Champ de la conscience à laquelle ils n’échap­
pent que partiellement. D ’où le paradoxe phénoménologique, impliqué dans
la structure hallucinosique, d’ « être conscient d’être halluciné », c’est-à-dire
de ne pas comporter nécessairement ou même d’exclure le délire sans bien sûr,
cesser d’être pathologique.
— L’expérience psychédélique, en tant qu’expérience délirante et halluci­
natoire par excellence, doit nous permettre de préciser très exactement quelle
est sa structure caractéristique afin précisément de pouvoir nous demander
légitimement, c’est-à-dire logiquement, si toutes les expériences de vision inté­
rieure lui sont identiques ou analogues?
Ce qui nous importe donc, c ’est d’abord de souligner que ce qui importe
dans le vécu de cette expérience (comme dans celle du rêve à laquelle elle
s’apparente profondément), c’est précisément la modalité de sa présentation
« formelle ». Nous devons nous expliquer sur ce point.
Quand nous parlons d’ « expérience délirante », c ’est bien pour souligner
qu’une des modalités fondamentales du délire (le « delirium » et ses substituts
oniriques), c’est d’être une expérience subjective « sui generis ». Si, en effet,
nous disions simplement que ce qui caractérise le « vécu » de l’expérience
L 'E X P É R IE N C E P S Y C H É D É L IQ U E E S T U N D É L IR E 663

délirante c’est son vécu, il n’y aurait aucune possibilité de distinguer ce vécu
de n’importe quel autre vécu et ce que sentent, ressentent, entendent, voient les
hallucinés ou tous les hommes en général pour autant qu’ils se perçoivent
eux-mêmes en même temps que les objets du monde extérieur, ou que, ima­
ginant quelque chose ils le perçoivent de quelque manière aussi... Il faut dire,
par conséquent, que le problème de la valeur de l ’expérience subjective dont
l’expérience hallucinatoire est un cas particulier, exige que le vécu soit visé
dans sa p r é s e n ta tio n , pour autant que celle-ci en constitue la forme spécifique.
Cette odeur ou cette couleur, cette étoffe qui bouge ou ce robinet qui coule
peuvent être a u s s i b ie n des images, des souvenirs ou des perceptions sans
qu’aucune qualité sensorielle ne puisse les distinguer. Car, bien entendu,
l’intensité de telle ou telle qualité ne pourra jamais à elle seule justifier de sa
réalité, de ce coin de cuisine qui serait le même sur une photographie, dans
une scène de film sonore, dans mes souvenirs, dans mon rêve, ou lorsque
ouvrant la porte de l’office, « je le perçois ». Ce qui caractérise ces « appari­
tions », ce qui les authentifie comme Hallucinations, c’est la f o r m e , ou si l’on
veut, le contexte ou l’encadrement de l’image, le c o n te n u , en demeurant le
même comme radical noétique, significatif ou sémantique de ce qui, au travers
de ces infinies présentations, demeure également représenté. Et nous voici,
en effet, confronté avec le fameux problème de la forme et du contenu. Certes,
il est bien facile de se débarrasser de cette distinction scolastique en la traitant
précisément de « scolastique »; mais on ne peut jamais véritablement, c’est-
à-dire logiquement échapper à cette double fonction de la connaissance pour
autant qu’elle implique le sens de l’objet visé et la visée qui détermine son
objectivité. Que l’on parle avec Husserl de noèse et d’acte noématique — de
qualités sensorielles et de jugement perceptif avec la psychophysiologie clas­
sique d’Helmholtz — ou avec la Gestaltpsychologie de qualités sensibles et
d’actes perceptifs, c’est toujours revenir à la matière et à la forme aristotéli­
ciennes. C’est que rien ne peut être ni dit ni pensé de la perception qui ne la
saisisse comme un acte constructif ou constitutif, lequel exige l’articulation
de ce qui est la représentation de l’objet et sa présentation dans son statut
d’objectivité.
Cela revient à dire que ce qui différencie les catégories de l ’imagination,
quelle que soit son exaltation, c’est la place qu’elle occupe dans l ’expérience
délirante (comme dans le rêve) dans la catégorie de la réalité. C’est par son
contexte, son encadrement, sa présentation que le vécu imaginaire devient un
« perçu » dans une Conscience dont le potentiel de perception est précisément
altéré. Ou pour parler plus abstraitement, c’est par une altération de la fonction
thétique de la Conscience ou de la structure noématique du vécu que celui-ci
change de signe, s’inverse même, en passant de l’imaginaire du vécu à un ima­
ginaire perçu. C’est à cette prestidigitation, à cette métamorphose que corres­
pond l ’expérience délirante qui est toujours et nécessairement « processuelle »
pour ne jamais pouvoir s’interpréter comme l’effet d’une causalité purement
psychique (notamment celle du désir). A ce délire tel qu’il lève sous le « levain »
toxique engendrant la déstructuration du Champ de la conscience, correspon­
664 L E S H A L L U C IN O G È N E S

dent les symptômes (illusions, fantasmagories, dépersonnalisation, scénarios,


visions, communications intersubjectives, possessions érotiques ou diabo­
liques, etc.) qui forment le monde (ou la mondanité imaginaire) de ce rêve
délirant.
Or, l’illusion d’hyperlucidité avant-coureur du sentiment d’omnipotence
est une des premières qualités du vécu délirant. Car, en effet, il manifeste le
délire dans et par sa dénégation même (Je ne suis pas ivre. Je ne suis pas
troublé. Je ne suis pas délirant, car a u c o n tr a ir e je suis extralucide, clairvoyant,
merveilleusement intelligent). On n’a pas assez remarqué que cette illusion de
toute-puissance à laquelle le Sujet de l’expérience psychédélique, et dès que
commence son initiation (c’est-à-dire son intoxication), s’abandonne est bien
déjà une façon de tomber dans le délire, c’est-à-dire dans u n e f a l s if ic a t io n
p a th o l o g iq u e d e s r a p p o r ts d u M o i à s o n m o n d e . Si nous insistons ici sur
c e phénomène clinique par quoi l’expérience psychédélique s’apparente en
effet le plus généralement à l’expérience de l’exaltation maniaque, c’est qu’il
est quasi constant et hautement significatif de ce que Moreau (de Tours) appelait
« excitation », en lui donnant le sens d’un trouble primordial de la pensée.
Le Sujet est bien plus délirant déjà qu’il ne paraît, qu’il n’entend le laisser
apparaître lorsqu’il prétend (par l’effet de son illusion délirante) se proclamer
animé d’un don prodigieux — ou prodigieusement hallucinatoire — de géniale
intellection ou miraculeuse « extralucidité ». C’est qu’il puise dans le feu
d’artifice des images qui explosent en lui comme les éclairs apodictiques de
son absolue toute-puissance, celle du délire auquel déjà il succombe.
L’idée d’un accroissement de la puissance psychique au cours de telles
expériences ne pourrait se soutenir qu’à la condition de leur ôter précisément le
délire qui les engendre, ou encore de donner à la réalité du monde des images
le pas sur celle de la pensée rationnelle, somme toute, de « préférer » dans l ’ordre
des valeurs le rêve à la réalité. Et cette thèse poétique, romantique ou « nietz­
schéenne » rejoint, bien sûr, toutes les philosophies morales et métaphysiques
de la contemplation éidétique. Dans cette perspective, nous le verrons plus
loin, toute objection à cette « valorisation » de l’expérience des Hallucinations
paraît du même coup vider le monde des valeurs esthétiques et irrationnelles.
Mais si l ’homme qui « voyage » dans l’expérience psychédélique explore bien en
effet le monde des images, c’est-à-dire atteint, comme dans le rêve, la réalité de
l’irréalité, il n’en est pas moins d é lir a n t en ce sens que, comme le rêveur, il ne
« réalise » ses images, ou si l’on veut la satisfaction hallucinatoire de ses désirs,
que par l ’effet d’un bouleversement de son organisation psychique sous l’effet
d ’un trouble de la Conscience qui le tient précisément inconscient de ce trouble.
Disons comme une évidence que dans l ’expérience délirante psychédélique
la délectation extatique (fût-elle inversée dans l ’angoisse) apparaît comme une
expérience qui se soustrait par nécessité (au sens fort du terme) aux lois de la réa­
lité : plutôt que la vérité c’est le plaisir qui apparaît et attire la connaissance
lorsqu’elle tombe au fond du gouffre où elle « perd connaissance ». Mais il y a
cependant dans cette expérience plus que du « ravissement », car cette éclipse qui
fait penser à la nuit mystique des sens et à la nuit de l’Esprit, à l’extase, au nir-
V A L E U R D E L A C O N N A IS S A N C E SU B JE C T IV E 665

vana, est aussi une expérience du néant, une é p r e u v e dans laquelle se lie au « vécu »,
le « subi » dans le sens pathique d’une passion péniblement endurée. Et par là
nous allons enfin déboucher sur le fond du problème. Car il est dès lors aussi
évident que cette expérience délirante qu’est l’expérience psychédélique produite
par l’action des toxiques est le prototype même d’une forme p a th o lo g iq u e de
l’expérience (une déstructuration du Champ de la conscience) — et que le
vécu de cette expérience est celui de to u te s le s e x p é r ie n c e s où la connaissance
prend pour objet, non le monde objectif soumis aux règles de l ’entendement,
mais les images des objets d’une « aperception » purement subjective.
Autrement dit, la « v is io n in té r ie u r e » d e l'e x p é r ie n c e d é lir a n te p s y c h é d é liq u e >;
d o it ê t r e tr a ité e c o m m e a y a n t n é c e s s a ir e m e n t q u e lq u e c h o s e d e c o m m u n , m a i s j
a u s s i q u e lq u e c h o s e d e d iffé r e n t, à l ' é g a r d d e to u t e s le s e x p é r ie n c e s s u b je c tiv e s \
d u m o n d e d e s im a g e s . }

VALEUR ET MÉTAPHYSIQUE DES EXPÉRIENCES PSYCHÉDÉLIQUES ’

Le problème « axiologique » que nous allons aborder est celui des différences ;
entre les expériences psychédéliques pathologiques et les autres expériences de j
connaissance purement subjective. Si les « v is io n n a ir e s » pathologiques sont des j
hommes enivrés par les poisons de la Conscience, cette première catégorie pose i
n é c e s s a ir e m e n t la question de savoir si les autres catégories d’expériences plus ou ]
moins analogues (expériences esthétiques et expériences mystiques) sont ou ne ^
sont pas assimilables à cette expérience délirante (1). Nous devons donc partir I
des expériences délirantes et hallucinatoires en les tenant pour ce qu’elles sont,
c’est-à-dire des formes hétérogènes à l ’expérience commune et normale (2). j
Mais comme cette « psychose délirante hallucinatoire aiguë » ne crée pas mais 112

(1) Nous ne ferons ici qu’une brève allusion aux « expériences méta- ou para-
psychiques » qui n’ont pas manqué de faire l’objet (H . U r b a n 1952, H. B e n d e r , même
l’école neuro-psychophysiologique soviétique) d’observations scientifiques (J. B. R h in e
et N. C. D u r h a m , P arapsych ol. P re ss, 1971, 306 p.). Chercher à rapprocher ces phé­
nomènes métapsychiques de ce qui se passe sous l’effet des drogues hallucinogènes, i
c’est une certaine façon (et bien paradoxale) d’en démontrer la « réalité ». Mais, j
généralement, les auteurs qui accordent un certain crédit à ces expériences d’hyper- j
lucidité ou de forces psychiques exceptionnelles (cf. par exemple C. W. M. W a t s o n , j
in L e s C ah iers d e la Tour S ain t-Jacqu es, n° 1, 1960, p. 163-181, qui se réfère lui- j
même aux expériences de médiumnité exposées dans l’ouvrage de J. B . R h in e et i
G . P ratt de 1957, Springfield, C. Thomas), ces auteurs insistent sur des phénomènes
aussi conjecturaux que la télépathie, la perception extra-sensorielle, l’action de
l’énergie psychique sur les objets physiques (psychokinésie). Dans ce domaine tout
peut être, en effet, dit sans pouvoir être jamais contredit.
(2) On ergote souvent à ce sujet à propos du rêve que Ton considère comme
« normal » parce qu’il se produit chez tous les hommes, mais qui est essentiel­
lement « anormal » au regard d’une définition non plus statistique mais norma­
tive du normal...
666 L E S H A L L U C IN O G È N E S

libère les images par les mouvements vitaux qui lui sont liés, il est bien évident
que la part d’imagination qui entre dans l’expérience délirante doit ressembler
aux autres expériences de l’imaginaire communes à toutes les modalités de l’ima­
ginaire spontané (automatique) auquel l’homme s’abandonne dans ses extases
— et de l’imaginaire cultivé auquel l’homme s’emploie dans sa création poétique.
Et par là est correctement posé le p r o b lè m e d e l ' id e n t it é o u d e la d iv e r s it é d e
to u te s c e s e x p é r ie n c e s . Il est correctement posé car il laisse à l ’observation
le soin de répondre, par les faits, à cette question : quelles sont les analogies et
les différences entre ces diverses modalités d’expériences toutes radicalement
subjectives ? Nous pourrons, en effet, conclure que ces expériences de « vision
intérieure », de « connaissance intuitive », d’imaginaire ou d’un « au-delà »
du monde sensible sont différentes des expériences délirantes et hallucinatoires
psychédéliques, si nous pouvons montrer en quoi elles diffèrent de l’enchaî­
nement du rêveur à ses images. Nous conclurons au contraire à leur identité
si toutes paraissent pouvoir se ramener à un modèle commun, celui de
l’expérience délirante et hallucinatoire analogue au rêve. Somme toute, c ’est à
une d ia le c tiq u e d e la p r o d u c tio n de l’imaginaire ou du supra-sensible que nous
demanderons la réponse à notre question, et nous ne nous contenterons pas
d’analogies ou de différences superficielles ou contingentes.

L’expérience subjective et le p ro b lèm e de la connaissance.

Nous ne saurions naturellement nous permettre de ne pas nous référer aux


problèmes épistémologiques et gnoséologiques, encore que nous puissions
paraître présomptueux de nous permettre d’y recourir! Mais ces deux repro­
ches que nous nous adressons par avance à nous-même, nous ne pouvons que
les concilier dans ce timide, bref et hasardeux « synopsis » métaphysique.
De tout temps, les plus grands philosophes « id é a lis te s » ont basé la connais­
sance et la recherche de la vérité sur les « idées », c’est-à-dire sur les modèles
d’intelligibilité, les êtres de raison qui lient la connaissance au statut d’une
objectivité absolue. Et c’est bien à cette fameuse généalogie de pensée méta­
physique que se rattachent Platon, les Nominalistes, Spinoza, les philosophes
du Siècle des Lumières et de l’Idéologie, puis, plus près de nous, Hegel. Mais
cette forme d’idéalisme objectif et rationaliste qui consiste bien à ramener
toute existence à la pensée et au logos ne recouvre pas tout le champ de la
métaphysique idéaliste. Celle-ci, en effet, implique également un idéalisme
subjectiviste fondé sur la représentation intuitive du monde (1). Si à la base de1

(1) Cette représentation du Monde constitue dans nos temps modernes un vaste
courant de pensée illuministe ou intimiste d’un subjectivisme absolu qu’il a puisé
dans les métaphysiques de la pratique religieuse de l’Extrême-Orient ses modèles
(Yoga, Zen) de méditation et d’exercice d’introversion radicale. Comme l’écrit
D. T. S u z u k i : « Le Zen est comme boire de l’eau, car c’est par soi-même que l’on
connaît si elle est chaude ou froide ». Autrement dit, l’ascèse, le détachement absolu
V A L E U R D E L A C O N N A IS S A N C E SU B JE C TIV E 667

l ’idéalisme dogmatique et logique sont les idées de Platon, à la base de l’idéa­


lisme subjectiviste sont les intuitions et les images. De telle sorte que sous-jacent,
parallèle ou en contre-point à l’égard du développement des métaphysiques
idéalistes rationalistes, il y a toujours eu un courant d’idéalisme subjectiviste
éidétiste et intuitionniste qui va des philosophies de l ’Inde de Pythagore et de
Plotin, jusqu’à saint Augustin, Pascal, Leibniz, Schelling, et puis à Kierkegaard,
Schopenhauer et Nietzsche. Ce courant d’idéalisme tournant le dos aux
« fausses clartés » d’une Raison qui prétend à la connaissance objective,
absolue, s’applique à découvrir dans les mouvements intérieurs de la vie
psychique et ses images la réalité existentielle la plus vivante. Il s’agit donc d’un
idéalisme romantique ou illuministe (1) de l’irrationnel qui fonde la connais­
sance sur les intuitions d’un Cogito qui traverse le Sujet jusqu’à le découvrir
comme objet et qui, par-delà même la pensée, perçoit l’impensé. Comme le dit
Michel Foucault, c ’est peut-être une caractéristique de 1’ « épistémé » moderne
que de donner tellement d’importance précisément à ce monde intérieur qui,
somme toute, représente l’Inconscient (2) en tant qu’il est en effet une sorte
de monde d’objets, une objectivité qui correspondrait à celle dont Hegel (dans
la Préface de sa « Phénoménologie de l ’Esprit ») dit qu’elle est « le négatif du
savoir », c’est-à-dire cela que le savoir n’est pas et doit devenir pour se
connaître.
Dès lors et dans cette perspective idéaliste, tout à la fois intuitionniste ou*12

du monde extérieur, permettent de se replier sur un « sentir » qui « mettant entre


parenthèses » son objet le supprime jusqu’à en faire un acte d’intuition pure de
l’essence éidétique. Deux livres récents peuvent permettre au lecteur de se référer à
l’expérience du Zen (Robert Linsenn, L e Z e n sagesse d ’E x trê m e -O rie n t, Paris,
Marabout Université) en tant qu 'expérience de vide (L e Vide, expérien ce spiritu elle
en O cciden t e t en O rien t, Cahier de Hermès n° 6). Pour ce qui est des rapports de
l’expérience mystique bouddhiste et de l’expérience psychédélique, les ouvrages de
D. T. Suzuki, E ssa i su r le B ouddhism e Z e n (Paris, éd. Maisonneuve, 1944-1946,
4 volumes); de Allan W atts, trad. fr., L e B ouddh ism e Z e n (éd. Payot) et A m o u r e t
Connaissance (éd. Gonthier); les contributions de E. von D omarus (Religion et
Psychiatrie) et de Avrum Ben-Avi (Zen) dans le H a n d b o o k de A rieti (1959); ou encore
le livre de M. E liade, P a ta n p a le e t le Y oga (Paris, éd. Le Seuil, 1962); l’ouvrage
collectif publié sous le titre « M a n d a la » (Paris, éd. Belfond, 1969) fournissent une
ample matière à réflexion...
(1) Voir note précédente.
(2) Il est assez remarquable, quoique généralement ignoré, que Ed. von H art ­
man , l’auteur du fameux ouvrage sur l’Inconscient, a écrit un ouvrage sur la
théorie de la Connaissance ( D a s G rundproblem d e r E rken n tn isth eorie) — C. G. J ung
(N a tu re rk lä ru n g u n d P sy c h e , Zürich 1952) s’est toujours fait le champion de la
force que représentent les archétypes et les configurations magiques, voire astro­
logiques, du monde des images. Pour lui il y a un principe de connaissance irra­
tionnelle (ein P rin z ip a k a u sa le r Z u sa m m en h a n g ) qui lie le destin au monde selon
une « synchronicité » qui fonde une connaissance cachée et réciproque (ein e
h eim lich e g e g e n se itig e K o n n iven z) entre l’état psychique et la nature.
668 L E S H A L L U C IN O G È N E S

panthéiste, la foi du mystique ne paraît pas tellement plus « déraisonnable »


que cette philosophie de la connaissance hors de la Raison ou cette religion de
la Déraison.
Mais pour le problème qui nous occupe ici (la « valeur » des expériences
psychédéliques), il doit paraître évident qu’au regard d’une telle métaphy­
sique illuministe ou fidéiste, il n’y a plus de problèmes de l’objectivité et de la
vérité de la connaissance. Dans cette perspective, perception sans objet ou
perception avec objet sont absolument identiques... seul comptant ce qui appa­
raît être « pour soi » ou être pour chacun sa propre et pure vérité...
Nous devons cependant — comme pour nous assurer et déboucher sur les
points de vue plus critiques que requiert une théorie de la connaissance garan­
tissant la possibilité d’une épistémologie ou d’une gnoséologie valables —
faire une double remarque. — La première, c’est qu’aucun des grands systèmes
métaphysiques idéalistes auxquels nous venons de demander de nous rappeler
que la valeur subjective est aussi une réalité, aucun ne s’est jamais développé
sans contradiction (1), c’est-à-dire sans interférences, soit avec l ’idéalisme ratio­
naliste, soit avec le réalisme empirique. — La seconde, c’est que les plus grands
systèmes métaphysiques qui ne sont pas « idéalistes » ou « irrationalistes » n’ont
jamais eu d’autre but que de rechercher ou articuler les deux modalités de la
connaissance « objective » et de l ’expérience subjective. Et c’est bien le sens
de la métaphysique d’Aristote, ou de celle de Descartes, ou de celle de Kant,
ou encore de celle de Bergson ou de Husserl, que de rechercher à articuler
entre eux les termes antinomiques dans une dialectique des rapports de la
nature et de l’esprit (Aristote), de la pensée et de l’étendue (Descartes), de la
raison pure ou de la raison pratique (Kant), de l ’intuition et de l ’intelligence
(Bergson), des structures noétiques et noématiques de la Conscience (Husserl).
Autrement dit — et en nous excusant ici de si elliptiques références à de si
grands systèmes — la pensée des philosophes, soit qu’elle prescrive les règles
d’une objectivité absolue de la connaissance, soit qu’elle fonde la connaissance
sur un statut de subjectivité absolue, ne se satisfait jamais et, dès lors, tend à
dépasser ces « antinomies de la raison » par des démarches constitutives d’une
bipolarité fondamentale de la connaissance subjective et de la connaissance
objective.
Ces deux pôles sont : soit celui de la v ie et celui de l' e s p r i t (Nietzsche,
Klages, etc.), soit et en dernière analyse, celui de l'I n c o n s c ie n t et celui du C o n s ­
c ie n t (2) pour autant que la v ie est ce monde organique dans la symbolique1 2

(1) La fameuse querelle des « Universaux » en est un excellent exemple, car il est
assez évident, je pense, que les thèses et antithèses qui s’y, prétendument, opposaient
entre « nominalistes » et « réalistes » ne cessaient chez les uns et les autres d’inter­
férer ou même de se confondre.
(2) A cet égard le culte « oriental » de l’irrationnel et le culte « gréco-occidental »
de la Raison apparaissent plutôt complémentaires chez tous les hommes ( « Ö stlich e
und W estliche in uns se lb st S in d » ) comme l’a écrit justement W. Bitter (A ben dlich keit
T herapie u n d östlich e W eisheit, Stuttgart, Klust, 1968, 287 p.).
V A L E U R D E L 'E X P É R IE N C E SU B JE C TIV E 669

des images du rêve, dans l ’automatisme aussi et dans la passivité d’une


introspection qui s’abandonne à la contemplation du monde intérieur — et
que l ’e s p r it est créateur et législateur du monde de l ’autre et des autres, de la
nature et du milieu où s’étend son action par les constructions et les institu­
tions objectives de sa production. I l e s t b ie n c la ir q u e n i la v ie , n i l ’e s p r it — n i
l ’In c o n s c ie n t, n i le C o n s c ie n t, n e p e u v e n t s e s é p a r e r r a d ic a le m e n t. De telle sorte
que les valeurs d’existence et de réalité doivent s’équilibrer nécessairement
entre la « réalité psychique » (Freud emploie pour la désigner le terme de
« Realität » et la réalité objective (il emploie alors le mot de « Wirklichkeit »), et
que la solution du problème de la connaissance ne peut pas être trouvée dans
l’absolu de l ’objectif ou du subjectif mais seulement d a n s la su b o r d in a tio n d e
la v ie à l ’e s p r it, d e l ’In c o n s c ie n t à l ’ê tr e c o n s c ie n t d a n s l ’o r d r e d e l ’a c tio n e t
d u s y s tè m e d e la Réalité, s a n s q u e j a m a i s p u is s e n t ê tr e l ’o b je t d ’u n e d é n é g a tio n
a b s o lu e , s o i t la r é a l it é m ê m e d u m o n d e s u b je c tif, s o i t la v a le u r d e s e x p é r ie n c e s
Autrement dit, à la valeur apodictique de la connaissance objec­
s u b je c tiv e s .
tive correspond la valeur fidéiste de la connaissance subjective. Aucun
homme ne peut exclure de sa raison sa foi, ni inclure dans sa foi sa raison.
Dès lors, nous pouvons bien révoquer en doute les deux positions extrêmes
et absolues qui rendent impossible la solution du problème qui nous occupe.
En effet, pour la thèse absolutiste de la vérité de l ’expérience subjective,
toutes les expériences du sujet sont également vraies, et d’autant plus vraies
qu’elles sont plus subjectives. C’est la thèse romantique ou illuministe de
l’irrationalisme posant que l’irrationalité, l’absurdité, la poésie, l’orgasme,
l’extase, le rêve et la folie constituent la plus vraie des « surréalités », les modes
de connaissance surnaturels les plus authentiques pour être les plus sacrés.
Pour la thèse absolutiste du rationalisme de la connaissance au contraire, hors
de la Raison point de salut!; et par conséquent tous les modes de pensée qui
n’obéissent pas aux principes directeurs de l ’entendement sont sans valeur
autre que celle de la folie : toute expérience subjective et singulièrement psy­
chédélique, poétique ou mystique, doit prendre place dans la « Nef des Fous ».
Il faut donc situer le problème là où il est, non pas dans une spéculation
métaphysico-logico-épistémologique (plan où nous avons vu que, en définitive,
les contradictions commandent une sorte de conciliation des points de vue trop
absolus) mais sur l e p la n m ê m e d e l ’o r g a n is a tio n d e l ’ê tr e p s y c h iq u e (1). Celui-ci
n’est pas partagé par une barre (la fameuse « barre » de la spéculation méta­
psychologique sur l ’Inconscient) en deux parties : l ’Ics et le Cs. La Raison et la
Déraison ne sont pas des lieux ou des régions de l ’être, pas plus que l’Ics et le Cs.
Il faut plutôt dire que, à l ’organisation première de l ’être de désir avec ses
phantasmes, ses images et ses relations libidinales propres, succède l’organisation
de l’être conscient, de telle sorte que cet être raisonnable a toujours affaire1

(1) L’idée que l’organisation du « corps psychique » est une logique, comme celle
de l’être vivant (F. J acob), sera développée longuement dans la Septième Partie.
670 L E S H A L L U C IN O G È N E S

en lui au foyer d’irrationnel et d’imaginaire, qu’il a, comme disait Freud,


à lutter sur deux fronts : celui du monde des objets extérieurs et celui du monde
des objets intérieurs. Il suffit d’avoir présent à l ’esprit le modèle dynamique
de ce conflit existentiel que, seule, peut résoudre l’organisation interne de
l’être psychique pour saisir combien est vulnérable son équilibre. Car, bien
sûr, l’organisation tend toujours à se désorganiser, à « régresser » vers les
modalités archaïques de la connaissance subjective qui attirent le Sujet en deçà
de la réalité, fût-ce jusqu’à une absolue sur-naturalité. Mais il est bien clair
aussi que le sens de cette organisation est dirigé vers la nécessaire conformité
au savoir commun, vers la transcendance de sa propre subjectivité.
Poser ainsi le problème et orienter sa solution, c’est reconnaître ip s o f a c t o
la p o s s ib il it é d’expériences subjectives pathologiques. C’est que dans ce modèle
architectonique et hiérarchisé des rapports de la « perception » interne des
mouvements automatiques et des images du Sujet et de la construction par la
Raison du monde et des deux modes de connaissance qu’impliquent cette
manière d’être tout à la fois au fond de soi ou d’être au monde selon la visée
centripète ou centrifuge de la direction de sa volonté, dans cette perspective
apparaît Y a x e de ses valeurs, ou si l’on veut, son aaüologie. En effet, apparais­
sent alors clairement deux vérités. La première, c’est que les mouvements qui
portent le Sujet vers son pôle rationnel ou son pôle imaginaire quand ils sont
facultatifs indexent sa liberté et sa normalité — et c’est bien ainsi que peut
être vécue et analysée la maîtrise que l’être conscient exerce sur son Inconscient,
même quand il se laisse aller aux extravagances, aux fantaisies, aux divagations
irrationnelles de la rêverie ou de l ’imagination la plus « libre ». La seconde,
et c’est celle-là qui est pour notre présente réflexion essentielle, c’est que lorsque
cesse d’être libre ce mouvement, dès que s’introduit dans son déterminisme le
processus en troisième personne d’une désorganisation de l ’être conscient
(comme par exemple dans ce que l’on appelle justement une « model psy­
chosis » effet d’un poison de la Conscience) s’établit une chute de niveau de
l ’édifice psychique qui tombe nécessairement dans l’imaginaire, en ce sens
que ce qui constitue au fond de lui-même le monde irréel des objets internes
devient alors objet d’une perception qui lui confère un statut de fausse objec­
tivité. Et c’est en quoi l ’expérience psychédélique en tant qu’expérience déli­
rante apparaît alors comme le modèle d’un « état pathologique » même si,
pour revenir aux premières intuitions de ce Cogito psychédélique, le Sujet
apporte autant et même plus que la drogue dans cette expérience où son désir
va au-devant de l’Hallucination...

Différence e t analogies entre expérience psychédélique,


Expérience esthétique e t expérience m ystiqu e.

Bien sûr, nous nous étions beaucoup intéressé à ce problème quand, il y


a plus de trente ans, nous nous passionnions déjà pour celui des Hallucinations
et notamment pour l ’action hallucinogène de la mescaline. Ce fut à cette
E X P É R IE N C E P S Y C H É D É L IQ U E E T P R O D U C T IO N E ST H É T IQ U E 671

époque qu’eurent lieu à Avron des réunions entre psychiatres et théologiens


du mysticisme chez les Carmes. Et comment pourrions-nous, nous qui avons
assisté à ces rencontres, oublier, et la personnalité si noble et si généreuse
du R. P. Bruno, ou l ’élégante précision de l’exposé du R. P. Louis de la
Trinité (alias Amiral Thierry d’Argenlieu) sur « la nuit obscure de saint Jean
de la Croix »? C’est donc à ces souvenirs que nous emprunterons le meilleur de
ce qu’il nous reste à exposer ici, et hélas! trop sommairement, sur le problème
difficile de la différence qui sépare « en réalité » et « en valeur » les expé­
riences psychédéliques de n a tu r e pathologique et les expériences spirituelles de
« c u ltu r e » esthétique ou de « s u r -n a tu r e » mystique.

— Ce qui constitue 1' ex pér ien c e esth étiq u e , c’est bien cette nuée de fantasti­
que qui lève dans la pensée du Sujet comme une éclosion d’images ou d’intuitions,
lesquelles dans le clair-obscur d’une aurore de sens naissent à la lumière des
mots et des formes. Et c’est bien cette merveilleuse efflorescence de ce que le
Sujet perçoit dans son propre monde intérieur qui, étant l’essence même de la
contemplation esthétique (dénominateur commun de la création esthétique
chez l’auteur et de l ’émotion esthétique chez le spectateur, tous deux étant unis
par avance dans la même communion esthétique), apparaît comme une per­
ception interne et merveilleuse d’objets extraits du monde opaque impensé,
implicite ou inconnu qui est chez chacun et chez tous celui du miracle et non
de la vérité, du rêve et non de la réalité. A cet égard, la « créativité » en tant
qu'expérience hallucinatoire se distingue aux yeux même d’auteurs qui ont
tendance à les confondre (R. Fischer, 1969). C’est ainsi que ce même auteur
dans son article en collaboration avec G. M. Landon (G. M . Landon et
R. Fischer, in Keup, 1969) fait une différence, en conclusion d’une analyse
approfondie du langage entre la « créative performance » (la création propre­
ment dite) et la « créative expérience ». Il souligne que 1’« arousal state »
hallucinatoire comporte une limitation de la liberté « caractéristique du plus
haut niveau arousal ».
Cette expérience, même si elle exige d’être activement cultivée, a bien ce
caractère d’être nécessairement « pathique », c’est-à-dire de n’être qu 'é p r o u v é e
comme une exaltation, une poussée inspiratrice, une germination, une transe
dont chaque artiste aime généralement à se prévaloir comme du « don » ou de
la « grâce » qui authentifient son « génie » . Jacques Maritain a justement
souligné à cet égard que l ’effusion poétique n’est possible que grâce à un
recueillement, à une disponibilité extatique par quoi la « poésie est reli­
gieuse » : « L’âme, dit-il, entre dans son repos, dans ce lieu de rafraîchissement
« et de paix supérieure à tout sentiment. Elle meurt de la mort des Anges,
« mais c’est pour revivre l’exaltation et l’enthousiasme dans cet état que l’on
« nomme à tort inspiration, parce que l ’inspiration c’était déjà le repos lui-
« même où elle passait inaperçue... Maintenant l ’esprit est dans une heureuse
« activité, si facile que tout paraît lui être donné à l ’instant et comme du
« dehors. En réalité, tout était là dans l ’ombre, caché dans l ’esprit et dans le
« sang, tout ce qui va être mis en œuvre était là, mais nous ne le savions pas.
672 L E S H A L L U C IN O G È N E S

« Nous ne savions, ni le découvrir, ni nous en servir avant de nous être intégrés


« dans ces tranquilles profondeurs... » (1).
Mais s’il est vrai que c’est d’abord le vide, la pacification qui constitue cette
« table rase » d’où jaillit comme une flamme et une fièvre 1’« imagination créa­
trice », si, somme toute, l ’expérience poétique à cet égard est analogue à l’expé­
rience psychédélique, elle s’en éloigne cependant en ceci qu’elle n’est justement
pas comme celle du rêve. Elle est, en effet, non pas attirée par son propre
mouvement vers un monde clos où cette expérience s’évanouit, mais par le
progrès même de sa création vers une construction qui s’ouvre sur le monde
en se détachant du Sujet (2). Il est bien vrai, en effet, comme l ’a si bien
souligné André Malraux que l’art n’est pas, ne peut être considéré seulement
comme une expression ou, une sécrétion. Il est essentiellement, en tant que
production d’une œuvre, une création. L’émotion et la création esthétiques sont
celles d’une œuvre en train de se faire ou faite, ou ne sont pas. C’est bien ce
que j ’avais déjà fortement articulé dans mon étude sur le Surréalisme (3)
en distinguant, dans l ’ordre esthétique, ce qu’est l ’objet d’art et l’œuvre
d’art (4).
Le livre de R. E. L. Masters et F. Houston (1967) fournit une abondante
matière à la réflexion sur le problème de la créativité dans ses rapports avec
les expériences psychédéliques. Notamment dans le chapitre sur l’art psyché­
délique (81-129, les auteurs font allusion à l’expression psychédélique de Isaac
Abrahams, de Aclene Sklar-Weinstein, de Allen Atwell, etc. Pour eux, le
recours au LSD, retournant à l’inspiration des Roses-Croix, devrait bien être
considéré selon la formule de J.-J. Lebel comme le rite du morceau de sucre, mais
ayant une valeur tout à la fois esthétique et métaphysique. L’ouvrage si riche de
M. Lancelot (1968) contient lui aussi une ample moisson de réflexions et de docu­
ments, notamment sur ce grand mouvement poétique. Chacun sait ce que le
poète des « Flower Boy’s », Allan Ginsberg et tant d’autres depuis (artistes,
poètes, musiciens, comédiens) doivent au culte qu’ils ont voué aux « trois B »
(Hiéronymus Bosch — William Blacke — Andrey Breadsley). Cette grande
croisade qui se répand dans le monde avec ses processions fleuries sont des
pèlerinages psychédéliques.
Mais cette expérience esthétique réduite à cette fantasmagorie spontanée,123

(1) É tu des C arm élitain es, 1938. Le recueillement.


(2) Cf. l’Avant-Propos de cet ouvrage entièrement orienté dans le sens d’une dia­
lectique transcendantale de la production esthétique.
(2) Henri Ey, « La Psychiatrie devant le Surréalisme », in É vol. P sy c h ., 1948, 4,
p. 3-52. Travail constamment cité par les gourmands de la tarte à la crème décorée
dans toutes les pâtisseries psychiatriques du terme cc Art psychopathologique », mais,
bien sûr, assez peu compris ou efficace pour ne pas leur couper l’appétit... J’y pres­
crivais les limites de ce concept dont l’extension absurde ne peut que faire de tous les
artistes des fous, ou de tous les fous des artistes...
(3) Cl. M. C luny (L e s C ah iers d e la T our S ain t-Jacqu es, 1960, n° 1, p. 105-108),
m ’a donné la rare occasion, de retrouver dans ses idées, les miennes.
E X P É R IE N C E P S Y C H É D É L IQ U E E T E X P É R IE N C E M Y S T IQ U E 673

où la poésie est une floraison et le poète ne secrète — comme tous les rêveurs —
que son propre rêve, c’est précisément celle de tout le monde. Si tout rêveur
n’est pas un poète, le rêve n’est lui-même qu’un objet poétique et non une
œuvre d’art. Si nous nous plaçons par contre dans le sens de la production
de l’œuvre d’art, ce n’est plus dans la catégorie de l 'ê tr e mais dans celle du f a i r e
que nous découvrons l ’expérience esthétique, comme la source de la création
qui se développe en sublimant non seulement les contenus affectifs qu’elle
exprime mais encore les qualités sensibles des images pour les faire passer de la
virtualité jusqu’à l’objectivation du poème ou du tableau, c’est-à-dire à sa
mise en forme et en style (1).
Si l ’expérience esthétique touche à l ’expérience psychédélique, ce n’est que
dans la mesure où elle touche aussi à l’expérience mystique, dans cette région
de l ’être où surgit comme un monde d’objets internes le pur vécu, le radical
même de la subjectivité (2). Tous les auteurs (et les mystiques eux-mêmes)
sont d’accord pour saisir ce qu’il y a de commun à ces expériences qui toutes
commencent par l ’anéantissement volontaire, laborieux ou instantané du monde
de la réalité, par l’éclipse de la raison. Mais les différences éclatent au contraire
dès que Ton passe de l’expérience éidétique du rêve à l’expérience esthéti­
que où déjà se dessine le mouvement dialectique de l ’œuvre en marche, c’est-
à-dire sa production, sa c r é a tio n .

— Mais, bien sûr, ce ne sont pas les analogies mais les différences, l’expé­
rience psychédélique de l’expérience mystique qui ont fait l ’objet des contro­
verses les plus passionnées, les plus importantes aussi pour le problème des
valeurs spirituelles et religieuses de l ’humanité (3). Nous nous bornerons ici à123

(1) Je crains bien que soient décevantes les réponses au questionnaire sur l’emploi
des drogues et leur efficacité adressé à tous les peintres des États-Unis par Stanley
K ripnner et qui doivent paraître (nous annonçait en 1968 M. L ancelot, p. 249)
dans un ouvrage « P sych ed elic A r t » que je n’ai pas pu me procurer.
(2) La plupart des auteurs et même des mystiques s’accordent assez facilement
pour identifier à la b a se toutes ces expériences en les renvoyant non pas aux images,
qu’elles ne comportent pas toujours, mais à l ’activité symbolique « statu nascendi ». Et
c’est effectivement à cette zone d’obscurité qui s’éclaircit, de ténèbres qui se déchirent,
que correspond le vécu commun à toutes ces expériences, vécu qui est au-delà
même de l’image. « Comment parler d’images, écrit B a r u zi (p. 311 et sq.), puisque
« la nuit des sens » en est la négation? ». « Mais, ajoute-t-il, le lyrisme fait sortir
dans ce paysage intérieur ou abyssal des images qui sont inhérentes à la pensée
profonde... Ces images sont plutôt des symbolismes virtuels qu’éveillent en nous
le vide ». Ce sont ces « images » de l’absolu que le poète et le mystique rencontrent
comme une surréalité ou une sumaturalité métaphysique à Tun et à l’autre com­
mune.
(3) Je renvoie ici plus particulièrement au vieux livre de Henri D elacroix
sur la P sych o lo g ie d e s m y stiq u e s (1908), à celui du Père G ardeil, « L a stru c tu re d e
l'â m e e t l'ex p érien ce m y stiq u e » (Paris, 1927), à celui de Jean B aruzi sur Jean d e ta
C ro ix (1931), aux Études Carmélitaines, l'E sp rit e t la Vie (23e an n ée, vol. 11, 1938)
674 L E S H A L L U C IN O G È N E S

l ’examen de l ’expérience mystique pour autant qu’elle se donne elle-même


comme connaissance de Dieu, expérience de la « connaturalité » de l’âme et
de Dieu en laissant de côté l’expérience de la possession diabolique qui pose
des problèmes identiques quoique de valeur inverse.
La pensée philosophique a toujours comporté un courant impétueux de
métaphysique de l’irrationnel auquel se sont rattachés les grands Mystiques.
Géographiquement et historiquement, c’est aux confins des religions et
cultures asiatique et occidentale que se sont levées ces plus grandes figures mys­
tiques. Car, bien sûr, il y a eu, il ne peut pas ne pas y avoir eu, communication
entre la religion et la philosophie des Upanishads et du Bouddhisme, les cou­
rants orphéiques, pythagoriciens, puis plotiniens de la pensée grecque et la
mystique « nocturne » de Philon, des Pères grecs du ive siècle, de Clément
d’Alexandrie, d’Origène et du Pseudo-Denys l ’Aéropagite, avec aussi les
mystiques musulmans (1) et les praticiens byzantins de l’Hesychasme. Une
autre grande « école », celle-là germanique et flamande, devait au Moyen Age
proclamer l’union absolue de la créature et de Dieu dans l’amour au-delà
de l ’union intellectuelle, avec Maître Eckart, Jean Tauler, Jacob Boehme,
J. van Ruusbroec, etc. Mais c’est en Espagne que brilla du plus ardent éclat
l’expérience mystique de saint Jean de la Croix (La montée au Carmel, La nuit
obscure de l’âme, L’appel de l’amour vivant, Le cantique spirituel) et de sainte
Thérèse d’Avila (Le château intérieur, Demeures, Le livre de vie). Comme le
fait remarquer le R. P. Mareschal qui a spécialement étudié ce problème, il y a
bien quelque chose de commun à toutes les expériences mystiques (chama­
nisme, bouddhisme, yoga, soufisme, catholicisme, etc.), et cette similitude doit
s’expliquer par l ’essentielle identité de ces expériences, de ces épreuves qui
constituent la base commune, c’est-à-dire l’indivision du patrimoine méta­
physique de l’humanité. C’est ce que J. de Ajuriaguerra (à la fin du Symposium
de Bel Air sur la Désafférentation, 1964) a fortement souligné lui aussi en ceni

et N u it m y stiq u e , N a tu re e t G râ ce, S a in te té e t F olie (23e année, vol. H, 1938), à celu-


du R. P. Joseph M areschal, É tu de su r la p sy c h o lo g ie d e s M y s tiq u e s (2 vol., Desclée
de Brouwer, 2e éd., 1938) ou à celui plus récent de J. de A juriaguerra , S ym p o siu m
su r la D ésafféren tation (Bel-Air, 1964) qui a donné à ce sujet une intéressante biblio­
graphie (p. 339-342) qui complète heureusement ces quelques indications. Je rappelle
aussi que P. Q uercy (1930, tome 1 ) et J. L hermitte {M y stiq u e s e t f a u x m ystiq u es,
Paris, Blond et Gay, 1952) ont fourni sur ce problème beaucoup de réflexions et de
documentation. — La littérature anglo-saxonne, dans le mouvement même de la
philosophie de W. J ames (T h e v a rieties o f religion s expérien ce ), est innombrable.
Citons simplement quelques grands ouvrages : ceux de Allan W atts (déjà mentionné
p. 667); celui de G. S. Spinks , P sy c h o lo g y a n d R eligion (1963); ceux de W. T. Stace,
M y s tic is m a n d P h ilosoph y et R eligion a n d th e m o d e m rrtind (Philadelphie, éd. Lip-
pincot, 1952).
(1) L. G ardet, « L a m ention du nom divin dans la m ystique m usulm ane»,
R evu e th o m iste, 1952,641-679 et 1953,177-195, et M. M ole , L e s m ystiq u es m usu lm an s,
P. U. F., 1965.
E X P É R IE N C E P S Y C H É D É L IQ U E E T E X P É R IE N C E M Y S T IQ U E 675

trant ses réflexions sur le thème de l ’isolation en tant que règle de vie et voie de
perfectionnement. Nul doute, en effet, que les « hyperstimulations » isolantes
des danses sacrées ou les techniques d’auto-concentration isolante (techniques
yogiques du Raja-Yoga et du Hatha-Yoga, techniques d’invocation et de
représentation du Nom et du son que l’on retrouve dans le Zen, dans le sou­
fisme, le tantrisme ou le christianisme byzantin ou les oraisons des grands mys­
tiques chrétiens) ne consistent chacune et toutes ensemble à faire jaillir l’esprit
de la chair dans une expérience de la solitude et de détachement absolus.
Ce radical commun de toutes les expériences mystiques qui s’identifie à
celui que nous avons noté dans l’expérience esthétique, il se rencontre dans
l’expérience psychédélique et aussi dans l’expérience délirante. Il ne peut nous
rendre compte dès lors de la spécificité même de l ’expérience mystique, celle-ci
étant difficile à saisir autrement que par certains profils phénoménologiques.
Les deux plus caractéristiques sont la nuit de l ’esprit et l’union d’amour avec
Dieu.
Tous les mystiques, en effet, soit dans leur technique, soit dans leur théologie
posent le primat d’un obscurcissement de la vie psychique, la nécessité de
vider, dit saint Jean de la Croix, les profondes cavernes des sens. D ’où les
expressions qui reviennent sans cesse pour exprimer ce symbolisme, cette nuit
des sens (1) et de l’esprit (ténèbres, obscurité, ombre, vide, disette, déréliction,
dessèchement et liquéfaction de l ’âme, etc.). C’est en quelque sorte par un
retrait des investissements libidinaux de la réalité et de l’usage de la raison que
débute l ’expérience mystique, comme nous avons vu que le recueillement
prélude à l’expérience esthétique et que la chute dans les gouffres intérieurs
constitue le premier vertige de l ’expérience psychédélique. C’est à cette struc­
ture « crépusculaire » du Champ de la conscience, à cette ouverture d’un abîme
intérieur, à cet enténébrement que correspondent le détachement, la négation
de toutes les structures sensibles et intellectuelles, l’anéantissement même du
monde. C’est en quelque sorte la structure négative de l’extase qui prélude
à l’oraison passive et au nirvana.
Une autre caractéristique, celle-là positive, est vécue et décrite comme une
union avec Dieu. Et ici le terme d’union va servir à exprimer une fusion orgas­
tique. C’est, en effet, par les images du feu (du tison embrasé, de l ’or en fusion
dans le creuset, du madrier « sous la morsure du feu matériel », etc.) que se
décrivent ou se symbolisent l’embrasement, l’inflammation de l’âme dévorée
des flammes de ses « fiançailles divines ». C’est alors le ravissement dans la
passivité totale de la « contemplation infuse ».
C’est d’ailleurs entre ces deux registres (celui de la pacification, du dépouil­
lement et du détachement ou celui de l ’union consommée dans le feu de l’amour,
ou encore celui d’une douce pénombre et celui d’une éclatante flamme, que
s’inscrivent généralement toutes les descriptions, récits et méditations ayant1

(1) L a n oche d e l « se n tid o » c ’est (la nu it du « sentir ») ce qui p araît être meil­
leur que la trad u ctio n habituelle en français « n u it du sens » à laquelle il serait
m ieux de substituer « nuit des sens »...
676 L E S H A L L U C IN O G È N E S

pour objet l ’expérience mystique, ce mode de connaissance et de certitude


qui ne s’obtient que par l’union « connaturelle » de l ’âme avec Dieu.
N o u s n e p o u v o n s p a s n e p a s c o n s ta te r q u e c e t t e r é fé r e n c e à c e t t e e x p é r ie n c e
a b s o lu e d e s M y s tiq u e s e s t a b s o lu m e n t id e n tiq u e d a n s le s e x p r e s s io n s d u v é c u
Cependant,
à c e lle d e s e x p é r ie n c e s d é lir a n te s o u d e s e x p é r ie n c e s p s y c h é d é liq u e s .
de même que la comparaison « point par point » d’une toile fantastique d’un
peintre qui « f a i t » du fantastique et d’une production délirante d’un schizo­
phrène qui « e s t » fantastique amène nécessairement à les identifier, m a is q u e
la m é th o d e p lu s r ig o u r e u s e q u i te n te d e s a is ir le s m o u v e m e n ts d ia le c tiq u e s d e
le u r p r o d u c tio n c o n s a c r e a u c o n tr a ir e le s d iffé r e n c e s s tr u c tu r a le s d e le u r m o d e
Il faut donc dépasser ce pointillisme et se placer dans une pers­
d e c r é a tio n .
pective plus dynamique, celle de la trajectoire existentielle du « mystique »
ou du « drogué ». Non point que nous voulions ici dévaloriser systématiquement
celui-ci et surnaturaliser par souci apologétique celui-là, mais parce qu’il y a
lieu d’observer simplement que l’expérience psychédélique en tant qu’expé-
rience délirante occupe dans l’existence du toxicomane une situation bien
différente de celle qu’occupe dans la vie d’un mystique l’expérience de sa
« connaturalité » (J. Maritain) avec Dieu (1).

Mais avant de toucher au fond du problème, jetons d’abord un regard sur les
prises de position qui assimilent purement et simplement expérience psychédélique
et expérience mystique. C’est W. James qui a d’abord affirmé que les drogues excitent
les facultés mystiques de la nature humaine. Aldous Huxley avait un des premiers
noté que la mescaline provoquait des « expériences yogiques de niveau élevé ».
W. T. Stace (1952) a très nettement pris position aussi en déclarant que « le problème
n’est pas de se demander si l’expérience qui résulte du LSD e s t sem b la b le à l’expé­
rience mystique, car elle e s t une expérience mystique. Comme nous l’avons déjà fait
remarquer plus haut, les opinions de Allan Watts ou de Timothy Leary sont les
mêmes, et on sait à quelle religion nouvelle amène la « G o d in to x ica tio n ». Toynbee
a souligné aussi la parenté des ce voyages psychédéliques » et des ceexpériences mys­
tiques » de saint François d’Assise. C’est que — et nous venons de le souligner —1

(1) Nous exposerons plus loin les idées du théologien de Harvard, Walter P ahnke
(1963) sur les ra p p o rts de la D rogu e e t du M y stic ism e . Ces rapports ont fait, selon
M. L ancelot (1968, p. 138-162) l’objet d’un a R a p p o r t» secret (G o d , S o u l a n d
D ru g s) qu’il a pu cependant consulter clandestinement. Les secrets, à vrai dire déjà
connus de tous, ne sont pas, malgré leur accumulation, dépourvus de pittoresque.
L’ouvrage « M a n d a la » (1969) est, lui, placé sous le signe de l’ésotérisme et de l’illu­
minisme. C’est un ouvrage collectif qui traite de l’expérience artistique et poétique
(Allan G insbert, Marc K alinowski), des usages rituels des hallucinogènes (champi­
gnons du Mexique, la folie des Kuma, le « Muchamora »), et surtout, pour ce qui
nous intéresse ici, de la cerévélation mystique ». On trouvera également dans ce recueil
des textes de Allan W atts, «Expérience psychédélique, réalité ou chimère», de
R. M etzner et de Th. L eary sur la concentration « yoga » et une contribution méta-
éidétique de H. O smond ; « l’extase indescriptible» mais décrite par John B lofeld
(p. 285-292), après injection de 0,50 de mescaline a forcé mon admiration, à moi qui
avais éprouvé des effets si peu merveilleux.
E X P É R IE N C E P S Y C H É D É L IQ U E E T E X P É R IE N C E M Y S T IQ U E 677

l ’expérience mystique dans sa structure même (P. Lucien-Marie, in É tu d es C arm é -


« Structures et Liberté », 1958) en tant que structure transcendante, implique
lita in e s,
aiussi que le Tout-Autre soit expérimenté et soit par conséquent vécu ainsi que
l’expérience psychédélique, comme une rencontre au fond de soi-même avec
cet objet qu’est l’absolu de l’être. Mais on comprend que l’assimilation pure
et simple de l’expérience mystique à une ivresse produite par des drogues, pour si
sacrées qu’on se les figure, ne pouvait manquer de choquer les dogmes religieux.
L’église catholique, comme dans les pays du Zen les autorités bouddhistes (selon
R. C. Zachner, « M y s tic is m s a c r e d a n d P ro fa n », Oxford Univ. Press, 1961) se sont
prononcées contre cette thèse. Pattern et Houston (1966) ont fait de sérieuses réserves
quant à cette assimilation un peu simpliste. Celle-ci d’ailleurs est formulée selon deux
propositions contradictoires : soit que l’on affirme que l’expérience mystique n’est
qu’une expérience psychédélique, soit que l’on affirme que l’expérience psychédé­
lique est une expérience de communication divine.
Contrairement à cette assimilation, on s’est préoccupé de rechercher des « diffé­
ren ces », à «faire le diagnostic différentiel» entre «expérience psychédélique» et
« extase mystique » (états théistes, disent les anglo-américains) ou entre « transe
pathologique » et « p o ssessio n rituelle » (E. Bourguignon, in Keup, 1970). Dans la
séance que la R o y a l M e d ic o -P sych o lo g ica l S o c ie ty de Londres consacra en 1961 aux
toxiques hallucinogènes, l’accent fut porté au terme des débats par T. Main qui les
présidait, sur l’importance phénoménologique de l’intoxication par les hallucino­
gènes considérés comme des « poisons de l’Ego ».
Pour ce qui est des différences électrophysiopsychologiques entre expérience
haschichique, H. Gastaut (1) a étudié chez des fumeurs volontaires de kif les effets
du chanvre indien, et il a pu constater que le rythme cardiaque, le rythme respi­
ratoire ni l’EEG n’étaient modifiés; par contre, l’électrodermogramme montre
que les variations émotionnelles sont sensiblement diminuées. Au Rorschach, les
réponses augmentent de 60 % mais il y a une diminution notable de l’efficience
à l’épreuve des chiffres de Rey. Ces constatations qui rejoignent en gros ce que
nous avons déjà exposé de l’action relativement légère du « kif » et sur le caractère
psychodysleptique mineur, suggèrent à Gastaut (point sur lequel nous avons éga­
lement insisté) qu’il y a une part d’effet placebo considérable et que les effets de
cette drogue prise dans ces conditions sont surtout « affabulatoires ». L’extase
éidétique artificielle dit H. Gastaut (obtenue par le LSD ou le cannabis), ne
s’exprime pas sur l’EEG à l’exception toutefois des manifestations d’une synchro­
nisation neuronique corticale rapide (accélération du rythme alpha, apparition
du rythme têta, même lorsque les yeux sont fermés, ce qui a généralement pour
effet de renforcer les rythmes les plus lents). Quant à l’extase mystique (sectes
yogiques, moines Zen et leurs disciples occidentaux), elle se caractérise par l’absence
de perturbations EEG, à l ’exception toutefois des manifestations d’une synchro­
nisation neuronique corticale lente se produisant même quand les yeux sont ouverts
(ce qui, normalement, entraîne une désynchronisation). L’extase ressemble à cet
égard à ce qui se passe dans les autres états d’auto-suggestion (autogène training,
hypnose). Somme toute, et si nous avons bien compris, pour H. Gastaut l’extase
artificielle toxique constituerait un état d’exaltation (d’excitation au sens de Moreau1

(1) H. G astaut . Centre d’information civique. Bulletin n° 24, et C. R. de


l’Institution d’Études Supérieures d’EEG. Symposium de Marseille, septembre
1968.
678 L E S H A L L U C IN O G È N E S

(de Tours)), tandis que l’extase mystique obtenue par l ’exercice et l’entrainement
arcatique serait caractérisée par une sorte de « détachement », d’assoupissement...
W. N. Pahnke (1963), a établi le catalogue de neuf caractéristiques de l’état
de Conscience mystique (unité intérieure et extérieure de l’état de Conscience
sans perte de Conscience, transcendance du temps et de l’espace — état d’esprit
positif profondément ressenti — sens du sacré — objectivité et réalité — état
paradoxal — ineffabilité — expérience transitoire — effets positifs persistants sur
le comportement et les attitudes de l’existence). On comprend que vu sous cet
angle en quelque sorte descriptif pour ne pas dire behavioriste, l’auteur conclut
qu’on retrouve dans l’expérience psychédélique la « typologie » de l’expérience
mystique.
C’est qu’elle y est en effet, comme nous l’avons souligné plus haut, car il n’y a
pas deux façons différentes pour l’homme de rêver. Mais tout le problème dont la
solution est laissée en suspens est celui de la valeur qu’a pour l’existence l’expérience
onirique. Chez un sujet normal, elle n’en a aucune ou presque car l’existence n’est
pas un rêve. Chez le malade mental, elle en a une très forte et très envahissante, mais
qui le fixe, ou mieux, l’enchaîne à ses imagos. Chez le saint, c’est la sublimation
qui porte à son plus haut degré de transcendance, au niveau d’une existence librement
orientée, les sources intuitives qui constituent pour lui ses expériences mystiques,
ses extases.

Disons donc que le problème n’est pas de distinguer la « physionomie »


différentielle de l’expérience psychédélique et de l’expérience mystique, car
l ’une et l ’autre dans leur itinéraire au centre du Sujet rencontrent le même
« numinosus » celui de ces « objets » fantastiques intérieurs, de ces « images »
qui sont en deçà de la réalité et qui n’entrent dans l’expérience de la surréalité
ou la surnaturalité que pour dévoiler leur mystère aux seuls yeux clos du Sujet
en contemplation ou en extase. L a d iffé re n c e e lle e s t, c o m m e l'in d iq u e le d e r n ie r
c r itè r e d e W . N . P a h n k e , d a n s le s e n s e t la f o n c t io n d e c e s e x p é r ie n c e s d a n s
l'e x is te n c e .
Or, ce sens il est brisé évidemment dans la continuité axiologique du Sujet
lorsque la drogue en interrompt le parcours, cette rupture étant, bien sûr, quasi
totale dans l’intoxication accidentelle où le processus toxique intervient pour
ainsi dire comme un traumatisme exogène. Elle l ’est déjà moins quand la
drogue est désirée par le Sujet comme pour lui fournir le moyen de parvenir
à ses fins. Mais même dans ce cas, comme nous l’avons précédemment établi,
l’expérience psychédélique est une expérience essentiellement onirique, hété­
rogène et hétéroclite et, somme toute « processuelle ».
C’est surtout dans leurs fonctions existentielles que l ’expérience psyché­
délique et l ’expérience mystique divergent, et ceci sur deux points. D ’abord en
ce qui concerne leur « technique » préparatoire et opératoire. Il suffit, en effet,
de se rapporter au long travail d’ascèse, de purification, de détachement,
d’exercices spirituels, aux innombrables épreuves et tourments que doit subir
l’âme, nous disent aussi bien Jean Tauler qui décrit dans ses « S e r m o n e s » les
étapes de l’amour de charité tour à tour blessé, prisonnier, angoissant, consu­
mant, que saint Jean de la Croix qui nous livre par quelles affres passe le saint
dans son ascension vers la nuit obscure quand il est jeté dans le désert de
E X P É R IE N C E P S Y C H É D É L IQ U E E T E X P É R E 1 N C Ë M Y S T IQ U E 679

Y a c e d ia (« ligature » par laquelle l’obscure nuit étrangle toutes les puissances


et affections), ou la contemplation ténébreuse intérieure avec ses combats,
rugissements et bramements intérieurs ( f u e r t e s r u g id o s y b r a m id o s e s p r itu a ie s ) ,
ou le « feu ténébreux » ( c o n a n s ia s e n a m o r in f la m a d a ). L’épreuve de c e pur­
gatoire, de ce calvaire douloureux, on la retrouve, bien sûr, chez tous les
Docteurs mystiques occidentaux mais aussi chez les Bouddhistes, car on ne
progresse dans le yoga ou le chagti, vers l’âtman, qu’au prix de renoncements,
abandons, détachements, qui exigent une discipline active avant de parvenir
à la félicité passive de l’infusion nirvanique. Encore faut-il ajouter que cet
« entraînement » spirituel, ces vertus et combats nécessaires à l ’âme pour se
désincamer et se dévêtir jusqu’à abandonner son enveloppe psychique elle-
même durent des années, car « la nuit obscure des sens », comme celle qui la
prolonge ensuite dans celle de l’esprit est éternellement longue. Il s’agit, somme
toute, d’une patiente métamorphose beaucoup plus que d’une soudaine illu­
mination, et les visions par exemple de sainte Thérèse n’ont jamais été des
révélations fulgurantes, mais comme des pierres précieuses laborieusement
serties par un long travail d’expérimentation spirituelle et d’exercices de
purification.
L’autre trait généralement donné comme caractéristique par les mystiques
ou théologiens, bien sûr, soucieux de démontrer la haute valeur spirituelle,
l ’absolu de l ’expérience mystique, c’est celui de sa f é c o n d i té . Jacques Maritain
souligne à ce sujet le caractère « fruitif » de cette connaissance qui infuse,
pourrions-nous dire, autant de grâce qu’elle en appelle ou en obtient en retour.
La structure charismique de cette contemplation de la « connaturalité » qui
requiert un mouvement discipliné et purifié, apparaît dans la plénitude du
vide devenu une source de bienfaits. C’est à cette richesse, égale et supérieure
à celle du poème, que se reconnaît, disent les Docteurs, l’authentique expé­
rience mystique, celle du « parfait » parvenu à la fin de sa purification. Il
convient donc, comme y insiste à son tour J. de Ajuriaguerra (1964), de ne
pas « psychiatriser » (1) ces expériences spirituelles, car si elles ont avec les expé­
riences psychédéliques un radical commun, elles s’en séparent par le mouvement
même de l ’ascèse et de la contemplation ou, si l ’on veut, de la sublimation.

L’étendue et la profondeur du problème que nous venons d’envisager ne


peuvent être embrassées que si au vécu peut être une fois pour toutes assignée
son exacte fonction de réalité. Si le vécu est irrécusable comme vécu, il
ne l’est pas comme vérité. Même, en effet, si la sensation (E m p fin d u n g )
représente le point d’impact du Sujet avec son monde, le vécu est essentielle­
ment corporel, il demeure comme englué dans un subjectivisme radical. Cette1

(1) Conclusions du Colloque de Bel-Air sur la « Désafférentation sensorielle »


(1964) qui constituent précisément une transition, en quelque sorte métaphysique,
entre ce chapitre sur les H allucinogènes et le suivant sur Y Isolem en t sensoriel.
680 LES HALLUCINOGÈNES

subjectivité qu’atteint encore le Sujet du Cogito en se percevant lui-même


affecté dans toute perception est bien l’absolu de l ’être. Mais cet absolu,
fondement des valeurs esthétiques, morales et religieuses, ne se démontre pas :
il est, non point certes garanti par la Raison, mais, comme dans la philosophie
de K ant, seule garantie de la R aison; car, ne l ’oublions pas, c ’est par les rêve­
ries de Swedenborg que le statut de la Raison pure a p ar lui été requis et a été
fondé.
Les expériences mystiques ne sont une garantie de la foi, c ’est-à-dire n ’ont
une valeur surnaturelle, que dans la mesure où toute expérience vécue quelle
q u ’elle soit peut apparaître comme un miracle ou révéler le sens du m onde;
mais leurs rapports d ’analogie ou même d ’identité avec les expériences psyché­
déliques leur ôtent bien certainement toute valeur apodictique. Inversement,
ce rapprochement commande plutôt q u ’il n ’interdit aux hommes en général
(à celui qui se drogue comme à celui qui s ’interdit l ’usage des « poisons de la
Conscience ») de considérer la valeur de ce quelque chose de mystérieux, de
ce « numinosus » qui veille au fond d ’eux-mêmes, comme une flamme que
l ’inconscience n ’éteint pas. C ’est évidemment cette intuition qui est à la base
des sentiments religieux, et chaque homme vraiment homme a à prendre parti,
a à choisir sa vérité, ou plutôt sa foi, dans ce domaine radicalement irrationnel.
Les expériences des toxiques hallucinogènes, les fameuses expériences psyché­
déliques ne peuvent pas plus servir d ’argument aux toxicomanes pour secouer le
joug de la répression religieuse (puisqu’ils se soumettent eux-mêmes à son culte)
q u ’elles ne peuvent servir aux mystiques pour opposer leurs « authentiques »
expériences divines aux effets de la drogue (puisqu’ils se réfèrent eux-mêmes
exclusivement au vécu de leurs expériences subjectives). Somme toute, en ce qui
concerne le problème métaphysique et religieux de la « connaissance p ar les
gouffres », les hallucinogènes n ’ont pas plus éclairci q u ’ils n ’ont obscurci le
problème que pose le miracle permanent que vit dans une grande partie de son
existence l ’humanité entière : s o n r ê v e . Rien de plus, rien de moins.
Ce q u ’il y a de commun à toutes ces expériences des profondeurs abyssales,
à toutes ces visions du monde intérieur, c ’est précisément q u ’elles découvrent
le monde fantastique des images, de cette réalité fantastique individuelle ou
archétypique qui est celle d ’un monde d ’objets imaginaires. Imaginaires, mais si
chargés de sens q u ’ils sont comme les ferments de la vie psychique, ou mieux
encore, les formes embryonnaires de la création de ce monde dont chacun de
nous, en en devenant conscient, est le créateur. C ’est que, en se créant lui-même
en tant que personne, l ’homme non seulement crée le statut de l ’objectivité de
son monde mais consacre l ’objectivité de ses « interiora », de telle sorte que son
existence n ’est jam ais que le mouvement dialectique qui entrelace le monde de
sa vie inconsciente au système de la réalité de son être conscient. C ’est en
renversant ce mouvement dialectique du devenir conscient que les drogues
hallucinogènes, ces « sacrements du démon » comme a dit J. M aritain, vouent
le Sujet de ces expériences (dans le sens objectif du terme) à être non seulement
le Sujet mais l ’Objet de sa propre et seule expérience subjective. Expérience
subjective qui, selon les fins que chaque homme poursuit, peut soustraire de
BIBLIOGRAPHIE 681

son existence son prix ou lui conférer sa valeur. Telle est la métaphysique de
la Foi et de la Liberté.

NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE

Consulter à la fin de l’ouvrage la Bibliographie sur les Hallucinogènes (Travaux


de 1950 à 1971). Se rapporter aussi aux principales indications bibliographiques que
nous avons placées à la fin de nos exposés sur le Haschich, le LSD, la Psilocybine et
la Mescaline. Les ouvrages d ’Aldous H u x l e y , de A. W a t t s , de Timothy L e a r y,
de W. P a h n k e , le recueil des textes groupés du M a n d a l a , le livre de M. L a n c e l o t
et celui de A l l e g r o , et les ouvrages précédemment cités en note de la page 663 à 674
permettront de prendre la mesure des dimensions du problème axiologique posé par
les expériences psychédéliques.

Nous devons cependant signaler encore quelques D urand (G.). — Les structures de Vimaginaire, éd.
livres importants : Bordas, 1969.
E llade (M .). — Traité de VHistoire des religions,
B achelard (G.). — Le nouvel esprit scientifique, 1934. Paris, éd. Payot, 1949.
B arte (Nhi). — Yoga et Psychiatrie, Paris, éd. Tête É tudes carmélitaines. — Paris, Desclée de Brouwer,
de Feuilles, 1972, 154 p. notamment les années 1936, 1937 et 1938.
B astide (G.). — Les attitudes idéalistes, in Le réel et G oldschmidt (V.). — Platonisme et pensée content-
Virréel, Paris, éd. Le Centurion, 1968. poraine, Paris, éd. Aubier, 1970.
Baudouin (Ch.). — De l’instinct à l’esprit, in Études J uno (C. G.). — Psychology and Religion. Collected
carmélitaineSy Paris, Desclée de Brouwer, 1950. Papers, New York, Pantheon Books, 1959.
B lanché (R.). — Les attitudes idéalistes, Paris, P. U. F., M arcel (Gabriel). — Être et avoir, 1935.
1949. M erleau-P onty (M .). — Le visible et V invisible, Paris,
B ord (A.). — Mémoire et espérance chez Jean de la éd. Gallimard, 1971.
Croix (Préface de H. G ouhier), Paris, éd. Beau- N abert (J.). — L'expérience intérieure de la liberté;
chêne, 1971. Paris, éd. Alcan, 1922.
B uber (Martin). — Ich und Du, Leipzig, 1923. R jcxeur (P.). — Le conflit des interprétations, Paris,
C ircé , n° 1, éd. de Minuit, 1970. éd. Le Seuil, 1969.
D eleuze (G.). — La logique du sens, Paris, éd. de T illette (X.). — Schelling, 2 vol., Paris, éd. Vrin,
Minuit, 1969. 1970.
D umery (H.). — Philosophie de la religion, 2 vol.,
Paris, P. U. F., 1957.
C H A P IT R E IV

LE PROBLÈME DE L’ISOLEMENT
SENSORIEL HALLUCINOGÈNE (1)
(« SENSORY DEPRIVATION »
ET « PERCEPTIVE DEPRIVATION »)

Depuis bien longtemps les psychologues et cliniciens avaient observé


que la pénombre, l ’obscurité même, les amblyopies, ou encore la surdité, la soli­
tude, « favorisaient les Hallucinations » ; cette observation est reprise dans tous
les travaux généraux et toutes les discussions sur l ’Hallucination. N ous savons
à quel aspect fondamental du problème en discussion il correspond. Si en
exaltant l ’imagination, la désafférentation sensorielle complète ou incomplète
(l’occlusion ou l ’obstruction d ’un champ perceptif ou de l ’ensemble des
champs perceptifs) produit des images hallucinatoires, on ne manque pas de se
dem ander si « ce ne sont que des images et pas des Hallucinations » — ou si ce
sont « de véritables Hallucinations », ou encore si celles-ci sont des images
que la situation expérimentale pathogène a rendu hallucinatoires par la per­
turbation des fonctions neuro-sensorielles q u ’elle provoque. Il s ’agit là de
toutes les questions que nous nous sommes posées à propos des « processus
hallucinogènes » et que nous retrouvons ici. C ’est la raison pour laquelle nous
avons entendu consacrer un court chapitre — mais un chapitre — de ce Traité
à l ’Isolement sensoriel hallucinogène, disons « hallucinogène » entre guille­
mets, pour m arquer d ’emblée à quelles controverses les faits cliniques et expé­
rimentaux n ’ont pas manqué de donner lieu (2).12

(1) Nous avions déjà rédigé ce chapitre lorsque nous avons pu prendre connais­
sance de l’ouvrage vraiment exhaustif que, sous la direction de John P. Z u b e k ,
quelques auteurs américains, notamment Peter S u e d f e l d et Martin Z u c k e r m a n
ont publié (1959). Nous avons pu intégrer ainsi quelques faits puisés dans leur
documentation et tenir compte des aspects théoriques exposés dans la dernière
partie du livre. Nous avons pris également connaissance du livre de L. M a d o w et
L. H. S n o w (1970).
(2) Dans le texte de ce chapitre, nous userons d’abréviations dans nos réfé­
rences bibliographiques à quatre grands ouvrages collectifs : S. W. (pour les C. R.
du Symposium de Washington, 1958, sous la direction de L. W est ), S. H. (pour
684 ISOLEMENT SENSORIEL ET HALLUCINATIONS

§ I. — POSITION DU PROBLÈME ET HISTORIQUE (1)

C ’est d ’abord dans une perspective en quelque sorte écologique que les
anciens auteurs (Brierre de Boismont, 1845; ou Sir Francis Galton, 1883)
avaient noté que l ’isolement et la solitude pouvaient, par le seul effet de la
rupture ou des faiblesses des relations du Sujet avec son milieu social, engendrer
une vive imagination. Des auto-observations de solitaires, d ’ermites, d ’explora­
teurs (J. Slocum, 1901), d ’explorateurs polaires (A. Courtauld, 1932; R. E. Byrd,
1938), de prisonniers cellulaires (S. Schächter, 1959; Papillon, 1969) ou
de victimes de catastrophes qui les ont enterrés vivants ou en tout cas exposés
à un confinement dangereux (C. Bumey, 1952; W. Gibson, 1953; A. Ploger,
1968), de navigateurs isolés (A. Bombard, 1953), ou de spéléologues (M. Siffre,
C. N. R. s., 1969), ont permis de se rendre compte des situations pathogènes
des Robinsons ou des mineurs emmurés (L. Goldberger, 1966; A. Ploger,
1968). Les travaux de J. C. Lilly (1956), de Ph. Solomon (1957), de E. Levy
et coll. (1959), etc. font référence à ces faits assez variés pour ne pas dire un
peu hétéroclites.
On avait aussi remarqué, bien sûr, que la « monotonie » de certaines condi­
tions d ’existence, voire de travail, entraînait une tendance à l’imagerie
(sinon à l ’assoupissement). C ’est ainsi que D. W. Fiske (1961) et P. E. Kub-
zansky (1961) l ’ont noté spécialement chez les observateurs de radar. J. L.
W heaton (1959), A. M. Bennett (1961), D. E. Cameron et coll. (1961), R. R.
Holt et L. Goldeberger (1961), P. E. Kubzanzky (1961), G. E. Ruff et V. H.
Thaler (1961), ont rapporté des faits analogues dans les vols aéronautiques
ou spatiaux (T. M. Fraser, 1966).
Bien entendu, le « lavage de cerveau » (brain washing) qui implique non
seulement la suggestion et la menace (P. Suedfeld, in Z., p. 157) mais aussi
des épreuves et des supplices de cachot, n ’ont pas m anqué d ’attirer l’attention
sur ces facteurs d ’environnement dramatiques et l ’éclosion d ’imageries plus ou
moins hallucinatoires (D. M. Fiske, 1961 ; W. Héron, 1961 ; P. E. Kubzansky,
1961 ; T. I. Meyers et coll., 1961) q u ’ils engendrent.
Nous voyons ainsi d ’emblée à quelle extension pouvaient donner lieu ces
prémices de l ’observation sur les « facteurs hallucinogènes » de situations
aussi diverses que celles d ’un vol spatial, d ’un naufrage sur une île déserte ou *1

les C. R. du Symposium de Harvard, 1958, sous la direction de Ph. S o l o m o n ),


S. B. A. (pour les C. R. du Symposium de Bel-Air, 1964, sous la direction de J. de
A j u r ia g u e r r a ), et Z . (pour l’ouvrage collectif publié en 1969 sous la direction de
J. P. Z u b e k sur quinze ans de recherche sur l’isolement sensoriel (Sensory Depri­
vation ou S.D.).
(1) L ’article de G o l d b e r g e r (1958) et celui de P. S u e d f e l d (1969) constituent
une bonne introduction historique au problème; de même les articles de P. S u e d ­
f e l d et de A. M. Rossi, in Z . (1969).
GÉNÉRALITÉS — HISTORIQUE 685

d ’un condamné à m ort dans sa cellule... C ’est naturellement cette extension


abusive du concept d ’ « isolation sensorielle » qui a fait l ’objet de critiques
dès le début des premières expérimentations ; et cela d ’autant plus que, à
l ’autre pôle de ces observations, c ’est une condition strictement neuro-physio­
logique qui devait fournir à l ’interprétation de ces faits son support théorique :
la d é s a f f é r e n t a t io n s e n s o r ie l l e (F. Bremer). Le travail de O ’Connor
(S. B. A ., p. 159-176) et celui de P. C. Racamier (S.B .A ., p. 281-288) peuvent
constituer de bons exemples de cette inflation du concept de « sensory depri­
vation »; le fait que dans ce Symposium de Bel-Air figure aussi un exposé sur
l ’isolement des petits singes à l ’égard de leur mère (H. F. et M. K. Harlow) est
assez significatif comme l’est encore le chapitre écrit par S. Smith, in Z ., p. 374­
403), sur l ’isolement (confinement) en petits groupes (explorations polaires, vols
spatiaux, etc.).
L ’isolement sensoriel est appelé p ar les Anglo-saxons, tantôt « sensory
deprivation » (S.D.), tantôt « isolation », tantôt « perceptual deprivation » (P.D.),
ou encore « reduced sensory imput », « stimulus réduction », etc. A. M. Rossi
(in Z ., p. 17) donne 17 synonymes qui indexent assez bien la laxité du
concept.
Les études expérimentales sur la S. D. sont depuis 1953 innombrables. On
compte 17 centres de recherches (P. Suedfeld) dont les principaux ont été ou
sont celui de la McGill University de M ontréal (D. O. Hebb, W. H . Bexton,
B. K. Doane, etc.), celui de la Princeton University de New Jersey (J. A. Vemon,
H. Schiffman, T. E. McGill, E. A. Peterson, etc.), celui du N ational Institute
de Bethesda (J. C. Lilly, T. Shurley), celui du Boston City Hospital and H arvard
med. School (J. M. Davis, S. J. Freedman, M. Greenblatt, P. E. Kubzansky
et dirigés par Philippe Solomon), celui du Hum. RRO G roup (Human
Resources Research Office) où ont été surtout étudiés les facteurs situa­
tionnels (T. I. Myers), celui de M anitoba (J. P. Zubek), etc.
Naturellement, nous allons faire l ’exposé de ces recherches en le centrant
sur le problème des Hallucinations tel que nous venons de le poser en quelques
mots. Il s’agit en effet de savoir si les « sensations » décrites par les sujets des
expériences, les « reported sensations » (R.S.) — celles-ci étant surtout des
R.S. visuelles (R.V.S.) — il s’agit de savoir quelle classification de ces phéno­
mènes on peut faire et quelle idée on peut se faire de leur genèse et de leur
nature. A cet égard, les recherches du Hum. R R O G roup (questionnaire utilisé
p ar D. B. M urphy, T. I. Myers, etc. sur des groupes de contrôle) sont parti­
culièrement intéressantes pour avoir établi le rôle des consignes, de l ’attente
(expectancy) sur les R.Y.S.
Ce sont W. Héron, W. H. Bexton et D. O. Hebb qui, en 1953, ont attiré
l ’attention « sur l ’apparition fréquente d ’une imagerie visuelle persistante
rappelant la vividité des images de rêve » lorsque décroissent les stimulations
de l ’environnement sensoriel. C ’est donc à l ’Université McGill q u ’autour de
D. O. Hebb une équipe (W. H. Bexton, W. Héron, B. K. D oane et T. H. Scott)
a inauguré les premières expériences d ’isolation sensorielle (Canada J. Psychol.,
1954, 8, p. 70-75). On assimila les effets hallucinogènes observés dans ces
E y. — Traité des Hallucinations. 23
686 ISOLEMENT SENSORIEL ET HALLUCINATIONS

conditions à ceux que produisent les drogues hallucinogènes ou encore la


stimulation lumineuse interm ittente (S. J. Freedman et P. A. M arks, 1965).
Peu après, B. K . Doane (1955), puis L. Goldberger et R. R. H olt (1958) ont
confirmé ces observations. Cependant, bien sûr, certains auteurs, G. E. Ruff,
E. Z. Levy et V. H. Thaler (S . H ., 1961, 72-90) n ’ont pas noté de phénomènes
semblables, et dès 1957, contre les interprétations des chercheurs de la McGill
University s’étaient élevés ceux de la Princeton University. C ’est ainsi que
W. J. Pinard (1957), J. Vemon, T. E. McHill et H. Schiffmann (1958), E. J. K an­
del, T. I. Myers et D. B. M urphy (1958) et d ’autres auteurs depuis, ont insisté
sur le caractère de simple « imagerie » et sur les facteurs de situation (stress),
de suggestion (setting, expectancy) que com portent ces phénomènes. Plus récem­
ment, l’équipe de M anitoba (J. P. Zubeck et coll.) notam m ent a mis l ’accent
sur ce dernier facteur. Les auto-observations que J. F. Shurley (S. W., p. 102)
donne, sont assez démonstratives du caractère « problématique » de cette
imagerie.
C ’est naturellement autour de ce problème fondamental, et qui nous est
bien familier et auquel semblent avoir été particulièrement sensibles l ’équipe de
D urham (A. J. Silverman et coli., S.W ., p. 125-133), celle du « Hum . R R O
G roup » (M urphy et Myers) et celle de M anitoba (J. P. Zubek et coll.), etc.,
que se sont déroulés les grands débats (tout au moins ceux qui nous intéressent
particulièrement) au Symposium de H arvard en 1958 (C. R., éd. Ph. Solomon,
1961), au Symposium de W ashington en 1958 (C. R. éd. L. West, 1962), dans les
discussions du 53e Meeting de l ’American Psychiatrie Association, New Y ork
City, 1963, au Symposium de Bel-Air, 1964, et tout au long des controverses
de ces quinze dernières années (cf. J. P. Zubek et ses collaborateurs, 1969).
Nous devons ajouter q u ’en France peu de travaux ont été consacrés à ce
problème (1), tandis q u ’il a suscité en Suisse beaucoup d ’intérêt (surtout
à Bel-Air).

LES TECHNIQUES DE PRIVATION SENSORIELLE

Elles reposent sur des artifices techniques qui peuvent être classés schéma­
tiquement en trois méthodes :
a) Méthode princeps de W. H. Bexton, W. Héron et T. H. Scott. —
Les études de « privation sensorielle » chez l ’homme ont été effectuées par 1

(1) Signalons d ’abord le travail de H. A z im a et coll. (1962). J ’ai avec mon élève
H. B a r t e publié une revue générale sur ces recherches (Presse Médicale, 1963).
Nous avons ainsi dans mon service (Thèse de H. B a r t e , Paris 1963) essayé de faire
(dans des conditions peu exemplaires) quelques essais expérimentaux qui nous ont
permis de poser le problème à peu près dans les termes où je le reprends ici. Il convient
de signaler deux autres travaux français : celui de P. C. R a c a m ie r (1963) et celui
de M. P a o l i (1963).
TECHNIQUES 687

les collaborateurs de D. O. Hebb à partir de 1954. La technique employée


p ar W. H. Bexton, W. H éron et T. H. Scott à l ’Université McGill à M ontréal
consistait à réduire au minimum les stimulations dans les différentes sphères
sensorielles : auditive, visuelle et tactile. Des sujets volontaires, de sexe mas­
culin, étaient confortablement installés dans un box (cubicle) insonorisé.
Allongés sur un lit, ils devaient y demeurer immobiles, les yeux masqués p ar
des lunettes spéciales perm ettant seulement la perception de la lumière sans
vision réelle des formes ; les oreilles étaient recouvertes d ’u n oreiller de « gomme
éponge » en forme de U dans lequel se trouvaient de petits écouteurs; un
microphone était suspendu à proximité pour perm ettre la communication
avec l ’expérimentateur. Les bras et les mains des Sujets étaient enfermés dans
des cartons pour diminuer les sensations tactiles. On trouvera des schémas
ou des photographies m ontrant cette installation dans le compte rendu du
Symposium de H arvard (p. 8), dans le livre de J. P. Zubek (p. 20-25). Une
photographie très saisissante de ces ingénieuses techniques illustre un article
de R. Angiboust « Les problèmes de vigilance en aviation » paru dans un
numéro spécial de La Vie Médicale, p. 71, septembre 1969.

b) Méthode d’immersion sous l ’eau. — Le deuxième procédé utilisant la


plongée sous l ’eau a été mis au point à partir de 1956 p ar J. C. Lilly (National
Institute o f Mental Health de Bethesda, Maryland), puis perfectionné par
d ’autres auteurs, en particulier J. T. Shurley (1960), C. W. B am ard, H arold
D. Wolff, E. Graveline (1962). Les sujets sont, dans cette technique, immergés
dans une citerne d ’eau maintenue à une température constante (34,5 °Q . Us
portent un masque rattaché à un système respiratoire leur perm ettant ainsi
de se maintenir « en plongée » pendant des heures (6 à 10 heures en moyenne).
Cette technique réalise incontestablement une réduction plus stricte des Stimuli
sensoriels ainsi q u ’un état d ’apesanteur relative.

c) Méthode du poumon d’acier (Tank respirator). — Cette troisième


technique s’est constituée à partir des observations cliniques faites sur
un groupe de poliomyélitiques soumis à un traitem ent dans un poum on
d ’a d e r (J. Mendelson, 1956). Ces malades accusaient, en effet, des troubles
hallucinatoires qui étaient mis en relation avec les conditions de monotonie
et de restriction sensorielle. Des expériences sur 17 volontaires normaux
effectuées par J. Mendelson, P. H. Wexler, Ph. Leiderman et Ph. Solomon
(1958) dans ces mêmes poum ons d ’acier, confirmèrent les effets observés chez
les malades poliomyélitiques. Pour cette technique, les sujets sont étendus
sur le dos, respirant normalement, les bras et jam bes entourés de cylindres
rigides pour inhiber leurs mouvements et diminuer les Stimuli extéro- et pro-
prioceptifs de telle sorte q u ’à l ’isolement sensoriel audio-visuel s’ajoute une
extrême pénurie de mouvements et d ’afférences somesthésiques ou tactiles.
— Comme on le voit, et à cet égard nous ne saurions tro p insister car nous
en verrons les conséquences théoriques plus loin, une chose est la « sensory
deprivation » (avec réduction « quantitative » des Stimuli de l ’environnement)
688 ISOLEMENT SENSORIEL ET HALLUCINATIONS

et autre chose la « perceptive deprivation » (1) qui place le sujet non pas devant
un vide sensoriel total mais dans des conditions où les formes de la perception
ne structurent pas les Stimuli en « pattem ing » suffisant, de telle sorte que le
sujet n ’a à sa disposition q u ’un champ perceptif homogène (sans configuration
distincte, luminosité diffuse, white noise), ce qui exclut une désafférentation
totale. Généralement, on obtient cette « perceptive deprivation », dite encore
« limited sensory environment » dans des conditions de silence, d ’obscurité,
d ’immobilité, dans un « dark cell » (chambre obscure) se rapprochant des
conditions de l’expérience telle q u ’elle a été réglée p ar Bexton, H éron et
Scott en 1954. L ’exposé de A. M. Rossi (in Z ., p. 16-43) précise le « manuel
opératoire » (la stratégie) nécessaire pour obtenir dans de bonnes conditions
non pas une « sensory deprivation », somme toute impossible à réaliser, mais
u n isolement sensoriel, ou plus exactement, une réduction des informations
provenant du champ perceptif, ce qui constitue une situation expérimentale
favorable à l’éclosion de ces phénomènes « hallucinatoires » qui font l ’objet
même du débat sur l’effet hallucinogène de la « S. D. ».
— N ous devons signaler aussi que, outre ces méthodes expérimentales,
il existe une source précieuse d ’informations sur les effets « hallucinogènes »
de la désafférentation, c ’est la « clinical sensory deprivation » (C. W. Jackson,
in Z.). Nous ne m anquerons pas d ’y puiser à la fin de ce chapitre, comme nous
l ’avons déjà fait plus haut en exposant la clinique hallucinatoire de la cécité
(p. 353-356), de la surdité (p. 365-367) et les effets des hallucinogènes chez les
aveugles et les sourds, nous réservant d ’ailleurs de reprendre l ’ensemble de
ces faits dans le chapitre III de la Septième Partie.

EFFETS PSYCHOLOGIQUES ET HALLUCINOGÈNES


DE LA « SENSORY DEPRIVATION » (2)

Nous pouvons d ’abord rappeler les faits dont toutes les recherches sont
parties ou qui sont le plus communément observés.1

(1) Un certain nombre d ’auteurs, notamment S. J . F r e e d m a n et coli. (S. H.,


p. 59-71) et J. E. R u f f et E. Z. L e v y , également dans les comptes rendus du S. H.
(p. 72-90) ont beaucoup souligné la différence, en quelque sorte structurale, qui
sépare ces deux modalités expérimentales.
(2) La revue générale de P. E. K u b z a n s k y (1961), celle de M. Z u c k e r m a n
et N. C o h e n (1964) qui groupe les résultats de 51 recherches portant sur 897 Sujets
— le « synopsis » qui fait un inventaire exhaustif de toutes ces recherches
(M. Z u c k e r m a n , in Z., p. 87-89), le livre de D. P. S c h u l t z , 1965, l ’article de
G. E. R u f f , in American Handbook o f Psychiatry, 1966, permettent de se rendre
compte des faits et des controverses qui posent le problème de la « sensory depri­
vation ».
EFFETS PSYCHOLOGIQUES 689

Données et fa its.

a) Étude princeps de W . H. Bexton, W. Héron et Th. Scott (Univer-


sity McGill). — 25 sur 29 sujets volontaires dans une expérimentation exécutée
p ar le groupe d ’étude de l ’Université McGill (cf. article de W. Héron, in S.H .,
p. 6) ont « rapporté » une activité « hallucinatoire » notam m ent visuelle
« reported visual sensation »), ressemblant aux effets provoqués par les drogues
hallucinogènes (mescaline) et p ar la stimulation lumineuse intermittente (S.L.I.).
Les Sujets ne croyaient pas en général à la « réalité » des phénomènes halluci­
natoires, sauf trois d ’entre eux. La plupart présentaient des images hallucina­
toires allant du contenu le plus simple (points de lumière, lignes et autres
figures géométriques) aux plus complexes (femmes nues plongeant et nageant
dans un étang; baignoire avançant dans un champ...; rangée d ’écureuils
m archant en file indienne à travers un champ de neige). L ’imagerie ainsi pro­
voquée était ju sq u ’à un certain point contrôlée p ar le Sujet. L ’intervalle de
temps séparant le début de l’expérience et l ’apparition des « images hallu­
cinatoires » variait de 20 minutes à 70 heures. Q uant à la vividité, la durée et
l ’intensité de ces images, elles paraissaient généralement fonction de la durée
et de l ’intensité de la « privation sensorielle ».
Rappelons ici, à titre d ’exemple, deux brèves auto-observations :

— O b s e r v a t io n de J. T. S h u r l e y (O k l a h o m a ).

Dans une étude de Shurley effectuée avec la technique d ’immersion sous l’eau
(art. de J. T. Shurley, in S. W., p. 152-157), un Sujet rapporte une image halluci­
natoire si vivace « qu’il fut même capable de peindre la scène qu’il avait vue ». Ainsi,
il vit soudain devant lui « un champ de 7 ou 8 champignons jaunes poussant sur
une terre rouge et nue avec la lumière du soleil réfléchissant sur la tige de l’un
d ’eux et lui donnant une teinte dorée. L’image était en couleur et à trois dimen­
sions comme une cuillère à thé tournant lentement dans une tasse de thé ».

— O b s e r v a t io n de H. B a r t e (B o n n e v a l ).
Le Dr Barte qui s’était soumis lui-même à l ’expérience effectuée à Bonneval
dans le service, rapporte outre l’imagerie mentale classique (points lumineux,
dessins géométriques, etc.), une activité hallucinatoire auditive. Il raconte à la
fin de l ’expérience qu’il entendait des avions tournant au-dessus de l ’hôpital,
convaincu de l’existence de ce phénomène alors qu’il se trouvait dans une chambre
insonorisée et que l ’expérimentateur qui suivait l’expérience pouvait constater l’irréa­
lité du fait.

M o d i f i c a t i o n d e l ’a c t i v i t é p s y c h i q u e e t d e l a C o n s c ie n c e .

Les « cognitive performances » indexant en quelque sorte le niveau de


Conscience (arousal level) ont fait l’objet de nombreuses recherches (J. Bruner,
in S. H . et P. Suedfeld, in Z.), depuis celles de W. H. Bexton, W. Héron et
690 ISOLEMENT SENSORIEL ET HALLUCINATIONS

T. H. Scott (1954) et J. C. Lilly (1962) jusqu’à celles de J. Inglis (1965). L ’étude


des « cognitive effects » de la S. D . a fait aussi l ’objet d ’innombrables et contra­
dictoires examens méthodiques. Tandis q u ’au cours des premières années de
l’expérimentation (jusqu’en 1959), et plus particulièrement dans les travaux
de la M cGill University, il avait paru évident que les sujets mis en condition
de S. D. présentaient des scores de performance inférieurs, depuis quelques
années (cf. notam m ent le chapitre rédigé par P. Suedfeld, in Z.), on
a une tendance à interpréter cette limitation des capacités intellectuelles
à la limitation imposée aux mouvements et à la situation de confinement.
Mais toute interprétation étiologique mise à part, il semble bien que les sujets
en S. D. présentent une déficience psychique, comme l ’avaient noté les pre­
mières observations. Les recherches de S. J. Freedman, H. W. G runebaum et
M. G reenblatt (1961) ont confirmé ces résultats. E. L. Bliss et L. D. Clark
(S. W., p. 92-96), S. J. Freedman et coli. (S. W., p. 108-117), E. Ziskind et
T. Augsburg (1962), E. Evarts (S. W., 1962) ont noté un état d ’assoupisse­
ment, de rêverie hypnagogique, de « transitional state » qui paraît dépendre de
la sévérité et de la longueur de la « privation ».
Le travail de A. M. Rossi, A. Fuhrm an et Ph. Solomon (1964) mérite à cet
égard une particulière attention malgré les critiques qui lui ont été opposées
(Ph. Leiderman, M. Zuckerman), car il met en évidence la corrélation entre les
degrés de désorganisation des processus cognitifs (ce que nous appelons la
déstructuration du Champ de la conscience) et l ’importance des Hallucina­
tions.
P ar contre, beaucoup d ’auteurs, P. Suedfeld (1969, in Z.), M. Zuckerman
et P. Suedfeld dans le même ouvrage, faisant état des travaux de
L. Goldberger et J. C. H olt (1958) sur les tests de « creativity », de projection
et de verbalisation ainsi que de leurs propres observations, estiment que les
conditions globales et pénibles des expériences de S. D ., telles q u ’elles étaient
réalisées au cours des premières années de cette expérimentation, provoquent
plutôt un état d ’émotion et d ’alerte, surtout dans les isolations de courte durée
et au début de l ’isolement.
Les recherches d ’EEG ont fait l ’objet de discussions analogues (A. H ar-
risson, 1970). Les uns, en effet, ont mis en évidence un affaiblissement de la
vigilance (arousal) : W. Héron ( S . H ., p. 19-27) a enregistré les basses fréquences
des rythmes EEG (rythmes lents delta), B. K. D oane et coll. (1959) ont confirmé
le fait. Mais des rythmes de vigilance accrue peuvent se rencontrer sous l ’effet
de l ’émotion (J. P. Zubek).
La plupart des auteurs (notam m ent Ph. Solomon, M. E. et A. B.
Scheibel, L. West, etc.) insistent sur le fait q u ’il n ’existe pas de véritables
troubles de la Conscience. Ainsi, H. L. William, G. O. M orris et
A. Lubin (S . W., 1958) opposent à cet égard les effets de la « sensory depriva­
tion », à la « sleep deprivation »; cette dernière entraînant une certaine déso­
rientation et une désorganisation cognitive.
Il semble que la disparité de toutes ces observations soit fonction de langueur
et de la longueur de l ’expérience qui varie selon les méthodes : de plusieurs
A C T IO N H A L L U C IN O G È N E 691

jours et ju sq u ’à deux semaines (W. Héron et coll. ; S. Smith, 1962; Y. Nagatsuka


et coll., 1964; J. P. Zubek et G. Welch, 1963; N. A. Agadzhanian et coll.,
1963; F. D. Gorbov et coll., 1963) ou au contraire de courte (quelques heures)
durée (J. H. Mendelson et coll., in S. H ., 1961; P. W. Leiderman, 1962;
T. D. H anna, J. R. Burns et P. O. Tiller, etc.).

E ffe ts s u r les p e rce p tio n s.

A côté de ces effets « non spécifiques », on observe aussi des altérations « spé­
cifiques » dans les divers systèmes perceptifs. Les effets sur la vision (R. C. Tees,
1971) ontété mis en évidence tant en ce qui concerne la vision de la perspective, la
brillance et les discriminations de la perception tachistocopique par l ’équipe de
McGill et les Japonais (H. Ueno, H. Tada et Y. Nagatsuka). Comme le font
remarquer S. J. Freedman, H. N. Grunebaum et M. G reenblatt (S. H., p. 58-71),
la « désafférentation sensorielle » pourrait faire régresser les modes de percep­
tion ju sq u ’au stade infantile prim itif de la « blooming, buzzing confusion »
(W. James). Certaines recherches ont montré que les conduites d ’adaptation
oculomotrice se trouvent perturbées (redressement du renversement du champ
visuel dans l ’expérience de Stratton, étude des illusions d ’optique et des mou­
vements apparents, etc.). B. K. Doane et coll. (1959), étudiant la perception
visuelle chez 13 étudiants soumis à une « sensory deprivation » de quatre jours,
ont montré à l ’aide de tests perceptifs visuels que les sensations de couleur,
l ’acuité visuelle et la perception des formes étaient altérées. S. J. Freedman et
coll. (S . H.) se sont particulièrement intéressés à ces distorsions de formes et
aux modifications des illusions perceptives (illusions de Müller-Lyer, de
Rubin, etc.). Cependant, pour J. P. Zubek (p. 206-253) les troubles de la per­
ception ne sont pas aussi constants q u ’on se l ’est d ’abord figuré. Ils ne sont pas
en to ut cas homogènes, c ’est-à-dire que certaines performances sont conservées
ou même facilitées; il insiste aussi, là encore, sur l’importance et la durée de
l ’expérience qui constitueraient pour les sujets qui y sont soumis une véritable
épreuve, c ’est-à-dire une pénible situation.

L es H allucinations.

En se rapportant aux exemples de « protocoles » (généralement assez


sommaires) d ’expériences de « sensory deprivation », on comprend que l’effet
qui a été le plus vite remarqué ait été l ’éclosion d ’une imagerie spontanée
qui entre assez naturellement dans la définition vague des Hallucinations
(W. Héron) puisqu’il s’agit de « perceptions sans objet » dans un champ visuel
vide... Comme to u t le problèm e tourne autour de la « réalité » de ces Hallu­
cinations, la Psychiatrie américaine en réservant le terme de « reported sen­
sations » à ces images, s’est réservée aussi le droit de ne pas poser ce problème.
Cependant, comme nous l ’avons fait rem arquer au début de ce chapitre, il ne
692 IS O L E M E N T S E N S O R IE L E T H A L L U C IN A T IO N S

cesse pas de s’imposer, même si on ne le pose pas. Car il s’agit de savoir si


cette apparition d ’images peut se réduire à l ’exercice banal de l’imagination
commune à tous les hommes placés dans des conditions, sinon identiques, au
moins équivalentes (de stress, d ’attente). Pour cerner le problème qui est ainsi
posé sur le caractère « psychonome » ou « norm al » de l ’imagerie décrite et
vécue par les Sujets des expériences de « sensory » ou de « perceptive
deprivation », nous devons préciser les caractéristiques de cette apparition
d ’images (1).
Il s’agit d ’une entreprise difficile car les observations comportent, selon les
conditions de l ’expérience et les idées des observateurs, de grandes variations.
En ce qui concerne la fréquence, d ’après W. Héron, 25 Sujets sur 29 ont dit
avoir éprouvé des phénomènes visuels simples, ou ont déclaré avoir vu des figures
ou des objets plus complexes ; B. K. Doane a noté que ces phénomènes ne se sont
produits que chez 9 de ses 13 Sujets d ’expérience. L. Goldberger et R. R. Holt
(S. W., 1958) indiquent que sur 14 sujets, 9 ont spontanément accusé une
imagerie visuelle particulièrement vive mais dépourvue de sens (meaningless.)
Par contre, Vernon, McGill et Schiffman n ’ont constaté d ’après les dires de
leurs sujets, q u ’une « simple imagerie ». Ph. Solomon et J. Mendelson (S. W.,
p. 134-145) n ’ont trouvé sur 28 Sujets ayant subi une sévère restriction senso­
rielle, dans un tank respirator, que 7 cas d ’Hallucinations. G. E. Ruff, E. Z. Levy
et V. H. Thaler (1959) ont, eux, affirmé n ’avoir pas observé de sujets ayant
éprouvé des « visions » spontanément. Bien entendu, la durée et la profondeur
de l’isolement sensoriel expérimental jouent un rôle sur la fréquence de ces
phénomènes (J. P. Zubek, 1968); mais comme nous le verrons plus loin, il ne
semble pas y avoir de rapport directement proportionnel entre la réduction
sensorielle et la production de l ’imagerie hallucinatoire. Pour ce qui est des
rapports entre restriction des Stimuli visuels et apparition des images halluci­
natoires, l ’école de McGill University pensait q u ’il y a un rapport direct
entre l ’intensité de la S. D. et la quantité des « images hallucinatoires »; mais
il semble résulter des travaux de ces dix dernières années que ce sont les condi­
tions de la « perceptive deprivation » qui sont les plus hallucinogènes. En nous
rapportant au tableau (p. 88 à 92) de J. P. Zubek (1969) qui groupe les résultats
d ’isolation de plus de 800 sujets, on peut dire, si nous avons bien compté,
q u ’un tiers des images rapportées l ’était p ar des sujets en isolation profonde
sinon complète, et deux tiers dans les conditions de « champ perceptif » non
différencié (non pattem ing).
Q uant à Yimportance de la durée de l'expérimentation sur la fréquence de
l ’imagerie, les tableaux de la communication de J. A. Vernon et Th. McGill1

(1) Le travail de M. Z uckermann et N. Cohen (Psychol. Bull., 1964) fait une


revue générale de 27 études comportant 51 groupes d’expériences effectuées depuis
de nombreuses années portant sur 897 Sujets. M. Z uckermann a repris encore une
fois l ’ensemble des rapports entre « Hallucinations », « reported sensations » et
« images » (in Z ., 1969, p. 85 à 92).
A C T IO N H A L L U C IN O G È N E 693

(S. W., p. 149-150) l ’ont soulignée nettement. Lorsque l ’isolement (méthode de


Héron) n ’était que de 24 heures, on ne notait en tout que trois phénomènes
hallucinatoires (2 simples et 1 plus complexe); lorsque l ’isolement durait
48 heures, le taux d ’images hallucinatoires atteignait cinq (3 simples, 2 assez
complexes); enfin lorsque l ’expérimentation était poursuivie pendant 72 heures,
le Sujet accusait huit images hallucinatoires (dont 5 simples). Mais le groupe de
M anitoba a contesté que la longueur seule de l ’isolement sensoriel soit en
corrélation avec l ’apparition de « reported Visual Sensation » (Z., p. 106).
Q uant à la figuration de l ’imagerie, elle va depuis le « simplest type » (J. A.
Vernon, T. E. McGill et coll.), c ’est-à-dire les « protéidolies » (photopsies,
lueurs entoptiques, éclairs, figures géométriques ou ornementales, fusées
colorées, zigzags) jusqu’aux images plus complexes (« phantéidolies »), et
même parfois à de véritables expériences oniriques, semble-t-il, dans certaines
conditions génératrices d ’un véritable état confusionnel ou anxieux (1).
Cette stratification du phénomène hallucinatoire nous est tellement familière
que nous n ’avons pas besoin d ’y insister ici. Contentons-nous simplement de
souligner que nous la retrouvons ici dans ces expériences de désafférentation
sensorielle ou perceptive, comme nous l ’avons rencontrée à propos des expé­
riences psychédéliques ou dans les affections cérébrales, notam m ent dans
l ’épilepsie.
Généralement les auteurs ont utilisé le questionnaire de D . B. Murphy,
T. I. Myers et S. Smith (1963) pour tenter de trier ces phénomènes « sensoriels »
imaginatifs, etc. Et c ’est la classification de J. A. Vernon, T. E. McGill et
H. Schiffman (1958) qui est la plus employée. Elle distingue du type I à type de
photopsies, un type II à type d ’images groupées et un type III à scènes animées
— M. Zuckerman et coll. décrivent cinq types (cf. M. Zuckerman, in Z., p. 94).
D ’après la revue générale de M. Zuckerman et N. Cohen (1964j, les « reported
V isu al s e n s a tio n s » (R. S. S. s) com portent 43 % d ’images « m e a n in g le s s »
(dépourvues de sens) et 19 % d ’images au contraire « m e a n in g fu l ». S. J. Freed-
m an et coll. (S 1. W., p. 108-117) com parent ces images visuelles aux Halluci­
nations hypnagogiques en se référant aux critères indiqués par McKeller (1957) :
autonomie, c ’est-à-dire incontrôlables par la volonté ou l ’attention — incon­
gruité, c ’est-à-dire sans relation avec l ’intentionnalité actuelle de la pensée
du Sujet — originalité, c ’est-à-dire portant la marque d ’une invention singulière
— contenu et brève durée.
Ph. Solomon et J. H. Mendelson (S. W., p. 135-145) ont noté que les images
hallucinatoires pouvaient être à la fois colorées, mouvantes, tridimensionnelles
et très esthésiques (dans 7 cas sur 28 de leurs sujets) : quelquefois cependant (dans 1

(1) A vrai dire, ces cas sont assez exceptionnels dans les conditions expéri­
mentales habituelles. Par contre, on observe souvent cette éventualité dans les
cas de désafférentation sensorielle par cécité quand une intervention chirurgicale
ou une crise confuso-anxieuse produisent une déstructuration onirogène du Champ
de la conscience (cf. Symposium de Bel-Air, 1964).
694 IS O L E M E N T S E N S O R IE L E T H A L L U C IN A T IO N S

un seul de leurs cas), il s’agit seulement d ’images plates et ternes. Les auteurs
insistent naturellement sur les différences d ’organisation, de complexité et
d ’anim ation de ces figures. Le ton affectif leur a paru être plutôt désagréable
et même anxieux (dans cinq cas), et plus rarem ent agréable (dans deux cas).
Leur recherche a porté sur un lot de sujets déjà hallucinés et un lot de contrôle.
A cet égard, parmi les sept sujets hallucinés comme dans le lot-témoin,
ces visions ont été vécues comme des images, des rêveries ou de l ’im agination
c’est-à-dire comme des « Éidolies hallucinosiques » aussi bien chez les sujets
psychopathologiques que chez les sujets sains.
Pour aller m aintenant plus loin encore dans la « problématique » de ces
images, c’est-à-dire à la recherche des caractéristiques de leur présentation
qui en fait plutôt des représentations, il n ’est q u ’à se rapporter aux formules
dont se servent les neuf sujets observés p ar E. L. Bliss et L. D. Clark (S. W.,
p. 102) : ils s’interrogeaient eux-mêmes, comme les observateurs, sur le carac­
tère hallucinatoire de leurs images qui leur apparaissaient n ’être guère diffé­
rentes de celles qui se présentent à leur esprit dans les conditions normales
de l ’existence...
Cependant, comme le fait rem arquer J. T. Shurley (et nous retrouvons là
le problème que nous avons exposé à propos des effets hallucinatoires des hal­
lucinogènes), il y a des cas où des « images » paraissent bien être des « Hallu­
cinations », c ’est-à-dire nous renvoyer aux critères de S. J. Freedman et aux
premières descriptions de W. Héron (S. H ., p. 17-19) et, somme toute, à notre
propre définition de l ’Hallucination (1) en tan t q u ’elle souligne le caractère
hétérogène et non pas seulement quantitatif du vécu hallucinatoire à l ’égard de
l ’imagerie normale.
Outre des Hallucinations visuelles, il existe parfois mais plus rarem ent des
Hallucinations auditives qui, elles aussi, se distribuent dans la gamme des
phénomènes éidoliques que nous avons tant de fois décrits dans cet ouvrage.
A. J. Silverman et coli. (S. W., p. 128) en rapporte quelques exemples : signalons
notam m ent le cas 31 de S. J. Freedman (S. W.) et celui que nous avons nous-
mêmes observé et rappelé plus haut (p. 681). J. A. Vernon et T. McGill (S. W.,
p. 151) signalent que, plus souvent que les visuelles, les Hallucinations acousti­
ques paraissent en rapport direct avec le bruit entendu malgré l ’isolement, notam ­
m ent avec les bruits informes (sans pattem ing). Cependant, d ’après le tableau
statistique de J. P. Zubek (1969), l ’assourdissement total ou bien le « bruit
blanc » seraient également hallucinogènes, point de fait qui, nous l ’avons vu,
n ’est pas évident pour l ’ensemble des « sensations rapportées ».1

(1) Fait assez rare pour être souligné. P. Suedfeld et J. Vernon (1964) se
sont, d ’après M. Z uckerman (in Z., p. 86), référés aux critères de la « vraie Hal­
lucination » proposée par P. G uiraud (1937) : incoercibilité, extranéité, spatiali­
sation et apparences de réalité. Il semble que tout en se référant à un article paru
dans les Annales Médico-Psychologiques (1937) ils se rapportent plutôt et indi­
rectement à celui que P. G uiraud a publié dans le Paris Médical de 1932 (Repré­
sentation et Hallucination).
D IS C U S S IO N S P A T H O G É N IQ U E S 695

Les Hallucinations kinesthésiques et cénesthésiques, les illusions du schéma


corporel ajoutent leurs harmoniques au trouble hallucinatoire visuel fonda­
mental (Observation du sujet 19 de S. J. Freedman et coli., S. W., p. 214).
Ph. Solomon et J. Mendelson (S. W., p. 137) rapportent brièvement trois obser­
vations d ’Hallucinations somesthésiques (1).
Les Hallucinations olfactives sont exceptionnelles (Observation n° 35 de
S. J. Freedman, S. W., p. 114) (2).
— La durée de ces Hallucinations doit être envisagée dans deux perspec­
tives : la durée des images et la durée de l ’imagerie. Les images sont toujours
très brèves (S. J. Freedman et coll., S. W., p. 113). Quant à la durée de la phase
hallucinatoire au cours des expériences de 1’ « isolement sensoriel », elle varie
de 45 minutes à 2 minutes, d ’après Ph. Solomon et J. Mendelson.
D ’après S. J. Freedman et coll. (S. W., p. 116), l ’imagerie débute cinq heures
après le début de l ’isolement (méthode type Héron) : un de leurs Sujets a vu
vingt images au cours de la septième heure et rien pendant l ’heure suivante.

— Q uant aux réactions du Sujet à l ’égard de cette « imagerie », la plupart


des observateurs comme les Sujets de ces expériences notent q u ’elle est vécue
comme une apparition « éidolique », c ’est-à-dire avec le caractère d ’incon­
gruence et d ’artifice qui sont propres à ces images hallucinosiques. Cependant,
cette critique du jugement de réalité se trouve parfois suspendue. H arrive aussi,
comme le soulignent S. J. Freedman et coll. (S. W., p. 116), que l ’adhésion ou
l ’adhérence du sujet à ces images soit fonction de multiples facteurs, notam m ent
de l ’angoisse mais aussi, comme nous le verrons plus loin, de la « suggestion »
(1’ « expectancy-set »). Enfin, comme pour souligner encore l ’évolution générale
des idées sur le pouvoir « hallucinogène » de la « sensory deprivation », c ’est
plus généralement à la situation expérimentale elle-même et aux réactions
propres du sujet que le groupe de M anitoba (J. P. Zubek et coll.) a tendance
à l ’attribuer. Ceci nous conduit à envisager plus profondém ent le problème
pathogénique.

DISCUSSIONS PATHOGÉNIQUES

Dès les premiers travaux de D. O. Hebb et de l ’Université McGill, une


question s ’est posée, nous l ’avons vu: les images décrites (les fameuses « reported
sensations ») par les sujets au cours, ou plutôt après les expériences de « sensory

(1) L’étude de H. et F. J. A zima (1962) mérite d ’être spécialement signalée comme


une importante contribution psycho-dynamique à l ’interprétation de ces troubles.
(2) J. P. Z ubek ne mentionne pas les Hallucinations somesthésiques, ni olfac­
tives. La raison de cette rareté semble être que la réduction des afférences somes­
thésiques est constamment problématique.
696 ISOLEMENT SENSORIEL ET HALLUCINATIONS

deprivation » sont-elles normales ou sont-elles des phénomènes franchement


pathologiques répondant au concept même d'H allucination?
Naturellement, pour les auteurs qui n ’ont peut-être pas autant que nous
réfléchi au concept de « vraie Hallucination » et qui ne sont pas sensibilisés
à la distinction qui fonde ce concept, c ’est-à-dire à la différence entre l ’exer­
cice de l ’imagination normale (en tant q u ’elle constitue une modalité
adaptative de pensée, ou si l ’on veut, du comportement) et les phénomènes
hallucinatoires, la question peut paraître n ’avoir pas de sens. E t pourtant
elle en a un, précisément pour rappeler à ceux qui l ’auraient oublié que l ’Hal­
lucination est pathologique ou n ’est pas.
C ’est donc à l ’élucidation de ce problème central que sans peut-être en
mesurer toutes les difficultés, la plupart des auteurs ont inconsciemment
(hélas!) travaillé par leurs expériences, leurs observations et leurs réflexions
sur les « reported sensations » que « rapportent » les sujets soumis à la « sensory
deprivation » ou à la « perceptive deprivation ».

En termes généraux, il s ’agit de savoir si l ’homme placé dans les conditions


expérimentales décrites plus haut devient halluciné et comment il le devient?
Pour répondre à ces deux questions, il faut et il suffit de considérer deux
ordres de faits et d ’en évaluer l ’objectivité :
1. — L ’imagerie de l ’isolement sensoriel est-elle réductible à un effet de
suggestion, ou encore, la situation expérimentale ne produit-elle q u ’une réac­
tion normale d ’intérêt ou d ’adaptation à une situation exceptionnelle?
2. — L ’imagerie de l ’isolement sensoriel provoque-t-elle une perturbation
hallucinogène de la Conscience ou des fonctions psychosensorielles?

1° L’im agerie rapportée p a r les sujets des expériences d ’isole­


m en t sensoriel (R. V. Ss. com m e disent Zuckerm an e t Cohen pou r
ne rien préju ger dans l’énoncé du p ro b lèm e de sa solution), n’est-
elle que de l’ordre d ’une « représentation » survalorisée p a r la
suggestion, la m otivation ou les réactions du su jet à l’expérience ?
Il est bien évident que lorsqu’on m et des sujets (généralement des étudiants
et souvent des médecins, des psychologues ou des psychiatres) en situation
d ’attente hallucinatoire (« expectancy-set »), on peut s’attendre à ce q u ’ils
trouvent ce q u ’ils cherchent ou q u ’ils voient ce q u ’ils souhaitent voir. La
situation expérimentale est pour ainsi dire faussée à sa base p ar la substitution
de la catégorie du désir, à la catégorie de la réalité. De cette « réalité qui est pré­
cisément la réalité de l ’Hallucination, c ’est-à-dire l ’apparence d ’une réalité qui
ne peut apparaître comme réelle q u ’à la condition de ne l ’être pas... Nous
sommes assez rom pu à cette dialectique pour ne pas succomber ici à ses to r­
tueuses illusions. Disons simplement q u ’il s’agit — comme pour le LSD et
autres drogues, cf. supra, p. 587 et 660 — d ’estimer l ’effet placebo de l ’expé­
rience hallucinogène.
Déjà l ’inconstance, le doute, la perplexité des « rapports » que les Sujets
ROLE DE LA SUGGESTION ET DES CONSIGNES 697

font de l ’imagerie ont frappé celle-ci d ’une sorte de suspicion. D ’où les expres­
sions comme celle de « non-objet-bound-sensory » (n.o.b.s.) proposée par les
Scheibel au Symposium de Washington, ou celle de « reported sensation »
(R. S.) employée par D. F. Murphy, T. I. Myers et S. Smith (1963). Certains
auteurs ont même tout simplement nié, q u ’il y ait dans cette imagerie rien
qui la désigne pour être hallucinatoire si on entend par là qu’elle aurait des
caractères spécifiquement différents de la représentation mentale telle q u ’elle
se donne libre cours dans la rêverie, la solitude, disons aussi dans l ’obscurité.
Rappelons que E. Z. Levy, G. Ruff et V. H. Thaler (1958) ont même expli­
citement mis en doute que cette imagerie hallucinatoire existe en tan t que
différente de celle de l’exercice norm al de l ’imagination ; la même opinion
fut dès le début des recherches sur l ’isolement sensoriel soutenue par
l ’école de Princeton (J. A. Vernon, Th. McGill et H. Schiffman, 1957), puis
par bien d ’autres observateurs ou expérimentateurs (E. J. Kandel, T. I. Myers,
et D. F. Murphy, 1958, in S . W ., p. 118-123; C. W. Jackson, 1960; C. W. Jack­
son et J. C. Pollard, 1962; E. Ziskind et Th. Augsburg, 1962; T. Schaefer
et N. Bernick, 1965, etc.). Tous ces auteurs pensent plus ou moins explicite­
ment q u ’il s’agit d ’une « spontaneous imagery » (référence à l ’ouvrage de
W. J. Pinard) (1) qui n ’est investie d ’un coefficient « hallucinatoire » que
sous l ’effet d ’une suggestion (expectancy-set) ou de la réaction homéosta­
tique de défense (reduced level arousal) à l ’égard de la situation catastrophi­
que exceptionnelle qui constitue la « sensory deprivation » (J. P. Zubek,
M. Zuckerman, in Z., 1969).
Le travail très méthodique de Th. I. Myers et D. B. M urphy ( S . W ., p. 118­
125) mérite d ’être exposé ici. Ces auteurs ont soumis 80 sujets à une expérience
d ’isolement sensoriel très courte (10 minutes). Pour évaluer l ’effet de la
suggestion et des consignes données aux Sujets (set) sur le « rapport » d'Halluci­
nation fait par eux après l ’expérience, ils ont divisé leurs 80 sujets en deux
groupes de 40. D ans un de ces groupes, 40 Sujets étaient soumis à un pré-test
(planche de Rorschach), puis 20 d ’entre eux étaient soumis à l ’expérience
avec l ’avertissement q u ’ils devaient s’attendre à « voir des choses » comme
dans les planches de Rorschach (suggestion positive); tandis que les 20 autres
étaient prévenus q u ’il s’agissait d ’une expérience où seuls les malades mentaux
pouvaient « voir quelque chose » (suggestion négative). Le taux d ’apparition
moyen d ’images hallucinatoires chez les sujets soumis à la suggestion positive
atteignit 14,8, tandis q u ’il n ’atteignait que 7,3 chez ceux qui étaient soumis à la
suggestion négative. Q uant aux autres 40 Sujets qui ne furent pas astreints
à l ’épreuve du Rorschach avant l ’expérience et divisés également en deux
groupes de 20 (l’un recevant des suggestions positives et l ’autre des suggestions
négatives) le taux d ’apparition des images fut de 17,0 pour ceux qui avaient
une suggestion positive et de 8,1 pour ceux qui avaient reçu une suggestion
négative. Depuis lors, à l ’Université de Ann A rbor (Michigan), C. W. Jackson

(1) W. J. P in a r d . Spontaneous imagery to nature, Boston 1957.


698 ISOLEMENT SENSORIEL ET HALLUCINATIONS

et J. C. Pollard (1962 puis 1966) ont cru démontrer que le facteur suggestion
par les consignes de l’attente curieuse ou passionnée agissait plus ou moins
directement sur l’effet « hallucinatoire ».
Il y aurait certes beaucoup à dire et à redire sur ce genre de vérifications
et l’appareil mathématique dans lequel elles sont présentées, mais il semble
que l’on peut conclure que si 1’ « effet placebo » est considérable, il n’est
certainement pas suffisant.
Des études très approfondies ont été ensuite entreprises pour préciser et
discriminer les diverses « motivations » conscientes ou inconscientes (1) de
cette « alerte à l ’Hallucination ». A cet égard, nous devons accorder une
particulière attention aux travaux qui m ettent en évidence cet état d ’alerte,
d ’hypervigilance ou de « stimulus seeking Behavior » (A. Jones, in Z ., p. 167­
207). Ils reviennent nécessairement à mettre l ’accent sur la réaction d ’adap­
tation du Sujet de l’expérience à l ’égard de la condition expérimentale excep­
tionnelle agissant comme une situation « stressante », m obilisant 1’ « arousal
inform ation diurne » (P. Suedfeld, in Z., p. 443-448). La conclusion logique de
ces recherches, c ’est évidemment de supprimer en quelque sorte le caractère
pathologique spécifique de l ’Hallucination « rapportée » par les sujets
mis dans ces conditions expérimentales. E t il est assez remarquable à cet égard
de constater q u ’une « pathogénie » de ces phénomènes qui les réduit à n ’être
que le jeu du système compensateur ram enant à son « optimal level o f stimu­
lation » l ’activité psychique (M. Zuckerman) manque son objet en le détrui-

(1) Ces « motivations » comprenant, bien sûr, celles qui projettent le processus
primaire de l ’Inconscient ou les défenses inconscientes du Moi ou les pulsions du Ça
dans ces phantasmes interprétés comme tels par les psychanalystes (L. G o l d b e r g e r
et R. R. H o l t , 1958; A. M. G i l l et D. R a p a p o r t , 1959; etc.). Tandis que H. H. B l a n k
(1957), H. H. B l a n k , J. H. v o n S c h u m a n n (1958) et H. J. S c h u m a n n (1959), entre
autres, ont assimilé cet état d ’alerte à l ’exaspération désespérée du désir de voir
à la dénégation de la cécité, le récent article que vient de publier R o y G . F it z g e r a l d
(1971) montre que le mécanisme de la projection hallucinatoire (la part positive
dirions-nous) du désir de voir ne suffit pas à expliquer la phénoménologie de ce qui
apparaît comme vu dans le champ visuel devenu aveugle, et cela surtout chez les
aveugles récents. Comme nous le verrons dans le chapitre m de la 7e Partie, l ’organe
des sens n ’est pas une machine soumise aux lois de la physique mathématique;
l ’œil par exemple est animé par la visée du regard qui n ’est et ne peut être que le vec­
teur de l'intentionalité consciente ou inconsciente du Sujet; il a ou plutôt il est une
tonction symbolique (M. H e a t o n , 1968; J. S t a r o b in s k i , 1968) par laquelle le Sujet
diaphragme la réalité à la mesure de son désir. Je pensais trouver dans les C. R. de
l ’excellent colloque « Sur la fonction du regard» (Paris, CNRS, 1971), quelques aperçus
intéressants, comme ceux de R. H e l d (Evol. Psych., 1952, p. 221-267) exposés par un
psychanalyste. Mais 1’ « Essai » de P. B o u r d ie r en diluant le problème dans la banalité
des habituelles ritournelles « psychanalytiques » m ’a beaucoup déçu... L’ouvrage
de L. M a d o w et L. H. S n o w (1960), malgré son titre, ne compte guère d ’ « études
psychodynamiques » en dehors de celles qui soulignent l’effet de l’isolement et de
la solitude.
« RÉALITÉ » DES PHÉNOMÈNES HALLUCINATOIRES 699

sant. Que peut être, en effet, dans le jeu des variations a d a p t a t i v e s d u


Système Nerveux Central qui a à assurer l ’exercice norm al cette « homéos­
tasie » sinon un phénomène norm al de régulation de la vie de relation ?
M ais à vrai dire, et comme M. Zuckerman l ’a lui-même précisé avec N. Cohen
(1964) l ’imagerie que fait lever l ’isolement sensoriel ne paraît pas se réduire
à n ’être que l ’effet somme toute « physiologique » (dans le sens de normal) d e
1’ « expectancy-set » ou du stress situationnel (M. Zuckerman, in W. Keup,
1969). Disons donc q u ’il semble, comme le disaient Hebb et l ’école de McGill
University et aussi Ph. Solomon et son équipe, que l ’effet hallucinogène au
sens fort du terme produit p ar l ’isolement sensoriel ne soit pas un « arte­
fact » situationnel ou une simple variation de l ’adaptation aux conditions
nociceptives.

2° L’im agerie de l’isolem ent sensoriel est-elle vraim en t hallucina­


toire ? Quels sont les processus des anom alies périphériques ou cen­
trales engendrés p a r la désafférentation ? Pour répondre à cette
question également fondamentale, on peut se placer à deux points de vue :
celui d ’une analyse structurale du phénomène hallucinatoire, celui d ’une ana­
lyse pathogénique du trouble fonctionnel neurophysiologique.
— D u point de vue de l ’analyse structurale du « trouble » décrit par l ’obser­
vateur comme il est vécu par le sujet, tous les auteurs qui soutiennent la thèse
de la réalité des Hallucinations provoquées p ar l ’isolement sensoriel, ou ce qui
revient au même, l ’action hallucinogène de la désafférentation sensorielle,
tous se basent sur un certain nombre de caractéristiques cliniques que nous
avons essayé de mettre en évidence plus haut. Ce sont :
à) L ’analogie avec les Hallucinations hypnagogiques (S. J. Freedman e t
M. Greenblat (S . W., 1958), E. Ziskind et coll. (1960) et S. J. Freedman (S. B. A.,
1964), analogie qui paraît assez évidente dans les cas les moins contestables.
Ceci paraît confirmé p ar les expériences au cours desquelles on observe,
concomitantes à ces images, des modifications E.E.G. de l ’arousal cortical
ou des tracés rapides correspondant aux phases de rêve (W. Héron, 1961;
P. H. Leiderman, 1962; A. M. Rossi, A. Fuhrm an et Ph. Solomon, 1967).
E. Ziskind (in W. Keup, 1969) a encore insisté sur l ’importance de l’état d ’assou­
pissement (drowsiness) comme facteur hallucinogène de la D. S.
b) Le halo de troubles de la Conscience qui constitue comme l ’atmosphère
de germination de ces images. Nous avons vu à ce sujet que dans certaines
conditions de durée ou de sévérité de l ’expérience de restriction des afférences
sensorielles et sous l ’influence aussi de « stress » propres à la situation, l ’activité
psychique se trouvait globalement modifiée et fonctionnellement désorganisée
(ce qui constitue, nous le savons, la condition nécessaire des troubles de l ’arou­
sal perceptif dont dépend l ’apparition des phénomènes éidoliques). C ’est dans
ce sens que J. T. Shurley parle, nous semble-t-il, d ’un « reduced level arousal »,
concept qui, nous l ’avons vu déjà et nous le verrons bien mieux dans la suite
de l ’ouvrage, est comme l ’ombre génératrice à la faveur de laquelle éclot l ’ima-
700 ISOLEMENT SENSORIEL E T HALLUCINATIONS

gerie proprem ent éidolo-hallucinosique. Mendelson et coli. (S. H., p. 95-112)


ont montré que la monotonie de l ’environnement produit en quelque sorte
une réduction des processus secondaires de la pensée et une libération des
processus primaires inconscients, ce qui est une certaine manière d ’adm ettre
la notion même d ’une déstructuration du Cham p de la conscience.
c) L ’analogie avec les expériences des toxiques hallucinogènes (1). Cette
analogie fut avancée dès leurs premiers travaux p ar Bexton, Héron et Scott.
Mais naturellement elle a été assez souvent contestée par les défenseurs de la
nature « purement imaginative » (et en dernière analyse « normale » ou
« psychonome » de l ’imagerie dont rendent compte les Sujets soumis à cette
dure et singulière épreuve. Il ne fait pourtant pas de doute que quelque chose
en effet est commun à l ’expérience qu’entraînent les toxiques hallucinogènes
comme aussi, nous allons le voir, toutes les conditions de réduction patholo­
gique des afférences sensorielles.
Il semble donc que l ’on soit fondé à penser que l ’isolement sensoriel '
constitue non pas seulement une situation exceptionnelle, angoissante ou
exaltante, mais aussi une condition pathogène « per se » assez rarem ent mais
vraiment hallucinogène. Comme les effets de la « Sensory Deprivation » sont
surtout de l ’ordre des Éidolies, c’est à la pathogénie de ces phénomènes que
nous devons principalement nous intéresser.
— D u point de vue de l ’analyse des conditions physiopathogéniques dont
paraît dépendre l ’éclosion de ces « Éidolies hallucinosiques », bien des faits,
bien des travaux du plus grand intérêt doivent être ici mentionnés. N ous en
ferons l ’exposé détaillé dans la dernière partie de cet ouvrage quand nous
étayerons de notre mieux la thèse de la « négativité » fondamentale du processus
hallucinatoire, même à ce niveau où les phénomènes éidoliques paraissent
réductibles à une sensorialité primitive (cf. plus loin, p. 1321). Mais nous ne
pouvons pas ne pas signaler les données physiopathologiques cliniques ou
expérimentales qui perm ettent de considérer que sous l ’énorme inflation dont
a été l’objet l ’apparition de ces images rarem ent hallucinatoires, il existe un
noyau de faits incontestables qui nous perm ettront précisément d ’assurer
plus solidement la thèse que nous défendons dans ce Traité des Hallucinations,
savoir que l’image hallucinatoire n ’est pas l ’effet d ’une stimulation des organes
des sens, mais de leur inactivité, de leur silence ou de leur crépuscule, sinon
de leur nuit.
T out d ’abord, rappelons quelques travaux qui m ontrent que l ’électro­
encéphalographie, l ’électrorétinographie et l ’étude des potentiels évoqués
peuvent nous m ontrer et dém ontrer que l ’isolement sensoriel produit plus

(1) M. R o c h e (1970) a montré chez le chat et le lapin que l’isolement sensoriel


facilite l’action de la Mescaline. Il y a lieu également de tenir compte du pouvoir
hallucinogène de la stimulation intermittente (G r e y W a l t e r ). Cf. à ce sujet le travail
de Y. N a g a t s u k a et K. N a r u y a n ia (1964).

i
« RÉALITÉ » DES PHÉNOMÈNES HALLUCINATOIRES 701

q u ’une interruption des relations de l ’organisme avec le monde extérieur,


mais un véritable désordre à tous les niveaux de l ’intégration neuro-sensorielle.
Nous avons déjà noté que les enregistrements E.E.G. m ontraient parfois
des « figures anormales » de rythmes lents, de rythmes delta, etc., mais aussi
bien entendu que beaucoup de « reported sensory » probablem ent quand elles
ne sont justem ent pas hallucinatoires, s’accompagnent d ’un état d ’hypervigi-
lance ou d ’alerte. Pour ce qui est des enregistrements E.E.G. survenant après
48 heures d ’isolement, W. H éron (S. H., p. 24-27) a noté un blocage de l ’alpha
dont il dit très justem ent q u ’il est d ’une interprétation difficile pour se prêter
à deux explications opposées : ou bien c ’est la présence de l ’image qui bloque
l ’alpha, ou bien c’est le blocage de l ’alpha qui manifeste l ’atteinte de l ’image...
Pour ce qui est des E.R.G. (électrorétinogrammes), A. H. Riesen (1961)
rapporte les observations de Ramsey (recueillies dans son laboratoire de
Riverside) selon lesquelles chez les singes rhésus (comme chez le chat) après
l ’occlusion d ’un œil, l ’onde b subit une diminution. Pour lui, cependant,
c ’est l ’onde a qui est la plus altérée p ar l ’isolement sensoriel, le récepteur
continuant à fonctionner normalement; ce serait la transmission au travers
des cellules bipolaires qui serait affectée, les cellules ou les synapses (ou les
deux à la fois) devenant trop lents et réfractaires pendant une phase de dix
secondes après la transmission initiale au travers des couches cellulaires de la
rétine. En 1966, A. H. Riesen (p. 131-132) fait état de ses nouveaux travaux
et des expériences de Cornwell et coll. (1962) sur les effets de la « sensory
deprivation » monoculaire sur la rétine (1). Il indique aussi que le cortex
visuel est altéré (Wiesel et Hubel, 1963) mais moins quand on empêche expé­
rimentalement les afférences des deux yeux que dans les expériences de priva­
tion monoculaire. Boxter(1959), lui, n ’a pas noté de dim inution des réponses
évoquées au niveau du cortex chez les lapins soumis à une sévère réduction
visuelle, tandis que Fourm ent (1962) a observé dans les mêmes conditions chez les
mêmes animaux, une diminution des réponses mais après un certain temps de
latence.
Ces études électrophysiologiques ont évidemment un caractère sommaire et
conjectural, mais il n ’est pas sans intérêt de pouvoir ainsi objectiver les troubles
que la désafférentation sensorielle engendre dans l ’économie fonctionnelle des
systèmes perceptifs. Ces études se trouvent tout naturellement articulées avec
celles qui m ettent en évidence les troubles métaboliques du système nerveux
(ARN, (2) « turnover » phospholipidique, etc.) des unités fonctionnelles locales
du système nerveux central et notam m ent des structures spécifiques des sys-

(1) Cependant D. B. Lindsley et coll. (1964) ayant astreint des singes à vivre
23 heures sur 24 dans l ’obscurité (avec 1 heure de lumière diffuse par jour), ont
noté que les réponses « off » et « on » à la lumière étaient augmentées après l ’expé­
rience.
(2) Consulter spécialement au sujet de l’action sur l’ARN ribosomique et total
chez divers animaux, l’ouvrage de L. M a d o w et L. H. S n o w (1970).
702 ISOLEMENT SENSORIEL ET HALLUCINATIONS

tèmes perceptifs. C ’est encore à deux travaux de A. H. Riesen (1964 et 1966) que
nous devons renvoyer à ce sujet (1).

DÉSAFFÉRENTATION SENSORIELLE CLINIQUE


(CÉCITÉ ET SURDITÉ)

— C ’est ici que nous devons présenter une sorte de résumé des diverses
modalités hallucinatoires qui se présentent en clinique dans divers syndromes
de déficit sensoriel. Nous nous limiterons d ’ailleurs aux hallucinations que l ’on
rencontre dans les cas de cécité ou de surdité plus ou moins complète. R ap­
pelons que nous avons déjà exposé ces faits et abordé les problèmes q u ’ils
posent, non seulement dans nos chapitres sur les Hallucinations visuelles et
sur les Hallucinations auditives mais encore à propos de l ’action hallucino­
gène du LSD (G. R. Forrer et R. Goldner, 1951; G. Alema, 1952; A. Krill
et coll., 1963; A. H oiïer et H. Osmond, 1967, etc) ou de la mescaline (J. Zador,
1930).

— L e s H a llu c in a tio n s c h e z les a v e u g le s (désafférentation visuelle


plus ou moins complète). Elles ont été étudiées avec beaucoup de soin par
G. de Morsier, 1938, H. Hécaen et J. Garcia Badaracco, 1956, puis par
J. de Ajuriaguerra et G. G am m e, 1961, p ar C. W. Jackson (in Z ., p. 332-373)
et plus récemment p ar R. G. Fitzgerald (1971). On avait mis l ’accent d ’abord
(W. Uthoff, 1899) sur le facteur périphérique en pensant to u t naturellement
que les lésions de l ’appareil de réfraction, des milieux oculaires, de la choroïde,
de la rétine, du nerf optique, produisaient des « Stimuli » hallucinatoires. Ce
fut l ’époque où on étudia spécialement les névrites tabétiques (Pierret, 1892;
A. Leri, 1904), puis les ophtalmopathies (cataractes, choroïdites, rétinites,
irido-cyclites, thromboses de l ’artère centrale de la rétine) comme nous l ’avons
déjà exposé (p. 150 et p. 353-355). Dans la suite, on publia surtout des
observations de cécité hallucinogène d ’origine centrale (tumeurs, syndrome de
la cérébrale postérieure, lésions occipito-temporales diverses entraînant des
phénomènes d ’hémianopsie, d ’agnosie ou de cécité psychique, ainsi que nous
l ’avons vu à plusieurs reprises soit dans la description des Hallucinations

(1) Le mémoire de A. H. R ie s e n (New York Acad., 1966) est plus particu­


lièrement intéressant en ce qui concerne les rapports de l ’occlusion temporaire par­
tielle ou totale des organes des sens et de leur ontogenèse au cours de la maturation
sous l’influence des stimulations externes. A u b e r et W ie s e l (Journal o f Physiology,
1969, 206, p. 419) ont pu constater que l ’occlusion d ’un œil à la naissance chez un
poussin provoque une atrophie du ganglion géniculé. Par contre, J. O. K a r t s s o n et
coll. (1971), chez les lapins privés de Stimuli lumineux dès leur naissance, n ’ont pas
observé de troubles métaboliques protéiniques au niveau des cellules ganglionnaires.
DÉSAFFÉRENTATION CLINIQUE — LES AVEUGLES 703

visuelles, soit dans l ’exposé de la pathologie cérébrale hallucinogène, chap. Ier


de cette 4e Partie).
Depuis que G . de M orsier a rassemblé sous la dénom ination « Syndrome
de Charles Bonnet » les cas généralement décrits chez des vieillards ophtalm o-
pathes mais en contestant pour sa p art leur origine périphérique, beaucoup de
travaux et d ’observations ont été publiés surtout en langue française pour
ou contre la théorie « périphérique » ou « centrale » de cette activité sensorielle.
Pour J. de Ajuriaguerra et G. G am m e, si une lésion périphérique n ’est pas
suffisante, elle paraît nécessaire pour produire ces Éidolies. Mais encore fau­
drait-il préciser ce que l’on entend p ar lésion périphérique à propos d ’un
appareil psycho-sensoriel qui comporte une « entrée » obligatoire et un sens
du flux d ’inform ation, car à ce point de vue la perception de Stimuli internes
peut être toujours considérée comme « périphérique » dans le sens de « cen­
tripète ».
Nous devons spécialement souligner l ’importance des études faites chez
les ophtalmopathes opérés (décollement de la rétine, cataracte) qui présentent
le fameux « Syndrome du bandeau » (patching post-opératoire). Ces faits sont
connus depuis longtemps (Sichel, 1863; M. Jean-Sedan, 1939). Us ont fait
l ’objet d ’études très intéressantes depuis une vingtaine d ’années (J. de Ajuria­
guerra et G. Garrone, S. B. A., 1964, et C. W. Jackson, in Z ., p. 332-373).
Tandis que les Hallucinations visuelles chez les opérés de la cataracte ou des
autres ophtalmopathies étaient considérées comme assez rares (3 % nous
rappelle C. W. Jackson, 1961), les ophtalmologistes en sont venus à « rapporter »
que 30 % des opérés de la cataracte et jusqu’à 100 % des opérés du décollement
de la rétine les « rapportaient ». N ous savons bien que tout le problème réside
dans la « réalité » hallucinatoire des « sensations rapportées », et il est pro­
bable que bien des facteurs jouent dans l ’élévation de ce taux élevé d ’Hallu­
cinations visuelles post-opératoires après intervention sur un ou deux globes
oculaires. T antôt d ’ailleurs il s ’agit d ’images vues devant l ’œil bandé, tantôt
d ’images ou de « sensations rapportées » devant l ’œil non bandé, tantôt elles
sont décrites comme ayant u n caractère plus illusionnel q u ’hallucinatoire,
tan tô t elles paraissent liées à un état confusionnel (1) avec des troubles de la
Conscience plus ou moins profonds (cataracte, delirium ou « black patch deli­
rium ») ou à un é ta td ’anxiété(2),tantôtellesparaissentrelever(com m enous le
soulignions plus haut) de mécanismes psychodynamiques (dénégation) m ettant
en jeu une compensation exacerbée p ar le désir de voir, de conserver ne fût-ce
que comme fantom atique ce q u ’il reste de capacité de voir, d ’imaginer et même
de rêver (les rêves des opérés seraient, d ’après R. C. Fitzgerald, nettement

(1) Le travail de C. W. J a c k s o n (Z., p. 340-343) mentionne d ’intéressantes obser­


vations de ce genre.
(2) L. L in n {Amer. J. Psychiatry, 1953) a signalé des réactions anxieuses avec
tentative de suicide chez des aveugles opérés de la cataracte. On trouvera dans la
Presse Médicale, 1971, p. 1612, le résultat d ’une enquête statistique publiée par le
J. A. M. J. A.
70 4 IS O L E M E N T S E N S O R IE L E T H A L L U C IN A T IO N S

plus fréquents et vivides), etc. L ’auto-observation d ’un des plus illustres « hal-
lucinologues », G. de Clérambault, mérite d ’être lue (on la trouve à la fin du
deuxième volume de YŒuvre). Avant d ’être opéré de la cataracte par Barraguer
à Barcelone, le « M aître de l ’Infirmerie psychiatrique du Dépôt de Paris »
voyait les objets déformés (des boules apparaissaient « comme des tulipes aux
pétales dissociés » ou « comme une m andarine subdivisée »). Après l ’extraction,
il a décrit l ’expérience du bandeau « comme une merveilleuse méditation soli­
taire qui occupait son temps », ou si l ’on veut, remplissait « le champ perceptif
aveugle ». L ’observation publiée par J. E. Bartlet (Brain, 1951) est aussi parti­
culièrement intéressante : ce vieillard de 84 ans et à moitié sourd a présenté
des « Éidolies hallucinosiques visuelles »(1), c ’est-à-dire une imagerie (reconnue
p ar lui comme pure illusion) q u ’il « percevait », après l ’extraction du cristal­
lin, lorsque l ’œil opéré était bandé et que l ’autre était ouvert mais amblyope.
Nous devons rappeler ce que nous avons déjà indiqué (Surrogatprinzip)
sur les mécanismes psychodynamiques de compensation « hallucinatoire »
chez ces «m utilés »perceptifs que sont les aveugles (2). Leurs expériences psychi­
ques ont fait l ’objet d ’une étude très intéressante de H. Jacob (1949).
A utant dire que tous les phénomènes hallucinatoires décrits dans ces cas
de cécité congénitale ou très précoce (notam m ent au cours des expériences
de J. Z ador avec la mescaline) ou des cécités plus ou moins complètes chez
les ophtalm opathes ou chez les vieillards atteints d ’amblyopie (Syndrome de
Ch. Bonnet), ou encore dans les amauroses transitoires (de type diencéphalique
comme l ’adm et G. de Morsier, 1969), ou au cours des amauroses progressives
— que ces troubles se rencontrent au début de la cécité ou parfois au contraire
très tardivement (J. Trillot et coll., 1937; J. de Ajuriaguerra et Legenne, 1946;
B. A. Sampaio et Cl. Igert, 1961), tous ces phénomènes sont extrêmement
hétérogènes. Et c ’est pourquoi il est si difficile aux auteurs d ’en tirer des conclu­
sions pathogéniques valables : les uns insistant sur l ’importance des « lésions
périphériques », les autres sur la nécessité de « lésions centrales »; les uns
m ettant ces phénomènes sur le compte d ’excitation sensorielle, les autres sur
les effets compensatoires de l ’imagination, etc. Q uant à nous, nous estimons
q u ’il y a une distinction à établir entre tous ces faits : les uns relevant de la
pathologie de la Conscience (comme p ar exemple dans les « cataractes delirium »
post-opératoires ou dans l ’observation rapportée par J. de Ajuriaguerra,
S. B. A ., p. 105), les autres — la plupart — entrant dans le groupe des Éidolies,
soit à type de protéidolies « illusions des sens » proprem ent dites p ar défaut de
form ation de l ’inform ation), soit à type de phantéidolies, ces dernières se
produisant comme un travail de rêve qui remplit le champ aveugle en tout ou

(1) J. E. Bartlet. A case of organized visual Hallucinations in an old man with


cataract and their relation to the phenomena of the phantom limb. Brain, 1951,
74, p. 363-373.
(2) Cf. supra (p. 365) ce que nous avons rappelé de la « vision phantom » après
énucléation d ’un globe oculaire.
D É S A F F É R E N T A T IO N — L E S S O U R D S 705

partie quand, comme nous le verrons plus loin, l ’arousal sensoriel diminue et
que s’installe l’état de « clauding o f sensorium ».

— L e s H a llu c in a tio n s c h e z le s so u r d s . — Elles se présentent dans des


conditions à peu près semblables. En effet, nous pouvons renvoyer à ce
sujet à l ’exposé que nous en avons déjà fait (Hallucinations acoustico-ver-
bales, p. 229; Éidolies hallucinosiques, p. 365 et sq.). Elles ont tout d ’abord été
décrites dans leurs rapports avec les « otopathies » comme des illusions sen­
sorielles dont l ’histoire, nous l ’avons vu, remonte aux descriptions de Bois-
sier de Sauvages (1768) et, bien sûr, même beaucoup plus loin (1). En effet,
l ’idée que l’Hallucination acoustique était essentiellement « sensorielle » devait
fatalem ent attirer l’attention sur l’organe des sens pour expliquer sa production.
A la fin du xixe siècle et au début du nôtre, Koffa, von Urbantschich, C. Fürst-
ner, E. Régis, Bryant, Séglas, etc., se sont beaucoup intéressés aux relations des
Hallucinations de l'ouïe et des lésions périphériques auriculaires. Plus récem­
ment, F. Morel (1936) et G. de M orsier (1938), puis H. Hécaen et P. R obert
(1963), J. de Ajuriaguerra et G. G am m e (1961), J. D. Rainer et K. Z. Alts­
huler (1963-1971) ont étudié d ’une façon très approfondie le problème des
relations entre surdité ou hypoacousie et Hallucinations auditives. Naturelle­
ment, à ces phénomènes hallucinatoires décrits dans leur relation plus ou
moins directe ou indirecte avec les lésions otitiques et com portant toute la
gamme des Hallucinations et même des Délires hallucinatoires (E. Regis,
1881; Otonello, 1930) se sont ajoutés tous les cas d'hypoacousie, d ’agnosie,
de surdité verbale par lésions centrales hallucinogènes, comme nous l ’avons
également exposé à propos de la pathologie acoustico-verbale, temporale
ou péri-sylvienne (cf. H. Hécaen et R. R opert, 1959). Nous ne reviendrons
pas ici sur tous les faits exposés déjà plus haut et dont on trouvera les
références bibliographiques soit dans la bibliographie à laquelle ils renvoient
à la fin de cet ouvrage (travaux de 1950 à 1971), soit dans les principaux travaux
que nous venons de rappeler. Par contre, nous devons insister sur trois points
essentiels.
T out d ’abord la psychologie des sourds-muets (cf. J. de Ajuriaguerra et
G. Garrone, p. 112-126) a retenu beaucoup l ’attention des psychologues et
psychopathologues génétistes (F. Heider et G. Heider, 1941; P. Oleron, 1957;
H. R. Myklebust, 1960; C. Leggeri, 1962; J. Remwig, 1969; J. D. Rainer et
K. Z. Altschuler, 1971). On trouvera dans tous ces travaux toutes les indi­
cations bibliographiques et un excellent exposé des mécanismes compensateurs
de l ’infirmité qui jouent, bien entendu, chez les mutilés de l ’ouïe comme chez
les mutilés de la vue. Mais pour ce qui concerne spécialement les Hallucinations,
rappelons les observations anciennes de Cram er (1896) ou celle plus récente

(1) J. de Ajuriaguerra et G. G arrone rappellent, d ’après K öppe, 1867, que


D onat en 1531 et Bodin en 1580 les avaient notées.
706 IS O L E M E N T S E N S O R IE L E T H A L L U C IN A T IO N S

de J. R ouart (1949) de la m alade Aline que nous avions longuement observée


ensemble. Ces faits prouvent to u t de même que l ’aveugle rêve et raconte
son rêve comme s ’il le voyait, le sourd « entend des voix » comme s’il les
entendait (1).
Q uant aux relations entre surdité acquise et délire hallucinatoire, il est
classique (Kraepelin, C. Fürstner, etc.) d ’adm ettre que des délires de persécution
plus ou moins hallucinatoires (com portant notam m ent des Hallucinations déli­
rantes acoustico-verbales) peuvent s’observer chez les sourds, car cette « para­
noïa des sourds » com porte aussi des Hallucinations auditives « particulièrement
indéterminées » disait Kraepelin, en faisant allusion à leur caractère illusionnel
ou interprétatif mais qui, p ar contre, sont « entendues » comme des voix de
« personnes déterminées ». Régis (1881) avait cru pouvoir même rattacher
directement le délire hallucinatoire et le « syndrome d ’automatisme m ental »
de certains otopathes à des lésions cochléaires. P ar contre, nous devons signaler
que d ’après les travaux de K. Z. Altshuler et de cet auteur avec J. D. Rainer
(1971), il ne paraît pas, selon eux, y avoir plus de schizophrénies chez les sourds
que dans la population générale, ni plus d ’hallucinés chez les schizophrènes
sourds (22 sur 57) que chez les schizophrènes en général.
Enfin un point plus im portant encore doit être signalé, comme il l’a été
notam m ent p ar F. M orel (1936), c ’est que les Hallucinations acoustico-verbales
paraissent à l ’examen audiométrique en rapport avec des lacunes gnosiques
ou perceptives du champ acoustique. Rappelons à ce sujet que même pour
les Hallucinations les plus élémentaires (acouphènes), les oto-rhino-laryngo­
logistes (Gaillard, 1963; P. Pazat et P. G roteau, 1970) ont p u m ontrer q u ’elles
correspondaient après les traumatismes sonores à des lacunes du champ
auditif et disparaissaient avec elles; somme toute, q u ’il y avait là aussi quelque
chose de semblable au membre fantôme après amputation du champ auditif.
Nous pouvons répéter à propos des Hallucinations dans leurs rapports
avec la surdité, q u ’éclate avec évidence la confusion qui range sous une déno­
m ination univoque des phénomènes hallucinatoires très différents. Là
encore, nous voyons clairement que tan t que les catégories naturelles de
l ’activité hallucinatoire ne sont pas identifiées, il est impossible de tenter une
approche théorique valable des phénomènes de structures si différentes. D ’où
les discussions interminables sur l ’origine périphérique ou centrale des Hallu­
cinations dans leurs rapports avec la surdité ou les rapports des Hallucinations
élémentaires et des psychoses hallucinatoires...
— Tous les faits que manifeste cette pathologie déficitaire des systèmes
perceptifs ne peuvent pas être interprétés d ’une façon simpliste. Il ne suffit pas,

(1) Le fait (R. L. G regory et J. G. Wallace, 1971, in Colloque I. N. S. E. R. M.)


qu’un aveugle depuis l’âge de dix mois et ayant pu à 52 ans récupérer, ou plutôt,
acquérir la vue en identifiant presque immédiatement les formes visuelles qui ne lui
étaient pas connues, suffit à démontrer que l’on peut « voir » avec les oreilles et
« entendre » avec les yeux ou les perceptions kinesthésiques, par la médiation même du
langage qui dit ce qui est perçu.
L E S EF F E TS D E L A D É S A F F É R E N T A T IO N 707

en effet, de ferm er les yeux ou de se boucher les oreilles pour halluciner. Disons
plutôt que certaines modalités de troubles de la fonction d ’information
q u ’assument les organes des sens et les centres qui élaborent leurs messages
sont manifestement « hallucinogènes » au sens plein et varié du terme.

Il est clair en tout cas que la grande explication classique (le recours au
concept d ’excitation sensorielle) est ici caduque puisqu’il s’agit d ’un processus
de « clouding o f sensorium » « hallucinogène » à base de réduction ou de
suppression des Stimuli sensoriels. Mais on risque de tom ber de Carybde en
Scylla si on croit q u ’à l ’explication simpliste par les excès de Stimuli des nerfs,
organes ou centres sensoriels, peut se substituer une explication aussi simpliste,
celle d ’une désafférentation qui suffirait p ar elle-même à substituer les images
aux sensations, fût-ce en vertu de ce que M. Zuckerman avec D. P. S. Schultz
(1965) ou avec D . B. Lindsley, (1961) appellent une « sensoristasis ».
Les faits qui sont depuis vingt ans en discussion sont, nous semble-t-il,
assez éloquents pour nous m ontrer deux paramètres im portants de l ’action
hallucinogène de l ’isolement sensoriel. L ’un est constitué p ar la condition
« non-patterning » de la « perceptive deprivation », et l ’autre p ar l ’effondre­
m ent de la composante motrice de la perception.
Il est très remarquable, en effet, que le taux des images hallucinatoires
(mettons les plus « authentiques », c ’est-à-dire les plus irréductibles à une
imagerie normale ou suggérée) ne croît pas avec la réduction sensorielle. Ce
n ’est pas, en effet, lorsque — selon une probabilité au moins relative —
l ’obscurité, le silence et la désafférentation sensitivo-sensorielle ont atteint
(ou tendent vers) un zéro d ’ « inputs » que le sujet voit le plus d ’images.
D ’après S. J. Freedman et coll. (S . W., p. 108-115), c’est au contraire lors­
que le champ perceptif devient homogène (1), c ’est-à-dire que le « patter-
ning », l ’ordre des présentations objectives ou de la « Gestaltisation » ne peut
s’opérer, que les Hallucinations apparaissent, et plus particulièrement, selon
M. Zuckerman, sous forme de type A ou I selon la nomenclature géné­
ralement employée et, pour nous, sous forme de protéidolies. Nous aurons
plus loin à souligner l ’importance de ce point de vue pathogénique, à nos yeux
capital, pour une théorie de ces illusions des sens (au sens d ’Esquirol) que
sont les « Éidolies » (et plus particulièrement les « protéidolies », ces fameuses
images « simples » appelées aussi « meaningless » pour éclater sans contexte
significatif ou ne com porter aucune complexité de représentation). J. Vernon
et Th. E. McGill (S. W., p. 146-152) ont publié un très joli travail pour mon­
trer l ’importance d ’un « non patterning » hallucinogène. Ils ont placé leurs
sujets dans des conditions d ’isolement progressif (phase I et phase II, cette
dernière étant caractérisée p ar une réclusion plus sévère dans la chambre

(1) C’est cette condition que me paraît seule valablement viser le concept théorique
de « Optimal levels o f stimulation and arousal » développé par M. Zuchermann
(in Z., p. 407-432).
708 IS O L E M E N T S E N S O R IE L E T H A L L U C IN A T IO N S

d ’expérience). Les Hallucinations dans ces conditions ne se sont produites


(quinze fois) que dans la première phase et une seule fois dans la phase de
restriction sensorielle plus complète. Plus récemment, N. Rosenzweig et
L. M. G ardner (1966) ont m ontré que lorsqu’on soum ettait les sujets à une
restriction des Stimuli auditifs ou lorsqu’on leur faisait entendre des enre­
gistrements significatifs, on observe moins d ’Hallucinations que lorsque le
Sujet est placé dans des conditions de « white noise », ou q u ’on leur fait
entendre des enregistrements à l ’envers, tout se passant comme si c ’était le
« non pattem ing », le « brouillage » de l ’inform ation ou l ’équipotentialité de
tous les Stimuli (c’est-à-dire leur absence d ’ordre) qui favoriseraient l ’appa­
rition des images hallucinatoires. Cela revient à dire, comme y insiste depuis
longtemps l ’école de Princeton (J. Vernon et coll.), que la pathogénie
de la production d ’imagerie hallucinatoire dans les conditions expérimen­
tales de la sensory deprivation est complexe. Elle exige notam m ent plutôt
une « perceptive deprivation » q u ’une « sensory deprivation », une perte de l ’ordre
anti-aléatoire du champ perceptif (G. Ferrari et coll., 1971).
La preuve que l ’effet hallucinogène dans la S. D. ne dépend pas de la simple
désafférentation mais de l ’impossibilité de structurer le champ perceptif, nous
est fournie p ar les expériences de A. M. Ludwig (1972). Sa technique de « sen­
sory overload » (S. O.), en soum ettant 46 sujets à un véritable bom bardem ent
acoustique ou visuel, a m ontré que les sujets « hyperstimulés » présentaient
plus de « phénomènes psychédéliques » que lorsqu’ils étaient soumis à la
« Sensory deprivation ».
Un autre param ètre de l ’action hallucinogène de la « Sensory deprivation »,
c ’est l'immobilité.
Ce qui nous a paru — entre autres contributions intéressantes — cons­
tituer un dès points im portants mis en évidence dans le Symposium de Bel-
Air (1964), c ’est la mise en évidence du facteur d ’immobilité, et plus géné­
ralem ent des composantes motrices de la perception (1) dans la pathogénie de
1’ « imagerie » des « sensations rapportées » au cours de l ’isolement sensoriel
expérimental. La contribution la plus originale à cette réunion dont le thème
était « Désafférentation expérimentale et clinique » a été certainement celle
de C. Cherpillod, O. K oraluck et de J. de Ajuriaguerra (p. 177-200) intitulée
« Désordre psychosensoriel par désafférentation au cours de la curarisation
des tétanos ». Dans cette condition thérapeutique (et expérimentale pour le
problème qui nous occupe), on observe en effet une production d ’images
visuelles (mais aussi somesthésiques et auditives) du même ordre que dans
l ’isolement sensoriel. Bien entendu, le facteur « stress » ou l’état confusionnel
peuvent et doivent entrer en jeu pour favoriser cette éclosion hallucinatoire,
mais il semble que l ’action propre du curare peut être invoquée non seulement
en tan t qu’agent paralysant primaire mais en tant q u ’hallucinogène secondaire.
Il faut admettre, comme les observations de J. Mendelson, Ph. Solomon et

(1) Le travail de S. J. F reedman doit attirer spécialem ent l ’atten tio n (Remarks
on the relation between perception and motion, S. B. A., p. 298-306).
U I. S. CONDITION NÉGATIVE HALLUCINOGÈNE 709

P. H. Leidermann (1958) l ’ont m ontré chez les poliomyélitiques placés dans


le poum on d ’acier et conformément aux opinions exprimées p ar D. Wexler,
W. Héron, L. Goldberger, S. J. Freedman, S. I. Cohen, etc., que l ’effet halluci­
nogène de la situation expérimentale dite de « sensory deprivation » est aussi
une condition expérimentale de paralysie motrice, laquelle peut entrer en ligne
de com pte dans la pathogénie de l ’imagerie hallucinatoire, idée défendue par
tan t d ’auteurs (R. M ourgue en particulier) qui se sont occupés des rapports
de la perception et du mouvement et de la désintégration des fonctions motrices
dans le déterminisme de certaines Hallucinations (cf. p. 203-208, 363, 456).

Si nous avons consacré tout un chapitre à l ’action hallucinogène de l ’iso­


lement sensoriel, et si au terme de ce chapitre nous devons constater que le plus
grand nom bre de phénomènes « Hallucinatoires » ne le sont pas — pour être
une imagerie statistiquement norm ale (représentation) ou qualitativement
normative (réaction d ’adaptation) — c ’est que les phénomènes hallucinatoires
peu nombreux mais incontestables m ontrent à l ’évidence que, même au niveau
classiquement considéré comme le plus « élémentaire » ou le plus « sen­
soriel », ils doivent être tenus pour I ’e f f e t d ’u n e d é s o r g a n i s a t i o n d u
CHAMP PERCEPTIF, C ’EST-A-DIRE RELEVER D ’UNE PATHOGÉNIE ESSENTIELLE­
MENT NÉGATIVE AU SENS DE H . JACKSON.

L ’histoire de l ’isolement sensoriel « hallucinogène » est partie des situa­


tions « robinsoniennes », de claustration ou de « lavage de cerveau »; et c ’est
peut-être vers elle q u ’elle revient. Le pouvoir hallucinogène des situations
expérimentales paraît, en effet, conjectural quand il se confond avec l ’effet
d ’un « stress », de la « suggestion » ou de la solitude, car les « reported sensa­
tions » paraissent alors devoir être interprétées, en dernière analyse, comme
une « réaction » normale à l ’isolement situationnel, affectif ou imposé : somme
toute, à une incarcération au sens fort du terme, de la vie psychique condamnée
à ne pas communiquer avec le monde extérieur et avec autrui. Cependant, le
fait que de vraies Hallucinations peuvent être engendrées par l ’expérience
d ’isolement sensoriel — et plutôt dans le sens et avec la technique de la « per­
ceptive deprivation » que par la « sensory deprivation » — manifeste la capacité
hallucinogène de la désafférentation au niveau des divers étages psycho­
sensoriels. E t c ’est bien à ce niveau fonctionnel et proprem ent neurophysio­
logique que les images hallucinatoires — pour autant q u ’elles ne sont pas un
effet seulement de l ’imagination ou de la suggestion ou de la réaction adap­
tative des sujets en expériences — apparaissent dans leur réalité clinique et
pathogénique. Mais comme ces phénomènes sont rares — on peut presque
dire exceptionnels — on comprend que la première idée (celle d ’une causalité
psycho-réactionnelle) ait tendance à éclipser la seconde (celle d ’une causalité
neuro-physiologique). D ’où le développement depuis plusieurs années de
travaux sur 1’ « expectancyset », le « stress » et les motivations des réponses
710 IS O L E M E N T S E N S O R IE L E T H A L L U C IN A T IO N S

que fait le sujet aux questions et aux questionnaires des expérimentateurs de


l ’isolement sensoriel (M. O ’Connor, H. F. H arlow et M. K. Harlow, P. C. Raca-
mier, in C. R . S. B. A ., 1964, et l’ouvrage collectif dirigé p ar J. P. Zubek,
1969). Ce dernier m et l ’accent sur le facteur situationnel qui « réalise » expé­
rimentalement une « mise en condition » ne déclenchant, de ce fait, que des
réactions faussement hallucinatoires. C ’est une façon de nier le pouvoir halluci­
nogène de l ’Isolement sensoriel et de revenir aux contestations de la Princeton
University (1957-1958).
Mais si quelque chose peut demeurer de tous les travaux qui ont inspiré
les premières recherches de D. O. Hebb et de l ’école de l ’Université McGill,
c ’est q u 'effectivement, dans un certain nom bre de cas et dans des conditions
que nous avons tenté de préciser, il y a une production d ’images (de « protéi-
dolies » ou de « phantéidolies ») qui apparaissent dans des conditions expéri­
mentales quand l ’Isolement sensoriel altère la perception en brouillant l ’infor­
mation, en « homogénéisant le champ perceptif » (non-patteming), le rendant
ainsi perméable à l ’apparition hallucinatoire des images que l ’organisation de
l ’être conscient et plus spécifiquement celle des organes des sens « contient ».

N O T IC E B IB L IO G R A P H IQ U E
(Principaux travaux à consulter)

Symposium de H arvard, 1958, sur la Senaory Depri­ Ajuriaguerra (J. de). — Symposium sur la désaffé­
vation, par Ph. Solomon et coll., H arvard Univer­ rentation. Bel-Air, 1964. C . R . Ed. M asson, Paris,
sity Press, Cambridge, 1961. 342 p.
Symposium de W ashington, 1958, sur les Halluci­ Schultz (D. P.). — Sensory Restriction. Effects o f
nations, par L. J. West, New York, Ed. Grune et Behavior. New York, Acad. Press, 1965.
Stratton, 1962. R uff (G . E.). — Sensory deprivation. American
A Bibliography o f Experimental Studies o f Sensory Handbook o f Psychiatry, de A riett, 1966, t. UL
Deprivation with Human Subjects, par J. C. POLLARD, Weinstein (S.) et coll. — Bibliography o f sensory
C. W. J ackson, Jr., L. U hr et D. F euerfile. perceptual deprivation isolation and released areas.
M ental H ealth Research Institute the University o f Percept. mou Sktll, 1968, 26, p. 1119-1163.
M ichigan, juillet 1961 document n° 11. Z ubek (J. P.). — Sensory deprivation (Fifteen years
Barte (H .). — L’isolement sensoriel. Thèse, Paris, o f), New Y ork, 1969. E d. Appleton Century
1963. K rafts, 409 p. (Ouvrage collectif dont les princi­
E y (H .) et Barte (H .). — L’isolement sensoriel. paux chapitres sont dus à J. P. Z ubek. P. Suedfbld
Presse Médicale, 1963, 71, p . 1673-1678. et M. Z uckermann).
P aou (M.). — Considérations sur le rôle de l’isolement Madow (L.) et Snow (L. H .). — The psychodynamic
sensoriel en psychopathologie. Thèse, Bordeaux, implications o f physiological stress on sensory
1963. Ed. FrouUlard. deprivation, Springfield, Ch. T. Thom as, 1970.
R acamier (P. C.). — Sur la privation sensorielle et F errari (G .), G iodarni (L .) et M uscatello (C. F .). —
sur les choses qui nous entourent. La Psychiatrie La patologia di privazione sensoriale. Rivista sper.
de Perdant, 1963, t. VI, p. 255-279. di Freniatria, 1971, 95, 686-720.
Svab (L.) e t coll. — Bibliographie générale sur l’iso­ L udwig (A. M .). — Psychedelic effects produced by
lation sensorielle. Psychiatr. Research Institute de Sensory Overload. Amer. J. o f Psychiatry, 1972,
Prague, 1964 (texte dactylographié à la Bibliothèque 128, 1294-1297.
médicale de Sainte-Anne â Paris).

On trouvera à la fin de l'ouvrage dans la Bibliographie spéciale sur / 'I s o l em en t


les références aux travaux cités dans ce chapitre qui nous ont paru les plus
s e n s o r ie l ,
intéressants.
F IN D U T O M É P R E M IE R

Les annexes sont placées à la fin du tome II.

MASSON ET Cle, ÉDITEURS IMPRIMERIE BARNÉOUD S. A.


120, Boul. St-Germain, PARIS VIe en^France LAVAL
Dépôt légal : 3e trim. 1973 N° 6615. — 7-1973

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