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Ey - Traité Des Hallucination, Tôme 1
Ey - Traité Des Hallucination, Tôme 1
DES
HALLUCINATIONS
OUVRAGES DE L ’AUTEUR
Autres ouvrages :
HALLUCINATIONS
PAR ,
Henri EY
TOME PREMIER
MASSON ET O , ÉDITEURS
120, Boulevard Saint-Germain, PARIS (6e)
= = = = = i 973 =
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés pour
tous pays,
La loi du l t mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une
part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et
non destinées à une utilisation collective » et. d'autre part, que les analyses et les courtes
citations dans un but d ’exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction inté
grale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants
cause, est illicite » (alinéa 1er de l'article 40).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc
une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
Imprimé en France
A MA FEMME
Le travail scientifique étant une chaîne, je dédie cet ouvrage à la mémoire
de ses véritables auteurs :
H. E.
Plusieurs de mes collègues ou amis ont bien voulu m ’aider à corriger les
épreuves de ce livre ou à me donner des conseils qui m ’ont été très utiles.
Je les en remercie très chaleureusement.
PREFACE
Dans cette Préface qui doit préparer le lecteur au travail que l'auteur attend
de lui, celui-ci doit bien indiquer à celui-là, comme je le fa is ici, le sens de la Psy
chiatrie : elle est non pas un instrument de la répression par la Raison,
la Civilisation, la M orale ou la Société, mais le savoir e t l'action nécessaires pour
affranchir l'hom m e aliéné dans sa maladie mentale, de la répression qu'exerce
sur sa liberté son Inconscient. L'exploitation politique fa ite à cet égard des concepts
(et des asiles) psychiatriques est intolérable.
X PRÉFACE
\ _
A yant eu ainsi le souci d'aller jusqu'au plus profond des problèmes qui
s'entrecroisent et se m ultiplient à propos de l ’Hallucination, le lecteur voudra
bien me pardonner si Je n ’ai pu aller jusqu'au bout de mes expositions. Car
tant en ce qui concerne les illusions jde la condition humaine en général, la nature
de la connaissance subjective, éidétique et irrationnelle (m ystique ou psychédéli
que), la fonction des organes des sens dans la direction de la, vie psychique et tant
d'autres problèmes passionnants et vertigineux, j ’a i la conscience de n ’avoir pu
ni su aller jusqu’au fo n d des choses. M ais d ’autres que moi, peut-être parce
qu’ils auront bien voulu lire et méditer cet ouvrage, pourront y aller. I l le fa u t,
car il ne suffit pas de fa ire la politique de l’autruche en déclarant qu’il n ’y a ni
maladie mentale, ni pathologie, ni psychiatrie, ni Hallucination. On ne résout pas
les problèmes en refusant de les poser. Je convie tout Psychiatre digne de ce nom
et aussi de la plus noble des sciences médicales, à ne pas s ’abandonner à ces
sophismes et à saisir les réalités cliniques telles qu'elles s ’imposent à nous méde
cins, même si ceux qui, des horizons lointains ou nébuleux de la philosophie, de la
sociologie ou de la politique, ne les connaissant pas, affirm ent qu’ils n ’existent
pas. C ’est bien, en effet, le tribut que, même à son insu, doit payer aux illusions
idéologiques le romantisme anti-psychiatrique qui voudrait nous fa ire croire
que tous les hommes sont également hallucinés, qu’il n ’y a pas d ’Hallucinations,
que tous les hommes étant fo u s, seuls peut-être peuvent être désignés comme
particulièrement fo u s ceux qui croient à la réalité de la fo lie... et des Hallu
cinations... : somme toute, que la réalité n ’existe past Or, T Hallucination est
là précisém ent pour nous démontrer ab absurdo qu’on ne saurait mer la réalité
sans tomber soi-même dans cette Hallucination négative dont Freud disait qu’elle
est l'essence même de l ’Hallucination.
H. E.
TABLE DES MATIÈRES
TOME PREMIER
Pages
Pr éfa c e ............................................................................................................................ vn
A vant-p r o p o s ...................................................................................................... 1
L ’objectivation de la perception sans objet et le problème des « illus
trations » d ’un Traité des Hallucinations............................................. 1
L'objectivation de l’image par le sujet (expression et production) (4).
La fonction d ’expression de la réalité psychique (7). Expression et
production (12). L’objectivation de l’image et l’organisation de
l’être psychique (18). Le contresens de l'objectivation de l’Halluci
nation (20). L’apparition de l’Hallucination dans la catégorie du
réel clinique (20). La réalisation plastique de l’Hallucination
ajoute-t-elle ou retranche-t-elle à la réalité clinique de l’Hallucina
tion ? (28). Valeur de la reproduction plastique de l’Hallucina
tion (32).
Page»
DEUXIÈME PARTIE
Page»
C hapitre III. — L es H a llu cin a tio n s ta ctile s ......................................... 233
Anatomie et physiologie des récepteurs cutanés (234). La virtualité
hallucinatoire des perceptions tactiles (237).
Les diverses modalités d’Hallucinations tactiles ou haptiques (238) . 238
Les modalités structurales des Hallucinations tactiles (241). Condi
tions étiopathogéniques (243).
TROISIÈM E PARTIE
Page»
Caractères généraux des « éidolies » .................................................... 338
Les deux grands groupes d ’éidolies.......................................................... 344
Les protéidolies (345). Les phantéidolies (348).
Étude c lin iq u e ....................................................................................... 351
Les éidolies hallucinosiques visuelles (353). Les éidolies acoustiques
musicales et verbales (364). Les éidolies du schéma corporel (368).
Problèmes théoriques et pratiques du diagnostic des éidolies halluci
nosiques ...................................................................................................... 370
Éidolies hallucinosiques et délires dans leurs relations cliniques . . . 374
QUATRIÈME PARTIE
C hapitre premier. — Les H a llu cin a tio n s dans les a ffectio n s céréb ra les. 447
Encéphalopathies alco o liq u es............................................................... 448
La neuro-syphilis...................................................................................... 450
Les Hallucinations dans l’encéphalite é p id é m iq u e ............................. 455
Manifestations psychopathologiques de l'encéphalite (456). Éidolies
et Hallucinations délirantes au cours de l'encéphalite épidémique (461).
TABLE DES MATIÈRES XV
Pag««
Autres encéphalites et n é v ra x ite s.......................................................... 464
Les Hallucinations dans les tumeurs cérébrales................................... 466
Localisation des tumeurs hallucinogènes (468). Divers types senso
riels d’Haüucinations et siège de la tumeur (471).
Les Hallucinations dans les traumatismes cranio-cérébraux . . . . 475
Hallucinations et lésions vasculaires c é réb rales................................... 482
Hallucinations et sénescence cérébrale.................................................... 483
C hapitre II. — A ffectio n s céréb ra les. H a llu cin a tio n s e t ép ilep sie . 489
. Pas;es
Valeur des expériences subjectives provoquées par les hallucinogènes . . 659
Psychopathologie de l'expérience psychédélique (661). La dialectique
du sujet et de l’objet dans l’expérience psychédélique (661).
L’expérience psychédélique comme expérience délirante (662).
Valeur et métaphysique des expériences psychédéliques (665).
L’expérience subjective et le problème de la connaissance (666).
Différence et analogies entre expérience psychédélique, expérience
esthétique et expérience mystique (670).
TOME II
CINQUIÈME PARTIE
C hapitre premier. — L es H a llu cin a tio n s dans les p sych o ses aiguës . 713
Les Hallucinations dans la mélancolie (714). Les Hallucinations dans la
manie (715). Les Hallucinations des psychoses délirantes aiguës (720).
Les Hallucinations des psychoses confuso-oniriques. L'onirisme (731).
Les Hallucinations dans les syndromes de Korsakov (737).
C hapitre II. — L es H allu cin a tio n s dans les p sych o ses d élira n tes
c h r o n iq u e s .................................................................................................. 741
Le « Délire chronique » ................................................................................. 743
Les Hallucinations dans les diverses espèces de délires chroniques. . . 759
L'existence de quinze personnages délirants (760).
Groupe des schizophrénies..................................................................... 774
Les délires systématisés (Paranoïa) .................................................... 801
Les délires chroniques fantastiques (paraphrénies)............................. 829
Les transformations des trois espèces de délire chronique et leur forme
hallucinatoire.................................................................................................. 845
TABLE DES MATIÈRES xvn
Page»
C hapitre III. — L es H a llu cin a tio n s da n s les n é v r o s e s ....................... 855
Différences entre névroses et p sy c h o s e s .............................................. 855
Analogies entre névroses et psychoses.................................................... 857
Les Hallucinations dans la névrose obsessionnelle et les phobies. . . . 860
Rappel historique (860). La structure névrotique obsessionnelle et
phobique, et la fonction du réel (862). Description clinique des
phénomènes hallucinatoires, des obsessions et des phobies (863).
Les cas-limites (borderlines) de la névrose obsessionnelle et de la
paranoïa (871).
Les Hallucinations dans l’hystérie............................................................... 874
Les Hallucinations dans la grande névrose au temps de Char
cot (874). La structure hallucinatoire de la névrose hystérique (876).
SIXIÈM E PARTIE
G ë é tA L iT É s............................................................................................................ 899
¥
xvm TABLE DES MATIÈRES
P ig a
C hapitre II. — M odèle p s y c h o d y n a m iq u e .............................................. 983
Réflexions préliminaires sur les forces affectives et le système de la
réalité (983). La virtualité « hallucinatoire » des forces affec
tives (984). Le passage de la puissance pulsionnelle à l’acte percep
tif et l’organisation de l’être psychique (983).
Évidence de la manifestation de l’inconscient par l’Hallucination . . 988
La manifestation des affects inconscients dans les « Expériences
hallucinatoires délirantes » (990). La projection des affects incons
cients dans les Psychoses délirantes et hallucinatoires chroni
ques (994). La projection des affects inconscients dans les Éidolies
hallucinosiques (1008).
Théorie de la projection de l'inconscient comme condition nécessaire et
suffisante de l’Hallucination..................................................................... 1013
La satisfaction hallucinatoire du désir et la constitution des premiers
phantasmes (1016). La théorie économique de la projection hallu
cinatoire (1022). Théorie « topique » de la projection hallucina
toire (1040).
Nécessité d’un complément au modèle linéaire de la projection du
désir dans l ’H a llu c in a tio n ..................................................................... 1050
Structure négative de l ’Hallucination (1051). Mise en défaut de
l ’épreuve de réalité (1057).
SEPTIÈME PARTIE
LE MODÈLE ORGANO-DYNAMIQUE
Pages
La fonction et le sens des organes des s e n s ........................................ 1122
Évolution des idées sur « la sensation » comme élément nécessaire
de la perception (1125). L’organe des sens considéré comme
récepteur (1137). L’organe des sens considéré comme prospecteur
(1143). Le sens des « sens » et du « sentir » (1156). L’organisation
anti-hallucinatoire des organes des sens (1159). Intégration et
subordination des organes des sens dans l ’organisation du corps
psychique (1174).
Pages
L ’organisation des analyseurs perceptifs incompatible avec la notion
d'excitation hallucinogène (1284). Critique du concept d ’excitation
neuronale (1285). La dynamique des systèmes perceptifs irréduc
tible à l’action des Stimuli (1288). Interprétation des faits de stimu
lation électrique ou d ’irritation lésionnelle par une théorie de la
désintégration du champ perceptif (1298). Pathogénie des éido-
lies (1303). Pathogénie des phantéidolies. Blocage et inversion du
courant d’information (1305). Pathogénie des protéidolies. Les
déformations de l ’information (1321).
Sens général de la théorie organo-dynamique des Hallucinations. . . 1338
HUITIÈME PARTIE
THÉRAPEUTIQUE DES HALLUCINATIONS
signes objectifs ces intentions et mouvements subjectifs que sont les images, et
que s’il se distingue aussi des impressions sensorielles qui signalent au sujet la
présence des objets, extérieurs à lui-même, que fait lever en lui leur perception.
Dès lors, la recherche pratique de documents propres à illustrer les modalités
des phénomènes hallucinatoires ne tarde pas à paraître vaine. Tantôt, en effet,
on ne sait pas si ce qui est dessiné ou peint comme Hallucination a été « vrai
ment » perçu ou a été seulement imaginé (et parfois après coup et sur demande).
Tantôt, p ar contre, on ne peut s’empêcher déjuger « hallucinatoires » les images
de la folie, ces bizarreries de formes insolites q u ’un schizophrène ou q u ’un
artiste génial projettent également sur le papier, dans le cahier d ’un journal
intime ou dans son soliloque.
A utant dire que l ’Hallucination illustrée et comme armorialisée du sceau
personnel de l’halluciné perd son statut de fiction par la coalescence de
l’image et du percept qui abolit l ’espace de sa propre présentation
entre la reproduction et la perception. L ’Hallucination fuit en effet sous
le regard objectif d ’autrui non point que « nous autres » ne puissions
la saisir cliniquement comme une réalité (attestée précisément par la charge
en quelque sorte explosive de sa puissance de conviction absolue ou p ar la
commotion éprouvée à son insolite apparition), mais parce que sa réalité
n ’est pour ainsi dire pas de ce monde, de ce monde dans lequel les moyens
d ’expression de l ’halluciné (quand il les possède avec ou sans talent) font
tom ber la perception sans objet jusqu’à n ’être plus q u ’un objet offert à la per
ception des autres... (1).
(1) Mouvement qui semble tourner le dos aux thèses du primat de la réalité psy
chique (Platon, Kant , H usserl) mais sans cependant coïncider avec l ’intellectua
lisme ou le rationalisme de Spinoza et de M arx. Tant il est vrai que c’est la vie qui
résout la contradiction entre la matière et l ’esprit, entre le sujet et le monde de ses
objets.
LA FONCTION D’EXPRESSION DE LA « RÉALITÉ » PSYCHIQUE 7
1° L a fo n c tio n d ’e x p r e s s io n d e la r é a lité p s y c h iq u e .
phénomène psychique qui ne s’inscrive dans un discours qui articule entre eux
les niveaux et les possibilités du réel. Or, c’est précisément la fonction même
de l ’être conscient (ou si l ’on veut du Moi) d ’être le gardien de la loi, c’est-
à-dire de la constitution même du système de la réalité. Et, effectivement,
quand nous allons suivre l ’image depuis son apparition endogène (son émer
gence) jusqu’à sa réalisation et même jusqu’à sa réification, ce sont les diverses
fonctions du réel assumées p ar l ’être conscient qui nous seront ipso fa cto
dévoilées. Si nous parlons d ’abord de ce courant centrifuge, c’est précisément
pour consacrer en quelque sorte le prim at et, si l ’on veut, le privilège de l ’inten
tionnalité du Sujet comme fondatrice de son monde. C ar contrairement à la
thèse proprem ent réaliste, nous pensons que c’est d ’abord le mouvement,
l ’aspiration du Sujet, qui constitue son monde ou, ce qui revient au même,
que c’est l ’organisatjpn même de son corps qui est le centre de son monde
(pour si « décentrée » que soit ensuite son existence quand elle est jetée dans la
problématique heidéggérienne de son « Dasein »).
Ce qui nous est donné dans notre « Cogito » c’est, en effet, l’émergence
même de la pensée à partir de l ’impensé. Cette idée si largement et abusive
ment exploitée par le structuralisme contemporain, nous ne pouvons pas ne
pas la reprendre à notre compte car elle n ’est rien d ’autre que celle d ’une
genèse de la pensée à partir d ’un corpus. Seulement p o u r nous, il ne s’agit
pas comme on se le figure trop naïvement d ’un corpus social de relations exté
rieures mais de l’organisme lui-même pour autant q u ’il porte en lui sa finalité
propre et, au-delà, sa program mation spécifique.
La « Hylé », la « couche » éidétique de la conscience, c ’est et ce ne peut être
q u ’un « en soi » qui se présente « pour soi ». De telle sorte q u ’à la base de son
« Cogito » le Sujet rencontre une émergence de phénomènes qui constituent
comme des « objets » de son expérience. M ais de singuliers objets pourtant
pour être précisément des contre-objets. C ar lorsque quelque signifiant que ce
soit émerge d ’une région de l ’être en tan t q u ’objet de connaissance devenant
« quelque chose » dont la conscience se saisit, il ne signifie rien d ’autre que le
profond mouvement du Sujet. Ce genre d ’objectivité qui caractérise la réalité
( R ealität) du vécu en tant que modalité du sentir, appartient et ne cesse jamais
d ’appartenir au Sujet. Quelles que soient les discussions qui n ’ont pas manqué
de s’instituer au sujet de 1'Erlebnis (vécu) et de l’image (B ild ), c ’est-à-dire de
sa modalité la plus près du vécu englué dans une subjectivité radicale (1),
il paraît évident que l ’image — la représentation — ne peut surgir que dans
un contexte (au sens littéral du term e qui implique en effet déjà concept et
langage) de conscience.
Mais à ce niveau d ’émergence de l ’image pour autant q u ’elle surgit de la
sphère du corps, de l’Inconsdent e t de l ’impensé (1), en même temps que nous
voyons, que nous sentons apparaître en nous-même dans notre propre monde
interne les objets radicalem ent subjectifs que sont les images, nous savons que
ce ne sont que des images qui sont comme exhalées par la respiration de notre
être psychique. Leur « objectivité » (2) est à cet égard deux fois révoquée en
doute, et p ar le Sujet lui-même qui se les attribue à lui-même, et p ar autrui
qui aperçoit mieux que le Sujet que leur configuration en tan t que signifiant
ne correspond pas nécessairement au vécu, au signifié. Nous saisissons ainsi
en quelque sorte dans sa matrice originelle l’inauthenticité de l ’expressivité
ou, si l ’on veut, son « symbolisme ».
A u fur et à mesure que l ’image poursuit son itinéraire d ’objectivation et
d ’abord celui de l 'expression, nous la voyons se surdéterminer toujours davan
tage en accroissant toujours plus l ’écart qui sépare l ’expression du vécu. Il
en est bien ainsi des fonctions d ’expression des émotions que la psychologie
classique du xixe siècle m ettait au premier plan de son intérêt. Dès q u ’apparaît
en effet avec le rire, les larmes, les cris ou les gestes la possibilité d ’exprimer
le vécu émotionnel, apparaît aussi la possibilité d ’un simulacre ou d ’une feinte
(la « shamrage »). Mais c ’est bien sûr p ar et dans le langage que la fonction
d ’expression trouve à la fois le moyen « naturel » de véhiculer la pensée,
c’est-à-dire le monde interne des représentations et des intentions, et aussi le
moyen de la cacher. Le langage est l ’instrum ent même de l ’inauthenticité de
l ’existence pour autant que la vérité q u ’il exprime ou dissimule emprunte
également les modes de son discours. Il est vrai, comme nous y insisterons
plus loin, que le piège du langage peut se prendre à son propre piège, ce qui
constitue la condition même de toute dialectique et de toute herméneutique.
Mais il nous suffit ici de m arquer et de faire rem arquer que le mouve
ment même de l’expression consciente, c ’est-à-dire des structures de l ’être
conscient, com portent nécessairement cette problématique de l’authenticité.
L ’image véhiculée p ar la parole perd au cours de ce développement discursif
son apodicticité. Elle se soumet aux aléas de l’inautlfcnticité du discours, de
telle sorte que son objectivation tout en la livrant à la connaissance commune,
réserve ou préserve son caractère conjectural. Ce que nous savons du vécu
de l’autre p ar son discours demeure toujours sujet à caution, et sa vérité ne
(1) Car, bien sûr, et n ’en déplaise à un certain structuralisme abstrait, l’Inconscient,
c’est-à-dire les processus primaires de la « pensée » (ou plutôt de la « pesée ») incon
sciente, ne peut être assimilé, ni à une syntaxe, ni à une logique. -
(2) H. R ohracher (1970) a récemment encore souligné que ce passage de la réalité
subjective à son objectivation laisse toujours <« quelque chose » du sujet « inexpri
mable » ou « ineffable ». Mais chez le sujet normal ou dans les relations intersub
jectives ce reste est mis entre parenthèses.
10 U OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »
peut être établie ou rétablie que par un travail interprétatif au moyen duquel
(par l ’intermédiaire duquel) est saisie la réalité de l’image hors de toute immé-
diateté et p ar une nécessaire médiation des cercles concentriques sémantiques
ou des superpositions métaphoriques. A utant dire q u ’il existe bien une voie
royale que doit em prunter l ’objectivation, c’est-à-dire la communication
intersubjective des phénomènes psychiques en général et de l ’image en particu
lier, mais que cette voie royale qui est du royaume du verbe ne nous conduit
directement, ni à une conscience claire, ni à un savoir certain. Les configurations
noético-noématiques de la Conscience ne contiennent pas une vérité initiale et
en quelque sorte absolue; elles sont un progrès vers la vérité. Cela revient à dire
que lorsque nous nous posons le problème de la valeur du « vrai » que contien
nent ou représentent les expressions psychiques qui constituent les démarches
de l ’objectivation du monde interne des « images », nous ne visons que des
valeurs éidétiques subjectives (la « R ealität ») et que la pensée ne parvient à
véhiculer la vérité objective que par sa rationalisation, c ’est-à-dire en cessant
précisément comme nous allons le voir m aintenant d ’être purement « expres
sive » pour être « constructive ».
Ce mouvement expressif ou expression des intuitions et des représentations,
c ’est-à-dire de la couche éidétique de la vie psychique, est donc caractérisé par
son origine imaginaire, et sauf, comme nous venons de le souligner, à subir
une m utation dans le sens de la construction rationnelle, il reste soudé au monde
de la subjectivité.
Tous les philosophes de tous les temps n ’ont cessé de se pencher sur le sens du
sens, c’est-à-dire des modalités des signes, des significations, des signifiants et des
signifiés. Nous venons d’indiquer que toute la vie psychique consistait dans le mou
vement même qui porte le sujet à « se réaliser » devrait être considéré comme un tour
billon dans lequel s’entrecroisent deux sens. D ’après Husserl (1) ces deux sens sont
ceux qui correspondent au « Doppelsinn » (au double sens) du mot signe (Ausdruck)
ou indication (Anzeichen). Ce qui est à l’origine de ces mouvements de réalisation de
l’être dans sa représentation, sa parole ou son action, n ’est et ne peut être que la pré
sence vivante des essences, des idées (au sens platonicien du terme) qui constituent le
domaine immanent du psychique pur, la couche de l’éidétique pure du vécu psychique,
la région mondaine de la psyché (Ideen, I, 59) où surgit « ce qui veut dire quelque
chose ». Or, cette aspiration (comme celle du mouvement même qui ouvre les pou
mons à la vie organique) sous son aspect général de « Bedeutung », de signification
intentionnelle a une double fonction : celle de l'expression et celle de l'indication.
L’expressivité de l’expression cependant s’entrelace nécessairement (verflechte)
avec la fonction indicative, car l’idéalité de la Bedeutung est liée à son énoncé. Ce
qui, au fond de nous, veut, pour nous, dire quelque chose ou nous contraint à en pren
dre conscience, devient ainsi et déjà indice. Et c’est ce que nous avons souligné plus
haut en disant que l’image (expression prise dans le sens d ’un phénomène éidétique
apparaissant comme pour remplir la mission du sens qui l’a suscitée) s’objective dans
la manifestation qui la fait apparaître dans le monde des objets. Mais Husserl et
(1) Nous suivons ici dans cet exposé la lucide réflexion de Jacques D errida, La
voix et le phénomène. Paris, P. U. F., 1967.
LA FONCTION D'EXPRESSION DE LA « RÉAUTÉ » PSYCHIQUE 11
2° E x p r e s s io n e t p r o d u c tio n .
Comme nous venons de le voir — notam m ent en faisant allusion aux
œuvres et objets produits à partir de l ’image ou la reproduisant — l ’objecti
vation par laquelle le Sujet expulse h o b de lui-même (non pas seulement comme
dans l ’expiration de la respiration mais comme dans l’accouchement même
du produit de la conception) ce qui y avait pris source et racine, cette objecti
vation peut aller si loin q u ’elle fait tom ber (ou accéder) l ’image au niveau des
choses. C ’est-à-dire que l ’image n ’est plus seulement vécue dans une intuition
éidétique subjective, qu’elle tom be non pas seulement sous le sens (comme
quand elle s’objective p ar le seul soliloque) mais sous les sens de l ’autre.
Quand elle s’exprime dans le dialogue écrit, parlé ou peint, l ’image devient
alors objet, c’fst-à-dire que se séparant d ’une chair purem ent subjective elle
s’incarne dans les propriétés du monde physique lorsque, p ar exemple, elle
devient statue, architecture ou peinture, c’est-à-dire quand elle parvient à sa
réalisation plastique. Par là, l ’image retourne en quelque sorte à son origine
empirique (si l ’empirisme sensationniste est métaphysiquement valable) : copie
de la réalité, elle revient prendre sa place dans l ’espace de la réalité. Nous
pouvons négliger ici la question de savoir s’il y a plus de reproduction que de
production dans cette réification de l ’image, car ce d est plutôt un problème de
valeur poétique ou en tout cas esthétique.
Nous devons cependant souligner dès m aintenant que l ’image fournie
p ar l ’imagination, l ’inspiration, le génie poétique, ne s’écoule pas passi
vement à l ’extérieur comme dans un mouvement d ’exhalation de l’être
inconscient. La grande erreur commise p ar tan t de faux penseurs de l ’esthé
tique ou de faux psychopathologues, consiste précisément à oublier ce temps
de véritable transform ation q u ’implique le travail « poétique ». N ous aurons
l ’occasion d ’insister longuement et plusieurs fois sur ce point fondamental,
notam m ent à propos de la « fausse activité hallucinatoire » attribuée aux artistes
ou assez sottement revendiquée parfois par eux comme pour affirmer ainsi leur
génie, sinon leur don surnaturel.
Le philosophe bâlois Paul Häberlin (Philosophische Anthropologie, Zürich,
1941) a lutté contre cette tendance, et A. Bazanle (1959) a mis en garde contre
les illusions de cette géniale et folle spontanéité. Mais rien n ’y fait. La réduction
de la création esthétique à un quantum d ’intensité de l ’image, ou autrem ent dit,
le point de la courbe q u ’elle parcourt, est illustrée p ar l ’ingénieux mais assez
naïf diagramme p ar lequel R. Fischer (in W. Keup, 1970, p. 324) représente
le passage des points d ’activité « norm ophrénique » à ses degrés de relâchement
jusqu’au Zen Satori, puis le Zen Samadhi et à ses degrés d ’exaltation, depuis
la schizophrénie jusqu’à la catatonie (?) et l ’extase mystique...
Les écrits et dits des Psychanalystes sont saturés p ar les effets de ce péché
originel de la théorie « expressionniste » de l ’Inconscient dans l’œuvre d ’art.
A cet égard, les travaux de Freud (1), des grands classiques de la psychanalyse (2)
(1) Cf. J. C hasseguet-Smirgel, 1971, p. 29.
(2) On ne peut manquer de citer ici les travaux de E. J ones sur Hamlet, de R ank
LA FONCTION D'EXPRESSION DE LA « RÉALITÉ » PSYCHIQUE 13
sur Don Juan, de Sachs sur Schiller, de Mélanie K lein sur Colette, de Marie Bona
parte sur Edgar Poë, de K. R. C issler sur Léonard de Vinci^etc.
(1) Parmi les travaux de ces dernières années, signalons ceux de P. G reenacre,
« Childhood of the artist », Psychoanal. Study Child, 1957,12; de P. Luquet, « Ouver
ture sur l’artiste et la psychanalyse. La fonction esthétique », Rev. fr. de Psychanal.,
1963; de M. de M ’U zan, Rev. fr. de Psychanal., 1965; les Entretiens sur l'art et la
psychanalyse de Cérisy, Paris, 1968; le livre de S. K ofman, « L'enfance de l'art »,
Paris, Payot, 1971 ; l’artide de Ph. W eissman, « The Artist and his objects »,
Intern. J. Psychoanal., 1971, 52, 401-412; le livre de J. Chasseguet-Smirgel, « Pour
une Psychanalyse de l'art et de la créativité », Paris, Payot, 1971, représente assez
bien la thèse incessamment reprise dans toutes ces psychanalyses. Les pulsions
narcissiques, la projection du stade sadique-anal, les mécanismes de défense contre
la castration, l’identification phallique, la fixation fétichiste à l’objet transitionnel,
n ’expliquent rien ou peu du pouvoir de création de l’artiste puisqu’ils sont à tous
les hommes communs.
14 L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »
suée) pour si fasciné ou simplement captif q u ’il soit de ces images, elles ne
représentent jam ais q u ’une sur-réalité, une forme sensible qui se tient hors de
la réalité (au-dessus, au-dessous, mais en tout cas à côté de la réalité). Ceci
est capital pour le problème que nous envisageons ici. Pour si prenante, pour
si « pregnante », pour si captivante que soit la réalisation plastique de l’image,
d ie reste encore imaginaire. Les arts plastiques ne sont pas à cet égard telle
ment différents de la littérature qui, elle, à visage découvert ne travaille que
sur des signes, les vingt-cinq lettres de l ’alphabet pour obtenir l ’infinité séman
tique de ses œuvres; à telle enseigne que même lorsque le lecteur est enfoncé
dans sa poésie ou le tragique romanesque de l ’écrit, il peut toujours se dépren
dre de ce sortilège ou n ’y succomber q u ’avec retenue, sinon p ar intermittence...
La « réalité » de l ’œuvre d ’art n ’est donc pas celle d ’un objet physique, et
c’est précisément parce q u ’elle n ’est jamais un objet physique que l ’œuvre d ’art
contient cette « autre chose » qui sont à l ’égard des objets de la n atu re— fussent-
ils eux-mêmes pris pour objets d ’art (comme un coucher de soleil, le rythme des
vagues ou les frissons d ’un visage) — que sont le style et l ’inspiration que l ’au
teur communique au « percepteur ». Car il s’agit bien d ’une « perception des
recettes » prodiguées p ar l ’artiste (de cette monnaie de l ’Absolu comme dit
encore M alraux), perception qui dépasse les qualités sensorielles, moyen mais
non fin de l ’œuvre d ’art.
On nous excusera ce qui peut paraître ici une digression, en voulant bien
nous concéder que nous sommes très exactement, p ar ces considérations un
peu abstraites, renvoyés et maintenus au cœur du problème. L ’expression plas
tique de l ’image réalisée p ar la sculpture, l’architecture, la peinture, la photo
graphie ou le cinéma n ’est jam ais, ne peut jam ais être q u ’une création senso
rielle illusoire, tellement illusoire q u ’elle ne trom pe jam ais personne autrement
que p ar la fascination esthétique q u ’elle exerce en se présentant précisément
hors de la réalité prise elle-même comme l ’expression ou la création de sa
réalisation plastique, ne s’offrant elle-même que comme une réalité, mais la
réalité non pas d ’u n objet du m onde « objectif », celle d ’une image.
La réalisation plastique de l ’image n ’est donc pas un objet d u m onde des
objets mais la représentation d ’un objet (^auf à en être une simple reproduction
p ar laquelle la mémoire restitue au m onde des objets ce q u ’elle en a retenu).
U n tableau est un objet au deuxième degré. Objet matériel faisant partie du
monde physique et objet spirituel créant p our son « percepteur » comme p our
son auteur un « quelque chose » qui n ’entre précisément dans le m onde de la
perception des objets q u ’à la condition d ’en sortir pour réserver dans son cadre
un espace privilégié imprescriptiblement imaginaire. Cela revient à dire que
lorsque nous parlons de l ’œuvre d ’a rt comme d ’une réification de l ’image,
nous devons viser deux modes d ’objectivité : celui d ’une perception d ’insolite
(car, bien sûr, il n ’est d ’art que de l ’artificiel et plus exactement de fantastique
en cela q u ’il crée un au-delà ou un en deçà du m onde de la réalité) qui est
objet de cette perception esthétique où auteur et percepteur se rejoignent et
communient — et celui d ’une perception d ’objet physique qui disparaît en tant
que matière devenue transparente, traversée p ar le regard d u spectateur qui,
16 L'OBJECTIVATION DE LA a PERCEPTION SANS OBJET »
(1) Ces deux mouvements qui se partagent le sens (non pas dans le sens de signi
fication mais d e direction d ’un mouvement intentionnel), selon H usserl , entre Aus
drücken et sa fonction d’expression et Anzeichen et sa fonction d ’indication par quoi
s’introduisent la communication et le vouloir dire quelque chose à quelqu’un au
moyen de signes.
OBJECTIVATION ET ORGANISATION PSYCHIQUE 19
(1) Nous n ’aurions d ’autre possibilité que de nous contenter d’une solution paral-
léliste et purement verbale en disant que les images du rêve et celles de l’existence sont
les mêmes, ou que ce qui est exprimé plastiquement équivaut à ce qui est vécu, ou
encore que ce qui est perçu équivaut à ce qui n ’est que pensée, etc. C’est de cette
facile laxité qu’usent et abusent tant de mauvais esprits.
20 L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »
Nous devons envisager m aintenant les conditions, les possibilités et les impos
sibilités d ’un savoir objectif sur l’Hallucination, c’est-à-dire de quelle m anière elle
apparaît dans sa réalité et à quelle paradoxale objectivité correspond son appari
tion. Ce n ’est pas le moindre paradoxe en effet de l ’Hallucination que de com
porter q u ’elle soit réelle pour le sujet et irréelle pour l ’observateur, c’est-à-dire
d ’avoir la réalité d ’une illusion où se sépare le témoignage irrécusable du Sujet,
du statut légal de la réalité objective soumise au jugement commun (y compris
le sien propre). Comment donc cette falsification à quoi se réduit toute Hallu
cination apparaît-elle dans sa spécificité ? Telle est la première question que
nous avons à nous poser. N ous devrons ensuite nous dem ander si, comment
et dans quelle mesure cette réalité illusionnelle peut être l ’objet d ’une réalisa
tion plastique ou d ’une « expression » technique en reproduisant l’image, c’est-
à-dire en se faisant l ’objet de la perception de l ’halluciné puis de la perception
des autres.
1° L 'apparition de P H allucination
dans la catégorie du réel clinique .
Deux modalités d ’apparition se partagent, nous l’avons vu, l ’objectivation
des images — T antôt c’est l’exercice de l ’imagination, que l ’on tend à appeler
en style de psychologie moderne créativité, qui engendre les figures instuitives,
psychomotrices, discursives p ar lesquelles s’objective l ’intentionnalité du Sujet
ju sq u’à produire une action ou un objet qui tom bent dans le monde objectif
de la réalité; et nous avons vu que même lorsque l ’objet ainsi produit (objet
créé ou œuvre d ’art q u ’elle soit poème, peinture ou sculpture ou architecture)
entre dans le monde physique en se soum ettant à ses lois physiques et à la phy
sique des organes des sens (c’est-à-dire à une sensorialité qui consacre son
L'HALLUCINATION OFFERTE A LA PERCEPTION D'AUTRUI 21
objectivité), il demeure encore un objet d ’irréalité, sa forme étant pour ainsi dire
absorbée et submergée p a r le sens q u ’il exprime et qui lie le Sujet auteur au Sujet
percepteur au-delà de toute physiologie des Stimuli spécifiques (1) — T antôt
l’objectivation des images est le reflet dans le temps (souvenir) ou dans l ’espace
(percept actuel) d u m onde des objets et elle se constitue précisément par
l’arrangement de qualités sensorielles propres qui entrent elles-mêmes
dans le m onde des objets (2); l ’image en tan t que représentation du monde
des objets en s’incorporant au Sujet demeure en lui comme un morceau du
monde de la réalité qui lui reste extérieure.
Ce double mouvement, centrifuge et centripète d ’objectivation qui lie le
Sujet à son monde, fournit à l ’objectivation de l ’hallucination son premier
— et naïf — modèle. L ’Hallucination apparaît comme au terme de ces deux
mouvements. Tantôt elle apparaît comme une image, un fantasme qui exprime
seulement l ’intentionnalité représentative, voire créatrice du sujet, et sa senso-
rialité n ’apparaît que contingente. Tantôt elle apparaît comme la perception
seulement inadéquate d ’un objet du monde physique qui obéit à la légalité
du monde réel. Dans la première intuition, l ’Hallucination n ’est jamais
qu’une expression du Sujet ou une projection de ses images ; dans la
deuxième, elle n ’est jam ais q u ’une partie du monde des objets ou une
impression qui s’impose au Sujet, comme de l ’extérieur à lui-même. Tot
capita, to t sensu, tel est le leitmotiv des théories, définitions et contradic
tions dans lesquelles s’est enlisé le problème des Hallucinations. Chacune de
ces thèses extrêmes la faisant disparaître en prétendant l ’expliquer. C ar,
enfin, si l ’Hallucination ne nous apparaissait que comme une image, il ne serait
pas nécessaire de recourir à cette notion pour caractériser un des aspects infinis
de l ’imaginaire si universel q u ’il correspond à une conception idéaliste des
rapports du Sujet au m onde q u ’il constitue. Et si, inversement, l’Hallucination
est à l ’halluciné comme à nous-même perceptible comme une quelconque
donnée sensorielle à la seule différence près que, seule, l’inadéquation du sti
mulus (dans ce m onde physique de la physique des organes des sens) en spéci
fierait la nature, elle ne serait en quelque sorte q u ’une m odalité de perception
qui se confondrait avec l ’infinité des possibles qui constituent l ’infinité des
impressions que le sujet reçoit du monde extérieur et elle correspondrait à une
conception réaliste, empiriste ou sensationniste des rapports du M onde au
Sujet q u ’il constitue.
S ’il n ’y avait pour l’Hallucination que ces deux modalités antinomiques
(1) C’est en ce sens que nous avons dit plus haut que le spectacle sensorio-physique
de la T. V. ou du cinéma n ’est pris « pour la réalité » que par un consentement
auquel nous pouvons toujours renoncer.
(2) La physique ou la neurophysiologie des sensations, même poursuivie jusque
dans les centres cérébraux, fait partie du monde des objets pour autant qu’elle est
présentée ou étudiée comme détachée du Sujet.
22 L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »
(1) Et c’est bien à quoi après tant et tant d ’études sur l’Hallucination les psychia
tres, psychopathologues, neurophysiologistes et psychanalystes, semblent s’être
résignés. Pour la plupart, en effet, l’Hallucination n ’existe pas car elle ne peut pas
exister, ne pouvant jamais être qu’une image (ou qu’une idée) — ou n ’être qu’une
sensation réelle...
(2) Dans son excellente étude Perception et compréhension cliniques en psychologie,
Pierre F edida (1968), malgré son effort pour démontrer que le véhicule linguistique
de l’intersubjectivité est le même dans les relations qui unissent les hommes en géné
ral et le clinicien et son patient, tient le « symptôme » pour ce qu’il est, et en quoi il
énonce effectivement et réellement ce qui est anormal dans la vie psychique du Sujet :
le symptôme conserve bien une valeur d ’expressivité singulière et originale.
V HALLUCINATION OFFERTE A LA PERCEPTION D'AUTRUI 23
q u ’il voit une scène qui n ’est justem ent pour lui, ni hallucinatoire, ni interpré
tative, et, p our tout dire, illusionnelle. Or, le jaillissement de l’Hallucination
com portant à la fois l’atmosphère obscure d ’une incompréhensibilité décon
certante pour autrui et la clarté d ’une conviction dogmatique pour le Sujet
se manifeste cliniquement et éclate dans son insolite « hétérogénéité » p ar sa
manière d ’apparaître hors des règles communes de la perception (fût-elle, seule
ment faussement hallucinatoire lorsqu’elle se réduit à n ’être normalement
q u ’une représentation fantastique mais prise dans le statut d ’objectivité du monde
culturel, mystique ou esthétique, lequel s’entend à prolonger jusqu’à l ’infini
« l’horizon de son irrationnalité ». Cette irruption d ’irréalité, qui va jusqu’à pro
voquer chez l ’autre une sorte de stupéfaction sinon d ’effroi, s’accompagne
chez l’halluciné de la violence d ’une conviction absolue dans la réalité de l’appa
rition (même si cette réalité occupe, comme nous le verrons, des niveaux diffé
rents dans la hiérarchie du réel, depuis l ’esthésie de l ’image jusqu’à la représen
tation imaginative), c ’est-à-dire q u ’elle porte témoignage, et le seul, de son
caractère irrécusable.
L ’apparition, le surgissement de ce phénomène — à ne pas confondre,
insistons-y encore, avec tous les jeux de l’imaginaire, soit dans l’irréalité d ’un
monde qui échappe au témoignage des sens, soit dans les péripéties des illusions
impliquées dans l ’activité des organes des sens — comment se valident-ils au
regard du clinicien (même quand il regarde un dessin qui « figure » l’Hallucina
tion) ? Mais tout simplement et essentiellement p a r la substitution de son écoute
au regard qui ne lui sert pas à grand-chose. C ’est en écoutant le discours (1)
de l ’halluciné (en déchiffrant son langage verbal, écrit ou comportemental)
que le clinicien perçoit l ’Hallucination. Et il la perçoit alors pour ce qu’elle est :
un phénomène qui ne peut émerger de l ’Inconscient q u ’en demeurant enveloppé
dans ses voiles métaphoriques ou oniriques. L ’apparition de l ’Hallucination
se fait toujours et nécessairement au niveau proprem ent phénoménal du « vou
loir-dire », et plus précisément au niveau subconscient du vouloir-dire comme
soliloque. Nous pouvons avec sûreté nous rapporter à cet égard à l ’excellente
exposition de la phénoménologie husserlienne ou à la « phonématologie » de
J. Derrida. C ’est dans cette sphère de l ’extérioration des sens q u ’imagés, voix,
expériences somatiques prennent leur forme hallucinatoire. A utant dire que
tout ce qui apparaît comme Hallucination n ’apparaît que dans un contexte
de vouloir-dire qui se développe dans l ’essence même du langage (2). En ce
sens et p ar ce sens dans lequel l ’Hallucination s’engloutit sans pouvoir jamais
en émerger, on peut bien dire que tous les phénomènes hallucinatoires, toutes
les « perceptions-sans-objet-à-percevoir », les illusions, les interprétations, les
(1) Nous verrons plus loin (p. 25) à propos des dessins d ’ « Halluzinose » onirique
publiés par un Japonais que, effectivement, le dessin ou la réalisation plastique
n’ajoutent rien à l’énoncé.
(2) L ’essence du langage est son « telos », et son « telos » est la conscience volon
taire comme vouloir-dire (J. D errida, p. 38).
24 L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »
Ce qui distingue les deux figures c’est que la première m ontre que le patient
pouvait à la fois vivre dans u n monde perceptif norm al et voir un spectacle
onirique. Mais le fait que c'est le clinicien e t non T halluciné qui les a dessinées
perm et précisément de saisir que l’objectivation de l'H allucination (dans tous
les param ètres q u ’elle comporte) ne correspond pas à une sorte de photogra
phie ou, plus généralement, à une simple représentation puisqu’elle exige une
élaboration conceptuelle (ici, celle du Psychiatre) qui restitue discursivement et
même p ar le dessin l ’expérience hallucinatoire.
— Dans la deuxième catégorie d ’Hallucinations, ce qui apparaît alors c ’est
non pas un rêve contenu dans l ’expérience engendrée p ar le sommeil ou quelque
processus analogue, mais en quelque sorte un rêve extravasé hors de l ’état de
sommeil (le fameux « rêve éveillé »), et il s’agit alors de l ’aliénation de la per
sonne. C ’est-à-dire que celui qui dit, dénonce et accuse les voix de ses persé
cuteurs, qui entend ou sent résonner en lui l’action délétère d ’un autrui qui le
poursuit, le pénètre, le martyrise ou le possède, celui-là aliène radicalement
ce q u ’il a de plus subjectif et personnel pour le percevoir comme la parole ou
l ’action d ’un Autre si absolument autre q u ’il se dresse contre lui avec la même
dureté, la même invulnérabilité que les objets qui échappent radicalement à
son propre pouvoir d ’action ou même de représentation. Et c’est bien le Délire
(W ahn) sous son aspect le plus authentique, celui d ’une inversion totale des
valeurs de réalité, qui se présente alors, soit avec les attributs cliniques du
fameux « Délire primaire » incoercible, irruptif, sans motivation (ohne Anlass),
sans justification autre que cette inférence hallucinatoire à quelque chose d ’irré
fragable pour avoir été perçu sans esquisses ni profils, comme une évidence,
un postulat, un constat sans contestation possible — soit après un travail d ’éla
boration discursive qui porte à sa plus extrême puissance de systématisation
ou de dém onstration la fiction d ’événement dont la réalité entrée p ar les yeux,
les oreilles ou la sensibilité du Sujet, est encore multipliée p ar l'appareil logique
mis à son service jusqu’à atteindre la vérité également absolue d ’une « Histoire »
ou d ’un « Weltanschaung ».
—■Mais ces deux modalités de l ’Hallucination délirante n ’épuisent pas toutes
les variétés d ’Hallucinations. C ar il existe aussi des phénomènes hallucina
toires sans délire, en ce sens que, ici, ce qui apparaît à l’halluciné et à l ’obser
vateur auquel il confie sa surprise, ce sont des images saturées de qualités
sensibles mais qui fondent seulement l ’objet d ’une «assertion» (Kronfeld) et non
d ’un jugem ent de réalité. Nous verrons au cours de cet ouvrage l ’importance
de cette catégorie de phénomènes hallucinatoires réputés élémentaires et qui
sont plus exactement fragmentaires et incongruents pour n ’occuper q u ’un
espace artificiel dans le champ perceptif.
Telles sont, nous le verrons, les trois grandes catégories de phénomènes
hallucinatoires qui manifestent l’hétérogénéité du genre hallucinatoire lui-
même hétérogène et hétéronome à l ’égard des vicissitudes et des péripéties
normales de l ’exercice de l ’im agination et des « Gestaltungen » perceptives.
Elles constituent les véritables espèces naturelles, les vraies réalités cliniques,
les « Erscheinungsweise » (les modalités formelles d ’apparition) qui entrent
L'HALLUCINATION OFFERTE A LA PERCEPTION D'AUTRUI 21
(1) Bien sûr, les fameuses catégories d ’Hallucinations selon les divers organes des
sens ou selon qu’elles sont des « perceptions » ou des « représentations » des hallu
cinations vraies ou des Pseudo-hallucinations, des Hallucinations psycho-sensorielles
ou des Hallucinations psychiques (thème sur lequel tant d’illustres cliniciens français
et allemands n ’ont cessé de broder) n ’ont aucun sens. Tout au moins pour ce qui
concerne le problème général de l’Hallucination, car précisément celle-ci ne peut
se réduire, ni à sa sensorialité, ni à être un simple effet de l’imagination, ni à n ’être
qu’une perception comme les autres...
(2) Il ne suffit certes pas que quelqu’un nous dise qu’il voit dans sa pensée, son
imagination, d’extraordinaires ou fantastiques images par la grâce surnaturelle d ’un
Dieu auquel il a voué son existence ou par l’effet de l’ardente foi qu’il a dans son
génie, pour que l’on puisse prendre pour de l’argent comptant son expérience « hallu
cinatoire ». Dans le premier cas, il peut — et nous aurons l’occasion de le noter —
porter sa foi au suprême degré de sa puissance éidétique, et dans le second cas, il
peut porter la certitude de son talent jusqu’aux limites de la toute-puissance merveil
leuse de son génie sans que cette croyance puisse être considérée comme hallucina
toire. Le livre que G. de M orsier (1969) vient de consacrer à A rt et Hallucination, se
réfère à une dame-peintre qui, comme tant d ’autres, décrivait les tableaux qu’elle
faisait comme une reproduction non pas de son inspiration mais de sa miraculeuse
aptitude à halluciner... Qui peut trancher la nature de ces « phénomènes hallucina
toires » puisqu’on eux-mêmes (les dessins ou tableaux reproduits dans cet ouvrage
comme dans tous ceux qui illustrait toutes les études sur l’Hallucination, ou les expé
riences psychédéliques ou mystiques) ils ne portent aucun caractère spécifiquement
hallucinatoire, pouvant être aussi bien l’effet de l’imagination ou de l’inspiration de
chacun de nous ? Car, bien sûr, ce qui fait l’œuvre d ’art, ce n ’est pas l’imagination
du fantastique mais sa fabrication, ce n ’est pas le contenu de l’image qui lui confère
sa forme hallucinatoire.
28 U OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »
(1) Je dis bien « dits » ou « réputés », car je me suis toujours interdit de prendre posi
tion sur les « pathographies » individuelles. Je laisse ce soin, ou plutôt l’arbitraire
jugement du normal et du pathologique à ces amateurs de la tarte à la crème de l ’Art
psychopathologique qui n ’hésitent pas à placer le génie et la folie sur le même rang.
30 L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »
(1) Ces deux auteurs sont constamment cités en référence dans les travaux de lan
gue allemande sur les Hallucinations. Les ouvrages de M. P a l a g y i sont Naturphiloso
phische Vorlesungen, Leipzig, 2e édition, 1924, et surtout Wahrnehmunglehre, Leipzig,
1925. Ceux de L. K l a g e s sont Der Geist der Widersacher der Seele, Leipzig, 1929;
Vom Wissen des Bewusstseins, 2e édition, 1926 et Die Grundlagen der Charakterkund,
Leipzig, 1926. Ce dernier livre a été traduit en français sous le titre Principes de carac
térologie et il contient un chapitre très intéressant sur l’imagination (Phantasie) au
sens où, précisément, elle constitue la base des phantasmes qui représentent la couche
vitale des processus perceptifs et hallucinatoires (cf. sur ce point, O. S c h o r c h , Zur
Theorie der Halluzinationen, éd. Barth, Leipzig, 1934).
(2) Dans La phénoménologie de la perception, et notamment dans le chapitre
« Le Cogito », tout le passage (p . 430-450) où M . M e r l e a u -P o n Ty pose le problème
de la vérité de l’image, du langage et de l’acte.
32 L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »
même), dans le discours de l ’halluciné. Tout d ’abord, bien sûr, p ar les récits
p ar lesquels il expose la thém atique ou le contenu significatif de l’Hallucination
vécue ou pensée (J’ai vu ceci... J ’ai entendu cela... Cet événement s’est produit en
moi ou en dehors de moi dont je puis détailler les contours et les péripéties tels
que je les ai perçus) ; mais surtout p ar le recours à des formulations (pouvant
aller jusqu’aux néologismes mais qui peuvent s’arrêter à des amphigouris, à
des propos énigmatiques ou à des références insolites à un contexte hiéro
glyphique ou elliptique) qui laissent entendre au clinicien généralement, et
même parfois à l ’entourage, que l ’événement n ’est pas celui qui est dit mais
celui qui derrière ce qui est dit et affirmé manifeste la constitution d ’une radi
cale irréalité. On peut dire à ce sujet que toute la sémantique et la clinique de
l’Hallucination, le problème de la réticence, des dénégations, des aveux, des
flagrants délits, des croyances dogmatiques ou oscillantes, de la perplexité
ambivalente, de la rétropulsion dans les faux souvenirs ou de la projection
hors de l’irrationnel commun ou l ’apparence d ’une connaissance logique,
voire scientifique, etc., que tout le jeu de cache-cache nécessaire à la manifes
tation clinique de l’Hallucination situe son apparition sur le plan verbal. A cet
égard on peut dire q u ’il n ’y a pas d ’Hallucination pour si « sensorielle » q u ’elle
se donne elle-même qui ne soit essentiellement un phénomène d ’illogisme syn
taxique dans le discours sur la réalité du Sujet avec lui-même et avec les autres.
De telle sorte que la reproduction plastique de l ’Hallucination, qui n ’entre pour
ainsi dire jam ais spontanément dans la séméiologie hallucinatoire, n ’ajoute
guère de précision à celles qui sautent aux yeux, ou plus exactement, aux oreilles
du clinicien.
— Bien plus, et c’est ce que nous allons souligner aux termes de ces longues
mais nécessaires réflexions, la représentation plastique de l’Hallucination en
dénature le sens. Si nous avons si longuement insisté sur la dialectique de la
production esthétique à laquelle nous renvoie la reproduction plastique de
l’image en général et de l ’image hallucinatoire en particulier, c’est pour bien
m arquer quelle transform ation subissait ainsi le signifié pour se réaliser dans
un signifiant qui s’objective jusqu’à être une sculpture, une peinture ou un
dessin. Or, cette métamorphose contemporaine et conditionnée à la création
expressive consiste essentiellement à faire tom ber l’image sous les sens, c ’est-
à-dire à la doter de qualités sensibles et d ’attributs de sa spatialité et de sa
sensorialité. N ’est-ce pas adm ettre ou même prescrire la nature sensorielle de
l’H alludnation que de la faire tom ber ainsi au rang des objets perçus p ar leurs
données ou stimulations sensorielles, en l ’offrant au regard d ’autrui et plus
encore en affirmant du même coup que c ’est bien ainsi qu’elle est apparue
au regard ou à l ’oreille du Sujet halluciné ?
Revenons encore une fois aux modalités d ’approche clinique de l ’Halluci
nation pour examiner quelle dégradation peut lui faire subir leur réalisation
plastique.
Tantôt l ’Hallucination apparaît comme une expérience onirique (ou déli
rante analogue à l ’expérience onirique), et ce qui fait alors Vobjet de la réalisa
tion plastique (peinture, dessin ou simplement discours) c’est un faux objet
34 L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »
(1) Somme toute, c’est un alibi qui se confirme par le faux témoignage de sa
« réalisation », mais qui peut aussi être déjoué dans une relation psychothérapique
habile, effectivement capable de l’ébranler (cf. Huitième Partie).
INCOMPATIBILITÉ : L'HALLUCINATION ET SA REPRODUCTION 35
nation qu'en lui ôtant l'essentiel de son être hallucinatoire et en la dotant d'une
« objectivité » qu'elle n'a absolument pas.
Tantôt, par contre, l ’apparition hallucinatoire saisit le Sujet non pas comme
une perception d ’objet réel sanctionné par un jugement de réalité, mais seule
ment comme la perception d ’une image insolite, objet seulement d ’un jugement
« asséritif » {Die Assertion, comme disait Kronfeld à ce sujet en la distinguant
du « Realurteil » ou jugement de réalité). E t c ’est alors dans ce phénomène
(que nous appellerons les Éidolies hallucinosiques) que la présentation de cette
image incongrue à l ’ensemble du champ perceptif est le plus aisément affectée
— comme pour tirer de sa nature sensible la seule valeur proprem ent fascinante
— d ’une sorte de saturation p ar les qualités sensorielles. Rien de plus lumineux
ou rouge, rien de plus aigu dans les tons, rien de plus éclatant ou harmonique
dans les sons que ces explosions d ’images qui sont comme des hors-textes de
la contexture de la réalité. On comprend bien que ce sont ces phénomènes qui
sont le plus souvent et les plus exactement reproduits (par ces hallucinés qui
ne le sont justem ent que partiellement et comme par un premier degré des
expériences hallucinogènes p ar exemple, ou dans les phases hypnagogiques),
car, en effet, ils sont alors confiés à la technique du dessin ou de la peinture
comme si les formes et couleurs reproduites étaient en quelque sorte une copie,
une reproduction ou une photographie de ces objets sensoriels que le Sujet
a conscience de produire lui-même p ar l ’effet artificiel de ses propres auto
matismes. De telle sorte que les réserves que nous avons p u faire sur la valeur
de la réalisation plastique de l ’Hallucination peuvent paraître vaines
pour ces cas où précisément l ’Éidolie hallucinosique se présente elle-même
au Sujet comme un tableau q u ’il voit et q u ’il peut représenter. Et cepen
dant, là encore, des réserves s’imposent dans la mesure même où l’esthésie
hallucinatoire a quelque chose d ’illusionnel, dans la mesure surtout où en
tom bant dans le m onde des objets l ’image s’y présente avec plus de sensorialité
encore (par un effet de feead-back qui ajoute à la sensorialité reçue la sensorialité
donnée à percevoir et à son to u r perçue) q u ’elle n ’en comporte dans l’expé
rience vécue. Disons que, notam m ent, la reproduction de l ’imagerie de ce type
remplit le vide ou le tro u dans lequel elle se constitue comme nous le verrons
au. cours de l’étude que nous consacrerons à ces phénomènes.
— P our conclure, nous devons dire que si l ’Hallucination n ’existe bien évi
dem m ent q u ’en ta n t q u ’apparition d ’un phénomène à la Conscience de l ’hallu
ciné et à la connaissance de l ’observateur, elle n ’y peut advenir, et à plus forte
raison ne se com m uniquer que p ar la m édiation d ’un moyen d ’expression. C ’est
par le langage que nous pouvons entrer en com m unication avec ce que dit
l’Hallucination (même si elle n ’apparaît pas sous form e de voix, m ais p ar
exemple de vision ou d ’expérience corporelle), c ’est-à-dire p ar son contexte. C ar
c ’est p ar le langage que cette apparition se situe dans les catégories du réel et
de l ’imaginaire où seule la place q u ’elle occupe dans les niveaux de la réalité
(et exactement dans oet « entre-deux » de la réalité et de l’imaginaire qui est
36 * L'OBJECTIVATION DE LA « PERCEPTION SANS OBJET »
son espace propre) lui confère son caractère hallucinatoire spécifique, c ’est-
à-dire ce par quoi elle se distingue précisément de l’exerdce même, et de l’ima
ginaire, et de la perception. Au contraire, la réalisation plastique en se constituant
elle-même p ar les seules propriétés sensorielles de sa reproduction fausse pour
ainsi dire radicalement l ’Hallucination en lui attribuant les caractères sensoriels
d ’un objet du monde extérieur. De telle façon que ce n ’est pas beaucoup forcer
les choses (tout en tenant compte que la reproduction plastique de l ’Hallu
cination peut entrer à titre épisodique dans sa séméiologie sans toutefois que
soit exclu le risque d ’en altérer le contre-sens essentiel) que de dire que repro
duire l ’Hallucination c’est pour un halluciné s’enfoncer encore davantage
dans son Hallucination en la présentant à lui-même et aux autres comme ce qui
a été ou est réellement vu et entendu, et c’est pour l’observateur croire (comme
l ’halluciné) que ce que celui-ci a dessiné, peint ou plus généralement représenté,
est une photographie de l’expérience psychique de l ’halluciné. Or, il n ’y a pas de
possibilité de photographier une pensée, car il y a une contradiction in adjecto
entre les modes de la subjectivité psychique et les modalités de l ’objectivité phy
sique, l ’intervalle qui le sépare ne pouvant être franchi que par la m édiation du
langage. Et il est aussi absurde de penser que l ’on peut reproduire physiquement
une image ou une idée que de penser que l ’on peut transm ettre directement et
physiquement des pensées (1).
L ’idée d ’ « illustrer » les phénomènes hallucinatoires est en contradiction
avec la nécessité de la médiation, c’est-à-dire de l’activité symbolique p ar
laquelle passe toute expression du Sujet dans son mouvement d ’expressivité.
E t s’il venait à l ’esprit du lecteur que l’objectivation vaut p our toute représen
tation psychique, nous dirions que cela est vrai bien sûr puisqu’aucun langage
n ’équivaut à une expression sans reste ou ambiguïté, mais nous ajouterions
cependant cette dernière remarque : c ’est précisément, de tous les phénomènes
psychiques, l ’Hallucination (pour autant q u ’elle représente une falsification
absolue des valeurs de réalité) qui est la plus radicalement rebelle à sa repro
duction plastique, laquelle devenant à son to u r objet de perception consacre,
sans le figurer, le contre-sens de sa constitution.
Ces réflexions sur la vanité de 1’ « illustration » de l ’Hallucination (comme
de celle d ’u n rêve), nous on t paru devoir constituer une bonne introduction
à cet ouvrage. C ar le lecteur pourra déjà percevoir p ar ces réflexions les idées
principales que nous allons constamment défendre dans les divers chapitres
de ce Traité des Hallucinations et elles lui serviront de fil conducteur.
T out d ’abord, en posant que l ’Hallucination ne peut être considérée, ni
comme une image, ni comme une perception, nous entendons m arquer son
caractère spécifique d ’hétérogénéité, d ’hétéronomie à l’égard de tout exercice
norm al de l ’imagination ou de la perception.
(1) Je rejoins ici à l’orée de ce Traité des Hallucinations la petite remarque humo
ristique par laquelle j ’avais pris la liberté de terminer mon livre Hallucinations et
Délire (1934).
COROLLAIRES THÉORIQUES DE CETTE CRITIQUE 37
GÉNÉRALITÉS
CHAPITRE PREM IER
PHÉNOMÉNOLOGIE D E L’HALLUONER.
DÉFINITION D E L’HALLUCINATION
PHÉNOMÉNOLOGIE D E L’HALLUCINER.
DÉFINITION D E L’HALLUCINATION
(1) Notons à cet égard que dans la clinique de l’Hallucination la saturation magique
ou mystique du phénomène hallucinatoire pose de délicats problèmes de diagnostic
(cf. par exemple, A ubin (1962), P riori et Ahled (1963), B. Barnett (1965), G. Sedman
(1966), etc.). Notamment, la perception d ’un double (J. T odd et K. D ewhurst (1955),
de l ’ange gardien ou son « compagnon » est pour ainsi dire constante dans un grand
nombre de communautés socio-culturelles. Ce n ’est pas comme Hallucination qu’elle
apparaît. Ce n ’est pas comme Hallucination qu’elle doit non plus être saisie par le
Psychiatre.
PHÉNOMÉNOLOGIE ET DÉFINITION 45
(1) Parfois même ces trois critères sont contestés et l’Hallucination apparaît
impossible pour n ’être, en effet, qu’une transgression de la loi constitutive du réel.
Et on a beau jeu de prendre le contre-pied de l’halluciné en disant qu’il se trompe,
qu’on dit qu’il perçoit... L ’opuscule du Dr B. V inaver (1955) reprend cette thèse
mais à l’inverse, puisqu’il fonde l’Hallucination sur de vrais objets mais surnaturels !
Cette même thèse paraît être reprise, au moins en partie, par un auteur aussi sérieux
que J. R. Smythies (1956) qui, à la fin de son analyse des diverses modalités d ’Hal
lucination, pense que, en définitive, l’irréalité de l’objet hallucinatoire dépend de
facteurs culturels...
46 LE PHÉNOMÈNE HALLUCINATOIRE
De telle sorte q u ’en clinique les conditions d ’apparition des phénomènes hallu
cinatoires exigent que soient réglées pour leur identification en tant que phéno
mènes « réellement hallucinatoires » : 1° la sensorialité de l ’expérience vécue
(diagnostic avec l ’idée, la fabulation, l ’imagination); 2° la conviction (1) de
sa non-subjectivité (diagnostic avec les anomalies sensorielles); 3° l ’absence
d ’objet réel (diagnostic avec l ’illusion au sens où celle-ci se définit p a r une
simple erreur à propos d ’un objet réel). Quand toutes ces conditions sont
réalisées — c ’est-à-dire exceptionnellement — le concept de « perception sans
objet », concept limite, paraît alors justifié. M ais comme ce phénomène n ’est pré
cisément pas simple, on ne saurait supprimer p ar ce tour de « passe-passe » du
genre de l ’Hallucination tous ces autres symptômes que la clinique classique
tient pour de « fausses Hallucinations » (Pseudo-hallucinations) et qui ne sont
autres pourtant que des Hallucinations vraies pour com porter essentiellement
des aspects variés et plus ou moins complets de la « perception hallucinatoire »,
de cette falsification dont nous devons m aintenant tenter de dégager la structure
essentielle pour autant q u ’elle est commune à la totalité du genre, c’est-à-dire
à l’altération de la relation du Sujet au monde qui entre dans la constitution
de ses expériences et de son existence, des relations du Moi et de l ’Autre, surtout
des Autres.
La définition classique de l ’Hallucination comme une « perception sans
objet » (2) s’impose nécessairement comme visant en effet l’essence du phéno
mène hallucinatoire. Elle résume très bien p ar son énoncé elliptique et contra
dictoire le paradoxe et l’énigme de l’Hallucination. Celle-ci, en effet, a et doit
avoir les attributs d ’une perception sans que son objet soit réel, c’est-à-dire
q u ’il corresponde à un substantif ou à un pronom en double ou tierce per
sonne. A ce titre, l ’Hallucination est bien une fausse perception. N on point
que la falsification porte sur le vécu sensible (qui entre dans sa structure phé
noménale) mais parce q u ’elle porte sur la réalité d ’un faux objet. L ’Hallucina
tion doit être une « vraie » perception d ’une fausse réalité. A ce titre, nous
venons de le rappeler, elle se distingue « plus ou moins » nettement, dit-on, de
la « simple » imagination (pour autant q u ’elle comporte bien ce vécu sensoriel),
des sensations anormales qui n ’entraînent pas de jugem ent perceptif (anomalies
sensorielles) et dés illusions qui ne supposent pas l ’absence d ’un objet extérieur
mais seulement son inadéquation. Les difficultés de ces distinctions ont fait
P ^
PHÉNOMÉNOLOGIE ET DÉFINITION 47
nier l’H alludnation d ’un point de vue logique. Cela revient à dire que la vraie
perception d ’une fausse réalité est un véritable scandale logique, car, ou bien
il ne s’agit pas d ’une perception (images, anomalie sensorielle), ou bien il
s ’agit d ’une altération perceptive dont l ’objet est réel (illusion). Mais l’Hallu
cination, comme l ’a si bien proclamé Quercy, est là contre toutes les critiques
abstraites dans sa contradiction concrète. Elle est là comme elle est dans sa
« réalité » qui est précisément de falsifier tous les rapports qui normalement
règlent le statut de la perception, c ’est-à-dire les relations sujet-objet dans leur
distribution dans l’espace vécu (Merleau-Ponty).
La (c perception sans objet » ne doit pas être envisagée tout simplement
comme une absurdité ou un pur néant. Le scandale logique q u ’elle représente se
découvre dans la réalité de la falsification q u ’elle manifeste, dans sa structure
originale p ar une phénoménologie de Vhalluciner qui permet de comprendre
et de décrire tout à la fois l’unité de cette expérience vécue de l ’imaginaire
valant pour une expérience de la réalité, et la diversité des catégories (et non
des degrés) qui constituent les espèces de ce genre q u ’est la perception sans objet.
nier l ’Hallucination d ’un point de vue logique. Cela revient à dire que la vraie
perception d ’une fausse réalité est un véritable scandale logique, car, ou bien
il ne s’agit pas d ’une perception (images, anomalie sensorielle), ou bien il
s’agit d ’une altération perceptive dont l ’objet est réel (illusion). Mais l ’Hallu
cination, comme l ’a si bien proclam é Quercy, est là contre toutes les critiques
abstraites dans sa contradiction concrète. Elle est là comme elle est dans sa
« réalité » qui est précisément de falsifier tous les rapports qui normalement
règlent le statut de la perception, c ’est-à-dire les relations sujet-objet dans leur
distribution dans l ’espace vécu (Merleau-Ponty).
La « perception sans objet » ne doit pas être envisagée tout simplement
comme une absurdité ou u n pur néant. Le scandale logique q u ’elle représente se
découvre dans la réalité de la falsification q u ’elle manifeste, dans sa structure
originale p ar une phénoménologie de VhaJluciner qui perm et de comprendre
et de décrire to u t à la fois l’unité de cette expérience vécue de l’imaginaire
valant pour une expérience de la réalité, et la diversité des catégories (et non
des degrés) qui constituent les espèces de ce genre q u ’est la perception sans objet.
(1) Bien sûr, ici « périphérique » ou « central » sont des notions fonctionnelles ou
structurales et non point anatomiques.
(2) Nous employons ici le terme de « facticité » dans le sens phénoménologique
d ’état de fait pur et irréductible, c’est-à-dire dans un sens exactement contraire à
celui de « factice ». Il est piquant à cet égard de souligner que la facticité de l’Halluci
nation dans ce sens, c’est précisément d ’être essentiellement « factice », ou si l’on
veut, artificielle. Car halluciner c’est bien, en effet, créer de l’iriéel en le prenant pour
du réel...
(3) En allemand, perception se dit Wahr-nehmung, c’est-à-dire prendre ou poser
pour vrai quelque chose. Il faudrait pour définir correctement l’Hallucination disposer
d ’un seul mot qui désignerait « prendre pour objectivement vrai quelque chose qui
n ’existe pas comme objet », car bien évidemment la fausse perception si elle ne com
porte pas l’adéquation avec l’objet ne comporte pas non plus l ’adéquation avec
l’acte perceptif. De telle sorte que prendre pour objectivement vrai quelque chose qui
n ’existe pas implique deux modalités d ’erreur : ou bien le sujet confie le statut de
l’objectivité à un phénomène subjectif (image, désir), ou bien il érige en expérience
sensible quelque chose qui n ’est qu’une idée. C’est, en allemand, le terme de Tragwahr-
PHÉNOMÉNOLOGIE ET DÉFINITION 51
(1) L’excellente analyse logique et historique de R. R abkin (Do you see Things
that aren’t there ? Construct validity of the Concept « Hallucination ». C. R. 14e Meet
ing o f the Eastern Psychiatrie Association, New York, 1969. C. R. publiés sous la direc
tion de W. Keup, 1970), nous paraît coïncider, en bien des points, avec la nôtre en
rappelant la nécessité de revenir à la conception première d ’Esquirol (cf. plus loin,
p. 79-84) et de se référer à une théorie de la connaissance plutôt qu’à la relativité des
conditions culturelles (cultural matrix) quelque importantes qu’elles soient, pour
définir l’erreur spécifiquement hallucinatoire.
C H A P ITR E I I
(1) Nous n ’hésitons pas à placer ici en tête de cet ouvrage un exposé des conceptions
pathogéniques qui en formeront la conclusion. Car nous estimons que le lecteur qui
veut bien entreprendre avec nous l’itinéraire de cette longue étude des Hallucinations
doit pouvoir lui-même et d’abord comprendre le sens de tous les problèmes qui vont
à chaque page de cet ouvrage être débattus. Cet exposé préliminaire et sommaire
rendra d’ailleurs plus facile la lecture des chapitres consacrés aux conceptions
pathogéniques (v. p. 899-1343).
54 PROBLÈME GÉNÉRAL DE LA PERCEPTION ET DE L'HALLUCINATION
lors, ce qui est affirmé de l'H allucination p ar chacune de ces thèses contradic
toires ne correspond, dans l ’hypothèse la plus favorable, q u ’à une partie de
la totalité du genre.
Nous allons jeter un rapide coup d ’œil sur ces deux modèles linéaires
impliqués dans cette conception de rapports simples et réversibles entre image
et sensation.
(1) Des critiques très importantes ont été multipliées depuis 50 ans contre cette
« loi » par V. K ries, Er. Straub, WeiszÄcker, etc. (p. 911-917).
(2) Nous appellerons encore linéaires le modèle « réflexe » et même le modèle
pavlovien « réflexe conditionné ». Car la chaîne figurée dans ces schémas est celle
d ’une pure « association », d’une simple juxtaposition, fût-elle temporelle, d ’éléments.
PROJECTION SENSORIELLE DE L ’IMAGE... 55
Le modèle pour nous privilégié puisqu’il doit nous restituer le sens même
de la perception et son contre-sens qui est l ’Hallucination, se réfère d ’abord
à la tendance en quelque sorte spécifique (commune à tous les hommes) et que
nous pouvons appeler l'hallucinophilie. Celle-ci représente la fonction de l ’irréel
ou de l’imaginaire im manente à l ’organisation de la vie psychique de l’homme
(G. Bachelard, E. Minkowski). L ’organisme psychique se structure comme
un appareil anti-hallucinatoire, u n être conscient qui contient son Inconscient.
58 PROBLÈME GÉNÉRAL DE LA PERCEPTION ET DE L'HALLUCINATION
S tr u c tu r e h ié ra r c h is é e d e la p e r c e p tio n .
cesse de dépendre seulement des Stimuli, mais cesse aussi d ’être seulement
une opération intellectuelle. L a composante intellectuelle que la psycho
physiologie sensorielle depuis Helmholtz superposait aux données des sens
s’enracine plus bas encore, dans u n sentir irréductible à une pure passivité.
C ’est, en effet, entre (et si l’on veut contre) l ’empirisme et l’intellectualisme
que la phénoménologie de la perception atteint la chose elle-même dans sa
réalité vécue, dans sa corporéité (M. Merleau-Ponty). C ’est cela que nous devons
d ’abord bien comprendre pour nous mettre définitivement à l ’abri des naïvetés
du sensationnisme empirique (l’idée provenant de la sensation), comme des
absurdités de l ’idéalisme solipsiste (la perception du monde extérieur est une
pure idée du Sujet), c ’est-à-dire pour nous mettre en mesure de comprendre le
sens de la perception et, p ar voie de conséquence, son contre-sens qui est
l ’H alludnation.
Avant de saisir dans leur essence toutes ces configurations structurales (telles
que nous les exposerons à la fin de cet ouvrage (v. p. 1122-1176)) qui constituent
les formes de la perception, nous devons nous demander ici quel est le mouve
m ent des idées sur la perception qui caractérise ses théories contemporaines.
N ous devons jeter un coup d ’œil sur la psychophysiologie des sensations et des
perceptions qui fournissent les trois quarts de la production annuelle des revues
des laboratoires de Psychologie comparée, de Neurophysiologie, de Psychologie
expérimentale, etc. L ’accumulation en nombre infini d ’expériences sur les
param ètres de la perception des formes, des sons et des couleurs, sur la caté
gorisation et l’identification conceptuelle dans les projections perceptives, sur
les facteurs sémantiques et structuraux, sur l’apprentissage et le conditionnement
de la perception, sur la construction de modèles empiristes cybernétiques ou
de la théorie de l ’information, cette accumulation décourage, certes, tout effort
de critique ou de synthèse ! Il ne pourra donc s’agir ici que d ’un cc coup d ’œil »
destiné seulement à prendre en enfilade les problèmes essentiels et les analyses
les plus habituelles de la dynamique de l'acte perceptif dans les diverses écoles.
(1) Comment cette « Psychologie de la forme » a dérivé dès son origine ou dans ses
développements ne nous intéresse pas ici, sinon pour souligner qu’elle comporte dans
sa théorie psychophysique deux dangers : celui de retomber dans une physique de la
perception qui revient à être une physique de la sensation et celui d ’un idéalisme qui
s’en remettrait au pur Sujet de jouer le rôle de « Gestalter » dont W. Stern disait qu’il
était impliqué dans toute Gestalt.
60 PROBLÈME GÉNÉRAL DELA PERCEPTION E T DE L'HALLUCINATION
mouvements et de leurs perspectives (cf. les innombrables travaux sur les illu
sions optico-géométriques qui supposent ce que K ant appelait les formes a priori
de la sensibilité, c ’est-à-dire l ’ordre de l ’espace et du temps comme dimensions
intrinsèques de toute expérience vécue). Cela revient à dire que la perception
opère beaucoup moins une synthèse mécanique d ’éléments q u ’une ségrégation
et une sélection de figures conformément aux règles des structures et de sens
qui forment les configurations de la perception (1). ,
— La perception est considérée, du point de vue « génétique », comme
l ’acquisition de l ’expérience, vieille idée (discutée p ar exemple au Symposium
de Louvain en 1953 entre A. Michotte, J. R aget, H. R éron, etc.) qui a été reprise
p ar de nombreux travaux contemporains. On en trouvera un exposé très complet
dans le livre de R. F rancis (1962). Les travaux de J. Piaget (2) sont à cet égard
fondamentaux pour m ontrer que la perception résulte de l ’apprentissage et
que son développement exige une constante coopération des structures et des
opérations adaptatives. Il existe, en effet, une évolution des capacités sensorielles
et perceptives en fonction de l ’exercice, comme p ar exemple dans l ’abaissement
des seuils (E. Gibson, 1953) ou dans l’établissement des séries non aléatoires
des réponses, des gradients de texture ou d ’échelles qui incorporent des
schèmes de construction nécessaires à la perception. Cette idée que l’empan
perceptif, ses différenciations et ségrégations dépendent de l ’expérience déjà
vécue et élaborée, rejoint celle d ’une préparation logico-empirique de la pér*2
ccption en tan t q u ’elle est tout à la fois rencontre avec le monde des objets et
rencontre avec autrui. Car, bien sûr, la perception est une modalité de la coexis
tence, des « interpersonal relations » (H. Cantril, 1947).
— L a perception est considérée du point de vue logico-empirique non pas
comme un jugem ent qui imposerait sa forme à la matière sensible comme dans
l ’ancienne théorie scolastique et aristotélicienne des rapports de la sensation
et de la perception, mais comme une structuration formelle inhérente au vécu
et à sa perception nécessairement catégorielle. Ce que K ant dans sa dialectique
de l ’esthétique transcendantale, ou Husserl à propos des structures noématiques
de l’expérience avaient fortement fait apparaître p ar leur puissante réflexion, est
devenu un leitmotiv de la psychologie et même de la psychophysiologie contem
poraines (J. J. Gibson, R . Jung, etc.). Les analyses de J. S. Bruner (1951) et de
L. Postm an (1953) sont à cet égard décisives. A ce courant se rattache tout
naturellement l ’interprétation du fonctionnement perceptif sur le modèle logico-
m athématique de la théorie de l’information. C ’est en tant que verbalisation (1)
c’est-à-dire dans un système de m anipulation de messages ou signaux linguis
tiques que la perception peut et doit être envisagée comme une circulation ou une
communication d ’information au travers des canaux d ’un répertoire ou d ’un
code qui constituent le « contexte » de la lecture perceptive, c’est-à-dire sa
condition même. Mais ilestévident (cL R. Francès, p. 62-104) que la form ation
de répertoires et leur nature symbolique ne peuvent être suffisamment expliquées
par leur fréquence d ’utilisation mais exigent une sélection idéatoire (ce que Post
m an appelle une « hypothèse »). J. S. Bruner (1958) insiste également sur ce q u ’il
appelle le diaphragmage et le filtrage, termes qui s’appliquent (et l’auteur le dit
à peu près explicitement) même aux niveaux d ’intégration nerveuse les plus
inférieurs. Cela revient à dire que la réception de l ’inform ation, même au niveau
de la première synapse d ’un système sensoriel, est déjà un encodage; et que cet
encodage participe tout à la fois d ’un code d ’information générale et de la
centration ou de la concentration du champ perceptif. Ceci nous ramène au
rôle des schèmes m oteurs dans la perception dans le sens que déjà Bergson
— ce Bergson si injustement décrié p ar tan t de beaux esprits eux-mêmes
promis à une rapide caducité — avait si fortement souligné.
— La composante motrice de la perception, idée fort ancienne surtout dans
l ’école psychologique et physiologique française (Maine de Biran, Gratiolet,
Féré, Ribot, Bergson, Binet), fait l ’objet également depuis un ou deux lustres
d ’im portants travaux. Certains se proposent de m ontrer que la sensation est
intimement liée au mouvement q u ’elle provoque en tan t q u ’elle est une
conduite; de telle sorte que l ’attitude motrice fait partie de la perception. Des
expériences m ontrent que la suppression des mouvements des globes oculaires1
(1) Les études et expériences sur l’influence du langage sur la perception se sont
beaucoup développées dans un sens, soit synchronique (expériences de H aken et
E riksen, 1956, sur les rapports de la dénomination et de la perception des formes et
recherches de G. de M ontmollin, 1955-1957), soit diachronique (stockage linguistique
de l’information).
62 PROBLÈME GÉNÉRAL DE LA PERCEPTION ET DE L ’HALLUCINATION
(1) De nombreuses expériences sont constamment rappelées dans tous les ouvrages
ou articles récents sur la perception, expériences qui illustrent le rôle que jouent dans
la sélection et la performance perceptives les facteurs dynamiques (expériences de
Schäfer et M urphy, 1943; de Snyder, 1956; de Sommer et A yllon, 1956; de F ren-
kel-Brunswick , 1949, etc.) ou la sensibilisation par la vigilance (Postman, B runer
et M acG innies, 1948; de C. W. E riksen, 1951; de W ispe et D rambarean, 1953 et
C. W. E riksen, 1965), ou encore l ’inhibition par les facteurs affectifs (M acG innies,
1949; H ochberg, 1955; F raisse, 1949, etc.). Le cours de ce dernier (Bulletin de Psy
chologie, avril 1968) contient une ample documentation à cet égard, de même que le
livre de Blake et R amsey (1951). Mais c’est surtout à Ph. E ysenk et ses collabora
teurs (1957) que nous devons les études les plus approfondies sur les rapports de bio
type, de la constitution psychobiologique du Sujet avec ses modalités propres de per
64 PROBLÈME GÉNÉRAL DELA PERCEPTION ET DE L'HALLUCINATION
Plus intéressantes peut-être sont les recherches sur les effets de facteurs
sociologiques, les croyances (Smythies, 1956), les tabous, les inhibitions et les
excitations qui leur sont liés (Siegman, 1956). Ces derniers faits en soudant la
perception à l ’exaltation, à l ’extase, à l’angoisse motivées p ar les croyances
collectives, magiques ou religieuses, doivent nous laisser prévoir que, précisé
ment, le problème des Hallucinations en apparaissant s’est toujours heurté au
problème de la connaissance mystique puisqu’il tourne autour de la notion
d ’irréalité de ce qui n ’est pas du monde objectif ou naturel. Les réflexions
ultimes de deux grands psychiatres français bien différents mais qui se sont
toujours préoccupés de ce problème sont à méditer (G. Dumas, 1934 et
J. Lhermitte, 1952) et nous ne manquerons pas de le faire au cours de cet ouvrage,
notam m ent à propos des expériences psychédéliques dans leurs rapports avec
les expériences mystiques. C ar définir et décrire l ’Hallucination, c ’est, bien
entendu, la séparer de ce que la perception humaine dans sa généralité comporte
d'im aginaire, d'intuition subjective et de croyances communes. Nous ver
rons à ce sujet que si le contenu noétique est commun à toutes les expériences
de la réalité psychique, c’est p ar leur structure noématique ou formelle qu’elles
se distinguent et notam m ent p ar la dialectique de la production (comme nous
y avons insisté déjà dans l’Avant-Propos de cet ouvrage).
— Tous ces aspects « dynamiques » de la perception peuvent se résumer
d ’un m ot : la perception ne pouvant se réduire à son effet (l’objet perçu ou, si
l ’on veut, reçu) ne peut se définir que p a r son mouvement, sa « subception »
au sens le plus large du terme. Elle engage pour parvenir à cette fin toutes les
structures hiérarchisées de l ’être psychique, et c ’est dans cette démarche et au
travers de tous les événements qui concourent à la constituer que la perception
apparaît telle qu’elle est : une prise sur le réel qui implique q u ’elle soit non
seulement « prise de vue » mais « prise de corps ». De telle sorte que si tant
d ’opérations, idées, souvenirs, affects et mouvements entrent dans la perception
d ’un objet extérieur, cette perception peut à la limite se passer de son objet. Dire
que nous disposons des images, de l ’imagination, de l ’imaginaire, de la repré
sentation, ce n ’est pas dire autre chose que cette vérité : nous pouvons perce
voir sans objet. C ar lorsque j ’imagine une forme je la vois. Sans doute
devons-nous dire aussi et en même temps q u ’il y a un abîme entre image et
sensation, entre représentation et perception; mais cela ne vise pas le vécu
comme tel (le matériel « éidétique » de l ’image et celui de la sensation sont les
mêmes). C ’est la manière dont il est pris qui diversifie les modalités du vécu.
N ous passons la plus grande partie de notre existence à ne percevoir que ce que
nous éprouvons dans notre corps et notre pensée, que ce que nous nous repré
sentons, ou encore seulement l ’horizon des m ondanités de l’univers qui nous
entoure sans que, sauf exception, comme disait Husserl, nous percevions
u n objet avec tous ses attributs sensoriels. Les qualités sensorielles sont des
contingences, non pas la cause m ais l ’effet secondaire de l ’acte perceptif,
c e p tio n q u e le s f rè re s J a e n sc h a v a ie n t d é jà d é c o u v e rts , n o ta m m e n t à p ro p o s d e
l ’é id é tis m e (c f. R. M o u r g u e , p . 168-177).
DYNAMIQUE DES ORGANES DES SENS 65
sique, etc., est en ce sens une sorte d ’abstraction artificielle qui ne prend figure
de réalité que dans les expériences des laboratoires de physiologie des sensa
tions.
La dynamique et l’architectonique de la perception correspondent, en défi
nitive, aux structures de l'être conscient pour autant q u ’elles assurent au Sujet
la propriété de son monde plutôt que les propriétés sensibles de ses contacts
occasionnels avec lui. Cela ne saurait surprendre si on se représente plus
généralement — en se rappelant la formule même de F reud qui assimilait
Conscience et perception — que l ’être conscient est cette organisation de
l’être qui lui perm et de disposer d ’un modèle de son monde, c’est-à-dire
d ’établir des rapports de réalité avec son monde. De telle sorte que sous
toutes ses formes, l ’organisation de l ’être conscient est la manière-d’être-au-
m onde, c ’est-à-dire de le percevoir, de le conquérir et de l’assumer. M ais comme
les structures actuelles de l ’être conscient sont précisément le champ même
où cette disposition du modèle du monde se dispose dans ses figurations,
c ’est plus essentiellement aux structures du Cham p de la conscience que nous
renvoie la phénoménologie de la perception.
E t voilà que, à peine avons-nous ainsi indiqué à quelle épaisseur, à quelle
architectonie répond (comme à l ’appel du désir réfracté dans la réalité) l ’acte
perceptif assimilé à l ’actualité de l’expérience vécue au travers de tous les
niveaux, de toutes les infrastructures et de tous les mouvements facultatifs
du Cham p de la conscience, voilà que surgit à sa place et à sa véritable
place le problème de l ’Hallucination.
la théorie hallucinatoire de la perception (1). Mais il est bien vrai aussi que la
perception en tan t q u ’elle est saisie de la réalité ne peut se réduire à la pure
im agination, q u ’il y a, comme l ’ont dit tant de philosophes, psychologues
et psychiatres (Jaspers, Quercy) un abîme entre « imaginer » et « percevoir »,
entre « Wahrnehmung » et « Vorstellung ». E t dire que l ’Hallucination
ne se induit pas à l’im agination c’est affirmer q u ’elle est une imagina
tion prise pour une perception, c’est-à-dire q u ’elle exige pour se constituer
le bouleversement structural par lequel nous l ’avons précisément plus haut
définie. Dès lors s’impose le concept d ’une hiérarchie structurale qui garantisse
aux Hallucinations (comme à l 'im agination et à la perception q u ’elles combinent
dans leur structure propre) le contexte p ar lequel elles se définissent et se diffé
rencient.
Pour voir clairement le problème qui s’offire à nous, nous devons opérer
un certain nom bre de distinctions dont cet ouvrage doit constituer la démonstra
tion. La première, c’est la distinction des illusions impliquées dans l ’exercice
normal de la perception et des Hallucinations en tan t que phénomènes patho
logiques — La seconde, c ’est à l ’intérieur du genre Hallucinatoire, celle qui
en sépare deux espèces : les Hallucinations délirantes et les illusions patholo
giques des sens que nous appellerons Éidolies hallucinosiques — Ce n ’est
q u ’après avoir mis de l’ordre dans cette hiérarchie structurale des phénomènes
hallucinatoires et à cette condition seulement, que doit être ensuite envisagé
le problème proprem ent pathogénique de la genèse de l ’activité hallucinatoire
sous toutes ses formes pathologiques.
(1) Nous les avions appelées avec P. Schröder, C laude et d ’autres auteurs de cette
époque (1930) « Hallucinoses », pour les distinguer des Hallucinations. Nul doute que
ce terme faisant double emploi dans la littérature internationale avec les états hal
lucinatoires décrits par W ernicke, notamment dans les états subaigus de l ’alcoo
lisme chronique, n ’ait nui à la clarté de cette classification. Peut-être celui d 'Éidolies
hallucinosiques permettra de les mieux identifier et de mieux s’entendre dans toutes
les discussions sur les Hallucinations et particulièrement sur leur modalité « partielle ».
ARCHITECTONIE DE LA PERCEPTION ET SA DÉSINTÉGRATION 73
(1) Nous simplifions ici le problème posé par ces « Éidolies hallucinosiques »
et qui comportent les phantéidolies (analogues à des fragments de rêve) et les protéido-
lies (ou imagerie élémentaire), comme nous le verrons plus loin.
74 PROBLÈME GÉNÉRAL DELA PERCEPTION ET DE L'HALLUCINATION
L ’Hallucination (sous' toutes ses formes délirantes ou non délirantes) n ’est pas
l ’effet d ’une addition mais une soustraction. Elle ne correspond pas seulement
à la positivité d u désir, des croyances ou de l ’idéal de l’Homme en général, mais
à la négativité d ’un vide pathologique qui s’est creusé dans l’organisation même
de l ’être conscient en tan t q u ’il est auteur de son propre système de la réalité
ou dans les lacunes de ses systèmes perceptifs.
N ous gagnons ainsi dès l ’énoncé d u problème posé p ar les Hallucinations
à écarter des problèmes insolubles sur la réversibilité ou l’analogie des
images et des sensations, sur la différenciation des Hallucinations psychiques
et des Hallucinations sensorielles, pour placer le vrai problème de l’apparition
des Hallucinations, dans la problématique des rapports de l'Inconscient et du
système de la réalité et dans celle de la désintégration partielle de l’activité des
appareils psycho-sensoriels et de la désorganisation de l ’être conscient. Mais
la position claire de ce problème, nous ne pouvons l ’obtenir qu'à la condition
d'évacuer du champ p ercep tif toutes les modalités faussem ent hallucinatoires de
l'im agination qui hantent le champ p ercep tif assez normal pourtant pour les conte
nir. Faute de cette réduction phénoménologique des phénomènes hallucina
toires, tout le problème des Hallucinations est radicalem ent faussé.
Telles sont indiquées, dès le début de cet ouvrage, ces idées directrices.
Elles doivent nous servir de fil d ’Ariane pour avancer m aintenant dans le
dédale des idées et des faits où s’est égaré le problème des Hallucinations
au point de le faire disparaître au XXe siècle sous l ’effet d ’une négation
de sa réalité, comme il avait disparu au XIXe siècle sous l’effet d ’une affirma
tion de réalité également abusive. C ar l’Hallucination ne peut jam ais disparaître
dans un jugement absolu d ’irréalité ou de réalité, étant le phénomène par
excellence où le Sujet se prend au piège d ’une fausse objectivité, c ’est-à-dire
traverse ou transgresse la loi de la relativité et de la subordination du réel
et de l’imaginaire.
N ous com prenons donc bien qu’en renversant ainsi les données mêmes
du problème qui classiquement a toujours été orienté p ar la considération
d ’une néoform ation sensorielle, d ’une positivité (intensité, création mécanique
ou inconsciente), nous replaçons la pyramide sur sa base : en rem ettant à leur
place la perception extérieure dans son contexte existentiel — la perception en
général dans les structures de l ’être conscient — et les diverses catégories d ’Hal
lucinations dans l’ordre de l ’organisation de l ’être conscient et de ses instru
m ents psycho-sensoriels. Telle est la perspective au travers de laquelle nous allons
d ’abord suivre l’histoire desidées (c’est-à-dire des contradictions) sur l ’Hallucina
tion, puis exposer les formes cliniques des Hallucinations en em pruntant le cadre
classique de leur classification, ensuite décrire les divers aspects de la pathologie
hallucinatoire, e t enfin en nous référant aux enseignements que nous pouvons
tirer des divers courants doctrinaux, des recherches expérimentales cliniques et
thérapeutiques, exposer l ’essentiel des théories actuelles sur la nature et la
pathogénie des Hallucinations.
75
N O T IC E B IB L IO G R A P H IQ U E
Tous les travaux, et plus généralement toutes les idées sur la définition, la nature
et la pathogénie des Hallucinations que nous avons évoquées dans cette introduction,
trouvent leurs références principales dans les ouvrages généraux dont nous donnons
à la fin de cet ouvrage la liste.
Pour tous les travaux cités et publiés depuis 1950, le lecteur en trouvera la biblio
graphie dans la Bibliographie des travaux de 1950 à 1969 établie pour chaque année
par ordre alphabétique dans notre index des travaux sur les Hallucinations.
Pour tous les travaux sur la perception auxquels nous avons fa it référence dans ce
chapitre, il suffira de se rapporter à la Bibliographie des travaux consultés sur la
« perception ».
r
C H A P IT R E III
(1) Un autre écrit également fameux fut publié par un « magnétiseur », Friedrich \
K rauss. Il comporte deux volumes Nothschrei eines Magnetisöh Vergifteten (1852) et
Notkgedrungene Fortsetzung meines Nothschrei (1857). Ces écrits viennent d ’être
réédités et commentés par H. Ahlenstiel et J. E. M eyer (1967), grâce à la firme
Bayer.
78 ÉVOLUTION DES IDÉES SUR LES HALLUCINATIONS
cinatio » pour désigner une affection de la cornée (1). Félix Plater cite un cas
de diplopie comme Hallucination, mais emploie aussi ce terme comme syno
nyme de «troubles psychiques» comme pour consacrer l ’horrible mélange
des contenus hétérogènes du concept. En 1763, Linné continue le même im bro
glio en comprenant dans les « morbi-imaginarii », le « syringmus », les
« phantasm a », le « vertigo », la « panophobia », etc... (le syringmus et les
phantasm a correspondaient aux visions et bruits subjectifs). En 1771, Sagar, de
Vienne, définissait les Hallucinations « des imaginations issues des erreurs des
sens». Boissier de Sauvages (1768), tout en faisant entrer les « Hallucinationes »
dans son premier groupe de vésanies, se référait à Félix Plater pour défi
nir les Hallucinations comme « errores imaginationis salvo intellectu
ab organorum externorum vitio » et les hallucinés comme « ceux qui prennent
leurs sensations pour des images et leurs imaginations ou leurs fantasmes
pour des sensations». Il attribuait déjà ces troubles à une intensification
nerveuse (reflux du fluide nerveux plus puissant et plus intense) conformé
ment aux idées bien connues de M alebranche (Recherche de la vérité, II, chap. I).
Cette idée de rattacher l ’Hallucination à une intensification des processus senso
riels périphériques ou imaginatifs et cérébraux se retrouve d ’ailleurs chez
presque tous les auteurs des xvne et xvm e siècles (Malebranche, Boerhave,
Darwin, Charles Bonnet, K ant lui-même), et c ’est elle qui constitue l ’axe
de la doctrine classique (Mourgue).
Ainsi, la première différenciation du phénomène hallucinatoire consacre
en quelque sorte sa genèse mécanique : l’Hallucination est une erreur des
sens produite par un vice de leurs appareils périphériques ou centraux et
caractérisés p ar l ’intensité des images qui en résulte.
2° O p p o s itio n e s q u ir o lie n n e
d e V H a llu c in a tio n d é lir a n te (p s y c h iq u e )
à l ’illu s io n d e s s e n s ( se n so rie lle )•
qui a la conviction intime d ’une sensation actuellement perçue alors que nul
objet extérieur propre à exciter cette sensation n ’est à portée de sens, est dans
un état d ’Hallucination. C ’est un visionnaire» (M aladies mentales, 1898,
p. 159).
Quoique depuis Arétée de Cappadoce cette distinction qui se perd dans
la nuit des temps et de la clinique fût traditionnelle, c’est à Esquirol que
l ’on rapporte généralement le mérite de la séparation entre l’Hallucina
tion et l’illusion (1). « Dans l ’Hallucination tout se passe, dit Esquirol, dans le
« cerveau : (Elle) donne un corps et de l ’actualité aux images, aux idées
« que la mémoire reproduit sans l ’intervention des sens. D ans les illusions
« au contraire, la sensibilité des extrémités nerveuses est altérée, affaiblie
« ou pervertie ; les sens sont actifs, les impressions actuelles sollicitent la
« réaction du cerveau. Les effets de cette réaction étant soumis à l ’influence
« des idées et des passions qui dominent la raison des aliénés, ces malades
« se trom pent sur la nature et sur les causes de leurs sensations actuelles. »
Et il précise (p. 195) : « Les Hallucinations ne sont ni de fausses sensations,
« ni des illusions des sens, ni des perceptions erronées, ni des erreurs de la
« sensibilité organique, comme cela a lieu dans l ’hypocondrie. Ces dernières
« supposent la présence des objets extérieurs ou la lésion des extrémités.
« Tandis que dans l ’Hallucination non seulement il n ’y a pas d ’objet extérieur
« agissant sur les sens, mais les sens ne fonctionnent plus » (2).
Ainsi, l ’Hallucination apparaît à ses yeux comme une construction per
ceptive très complète qui se constitue proprio m otu sans anomalie sensorielle :
elle est un phénomène essentiellement psychique, ou comme on le dira
à cette époque (Baillarger), l ’effet de l’exercice involontaire de l ’imagi
nation. Sa « sensorialité » résulte donc secondairement d ’une anomalie de
l’activité psychique et non pas de l ’énergie spécifique des sens ou des nerfs
(Johan Müller). L ’idée q u ’Esquirol se faisait en effet de l ’Hallucination en sou
lignant qu’elle est « essentiellement psychique » (et non sensorielle), ou mieux,
q u ’elle est l ’effet d ’une anomalie de l ’activité psychique qui entraîne une
conviction absolue, identifiait l ’Hallucination au délire... Cela revient à dire
que pour Esquirol, et ceci nous paraît capital, il y a deux niveaux de troubles
psycho-sensoriels. Le premier correspond aux Hallucinations proprem ent 12
dites, c’est-à-dire au délire (car pour lui les concepts d ’Hallucination, de délire,
de psychique et de cérébral étaient synonymes). Le second correspond aux illu
sions des sens qui dépendent du fonctionnement des organes des sens et, à ce
titre, font l ’objet d ’un jugement, que celui-ci soit sain ou altéré. Ce en quoi réside
le fond du problème, c ’est la question de savoir si l ’Hallucination se confond
avec le délire ou si elle se constitue hors de lui — si elle se situe au niveau
des structures de l ’organisation psychique ou au niveau de l ’activité pro
prement sensorielle (délire sensoriel de Michea) ? O n comprend que les dis
cussions sur ce point névralgique aient été particulièrement vives à l ’époque.
Vives et embrouillées !
J. P. Falret n ’acceptait pas la distinction d ’Esquirol entre « l ’Hallu
cination et l’illusion » parce que, disait-il, une partie des illusions est « l ’Hallu
cination même », et que l ’autre se confond avec les autres phénomènes du
délire ; c’est-à-dire q u ’il soulignait sous une autre forme la nature essentielle
ment imaginaire et délirante et non pas primitivement sensorielle de l ’Halluci
nation. Car pour lui, comme pour Esquirol, elle était « une réaction spontanée
« d ’image sans participation de la volonté et sans la Conscience de l ’action
« de l ’esprit, refoulement de cette image au dehors et localisation dans le sens
« correspondant, enfin croyance à la réalité extérieure de l ’objet par suite
« de la vivacité de l ’image, de la diminution de l ’activité des sens et du défaut
« de contrôle de la réflexion » (M aladies mentales, pp. 211-284). Autrement dit,
J. P. Falret (le grand Falret) envisageait comme Esquirol, et comme devait le
faire un peu plus tard M oreau (de Tours), l ’Hallucination dans sa forme la plus
authentique : comme l ’effet de ce « trouble général de l ’entendement q u ’est le
délire ». Car, bien sûr, la croyance en la réalité extérieure d ’une image si elle
dépend du défaut de contrôle de la réflexion nous renvoie au moins pour la plus
grande partie des Hallucinations au Délire. L ’Hallucination ne saurait en tout
cas être considérée comme une sensation ou une impression passive. Elle est,
dit-il, comme une « rumination de la sensation ».
Pour Lelut, au contraire, l ’Hallucination étant le plus haut degré de trans
form ation « sensoriale » de l ’idée n ’avait pour ainsi dire pas de spécificité,
elle se confondait avec l ’exercice de l ’imagination, les mouvements de la
passion ou de la foi. Brierre de Boismont dans son livre classique « à l ’imitation
de la plupart des auteurs », dit-il, tend à confondre (comme J. P. Falret) illu
sion (1) et Hallucination... « Ces deux aberrations de l ’esprit ne pouvant dans un
grand nombre de circonstances être isolées ». Il définissait l ’Hallucination comme
la « perception des signes sensibles de l’idée ». Pour lui, une émotion puissante,1
(1) Tous les auteurs se sont « cassé la tête » sur cette fameuse distinction (pour
nous sans grande importance) dont le critère est l ’absence ou la présence (toujours
conjecturale) d ’objet. L a sè g u e , en disant que « l’Hallucination est à l’illusion comme
la calomnie est à la médisance », les distinguait certes... mais les rapprochait aussi,
s’il est vrai qu’il n ’y a pas de fumée sans feu...
E y. — Traité des Hallucinations. 4
82 ÉVOLUTION DES IDÉES SUR LES HALLUCINATIONS
une passion violente, colorent, animent tellement les idées que celles-ci peuvent
prendre une forme matérielle. Et nous devons clairement prendre conscience à
ce propos que si le problème de l’Hallucination implique q u ’il soit répondu
à la question de la nature délirante de l ’Hallucination, elle implique aussi
—■point sur lequel nous avons plus haut tant insisté — que soit distinguée
l’Hallucination de l ’exercice norm al de l ’imagination, des passions et de la foi.
3° V a ria tio n s e t in v e r s io n d u c o n c e p t.
Nous allons voir que peu à peu l’Hallucination va devenir ce q u ’elle n ’était
pas aux yeux d ’Esquirol, c ’est-à-dire un phénomène de plus en plus senso
riel (ou tout au moins « psycho-sensoriel »). C ’est à un triple chassé-croisé que
nous allons assister.
Sous l ’empire des schèmes sensationnistes de l ’époque (de Condillac
à Johan Muller, de Cabanis à Taine), l ’Hallucination dite par Esquirol idéative,
convictionnelle, imaginative, c ’est-à-dire délirante, est apparue de plus en plus
aux cliniciens de l ’époque comme un phénomène prim itivem ent sensoriel.
Tout de même que les illusions des sens dont parlait Esquirol ne lui parais
saient relever que essentiellement d ’un trouble dans l ’activité d ’organes sensi
bles ou sensoriels, on va désormais appliquer cette conception « sensorialiste »
à l ’Hallucination mais à un niveau supérieur.
D u point de vue clinique, avec Baillarger on va isoler des phénomènes
psycho-sensoriels qui se définissent par les attributs mêmes de la perception
sensible (projection dans l ’espace, qualités sensorielles) des objets extérieurs.
Les «vraies » Hallucinations devront donc com porter ce coefficient fondamental
de sensorialité.
Du point de vue psychopathologique, on va recourir au « modèle » linéaire
de la psychologie atomistique de l ’époque en adm ettant une différence de degré
seulement entre la sensation et l ’image, ce qui conduit à faire de l ’image intense
une sensation c ’est-à-dire une Hallucination.
Du point de vue pathogénique, la « transform ation sensoriale » de l ’image
(ou de l ’idée) sera expliquée par la stimulation interne de centres d ’images
conformément à la neuro-physiologie des centres cérébraux de l ’époque.
Ainsi, la notion d'H allucination s’est renversée en devenant peu à peu ce
q u ’Esquirol exigeait q u ’elle ne fût pas : un simple accident de la sensorialité.
Cette Hallucination se dressait de plus en plus hors de son contexte délirant,
et en tout cas hors de la condition du délire; et elle apparaissait de plus en plus
dans sa forme « sui generis » comme un phénomène sensoriel (ou « psycho
sensoriel », ce dernier vocable atténuant à peine la rigueur de la thèse et de
PREMIER CHASSÉ-CROISÉ 83
depuis Esquirol dans la voie qui allait de plus en plus faire de l’Hallucination
« quelque chose » d ’analogue à une production sensorielle primitive. Quelque
chose qui était différent de l'erreur du délire, qui était une hypostase du délire.
Déjà Leuret (1834) avait opposé aux Hallucinations les inspirations pas
sives : « L ’inspiré passif et l’halluciné, écrit-il page 270, diffèrent en ceci :
« chez l ’halluciné une pensée dont il ne s’attribue pas la création se produit,
« et en se produisant se formule p ar une impression. Chez l ’inspiré, l ’acte
« suit immédiatement la pensée; il n ’y a pas comme dans le cas précédent
« l ’intermédiaire d ’une impression... Les ascétiques, bien mieux que les
« psychologistes et les médecins, ont signalé cette différence... D ’après Dieu
« et l ’homme, la communication se fait de deux manières : l ’une, imaginaire;
« l ’autre, intellectuelle (Cette dernière) est une sorte d ’exaltation d ’esprit
« avec dissociation entre les pensées et le Moi. Les pensées sont plus souvent
« bizarres, absurdes ou incohérentes. Mais elles ont cela de commun que celui
« qui les a, les attribue à un esprit différent du sien. Cette communication
« intellectuelle est ce que j ’appelle inspiration passive ». Ce sont ces phéno
mènes que B aillarger devait appeler les Hallucinations psychiques.
D t sim M ém oire sur les Hallucinations, Baillarger distingue en effet deux
M t a é lta h o u b o o s : « les unes complètes, composées de deux éléments
■ ex qui sam le résultat de la double action de l ’imagination et des organes
t des sens : ce sont les Hallucinations psycho-sensorielles —- les autres, dues
« seulement à l'exercice involontaire de la mémoire et de l ’imagination, sont
c tout à fait étrangères aux organes des sens et sont, par cela même, incom-
« plètes: ce sont les Hallucinations psychiques ».
Nous avons vu précédemment avec Esquirol la notion d ’Hallucination,
pour se dégager de la simple illusion des sens, s’éloigner de toute donnée sen
sorielle. M aintenant, par contre, tout ce qui dans les troubles des perceptions
est ou paraît sensoriel va être considéré comme hallucinatoire, mais ce qui
ne l ’est pas va entrer dans le cadre des « Pseudo-hallucinations ». Inutile
de dire que la masse phagédénique de ces Pseudo-hallucinations va croître
et embellir en com prom ettant sans la remettre en question la définition sen
sorielle de l ’Hallucination.
C ’est ainsi que Michea rem arquait en 1849 : « Admettre des Hallucinations
« dénuées d ’apparence objective des paroles sans bruit, des images sans forme
« et sans couleur, c ’est embrouiller toutes les formes psychologiques ». Il pro
posait d ’employer pour désigner les Hallucinations psychiques de Baillarger
le terme de « fausses Hallucinations y). L ’histoire des (.(Pseudo-hallucinations » (1)1
« illusions des sens » mais comme des formes du délire dont justem ent les
qualités sensorielles sont contingentes. Mais ce retour en arrière, ce retour
aux sources (celui que nous n ’avons cessé de préconiser, de prom ouvoir et
d ’appliquer déjà dans nos travaux antérieurs et qui constitue le sens de cet
ouvrage), c ’est justem ent ce que la science psychiatrique n ’a pas fait. Elle
s’est enlisée dans cette contradiction qui a consisté et consiste encore à consi
dérer les « perceptions sans objet » comme des phénomènes simplement senso
riels, à leur appliquer la définition et la théorie de cette sensorialité alors
que de plus en plus, évidemment, l ’im portant n ’est pas la sensorialité quand
le clinicien est forcé de décrire la masse des Hallucinations en termes de
Pseudo-hallucinations...
(1) R. M ourgue. Étude critique sur l’évolution des idées relatives à la nature
des Hallucinations vraies. Thèse, Faculté de Médecine de Paris, 1919.
LA PARAPHRASE NEUROLOGIQUE 89
(1) A vrai dire, ces grand cliniciens se sont bien inspirés de ce dogme neurologique
de l’époque, mais certains (Séglas, C apgras notamment) n ’en ont pas été longtemps
dupes.
90 ÉVOLUTION DES IDÉES SUR LES HALLUCINATIONS
4° L e d o g m e m é c a n is te :
s im p lic ité e t u n ité d u m é c a n is m e a p p liq u é e s
à la c o m p le x ité e t à l ’h é té r o g é n é ité
d e to u s les p h é n o m è n e s h a llu c in a to ir e s.
à bien des hésitations chez les défenseurs mêmes de la conception classique (1)
et ensuite à toute une série considérable de travaux m ettant l’accent d ’une
façon générale : 1° sur l ’importance de la dynamique de l ’Tnconscient dans
la genèse du trouble hallucinatoire ; 2° sur le caractère global et structural
du trouble hallucinatoire.
(1) Ces hésitations et ces contradictions sont très frappantes chez tous les grands
Omiciens (Baillarger, M agnan, Sérieux). Elles ont abouti, par exemple, à un ren
versement complet de l'attitude de Séglas à partir de 1900.
94 ÉVOLUTION DES IDÉES SUR LES HALLUCINATIONS
(1) J ’ose, en effet, avoir maintenant et plus que jamais l’audace d’inscrire
l’Hallucination dans une « Histoire naturelle de la folie », car la maladie mentale est
un phénomène naturel et non un phénomène culturel, comme l’ayant affirmé au début
de cet ouvrage je ne cesserai de le réaffirmer.
RÉACTIONS CONTRE LE DOGME CLASSIQUE 95
que se situent les réactions que nous appelons organo-dynamiques car elles
partent de l ’hypothèse d ’une organisation architectonique de l ’être psychique
dont la désorganisation est proprem ent hallucinogène et déliriogène.
Contre l’idée de réduire l ’Hallucination et tout le cortège pseudo-halluci
natoire qui lui, est intrinsèquement lié à un phénomène partiel de production
mécanique sensorielle, un grand nombre de cliniciens et de psychopathologues
se sont insurgés en recourant au modèle architectonique de l ’organisation et
de la désorganisation des « fonctions psychiques supérieures » et en soutenant
deux thèses essentielles : l ’Hallucination est l ’effet d ’un bouleversement
structural de l’être psychique (dont le Délire est la m anifestation); l ’Halluci
nation est un phénomène secondaire à ce bouleversement.
L ’idée d ’un bouleversement analogue mais au niveau « périphérique »
des activités des organes des sens, dont nous verrons l ’importance, a été
bien plus difficile à se faire jour.
C ’est à J. P. Falret, à M oreau (de Tours) et à Delasiauve que revient le
grand mérite d ’avoir au milieu du xixe siècle illustré et fortifié par leurs lucides
réflexions et leur sens clinique cette double thèse qui pose comme « fa it prU
mordial » du délire hallucinatoire ses rapports avec le rêve, c ’est-à-dire en fin
de compte sa structure négative.
Nous avons avec H. Mignot (1) souligné il y a plus de vingt ans l ’importance
considérable de la position de M oreau (de Tours) sur ce point fondamental.
Lorsque E. Bleuler a intégré l ’activité hallucinatoire des schizophrènes dans
le processus schizophrénique, il a également souligné avec force que les troubles
psycho-sensoriels (Trugwahrnehmungen) sont des « symptômes secondaires »
à la désagrégation de l’activité psychique. Et toutes les analyses, les innom
brables études structurales de la pensée et de l ’existence schizophréniques
(Berze, Gruhle, Mayer-Gxoss, C. Schneider, Minkowski, Wyrsch, Binswan-
ger, Sullivan, etc.) n ’ont cessé depuis lors de réintégrer l ’activité hallucinatoire
dans les modalités de la dissociation autistique (2).
Pierre Janet, dans ses études et spécialement dans ses articles sur les Hallu
cinations et le délire de persécution (1932), n ’a cessé de m ontrer que l ’Hallu
cination est l ’effet d ’une dissolution de la fonction du réel, c’est-à-dire en fin
de compte d ’une désorganisation de la vie de relation. Pour lui le trouble
hallucinatoire indexe la dégradation dans la hiérarchie des fonctions qui
assurent la fonction du réel et la synthèse de la personnalité, et notam m ent 12
(1) H. E y et H. M ig n o t , Ann. Méd. Psycho., 1947. J ’ai repris ce thème dans mon
Étude n° 8 que j ’ai dédiée à la mémoire de cet illustre aliéniste, puis plus récemment
dans mon rapport au Congrès Mondial de Madrid (1966) reproduit in extenso dans
VÉvol. Psych., 1970, p. 1-37.
(2) Notons par exemple l’importance accrue des troubles de la Conscience dans les
analyses structurales des schizophrénies telle qu’elle apparaît dans les C. R. de la
Société italienne de Psychiatrie (Pise, 1966), in « Il Lavoro Neuro-Psichiatrica »,
1968, 42, pp. 491-558.
96 ÉVOLUTION DES IDÉES SUR LES HALLUCINATIONS
des fonctions perceptives à un niveau proprement sensoriel (qui ne sont justem ent
pas délirantes).
C ’est revenir à la distinction q u ’Esquirol établissait entre « Hallucina
tions » et « Illusions des sens » ; c ’est aussi remettre sur sa base la pyra
mide des phénomènes hallucinatoires : en bas, au niveau fonctionnel, celui
de la désintégration des organes des sens et des analyseurs perceptifs, les
Hallucinations non délirantes (illusions des sens que nous appelions jus
q u ’ici les « hallucinoses » mais que nous proposons d ’appeler « Éidolies
hallucinosiques ») ; en haut, les fausses perceptions délirantes, c ’est-à-dire
ces modalités d ’altération de la réalité que sont les « perceptions-sans-objet-
à-percevoir », c’est-à-dire des perceptions qui p ar une « infraction qualifiée »
de la Loi ontologique de l’être psychique confèrent dans et par le délire la
réalité du sensible à l’irréalité de l ’imaginaire.
Nous devons tirer des leçons profitables de cette étude historique. Elle
nous a m ontré comment s’est développé le dogme classique prétendant à
une généralisation abusive d ’un phénomène, lui-même mythique quand il
est considéré dans sa mécanicité. N ous verrons à quelles difficultés se heurte
cette théorie de la mécanicité généralisée. Force nous sera donc d ’admettre
une théorie, mais celle-ci vraiment générale et naturelle de l’activité halluci
natoire qui s’oppose profondém ent à la théorie classique dont nous avons
exposé les sept thèses principales. Nous pouvons déjà éclairer notre lanterne
et prévoir que nous serons amené à adm ettre :
1. que l ’Hallucination doit être radicalement séparée de toutes les modalités
de fantastique et d ’irrationnel que la perception humaine dans sa généralité
admet chez tous et chez chacun ;
2. que l ’Hallucination n ’est pas toujours semblable à elle-même, q u ’elle
a une structure différente selon le niveau de la vie psychique où elle se produit,
et qu’à cet égard il n ’y a pas lieu de distinguer radicalement les Hallucinations
psycho-sensorielles (esthésiques) et les Pseudo-hallucinations psychiques
(pseudo-esthésiques) ;
3. que l’Hallucination n ’est pas primitivement « sensorielle ». Que sa
sensorialité plus ou moins grande ou ses qualités esthésiques sont les termes
d ’un processus complexe constituant une résultante et non une sorte d ’atome
générateur ;
4. que l ’Hallucination sous sa forme d ’Éidolie hallucinosique n ’est
« partielle » et « compatible » avec la raison que si l ’anomalie structurale
des fonctions perceptives est elle-même partielle (cas Nicolaï) ;
5. que l ’Hallucination n ’est pas en elle-même génératrice de délire car
les Hallucinations à structure éidolo-hallucinosique ne sont pas une condition
nécessaire ni suffisante du délire. Quand, comme c ’est le cas le plus fréquent,
les Hallucinations s’observent dans un contexte délirant (cas Berbiguier),
elles dépendent du Délire dont elles sont un effet et non une cause ;
98 ÉVOLUTION DES IDÉES SUR LES HALLUCINATIONS
*
* *
Même si, n ’étant qu’un symptôme « isolé », elle ne paraît être que l ’effet
d ’une simple excitation, l’Hallucination la plus « élémentaire » n ’en est pas
moins très complexe pour être l’effet d ’une désintégration du système perceptif.
D ans tous les cas, et au terme de cette étude historique et critique, la défi
nition de l ’Hallucination vraie exclut donc les illusions des sens normales,
englobe Hallucinations psycho-sensorielles et Hallucinations psychiques et
n ’admet, à l’intérieur du genre, que la seule ligne de démarcation qui en sépare
deux espèces : les Éidolies hallucinosiques et les Hallucinations délirantes.
N O T IC E B IB L IO G R A P H IQ U E
LES HALLUCINATIONS
DES DIVERS SENS
C H A P ITR E P R E M IE R
L ’Œ IL E T L A P H É N O M É N O L O G IE
D E L A V IS IO N (2)
des ondes lumineuses et qui, pour être reçus, doivent être déjà significatifs
(signaux), c’est-à-dire constitués en un certain ordre, pour faire l ’objet d ’un
certain encodage de l ’information (messages); de telle sorte que les qualités
spécifiques du monde des objets ou les qualités sensorielles q u ’il sélectionne
ne sont pas « données », mais prises dès q u ’elles sont incorporées au niveau
de la rétine.
Le nerf optique est chez l ’homme d ’un million de fibres, mais il existe
7 millions de cônes et 120 millions de bâtonnets (Y. Le G rand, 1969). C ’est
dire q u ’il s’agit d ’un réseau d ’un « neuro-pile » et que la rétine comporte
de nombreux neurones d ’association.
Les potentiels évoqués (2) ont été étudiés (micro-électroencéphalographie)
par Granit. Récemment, J. Bancaud (1972) soulignait à ce sujet la difficulté12
de faire la part dans les réponses recueillies au niveau du scalp de leur origine
corticale ou sous-corticale; il a tenté d ’exposer leur signification pour la per
ception visuelle et ses divers paramètres.
Telle est, en quelque sorte, la structure réceptrice de l ’appareil visuel;
mais il est bien évident : 1° q u ’au niveau même de la rétine les signaux lumineux
se transform ent en messages électriques, c ’est-à-dire q u ’ils entrent dans un
système sélectif de codage de l ’inform ation (1) ; 2° que, comme le fait rem arquer
Richard Jung (1961) à cet égard, la transform ation de l ’information n ’est pas radi
calement différente au niveau de la rétine périphérique et au niveau de la rétine
corticale ; 3° que l’appareil sensoriel fonctionne plutôt comme un prospecteur
plutôt que comme un récepteur (2) q u ’il est subordonné à la vigilance et
à la m otivation (Form ation réticulée et Système limbique). Nous examinerons
plus loin (7e partie) cette dynamique de l ’appareil de la vision ,en soulignant
q u ’il assure une « vigilance' sensorielle » — q u ’il peut s ’éveiller ou rêver.
C ’est que la perception ne se réduit pas à cette instrumentalité. Elle s’intégre
dans le champ de la conscience de telle sorte que, en définitive, elle en dépend;
comme dépendent, en effet, nos perceptions visuelles (cf. ce que nous avons dit
plus haut de la perception en général) de l ’intentionnalité du Sujet, de sa moti
vation, de ses auto-mouvements au sens de Weizsâcker, de « l ’hypothèse»
au sens de Postm an — somme toute, du contexte qui encadre et conditionne
toute lecture du texte perceptif. -Cela revient à dire q u ’aucune étude purement
physiologique de la perception norm ale n ’est possible sans ce que l’on appelle
parfois son complément psychologique, puisque l ’analyseur perceptif qui est
bien, certes, un instrum ent de mise au point de la perception ne suffit pas,
en dernière analyse, à constituer l ’expérience vécue du perçu en tan t q u ’il
apparaît comme un événement qui répond à la fois au regard et à la voix
qui lient le Sujet à son monde (J. Zutt, 1957). Cela revient à dire aussi que
la réverbération fonctionnelle qui réfléchit les données des sens sur les m ou
vements q u ’ils règlent et réciproquement n ’est pas la seule qui doit être
envisagée, et q u ’une réverbération à un niveau plus élevé de l ’intégration
apparaît nécessaire : celle précisément de l ’imagination dans la perception.
Nous tirerons plus loin les conséquences de cette implication du facteur
« éidétique », du « fantasme virtuel » (au sens de Klages et de Palagyi) dans
la perception visuelle (7e Partie). Mais nous pouvons dès m aintenant souligner12
avec Er. Straus que le « sens » du sens de la vue dépasse celui de la construction
des qualités visuo-spatiales de l ’objet perçu pour se découvrir comme le sens qui
fait apparaître le monde comme un spectacle. De telle sorte que la structure
psychologique de la perception visuelle n ’est pas seulement un complément
de la sensation m ais sa condition fondamentale elle-même. La vision est l’acte
p ar lequel le Sujet dresse devant lui son monde, le saisit comme contenu dans
l ’horizon lointain (D ie Ferne ist die raumzeitlische Forme des Empfinden)
relativement auquel se distribuent les objets perçus. L ’acte de la perception
visuelle, comme y insiste J. J. Gibson, est créateur d ’u n spectacle du monde,
d ’u n tableau, et c ’est en ce sens que R. A m heim (1965) a assimilé la vision à
la création même de l ’œuvre picturale, cf. aussi R . L. Gregory (1966, trad.
fr., 1967).
La vision est le sens des perspectives de la réalité qui va jusqu’au-delà
de cette réalité comme à la contem plation de l ’infini. D ’où justem ent le caractère
visionnaire de l ’extase ou de la création esthétique lorsque le Sujet dirige son
regard jusqu’au-delà de la réalité. M ais qui va aussi en deçà de la réalité des
objets, jusque dans les profondeurs du Sujet lorsque, attirée p ar son mouvement
centripète Vers le monde des images la vision dite alors intuitive devient cette
forme de la connaissance qui nous fait pénétrer avec l ’œil de la conscience
dans cet autre infini qui est celui du m onde intérieur.
N ous pouvons tirer de ces quelques trop sommaires rem arques deux
conclusions — ou si l ’on veut deux prémisses — nécessaires à l ’exposition
descriptive de l ’activité hallucinatoire visuelle. L a première, c ’est que toute
perception visuelle im pliquant l ’exercice de l ’imagination, l ’Hallucination
est pour ainsi dire virtuelle dans l ’exercice de la pensée et de l ’action, mais
que ces images en quelque sorte virtuellement hallucinatoires pour être com
munes à tous les hommes ne sauraient entrer dans la catégorie pathologique
des Hallucinations visuelles. La seconde, c’est que les Hallucinations visuelles
proprem ent dites vont se présenter en clinique selon deux modalités fonda
mentales : celle de phénomènes sensoriels liés à la désintégration de 1’ « arousal »
perceptif com portant d ’ailleurs autant d ’imagination que de sensorialité
(phénomènes éidoliques) — et celle des Hallucinations délirantes dont la sen
sorialité sera pour ainsi dire secondaire aux modifications structurales de la
Conscience imageante et de 1’ « être-visionnaire-de-son-monde ».
L A V IR T U A L IT É H A L L U C IN A T O IR E
D E L A P E R C E P T IO N V IS U E L L E N O R M A L E
dresserons plus loin le catalogue (1). N ous les appelons « normales » ou,
avec P. Quercy, « psychonomes » en ce sens que leur caractère « pseudo
hallucinatoire » est pris dans les modalités communes de la perception. C ar
la perception norm ale ne cesse pas de l ’être quand elle com porte cette part
d ’imaginaire requise pour que quelque chose que ce soit soit perçu à la seule
condition toutefois que sa perception soit contrôlée (remise à sa place) c ’est-
à-dire, en définitive, soumise à la légalité de la com m unauté culturelle dont
dépend pour chacun de nous l ’objectivité de notre perception (2).
Bien entendu, l ’exercice même de notre mémoire implique la résurgence
de nos souvenirs, et nous ne pouvons les faire apparaître, ou ils ne nous
assaillent ou ne se glissent dans notre champ de conscience q u ’à la condition
expresse que cette apparition, pour être vécue, soit aperçue sinon vue.
Aucune « représentation » pour autant q u ’elle entre dans la scène de la
conscience qui ne soit comme une re-présentation spectaculaire du vécu,
une actualisation de l ’image. En ce sens toutes les virtualités hallucinatoires
impliquées dans la perception coïncident avec la form ation mnésique. Cette
fonction reproductrice de l’image étant corrélative de l ’attention qui
l ’exige (comme chez le joueur d ’échecs), indexe p ar sa vividité et sa
précision hallucinatoire l ’urgence du travail auquel elle concourt. D ’où
ces innombrables discussions (cf. .Discussion de 1855) sur la nature halluci
natoire de l ’image et de la représentation. Bien sûr que l’image peut être
portée par l ’extrême attention ou attente au niveau ou à la dignité d ’une
sensation ; bien sûr que l ’idée peut, comme l ’affirmait Lelut, atteindre le
plus haut degré de sa « transform ation sensoriale », mais ce phénomène
immanent à notre pensée s’il entre nécessairement dans l ’Hallucination visuelle
ne suffit pas à la définir et n ’entre même pas dans sa définition. Il lui manque
pour cela d ’être cette scandaleuse incongruité, de représenter l ’im posture
logico-empirique qui précisément soustrait l’Hallucination à l’être d ’une pure
et simple intensité de l ’image pour exiger d ’elle qu’elle soit une altération plus
profonde de la réalité perçue. Pour si vifs et présentifiés que soient nos
souvenirs de nos représentations, ils ne sont que de l’imagination.
1° L a p r o je c tio n im a g in a tiv e d a n s l ’e x p é r ie n c e v é c u e .
(1) Ces phénomènes de « visu al thinking » ont été étudiés avec beaucoup de détails
par N. L ukianowicz (1960).
(2) Cela revient évidemment — d ’accord avec les principes mêmes de toute psy
chologie « anthropologique » — à souligner la relativité des lois d’organisation de
notre conscience à l’égard des lois institutionnelles de notre milieu culturel (langage,
conception du monde et même structures logiques de notre pensée) (cf. sur ce point
ce que nous avons déjà établi p. 51 et 68-70, et ce que nous répéterons bien des fois
encore).
I 106 HALLUCINATIONS VISUELLES
I
i
déjà ce que nous craignons ou espérons voir apparaître. Toute notre existence
i se déroule en fonction de cette pulsation de notre vie affective car elle ne cesse
1 jam ais d ’être un com bat entre le principe de plaisir et le principe de réalité ;
entre l ’Inconscient et le Conscient. De telle sorte que l ’image apparaît, làencore,
sous une forme « hallucinatoire » commune, celle de la tendance constamment
; perceptive des affects à se réaliser. Les mirages voluptueux ou gastronomiques du
| désert (on cite toujours à ce Sujet les merveilleuses descriptions de Flaubert dans
« Salammbô », ou encore la tragique histoire du radeau de la Méduse) en sont
; des exemples classiques et rabattus. La projection du désir ou l ’inversion
de son fantasme dans la réalité perçue (illusions de présence de l’objet fan-
tasmique, des images de la répulsion ou de la pulsion) entrent bien dans la vie
I quotidienne m ais non point dans la psychopathologie pour n ’être justement
! que des illusions du cœur ou des besoins instinctifs que l ’ordre même de la
: perception refuse à adm ettre même quand il consent pour ainsi dire et néces-
; sairement à se les représenter. Pas plus q u ’un lapsus n ’est un trouble apha
sique ou délirant, la projection affective dans la perception ne suffit à constituer
une Hallucination. La fameuse observation de M ariller {Revue Philosophique,
1886), celle de cet étudiant qui s’arrêtait de travailler pour voir entrer la jeune
femme q u ’enfantait son désir ou celle aussi célèbre et de la même époque
de l ’illustre savant Delbeuf {Revue Philosophique, 1885) dont la piété filiale
ressuscitait l ’image de sa mère ; ces exemples constamment cités sont largement
dépassés dans la littérature psychanalytique où les phantasm es foisonnent
(qui flottent comme des fantômes d'Hallucinations) et que les péripéties
de l ’existence humaine (ou la littérature qui les reflète) reproduisent constam
ment. Ils ne sont là que pour nous rappeler la puissance de notre imagination
■ à quoi ne se réduit pas le phénomène hallucinatoire dans sa forme authentique,
laquelle implique justement q u ’il ne saurait sans disparaître, apparaître seu
lement comme l ’objet du désir.
L ’exaltation esthétique. — L ’imagination qui fait « voir » au peintre (1)
les détails et les couleurs du tableau que produit et expose son imagination
et qui offre au poète la métaphore fantasmagorique que crée son génie, cette
représentation par quoi le mouvement générateur se propose à lui-même
l ’œuvre q u ’il engendre va si loin dans l ’objectivation et l ’esthésie de l ’imagi
nation q u ’elle est parfois avancée comme « hallucinatoire » — et souvent par les
artistes eux-mêmes assez friands de ce mal du siècle q u ’est le délire, à leurs yeux
forme suprême et « psychédélique » du génie. Toute une littérature et une
Psychiatrie littéraire (cf. L'aliénation poétique de J. Fretet, 1946, et bien sûr les
innombrables gloses des psychopathologues littéraires à propos de tous les
poètes et artistes visionnaires) (2) consacrent assez facilement cette psycho-12
réciproques des parties sur la forme globale, etc.), s’opèrent comme l ’ont
m ontré la Gestaltpsychologie, J. Piaget (1942), E. Vurpillot (1963), selon
des lois de constance telles, que certaines illusions optico-géométriques ont
pu, précisément par la constance et la régularité de leur perception, entrer
dans la légalité de la constitution des formes, des perspectives, des dimen
sions ou mouvements apparents perçus par le regard de tous et de chacun.
Ainsi en est-il des fameuses illusions de Delbeuf, de Poggendorf, de Zöllner,
d ’Oppel, de Müller-Lyer, etc. (cf. planche p. 1175). N ous reviendrons (dans la
septième Partie) sur l ’importance de ces lois en quelque sorte « illusionnelles »
de la perception qui indexent dans leur ambiguïté le déterminisme de cer
taines figurations et leur facultativité relativement à la direction et au sens
du regard.
Les phosphènes (1). — Ce sont des « visions entoptiques » qui paraissent dans le
champ perceptif (et notamment les yeux étant fermés), soit à la pression des globes
oculaires, soit dans le passage de la lumière à l’obscurité, soit dans certaines conditions
d ’accommodation dans la position extrême des globes oculaires. Ces phénomènes peu
vent être provoqués par l ’excitation électrique périphérique (électrodes sur les tempes,
Baumgardt, 1951) ou centrale (au cours des interventions neuro-chirurgicales,
S. E. Henschen; F. Krause, 1924; Boschardt, 1918; E. Förster et W. Penfield, 1930). —
H. Ahlenstiel et R. Kauffmann (1953), puis J. Clausen (1955) en ont fait une étude
véritablement exhaustive. L’apparition de phosphènes fugaces et à effet strobosco-
pique se manifeste dans les conditions expérimentales comme dans certaines condi
tions « physiologiques » normales, ou si l’on veut, communes. Ces phosphènes se
constituent en formes géométriques (les auteurs allemands les distinguent en Weck
blitz ou Schreckblitz), selon les conditions de leur apparition spontanée dans l’éblouis
sement ou le choc qui fait voir au sujet « trente-six chandelles ». Ces formes géo
métriques et leur figuration lumineuse ou colorée sont illustrées dans le tableau (2)
qu’en donnent H. Ahlenstiel et R. Kaufman (p. 515). Quant aux excitations électri
ques expérimentales qui les provoquent chez les sujets normaux, fl y a lieu de noter12
(1) Décrits par Le R oy dès 1755 (Académie royale des Sciences de Paris) ils
ont été étudiés spécialement par R itter (1798), par N atolel (1878) et par P flü
ger (1865) et H elmholtz (d’après C lausen, 1955). Parmi les travaux plus récents,
il faut signaler ceux de F . Schwartz (1939-1944), de Bouman (1936-1951), de Moro-
kawa (1949-1952) et surtout ceux de H. A hlenstiel et R. K auffmann (1953 et 1962)
et de von K noll (1958).
(2) Nous reproduisons ce tableau en hors-texte, p. 1184 et 1185.
LES ILLUSIONS « PHYSIOLOGIQUES » COMMUNES 113
que les formes et les couleurs paraissent directement liées aux modalités de ces
excitations. D ’après F. Schwarz, un courant de 0,1 à 1,0 mA produit un effet de gris,
un courant de 1 à 3 mA du blanc, et de 3 à 7 mA du bleu et du blanc. W. Köhler
(1955) a obtenu avec le plus de fréquence du bleu mais aussi du rouge et du jaune.
Pour J. Clausen, les fréquences optima sont de 5 à 70 c. p. s. (électrodes temporales);
les phosphènes périphériques ont un seuil normal de 20 à 70 Hz. Ce seuil d’excita
bilité a été également étudié par Baumgardt (1951).
Ces phosphènes ne sont pas de nature purement mécanique. Ce qui étincelle
encore dans la fulgurance de ces apparitions colorées ou géométriques, ce sont les
images archétypiques, celles qui sont inscrites au plus profond de l’inconscient spé
cifique et qui éclatent comme les formes originelles de toute production esthésique
(M. von Knoll, 1958).
Les post-images (images consécutives, images metesthésiques ou palinopsi-
ques, Nachbilden, after-images) ont retenu l’attention de tous les psychologues
et psychopathologues. La post-image visuelle (1) — celle que l ’on observe le plus
souvent — a pour caractères principaux d’apparaître après un intervalle de temps
court (secondes ou fractions de seconde) après la stimulation lumineuse par la rétine
et d’apparaître spontanément sans intervention de l’attention ou de la volonté.
Ces post-images comportent une évolution de formes et de contenus, notamment
la transformation en couleurs complémentaires de la couleur perçue mais sans déve
loppement thématique ; elles masquent les objets perçus auxquels elles superposent
leur propre esthésie. Comme parfois elles ont un caractère monoculaire, on a pu les
considérer comme l’effet d ’une persistance ou un retour de l’état de sensibilité de
la rétine après qu’elle ait été impressionnée. Les rapports de ce phénomène physio
logique avec les Hallucinations visuelles sont de deux sortes. Tout d ’abord, il est
exact que dans certains états hallucinatoires visuels (onirisme des alcooliques (2)
par exemple) on peut noter une exagération de ce phénomène ou sa liaison avec les
images ou scènes hallucinatoires, comme si non seulement les Stimuli extérieurs
mais leurs images consécutives pouvaient servir de prétexte ou de point d’appui
à la vision. Mais on a voulu aussi en faire par hypothèse l’origine même de l’imagerie
hallucinatoire visuelle comme pour mieux plaider leur origine sensorielle. Il est
évident que cette généralisation ne résulte pas de l’analyse clinique. Si au
sein de l’expérience hallucinatoire visuelle — et surtout dans ses formes oniri
ques et éidolo-hallucinosiques — on observe une recrudescence anormale de
ces post-images, cela indique seulement que dans ces états l ’analyseur perceptif
visuel participe, et peut-être électivement sinon spécifiquement, à la dissolution
du champ de la conscience (3). Mais en tant que telles, les post-images ne sont cer-123
(1) La description de ces phénomènes se trouve dans tous les Traités de Psychologie
et tous les travaux sur la psychophysiologie des sensations. On en trouvera un excellent
exposé critique dans P. Q uercy, « L'Hallucination », 1930, t. II, p. 125-187.
(2) Cf. le travail de S. S. Salzman et S. M achover (1952) et les travaux de F. M orel
(1935) sur les images consécutives et les effets optocinétiques dans leur relation avec les
Hallucinations visuelles du delirium tremens (F. M orel et P. Schifferli, 1953).
(3) L’observation de J. L e Beau, E. W olinetz et M. F eld (1954) est bien
intéressante à ce sujet : un conducteur de camion, quand il s’arrêtait, voyait encore
défiler les pavés de la route sous ses yeux ; il s’agissait d ’un « organique » présentant
Ey. — T r a ité d e s H a llu c in a tio n s. 5
114 HALLUCINATIONS VISUELLES
Les images éidétiques (1). — Elles sont caractérisées par la possibilité, pour un
Sujet généralement jeune, de re-percevoir avec une extrême netteté une perception
antérieure sous forme d’image (Anschaungsbild). Ce phénomène (éidétisme) a été
décrit par W. et E. B. Jaensch (1923-1926). Cependant, d ’après S. Salzman et
S. Machover, il aurait déjà été mis en évidence par Busse en 1920. Naturelle
ment, on n ’a cessé (comme pour les images hallucinatoires ou les « reported
sensations » de l ’isolement sensoriel) de discuter pour savoir s’il s’agissait d ’une
image ou d ’une sensation... Disons que le Sujet éprouve bien l’impression de
re-percevoir avec un rappel de ses qualités sensorielles ce qu’il vient de percevoir
quelque temps avant, mais après un temps de latence (ce qui distingue l’image
éidétique de la post-image). Les images éidétiques ne comporteraient pas non plus
d ’effet de suggestion : en effet, le sujet s’attendant à revoir en vert une figure
colorée en bleu (sur fond jaune) la perçoit grise.
Enfin, la caractéristique des images éidétiques est de ne se « re-présenter » sous
l ’influence de l’attention et de la volonté du Sujet et de représenter des scènes ou
des perceptions complexes.
Une telle reviviscence des souvenirs en riches tableaux sensoriels est naturelle
ment au cœur même du problème des Hallucinations, et on comprend que comme
pour les post-images les cliniciens se soient souciés de rechercher les rapports des
phénomènes éidétiques avec les syndromes hallucinatoires (A. Mota, 1950; G. E. Stör
ring, 1955; H. Volkel, 1963; etc.). La capacité de revivre les souvenirs ou d’imaginer
vivement dans une sorte de contemplation extatique les yeux fermés (Grunthal, 1957)
pose, bien sûr, surtout sous cette forme si vive et avec ses significations incons
cientes (cf. Ziolko, 1953) un problème de diagnostic difficile. Mais il s’agit là d’une
modalité de reviviscence de l’image qui, au degré près, ne comporte pas de caractère
pathologique. A l’analyse clinique on a souvent fait remarquer que, par exemple,
les Hallucinations visuelles des alcooliques étaient sans rapport avec l’éidétisme
(S. S. Salzman et S. Machover, 1952) et qu’il y aurait même une sorte d’antago
nisme entre l’éidétisme et les Hallucinations visuelles des schizophrènes (C. Schnei
der, 1930). En effet, le fait — d’ailleurs souvent contesté — qu’il s’agit d’« Eidetiker »,
que la reviviscence des souvenirs (comme celle de la perception récente dans le cas
des post-images) puisse subir une transformation « sensorielle » n ’aboutit jamais
dans ces cas qu’à un phénomène en quelque sorte « périphérique ou fugace qui
n ’engage pas le Sujet ou ne l’affecte que d ’une illusion des sens dont il n ’est pas
dupe. C’est pourquoi tous ces phénomènes, s’ils existent (P. Quercy) et s’ils
entrent dans la pathologie hallucinatoire, ni entrent que par la petite porte, celle
des Éidolies hallucinosiques, pour ne se présenter alors comme chez les normaux que
comme une propriété subjective anormale de leur vision.
LES C A R A C T È R E S C L IN IQ U E S
D E S IM A G E S H A L L U C IN A T O IR E S V IS U E L L E S
(1) Nous insisterons (p. 131-133,318-320, etc., et dans le chapitre IV delà 7e Partie)
sur l’importance de l’endormissement. Signalons ici l’intérêt des C. R. du Colloque
de Toulon (mai 1972) et particulièrement la contribution de P. P assouant.
(2) Ces caractères sont en quelque sorte spécifiques de ce que nous appelons
les « Éidolies hallucinosiques » et plus particulièrement les Protéidolies. Naturellement,
transparaît dans leur image le trouble négatif (anomalies sensorielles) qui les
engendre. Le tableau (p. 116) de G. d e M o r s ie r permet de comprendre à quel
désordre de l’analyseur perceptif visuel correspondent ces diverses variétés d'Hal
lucinations caractérisées par la désorganisation de l’appareil psychosensoriel de la
vision.
116 HALLUCINATIONS VISUELLES
— Les Hallucinations monoculaires qui ne sont vues que par un seul œil
et correspondent généralement à des scotomes ou autres anomalies partielles
qui occupent le champ central. Elles apparaissent dans ou devant un seul œil
soit q u ’il soit ouvert ou même fermé. Elles sont évidemment en rapport avec
des lésions du globe oculaire correspondant (scotome central positif ovalaire,
selon F. Morel).
3° L es f o r m e s g é o m é tr ic o -a b s tr a ite s d e s im a g e s h a llu c in a to ir e s.
— Comme nous l ’avons déjà fait remarquer pour l’apparition des phosphènes
et des photopsies chez le Sujet normal, l’émergence de formes esthétiques
em pruntant leur éclat aux couleurs (gerbes de feu, étincelles, étoiles filantes,
feux d ’artifice, poussières d ’or, féeries colorées) ou aux form es (arabesques,
spirales, entrelacs, figures symétriques complexes et parfois architecturales)
constituent une production souvent merveilleuse de « phantopsies ». Cette
production peut devenir en quelque sorte permanente dans certaines conditions
pathologiques (chez les ophtalm opathes ou dans les affections centrales)
notam m ent dans le fameux syndrome de Ch. Bonnet (G . de Morsier, 1967),
ou peupler de leurs fulgurances des troubles paroxystiques comme dans l’aura
épileptique. Parfois, c ’est à l’art abstrait, à ses lignes, à ses courbes, à ses griffon
nages ou ses esquisses que les images em pruntent le modèle de leur construction.
Les Hallucinations graphiques (mots, lettres, parfois hiéroglyphes) font partie de
cette production abstraite de ces « logopsies » (C. Sichel, 1962). Freeman
et Williams (1953) ont publié une curieuse observation en «écriture Braille»
comme pour nous rappeler le caractère trans-sensoriel de l ’activité hallucina
toire.
sehen de Klopp, 1951), soit à 180° (Verkehrsehen). D ans ces derniers cas
(une vingtaine dans la littérature) le malade a l ’impression que toutes les
données visuelles échangent leur position dans le plan frontal : ce qui est
en haut est vu en bas, ce qui est à gauche est vu à droite. Tout se passe
dans ces cas comme dans les expériences de renversement du champ visuel
à l’aide de lentilles (Stratton, 1896). L ’apparition d ’illusions hallucinatoires,
ou si l ’on veut la déform ation des images hallucinatoires témoignent des ano
malies de la perception qui font le lit des Hallucinations (et spécialement, comme
nous le verrons, des phénomènes que nous appelons éidolo-hallucinosiques, et
plus spécialement encore des protéidolies).
Tous les Neurologues qui se sont occupés de la perception visuelle (École
de Vienne, H. Burger-Prinz, 1930 et 1931 ; G. de Morsier, 1938 ; J. S. Meyer,
1952 ; H. Ahlenstiel et R. Kauffmann, 1953 ; J. Clausen, 1955 ; H. Hécaen et
J. Garcia Badaracco, 1956; K. Krispin-Exner et K. W eingarten, 1963; P. M ou-
ren et A. Tatossian, 1963; J. M. Burchard, 1965; etc., dont on trouvera les
références bibliographiques à la fin de ce chapitre ou du livre) on t insisté sur
les déformations structurales de ces images hallucinatoires ;
La dysmégalopsie. — Elle constitue un des aspects les plus singuliers et les
plus fréquents de l ’image hallucinatoire visuelle qui apparaît, au Sujet, incon
grue dans la mesure même où ce sont hors des règles de la perspective et de l ’in
tégration aux lois opto-géométriques de l’organisation spatiale qui se présentent
avec l ’évidence d ’une anom alie ces images incommensurables aux proportions
des autres objets perçus dans le champ de la vision. P. M ouren et Tatos
sian (1963) distinguent les dysmégalopsies de type esthésique qui se présentent
généralement sous l ’aspect de crises paroxystiques purement visuelles (cas
de Van Bogaert, 1934 ; de Morsier, 1938 ; F au et Chateau, 1955 ; etc.) et
s’associent parfois à un certain degré de dyschromatopsie et à des illusions
d ’obliquité, de mouvements de diplopie ou de palinopsie et parfois de méta-
morphopsies, tous ces phénomènes requérant un fond d ’agnosieen relation avec
la pathologie des confins pariéto-temporo-occipitaux ou encore à des dysméga
lopsies à type représentatif qui apparaissent sur fond de dreamy States (Nous
retrouverons cette distinction tout le long de cet ouvrage et en prendrons acte
dans l’exposé de notre propre conception (7e Partie)). Et nous rencontrons ici
les deux variétés d'H allucinations visuelles qui ont retenu très souvent l ’atten
tion des médecins comme celle des hallucinés eux-mêmes : les Hallucinations
lilliputiennes et les Hallucinations gullivériennes.
ne s’accompagne pas de délire, encore que le Sujet puisse croire à la réalité de l ’Hallu
cination dont il est l’objet.
Ces petits personnages, ou ces animaux en miniature, qui s’offrent à la vue de
l’halluciné, non seulement apparaissent étranges par leurs petites dimensions qui
forment contraste avec celle des choses du monde extérieur dans lequel ils évoluent,
mais ils sont remarquables par leur coloration, leurs gestes, leur attitude et leur compor
tement. Bien souvent, en effet, c’est une troupe ordonnée qui se présente formée de
petits personnages « grands comme le pouce » disent nos Sujets, habillés avec recherche,
vêtus parfois d ’étoffes richement brodées, d ’habits précieux comme on en partait au
temps de Louis XV ; et ces petits hommes s’inclinent, se sourient, se font mille révé
rences, plaisantent entre eux sans cependant qu’on entende rien de ce qu’ils paraissent
dire. Toutes leurs momeries sont affectées, pénétrées de cette préciosité que Molière
a ridiculisée. Et cette troupe défile sur les meubles, les sièges, ou semble sortir par un
très étroit orifice pour se projeter sur les murs et même, parfois, les traverser ou passer
par une fenêtre. Il arrive aussi que l’halluciné a l’impression de les déplacer, soit par
la main, soit encore par un souffle. Ainsi que nous l’avons rappelé, en général, les
lilliputiens iUusknmels sont parés de couleurs très brillantes comme si la réduction
du volume des personnages avait déterminé la condensation des couleurs et une satu
ration chromatique spécialement intense.
Dessin précis, couleurs éclatantes et riches, préciosité et complication du vêtement,
ces caractères se rapprochent de ceux qui marquent la vision également illusionnelle
que l’on obtient par des dispositifs physiques.
A l ’exemple de maintes Hallucinations, ces visions lilliputiennes se montrent
riches en transformations : ainsi une barque minuscule se transforme en voiture,
une femme devient soudain un corbeau. Enfin, parfois, la petite figuration s’amenuise
encore ou grandit lorsque les éléments dont elle est constituée se rapprochent ou
s’éloignent du Sujet qui le contemple. Dans la majorité des cas, les Hallucinations
lilliputiennes n’entrainent aucune réaction motrice de l’halluciné, l’attitude de celui-ci
demeure passive et apparaît analogue à celle d’un spectateur diverti par une repré
sentation agréable.
Voici com m ent le vieillard de 94 ans d ont Th. Flountoy a publié l ’obser
vation, les décrit :
« Je fus témoin d ’un spectacle incroyable pour ceux qui n ’ont pas ce triste don,
« ce sens, comme vous voudrez l’appeler, ce phénomène : je vis à côté de toutes
« les plantes, de toutes les fleurs, de toutes les herbes, de petits personnages minuscules,
« avec des toilettes différentes, c’étaient des personnages que je n ’avais pas pris pour
« leur donner l’occasion de se développer et qui, pendant que je faisais le tour de
« la maison, pour rentrer souper, se sont délivrés eux-mêmes et sont allés se répandre
« dans les airs ou circuler Hans le jardin (Toutes ces vies latentes se réveillent et
« se mettent en mouvement. C’est le monde le plus curieux). »
(1) H. H o f f et O. P ötzl ont incriminé dans ce cas l’hémisphère droit qui jouerait
le rôle de la caméra cinématographique et enregistrerait trop rapidement, tandis
que le « projecteur » dont le rôle appartiendrait à l’hémisphère gauche garderait
sa fréquence normale...
(2) Nous touchons ici, à propos de cette séméiologie de l’Hallucination visuelle
et de son mouvement, au problème des rapports du mouvement des globes oculaires
et plus généralement des mouvements de fuite, d ’investigation, d ’agression, qui lient
le comportement à la représentation onirique ou hallucinatoire. C’est la seule donnée
124 HALLUCINATIONS VISUELLES
objective que nous ayons du rêve (P. M. O. correspondant aux phases de sommeil
rapide) et aussi de l ’Hallucination chez l’animal. Par exemple lorsque C. F. E ssig (1968)
rapporte le comportement hallucinatoire du chien après sevrage d’alcool, il déduit le
vécu hallucinatoire (comme nous le faisons tous en voyant un chat se hérisser ou un
chien aboyer quand il dort) des mouvements oculogyres ou maxillaires.
(1) Cf. à ce sujet le travail de W. K öhler (1955). Pour lui, la « Farbtönung »
est essentiellement symbolique.
CARACTÉRISTIQUES CLINIQUES 125
« Hier soir, une nouvelle série de nacelles a commencé à paraître sur la boiserie
« de ma chambre. Elles sont d’une grande beauté et d'une richesse infinie. Elles étaient
« généralement remplies de personnages très animés, aux costumes les plus superbes
« et toujours variés, aux couleurs les plus chatoyantes ; la nacelle est généralement
« recouverte d’une sorte de baldaquin poussière d’or, d’argent, de diamants et de
« fleurs formant un tout harmonieux et d ’une beauté sans pareille. »
« J ’ai continué mes observations sur les sortes de petits tapis composés d ’agglo-
« mérations de points verts de la couleur de la plante sur laquelle ils se trouvent.
« Cela ressemble aux tapis faits au crochet et les points sont plus ou moins grands
« selon la longueur des feuilles sur lesquelles ils se trouvent. Phis la plante est grande,
« plus la toile a de ronds transparents au milieu. Ce qu’il en sort est très varié : dans
« l’une d’elles, une dame s’est développée et la toile a rejoint une masse verte qui
« flottait au-dessus des arbres ; la dame s’est posée dessus et cet amas devint une
« jolie barque de verdure. Elle avait la coiffure d ’un autre âge et paraissait très
« spirituelle et très gaie ; arrivée au jardin, elle répondit par une révérence à ma ques-
« tion et me fit savoir par des chiffres très visibles qu’elle est née en 1024 ; je n ’ai pas
« obtenu le nom du pays. »
« Hier soir, j ’ai vu défiler sur la boiserie de ma chambre les plus beaux paysages
« que l’on puisse rêver. C’était des vues de ponts jetés sur un bras de mer avec une
« perspective dans le lointain de rivages enchanteurs tels que j ’aurais voulu les voir
« plus longtemps tant ils me ravissaient. Ce lointain bleuâtre était tellement beau,
« ce vaporeux si bien nuancé d’après la distance, les collines, les villes, tout cet
« ensemble était d ’un parfait qui défiait les pinceaux des plus grands artistes de
« toutes les époques. »
T h é m a tiq u e .
Toute vision est apparition, et toute apparition, bien sûr, fait apparaître
quelque chose car rien ne peut être vécu ou aperçu dans et p a r la conscience
qui ne soit conforme à la loi de sa constitution intentionnelle qui est
d ’être toujours « conscience de quelque chose ». Ce « quelque chose »
que perçoit l ’H allucination visuelle (ou plus exactement l’halluciné,
l ’hallucinant), c’est le thème de l ’imagerie hallucinatoire visuelle. A utant dire
que tout étant possible p o u r l ’intentionnalité de la conscience, to u t peut
figurer dans celle des visionnaires. Sans doute ce « quelque chose » peut être si
« !absurde », si « insignifiant » ou si « incompréhensible », q u ’il se présente
comme une « chose » informe quand ce sont des parapluies qui tom bent
devant les yeux, des ailes d ’oiseaux qui apparaissent dans un cendrier, des
tuyaux qui s’enroulent autour d ’un poêle, des pyramides de chapeaux ou
des défilés de tables de nuit; le « surréalisme » de ces objets insolites,
mystérieuse poésie d ’une féconde excentricité n ’échappe pas à l ’halluciné
captivé plus q u ’effrayé p a r cette prestidigitation. Parfois, nous l’avons déjà
noté, ce sont des m ots (Mané, Técel, Pharès...) ou des chiffres qui présentent
au Sujet lui-même leur énigme à déchiffrer. Mais plus souvent encore il s’agit
de scènes abracadabrantes qui déroulent leurs péripéties dans un enchaînement
de souvenirs et d ’images chaotiques. Le symbolisme du rêve — même s’il
garde beaucoup de ses secrets — a, depuis Freud, livré son sens, et il est géné
ralem ent possible de ramener tous ces contenus des visions hallucinatoires
à leur contenu latent. Ce travail de rêve ne se manifeste pas seulement par ces
contenus oniriques que sont les visions çcéniques, mais aussi p ar ces apparitions
d ’objets insolites ou occasses qui, comme dans l ’état hypnagogique, sont des
fragments d ’un rêve en train de se former. Il n ’est donc pas étonnant que ce
THÉMATIQUE 127
Les grands thèmes visionnaires explicitent, eux, les grands thèmes exis
tentiels de l ’hum anité que condense l ’ellipse de l ’imagerie décorative : Dieu,
le M onde, l ’Am our et la Peur. Ces quatre thèmes ont ceci de commun de
n 'apparaître que sous forme d ’un enchaînement scénique concret toujours
assez détaillé ou circonstancié pour former un tableau, mais toujours assez
insolite pour constituer une expérience mystérieuse. La netteté des visions
liée à leur théâtralité (dramatique ou parfois comique) et l ’opacité allégorique
et symbolique de la représentation surnaturelle ou artificielle, constituent
les deux dimensions de ces spectacles où interfèrent le « vécu vu » et la repré
sentation fantastique. C ’est pourquoi la distinction classique de l’Hallucination
psycho-sensorielle avec ses attributs esthésiques et spatiaux et la pseudo
hallucination avec ses attributs d ’aperception de « vision intérieure » ou
imaginative, ne résiste pas ici à l ’analyse des phénomènes qui les confond dans
son apparition même.
L es visions m ystiques ou surnaturelles (1). — L ’activité hallucinatoire
visionnaire s’observe avec une fréquence particulière dans toutes les expé
riences délirantes aiguës, dans les états crépusculaires épileptiques, dans les
psychoses schizophréniques ou les états d ’ « extase » névrotique. C ’est que
le délire (ou les obsessions, ou encore l’idée fixe hystérique qui en sont les
substituts) est vécu comme un « au-delà », une communication avec le monde
invisible qui se manifeste justement p ar sa « vision ». D ’où l ’importance de
ces images qui répondent au besoin religièux d ’un monde surnaturel dans
toutes les formes de Délire. Celui-ci apparaît alors p o u r répondre à cette
demande sous forme d 'apparitions ou d ’extases (2) qui tirent leurs images,
soit de l ’imagerie saint-sulpicienne, soit plus profondém ent des archétypes
qui lient dans toutes les mythologies les puissances surnaturelles aux grandes
images de la Création du monde, des Miracles, des Prophéties et des Textes
Sacrés. Dans nos civilisations monothéistes l ’énoncé préhistorique ou histo
rique des rapports de Dieu avec les Hommes passe obligatoirement dans ces
« visions » qui em pruntent nécessairement à la dogmatique et à l ’anecdotique
religieuses leur figuration. Le délire sous toutes ses formes — nous y insisterons
à plusieurs reprises — implique cette expérience ici spectaculaire de l ’au-delà
de la réalité qui est aussi un en deçà des phantasmes inconscients. Ceux-ci,
q u ’ils répondent au besoin narcissique de la représentation de la toute-puissance,12
(1) Supposant le problème résolu — et il est, à mes yeux, déjà bien orienté vers
sa solution par nos précédentes analyses et définition du phénomène hallucinatoire —
je parle ici, bien entendu, des activités hallucinatoires pathologiques. Ciir pour le
reste, pour les visions qui ne relèvent pas de la pathologie, nous laissons aux Philo
sophes, Moralistes, Théologiens, le soin de démontrer qu’elles sont à l’état normal,
soit le produit de croyances collectives, soit le fruit de la grâce divine ou l’effet de la
possession diabolique...
(2) C’est une discussion sur l’extase qui a allumé la discussion célèbre de 18S5
sur l’Hallucination en général... C’est à ce problème encore que se trouvent
confrontés les Psychiatres (R. F ischer, 1970)-
THÉMATIQUE 129
Il est bien évident que la représentation visuelle de soi est impliquée dans notre exis
tence mais y demeure généralement assez vague (nous retrouverons le problème
plus loin à propos du corps et de sa perception hallucinatoire). C’est pourquoi
l’apparition de cette image de soi sous forme d’une Hallucination visuelle a, en effet,
quelque chose de surprenant. Tout se passe comme si le travail hallucinatoire faisait
surgir là une image qui n’entre qu’assez exceptionnellement dans le monde perceptif
normal. Il semble, en effet, que ce soit le propre de certains hommes exceptionnels
(Goethe, Hoffmann, Chamisso, Musset, G. de Maupassant, Shelley, Poë, d’An-
nunzio, Steinbeck, etc. etc., ces etc. marquant ici l’infinité probable de tous ceux
qui se sont vus modestement) que de « voir » leur « double », ce double qui n ’est
pas seulement le thème du fameux roman de Dostoiewski mais le thème étemel
de toute la littérature romanesque de l’introspection et de l’extrospection de soi...
Mais l ’Hallucination héautoscopique ne commence «vraim ent» qu’avec la
perception sans objet de soi... Terrible contradiction (que nous retrouverons à propos
des Hallucinations corporelles) qui exige que, d’une part cette image soit une percep
tion et que, d’autre part, l’absence de l’objet soit alors celle du Sujet. Cette perception
sans objet de l’image de soi n ’a de sens que précisément sous forme d ’une « vision » (1),
c’est-à-dire dans cette modalité de perception de soi qui, normalement, ne comporte
jamais ou que très vaguement la représentation (visuelle) de soi-même sans miroir.
La clinique nous offre l’occasion de noter des phénomènes héautoscopiques
qui ont fait l’objet des pénétrantes études de P. Sollier (1903), de J. Lhermitte (1939),
de E . Menninger-Lerchenthal (1935), etc. On en trouvera dans l’ouvrage de H. Hécaen
et de J. de Ajuriaguerra (Méconnaissances et Hallucinations corporelles, 1952) un
exposé très complet et documenté. ’
Parfois l’image hallucinatoire est étonnamment précise et certains Sujets de cette
expérience héautoscopique tentent de la saisir ou s’efforcent de heurter pendant
la marche ce double qui les dédouble et les accompagne comme ou, plus même, que
leur ombre.
D ’autres fois, l’image du double est elle-même dédoublée. Un malade de Car-
gnello (1950) voyait la figure de son double faite en deux parties distinctes : à droite,
œil clair et ouvert — à gauche, sombre et comme couvert d’une lunette. D ’autres
ont de leur image une vision polyopique (plusieurs yeux ou visages). Tant il est vrai
que ces Hallucinations recourent dans leur constitution au travail déformant du rêve
à l’emploi de la métaphore, mais sont aussi l ’effet parfois de troubles somato-
gnosiques.
De telle sorte que si beaucoup d ’auteurs prennent acte de leur valeur neurolo
gique (2) (elles sont observées dans les auras épileptiques, les syndromes somato-
éd. Nouvelle Revue Critique, 1939. Les Hallucinations, éd. Doin, 1951, p. 125-168),
le travail de E . M e n n in g e r L e r c h e n t h a l (Der eigen Doppelgänger, 1935), le livre
de H . H é c a e n et J. d e A ju r ia g u e r r a (.Méconnaissances et Hallucinations corporelles,
éd. Masson, Paris, 1952, p. 310-343), et plus récemment parmi bien d ’autres, les
travaux de J. P ea r so n et K. D e w h u r s t (1954), de H . H é c a e n et A. G r e e n (1958), de
L u k ia n o w ic z (1960), de M. O s t o w (1960), de A . L e is c h n e r (1961), de H . H e in t f l
(1965), de V. L u n n (1970).
(1) Elle ne s’observe pas (naturellement), comme le remarque J. L h e r m it t e chez
l*aveugle-né.
(2) Cf. K. C o n r a d (1953), J. P ea r so n e t K. D e w u r s t (1954), I. e t K. G l o n in g
e t c o ll. (1963), H . H e in t e l (1965).
CONDITIONS D'APPARITION 133
agnosiques pariétaux, dans les syndromes occipitaux avec agnosie et hémianopsie, etc.),
d ’autres mettent l’accent sur la psychodynamique de leur projection. Il est
bien vrai, en effet, que la constitution de cette image de soi met en jeu tout à la fois
des troubles de la perception, des troubles de la conscience et les exigences narcis
siques ou les investissements libidinaux de l’inconscient sur cet « objet » privilégié.
Si le double est, comme l’a montré Rank, une projection du narcissisme qui double
en effet l’image de soi, de son coefficient de propre adoration, Ostow (1960) rap
pelle que Freud avait déjà noté que souvent l’image de soi est déplaisante pour
le Sujet qui la supporte mal et qu’il trouve généralement honteuse ou laide. De telle
sorte que la présence « double de soi à côté de soi » est vécue dans l’Hallucination
héautoscopique, soit comme celle d’une image spéculaire que le Sujet regarde avec
complaisance narcissique ou comme une sorte d ’idéal de soi, soit et le plus souv nt,
comme une ombre gênante qui est faite de ce que le Sujet ne veut pas être (1). Il arrive
aussi que cette image du double soit celle d ’un « compagnon » qui ressemble au Sujet
comme un frère ou qui le suit comme un protecteur, ou encore comme un partenaire
amoureux (Lhermitte cite, par exemple, le cas d ’une malade qui était ainsi escortée
d’un cavalier très élégant monté sur un magnifique cheval). Car telle est bien, en effet,
la projection de soi (de ses propres désirs) dans l’image de l’autre qu’elle reflète aussi
la projection de l ’autre. La propre image de soi par son dédoublement, par le clivage
de sa dualité, révèle précisément cette connexion essentielle, cette cohabitation impli
quée dans sa structure spéculaire. L’héautoscopie, c’est la traversée du miroir où se
brise la pure subjectivité.
Il est assez rare que l ’Hallucination, sous quelque forme q u ’elle se présente
avec ses attributs sensoriels spécifiques, soit exclusivement constituée p a r des
données sensorielles propres à un seul sens. Nous aurons l ’occasion de revenir
plusieurs fois sur ce fait à propos de toutes les variétés d ’Hallucinations des
divers sens. C ’est q u ’il en est de l ’Hallucination comme de la perception en
général : elle est (en tant que constitutive d ’un objet ou d ’un ensemble
d ’objets form ant une configuration) essentiellement multisensorielle. Et, en
effet, ce n ’est que dans des cas (somme toute assez rares) où l ’Hallucination
visuelle, comme nous le verrons plus loin, se présente avec une sensorialité
élémentaire et en quelque sorte périphérique, q u ’elle se présente exclusivement
avec les attributs sensoriels spécifiques de la vision. Quand elles ne sont pas
exclusivement visuelles, les Hallucinations se combinent surtout avec des
Hallucinations corporelles et plus rarem ent auditives ou tactiles, particulière
ment dans les crises hallucinatoires paroxystiques (phantéidolies) et aussi
au cours des expériences délirantes oniriques (états d ’ « Halluzinose » multi
sensorielle). Il en est de même encore pour les diverses modalités de délires
chroniques ou Schizophrénies où, plus rares que les Hallucinations acoustico-
verbales, elles se combinent parfois avec celles-ci, notam m ent dans les Délires
d ’influence.
En règle générale, les combinaisons des Hallucinations visuelles se font prin
cipalement avec les Hallucinations corporelles et olfactives, et plus rarement
avec les Hallucinations acoustico-verbales dans les psychoses aiguës et dans
136 HALLUCINATIONS VISUELLES
les délires chroniques elles sont le plus souvent liées au contraire aux Halluci
nations acoustico-verbales, mais aussi aux Hallucinations cénesthésiques.
P ar contre, dans la catégorie des cas que constitue, comme nous le verrons,
une classe assez spéciale de phénomènes (Éidolies hallucinosiques) le plus
souvent les phénomènes hallucinatoires sont strictement visuels, ce qui leur
confère précisément la caractéristique essentielle de leur artificielle incongruité,
de leur irréalité; mais même alors les configurations hallucinatoires adm ettent
des « synesthésies » dont certaines sont, p ar leur fréquence, privilégiées, comme
l’association des images visuelles et des images tactiles, ou encore l ’association
des images visuelles et olfactives ou somesthésiques.
Jusqu’ici, nous avons décrit les Hallucinations visuelles selon les modalités
en quelque sorte physiognomiques de leur apparition et de leurs caractéris
tiques séméiologiques. Nous devons faire un pas de plus dans la description
et passer du plan séméiologique au plan structural proprem ent phénoméno
logique.
(1) Il est curieux de remarquer que le travail de J. E. M e y er (1952) sur les relations
entre Hallucinations visuelles et troubles de la conscience, a tenté sans trop y réussir
une classification des Hallucinations visuelles qui se rapproche de notre point de vue.
Il distingue, en effet, dans la masse des Hallucinations visuelles, des « psychotische
Erlebnisformen » et des « Hallucinations paroxystiques » ; mais faute d’avoir clairement
distingué les deux grandes formes d ’organisation de l ’être conscient et la différence
qui sépare les Hallucinations qui en dépendent à tous les niveaux, des phéno
mènes caractérisés justement par le fait qu’il n ’y a pas d ’altération délirante de l’être
conscient, il est retombé dans le désordre contre lequel il a tenté d’établir un sem
blant d’ordre. Nous avons noté plus haut l’intérêt du travail de E. W o l f (1957) qui
propose précisément à propos des Hallucinations visuelles (lilliputiennes) de distin
guer les « Hallucinations encadrantes » et « encadrées » ; cela revient à peu près à fonder
phénoménologiquement la distinction que nous allons maintenant proposer.
138 HALLUCINATIONS VISUELLES
(1) J ’ai examiné le problème de cette analogie étendue à tout le champ psy
chopathologique, au Congrès de Madrid (septembre 1966), et nous le retrouverons
plus loin (p. 1262-1269).
140 HALLUCINATIONS VISUELLES
Il suffit d'avoir m ontré la solidarité des Hallucinations visuelles avec les struc
tures diverses du Délire pour que, cessant de penser à Berbiguier et revenant à
Nicolaï — nous soyons confronté à une masse de phénomènes hallucina
toires visuels qui apparaissent précisément hors de toute structure délirante.
Ce sont toutes ces Hallucinations visuelles « compatibles avec la raison »,
« critiquées », « sans jugement de réalité ». Elles ne dépendent pas, celles-là,
d ’une désorganisation de l’être conscient dans la mesure même où le sujet
est conscient d ’être halluciné, où il dit avoir des « visions » pour si fa n
tastique ou insolite que soit pour lui l ’imagerie q u ’il voit. Il s’agit alors,
comme le m ontrent les innombrables observations d ’Hallucinations en rap
port avec les lésions périphériques ou centrales des voies et centres de
la vision, d ’images qui ont généralement la structure formelle plus haut
décrite des Hallucinations visuelles élémentaires (photopsies, phosphènes,
métamorphopsies, etc.) ou des images qui pour si nettes et « esthésiques »
q u ’elles soient n ’occupent q u ’une partie du champ visuel; soit q u ’elles appa
raissent en « surimpression » sur le champ perceptif ou « encadrées » p ar lui,
LES DEUX CATÉGORIES D'HALLUCINATIONS VISUELLES 141
soit que, au cours d ’une aura épileptique, elles figurent les scènes d ’un frag
ment de rêve. Dans tous ces cas la production des images hallucinatoires
dépend d ’un trouble qui est d ’un niveau inférieur à celui de l ’intégration
du champ de la conscience (et, à plus forte raison, de l ’intégration du système
de la réalité). C ’est généralement quand il existe des lésions cérébrales (notam
ment occipitales, temporales ou du tronc cérébral) ou au cours des ophtal-
mopathies que s’observent ces « Éidolies hallucinosiques » (soit à forme « pro-
téidolique », soit à forme « phantéidolique » comme nous le préciserons tout
au long de cet ouvrage) caractéristiques de la désintégration des fonctions
des analyseurs perceptifs. De telles Hallucinations visuelles, au sens large
du terme, ont donc une structure éidolo-hallucinosique qui n ’échappe pas
au contrôle de l’être conscient, à son jugement. Comme l ’a fait remarquer
J. E. Bartlet (1951) à propos des phantopsies des vieillards atteints de cata
racte, il s’agit de troubles qui se construisent sur un modèle hallucinatoire
visuel comme un « membre fantôme »... (1).
Telle est donc la classification naturelle de toutes les Hallucinations visuelles
qui nous p araît plus claire et plus vraie que toutes les confuses distinctions
entre illusion et Hallucination, ou entre Hallucinations psycho-sensorielles
ou Pseudo-hallucinations visuelles. Dès le premier examen clinique de l ’Hal
lucination, c’est — comme dès notre premier coup d ’œil sur l ’histoire des
idées — la distinction entre Hallucinations proprem ent dites ou délirantes
et Éidolies hallucinosiques qui s’impose à nous. Cela revient à dire que le fond
du problèm e des Hallucinations visuelles — et des Hallucinations en général —
est de pouvoir les rattacher à une organisation de la perception dans ses
rapports avec les structures de l ’être conscient qui nous permette de régler
la question de l ’unité, de la diversité des Hallucinations visuelles (leurs catégories
natùrelles) et aussi le problème de leur diagnostic à l ’égard de l’exercice norm al
imaginaire et illusionnel de la vision.
Ce que nous venons de dire et qui correspond à la lecture même des
documents cliniques que proposent à l ’observateur les diverses modalités de
l ’Hallucination visuelle, nous permet de les classer précisément selon le
contexte dont elles font partie.
Ce contexte est bien différent, en effet, lorsqu’il constitue le fond de délire
qui manifeste la désorganisation de l ’être conscient ou la désorganisation
du champ perceptif visuel. Dans le premier cas, l’étude clinique des Halluci
nations visuelles va nécessairement se confondre avec celle des structures
proprem ent psychopathologiques qui sont l’objet de la Psychiatrie; dans le
deuxième cas, l ’étude clinique des Éidolies hallucinosiques nous renverra
constamment à un syndrome proprem ent neurologique de désintégration
des systèmes fonctionnels.1
(1) Bien entendu, nous ne pouvons pas suivre Fr. R eimer lorsque, sous le
terme trop général de « optische Halluzinose » (1970), il englobe par contre toutes
les variétés d’Hallucinations visuelles.
142 HALLUCINATIONS VISUELLES
ÉTUDE CLINIQUE
DES HALLUCINATIONS VISUELLES DÉLIRANTES
(1) Nous avons retracé l’évolution historique des conceptions classiques sur
l’onirisme dans notre Étude tP 8 (p. 225) et dans notre Étude n° 24 (p. 326-333). Sa
trajectoire va de L a sè g u e (1881) à R é g is (1901) en passant par D el a sia u v e , C h a s l in ,
M a g n a n . C’est dire que c’est l’école française qui a le mieux étudié à propos de la
confusion mentale, des délires toxiques et notamment du délire alcoolique, cette
forme « spectaculaire » et scénique de la conscience hallucinante à type « visuel »
ressemblant au rêve jusqu’à se confondre avec lui.
HALLUCINATIONS VISUELLES, ONIRISME, PSYCHOSES AIGUES 143
acquiert une authentique existence clinique) vécu et exprimé avec l’intensité d ’images
éclatantes, le Délire onirique est dans la confusion comme le Rêve est dans le sommeil.
Toutefois, le confus ne dormant pas, le Délire onirique est souvent un « Délire
d ’action » qui fait passer dans le comportement de l’halluciné les péripéties oniriques
qu’il voit et qu’il vit. Celles-ci se constituent en séquences scéniques (scénarios), qui
Niveaux
structuraux Pathogénie Phénoménologie
Phénomènes
hallucinatoires
visuels
sans délire Éidolies halluci- Intégration dans un Incident « périphé
nosiques. syndrome neurologi rique » extra-réel.
que central ou péri Image « encadrée ».
phérique.
1
ment de la person
nalité.
Paranoïa (Déli Intégration dans un Visions « pseudo-hal
res systémati systèm e n o é tic o - lucinatoires » prises
sés). affectif d ’aliénation. dans la thématique
délirante.
Névroses. Intégration dans une Phénomènes « pseudo
m alform ation con hallucinatoires » de
flictuelle de la per projection incon
sonnalité. sciente du délire vir
tu e l (o b sessio n s,
idées fixes).
c
144 HALLUCINATIONS VISUELLES
De telle sorte que l’onirisme est presque toujours une expérience de visualisation
de l ’expérience pour autant que celle-ci requiert son absorption dans le regard qui
la vise. Comme la ruée d’une totalité d ’événements sans histoire, sans espace et sans
temps, tout ce qui se présente dans cette conscience déstructurée y éclate avec violence,
détaché des esquisses, des nuances et des contingences de la réalité.
a) L’actualisation dramatique du vécu. — Rien n ’est plus perçu qui ne soit porté
au maximum d ’actualité et d’intensité spectaculaire. C’est ainsi que tout devient
événement et événement prodigieusement émouvant. « Dramatisation » du monde
matériel et social et « scénification » du monde imaginaire s’ajoutent et se complè
tent comme pour opérer, par leur fusion, la création d ’un nouveau monde.
au but — être glacé d ’effroi ou encore entrer dans la pensée — être partagé — subir
un envoûtement — être au supplice—etc., et nous choisissons justement nos exemples
pour mieux faire saisir à quelles expériences délirantes ils s’appliquent le plus natu
rellement), c’est-à-dire ce procédé qui nous permet de recourir aux images pour
émouvoir, pour nous faire comprendre et pour nous comprendre, cette fonction expres
sive de la métaphore perd sa fonction d’analogon (comme dit Sartre) pour devenir
une forme de vécu. La métaphore perd son épaisseur.
Nous aurons plus loin l’occasion de noter que cette vision hallucinatoire de
l’étrangeté du monde perçu dans une lumière étrange et avec des couleurs «symbo
liques » (rose, rouge, noir) s’observe aussi dans les syndromes de dépersonnalisa
tion névrotique (Castellani, 1970).
b) Dans les Délires systématisés (Paranoïa), dans ces formes de délire qui ne
sont pas, dit-on classiquement, hallucinatoires, on observe pourtant, soit dans
les moments féconds du délire, soit dans ses périodes initiales, des expériences
hallucinatoires où les Pseudo-hallucinations visuelles représentent le travail
d ’objectivation imaginative des événements délirants dont l ’enchaînement
scénique constitue la tram e du thème (de persécution, d ’influence ou, plus
rarement, d ’érotomanie ou de jalousie).
c ) Dans les Délires fantastiques (y compris un grand nom bre de ces cas
appelés en France Psychoses hallucinatoires chroniques), les visions fantasti
ques de l’au-delà (cosmiques) ou de l’en deçà (figuration mythologique,
poétique et métaphysique du corps volatilisé dans les métaphores) constituent,
en quelque sorte, les seules expériences concrètes d ’un sujet perdu dans les
abstractions idéo-verbales. Parfois, ce délire fantastique est « enkysté » (ce
sont ces cas auxquels correspondent les descriptions d ’une grande partie des
psychoses hallucinatoires chroniques).Il
Il est classique de dire que dans ces formes de délire chronique où le délire
présente une forme hallucinatoire verbale, les Hallucinations visuelles sont
rares. La clinique dément cette opinion plus souvent que l ’on ne le dit (cf. Thèse
Mam-Sonn, Paris, 1925). Et, effectivement, soit dans les descriptions de
HALLUCINATIONS VISUELLES DANS LES NÉVROSES 147
G. de Clérambault comme dans tous les travaux classiques sur ces psychoses
hallucinatoires chroniques comme dans la clinique quotidienne, les « Pseudo*
hallucinations visuelles » abondent sous forme de transmissions d ’images,
de télévision, de cinématographie provoquée, de « mentisme visuel », etc.
La règle du pronostic et du diagnostic classique s’énonce généralement
sous forme d ’un axiome : les Hallucinations visuelles sont symptomatiques
des psychoses aiguës non endogènes et de bon pronostic (1). Cela est vrai,
en effet, à la condition de pouvoir intégrer l ’Hallucination visuelle dans un
tableau de psychose aiguë dont l’état confuso-onirique représente le proto
type (c’est le cas, bien sûr, pour le delirium tremens ou les délires oniriques
subaigus des alcooliques). Mais il y a bien des formes de passage dites pha
ses oniriques, états oniroïdes, form es onéirophréniques (Meduna) des états
schizophréniformes (G. Langfeldt).
— D ans les Névroses, on ne peut pas séparer les images hallucinatoires que
l’on observe dans un délire virtuel qui constitue la pensée compulsionnelle
ou l ’idée fixe hystérique, de ces « Hallucinations délirantes ». Ces projections
hallucinatoires visuelles observées dans les Névroses, si on hésite parfois à en
parler c ’est uniquement p ar préjugé, soit parce q u ’on considère que la névrose
ne com porte pas de délire (et « p ar conséquent » pas d ’Hallucination), soit
q u ’on considère « q u ’il ne s’agit que de Pseudo-hallucinations ». Mais il est
évident pour qui ne succombe pas à ces préjugés, que les manifestations
hystériques sont remplies d ’imagerie hallucinatoire (l’idée fixe hystérique si
bien étudiée par P. Janet est essentiellement scénique, comme effet specta
culaire de la suggestion) — les états crépusculaires hystériques — les transes
de la possession diabolique ou des extases mystiques, etc. C ’est même dans
ces structures qui nous renvoient sous leur forme « hypnotique » au rêve que
les Hallucinations visuelles sont vécues (comme dans les états oniriques) (2)
comme des « visions » dans le sens le plus pittoresque du terme. Pour ce qui
est des Hallucinations chez les obsédés — thème classique du temps de
Pitres et Regis, de Janet, de Solfier ou de Séglas, et renouvelé p ar la clinique
psychanalytique de l ’imaginaire dans la névrose obsessionnelle (3) qui natu- 123
(1) Dans son étude sur les Hallucinations dans les psychoses (100 malades hallu
cinés), J. H ill (J. nerv. and ment> Dis., 1936, 83, p. 405-421) a insisté sur le thème
psycho-dynamique de l’Hallucination visuelle comme expression de satisfaction
du désir (wish fulfilment), et pour lui elle jouerait en quelque sorte — comme le
rêve lui-même — un rôle de soupape. D ’où, peut-être, le pronostic plus favorable
de cette catharsis.
(2) Rappelons que R égis décrit l’onirisme comme un « état second » analogue
aux états somnambuliques hystériques.
(3) Certaines observations psychanalytiques rejoignent par leur richesse celles
de Pierre J anet . Le « grand fantasme d ’Iconéphore » tel que L eclaire nous le rap
porte dans son excellent travail sur « La fonction imaginaire du doute », Entretiens
Psychiatriques n° 4 (1955), peut nous servir à illustrer cette illustration visionnaire
de l’obsession :
148 HALLUCINATIONS VISUELLES
CARACTÈRES CLINIQUES
DES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES VISUELLES
soit avec des structures de l’être conscient. Nous retrouverons plus loin à
propos de la pathologie cérébrale des Hallucinations e t des conceptions patho
géniques de l ’Hallucination générale, tous les problèmes posés p a r ces Halluci
nations visuelles. Aussi nous contenterons-nous ici d ’un b ref exposé, en insis
tan t seulement sur deux facteurs : les lésions centrales et périphériques — et
les toxiques (alcool et chloral).
P a th o lo g ie c e n tr a le e t p é r ip h é r iq u e d u s y s tè m e p e r c e p tif
v is u e l. — U n premier point doit être mis en évidence : la solidarité de
l'activité hallucinatoire visuelle de type éidolo-hallucinosique et des syndromes
déficitaires de la pathologie de l'analyseur visuel. Q u’il s’agisse d ’affections
altérant la réception et le codage des messages optiques (1) (lésions du cris
tallin, rétinite, névrites optiques, atteintes du premier relais des voies optiques
ou de leurs connexions labyrintho-acoustiques, etc.) ou d ’affections qui entraî
nent un trouble dans l ’élaboration gnosique de ces messages (au niveau du cor
tex occipito-temporal), les scotomes, l’amblyopie, les hémianopsies, les syndro
mes agnoso-visuels, la cécité psychique, sont pour ainsi dire remplis d ’Éidolies
hallucinosiques visuelles qui, à ce niveau (2), se présentent non point comme
de simples phénomènes d ’excitation des voies ou centres d ’images mais sou
vent (phantéidolies) comme des produits d ’un travail qui rappelle celui du
rêve, qui est celui d ’un rêve partiel (H. Hoff, O. Pötzl, etc.). Nous avons
précédemment souligné d ’ailleurs que jam ais l’émergence même fulgurante
des images, phosphènes ou photopsies (protéidolies), n ’est sans relation avec
la sphère de l’intentionnalité inconsciente archétypique (M. von Knoll, 1958).
Le problème le plus généralement débattu est celui de l’origine périphéri
que du fameux syndrome de Charles Bonnet, origine contestée p ar G. de M or-
sier (1967 et 1969) ; nous y reviendrons plus loin.
Un deuxième fait doit être enregistré. C ’est que l’activité hallucinatoire
visuelle ou certaines formes hallucinatoires que nous appellerons plus loin phan
téidolies hallucinosiques, s’observent encore comme effet de lésions localisées
de T encéphale. Deux syndromes typiques doivent à cet égard être mentionnés :
les auras visuelles (dreamy States) des épilepsies temporales (Jackson) — les
crises à'halhicinose pédonculaire (J. Lhermitte, 1923; L. van Bogaert, 1927,
D. Cargnello, 1950; etc.).12
(1) Nous retrouverons, bien sûr, ce problème plus loin. Signalons ici les travaux
de J. E. B a r t l e t (1951), G . Bo n f ig l io (1960), de H é c a e n et L e G u e n , in Ann. Méd.
Psych., 1960, de B ü r g e r m e ist e r , T isso t et J. d e A ju r ia g u e r r a , Revue Suisse de
Psychologie, 1965, les C. R. Symposium de Bel-Air (1964), le travail de C. W. J ack
so n , Jr. (1969), etc.
(2) Le travail de H. H é c a e n (1966) insiste sur le fait que les phénomènes méta-
morphopsiques provoqués par des lésions cérébrales, le plus souvent de l’hémisphère
non dominant, ont une symptomatologie à figuration plus complexe qu’on ne le dit
généralement.
CONDITIONS ÉTIO-PATHOGÉNIQUES 151
(1) Nous les décrirons ailleurs dans cet ouvrage. Signalons simplement ici qu’il
convient de se rapporter aux fameuses descriptions de J a c k so n , de W il s o n et celles
non moins célèbres de neuro-chirurgiens (P e n f ie l d , de M a r t e l , Clovis V in c e n t ,
C u s h in g ) sur la crise de l’uncus. Cf. aussi ce que nous avons décrit à ce sujet
comme phénoménologie de ces auras hallucinatoires (Étude «° 26, p. 526-550).
(2) Nous le s décrirons dans c e t ouvrage à plusieurs reprises. Rappelons simple
m e n t ici l’intérêt des travaux de L hermitte et VAN B o g a e r t (c f. mon article in
VÉvolution Psychiatrique, 1938, p. 32-34) et aussi les travaux (D. C a r g n e l l o , 1950 ;
M. R. L a po n , 1951 ; de D. D o n a t i et I. S a n g u in e t t i, 1953; e tc .) et des controverses
plus récentes (G . d e M o r sœ r , 1969).
(3) Dans les tumeurs cérébrales — problème que nous traiterons plus loin dans
un chapitre spécial — les Hallucinations visuelles à type d’Éidolies hallucinosiques
(Hallucinations hémianopsiques, auras de type crise de l’uncus) ou à type d ’onirisme,
ont été abondamment décrites notamment dans les lésions expansives des lobes occi
pital ou temporal ou encore du tronc cérébral. Signalons simplement ici parmi les
travaux sur ce point, celui de D. P a r k in s o n et coll. (1952) portant sur les Halluci
nations visuelles dans 50 cas de tumeurs occipitales (12 cas dont 11 de type hémianop-
152 HALLUCINATIONS VISUELLES
Il est curieux de constater que dans l’école française (avec Régis), les cliniciens
ont décrit le Délire alcoolique comme un Délire onirique visuel tandis que l’école
allemande (avec Wernicke) le décrivait comme un état A'Halluzinose acoustico-
verbale. Nous devons noter que c’est aussi sous forme de syndrome de Korsakow
que peut se présenter ce que Dupré appelait sa forme délirante et hallucinatoire.
« sur ma rétine et produisaient une symétrie complète ; mais bientôt la pâte magique
« tout à fait digérée agissant avec plus de force sur mon cerveau, je devins complè-
« tement fou pendant une heure. Tous les songes pantagruéliques me passèrent
« par la fantaisie : caprimulges, coquesigrues, oysons bridés, licornes, griffons,
« cauchemards, toute la ménagerie des rêves monstrueux trottait, scintillait, voletait,
« glapissait dans la chambre... Les visions devinrent si baroques que le désir de les
« dessiner me prit, et que je fis en moins de cinq minutes le portrait du docteur X,
« tel qu’il m’apparaissait assis au piano, habillé en turc, un soleil dans le dos de sa
« veste. Les notes sont représentées s’échappant du clavier, sous forme de fusées
« et de spirales capricieusement tirebouchonnées. Un autre croquis portant cette
« légende — un animal de Vavenir — représente une locomotive vivante avec un cou
« de cygne terminé par une gueule de serpent d’où jaillissent des flots de fumée
« avec des pattes monstrueuses, composées de roues et de poulies ; chaque paire
« de pattes est accompagnée d’une paire d’ailes, et sur la queue de l’animal on voit
« le Mercure antique qui s’avance vaincu malgré ses talonnières. Grâce au hachisch,
« j ’ai pu faire d’après nature le portrait d’un farfadet ».
« face. Ces grandes images résultent certainement d’une suggestion endogène (anxiété
« et corps de délire).
« Parmi les tableaux fantasmagoriques que le malade contemple avec calme,
« nous citerons l’intérieur d’église avec ses rangs de chaises et ses grilles, les per*
« sonnages bretons, la foire, la course en rond. Nous retrouvons dans ces tableaux
« la tendance au fouillis et au grouillement déjà remarquée ; mais la largeur du champ
« visuel, la projection en profondeur sont des caractères nouveaux, favorisés, selon
« toute vraisemblance, par l’obscurité.
« 3. Une troisième catégorie (1) d’images, beaucoup plus vagues, occupe l’esprit
« du malade ; ce sont des données plutôt pensées que vues, et qui produisent la convic-
« tion qu’une scène se passe sans que le malade contemple cette scène ; il est impos
« sible de savoir de lui s’il l’a entrevue un instant comme réelle ou s’il la conçoit
« seulement comme possible : « Il y a des gens derrière un mur, un souterrain conduit
« à la rivière, etc. ». Ces convictions ne reposent pas sur des Hallucinations visuelles
« précises, mais sur des « imaginations », c’est-à-dire des images pensées et non objec-
« tivées au moment où elles se sont produites. Elles sont, qu’on nous permette le mot,
« le résultat d’un onirisme idèatif tandis que les images précédentes ressortissaient
« à l'onirisme visuel.
« ... 4. Parmi les images de petite surface, plusieurs ont figuré des inscriptions.
« Le sens de ces dernières a été le plus fréquemment indifférent et saugrenu ; parfois
« cependant il se rattachait au délire ; il a pu ainsi devenir injurieux, enfin il a pu
« exprimer des reproches fondés (par exemple, le mot « pédéraste »), et par conséquent
« des auto-accusations ; c’était au moins de l’accusation transposée dans le domaine
« visuel. Nous ne rappelons pas avoir rencontré, dans les délires alcooliques, ces
« Hallucinations accusatrices visuelles. Nous les avons démontrées très nettes chez
« un aveugle persécuté, qui avait vu.
« Dans le domaine visuel, nous noterons encore que les illusions ont présenté
(( chez nos malades une abondance et une acuité qu’on ne constate pas au même
« degré dans l’éthylisme, ni peut-être même le cocafoisme... ».
* ordinaire pour les menues visions de l ’éthylisme (paillettes, bouts de paille, punaises,
« piécettes, etc.), au moins pour un sens de l’objet (crevettes). L’origine de leur vision
« nous parait être plus interne chez l’éthylique, car la suggestion les reproduit ;
« elles sont aussi plus nettes peut-être, car l ’éthylique veut les «rârir et, d u e notable,
« y réussit (surtout aux stades confusionnels). Nos chloraüques n’ont cherché de
« menues choses que sur leur peau par suite d’incitation tactile ; chez eux des menus
« dessins ont revêtu souvent des aspects inanimés et cohérents (treillis, lads).
« Chez l’éthylique, les Hallucinations décoratives n’existent pas ; pas d’inscrip-
« tions, pas de rosaces ; les images de contenu indifférent sont mêmes rares, ou tout
« au moins la contemplation n’existe pas comme chez le chloralique. Quand des objets
« de 29 à 30 cm, et d’un sens peu intéressant, apparaissent : lo ils sont vus par
« séries de semblables, ce sont des successions de lapins, ou encore des successions
« de rats ; 2° ils couvrent, par leur réunion, d’assez grandes surhues ; ils ont quelque
« relief, se détachent sur la profondeur, sont même fréquemment aériens ; ils n’ont
« pour ainsi dire jamais une apparence artificielle.
« Poussant plus loin l’analyse, on peut remarquer que ces Hallucinations res
« treintes (celles de 20 à 30 cm) ont siégé à hauteur du regard, et bien en face, pour
« nos chloraüques ; très fréquemment, pour l’éthylique, elles siègent plus haut ;
« elles sont aériennes et ambiantes, le champ d’attention est plus large. Quant aux
« micro-Hahucinations, elles ont paru siéger plus fréquemment à terre, pour l’éthy-
« lique ; elles surviennent d’ailleurs chez ce dernier surtout au stade confu-
« sionnel.
« Les Hallucinations de grande taille, celles qui ont de la durée et qui se meuvent,
« sont certainement plus abondantes et plus ambiantes chez l’éthylique ; elles sont
« aussi chez lui plus menaçantes, s’adressent, en geste ou en parole, plus directement
« au Sujet, leurs intentions sont plus dangereuses. Les personnages chloraüques
« semblent relativement pacifiques ; ils inquiètent, mais ne terrifient pas au maximum;
« leurs réunions sont quelquefois plus mystérieuses qu’inquiétantes ; parfois, ils
« forment de simples tableaux dénués de tout sens. Tout cela est rare dans l’éthylisme
« aigu.
« Les Hallucinations visuelles de l ’éthylique prospèrent surtout dans l ’obscurité
« absolue ; c’est l’inverse pour les chloraüques qui se multiplient à la lumière ».
« mur et au plancher. Tris rarement, elles apparaissent comme aériennes ; leur relief
« est toujours minime, elles sont vues le plus souvent à peu près plates (grilles, ins
« criptions, silhouettes, branches étalées).
« Leurs formes sont souvent à l’état naissant au moment où la malade les signale;
<( elle les reconnaît ensuite comme des silhouettes quelconques. Les mouvements de
« ces images ne sont pas rapides, pas saccadés, mais leur disparition est brusque,
« totale. Le plus souvent, elles ne remuent pas, ou remuent sur place ; les plus
« remuantes semblent les plus brèves. Leur rythme de déplacement, d’agitation et
« de remplacement est sensiblement uniforme. Dans les images un peu étendues,
« le pointillé disparaît.
« Dans les Hallucinations visuelles cocaïniques, la gamme des dimensions parait
« plus étendue. Chez notre malade, les mêmes visions étaient assez souvent allongées
« dans un sens (lignes, épingles, fils verticaux). Les points aperçus par le cocaïnique
« restent isolés bien qu’accumulés (milliers de puces, poudre de verre) ; à peine
« quelques constellations se forment-elles dans le pointillé, les rayures manquent.
« Notre chloralique qui a vu parfois des pointillés (poudres d’or et de verre) a vu
« beaucoup plus fréquemment un mélange de traits et points brillants : la tendance
« à la liaison des éléments entre eux est évidente : il en résulte des jambages (lettre M),
« des lacis, des broderies, des doreries (sic), des grilles en or, des schémas de
« bonshommes. On remarquera que chez le cocaïnique, dès qu’il y a multiplicité,
« il y a fourmillement.
« On a signalé, comme couleurs prédominantes dans le cocaïnisme, le vert et
« le rouge, en outre le noir brillant (surtout en pointillé, cristaux noirs). Chez notre
<( malade, nous retrouvons le noir brillant mais surtout le noir mat ; l’or se rencontre
« abondamment (grilles dorées, broderies dorées, vulves en or, etc.). Malgré l’or,
« les images sont souvent, dans leur ensemble, assez pâles ; la cocaïne semble pro
« duire plus de colorations vives, plus d’arêtes, peut-être plus de relief aussi.
« Souvent les images cocaïniques trouent les murs ou les suppriment, telles les
« images alcooliques. Au contraire, les Hallucinations chloraliques (du moins les
« plus nombreuses et les plus remarquables d’entre elles) sont plates ; elles adhèrent
« si exactement au mur qu’un de nos malades chlorolomanes a pu les dire « faites
« par des peintres décorateurs qui se sauvent toujours », et l’on pourrait les désigner
a sous le nom d'images décoratives.
a Leur forme est l’objet d’incessantes trouvailles ; elles ne se succèdent jamais
« par séries homogènes ; elles n’ont ni la fiamboyance, ni les sursauts, ni le grouil-
« lement infinitésimal des Hallucinations cocaïniques ; leurs mouvements intrin-
« sèques sont lents ; le fourmillement et la vibration sont absents, leur disparition
« est subite.
<( Nous avons remarqué l’absence de participation émotionnelle à la plupart
« des Hallucinations visuelles chez notre malade. Ce trait la distingue encore du cocaï-
« nique. D ’une façon générale, elle présente une propension beaucoup moindre
a à l’excitation, soit musculaire, soit psychique.
« Un fait capital est la pullulation plus grande des images hallucinatoires à la
« lumière, et leur extrême raréfaction dans l'obscurité absolue. Nous l’avons observé
« chez notre chloralique. Si ce fait était reconnu constant, il constituerait un signe
« différentiel très utile d’avec l’alcoolisme et peut-être le cocaïnisme ».
M ais c’est le peyotl et son alcooloîde, la mescaline (Lewin, 1888), qui ont
inauguré le grand mouvement contemporain de la neuro-psychologie des
HALLUCINATIONS VISUELLES TOXIQUES 15 9
hallucinogènes avec les travaux fondam entaux de R ouhier (1927) sur « La plante
qui fait les yeux ém erveillés », e t ceux de Beringer (D er M eskalinrausch) la
même année. Les auto-observations depuis lors sont innom brables, et innom bra
bles aussi sont les travaux de psychophysiologie sur la m escaline. Les plus im por
tants sont certainem ent ceux de l ’époque 1928-1935 (E . Förster, Zucker,
J. Zador, Stein et W . M ayer-G ross, Serko, E. M orselli, H . Claude et
H enri Ey, etc.). D epuis lors, un regain d ’intérêt s'est m anifesté (J. D elay,
H. Girard, P. C. Racam ier, D . A llaix, 1948-1949, A . H offer et H . O sm ond,
1967) pour cet hallucinogène (cf. 4e Partie, ch. IU ). N ou s em prunterons au
poète Henri M ichaux l’analyse esthétique de l’expérience m escalinique,
peut-être « magnifiée » (ce problèm e étant fondam ental, nous le reprendrons
plus loin) par le génie des poètes.
« d’Olivier Messiaen. Mais dans quel état ! Passages, coupes plutôt, et des coupes
« qui eussent été faites par un homme au comble de l’énervement qui ne peut pas
« supporter des sons plus de quinze secondes de suite mais qui y reviendra souvent,
« toujours aussi exaspéré, toujours avec le même élan insensé. Les fragments en étaient
« si précipités qu’on s’attendait à les entendre hoquetés, mais non, le bourgeonnement
« bouffon s’accrochait, sans une faute, malgré l’invraisemblable vitesse, malgré
« les déclenchements de notes semblables à des évacuations précipitées, semblables
« à des rafales. Débordante et l’instant d’après arrêtée, la musique de plus en plus
« allait, contrefaite, déni de musique, déni de mystique. Jamais je n ’aurais cru une
« musique capable de devenir aussi dévergondée, entremetteuse, libertine, folle, impie,
« ignoble, subversive.
« . . . Même tronçonnée, même vilipendée, même parcourue de débâcles, elle
« n ’avait rien d’effondré. Une jouissance ignoble était son centre, sa nature, son secret,
« jouissance omniprésente, spasmodique, insoutenable. A l’entendre, à la suivre,
« on était soumis à des tiraillements, à des laciniations, à des expansions décomposées,
« à des culbutes et à des arrachements.
« Les cataractes immenses d’un très grand fleuve, qui se serait trouvé être aussi
« l’énorme corps jouisseur d’une géante étendue aux mille fissures amoureuses,
« appelant et donnant amour, c’eût été quelque chose de parefl.
« Mais c’était la musique, plus insatiable que n ’importe quel monstre, la musique
« possédée du démon mescalinien, livrée à ses dévastations, à ses retournements
« et m ’y livrant. »
Pour ce qui est du L. S. D ., nous consacrerons plus loin une longue étude
également aux expériences psychédéliques, aux « visions » qu’il engendre.
Ainsi, les toxiques hallucinogènes dont nous exposerons plus loin tous les pro
blèmes qu’ils posent (p. 509-681), produisent une activité hallucinatoire visuelle
qui constitue un de leurs effets les plus connus et les plus recherchés. Ces agents
psychopharmacologiques de l’expérience hallucinatoire visuelle nous montrent
et démontrent que les altérations du vécu, correspondant à tous les niveaux
de déstructuration du champ de la conscience ou de désintégration fonctionnelle
de l ’appareil psycho-sensoriel visuel, constituent le fond sur lequel apparaissent
des Hallucinations visuelles. M ais — et ceci est aussi important — non point
en les réduisant toutes à une sorte de phénomène simple et commun, mais
en déployant sous les yeux du clinicien le riche éventail des images visuelles
dont le spectre apparaît, soit dans la décom position de la perception qu’en
traîne la chute de la vigilance de l ’être conscient, soit au travers du prisme des
altérations de la vigilance spécifique de l’appareil fonctionnel de la vision.
*
* *
N O T IC E B IB L IO G R A P H IQ U E
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C H A P ITR E I I
Les fausses perceptions vécues avec les attributs sensoriels d ’une « chose »
(sons ou phonèm es) entendue (H allucination auditive) ou par référence
idéique ou im aginaire à ce phénom ène sensoriel (Pseudo-hallucination
auditive), so it qu’elles ne correspondent pas à des objets extérieurs, soit
qu’elles ne correspondent plus ou m oins nettem ent à des Stimuli du m onde
extérieur (illusions exogènes) ou à des Stimuli internes (illusions endogènes),
toutes ces fausses perceptions constituent la m asse des phénom ènes halluci
natoires auditifs au sens classique et large du term e. Il suffit de les définir ainsi
pour m ettre en évidence leur hétérogénéité. C ette hétérogénéité est plus pro
fonde encore si nous com prenons qu’ « entendre » veut dire tou t à la fo is « ouïr »
et « comprendre », que ce qui est entendu par l'halluciné hallucinant peut
s ’entendre com m e étant aussi m al entendu par son entendem ent. S ’il n ’est
pire sourd que celui qui ne veut entendre, inversem ent n ’est pas m eilleur hal
luciné de l ’ouïe que celui qui entend entendre o u , [plutôt, qui ne peut pas
ne pas entendre...
L A P E R C E P T IO N A C O U S T IQ U E .
L E L A N G A G E E T L A P H É N O M É N O L O G IE
D E L ’A U D IT IO N
D eiters la structure de Vorgane de C orti (la « rétine acoustique »). Le nerf sensoriel
ou cochléaire qui transm et ces m essages aux centres nerveux est form é par les
axones des cellules bipolaires au nom bre de 27 000 groupées dans le ganglion de
C orti. D ’après G . von Bekely e t W . A . R osenblith (1951), c ’est de la membrane
basilaire que dépendent les caractères des m essages vibratoires, elle constitue
un véritable analyseur de fréquence. D eux sortes de potentiels électriques, l’un,
potentiel de repos endolym phatique, l ’autre provoqué par les stim ulations
sonores (potentiels m icrophoniques, de som m ation ou d ’action) prennent
naissance dans les term inaisons qui entourent les cellules ciliées (1). Ce sont
celles-là qui sont conduites aux centres auditifs par le nerf cochléaire. Tandis
que, en effet, les prolongem ents dendritiques (courts) des cellules nerveuses
du ganglion de C orti innervent les cellules ciliées de l ’oreille interne, le pro
longem ent axonique (long) de ces neurones bipolaires, com m e nous l ’avons
noté plus haut, form e le nerf cochléaire qui s’accole au nerf vestibulaire pour
form er la V IIIe paire des nerfs crâniens. A cette physique de l ’organe de
l ’ouïe correspond une véritable biochim ie de l’oreille interne (S. Rauch, 1965).
La perception de l’intensité des sons paraît liée au nom bre des fibres ner
veuses activées au niveau de la membrane basilaire. L ’analyse des fréquences
d ’ondes sonores perm et la perception de la hauteur des sons. D ans les cas
de basse fréquence, seule une représentation tem porelle est réalisée par le
rythme de volées successives d ’influx centripètes. Par contre pour les fréquences
plus élevées la dissociation spatiale des fréquences est m ise en évidence aux
divers niveaux des voies auditives. La localisation de la source des Stimuli
est liée à l ’audition « binaurale » des deux oreilles.
— Les voies auditives et centres sous-corticaux du systèm e cochléaire ou au ditif
proprem ent dit sont constitués par les connexions avec les noyaux olivaires et
trapézoldes, les corps genouillés m édians et les tubercules quadri-jum eaux infé
rieurs. Finalem ent tous les influx auditifs d ’origine hom olatérale et controlatérale
convergent vers les deux corps genouillés m édians du systèm e thalam ique
(A . R . Tunturi, 1946). Les fibres qui partent de chacun de ces noyaux thala-
m iques traversent la capsule interne e t se disposent en éventail pour form er
les radiations acoustiques. Elles se term inent dans la région tem porale hom o
latérale (T. 1) au niveau des gyri transverses de H eschl (aire 22 de Brodm an).
— L ’aire auditive principale au niveau du cortex tem poral (aire prim aire)
est située dans le gyrus transverse dans la profondeur de la scissure de Sylvius.
La technique des potentiels évoqués après stim ulation de l’oreille par des
ton s purs (F . Bremer, 1952) a perm is de préciser cette aire auditive prim aire et
la représentation cochléaire qui y figure point par point (com m e il en est pour
la projection de la rétine dans F area striata ).
L ’aire acoustique secondaire (aires 20 e t 21 de Brodm an) est en bordure
de l ’aire prim aire.1
l ’appareil cochléaire e t le cortex sous l ’effet des tendances appétitives (J. Sauniers
e t J. Chabora, 1969) illustrent expérim entalem ent ce fa it que depuis longtem ps
avait enregistré l’expérience naïve.
— Le sens de l’ou ïe, com m e le souligne Er. Straus, constitue dans le « spec
tre » des sens le sens synthétique de la tem poralité. C e son t, en effet, des inter
valles de tem ps (analyse différenciée des fréquences à laquelle est liée à la
perception de la hauteur des sons) qu’il a pour fonction d ’analyser pour les
distribuer en form es. E t c ’est pour répondre à un m essage d ’appel qu’il traite
l ’inform ation qu’il reçoit. A ces deux qualités fondam entales du m onde acous
tique, pourrions-nous dire à notre tour, correspondent deux sens fondam entaux
de l’entendre.
En tant que le m onde d e la perception d es son s est lié à la succession des
sons, on peut dire que 1’ « entendre » exige que le Sujet dresse l ’oreille com m e
si l 'alerte était la condition m êm e du percevoir. L ’analyse que l’appareil
acoustique fa it des fréquences des sons, le codage par l ’encodage préalable
OU préétabli, m ettent en œuvre l ’écoute com m e disposition fondam entale
de l ’attente. La perception de l ’ou ïe est une conduite d ’attente q ui, naturel
lem ent, se situe dans la perspective du danger à éviter. Sans doute tou s les
sens coopèrent à l’interprétation des m essages du m onde extérieur e t concou
rent à la perception des objets m enaçants, m ais aucun d ’eux, par le caractère
pour ainsi dire totalem ent concentrique d e l ’horizon qu’il scrute, n ’est aussi
protecteur que ce sens qui perm et de « sentir » le danger non seulem ent de
près (com m e dans l ’olfaction ou le tact) ou de loin (com m e dans la vue),
m ais encore derrière soi, c ’est-à-dire là où l ’attaque ne peut justem ent être
détectée que par lui, dans la direction même où l ’action hostile de l ’ennem i
p è iïte t doit s ’exercer dans la poursuite (et, bien sûr, dans la persécution).
M ais étant le sens de l ’alerte il est aussi celui de l ’interprétation des
signaux qui lient le Sujet non seulem ent au m onde de la nature m ais aussi au
m onde d ’autrui. Et, entendre, c ’est dans la plus grande partie de l ’inform ation
que le Sujet reçoit par ses sens, essentiellem ent déchiffrer ce que le langage
véhicule de sens en tant qu’il est la représentation sym bolique et abstraite
des relations unissant le Sujet à autrui e t le Sujet à lui-m êm e. D e telle sorte
que la sphère de l ’audition s’étend tou t naturellem ent du point de vue phéno
m énologique com m e du p oin t de vue anatom ique à celle du langage. Celui-ci
en devenant le m onde des signifiants parlés exige du Sujet qu’il soit entendu,
e t pour com prendre ce que disent les autres et pour com prendre ce qu’il se
dit à lui-m êm e. L ’incorporation du discours intègre le m onde de la parole
e t par conséquent celui du sens dans le cham p de l ’audition et, m ieux encore,
fournit la m atière sensible qui absorbe chez l ’hom m e presque totalem ent
la perception auditive. Par là , le sens de l ’ouïe en s’ouvrant à la région de l ’être
qu’est son langage prend sur tou s les sens un avantage tel qu’il les éclipse
dans les relations existentielles fondam entales qui son t celles de la com m unica
tion intersubjective. C ’est qu’il est, en effet, le sens par excellence de la vie de
relation par quoi son activité s ’étend à l’extérieur par-delà les figures e t les
paroles des autres jusqu’à leur intention, e t à l ’intérieur par-delà le langage
LES ILLUSIONS DE LA PERCEPTION AUDITIVE NORMALE 167
intérieur jusqu’à l ’inconscient que celui-ci, s ’il ne le form ule p as, préfigure,
en conjuguant dans l’intim ité du Sujet, le « vouloir dire » de son propre
discours.
C ’est précisém ent en faisant retentir au fond de lui-m êm e dans la phéno
m énologie de « son dedans » qui est essentiellem ent une phonémologie dit
J. Darrida (La voix et le phénom ène, 1967), que le sujet s ’entend lui-m êm e
penser « de vive voix ». Car cette présence à lui-m êm e est telle qu’il ne
peut pas ne pas entendre (ouïr) ce qu’il entend dire (ce qu’il veut dire), non
plus que ce qu’il entend (qu’il a l ’intention) faire entendre à l ’autre en énon
çant son discours. Tel est le plus m étaphysique des sens... (1).
N ous en avons assez dit pour com prendre à quels problèm es va nous
confronter l ’étude des H allucinations acoustico-verbales qui ne sont pas,
ne peuvent être seulem ent de fausses perceptions de phonons m ais essentiel
lem ent de phonèmes. D ès lors, nous devons bien nous attendre à décrire sous
le term e d ’H allucinations de l ’oufe des phénomènes extrêm em ent hétérogènes.
N ous devons nous attendre aussi à des difficultés en ce qui concerne le dia
gnostic entre les H allucinations acoustico-verbales et les p ossibilités qu’im plique
toute conscience norm ale de se représenter des im ages sonores ou , pour chacun,
de converser avec lui-m êm e dans son langage intérieur ou d ’entendre la voix
constitutive de sa conscience. T ous problèm es qui ne peuvent être orientés
sinon résolus que par la définition correcte de l’H allucination en général e t
l’étude m inutieuse de la clinique des H allucinations acoustico-verbales,
c ’est-à-dire de leur structure négative qui est celle que la plupart des auteurs
oublient presque toujours d ’observer et de décrire.
LA VIRTUALITÉ HALLUCINATOIRE
DE LA PERCEPTION AUDITIVE
N ous pouvons ici répéter ce que nous avons précédem m ent souligné déjà,
savoir que toute perception im plique une projection de l ’im aginaire im m anent
à tous les phénom ènes psychiques. M ais l ’im age, l ’idée, ne subissent la « trans
form ation sensoriale » pathologique que si non seulem ent les souvenirs d ’une
m élodie ou la représentation d ’un discours (voire un discours que le Sujet se
fait à lui-m êm e, com m e s ’il était celui d ’un autre) se présentent dans le cham p de
la conscience, m ais s ’ils sont pris pour une réalité extérieure au Sujet lui-m êm e.
C ’est-à-dire que cette transform ation n ’est pas seulem ent une quantification,
mais suppose, soit une altération de l’être conscient, soit une désintégration
du systèm e perceptif. M ais nous ne pouvons pas nous contenter d ’une sim ple1
(1) Bien plus sûrement que l’Inconscient dont la structure verbale reste problé
matique et, peut-être, pour la plupart des psychologues et psychanalystes, impossible.
172 HALLUCINATIONS A CO USTICO-VERBALES
lité prim ordiale du Sujet qui ne p eut exister qu’en pariant, c'est-à-dire en com
prom ettant par son discours l ’unité e t le secret de sa personne en com m u
niquant par le discours avec l ’autre m ais sans cesser norm alem ent de triom pher
de cette am biguité. Les « voix » ne son t pas, en un certain sens, autre chose
que l ’irruption de la parole de l ’autre dans le discours qui la contient, m ais
elles ne sont jam ais non plus purem ent et sim plem ent réductibles à cette vir
tualité que la conscience a pour fonction de contenir et avec laquelle elle est
fam iliarisée pour représenter la com pagnie qui habite le « H eim at » du Sujet.
L ’enfant (1) qui incorpore son langage et apprend à jou er avec le m onde
qu’il déchiffre, ou encore l ’hom m e qui dans l'inspiration de son génie (2) ou
dans les exaltations de la ferveur m ystique (3), ou bien dans la festivité de
ses danses sacrées com m e dans le redoublem ent de sa faculté de penser à
l ’extrém ité de sa solitude — les hom m es dans toutes les conditions de leur
existence « se dédoublent » pour être justem ent ce q u'ils son t (4) en n ’existant
que dans et par ce clivage qui est la structure même de leur conscience.
Pourquoi alors faut-il dire seulem ent d e certains hom m es qu’ils sont
« hallucinés » ? N e serait-il pas vrai, com m e nous le suggèrent les anthropo
logues-antianthropologues plus ou m oins « structuralistes » e t « psychana
lystes », qu’il suffit de considérer l ’hallucinant com m e un hom m e com m e les
autres en tenant la condition pathologique de son H allucination pour une
illusion psychiatrique ? N ou s touchons ici e t à propos d e la description
clinique concrète des H allucinations auditivo-verbales au fond e t à la racine
même de ce problèm e. Sa solution ne peut, en effet, venir que de l’étude clinique
m inutieuse du m ode d ’apparition des Voix dans leur objectivité ou leur objecti
vation, c ’est-à-dire com m e nous l ’avons souligné dans le prem ier chapitre
de cet ouvrage, dans le statut form el de leur fausse perception. O r, celui-ci est 12*4
perceptions d ’un hom m e adulte et éveillé, nous les saisissons pour ce qu’Qs
sont : des im ages qui apparaissent dans leur singularité onirique quand sont
réalisées les conditions m êm es de la m étam orphose nécessaire que d o it subir
l ’étre conscient pour « percevoir » la voix de quelqu’un d ’autre que son
propre Inconscient qui entend se faire entendre.
La phase interm édiaire de la veille e t du som m eil, com m e disait Baillarger,
constitue cette région ou cette phase de la vie psychique o ù dans la conscience
qui s ’endort éclatent la fulgurance des visions du dem i-som m eil (im ages-
éclairs) m ais aussi de fausses perceptions auditivo-verbales. B. Leroy a noté que
les H allucinations hypnagogiques de l ’ouïe on t assez souvent un caractère m usi
cal e t parfois un caractère verbal. M aury, autre spécialiste de la question, a relaté
qu’il s ’entendait assez souvent au cours de son endorm issem ent appelé par son
nom ; e t il n ’est p as rare en effet que celui qui s’endort s ’entende brusquem ent
interpellé com m e si, en se retirant du m onde, il en percevait encore un appel
e t parfois un écho. L ’écho de la lecture, l ’écho de la pensée e t surtout l ’audition
de sa propre pensée (com m e la visualisation de l ’idéation) s’observent assez
fréquem m ent e t avec parfois une telle intensité qu’un m ot ou une phrase
prononcée à haute voix, l ’irruption sonore d ’un fragm ent de discours qui ne
devrait être qu’une pensée, brisent l’enchantem ent de la conscience assoupie
e t la réveillent (J. M . Schnadk, 1968).
Quant au rêve qui se produit plus tard dans la nuit quand les conditions
neuro-physiologiques de son apparition le perm ettent, il est certes essentiel
lem ent un événem ent visuel pour être un spectacle q u i se projette sur l’écran
d ’un champ de conscience déstructurée. M ais l ’événem ent onirique enveloppe
bien sûr aussi le vécu de l ’im aginaire acoustico-verbal, ne fût-ce qu’en s’arti
culant par le langage qui, sans être celui-là m êm e du récit qui le restituera,
en enchaîne syntaxiquem ent les péripéties. K raepelin avait étudié il y a déjà
bien longtem ps (1910) le langage du rêve e t ses distorsions paraphasiques.
Halbwachs (1946) est revenu depuis lors sur le « langage inconscient » du
rêve. M ais depuis que Freud nous a fam iliarisés avec les contenus du rêve
nous avons appris à en écouter le récit com m e le rêveur lui-m êm e se le raconte
quand il le vit, c ’est-à-dire com m e une histoire qui se déroule, com m e un film
sonore et parlant. Car il n*y a pas, il ne peut pas y avoir d ’histoire sans paroles
dans le rêve puisque le rêve est to u t à la fo is une histoire e t une histoire qui
non seulem ent se raconte « après coup », m ais que con te le rêveur en l ’in
ventant. Il est tou t autant discours qu’im agé. D e telle sorte qu’il est presque
superfétatoire de donner des exem ples d ’une telle évidence. O n souligne par
fo is le caractère particulièrem ent sonore o u m usical de certains rêves :
— Sur une pelouse, douze femmes en deuil, très laides, chantent sous la direction
d’un chef qui nous tourne le dos. Le chant est admirable. Ce sont, tantôt des chœurs,
tantôt des soli, s’enlaçant les uns les autres, puis quelques phrases à l’unisson.
— Je siffle des airs dans le genre du « Mouvement perpétuel» ou de la «D anse
macabre ». D es joueurs de violon, de harpe, accompagnent mon sifflet... U ne femme
me dit qu’elle ne connaît pas la musique et se met à chanter d’une voix cassée la scie
FORMES ACOUSTICO-VERBALES DU RÊVE us
de Mayol : Cousine, Cousine— Trois orchestres jouent ensemble des morceaux diffé
rents (observations de Schatzman) (1). .
E t P . Quercy rapporte ces exem ples (en notant que l’action qui se déroule
dans le rêve laisse entendre les paroles d ’autrui e t la propre parole du rêveur)
de cet étrange langage qui véhicule l ’événem ent onirique :
« Stabilisez vos alevins sur la rive nord du canal avec de la farine de moutarde.
« Je fais un cours sur « l’excipient » et je dis des choses admirables : « l’excipient
« a pour propriété fondamentale d’assurer la répartition du produit actif dans
« l’organisme ». M ais un auditeur me gêne en causant avec sa voisine et une élève
« tire discrètement de son petit sac un flacon ; faites-moi disparaître cet alcool à 90°.
« N on, Monsieur, c’est de l’eau avec une cuillerée à soupe de vin blanc. Au réveil
« de très vives images auditives persistent longtemps. »
M ais, bien sûr, l’événem ent onirique c ’est-à-dire en quelque sorte le rêve
lui-m êm e en tant que récit anticipé dont la tram e, pour être thém atique ou
anecdotique, ne peut être que verbale ce langage transform é en événem ent
est tellem ent <( hallucinatoire » que l ’on pourrait dire qu’il ne l’est plus pour
être absorbé, « pris » dans un vécu total d ’im aginaire rendant im possible le
dédoublem ent qui fonde, nous l’avons vu, l’H allucination. L’im age visuelle ou
sonore devient la seule réalité que puisse vivre une conscience vouée à
l ’irréalité de son im aginaire. Pour être devenu entièrem ent absorbé par son
rêve, le rêveur n ’apparaît com m e tel qu’aux autres à qui il raconte son rêve...
ou quand lui-m êm e se réveille et se le rappelle... c ’est-à -d iie quand il n e l ’est
plus.
M ais ce qui nous im porte ici c ’est d e souligner à propos de la sphère acou s-
tico-verbale que lorsque le cham p de la conscience se déstructure fl se m éta
m orphose en sons quelquefois, m ais surtout en m ots e t phrases qui se présentent
au Sujet dans cet « analogon » de m ondanité (Sartre) rappelant naturelle
m ent le phénom ène hallucinatoire, com m e un échange acoustico-verbal qui
figure e t sym bolise les relations avec les autres, qu’ils soient présents, loin
tains, invisibles ou inexistants.
T out se passe com m e si la virtualité hallucinatoire contenue dans la
conscience norm ale s ’actualisait dans sa déstructuration ; e t par là n ous com pre
nons que si l’H allucination hante la sphère de l ’audition e t du langage de
tou s les hom m es, elle est « libérée » dans les m aladies m entales com m e elle
est actualisée dans le som m eil, car m êm e si les m odalités de cette m étam orphose
ne son t pas identiques, elles son t essentiellem ent analogues (cf. notre Rapport
de M adrid, 1966).1
(1) Le livre de Schatzman (Rêve et Hallucinations, Paris, éd. Vigot, 1925,328 p.)
constitue un recueil de matériel onirique extraordinaire. L’auteur y rencontre ses
propres rêves pour les soustraire — en la lui livrant — à l'interprétation freu
dienne...
176 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES
N ous allons maintenant exposer après avoir pour ainsi dire légitimé leur dis
tinction à l’égard des fausses (dites aussi « virtuelles », ou « normales », ou « psy
chonomes ») « hallucinations » verbales, la description clinique des divers types
d ’Halludnations auditives. Il s’agit d ’une description très malaisée car elle
comporte une classification de faits qui, nous le verrons dans le prochain
paragraphe, constitue un des problèmes les pins difficiles de la Psychiatrie
clinique. C ’est donc, autant que possible, en nous tenant hors de ce problème
théorique que nous présenterons d’abord la séméiologie des Hallucinations
auditives en ne visant que leur aspect pour ainsi dire « morphologique », et
comme le font la plupart des auteurs, sans trop tenir compte des structures
pathologiques qu’elles manifestent et qui les conditionnent. Mais, bien sûr,
au fur et à mesure que nous avancerons dans cette description clinique nous
rassortirons de commentaires propres à nous maintenir dans la perspective
générale du problème des Hallucinations, c’est-à-dire que nous montrerons,
chemin faisant, les obscurités conceptuelles auxquelles la clinique classique
s’est pour ainsi dire condamnée, et nous tâcherons de les dissiper.
(1) Elles peuvent être unilatérales, sans d’ailleurs que ce soit toujours l’oreille
de tel ou tel côté qui soit lésée. H. H écaen et R . Ropert insistait sur la rareté et le
peu de valeur localisatrice de ces Hallucinations auditives unilatérales, sauf quand
il s’agit d’Halludnations élémentaires, c ’est-à-dire des protéidolies que nous avons
en vue ici.
(2) Cf. par exemple W. Mayer-G ross, in Handbuch de Bümke, 1.1, p. 442-443.
(3) Cf. Mujlon, M. G ross et coll. (1963). Peut-être ce phénomène peut-il être
rapproché de la « tautophonie » ( D . S h a k o w , 1966) mise en évidence par le « summa
tor » de Skinner.
B y. — Trait* dex Hallucinations. 1
178 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES
ou cochléaires. Car s’il est vrai que ces sons et bruits hallucinatoires (surtout
quand ils sont rythm és et continus) sont les m anifestations de lésions périphé
riques, ils peuvent aussi se rencontrer dans les lésions cérébrales et p lu s parti
culièrem ent au cours d ’auras épileptiques dans les lésions tem porales. N ous
proposons de les situer dans le groupe des Éidolies hallucinosiques dont nous
établirons plus loin les caractéristiques essentielles et de les désigner com m e
des « protéidolies » acoustiques pour m arquer leur caractère « élém entaire ».
N otons enfin que ces acouphènes élém entaires peuvent parfois se com pli
quer de form es acoustico-verbales plus com plexes, soit que celles-ci leur soient
com binées, soit qu’elles leur succèdent. Beaucoup d ’observations en effet
(8 sur 17 d ’après H. H écaen et R . R opert, 1959) m ontrent que ces H alluci
nations auditives élém entaires ont une certaine tendance à se transform er en
H allucinations plus com plexes, et pour certains auteurs mêm e (R egis) jusqu’à
entraîner le délire, point que nous discuterons bien sûr plus loin.
« Le 28 juillet 1962, j’ai été surpris par un événement étrange. Ce fut le vécu
« d’un phénomène psychique dont jusqu’à cette date je ne croyais pas l’expérience
« possible.
« Dans le silence matinal de ce jour j ’entendis soudain, dans un état de veille
« complet, un chant à une seule et haute voix, très solennel, magnifique. Je reconnus
« rapidement le chant dont les mots étaient particulièrement expressifs et animés.
« C’était le chant « Sainte Nuit, O verse... ». Dans la mesure où ce chant paraissait
« venir de loin, je sus aussitôt que c ’était une construction purement subjective
« interne. C’était surtout les notes hautes et très hautes qui m’étaient soumises avec
« une douceur étrange et une pureté ravissante. Lorsque les deux dernières strophes
« du chant s’éteignirent, elles recommencèrent. Après cette répétition retentit le
« chant « Nuit silencieuse, Nuit sainte !... ». A ce cantique succédèrent deux autres
« chants de Noöl, en particulier « O, toi joyeuse, O, toi divine... », et « U ne rose vient
« d’éclore».
« Me basant sur ma propre observation, les points suivants peuvent être relevés :
« d’abord, les chants entendus par moi présentent quelques particularités qui donnent
« l’impression qu’il ne s’agit dans ces chants que de « phénomènes de mémoire
« sensorielle : a) ils témoignent d’une netteté hallucinatoire (sonore) proche de la
« réalité ; b) ils expriment une reproduction presque totalement fidèle de chants
« qui étaient ancrés dans ma mémoire et intacts depuis plus de 65 ans ; c) un « carac-
« tère mécanique » leur est propre. Les phénomènes auditifs que j’entendis dans les
sion ou, plus exactement, dans la perception même de sons ou de paroles réelles, corres
pondent aux «Hallucinations périphériques réflexes» de la Psychiatrie ancienne.
Lorsqu’il s’agit d ’illusions auditives qui interprètent les bruits mal entendus, les Alle
mands parlent de bruits parlants (sprechende Oeraüsché). Mais il y a aussi des bruits
chantants.
HALLUCINATIONS MUSICALES 181
« Je reconnus alors que les paroles énigmatiques que j^avais entendues les 23
« et 24 septembre n ’étaient autres que des fragments de deux lignes appartenant aux
« chants si souvent entendus les m ois précédents : « Dans les plus belles prairies ».
« Les paroles « Dismein » sont prises à la ligne « D ich, m ein shalls Tal ». Le 24 sep-
« tembre, la dernière parole de ce vers est le mot « Tal », fondement de la syllabe « Ta »
« qui forme le début à la ligne « Ta grüss, etc. » ; la suite du vers nommé, c’est-à-dire
« Grüss seh Tangermel » était ramenée dans le cadre de mes Hallucinations au rudi
« ment «G rüsstan».
pouvons désigner ces éidolies même musicales comme faisant encore partie
des « p ro téid o U es ». Tantôt, comme dans le dernier exemple cité, il s’agit
d’une sorte de composition musicale (analogue à la kaléidoscopie du Syndrome
de C h. Bonnet) qui constitue un développement m élodique, une sorte de rêve
musical qui m érite le nom de « p h a n téid o lie » acoustico-musicale.
Naturellem ent, toutes ces Hallucinations musicales sont pour ainsi dire
point par point analogues aux productions visuelles de formes esthétiques,
ornementales ou colorées des ophtalmopathes et on les rencontre, en effet,
elles aussi chez les otopathes (c f. p ar exemple l’article de J. Rosanski et H . Rosen
(1952)). f
Biles peuvent alors être u n ila téra les ou la té ra le s et se produisent généra
lem ent dans le champ sourd de l’audition (1 ). M ais on les note aussi au cours
des intoxications par les hallucinogènes et comme symptômes de lésions
temporales ou tem poro-pariétales (H . Hécaen et R . R opert). Naturellem ent
aussi, tous ces phénomènes apparaissent parfois sous form e de syn esth ésies
notamment dans les états paroxystiques com itiaux (J. D . Rennie, 1964) ou
au cours des psychoses aiguës. M ais pour le moment nous nous contenterons
ici de signaler cette corrélation sur le plan purement clinique.
sensoriel sim ple e t prim itif, juxtapose en effet en une série linéaire e t nécessai
rem ent artificielle ee que seule la diversité des structures peut faire apparaître
dans sa réelle diversité clinique. Sans être dupe du préjugé que cette description
im plique, nous allons la présenter en évitant autant que possible les redites
o u les am biguïtés. N ou s allons d ’abord les décrire selon l ’ordre (o u p lu tôt le
désordre) traditionnel e t diviser, par conséquent, les H allucinations verbales en
trois groupes : les H allucinations verbales fragm entaires — les H alluci
nations verbales psycho-sensorielles — les H allucinations verbales psy
chiques e t psychom otrices. Ceri exige évidem m ent un m ot d ’explication.
Par H allu cin a tio n s verb a les fra g m en ta ires n ous entendons tou s ces phénom ènes
qui n e m anquent jam ais d ’être décrits par tou s les auteurs classiques ou
m odernes e t qui se caractérisent par le fa it que les « paroles entendues »
pour si vives e t parfois éclatantes qu’elles soien t, restent « épisodiques » ,
« périphériques » e t présentent des caractères d ’une désintégration fonction
nelle partielle ou paroxystique. Par H allu cin ation s verb a les p sych o -sen so rielles
nous entendons tou s les faits si caractéristiques, notam m ent du délire de
persécution, où le Sujet entend des v o ix ém ises par autrui (o u contre lu i) dans
le m onde extérieur. Par H allu cin ation s verb a les p sych iq u es e t p sych o -m o trices
(ici groupées pour la com m odité de la description), nous entendons to u s les
phénom ènes hallucinatoires verbaux qui son t perçus par le Sujet, langage de
l’autre (ou des autres), m ais se déroulant dans e t par la participation de son
propre langage. Il est assez évident que cette manière d ’opérer pour ainsi dire
trois coupes à des niveaux différents du langage (le langage pour autant
qu’il est un instrum ent sensori-m oteur verbal qui im plique cet autom atism e
qui est désintégré dans l ’aphasie — le langage pour autant qu’il est commu
nication avec autrui — et le langage pour autant qu’il est cet autom atism e
m ental par lequel le Sujet se parle à lui-m êm e) peut paraître artificielle, m ais
elle se justifiera par un approfondissem ent phénom énologique nécessaire de
ces fonctions et structures du langage dont l 'altération, au sens fort du term e,
fait éclater dans le champ perceptif les voix, toutes ces voix si diverses de
form es et de significations que nous allons m aintenant étudier dans leur
physionom ie clinique.
P lutôt que de les appeler « élém entaires », nous les désignons ici com m e
fragm entaires ou partielles pour caractériser leur apparition brève, furtive,
sans enchaînem ent thém atique et essentiellem ent « périphériques » ou « margi
nales », en ce sens qu’elles\n e portent que sur des scories ou des fragm ents
du cham p acoustico-verbal. Elles sont com m e des fragm ents phoném atiques
(m ots jaculatoires fortuits, com m e disait O. de Cléram bault, phrases, conversa
tion s interrom pues) de discours incom plets, incongrus ou insolites. Elles
s’im posent com m e une sorte de parasitism e verbal de paroles hors du discours,
de la pensée et de l’action du Sujet.
HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES PSYCHO-SENSORIELLES 185
T antôt il s’agit de m ots isolés (quelquefois « sim plem ent » oui ou non,
un épithète ou un substantif, et c ’est assez souvent le nom ou le prénom du
Sujet qui sont prononcés). T antôt ce son t des fragm ents de phrases brèves ou
répétées (Je rêvais, je rêvais... R etourne-toi M arie) ou un galim atias inform e
de phonèm es.
Q uant au contenu significatif de ces énoncés, ou bien ils sont bizarres
(m ots inusités, scies verbales, énigm atiques ou abracadabrants ou absurdes,
propos incom préhensibles, form ules abstraites ou néologiques) ou , au
contraire, ils on t — m ais beaucoup p lu s rarem ent dans cette variété corres
pondant, disons-le par avance, au groupe des É d o lies acoustico-verbales —
le sens d ’un com plim ent, d ’un appel, d ’une injure qui frappent les oreilles
stupéfaites du Sujet.
L ’extériorisation de ces phonèm es est généralem ent com plète (voix qui
parlent à telle ou telle distance, à telle ou telle hauteur). Ils peuvent être localisés
dans l ’espace, so it par rapport à tel ou tel objet (m euble, m ur, poste de T . S. F .,
téléphone, robinet, etc.), so it dans un lointain indéterm iné. C ette objectivité
se m anifeste et se com plète dans les qualités sensorielles (tim bre, hauteur,
intensité des sons articulés) qui assignent au percept le statut d ’une objectivité
paradoxale m ais rigoureuse.
Les qualités form elles des m ots ou phrases entendus son t parfois alté
rées dans leurs qualités sensorielles (murmures indistincts, voix m aronnée,
bégayante, m ots tronqués, télescopages syllabiques). Il arrive m êm e que
ces form es verbales soient déform ées (caractère paraphasique). K . K leist (1)
(1934) en rapporte quelques exem ples em pruntés à divers auteurs, et
M ourgue (p. 116) rappelle à ce Sujet le m alade de Pick qui, atteint d ’aphasie
sensorielle, entendait des propos qui reproduisaient ses troubles para-
phasiques. L ’étudiant de lettres dont M . D avid, J. de Ajuriaguerra et
H. Sauguet (1944) (2) ont rapporté l’observation, présentait, lu i, des troubles
d ’agnosie auditive et verbale, m ais, par contre, il entendait sa mère et so n
cousin parler distinctem ent entre eux m ais leurs propos étaient m êlés à
des « bruits de réfectoire ». D ans le m ém oire de H écaen et R opert (observa
tion n081 0 ,1 5 ,1 6 et 20), ces auteurs rapportent deux exem ples de troubles où
la série hallucinatoire et la série aphasique interfèrent :
(1) « Trought becoming about» disait les Anglo-Saxons (cf. G. Sedman, 1966).
La thèse de Ch. D urand {L'écho de ta pensée, Fac. de Paris, 1938) constitue la mono
graphie la plus importante sur le sujet. Il y démontre que ce terme s’applique à des
phénomènes très divers et de niveaux différents dont le « Gedankenlautwerden » est
le plus élémentaire-
HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES PSYCHO-SENSORIELLES 187
car même lorsque les phrases sont chargées de sens il ne perçoit que des pho
nèmes objectivés en une sorte de « film p arlan t » do n t l’im age visuelle au rait été
coupée, ou encore en m ots prononcés p a r personne. N ous insisterons plus
loin sur les caractères d ’objectivation d ’éloignem ent hors de la pensée et de
la personne des délirants qui entendent des voix. M ais dans les cas qui nous
occupent ici, ce qui est entendu l ’est comme des paroles sans auteur, des m ots
fabriqués p a r personne ou p a r « la m aladie » ..., c’est-à-dire sans q u ’inter
vienne le délire (qui, parfois d ’ailleurs (1), se dissim ule en paraissant se borner
à un m odeste et sim ple « constat »). C ar ces hallucinés ne disentjam ais ou presque
jam ais q u ’ils entendent des « voix », m ais seulem ent des m ots, ou des phrases,
ou des conversations émises dans un espace im aginaire autre que celui dans
lequel se déroule leur expérience personnelle. Ce sont, comme nous le préci
serons plus loin, des « Éidolies » hallucinosiques acoustico-verbales.
e t l ’existence du Sujet avec tous les attrib u ts des objets perçus dans son m onde.
La localisation est nettem ent perçue en mêm e tem ps que la voix est
entendue. Elle est souvent précise, m ais en ten an t com pte des transform ations
délirantes de l ’espace du m onde des objets (Ils p arlen t derrière les m urs,
au travers des tuyaux, de m achines, sur le to it..., p o u r certains cas, à des
distances prodigieuses). Il arrive q u ’elles soient localisées sans com porter de
signes locaux précis (les voix sont dans l ’atm osphère, en l ’air, se déplacent
ou se répercutent à l ’infini). Il s ’agit alors d ’une sorte d ’ubiquité des voix
qui coïncident avec l ’infinité du m onde qui environne le Sujet comme p o u r
l ’anéantir ou, au contraire, p o u r l ’exalter. L a localisation de ce qui est entendu
peut renoncer à se faire dans le m onde des objets sans cesser cependant d ’être
celle d ’un objet nettem ent extérieur encore pourvu d ’un signe spatial certain ;
elles sont alors « au m inim um » localisées dans les oreilles. « J ’entends dans
mes oreilles... Les voix frappent m on tym pan... Ils m ’assourdissent p a r leurs
cris, leurs m enaces q u i retentissent à m es oreilles, etc. »
Le délire est inhérent à ces perceptions p a r l’altératio n d u jugem ent
de réalité qui confère aux voix une consistance de réel irrécusable. C ette
inhérence, p o u r les classiques et p o u r nous évidente, a , nous l’avons vu, été
contestée, m ais nous ne pouvons pas décrire ici les « H allucinations acoustico-
verbales psycho-sensorielles » san s nous référer à leurs relations cliniques, po u r
ainsi dire constantes avec le D élire. N ous nous heurtons donc su r ce point
capital à une de ces difficultés conceptuelles auxquelles une sim ple description
des faits se heurte nécessairem ent. N ous reviendrons p lu s loin su r cet achop
pem ent de la sém éiologie classique relativem ent au délire avec lequel la cli
nique établit une relation qui est l 'o b jet m êm e de to u te la sém éiologie et de
la théorie des H allucinations acoustico-verbales.
C ’est bien dans la fausse perception même de ces voix, en effet, q u ’est im pli
qué le délire qui les conditionne, qui les thém atise, qui les im plique e t parfois
les explicite en les expliquant. L ’objectivité même de cette fausse réalité est
perçue dans les m achines, les rayons, toute sorte de procédés d ’ém ission ou de
transm ission qui rapprochent ou apportent selon la physique m écanique ou
électronique les voix ju sq u ’aux oreilles. Comme le fa it rem arquer R . Jakobson
(1960), l ’interlocuteur au téléphone est plus près de nous que dans la conver
sation face à face; et c’est bien, en effet, cette m odalité « téléphonique » des
voix qui, transm ises p ar les appareils, les m achines et toutes les m odifications
artificielles (ondes, vibrations, courants) ou m agiques (m iraculeuses inter
ventions surnaturelles, télépathie, m agnétism e, occultism e) du m onde sonore,
pénètrent ainsi plus profondém ent dans l ’intim ité même du Sujet. A tous
ces égards, l ’H allucination de l ’ouïe en ta n t que phénom ène psycho-sensoriel
verbal est une fenêtre ouverte sur le délire, une perception délirante, cette
voie d ’accès p ar laquelle le Sujet est inform é des événem ents im aginaires
q u ’il entend en les fabriquant et q u ’il entend avec une certitude si absolue
« q u ’il fau d rait q u ’il soit fou et non pas seulem ent sourd p o u r ne pas les
entendre »...
A insi, la thém atique délirante fait sensoriellement p artie de l ’H allucination
HALLUCINATIONS A CO USTIC O- VERBALES PSYCHO-SENSORIELLES 189
« C’est un fait aussi terrible qu’étonnant et humiliant pour moi que les expériences
« et les exercices acoustiques et musicaux que j ’ai éprouvés depuis presque vingt ans
« avec mes oreilles et avec mon corps... Un seul et même m ot résonnait souvent
« sans interruption pendant 2 à 3 heures. Ensuite, j ’entendais des discours ininter-
« rompus sur ma personne qui m ’insultaient souvent et dans lesquels on im itait
« souvent les voix de mes proches, mais ces conférences ne contenaient qu’une
« faible part de vérité et renfermaient le plus souvent les mensonges les plus abo
« minables et des calomnies sur moi et sur d’autres personnes. Souvent on affirmait
« que c’était moi-même qui disait tout cela. Ces voyous s’amusaient encore à ce jeu
« s’en servant pour répandre leurs nouvelles de l’onomatopée, de la paronomasie
« et d’autres figures de diction. De plus, ils construisent un mobile perpétuel qui parle.
« Ces sons ininterrompus ne s’entendent souvent que de près, mais souvent aussi
« à une distance d’une demi-heure ou même d ’une heure. Ils sont pour ainsi dire
« extraits et tirés de mon corps, et des bruits les plus variés sont disséminés sur mon
« chemin, surtout quand j ’entre dans une maison, quand j ’arrive dans un village
« ou dans une ville. Aussi je vis depuis plusieurs années presque en ermite. En même
« temps mes oreilles résonnent presque continuellement et souvent assez fortement1
(1) Ces voix antagonistes avaient, si l’on peut dire, mis la puce à l’oreille des
Cliniciens (notamment J. Séglas) en ce qui concerne l’origine mécanique des Hallu
cinations auditives. Une interprétation plus psychodynamique de ce conflit entre
les chœurs de louange et les vociférations hostiles paraît, en effet, s’imposer depuis
longtemps (cf. à ce sujet M. Rappaport, 1967).
190 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES
« p o u r qu’on l’entende d ’assez loin. D ans les forêts e t dans les buissons en particulier,
« on provoque, su rto u t lorsqu’il vente e t fait de la tem pête, un vacarm e épouvantable
« e t diabolique. T out arb re isolé, même lorsque le tem ps est calm e, est p o rté à m ur
et m urer et à faire entendre des m ots e t des phrases. T out, même les eaux, et d ’une
tt façon générale tous les élém ents sont employés à me tourm enter. »
(1) Comme nous le verrons plus loin (p. 221-222), le problème de ces états d ’Hallu-
zinose des buveurs décrits par W ernicke et K raepelin sont caractérisés par l ’impor
tance considérable des Hallucinations auditives verbales. De telle sorte qu’elles posent
en clinique et en théorie un très im portant problème relativement à ce que l’on appelle
les Schizophrénies aiguës. W olfensperger (1923), N oyhas (1920), M eggendro -
fer (1928), puis K retschmer (1936), et plus récemment G. B enedetti (1952),
A. H ardes (1946), V ictor et H ope (1958), M ouren et T atossian (1965), St. S ara-
vay et H. P ardes (1967), J. G latzel (1971), M. A llpert et K . N . S ilvers (1970) se
sont intéressés spécialement à ce délicat problème.
192 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES
tion clinique q u ’il s’agit alors de voix qui parlent entre elles, comme si leur
conversation représentait un événem ent que perçoit l ’halluciné qui les entend.
Il s’agit alors de voix que nous pourrions appeler « scénariques » car elles
constituent un scénario dram atique ou tragi-com ique qui se déroule comme
un film . Film souvent d ’ailleurs to u t à la fois visuel et p arlan t (car dans ces
états la com binaison hallucinatoire auditivo-visuelle est très fréquente). C ette
expérience vécue presque passivem ent de conversations ou de propos étranges
perçus comme u n événem ent auquel assiste ou participe peu l ’halluciné,
a assez souvent un caractère épisodique ou cyclique (1).
T an tô t, au contraire, les voix sont prises dans la p erturbation délirante
des relations du Sujet à son m onde (comme dans la schizophrénie ou les
délires systém atisés ou les délires fantastiques) et elles sont essentiellem ent
« référentielles » et « centripètes », en ce sens q u ’elles signifient p a r leurs
paroles et leurs discours que c ’est le Sujet qui est interpellé, que c’est au Sujet
q u ’elles s’adressent (tu ou vous). C ’est vers lui que se dirigent les voix p o u r
le concerner, l’accuser, le persécuter ou l ’inform er. La fam euse trilogie du
m épris, de l’injure et de la calom nie (Vache, Salope, Putain) s’inscrit ici comme
les « hautes paroles » du haut-parleur hallucinatoire com m un.
C ette relation, cet enchaînem ent de l ’hallucinant à son H allucination q u ’il
se renvoie à lui-m êm e comme un boom erang dans la boucle de réverbération
de sa projection délirante se reflète avec une particulière netteté dans l’écho
de la pensée et le commentaire des actes.
L ’écho de la pensée ou de la lecture (que nous décrirons p lu s loin en exposant
en détail le syndrom e d ’autom atism e m ental de G . de C léram bault) consiste,
en effet, dans la répercussion im m édiate de ce qui est pensé p a r le Sujet dans la
réception et l’ém ission du langage de l’autre, en une sorte de double écho qui,
comme un nœud deux fois resserré sur lui-m êm e, lie dans l’intim ité de la
pensée celle du Sujet à celle de l ’autre.
Le commentaire des actes constitue le même phénom ène m ais plus direct
(en passant cc sim plem ent » p a r ce que l’autre v oit et surveille d u com por
tem ent qu’il décrit).
De telle sorte que su rto u t dans ce dernier cas — le plus fréquent dans les
D élires de persécution chroniques — la relation hallucinatoire (J. F retet et
R. Lyet, 1949 (2)) devient véritablem ent ce « sixième sens » (Erwin 12
vateur qui, lui, perçoit ces mouvements réels, par l’inconscience de l’hallucinant qui
ne les perçoit pas. Aucun autre type d ’Hallucination ne peut mieux montrer le sens
plein de l ’Hallucination, car elle ne se joue manifestement pas alors au niveau sensori-
moteur mais au niveau des structures de l’être conscient. De par ailleurs, en « objec
tivant )> l’articulation de son propre langage jusqu’à en placer l’origine des mouve
ments hors de lui-même, même en le sentant dans son larynx ou sa langue, l’hallu
cinant nous indique par là ce que peut avoir d ’artificiel une distinction trop absolue
entre Hallucination psycho-sensorielle et Hallucination psychique.
(1) C’est tout le sens de notre livre « Hallucinations et Délire », éd. Alcan,
Paris, 1934, rappelé dans les réflexions que contiennent la note précédente et la note
suivante.
(2) Nous complétons les notes précédentes pour bien marquer une fois de
plus l’illusion respective du délirant et celle du psychiatre à ce sujet. Le patient qui
articule lui-même (sur le mode phonétique exceptionnellement, mais sur le mode
syntagmatique ou paradigmatique toujours) le langage des voix, supprime son propre
mouvement de sa perception hallucinatoire ou le réduit à n ’être qu’un effet secondaire,
c’est-à-dire reçu d’un Autre. Le psychiatre qui observe cette participation active
(pouvant aller jusqu’au mouvement réel que, lui, perçoit) risque de tomber lui-même
dans l’illusion (illusion de G. de C lérambault), celle de croire que cet automatisme
moteur ou mental est mécaniquement étranger au Sujet.
HALLUCINATIONS PSYCHIQUES VERBALES 195
Mlle C ..., 35 ans, entre en 1911 à la Maison de Charenton venant d ’une autre
Maison de Santé d’où elle est transférée avec le certificat suivant : « Est atteinte
« de délire systématisé avec interprétations et fabulations multiples, Hallucinations
« psychiques, réactions violentes, conservation de l’activité intellectuelle. »
Certificat de 24 heures : « Est atteinte de déséquilibre m ental avec délire de per
ce sécution, interprétations fausses, Hallucinations psychiques et psycho-motrices,
« Hallucinations auditives probables. Elle est suggestionnée par un individu qui
« est contre-espion. Réactions dangereuses contre ses persécuteurs supposés »
(D r M.).
Certificat de quinzaine : « Présente un délire systématisé de persécution avec
« Hallucinations psycho-motrices incessantes. On la suggestionne par pensées, on
<( parle dans sa tête, on la fait agir sur elle. Troubles de la sensibilité générale et
« notamment de la sphère génitale. Hallucinations olfactives et gustatives. Quelques
« rares Hallucinations de l’ouïe. Raptus dangereux commandés par ses troubles
« psycho-sensoriels » (D r D.).
— Le début des troubles mentaux dans la forme actuelle rem onterait, d ’après
l’entourage, à une dizaine d’années. La malade avait alors 24 ou 25 ans. A cette
époque, Mlle C ... devient plus « nerveuse », elle se plaint par moment qu’elle ne peut
plus penser, que sa tête est vide... On lui dit qu’il fallait qu’elle dorme... Elle accuse
une dame X ... qui, au cours d’une visite, l’aurait endormie profondément (conviction
partagée par la mère) et l’aurait magnétisée... Elle part alors pour quelques mois
chez un de ses parents à Londres où elle aurait assisté à des séances de spiritisme,
des apparitions de spectres et de fantômes. Elle revient chez ses parents, plus sombre,
plus triste. Elle pleurait par instants et avoue un jour brusquement à sa mère qu’elle
a été contaminée à Paris au cours d’un sommeil hypnotique et qu’elle est atteinte
de syphilis.
... A cette époque (il y a environ sept ans) elle dort à peine, se plaint d ’être tour
mentée par la suggestion d’un inconnu nommé L... qui a déclaré mentalement qu’elle
HALLUCINATIONS PSYCHIQUES VERBALES 199
était en son pouvoir et qu’il allait venir la demander en mariage. Au bout de quelque
temps la suggestion se fait sentir dans la sphère génitale. Malgré les observations et
les supplications de sa famille, Mlle C... part alors pour l’étranger où L... doit
l’attendre, dit-elle, pour l'épouser. Elle avoue qu’elle est Hans un état perpétuel
d ’hypnose provoquée par L...
... Deux ans environ avant l’internement la conduite de Mlle C... devient de plus
en plus étrange. Tourmentée par ses suggestions génitales elle se met tout à coup
à chanter à haute voix, à pousser des cris « par raison, disait-elle, car cela ébranlait
à distance le « cerveau de la personne qui se m ettait en contact avec le mien par
l’hypnose et faisait cesser momentanément la suggestion... ». La nuit elle se réveille
brusquement, prononce des mots grossiers d ’ « une voix masculine » et fait des
gestes obscènes « comme un homme ».
... Mlle C ... raconte que depuis plusieurs années, depuis environ son retour à
Paris (c’est-à-dire depuis près de quinze ans), elle est en butte à la persécution hypno
tique d’un nommé L... qui agit sur son esprit par la suggestion à distance. Ce nommé
L... est un contre-espion qui est intervenu sous des noms divers dans certains procès
militaires récents et dans certaines affaires d’espionnage...
Le fond de ces drames divers auxquels Mlle C... prétend avoir été mêlée paraît
reposer, tantôt sur des faits réels diversement interprétés, tantôt sur des créations
uniquement imaginaires de son esprit confirmées d’autre part en partie pour la malade,
et par l’interprétation secondaire d ’événements réels (une perte de sang, par exemple,
le jour de l’avortement supposé), et par le contenu des suggestions mentales dont
Mlle C... est, prétend-elle, incessamment l’objet de la part de son persécuteur.
Le persécuteur de Mlle C ..., le nommé L ..., agit sur son esprit par la suggestion
mentale, l’hypnose, la lecture et la transmission de la pensée... Il lui donne des impres
sions et des suggestions... à distance... directement dans son esprit... « C’est comme
un cerveau qui pense à la place du mien. »
« sans raison un enfant. Je fais des gestes fébriles... Ma volonté d’agir n’est plus à
« moi... C’est comme une emprise sur mon cerveau et sur ma volonté. C’est ainsi
« que, sans avoir aucun désir sexuel, il me donne quelquefois l’envie de me mastur-
« ber... ou bien il arrête un désir que j’ai : travailler, peindre ou lire... ».
« Il me donne des jugements... Il force souvent mon jugement quand je voudrais
« juger par moi-même ».
« Quelquefois il pratique la suggestion par amnésie (sic) : il vole ma pensée...
« Il me donne une amnésie des faits... Je ne me rappelle plus ce qu’un instant avant
« j’évoquais sans peine ». •
« Il me donne aussi des sentiments de crainte... ou de haine qui ne sont pas les
« miens... Une désaffection subite pour mon père ou ma mère que cependant j’aime
« tendrement ». '
« Au début, ajoute Mlle C..., je croyais que tout cela c’était une affaire de mon
« cerveau... Je sais depuis longtemps maintenant que par la suggestion il peut substituer
« sa propre mentalité à la mienne. Je sens sa mentalité propre qui s’impose à la
« mienne... C’est l 'emprise... C’est comme une force qui vous pénètre et vous envahit
« votre cérébralité... Quand il me refait une impression au cerveau je sens la force
« de sa pensée... C'est comme un cerveau qui vit à la place du mien... Je pense, par la
« suggestion, ce que je n’ai pas envie et ce que je ne peux pas penser ».
« Dans la lecture de la pensée je sens qu’il perçoit ce que je pense. J’ai le sentiment
« qu’il connaît ma pensée. C’est comme pendant une lecture, lorsqu’on sent que
« quelqu’un lit en même temps derrière votre dos sans pourtant l’avoir aperçu ou
« entendu réellement... Et puis, il répond souvent mentalement à mes pensées les
« plus secrètes, il n’ignore rien de moi-même ».
Sans doute cette analyse pour ainsi dire exclusivement formelle du délire
hallucinatoire réduit à ses « membra disjècta » nous paraît aujourd’hui assez
dérisoire. Mais peut-être — et même certainement — n’est-il pas mauvais de
nous rappeler que la clinique ne nous renvoie pas seulement à une hermé
neutique mais aussi à une morphologie. Et lorsque nous parlons du délire
hallucinatoire de cette pauvre Mlle C. nous visons, en effet, autre chose que
le signifié, que le signifiant hallucinatoire symbolise, et cette autre chose c’est
la forme hallucinatoire (ou ici « pseudo-hallucinatoire ») du délire.
C’est évidemment chaque jour que les Psychiatres se trouvent en présence
de ce tableau clinique quel que soit le cadre nosographique dans lequel on le
place (Délire chronique, Psychose hallucinatoire chronique, Schizophrénie, etc.)
ou l’analyse pathogénique à laquelle on le soumet. Mais pour le moment
nous ne nous occupons pas de ce problème et nous devons rester sur le plan
séméiologique pour tenter d’analyser ce tableau clinique dans la double
physionomie clinique sous laquelle il se présente.
c) L e s y n d r o m e d i i n f l u e n c e ( P h é n o m è n e s i m p o s é s ) . — Le syn
drome d’influence est caractérisé par l’ensemble de phénomènes qui sont vécus
ou pensés par le Sujet comme les effets d’une action extérieure sur sa propre
pensée, sur son langage et sur ses actions. Ce qui le caractérise par conséquent,
c ’est essentiellement Y objectivité ambiguë de l’ensemble des actes psychiques
202 HALLUCINATIONS ACOUST1CO-VERBALES
du Sujet : « C ’est bien moi qui pense, mais il ou on me fait penser... C'est
bien moi qui parle, mais il ou on me fait parler », etc.
C ’est sous le nom d 'H a llu c in a tio n s ou P s e u d o -h a llu c in a tio n s p s y c h iq u e s
v e r b a le s que sont désignés tous lesphénomènes (idées, langage, images, mémoire),
dans lesquels est perçue la transform ation de la pensée propre en pensée
étrangère et en langage émis par un autre : la pensée devient tr a n s m is s io n d e
p e n s é e s . Les Pseudo-hallucinations de la mémoire (P s e u d o -h a llu c in a tio n s d e
H a g e n ) , les locutions imaginaires ou les conversations forcées ( H a llu c in a tio n s
a b s tr a ite s d e K a h lb a u m ) , l ’irruption de thèmes idéiques, tous ces phénomènes
sont affectées d ’un double signe : celui d ’une perception interne (1) où appa
raît la marque étrangère à leur origine, et celui d ’un certain engagement du
Sujet à une coopération imposée par une force exogène qui asservit sa liberté
sans supprimer sa participation imposée. Toutes ces « Pseudo-hallucina
tions » (2) sont donc des représentations mentales a u to m a tiq u e s , a p e r c e p tiv e s
et e x o g è n e s . Aussi, G. Petit (1913) a proposé de les réunir toutes dans la
catégorie des a u to -r e p r é s e n ta tio n s a p e rc e p tiv e s , dont il distingue trois catégories
(qu’il a identifiées dans les observations dont nous avons rapporté plus haut
un exemple). Il les définissait comme suit :
a)Des représentations mentales autom atiques consistant en im a g e s
auxquelles le Sujet attribue
s e n s o r ie lle s , m o tr ic e s s im p le s o u c é n e s th é s iq u e s
une origine indépendante de sa personnalité psychique sans q u ’il fasse inter
venir cependant un élément sensoriel, m oteur simple ou cénesthésique o b je c tif .
b) Des représentations mentales automatiques portant uniquement sur des
idées formulées verbalement auxquelles le Sujet attribue également une origine 12
(1) Ou, si l’on veut, l’Hallucination est ici un phénomène moteur, un symptôme
de l’automatisme moteur, idée qui a été reprise par R. M o u r g u e (1932).
206 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES
et dans le même sens, a très bien observé, et nous l’avons remarqué depuis
bien des fois, un petit signe révélateur de l’Hallucination de ce genre. L e s
m a la d e s p a r l e n t s o u v e n t le u r H a llu c in a tio n d a n s le m o u v e m e n t r e s p ir a to ir e
d 'in s p ir a tio n . Cette ébauche de ventriloquie est très caractéristique, et nous
n’avons pas vu une seule de nos malades soliloquer ainsi en respirant qui ne
nous ait « avoué » entendre des voix dans la poitrine (ou la gorge) ou qu’on
parlait par son larynx. Cette manifestation si grossière de la conduite halluci
natoire, cet engagement manifeste de la personne de l’hallucinant dans le mou
vement même de l’Hallucination, ce « flagrant délit » (avons-nous dit) de
l’halluciné pris sur le fait (pris en train de dire lui-même ce qu’il dit être dit
par un autre), cette objectivation de l’illusion de l’halluciné acoustico-verbal
(ou, si l’on veut, psycho-moteur) a été elle-même objectivée par certaines
méthodes (anciennes expériences de R. Mourgue à l’aide du laryngographe de
Rousselot). Mais on a pu depuis lors par l’électro-myographie mieux « objec
tiver » l’articulation verbale hallucinatoire, ce qui ne fait guère avancer le pro
blème de la pathogénie des Hallucinations, fussent-elles « psycho-motrices » (1).
L’intérêt de cette étude si minutieuse du comportement moteur de ces
hallucinés influencés qui objectivent plus ou moins la part qu’ils prennent
eux-mêmes dans un phénomène auquel ils prétendent être étrangers (en les
dotant d’un caractère d’extranéité, d’objectivité psychique), c’est évidemment
de montrer d’une manière en quelque sorte caricaturale la participation active
(ou, si l’on veut, positive) du Sujet dans la structure hallucinatoire de la désorga
nisation (négative) de l’être conscient qui, elle, demeure la condition essentielle
de l’Hallucination. Il n’y a pas d'Hallucination qui ne comporte l’une et l’autre
de ces deux coordonnées entre lesquelles il inscrit lu i-m ê m e l’Hallucination,
mais à la condition qu’il soit lui-même aussi altéré ou aliéné dans son être.
Toutes ces modalités bien abstraites de ces H a llu c in a tio n s p s y c h o - m o tr ic e s
décrites par Séglas ne prennent leur véritable sens que par leur intégration
(comme ce grand clinicien lui-même n’a cessé de le répéter) dans les d é lir e s
d ’in flu en ce, c’est-à-dire dans cette forme de délire hallucinatoire chronique (2)
(ou pseudo-hallucinatoire, ou psycho-moteur) où le Sujet se sent pour ainsi
dire tout à la fois dédoublé et doublé par un Autre qui redouble par son action12
d) Le syn drom e d ’a u t o m a t i s m e m e n ta l d e G . d e C lé r a m b a u lt
(P h é n o m è n e s é tr a n g e r s ). — Comme le lecteur a pu s’en rendre compte,
il est bien difficile de séparer radicalement la description séméiologique de
ses préjugés doctrinaux. En décrivant le syndrome d’influence dans ses rapports
avec les Hallucinations psycho-motrices, nous avons suivi tout à la fois un
ordre clinique et un ordre historique. — Clinique, car ce qui soustrait le Syn
drome d’influence c’est, comme le disait H. Claude, le Syndrome d’action
extérieure; cela veut dire que les phénomènes d’influence s’ordonnent par
rapport à une expérience ou une croyance de dépendance à l’égard d’un
autre (allant, disait Séglas, jusqu’à l’idée de possession) — Historique, car
l’idée qu’a développée progressivement Séglas a toujours été que les phéno
mènes d’influence, et notamment les Hallucinations psycho-motrices, mani
festaient la projection de l’Inconscient du Sujet dans l’Hallucination.
En d é c r iv a n t maintenant le syndrome d’automatisme mental selon G. de Clé
rambault, nous allons accéder à une analyse clinique et morphologique plus
rigoureuse encore, mais aussi à une orientation théorique plus discutable
puisque l’ensemble des Hallucinations acoustico-verbales psychiques (y com
pris les Hallucinations psycho-motrices) vont être décrites dans cette per
spective comme des « phénomènes étrangers ».
C’est en effet comme des p h é n o m è n e s m é c a n iq u e s qu’ils sont décrits dans
le fameux « s y n d r o m e d ’A u to m a tis m e m e n t a l ». Tout au moins quand il est
réduit au « p e t i t A u to m a tis m e m e n t a l » (1) et à ses « phénomènes 'subtils », ce1
accompagne toute écriture, surtout dans les moments d’efforts ou, au contraire,
les moments de bien-aller extrême. L’énonciation des intentions est l’écho
de la pensée naissante. Les commentaires sur les actes ne sont que des variations
sur la pensée autoscopique, variations consistant dans le tour syntactique de
la phrase (deuxième et troisième personne du verbe, forme dialoguée, etc.)
et que nous verrons être d’origine mécanique. Tous les genres d’échos peuvent
se présenter comme anticipants, simultanés ou retardés. Le choix de la version
assimilée de la même phrase ne peut dépendre que des conditions mécaniques
telles que la longueur du détour ou le rythme différent des influx dans les circuits
parcourus.
4° L es « v o ix » d u D élire.
(1) Précisons encore pour ne pas perdre le fil de cet exposé nécessairement un peu
embrouillé, que nous disons bien pseudo-hallucinatoires pour nous mettre dans la
perspective même de la définition classique des Hallucinations psychiques qui font
l ’objet de ce paragraphe. Mais il est bien évident que pour Séglas comme pour
G . de C lérambault, ces Pseudo-hallucinations non seulement étaient des Halluci
nations mais constituaient le prototype même de l’Hallucination. Cela va de soi
puisque ces « Pseudo-hallucinations » appartiennent au genre des Hallucinations de
HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES ET DÉLIRES 213
l’espèce délirante qui se distinguent, pour moi, non pas des Hallucinations psycho
sensorielles mais des Éidolies hallucinosiques.
(1) G. R osolato (Essais sur le Symbolique, éd. Gallimard, 1969), étudiant « les
avatars de la voix », souligne la rupture au niveau symbolique (la voix éclate dans et
par une « obturation » du Ça par le fantasme) (p. 286-305). A condition, bien sûr, de
rester dans le symbolique et de ne pas faire, comme le Délirant lui-même, du symbo
lique un monde de choses, ainsi comme, en définitive, le font certains structuralistes
qui, croyant démystifier les choses, réifient les mots (G. D eleuze , L. W olfson,
R. G ori, etc.).
214 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES
rieuses qui les pénètrent par la voie de leurs oreilles ou par le canal des infor
mations que leur entendement perçoit. Les Voix sont la parole d’un Autre
toujours invisible pour être caché ou surnaturel.
Il ne s’agit pas, en effet, seulement d’une sorte de détail anecdotique et
contingent qui s’ajouterait au contenu variable de l’Hallucination. « Entendre
des voix » c’est pour tout le monde se mettre hors du monde, de la raison et de la
commune condition, accepter d’être pour les autres un être d’exception ou, plus
exactement, d’aliénation; de telle sorte, que les voix surviennent toujours d’une
assez étrange façon dans les discours de l’halluciné, étranges et paradoxales
comme la structure même de l’Hallucination. Tantôt, en effet, les « voix » sont
récusées pour n’être pas justement cette voix de quelqu’un qui existe réellement
et qui peut être entendue par tous. Tantôt, elles sont reconnues pour être la
« voix » de quelqu’un qui n’a pas une existence ou une parole « naturelles ».
Tantôt enfin, elles sont perçues « tout naturellement » comme si elles étaient des
voix de quelqu’un simplement invisible ou caché. C’est que V in ta g e d e V in -
te r lo c u te u r fait partie intégrante de la perception délirante verbale, c’est-à-dire
des voix hallucinatoires. L’identification ou la problématique de l’identification
de celui ou de ceux qui parlent oriente, somme toute, l’halluciné vers ses voix, les
porte vers lui au travers d’elles et, en définitive, ce langage qu’il se tient à lui-
même doit passer par un autrui pour n’être plus ni son propre discours, ni
sa propre pensée, ni ses propres « automatismes », tous récusés... La voix
est toujours ce « boomerang » qui revient vers celui qui l’a lancé et plus évi
demment encore un écho qui renvoie à l’halluciné sa propre voix d’hallucinant.
C’est le rebondissement de la voix ou, en tout cas, du langage du Sujet dans la
voix de l’autre qui forme la structure relationnelle et imaginaire de l’Halluci
nation verbale. Il faut bien qu’il y ait à l’autre bout de la chaîne des signi
fiants un vis-à-vis é m e tte u r de ce qui est émis comme un message et reçu
comme une communication. Entre la voix et son écho se dresse l’Autre que
le Moi ne peut être qu’en délirant.
C’est précisément la physique des télécommunications (téléphone, ondes
de la T. S. F.) qui fournit la figuration délirante de ce qui parle, ou en tout cas,
de ce qui émet et transmet. Et il y a bien des hallucinés dont le délire (1) dans
sa thématique s’arrête à cette m a c h in e r ie (« Qui parle ? Je ne sais pas, mais
ça parle ! C’est une machine qui parle »). Sans doute, derrière ces machines
se profilent des êtres humains (puissants, malfaisants, cruels ou espiègles)
qui l’actionnent, mais les « idées délirantes » qui expriment cette action et
sa source se limitent à une sorte de « constat » d’objectivité (« Je ne sais pas
qui c’est. Ce sont probablement des fous (ou des policiers ou des Martiens),
mais ce que je sais, c’est que je les entends, qu’ils machinent ma pensée, la1
devinent »). Quand ce n’est pas les moyens machinaux (magnétisme, suggestion,
rayons, etc.) mais la finalité de l’expérience subie qui donne son ton fondamen
tal, son sens au Délire hallucinatoire acoustico-verbal, c’est essentiellement la
persécution qui est énoncée et dénoncée par les voix.
Cette persécution, dans la mégalomanie, peut aboutir ou se neutraliser
lorsque la voix est le « Verbe » de Dieu, du Créateur, du Signifiant-clé par
excellence (cf. le Président Schreber) qui, en faisant entendre sa voix, investit
le Sujet de sa grâce ou de sa toute-puissance, en élargissant jusqu’à l ’Infini le
monde de la parole souveraine qui identifie le Sujet à son fabuleux Interlocuteur,
au Père éternel.
A un degré moins infini de puissance, ce sont les personnages magiques
(sorciers, occultistes, spirites, etc.) avec leurs procédés télépathiques d’envoû
tement, de magnétisme, d’action à distance qui se livrent, soit en groupes
de conspirateurs (ou simplement de curieux pervers), soit dans la solitude
plus effrayante encore d’une poursuite mystérieuse, aux plus étranges expé
riences sur le cerveau et la pensée du Sujet.
Plus près de l’autrui qui partage avec le patient son monde, les interlo
cuteurs peuvent apparaître et se dévoiler dans les voix comme des hommes,
mais pas « comme les autres ». Masqués ou cachés, ils ne sont identifiés que par
esquisses et profils, comme une bande mystérieuse d’espions, de policiers,
de francs-maçons, de communistes, etc. Quelquefois, la collectivité qui s’agite
dans l’ombre est réduite à très peu de personnages (hommes ou femmes, géné
ralement de l’entourage prochain), ou empruntés au monde actuel ou histo
rique de personnalités connues (vedettes, gens de la politique ou des lettres, etc.).
Plus souvent encore, l’interlocuteur est anonyme et inconnu. Il est là,
mais comme un « il » ou un « on », non identifié autrement que par sa fonction
parlante, comme un personnage invisible réduit à sa voix sans corps et sans
identité, réduit, somme toute, à n 'être personne.
Enfin, l’interlocuteur peut au contraire être individualisé dans un person
nage protagoniste. C’est lui (ou elle) dûment identifié qui entretient avec l’hal
luciné un commerce, une cohabitation strictement privée.
Naturellement, toutes les péripéties, les imbroglios, les combinaisons
et conjugaisons verbales ou corporelles qui entrent dans la configuration
de ce « couple hallucinatoire » admettent une infinie variété d’inversions,
de méconnaissances, de dédoublement dans laquelle s’affirme ou se perd
l’identité de chacun.
Et tout naturellement cette Image de l’autre à quoi se réduit parfois cli
niquement dans une sorte de simplicité paradoxale la relation de l’halluciné
avec ses voix, ce phantasme qui se glisse dans la structure même du Sujet et
lui parle par-delà la ligne de partage, la « barre » qui le sépare de ce qu’il
contient d’inconscient, ont fait l’objet des plus pénétrantes analyses de Freud
et de quelques-unes des meilleures interprétations du Délire et des Hallu
cinations (P. Janet, L. Binswanger, E. Minkowski, etc.). Nous aurons l’occa
sion d’y revenir à la fin de cet ouvrage. Les analyses de Ferenczi, les obser
vations célèbres du Président Schreber et du cas de Nathalie (Tausk) sont
216 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES
CLASSIFICATION
DES HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES
Tant que les Aliénistes du xix® siècle ou ceux qui ont repris à leur compte
au xxe siècle leur traditionnelle conception ont considéré les Hallucinations
en général, et les Hallucinations de l’ouïe en particulier, comme des phénomènes1
(1) Cette érection de l’Inconscient qui se dresse ou s’enfonce dans le Sujet sous
forme de la voix qui le pénètre, cette image phallique de l’Hallucination verbale
participe à cette évidence. Dans un ouvrage laborieux et confus, H. F aure (1965) a
redécouvert cette évidence ou, plutôt il l’a, dit-il, vérifiée, en notant que l’image du
pylône dans le Test du Village apparaissait chez les hallucinés et n ’apparaîtrait
pas chez les autres. Comme cette dernière proposition ne résulte pas avec évidence
de l’exposé (en quelques lignes) de ses arguments, force est donc de s’en tenir à l’évi
dence plus évidente de la clinique qui nous montre et démontre, en effet, le symbolisme
éclatant du fantasme de « l’objet par excellence » qui est l’organe de la « cohabitation »
acoustico-hallucinatoire.
CLASSIFICATIONS ÉLÉMENTA RISTES 217
Hallucinations Hallucinations
psycho -
sensorielles psycho-motrice
C. P. Centre psychique
C.S. Centre sensoriel
C.M. Centre moteur
F ig . 2.
(1) Les amateurs de curiosité historique et d’exégèse pourront, comme nous l’avons
fait plus haut, se rapporter au livre de J. Séglas, « L e s trou bles du lan gage » (1892)
et à son Rapport au C on grès In tern a tio n a l d e P sy c h ia trie , Paris, 1900.
220 HALLUCINATIONS ACOUSTICO-VERBALES
2° C lassification s tr u c tu ra liste fo n d é e
su r les ra p p o rts d u d élire e t des H a llu cin a tio n s a u d itivo -v e rb a le s.
ques — outre les deux aspects essentiellement « visuels » pour les uns, essen
tiellement « auditivo-verbaux » pour les autres, c’est leur apparition au sein
d’une déstructuration du champ de la conscience (1) et particulièrement quand
celle-ci n’atteint pas le niveau proprement confuso-onirico-visuel analogue
à l ’état de rêve. C’est que, comme nous l ’avons souvent souligné, le niveau
auditivo-verbal de ces expériences délirantes constitue un niveau supérieur
à celui de l’état confuso-onirique (2). Sans entrer dans le détail de la phénomé
nologie de ces états plus ou moins oniriques ou oniroïdes où s’observent des
Hallucinations auditives fondues et confondues dans une expérience délirante
qui englobe toutes sortes d’autres phénomènes psycho-sensoriels (visuels,
corporels, olfactifs, etc.), disons tout simplement que les cliniciens qui se sont
attachés à leur étude ont intégré l’activité auditivo-verbale à un état de délire
très caractéristique des psychoses aiguës, surtout toxiques ou plus généralement
exogènes. Sans doute peut-on aller plus loin encore dans les caractéristiques
des Hallucinations acoustico-verbales, dans le sens indiqué par Wyrsch et
Bleuler comme nous l’avons indiqué précédemment, en notant que le
caractère le plus spécifique de ces phénomènes auditivo-verbaux (voix projetées
dans le monde extérieur) est leur caractère « scénarique » ; ce fait doit toutefois
être soumis à des vérifications cliniques qui restent encore à faire.
Mais c’est surtout dans le domaine des Délires chroniques, la grande énigme
de la Psychiatrie, que sous les analyses élémentaires des Hallucinations auditivo-
verbales apparaissent dans l’esprit même des illustres cliniciens classiques et dans
l’opinion de la plupart des psychiatres actuels, les différences structurales qui
distinguent les diverses modalités de « l’entendre des voix » qui ont aidé à mettre
un peu d’ordre dans ce chaos. Il n’est pas inutile ici, dans cette étude séméiolo
gique des Délires hallucinatoires acoustico-verbaux, de revenir sur l’histoire
des concepts dont les descriptions cliniques sont solidaires.
Le modèle classique du D é lir e c h ro n iq u e d e p e r s é c u tio n à é v o lu tio n p r o g r e s
s i v e tel qu’il a été décrit par Lasègue et Falret, comporte en effet les « Hallu
cinations de l’ouïe » comme une clé de voûte du système délirant. Le délire
de persécution s’il ne se construit certainement pas « à partir des voix » qui
en sont bien évidemment plutôt son effet que sa cause, les implique en tout cas12
— D ’abord en ce qui concerne les psychoses aiguës, c ’est dans les niveaux
intermédiaires entre la veille et le sommeil que les expériences délirantes (que
LES H A L L U C I N A T I O N S A C O U S T I C O -V E R B A L E S D É L I R A N T E S 225
nous décrirons plus loin) sont vécues comme un dédoublement qui objectivent
dans l’ordre de l’espace vécu de sa représentation ce qui est de l’ordre de sa
pensée. Toutes ces psychoses sont pour ainsi dire saturées d'Hallucinations
psychiques ou d’Hallucinations psycho-sensorielles qui manifestent la chute
dans l’imaginaire qu’elles comportent nécessairement. Nous avons tellement
insisté sur ce point (1) et nous y insisterons tellement encore plus loin, qu’il
nous suffit d’indiquer ici que pour toutes ces psychoses aiguës de la mélan
colie, de la manie, jusqu’aux états confuso-oniriques dans la pénombre
de la conscience déstructurée, s’élève la voix de l’inconscient.
— Pour ce qui est des Délires chroniques qui constituent la plus grande masse
des Psychoses chroniques, nous venons de le rappeler, les structures schizo
phréniques ne sont, au fond, rien d ’autre dans leurs manifestations délirantes
et autistiques q u ’une « levée en masse » du langage de l ’Inconscient. C ’est (2)
bien là, en effet, que Freud a discerné avec tan t de lucidité que le langage de
ces Psychoses p ar excellence apparaît comme le langage même de l’Inconscient.
Tout le symbolisme des pensées et des actions schizophréniques reflète ce que
se dit inconsciemment le schizophrène dans ses Hallucinations verbales, tout
ce q u ’il s’y dit dans cette autre partie de lui-même qui envahit son Moi. C ’est
sur ce thème que brodent toutes les interprétations analytiques et psychopatho
logiques des Schizophrènes dont les « v o ix » sont devenues pour eux la voie
de communication avec son monde déréel. Si la structure même de l’existence
schizophrénique implique pour ainsi dire nécessairement les délires d ’influence
et les Hallucinations psychiques qui remplissent le vide ou la béance de son être,
il y a d ’autres modalités de délire qui com portent également et dans leurs
structures propres les relations hallucinatoires (voix entendues dans un monde
hostile, voix qui s’insinuent dans l ’intimité même de la pensée et de la personne).
Dans les délires systématisés (correspondant au vieux concept de paranoïa)
où le thème délirant ne se développe que par référence précisément à des sources
de connaissances falsifiées à leur base, les voix s’élèvent du monde hostile.
Et pour être plus illusionnelles ou interprétatives elles n ’en sont pas moins
hallucinatoires. Si on appelle souvent ces modalités relationnelles du délirant
systématique avec autrui et son monde plutôt « illusions », ou « interpréta
tions », ou « intuitions », on ne les exclut pas (ou on ne les exclut que par
un emploi de mots qui abusent de la confiance q u ’on peut leur consentir)
de cette modalité fondamentalement hallucinatoire (nous y insisterons plus
loin) q u ’est le délire, fût-il « de relation », « d ’interprétation » ou « passionnel ».
Les délires de jalousie ou d ’érotomanie nous fournissent précisément la preuve
— d ’après les études mêmes de Jaspers comme de celles de G. de Clérambault —
que le processus délirant de ce travail systématique de projection de la sphère12
(1) Cf. mes Études, tome III, et mon livre sur « La Conscience ».
(2) Nous retrouverons plus loin ce problème dans la cinquième Partie (chap. III)
et nous nous référerons aux travaux de J. W yrsch , Erwin Straus et à ceux de
A. H. M odell (1960), I. Spoerri (1966), de J. G latzel (1971), etc.
226 H A L L U C I N A T I O N S A C O U S T I C O -V E R B A L E S
affective dans le monde des autres comporte dans ses expériences primordiales
un vécu tout à la fois intuitif, perceptif, imaginatif, xénopathique, somme toute,
une illusion des sens dont la distorsion de l ’information acoustico-verbale
constitue l ’instrument. Disons tout simplement que dans ce cas le thème déli
rant est consubstantiel de sa structure hallucino-auditivo-verbale sous sa
forme la plus généralement « psychique » (Je sens une communication avec
l ’objet aimé. J ’ai eu la révélation ou la représentation de l’infidélité de mon
mari) ; mais parfois aussi psycho-sensorielle (J’ai entendu et compris ce q u ’ils
m ’ont dit, ce q u ’elle a voulu dire. J ’ai entendu leur conversation. J ’ai surpris
des confidences. J ’ai été informé par des paroles). Cela est si vrai q u ’en France
I un grand nombre de ces cas de psychoses délirantes systématisées ont été
\ décrits comme « Psychoses hallucinatoires chroniques »..., concept dont
le succès a été garanti par l ’extrême commodité clinique de son application
à une masse de délires que ne caractérise pas la dissociation schizophrénique,
| mais qui tous plus ou moins se réfèrent à l ’expérience, à la connaissance
irréfragable, à l’inform ation irrécusable d ’un constat perceptif dont l ’Hallu
cination psycho-sensorielle, et surtout l ’Hallucination psychique verbale,
constituent le procès-verbal de réalité de l ’irréalité.
— Nous laisserons de côté ici (devant y insister plus loin) les structures des
délires fantastiques (paraphrénies ou grands délires paranoïdes sans disso
ciation déficitaire englobant une partie de ce que l ’école française appelle,
ou Délire d ’imagination, ou Psychoses hallucinatoires). Disons simplement
que cette manière de délirer, en ouvrant l’existant du délirant à une large com
munication avec l ’au-delà infini du monde réel rétréci en posant la réalité
de l ’irréalité absolue, est pour ainsi dire remplie des voix impliquées dans
cette voie de communication fantastique.
qui l’indexe, nous nous trouvons en effet face à cette variété d ’É id o lie s h a l-
lu c in o siq u e s a c o u s tic o -v e r b a le s qui, n ’ayant pas d ’implantation délirante, ne
sont ni produits ni production du délire. Et c ’est bien ce que nous pouvons
observer dans la clinique et que nous avons exposé dans cette séméiologie
de l ’Hallucination de l’ouïe. Il s’agit de formes sonores ou de phénomènes
qui apparaissent chez les « sains d ’esprit ». Mais alors ces hommes qui enten
dent les acouphènes, ou les ritournelles, ou les airs de musique, qui souffrent
ou s ’amusent de l ’importunité ou de la cocasserie des bruits ou des frag
ments verbaux qui envahissent la périphérie de leur champ de conscience sans
en altérer l ’adaptation à la réalité, laquelle demeure organisée «selon la loi » —
ces hommes, s’ils sont sains d ’esprit, sont cependant malades de leurs oreilles ou
des analyseurs perceptifs qui règlent le jeu de l ’imaginaire et du réel dans le
sens de l ’audition ; de l ’audition non seulement du monde sonore mais de
l ’audition du monde verbal. Ces phénomènes éidoliques existent incontesta
blement. Nous devons souligner ici que leur séméiologie est souvent difficile à
établir, car souvent le délire se cache ou se dissimule sous les apparences d ’une
réduction purement sensorielle dont le clinicien doit savoir ne pas être dupe
quand plus souvent q u ’il ne le dit, l’halluciné de l ’ouïe est dupe de ce q u ’il
entend, c ’est-à-dire captif de son délire, quand Berbiguier veut se faire passer
pour Nicolaï...
Il nous reste en effet — reprenant ce que nous avons dit à propos des
« Hallucinations acoustiques » (communes, musicales et même verbales)
que nous avons qualifiées d ’ « élémentaires » et de « figuratives » — à opposer
au monde de l ’Hallucination de l ’ouïe délirante, les phénomènes symptoma
tiques de la désintégration partielle de l ’appareil acoustico-verbal, c ’est-à-dire
des É id o lie s a c o u s tic o -v e r b a le s . Nous aurons l’occasion plus loin de décrire
la phénoménologie commune à toutes les Éidolies, comme nous retrouverons
aussi plus loin le problème pathogénique de leur production ; aussi nous
contenterons-nous ici de quelques rappels ou anticipations nécessaires à l ’expo
sition du tableau clinique de cette catégorie d'Hallucinations auditives abu
sivement confondues avec les Hallucinations des Délirants (quand elles ne
sont pas considérées comme leur cause).
C ’est un des « leitmotivs » de cet ouvrage que de m ontrer que le problème
des Hallucinations délirantes doit être exonéré de celui des Éidolies halluci-
nosiques qui constituent une catégorie spéciale d ’ « Hallucinations compa
tibles avec la raison ». Si nous avons pu confirmer l ’unanim e opinion des
Cliniciens qui savent bien que les « voix » en général sont des signes pathogno
moniques de l ’aliénation mentale, il n ’en reste pas moins que certains bruits,
certains rythmes, le retour stéréotypé de refrains entendus, voire de ritournelles
insupportables ou même de compositions musicales ou syntaxiques ayant
un caractère de « parasitisme » tel que ces fameuses perceptions sont maintenues
p ar le Sujet hors du champ de la réalité perçue, hors de tout « entendement »
autre que celui de la chose seulement « entendue », sans cette intention de
l ’être qui caractérise la relation acoustico-verbale réverbérante du Sujet avec
autrui. Nous avons assez insisté sur la séméiologie de ces Éidolies hallucino-
L E S É I D O L I E S A C O U S T I C O -V E R B A L E S 229
(1) Depuis longtemps (K raepelin , C. F ürstner , R égis) ont signalé les rapports
de la Surdité avec les Délires et les Hallucinations de l’ouïe. Nous reviendrons sur
ce point à propos des Éidolies hallucinosiques (3e Partie), puis à propos de l’Isolement
sensoriel (4e Partie), et enfin dans la 7e Partie (chap. III). On consultera particuliè
rement le travail de J. de A juriaguerra et G. G arrone (S ym p o siu m B el-A ir, 1964)
et celui de J. B. R ainer et coll. (in K eu p, 1970).
(2) Des lésions otitiques ont été incriminées bien souvent depuis Boissier de
S auvages, mais souvent avec des réserves (Th. K ämmerer et coll., 1958).
230 H A L L U C I N A T I O N S A C O U S T I C O -V E R B A L E S
NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE
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C lérambault (G. de). — Œ u v re, 1942, tome 2 , p. 455 On trouvera dans ces travaux une ample biblio
656. graphie. Pour les travaux lécents, on en trouvera
P enfield (W.). — Cf. la Bibliographie de ses travaux, la référence dans la bibliographie des travaux sur les
p. 981. Hallucinations de 1950 à 1971 à la fin de l'ouvrage.
CHAPITRE III
Le sens du tact analyse les rapports du tégument avec le monde des objets.
Il tire de cette analyse des informations constitutives de l ’objectivité de l ’expé
rience éprouvée à la surface de la peau dans et par cet organe des sens. Mais
cette « objectivité » est essentiellement ambiguë car elle implique pour chaque
information perceptive autant de subjectivité (sentir sur et dans sa peau) que
d ’objectivité (identifier quelque chose qui affecte la sensibilité cutanée). Si
je sens le contact d ’un objet, je sens que je sens autant que je sens cet objet.
L ’analyse même de l’acte perceptif de la sensibilité tactile suppose, en effet,
constamment une référence à une qualité sensible purement subjective (1)
(Si je touche du bout de l ’index droit le dos de m a main gauche, j ’objective
m a main gauche en même temps que j ’objective mon index droit; mais aussi
je sens ma main gauche touchée p ar mon index droit que je sais lui-même
« touchant »...). Autrement dit, nous sommes — et cela est, nous l’avons vu,1
(1) E. Straus emploie une très belle expression au Sujet de cette fonction du
contact le plus intime du Sujet avec les objets : « Der Tastsinn des ausgeschlossen
Dritten », le tact est le « sens du tiers exclu » (p. 396).
(2) S’il est vrai, com me y insiste encore E. Straus , que dans le dom aine de la
sensation pure il n ’y a pas d ’erreur, celle-ci n ’étan t possible q u ’au niveau proprem ent
p erceptif du jugem ent d ’objectivité.
LE SENS D U TACT 235
propres à cet organe des sens. Dans les couches profondes de l’épiderme
se trouve un réseau de terminaisons libres et « hédériformes », disques
concaves appendus à une fibrille amyélinique. Dans les papilles dermiques se
trouvent les corpuscules de Meissner (de forme cylindrique dont l’arborisation
terminale est fournie par une fibre myélinisée et recevant une fibre afférente
amyélinique). Dans la couche sous-papillaire existe un réseau de terminaisons
libres et dans les couches profondes se trouvent les corpuscules de Krause, de
Ruffini et de Pacini à innervation à la fois myélinique et amyélinique dont
la structure histologique ne rend pas compte de la spécificité des réceptions
(Y. Laporte, in P h y s io lo g ie de Ch. Kayser, 1963). Cela n’empêche pas d’ailleurs
la sensibilité cutanée d’être « p o n c tu e lle » (M. Blix, 1882), c’est-à-dire que
chacun des points de la peau est le siège d’une spécificité particulière des
mécano-récepteurs. Ceux-ci sont, soit annexés aux poils, soit dans l ’épaisseur
du derme; de telle sorte qu’une sensation tactile peut être provoquée, soit
par le déplacement de poils, soit par le contact de la peau avec un objet.
Grâce à l’esthésiométrie de von Frey permettant d’exercer des pressions
variables, on a pu vérifier que la sensibilité tactile est très strictement
ponctuelle, un contact double n’étant perceptible que si la distance qui sépare
les deux points stimulés est assez grande. Cet écartement minimal entre deux
cercles sensoriels tactiles (Weber) varie considérablement avec le pouvoir
discriminatif des diverses régions de la peau. Il est de 9 mm sur le bout de la
langue, de 15 mm à la paume de la main, de 70 mm à la cuisse (Y. Laporte,
1963). A ces corpuscules tactiles sont intimement connectés les récepteurs ther
miques de la peau et des muqueuses (formations encapsulées, corpuscules de
Krause et terminaisons libres) et les récepteurs à la douleur ou noci
cepteurs (terminaisons libres, d’après von Frey, qui comportent des fibres
myélinisées et des fibres amyélinisées).
Le premier neurone de la somesthésie tactile est situé dans le ganglion
rachidien ; de son prolongement périphérique partent des signaux au niveau
des récepteurs qui cheminent par son prolongement central dans la racine
postérieure. Il s’agit de fibres myélinisées de diamètre moyen (groupe II de la
classification de D. R. Lloyd) qui constituent le contingent médian de l’entrée
dans la moelle au niveau du sillon dorso-latéral. Ce contingent médian se
place immédiatement au dedans de la corne grise postérieure. Le prolongement
central de ce premier neurone sensitif où se codent les messages tactiles par
vient à la partie postérieure du bulbe (deuxième neurone sensitif) dans les
noyaux de Goll et Burdach. Ce sont les axones de ce deuxième neurone qui
croisent la ligne médiane et constituent le le m n is q u e m é d ia n . Celui-ci
occupe au niveau du thalamus les noyaux ventrobasaux (J. E. Rose et
V. B. Mountcastle, 1959), puis se projette dans le cortex post-central
(aires 1, 2 et 3 de Brodman) pour y constituer l’aire de p r o je c tio n s o m e s th é -
s iq u e p r im a ir e , l’aire somesthésique secondaire étant située au niveau de la
partie supérieure de l ’écorce temporale chez les primates, et au niveau de
l’aire ectosylvienne chez le chat (E. Adrian, 1941 ; C. N. Woolsey, 1943).
C’est à cette systématisation somatotopique que correspond le cc signe
236 H A L L U C I N A T I O N S T A C T IL E S
local » et son pouvoir de discrimination des messages reçus par les récepteurs.
Mais si les cartes somatotopiques de E. Adrian (1941), C. N. Woolsey (1942)
pour le cortex, et de Mountcastle (1952) pour le thalamus étaient trop stricte
ment systématiques, les travaux de V. B. Mountcastle (1961) en ont corrigé
la rigueur spatiale par les interprétations plus physiologiques qu’anatomi
ques sur la base des transmissions synaptiques et des sommations temporelles
qui assurent de façon très remarquable la fidélité dans la transmission des
informations somesthésiques (Y. Laporte, 1963).
On comprend bien que des lésions du système lemniscal entraînent des
troubles dans la capacité de discrimination et des confusions de formes. C’est
précisément ce point qu’avait tout spécialement souligné Stein ( T r a it é de
Bumke, 1928, dans le paragraphe qu’il a consacré aux troubles de la perception
tactile). Pour lui, les lésions périphériques ou de conduction des messages
entraînent des processus de dédifférenciation plutôt qu’une inafîérence au
niveau des récepteurs. Il a été amené, notamment, à mettre l’accent dans ces
troubles de la perception tactile (et, par voie de conséquence, dans les Halluci
nations tactiles) sur les troubles de la chronaxie, conception qui s’apparente
aux théories plus modernes de Mountcastle, car les unes et les autres mettent
l’accent sur le facteur temps dans la marche du processus d’identification
somato-gnosique (1) et sur le processus de codage des signaux, c’est-à-dire
du c h a n g e m e n t qu’exige leur transformation en messages (potentiels élec
triques).1
Le sens du tact est tout à la fois précis dans ses informations de données
sensorielles objectives (contact d’objets durs, chauds, solides, fluides) et dans
ses formations gnosiques (c’est une boîte, une clé, un rat, de l’eau), et imprécis
dans ses formations gnosiques quand il s’agit d’objectiver des sensations cuta
nées intrinsèques. C’est que l’analyseur perceptif tactile a une double fonction
que l’on désigne par l’activité ( to u c h e r a c t i f de manipulation ou de palpation)
ou la passivité ( to u c h e r p a s s if , messages autochtones émanant des téguments
de sa surface ou de sa profondeur).
Les perceptions du toucher actif à fonction proprement gnosique (la
perception d’objets extérieurs par l’intermédiaire de récepteurs cutanés)
peuvent donner lieu à des illusions (les fameuses illusions d’Aristote, sorte
de « d id a c tie » analogue à la diplopie). Cela veut dire, bien sûr, que les données
des sens ne sont pas simples et exigent une synthèse active qui peut, chez un
Sujet normal, admettre bien des erreurs de ce sens. Le tact, en effet, chez
l’homme non aveugle, est relativement secondaire (1) pour n’être utilisé que
pour une différenciation exceptionnelle des propriétés des objets amenés
au contact avec la peau.
Quant aux sensations tactiles du toucher passif, elles nous informent de ce
qui se passe au niveau ou dans l’épaisseur des téguments, soit par suite de
contact ou de la palpation d’objets extérieurs, soit par les Stimuli qui résultent de
lésions cutanées (prurit, douleurs, fourmillements). Ces phénomènes sont dotés
d’un coefficient absolu de réalités subjectives à expression symbolique (Je sens
comme une brûlure, comme des fourmis, etc.). Le prurit est, à cet égard, un
phénomène singulier qui abolit pour ainsi dire l’épaisseur de la métaphore
(sentir que « ça vous démange » c’est sentir le besoin de se gratter provo
qué par une « démangeaison » qui, comme la sensation douloureuse, renvoie
à une analogie nociceptive exogène mais vécue comme purement interne). C’est
dire que même là dans ce domaine de la plus pure sensibilité ou sensorialité,
l ’action de l’imagination intervient constamment pour compléter, accroître
et même provoquer des sensations illusoires. Une telle saturation de la
sensation par l’imagination est constante et fait partie de la fonction propre
ment perceptive. En effet, percevoir — ici, avoir la perception tactile d’un
objet — c ’est é n o n c e r un thème d’objectivité par quoi, dit Erwin Straus
(p. 347), toute perception est factice ( D a s F a k tis c h e is t d a s T h e m a d e r 1
(1) Il suffit d’avoir fait un cours à des infirmières sur la gale pour savoir que la
plupart d’entre elles ne peuvent s’empêcher de se gratter...
(2) Le terme « haptique » inusité dans la littérature psychiatrique française, est
parfois employé dans la littérature internationale (Haptique de anTopiai toucher).
(3) Dans notre Étude n° 17 ( É tudes P sych ia triq u es, tome II) sur l’Hypocondrie,
nous avons rappelé la description de E. D upré (1907) sur les cénestopathies, soit
D E S C R I P T I O N D E S H A L L U C I N A T I O N S T A C T IL E S ( O U H A P T I Q U E S ) 239
algiques, soit paresthésiques (in P a th o lo g ie d e l ’ém otion , Paris, éd. Payot, 1925,
p. 281-305).
Quant au siège des cénestopathies, il y a lieu de distinguer — toujours d’après
D upré et assez simplement — les cén estopath ies céphaliques affectant les régions
fronto-nasale, orbitaire, buccopharyngée, occipito-cervicale — les cén estopath ies
th oraciqu es à siège généralement profond, parfois osseux, avec sensation d’obstruction,
de rétrécissement de corps étranger, de brûlures — les cén estopath ies abdom in ales
à prédominance gastro-intestinale ou pelvigénitale.
A ces troubles peuvent s ’associer (nous suivons encore la description de D upré )
d ’autres syndromes de nature sensitive ou sensorielle (algies, p ru rit, hyperesthésie
cutanée), de nature m otrice (spasmes, trem blem ents, cram pes, myoclonies, tics, etc.),
des vertiges, des migraines, etc.
Naturellement, les études récentes de « M éd e c in e p sych o -so m a tiq u e » ont consi
dérablement élargi le champ de ces « trou bles fo n ctio n n els » digestifs, urinaires, cir
culatoires ou sensoriels où l’ébranlement des divers territoires, segments ou fonctions
somatiques paraît lié à de forts courants émotionnels, à des mécanismes de retentis
sement, de projection, de répression, d’inhibition, etc., au niveau des organes de
l’énergie instinctivo-affective véhiculée par le système neuro-végétatif. La thèse de
M arguery (Toulouse, 1949) constitue encore le meilleur document à consulter sur
ce point.
240 H A L L U C I N A T I O N S T A C T IL E S
(1) Il est très rem arquable que nous rencontrions ici, dans la sphère du tact,
ce que nous avons déjà décrit pour la sphère visuelle notam m ent : le groupem ent
sensoriel de formes, de figures ou de configurations plus ou m oins différenciées
m ais groupées selon les lois de la construction d ’objets (ou p lu tô t d ’images) à caractère
artificiel. C ’est peut-être parce que la vue et le toucher sont plus que les autres des
sens de l’espace géom étrique.
LES D EU X C A T É G O R IE S S T R U C T U R A L E S 241
Après avoir ainsi énuméré les divers aspects cliniques qui entrent dans ce
groupe de phénomènes hallucinatoires ou, si l’on veut, illusionnels (répétons
bien illusionnels pour rappeler que dans la sphère du monde du toucher tout
objet est aussi affection du Sujet), nous devons maintenant essayer de caté
goriser ces faits en les groupant relativement à la notion de délire.
Certains, en effet, répondant surtout aux sensations paresthésiques parasites
et plus souvent à une sorte de parasitose métaphorique (« c’est comme » des
araignées qui rongent mes doigts, ou, je sens des petites fourmis dans mon
cuir chevelu, etc.) que nous avons appelée « zoopathie cutanéo-muqueuse »,
nous paraissent devoir être exclus des Hallucinations délirantes et devoir
être rangées parmi les É id o lie s h a llu c in o s iq u e s (1). Le cas M. E. rapporté par
G. Liebaldt et W. Klages (1961) peut nous servir ici de modèle (2). Il s’agissait
d’un homme qui, à l’âge de 56 ans, commença à se plaindre que la nuit il
était piqué comme par de petites bêtes (wie kleine Dinger) dont il décrivait
les dimensions variables (de 10 mm à 40 mm). Elles le piquaient nuit et jour12
(1) Je dois rappeler à ce sujet que, dans l’exposé des problèmes neurobiologiques
de la conscience (1964), j’insistais7— sans connaître alors ces travaux ni ceux de
R. H assler exposés notamment dans « D ie Psychiatrie der Gegenwart » I/IA, 1967,
p. 173-199 — sur l’importance du thalamus dans la constitution même du champ
de l’expérience actuellement vécue (A. A hlheid , 1969).
(2) Cf. par exemple les trois cas de « délire dermatozoïque » chez des malades
atteints de lésions frontales, publiés par L. A bbiati et coll. (Congrès de Milan, 1968,
C. R. I l Lavoro Neuropsich., 1969, 44, 1234-1242).
C O N D IT IO N S É T IO P A T H O G É N IQ U E S 243
CONDITIONS ÉTIOPATHOGÉNIQUES
à gauche de son front : après un travail pénible, l’animal mit au monde sept
petites créatures » ( L e H a s c h ic h , p. 16-17). Comme dans les délires alcooliques,
on le voit, l’expérience onirique enveloppe les illusions tactiles que l’on retrouve
parfois — et le plus souvent au début — au cours de l’intoxication par le
haschich (fourmillements, fils, illusions de contact ou de frôlement, etc.).
(1) Nous avons fait allusion plus haut aux expériences tactiles ou de parasitose
dermatozoïque que l’on observe dans les expériences délirantes aiguës, au début
ou dans les phases évolutives des Psychoses schizophréniques ou systématisées. De
tels phénomènes s’intégrent si profondément dans le mouvement même de ces délires
qu’il est presque superflu de les en isoler. Le deuxième cas rapporté par A. L opez
Z anon (1970) paraît entrer dans ce cadre.
(2) A. B orel et Henri E y . Obsession hallucinatoire zoopathique (A nn. M é d .-
P sy c h o l., 1932, 2 , 181-185). Il s’agissait d’un cas de phobie d’angoisse avec prurit
hallucinatoire.
(3) Les observations chez les Sujets sont rares. Citons celle de G. Z ullinger (1961).
Il s’agit d’une jeune fille de 16 ans qui présenta un état transitoire à type névrotique,
D É L IR E S D E R M A T O Z O IQ U E S 247
au cours duquel elle sentait des vers dans la paume de ses mains, à la plante des
pieds et sur ses lèvres.
248 H A L L U C I N A T I O N S T A C T IL E S
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Zullinoer (G.). — Zum Problem der chronischen et publiés entre 1950 et 1970 se trouvent dans la Biblio
taktilen Halluzinose. A r c h . f P s y c h . N e u r o ., 1961, graphie sur les Hallucinations 1950-1971 à la fin
2 0 2 , p. 223-233. du volume.
C H A P ITR E IV
N ous serons assez bref dans cette étude qui est d ’ailleurs généralement
«escam otée» dans les travaux sur les Hallucinations pour n ’y être l ’objet
que d ’un petit paragraphe (1). Cependant, les altérations du « monde olfactif »
constituent un trouble illusiormel de la réalité qui se rencontre souvent associé
à d ’autres expériences délirantes hallucinatoires et qui se présentent aussi
sous forme de fausses perceptions isolées qui, dans ce domaine comme dans
les autres, pose le même problème : celui de la distinction des Éidolies hal-
lucinosiques et celui des Hallucinations délirantes au sens large du terme.
L ’O D O R A T
(1) Nous ne reverrons pas de chapitre particulier pour les Hallucinations gustatives
qui sont intimement liées à l’odorat. D ’ailleurs, bien des troubles de la perception
olfactive que nous allons décrire comportent aussi la perturbation du goût ressentie
dans la gustation des aliments.
(2) Cf. l’article de L e M agnen (in Physiologie de K ayser, tome II, p. 626-654).
On consultera aussi l’article de G eretzoff, in Semaine des Hôpitaux de Paris, 1954,
p. 648; H. G astaut et H. J. L ammers, Le rhinencéphale, Paris, Masson, 1961 et le
livre de D. de M aio (Naples, 1966) dont la 2e partie est consacrée à la neuro-anatomo-
physiologie de l’odorat (p. 63-97). L’ouvrage de W. M cC artney, « Olfaction and
odours » (New York, Berlin, éd. Springer, 1968, 249 pages) expose très bien l’évo
lution de nos connaissances sur l’odorat et l’évolution de l’odorat au travers des
espèces animales.
250 HALLUCINATIONS OLFACTIVES
distance entre le Sujet et les odeurs q u ’il perçoit (C ’est pour lui le plus
« proche » des « sens du lointain » (Fem -sim e)).
M ais l ’odorat a aussi à établir avec autrui une relation qui, au lieu d ’établir
des distances ou une communication médiate entre soi et les autres comme
la vision ou l’audition, m et le Sujet en contact directement avec l’autre, les
rapproche. L ’odorat, comme le goût, dit Nogué, est le sens de la fusion du
Sujet et de l’objet; et tout naturellement toutes les psychanalyses de la relation
d ’objet impliquée dans le « sentir » comme objet du désir ou de la peur de
l ’autre ont souligné le lien libidinal plus ou moins symbolique impliqué dans
cette relation (cf. notam m ent A. H. Brill, 1952 ; W. Bromberg et P. Schilder,
1934 ; F. H. Connoly et W. L. Gittleson, 1971).
L ’odorat est le champ de l ’expérience où s’indexe le pouvoir « nociceptif »
agressif ou, au contraire, favorable ou exaltant des odeurs, et pour autant
q u ’elles font entrer le Sujet en contact avec l’objet de son plaisir, de sa répu
gnance et, en dernière analyse, de son désir.
Il com porte aussi une puissance d ’évocation et d ’imagination (W. Brom
berg et P. Schilder, 1934) parfois considérable et que les littérateurs ont souvent
eux-mêmes évoquée (Marcel Proust).
Il serait donc très étonnant que les troubles de la perception olfactive
ne s’observent pas — et même souvent — en psychopathologie.
L E S O D E U R S H A L L U C IN A T O IR E S (1)
(1) Elles ont été étudiées en France spécialement par l’école marseillaise (J. A lliez,
E. P aillas, M. N oseda, 1944-1950). En Italie, de nombreux auteurs s’y sont intéressés
(E. Balduzzi, 1950; G A lberti, 1961 et surtout D. de M aio, 1969). En allemand,
W. et I. K lages, 1964; D. H abeck, 1965; Th. Videbeck, 1966; H. T ellenbach, 1968,
ou en anglais, F. S. Bullen, 1899; A. A. Brill , 1932; G. M. D avidson, 1938; A. N aza-
kawa , 1963, ont publié des mémoires où on trouve une abondante documentation.
(2) Les « odeurs normales » sont bien évidemment celles que les autres peuvent
sentir. Les odeurs dites « cacosmie » (perception d ’une odeur fétide dans les sinusites)
paraissent devoir, même quand elles ne sont perçues que par le sujet, être exclues du
champ des phénomènes hallucinatoires tant il est vrai que la réalité du stimulus et
l ’Hallucination sont incompatibles...
252 HALLUCINATIONS OLFACTIVES
Mais, bien sûr, les psychanalystes qui se sont occupés de ce problème (depuis
Freud jusqu’à A. H. Brill (1932), W. Bromberg et P. Schilder (1934), etc.)
n ’ont pas m anqué de souligner que sentir de mauvaises odeurs revient toujours
à sentir soi-même mauvais, c’est-à-dire que la projection implique la répulsion
de la pulsion.
Q uant à la localisation des odeurs hallucinatoires dans le cycle nyctéméral,
D. de M aio (1966) signale la fréquence des Hallucinations olfactives exclu
sivement nocturnes, et tout spécialement quand elles sont symptomatiques
de troubles aigus ou subaigus.
(1) Cf. la bibliographie de ces travaux dans la thèse de M. A udisio (Paris, 1959).
Cf. plus loin le chapitre II de la 4e Partie de cet ouvrage (p. 490-495).
LES ÉIDOLIES OLFACTIVES 255
(1) Il est intéressant peut-être de rappeler à propos des « auras olfactives » que
l ’on a décrit des « auras odorantes » ou « auras fétides » au cours desquelles les
malades répandent objectivement une mauvaise odeur. M archand et A juriaguerra
( Épilepsies , p. 22) citent les vieilles observations de Braid et R adu où les accidents
comitiaux étaient annoncés par une odeur nauséabonde, de décomposition ou de
pourriture « que le malade répandait autour de lui »... « Sentir mauvais » ici — et c’est
peut-être le fond du problème de l’Hallucination olfactive pour autant qu’elle est
une expérience totalement subjective — c’est aussi bien sentir que répandre une
mauvaise odeur, fabriquée dans l’intimité même de la chimie de ce sens analyseur
de la chimie...
256 HALLUCINATIONS OLFACTIVES
ces auteurs). Dans tous ces cas l ’Hallucination olfactive est, soit isolée, soit
associée à des Hallucinations visuelles, plus rarement auditives et s’accompa
gnent de troubles neuro-végétatifs, de troubles cochléo-vestibulaires, de param -
nésie, de sentiment d ’étrangeté. C ’est peut-être dans cette catégorie de cas
q u ’il faut ranger les 6 cas avec foyer E. E. G. tem poral unilatéral rapportés
p ar H. Chitanondh (1966) et dont l ’amygdalectomie (lésion opératoire sous
contrôle stéréotaxique de l’amygdala) a fait disparaître les Hallucinations
olfactives. P ar contre, certains de ses malades (schizophrènes) ont présenté
après une amygdalectomie stéréotaxique des Hallucinations olfactives...
Le propre de tous ces phénomènes éidoliques est de consister uniquement
en sensations étranges et incongrues qui étonnent le Sujet et le plus souvent
l ’angoissent sans que ces « odeurs » soient projetées dans une expérience ou
un système délirant. Si, en effet, comme dans le « dreamy state » de l ’épilepsie
temporale l ’odeur constitue parfois l ’axe autour duquel s’ordonne (1) le vécu
onirique, celui-ci est cependant vécu et jugé comme tel : une flambée de rêve
qui retombe dans l ’inconscience et souvent dans l ’oubli.
Sans doute dans les crises de manie avec expérience érotique ou mystique
le vécu extatique comporte-t-il souvent des nuances d ’odeurs voluptueuses
ou de parfum s célestes ou liturgiques, tout comme les malades atteints de crises
de mélancolie dans leur tonalité macabre, funèbre ou démoniaque, « sentent »
le soufre diabolique ou la putréfaction qui sont là comme l ’odeur du péché,
de la m ort et du Mal. Mais de telles illusions sont tellement prises dans la
tram e même de l’expérience délirante vécue, qu’elles ne sont notées qu'excep
tionnellement par l ’observateur pour qui, comme pour le Sujet, elles ne sont
que des parties d ’un déroulement dramatique total. Il en est ainsi d ’ailleurs
p o u r toutes les psychoses aiguës. Q u’il s’agisse de Psychoses délirantes ou
hallucinatoires aiguës (décrites souvent Schizophrénies aiguës) ou des états
confuso-oniriques, les altérations perceptives de l ’odorat sont si intimement
liées à la déstructuration du champ de la conscience que sur ce fond leur figure
n ’apparaît q u ’épisodiquement et qu’occasionnellement. Nous pouvons toute
fois, à ce sujet, rappeler l ’intéressante observation de J. Vié et P. Souriac
{Ann. M éd.-Psycho., 1937, II). Cependant, les auto-observations (cf. celles
publiées par W. Mayer-Gross, in « Die oniroïde Erlebnisformen », 1924 et large
ment exposées dans notre Étude n° 23) de ces expériences délirantes si riches en
imagination visuelle et auditive et en fantasmagories et métamorphoses cor- 1
(1) K. W ilson fait remarquer à ce sujet que le rêve se développe autour de l’odeur
représentée comme « à la recherche du temps perdu », les souvenirs de P roust éma.
nent du souvenir infantile de l’odeur de la tasse de thé...
HALLUCINATIONS OLFACTIVES ET PSYCHOSES AIGUES 257
(1) Cf. D. de M aio (1966) le chapitre consacré aux Hallucinations olfactives dans
les Psychoses expérimentales (102-108) qu’il tient pour rares. D signale que dans les
toxicomanies barbituriques, c’est au cours du sevrage qu’elles apparaissent.
(2) D. de M aio (p. 234) insiste d ’ailleurs sur le caractère relativement bref de la
258 HALLUCINATIONS OLFACTIVES
projection hallucinatoire olfactive. II note aussi que dans 47 % seulement les Hallu
cinations olfactives sont intégrées dans la thématique du délire, comme si elles
constituaient dans 53 % ce que nous appellerons plus loin des « Éidolies juxta
posées ».
(1) Ce sont ces formes hallucinatoires prises dans les délires hypocondriaques
ou de persécution, les délires de jalousie, d ’influence ou de possession, etc., qui ont
été le plus souvent décrites par les auteurs de l ’âge classique (cf. le livre de
D. de M aio, p. 111-152). Détachons pour leur richesse séméiologique les observa
tions de B. Logre et Perrien (1913), de A. P orot et coll. (1937), de Schœchter-
N ancy (1938) et les contributions cliniques de J. A lliez et de ses collaborateurs
(M. N oseda, J. Caïn, M. D ongier) de 1945 à 1955.
(2) Symbolique phallique du nez et symbolique sexuelle des odeurs sont liées
(H. E. Book, 1971, Compréh. Psych., 12, 450-455).
HALLUCINATIONS OLFACTIVES ET PSYCHOSES CHRONIQUES 259
2° Hallucinations olfactives
dans les psychoses schizophréniques.
cinatoire éclate, et c’est certainement une des raisons pour lesquelles les Hallu
cinations olfactives sont réputées assez peu fréquentes dans ces Psychoses
délirantes systématisées. Mais nous savons ce que vaut l’aune de ces distinc
tions subtiles entre illusion, interprétation et Hallucination. Aussi nous ne
nous étonnons pas que dans son étude des Hallucinations olfactives, dans
la « Beziehungswahn », D. Habeck (1965) ait réuni cinq observations de ce
type présentant, dit-il, de « vraies » Hallucinations olfactives. Chez les malades
hypocondriaques et relativement âgés, il a noté des tendances phobiques, des
Hallucinations tactiles ( Dermatosenhalluzinose ) et des troubles cénestopa-
thiques réalisant un tableau assez net de Psychoses délirantes d ’involution.
Le caractère phobique de cette projection hallucinatoire paranoïaque se dégage
également des cinq observations q u ’a réunies Th. Videbeck (1966). Le méca
nisme de projection affective ou de suggestibilité est aussi évident dans tous
ces cas. L ’observation de J. Alliez (1946) d ’un cas de délire à deux m ontre que
l’Hallucination olfactive étant communicable, procède effectivement de tels
mécanismes. A ce groupe de cas doit-être, semble-t-il, joint celui de G. Alberti
(1961) qui constitue un syndrome paranoïde d ’involution dont, dit l ’auteur,
la « clé de voûte » était l ’odeur de la D. D. T., d ’un gaz qui était au centre
même de l ’existence, c ’est-à-dire de l ’épreuve subie p ar le malade.
4° Hallucinations olfactives
et « psychoses hallucinatoires chroniques ».
L E S H A L L U C IN A T IO N S O L F A C T IV E S
DAN S LES N ÉV ROSES
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tives. A n n . M é d .- P s y c h o ., 1955 2 , p. 777. depuis une trentaine d’années.
C H APITRE V
LES H A L L U C IN A T IO N S CO RPORELLES
LA PERCEPTION DU CORPS
1° L e corps e t sa p e rc e p tio n a m b ig u ë .
Le corps est cet objet physique qui contient dans son tégument (dans sa
forme) le Sujet. Il est tout à la fois un objet (qui correspond au Körper en alle
m and, qui est, comme le souligne J. R. Smythies (1953) un objet de l’espace à -
trois dimensions) et un objet qui se confond avec le Sujet lui-même (Leib en
allemand) pour autant q u ’il s’y incorpore. De telle sorte que, en effet, aucune
sensation n ’est perçue du corps senti sans être celle du corps sentant. Ce
caractère double ou réverbérant de la sensation a toujours été reconnu p ar
tous les philosophes et tous les psychologues comme « spécifique » de ce mode
de sensibilité — modèle ici exceptionnellement simplifié p ar sa référence
abstraite aux autres sens — dont la bilatéralité n ’apparaît q u ’à la réflexion.
Tous les auteurs n ’ont cessé de broder sur le thème de cette ambiguïté du corps
qui appartient au Sujet et à son m onde (1).
Le corps, en tan t q u ’objet de perception, est donc essentiellement double
en tant q u ’il est nécessairement le siège de toutes les sensations et, à ce titre,
un morceau d ’espace avec ses « partes extra partes » disposées dans la géo
graphie anatom ique de sa topographie — et aussi, et en même temps, mani
festation du Sujet comme agent de toute expérience sensible. C ’est bien pour
quoi A. von Auersperg (1960) rappelant le m ot de Pascal « n o u s sommes
autant automatisme qu'esprit » nous indique bien que toute étude de la per
ception du corps nous renvoie à cette articulation fondamentale que repré
sente précisément la charnière corporelle, le corps en tant q u ’il est l ’ustensi-
bilité même de l ’existence.
Dans sa totalité fonctionnelle le corps ne peut se définir que comme le
« moyen général d ’avoir un monde », que comme « un point de vue temporel
et spatial sur le monde » comme dit Merleau-Ponty (2) ; car, tout à la fois,
il doit faire partie du monde et le créer. Et c ’est effectivement à l’œuvre d ’art
q u ’il doit être — toujours selon Merleau-Ponty ■ — comparé ; cela revient
à souligner q u ’il n ’est pas un pur « pathos », un simple objet dont le poids
ou même les qualités sensibles se juxtaposent ou s’accumulent pour former
le Moi (D. W. Winnicot, 1971), mais q u ’il est cette région de l ’être où
s’opère toute vie de relation par laquelle le Sujet construit son monde, ce
monde dont le corps n ’est pas le reflet mais la condition. Et si chacun de nous
est celui qui maintient ensemble ses bras, ses jambes et sa tête, celui qui les a à
sa disposition par tous les moyens qui lui permettent de les connaître et de les12
saisir, il est clair aussi — et nous pouvons d ’emblée le prévoir — q u ’il sera
impossible de réduire à des données spécifiques, d ’un sens, ce qui précisément
exige la convergence de tous les sens « C ar son unité ou sa forme, ajoute
encore Merleau-Ponty, le corps ne les tire que dans et p ar sa structure d ’impli
cation, c ’est-à-dire de son pouvoir d ’incorporer les significations sensibles
ou motrices, de les ancrer dans un monde réel ». Ces réflexions nous
renvoient à une sorte de leitmotiv des analyses phénoménologiques et
existentielles. Soit que nous nous représentions le corps dans l’ex-centricité
du « Dasein » avec Heidegger, soit q u ’il nous apparaisse comme à
Sartre coïncider avec la structure temporelle de l ’être dont chaque modalité
corporelle correspond à un m om ent de son désir, soit encore q u ’avec
J. Z utt (1) nous considérions le corps non pas comme un objet mais comme
l’incarnation du Sujet, un corps vivant (Leib) et spécifiquement humain « qui,
de même que mes yeux participent, selon Goethe, à la qualité « solaire » (son
nenhaft) participe, lui, à la qualité « mondaine » (w elthaft) dans toutes ses
perspectives existentielles ». La notion de spécificité de la connaissance sensi
ble du corps se perd ainsi au profit d ’une expérience plus globale de l’enra
cinement corporel dans toutes les relations du Sujet à son monde. De ces rela
tions le corps est en quelque sorte, selon l ’expression de G. Mendel (1965), non
pas seulement le lieu de l’espace mais l ’organisation dans le temps, au point
où précisément celui-ci (temps vécu) se confond avec la forme même de cha
que moment selon lequel s’organise le champ de la conscience (Henri Ey,
1964). Il est remarquable, à cet égard, que Er. Straus qui a tan t approfondi
les structures de l ’espace, à quoi se réduisent pour lui les spécificités sensorielles,
a, pour ainsi dire, dissous dans la perception en général ce que les anciens psy
chologues et physiologistes — et avec eux nom bre de neuro-physiologistes
contemporains encore — rapportèrent à la spécificité d ’un « sens », à vrai
dire « cénesthésique »...
2° L e p r o b lè m e de Vorgane
d e la s e n sib ilité co rporelle e t d u sc h é m a co rp o rel
(S o m e s th é s ie e t S o m a to g n o sie ).
(1) Cf. schéma de R. H assel, in Psychiatrie der Gegenwart, 1/1 A, p. 181 (1966).
CÉNESTHÉSIE ET SCHÉMA CORPOREL 269
(1) Dans son exposé sur ce sujet, F. G autheret (1961) rappelle la définition
de P eisse (1844) : « Nous nommons cénesthésie le sentiment par lequel le corps
apparaît au Moi comme sien, et le Sujet spirituel s’aperçoit et se sent exister dans
l ’étendue limitée de l’organisme ».
(2) « La conscience morbide » de Ch. Blondel (1914) et l’ouvrage « Vom Sinn der
Sinne » de E r. Straus (1955) contiennent une critique exhaustive du point de vue
sensationniste impliqué dans cette conception classique de la cénesthésie.
270 HALLUCINATIONS CORPORELLES
Schéma corporel, sa structure et son développement. — C’est, sous des mots diffé
rents, la même interprétation sensationniste fondamentale et le même besoin de lui
échapper qui s’inscrivent dans l’histoire de cette notion (1). Elle a, somme toute, connu
plus de succès que celle de cénesthésie parce que, justement, les auteurs y ont introduit
plus d’activité constructive que de données sensibles. C’est pourtant d’un « modèle
postural », d’un schéma très mécanique que l’on était parti. H. Head (1920) avait
envisagé une sorte de modèle plastique du corps perçu dans l’espacepar l’individu, une
sorte d’homonculus, là encore, représentatif des parties du corps. Et pour Head,
il s’agissait bien là d’une fonction en quelque sorte automatique, sinon mécanique;
«ce sont, disait-il, des processus physiologiques qui n’ont pas d’équivalents psy
chiques», et il soulignait encore «la conscience n’est nécessaire en aucune façon
pour une telle coordination». Autrement dit, la perception du corps demeurerait
en quelque sorte sous le terme de « schéma corporel » une perception inconsciente
(cf. la critique de R. C. Oldfield et D. I. Langwilt in « British Journal o f Psychology »,
1942; ou celles de R. Angelergues, 1944; de J. R. Smythies, 1953; de D. H. Benett,
1960; de L. C. Kolb, 1961; de G. Mendel, 1965; etc.). Les conceptions de Pick et
d’André-Thomas, ou plus récemment celle de R. I. Meerovicth (1948) se rapprochent
de ces modèles. Il en est de même des idées exprimées par Paul Schilder (1923) qui,
en insistant, lui, beaucoup plus sur l’activité symbolique et synthétique nécessaire
à la construction de ce schéma corporel (2) mettait en évidence les apports de sens
dans la genèse même de la somatognosie. C’est qu’il est bien difficile en effet, répé-
tons-le, de viser l’expérience du corps sans tenir compte, certes, du clavier sensible
qu’il est, mais aussi de la capacité du Sujet de construire l’habitacle de ses relations
avec le monde. C’est pour avoir mis en évidence cette seconde dimension dynamique
de la symbolique de l’image de soi que P. Schilder a orienté les études de la per
ception du corps dans le sens de la Gestaltpsychologie (comme l’ont fait plus tard
Jean Lhermitte, 1939; L. van Bogaert, 1934; H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra, 1952;
R. Angelergues, 1964) et de la Psychanalyse. De même que la notion de cénesthésie
reflétait, nous venons de le voir, l’ambiguïté même du corps en tant qu’objet de
perception, le « schéma corporel » a fait l’objet d’innombrables travaux (dont nous
donnons un répertoire pour ceux des 20 dernières années à la fin de ce chapitre)
de deux interprétations complémentaires, sinon opposées.
Si les uns (M. Critchley, 1955; I. et K. Gloning, 1964; K. Pœck, 1965; R. Bulan-
dra, 1971) sont plus sensibles aux fondements neurobiologiques de l’image du corps
dans l’organisation du système nerveux central — d’autres sont plus attentifs aux
aspects psychodynamiques de cette image pour autant qu’elle émerge des couches
psychiques inconscientes ou des fondements mêmes de la conscience de soi. Cette
deuxième conception implique elle-même deux attitudes assez différentes : celle des
Psychanalystes ou de ceux qui se rapprochent de la théorie libidinale de l’image
narcissique du corps et de ses péripéties infantiles (M. Ostow, 1958; E. Trillat, 1963;
J. Chasseguet-Smirguel, 1963; S. A. Shentoub, 1963; M. Mannoni, 1964; M. P. Sel-
vini, 1965 et 1967; G. Pankow, 1956-1969; H. L. Lévitan, 1970; G. Rosolato,
J. P. Peter, J. C. Lavie, D. W. Winnicot; in Nouvelle Rev. fr. de Psychanalyse,12
(1) Souvent tellement vague — et pour ainsi dire hors des limites (borderlinies)
du corps — qu’elle finit par Derdre toute signification (S. W agner et H. W erner , 1965).
(2) Une traduction française de l’ouvrage de P. S childer a paru, éd. Gal
limard, Paris (1968) sous le titre « L'im age du corps ».
LES DEUX NIVEAUX DE LA PERCEPTION DU CORPS 271
3° L es d e u x n ivea u x de la p e r c e p tio n d u co rp s ( 1
) .
ne saurait nous faire penser que ce « vécu » est simplement fait d’une somme
de sensations, d’une convergence d’afférences, comme paraissait encore le
suggérer H. de Barahona Fernandes (1955) dans sa remarquable étude sur la
« sensibilité intérieure et le Moi ». Si on peut, en effet, avec cet auteur
rappeler la formule d’Ehrenmayer « S e n tio e r g o s u m », il est évident que son
évidence peut se renverser. Autrement dit, il s’agit plutôt de considérer ici le
sentir comme une forme du percevoir. La perception somatique obéit à cet
égard aux règles d’une opération essentiellement gnosique et spécifiquement
spatiale en ce sens, que le sens du sens susceptible de poser le corps dans ses
coordonnées quantitatives et qualitatives attribue à chacune de ses parties une
position dans l’espace corporel, et à cet espace corporel une position dans
l’espace en général, attributs qui constituent la réalité objective du corps.
Et ce qui apparaît ainsi dans la perception du corps disposé dans l’espace
c’est uniquement cette distribution topognosique avec les signes locaux propres
à la somesthésie de chacune de ses parties. Car, bien entendu, fût-il celui du
plus savant anatomiste, le corps n’est perçu dans ses parties qu’en fonction
d’un schéma abstrait des formes générales de son espace et qu’en fonction
des qualités concrètes, des modalités de l’espace vécu qui remplissent à cha
que moment du temps cette idée abstraite. C’est dire que la perception de
l’espace corporel est tout à la fois fulgurante en tant qu’elle déchire l’homo
généité et le silence de la « perception inconsciente » du corps, et vague en
tant qu’elle ne se représente qu’imparfaitement son propre objet. Et nous
revenons ici aux premières réflexions par lesquelles nous avons commencé
cette analyse de la perception du corps : cette perception est essentiellement
ambiguë.
— Si son objet est bien celui d’un objet dans l’espace, il s’agit toutefois d’un
espace singulier qui est tout à la fois au centre et à la périphérie du Sujet pour
être non seulement celui où il se sent chez lui, mais celui qui est sa propriété
absolue. A cet égard tout objet de la perception corporelle, même quand il est
une partie ou une petite partie du corps, n’est jamais réductible à son para
mètre de dimensions physiques ou spatiales. L’analyse de la perception des
doigts ou des orteils (C. R. Halnan et Gordon H. Wright, 1961) montre bien
que cet objet ne se constitue que dans une construction qui ne dépend pas
des éléments sensitivo-moteurs. De telle sorte que le vécu de cette percep
tion du corps comme objet n’est pour ainsi dire conscient, objectivable et
énonçable qu’en termes métaphoriques ou imagés, comme si se démontrait
par là et radicalement que la perception du corps n’est pas, ne peut pas être
seulement une donnée d’un sens (fût-il somesthésique, proprioceptif, cénesthé-
sique, etc.) mais un entrelacement de ce qui est perçu selon l’ordre de l’espace
vécu ou ressenti, de ce qui est perçu comme espace imaginé et encore de ce
qui est perçu comme modalité intersubjective, c’est-à-dire comme objet d’une
communication avec autrui. Il est bien certain, en effet, que l’information
perceptive que nous extrayons de notre corps ou encore de ses limites flottan
tes ou problématiques, que cette information est corrélative aux distributions
conceptuelles ou mythiques que véhiculent le langage ou la mythologie cultu-
LES DEUX NIVEAUX DE LA PERCEPTION DU CORPS 273
(1) Sur ce point, par exemple, cf. les Rapports de F. A lvin et de P. Luquet parus
en 1963 dans la Revue Française de Psychanalyse (C. R. du 22e Congrès des Psycha
nalystes de Langue Romane, 1961) — l’exposé historique des conceptions psycha
nalytiques du corps vécu et du corps imaginaire par J. C hasseguet-Smirguel —
l’article de S. A. Shentoub — celui de E. T rillat. Les travaux de l’école psychana
lytique sont évidemment innombrables sur ce point et naturellement éparpillés en
prenant pour thème le narcissisme, le développement libidinal et ses conflits spéciale
ment œdipiens axés précisément sur le complexe de castration, la problématique de
l’identité dans les limites du corps différent et semblable de l’objet de la fixation
libidinale, les mécanismes de défense auxquels obéissent les sentiments d ’étrangeté
et de dépersonnalisation, etc. Citons parmi ceux qui nous ont paru les plus importants
à cet égard : le mémoire de M. M annoni (1964) et surtout les travaux de G. P an
kow (1956 à 1969) dont la bibliographie se trouve dans son dernier ouvrage
L 'H om m e et sa Psychose (Paris, éd. Aubier-Montaigne, 1969), ouvrage à peu près
entièrement consacré à la vision phantasmique de l’image du corps. II convient
d’ajouter à cette liste de travaux les articles publiés dans la Nouvelle Rev. fr. de
Psychanal. (1971), par G. R osolato, P. F edida, etc.
(2) Rappelons-nous le mot de Léonard de Vinci qui déclarait qu 'après trente
ans chacun est responsable des traits de son visage...
(3) Lorsqu’elle l’est occasionnellement dans un miroir, une photographie ou un
enregistrement visuel ou sonore, elle étonne et parfois déroute le Sujet (cf. les travaux
publiés par Cl. B. Bahnson (1969), par R. H. G eertsma (1969) et par Ph. S. H olz-
m a n , in J. nerv. ment. Dis., 1969; cf. aussi l’article de L. S. K ubie sur la signification
LES DEUX NIVEAUX DE LA PERCEPTION DU CORPS 275
emprunts que pour l’objectiviser le Sujet tire des a u tr e s . Telle est, en effet,
l’idée-force qui depuis Hegel circule dans l’anthropologie contemporaine,
cette vérité existentielle qui affirme que le Moi est tiré de l'Autre. Cette
importance attribuée à l’idée du corps par la perception spéculaire de
l’autre (Wallon, Lacan) est un leitmotiv de la perception sociologique contem
poraine. Elle a pu, par exemple, et comme anecdotiquement être mesurée
par les « social desiderability tests » (A. Tolor et J. Colbert, 1961). Mais
cette corrélation ou cette réciprocité de relation dans l’échelle des gradients
relationnels (S. Fischer, 1959) ne joue pas dans ce seul sens si nous nous rap
portons, par exemple, au travail de B. Zazzo (1960) qui montre comment
c’est l’image de soi qui se projette chez les adolescents dans l’image d’au
trui. Mais il est bien vrai que ce que le Sujet perçoit en lui c’est encore et
toujours la forme qu’il saisit dans les yeux et le langage de l’autre, ou encore de
cet autre qu’il est lui-même quand il se regarde, spectateur de son corps, dans
le miroir face à lui-même (1). Cela revient nécessairement à dire, non pas
comme les sophistiquées idéologies anti-anthropologiques de nos « temps
modernes » se plaisent à le proclamer, que l’image de notre corps (et plus
généralement le Moi) n’est qu’un reflet ou un épiphénomène mais bien plu
tôt que la perception du Sujet dans son corps est nécessairement médiatisée
par le langage et la relation avec autrui. Ce qui lui ôte, certes ! toute naïve
simplicité « sensationniste » (ce réalisme naïf qui, comme le fait remarquer
J. Smythies, 1953, se retrouve, par exemple, dans le réalisme physiologique
de Bertrand Russell) mais ne saurait réduire sa réalité propre à sa modalité
d’apparaître dans la métaphore, et encore moins à la fonction imaginaire
fondatrice de toute métaphore. Car il est bien vrai que la perception par
le Sujet de son corps exige une constante métaphore par laquelle je me dis à
moi-même et aux autres ce que j ’éprouve « comme si » j ’étais cet objet (de
glace, de feu, léger, solide ou cassé, etc.) que pourtant je ne suis pas (pour
n’être pas hors de moi) et que je suis tout de même (pour être comme s’il
était une partie de moi). Nulle autre perception que celle-là ne découvre
mieux la problématique de la perception (et, naturellement, de l’Hallucina
tion) : l’entrelacement du Sujet à son monde c’est-à-dire, ici, à la charnière
de l’existence, à son corps (2).12
LA VIRTUALITÉ HALLUCINATOIRE
DE LA PERCEPTION CORPORELLE
ton , 1968). Mais, bien entendu, cette « tendance à se dépersonnaliser» n ’est rien
d’autre que celle qui est impliquée dans les performances mêmes de la pensée
que nous persistons à appeler « normale »... Les rapports de l’image du corps et de
la créativité, c’est-à-dire l’importance « narcissique » que les artistes divers accordent
à leur corps et à sa représentation esthétique, poétique ou picturale, ont à leur tour
fait l’objet d’une communication de M. C ochet-D eniau à la Société de recher
ches psychothérapiques de Langue française (1969, 7, p. 27-28).
(1) Dans son travail « La notion d ’image du corps et recherches récentes sur
la personnalité », S. R icher (1964) fait état des expériences de S. F isher et S. C la -
veland (1958) sur les limites dans lesquelles s’inscrit la forme corporelle
chez l’enfant, garçon ou fille. L’indice des frontières et de pénétrabilité diffèrent
d’un sexe à l’autre et selon l’âge. Les filles de 5 à 7 ans perçoivent plus nettement
les frontières de leur corps que les garçons du même âge ; mais entre 10 et 13 ans
par contre, les filles, elles, se sentent moins fermées ; tout se passe « naturellement »
comme si entre la perception même de la forme corporelle et les investissements
libidinaux (identification, Oedipe, complexe de castration, etc.) s’établissait une
corrélation hautement significative.
LA VIRTUALITÉ HALLUCINATOIRE DELA PERCEPTION DU CORPS 279
(1) Quelque chose comme un isolement sensoriel relatif est représenté par cer
taines conditions comme celle de la semi-obscurité qui, d’après L. Schwarz et
L. Hirapaya ( R e v ista de N eu ro-psiqu ia., 1966), même chez les individus normaux,
provoque des illusions de mouvements (effets autocinétiques). Nous reviendrons
longuement sur ces faits dans le chapitre IV de la quatrième Partie.
(2) Ch. G ellman, « Vécu corporel et relaxation », E n tretien s P sych ia triq u es n° 1 2
(1966), a bien analysé l’expérience vécue pendant 1’ « état autogène » induit par la
relaxation. Ceci revient à dire que tout Sujet normal p e u t dans des conditions de
« relâchement » (et aussi bien sur le divan psychanalytique quand il se livre par son
association libre à l’attention flottante de celui qui l’écoute, que lorsqu’il se livre
à la rêverie c’est-à-dire à la fascination semi-hypnotique par sa propre imagination)
se laisser aller à jouer sur le clavier de son corps toutes les figures que lui inspire
le libre exercice de son imagination. Mais, bien sûr (cf. à ce sujet ce que j’ai dit dans
la discussion de la conférence de Ch. G ellman), il ne s’agit là que de mouvements
facultatifs (qu’on les appelle réactionnels ou adaptatifs) auxquels l’être conscient se
livre seulement jusqu’à un certain point qui est précisément celui où il peut « se repren
dre » — Le travail de J. de A juriaguerra (L e co rp s co m m e relation , 1962) et celui de
M. L. Roux (1968) s’inscrivent dans la même perspective en montrant comment le
« relâchement associatif » reflue tout naturellement sur l’expérience du corps dans
la mesure même où la conscience perd son mouvement de « dé-centration » pour
se « con-centrer ».
280 HALLUCINATIONS CORPORELLES
FORMES CLINIQUES
DE L’HALLUCINATION CORPORELLE
(SOMATO-ÉIDOLIES ET HALLUCINATIONS DÉLIRANTES)
En conclusion de ce qui précède nous devons dire qu’il ne suffit pas pour
être halluciné de dire que son corps brûle, ou que l’on sent des fourmis dans
le bras, ou qu’on se sent gonflé comme une outre. Car il est bien évident que
la perception par le Sujet de son corps ne pouvant jamais le saisir hors de
lui-même, elle reste pour ainsi dire engluée dans une gangue métaphorique ou
symbolique qui exprime dans ses profils et esquisses le vécu qui ne se sépare pas
de la pure subjectivité d’un phénomène sensible. Mais l’expression verbale
n’est pas seulement comme juxtaposée à cette expérience, elle médiatise ce
vécu pour la qualifier de ses attributs, et par le langage métaphorique loin
de métamorphoser l’expérience d’une douleur fulgurante en celle d’un éclair
ou de la foudre, elle la renforce au contraire dans sa subjectivité radicale en
y introduisant une violence supplémentaire, celle qui reste ineffablement en
deçà de l’expression. Autrement dit, l’image de la métaphore qui se glisse
dans l’exercice normal de l’imaginaire dans la perception du corps n’en
modifie pas le vécu. Par contre, lorsque l’expérience du corps traverse la
métaphore et se « réalise », quand le Sujet dans la perception de son corps
prend pour objet extérieur de lui-même sa propre subjectivité, il devient
halluciné. Le phénomène hallucinatoire n’apparaît que dans et par cette
disjonction du vécu à l’égard de son expression (au niveau de l’irréfléchi ou
de l’anté-prédicatif, dit Merleau-Ponty). Et dans ce cas la métaphore cessant
de l’être disparaît pour faire apparaître l’Hallucination en perdant sa dis
tance au vécu ou, plutôt, en métamorphosant alors le vécu en un perçu hété
rogène sur le mode objectif : je ne sens pas seulement une douleur fulgu
rante, mais je suis foudroyé ; mon bras comprimé ne me donne pas l’impression
d’être « comme rempli de fourmis », il devient fourmilière, etc.
On conçoit que c’est sur ce chemin de la « réalisation » ou de la coalescence
des deux faces de la métaphore que nous devons précisément nous engager
pour distinguer les catégories de l’halluciner dans la perception du corps.
Halluciner, en effet, dans ce domaine de ce singulier sens, c’est perce
voir son corps en tout ou partie comme un objet ou un être extérieur à soi,
c’est-à-dire comme un objet métamorphosé par l’impossibilité même de la
métaphore.
Si dans l’usage licite de la métaphore dans la perception normale du corps
celle-ci n’est là que comme une référence ou un transfert de sens qui ne change
pas le sens du vécu, nous devons maintenant dans le mésusage de la méta
phore distinguer plusieurs niveaux de falsification hallucinatoire de l’expé
rience corporelle.
LES SOMATO-ÉIDOLIES 281
— A un niveau qui est celui que nous avons désigné plus haut comme
celui de la perception du corps comme objet, la métaphore dans laquelle
toute perception tient m a jam be ou m on souffle pour coupés, m a gorge
pour enflammée, mon ventre pour creux ou mes membres comme rom
pus, cette métaphore exprime par sa référence à l ’imaginaire la réalité du
corps vécu comme un objet, c ’est-à-dire dans ses dimensions proprement
spatiales.
Lorsque le schéma corporel, c ’est-à-dire le système de référence somato-
topognosique est altéré, la métaphore joue dans le même sens, c’est-à-dire
n ’intervient que pour établir une analogie nécessaire à la communication
avec autrui et même à la prise de conscience p ar le Sujet de son expérience
insolite. De telle sorte que dans ces troubles de l ’expérience du corps comme
objet l ’Hallucination apparaît sous forme d ’une configuration hallucinatoire
de l ’espace qui s’énonce dans une métaphore, laquelle, p ar exemple, « suspend
un membre entre le plafond et le plancher». L ’Hallucination corporelle,
à ce niveau, forme ainsi de nouvelles relations entre le corps et les
objets, fait tom ber tout ou partie du corps dans l ’espace mais sans occuper
toutefois dans cet espace la place d ’un objet réel dont la structure métapho
rique la sépare. Tout se passe comme si la m étaphore m aintenait la forme
perçue dans une certaine distance à l ’égard du système de la réalité.
L ’objectivation hallucinatoire prend alors presque nécessairement une dimen
sion dont la perception visuelle est essentiellement distributrice. La métaphore
qui exprime le sens de la figuration hallucinatoire déplace pour la constituer
précisément en images l ’objectivation perçue dans le corps sur la scène d ’une
représentation, d ’une apparition visuelles. Cette profonde liaison visuo-
corporelle dans le vécu pathologique hallucinatoire est une donnée fréquente,
presque constante de cette figuration hallucinatoire. Ce que nous avons déjà dit
de PHéautoscopie (p. 131-133) doit être rappelé, car l’image spéculaire implique
nécessairement la projection de l ’image visuelle d ’un corps réfléchissant ses
propres mouvements, et on sait le rôle que joue la vue de l ’autre dans
la constitution de l ’image de soi.
Cette structure si évidente de tous ces phénomènes hallucinatoires du
schéma corporel avec sa triple caractéristique (métaphore, artificialité et visua
lisation) entre tout naturellement dans cette catégorie de l ’halluciner que l ’on
appelle souvent « hallucinose », mais que nous préférons désigner comme Éidolie
hallucinosique. Ici les éidolies hallucinosiques corporelles apparaissent jus
tement dans le sens fort de ce terme, comme des « images du corps » qui pro
jettent l’imaginaire dans l ’espace du corps et dans l’espace en général pour
constituer des configurations insolites, artificielles qui ne sont ni effet, ni
cause de délire.
subie, non plus seulement p ar la perception du corps mais par l ’être conscient
dans toutes les modalités de ses rapports avec le système de la réalité. D è s lo r s ,
l ’H a llu c in a tio n c o r p o r e lle a p p a r a ît c o m m e m e f i g u r a ti o n d u D é lir e . Soit que
dans la désorganisation du champ de la conscience elle envahisse comme
un rêve de transform ation corporelle l’ensemble du vécu, et ce sont les expé
riences délirantes et hallucinatoires « primaires » de changement ou de métamor
phose corporelle — soit que la métaphore n ’étant pas seulement inconsciente
(c’est-à-dire vécue dans un état d ’inconscience) mais étant essentiellement
rejetée, niée et reniée elle se prend dans le travail d ’une Psychose déli
rante chronique, ce travail par quoi précisément le Sujet s’aliène « corps et
biens ».
Les catégories d ’Hallucinations corporelles que nous pouvons observer
en clinique nous paraissent entrer tout naturellement dans cette classification
véritable (que cache bien souvent le défaut d ’analyse structurale de tous les cas
qui sont en quelque sorte homogénéisés et confondus par un usage trop sim
pliste de la notion). Celle-ci — et c’est l ’ordre que nous allons suivre pour
notre exposition descriptive — com portera donc deux catégories : les É id o lie s
h a llu c in o s iq u e s c o r p o r e lle s — et les H a llu c in a tio n s d é lir a n te s c o r p o r e lle s qui mani
festent le Désir corporel sous forme, soit d ’expériences délirantes, soit d ’alié
nation de la personne.
qui ont fait l’objet ces dernières années d’études particulières de Bressler et coll. (1956),
de O. Hollen (1956), de Vereecken (1958), de L. C. Kolb (1958), de F. S. Morgenstern
(1964), etc.
Depuis la description de Weir-Mitchell (1874), l’Hallucination du membre amputé
a été décrite et explorée dans tous ses détails (1). Elle survient (cf. H. Hécaen et
J. de Ajuriaguerra, Tableau statistique, p. 8) dans plus de 90 % des cas. Il convient de
remarquer que le phénomène est plus rare chez les arriérés ou lorsque la mutilation a été
pratiquée avant 6 ou 7 ans (W. Riese, 1950). Elle ne s’observe qu’assez exceptionnel
lement (Pick) dans les cas de malformations congénitales des membres; l’étude de
J. M. Burchard (1965) portant sur des cas de phocomélie est particulièrement intéres
sante dans ce sens. Inversement, d’après la statistique de B. Cronholm (1951), la fré
quence de l’illusion croît avec l’âge auquel l’amputation a eu lieu. N ’importe quel
membre ou segment de membre (mains, doigts, orteils) peut donner lieu à ce phénomène.
On a signalé des perceptions fantasmiques après amputation du phallus, des dents
et du mamelon ; le fantôme du sein après son ablation a été noté 26 fois sur 49 femmes
opérées (A. Crone-Müszebrock, 1950). Ces fantômes du sein ont fait l’objet de quelques
observations intéressantes (Ackerly et coll., 1955 ; Bressler et coll., 1955 ; J. H. Jar-
vis, 1967 et 1970). On a parfois signalé des représentations «fantasmiques » de la
face après intervention neurQ-phirurgicale (J. Hoffman, 1955). On a décrit aussi
une sorte de fantôme des i^qQyements illusionnels de la défécation après ampu
tation du rectum (O. Hallen, 1959). T. L. Dorpat (in Keup, 1970) a particulière
ment étudié les fantômes des organes internes.
le membre illusionnel est ressenti avec des qualités de volume, de densité, de pesan
teur ou de température particulières. Pour P. Schilder (1935), le membre virtuel
possède des propriétés, des mouvements et des positions qui obéissent à des lois
propres comme s’il était indépendant du moignon. Hécaen et Ajuriaguerra (obser
vation n° 1) ont observé un amputé du bras gauche qui percevait le bras fantôme
dans la poitrine.
Parfois le Sujet perçoit sur son membre fantôme les objets (montre, alliance, etc.)
qui sont en contact avec l’autre membre. La faim, le sommeil, la fièvre, l’alcool
augmentent sa vividité. Il y a lieu de remarquer qu’en rêve les Sujets conservent
leurs membres fantômes ; autrement dit, ils rêvent comme n ’étant pas amputés,
désir qui constitue certainement la racine affective de la projection hallucinatoire.
Parfois, seule persiste l’extrémité distale sans se raccorder au moignon ; c’est que,
en général, les parties distales (la main et le pied) sont plus nettement perçues comme si
d’après les auteurs suédois cette fausse perception correspondait au plus grand déve
loppement de la projection au niveau du cortex pariétal. En vertu de la même dis
position anatomophysiologique, le bord radial de la main fantôme est mieux perçu
que son côté cubital.
L’appareil de prothèse appliqué au moignon renforce la présence du membre
fantôme, mais comme le dit Lhermitte, « main virtuelle et main artificielle gardent
chacune leur autonomie »; cette observation ne vaudrait pas cependant pour
le membre inférieur. D ’après Cronholm (1951) qui a analysé les rapports réciproques
ou respectifs de l’appareil et du membre fantôme pendant la marche, ils coïnci
deraient dans leurs mouvements. Le membre fantôme est perçu lui-même en mou
vements (mouvements spatiaux ou réflexes, mouvements syncinétiques).
Les phénomènes douloureux (alogo-hallucinose de van Bogaert) sont fréquents
(L. C. Kolb, 1954). Les algies du moignon sont à distinguer à cet égard des algies du
membre fantôme. Les premières s’accompagnent de troubles vaso-moteurs ou tro
phiques du moignon et apparaissent sous forme d ’élancements et de brûlures comme
dans les blessures des nerfs et ont été parfois mises sur le compte d ’une névrite ou
d’un neurinome.
Ajoutons que le membre fantôme peut apparaître après des lésions du thalamus
(J. Pastor, 1951 ; Domino, 1965), du plexus brachial ou des racines (Hécaen, Ajuria
guerra et Velluz, 1952 ; Angelergues, Hécaen et Guilly, 1950) ou dans les lésions
médullaires (comme dans les observations de Mayer-Gross, 1929 ; Riddocj, 1941 ;
Paillas, 1947 et 1953 ; Bors, 1951 ; Belsasso, 1953 ; J. Miles (1956) ; B. Lebowitz, 1957;
J. H. Evans, 1962 ; Morgoules et Toumay, 1963 ; etc.). Les patients ont des sensations
phantomatiques d ’érection, de déplacement des membres, de positions absurdes des
segments du corps. Des interventions neuro-chirurgicales (1), ou des réfrigérations
de moignon, ou la psychothérapie (Winkler W. Lensier (1954), Bload (1956) peuvent
parfois le faire disparaître. Il est évident que les controverses psychophysiologiques1
(1) Toutes sortes d ’interventions ont été préconisées portant sur le réseau ner
veux périphérique du moignon, les racines, sur les hernies discales, les centres de la
somesthésie (Topectomie, D eack et T oth , 1966). La cordotomie antéro-latérale
(R ousseaux et L epoire , 1955) a été pratiquée avec succès. Il est intéressant de noter
que d’après O. A ppenzeller et J. M. B uknell (1969) des lésions survenant dans le
lobe pariétal opposé à l’hémicorps où se projette le membre fantôme le font dispa
raître.
LES SOMA TO-ÉID OLIES 287
— Les auras somatotopoagnosiques (1). — Il arrive, et assez souvent, que l’aura soit
vécue comme une absence d ’une partie du corps (l’hémicorps ou la tête comme dans
l’observation de M. Gurevitch, 1933 ou celle de M.Baruk, 1937) — ou la main comme
dans celle de Guttman et de Lünn — ou les doigts comme dans celle de Klein. Dans
le cas de Stockert (cf. Marchand et Ajuriaguerra, p. 510), après une série d ’absences
épileptiques, le patient avait l’impression que la moitié gauche du corps lui manquait,
et il remarquait que chez les autres c ’était la moitié droite qui manquait comme dans
son image vue dans le miroir. Ce trouble paraît parfois vécu sous forme d ’h éautoscopie
complémentaire comme chez ce malade de Ch. Féré (rapportée par H. Hécaen et
J. de Ajuriaguerra, p. 327) qui éprouvait l’absence de son hémicorps droit mais qui
sentait un autre individu tout à fait semblable à lui et qui souffrait des douleurs de
son côté droit. Il arrive, en effet, que le trouble du schéma corporel s’accompagne
de sensation s douloureuses ou d’illusion de tran sform ation ou de déplacem en t : « Mon
côté, disait un malade (n° 34) de H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra, est remplacé par
la douleur ». Un autre (n° 35) sent une crispation de la main gauche : « Je sens mon
bras qui se tortille pour disparaître jusqu’à hauteur de mon épaule. Je ne sens plus
mon bras, c’est comme si j ’étais amputé. Ça s’enroule en montant, ça fait une douleur.
La première fois je croyais qu’on m’avait arraché le b ra sje me suis tourné pour voir
s’il était là ». Lors d’une première crise une jeune fille (n° 42) décrit son aura : « Je me
recroquevillais, je devenais toute petite au fur et à mesure que mes fourmillements
montaient, j ’avais l’impression que je n ’avais plus de jambe droite et plus de bassin ».
Une malade de Marchand et Ajuriaguerra (p. 507) avait l ’impression de d e v e n ir
aussi toute petite, comme si elle revenait à l’âge de 10 ans. Ces mêmes auteurs rap-1
(1) Cf. outre le chapitre que H écaen et A juriaguerra (p. 170-213) consacrent
à ce sujet, les travaux de D ureux , L apoire et Duc (1959), de J. C. R enna et G. Sed -
man (1965), de A. W. E pstein (1967), etc.
\ -
288 HALLUCINATIONS CORPORELLES
« inhum aine », affirme la malade dont le visage exprime l’effroi au seul souvenir
« de ce phénomène ».
Soulignons que ces expériences somatognosiques ou psychomotrices de l’aura,
comme le souligne Mourgue à propos de cette observation, se situent en dehors
du Délire, on pourrait dire au-dessous de lui.
(1) U n cas récent de phantéidolie som atique de l’hém icorps d ro it chez un hém i
plégique anosognosique (E. L aine, J. D elahousse e t coll., 1969) perm et une étude
intéressante de la fabulation qui « h a b ille » (H écaen e t A ngelergues) le trouble
atopognosique e n le surchargeant d ’une vision e t d ’une im agination abracadabrantes.
(2) Cf. sur ce point le long développement que H écaen et J. de A juriaguerra ,
à la suite de leur Maître Jean L hermitte, ont consacré aux relations de l’héauto-
scopie. Malheureusement, faute d’établir la distinction pour nous capitale entre
ces éidolies somatognosiques et les délires somatiques (confusion constamment
entretenue notamment par A. et L. von A ngyal) les faits qu’ils citent demeurent
confus.
HALLUCINATIONS CORPORELLES DÉLIRANTES 291
(1) Celui que vise spécialement Erwin Straus (p. 372-374) quand il fonde « der
Primat der Selbstwahrnehmmg » (le primat de la conscience de soi) sur « die
sinnliche Gewisstheit » (la connaissance sensible).
(2) Erwin Straus désigne ce processus de « synesthésie » comme l’articulation de
la contingence (Freiheit) et de la nécessité (Gebundenheits) dans l’acte vital de la per
ception (p. 221-226).
292 HALLUCINATIONS CORPORELLES
7° L a dépersonnalisation.
Du point de vue historique (1) on fait remonter à Krishaber dans son livre sur
(1873) la première description de cet état de troubles
L a N évro p a th ie cérébro-spinale
des sensibilités spéciales, mais aussi — comme le fait remarquer Ch. Blondel — de
la sensibilité générale. Vers la même époque, Storch et Foerster, Wernicke, en fondant
la conscience du Moi sur les sensations reçues dans son corps (vieille thèse sensa
tionniste que Locke, Condillac, Taine, etc. avaient largement propagée) avec la notion
de cénesthésie, avaient préparé celle de dépersonnalisation. En 1898, Dugas publia
dans la R evu e P h ilosophique un mémoire qui consacra ce terme. Les travaux de
Ribot, Séglas, Sollier, Deny et Camus ont familiarisé toute l’école psychiatrique
française avec l ’idée que dépersonnalisation et troubles cénesthésiques étaient, pour
ainsi dire, synonymes. Nous avons vu comment la notion de schéma corporel et de
ses troubles s’était greffée sur cette conception sensationniste de la conscience de soi
et de son substratum somatique.
Depuis lors, avec P. Schilder (1914) et Neunberg (1924), de nombreux travaux1
(1) Cet historique est un des chapitres de documentation les plus répandus dans
la littérature psychiatrique. Il est particulièrement exposé dans L a C onscience m orbide
de Ch. B londel (p. 21-24), dans l’article de K. H aug dans le T ra ité de B umke ,
dans le rapport de S. F ollin et E. K rapf au I e1 C ongrès M o n d ia l d e P sych ia trie, dans
l’ouvrage de J. E. M eyer (1959) dans les Rapports du S ym posiu m de L ausanne (1964)
ou du C on grès autrich ien (1965), et dans celui de N. P eRroti au X X I e C on grès d es
P sy c h a n a ly ste s d e L an gu e rom ane, Rome, 1968. Nous avons également envisagé
ce problème dans nos É tu d es (n0*5 16, 17 et 23).
DÉPERSONNAUSATION 295
autres et les choses sont noirs et compliqués comme mes sentiments ou brûlent
comme la flamme qui s’éteint dans mon cerveau », etc.). Le temps ne coule
plus ; il s’arrête, il revient en arrière ou se précipite, entraînant dans son
mouvement ou ses lenteurs des sentiments de passivité, d ’élation, d ’inter
mittence, de jamais vu, de déjà vu ; et ce sont toutes ces altérations du temps
et de l’espace vécus qui se combinent et se fusionnent dans l ’impression géné
rale d ’artificialité, d ’irréalité et d ’étrangeté.
— Il faut enfin ajouter pour compléter la description du syndrome de déper
sonnalisation, q u ’il apparaît comme un « trouble » dont le Sujet a la conscience
aiguë et même angoissée et q u ’il éprouve essentiellement comme une pertur
bation corporelle de la propriété psycho-somatique de son Moi, ou plus
exactement, des relations vitales qui unissent son corps à son monde
dans la totalité de son expérience vécue. Sur ce point tous les auteurs
(P. Janet, K. Haug, W. Mayer-Gross, comme déjà Dugas) sont d ’accord :
la dépersonnalisation apparaît dans sa forme la plus typique quand la
conscience est altérée, mais encore peu altérée, comme si elle ne constituait
q u ’un halo ou une anticipation d ’un trouble plus grave et plus profond. C ’est
ainsi que la plupart des cliniciens situent la dépersonnalisation hors du délire
(Bouvet, par exemple, insiste sur le caractère « non dilusionnel » c ’est-à-dire
non délirant) et à l’extrême limite du concept, hors du «trouble de la
conscience ». Ce syndrome de dépersonnalisation est d ’autant plus typique
d ’ailleurs q u ’il se produit sous forme aiguë (parfois paroxystique) ou subaiguë.
Mais la clinique de la dépersonnalisation ne se réduit pas à ces « expé
riences délirantes de dépersonnalisation ». Outre qu’elle englobe aussi les éido-
lies halludnosiques dont nous avons parlé plus haut, elle comprend aussi
ces formes de délire où la dépersonnalisation est pour ainsi dire plus parlée
que vécue, plus détachée du sentir par la métaphore qui la porte à sa plus
extrême puissance verbale, ou par la conviction qui la porte à sa plus extrême
puissance imaginative ou idéique. Nous verrons plus loin que c’est le cas
des Psychoses délirantes chroniques, particulièrement des Délires systématisés
ou fantastiques.
Pour ne pas trop embrouiller et compliquer les choses déjà si difficiles à
saisir dans leur substance clinique, disons que c ’est particulièrement des expé
riences délirantes de dépersonnalisation que nous allons parler m aintenant à
propos des problèmes pathogéniques qui n ’ont pas manqué d ’être âprement
discutés, notam m ent à l’occasion des interprétations « organiques » et « psy
chanalytiques » du syndrome de Dépersonnalisation.
(1) Cf. les ouvrages de P. Schilder (trad. fr. récente de VImage du Corps, éd.
Gallimard, 1969), de P. F edern (Egopsychology and the Psychoses). Parmi les tra
vaux plus récents, nous pouvons signaler ceux de M. Bouvet, de L. G rinberg (1966),
de F. H iddema (1966), de L. B. Loegren (1968), de G. Pankow (.L’Homme et sa Psy
chose, 1969), de J. G latzel (1971) et le n° 3 de la Nouvelle Revue française de Psycha
nalyse (1971). On se rapportera spécialement aux rapports de Fr. A l v im (1961) et
de P. Luquet au même Congrès des Psychanalystes de langue romane.
(2) Cette énumération de mécanismes réduits sommairement à leur plus grande
simplicité pourrait faire croire que je les présente ici comme pour faire la caricature
de ces théories. Le rapport de Nicola P erroti (C. R. Congrès de Psychanalyse de
Rome, 1960, p. 396-397) devrait encourir bien plus encore cette « critique ».
298 H A L L U C IN A T IO N S C O R P O R E L L E S
(1) Ici, on ne peut guère parler de F reud qui n’en a jamais explicitement parlé ;
sa fameuse lettre à Romain R olland publiée sous le titre « Troubles d e la m ém oire
su r F A cro p o le » contient même à ce sujet plus de prudentes réserves que d’encou
ragement à poursuivre l’analyse de l’étrangeté et de la fausse reconnaissance. « Tout
cela, dit-il, reste encore fort obscur, la science y a si peu de part que je m’interdis
d’en disserter davantage ».
LA T H É M A T IQ U E D É L IR A N T E S O M A T IQ U E 299
Les malades se plaignent d’éprouver dans différentes parties du corps des sen
sations anormales à caractère plutôt pénible et gênant que douloureux, dont la
nature insolite les trouble et dont la durée persistante les inquiète. Il s’agit de
sensations étranges, souvent indéfinissables et décrites par les malades avec un grand
luxe d’images et de comparaisons. Les parties sont rétrécies, élargies, aplaties, gonflées,
desséchées, recroquevillées, déplacées, modifiées dans leur forme, leur température,
leurs poids, leurs sécrétions, leur mobilité ou leur fixité. Elles sont maintenues et
comprimées par des crampons, des attaches, des appliques, des tenailles, etc. Des
corps étrangers s’y interposent, des gaz s’y insinuent, des courants y circulent, des
bouillonnements y frémissent, des craquements, des crépitations y éclatent, etc.
Des serrements, des battements, des tiraillements, des dislocations sont ressentis.
A ces pénibles sensations s’ajoutent d’autres malaises de nature plus vague et que
les malades désignent par le terme de paralysie, de congestion, d’anémie, de mort,
de pourriture, de carie, d’état de trouble, etc. Pour rendre compte du siège et de
la nature de leurs sensations, les malades se livrent à une mimique où dominent
l’expression anxieuse et grimaçante du visage et la répétition d’attitudes et de gestes
« On dirait que j’ai dix millions de fils fins qui me tirent. On dirait que mes jambes
« sont en longueur et que ça m’arrache en dehors de moi comme s’il y avait des fils
« qui tireraient dehors.
« J’ai l’impression que ma fesse droite, se décolle de mon corps. Hier les fesses
« remontaient très haut dans le dos, jusqu’aux omoplates, jusqu’au cou. Aujourd’hui,
« c’est encore pire qu’hier, les fesses sont aujourd’hui jusqu’au-dessus de la tête.
« Je me fais l’effet d’avoir une tête comme si la bouche était dans le ventre et mes
« dents dans les fesses.
« Je ne sais plus si c’est un corps, c’est un paquet de douleurs. Je ne sais plus
« si j’ai des mains et des jambes ; tout est broyé. Je n’ai plus de gencives, on dirait
« que c’est arraché complètement.
« ... Un jour sur deux mon corps est dur comme du bois. Aujourd’hui mon corps
« est épais comme ce mur. Hier, à tout moment, j’avais la sensation que mon corps
« c’est de l’eau noire, plus noire que cette cheminée. On dirait que j’ai de l’eau plein
« le corps, de l’eau qui sent mauvais. Avant-hier, dans la nuit, je brûlais, mon corps
« était de feu ; aujourd’hui c’èst froid, tout ce que j’endure est froid. La peau c’est
« si drôle, on dirait une peau grosse et épaisse. Mon corps est sale et noir. Je me vois
LA T H É M A T IQ U E D É L IR A N T E S O M A T IQ U E 301
« des pieds jusqu’à la tête, je me vois noire comme cette cheminée. Un jour je brûlais
« d’un feu un peu rouge ; maintenant c’est un feu noir. Le corps semble tout noir,
« par moments j’ai aussi l’impression contraire de pouvoir voir à travers mon corps.
« C’est noir mon corps, et ça fait clair aussi par moments. Il est difficile d’expliquer ça.
« J’ai parfois l’impression que tout est bouché dans mon corps. Hier, la chaleur
« en moi était noire, sale, dégoûtante. Tout est noir en moi, d’un noir mousseux,
« comme sale. Je sens tellement mauvais en dedans que je m’en trouve presque mal.
« Aujourd’hui je suis trop sèche. Mes dents sont d’une épaisseur comme la paroi
« du tiroir. L’épaisseur que j’ai dans le ventre, je la ressens aussi dans les jambes.
« On dirait que tout mon corps est épais, collé et glissant comme ce parquet. Parfois
« mon crâne est d’une blancheur neigeuse.
« Hier, mes nerfs étaient trop longs, ils s’en allaient de tous côtés. Hier, j’avais
« un ventre énorme, de la grandeur du lit et mes fesses étaient aussi beaucoup plus
« larges. Aujourd’hui, j’ai le petit ventre et les petites fesses (Les journées du petit
« et du grand ventre alternent assez régulièrement, elle-même qualifie d’ailleurs
« les jours d’après la grandeur du ventre qu’elle éprouve et parle dans ce sens de
« journées du grand ventre et de journées du petit ventre). Je sens une profondeur
« épouvantable dans la bouche qui va jusqu’au cœur et tous les jours cette profon
« deur devient plus grande. Le palais paraît très haut. Hier, c’était le jour du grand
« ventre. II y avait comme de gros morceaux qui passaient dans Je ventre et dans
« le corps. Aujourd’hui, c’est le petit ventre et tout est fin en moi, si fin, si fin. Ça
« tape aussi de petits coups dans la tête, tandis qu’hier c’était des gros coups. Le
« jour du grand ventre, les jambes, les épaules, tout est plus gros. Le jour du gros
« ventre, j’ai l’impression que les bras, les doigts s’allongent ; le jour du petit ventre,
« au contraire, tout semble rentrer en moi comme si ça allait dans le ventre ».
« Je ne suis plus comme tout le monde, je sens bien que mon corps change.
« J’allonge ; je me suis sentie grandir en une seule fois de 15 centimètres et cependant1
(1) Cf. mon Étude n° 16 « Délire de négation ». É tu d e s P sych iatriqu es, tome II,
p. 427-452.
302 H A L L U C IN A T IO N S C O R P O R E L L E S
« ma taille est la même et ma robe va toujours ; il est vrai que certaines parties de
« mon corps se sont rapetissées. Mon corps ne me fait pas la même impression. J’ai
« senti ma tête changer dix fois de forme ; je n’ai plus de moelle ; il me semble que
« ma tête et mes os sont en bois, je ne les sens pas comme avant. Je n’ai plus de cœur ;
« j ’ai bien quelque chose qui bat à la place, mais ce n’est pas mon cœur, cela ne bat pas
« comme avant. Je n’ai plus d’estomac, je n’ai jamais la sensation d’avoir faim.
« Quand je mange, je sens bien le goût des aliments ; mais quand ils sont au gosier,
« je ne sens plus rien ; il me semble qu’ils tombent dans un trou.
« ... Je n’ai plus de facultés, plus de sentiments, plus d’organes ; tout est tombé.
« Je ne suis plus comme les autres : je n’ai plus d’estomac, plus de matrice, plus
« de parties génitales, je les ai senties se décrocher en arrivant ici ;
« plus de seins. La prunelle de mes yeux est décollée ; mes cheveux étaient au-dessus
« des oreilles, ils sont tombés dans le cou. Je sais bien que je ne suis pas comme
« avant ; ma matrice a grossi d’abord, puis elle est partie, je n’en ai plus ; mes hanches
« ne sont plus à la même place. Ma poitrine est creuse, il n’y a rien dedans... ».
Parfois, et dans les cas les plus typiques, les idées de négation d’organes
deviennent un délire de négation universel ; rien n’existe. Et voici ce que
Cotard écrivait à leur sujet :
« Chez tous ces malades, le délire hypocondriaque présente les plus grandes
« analogies : ils n’ont plus de cerveau, plus d’estomac, plus de cœur, plus de sang,
« plus d’âme, quelquefois même ils n’ont plus de corps. Chez les damnés l’œuvre
« de destruction est accomplie, les organes n’existent plus, le corps entier est réduit
« à une apparence, un simulacre : les réactions métaphysiques sont fréquentes alors
« qu’elles sont rares chez les persécutés grands ontologiques. Aux idées hypo
« condriaques se joint très fréquemment l’idée d’immortalité.
« Mais il y a d’autres conceptions morbides qui accompagnent fréquemment
« les idées d’immortalité et qui me paraissent congénères. Si l’on examine avec
« un peu d’attention ces immortels, on s’aperçoit que quelques-uns d’entre eux ne
« sont pas seulement infinis dans le temps mais qu’ils le sont encore dans l’espace.
« Ils sont immenses, leur taille est gigantesque, leur tête va toucher aux étoiles.
« Une démonopathe immortelle s’imagine que sa tête a pris des proportions tellement
« monstrueuses qu’elle franchit les murs de l’église. Quelquefois le corps n’a plus
« de limites, il s’étend à l’infini et fusionne avec l’univers. Ces malades qui n’étaient
« rien, arrivent à être tout ».
D e telle sorte que le travail du délire ici apparaît même dans le délire
de négation, dans sa positivité hallucinatoire ; il ne cesse de remplir le vide,
de projeter un monde de mal imaginaire dans un monde vidé de sa substance.
(1) Je me risque à proposer cette désignation, car j ’estime qu’elle manque pour
énoncer cette variété de délire somatique, pour ainsi dire inverse du délire de néga
tion, mais inversé jusqu’au point où les extrêmes se touchent.
LA T H É M A T IQ U E D É L IR A N T E S O M A T IQ U E 303
« J ’ai été homme plusieurs fois, dit une malade d’Edert (Délires imaginatifs, Thèse,
« Nancy, 1936) j ’accouchais par le nombril ; j ’ai été géant, j ’avais plusieurs têtes ;
« j ’ai été nègre, ouvrier, vieillard à la barbe grise, avec de grands cheveux gris me
« descendant jusqu’aux épaules. Au moment du déluge j ’avais environ 200 ans,
« j ’étais parenté aux Noé, j ’ai aidé à construire l’Arche ; pendant le déluge on m ’a jetée
« aux bêtes fauves, elles ne m ’ont pas touchée. Je fus un Ange, l’Archange Gabriel,
« je portais de grandes ailes et de longs, très longs cheveux, j ’étais dans les nuages
« avec les autres anges, un jour les diables nous ont fichés par terre, nous sommes
« tombés dans les pays chauds, un homme m ’a tuée et il m’a coupé les ailes.
« ... Ma tête est celle de Louis XI, j ’ai un ventre de vieille matrone qui
« a 2000 enfants, la matrice que j ’ai n ’est pas de moi ; j ’ai un ventre de cou-
« veuse. C’est M. Z... qui a pris mes yeux qui voyaient à quelques kilomètres au
loin.
« ... On m ’a mis un ventre de matrone, de couveuse, j ’ai eu à couver 7 chevaux ;
« j ’ai accouché de toutes sortes d’animaux qui sont au monde (loups, faucons, arai-
« gnées, colombes, anguilles».
tence était devenue inexistante pour avoir dépassé toutes les bornes du possible
et s’être nourrie d’une pure mythologie.
les Hallucinations génitales, etc., est au moins aussi fréquent que celui dont
nous venons seulement de rappeler la physionomie. Malgré la diversité des
phénomènes hallucinatoires qui le composent, il est assez facilement réductible
à la trame amoureuse, mystique, occultiste, folklorique, de la pénétration
ou de l’installation d’un autre dans le corps. D ’où, évidemment, les nuances
et degrés de cette cohabitation. Selon qu’un corps étranger est entièrement logé
dans le corps du Sujet ou qu’il l’habite seulement en partie, selon par consé
quent qu’il y a une distance qui sépare ou ne sépare pas le Sujet-Sujet du Sujet-
objet, l’expérience est celle de la possession plus ou moins totale ou de
l’influence à plus ou moins grande distance. Selon aussi que l’autre est encore
semblable au Sujet (un homme de l’un ou de l’autre sexe bien sûr) ou d’une
autre catégorie d’être (animal, sorcier, esprit, être surnaturel, Ange, Dieu
ou Démon), la relation hallucinatoire change dans sa thématique comme
dans sa structure pour être vécue comme des événements délirants assez
différents pour se présenter en clinique dans des configurations relativement
spécifiques.
Ces expériences hallucinatoires d'influence corporelle constituent donc une
sorte de premier degré de délire de possession, car relativement aux Hallucina
tions de la sensibilité générale des persécutés elles comportent une grande richesse
de phénomènes hallucinatoires qui expriment une division du Sujet dont une
partie est soustraite à sa propre puissance. Les Hallucinations psychiques
(c’est-à-dire concrètement les voix intérieures, les visions, photographies
de pensée, les échos de la pensée qui sont perçus dans la tête, les organes
récepteurs et parfois différentes et s’inscrivant dans tout le corps), les Hallu
cinations psycho-motrices (c’est-à-dire les voix proférées et entendues dans
l’appareil phonateur, la langue, le larynx, le thorax et même, plus paradoxa
lement encore, au bout des doigts ou dans le ventre) plus ou moins combinées
avec les troubles psycho-sensoriels de la sensibilité générale, forment ensemble
la texture de cette expérience d’influence vécue comme un état d’hypnotisme,
de suggestion ou d’emprise qui tient le Sujet et son corps sous la dominance
d’une puissance extérieure à lui-même mais qui le pénètre et le transforme
en robot, en machine. De telle sorte que, là encore, entre le thème de persé
cution qui se déroule, malgré ses points d’impact corporel, dans le monde exté
rieur et les phénomènes de possession interne, le thème d’influence admet toutes
sortes de modalités somatiques ou psychosomatiques de l’événement dont
le Sujet subit l’influence vécue par lui comme une aliénation de ses propres auto
matismes (écriture ou actes automatiques, langage et pensées automatiques,
échos et transmission de pensées, de mouvements, de sensations, etc.). De
même, la prise de distance entre le Sujet et la force qui le « dirige », le « tra
vaille » ou 1’ « habite » — ces relations de maître à esclave, qui admettent
une infinité de formes de réciprocité et de rôle, font l’objet d’expériences
d’influence à la fois extrêmement variées et pourtant foncièrement les mêmes.
Un type d’expérience d’influence, assez remarquable pour mériter d’être
mentionné particulièrement, est l’expérience médiumnique avec son cortège
habituel d’écriture et de langage automatiques, de transes spirites et d’Hallu-
LA T H É M A T IQ U E D É L IR A N T E S O M A T IQ U E 307
(1) Cf. ses L eçon s C liniques, et pour la bibliographie de tous ses travaux sur le
Délire d’influence, les Hallucinations psycho-motrices, le dédoublement de la per
sonnalité, consulter mon livre « H allu cin ation s e t D é lire » (1934, p. 187-188) qu’il
avait bien voulu préfacer.
308 H A L L U C IN A T IO N S C O R P O R E L L E S
rats). A son plus haut degré, l’expérience de possession aboutit à cette sorte
de métamorphose (dont Kafka a si bien exprimé l’étrange avènement) par
laquelle le Sujet devient « corps et âme » animal.
Mais le plus souvent la possession est vécue non point comme l’inclusion
d’un corps dans le corps mais comme l’animation du corps par un esprit
qui s’empare du Sujet. Tel est le thème « sacré » de la possession divine ou dia
bolique (si largement étudiée au xixe siècle notamment par M. Macario et par '
J. M. Dupain). Si la possession par Dieu est exceptionnelle, c’est bien parce que
toute possession est vécue, en définitive, comme un Mal, comme un anéantisse
ment dont même l’image d’un Dieu incarné dans son propre être ne parvient
pas à consoler le Sujet d’avoir perdu sa propriété, fût-ce pour acquérir la toute-
puissance absolue. Sauf, en effet, dans certaines formes de mégalomanie, l’expé
rience de la possession pour être celle par un « être surnaturel » est spécifique
ment la p o s s e s s io n d ia b o liq u e . Cette expérience délirante a tous les caractères
propres du délire hallucinatoire (Hallucinations psychomotrices, glossolalie,
impulsions verbales, etc.), et ce qui la caractérise comme le souligne J. Lher-
mitte, c’est l’intensité des phénomènes hallucinatoires. C’est, en effet, avec
une véritable frénésie que le possédé, véritable énergumène, halluciné tout ce
dont il est possédé, tout ce qui lui vient de l’Autre. D ’où le déchaînement des
actes et paroles absurdes, grotesques, obscènes qui agitent dans leurs transes et
vaticinations ces Sujets devenus des objets, des guignols dont le Diable tire,
comme ils disent, les ficelles. La description de ces expériences de possession
a été faite mille et mille fois par les possédés « habités par le Malin » eux-
mêmes ou par les exorciseurs, depuis les grandes démonopathies et sorcelle
ries du temps du M a l e u s M a le fic a r u m jusqu’aux danses de possession du
Vaudou. Elles ont fait l’objet d’études très importantes et anciennes (Oesterreich,
1927) dont l ’actualité est toujours renouvelée, car les pratiques de magie noire
ou de sorcellerie se poursuivent un peu partout et toujours (1). Être possédé,
envoûté ou victime d’un sort jeté, équivaut à être soumis au pouvoir de l’Autre.
Il suffit de se rapporter à ce que nous venons de rappeler si sommairement
de ces expériences délirantes corporelles pour en saisir le sens fondamental
qui est celui d’une métamorphose hallucinatoire du système relationnel du
Sujet avec Autrui. Or, toute expérience vécue de cette relation sur ce registre,1
(1) Bien sûr, les rapports de la possession rituelle, de l’hypnose et des états psycho
pathologiques, ont fait l’objet de très nombreuses observations et discussions. Nous
devons citer particulièrement celles de H. A ubin (1952), de L. Mars (1955), de
H. Pidoux (1955), de H. Coulomb (1965), de E. D. Wittkower (1971), de R. K. M cAll
(1971). Récemment, deux communications à la Société médico-psychologique de
Paris {Ann. M éd.-P sycho., 1971, 2, 559-572) par A. P éron, M. Bourgeois et coll.
ont à nouveau attiré l’attention sur les « Délires de Sorcellerie » que l’on observe
encore actuellement en France. Deux ouvrages tout récents doivent être signalés :
celui de I. M. Lewis, « E cstasic Religion », Londres, Passgum Press, 1971 et les
C. R. du Symposium « E rgriffenheit und Besessenheit » de 1968, publiés en 1972
sous la direction de J. Z utt.
LA T H É M A T IQ U E D É L IR A N T E S O M A T IQ U E 309
« On m’a enlevé mes doubles. Mes yeux clignotent des réponses. Faites qu’on
« me rende ce qui m ’appartient, absolument tout : 1° ma colonne vertébrale qu’on
« m ’a échangée avec ma moelle épinière et non celle d’une autre ; 2° j ’ai un double
314 H A L L U C IN A T IO N S C O R P O R E L L E S
« qui prévoit les événements à l’avance, c’est avec ça qu’on va former un génie fran-
« çais ; 3° ma lumière, c’est-à-dire ce que je possède dans mon cerveau. On a guillo-
« tiné mon double. On va me laisser partir avec les trois quarts de ma lumière.
« Mon intelligence est très complexe, il s’agit de remettre cela dans une femme
« et dans un génie français. On m’a aveuglée pour me prendre mes doubles. Je n’ai pas
« à pénétrer mes doubles. Je me débats ainsi pour qu’on me rende mon « bayage »
« (sic), c’est ce qui fait ma personnalité. Il me faut : 1° une colonne vertébrale ;
2° ce que j’appelle mon double que j’ai dans les yeux ; 3° mes ovaires ; 4° une
« lumière qui comporte l’intelligence, plus un projecteur de télévision qui prévoit
« les événements ; 5° mon double des yeux, mémoire et bagage intellectuel. Je ne
« veux pas que le Gouvernement fasse le service de mes doubles. On va me laisser
« partir avec un anus avec lequel je ne vivrai pas tellement il est dans un état...,
« anus et vagin font presque un tout. Il faut me changer mon anus, mon péritoine
« et ma vessie. J’ai été le double des docteurs. On décapite mon double, c’est moi
« qui vous double pour ma mère, princesse de Galles ».
Nous n ’en finirions pas de citer travaux et exemples sur le Délire corporel
des schizophrènes qui est une des dimensions fondamentales de la Schizo
phrénie. Rappelons simplement à ce sujet que des auteurs comme M. Gure-
witsch (1932), A. von Angyal (1935), K. Klines (1934), Meerowitch (1949);
E. Morselli (1950), Wieckewicz et Sommer (1960), G. Pankow (I960), S. Follin
(1965), etc. ont particulièrement étudié ce délire somatique des schizophrènes au
point de vue neurologique ou expérimental (1). Son importance a toujours été1
reconnue p ar tous les Psychiatres (1) et Psychanalystes comme une des carac
téristiques du processus de dissociation schizophrénique, du reflux de la libido
ju sq u ’aux sources narcissiques de l ’expérience originale du corps et aux phan
tasmes qui la complexifient (Mélanie Klein) ; tandis que d ’innombrables
études ont été consacrées p ar l’école psychanalytique (Freud, bien sûr, et
Mélanie Klein, mais aussi P. Schilder, P. Federn, Nunberg, Schultz-Henke,
Fromm-Reichman, MmeSechehaye, Fr. Alvim, G. Pankow, S.Lebovici,etc. etc.)
à cette modalité de régression narcissique, G. Gesmano et coll. (1969), E. Agresti
et G. Gesmano (1969) ont noté que parfois le schizophrène payait en quelque
sorte son réveil de la vie autistique p ar la rançon de ses Hallucinations cor
porelles.
(1) Cf. par exemple les thèses de Balvet (1936) ou celle de Bernard Aubin, Mar
seille (1960).
(2) Comme, par exemple, dans l’observation publiée par H. Cenac-Thaly (1968)
où la malade se trouvait dotée d’un pénis hallucinatoire.
316 HALLUCINATIONS CORPORELLES
Bien entendu — et nous aurons l ’occasion de revenir sur ce point plus loin
en exposant les diverses conceptions pathogéniques des Hallucinations en
général — il y a lieu de distinguer, ce que la plupart des auteurs ne font pas,
deux grandes pathogénies correspondant aux deux grandes catégories de
faits dont nous venons de faire l ’inventaire clinique. D ’une part, les Éidolies
corporelles (somato-éidolies) naissent au sein des troubles basaux du schéma
corporel, troubles de type neurologique (désintégration des fonctions partielles
et instrumentales). — D ’autre part, les Hallucinations délirantes corporelles
ne sont que des aspects des diverses modalités du délire corporel que mani
feste la désintégration de l ’être conscient de son corps pour autant q u ’il est
le charnier de son système relationnel avec son monde.
(1) P. J anet a montré à la fin de son œuvre les parentés qui unissent les déli
rants et les Hallucinations des persécutés aux sentiments psychasthéniques et au
syndrome de dépersonnalisation et de déréalisation chez les névrosés. J’ai moi-même
avec Claude publié un travail sur ce point (Ann. M é d .-P sy c h ., 1932). S. Timkowicz
et J. F inder (1970) ont étudié à ce point de vue un cas de dysm orph oph obie chez un
adolescent.
ANALYSE STRUCTURALE ET PATHOGÉNIQUE 319
2° L es diverses structures
et niveaux d ’Hallucinations délirantes corporelles.
Comme pour les activités hallucinatoires des autres sens, celle qui, ici, règle
en quelque sorte la synergie du « sensorium commune » dépend de la désor
ganisation de l ’être conscient. Et c'est effectivement dans la pathologie du
champ de la conscience que, sous forme de crises, d ’états crépusculaires, d ’états
oniroïdes ou oniriques d ’états de dépersonnalisation, les hallucinations
corporelles se présentent le plus nettem ent dans une atmosphère de délire
dans laquelle la transform ation du corps reflète le spectacle ou l ’événement
délirant de la transform ation du monde.
Quant aux désorganisations de l ’être conscient de soi (c’est-à-dire du
système de la personnalité pour autant que ce système des valeurs du M oi
est aussi le système de la réalité), elles entraînent nécessairement la perte
de l ’unité de la personne, son aberration. Et comme nous venons de le voir,
les diverses fantasmagories du délire corporel ne sont pas autre chose que
cette métamorphose fantastique des rapports du Moi à son monde qui entraîne
nécessairement une volatilisation phantasmique des images du corps.
guère de différence que de style. Nous reviendrons plus loin sur tous les pro
blèmes posés par ces hallucinogènes de telle sorte que nous n ’en parlons ici
que pour mémoire et pour souligner l ’importance considérable de ce facteur
organique hallucinogène qui, somme toute, seul peut rendre compte de la
possibilité d ’une action hallucinolytique de certains « contrepoisons ».
Ce rapide coup d ’œil jeté sur les faits qui peuvent orienter un concept
étiopathogénique des expériences hallucinatoires corporelles doit nous per
mettre de préciser deux points fondamentaux.
Le premier, c ’est que toute conception purement psychogénique n ’est pas
recevable pour autant que toutes les modalités hallucinatoires qui altèrent
la perception du corps nous renvoient à un bouleversement du vécu irréductible
à son sens. C ar s’il est bien vrai q u ’aucune expérience du corps, fût-elle patho
logique, n ’est vécue q u ’à la condition de l’être dans la m étaphore ou le sym
bolisme du sens que le corps anime de ses désirs représentés, il est tout aussi
évident que l ’expérience délirante ou le trouble du schéma corporel ne se cons
tituent que lorsqu’une désorganisation de l’être psychique fait tom ber l’im a
ginaire de sa virtualité facultative dans la perception normale de son actualité
fatale dans ces troubles.
Le second, c’est que la hiérarchie des phénomènes hétérogènes qui cons
tituent la masse des Hallucinations corporelles nous apparaît maintenant
en pleine clarté.
A un niveau inférieur ou instrumental de la vie de relation, la désintégration
de l ’infrastructure perceptive (image spatiale du corps) produit des p h é n o m è
n e s é id o lo -h a llu c in o siq u e s , en quelque sorte « périphériques », qui ne dépen
dent pas d ’une altération de la conscience ou du Moi et ne les altèrent pas non
plus.
Au niveau supérieur au contraire, celui des désorganisations de l’être,
apparaissent les vraies Hallucinations corporelles, c ’est-à-dire les H a llu c in a tio n s
c o r p o r e lle s d é lir a n te s . Elles se partagent naturellement en deux catégories :
les Hallucinations corporelles qui manifestent les déstructurations du champ
de la conscience à travers tous les niveaux de la dissolution dans les Psychoses
aiguës (expériences délirantes et hallucinatoires corporelles) — les Halluci
nations corporelles qui manifestent les désorganisations de l ’être conscient
de soi (dans les délires chroniques et jusqu’à y compris les névroses), c’est-à-dire
les formes mêmes de l ’altération ou de l ’aliénation de la personne ici atteinte
dans le lieu qui unit le corps à ses relations avec autrui.
Ainsi, q u ’il s’agisse d ’Éidolies hallucinosiques corporelles ou d ’Hallu
cinations corporelles délirantes, à tous les niveaux l ’apparition de l’Hallu
cination corporelle représente l ’apparition positive de fantasmes sous la cons
titution négative des structures qui l ’engendrent, l ’imaginaire qui épouse
les formes du corps qui se dissout, soit dans l ’espace de sa représentation,
soit dans le système de ses relations avec le monde.
323
NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE
(sa u f « M e m b r e f a n t ô m e » b ib lio g r a p h ie ).
N . B. — Nous avons indiqué (p. 284) le nom des auteurs et la date des travaux sur le membre fantôme.
T R O ISIÈ M E P ARTIE
(1) Nous avons dans la Première Partie de cet ouvrage spécialement noté le
caractère artificiel et l ’incohérence des classifications des «Hallucinations», des
phénomènes psycho-sensoriels, psychiques ou encore des Pseudo-hallucinations
(Carl S c h n e id e r , G. P e t it , etc.). Plus récemment, P. E . N a t h a n et coll. (1969) nous
ont fourni un exemple de ces « classifications » abstraites.
C H APITRE P R E M IE R
perceptions illusoires d ’objets réels, les sensations anormales et, bien sûr aussi,
avec le rêve ou le délire dont, dans la plupart des cas, elles se distinguent aisé
ment alors que parfois, au contraire, elles s’en rapprochent en posant les difficiles
problèmes qui font l ’objet de tant de discussions. Nous renvoyons le lecteur à
la fameuse discussion de 1855 dont nous avons déjà parlé (cf. plus haut p. 83),
aux prises de position de M oreau (de Tours), de Delasiauve, de Parchappe, de
Michea, etc. pour bien saisir que toutes les relations entre ces divers phénomènes
si âprement discutées il y a cent ans ne sont pas pour autant élucidées. Reve
nons d ’abord à cette époque héroïque où le cas du libraire Nicolaï (1)
déclencha les homériques luttes pour ou contre la sensorialité primitive de
l ’Hallucination, pour ou contre la nature imaginative ou sensorielle, ou encore
la nature délirante ou non de l ’Hallucination, etc.
Le cas du libraire Nicolaï. — « Pendant les derniers dix mois de l’année 1790,
« dit-il, j’avais eu des chagrins qui m’avaient profondément affecté. Le docteur
« Selle qui avait coutume de me tirer deux fois du sang par an, avait jugé con
te venable de ne pratiquer cette fois qu’une seule émission sanguine. Le 24 février
« 1791, à la suite d’une vive altercation, j ’aperçus tout à coup, à la distance de
« dix pas, une figure de mort ; je demandais à ma femme si elle ne la voyait pas;
« ma question l’alarma beaucoup et elle s’empressa d’envoyer chercher un méde-
« ein ; l’apparition dura huit minutes. A quatre heures de l’après-midi, la même
« vision se reproduisit, j ’étais seul alors; tourmenté de cet accident, je me rendis à
« l’appartement de ma femme; la vision « m’y suivit ». A six heures, je distinguai
« plusieurs figures qui n’avaient point de rapport avec la première.
« Lorsque la première émotion fut passée, je contemplai les fantômes, les prenant
« pour ce qu’ils étaient réellement : les conséquences d’une indisposition. Pénétré
« de cette idée, je les observai avec le plus grand soin, cherchant par quelle asso-
« dation d’idées ces formes se présentaient à mon imagination; je ne pus cependant
« leur trouver de liaison avec mes occupations, mes pensées et mes travaux. Le
« lendemain, la figure de mort disparut; elle fut remplacée par un grand nombre
« d’autres figures représentant quelquefois des amis, le plus ordinairement des
« étrangers. Les personnes de ma société intime ne faisaient point partie de ces
« apparitions qui étaient presque exclusivement composées d’individus habitant
« des lieux plus ou moins éloignés. J’essayai de reproduire à volonté les personnes
« de ma connaissance par une objectivité intense de leur image, mais, tout en voyant
« distinctement dans mon esprit deux ou trois d’entre elles, je ne pus réussir à rendre
« extérieure l’image intérieure, quoique auparavant je les eusse vues involontai-
« rement de cette manière et que je les aperçusse de nouveau quelque temps après
« lorsque je n’y pensais plus. Une disposition d’esprit me permettait de ne pas
« confondre ces fausses perceptions avec la réalité » (in Brierre de Boismont, p. 33).
EXEMPLES CLINIQUES
« dit-elle, à voir des parapluies. Ils étaient ouverts. Il y en avait deux ou trois. Si
« une personne venait, je la voyais surmontée d’un parapluie. Tenez, maintenant
« je vous vois avec un parapluie sur la tête. Il est là. Tenez, il y en a deux. Ils s’envolent.
« Maintenant ce sont des ballons d’enfants qui montent. Ils sont généralement ornés
« de soutaches et de couleurs. Ensuite, j’ai vu de petites souris blanches. J'ai compris
« que c'était des effets de lumière. Ensuite, j’ai vu des chats en quantité, des chiens
« puis des chevaux. Ce sont des attelages plutôt pauvres, des camions, des voi-
« tures de livraison. Je ne m’en écarte pas car je sais qu’ils n’existent pas. Tenez,
« je les vois là ».
Examen du 18 mai 1935. — La malade est toujours complètement aveugle. Elle
est très lucide, très pertinente, intelligente et très bien orientée. Voici comment elle
décrit ses phantopsies : « Il y a là un talus vert avec des arbres comme il y en a en cette
« saison. Ils sont là sur le talus. Depuis deux ou trois jours je vois des figures humaines.
<f Je vois aussi des escaliers monumentaux. Il y a une immense plate-forme où se trouve
« mon lit, et une série de plate-formes successives. Il y a des rampes qui partagent les
« escaliers. Depuis deux ou trois jours, je vois tout à coup une personne qui monte,
« qui me présente quelque chose et qui disparaît. Hier, quand ma mère est venue,
« j’ai vu un grand monsieur à côté d’elle avec un imperméable. Ça me fait l’effet qu’il
« y avait vraiment quelqu’un. Je vois beaucoup de personnages avec des enfants sur
« les bras. Je suis toujours dans une espèce de paysage. Tenez, il y a le talus vert.
« Je vois des mannequins de maisons de confection en quantité, et puis des choses
« bizarres, tout le temps des chaises qui s’envolent, des tables qui se mêlent...».
Mémoire visuelle. — Très exacte et très détaillée. Décrit des objets ou des scènes
avec une grande minutie. La perception interne des ensembles, le « maniement »
des images est très facile et correct.
Imagerie mentale. — Elle se représente avec vivacité et richesse toutes les scènes
qu’on lui suggère. Elle les « voit » nettement. Si on la prie de se représenter les images
de ses fantasmagories habituelles, elle les revoit autour d’elle, projetées dans l’espace,
mais seules sont capables de cette spatialisation, « de devenir comme si elles étaient
vraies» les images qui se présentent spontanément sous cette forme (parapluies,
chevaux, etc.).
Orientation spatiale. — L’épreuve de l’aplanotopognosie est négative. Elle s’oriente
parfaitement parmi les meubles et les objets et réalise très bien le plan de la pièce.
Il n’existe aucun trouble du schéma corporel.
Le 17 octobre 1936. — Il y a peu de modifications de l’état psychosensoriel.
La cécité est absolue. Les visions sont monotones. Elle distingue deux séries de jours:
les jours blancs et les jours noirs qui alternent régulièrement. Dans les jours blancs,
« comme aujourd’hui », dit-elle, elle a l’impression d’un fond de lumière laiteuse,
peu éclatante. Les visions sont en grisaille. Elle voit beaucoup d’entrelacs, de bran
chages ornementaux. Elle est comme en auto et voit défiler des voitures. Elles sont là,
à trois ou quatre mètres devant elle. Elles vont et viennent. Dans les jours noirs, le
fond est foncé. Il y a des dessins ornementaux de boiseries, avec carrelages rouges
et blancs. Parfois ce jour-là elle voit des animaux. Le thème des parapluies a à peu près
disparu.
Interrogée sur la différence entre ces « visions » et les rêves, elle déclare qu’elle rêve
très peu, mais ces images de rêves sont différentes de ces visions parce que les visions
« c’est dans les yeux ». Parfois, dit-elle, je me représente un lac devant moi, il me semble
EXEMPLES CLINIQUES 333
que je vais y tomber. Je vois aussi des paysages compliqués. Tout ça est en mouvement.
C’est agaçant à la longue.
D écem b re 1937. — L’état de la vision est le même et l’état général est satisfaisant.
Nous n’avons pas pu examiner la malade qui s’est déplacée très loin de Paris. Voici
les renseignements fournis sur l’état actuel des troubles. « La diversité des images
« est toujours la même ainsi que leur fugacité. Quant aux images, elles se déroulent
« comme il se ferait dans un voyage en automobile très rapide, ne permettant pas
« l’observation des détails. C’est un film qui se déroule horizontalement, presque
« toujours de gauche à droite. La nature des images correspond aux vues d’un voyage:
« campagne, soleil, personnages, maisons, avec pourtant des lacunes faisant appa-
« raître sans transition une image ne suivant pas la précédente. Je veux dire par exemple
« une route couverte de neige traverse subitement une campagne verdoyante et enso-
« leillée, puis c’est brusquement le centre d’une ville avec de grandes maisons dont
« il est impossible de compter le nombre d’étages comme il arriverait à un myope pour
« un nuage au-delà de son horizon ».
Il avait vu tout d’abord « des visions » de couleurs, suivant d’ailleurs un ordre très
particulier. Au début, c’était du rouge, puis beaucoup plus tard ce fut du bleu. Cepen
dant, la couleur rouge, d’abord uniforme, se transforma peu à peu et s’associa à des
aspects figurés : c’était des têtes à contours assez peu précis, en général des « têtes
de messieurs avec un faux-col » et presque toujours dans des cadres. Cela ressem
blait à un tableau. Puis ce fut des bustes et enfin des paysages (maison avec la cam
pagne autour, parfois aspect de château féodal avec pont-levis, etc.). Ces paysages
étaient également encadrés, se projetaient sur le mur et prenaient l’aspect de tableaux.
Ils étaient très colorés, d’abord surtout en rouge, puis ultérieurement en bleu. Ces
visions n’ont jamais été unilatérales, à des distances variables; leurs dimensions
étaient d’ailleurs proportionnelles à la distance qui les séparait de l’œil. Elles parais
saient d’autant plus petites qu’elles étaient plus rapprochées. Mais, fait très parti
culier, elles suivaient tous les mouvements de la tête du malade et restaient toujours
dans le même axe par rapport à ses yeux.
Beaucoup de ces visions étaient agréables et jolies : le malade était émerveillé de
la beauté et de la richesse des couleurs. Il s’étonnait qu’il « put les projeter n’ayant
jamais rien eu d’un peintre ». Cependant la vision de certaines têtes lui était pénible.
Par moments les visions prenaient un caractère lilliputien. Tantôt c’était des
«tableautins»; d’autre fois c’était de «jolies figurines» qui apparaissaient sur la
nappe blanche. Elles étaient colorées en rouge et semblaient émerger d’une nappe
d’eau. On aurait dit qu’elles se baignaient.
Mais le caractère véritablement très spécial de ces Hallucinations réside dans les
circonstances de leur production: si dans un certain nombre de cas elles apparaissent
spontanément, dans d’autres cas elles sont nettement liées à des conditioris très par
ticulières de lumière et d’éclairage. C’est ainsi qu’elles sont provoquées par la vue
d’objets brillants, notamment des objets en cuivre: c’est pourquoi le malade ayait fait
enlever par sa femme tous les objets de cuivre de son appartement. Elles surviennent
aussi facilement le soir à la lumière artificielle. La nappe blanche de la salle à manger
éclairée par le reflet de la suspension à gaz constitue la condition optima pour l’appa
334 LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES
rition des figures lilliputiennes; celles-ci survenaient tous les soirs aussitôt que la
table était desservie et que la blancheur de la nappe n’était plus masquée par les
couverts. Il y a donc lieu de souligner que ces Hallucinations visuelles ne sont pas
indépendantes des excitations extérieures et que certaines conditions de lumière
sont susceptibles de les provoquer. Le malade signale en outre qu’il lui semble que
son attitude mentale ne soit pas indifférente à l’intensité et à la fréquence des visions
de ces Hallucinations : il croit qu’en « y prêtant attention » les visions sont plus fré
quentes et plus vives: «Je les subissais, dit-il, mais j’essayais de ne pas m’y prêter
afin de ne pas m’éloigner du normal ».
L’apparition de ces phénomènes visuels laissèrent le malade fort perplexe quant
à leur interprétation. Il avait bien l’impression d’un phénomène « subjectif »; c’était
comme « s’il projetait tout cela »; et d’un autre côté cependant il lui semblait qu’il
y avait là quelque chose qu’il «subissait».
— Une malade de L. van Bogaert (J. belge de N. et P. 1934, cas II) (foyer vascu
laire de la région interpariétale droite chez un diabétique) présentait une hémiano
psie latérale homonyme gauche avec, par accès, déviation oculo-céphalique gauche.
Le médecin lui semblait grand comme un timbre-poste, sa fille comme un porte-mine.
EXEMPLES CLINIQUES 335
Les fenêtres et la pièce étaient toute petites. Les meubles étaient déformés, les objets
en mouvement autour d’elle changeaient de taille. La malade critiquait parfaite
ment les illusions.
— Dans l’observation de thrombose veineuse post-puerpérale de MacD. Critchley
( R o y a le S o c . U n ited K in g, 1949), la malade voyait par moments son mari à la fois très
grand et loin situé. D ’autres fois les objets étaient déformés et flous.
— Une malade de H. L. Teuber et coll. (rapportée dans leur ouvrage sur les bles
sures du cerveau, Harvard Univ. Press, 1960, cas A 104) avait subi une blessure de
guerre par projectile ayant pénétré à droite de la protubérance occipitale externe,
blessure ayant laissé pour séquelle un scotome paracentral homonyme gauche. C’est
vers la huitième année après la blessure que débutèrent les crises illusionnelles: brus
quement tous les objets situés à la gauche du malade semblaient s’allonger vers le bas
et la gauche. En même temps, les objets situés à cheval sur les deux hémichamps
augmentaient de taille pour leurs parties gauches ou inversement. Dans les attaques
ultérieures, un papillotement était perçu dans l’aire scotomateuse, et les objets
vus « comme en coupe » et recouverts d’une sorte de grille. Plus tard encore appa
rurent des crises de désarticulation soudaine de l’espace visuel : les objets oscillaient
d’avant en arrière, ou bien le malade présentait des phénomènes polyopsiques et pali-
nopsiques.
— Dans le cas I de I. et K. Gloning et K. Weingarten (1954), le malade (épilepi-
tique) après avoir subi un examen de fond d’œil, voit dans l’hémichamp gauche
une sphère lumineuse jaune identique à l’image de l’ophtalmoscope. Cette appar-
tion se renouvelle plusieurs fois pendant trois jours. Ayant ensuite manié et perçu
du sucre en poudre, il eut des crises répétées de même type « palinopsique » : il
revoyait le sucre.
— Une malade de H. Walther-Büel (1951, cas 17) avait un méningiome de la petite
aile entre lobe temporal et lobe frontal droit. Elle éprouvait au début de ses crises
une impression de changement général prenant la forme d’un sentiment d’étrangeté
ou de paradis. Mais c’est l’espace qui se modifiait avant tout: la pièce où elle se trou
vait prenait des proportions immenses et s’élargissait à l’infini bien que les objets
qui s’y trouvaient ne paraissaient pas changer de taille. Les voix résonnaient lointaines
et étranges et des Hallucinations auditives et olfactives survinrent également. On notait
une mydriase pendant les crises. A l’examen, parésie faciale gauche et stase papillaire
bilatérale.
— Une malade de D. Williams (1956, cas 13) présentait une épilepsie temporale
avec décharges à 5 c/s dans les deux régions temporales mais prédominant à droite
pendant les crises. Il éprouvait une sensation de froid puis de raidissement du côté
gauche du corps. Un « vague sentiment de panique » apparaissait alors et tous les
objets semblaient s’éloigner du malade. Les voix réelles comportaient un écho et
avaient une qualité differente « comme si je m’écoutais moi-même » précisait-elle.
La crise durait quelques secondes.
Parfois c ’est sur un fond de cécité psychique (ou corticale) que se développent
ces images éidoliques comme dans les observations anciennes de Berger, de
Schirmer (cf. sur ce point la psychopathologie de la cécité psychique, J. Soury,
Système nerveux central, tome II, 1899, p. 1475-1485) et P. Quercy (tome II,
1930, p. 294-300). L ’observation de Barat (/. de Psychol., 1912) est souvent
citée aussi (Ramollissement symétrique de la cérébrale postérieure, anosogno-
336 LES Ê1D0L1ES HALLUCINOSIQUES
Mme R..., 62 ans, est entrée à la Clinique en octobre 1930. Syphilis. Elle a d’abord
entendu, en 1927, un sifflement à l’oreille gauche: comme un sifflet d’usine qu’on
entend de loin. Pendant deux mois et demi ça n’a pas discontinué. Elle ne pouvait pas
dormir la nuit. « Ça a chantonné comme une casserole d’eau sur le feu pendant
« un an. Ensuite ça chantait fort et c’est devenu insensiblement une ritournelle, une
« rengaine: « Tournez-vous Marie », ou « C’est pour vous Marie » (Marie n’est pas
son nom). Depuis lors, elle entendait cela très fort et sans arrêt. Quand elle s’assou
pissait on la réveillait. Quand elle écoutait autre chose ça s’atténuait. Jamais elle
n’a pensé que c’était quelqu’un qui chantait ou parlait. « Parfois ça ressemble à une
voix d’homme, mais ça ne peut pas être naturel ». Examinée, elle présentait une hypo-
acousie bilatérale, labyrinthite légère mais nette de l’oreille gauche (Dr. Decourt).
Durant son séjour dans le service elle fut traitée (et même impaludée) sans résultat.
Elle nous disait: « C’est une horreur, comme ça me chante fort. Ça chante des deux
« côtés, mais surtout du côté gauche. Je me rends compte que ça ne peut pas être.
« Je sens que ça n’est pas réel, que ce sont mes nerfs. Il faut que j’aie le cerveau
« bien équilibré pour supporter ça ».
EXEMPLES CLINIQUES 337
crises au cours desquelles elle sentait sa gorge envahie p ar des lettres q u ’elle
sentait comme des corps étrangers.
Cela revient à dire que dès notre premier examen de faits ceux-ci ont bien
un dénominateur commun (ce sont des images hallucinatoires qui ne s’intégrent
pas dans la totalité ou la normalité du champ perceptif), mais q u ’elles se
divisent naturellement en deux catégories que nous appellerons les phantéidolies
et les protéidolies.
logique. Elles sont précisément des images et ne cessent pas de l’être pour
être séparées de l’ensemble des perceptions étant toujours placées entre les
parenthèses temporelles ou spatiales d’une zone d’imaginaire, d’un état de
phénomènes sut generis inexplicables et insolites. C’est cette rupture avec le
continuum perceptif qui consacre leur caractère d’expérience vécue de l’imagi
naire lequel tout en se présentant comme un objet de perception demeure
rattaché à l’espace inférieur et subjectif. La structure fragmentaire ou abortive
de cette imagerie la présente selon deux modalités. L’une, spatiale, qui creuse
dans le champ perceptif la place où se déroulent les fantasmagories visuelles,
auditivo-verbales ou corporelles. L’autre, temporelle, en ce sens que dans la
simultanéité synchronique du vécu actuel s’opère une sorte de décalage relative
ment à cette actualité, les Éidolies apparaissent alors comme n’appartenant pas
à l’actuahté du vécu ou contrastent avec elle, pour être seulement dotées d’une
sorte d’extratemporalité. Leur présence n’appartient pas au présent. Ainsi que le
fait remarquer Burchard (1965) à propos de ses expériences tachistoscopiques,
les images (les préformes ou Vorgestalten du préconscient) occupent une sorte
de coupe transversale ( Querschnittsmässigkeit, terme qu’emploie Burger
Prinz) dans un espace de temps comme suspendu et séparé. Seul un mouvement
autochtone les anime qui les immobilise dans une instantanéité sans dévelop
pement.
a discerné la critique que le Sujet exerce en tan t que jugem ent de réalité et,
pourrions-nous dire encore, la mise entre parenthèses du vécu comme tel,
c ’est-à-dire comme affection du Sujet. C ar l ’Éidolie hallucinosique est et
demeure sans réalité dans la mesure où, comme le disait W. James, « ce
qui est réel c ’est ce qui est im portant ». Or, pour si intéressante, captivante
ou étonnante que soit l ’expérience éidolique, elle n ’a pour le Sujet q u ’une
« importance » secondaire (c’est gênant) ou médiate (c’est une maladie du
cerveau, ou des yeux, ou des oreilles...).
Peut-être pouvons nous saisir par son caractère même de séparation du
réel image « encadrée », la raison de l ’illusion des auteurs qui envisagent le
phénomène éidolo-halludnatoire comme 1’ cc Hallucination vraie » (Mourgue
et tan t d ’autres). L ’image éidolique étant l ’objet d ’un travail d ’exception
(comme Husserl le disait de la perception), ce travail consiste à prendre pour
objet un détail « sans importance » du champ perceptif dont les virtualités
sont infinies ; de telle sorte q u ’en définitive c ’est bien quelque chose comme l ’acte
de perception que simule la vision de l’image éidolo-hallucinosique, mais c’est
une perception qui n ’a de la perception que l ’apparence pour n ’en représenter
q u ’une des fonctions, celle précisément de l ’isolement du processus d ’analyse
et de différenciation hors de l ’acte du jugem ent qui confère à l ’objet sa réalité (1).
Si bien que cette « perception-sans-objet-à-percevoir » ne transgressant pas
la loi de la réalité qui édicte le « licite » de la perception, ne constitue pas
une Hallucination complète ou, si l ’on veut, « vraie ».
(1) On comprend alors pourquoi ce sont les théoriciens les plus mécanistes de
l’Hallucination (de Tamburini à G. de Morsier), et en tout cas ses cliniciens les
plus superficiels, qui pour prouver la nature sensorio-mécanique de l’Hallucination,
la réduisent à cette structure éidolique fragmentaire, comme si elle constituait l’atome
« réel » de l’Hallucination, et cela sans apercevoir que la structure même du phé
nomène hallucinatoire en général, y compris les Éidolies que nous décrivons ici,
implique précisément — même à ce niveau — non seulement un simulacre de per
ception mais quelque chose comme un simulacre d ’Hallucination.
I
PHÉNOMÉNOLOGIE ÉIDOLO-HALLUCINOSIQUE 343
des deux premiers critères que nous venons de dégager peut nous aider à
discerner ce qui, dans la pathologie des erreurs des sens, relève non point
d’un trouble général de la conscience ou de la personnalité (de ce que nous
appellerons plus loin le « corps psychique ») mais d’un trouble partiel des
fonctions des instruments perceptifs. Dans beaucoup de cas le « syndrome »
de déficit sensoriel partiel (diminution de l’activité des récepteurs — brouil
lage de l’information — agnosie, etc.) est assez évident (comme chez les
ophtalmopathes, les otopathes, les hémianopsiques, les blessés ou lésés des
aires de projection spécifique corticales). Par contre, certaines « phantéido-
lies », dont l’exemple le plus courant et le plus frappant est Y aura sensorielle
posent un difficile problème : comment peut-on dire à leur sujet qu’il s’agit
d ’un processus partiel puisque, précisément, la dissolution psychique et psy
chomotrice paraît être globale dans ce trouble paroxystique comitial? C’est
qu’il en est pour l’aura comme pour l’Hallucination hypnagogique, savoir
qu’avant de se généraliser le processus de déstructuration de la conscience
opère ses premiers effets dans les sphères sensorielles sous forme de « phé
nomène d’isolement » (au sens de Munk comme y insiste R. Mourgue).
Le caractère fragmentaire ici de cette catégorie d’Éidolies renvoie plus exacte
ment à son caractère « abortif » : il s’agit d’une circonscription dans le temps.
Si l’activité hallucinatoire délirante est inséparable, comme nous ne cessons
d’y insister, des processus pathologiques, les Éidolies hallucinosiques sont insé
parables de la pathologie des appareils sensoriels ou, plutôt, en étendant cette
notion à l’ensemble des organes récepteurs et des centres qui assurent les diverses
perceptions, des appareils psycho-sensoriels (systèmes ou analyseurs perceptifs),
soit dans leur portion périphérique, soit dans leur portion centrale. D ’où, répé-
tons-le, le caractère essentiellement « neurologique » de ce trouble (1). Il
devient évident dès que l’on pousse l’analyse clinique des Éidolies, car on ne
tarde pas à découvrir les troubles de l’activité perceptive qui en constituent
la condition formelle nécessaire sinon suffisante. Sans aller jusqu’à envisager
ici les problèmes pathogéniques que nous retrouverons plus loin, la clinique
nous apprend que c’est au cours des affections nerveuses et cérébrales qui
altèrent effectivement ces analyseurs perceptifs que les imageries hallucinosiques
les plus typiques se présentent. Il suffit en effet de se rapporter aux exemples
que nous avons déjà cités ou à ceux auxquels nous allons maintenant nous
référer, pour considérer comme évidente la condition négative de ces troubles.
Soit (et c’est certainement le cas le plus fréquent) que des Sujets « de par1
(1) N ous précisons bien q u ’à nos yeux, « neurologique » ne s ’oppose pas à « psy
chiatrique » dans le sens hélas ! habituel où l ’on distingue la neurologie, science
de la pathologie du système nerveux de la psychiatrie, science des m aladies « m en
tales ». P our nous, N eurologie et Psychiatrie sont les deux sciences jumelles, encore
que distinctes de la pathologie nerveuse. M ais la Psychiatrie a p o u r objet la disso
lution des fonctions nerveuses supérieures d ’intégration et la N eurologie a p o u r
objet les désintégrations partielles des fonctions nerveuses instrumentales, notam m ent
des analyseurs perceptifs.
344 LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES
LES D E U X G R A N D S G R O U P E S D ’É ID O L IE S
(Protéidolies et Phantéidolies)
Il y a lieu de distinguer si l’on veut voir un peu clair dans la masse énorme
des faits dispersés et souvent ensevelis dans le fatras d ’études sur la « neurologie
des Hallucinations », les « Hallucinations dans les affections des organes des
sens », les « Hallucinations partielles ou isolées chez les norm aux », ou encore
les « Hallucinations » dites « vraies » en les tenant pour des phénomènes
sensoriels « réels », etc. — il y a lieu de distinguer deux types fondamentaux des
Éidolies dont nous venons de décrire la structure spécifique générale : les
« protéidolies » et les « phantéidolies » (1).1
(1) La distinction (très superficielle mais qui répond à une structuration profonde
du phénomène éidolique) entre Hallucinations «élémentaires» et Hallucinations
«complexes» va trouver ici sa véritable justification, telle que dans son excel
lente étude J. Z ador (cf. son travail sur la mescaline plus loin p. 650-652) l’a
pressentie sans l’expliciter (1931).
PROTÉIDOLIES ET PHANTÉIDOLIES 345
— 1° L es p ro té id o lie s.
Nous en avons déjà donné plus haut une première définition que nous
devons maintenant approfondir — Du point de vue clinique, il s’agit géné
ralement de figures éidoliques qui apparaissent dans des conditions que l’on
peut appeler « spécifiques », car elles ont un radical commun à toute l’espèce
humaine.
(1) Nous employons ce mot peu usité qui désigne ce qui est de la nature des
« scories ».
346 LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES
des sens ; c’est cette concordance ou cette conformité qui, d’après J. J. Gibson,
constituent la structuration de l ’acte perceptif. Or, si les milieux sensoriels (les
milieux de la cornée, de la substance vitrée du cristallin, la circulation même des
tissus choroïdiens ou rétiniens, ou encore la chaîne de transmission de l’oreille
moyenne ou les mouvements de la membrane basilaire ou les variations des
potentiels endolymphatiques, etc.) sont organisés anatomiquement et physiolo
giquement pour rester inapparents ou silencieux, ils peuvent devenir sous
l’influence de conditions pathologiques l’objet de fausses perceptions en vertu
même des probabilités aléatoires qui représentent pour toute organisation
psycho-sensorielle la virtualité pour ainsi dire infinie d’intervention des signaux
externes et internes (ou somatiques) dans la constitution des messages d’infor
mation — Une autre source proprioceptive de l’imagerie éidolique est constituée
par les résidus ou scories de la perception. Ceux-ci normalement demeurent
subliminaux à l’égard des seuils perceptifs, mais c’est d’eux que dépend l ’impor
tance des images consécutives ou éidétiques, ou encore les illusions liées aux
facteurs kinétiques, chimiques ou électriques de l’activité psycho-sensorielle
(photopsies, lueurs entoptiques, phosphènes, acouphènes, etc.).
Le corollaire clinique de l’origine des Éidolies à partir de l’information
proprioceptive (c’est-à-dire de l’apparition d’Éidolies extraites du monde
physique, chimique, anatomique ou plus exactement physiologique xies appa
reils psycho-sensoriels périphériques ou centraux), c’est que les images qui
surgissent ainsi de ces anomalies sensorio-perceptives portent en elles-mêmes
les marques de d é fo r m a tio n s e n d o g è n e s caractéristiques ; elles sont des cons
tructions d’images paradoxales, comme le sont les productions grapho-mathé-
matiques de Mauritz-Cornelius Escher ou les « formes impossibles », prennent
(v. PI. III, p. 1184) au piège l’halluciné, mais en lui laissant la faculté de se
déprendre de leur sortilège.
Les protéidolies, si elles se présentent dans le champ en quelque sorte
périphérique (ou plus exactement comme des inclusions hétérogènes) dans le
champ de la conscience avec leurs caractères particuliers et exceptionnels d’esthé-
sie ou de forme, présentent en effet des anomalies propres à leur présentation
et à leurs contenus. C’est le cas de la tendance à la duplication et à la répé
tition pouvant aller jusqu’aux multiplications et répétitions sérielles des formes
(défilés, figures géométriques disposées en réseaux ou mosaïques, rythmes,
ritournelles) ou de leur présentation paradoxale à l’égard du champ perceptif
(images « recouvrantes » posées à la surface d’objets-apparition en contraste
avec le fond devenu noir ou silencieux, interférences synesthésiques de séries
optico-acoustico-verbales).
Leurs configurations temporo-spatiales sont déformées (mouvements pen
dulaires rythmés ou saccadés, fixité de la localisation dans une partie du champ
perceptif, anomalies de grandeur, transformations kaléidoscopiques, etc.) ; par
fois les contenus hallucinatoires subissent des déformations encore plus étran
ges (figures ou mots incomplets, dysmégalopsie, mélange grotesque ou
monstrueux de formes, expression dans un langage paraphasique, etc.). D ’autres
fois encore elles sont en relation avec des « restes » perceptifs (images consé-
Planche I
P ro té id o lie s
2° Les phantéidolies.
P h an téidolie
Hallucination « encadrée » insérant sa figuration fantastique
dans un champ visuel normalement « encadrant »
(d’après W. Mayer-G ross, Handbuch du Psychiatre de Bumke, 1928).
PROTÉIDOLIES ET PH A NTÉID OLIES 349
p ar le Sujet qui les reconnaît pour telles, etc.) qui, en fin de compte, les réduit
à des erreurs des sens pathologiques caractérisées p ar leur caractère partiel,
fragmentaire, ne s’applique pas aisément à ces « bouffées » ou « coulées »
de rêve... E t pourtant ces rêves ont quelque chose de « fragmentaire ».
Il s’agit, en effet, d ’un onirisme qui au lieu de se développer au point de remplir
la totalité du champ de la conscience n ’en occupe q u ’un secteur pour s’enca
drer — et parfois s’immobiliser — dans une image ou une série d ’images scé
niques insolites comme un fragment de rêve (voir planche II). Mais une
telle imagerie remplit de sa hernie ou de son flux onirique un espace de
temps.
Par là même, plus que le rêve qui déjà se met entre parenthèses dans le flux
historique des événements, ces morceaux de rêve n ’occupent dans l ’existence
q u ’un petit coin exigu, furtif, et, somme toute, exclu. Ce qui caractérise, en
effet, la structure partielle ou encadrée de ces « Phantéidolies », c ’est que la
scène onirique éidolo-hallucinosique n ’est pas vécue comme événement, fût-il
après coup reconnu pour être fictif (à la différence cette fois de ce qui se passe
dans le rêve). Autrement dit, la phénoménologie des phantéidolies est constituée
essentiellement par l ’échappement de l ’activité du rêve au contrôle d ’une
conscience encore normalement constituée ou en train de s’altérer (comme
dans la phase hypnagogique) ou au contrôle q u ’au niveau des systèmes per
ceptifs l ’intégration (1’ « arousal » sensoriel) assure à l ’égard des phantasmes
virtuels.
Bien sûr, des phénomènes aussi connus et aussi profondém ent étudiés
que l ’aura épileptique ou l ’Hallucination hypnagogique sont les prototypes
de ces phantéidolies : le caractère fragmentaire ou, si l ’on veut, « circonscrit »
du rêve constitue leur caractéristique essentielle. Elles impliquent trois formes
cliniques : celles qui ont un caractère paroxystique — celles qui ont un carac
tère limité dans leur champ perceptif — et celles qui doublent dans le champ
perceptif la perception des objets.
(1) Auras qui peuvent fort bien ne contenir que des « protéidolies », car comme
nous y insisterons plus loin, dans le genre des Éidolies les protéidolies et les phan
téidolies ne sont que des espèces qui ne peuvent pas être radicalement séparées de
ce qu’elles peuvent avoir de commun entre elles.
350 LES É1DOLIES HALLUCINOS1QUES
plus paradoxal que ce qui est vu, entendu, ressenti dans l ’espace d ’une repré
sentation fascinante, prend le masque de figures, de souvenirs, d ’objets parfai
tement familiers. Ineffable d ’autant plus inexprimable q u ’il est aux yeux, aux
oreilles, au nez, dans ou sur la peau du Sujet, extraordinairement esthésique
mais aussi absolument rebelle à toute catégorisation dans la commune réalité.
Les patients, en effet, accusent tout à la fois le caractère mystérieux, prodigieux,
étonnant et incompréhensible de visions, d ’auditions ou de sensations q u ’ils ne
savent où situer dans la hiérarchie du réel et qui leur font incessamment
répéter que c’est « comme si c ’était un rêve », m arquant p ar là tout à la fois
l ’analogie mais aussi la différence avec l ’activité onirique du sommeil.
U n autre type de phantéidolies ictales qui se présente sous forme souvent
paroxystique, c ’est le « syndrome d'hallucinosepédonculaire » que l ’on rencontre
comme manifestation clinique des diverses lésions vasculaires, de tumeurs ou de
processus encéphalitiques à localisation diencéphalique (J. Lhermitte, 1922;
L. van Bogaert, 1927; etc.). Nous y reviendrons un peu plus loin et nous aurons
l ’occasion de les décrire encore en exposant les aspects hallucinatoires des
affections cérébrales et de parler des discussions pathogéniques auxquelles
elles ont donné lieu (cf. chapitres I et III de la 6e Partie).
L.
ÉTUDE CLINIQUE 351
É T U D E C L IN IQ U E
C ’est dans la sphère visuelle que ces phénomènes sont peut-être les plus
nets et certainement les plus fréquents. Aussi les décrirons-nous avec un peu
plus de détails. Ils ont servi dans leurs formes les plus typiques aux descriptions
classiques des Hallucinations visuelles (cf. p. 115). Rappelons le pittoresque
ou la fréquence des figures géométriques ou des motifs décoratifs, des ara
besques, treillis, grilles, entrelacs, broderies, dentelles, pierreries, hexagones,
cercles, spirales, ors, épures architecturales, etc. — de la féerie des figurations
à type d ’images d ’Épinal, soit immobilisées dans une projection de lanterne
magique, soit le plus souvent cinématographiques — du fantastique des pay
sages, fleurs, flammes, visages, animaux, cortèges macabres, personnages gro
tesques ou monstrueux défilés lilliputiens, silhouettes gullivériennes — ou de
l ’étrangeté des apparitions héautoscopiques. Les visions mystiques et les images
érotiques sont dans cette catégorie hallucinatoire remarquablement exception
nelles. Les Sujets qui voient ces images dans leurs yeux, dans leur imagina
tion ou comme si elles venaient à eux du monde extérieur, sont généralement
attentifs et intéressés à leur minutieuse description. Ils les voient projetées
au plafond, dans une lampe, sur un mur, sur un lit, etc., ou seulement les yeux
fermés, dans l ’obscurité. Fulgurantes, rapides ou fugitives, elles sont éblouis
santes ou étincelantes par la profusion de leurs couleurs et de leurs formes
esthétiques. On en trouvera la reproduction dans le vieil article de Marinesco
dans La Presse Médicale (1934) ou dans la thèse de D. Allaix (1953); et, depuis
lors, dans tous les albums ou revues d ’art psychopathologique dont elles font
la fortune à propos des « féeriques visions » de la mescaline, du L. S. D., etc.
Elles sont parfois « reproduites » dans les livres ou films qui les illustrent (1)
en effet (comme nous l ’avons souligné dans notre Avant-Propos) plus natu
rellement que pour les Hallucinations délirantes.
(1) Nous avons donné au début de cet ouvrage les raisons doctrinales qui, pour
nous, nous interdisaient de recourir aux « reproductions » suspectes du vécu hal
lucinatoire. Mais nous avons aussi, rappelons-le ici, écrit que ces images halluci-
nosiques, parfois remarquablement insolites et précises, se prêtaient plus légitime
ment à leur reproduction « séméiologique » par le dessin ou la peinture.
354 LES É1D0LIES HALLUCINOS1QVES
de ce vieillard qui voyait des spectacles si merveilleux et qui était atteint de cata
racte double. C’est, semble-t-il, au moment où, à 86 ans, sa vue a baissé qu’il
commença à voir le soir les merveilleuses figures dont il raconte dans son « jour
nal » l’inépuisable féerie.
qui se transform ait en une espèce de singe. Ces images donnaient l ’illusion
du naturel sans que les malades aient jam ais cessé de les considérer comme des
fictions — Une femme observée p ar H. Baruk (1926) et atteinte de tum eur hypo
physaire voyait apparaître dans la partie droite du champ visuel de petits
individus lilliputiens (petits bonshommes ou petites poupées habillées et
culottées). Cela l ’agaçait et elle se rendait parfaitem ent compte du caractère
pathologique des apparitions — L ’observation de la malade J. que nous avons
rapportée au début de ce chapitre paraît assez démonstrative de cette possibilité
pour des lésions des relais primaires ou secondaires (tubercules, quadrijumeaux
antérieurs, corps genovillés externes, pulvinaires) de provoquer des phénomènes
éidoliques. Mais plus que le facteur de localisation anatomique, il semble
bien q u ’intervienne le déficit fonctionnel (amblyopie, amaurose) sans que soit
résolue la question de savoir pourquoi ces phénomènes sont si rares alors que
la cécité est si fréquente (1).
Mais nous devons insister tout spécialement sur l ’apparition des phantéido-
lies visuelles chez les hémianopsiques : les observations les plus intéressantes
à cet égard sont celles d ’Engerth, Hoff et Pötzl (1935) : dans un premier cas
il s’agissait de phantéidolies chez un homme de 52 ans qui, après un ictus
gauche, une hémianopsie latérale homonyme, voyait étant couché dans la
portion aveugle de son champ visuel des rameaux, des rubans, des branchages 1
« Il est assez fréquent (cf. observation I) de voir le malade hésiter entre tel objet
« et telle image onirique, sachant que l’une est illusoire, choisissant toujours la
« mauvaise par une sorte de daltonisme.
« ... Cette expérience fondamentale contradictoire peut être comparée à l’illu-
« sion des glaces parallèles qui dessinent une perspective indéfiniment répétée.
« Il s’agit évidemment d’une simple analogie, mais la notion d’un « scandale
« logique » ressort très souvent du récit du malade. Le caractère baroque de l’héau-
« toscopie a déjà été souvent noté. Comme dans le Chorus Mysticus de Faust « Tout
« ce qui se passe est seulement un symbole, et « l’impossible est réalisé ».
« ... Il le saisit même plus profondément que nous. Sa mauvaise humeur pro
« vient souvent de ce malentendu : il a senti que tout s’écroulait, la folie lui paraît
« un état bizarre mais possible. Notre satisfaction, repue de réalité, lui parait bizarre
(( et aussi proche de la folie.
« Cet aspect du trouble de la conscience est dérivé du précédent bien qu’il désigne
« plus spécialement l’altération du vécu rapportée à l ’ensemble de l ’expérience.
« On peut le désigner sous le nom de conscience modifiante.
« ... La conscience démultipliée et la conscience modifiante s’opposent à la
« conscience vigile; de même que l’on voit s’opposer à cette dernière la conscience
« de rêve. Dans le premier cas, la différence est moins accentuée. La conscience
« démultipliée correspond à l’introduction d ’un coefficient d ’illusions, le malade
« est placé devant une série d ’alternatives (souvenir, rêve ou perception ?). A l’acti-
« vité de la conscience modifiante répond cette notion d ’une rencontre indéniable-
« ment réelle et, en même temps, de toute évidence, impossible. La dépersonnalisation
« rend compte des nombreux aspects dérivés; on peut isoler l’action d ’une véritable
360 LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES
On trouvera les descriptions classiques de cette crise, bien sûr, dans les
premières observations de H. Jackson, dans celles de Kinnier Wilson (1928),
ou encore dans les rapports de F. Braun et J. Sutter au C o n g r è s d e G e n è v e e t
Lausanne (1946). La thèse de M. Audisio (Paris, 1959) en a complété l ’étude clini
que et statistique. Nous reviendrons plus loin dans le chapitre que nous consacre
rons aux Hallucinations dans l ’épilepsie (p. 490) sur les auras ou équivalents
à type d ’Éidolies pré-critiques caractérisées, disait Jackson, p ar des « états
mentaux vagues » et pourtant très élaborés au début d ’une crise d ’épilepsie.
C ar il en est bien en effet de l ’épilepsie comme du sommeil avec leurs phéno
mènes initiaux qui sont comme les « visions du demi-sommeil ». Ce type
d ’aura comporte, d ’après les fameuses descriptions de Jackson, un certain
nom bre de traits cliniques : retour d ’une scène anciennement vécue — étran
geté — état de rêve — tableau de quelque scène ou paysage à la fois familier
et nouveau (déjà vu). Donnons à cet égard, à titre d ’exemple, cette obser
vation de « dreamy state » de S. A. K. Wilson (cas n° II) :
« J’étais en train de jouer aux dames, j ’ai senti et goûté une très forte odeur
« d ’esprit de sel. J ’avais des nausées, comme le mal de mer. Il me semblait que
« j ’étouffais. La salle me paraissait remplie de cette odeur. Ensuite j ’ai vomi et
« j ’ai entendu des cloches à timbre aigu. Elles paraissaient être très haut. Je les ai
« entendues d ’abord avec l’oreille droite. J ’ai vu ensuite un de mes amis que j ’ai
IL...
É1DOLIES VISUELLES 361
« connu il y a plusieurs années et je tenais avec lui une conversation comme je l’ai
« fait dans le passé ».
Voici les observations de S. A. K. Wilson sur les conditions et les symptômes
de cette crise temporale avec vomissements et angoisse. Le malade tournait brus
quement la tête à gauche et disait : « Qui est là ? C’est vous ? ». Tremblement
d’abord du bras et de la main droite, puis de la jambe droite et enfin du bras et
de la jambe gauches. Le malade se tenait assis sur le bord du lit. La tête, les yeux
et la partie supérieure du tronc tournaient lentement vers la gauche dans un spasme
tonique intense. Ensuite survint un grand cri et après quelques contractions de la
face s’est produite une grande crise convulsive.
a) Tout d ’abord avec J. Lhermitte (1922, 1934), et un peu plus tard dans
les travaux de van Bogaert (1924, 1927), on a décrit sous le nom précisément
d ’hallucinoses pédonculaires des imageries visuelles de type onirique qui se
présentent « aux yeux » des patients comme une fantasmagorie étrange et
généralement irréelle.
Dès 1922, J. Lhermitte et H. W. Stenvers (Archives Suisses de Neurologie,
1922) avaient observé des « visions » chez des malades atteints de lésions du tronc
cérébral (Dans le cas Stenvers il s’agissait d ’un tubercule intéressant la pro
tubérance et le bulbe). La malade de Lhermitte (Société de Neurologie, nov. 1922)
était atteinte de vertiges, d ’une paralysie de la 6e paire, d ’un tremblement
du bras droit avec légère parésie à droite (syndrome pédonculaire). Elle voyait
apparaître le soir à la tombée de la nuit des animaux étranges; elle essayait de
les toucher mais les animaux disparaissaient; elle demeurait persuadée q u ’elle
était le jouet d ’illusions. Dans la suite elle vit des êtres humains affublés d ’étran
ges oripeaux, des enfants qui jouaient à la poupée; par instant elle se laissait
prendre au jeu de ses illusions, puis tout a disparu. Voici un résumé de l ’obser
vation de J. Lhermitte et Gabrielle Levy (1927) qui est typique :
(Des faits analogues ont été depuis publiés et discutés. Citons les obser
vations de Ekbom, 1938 ; J. Lhermitte et J. Sigwald, 1941 ; de D. Cargnello,
ÉIDOUES VISUELLES 363
Broccard (1937) sont d ’un particulier intérêt, car elles m ontrent que l ’apparition
de ces Éidolies visuelles peut être liée aux troubles de la régulation sensorio-
kinétique p ar le méso-diencéphale et notam m ent au s y n d r o m e d 'a u to m a to s e .
Quoi q u ’il en soit de leur interprétation pathogénique, il s’agit là de désinté
grations fonctionnelles partielles (Mourgue) associées à des troubles incomplets
de la conscience et des schémas temporo-spatiaux (D. Cargnello, 1950). A cet
égard, la phénoménologie de ces fantasmes rejoint celle que l ’on observe dans
les crises oculogyres des parkinsoniens (Rancoule, T h è se , Paris, 1937; J. Per-
ria, R iv i s ta d i N e u r o ., 1947; A. Sciorta, 1952), ou encore dans les crises de
narcolepsie (L. van Bogaert, 1927; J. Lhermitte, 1951 ; H. Heyck et R. Hess,
1954; Roth, 1962; O. Pohe, 1966; L. Reimer, 1970; etc.). Parfois les images
visuelles s’associent dans ces syndromes complexes à de fausses perceptions
auditives (Stenvers) ou à des « somato-éidolies » comme c ’est le cas notam m ent
pour l ’intrication des phénomènes stroboscopiques et des troubles somato-
gnosiques (J. Lhermitte, H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra, etc.).
— Tels sont les faits nombreux et variés, mais à certains égards assez sté
réotypés, que nous fournit l ’observation des malades atteints dans les fonctions
de leur appareil psycho-sensoriel visuel et aussi dans les structures cérébrales
qui l ’encadrent ou le modulent (centrencéphale de W. Penfield) ou qui
lui sont comme l’appareil labyrinthique intimement liées. Naturellement,
le rôle de la F o r m a tio n r é tic u lé e m é s e n p h a lo -d ie n c é p h a liq u e ne pouvait pas
ne pas être invoqué, et c’est ce que soulignaient en 1958 au Symposium de
W ashington M. S. Scheibel et H. B. Scheibel. De même, le S y s t è m e lim b iq u e
(c’est-à-dire les structures cérébrales qui, de H. Jackson à W. Penfield, ont tou
jours paru déterminantes pour la « production des dreamy States ») s’est vu plus
récemment attribué (H. Klüver, 1963) un rôle im portant dans la pathogénie
des « Hallucinations » et peut être plus particulièrement de celles qui entrent
dans cette catégorie. Mais par-delà tous ces problèmes anatomo-physiologiques
(que nous reprendrons plus loin) posés par ces Éidolies hallucinosiques visuelles
qui, effectivement, se présentent dans un encadrement neurologique pour
ainsi dire spécifique, la spécificité même de cette structure éidolique visuelle
et de ces deux types protéidolique et phantéidolique éclate, semble-t-il, dans
l ’évidence des caractères que nous leur avons reconnus.
Les protéidolies sont ici les plus caractéristiques et les plus fréquentes.
En effet, ce qui caractérise ces Éidolies acoustiques dans leur généralité et plus
particulièrement sous cet aspect protéidolique ce sont, outre leur caractère uni
latéral qui n ’est pas constant, les déformations des configurations sonores alté
rées dans leurs dimensions temporo-spatiales (timbre, tonalité, modification des
intervalles et des seuils) et, bien entendu, surtout dans la Gestaltisation tempo
relle qui est pour l ’audition ce q u ’est la distribution spatiale pour la vision. Les
travaux des oto-neurologues ont mis en évidence, comme nous l’avons déjà
noté, des « fantômes acoustiques » après am putation d ’une partie du champ
binaural (1) après les « traumatismes sonores ». Il s’agit d ’acouphène rem
plissant les trous de surdité (A. Gaillard, Concours Médical, 1963) et dont
la tonalité correspond exactement à la zone des ondes sonores abolies
(P. Pazat et P. G rateau, 1970, 42, 81-90). Ces phénomènes sont en quelque
sorte le prototype même des protéidolies acoustiques.1
Mais les Éidolies acoustiques des otopathes peuvent aussi affecter la forme
de Phantéidolies verbales ou musicales. Rappelons notre observation (p. 376)
et aussi un certain nombre de cas publiés par Mabille (1907), par Urbantchich
(1909), par Kienberger (1912), Robinson (1927). Le cas n° 5 de H. Hécaen et
R. R opert (1963) est, à cet égard, intéressant : la malade entendait la voix de
son frère dire M ..., puis « Thérèse est une tête de lard », sans être, soulignent
les auteurs, dupe de ses Hallucinations.
Régis, en 1881, qui s’était beaucoup occupé de ces phénomènes a rapporté une
curieuse observation de sensations acoustico-verbales parasites intimement mêlées
au langage intérieur. Son malade qui avait une otorrhée de l’oreille droite présentait
un véritable syndrome d’automatisme mental, avec écho de la pensée ; sa pensée
était entendue dans son oreille droite et il lui semblait que les autres l’entendaient
aussi. Il eut l’idée, dit-il dans son auto-observation, qu’il était devenu un homme-
phonographe. Ce retentissement sonore de sa pensée se produisait surtout lorsqu’il
était dans un coin silencieux et qu’il approchait l’oreille de quelque encoignure.
Si alors il se bouchait l’oreille gauche il entendait sa pensée formulée dans l’oreille
droite (celle atteinte d’otorrhée). La guérison de l’otite a entraîné, dit Régis, la gué
rison de l’Hallucination...
En 1896 il publia une autre observation. Il s’agissait d ’une femme de 58 ans
atteinte d ’hypoacousie et de bourdonnements. Elle entendait des bruits subjectifs
(bruits de tempête, de cloches, puis cor de chasse, puis voix de jeune femme chantant
diverses chansons, et enfin de voix nettement articulées). A vrai dire, c’était surtout
des musiques de fanfare, un chœur lointain. Une fois elle eut en écho de curieuses
post-images acoustiques; elle s’entendit appeler son mari « Coste ! Coste » qu’elle
avait appelé quelques instants auparavant dans son jardin.
De pareils faits doivent spécialement retenir notre attention — comme ils l’ont
déjà retenue dès nos premiers travaux en 1932. C ’est que, mal observés ou mal inter
prétés, ils sont à la base même des conceptions des psychoses hallucinatoires basées
sur des phénomènes sensoriels et mécaniques. Comme nous le verrons lorsque nous
examinerons le « modèle mécaniste » de l’Hallucination (et par voie de conséquence du
Délire), on s’imagine assez facilement que l’excitation sensorielle soit une condition
nécessaire et suffisante du Délire. Dès lors, si des lésions des organes récepteurs (ici,
l’organe de Corti) produisent du Délire, c’est bien — puisqu’il ne peut s’agir que
d’excitations élémentaires, parce que périphériques — la preuve que le Délire dépend
de ces excitations sensorielles (comme a écrit G. de Clérambault, le prurit peut
engendrer l’idée de persécution).
On voudra bien nous excuser d’insister ici un peu lourdement sur cette discussion
byzantine à propos précisément de ces observations de Délire basé sur les otopathies.
Trois ordres de précision sont à ce sujet indispensables. La première, c’est que les
lésions « périphériques » n ’entraînent pas d ’Hallucinations élémentaires (Éidolies)
par l’effet de l’irritation mais par la désintégration du champ auditif, comme nous
l’établirons à la fin de cet ouvrage (7e Partie, chap. IV). La seconde c’est que les
É idolies, m êm e d'o rig in e périp h ériq u e, p e u v e n t se m a n ifester sous fo r m e d e P h an téido
lies, co m m e d e s É idolies, m ê m e d 'o rig in e cen tra le p e u v e n t se m an ifester p a r d e s P roféi-
d o lies ; et que, par conséquent, l’équation Hallucination élémentaire = lésion de
l ’organe périphérique est fausse, ce que démontre le fait que des Protéidolies peuvent,
comme nous allons le voir, être symptomatiques de lésions centrales. La troisième,
ÉIDOLIES AUDITIVES 367
c’est que les rapports de la surdité et de la psychose délirante sont fort complexes,
comme nous le verrons en examinant ce problème à propos de l’isolement sensoriel
(4e Partie, chap. IV), puis à propos de la pathogénie des Hallucinations (Éidolies et
Hallucination délirante) dans les 6e et 7e Parties de l’ouvrage.
(1) Cf. le livre de Ajuriaguerra et H écaen, « M écon n aissan ces e t H allu cin ation s
corporelles », p. 7-55.
S OMA TO-ÉID OLIES 369
Il ne faut pas confondre les Éidolies avec ces formes de délire que l ’on
observe chez certains réticents qui minimisent leurs troubles et les présentent
comme de simples « constats » sensoriels quand ils se contentent de dire :
(« J ’entends... Je vois... et c ’est tout. J ’enregistre... Il faudrait que je sois fou
pour ne pas entendre ce que j ’entends ou ne pas voir ce que je vois, etc. »). Or,
lorsque tout le comportement de ces malades s’inscrit en faux contre cette
simple réduction à un constat perceptif, le clinicien ne saurait être dupe de ces
fausses Éidolies sans devenir lui-même dupe du délire. Car ce que ces hallucinés
présentent comme une sorte de procès-verbal d ’une sensation réelle implique
plus que la sensation, mais déjà le délire qui transparaît et s’affirme, même
en se niant dans la conduite et les croyances du Sujet. Il est, nous l’avons
vu, de l ’essence même du phénomène hallucinatoire délirant de s’affirmer dans
la négation de tout délire et de toute Hallucination, négation qui ne saurait
être prise sans examen approfondi pour de l ’argent comptant. Le clinicien
doit savoir évaluer si le « simple procès-verbal de sensorialité » n ’est q u ’un
simple « alibi » du délirant. Cet « alibi » se manifeste d ’ailleurs à lui dans le
tableau clinique qui se présente dans une atmosphère et dans une activité
discursive dont la sensorialité proclamée n ’est q u ’un effet verbal. Ce qui fait
prendre ces phénomènes pour des Éidolies, c ’est donc uniquement la dénéga
tion du délire par le délirant lui-même lorsque celui-ci essaie d ’entraîner le clini
cien dans sa propre dénégation. Tel est le piège que l ’Hallucination tend au
clinicien assez naïf pour penser q u ’il n ’y a pas de différence entre les Éidolies
hallucinosiques (Nicolaï) et les Hallucinations délirantes (Barbiguier).
Il y a lieu de suspecter la nature « éidolique » de la plupart des cas qui,
sous le terme d ’ « Halluzinose » des buveurs (Wemicke), ou des syphilitiques
(Plaut), ou en les désignant comme « Délires hallucinatoires avec conscience »
(R. Semelaigne, 1886; A. Gordon, 1886), ou comme « Hallucinoses » (Dupré
et Gelma, 1914; Leyritz, 1922), ou « syndrome pur d ’automatisme m ental »
(G. de Clérambault), ont été ou continuent encore parfois à être publiés.
Lorsque l ’on se rapporte à ces observations et à celles que l ’on peut faire
de cas analogues, on comprend q u ’il s’agit bien des « Délires hallucinatoires »
que les auteurs considèrent comme des « Hallucinations sans délire » pour
sous-entendre du même coup que le Délire peut, comme un épiphénomène
contingent, s’y ajouter ou non. Il convient à ce sujet d ’avoir présent à l’esprit
que, notam m ent comme séquelles d ’une expérience délirante hallucinatoire
les fausses perceptions, soit q u ’elles soient de simples souvenirs, soit q u ’elles
survivent encore sous forme de troubles vivaces, sont « jugées » et « rectifiées »
dans cette période de réveil où l’Hallucination est remise à sa place. Tel paraît
être le cas, par exemple, des malades de Picard, Pasquet et Le Bras (1954)
ou de M ontassut et Chertok (1955). Notons encore que ce qui s’observe
à la fin des expériences hallucinatoires délirantes s’observe aussi parfois au
début quand le délire statu nascendi est encore incertain et permet au déli
rant de prendre à l ’égard de son incoercible vécu une certaine « distance »
que sa progression va combler mais q u ’il n ’a pas encore franchie.
372 LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES
Le caractère non délirant des Éidolies est souvent méconnu faute d ’apprécier
exactement la réaction critique de l ’Halluciné. Quand on définit les Éidolies
comme des phénomènes indépendants (ou, mieux, sous-jacents) à la sphère
des croyances et du jugement de réalité, on n ’entend pas affirmer que l ’image
hallucinatoire ne provoque pas une adhésion immédiate du jugement de
présence qui fonde tout vécu perceptif et qui peut faire sentir, penser et dire
au Sujet « c ’est réel », « c’est net », « c’est coloré », en dotant son illusion
de toutes les qualités sensorielles et spatiales, etc., mais aussi sans être souvent
capable de distinguer le jugement asséritif de présence du jugement de réalité.
D ’où, en effet, les contradictions et oscillations du témoignage de ses sens.
Ce que nous entendons souligner, c ’est que la Conscience « ne se prend » à
ce jeu éidolique que juste assez pour le saisir dans l ’instantanéité de sa pré
sentation mais pas assez pour le constituer en événement. De telle sorte que
c ’est cette reprise du vécu sur le registre de l’imaginaire, cette rectification récur
rentielle (plus ou moins immédiate) qui constituent la structure même du phé
nomène éidolo-hallucinosique. C ’est cette récusation par le Sujet de la réalité
de son vécu qui consacre la caractéristique non délirante des Éidolies.
(1) C’est l’erreur impliquée en gros caractères dans le titre même du livre de
Fritz Reimer (1970) qui confond hallucinose visuelle avec pathologie cérébrale
des Hallucinations visuelles, escamotant le problème de la distinction que nous
tentons d’établir ou plutôt de rétablir.
I...
PROBLÈMES DE DIAGNOSTIC 373
IL.
ÉlD O U ES E T DÉLIRE 375
(1) Ann. Méd.-Psycho., 1937, I, p. 764. Nous devons rappeler évidemment ici
l’importance d e s travaux de F . M o r e l sur les troubles perceptifs élémentaires, les
scotomes positifs dans le delirium (1937) et de ceux de M. M. G r o ss et coll. (in K e u p ,
1970, p. 227-236).
376 LES ÉIDOLIES HALLUCINOSIQUES
Ainsi croyons-nous avoir m ontré une fois de plus que la masse des phé
nomènes hallucinatoires proprem ent dits (Hallucinations délirantes) devait
être délestée de ces cas — d ’ailleurs, répétons-le, relativement rares — où
l ’Hallucination apparaît en disparaissant, c ’est-à-dire où elle est constituée
par une imagerie esthésique et souvent remarquablem ent architecturée, sans
développement délirant (protéidolies ou phantéidolies). Car — répétons-le
puisque le leitmotiv même de cet ouvrage — les Éidolies que nous venons de
décrire se présentent en effet comme le type même des fameuses Hallucinations
dont « souffrait » consciemment le libraire Nicolaï de Berlin, sans tom ber pour
autant dans le délire, sous les coups des Farfadets auxquels devait inconsciem
m ent succomber Berbiguier.1
N O T IC E B IB L IO G R A P H IQ U E (I)
(1) J. S. S t r a u ss (1969) a souligné — et nous le citons pour noter que les Psy
chiatres anglo-saxons ne sont pas indifférents à ce genre de problème — qu’il y a en
quelque sorte continuité entre « Hallucination et Délusion » — ce qui est bien vrai,
mais à la condition de bien distinguer des Hallucinations délirantes les Éidolies.
380 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES
(1) L’étude des Éidolies hallucinosiques que nous venons de terminer est, en effet,
une analyse structurale et phénoménologique d’un vécu dont nous avons fait appa
raître les conditions d ’apparition comme constitutives d ’une « perception » qui est
« perçue » sans l’être « réellement », c’est-à-dire d ’un « perceptum » illusoire, sans
que son Sujet soit victime de cette illusion.
(2) Je retrouve ici sous ma plume, une phrase qui terminait mon rapport sur
les Hallucinations à Prangins (1933).
L'HALLUCINATION, PHÉNOMÈNE DU DÉLIRE 381
idéo-affective qui se manifeste bien com m e u n phénom ène prim itif m ais qui
im plique la latence d ’un travail d ’aliénation de la personne relativem ent
auquel ce « délire prim aire » à son to u r a p p araît secondaire .
Si donc nous voulons saisir le Délire dans son essence, nous pouvons dire
que même lorsqu’il paraît être « primaire » en tant q u ’il est vécu ou
pensé par le Sujet comme une donnée absolue des sens, il est toujours secon
daire en tan t q u ’il projette dans sa positivité la négativité du trouble qui
l ’engendre. C ’est en quoi, précisément, Délire et Hallucination sont des troubles
qui coïncident en grande partie, car le Délirant en projetant son propre
Inconscient dans son Délire s’objective ou s’aliène nécessairement sous forme
hallucinatoire.
Mais si toute Hallucination délirante est secondaire au Délire, si tout
Délire même quand il se donne comme primaire est toujours secondaire,
il n ’en reste pas moins q u ’aux deux modalités fondamentales du Délire corres
pondent deux grandes catégories d ’Hallucinations délirantes : les expériences
délirantes et hallucinatoires et les phénomènes hallucinatoires du « processus
idéo-délirant ». Nous allons, en effet, décrire les Hallucinations délirantes
selon ces deux grandes modalités. Dans la première (correspondant au fameux
« état prim ordial de délire » de M oreau (de Tours) — ou aux expériences délirantes
primaires de K. Jaspers), les Hallucinations sont enveloppées p ar un halo de
délire qui constitue l ’atmosphère psychique de la déstructuration du champ
de la Conscience. Dans la seconde, les Hallucinations émergent d ’un travail
de production délirante (autisme, systématisation idéo-affective, idéologie fan
tastique) qui constitue l ’aliénation même de la personne (1). Mais avant de
décrire ces deux modalités fondamentales de la projection hallucinatoire du
délire (celle de la projection par la chute dans l ’imaginaire vécu, celle de la
projection dans le mouvement de l ’aliénation de la personne), nous devons jeter
un coup d ’œil sur ce q u ’on dit ou disent encore les auteurs sur ce problème
crucial des rapports du Délire et des Hallucinations. Nous retrouverons,
bien sûr, sous tous ces aspects, ce problème à propos des Psychoses chroniques,
mais dès m aintenant et pour préparer nos descriptions et discussions ulté
rieures il est bon que nous exposions ici l’essentiel des thèses qui ont été
soutenues.1
É V O L U T IO N D E S ID É E S
S U R L E S D IV E R S E S M O D A L IT É S
H A L L U C IN A T O IR E S D E D É L IR E
Pour bien comprendre les thèses impliquées ou explicitées dans ces positions
et controverses (1), il faut avoir bien présent à l ’esprit que le m ot « Délire »
a en français (2) deux sens : celui de « Delirium » (état de délire tel q u ’il peut
s’observer dans les maladies fébriles, les intoxications et dans tous les « rêves
pathologiques ») — celui d ’ « idée délirante » (phénomène idéo-affectif d ’une
croyance pathologique irréductible malgré — ou à cause — de la lucidité du
Sujet). Dans les pays anglo-saxons et surtout de langue allemande (3), il n ’y a
pas un seul m ot pour désigner ces deux modalités de délire, il y en a deux
(« Delirious state »-« Delusion » en anglais et « Deliriöse Zustand »-« Wahn »
en allemand). N ous avons indiqué à plusieurs reprises l’importance capi
tale de ces différences linguistiques qui ont toujours orienté le problème
du délire dans le sens d ’une unification en France, et dans le sens d ’une dicho
tomie radicale en Allemagne. Si nous voulons dépasser cette contradiction,
il faut prendre acte de ce q u ’il y a à la fois de différent et de commun dans ces
modalités mêmes du « Délirer ». Ce n ’est, en effet, q u ’après avoir opéré cette
division que le problème du Délire peut être envisagé dans son étendue et sa
profondeur et que ses relations avec les Hallucinations doivent nous apparaître,
en définitive, comme le rapport qui lie le Délire dans sa négativité de Delirium
à sa positivité d ’idée délirante.123
(1) Beaucoup de discussions ont eu lieu en France sur les rapports du Délire et
des Hallucinations (Séglas, G. de Clérambault, A. Ceillier, H. Claude et ses
élèves, P. Quercy, P. G uiraud). Je les ai exposées dans l'Encyclopédie Médico-
Chir., 1955. En ce qui concerne les discussions en pays de langue allemande, on
consultera quelques documents fondamentaux, notamment l ’exposé de Gerhard
Schmidt (Zentralblatt, 1940) sur les discussions qui furent au fond identiques (mais
parallèles) en Allemagne (Jaspers, Kurt Schneider) à celles de l’école française.
Il est indispensable aussi de consulter les rapports de P. G uiraud , W. M ayer-G ross
et E. M orselli au Premier Congrès Mondial de Psychiatrie à Paris en 1950, le travail
de G. H uber, Revue générale du problème du délire en langue allemande de 1939
à 1954 (Fortschr. Neuro-Psych., 1955, p. 6-58) et celui du même auteur pour la période
de 1954 à 1964 {Fortschr. Neuro-Psych., 1964, p. 429-489).
(2) Et dans les langues latines en général.
(3) G. H ofer. Zum Terminus Wahn, Fortschr. Neuro-Psych., 1954, p. 93-100.
DÉVELOPPEMENT DE LA NOTION D'EXPÉRIENCE DÉLIRANTE 383
(1) Des deux travaux les plus importants de l’illustre Psychiatre français, l’un,
« Du haschich et de l'aliénation mentale» (1845) est bien connu — l’autre, « De l'identité
L'ÉTAT PRIMORDIAL DE DÉLIRE SELON MOREAU (DE TOURS) 385
de l'état de rêve et de la folie », l’est moins; il s’agit d ’un Mémoire présenté le 8 mai
1855 à l’Académie Impériale de Médecine (publié dans les Annales Médico-Psycholo
giques de 1855,1, p. 360-408) pendant la première discussion sur les Hallucinations à la
Société Médico-Psychologique où D el a sia u v e et B o u s q u e t combattirent ses posi
tions. J ’ai consacré plusieurs travaux entre 1934 et 1947 à ces importantes prises
de position et discussion (« Brèves remarques historiques sur les rapports
des états psychopathiques avec le rêve et les états intermédiaires de la veille et du
sommeil », Ann. Méd.-Psychol., 1934, 2, p. 101-110. — La discussion sur les Hal
lucinations, Ann. Méd.-Psychol., 1935, 2, p. 584-614. — Étude n° 8 dans le tome I
de mes Études, p. 187-283). Je n ’ai d ’ailleurs jamais cessé de m ’occuper
de ce problème fondamental que nous avons repris au Congrès de Madrid en sep
tembre 1966 (« Les rapports du phénomène sommeil-rêve et de la Psychopathologie.
Esquisse d’une théorie généralisée de ces rapports »). Mais c’est surtout le Mémoire
que nous avons publié avec H. M ig n o t en 1947 (Ann. Méd.-Psychol., 1947, p. 225
241) qui peut être consulté par les lecteurs curieux des idées de M o r e a u (de Tours)
sur « l'état primordial du Délire et l'état hallucinatoire ».
386 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES
« chique que je viens de signaler, une profonde modification s’opère dans tout
« l’être pensant. Il survient insensiblement, à votre insu et en dépit de tous vos efforts
« pour n ’être pas pris au dépourvu ; il survient, dis-je, un véritable état de rêve,
« mais de rêve sans sommeil ! car le sommeil et la veille sont, alors, tellement confon-
« dus, qu’on me passe le mot, amalgamés ensemble, que la conscience la mieux
« éveillée, la plus clairvoyante, ne peut faire entre ces deux états aucune distinction
« non plus qu’entre les diverses opérations de l’esprit qui tiennent exclusivement
« à l’une ou à l’autre (p. 37).
« Dans cet état, la conscience de nous-mêmes de notre individualité réelle, de
« nos rapports avec le monde extérieur, la spontanéité, la liberté de notre activité
« intellectuelle sont suspendus ou, si l’on veut, s’exercent dans des conditions essen
« tiellement différentes de l’état de veille. Une seule faculté survit et acquiert une
« énergie, une puissance qui n ’a plus de limites. De vassal qu’elle était dans l’état
« normal ou de veille, l’imagination devient souveraine, absorbe, pour ainsi dire,
« et résume en elle toute l’activité cérébrale ; la folle du logis en est devenue la maî-
« tresse. De ces données générales il résulte : 1° qu’il n ’existe pas, ainsi que nous
« l’avons dit précédemment, à proprement parler, d'Hallucinations, mais bien un
« état hallucinatoire ; 2° il faut voir dans les Hallucinations un phénomène psycho
« logique très complexe qui n ’est, pour ainsi dire, qu’un côté, une face de l’acti-
« vité de l’âme vivant de la seule vie intra-cérébrale ; 3° l’état hallucinatoire comprend
« nécessairement tout ce qui, dans l’exercice des facultés morales a trait aux sens spé-
« ciaux, à la sensibilité générale externe et interne. Dans cet état, identique (au point
« de vue psychique) à l’état de rêve, l’âme, livrée tout entière à la vie intérieure,
« diversement impressionnée dans ses facultés auditives, visuelles, tactiles, trans
« porte dans la vie réelle ou extérieure les produits ou créations de son imagination
« et se persuade avoir entendu, vu, touché, comme dans l’état ordinaire, tandis
« que, en réalité, elle n ’a fait qu’imaginer, voir, entendre et toucher. Dans l’état
« ordinaire ou normal, s’imaginer être impressionné de telle ou de telle manière
« diffère essentiellement d’être impressionné réellement. Mais il n ’en est pas ainsi
« quand nous sommes en état de rêve ; car alors plus de différence aucune, et le
« rêveur est aussi réellement impressionné que l’homme qui est en état de veille.
« Ce qui est vrai de l’état de rêve l’est également de l’état de folie hallucinée où
« les sensations sont aussi vives, j ’ai presque dit aussi réelles que dans l’état sain.
« Comme le rêveur, l’halluciné n ’entendra pas seulement des sons qui auront autre-
« fois frappé son oreille, mais il entendra des discours plus ou moins suivis. Dans
« l’état normal, penser c’est parler intérieurement ; dans le cas où se trouve 1'häl
fe luciné, c’est parler haut ; car l’âme ne peut alors parler sa pensée sans l’entendre,
« en vertu de l’état particulier où elle se trouve, état dans lequel toutes les créations
« de la faculté imaginative prennent nécessairement des formes sensibles (p. 350,
« 351, 352 et 353).
« Au fur et à mesure que s’approfondit l’état primordial, que notre esprit se
« ferme aux impressions venues du dehors pour se concentrer de plus en plus sur
« ses impressions intérieures, en un mot, que s’opère cette espèce de métamorphose
« qui nous arrache à la vie réelle pour nous jeter dans un monde où il n ’y a de réel
« que les êtres créés par nos souvenirs et notre imagination, au fur et à mesure aussi,
« on se prend à être le jouet d ’abord de simples illusions, puis bientôt de véritables
« Hallucinations qui sont comme les bruits lointains, les premières lueurs qui nous
« arrivent du monde imaginaire et fantastique » (p. 147).
LA CONSCIENCE MORBIDE DE CH. BLONDEL 387
L ’état hallucinatoire, précise-t-il (p. 168), com porte que toutes les puis
sances intellectuelles peuvent être hallucinées et non seulement telle ou telle
de ces puissances, comme p a r exemple celle relative à la perception des sons, des
images, etc. (p. 168). Il faut donc parler, souligne M oreau (de Tours), d ’état hal
lucinatoire et non pas des Hallucinations et, à cet égard, on doit dire que l’Hallu
cination est le rêve des sens extérieurs, comme les idées fixes, les convictions
délirantes sont le rêve de l'intellect (p. 252). Il intègre ainsi résolument l’ac
tivité hallucinatoire à l'état primordial du délire.
Autrement dit — comme l ’a justem ent déclaré Ferras lors de la fameuse
discussion de 1855 — pour M oreau (de Tours), et contrairement à l ’opinion
de Bousquet, le Délire n ’est pas « hors de l ’organisation ». Et cela revient
à dire, en effet, que l’état primordial, les expériences délirantes et hallucina
toires ne peuvent se saisir que pour ce q u ’elles sont : l ’effet de la désorganisation
de l’être conscient. Pour M oreau (de Tours) (comme à la même époque pour
Ferras, J. P. Falret; Baillarger), l ’essentiel du délire c’est le delirium pour
autant q u ’il est la matrice de l ’idée délirante et des Hallucinations.
(1) Il est assez curieux et piquant que ce soit de nos jours les structuralistes qui
prenant l ’existence dans les rets d ’un réseau linguistique, filet à papillons des psy
cho-sociologues anti-anthropologues contemporains, soient les plus radicalement
hostiles à la thèse de Ch. Blondel, qu’il devrait leur suffire de porter à ses ultimes
conséquences pour supprimer les choses du délire en n ’en gardant que les mots.
388 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES
« L’examen des troubles morbides présentés par nos malades nous a conduit
« d’analyses en analyses à reconnaître qu’ils supposent des états mentaux incom-
« parables aux nôtres, pour lesquels notre psychologie pratique n ’a pas à proprement
« parler de cadres et de vocabulaire. Or, c’est de cette notion même d ’états mentaux
« incomparables aux nôtres que nous allons maintenant remonter, par un effort
« inverse, vers les faits particuliers qui nous l ’ont imposée à l ’esprit et, pour vérifier
(( si la manière dont nous supposons que ces états mentaux sont incomparables
« aux nôtres répond à la manière dont ils le sont en effet, l’analyse que nous avons
« pratiquée nous servira incessamment de contrôle et de repère.
« L’élément collectif, cessant de jouer son rôle réducteur et de repousser la masse
« cénesthésique dans l ’Inconscient, est incapable de se détacher d ’elle spontanément
« et de venir figurer seul au foyer de la conscience claire : d ’où, à la fois, l’appel
« que font les malades à nos cadres conceptuels et leur impuissance à s’en satis-
« faire.
« D ’ailleurs, comme la cénesthésie ne saurait pas ne pas être affective, nous
« admettrions volontiers, à l’origine des troubles que nous étudions, un état dou-
« loureux de la cénesthésie, mais à condition d ’y voir de la douleur pure, c’est-à-dire
« de la douleur vécue et non pensée, considérée antérieurement à toute détermi-
« nation conceptuelle. Et ce qui, au point de vue mental, provoque les conséquences
« morbides, ce n ’est pas le caractère douloureux en lui-même de cette douleur pure,
« mais c’est qu’elle reste rebelle à toute réduction conceptuelle, et d ’une insurmon-
« table subjectivité.
« Notre hypothèse nous amène à considérer cette angoisse et ce mystère, sans
« doute, comme des états affectifs, mais comme des états affectifs d ’une espèce toute
« nouvelle, puisqu’ils demeurent radicalement individuels, tandis que notre vie
« affective normale n ’a pas échappé, plus que notre vie intellectuelle et pratique,1
(1) Ce que Ch. Blondel appelle ainsi coïncide si exactement avec ce que F reud
a appelé le processus primaire de l'Inconscient, que je ne comprendrai jamais pourquoi
Ch. Blondel s’est ridiculement dressé contre la Psychanalyse, ni pourquoi les adeptes
de l ’école freudienne se ridiculisent en attaquant systématiquement la « Conscience
morbide » qui eût pu s’appeler l’Inconscient.
LES EXPÉRIENCES DÉLIRANTES SELON P. GUIRAUD 389
« aux impérieuses influences de la collectivité ; elle est, par suite, de nature à nous
« expliquer que, si nous pouvons être conduits à interpréter des états de conscience
« morbide à l’aide de notre expérience affective, ce n ’est pas, au fond, parce que
« nos catégories affectives y trouvent normalement leur emploi, mais parce que ce
« sont encore elles qui jurent le moins avec eux.
« D ’autre part il est bien naturel que l’irréductibilité des masses cénesthésiques,
« dès l’instant qu’elle s’est urne fois produite, s’étende à tous les moments de la
« Conscience, auxquels elles sont normalement sous-jacentes. Quand elles ont fait
« irruption sur un point à la conscience claire, on ne voit pas ce qui pourrait les
« endiguer ailleurs. L’angoisse et le mystère ineffables enveloppent donc tous les
« états de la conscience morbide et tous les éléments psychiques normalement diffé-
« renciés rentrent en continuité sous l’action de cette poussée d’affectivité pure.
« S’il est vrai que le trouble intéresse tout l’ensemble de la vie mentale, s’il est vrai
« que, du fait de la permanente présence des masses cénesthésiques, une irréductible
« subjectivité soit le caractère essentiel des états de conscience morbides, l’antago-
« nisme est évident entre cette diffusion et cette subjectivité, d’une part, et,
« d’autre part, les nécessités de l’expression discursive. Il n ’y a pas en effet d ’expres-
« sion discursive sans, au moins, le simulacre d ’une expérience collective. Or toute
« expérience collective nécessite la fragmentation de la vie consciente en éléments
« discrets et rigides, conçus comme indépendants du milieu psychique dont ils font
« partie et comme susceptibles de réapparaître identiques à eux-mêmes en des cir-
« constances nouvelles et jusque dans d ’autres consciences, éléments que les termes
« du langage expriment ou entre lesquels ils marquent le glissement de la pensée.
« Si la diffusion du trouble au sein de la conscience morbide et la subjectivité
« de ses états l ’emportent momentanément sur les nécessités de l ’expression dis
« cursive, le langage, réduit à n ’être plus qu’un cas particulier parmi les réactions
« motrices, présente une inintelligibilité massive : sous les agglutinations verbales
« qui le composent, il ne nous est plus possible d ’imaginer quoi que ce soit qui réponde
« pour nous à une pensée. De cet état significatif du langage nos observations nous
« ont fourni quelques exemples. Mais il ne se produit que par paroxysmes et ce sont,
« en général, les nécessités de l’expression discursive qui se montrent relativement
« les plus fortes. Il en résulte pour 1’inintelligibilité que nous venons de constater
« une sorte de dégradation ».
\
EXPÉRIENCES DÉLIRANTES « PRIMAIRES » DE JASPERS 391
(1) Nous parlerons plus loin de son fameux article dans l'Encéphale, « Les Délires
chroniques », 1925, n° 9, p. 663.
392 le s Ha l l u c in a t io n s d é l ir a n t e s
L. Binswanger, notam m ent dans ses fameuses analyses existentielles des cas
d ’Ilse, de Ellen West, de Jürg Zund, de Lolo Voss et surtout de Suzan U rban (1),
a profondém ent pénétré dans les expériences délirantes et hallucinatoires carac
térisées par l’irruption dans le Dasein d ’un monde non vécu, c ’est-à-dire exclu.
M ais cette mise entre parenthèses dans l ’existence d ’une existence frappée
d ’interdit et qui constitue le délire, elle est chez Suzan U rban comme une
métam oiphose qui change son monde en monde terrifiant (schrecklich).
C ’est ce terrifiant qui constitue l ’expérience vécue fondamentale d ’un délire
dont les Hallucinations représentent l’expression la plus visible, la plus élo
quente, la plus palpable, la plus imminente et la plus proche.
E. Minkowski (2) s’est appliqué, surtout dans ses analyses phénoméno-
structurales, à dégager le trouble fondamental du délire; ce trouble fondamental
qui, par-delà le concept de « subduction mentale » de Mignard, le renvoie
à 1’ « état primordial » de M oreau (de Tours) et à la « conscience morbide »
de Ch. Blondel dont on trouve justem ent dans le Traité de Psychopathologie
de E. Minkowski un très long exposé. Ce trouble fondamental qui altère la vie
psychique dans son affectivité et son système relationnel social, c ’est celui du
temps et de l ’espace vécus.
J. P. Sartre a dans son livre sur « L ’Imaginaire » (1940) vigoureusement
souligné le paradoxe de la présentation du délire sous sa forme hallucina
toire, car ne pouvant apparaître que dans et p ar une modification struc
turale de la Conscience il ne peut être vécu que sur un registre de furtivité et
d ’absurdité. « Une expérience implique, écrit-il, l’existence d ’une conscience
thématique d ’une unité personnelle et ce type de conscience est nié p ar l’événe
ment hallucinatoire ».
L ’étude que P. Matussek a consacrée au problème des Hallucinations et
du Délire (3) est particulièrement importante à cet égard. Sans doute lui-même,
dans un premier temps au moins, critique-t-il la conception du délire « ohne
Anlasse » de W. Gruhle et le critère d ’incompréhensibilité (tout comme
F. A. Kehrer (1951) et H. H afner (1954)), mais il n ’hésite pas à fonder le
délire sur une m alform ation de la « Symbolbewusstsein », notion qui tout
en permettant de concevoir que le radical du délire n ’est bien sûr pas sans
signification, implique q u ’il est aussi altération radicale de la connaissance. Cette
étude de P. Matussek, complétant les revues générales de G. Schmidt (1940)
et de G. Huber (1955 et 1964), permet de se rendre compte de l’im portant
approfondissement phénoménologique des structures délirantes et hallucinatoi
res. Beaucoup de ces psychopathologues phénoménologistes avec L. Binswanger,
H. Müller-Suur, J. Zutt, K. Conrad, J. Wyrsch, W. von Baeyer, etc., insistent sur la 123
(1) Tous ces cas ont été réunis dans le volume intitulé Schizophrénie (éd.
Neske, 1957) et largement analysés p ar A. Storch dans l’Évolution Psychiatrique,
1958, p. 577-602.
(2) Le Temps vécu (1933), p. 206-254 et 382-398. — Traité de Psychopatho
logie (1966), notamment p. 456-483.
(3) « Die Psychiatrie der Gegenwart », 1963, 1/2, p. 23-76.
EXPÉRIENCES DÉLIRANTES ET PHÉNOMÉNOLOGIE 395
Nous venons de nous livrer ainsi avec tous les auteurs qui se sont occupés
de ce problème à une sorte de gymnastique ou d ’acrobatie intellectuelle;12
(1) Peut-être pouvons-nous rappeler nos propres Études (tome III) sur la « Déstruc
turation du champ de la conscience » — et notre description des structures synchroni
ques du champ de la conscience et de l’organisation diachronique ou historique de
l’être conscient de soi (p. 110-152, 336-378 et 414-476, La Conscience, 2e éd.).
(2) Nous verrons plus loin comment F reud (1916) s’est rapproché de ce point
de vue. ^
396 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES
mais nous devons ^ m e t t r e les pieds sur terre. Que devons-nous, en effet,
retenir du postulat et des conclusions de toutes ces discussions.
Une chose paraîtra hors de doute : c ’est que le Délire quel q u ’il soit,
que nous prenions le terme dans le sens de Délire-état (Delirium) ou dans le
sens de Délire-idée (W ahn), enveloppe l’activité hallucinatoire. De telle sorte
que les Hallucinations délirantes, dans la mesure même où leur description
se distingue de celle des Éidolies hallucinosiques, ne peuvent faire l ’objet
que d ’une description de structures délirantes et hallucinatoires. L ’Halluci
nation délirante n ’étant jam ais un fait primaire, elle ne peut se décrire et poser
de problèmes cliniques ou pathogéniques que secondairement à l ’analyse
du Délire dont elle est l ’effet.
E t dans le Délire que faut-il alors appeler fait primaire ou primordial
que constituerait ce « Wahnig » (cette quintessence de délirité) ? H y a lieu
d ’opérer une distinction qui n ’a jam ais été clairement établie dans les
diverses conceptions que nous venons d ’exposer) : une distinction entre les
structures délirantes à type d 'expérience vécue (expériences délirantes pri
maires de Jaspers) et les structures délirantes à type d'idées délirantes.
Mais ceci, naturellement, mérite quelques explications.
Les « expériences délirantes » dites primaires sont bien primaires en ce
sens q u ’elles sont des états matriciels (comme la déstructuration hypnique
du champ de la Conscience pour les rêves q u ’elle conditionne et, en quelque
sorte, engendre). Q uant aux idées délirantes qui apparaissent cliniquement
comme des irruptions, des révélations, des croyances, des certitudes, des
intuitions, des interprétations, des illusions qui s’imposent incoerciblement, on
les décrit en effet comme primaires (avec W. Gruhle, et chez nous G . de Cléram-
bault) en voulant indiquer par là q u ’elles sont cliniquement autochtones et
spontanées. Mais si cela est vrai sur le plan de leur manifestation clinique,
il est impossible, sans que le Psychiatre succombe lui-même à l ’illusion du
Délirant, de prendre ces phénomènes tout simplement comme ils se donnent,
c ’est-à-dire comme des manifestations éclatantes et irrécusables d ’une vérité
révélée (1). Mais il s’agit dans la plupart des cas de l ’émergence (2) d ’un
travail idéo-verbal et affectif qui est le travail même du délire. De telle sorte
que l ’idée délirante dans sa pureté et sous son aspect le plus clair, le plus lucide,
le plus cristallin, n ’est pas un Délire primaire mais toujours un Délire secondaire,
un délire au second degré. Nous aurons bien sûr à justifier plus loin, p ar nos
descriptions cliniques des Psychoses délirantes chroniques, ce point de vue.
Pour le moment, il nous suffit de poser précisément dans toutes ses exigences
le problème du « Délire primaire » (et des Hallucinations qui en sont l’effet)12
(1) Comme par exemple le jour où j ’écris ce paragraphe une de mes malader
parfaitement calme et lucide m ’a dit qu’elle a eu au cours d’un rapport sexuel la
révélation subite qu’elle est l’immaculée Conception. Depuis lors (déjà quelques
semaines) elle se sent de nature divine et en communication avec Dieu avec lequel
elle s’identifie. Telle est l’irruption de cette intuition délirante ( Wahneinfall)•
(2) Cette émergence peut être cliniquement perçue ou analytiquement reconstituée.
EXPÉRIENCES DÉLIRANTES ET THÉORIE PSYCHANALYTIQUE 397
8° La doctrine freudienne
e t la notion d ’expérience délirante e t hallucinatoire.
(1) Il est remarquable, en effet, que S. N acht et P. C. R acamier dans leur rapport
sur L a th éo rie p sych a n a lytiq u e d u d élire consacrent un chapitre aux états primordiaux
du délire, de ces états précisent-ils initiaux et matriciels qui comportent une désor
ganisation du Moi (qu’ils décrivent somme toute sur un mode phénoménologique,
comme ce quelque chose qui envahit le champ psychique déstructuré). Tout comme
L acan a depuis longtemps (au temps où, plus près de G. de C lérambault que moi,
E y. — Traité des Hallucinations. 14
398 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES
nous nous penchions ensemble sur le mystère du délire et des Hallucinations) mis l’ac
cent sur les « moments féconds » du travail délirant, tout comme FREUDjubmêifie
( Complément métapsychologique à la doctrine des rêves en Métapsychologie J après avoir
souligné la régression psychique du dormeur nous dit que le délire hallucinatoire
« ne devient possible que lorsque le Moi est suffisamment désagrégé pour que l’épreuve
de la réalité ne suffise plus à empêcher l’Hallucination » (p. 187 de la traduction fran
çaise). Ce n’est pas autre chose que nous disons lorsque nous parlons d’une désor
ganisation de l’être conscient...
EXPÉRIENCES DÉLIRANTES ET THÉORIE PSYCHANALYTIQUE 399
guration d ’un événement appréhendé par les divers sens, lesquels, pour si endor
mis ou obscurs q u ’ils soient, actualisent ce vécu en lui im prim ant le sceau de la
réalité sensible. Que veut-on dire lorsqu’on parle d ’une compréhensibilité
totale ou exhaustive de l ’expérience délirante mise à nu par ses psychanalystes
mêmes (1)? N ous venons de le souligner : c ’est faire le pari ou tenir la gageure
de pouvoir comprendre l ’absurde. Mais comme l’entreprise de déchiffrement
de l’indéchiffrable hermétiquement clos p ar les forces de Y les (ou les défenses
du Moi) se heurte à d ’extrêmes difficultés, on se contente le plus généralement
de nier le caractère incompréhensible du vécu délirant en affirmant q u ’il n ’est
pas différent de l ’incompréhensibilité radicale qui demeure comme un « reste »
irréductible de toute relation intersubjective, et notam m ent de l ’exercice même
dq/langage. Car, bien sûr, si disposer d ’un système commun de signifiants
permet de s’entendre, il perm et aussi par ce jeu de cache-cache que sont les
figures m étaphoriques ou métonymiques du discours, de m entir et de cacher,
de trom per et de se tromper.
Pourtant Freud qui était plus sensible que ses disciples actuels à la notion
de pathologique, a toujours eu soin de décrire (même s’il ne l ’a fait que très
schématiquement) le sens normal de l ’activité psychique (cf. Die Realitätver
lust, 1924). Ce sens, il ne m anquait pas une occasion de le définir comme un
écoulement de l’énergie (d’abord) nerveuse dans YEsquisse, puis libidinale
(dans la Science des Rêves) qui allait de l’énergie libre à l’énergie liée, et de la
perception des objets vers les mouvements par lesquels s’exerce la maîtrise ou
l ’action. De telle sorte que Freud donne un sens fort au concept de régression
(régression topique et non pas seulement chronologique ou énergétique).
Ainsi, le rêve (et les expériences délirantes et hallucinatoires qui y sont assi
milées) s’ils com portent seulement une configuration qui peut faire l ’objet de
l ’usage purem ent descriptif de la notion de régression, exigent que le proces
sus de régression soit envisagé dans son sens plus fonctionnel ou, si l’on veut,
structural.
L ’apparition proprem ent hallucinatoire du vécu dans le rêve comme dans
le délire est l’objet pour sa réflexion théorique d ’un soin en quelque sorte
perfectionniste (2). C ’est q u ’il est m al aisé de désintriquer ce qui est intriqué
(Mischung) dans le rêve qui travaille avec des sous-produits de la perception
sur des reflets ou des représentations objectales, ou des représentations ver
bales. De sorte que les formations substitutives (Ersatzbilden) restent dans
le rêve, comme dans l’expérience, rebelles à une compréhension exhaustive.
Prenant pour exemple dans le même écrit ce que nous appellerons les « expé
riences délirantes et hallucinatoires » des phases initiales ou processuelles de
la Schizophrénie, il m ontre d ’un point de vue descriptif ou phénoménologique 12
(1) Ses yeux, disait cette malade, ne sont pas bien, ils sont tournés... Elle n’arrive
pas à comprendre son amoureux qui change chaque fois d’aspect, il a tourné ses
yeux de telle sorte que ce ne sont plus ses yeux à elle car elle voit le monde avec d’autres
yeux. Étant à l’église, elle se sent déplacée comme si on la déplaçait. Elle est travestie
comme lui-même (son ami) est travesti et l’a travestie. \
(2) Que l’Ics soit « structuré comme un langage » ne peut vouloir dire que ceci :
qu’il n’apparaît (en cessant d’être inconscient) que dans Ile langage qu’il habite ou
qu’il hante. Autrement dit, c’est l’être conscient qui est non seulement structuré
comme un langage, mais la forme même qui imprime à Mes, en le refoulant ou en le
manifestant, sa loi. A cet égard tes formations substitutives qui apparaissent dans la
configuration thématique du rêve ou du délire portent bien la marque « Made in Ger-
many », comme le dit plaisamment F reud , en désignant ici l’empreinte que leur
laisse leur origine inconsciente, mais en attribuant cette marque originelle et indélébile
à l’action même du langage de l’être conscient.
(3) La « Metapsychologische Ergänzung zur Traumlehre » parue en 1915, a été
traduite en français par Marie B onaparte et Anne B erman (M éta p sy c h o lo g ie , Paris,
éd. Gallimard). Il nous paraît être le texte où F reud a le mieux senti la nécessité de
subordonner l’apparition de l’Inconscient en tant qu’événement hallucinatoire vécu,
à une désorganisation de l’être conscient dont il souligne in fin e (p. 184 de la traduc-
EXPÉRIENCES DÉLIRANTES ET THÉORIE PSYCHANALYTIQUE 401
tion française) que c’est le seul système auquel incombe l’orientation dans le monde
par la différenciation entre l’intérieur et l’extérieur.
(1) La barrière entre le préconscient et l'Inconscient se trouve, nous dit-il, « fort
abaissée » pendant le sommeil. Formule d’importance capitale que nous retiendrons
ici pour souligner, comme je l’ai déjà fait remarquer, toujours dans mon livre
sur « La Conscience », que la séparation entre Conscient et Inconscient n’est plus
aussi absolue qu’elle semblait l’être originairement dans la théorie freudienne.
(2) Cette préoccupation «phénoménologique» du vécu hallucinatoire (dans
le rêve ou les autres psychoses) est si exigeante dans la pensée de F reud qu’elle
402 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES
Freud insiste beaucoup sur cette transform ation (qui fait le fond du problème) :
il ne suffit pas, dit-il (p. 178 et 179 de la traduction française), pour le désir de se
présenter ou de se représenter son objet pour que celui-ci devienne une réalité
perçue, car l’Hallucination comporte un « sentiment de réalité ». Et, en effet, si
le rêve répond (comme un effet à sa cause) aux besoins ou pulsions de l ’Incon
scient (investi narcissiquement), la production même de l ’image onirique dépend
pour ce qui est de sa facticité en tant que signifiante, d ’une activité subsistante
(comme disait Jackson) et en tan t q u ’actualisation sensible d ’un investissement
(comme disait Freud), du système conscient. C ’est l ’idée à laquelle, non sans
quelque hésitation ou répugnance, parvint Freud quand il écrit que pour
parvenir à la condition qui est nécessaire à l ’apparition d ’une Hallucination,
il adm et que la régression ne su ffit p a s , car elle n e nous ren d p a s co m p te que
des im ages p u issen t être p rises p o u r une réalité. Il faut donc quelque chose
de plus, et ce quelque chose c’est la levée de l’hypothèque de l’épreuve de
réalité (R e a litä tp rü fu n g ) . Il faut pour bien comprendre cela (c’est Freud qui
le dit ici et non pas nous qui l ’avons dit et répété cent fois ailleurs) « ch er ch er
A DÉTERMINER AVEC PLUS DE PRÉCISION LE TROISIÈME DE NOS SYSTÈMES PSYCHIQUES,
LE SYSTÈME Cs (CONSCIENT) QUE NOUS N’AVONS PAS JUSQU’ICI NETTEMENT DIF
FÉRENCIÉ d u P. Cs (P ré -C o n scien t ) », écrit-il — et plus loin, il ajoute : « Une
dissection plus poussée de l ’appareil psychique nous permet de dire que c ’est
au seul système Conscient-Perception q u ’incombe cette orientation dans
l ’univers obtenue par la différenciation entre l ’intérieur et l’extérieur » et il
insiste encore en soulignant : « Nous considérons l ’épreuve à la réalité comme
l ’une des grandes institutions du Moi ». « C ’est l ’étude, poursuit-il, de la patho
logie qui est susceptible de nous apprendre comment l ’épreuve à la réalité peut
être supprimée ou mise hors d ’action. C ’est l ’étude de la psychose de désir, de
la confusion mentale, hallucinatoire aiguë qui nous le montrera. Le Moi brise
alors son lien avec les réalités et retire au Conscient sonJnvestissgm ent »
(p. 184-185).
E t ainsi au terme de cette labyrinthique et parfois confuse analyse, Freud
en vient à prendre position sur le fond même du problème qui nous occupe
ici. Nous ne pouvons pas ne pas noter, avec une profonde satisfaction, que ce
travail — généralement peu connu ou cité — reprend, dans un langage à peine
différent, les thèses que nous soutenons, notam m ent en m ettant à la base même
du rêve le sommeil, et à la base des psychoses délirantes et hallucinatoires un
bouleversement qui est tout à la fois régression vers la positivité archaïque
des instances inconscientes et déstructuration de l ’être conscient.
Mais il reste à souligner cependant un point de divergence qui, à l’extrême
(1) Cf. sur ce point mon Rapport à Madrid (1966) que la récente critique de
A. Bourguignon (A nn. P sy c h o th ., 1972, 4 , p. 39), se référant à une interprétation des
rapports du rêve et des P. M. O. actuellement contestée (v. plus loin note, p. 425),
n’atteint ni dans sa démonstration ni dans sa conclusion.
404 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES
— Ainsi tous les auteurs, y compris ceux qui professent que le Délire
se réduit à son sens ou, si l ’on veut « dire quelque chose » dans sa
thématique inconsciente, finissent p ar se heurter à un trouble prim or
dial, à un « processus » q u ’il faut bien décrire en troisième personne
comme le délirant et tout particulièrement l’halluciné le vit et le perçoit,
c ’est-à-dire comme un quelque chose qui se présente à lui et qui — pour
tan t q u ’il soit issu de lui-même — lui apparaît être un événement qui
n ’est pas et ne peut être l’effet de sa propre intentionnalité. Les expériences
délirantes et hallucinatoires sont les modalités de ce trouble fondamental.
LES HALLUCINATIONS N OÉTIC O-AFFECTIVES 405
Pour les classer nous ne pouvons pas songer à recourir seulement à leur thé
matique (persécution, mégalomanie, influence, érotisme, mysticisme) car cela
ne nous perm ettrait pas d ’atteindre leur structure profonde et nous conduirait
plutôt à une sorte de chaos en raison du polymorphisme et des intrications
thématiques. Nous ne pouvons pas non plus les classer sans nous condamner
à plus de désordre que de clarté en les rattachant à telle ou telle instance
topique de l ’Inconscient ou à telle ou telle phase du développement libidinal
(régression aux stades prégénitaux ou génitaux), car là encore en isolant de
l ’expérience son contenu fantasmique nous serions entraîné, sinon dans le
chaos tout au moins dans les contradictions de l ’Inconscient. Il faut donc
recourir à ce qui fonde et spécifie véritablement l ’expérience délirante (qu’il
s’agisse d ’une expérience analogue à celle du rêve ou d ’une modification
structurale de niveau plus élevé), c ’est le niveau de d é s tr u c tu r a tio n d u c h a m p
d e la c o n s c ie n c e c ’est-à-dire cette désorganisation de la vie psychique qui est
altérée dans l ’ordre de l ’actualité même de l’expérience vécue. Ce sont ces
niveaux structuraux de la décomposition du champ de la Conscience qui sont les
m a tr ic e s des modalités cliniques de l ’activité hallucinatoire, ce qui leur impose
les caractères négatifs et formels d ’une hétérogénéité primordiale du vécu. Ce
sont eux que nous décrirons donc quand enfin débarrassé de tous ces « im p e
d im e n ta » théoriques nous aborderons plus loin leur étqde clinique.
Par ce premier excursus dans le domaine des théories, nous avons établi
que ce q u ’il y a de prim ordial dans une certaine modalité de Délire c’est l ’état
délirant, c ’est l ’expérience délirante, dite primaire mais toujours secondaire,
pour autant q u ’elle est l’effet de mirage, d ’une déstructuration du champ
de la Conscience que reflète (à des niveaux généralement plus élevés) l ’ex
périence onirique. N ous devons maintenant, en tirant de ces exposés et
controverses l ’enseignement q u ’ils com portent, nous demander ce que peut
être un Délire qui n ’est pas « vécu » dans une telle « expérience délirante ».
Cela revient à nous demander s’il existe bien des Délires qui sont plus pensés
ou parlés que vécus et quelles peuvent être alors leurs relations avec le
concept même d ’Hallucination ? Q u’y a-t-il alors de fondamental hallucina
toire dans le Délire quand il se présente comme « idée délirante » ? Quelles
peuvent être les modalités cliniques hallucinatoires de ces idées délirantes ?
Tels sont les deux points que nous devons successivement envisager dans leur
généalogie logique- — N ous examinerons d ’ailleurs plus longuement dans
le chapitre « Psychoses chroniques et Hallucinations », ces problèmes cli
niques, puis dans la Septième Partie la solution théorique q u ’ils requièrent.
Pour le moment, nous voudrions'simplement ici dégager, comme nous venons
de le faire pour l’expérience délirante, la notion de « P r o c e s s u s id é o - v e r b a l » ou
406 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES
L ’idée délirante est au vécu délirant ce que le médiat est à l ’immédiat pour
autant que l ’idée implique non seulement une intuition ou une image (comme
dans le vécu) mais un développement discursif ou un simple cas, un énoncé
par quoi le Sujet survole l ’expérience pour la ravir, l ’emporter et l ’apporter
dans le discours qui le lie à l ’autre, à autrui, ou à cet autrui q u ’il est pour
lui-même. Les plus anciens auteurs (J. P. Falret, Lasègue, Cotard, Séglas)
avaient bien aperçu ce travail discursif ou constructif du Délire, et J. P. Falret
parlait à ce Sujet du Délire comme d ’un « Novum Organon » (cf. plus loin
l ’exposé que nous faisons de sa conception, p. 431).
L ’ « idée délirante » a donc essentiellement une structure verbale. Elle
est un comportement verbal qui, se détachant du vécu, le véhicule et le trans
porte ju squ’à une sorte d ’infinité, l ’infinité des horizons du possible. Lorsque
nous parlons d ’idée délirante, nous pensons toujours au Délire qui se déclare
dans le discours du délirant. Mais le Délire (Ils me poursuivent... M a tête est
devenue un poste de T. S. F... M on corps est divisé en continents, etc., à l ’infini)
pour être Délire — et non pas seulement chaîne de signifiants en quelque sorte
détachés du Sujet par le jeu verbal ou l ’imagination qui les m aintiendraient
plutôt dans le registre de l’insignifiant — doit être ancré dans le Sujet, c ’est-
à-dire le concerner en tant q u ’objet de sa croyance. Cette structure noéticos-
affective constitue le noyau prim aire de tout Délire qui n ’est pas vécu mais
qui est énoncé. Ce sont précisément les fameux mots qui, en Psychiatrie
française (interprétation, méconnaissances ou constats passionnels, illusion,
fabuïàtjon, fausse perception, Pseudo-hallucination, Hallucination psycho
m otrice,A utom atism e mental, phénomènes xénopathiques) ou en Psychia
trie allemande (Wahnwahrnehmung, Wahneinfall) ou en psychanalyse
(représentations verbales) désignent ces figures de la réthorique délirante
qui la consacrent comme une affective, elliptique et fulgurante concentration
de contre-sens ou comme un embryon de développement thématique. Et, en
effet, à ce Délire non pas vécu mais essentiellement verbal ou conviction-1
(1) Bien entendu, nous employons le terme d ' idéation délirante dans le sens
traditionnel consacré par l’usage et, somme toute, exigé par la clinique : Vidée déli
rante. Mais il est bien entendu aussi que ces « idées » sont essentiellement des systèmes
idéo-affectifs. Car l’idée délirante, bien sûr, ne peut phénoménologiquement se décrire
qu’en tant qu’elle est un mouvement, une coagulation ou une cristallisation qui
projette dans la forme pensée d ’une représentation ou dans la forme parlée d ’un
énoncé, une croyance qui s’enracine dans les profondeurs inconscientes de la vie
affective. Cela « va de soi », mais devait naturellement être rappelé ici au moment où,
employant constamment le terme d’idée ou d’idéation, nous pourrions laisser croire
que nous nous faisons du Délire une idée si abstraite ou, plus exactement, si naïve
qu’il pourrait se réduire à n ’être qu’une sorte d ’ « idée en l ’air » ou que nous défen
drions une assez dérisoire conception « intellectualiste » du Délire et des Hallucinations.
LA NOTION DE PROCESSUS NOÉTICO-AFFECTIF 407
nel pour être comme projeté dans un projet, une conception du monde à ce
Délire tous les auteurs anciens et modernes ont généralement reconnu
une valeur de projection discursive, celle d ’une pure croyance, d ’une atti
tude, d ’objectivation, celle de jeu, d ’une élaboration intellectuelle, d ’une
construction, d ’une systématisation ou d ’une production idéo-verbale. É tant
to u t cela à la fois, ce Délire est bien une idéation en marche et en feu. Cette
propriété singulière de l ’idéation délirante alliant tout à la fois la clarté de
l ’idée, la force de la conviction et le mouvement de l ’affect, constitue son
caractère clinique primaire.
Cette physionomie de l ’idée délirante distincte de l ’erreur du jugement,
de l ’idée obsédante, de l ’idée prévalante, de l ’illusion affective, de la con
viction passionnelle, du préjugé ou de la superstition, elle est scellée dans
les caractéristiques de sa présentation clinique : irruption, irréversibilité, iso
lation, stéréotypie (1). Nous devrions même y ajouter encore un autre trait
spécifique qui, précisément, l ’apparente à l’expérience délirante et justifie à son
Sujet tous les commentaires et discussions dont nous avons parlé plus h au t;
F incompréhensibilité. L ’idéation délirante si elle ne se développe pas toujours
dans une transgression constante aux règles de la pensée logique (c’est, nous
le verrons, souvent le contraire), p ar contre, à sa base, elle s’enracine dam
une irrationnalité totale. Et p ar là il faut entendre non pas seulement le défaut\
logique si commun à tan t d ’intuitions et d ’imagination chez tous les hommes
qui recourent si souvent à l’irrationnel (même dans leur pensée réfléchie),
mais la genèse absolument irruptive de la connaissance délirante hors de pro
portion avec son dogmatisme également et paradoxalement absolu. Car, bien
entendu, si son mode d ’apparition (J’ai entendu dire... Je sais... J ’ai eu la
révélation que... J ’ai compris... J ’ai fini par trouver, etc.) peut porter en lui-
même la marque d ’une anomalie intrinsèque de la constitution de cet étrange
processus convictionnel idéo-verbal, les figures des événements de ce discours
délirant (pour si plausibles, ou probables, ou même logiques q u ’ils soient)
n ’apparaissent que dans une coupure décisive avec la cohésion historique de
la personnalité du délirant, et plus encore en séparant ses histoires ou ses
récits de toute possibilité d ’intégration dans l ’Histoire commune. Nous insis
terons à ce sujet sur la notion de « processus psychique » au sens fort que lui
a donné originairement Jaspers et qui a été si fâcheusement perdu de vue
(peut-être aux yeux mêmes de cet auteur, comme nous le verrons plus loin (2)).
Ainsi l’idée délirante, répétons-le, apparaît dans sa physionomie « primaire »
comme un phénomène prim itif mais seulement au deuxième degré.12
(1) Il faut entendre par là, non seulement la permanence répétitive du phénomène
mais la « typicité » de ses caractères formels d’apparition d’un cas à l’autre.
(2) H. J. W eitbrecht (1964) et tant d’autres auteurs allemands (surtout ceux de
l’école de K. S chneider ) ont insisté sur la transformation de la conscience de la
réalité qu’exige le Délire — et surtout sous sa forme hallucinatoire—pour se consti
tuer comme tel. '
408 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES
Celle-ci, selon une comparaison qui est venue souvent sous la plume des
clinieiéns du Délire, celle-ci est comme la floraison d ’une végétation plus pro
fonde ou d ’une germination plus occulte. C ’est bien dans ce sens que l e c a ra c
t è r e PRIMAIRE, C’EST-A-DIRE SPÉCIFIQUE ORIGINAL, PHYSIOGNOMONIQUE DE
L’IDÉATION DÉLIRANTE EST LUI-MÊME SECONDAIRE A UN BOULEVERSEMENT PLUS
pr o fo n d d e l ’être psy c h iq u e et, comme nous le dirons plus explicitement,
de l ’être conscient. Telle est, en effet, la notion de « travail discursif » qui est
contenue dans le concept de processus idéo-verbal délirant. Elle implique,
pour revenir encore à J. P. Falret, que le délire produit le délire en se réflé
chissant sur lui-même en ne cessant d ’extraire de lui-même les matériaux de
son auto-construction. Voilà pourquoi l’idée de « délire secondaire » — visant
le développement de ce travail d ’élaboration ou de sécrétion — a été pendant
to u t le XIXe siècle et aussi bien dans les écoles françaises q u ’allemandes une
idée-force de la Psychiatrie classique. Elle exprimait essentiellement la géné
ration au deuxième degré — à multiples degrés — de la fiction délirante inces
samment renouvelée p ar les informations que le Délirant ne cesse pas le plus
souvent de recueillir par le témoignage hallucinatoire de ses sens. Et ceci nous
LA NOTION DE PROCESSUS NOÉTICO-AFFECTIF 409
(1) C’est bien ainsi que dans mes premiers travaux (cf. « La croyance de l’hal
luciné », A nn. M é d .-P sy c h o ., juin 1932), par réaction contre la thèse mécaniste de
G. de Clérambault et la thèse « opsiphilique » (sensorielle) de P. Quercy, je pris
position pour affirmer en effet que l’activité hallucinatoire des délires chroniques
est inséparable de son « embryon affectif » proprement convictionnel qui est pour
reprendre — en l’inversant — la formule du Maître de l’Infirmerie du Dépôt
(G. de C lérambault) la cellule-mère de tout le développement de l’organisme
délirant.
410 L E S H A L L U C IN A T IO N S D É L IR A N T E S
stituer une autre réalité qui lui est pour ainsi dire consubstantiellement liée
par la relation hallucinatoire. Et c’est bien ce que la clinique plus loin nous
montrera. Il nous suffit pour l’instant d ’avoir rappelé à ceux qui auraient
oublié, et l’Histoire classique, et l’Histoire clinique des Délires hallucina
toires, q u ’il existe une modalité de délirer et d ’halluciner qui est de la caté
gorie du « logos » ou de la « gnosis » pour se situer dans un lieu de l ’être
psychique qui est celui de l ’existence de la personne et non pas seulement
de l’expérience du sentir ou du ressentir. A ce niveau le Délire est intime
ment lié à la production d ’une activité hallucinatoire que l’on pourrait appeler
« paragnosique » ou peut-être encore « noéphémique » pour consacrer la thèse
que P. Quercy a fait soutenir au « Noéphème » de sa fameuse prosoposée,
thèse qui défend la structure noétique discursive ou intellectuelle du travail
délirant hallucinatoire.
Après avoir posé dans les paragraphes précédents le problème général des
rapports du Délire et des Hallucinations avec les deux grands mouvements
dont l ’un va vers l ’inconscience du rêve et l ’autre vers le rêve de l ’Inconscient
— après avoir, ainsi, bien différencié les H a llu c in a tio n s d e s E x p é r ie n c e s
d é lir a n te s et les H a llu c in a tio n s d u P ro c e ssu s n o é tic o - a ffe c tif d é lir a n t,
nous devons m aintenant présenter ces modalités structurales du Délire hallu
cinatoire dans leur contexte clinique?
(1) Cf. le tome III de mes Études et «La Conscience», P. U. F ., l re édit., 1964,
p. 76-154. Naturellement, la plupart des auteurs qui ont mis l’accent — de M o r e a u
de Tours à W . M a y e r -G ro ss et récemment, par exemple, G . G a n d ig l io et F . M . F e r r o
(1969) — sur l’obnubilation, les troubles de l’attention et de la vigilance (notamment
sous l’effet de toxiques hallucinogènes), soutiennent plus ou moins directement le
même point de vue.
E X P É R IE N C E S H A L L U C IN A T O IR E S M A N IA Q U E S 413
angoisse que dans les expériences vagues et dans les « représentations » éva
nescentes pour être trop violentes dans son « émotion ». A la limite son activité
hallucinatoire serait plutôt « négative » allant jusqu’à ne plus percevoir cette
réalité que détruit le désir de n ’avoir plus de désir ou, si l’on veut, l ’obligation
de supprimer tout à la fois, le principe de plaisir et celui de la réalité.
Ainsi la manie et la mélancolie sont des structures symétriques (et que
la clinique nous m ontre parfois interchangeables) d ’un même trouble :
le « contre-sens » de la temporalité éthique du temps vécu qui ne peut
plus se constituer en présent. C ar le présent c ’est précisément cette forme
du temps, ce miracle du temps qui s’arrache au passé et diffère l ’avenir
pour creuser entre eux un intervalle, celui de la disponibilité. Aucune action
humaine n ’est possible et ne peut s’inscrire dans l’histoire réelle de la per
sonne — cesser d ’appartenir au domaine du rêve — si elle n ’est passée
par le champ du présent. Que cette structuration soit trop « prise » dans le
passé ou q u ’elle se « précipite » trop vers l ’avenir, et le présent impossible
cède la place au cauchemar et au rêve. Au cauchemar de l’univers glacé de
la faute ou au rêve de l’exonération de tout « devoir ».
Ainsi, comme l ’ont toujours noté tous les cliniciens, l ’expérience délirante
et mélancolique, faute de s’inscrire profondém ent dans l ’actualité d ’un présent
impossible, dans les deux cas apparaît comme seulement « pseudo-hallucina
toire », et même aux yeux de beaucoup, « pseudo-délirante ». C ’est que, d ’une
part l’expérience maniaque et l ’expérience mélancolique constituent un bou
leversement qui ne peut être vécu que sous forme fantasmique, certes, mais que,
d ’autre part, l’arrêt (mélancolie) ou la volatilité (manie) du mouvement qui
animent normalement le champ de la Conscience, le privent de pouvoir se
constituer en expérience autre que celle d ’une morne m éditation métaphysique
ou d ’une fabulation ludique ou submergée p ar l’affect ou l ’ineffable. Et en
effet, que la Conscience soit prise au piège de ses affects paralysants ou emportée
dans le tourbillon de son mouvement vertigineux, dans l’un et l ’autre cas
l ’expérience vécue, trop coagulée ou trop volatilisée, apparaît comme une
négation non seulement de la réalité mais de la réalité même du délire et de
l ’Hallucination q u ’elle implique. Telle est, peut-être, la raison pour laquelle
on a tan t discuté depuis cent ans sur la « réalité » des Hallucinations dans
la manie et dans là mélancolie, question à laquelle le vécu même des expé
riences de l’expansivité m aniaque ou de la dépression mélancolique se char
gent de répondre elles-mêmes en se présentant comme elles sont, un premier
degré de la chute dans l ’imaginaire, au premier degré de l ’altération du vécu,
c ’est-à-dire en définitive Y expérience hallucinatoire de la réalité altérée dans
son mouvement de déroulement temporel.
E X P É R IE N C E S H A L L U C IN A T O IR E S D E D É P E R S O N N A L IS A T IO N 4 17
Si nous les désignons ainsi, c ’est pour viser l ’essentiel de leur vécu. II
s’agit en effet dans les expériences de ce niveau d ’une expérience qui altère
la perception de l’espace vécu pour autant q u ’il représente dans le champ de
la Conscience l ’ordre même selon lequel les contenus de Conscience se distri
buent entre ce qui est subjectif et objectif, ce qui est psychique et physique.
L ’espace vécu est en effet cette disposition de l ’actualité de notre expérience
par laquelle à chaque instant de notre existence nous percevons, c ’est-à-dire
distribuons dans les catégories subjectives et objectives, tout ce qui s’y présente.
Il s’agit d ’un espace à trois dimensions : le monde extérieur — le monde
intérieur et le corps. Mais contrairement à l ’espace géométrique ou homogène,
ici il s’agit de catégories qui sont hétérogènes ou plus exactement toujours
problématiques dans leur hétérogénéité. Ce qui distingue en effet l ’espace vécu
comme l ’expérience d ’une distribution dans les lieux apparaissant dans le
champ de la Conscience, c ’est que ces lieux et leurs rapports entre eux ne sont
ni fixes ni interchangeables étant chacun dotés d ’un signe « local » qui ne vise
pas à lui assigner jam ais de limites précises et fixes (cf. notre Étude n° 23).
Le vécu délirant et hallucinatoire qui correspond à cette décomposition
de l’ordre des espaces vécus se présente selon deux modalités certes souvent
intriquées mais dont l’une peut en tout cas se présenter sans l’autre (mais
non inversement). De telle sorte q u ’une hiérarchie de niveaux apparaît en
même temps que s’offre au diagnostic clinique et à l ’analyse phénoménolo
gique la masse des phénomènes qui constituent ces « expériences d ’altérité ».
Définissons donc d ’abord celles-ci dans leur aspect général pour mieux saisir
la spécificité et l ’ordre hiérarchique des structures psychopathologiques qui
en constituent les deux espèces ou les deux niveaux fondamentaux.
A ce niveau de la déstructuration du champ de la Conscience l ’expérience
de la déstructuration de l ’espace vécu comporte et exprime une modification
fondamentale de la relation subjectivo-objective, c’est-à-dire non seulement du
jugement qui sépare le Sujet des objets mais essentiellement du « vécu » « senti »
et « perçu » qui est comme l ’expérience même de ce qui est ressenti comme
appartenant au Sujet ou au monde des objets. C ’est le coefficient sensible
de cette relation subjectivo-objective qui est affecté dans l ’expérience délirante
que nous appelons dans sa généralité l ’expérience d ’altérité : cette m odalité de
sentir que ce qui est moi ou à moi est modifiée. Elle consiste à se sentir soi-même
autre, dépersonnalisé, modifié dans l’unité psycho-somatique de sa personne
ou à éprouver ce qui appartient au Sujet, ce qui est lui ou à lui comme étant
autre, c’est-à-dire appartenant à un autre ou étant même un autre.
E t c ’est précisément en quoi l ’expérience du corps modifié enveloppe toute
expérience d ’altérité. Autiem ent dit, nous avons à décrire deux types d ’expé
4 18 L E S H A L L U C IN A T IO N S D É L IR A N T E S
(1) Cette métaphore impliquée, nous l’avons vu, dans toute perception du corps
et encore davantage dans toute perception hallucinatoire du corps change elle-même
de valeur, sinon de sens, quand on compare le vécu métaphorique des troubles du
schéma corporel (Somato-éidolies) et le vécu métaphorique de ces expériences de
dépersonnalisation vécues dans un halo de délire. C’est ce que j ’ai souligné
notamment dans mon livre sur La Conscience (2e édition, p. 96-97).
« C’est au niveau de sa constitution où l’image de notre corps est entrelacée
« à notre personne, à ce lieu de notre rencontre avec notre monde, que correspond
« la Conscience dépersonnalisée ». Car la dépersonnalisation n ’y est pas comme dans
« les « simples » troubles du schéma corporel elle-même vécue comme une partie,
« mais comme une dimension fondamentale du statut qui lie le dépersonnalisé à une
« altération radicale de ses dispositions et de ses projets. Si la « métaphore » est
« impliquée dans les douleurs des tabétiques comme dans les désordres de la soma-
E X P É R IE N C E S H A L L U C IN A T O IR E S D E D É D O U B L E M E N T 4 19
« togenèse, elle demeure cependant en deçà du délire qui la supprime. Elle règne
« au contraire en maîtresse dans les « états de dépersonnalisation » que nous visons
« ici comme une métamorphose par laquelle c’est l’état d ’âme tout entier, la Stimmung
« délirante, qui modifie radicalement l’expérience, exerce sur elle la magie d ’une
« transmutation et y allume une flambée de rêve : les objets se déplacent, grimacent,
« parlent, se traversent, en un mot « trichent » — le bras se continue avec la jambe,
« l’intérieur du corps s’extravase ou bien ses images se répercutent à l’infini dans
« un monde de miroirs, ses figures anatomiques, ses supports érotiques, ses parties
« honteuses ou ses points névralgiques s’intervertissent ou se combinent, la pensée
« solidifiée se casse comme du verre, se tire ou se noue comme un fil, etc. ».
420 L E S H A L L U C IN A T IO N S D É L IR A N T E S
« Ma pensée plus généralement est vécue comme celle d’un autre. Elle est (trans
« mission de pensée) une chose soumise comme telle à la physique du monde natu
« rel (vibrations, ondes, fluide) dont les propriétés acoustiques prévalent sur le sens.
« Si les métaphores spatiales (dédoublement, bifurcation, échos, soustractions,
« intrusions) constituent bien le fond de cette expérience de mécanisation de la
« pensée, cette expérience, si nous ne voulons pas tomber dans l’illusion qui la fonde
« comme vécu, doit se décrire dans l’atmosphère d ’illusion qui la fonde comme
« erreur, c’est-à-dire dans la destruction de l ’espace vécu de la pensée et du lan-
« gage.
« L’ « extranéité », 1’ « autre », la chose impliquée dans la relation verbale éclatent
« dans les voix qui sont bien la propre voix du Sujet mais du Sujet qui, « inconscient »
« de l’altération de son expérience, la rapporte ailleurs qu’en lui-même. Cette pensée
« qui au fond de moi-même coule ou court dans le silence de ma Conscience, dans
« son intimité dans son secret comme ce que le monde a pour moi de plus privé,
« cette pensée elle m ’échappe, me saisit, me revient, se répereüfe, s’enfonce, m ’envahit,
« me pénètre jusqu’au fond d’un Moi qui ne l’accueille que pour la rejeter. Ma parole
« se dirige maintenant vers moi et contre moi; elle ne va plus aux autres, elle ne me sert
« plus à parler aux autres ou à moi-même, elle en est plus ductile, l’ustensile de ma
« liberté, elle me revient en boomerang comme une arme braquée contre moi.
« Les expériences de dédoublement hallucinatoire comportent ou impliquent
« le vécu de l’intrusion, de l’étrangeté quand ce n ’est pas l’épouvante du mar
« tyre, du supplice par quoi ces « expériences » deviennent des « expérimentations »
« dont l’halluciné se sent Vobjet... (persécution, influence, télépathie, suggestion,
« envoûtement, etc.). Il arrive d’ailleurs très fréquemment en clinique (et toujours
« dans l’herméneutique psychanalytique ou simplement psychopathologique) que
« l’expérience de cette pénétration, de cette cohabitation soit érotique : la voix qui
« entre et sort du corps et du cerveau est comme le véhicule symbolique de toutes
« les figures du viol, car cette « voix » est l ’image même de la puissance de la création
« et de la communication, celle du phallus dans lequel s’incarne son désir. Par là
« nous touchons au fond du sens de cette expérience hallucinatoire des voix. Il s’agit
« bien dans ce vécu hallucinatoire de la Conscience hallucinée d’une expérience « sen
« sible » ou « sensorielle » ou « esthétique », en ceci que l’expérience des voix et
« tous les phénomènes qui forment leur cortège d ’événements sont vécus selon le
« mode absolument narcissique du « senti », du « ressenti », de 1’ « éprouvé », c’est-à-dire
« pris dans l’irrévocable actualité d’une figure où se recoupent l’espace du corps
« et cet espace de temps où s’entrelacent le Moi et sa propre image dans une cohabi
te tation qui réunit et sépare le désir et son objet.
« Mais la Conscience hallucinée s’hallucine, elle est pour elle-même hallucinante.
« Elle opère une inversion ou en tout cas un bouleversement des valeurs du sens
« que peut avoir « pour soi » le langage en tant qu’il est constitué par les figures
« indéfinies des infinies possibilités de relation de soi avec autrui. L’ « avoir » du
« Sujet « possédant sa pensée devient un être un être deux (modalité duale de la
« relation d’objet) un être partagé dans sa « propriété » et voué à une position de
« passivité et de subordination.
« Cette perte de la maîtrise de soi coïncide avec la solidification de l’espace vécu,
« de ce domaine propre qui est le lieu où se développe et règne le Moi : elle est tout
« à la fois la manifestation de ce rétrécissement, sa condition et son effet; car rien
« d ’essentiel ne peut être vécu du discours que son sens. De telle sorte que la phé-
« noménologie de l’expérience de dédoublement hallucinatoire comporte le vécu d ’une
422 L E S H A L L U C IN A T IO N S D É L IR A N T E S
Par là, nous saisissons au cours de cette étude « des Hallucinations déli
rantes » q u ’il est aussi impossible de réduire comme le voulait G. de Clérambault
l ’expérience délirante et hallucinatoire primaire — à une pure mécanicité
(comme il disait « anidéique ») ou comme on le dit parfois à une chaîne de
signifiants insignifiants pour ne se rapporter à aucun signifié — que de la
réduire à son sens car les conditions formelles de son apparition, de sa présen
tation comme vécu l ’encadrent d ’un halo négatif qui est précisément la désor
ganisation de l’expérience vécue quand, celle-ci altérée dans la distribution
objectivo-subjective de ses contenus, en est réduite à se vivre elle-même comme
sa propre altérité. Le Délire hallucinatoire n ’est pas aussi « vrai » (c’est-à-dire
n ’est plus un Délire en n ’étant que l ’expression d ’une réalité objective anato
mique) que le croyait G. de Clérambault lorsqu’il exonérait le délire de son
erreur; mais il n ’est pas non plus aussi faux (c’est-à-dire q u ’il n ’est pas non
plus un délire en n ’étant que l ’illusion d ’un réel désir) que les psychogénistes
et les psychanalystes le croient en ôtant du Délire le vécu qui le fonde comme
essentiellement hallucinatoire. N ous retrouverons naturellement plus loin
(Septième Partie) à propos des problèmes pathogéniques le sens et l’impor
tance de ces réflexions. Il nous suffit ici de m arquer que l’expérience vécue à ce
niveau est bien celle d ’un Délire hallucinatoire « p ar excellence ».
Le confus ne dort pas dans sa motilité, mais il est endormi dans sa Conscience.
Tandis que le dormeur vit (comme il respire) son rêve dans la quasi-immobilité de
son corps et sans rien exprimer à autrui autrement que par ses mouvements et spé
cialement ses mouvements oculaires poux se réserver seulement de parler de son
rêve comme d’un récit qu’il peut s’en faire à lui-même ou aux autres, le confus, lui,
vit une expérience qui se déroule pour ainsi dire en dehors de lui-même par ses expres
sions psycho-motrices (attitudes, mouvements, turbulences, pantomime, agitation, etc.)
et par ses expressions verbales (il raconte au fur et à mesure qu’il la vit, et il lui est
presque toujours possible de nous la faire partager par la « communication » de
l ’examen clinique). De telle sorte que « le délire onirique » se détache davantage de
l’ipséité de l’expérience du sommeil, mais il n ’en garde pas moins avec cette expérience
des liens étroits et profonds.
Cet onirisme confusionnel plus ou moins ouvert sur autrui n ’en comporte pas12
(1) Tous les travaux contemporains sur les rapports du rêve et du sommeil (K leit-
mann, D ement, J ouvet, etc.) ont précisé le type de « sommeil rapide » qui paraît être
contemporain du rêve, fait d’ailleurs actuellement contesté (cf. plus loin, p. 1260-1270).
(2) Cf. le texte intégral de ce Rapport, in Évolution Psychiatrique, 1970, n° 1, p. 1-37.
426 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES
moins en effet l ’absen ce du Sujet. Lui-même est là sans être là, comme fasciné par
la kaléidoscopie de l’imagerie. Le « vécu » est pour lui comme celui du rêve, un vécu
qui ne sera pas ou sera mal retenu, qui ne pourra être revécu (caractère amnésique
de l’expérience confusionnelle) ou ne le sera que difficilement. C’est que l’impossi
bilité de se constituer un monde dans ses perspectives temporo-spatiales est ici presque
aussi radicale que dans le sommeil.
Le « monde » du confus n ’existe pas beaucoup plus que celui du rêve, il n ’est
que cet « analogon », ce simulacre délirant et pour tout dire, cet imaginaire « sans
mondanité » comme dit Sartre, qui se déroule sans l’horizon du monde (1). Cette expé
rience vécue ne surgit et ne se développe que sous la pression de « données » chaoti
ques qui sont ses « apparitions ». Leur enchaînement scénique est comme un halè
tement de significations pulsionnelles animé par des affects souvent intenses (anxiété,
euphorie, terreur). Le caractère « esthétique », « extatique » ou « érotique » de ce
vécu exprime cette profonde relation du délire onirique au principe du plaisir ou plus
généralement aux sources de l’avidité et de la peur. La fascination qu’exercent ses
images sur le confus (même quand il s’agit d ’un terrible envoûtement par le cauchemar)
est l’expérience même de cette intentionnalité qui lie les images au désir, à ses sub
stituts, à ses remous ou ses contrecoups, car, bien sûr, les désirs libidinaux qu’il
satisfait ne sont pas les seuls qui entrent dans la généralité de ses pulsions qui peuvent
s’inverser aussi dans l’agressivité, la culpabilité, l’angoisse et les instincts de mort ;
à cet égard l’onirisme est beaucoup plus souvent près du cauchemar et des satis
factions des instincts de mort ou des complexes sado-masochistes et de l’angoisse
de la castration. De telle sorte que le confus vit un « spectacle » dans l ’exacte mesure
où il est transformé en « spectateur ». Bien plus, le « film » qui, dans l’anéantissement
de toute autre possibilité d ’intérêt ou de liberté le capte, supprime sa participation
d’auteur et il devient lui-même ce qu’il « voit » et ce qu’il vit ; l’onirisme est
presque toujours une expérience de visualisation de l’expérience pour autant que
celle-ci requiert son absorption dans le regard qui le vise. Le Sujet est réduit à
n ’êtrè plus qu’un objet, l’objet de son désir ou de son angoisse tels qu’ils lui
apparaissent dans un imaginaire lui-même prisonnier, pour ce qu’il lui reste de
Conscience, de sa condamnation à n ’être que symbolique.
L ’absèn ce du Sujet dans cette expérience onirique qu’il fabrique (et où il ne figure
qu’en se détachant de lui-même) est l’effet de l’attraction qu’exerce sur lui et en lui
la puissance ae. l’imaginaire, qui le submerge, ce gouffre creusé en lui par le vertige
qui l’entraîne à être une chose, à cesser d’être quelqu’un, à se pencher jusqu’à tomber
hors de lui-même. Rien n ’est plus pour lui que ces fantasmes de l’extase, de l’amour
et de la mort, qui excluent le moi de leur production et de leur représentation. Rien,
si ce n ’est comme un mince horizon de virtualité, une vague présence des objets et
des personnes de la réalité. Encore ceux-ci subissent-ils des déformations (fausses
reconnaissances, illusions) qui ne les font paraître que pour figurer dans la fantas
magorie. C ’est que ce « monde sans monde », ce spectacle qui a remplacé l’existence
est là maintenant sans aucune possibilité d ’être neutralisé par les distances, les perspec
tives et les catégories du réel qui soustraient le Sujet à l’emprise vertigineuse d ’une
expérience radicalement subjective. Car, en effet, dans la confusion comme dans1
(1) Nous nous sommes bornés ici dans cette description des expériences délirantes
et hallucinatoires « primordiales » (pour reprendre le mot de M oreau (de T ours)
à en faire en quelque sorte l’analyse phénoménologique; mais lorsque nous les retrou
verons dans la clinique des Psychoses aiguës nous insisterons davantage sur leurs
caractéristiques séméiologiques, sur leur physionomie clinique et leur potentiel
évolutif. '
428 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES
(1) Toute cette Introduction (ou en tout cas de la page vm à la page xxv) serait
à citer. Pour ma part, je retrouve dans J. P. F alret comme dans H. J ackson, comme
chez E. Bleuler ou P. J anet, ma propre pensée... (celle que je leur dois) sur le dyna
misme, la positivité du Délire qui se développe sous l’effet d’une condition négative
primordiale.
432 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES
qui se confond avec celle des autres et du monde objectif. Par là, la pensée schizo
phrénique s’apparente à celle du rêve; l’une et l’autre retrouvent avec le langage
de l’Inconscient le plus authentique langage de la psychose.
(1) Nous verrons plus loin que ce groupe n’est pas homogène dans les descriptions
classiques car il se distribue en trois contingents : l’un qui s’intégre dans les Délires
systématisés — l’autre dans la Schizophrénie — et le troisième qui constitue la
structure même des Paraphrénies.
PROCESSUS IDÉO-VERBAL DES PSYCHOSES CHRONIQUES 435
Il nous suffit pour le moment de prendre ici acte de cette structure particulière
du Moi névrotique qui n’est réduite à n’être que pour se défendre contre l’angoisse
qui l’enchaîne à son Inconscient. D’où cette illusion — à dissiper — de la psychologie
psychanalytique qui, appliquée au M o i n évrotique, a succombé à la tentation de ne
considérer le Moi en général que comme un ensemble de « défenses ». Mais ici, dans
cette phénoménologie du Moi névrotique, il est bien vrai que ce Moi faible (et non
pas « trop fort » comme on le dit abusivement en confondant sa force avec l’armure
de ses défenses) en est bien lui-même réduit à cette défensive (qui est d’ailleurs aussi
une offensive d’agressivité) dont les seules péripéties racontent les guerres intestines
de son Inconscient. Mais il est aussi vrai que c’est sa manière d’être ou de ne pas
être qui impose sa signification symptomatique, c’est-à-dire le sens existentiel névro
tique à ces manifestations d’un intolérable ou inassouvissable désir. Ces im agos,
ces « complexes », portent électivement, en effet, sur des segments de la préhistoire
et représentent bien les vicissitudes du choix objectai de la libido, c’est-à-dire essentiel
436 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES
des paroles injurieuses ou séductrices, mais encore celle des événements qui
composent sa fausse histoire.
Dans les Délires fantastiques ou paraphréniques, le travail délirant implique
l ’activité hallucinatoire (Hallucinations psycho-sensorielles et pseudo-halluci
natoires) qui ouvre la communication avec l ’autre monde, celui des voix,
des visions, des métamorphoses, des révélations, des messages de l ’au-delà
de la réalité. La caractéristique de cette activité délirante et de cette activité
hallucinatoire intimement mêlées est constituée p ar l ’importance primordiale
de la production imaginaire. Elle éclate non seulement dans les discours
(verbalisation des processus inconscients sur un mode symbolique qui rappelle
la production de rêve p ar la fécondité des métaphores et des hiéroglyphes),
mais dans l ’élaboration de nouveaux rapports qui lient le corps du Sujet,
sa pensée, son histoire avec l ’infinité du monde qui s’ouvre à son désir par-delà
le principe de la réalité. E t ce travail de fabulation immanent à la structure
même de ce type de délire parvient à prendre le pas sur la structure halluci
natoire : l’Hallucination sous toutes ses formes s’efface pour être absorbée
dans une idéologie fabulatoire ou un monde purement verbal.
Dans les délires schizophréniques, le travail délirant s’exerce lui aussi dans
la création d ’un monde, mais ici fermé (Eigenwelt, monde autistique), c ’est-
à-dire que l ’activité hallucinatoire y est comme l ’index de ce mouvement
centripète, et manifeste p ar des voix dont le discours est de plus en plus her
métique, abstrait et abscons, les transform ations du corps et de la pensée
qui s’objectivent par la substitution aux objets (du monde, des autres, du
corps propre) des fantasmes qui constituent l ’autre qui prend la place du Moi.
C ’est ainsi que se constitue une communication du Sujet avec lui-même où se
perd le système relationnel qui assurait — et généralement assez mal pour
autant que la schizophrénie est précédée d ’une phase initiale préschizophré
nique ou d ’une condition constitutionnelle schizoide — ses rapports avec
la réalité. C ’est dans cette communication intrapsychique qui constitue le
canal de l ’information autistique (dont les voix, le syndrome d ’influence et
les transform ations corporelles représentent le discours ou, si l ’on veut, la
chaîne de signifiants), c ’est dans cette dislocation (Spaltung) de la personnalité
que les Hallucinations glissent vers les échos, les miroirs et les reflets d ’une
multiplication, parfois à l’infini, de la personne du schizophrène. Dans cette
désagrégation de la vie psychique, l ’Hallucination sous toutes ses formes est
bien ce « sixième sens » comme dit E. Straus qui m et en relation le Sujet de
plus en plus réduit à n ’être personne avec les images de l ’Autre, des Autres
entre lesquels il se divise. Ce travail délirant autistique, bien sûr, il apparaît
dans le tableau clinique comme une idéation et un langage détaché des expé
riences vécues à la fin de l ’évolution quand le Sujet ne peut justem ent plus
organiser l’actualité même de son expérience qui s’évapore ou se fige.
Mais dans les premières phases du processus schizophrénique ou dans ses
phases aiguës, longtemps aussi pendant que se poursuit le travail de sape du
délire hallucinatoire, l ’idéation délirante, cette prolifération bourgeonnante et
enchevêtrée reflète ou reproduit dans les arcanes de son langage les expériences
A B
EXPÉRIENCES DÉLIRANTES ET HALLUCINATOIRES PROCESSUS NOÉTICO-AFFECTIF ET LES HAL
(Le Délire-état et ses formes hallucinatoires) LUCINATIONS NOÉTICO-AFFECTIVES
Le processus physico-psychotique de Jaspers (Le Délire-idée et ses formes hallucinatoires)
Le processus psychique de Jaspers (1)
TABLEAU
a) Les événements et les objets réels sont partiel Les événements et les objets réels sont perçus
lement incorporés dans le vécu hallucinatoire en pleine clarté mais séparés de la perception
tout en restant à l’horizon du monde de délirante qui absorbe ses propres objets
1. R ela tio n s l’halluciné. sans ombre ni reste.
a vec le m onde réel
b) Constitution d ’un monde irréel fondé seule Constitution d’un monde d’irréalité envelop
ment sur le témoignage énigmatique des sens. pant le monde de la perception, tirant sa
fausse réalité d ’une évidence plus idéique que
Structure globale
perceptive.
de Délires
hallucinatoires Structure onirique de l ’expérience halluci Structure discursive du processus halluci
natoire. natoire.
L’expérience délirante et hallucinatoire est diffi L’idéation délirante et son cortège d ’Halluci
cile sinon impossible à formuler et fait l’objet nations se situent au-delà du vécu dans le
2. M o d e d ’un langage métaphorique qui laisse le vécu parlé et le pensé. L’Hallucination est prise
d e p ro d u ctio n
en deçà de son expression. et médiatisée dans une formulation verbale
prolixe, p s e u d o - ra is o n n a n te ou incohé
rente.
439
A B
EXPÉRIENCES DÉLIRANTES ET HALLUCINATOIRES PROCESSUS NOÉTICO-AFFECTIF ET LES
(Le Délire-état et ses formes hallucinatoires) HALLUCINATIONS NOÉTICO-AFFECTIVES
Le processus physico-psychotique de J aspers (Le Délire-idée et ses formes hallucinatoires)
Le processus psychique de J aspers (1)
L E S H A L L U C IN A T IO N S D É L IR A N T E S
L’expérience délirante est vécue passivement Le délire dans sa forme idéo-verbale est essentiel
comme un rêve. Le langage (même dans les lement parlé et pensé. C’est un délire d’expli
Hallucinations verbales et le syndrome d’auto cation (Wernicke) dont la verbalisation
matisme mental quand ils existent) y est seule constitue par la syntaxe et la sémantique qui
2. M o d e ment impliqué comme automatiquement reçu. lui sont propres le support délirant et hallu
d e p rodu ction cinatoire.
L’expérience délirante et hallucinatoire est Le travail idéo-verbal du délire a la structure
comme celle du rêve, essentiellement scénique : d’un énoncé pseudo-logique ou paralogique
elle se constitue en événement dramatique et qui transforme le monde sans réalité objective,
symbolique « pris » dans les processus pri celui du désir, en monde doté d ’un statut de
maires de 1Inconscient. réalité.
TABLEAU
vant, c’est-à-dire en s’aliénant radicalement,
de telle sorte que l’Hallucination est comme
la voix de cet Autre qui couvre celle du Moi.
Les expériences délirantes ont généralement peu de potentiel Le processus idéo-verbal (ou noético-affectif)
évolutif, ayant plutôt tendance à rester fixées et comme arrêtées délirant et hallucinatoire tend à progresser
au rêve qui émerge avec ses Hallucinations du fond de l’Incon vers sa fin qui est celle de l’aliénation de la
scient. — Leur fin c’est le retour à l’existence. Personne, soit par la voie d’une systématisa
■ Évolution tion qui change l’histoire du Sujet — soit par
le travail ;d’une idéologie mythologique qui
et sens fait éclater l’histoire du Moi — soit par le
Délire autistique qui entraîne le Sujet au
centre de lui-même, là où il n’est plus que
l’objet retrouvé de son propre désir narcissi
que. Mais cette tendance est loin d’être tou
jours irréversible.
(1) Le « Processus psychique », selon Jaspers, ne se confond pas (comme dans l’esprit des partisans de la Psychogenèse des Délires Hal
lucinatoires chroniques) avec le développement normal de la personnalité (cf. sur ce point, p. 756-758, 821-825 et 1267-1274).
442 LES HALLUCINATIONS DÉLIRANTES
délirantes. De sorte que le Sujet est un peu comme celui du rêve, fasciné, fata
lem ent rivé à l ’éclosion d ’imaginaire et condamné à être enchaîné aux processus
primaires de son Inconscient. Car, et c’est le sens le plus profond de la concep
tion de Bleuler et des discussions entre les signes primaires et secondaires
du processus schizophrénique, celui-ci com porte une part négative (trouble
formel de la pensée, syndrome de dissociation) qui est comme l ’ombre projetée
de cette déstructuration à la faveur de laquelle s’accomplit le travail autistique.
L a schizophrénie nous fournit a cet égard le modèle même de l ’articu
lation DE LA PATHOLOGIE DU CHAMP DE LA CONSCIENCE ET DE L’ALIÉNATION
de la personne . Et, de fait, la symptomatologie et p ar conséquent la phéno
ménologie du processus schizophrénique dévoilent à quelles sources de la produc
tion onirique, de l ’expérience délirante, s ’alimente le processus idéo-verbal
du Délire autistique qui ajoute cependant sa propre production au pur vécu
des expériences délirantes.
Cette dernière caractéristique structurale du processus schizophrénique
nous m ontre que si les expériences délirantes ne sont du processus idéo-verbal,
du Délire (que nous avons en vue ici) ni une condition suffisante (puisque les
expériences délirantes sont précisément la forme caractéristique des psychoses
aiguës) ni une condition nécessaire (puisque le travail idéo-verbal du Délire
peut s’en détacher), elles n ’en constituent pas moins une possibilité précisément
spécifique du processus schizophrénique où s’articulent ces expériences dites
alors primaires et ce travail dit alors secondaire, pour engendrer la métamor
phose autistique de la personne qui constitue son aliénation la plus totale. Mais
la Schizophrénie ne commence (1) que précisément lorsque pour devenir
schizophrène le Sujet ne sort des expériences délirantes qui caractérisent les
phases initiales ou aiguës de la maladie (les « schizophrénies aiguës » c ’est-à-dire
celles qui ne sont pas encore schizophréniques !) que pour les faire entrer
dans le travail autistique de démolition de son monde, c’est-à-dire passer
à la « chronicité » (2).
*
* *
(1) C’est le sens que nous avons entendu donner à l’existence schizophré
nique, c’est-à-dire celle d’un destin qui ne se définit que par son accomplissement
et non par ses prémisses (cf. notre Étude des Schizophrénies, É volu tion P sych iatriqu e,
1958).
(2) Chronicité ne veut pas dire incurabilité ni irréversibilité; je tiens à le préciser
d’accord avec E. B leuler (1911) et avec M. B leuler (1972).
B IB L IO G R A P H IE 443
Psychoses chroniques. Pour l’instant il est suffisant, mais il nous est apparu
nécessaire (avant d ’entreprendre la tâche que nous devons m aintenant mener
à bonne fin, celle d ’un exposé de toutes les conditions pathologiques et sémiolo
giques des Hallucinations replacées dans leur contexte clinique) de bien m arquer
que deux modalités structurales de l ’activité hallucinatoire délirante doivent
être soigneusement distinguées : les expériences délirantes et le travail idéo-
verbal du Délire.
N O T IC E B IB L IO G R A P H IQ U E
f
I
hti...
Q U ATRIÈ M E P A R T IE
PATHOLOGIE CÉRÉBRALE
ET HALLUCINATIONS
ji
C H APITRE P R E M IE R
LES H A L L U C IN A T IO N S
Depuis toujours, les Médecins ont observé notam m ent dans la méningo-
encéphalite aiguë, les différentes modalités du « délirium », son cortège
d ’Hallucinations principalement visuelles et oniriques. Et tout au long de l ’his
toire de la Médecine, le « tintouin », la berlue, le « syringmos », les illusions
des sens, les diverses formes d ’Hallucinations de la vue, de l ’ouïe ou de la
sensibilité générale ont retenu l ’attention des pathologistes.
Depuis cent ans, les Neurologues et les Psychiatres à tendance organiciste
(L. Calmeil, W. Griesinger, K. Kahlbaum, Th. M eynert, C. Wemicke, J. Luys,
H. Jackson, V. M agnan, puis E. S. Henschen, K. Kleist, J. Lhermitte, G . de
Clérambault, C. von M onakow, R. Mourgue, G. de Morsier, P. Guiraud, etc.),
les Neuro-Chirurgiens plus récemment (H. Cushing, Th. de M artel, Clovis
Vincent, W. Penfield, etc.) se sont particulièrement intéressés à la pathologie
cérébrale des Hallucinations. Bien entendu, comme nous l ’avons déjà fait
rem arquer dans plusieurs chapitres de cet ouvrage, les faits les plus im portants
q u ’ils ont rencontrés dans leurs recherches ont été principalement les phéno
mènes éidoliques (ou hallucinosiques) qui se présentent, en effet, dans une
corrélation assez significative avec les lésions cérébrales des centres psycho
sensoriels ou avec la pathologie des organes des sens pour constituer des
syndromes qui s’im posent à l’attention des Cliniciens. Mais comme nous
allons le voir, pathologie nerveuse et Éidolies hallucinosiques ne sont pas
rigoureusement synonymes dans la pathologie du cerveau. De p ar leur diver
sité même les processus pathologiques (torpides ou paroxystiques, localisés
ou diffus, altérant des fonctions sensorimotrices ou les fonctions supérieures
et notam m ent les structures de la Conscience) engendrent plus ou moins direc
tem ent toutes les variétés structurales d ’Hallucinations. On peut même dire
que certaines affections (comme p ar exemple l ’encéphalite épidémique), en
produisant toute la gamme des états hallucinatoires, dém ontrent la possibilité
de la pathogénie cérébrale directe ou indirecte de toutes les modalités de
l ’Hallucination.
Trois ordres de troubles psycho-sensoriels m éritent d ’être signalés pour leur
fréquence dans les affections du cerveau : les états confuso-oniriques, Vépilepsie
à manifestation psychique et, bien entendu, les phénomènes éidoliques. Ce sont
448 P A T H O L O G IE C É R É B R A L E E T H A L L U C IN A T IO N S
ces « syndromes » qui sont reconnus par tous les cliniciens comme les états
hallucinatoires les plus « neurologiques ».
Bien entendu, la pathologie organique de l’activité hallucinatoire, même
si elle se manifeste électivement dans ces trois formes cliniques, s’étend bien
au-delà de ces modalités. Il suffit de penser aux états de dépersonnalisation, aux
états d’halludnose (au sens de Wernicke et Kraepelin), aux psychoses hallu
cinatoires, aux délires paranoïdes qui peuvent s’observer au cours des
maladies infectieuses, des intoxications, des affections neuronales ou cardio
vasculaires, ou bien des atrophies dégénératives ou encore des encéphalites
traumatiques et de la pathologie cérébrale tumorale ou de la sénescence, pour
être convaincus que les expériences délirantes de tout niveau, et même parfois
des processus idéo-délirants, peuvent être comme les Éidolies mis en relation avec
des maladies cérébrales.
Cependant la plupart des auteurs, s’ils sont disposés selon les idées défen
dues par Régis chez nous ou Bonhœffer en Allemagne à considérer que les
psychoses hallucinatoires aiguës plus ou moins proches des états oniriques
avec confusion et « troubles de la Conscience » sont souvent symptomatiques
d’affections cérébrales, répugnent à considérer les « vraies » Psychoses comme
symptomatiques de lésions cérébrales. Cette réserve est particulièrement mar
quée dans l’école allemande où le concept classique de « Psychose endogène »
interdit de considérer les délires hallucinatoires qui peuvent être mis en rap
port de cause à effet avec des affections cérébrales, comme des formes « sympto
matiques » d’affections cérébrales. Les discussions à ce sujet se poursuivent
toujours (1). Nous nous en ferons l’écho en exposant la psychopathologie de la
neuro-syphilis comme des tumeurs cérébrales, de l’encéphalite épidémique, etc.
E N C É P H A L O P A T H IE S A L C O O L IQ U E S (2)
L A N E U R O -S Y P H IL IS
sions spontanées avec thérapeutique. Cela ne peut pas vouloir dire autre chose
que ceci : dans les expériences délirantes, c ’est-à-dire les modalités de déstruc
turation du champ de la Conscience que produit le processus, c ’est aux niveaux
les plus élevés q u ’apparaît l ’activité hallucinatoire : c ’est-à-dire aux niveaux
équivalant aux états d ’excitation ou de dépression, aux états crépusculaires et
aux états oniroïdes. P ar contre, l ’état confuso-démentiel, même s’il se mani
feste parfois par des états oniriques épisodiques, est généralement moins pro
pice à l ’apparition des phénomènes hallucinatoires. Q uant aux Éidolies, elles
ne s’observent guère q u ’au début de l’affect on et, plus souvent encore, au
cours de la transform ation de l’état démentiel en délire secondaire; il s’agit
d ’ailleurs plus souvent d ’Éidolies intégrées dans le délire que simplement
juxtaposées dans le délire qui se développe sur u n fond démentiel.
Ces relations du processus catastrophique démentiel avec ses formes initiales,
partielles, résiduelles ou de cicatrisation sont très intéressantes puisqu’elles nous
m ontrent — elles pourraient plutôt nous m ontrer si l ’étude des Hallucinations
était faite en fonction de la classification naturelle que nous essayons de ju s
tifier ici et si elles n ’étaient pas aussi embrouillées p ar l ’esprit de l’observateur
que par la nature des choses— que la fréquence et les formes dans lesquelles se
présentent les relations du délire et des Hallucinations peuvent nous permettre
de préciser le diagnostic et le pronostic des Psychoses syphilitiques. Si, en effet,
la démence type P. G. et la démence de la syphilis cérébrale ont paru d ’abord se
confondre (théorie uniciste), le problème a été repris dans deux directions. Tout
d ’abord, on a décrit une forme « circonscrite » des lésions vasculaires cérébrales
syphilitiques (syphilis cérébrale « tertiaire »), puis on a décrit une sorte de psy
chose syphilitique circonscrite. C ’est à ce carrefour que se situe le travail de
F. Plaut (1913) qui, p ar avance, devait justifier l’importance que l ’on a accordée
aux syndromes délirants et hallucinatoires de la Syphilis cérébrale et de la trans
form ation thérapeutique de la P. G. en psychoses hallucinatoires «secondaires».
telles qu’on les rencontre, p ar exemple, dans les artérites au cours de la syphilis
cérébrale.
L E S H A L L U C IN A T IO N S
D A N S L ’E N C É P H A L IT E É P ID É M IQ U E .
P A T H O L O G IE M É S O -D IE N C É P H A L IQ U E
E T H A L L U C IN A T IO N
(1) On y lit des phrases comme celles-ci : « La cause (de leurs Hallucinations)
restant ignorée ou vague, le malade a tendance à ajouter foi à sa sensation anor
male, à la coordonner, à lui laisser prendre une forme se rapprochant des formes
qu’il connaît, et ainsi est constituée l’Hallucination en passant par ses différents
degrés. Ces Hallucinations sont le point de départ de troubles psychiques. A la longue,
le malade établit un rapport de contiguïté, puis de cause à effet, entre la sensation
anormale qu’il éprouve et les Hallucinations qu’il voit. Nous pouvons ainsi compren
dre la naissance d’un délire de persécution chez un tabétique aveugle ».Et il précise :
« Le tabès se développe — les Hallucinations se constituent — la cécité s’installe —
et par suite du développement parallèle de ces troubles le délire de persécution sur
vient ». C’est en reprenant cette thèse que G. de Clérambault pouvait écrire vingt ans
plus tard que « le prurit engendre l’idée de persécution ».
456 PATHOLOGIE CÉRÉBRALE ET HALLUCINATIONS
au cours de ces vingt dernières années sont de plus en plus rares. Mais il
s’agit d ’un chapitre si im portant pour la Psychopathologie des Délires et des
Hallucinations dans leur relation avec la pathologie méso-diencéphalique
que nous devons nous y arrêter pour en souligner l’intérêt.
Nous étudierons plus loin les rapports des diverses formes d ’activité hallucina
toire avec les lésions cérébrales (chapitre I de la 6e partie). Mais nous devons dès
maintenant indiquer ici que beaucoup d ’états du délire hallucinatoire de niveaux
divers (expériences oniriques notamment) et beaucoup de phénomènes éidolo-
hallucinosiques ont été décrits (A. Donati et I. Sanguineti, 1953 et J. M. Cliba, 1971)
dans la pathologie diencéphalique, 1953). Dans les tumeurs basales du cerveau (dien-
céphale, thalamus, hypophyse) par exemple, nous pouvons rappeler les observations
de Mac D. Critchley, 1949 (tumeur de la base), de K. H. Schiffer, 1961 (tumeur
suprasellaire), de B. Callieri et G. Moscatelli, 1961 (cranio-périphérique), de
H. Hécaen et C. Le Guen, 1960 et H. Hécaen et J. Garcia Badaracco, 1956
(méningiome), de Miller-Kreuser, 1962 (tumeur de la base) ou de Fr. Reimer,
1970 (cas n° 10 adénome hypophysaire) qui s’ajoutent aux observations plus
anciennes de E. Meumann (1932), de P. Schilder, de Weissmann (1927), de Kleist
(1934), de G. Ewald (1929 et 1935), de L. van Bogaert (1927), de E. Gutmann et
K. Hermann (1932), de Mc Lean et Davis (1952). De même de pareils phénomènes
hallucinatoires à structure surtout éidolo-hallucinosique ou onirique (parfois Hallu
cinations haptiques) se rencontrent dans les lésions vasculaires chez les vieillards
artérioscléreux (E. A. Franke, 1962) et après des encéphalites traumatiques avec
atteinte de la base et du tronc cérébral (H. Heintel, 1965) ou Jqui réalisent des
tableaux cliniques hallucinatoires analogues à ceux qu’engendre la polioencéphalite
de C. Wernicke (1). Signalons aussi les observations de H. Selbach (1953), de H. Heyck
et R. Hess (1954), de B. Roth et coll. (1969), de F. Reimer (1970), etc., sur la narco
lepsie (cf. plus loin).
tiques que nous avons soulignés plus haut, notam m ent la base anxieuse, obsé
dante et la source onirique de ces délires hallucinatoires systématisés.
Le syndrome hallucinatoire est parfois au complet, réalisant le tableau
clinique de l’automatisme mental avec ses nombreuses formes d ’H alludna-
tions psycho-sensorielles, psychiques et phénomènes d ’influence. D ans ces
cas, l ’activité hallucinatoire, même mêlée à l ’activité orinique, est de type
principalement acoustico-verbal et cénesthésique, mais les Hallucinations de la
sensibilité générale et notam m ent génitale sont importantes.
L e s p a r a p h r é n i e s m é t e n c é p h a l it i q u e s . — Elles constituent un type assez
fréquent des psychoses encéphalitiques (P. Schiff et A. Courtois, 1938 ; H. Steck,
1927). Il s’agit de fabulations très voisines parfois des expériences oniriques
auxquelles elles em pruntent des images, des scénarios et des combinaisons
fantastiques. C ’est surtout dans cette forme de délire que les malades ont une
conscience ambiguë du caractère morbide de leurs fantasmes imaginatifs.
Ils sentent en eux comme un flot intarissable de fictions qu’ils « regardent »
pour ainsi dire se développer avec un mélange d ’étonnem ent e t d ’effroi.
Écoutons le malade de l ’observation I de Steck : Il veut aller au ciel. On
veut l’examiner parce q u ’il est l’envoyé de Dieu. On veut lui ouvrir le ventre
pour voir s’il n ’y a pas un petit enfant. Dieu a couché avec lui. Il a accouché.
Un de ses camarades lui a coupé la tête, mais Dieu la lui a recollée. Dieu
lui est apparu sur la montagne de l ’Étemel. C ’est la fin du m onde, le soleil
est en retard, la terre est en retard. Le Christ est venu; il est venu s’engager
comme faucheur; il parlait une autre langue. Il voulait le faire désosser p ar un
ours. Steck note : « la manière dubitative et hésitante avec laquelle il raconte
ses histoires ». « Il semble gêné d ’avoir dit des bêtises ». Des cas de ce genre
ont souvent été publiés. Signalons le cas du malade R. P. de P. Schiff et A. Cour
tois (1) — le malade qui a fait l ’objet de l’observation de A. Courtois et
O. Trelles (2) et, pour nous référer à des cas plus récents, l ’observation de
Pommé et A. Crémieux (3). Dans ces cas, la prolifération imaginative est
énorme et s’alimente aux sources du rêve et des états oniriques de la façon la
plus évidente; de telle sorte que ce type de paraphrénie est assez spécial pour
mériter le nom de paraphrénie onirique (4) par sa perpétuelle référence aux
souvenirs et aux images du rêve ou de l ’onirisme.
L es délires de structure schizophrénique . — Ces délires paranoïdes
s’accompagnant de syndrome de dissociation psychique allant parfois jusqu’à
un affaiblissement intellectuel assez marqué, sont assez fréquents pour consti
tuer un des deux aspects fondamentaux (catatonie et démence paranoïde) du
problème des relations des états dits de démence précoce et du processus encé-1234
(1) Spontaneous eidelic imagery, etc., J. nerv. a. mental Diseases, 1937, p. 548-556.
(2) L. Van Bogaert, Archives suisses de Neuro etPsych., 1933, p. 331-334.
(3) Hans J akob , Wahrnehmungstörung und Krankheiterleben. Psychopathologie
des Parkinsonismus, 1955.
ENCÉPHALITE ÉPIDÉMIQUE 463
tions perceptives sont solidaires d ’un trouble plus vaste qui se spécifie comme
une structure délirante. Aussi ces diverses activités hallucinatoires se pré
sentent-elles généralement comme des « expériences délirantes » et même
parfois, mais parfois aussi, comme des « processus idéo-délirants » qui tou
tefois apparaissent cliniquement plus liés aux expériences délirantes que cela
ne s’observe généralement hors de ces cas. Les Hallucinations de ces « psy
choses hallucinatoires encéphalitiques » sont souvent visuelles ; mais on
observe aussi des syndromes d ’influence et d ’automatisme mental avec Hal
lucinations cénesthésiques et acoustico-verbales (états d ’hallucinose méta-
encéphalitique des auteurs allemands).
U n point sur lequel avec H. Claude (1933) nous avons insisté, c ’est l ’im
portance des états oniriques et de leur forme dégradée (états oniroïdes)
dans l ’élaboration de ces délires (1). A la même époque, Iacopo N ardi (2) a
souligné l ’importance des états oniriques dans la structure de ces psychoses.
Il est très typique, en effet, de voir que c ’est au cours de la nuit, dans les
phases de demi-sommeil, au cours de véritables rêves pathologiques, ou encore
durant des organisations oniroïdes ou crépusculaires de la Conscience que
« naissent, se développent ou se renforcent les « intuitions » et les « expé
riences » (Erlebnis) délirantes dont la forme hallucinatoire est prépondérante
(viols nocturnes, révélations délirantes, scènes vécues, voix, hypnotisme,
sorcelleries et autres imageries où se reconnaît encore l ’action du rêve ».
La charge onirique de ces délires hallucinatoires (3) est ici tellement forte
q u ’ils ressemblent beaucoup, rappelons-le, aux psychoses et aux Hallucina
tions des alcooliques. C ’est cette considération qui nous a amenés à com pa
rer les Hallucinations post-encéphalitiques et les Hallucinations provoquées
p ar la mescaline (Henri Ey et M. Rancoule) (4). Il est frappant, en effet,
lorsqu’on étudie un processus hallucinatoire infectieux ou toxique, d ’observer
q u ’il engendre les mêmes effets que tous les autres.
Il est très rare, par contre, d ’observer des cas de phantéidolies dans ces états
de souffrance aiguë et générale de l’encéphale (1).
(1) La belle auto-observation d’E. P ichon (qu’il voulut bien me dédier, Évol.
Psych., 1939) ne peut évidemment pas être mise sur le compte du R. A. A. dont notre
éminent et malheureux ami était affligé. Les « phasmes » qu’il nous décrit avec tant
de perspicacité sont, en effet, l’effet de son intoxication thérapeutique (salicylate).
Mais elle peut d ’autant plus nous intéresser ici qu’elle nous permet d’entrevoir
que si toutes les descriptions de l’onirisme de tous ces états encéphalitiques ne com
portent pas de phantéidolies, c’est parce que ni le Sujet ni l’observateur ne savent
discerner que, souvent au début de l’onirisme ou lorsque celui-ci ne se développe
pas, les Éidolies hallucinosiques apparaissent.
(2) Ann. Méd. Psych., 1946.
466 PATHOLOGIE CÉRÉBRALE ET HALLUCINATIONS
LES HALLUCINATIONS
DANS LES TUMEURS CÉRÉBRALES
Depuis les premiers travaux sur les troubles psychiques en rapport avec les
tumeurs cérébrales (Ladame, 1865 ; Schuster, 1902 ; Dupré, 1903 ; Pfeiffer,
1910), les neurologues et psychiatres, puis avec le développement de la chirur
gie les neuro-chirurgiens (Kennedy, Cushing, Clovis Vincent, David) et les
cliniciens (H. Baruk (3), 1926 ; M. Kischer, M. B. Bender et I. Strauss, 1937,
etc.), tous les neuro-psychiatres en général ont été frappés de l ’importance
des phénomènes hallucinatoires comme symptômes des lésions expansives
cérébrales. Certains mémoires ou monographies m éritent d ’être particulière
ment signalés à cet égard : ceux de Gibbs (1932), de Jameison et Henry (1933),
de Cam pana (1935), de S. Tarachow (1941), de Hécaen et R opert (1959), de
H. Hécaen et J. de Ajuriaguerra (1956), de G. Moscatclli (1959) et de H. Wal-
ther-Buël (1961).
Naturellement un fait domine tous les autres : c ’est ce que les divers auteurs
appellent le caractère partiel (« hallucinosique ») ou paroxystique (ictal) de ces
phénomènes que l’on observe avec une très grande fréquence au cours des auras
ou équivalents épileptiques et qui correspond, pour nous, à la structure
phantéidolique d ’un très grand nombre de cas d ’ « Hallucinations » au cours
de l’évolution des tumeurs cérébrales.
Naturellement aussi, trois problèmes sont sans cesse discutés. Le premier,
c ’est le rôle de facteurs non spécifiques comme les lésions du tronc cérébral123
Voyons donc sous ces réserves ce que nous apprennent à cet égard les diverses
« statistiques » et tout d ’abord au point de vue de la fréquence des phénomènes
hallucinatoires dans les tumeurs qui siègent dans les centres psycho-sensoriels
primaires ou secondaires ou dans les autres centres corticaux (les centres
associatifs de Fleschsig).
tère unilatéral, hémiacoustique a été parfois noté (Lund, 1952). Mais H. Hécaen
et R. R opert (1959) tiennent cette éventualité pour rare. D ’après P. Gai
(1958), dans 61 cas de tumeurs temporales on a noté des Hallucinations olfac
tives (12), tactiles (2) et 7 « dreamy States » (dans 1 cas il s’agissait, semble-t-il,
de phantéidolies visuelles typiques). D ans le travail plus récent de H. Depen
(1961) portant sur une série de 80 cas de tumeurs temporales, les troubles
paroxystiques plus ou moins analogues aux « dreamy States » ne figurent que trois
fois, et il ne relève que 1 cas de crises psycho-sensorielles.
N ous devons signaler aussi que quelques cas ont été rapportés de psychoses
plus ou moins hallucinatoires paraissant « symptomatiques » de tumeurs tem
porales (le cas de schizophrénie mais sans Hallucinations auditives de H . Claude
et H . Baruk (1931) — le cas plus intéressant de Crouzon, Baruk et Costa (1927)
avec syndrome d ’influence et Hallucinations psychiques — et surtout le cas
de L. M archand publié d ’abord comme délire spirite avec syndrome d ’influence
et d ’automatisme mental (1935) puis, après la m ort de la malade en 1941,
comme psychose fiée à une tum eur temporale H. Baruk dans sa remar
quable thèse (1926) et au mom ent de ses plus intéressants travaux cliniques
avait bien vu que la pathologie des lésions expansives temporales pouvait
avoir un retentissement psychique à type psychotique. Si nous en croyons
les observations qui ont été publiées de temps en temps (notamment p ar M ar
chand), notre attention doit être attirée sur la psychopathologie du lobe tempo
ral (ce qui nous renvoie naturellement à la psychopathologie de l’épilepsie et
dans la perspective jacksonienne de ses niveaux de désorganisation). Si nous
en croyons un travail récent de N. M alamud (1967), nous commettrions sou
vent des erreurs quand nous nous contentons de poser le diagnostic de Psychoses
sans nous intéresser (et encore plus en excluant a priori sa possibilité) à
leur pathologie cérébrale. C ’est ainsi q u ’il a étudié du point de vue histopatho
logique 11 cas de tumeurs temporales qui avaient dans 6 cas une expression
(ou un masque) clinique de schizophrénie ou d ’états mélancoliques ou anxieux
dans 5 cas.
— Dans les tum eurs occipitales généralement assez rares (car le plus souvent
il s’agit de tumeurs occipito-temporales), on s’est naturellement beaucoup préoc
cupé de la fréquence des Hallucinations visuelles. Certains travaux mettent
l ’accent sur leur valeur localisatrice stricte (Morax, 1922; de M artel et Cl. Vin
cent, 1930; I. M. Allen, 1930; J. B oudouresqueetM .D ongier, 1949; D .Parkinson,
W. Craig et coll., 1950-1952; J. Edmund, 1954; G. Moscatelli, 1959; etc.).
D ’autres au contraire (A. Campana, 1935 ; W. Tonnis et W. Schiefer, 1953) souli
gnent leur paradoxale rareté. Dans la statistique de H. Hécaen et J. de Ajuria-
guerra (24 cas), les Hallucinations visuelles ont été constatées dans six de ces
observations (taux équivalent à ceux des auteurs précédemment cités). N aturel
lement, dans tous ces cas il s’agit presque toujours de troubles paroxystiques
(auras) et d'H allucinations élémentaires, souvent de protéidolies. Le syndrome
de F. Kennedy est parfois noté (rotation de la tête et des yeux concomitante
à l ’imagerie phantéidolique comme dans le cas de M. B. Bender et M. G. Kan-
470 PATHOLOGIE CÉRÉBRALE ET HALLUCINATIONS
zer, 1941). Les Hallucinations à type hémianopsique (1) constituent une modalité
très fréquente de ces phantéidolies « ictales » ou survenant hors de toute absence
ou aura, éventualité moins fréquente mais qui paraît indubitable. Soulignons
encore que dans la plupart des cas publiés il s’agit de protéidolies com portant
un contexte de troubles perceptifs ou de distorsion fonctionnelle (micropsies
lilliputiennes, polyopies, etc.) comme dans le cas de H off et Pötzl (1937),
ou de celui déjà cité de M. B. Bender et M. G. Kauzer. Somme toute, la rela
tion des tumeurs occipitales et des éidolies visuelles constitue une des données
les plus sûres de la pathologie tumorale des Hallucinations ; to u t au moins
quand celles-ci apparaissent sous cette forme Éidolo-hallucinosique. Effective
ment, les autres troubles psychiques ou sensoriels sont peu im portants (à l’excep
tion toutefois des troubles confuso-démentiels de fréquence à peu près égale).
Nous retrouverons l’observation de J. P. Villamil (1933) que nous expose
rons plus loin (Septième Partie, chap. HE, p. 1294) en raison de son intérêt si
considérable (tuberculome occipital).
(1) Troubles mentaux dans les tumeurs sous-tentorielles. Thèse, Paris, 1950.
(2) Troubles mentaux au cours des tumeurs de la fosse postérieure. Thèse, Bor
deaux, 1953.
472 PATHOLOGIE CÉRÉBRALE E T HALLUCINATIONS
— 27 tumeurs temporales,
— 18 tumeurs méso-diencéphaliques,
— 15 tumeurs occipitales,
— 14 tumeurs frontales,
— 11 tumeurs pariétales,
— 8 tumeurs sous-tentorielles.
Mais, bien sûr, cette corrélation du siège de la tum eur et des Hallucinations
visuelles est privée d ’un critère essentiel : celui de la structure éidolique ou non
de ces Hallucinations dont il est bien difficile souvent, d ’après les descriptions
sommaires des auteurs, de savoir si elles appartiennent ou non à un Délire
confuso-onirique, à des phantéidolies ou à de simples protéidolies. Il semble bien
que dans la grande majorité de ces cas il s’agisse bien de phantéidolies (1)
mais dont le caractère hallucinatoire « paroxystique » paraît dépendre beau
coup plus de l ’aura que du siège précis de la tumeur. Quant aux protéido
lies, il semble bien que c’est dans les tumeurs occipito-pariéto-temporales
(quand les aires 17 et 19 sont intéressées) q u ’elles apparaissent dans leur plus
grande pureté et, notamment, sous forme hémianopsique avec leur contexte
de troubles opto-kinétiques ou agnosiques de la perception visuelle.
— 30 tumeurs temporales,
— 15 tumeurs frontales,
— 10 tumeurs pariétales,
— 3 tumeurs occipitales,
— 7 tumeurs méso-diencéphaliques,
— 1 tumeur sous-tentorielle,
— 1 tumeur diffuse.
LES H A L L U C IN A T IO N S
D A N S LES TR A U M A T ISM E S C R A N IO -C É R É B R A U X
Parmi les innombrables travaux qui ont été consacrés aux troubles psychiques
des blessés du cerveau, c’est l’œuvre monumentale de K. Kleist qui domine — et
de loin — cette psychopathologie des traumatismes cranio-cérébraux (1). La Gehim-
pathologie de K. Kleist est basée sur l’étude de 276 cas de blessés du cerveau par
traumatisme de guerre. Il a réparti les séquelles de ces traumas cranio-cérébraux
en syndromes sensitifs moteurs, apraxiques, sensoriels (visuels, acoustiques), apha
siques; puis il a spécialement étudié la pathologie frontale (qui avait déjà fait l’objet
de la monographie de F euchtwanger , en 1923, également basée sur la pathologie de
guerre). L’ouvrage se termine par une étude très importante des troubles des fonctions
du Moi avec leur relation avec les lobes orbitaires, le cingulum et le diencéphale.
Cette étude a d’ailleurs été reprise par Kleist dans un mémoire ultérieur (2).12
Pour ce qui est des troubles sensoriels visuels (étudiés également chez les blessés
du lobe occipital par Poppelreuter, 1916), sa copieuse étude (p. 505-623) passe en
revue les atteintes du champ visuel (notamment les hémianopsies), les troubles des
sensations lumineuses et des couleurs (notamment l’agnosie des couleurs), les agnosies
des formes, des objets, la désintégration de la forme « intellectuelle » de la perception
visuelle, les phénomènes ataxiques et d ’acalculie, les troubles kinéto-optiques, de
l’attention visuelle, de localisation des objets perçus et de l’orientation. Dans le
paragraphe consacré aux « phénomènes d ’excitation » ( Reizerscheinungen), il fait état
d ’Hallucinations (photopsies, Hallucinations élémentaires) en insistant sur leur carac
tère « phantéidolique » : ces images, en effet, sont séparées de la réalité perçue (p. 618).
De l’étude de Wilbrand Sänger (1918) et d ’observations de Pötzl (1916-1919), Kleist
exposant ses propres observations met en évidence que ces phénomènes apparaissent
surtout dans les premières phases de la maladie traumatique sous l’influence de
processus aigus (hémorragies, infection) et aussi dans les premiers temps de l ’amaurose
progressive. Il s’agit de « tableaux » d’images que le Sujet perçoit dans son esprit,
ou de photopsies ou photismes élémentaires (protéidolies). Un certain nombre de
ces phénomènes se produisent d ’ailleurs souvent comme des manifestations d’une
épilepsie partielle. Toutes ces images ou visions sont assez généralement uniformes
et stéréotypées.
Quant aux troubles auditifs, Kleist les expose (p. 623-686) avec le même souci
de mettre en évidence les troubles sensori-moteurs qu’ils impliquent. Il consacre
notamment une grande partie de son étude à l’aphasie sensorielle et motrice avec
laquelle elles sont en relation.
Pour ce qui est des phénomènes d’excitations acoustiques, Kleist rappelle d ’abord
qu’ils se produisent dans l’aura épileptique et sont en rapport avec les lésions tem
porales, comme les expériences d’excitation et électrique de O. Fœrster, dit-il, l’ont
montré. (Depuis lors, celles de Penfield auraient pu fournir à Kleist de nouveaux
arguments). « Louis, nous te faisons Kaput ! » entendait le blessé (cas n° 161) qui
présentait aussi des troubles de la série aphasique et entendait d ’autres phonèmes et
des sons d’harmonica. En dehors de cette observation, Kleist se contente de souligner
la rareté de ces Hallucinations verbales post-traumatiques.
Kleist reprend, par contre, l’ensemble du problème des Hallucinations dans la
dernière partie de l’ouvrage qu’il consacre aux troubles de la Conscience en relation
avec les lésions du tronc cérébral, anticipant ainsi, grâce à la finesse et à la précision
de ses observations « localisatrices », sur les « diencéphaloses » dans leur rapport
avec l’onirisme et les expériences hallucinatoires. Dans le chapitre qu’il consacre
aux « Trugwahrnehmungen » de la pathologie méso-diencéphalique (p. 1311-1318),
il divise ces troubles psycho-sensoriels en trois catégories un peu artificielles :
Delirium (Delir) — (Halluzinose) — et Hallucinations corticales (Rindenhalluzina
tionen) .
Dans les 7 cas de « delirium » qu’il emprunte à 7 auteurs, il insiste sur l’agitation
de ces blessés du crâne et sur leur désorientation; alors que la lucidité paraît conservée
quoique un certain état crépusculaire de la Conscience fût évident, les scènes de
combat sont les plus caractéristiques. Somme toute, il s’agit dans ces cas d ’états
oniriques proches, encore une fois, de ce que Lhermitte devait justement décrire
comme « hallucinose pédonculaire » dont on peut s’étonner que pour l’auteur ils
soient si rares. Il insiste sur la juxtaposition à ces états de délire de phénomènes
phantéidoliques rappelant les imageries fantastiques de J. Müller (p. 1313). Ces
images, dit-il, sont vécues avec une grande esthésie (vividité) mais contrastent avec
TRAUMATISMES CRANIO-CÉRÉBRAUX 477
l’absurdité (incongruité) des visions. Il préfère, dit-il, (1) mettre l’accent sur leur
Sinnfähigkeit (sensorialité) et leur Unsinnelichkeit (sans référence à la réalité) plutôt
que, comme le fait Jaspers, sur leur vividité (Leibhaftigkeit) et leur figuration imageante
( Bildhaftigkeit) ; car, dit-il, la perception elle aussi fournit des images figurées, et que
la Leibhaftigkeit (vividité) n ’a rien à voir avec la Sinnfähigkeit (capacité de percevoir
réellement les objets).
Examinant ensuite les cas « d'Halluzinose » (au sens, alors, de Wemicke, c’est-
à-dire de ce délire a minima et à forme acoustico-verbale), Kleist souligne « leur
rareté extraordinaire ». Tandis que le Delirium lui paraît être significatif d ’une lésion
du tronc cérébral, ces « Halluzinosen » lui paraissent liées à une pathologie temporale
(la « verbal Halluzinose » constituant à ses yeux un syndrome délirant paranoïde).
— Quant aux Hallucinations corticales, Kleist rappelle que ce sont précisément
les Hallucinations qui, d’après lui, correspondent aux phénomènes d ’excitation
dans la sphère optique ou acoustique que nous avons exposée plus haut.
(1) Nous ne craignons pas d’exposer ici dans ses détails et malgré ses difficultés non
seulement de traduction mais de conceptualisation, l’analyse de K leist, ne serait-ce
que pour démontrer une fois de plus dans quel dédale se perd une psychologie de
la perception qui entend la réduire à ses éléments. De telle sorte, que là où on prétend
apporter plus de clarté on introduit plus de confusion. Il est clair pourtant que ce
que vise ici la description de K l e is t , c’est la phénoménologie même des phantéidolies
(cf. plus loin).
(2) A. P. F riedman et C. B renner , Amnesie confabulatory Syndrom following
head injury. Amer. J. Psychiatry, 1945, 102, p. 61-66.
(3) G. Z illig , Zur Symptomatologie traumatischen Psychosen mit expansive
Syndrom. Nervenarzt, 1941, p. 145.
(4) « Untersuchungen zur Struktur der akuten himtraumatische Psychoses ».
Arch. Suisses de Neurologie et de Psychiatrie, 1954, 74, p. 288-307.
478 PATHOLOGIE CÉRÉBRALE ET HALLUCINATIONS
auteurs s’accordent en général pour rapporter aux lésions par contrecoup des
formations méso-diencéphaliques. Sans doute arrive-t-il aussi que les troubles
de la Conscience soient d ’un niveau encore plus élevé et se constituent en
simples états d ’ahurissement ou de sidération, ou de « Groggy state » (tel que
Reisch et La Cava l ’ont décrit chez les boxeurs); mais c ’est vraiment p ar abus
de langage que l’on parle alors d ’états crépusculaires (W. Staube, 1963). Fré
quemment, c ’est la dépression, l’angoisse ou l’excitation m aniaque avec leur
halo de « Pseudo-hallucinations » qui occupent le premier plan du tableau
clinique psychopathologique.
et des lunettes à prismes ils ont pu m ontrer une tendance aux illusions optiques
dans 82 % de leurs sujets et des synesthésies dans 38 % des cas. — Celui de
K. graf von Hoyos (1) est plus intéressant encore en m ontrant que le défaut de
« Vorgestalten » dans la construction perceptive visuelle se rencontre chez tous
les blessés du cerveau, quel que soit le siège de la lésion traum atique. E. Bay (2)
avait depuis longtemps noté les troubles olfacto-gustatifs groupés dans une
même désorganisation de 1’« Oralsinn ».
C ’est donc sur ce fond de « déformation » du champ perceptif q u ’apparais
sent le plus souvent des É id o lies . Elles se produisent le plus généralement
dans les auras épileptiques ; peut-être certaines migraines bizarres (3) peuvent-
elles conditionner aussi leur apparition quand elles existent, mais ce n ’est pas
toujours le cas. L ’observation de H. Eleintel (4) nous a paru plus particulière
ment intéressante. Il s’agissait de l ’apparition dans le champ hémianopsique
d ’une image héautoscopique partielle (visage et buste que le sujet voyait
à l ’intérieur de lui-même et les yeux fermés ; en même temps, ce trau
matisé du crâne avait des zoopsies lilliputiennes). Nous avons noté à pro
pos des blessés observés par Kleist des phénomènes analogues. — J. E. Meyer
et L. Wittowsky (5) sont probablem ent les auteurs qui, depuis Kleist,
ont le mieux décrit et classé ces troubles sensoriels (Sinnentauschungen).
Pour eux, ils se produisent presque exclusivement dans la sphère visuelle (6).
Dans deux cas il s’agissait de photopsie; dans deux cas de métamorphopsies,
des paréidolies avec micropsies, des Pseudo-hallucinations de type J. Müller
(disent-ils, faisant allusion à l ’auto-observation des phantéidolies éprouvées
par le célèbre physiologiste). Dans deux cas il s’agissait d'Hallucinations
hypnagogiques avec tendances éidétiques anormalement marquées. Les
auteurs insistent aussi sur le fait que dans les autres cas il s’agit d ’un délire
onirique semblable à celui des alcooliques. — Cependant, G. de M orsier et
H. Feldman (1952) ont m ontré que ce type d ’Hallucinations s’associait par
fois aux troubles du schéma corporel, les Hallucinations tactiles ou auditives
ne se produisant généralement que sous forme de phantéidolies. — G. Amler
(1959) a consacré un im portant travail aux « hallucinoses haptiques » au cours 123456
cas (1). D ’autres auteurs ont souligné leur caractère im aginatif (J. Delay
et coll., Ann. Méd.-Psycho., 1965, 1, 118 et J. Delay et S. Brion, Le Syn
drome de Korsakoff, Paris, Masson, 1969). Tous ces faits — encore une fois
contestés le plus souvent et par leurs observateurs mêmes — constituent
une éventualité, elle, incontestablement rare. Les travaux sur ce point
(V. Micheletti (2), 1963 et] J. Alliez et J. Sormani, 1967) permettent de
se faire une idée des controverses q u ’ils ont suscitées. D ’après ces derniers
auteurs, on peut réunir une trentaine d ’observations q u ’ils ont soigneu
sement classées. Et nous voici, comme pour les encéphalites, les tumeurs
cérébrales, etc., confrontés de nouveau au problème des psychoses sympto
matiques et des psychoses essentielles (ou endogènes). La plupart des auteurs
répugnent à l’idée d ’assimiler ces psychoses délirantes et hallucinatoires
paranoïdes, systématisées ou schizophréniques qui « se rencontrent » de temps
en temps et peut-être fortuitem ent dans les séquelles psychiques des blessés du
cerveau avec les psychoses pures de la Psychiatrie classique. Ils ont probable
ment raison, mais, là encore, nous devons rappeler que sauf un a priori discu
table certains faits sont troublants. Citons comme celui qui dans la littérature
nous a le plus intéressé, celui de R. Ebtinger et R. D urand de Bousingen (3);
l ’observation en est très détaillée et approfondie et laisse effectivement per
plexe... G. de M orsier (1969) fait état également de six cas de « schizophrénie
traum atique » avec phénomènes hallucinatoires variés bien propres à entretenir
cette perplexité.
— Nous devons enfin signaler que ce chapitre des troubles hallucinatoires
dans les traumatismes cranio-cérébraux doit être complété p ar les références
de ce qui se passe dans les traumatismes opératoires neuro-encéphalo-chirur-
gicaux. Il y a déjà longtemps que F. G. von Stockert (4) et que J. E. Meyer et
Wittkowsky (5) ont signalé les formes « délirantes » et hallucinatoires de ces
séquelles post-opératoires. Et, ici, les observations de ce genre recoupent celles
des syndromes hallucinatoires spontanés. C ’est, en effet, quand les interven
tions portent sur le méso-diencéphale que la réponse délirio-hallucinatoire
prend la forme d ’expériences oniriques. Mais il existe aussi des cas où des
Éidolies apparaissent (photopsies, paréidolies) que ces auteurs allemands ne
m anquent pas de rapprocher des Hallucinations de Johan Muller, oubliant
un peu celles du libraire Nicolaï...12345
(1) Ces observations se trouvent dans la Rev. Neurol., 1918, le Bull. Soc. Méd.
Mentale, 1924-1933. L’observation sur le Syndrome de Capgras (Illusions et Sosie)
publiée par W. J. W eston et F. A. W hitlock (1971) doit être ici mentionnée.
(2) V. M icheletti. Studio délia schizofrenie post-traimaticas. Rivista sper. Frenia-
tria, 1963, 32, p. 1033.
(3) R. E btinger et R. D urand de Bousingen , Cahiers de Strasbourg, 1958,
p. 11-32.
(4) F. G. von Stockert . Zentr. Neuro-chirurgie, 1938 et Pathophysiologie des
Gesichtpunkte zur Hirnlokalisation. Psychiatr. Neuro M ed. Psychol., 1949.
(5) J. E. M eyer et W ittkowsky . A r ch .f. Psych., 1951, 187, p. 1-38.
482 PATHOLOGIE CÉRÉBRALE ET HALLUCINATIONS
HALLUCINATIONS
ET LÉSIONS VASCULAIRES CÉRÉBRALES
Tous les cliniciens ont depuis longtemps noté la tendance des vieillards
aux Hallucinations (notamment aux Hallucinations visuelles). Il est exact,
en effet, que la plupart des auto-observations célèbres de phantéidolies qui
constituent le fameux Syndrome de Charles Bonnet (Ch. Lullin, Johann Müller,
Ernest Naville, etc.) sont celles de vieillards, et souvent de grands vieillards
atteints de lésions des appareils sensoriels et peut-être de lésions athéromateuses
des vaisseaux cérébraux. De par ailleurs, les psychoses séniles com portent aussi
tous les délires — mais peut-être davantage (Séglas, Ritti, Kraepelin, Sur-
stner, Kleist, Runge) des Hallucinations, notam m ent chez les vieillards atteints
de troubles sensoriels (amaurose, cataracte, surdité, etc.). Lasègue aurait noté
la fréquence chez eux d ’Hallucinations visuelles, fait que H. Jacob (3) a
confirmé dans son étude des Psychoses d ’involution malignes.
Les phantéidolies visuelles (Syndrome de Ch. Bonnet) ou acoustiques s’ob
servent particulièrement dans les ophtalmopathies (cataracte) et chez les sourds,
mais aussi dans les syndromes focaux à type d ’agnosie, visuelle, d ’alexie, d ’hémia
nopsie (C. G. Routsonis, 1966), de troubles perceptifs acoustico-verbaux (quel
quefois, mais rarement, dans les aphasies) ou de distorsions du schéma corporel.
L ’observation de la malade Gertrude H. de Fr. Reimer (1970) peut être ajoutée 123
à la longue série de cas publiés que G. de M orsier tient pour généralement symp
tomatiques de lésions centrales. De ces troubles somato-gnoso-éidoliques peuvent
être rapprochés les Hallucinations haptiques et le « délire dermatozoïque »
(cf. p. 246-247) qui s’observent le plus souvent aussi chez les gens âgés. Il est
bien évident que la sénescence au sens le plus large du term e et avec ce q u ’elle
comporte de détérioration fonctionnelle à tous les niveaux du système nerveux
central et périphérique, est un facteur favorisant pour l’éclosion des Halluci
nations et particulièrement des Éidolies hallucinosiques. L ’étude psycho
pathologique de W. F. Bronisch (1) (1 vol., Stuttgart, éd. Enke, 1962) est, à
cet égard, pleine d ’intérêt.
C ’est au cours des atrophies cérébrales (2) et notam m ent dans la maladie
d ’Alzheimer que l ’on peut parfois observer ces phénomènes. Dans un cas de
Lhermitte (atrophie à type occipital avec cécité corticale et anosognosie) il
existait une imagerie visuelle très active. P ar contre, dans les maladies de Pick,
les troubles psycho-sensoriels sont assez exceptionnels, même dans les formes
d ’atrophie occipitale (Pick, Rosenfeld, Pötzl) où il existe de gros troubles agno-
siques, tels précisément que tout se passe comme si dans ces cas le trouble
négatif était si intense q u ’il ne permet plus d ’activité illusionnelle ou hallucina
toire. Dans les formes fronto-temporales avec altération du langage, H om
et Stengel (1930) et Pötzl (cités p ar C aron dans sa Thèse, 1934), le délire et les
Hallucinations ont été signalés. D ’après N. F. Chakm atov (3), les Hallucina
tions visuelles s’observent dans les atrophies type Pick ou Alzheimer, surtout
dans les formes avec agitation et troubles de la Conscience. Fr. Reimer
(1970) rapporte (cas n° 8, p. 19) une observation de maladie de Pick avec
Hallucinations visuelles. L ’étude récente (1970) de J. M. Gaillard (4) montre
bien que les divers niveaux du schéma corporel (représenté, connu ou vécu
au niveau intrasymbolique) se manifestent parfois notam m ent dans les cas
d ’Alzheimer par des troubles agnosiques qui engendrent des illusions très voi
sines des phantéidolies dans l ’espace spéculaire désorganisé.
Quant aux délires plus ou moins systématisés ou fantastiques de la sénilité,
ils com portent naturellement une vive activité hallucinatoire. C ’est le cas notam
ment du fameux délire systématisé de Séglas (1888) et Ritti (1895) qui se cons
titue souvent, d ’après Furstner (1889) chez les sujets atteints de surdité. Le
délire de préjudice de Kraepelin (1910) comporte, ou même implique, l ’activité
hallucinatoire (Les malades, dit Kraepelin, accusent leur entourage de leur 1234
jouer des tours, de pénétrer chez eux, de les voler) malgré l ’opinion de Kraepelin
lui-même qui tenait les troubles psycho-sensoriels pour rares et qui, disait-il,
« quand ils existent sont plutôt juxtaposés au délire ». La paranoïa d ’involution
de Kleist est p ar contre caractérisée par cet auteur par la fréquence des Hallu
cinations et des idées de grandeur. On comprend, dès lors, que ces cas s’appa
rentent à ceux que Albrecht avait décrits sous le nom de « paraphrénie présénile »
ou que Serko (1919) et Halberstad (1932) avaient décrits sous le nom de « para
phrénie du grand âge », ou encore à tout le groupe des schizophrénies tardives
(Kryspin-Exner, 1924) dont l’étude a été reprise plus récemment (1) sur les psy
choses paranoïdes hallucinatoires tardives. Mais tout cela est si connu — plus
p ar l’expérience quotidienne de la clinique bien sûr que par la référence à ces
travaux descriptifs dont beaucoup sont désuets, q u ’il nous paraît inutile d ’y
insister.
Un fait demeure en effet : c ’est que le « cerveau sénile » est délirant et que
sa pathologie est fréquemment hallucinatoire, soit sous forme de production
éidélique, soit sous forme de structures délirantes plus ou moins systématisées
ou fantastiques. A cet égard, ce que nous venons de rappeler plus haut de la
forme presbyophrénique de la Démence sénile doit être rappelé encore, car
le presbyophrène présente essentiellement les caractéristiques de la Conscience
korsakowoïde qui, saturée d ’imaginaire, s’actualise dans des expériences oniri
ques, surtout nocturnes.
*
* *
Ainsi, dès que nous envisageons le problème des relations naturelles que sou
tiennent entre elles la pathologie du cerveau et l ’activité hallucinatoire dans la
perspective de tel ou tel processus étio-pathogénique, nous ne pouvons pas
ne pas être frappés de deux choses. La première, c’est que la plupart des auteurs
en confondant les deux grandes catégories d ’Hallucinations(Éidolies, Hallucina
tions délirantes), apportent plus de désordre que d ’ordre dans leur descrip
tion rendue généralement, de ce fait, chaotique. La seconde, c ’est que les
divisions naturelles des Hallucinations en ces deux grandes catégories éclatent
avec évidence, car pour les encéphalites diverses comme pour les tumeurs
cérébrales, comme pour les traumatismes craniaux, les lésions vasculaires
ou la sénescence du cerveau, c ’est toujours sous forme de deux manières
d ’halluciner que se présentent les Hallucinations : celles qui, en quelque sorte,
extérieures au champ de la Conscience, sont rejetées hors de la réalité — celles
qui, dépendant d ’une désorganisation d e l’être conscientetdu système de la réalité
dont il est le gardien, posent comme telles de fausses réalités. La pathologie céré-1
N O T IC E B IB L IO G R A P H IQ U E
1° En ce qui concerne les G é n é ra lité s du problème M orsier (G. de). — Étude sur les Hallucinations.
des Hallucinations dans leur rapport avec les affections I. Hallucinations et Pathologie cérébrales. P sych o *
neurologiques, il convient de se rapporter spécialement logie norm, et patho., 1969, p. 281-319.
aux travaux suivants : Reimer (F.). — D a s S y n d r o m d e r o p tisc h e n H a llu z in o s e .
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ictali in tumor endocranici il loro valore localizza- dans ce chapitre à la bibliographie des travaux sur les
toria. // L a v o r o n e u ro p sic h ., 1959, 2 5 , 179-322. Hallucinations de 1950 à 1971.
!
C H APITRE II
A F F E C T IO N S CÉRÉBRALES.
H A L L U C IN A T IO N S ET É P IL E P S IE
Tous les faits plus ou moins patents que nous venons d ’exposer et qui posent
le problème des relations entre Hallucinations et pathologie cérébrale, tous ces
faits sont pour ainsi dire présentés dans leur ordre naturel et, par conséquent,
validés p ar tout ce que nous savons de la psychopathologie de l’Épilepsie.
Il nous est arrivé bien souvent de dire que si les hommes ne rêvaient pas
il n ’y aurait pas de maladies mentales ; nous pouvons dire tout aussi « naturel
lement » que si les hommes ne portaient pas dans l ’organisation même de leur
système nerveux la possibilité de sa désorganisation « comitiale » ou « ictale »,
il n ’y aurait pas non plus de maladies mentales. E t c’est évidemment en ce sens
que l ’ont peut attribuer à Hughlings Jackson le mérite d ’avoir fondé la science
psychiatrique sur le modèle des dissolutions de l ’être conscient. Certes, nous
avons pu nous-mêmes (comme nous le préciserons dans le chapitre III de la Sep
tième Partie) à cette intuition fondamentale que le grand Neurologiste anglais
avait illustrée par des exemples tirés justement de l ’épilepsie, ajouter quelque
chose qui est précisément une vue panoramique et une analyse spectrale de
tous les niveaux de désorganisation de l’être conscient ; mais, c ’est, en dernière
analyse, l’étude de la maladie épileptique qui constitue la clé de voûte de la Psy
chopathologie. Cela vaut aussi bien pour la série des psychoses aiguës des états
plus ou moins profonds d ’inconscience (où la chose est évidente) que pour
les psychoses chroniques et les névroses où elle n ’est évidente en quelque sorte
q u ’au deuxième degré, lorsque les Délires et les formes d ’existence névrotique
ont eux-mêmes été soumis à une réduction phénoménologique qui les fait appa
raître comme des formes de la désorganisation du Moi qui est une autre manière
d ’être inconscient. Que si on entend contester cette assertion tenue pour pure
ment dogmatique ou verbale, on veuille bien se rapporter à l’étude clinique
minutieuse et prolongée d ’un groupe d ’épileptiques. On y verra alors que tout
ce que nous avons tiré de l’épilepsie (non pas seulement de la crise convulsive
qui n ’en constitue que le paraphe d ’authenticité mais de toute la gamme
des états psychopathologiques qui s’ordonnent dans la Conscience et l’exis
tence épileptiques) dans l'Étude n° 26 que nous lui avons consacrée dans notre
ouvrage sur la Déstructuration de la Conscience, on y verra que cette vision kaléi
doscopique du champ de la Psychiatrie passant par le prisme de déformation
490 ÉPILEPSIE ET HALLUCINATIONS
(1) L’identité de ces « crises » hallucinatoires avec ce que l’on observe lorsqu’on
excite le lobe temporal a été encore tout spécialement soulignée par S. F erguson
et coll. (1969).
(2) E. M eurice . Encéphale, 1959, p. 66-77.
ÉIDOLIES COMITIALES 491
siques au cours d ’auras (Robinson et W att) (1). D ’où les impressions fonda
mentales d ’une expérience purement subjective et en quelque sorte pré-percep
tive comme le dit P. Schmidt, qui se dégage de cette « convulsion psychique ».
L ’aura, ce « souffle étrange », fait tourbillonner dans le chancellement du champ
perceptif des fragments de souvenirs qui s’agglutinent selon les lois mêmes de
la condensation et des substitutions symboliques des images qui « forment » la
représentation scénique du rêve.
Il est très difficile dans ce que l ’on appelle souvent les « crises hallucina
toires » de distinguer les « auras », les « équivalents », les crises psycho-motrices
temporales, tous phénomènes paroxystiques entraînant une production hallu
cinatoire le plus souvent de type éidolique. Car, en effet, nous avons en vue ici
dans ce paragraphe des « apparitions », des « figures », soit à type de fragments
de rêve (phantéidolies), soit à type d ’hallucinations élémentaires (protéidolies),
et non les « états oniriques » dont nous parlerons plus loin. Mais l’hétérogé
néité de toutes ces modalités hallucinosiques est telle, q u ’elle défie toute des
cription ordonnée, toujours pour la même raison : c ’est que la plupart des
auteurs les observent et les rapportent sans tenir compte de ces différences
structurales. Nous nous contenterons donc de rappeler d ’abord l ’importance
des « uncinate fits » (crises de l ’uncus, cc dreamy States ») comme type même
de l’aura ou de la crise abortive à type phantéidolique, puis de faire état de
la grande variété des Éidolies hallucinosiques qui surviennent à titre d ’auras
ou d ’équivalents des crises comitiales en insistant encore sur leur fréquence
dans l’épilepsie à type temporal.
La crise de l'uncus dans ses formes typiques d ’état partiel de rêve accom
pagnant une forte odeur hallucinatoire, avec sensations insolites, sentiment
d ’étrangeté, visions de souvenirs reviviscents ou de scènes plus ou moins
complexes, a déjà fait l’objet d ’une étude spéciale (cf. supra, p. 356-359) et le
lecteur en trouvera facilement des analyses approfondies dans les travaux qui
leur sont consacrés (2). Nous désirerions simplement ici rappeler que pour
W. Penfield ce type de crise hallucinatoire se rencontre dans l’épilepsie spon
tanée comme dans les excitations électriques temporales. Dans son travail en 12
collaboration avec S. M ullan (1959), il a groupé 217 cas dont la plupart étaient
des « dreamy States » spontanés (1). De son côté, Tosten Bingley (2) indique
que parm i les symptômes provoqués p ar les gliomes tem poraux, ces états de
« dreamy States » ont été observés dans 32 % ; pour cet auteur, les odeurs
hallucinatoires se rencontrent plutôt quand l ’épilepsie n ’est pas d ’origine
tum orale. S. Mullan et W. Penfield de leur côté soulignent que lorsque l ’expé
rience vécue comporte une forte charge émotionnelle, il y a moins de figurations
hallucinatoires et plus de sentiment d ’étrangeté. Enfin pour ce qui concerne
l’analogie et l’expérience du « dreamy state » de la crise de l’uncus avec l’expé
rience psychédélique, B. E. Schwarz et coll. (1958) ont tenté de renforcer par
la mescaline et le L. S. D. l’expérience spontanément vécue sans y parvenir.
En dehors de ces « crises temporales » bien caractérisées, on observe sou
vent des hallucinations à type de phénomènes isolés, soit au cours d ’accidents
comitiaux intercritiques ou critiques (équivalents, épilepsie larvée, crises psycho
motrices), soit dans des formes au cours de formes dites alors sensorielles de
l ’épilepsie « bravais-jacksonienne ».
Enfin un problème soulevé par W. Penfield et ses élèves a été longtemps
discuté; celui de savoir si ces crises de l’uncus surviennent seulement comme
symptômes de lésions temporales de l’hémisphère non-dominant. D ’après
M. Baldwin (1960), il n ’en est rien, et il a pu p ar des excitations temporales
profondes obtenir des « réponses psychiques complètes » d ’un côté comme
de l’autre.
On ne compte pas, en effet, les cas où dans des absences avec pâleur,
automatismes psycho-moteurs mais « avec un minimum de troubles de la
conscience » apparaissent des phantéidolies. D. W. M ulder et coll. (1957) ont
confirmé ce que les anciens auteurs avaient déjà noté quant aux caractéristiques
cliniques de ces images hallucinatoires : répétition, brièveté, automatisme
involontaire et stéréotypé. Elles sont souvent visuelles (d’après Ramamusthi,
1965 (3), on les rencontre dans 6 % des crises focales). Parfois il s’agit surtout
de protéidolies, de phénomènes photopsiques (O. Pôtzl et W. Schober (4),
couleurs avec métachromatopsies complémentaires ; double vision dans les
cas de E. Meurice, 1951).
Dans la sphère auditive, la production d ’Éidolies acoustico-verbales est
plus rare. II est remarquable que dans leur travail sur l ’épilepsie et les troubles 1234
(1) É tu des P sych iatriqu es, tome III, Paris, éd. Desclée de Brouwer, 1954, p. 573-597.
(2) « Mais l’écart qui sépare le Sujet de sa fiction s’amenuise sans cesse dans
« cette progressive approche vers le rêve et, avant de se réduire lui-même, sa fiction
« onirique, le Sujet vit dans un crépuscule où, à l’horizon de son monde se mêlent
« les images sanglantes et dorées de la confusion entre le monde naturel et le monde
« imaginaire, comme entre le ciel et la terre. Ce crépuscule de la réalité et de l’orga-
« nisation temporo-spatiale qui la constitue est comme la pénombre qui obscurcit
« la Conscience seulement éclairée par la lueur de sa propre lumière. C’est précisé-
« ment ce caractère de l’état oniroïde que tous les cliniciens ont toujours noté en
« recourant à une métaphore classique; l ’é ta t crépusculaire de la C onscience ».
(3) Les caractères de répétition et d’uniformité sont particulièrement soulignés
dans l’étude de A. P lotscher. Zur Frage der Wahnbildung bei Epilepsie. S o v ie t
P sych on evr., 1938, 14, 81.
(4) Cf. à ce sujet l’étude de la confusion épileptique de C hiaramonti, P alazzioli,
R iv ista d i P a to -n ervo se e m en tale, 1954, p. 170-184, et l’étude de G. T orrigiani
( I l L a vo ro N . P ., 1964, 34, p. 679-689) sur le contenu de ces expériences délirantes
épileptiques, ou encore le travail de J. F. R ibon, « Dostoïewski et le Déicide », É vol.
P sy c h ., 1972, n° 1.
D É L IR E S H A L L U C IN A T O IR E S C H R O N IQ U E S 499
cacher, en effet, l’importance pathogénique des cas que tout clinicien de l’épi
lepsie rencontre de temps en temps. Nous pouvons à ce sujet nous rapporter à
ce que L. Marchand et J. de Ajuriaguerra ont écrit :
Ainsi, même aux yeux des cliniciens les plus classiques qui ont la tendance
nosographique à séparer radicalement les Psychoses symptomatiques aiguës des
Psychoses chroniques (tendance que l’on trouve dans la Psychiatrie allemande
encore plus nette et vivace), une sorte de « passage », d’osmose, paraît s’impo
ser entre ces deux grandes modalités psychopathologiques, et l’épilepsie
paraît en quelque sorte constituer le lien organique de ce trait d’union. Rappe-
Ions les anciens travaux de Dupain (1888) (1) sur les délires religieux, de
Boven (1918) (2) sur religiosité et épilepsie, de A. Sivick (1934) (3), de W. Gruhle
(1936) (4), de A. Plotscher (1938) (5) mettant l’accent sur la survivance des
expériences délirantes et hallucinatoires des états crépusculaires comitiaux dans
l’élaboration des formes d’existence délirante et aliénée. Beaucoup d’auteurs
se sont appliqués à peu près dans le même sens à analyser les expériences
primaires comitiales. La notion de délire post-onirique (de l’école française :
Chaslin, Achille Delmas, etc.) ou de « Residuelwahn » ou « délire secondaire »
(de l’école allemande, notamment K. Jaspers) implique cette relation de
continuité entre les sources oniriques du délire et son élaboration par le travail
idéo-verbal. C’est, semble-t-il, la même idée qu’ont reprise les auteurs italiens
E. Lugaresi et M. Santini (1956) (6), C. Caldonazzo (1964) (7), G. Torri-
giani (1964) (8), quand ils tiennent les expériences comitiales paroxystiques
ou aiguës pour une sorte d’événement qui est ensuite élaboré par l’épileptique
qui l’incorpore dans son existence. Se rapprochant de celles de S. Fol-
lin (1941) (9), les deux observations qui font l’objet du rapport de A. Ballerini
et G. Gesmano (1960) (10) sont, à cet égard, très intéressantes, car elles posent
le problème dans son fond. Les six cas rapportés par K. Dewhurst et A. W. Beard
(1970) (11) posent avec plus d’acuité encore le problème des expériences patho
logiques et mystiques (problème que nous avons déjà envisagé p. 673-686 à pro
pos des expériences psychédéliques); pour ces auteurs, sainte Thérèse d'Avila et
Mme de Guyon étaient probablement épileptiques... et ils se réfèrent à l'ouvrage
de W. Sargant (1957) (12). R. M. Palem, L. Force et J. Esvan (1970) (13) font1
avec des épisodes confusionnels (11 cas) ; états paranoïdes chroniques (46 cas) ;
états hébéphréniques (12 cas). Le type de leur personnalité prémorbide était
dans l’ensemble normal. Dans le premier groupe, le début avait été aigu dans
3 cas ; l’évolution épisodique dans 7 cas, et progressive mais insidieuse dans
aucun cas. Dans le deuxième groupe (celui qui nous intéresse le plus ici), on
notait 6 débuts aigus, 12 à évolution épisodique et 25 à évolution lente. Dans le
premier groupe, les auteurs ont observé des délires dans une « conscience claire »
dans tous les cas (6 cas avec Hallucinations auditives ; 3 cas avec Hallucinations
visuelles). Dans le deuxième groupe, ils mentionnaient que 46 de ces cas (la
totalité) comportaient des délires avec état de conscience claire avec, dans
31 cas, des Hallucinations auditives ; dans 6 cas des Hallucinations gustatives
olfactives ; dans 5 cas des Hallucinations corporelles ; dans 10 cas des Halluci
nations visuelles. En conclusion, les auteurs s’appuyant notamment sur une
« analyse phénoménologique » des symptômes (c’est-à-dire des expériences
hallucinatoires, soulignent-ils) estiment qu’il ne s’agit pas d’une simple juxta
position des deux séries de troubles mais de leur combinaison plus profonde.
W. Beard a publié une suite (p. 113-129 de ce travail) où il met en évidence les
« aspects physiques » de ces observations. Il souligne les corrélations avec l’épi
lepsie temporale (certains de ces malades avaient été lobectomisés et leur cas a
été publié par Serafetinides et Falconer dans la même revue en 1962). Sur ce
point C. Sinisi et C. F. Coppola (1) ont également insisté (1962).
On trouvera de multiples exemples cliniques du même ordre dans les
publications de ces dernières années (outre ceux que nous venons de rappeler),
notamment dans les travaux de A. Ballerini et G. Gesmano (1960) (2), de
S. Fiume (1959) (3), de Fr. Berheman-Tessier (1961) (4), de C. Caldonazzo
(1964) (5) et de A. Jus (1964) (6).
L’ensemble du problème a été repris d’une manière très approfondie par les
Psychiatres italiens (qui se sont toujours particulièrement intéressés à ce pro
blème). Au Symposium organisé sur ce thème (1963), R. Bozzi, étudiant spé
cialement les psychoses chroniques comitiales, distingue les cas où la formation
délirante (psychoplastique) se fait sous forme pseudo-systémique (nous en
reparlerons plus loin), et ceux où elle affecte la forme d’un processus schizo-123456
Nous suivons attentivement le cas d’une jeune fille, Colette A. (petit mal sympto
matique d’une sclérose tubéreuse de Bourneville), qui après une série d’absences
et quelques crises édifia un délire érotomaniaque avec syndrome d’influence qui dura
plusieurs mois. Il ne put être réduit que par une thérapeutique anti-comitiale et une
psychothérapie que nous poursuivons encore et qui la maintient en excellent équi
libre, le délire ayant complètement disparu, maintenant depuis trois ans, malgré
506 É P I L E P S IE E T H A L L U C I N A T I O N S
C’est bien dans ce sens, nous semble-t-il, qu’il faut interpréter le groupe des
états dits paranoïdes à forme délirante hallucinatoire chronique que Gianelli
(1963) place en dehors du processus schizophrénique ou les faits cliniques que
R. Bozzi sépare aussi des schizophrénies en soulignant leur caractère de « pseudo
systématisation ». Comme les psychoses schizophréniques comitiales ne sont
aux yeux de la plupart des auteurs que des pseudo-schizophrénies, certaines
psychoses paranoïaques ne seraient aussi que des pseudo-paranoïas. Mais,
répétons-le, le concept de « pseudo » ici nous paraît rassembler ce qui se ressem
ble. Un travail (en roumain) de O. Möller (1956) est peut-être intéressant à
consulter, mais nous n’avons pu nous le procurer (1). A. Gianelli (1964), en
opposant aux formes schizophréniques (a modalita schizofrenica) des états
« paranoïdes » de type hallucinatoire chronique, nous paraît considérer les
psychoses chroniques comitiales qu’il a étudiées comme entrant dans ce cas.
(1) En consultant les archives de notre service, nous pouvons dire que 5 cas sur
70 épileptiques qui y ont été soignés peuvent entrer, semble-t-il, dans ce groupe.
S T R U C T U R E H A L L U C IN A T O IR E N E V R O T IQ U E 507
plus fréquents qu’on ne le croit, nous semble-t-il, si nous nous rapportons aux
cas assez nombreux où ce problème nous a été posé dans ses exigences cliniques
ou médico-légales), sont d’une extrême importance car ils établissent pour ainsi
dire un pont entre épilepsie et névrose. Peut-être s’agit-il d’une simple et fragile
passerelle ; peut-être s’agit-il d’un passage souterrain et compliqué, mais il y
a, croyons-nous, comme une anastomose entre la pathologie névrotique (dans
ses aspects paroxystiques, impulsifs, angoissants ou automatiques) et la patho
logie comitiale (dans ses aspects caractériels, anxieux et désordonnés). L es névro
ses post-trau m atiqu es réalisent à ce sujet le meilleur exemple de ces difficiles
diagnostics qui sont aussi des faits portant en eux-mêmes l’ambiguïté de ce
trait d’union comitio-névropathique. Ce trait d’union, nous l’observons en
effet toutes les fois que nous hésitons entre expérience délirante d’une psychose
aiguë et état crépusculaire hystérique — entre représentations obsédantes,
pseudo-hallucinatoires et hallucinatoires (1), c’est-à-dire qu’il s’agit, répé-
tons-le avec les psychanalystes, de projections dans l’existence névrotique
de phantasmes inconscients qui échappent à l’épreuve de la réalité, c’est-à-dire
qui apparaissent comme hallucinatoires lorsque s’effondrent les structures
de l’être conscient. Dans la mesure même où cette épreuve de la réalité (les
structures de l’être conscient) exerce encore sa censure dans la névrose, l’acti
vité hallucinatoire y est évidemment moins nette, moins franchement délirante ;
mais elle se reconnaît encore, elle transparaît dans beaucoup de névroses et
tout naturellement dans celles qui sont en rapport avec l’épilepsie. Tout parti
culièrement, bien sûr, dans ces cas de clinique quotidienne où le diagnostic
clinique hésite si souvent entre états crépusculaires hystériques et épileptiques,
entre syndromes de dépersonnalisation névrotique et psychoses transitoires ou
durables « schizophréniformes » ou « onéirophréniques » (2).
*
* $
(1) Point sur lequel nous avons il y a bien longtemps publié une étude avec
H. C laude (A nnales M édico-P sych ologiqu es, 1932).
(2) Le diagnostic clinique (c’est-à-dire les problèmes pratiques auxquels nous
confronte la nécessité de poser un pronostic ou une indication thérapeutique) impose
assez souvent aussi une discussion avec des formes éidolo-hallucinosiques à caractères
paroxystiques que l’on observe, par exemple, dans la migraine ophtalmique. C. L ipp -
m a n n (1951 et 1953), pour ne citer qu’un des auteurs qui se sont occupés de ce pro
blème, a approfondi cet aspect de la pathologie « critique » des spasmes vasculaires
cérébraux. L. M archand et J. de A juriaguerra dans leur ouvrage classique É pi
lepsies, Paris, Desclée de Brouwer, 1948, ont consacré tout un chapitre aux formes
migraineuses de l’épilepsie. Ils y font allusion — mais sans trop y insister — sur les
formes hallucinatoires de ces céphalées paroxystiques.
508 ÉPILEPSIE ET HALLUCINATIONS
*
* *
— Nous pouvons conclure de ce rapide coup d ’œil jeté sur toutes les formes
hallucinatoires de l ’épilepsie : 1°) q u ’elles sont des manifestations de l ’enraci
nement du phénomène délirant et hallucinatoire dans la pathologie cérébrale
— 2°) que l ’épilepsie apparaît comme le modèle même de la dissolution
(de toutes les modalités des troubles négatifs) des structures de l ’être conscient
auquel se réfère plus ou moins directement la pathologie mentale en général et la
pathologie des Hallucinations sous toutes leurs formes en particulier. A utant
dire que si nous n ’avons pas consacré un chapitre plus long à ce problème, c ’est
parce q u ’il est implicitement et même parfois explicitement traité dans l’ensem
ble de ce Traité dont l’exposition s’ordonne par rapport à lui.
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Stratton, 1947.
C H APITRE II I
LES HALLUCINOGÈNES
(1) Cette tendance à l’autosatisfaction obtenue par l’effet des drogues qui est la
racine même de l ’appétence du besoin, de la dépendance proprement toxicomaniaque
ou toxicophilique (Sucht en allemand, Addiction en anglais), se retrouve bien sûr dans
la série animale à un niveau qui est essentiellement celui où se joue l’expérience du
plaisir pour autant qu’il neutralise ou transforme la douleur. Les expériences d ’auto
stimulation limbique ou de l’hypothalamus chez le singe ou le rat (U. Schlichting,
1970 ; P. K arli, 1972) sont à cet égard du plus haut intérêt.
(2) L. Lewin, Les paradis artificiels, trad. fr., Paris, éd. Payot, 1928, nouvelle
édition fr., 1971, sous le titre « Phantastica ».
(3) F élice (Philippe de), Poisons sacrés. Ivresses divines, Paris, éd. Albin Michel,
1936. Un ouvrage de J. L. Brau, Histoire de la drogue (Tchou, 1968) pourra être
consulté notamment en ce qui concerne quelques aspects historiques, mythologiques
ou culturels de la force incommensurable de l’attraction qu’exerce la drogue sur
l’humanité (et même chez les animaux, p. 65-68). La « pharmacopée infernale » est
présentée dans cet ouvrage de vulgarisation non sans documentation mais avec une
certaine désinvolture (R. R. Lengerman, Drugs for A to Z). Le culte des phantastica
et spécialement des hallucinogènes, a toujours mêlé dans l’histoire de l’humanité
l’expérience du merveilleux et les expériences surnaturelles (J. Bellanger 1970,
G. Varenne 1971). Nous envisagerons longuement ce problème à la fin de cette étude
des hallucinogènes. Mais signalons dès maintenant que la lecture de la « Psychedelic
Review » (P. A. Lee et R. Mezner, rédacteurs en chef) et notamment son numéro
spécial à la mémoire de Aldous H uxley (n° 1, 1964) avec la collaboration du grand
prêtre Timothy Lear y, peut donner une bonne idée de l’exaltation illuministe des
S10 LES HALLUCINOGÈNES
Toutes ces drogues sont utilisées depuis M oreau (de Tours) comme « psy-
chotomimétiques », c ’est-à-dire en vue d ’expérimenter les effets hallucinogènes
et déliriogènes, soit chez les sujets normaux, soit chez les malades mentaux,
à l ’effet de com parer l ’expérience vécue q u ’elles provoquent avec l ’expérience
vécue des psychoses délirantes et hallucinatoires. Les expérimentations de ce
type sont devenues dans la littérature psychiatrique innombrables à mesure
que les alcaloïdes de ces plantes « qui font les yeux émerveillés » (1) ont été
mis à la disposition des expérimentateurs ou des usagers, c ’est-à-dire des méde
cins, mais aussi de tous ces amateurs souvent candidats à la toxicomanie et
en tout cas fascinés p ar le monde féerique des images ou, comme on le dit
actuellement, tentés par les expériences psychédéliques. Il y a heu de noter dès
le début de ce chapitre consacré au pouvoir hallucinogène de ces toxiques,
que la plupart des amateurs de ces « expériences » recherchent les effets mira
culeux, voire voluptueux, de ces drogues : leur attente va au-devant de la sur
réalité espérée. De telle sorte que tout particulièrement celles des poètes, des
artistes, des littérateurs ou des « Beatniks », des « Hippies » ou « D-men »,
sont p ar avance gonflées du désir de « voyages » ou de « nirvanas » que déjà
leur imagination préfigure. Nous y insisterons plus loin ; mais dès m aintenant
nous devons nous mettre en garde contre cet excès même de fantasmagorie
qui, dès le point de départ de cet itinéraire au pays des merveilles et dans les
« profondeurs des gouffres », ouvre l’expérience à une sorte de magie rose,
bleue ou noire peu compatible avec la rigueur de l’observation scientifique.
M ais, bien sûr, l ’action des hallucinogènes ne saurait se réduire à cette
boursouflure d ’imagination puisqu’elle est une manière de la capter et de se
la représenter par quoi justem ent ces expériences nous renvoient essentielle
m ent aux phantéidolies et aux expériences délirantes hallucinatoires qui ajou
tent l ’imagerie ou l’imagination à la désintégration des analyseurs perceptifs
et à la déstructuration de l ’être conscient. Et c ’est cela que met en évidence
l ’observation proprem ent scientifique des effets de ces poisons du cerveau qui
sont toujours des poisons de la Conscience. Avant d ’altérer le champ percep-*1
(1) Selon un usage assez incompréhensible et qui tend à se généraliser dans les
pays anglo-saxons, les cannabinols sont exclus du groupe des hallucinogènes
dont cependant L. E. H o l l is t e r (1970) les rapproche.
512 LES HALLUCINOGÈNES
Esters glycoliques
Indolamines Phényléthylamines et benzyliques
Mescaline Atropine
LSD Amphétamines Scopolamine
Tryptamines et dérivés Adrénochrome Ditran
Psilocybine Dérivés non aminés Semyl
tif dans sa totalité, ils l ’attaquent d ’abord dans ses parties (1). Ils ne pro
duisent des paradis artificiels ou des coins de paradis q u ’en modifiant le fonc
tionnem ent du système nerveux, et c’est évidemment ce qui constitue leur prin
cipal intérêt pour le problème pathogénique des Hallucinations.
Pour mieux m arquer que c’est dans la perspective d ’une rigueur scientifique
et médicale que nous entendons traiter ce sujet, au mépris des reproches de
prudhommerie que les fanatiques et romantiques de la toxico-idolâtrie ne m an
queront pas de nous faire, nous placerons prosaïquement en tête de cette étude
du « génie hallucinatoire » les formules chimiques de ses ingrédients. Nous
devons rappeler aussi que les drogues hallucinogènes n ’ont pas toutes les lettres
de noblesse acquises seulement, pour certaines, par leur usage sacré ou dans
les rites magiques. Si la connaissance des plantes merveilleuses (pavot, chanvre
indien, coca, peyotl, etc.) a ensuite conduit à la synthèsè de leurs alcaloïdes
(mescaline, cannabinols, psilocybine, etc.), certaines substances ont une ori
gine plus maligne et en quelque sorte plus vénéneuse (ergot de seigle et L. S. D.)
et enfin, certaines sont bien des « ingrédients » quelconques dont l ’ingéniosité
fureteuse des hommes a su découvrir le pouvoir ébriant et insolite (détergents,
colle d ’avion, peaux de banane, vapeur d ’essence, etc.) (2).
L ’effet « halludnophilique » recherché est presque toujours corrélatif à
l’action hallucinogène des substances absorbées. Sans doute l ’euphorie ou 12
(1) Ce sera — indiquons-le ici comme un des points cardinaux qui doivent nous
guider dans l’exposé labyrinthique de l’action des hallucinogènes — un thème que
nous allons retrouver à propos de tous et de chacun des hallucinogènes. Ceux-ci
attirent la couche du sentir (la sensorialité du vécu) et de l’imaginaire propre à chaque
sens et réglés par l’activité (l’arousal) des analyseurs ou systèmes perceptifs — et
l’organisation de l’expérience actuellement vécue dans le champ de la Conscience.
D ’où les deux grands niveaux de troubles hallucinatoires que produisent le plus souvent
et le plus typiquement les hallucinogènes : Éidolies et expériences délirantes et hallu
cinatoires.
(2) P. D eniker et coll. {Ann. Méd. Psycho., 1971, 2, 245-254) donnent (p. 253)
un catalogue de ces ingrédients découverts par l ’ingéniosité « halludnophilique ».
GÉNÉRALITÉS 513
l ’excitation produites par les amphétamines (1) en font l ’objet d ’une fréquente
toxicomanie, par contre les anti-dépresseurs et notam m ent les Imipramines,
malgré leur action psychotrope, sont très rarem ent recherchés (H. Heimann,
1969).
ét
514 LES HALLUCINOGÈNES
Le noyau indole.
/ \ ^C H ,
HO CH 2 - CH 2 - N
"-CHS
N
H Butofénine
GÉNÉRALITÉS 515
/C H ,
CH, CH2 - N
"-CH,
H
D. M. T.
OH O -
I
p
I
0
1
Z ' ^C H ,
ch2- ch2- NH +
^C H ,
N - CH.
H
LSD 25
Le LSD contient donc bien un noyau indole. Si on lui ajoute un seul atome
de bromine, on produit un composé d ’une plus grande puissance anti-séro
tonine, certes, mais sans effet psychique.
CH, OH
yD~c,h"
CH,
V CH,
/0
Seul le D e lta T H C serait actif (H. Isbell et coll., 1967 e fl9 6 9 ; L. E. Hollister,
1968).
CH* ° - k / ! CH,
I N
OCH, /
H,
N eurobiologie h o rm o n a le e t e n zy m a tiq u e .
L ’actio n a n ti-séro to n in e e t a d rénergique.
(1) La sérotonine est une neurohormone cérébrale (E. Costa et coll., 1962) qui
« module » le système trophotropique intégrateur de l’activité parasympathique
opposé en cela au système ergotropique sympathique. C ’est un métabolite du tryp
tophane produit de son hydroxylation par les oxydases ou hydroxylases. La sérotonine
fait partie du groupe des 5-hydroxytryptophanes (B. B. Brodie, 1957 ; H. E. H imwich
et E. Costa, 1960 ; B. B. Brodie et E. Costa, 1962).
518 LES HALLUCINOGÈNES
Mais nous devons toutefois souligner que, renonçant à exposer ici le pou
voir hallucinogène de l’Alcool, de l’Opium et de la Cocaïne, nous n’entendons
pas en négliger l’importance mais au contraire la souligner, car ces substances
ont fait depuis si longtemps l’objet d’études spéciales et approfondies que nous
estimons inutile d’ajouter quelque chose à tout ce qui a été dit à leur sujet (2).12
CHIMIE ET PHARMACOLOGIE
A c t i o n s u r l e s f o n c t i o n s p s y c h i q u e s d ’a d a p t a t i o n . —- Si l’homme
ou l’animal soumis à l’action du toxique sont moins agressifs qu’on ne le dit,
ils sont aussi moins lucides et intelligents — tout au moins les hommes —
qu’ils en ont l’illusion... Thème que nous allons développer sous la pression
des faits tout au long de cette étude sur les hallucinogènes. C’est déjà l’idée
qui s’imposait aux observations et réflexions de Moreau (de Tours) pour qui
l ’é t a t d ’e x c ita tio n p s y c h iq u e était, en effet, un trait dominant (une véritable
excitation maniaque comme le soulignait Johnson, 1952, et le plus souvent
un état d’exaltation du type « mentisme »), cet « état d’excitation » consti
tuait pour lui un é t a t p r i m o r d i a l d e d é lir e , c’est-à-dire que s’annonce déjà
dans ce désordre psychique l’ombre d’un trouble global de la Conscience.
Cette apparente plus-value est celle qui se retrouve avec les autres « c o n sc io u s-
n e s s e x p a n d in g d r u g s », les Hallucinogènes, mais aussi avec l’alcool et la dextro-
amphétamine (L. E. Hollister, 1970).
Dès lors rien d’étonnant à ce que dans l ’inventaire des altérations des
fonctions psychiques (mémoire, orientation, learning, performances, etc.) ce
soit des moins-values qui soient enregistrées. Le tableau qu’a dressé R. P. Wal
ton (1938) des effets aigus de l’intoxication est, à cet égard, très démonstratif.
1 II indique que dans l’ordre d’apparition se succèdent : l’anesthésie sensori-
motrice, l’analgésie, la distorsion du temps et de l ’espace vécus (1), l ’invasion
par le rêve, l ’euphorie ou l’anxiété et l ’intrication des affects, la double Cons-1
LA TOXICOMANIE CANNABIQUE
fait plus haut allusion, ont été peu étudiées par les Psychiatres français. Cependant,
une curieuse observation de J. D elay, J. Maillard et A. G endrot (A . M . P ., 1944,2,
p. 37-40) est intéressante. Après avoir fumé du kif, un jeune homme s’accusa d’un assas
sinat fictif, comme si la vocation d’assassin obligeamment prêtée aux « Haschichnis »
ne visait que leur imagination. Dans le travail de A. Porot (1942), l’auteur rapporte
l’observation d’une femme indigène, fumeuse de kif, qui ayant cru voir un homme
s’approcher d’une femme « le poignarda sauvagement », comme si l’Hallucination
haschichique (d’ailleurs dans ce cas conjecturale) faisait passer de l’imaginaire sans
objet à la réalité de l’agression contre l’objet imaginaire.
(1) Dans le Zend Avista, le chanvre indien (le Vijahia) (R. Meunier, L e H aschich,
p. 42-45) était déjà désigné comme exhilarant. D ’après H érodote, les Scythes de la
Mer Caspienne humaient les vapeurs du fruit grillé du chanvre, et le Nepenthès
d’Homère serait le Haschich.
IV R E S S E H A S C H IC H IQ UE 531
« Voici l’étrange illusion que j ’éprouvai dans une « fantasia » dont j ’ai rapporté
« quelques incidents. Avant que l’action du haschich se fit sentir, j ’avais beaucoup
« considéré une fort belle gravure représentant, autant que je puis me rappeler,
« un combat de cavalerie. Nous allions nous mettre à table; en prenant place je
« me trouvai précisément avoir le dos tourné à cette gravure. Après avoir comprimé
« quelque temps l’excitation qui peu à peu s’emparait de moi, je me levai tout à coup,
« et portant la main au derrière de ma tête, je m ’écriai : « Je n ’aime pas les chevaux
« qui ruent, même en peinture; il m’a semblé que celui-ci (en indiquant du doigt
« l’un des chevaux du tableau) m ’avait lancé un coup de pied ». Ces paroles, comme
« on le pense bien, furent accueillies par un grand éclat de rire, je ris comme les
« autres; puis faisant un retour sur moi-même, je retrouvai au-dedans de moi l’image
« d’un cheval fougueux et bondissant, mais pâle et effacée comme les impressions
« d’un rêve au moment du réveil. Mon illusion n ’était donc autre chose qu’un rêve,
« mais ce rêve avait été rapide comme la pensée, et une cause extérieure, une impres-
« sion sensorielle l’avait provoqué, dernière circonstance qui, sans le différencier
« essentiellement des rêves ordinaires, en fait un acte véritable d’aliénation mentale.
« J ’attendais, tranquille, l’heureux délire qui devait s’emparer de moi. Je me
« mis à table, je ne dirais pas comme quelques personnes, après avoir savouré cette
« pâte délicieuse car elle me parut détestable, mais après l’avoir avalée avec quelques
« efforts. En mangeant des huîtres, il me prit un accès de fou rire qui se calma
« bientôt lorsque je reportai mon attention sur deux autres personnes qui, comme
« moi, avaient voulu goûter de la substance orientale et qui voyaient déjà une tête
« de lion dans leur assiette... Bientôt j ’éprouvai le besoin d’entendre, de faire de la
« musique... Je m ’interrompis au bout de quelques mesures car un spectacle vraiment
« diabolique s’offrit à mes yeux :je crus voir le portrait de mon frère qui était au-dessus
« du piano, s’animer et me présenter une queue fourchue, toute noire, et terminée
« par trois lanternes, une rouge, une verte et une blanche. Cette apparition se présenta
« plusieurs fois à mon esprit dans le courant de la soirée. J ’étais assise sur un canapé :
« Pourquoi, m ’écriai-je tout à coup, me clouez-vous les membres ? Je sens que je
« deviens de plomb. Ah ! comme je suis lourde ! ». On me prit les mains pour me
« faire lever et je tombai lourdement par terre. Je me prosternai à la manière musul
« mane en disant : Mon père, je m ’accuse, etc., comme si je commençais une confes-
« sion. On me releva, et il se fit en moi un changement subit. Je pris une chaufferette
« pour danser la polka; j ’imitai par le geste et la voix quelques acteurs et entre autres
« Ravel et Grassot que j ’avais vus peu de jours auparavant dans VÉtourneau. Du
« théâtre, ma pensée me transporta au bal de l’Opéra; le monde, le bruit, les lumières
« m ’exaltèrent au plus haut point. Après mille discours incohérents, en gesticulant,
« criant comme tous les masques que je croyais voir, je me dirigeai vers la porte
« d’une chambre qui n ’était pas éclairée.
« Alors il se passa en moi quelque chose d ’affreux : j ’étouffais, je suffoquais,1
(1) Le livre de M oreau (de Tours) contient, en effet, outre son auto-obser
vation, des observations de quelques Sujets.
IV R E S S E H A S C H IC H IQ U E 533
« je tombais dans un puits immense, sans fin, le puits de Bicêtre. Comme un noyé
« qui cherche son salut dans un faible roseau qu’il voit lui échapper, de même je
« voulais m’attacher aux pierres qui entouraient le puits mais elles tombaient avec
« moi dans cet abîme sans fond. Cette sensation fut pénible mais elle dura peu,
« car je criai : Je tombe dans un puits, et l’on me ramena dans la pièce que j ’avais
« quittée. Ma première parole fut celle-ci : Suis-je sotte ! Je prends cela pour un puits
« et je suis au bal de l’Opéra.
« ... Je parlai de personnes que je n ’avais pas vues depuis plusieurs années, je
« rappelai un dîner où j ’assistai il y a cinq ans en Champagne. Je voyais les per
« sonnages : le général H... servait; ils étaient devant mes yeux et, chose inouïe,
« je sentais que j ’étais chez moi, que tout ce que je voyais s’était passé dans un temps
« éloigné. Cependant, ils me paraissaient là. Qu’éprouvais-je donc ?
« Mais ce fut un bonheur enivrant, un délire que le cœur d ’une mère peut seul
« comprendre lorsque je vis mon enfant, mon bien-aimé fils dans un ciel bleu et
« argent. Il avait des ailes blanches bordées de rose. Il me souriait et me montrait
« deux jolies dents blanches dont je guettais la naissance avec tant de sollicitude.
« Il était environné de beaucoup d’enfants qui, comme lui, avaient des ailes et vol-
« tigeaient dans ce beau ciel bleu, mais mon fils était le plus beau... Cependant,
« cette douce vision s’évanouit comme les autres et je tombai du haut du ciel que le
« haschich m ’avait fait entrevoir dans le pays des lanternes. C’était un pays où les
« hommes, les maisons, les arbres, les rues étaient des lanternes exactement pareilles
« aux verres de couleur qui éclairaient les Champs-Élysées le 29 juillet dernier.
« Cela me rappelait aussi le ballet de Chao-Kang que j ’avais vu au théâtre nautique,
« étant enfant. Ces lanternes marchaient, dansaient, s’agitaient sans cesse et au
« milieu apparaissaient plus brillantes que les autres les trois lanternes qui termi-
« naient la prétendue queue de mon frère.
« ... Je ne puis décrire les mille idées fantastiques qui traversèrent mon cerveau
« pendant trois heures que je fus sous l’influence du haschich — elles paraîtraient
« trop bizarres pour qu’on les croit sincères. Les personnes présentes doutaient
« parfois, et me demandaient si je ne me jouais pas d ’elles car j ’avais ma raison
« au milieu de cette étrange folie... Puis, j ’allais faire des visites. Je causais, je faisais
« les demandes et les réponses. J ’allais au café, je demandais une glace, je trouvais
« que les garçons avaient l’air bête, etc. Après bien des promenades dans lesquelles
« j ’avais rencontré M. tel ou tel dont le nez s’allongeait démesurément quoiqu’il
« fût déjà raisonnablement grand, j ’entrai chez moi en disant : « Oh ! voyez donc ce
« gros rat qui court dans la tête de B... ». Au même instant, le rat se gonfle et devient
« aussi énorme que le rat qui figure dans la féerie des Sept Châteaux du Diable.
« Je le voyais, j ’aurais juré que ce rat se promenait sur la tête où je l’avais si singu-
« fièrement placé et je regardais le bonnet d’une dame présente. Je savais qu’elle
« était là réellement, tandis que B... n’était qu’un être imaginaire. Mais cependant
« je puis affirmer que je l’ai vue ».
Nous ne pouvons pas m anquer non plus de nous rapporter, bien sûr, à la
fameuse et poétique auto-observation de Théophile Gautier (qu’il publia sous le
titre « Le Club des Haschichins » dans le journal L a P r e s s e , le l8 juillet 1843) :
« Une demi-heure s’était à peine écoulée que je retombai sous l’empire du haschirh
« Cette fois, la vision fut plus compliquée et plus extraordinaire. Dans un air confu-
« sèment lumineux, voltigeaient avec un fourmillement perpétuel des milliards de
!
[
534 L E S H A L L U C IN O G È N E S
; « papillons dont les ailes bruissaient comme des éventails. De gigantesques fleurs
: « au calice de cristal, d’énormes passeroses, des lits d’or et d’argent montaient
■ « et s’épanouissaient autour de moi, avec une efépitation pareille à celle des bouquets
f « de feux d’artifice. Mon ouïe s’était prodigieusement développée : j ’entendais
I « le bruit des couleurs. Des sons verts, bleus, jaunes m ’arrivaient par ondes parfaite
: « ment distinctes. Un verre renversé, un craquement de fauteuil, un mot prononcé
■ « bas vibraient et retentissaient en moi comme des roulements de tonnerre. Ma
« propre voix me semblait si forte que je n’osais pas parler de peur de renverser les
« murailles ou de me faire éclater comme une bombe. Plus de cinq cents pendules
« me chantaient l’heure de leurs voix flûtées, cuivrées, argentines. Chaque objet
« effleuré rendait une note d’harmonica ou de harpe éolienne. Je nageais dans un
« océan de sonorité où flottaient comme des îlots de lumière quelques motifs de
« Lucia et du Barbier. Jamais béatitude pareille ne m ’inonda de ses effluves. J ’étais
« si fondu dans le vague, si absent de moi-même, si débarrassé du moi, cet odieux
« témoin qui vous accompagne partout, que j ’ai compris pour la première fois
« quelle pouvait être l’existence des esprits élémentaires, des anges et des âmes
« séparées du corps. J ’étais comme une éponge au milieu de la mer. A chaque minute
« des flots de bonheur me traversaient, entrant et sortant par mes pores, car j ’étais
« devenu perméable et jusqu’au moindre vaisseau capillaire, tout mon être s’injectait
« de la couleur du milieu fantastique où j ’étais plongé. Les sons, les parfums, la
« lumière m ’arrivaient par des multitudes de tuyaux minces comme des cheveux
« dans lesquels j ’entendais siffler des courants magnétiques. A mon calcul cet état
« dura environ trois cents ans car les sensations s’y succédaient tellement nombreuses
« et pressées que l ’appréciation réelle du temps était impossible. L ’accès passé, je vis
« qu’il avait duré un quart d’heure...
« Un troisième accès, le dernier et le plus bizarre, termina ma soirée orientale :
« dans celui-ci, ma vue se dédoubla. Deux images de chaque objet se réfléchissaient
« sur ma rétine et produisaient une symétrie complète. Mais bientôt la pâte magique,
« tout à fait digérée, agissant avec plus de force sur mon cerveau, je devins complè
te tement fou pendant une heure. Tous les songes pantagruéliques me passèrent par
« la fantaisie : caprimulges, coquecigrues, oysons bridés, licornes, griffons, coche-
« mars, toute la ménagerie des rêves monstrueux trottait, scintillait, voletait, gla-
« pissait par la chambre... ».
(1) Ce sont à peu près les mêmes termes que naturellement emploie, comme nous
le verrons plus loin, le Grand Prêtre du LSD, Timothy L eary. N ous devons rappeler
que, en 1862, dans le chapitre « Morale » des Paradis artificiels, Ch. B audelaire
semble revenir à une plus sage appréciation des choses en mettant en garde « celui »
qui aura recours à un poison pour penser, de ne plus pouvoir penser sans poison » !
IV R E S S E H A S C H IC H IQ U E 535
536 L E S H A L L U C IN O G È N E S
à
538 LES HALLUCINOGÈNES
« y ayant adhéré aussitôt que je l’aperçus, comme fer à l’aimant, c’était extraordinaire.
« Étrange aéronaute d ’un nouveau genre.
« . . . On demeure toujours surpris par ces altitudes instantanées. On devrait
« mieux les prévoir. On y arrive rarement. Étant chez moi un après-midi, comme je
« considérais tranquillement dans un des grands illustrés en couleurs de notre temps
« une grande station inter-planétaire, subitement j ’y fus. Effarante merveille. Instan
ce tanément détaché à quelques centaines de kilomètres, sinon à mille kilomètres,
« je voyais sous moi la rotondité de la terre lointaine extrêmement rapetissée où
« maintenant je ne pouvais plus retourner. Dans une panique sans nom, sans un
« mouvement, je mesurais là-haut la distance, l’effroyable distance à travers l’espace
« irrespirable et hostile où je me trouvais de la terre, à tort méprisée bien des fois,
« à moi si nécessaire, maintenant perdue, hors d ’atteinte. Mes jambes coulaient
« sous moi. Et le vertige, comment lutter contre le vertige ? Ces centaines de kilo
« mètres de vide eussent tiré le vertige d ’une pierre... »
A n a ly s e s tr u c tu r a le d e l ’e x p é r ie n c e c a n n a b iq u e . — D u point
de vue d ’une séméiologie un peu superficielle, tous les auteurs classiques ont
naturellement noté comme caractères propres à cette expérience : l ’eu p h o rie
(avec son cortège de sentiments, d ’élation et d ’exaltation, la vivacité du vécu,
sa légèreté) — la k a lé id o s c o p ie tachypsychique des idées, des images, des
souvenirs -— l ’h y p e r e s th é s ie s e n s o r ie lle (acuité perceptive accrue, tendance aux
synesthésies, résonances intenses et prolongées des sensations) — les tr o u b le s
p e r c e p t if s (Hallucinations visuelles allant jusqu’à un onirisme rapide, super
ficiel, extatique ou anxieux — rares Hallucinations auditives ■ — illusion de
transform ation corporelle — la d é s o r g a n is a tio n d e s c o o r d o n n é e s te m p o r o -
s p a t ia l e s — et enfin, les v a r ia tio n s e t p o u s s é e s s u c c e s s iv e s d u v é c u h a llu c in a to ir e
e t d é lir a n t.
vécu. C ’est dire que le haschich fait lever cette atmosphère d ’exaltation
euphorique, imaginative, poétique ou érotique qui constitue « le fond du
tableau clinique ». Et c’est bien ce q u ’a admirablement observé et analysé
M oreau (de Tours) quand il a saisi dans l ’expérience vécue de l ’ivresse haschi- ;
chique l ’ a é t a t p r i m o r d i a l d e d é lir e », c ’est-à-dire l ’inversion de l ’imaginaire et
du rêve dans le champ de l ’actualité vécue. C ar c ’est bien d ’un Délire q u ’il j
s’agit quand l ’intoxication a produit un bouleversement global de ce champ J
tel que la « folle du logis », comme il le dit, en devient la maîtresse... ;
Voyons m aintenant comment M oreau (de Tours) a décrit et analysé ce i
que nous pouvons appeler cette « déstructuration du champ de la Conscience », |
en quoi il discernait l ’é t a t p r i m o r d i a l d u d é lir e (1). Rappelons l ’essentiel de ses
fameuses analyses :
(1) Nous avons pu, en nous référant aux analyses de M oreau (de Tours), mettre ?
en évidence cet état primordial du délire, c’est-à-dire les expériences délirantes que J
nous avons déjà décrites dans cet ouvrage (p. 383-427). Mais il suffit de se rapporter 1
à ce que nous avons déjà dit sur le processus idéo-verbal des psychoses délirantes et
hallucinatoires chroniques et à ce que nous verrons encore plus loin à propos des
Hallucinations dans les délires chroniques, pour voir clairement que, pour nous,
l’état primordial du délire ne se réduit pas aux modalités de la déstructuration du
champ de la Conscience telle que la réalisent justement les toxiques hallucinogènes ;
car il y a, je le souligne et je le répéterai encore, des différences structurales énormes
entre les Psychoses délirantes aiguës et les Délires chroniques, entre l’intoxication par j
le haschich et la Schizophrénie. Nous serons à même de faire des réflexions analogues
à propos du LSD et de la mescaline, c’est-à-dire généralement à propos des « Model- .
psychosis » dont le modèle ne saurait justement s’appliquer tout de go à l'ensemble
des Psychoses délirantes et hallucinatoires aiguës et chroniques.
540 LES HALLUCINOGÈNES
« été tracées pour chacun de nous. Mais il arrive que sous l’influence de causes
« variées, physiques et morales, ces deux vies tendent à se confondre; les phénomènes
« propres à l’une et à l’autre à se rapprocher, à s’unir dans l’acte simple et indivisible
« de la Conscience intime du m oi. Une fusion imparfaite s’opère, et l’individu sans
« avoir totalement quitté la vie réelle, appartient sous plusieurs rapports, par divers
« points intellectuels, par de fausses sensations, des croyances erronées, etc., au monde
« idéal. Cet individu, c’est l’aliéné, le monomaniaque surtout qui présente un si
« étrange amalgame de folie et de raison et qui, comme on l’a répété si souvent,
« rêve to u t éveillé, sans attacher autrement d’importance à cette phrase qui, à nos
« yeux, cependant, traduit avec une justesse absolue le fait psychologique même de
« l’aliénation mentale. Suivant Bichat (R ech erch es sur la v ie e t la m o r t) , les rêves
« ne sont qu’un sommeil partiel, « une portion de la vie animale échappée à l’engour-
« dissement où l’autre portion est plongée ».
« A nos yeux, quelque simple qu’on suppose, de quelques apparences de raison
« qu’elle enveloppe, l’idée fixe ne peut être que le résultat d ’une modification
« profonde, radicale, de l’intelligence, d ’un bouleversement g é n é ra l de nos facultés.
« Elle est l’indice d’une transformation totale de l’être pensant, du moins dans les
« limites d’une certaine série d’idées. On l’a quelquefois, surtout dans ces derniers
« temps, confondue avec l 'erreur. C’est une faute contre toutes les notions psycho
« logiques.
« ... A nos yeux, l’aliénation mentale constitue un mode d ’existence à part,
« une sorte de vie intérieure dont les éléments, les matériaux ont nécessairement
« été épuisés dans la vie réelle ou positive dont elle n ’est que le reflet et comme un
« écho intérieur.
«. . . De vassale qu’elle était dans l’état normal ou de veille, l’imagination devient
« souveraine, absorbe pour ainsi dire et résume en elle toute l’activité cérébrale;
« « la fo lle du logis » en est devenue la maîtresse. De ces données générales il résulte :
« 1° qu’il n ’existe pas, ainsi que nous l’avons dit précédemment, à proprement
« parler d’H allu cin ation s, mais bien un é ta t hallucinatoire-, 2° il faut voir dans les
« Hallucinations un phénomène psychologique très complexe qui n ’est, pour ainsi
« dire qu’un côté, une face de l’activité de l’âme vivant de la seule vie intra-cérébrale ;
« 3° l’état hallucinatoire comprend nécessairement tout ce qui, dans l’exercice des
« facultés morales, a trait aux sens spéciaux, à la sensibilité générale externe et
« interne ».
(1) Problème que j ’ai exposé et dont j ’ai complètement renouvelé les perspectives
dans mon Rapport au Congrès de Madrid (septembre 1966) en montrant que la géné
ralisation de la théorie du rêve et du délire n ’est possible que si l’on généralise l’idée
de désorganisation de l’être conscient à d’autres modalités d’inconscience que celles
du sommeil. Le texte intégral de ce rapport a paru dans YÉvolution Psychiatrique,
1970, p. 1-37.
r
542 LES HALLUCINOGÈNES
(1) M. H. K eeler et coll. (1971) ont rapporté récemment les réponses à un ques
tionnaire rempli par 42 sujets. La vividité des Hallucinations et leur caractère partiel
(d’après ce que j ’ai pu interpréter des résultats exposés) me paraissent indiquer environ
40 % de phénomènes éidoliques.
BIBLIOGRAPHIE 543
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ter, Penn. Ed. Jacques Cattell Press, 1944.1 Springer, 1972, 150 p.
' Il est intéressant de savoir que seuls sont très actifs, le diéthylamide de
l l ’acide lysergique (LSD 25) et le diéthylamide dl de l ’acide acétyl-lysergique
f (ALD 52); c’est ce dernier dérivé qui se trouve (A. Hoffer et H. Osmond)
Toxi-
city in Pyreto- Antise Psycho
Füll name Code rabbits genic rotonin logical EEG
effect activation
intra- effect effect in man
venous
Groupe 1
d-Lysergic acid diethyla-
m id e ............................ d-LSD-25 100 100 100 100 Marked
1-Lysergic acid diethyla-
m id e ............................ 1-LSD 1.8 0 0 0 None
d-Isolysergic acid diethyla-
m id e ............................ d-iSO-LSD 3.7 0 0 0
Groupe 3
d-l-Methyllysergic acid die-
thylamide....................... MLD-41 5.6 5 370 40 Minimal
d-l-Acetyllysergic acid die-
thylamide....................... ALD-52 19 13 200 100 None
d-2-Bromlysergic acid die-
thylamide....................... BOL-148 5 5 103 0 None
4-1 - Methyl - 2 - bromlysergic
acid diéthylamide. . . MBL-61 2 0 533 0
Groupe 4
d-Lysergic acid amide . . 10
d-Lysergic acid ethylamide. LAE-32 34 17 12 5
d-Lysergic acid dimethyla-
m id e ............................ DAM-57 78 43 23 10 Moderate
d-Lysergic acid pyrrolidide. LPD-824 73 10 5 10 Moderate
d-Lysergic acid morpholide. LSM-775 43 10 2 20 Minimal
Groupe 5
d,l-Methyllysergic acid mo-
noethylamide. . . . MLA-74 3.2 0 835 5
d,l-Acetyllysergic acid mo-
noethylamide . . . . ALA-10 6 1 39 5
d,l-Methyllysergic acid pyr
rolidide ....................... MPD-75 4 0 130 7
Y (1) Mais les doses efficaces sont très variables selon les individus et les groupes
culturels (F. E. C hech et C. M. H olstein , 1971).
(2) Il est vrai qu’il s’agissait de cas où certains fanatiques de l’acide avaient fixé
pendant des heures le soleil (M. A. Wyss, 1970, p. 45).
i
548 LES HALLUCINOGÈNES
A
550 LES HALLUCINOGÈNES
paraît douteux à Z. D. Clark (1955 et Isbell, 1956), son effet n ’étant pas supé
rieur à l ’usage du placebo... D ’autres substances sont connues pour être anta
gonistes du LSD; citons l ’amytal sodique (P. H. Hoch, 1956); l ’histamine
(T. Yamada et coll., 1958); les barbituriques (T. Apter, 1958); la choline
(H. Sprince et I. Lichtenstein, 1960); les bromides (H. A. Abramson, 1960);
les acides glutamiques et succiniques facteurs du cycle de Krebs (O. M. Arnold
et G. Hoffman, 1955). Expérimentalement, H. A. Abramson et coll. (1957) ont
bloqué l ’action du LSD chez les poissons par des injections de substance
cérébrale. Par contre, l ’action du LSD n ’a pas paru bloquée à L. D. Clark
et E. L. Bliss (1957) par certaines substances comme l’atropine, la mescaline
et même la chlorpromazine (cf. sur ce point Hoffer et Osmond, p. 205-210).
Mais, fait remarquer H. A. Abramson (1956), le meilleur antagoniste du
L S D c ’est lui-même car il provoque une accoutumance rapide et en tout cas
une tolérance progressive croissante (H. Isbell et coll., 1956).
Bien sûr, beaucoup d’expériences ont été entreprises chez les animaux afin
d’observer les anomalies de leur comportement (1). L’action du LSD a été étudiée
par Tulquin, puis par P. N. Witt chez les invertébrés (notamment chez les araignées)
et nous reviendrons plus loin sur ces expérimentations, — par H. A. Abramson et
L. T. Evans (1954), Turner (1956) et Abramson et coll. (1961) chez les poissons chez
lesquels on observe des troubles du comportement pour ne pas dire des troubles
essentiellement moteurs (modification des mouvements de plongée dans le plan
vertical, enroulement de l’axe du corps, etc.), — par Rosen et Jovino (1963) et Hoffer
et Osmond (1957) chez les oiseaux chez lesquels il semble que le LSD provoque des
troubles des sécrétions neuro-endocrines entraînant des effets sur leur compor
tement.
Les expériences les plus intéressantes ont été faites naturellement chez les mam
mifères, soit par injection intrapéritonéale, soit par voie intraveineuse, parfois par
voie intracérébrale. Chez les souris, D. V. Woolley (1955) croit avoir discerné un
« comportement hallucinatoire ». D. L. Keller et W. W. Umbreit (1956) notent, eux,
des phénomènes d’ataxie que la sérotonine et la réserpine empêchent généralement.
De son côté, J. R. Smythies (1956) observe que le temps d’escalade (climbing) était
prolongé. Laborit et coll. (1957) ont constaté que Padénochrome a un effet convul-
sivant que le LSD ne paraît pas avoir. Chez des rats ayant subi un apprentissage
(monter à la corde), C. A. Winter et L. Flataker (1956 et 1957) ont noté un ralentis
sement et de la confusion dans les comportements acquis. Chez les singes (Macaques),
E. V. Evarts (1956), après l’injection de 1 microgramme par kilo de LSD, a noté
des phénomènes ataxiques, puis une extraordinaire passivité du comportement.
Nous parlerons plus loin des expériences de conditionnement classique et les compor
tements d’évitement qui se trouvent perturbés.
L. J. West et C. M. Pierce (1962) ont injecté 0,1 mg/kg de LSD à un éléphant qui
souffrait déjà de troubles du comportement (« musth madness »), maladie qui ne se
rencontre généralement que chez les éléphants mâles; ils ont voulu voir si le LSD
produisait ou renforçait les troubles du comportement, mais malheureusement
l’éléphant est mort 1 heure après l’injection !
Rappelons aussi certaines études des effets neuropathologiques produits par
le LSD. H. Baruk et coll. (1958) ont observé un certain degré de tremblement et
des troubles paréto-ataxiques chez les cobayes. J. Delay et coll., Fr. Lhermitte et
J. et G. Verdeaux (1952) ont noté des phénomènes cataleptiques chez les lapins.
Doepfner (1962) a constaté chez les rats une hyperactivité, du tremblement et
des mouvements convulsifs. J. T. Elder et coll. (1962) ont injecté 400 mg/kg de LSD par
voie intraveineuse à des chats et ont déclenché également des réactions d’excitation
(rage reaction), des réactions neuro-végétatives et une hyperactivité dans les réponses
aux Stimuli visuels, auditifs et tactiles. Mais des doses moindres (de 5 à 100 micro
grammes) injectées par voie ventriculaire (F. M. Sturtevant et V. A. Drill, 1956)
provoquent chez ces animaux un état de stupeur et de somnolence.1
Chez l’Homme, il est, bien sûr, très difficile à ce niveau de séparer ce que nous
allons décrire plus loin comme « l’ivresse lysergique » (1) et les effets plus ou
moins expérimentalement obtenus sur la psychophysiologie du LSD. Et l’on
parle selon les auteurs, les observations faites et surtout des doses, c’est-à-dire
de la profondeur de l’intoxication, tantôt de troubles de la Conscience du Moi
(A. M. Becker, 1949; Arnold et Hoff, 1953), ou de troubles de l’orientation,
de la fixation de la pensée, etc. sur lesquels nous aurons encore l’occasion de
revenir. Signalons les travaux qui nous ont paru particulièrement significatifs,
de M. E. Jarvik, H. A. Abramson et M. W. Hirsch (1955) sur les
troubles de la reconnaissance et la fixation des souvenirs; celui des mêmes
auteurs sur l’infériorité des performances aux tests arithmétiques ou sur les
troubles de l’écriture (1956), ou encore les observations d’un amoindrissement
des scores aux divers tests psychologiques (A. Levine et coll., 1955 ; C. Kornetky
et coll., 1957; H. Aronson et G. D. Klee, 1960), et notamment de l’orienta
tion spatiale (cf. H. A. Abramson, 1956).
— 2 ° A c tio n s u r V é le c tr o g e n è s e c é r é b r a le . — Il existe naturellement beaucoup
de travaux sur l ’EEG chez l’homme soumis à l’action du LSD (J. Delay,
Fr. Lhermitte et G. et F. Verdeaux, 1952; H. Gastaut et coll., 1953; P. B. Bradley
et coll., 1953; F. Rinaldi et H. E. Himwich, 1955; A. S. Marrazzi et E. R. Hart,
1955; J. Roubicek et J. Srnec, 1955; I. Sanguinetti et coll., 1955; F. Rinaldi,
1956; C. W. Sem-Jacobsen, 1956; D. de Caro, 1956; Bente, Itil et Schmid,
1957; H. Shiranashi, 1960, etc.). Généralement on constate des effets analogues
à ceux des indolamines (J. R. Boissier, 1969). Les travaux aboutissent à des
résultats assez inconstants, voire contradictoires (aplatissement du tracé,
accélération du rythme, désynchronisation, ou au contraire disparition de la
réaction d’arrêt, mais parfois aussi ondes lentes, etc., cf. notamment T. Itil
(1969)). Il ne fait pas de doute que les images de l ’électrogenèse corticale
recueillies au niveau du scalp ou même par corticogramme, sont en effet très
variables selon les doses, les phases et la profondeur de l’intoxication.
Chez les animaux où l’expérimentation peut être plus poussée (électrodes profon
des), les résultats ne sont pas beaucoup plus clairs. Mais comme nous le verrons plus
loin, elle permet une exploration de l’activité et des potentiels évoqués des divers relais
et centres sensoriels. Rappelons simplement ici quelques travaux comme ceux de
F. Rinaldi et H. E. Himwich (1955) et R. Pierre (1957) sur les lapins, de A. G. Sco-
lombe, H. Hoagland et coll. (1956) sur les rats (à l’effet de contrôler les différences
d’action et les antagonismes du LSD, des 5 HT, de l’adrénochrome), de P. B. Brad
ley et J. Elkes (1957), de P. Borenstein (1969), sur les singes (action sur l’activité élec
trique ou celle des amphétamines mais variable selon les doses). Mais c’est surtout le1
chat qui a fait l’objet des études les plus importantes de P. B. Bradley et B. J. Key
(1956), de B. E. Schwarz et coll. (1956) et, à la même époque, des travaux de
D. P. Purpura (1956). Cet auteur, en dehors de l’effet du LSD sur les organes, voies
et centres spécifiques, a entrepris une étude des potentiels évoqués dans les divers
relais synaptiques non spécifiques. Il conclut que si le LSD exerce une action acti
vatrice sur les systèmes spécifiques, il inhibe les synapses axodendritiques du système
non spécifique cortico-cortical. Une autre étude, sur le même sujet, a été publiée par
Walter et coll. (1970) chez les papio-papio.
(1) F. R inaldi avait noté en 1956 que chez le lapin également, l’activation par
la mescaline ou le LSD ne se produit pas dans les préparations « encéphale isolé ».
Cf. sur tous ces points A. H offer et H . Osmond, p. 575-577, l’article de T. Wecko
witz.
556 L E S H A L L U C IN O G È N E S
l ’action du LSD sur le cerveau. Comme il s’agit bien d’un « tr ig g e r a c tio n » qui
atteint la désorganisation de l’expérience vécue, le champ de la Conscience et
l’arousal des systèmes perceptifs au travers d’un processus électro-chimique
compliqué (1), il est aisé de comprendre que nous n’ayons pas une vue très
nette de cette pathogénie.
C’est sur le plan du métabolisme cérébral et de sa régulation enzymatique
(L. C. Clark et coll., 1954) que l’on a le plus souvent travaillé. Et tout naturelle
ment c’est la concurrence du pouvoir a d r é n a le r g iq u e et du pouvoir c h o lin e r-
g iq u e que les expérimentateurs ont tenté de mettre en lumière. L’apparentement
de l ’adrénaline, de la nor-adrénaline, de l’adrénochrome, c’est-à-dire l’action
des substances médiatrices qui agissent sur les connexions intersynaptiques
dans le sens de l’activation catabolique ou du modèle sympathicomimétique (2),
a paru et paraît encore le fait primordial de l’action hallucinogène pour autant
qu’elle exerce une sorte d’action spécifique sur les systèmes perceptifs centraux
et périphériques. Les travaux de A. S. Marrazzi et E. R. Hart (1955) ont inau
guré toute une série de recherches dans ce sens. Et c’est effectivement dans
l ’inhibition des cholinestérases que l’on a cherché à interpréter l’action anti
sérotonine du LSD.
Revenons encore une fois (cf. p. 556) sur ces expériences et controverses (3).
Isolée en 1948 (Rapport D. E. Green et I. H. Page), la sérotonine n’a pas tardé
à être étudiée quant à son action possible dans le déterminisme des processus
psychopathologiques (J. H. Gaddum, 1953; D. W. Woolley et E. Schaw, 1954).
Dès lors, en effet, la 5-hydroxytryptamine (principe actif de la sérotonine) a été
spécialement étudiée à l’égard de son action antagoniste de l’action psychoto-
mimétique du LSD (3) et plus généralement des substances à base de noyau
indol. C’est au niveau des viscères (reins, poumons), des globules sanguins,
de la pseudo-cholinestérase sérique, des effets vasoconstricteurs, des
muscles, etc., sur cellules de l’écorce cérébrale adulte en culture de tissu
(R. S. Geiger, 1957) que cet antagonisme a été le plus évident (E. S. Boyd,
E. Rothlin et coll., 1955).
Cet antagonisme a été recherché et trouvé également quant à l’effet sur les
mélanophores des poissons (lebistes) par A. Cerletti et B. Berde (1956).123
(1) W. M ayer-G ross et coll. (1961) avaient déjà pensé à un blocage des pro
cessus enzymatiques métaboliques du glucose au niveau de l’hexose-monophosphaté.
Pour H oagland , le LSD agirait par l’intermédiaire des modifications métaboliques
des phosphates. G. A. B uscaino et N . F rongia (1953) avaient également émis
l’hypothèse que les phosphatases jouaient un rôle dans l’action psychotomimétique
du LSD. Plus récemment, K. N andy et G. H. Bourne (1964) ont montré l’inter
vention des mono-amino-oxydases.
(2) Pour M. R inkel (1955), la mydriase m esure l’intensité de l’intoxication
lysergique.
(3) Cela devait évidemment laisser espérer la découverte du processus générateur,
notamment des psychoses schizophréniques (Buscaino, Poloni, J arvik, H offer
et Osmond, etc.). Cette hypothèse a été fortement critiquée, dès 1956, par M, Bleu
ler ( G erm an m ed ica l M o n th ly , p. 272-275) puis par d’autres auteurs suisses.
LSD — P S Y C H O P H A R M A C O L O G IE 557
Quant aux recherches sur l ’action antagoniste LSD-5H elles sont innom
brables mais assez contradictoires pour que nous ne nous y attardions pas trop.
Rappelons celles de U. Sacchi et coll. (1955) qui ont comparé les effets de
deux substances (injection intracisternales) chez le chien : elles paraissent agir
différemment sur les phénomènes catatoniques. Chez les rats, P. Chauchard
et coll. (1957) ont montré que, à l’égard des chronaxies des centres sous-corti
caux et de l’écorce, le LSD inhibe l’effet de 5H sur le cortex, et que la 5H inhibe
l’effet du LSD sur les centres sous-corticaux du tonus. C’est surtout au niveau
des centres médullaires et par l’étude des réflexes spinaux du chat que I. H.
Slater et coll. (1955), H. Weitmann (1957), K. D. Littré et coll. (1957) que les
effets du LSD et de la sérotonine ou de la 5H ont été mis en évidence. Cependant
toutes ces recherches pour si intéressantes qu’elles soient perdent tout leur
intérêt pour le problème qui nous occupe, car à la même époque J. H. Gaddum
(1957) montrait que les altérations psychiques que le LSD déclenche chez
l ’animal et chez l’homme ne paraissent pas dépendre de son action antiséro
tonine ou anti 5H, puisque le BOL 148 a une action beaucoup plus nettement
antagoniste encore (Cerletti et Rothlin, 1955) que son isomère le LSD sans
avoir de pouvoir hallucinogène.
Pour ce qui est de savoir si l ’effet psychotomimétique et hallucinogène du
LSD dépend de son activité adrénergique ou cholinergique au niveau du
S.N.C., la question demeure également en suspens. Nous nous trouvons encore
confrontés avec les mécanismes enzymatiques compétitifs. Généralement,
le LSD comme l’adrénaline, la noradrénaline, la 5H, est considéré comme
exerçant une inhibition anticholinestérasique (R.H.S. Thompson et coll., 1954
ont observé cette inhibition sur les cholinestérases du sérum de divers animaux
et G. H. Fried et W. Antopol, 1956, ont noté l’action anticholinergique sur la
cholinestérase du sérum humain). Cependant, comme le font remarquer Hoffer
et Osmond, l’action du LSD ne s’exerce pas toujours dans le même sens et
elle est à la fois a d r é n e r g ic o -s y m p a th iq u e et c h o lin e r g o -p a r a s y m p a th iq u e .
A. Poloni et Maffizoni (1952) avaient déjà noté une augmentation de l’activité
cholinergique. A. S. Marrazzi et E. R. Hart (1955) ont mis en évidence chez le
chat une inhibition des synapses adrénergiques; ils ont insisté sur l’inhibition
de cette transmission synaptique notamment par la sérotonine dont le pouvoir
inhibiteur serait bien plus fort que celui de l ’adrénaline, de la mescaline et
du LSD. A la même époque G. Tonini (1955) a constaté une potentialisation
de l ’activité de la cholinestérase dans le cerveau homogénésé du rat. Pour J. R.
Boissier (1969) l ’administration du LSD chez l’homme s’accompagne d’une
élévation des taux plasmatiques d’adrénaline (par activation des surrénales);
le LSD accélère la transformation plasmatique de l’adrénaline en adrénolutine
et modifie la « c le a r a n c e » plasmatique de l’adrénochrome. Par contre, ajoute
J. R. Boissier, l’action des cholinestérases est très controversée car il semble
que selon les doses du LSD utilisées, selon aussi l’origine et le degré de pureté
des enzymes utilisés, les effets peuvent être différents et même opposés
(M. Goldberger, 1961).
Ey. — T r a ité d e s H a llu c in a tio n s. 19
558 L E S H A L L U C IN O G È N E S
Quoi qu’il en soit de toutes ces discussions et expériences, une chose paraît
certaine : c ’est que c’est bien au niveau de la régulation enzymatique des
transmissions intersynaptiques que paraît s’exercer l ’action du LSD (1) au
niveau des espaces interneuronaux et des médiateurs chimiques. Mais à
l’échelle ultramicroscopique et cellulaire (J. R. Boissier, 1969), c ’est sur le
« site » actif du neurone que l’hallucinogène doit agir. D ’après W. R. Adey, ;
le LSD exerce son action au niveau des macromolécules de la membrane des
surfaces neuronales en modifiant leurs seuils d’excitabilité; et selon J. R. Smy-
thies (1970) le LSD dérange l’enchaînement des nucléotides qui forment les
molécules d’ADN.
Ainsi — est-il besoin de la souligner après cet exposé « labyrinthique »
— l ’action de la substance hallucinogène par excellence, le LSD (en raison de
la massivité de ses effets à faibles doses) ne s’effectue qu’au travers des circuits
ou des niveaux biologiques (neuro-chimiques, modulation des transmissions
intersynaptiques) dont la perturbation est « hallucinogène » : l ’activité hallu
cinatoire est la résultante de ce désordre et non pas un simple et chimérique
mécanisme d’excitation neuronale. Si nous avons tellement insisté sur ces pro
blèmes pathogéniques de cet hallucinogène, c ’est pour préparer ce que nous
dirons à la fin de cet ouvrage de la pathogénie organo-dynamique des diverses
structures hallucinatoires, pour autant qu’elles nous renvoient à une déstruc
turation du champ de la Conscience dont tout ce que nous venons d’exposer
peut rendre compte, mais aussi d’une perturbation dynamique des analyseurs
des systèmes perceptifs spécifiques.
L o c a l i s a t i o n s u r l e s o r g a n e s , r e l a i s e t c e n t r e s s e n s o r i e l s . — Bien
entendu, en exposant la clinique et les expériences vécues dont l’action du
LSD sont les manifestations ou l ’expression, c’est l’activité hallucinatoire qui
retient l ’attention de tous les observateurs et expérimentateurs. Dire que le
LSD est un hallucinogène ne veut pas dire autre chose qu’il est un poison de
la Conscience et de la perception. Formulé sous cette forme générale le pro
blème ne peut être justement abordé pour être résolu que lorsque nous aurons
exposé pour notre propre compte les rapports entre la structure de l ’être
conscient et ses organes des sens. Tant que l ’élucidation de ces rapports n’est
pas opérée, il ne faut pas s’étonner du chevauchement incessant que l ’on
constate dans les protocoles expérimentaux de la neurophysiologie des sensa
tions, des troubles de la Conscience et des troubles des comportements adaptifs.
Une deuxième remarque, celle-là visant non pas la critique des concepts
mais les faits les mieux établis, c’est que l’action du LSD s’exerce principale
ment sur la perception du corps et sur la perception visuelle. Comme ce sont les
hallucinations visuelles qui peuvent faire l’objet d’une étude précise, ce sont1
(1) Nous exposerons plus loin (p. 612) à propos de la mescaline, l’intéressante
contribution de A. S. Marrazzj (S ym p o siu m d e W ashington dirigé par J. L. West,
1960, C . R . en 1962) de l’action des hallucinogènes. Signalons ici le travail de A. H.
et E. M. Brady et coll. (1971) sur l’action qu’exercerait le LSD sur l’ADN.
LSD — P S Y C H O P H A R M A C O L O G IE 559
Nous l’avons vu, les études sur l’électrogenèse cérébrale des divers centres
corticaux et sous-corticaux méritent une particulière attention. Complétons
ici ce que nous avons déjà dit plus haut (cf. s u p r a , p. 550).
Pour ce qui est des réponses aux Stimuli visuels au niveau du cortex visuel,
D. P. Purpura (1956 et 1957), chez les chats non anesthésiés, a observé des
effets de facilitation. Il insiste sur la désorganisation de l ’activité électrique
provoquée dans le cortex par la stimulation photique. Dans la voie à prédomi
nance de synapses axo-dendritiques, le LSD exerce une action d’inhibition
sélective d’où la facilitation est observée : ce qui veut dire en clair, que le
LSD — P S Y C H O P H A R M A C O L O G IE 561
(1) J. R. Boissier (1969) signale que le corps genouillé gauche, plus oig a u m
que le droit, serait plus vulnérable à l ’action du toxique.
(2) T o u te s p a ru e s d a n s l 'Amer. J. Ophtalmology o u d an s les Ann. Seu Ymrk
Acad. Sc., e n tre 1956 e t 1963.
( 3 ) L. M . W einberg e t F. C. G rant , Arch. Ophtalmology, 1940, 23, P l 144.
562 L E S H A L L U C IN O G È N E S
C. C. Pfeiffer (1) doivent retenir notre attention. Les premiers ont conclu de
leurs observations que le caractère simple ou complexe des images hallucina
toires ne dépendent pas tout simplement de leur « origine » périphérique ou
centrale. Les seconds ayant enregistré les électrorétinogrammes de chats (anes
thésiés) ont noté des « spikes » qui se développent dans le cortex visuel de ces
animaux, même si celui-ci est séparé du nerf optique. Cela semble bien indiquer
que l ’écorce reçoit des messages non spécifiques, et par conséquent que le
système perceptif n’est pas seulement un récepteur spécifique. Mais cela peut
aussi faire comprendre que des modifications pathologiques des mes
sages « périphériques » peuvent aussi produire des effets sur l’ensemble du
champ perceptif spécifique. C’est précisément la conclusion de ces auteurs.
Ce sera aussi la nôtre quand nous examinerons la généralité du problème
(6e Partie).
(1) Symposium de Bel Air (septembre 1961), sur Monoamines et Système ueivcns
central et sur la Désafférentation (1964) sous la direction de J. de A j u r ia g u e m l a .
(2) S. C ohen , tableau Annexe B de son ouvrage traduit en français.
I
564 L E S H A L L U C IN O G È N E S
messages sensoriels. Mais ayant observé que placés dans les conditions de l’isolement
sensoriel total, les Sujets ayant absorbé du LSD n’éprouvent rien et qu’ils ne com
mencent à présenter des troubles que lorsque les champs perceptifs reçoivent à nou
veau des Stimuli du monde extérieur. S. Cohen en conclut avec pertinence que s’il
n’y a rien à coder, on n’observe aucun changement dans le régime des informations.
Il semble donc pour que l’action des toxiques ou celle de l’isolement sensoriel pro
voquent des « Hallucinations » que l’une et l’autre n’abolissent pas complètement
la perception. Nous avons pour notre propre compte assez insisté sur l’impossibilité
de distinguer radicalement illusion et Hallucination pour ne pas nous en étonner.
Disons donc que c’est le clair-obscur du champ perceptif réalisé par l’action des
drogues ou l’isolement sensoriel qui constitue la condition commune de leur pouvoir
hallucinogène.
Nous verrons à propos de la mescaline que celle-ci opère aussi au niveau des
afférences sensorielles une sorte de dédifférenciation des actes perceptifs, somme
toute analogue à une désafférentation des données sensibles. Tout se passerait
alors comme si, pour le LSD comme pour la mescaline et tous les autres hallucinogènes,
l’action hallucinogène (phénomène vécu par le Sujet comme un plus) dépendait
d’une modification fonctionnelle (une Wandelfunktion au sens de v. Weizsâcker,
de W. Mayer-Gross et Stein) qui, en diminuant l’efficacité de l’acte perceptif (phéno
mène négatif observéjustement comme « un moins ») libère l’activité imaginative, c’est-
à-dire les fantasmes virtuels de la perception.
Mais ce serait une grande erreur (cf. travaux de A. S. Marrazzi exposés plus loin,
p. 607) que de penser que le LSD, comme d’ailleurs les amphétamines, n’aient pas
un effet négatif, celui d’une inhibition synaptique.
I
} 566 LES HALLUCINOGÈNES
i
psychiatrique. Pour nous, en effet, la Médecine (et par conséquent la Psychiatrie)
j n ’a à prendre en charge que les malades mentaux portés par leur maladie à l’abus des
[. drogues ou victimes de leur usage immodéré. Mais le fond du problème est moral et
social, c’est-à-dire très grave (1). Les solutions, soit d ’une « juste rigueur », soit d ’une
i «juste liberté », ne peuvent être choisies par les États et par chaque homme qu’en
fonction des impératifs inscrits dans la Métaphysique des mœurs et non pas dans les
prescriptions médicales (cf. plus loin, note p. 584).
(1) Faut-il ou ne faut-il pas laisser les « hippies » obéir à leurs trois commande
ments : « Turn on » (« sois dans le coup ») ; « Turn in » (« connais la vérité suprême ») ;
« Drop out » (« laisse tomber la société »).
(2) Idée reprise par R. F ischer (1970) et représentée par un schéma qui ne manque
ni d ’audace, ni de confusion. Pour lui, les expériences hallucinatoires délirantes des
« Schizophrénies aiguës » constituent un état intermédiaire dans le progrès qui va de
la veille (Conscience normale) à l ’extase qui constitue une hyperconscience... Son
schéma prit une forme intrépidement arbitraire encore dans sa figuration au
Meeting de New York, 1969 (C. R., éditor W. Keup, 1970, p. 326).
LSD — L'IVRESSE LYSERGIQUE 567
T a b le a u c l i n i q u e d e l ’i v r e s s e l y s e r g i q u e .
(1) Nous reprendrons plus loin ce problème axiologique (la nature de l'expérience
psychédélique). Nous soulignerons la convergence de la plupart des travaux qui
« objectivent » un réel déficit de la synthèse et de la production psychique que le Sujet
de l’expérience vit au contraire une merveilleuse expérience de connaissaiice méta
physique extralucide, comme une miraculeuse puissance de sa Conscience.
i
IF.
ï
568 L E S H A L L U C IN O G È N E S
(1) Mémoire (1958) de Henri Ey et Cl. Igert (inédit) adressé à l’Institut National
d’Hygiène. Ces recherches auxquelles ont collaboré nos internes et assistants (K ors,
Sampaio, Eppe, Mlle H enric, F ontaine, Mathé et Théry) ont été faites dans notre
service chez nos malades dans un but thérapeutique et diagnostique, mais aussi chez
les médecins (47 observations). Nous avons spécialement noté les sentiments dépres
sifs et l’angoisse, et quand il s’agissait de malades psychotiques, une reviviscence
ou une accentuation des expériences délirantes tout à fait caractéristiques et fréquentes
(24 cas sur 47), surtout dans les cas plus récents ou aigus à évolution favorable.
L S D — L 'IV R E S S E L Y S E R G 1 Q U E 569
vement affectif qui va de l ’angoisse à l’extase qui se mêlent comme dans la plupart
des autres ivresses toxiques (A. Z. Miller et coll., 1957).
Mélange d’imaginaire et des perceptions. — C’est dans cette phase la plus typique
que se constituent d’abord les apparitions éidoliques qui se juxtaposent ou se substi
tuent les uns ou les autres— puis les enchaînements scéniques qui tendent à s’organiser
en scènes et même histoires oniriques. A l’occasion du contact avec le monde exté
rieur, vers la vingtième ou trentième minute, l’imaginaire tend à apparaître en même
temps que les perceptions s’altèrent (mouvements apparents, changement de formes
et de couleurs). Les parois de la chambre bougent, le plafond descend, les objets
se dédoublent. La perception d’autrui subit de fortes modifications (asymétrie des
figures, déformation des silhouettes, dysmégalopsies). Les déformations des visages
perçus sont particulièrement fréquentes (A. Hoffer et H. Osmond, p. 112). Les sons
sont plus vifs ou assourdissants. Tout est comme neuf (S. Cohen). Mais c’est la phase
aussi des couleurs complémentaires (zigzags de couleur, jaune, bleu noir, vert-rouge,
violet-jaune) et de figures géométriques (grands ronds colorés, triangles et cercles,
lettres chinoises colorées, arabesques), toutes Éidolies qui apparaissent dans les formes
typiques décrites par Klüver (1965, cf. supra, p. 345). Mais, disent J. Delay et P. Benda,
l’imaginaire peut déjà s’organiser (paysages ou tableaux, scènes). Et ils citent l’obser
vation d ’une malade (névrose hystérique) qui, après avoir absorbé 100 gammas
de LSD, a eu des visions qui apparaissaient par paliers, comme un paysage qui se
déroulait comme un film. Tantôt ces visions étaient mobiles, d ’autres fois immobiles.
Parfois elle se sentait engagée dans la scène animée, tantôt elle en était la spectatrice
et se trouvait dans une belle île déserte avec des arbres exotiques, la chaleur, un
peu de tam-tam, pas très rassurée disait-elle, mais toute prête à « regarder comme un
touriste ». A un autre moment, c’était des souvenirs ou des imaginations infantiles de
contes de fées qui apparaissaient. « Des marquises qui faisaient des danses, qui
montaient en carrosse », comme sur un décor de boîte de bonbons. Ou encore, c’était
« le monde du silence », l’impression d ’être dans le fond de la mer (thème que nous
verrons plus loin réapparaître dans l ’observation du courtier d ’assurances de Sidney
Cohen).
(1) Ces modifications du temps vécu, Ph. Benda et F. Orsini les ont spécialement
étudiées (1959 puis 1961) tant en ce qui concerne l’étrangeté du vécu que l'estimation
du temps objectif. Elles ont fait également l’objet des travaux de Boardmas et coll-
(1957), d ’ARANsoN et coll. (1959), de Kenna et Sedman (1964), tous travaux qui
insistent sur le télescopage des souvenirs, les illusions de la mémoire, le jamais vu.
les fausses reconnaissances, les estimations erronées de l’ordre et de la durée du temps
chronologique (celui de la pendule ou du calendrier).
570 L E S H A L L U C IN O G È N E S
Tel est très résumé (un peu déformé, répétons-le, par nos propres obser
vations et les références aux autres travaux et spécialement à ceux de S. Cohen),
l’essentiel de la physionomie clinique de 1’ « ex p é rie n c e ly serg iq u e » décrite
par J. Delay et Ph. Benda.
Problèm es psychopathologiques
posés par l’expérience lysergique.
(1) Et par voie de conséquence celle des observateurs, voire des spectateurs de
toutes ces « reproductions » vraiment fantastiques qui figurent les Hallucinations
merveilleuses du monde psychédélique.
Ilk .
LSD — L'IVRESSE LYSERGIQUE 573
(1) Dans les travaux de J. D elay et Ph. Benda, dans les ouvrages de S. Cohen,
de L. Cholden, les C. R. de la Royal Medical Psychological Association de Londres
(Sandison et Walk) ou dans le livre de A. H ofier et H. Osmond, il n ’y a rien ou à peu
près rien qui puisse distinguer formellement l’expérience lysergique de celle des
autres hallucinogènes. De même, la connaissance des gouffres à laquelle nous
entraîne H. M ichaux ne nous permet guère de nous orienter dans leur « spécifique »
diagnostic.
(2) W. A. Stoll (1947) avait déjà affirmé la non-spécificité du « Syndrome lyser
gique » tandis que Brigitte Weyl (1951) pensait que l ’effet psychotomimétique du LSD
était spécifique. Si la physionomie clinique paraît être la même, qu’il s’agisse du LSD
ou d ’autres hallucinogènes, il n ’en serait peut-être pas de même pour la structure
psycho-dynamique que de telles expériences mettent enjeu (cf. les travaux de M. Cur-
ner (1959, 33, p. 715-757) et de G. D. K lee (1963,1, p. 461-480)).
(3) N. A. Bercel et coll. (1953) avaient noté la persistance des sensations o m o -
pondant à un allongement de la phase de la « réaction d ’arrêt » (EEG) après flinri*-
tion lumineuse.
574 LES HALLUCINOGÈNES
m
LSD — U IVRESSE LYSERGIQUE 575
et Ph. Benda (1959) ont observé en soum ettant leurs huit Sujets à divers tests
(choix préférentiels, mesure du temps de réaction, épreuves de mémoire immé
diate) un ralentissement de leurs performances; et en 1960, ils ont mis en évi
dence une diminution sous LSD des performances à l ’épreuve dite du dessin
en miroir. A. B. Silverstein et G. D. Klee (1958) ont mis l ’accent sur les troubles
de la mémoire et de la discrimination perceptive (digit span memory). H. Aron-
son et G. D. Klee (1960) ont testé 25 Sujets (labyrinthe de Portheus) et ont
noté une détérioration de l’apprentissage, et en 1962, Aronson trouvait des
résultats analogues pour la mémoration des mots. L ’étude du « Rorschach »
au cours ou après l ’expérience lysergique (W. A. Stoll, 1952; J. M. von Felsinger
et coll., 1956, etc.) a montré aussi un certain relâchement général des processus
psychiques avec désinhibition de l ’affectivité dans le sens de l’expansivité
euphorique. Les résultats de ces investigations paraissent en général assez insi
gnifiants (J. W. Lowett et coll., 1953) en raison des réactions du comportement
des sujets face à l ’épreuve (A. Hoffer et H. Osmond, p. 124).
Cependant, S. Cohen dont l ’opinion est plutôt favorable à cette « expan
sion psychique » de la drogue fait remarquer « que dans le domaine de la
psychopathologie du LSD les recherches (sur les performances) sont particu
lièrement décevantes du fait de l ’abîme qui sépare les impressions subjec
tives de leur mensuration objective ». Il adm et que « l ’activité intel
lectuelle telle q u ’on la mesure par les tests baisse » (p. 36). C ’est à la
même opinion que se rangent également A. Hoffer et H. Osmond, pourtant eux
aussi partisans résolus de la « créativité » favorisée par l ’action de la drogue. Ils
ont souligné (p. 123) que le témoignage des Sujets ne peut pas être absolument
contesté, car l ’exaltation même dont ils font l ’expérience augmente la rapidité
et la créativité de leur processus psychique. Il semble que si les opérations
proprem ent discursives et logiques de la pensée sont plus difficiles, il n ’en reste
pas moins que l ’effervescence même de la vie psychique produit tout natu
rellement un certain mouvement dans les associations d ’idées et une certaine
recherche intuitive (1).
Et c ’est pourquoi tant d ’auteurs ont insisté sur ce que les Anglo-Saxons
appellent la « creativity ». C ’est ainsi que A. Hoffer et H. Osmond soulignent
(p. 123) que sous l’influence de la drogue de nouvelles conceptions se forment,
que les associations et la mémoire sont plus riches, etc. Berlin, Guthrie et
coll. (1955) avaient tout particulièrement noté une plus grande spontanéité
dans la création esthétique, notam m ent dans la qualité des dessins (expériences
sur quatre artistes connus). R. H. W ard (1957) a particulièrement souligné le
caractère « autom atique » ou d ’écriture mediumnique de l ’expérience psyché
délique. G. Tonini et C. M ontanari (1955), quant à eux, n ’ont pas mis en
évidence chez leurs patients, eux aussi artistes, un meilleur taux de production. 1
(1) Une curieuse observation faite par M. Atschkova (1967) mérite d’être signa
lée : l’effet psychédélique augmente proportionnellement au Q. I. chez les arriérés.
illii
» LSD L ’IV R E S S E L Y S E R G IQ U E 577
A. B. Silverstein et G. D. Klee (1958) n ’ont pas confirmé non plus une meilleure
aptitude à dessiner sous l ’influence du LSD (1).
Reste donc que c ’est en quelque sorte l ’expérience esthétique plutôt que la
création esthétique qui est exaltée (G. M. Landon et R. Fischer 1969). A cet
égard — nous le verrons plus loin — il est évident que le LSD engendre une
véritable transe poétique. Mais, bien entendu, la magnification des données
des sens (les couleurs, la splendeur des formes) comme l ’originalité des ima
ges, le style plus riche, les trouvailles géniales, sont vécus irrécusablement
comme tels par le Sujet, c’est-à-dire comme objets d ’un jugem ent esthé
tique. E t à ce sujet, S. Cohen et Allan Edwards ont m ontré que les super
latifs d ’intensité, de luminosité et de saturation visant le monde des couleurs
ne correspondaient pas aux seuils de perception de la couleur sous l ’influence
du LSD (S. Cohen, p. 35). De telle sorte que si le « sentiment très vif de pou
voir créateur » fait partie de l ’expérience, il n ’est jam ais arrivé, ajoute
S. Cohen (p. 66), « que cela se traduise dans le domaine des sciences par
une solution originale apportée à un problème », tandis que, ajoute-t-il,
« dans le domaine des arts il peut y avoir, par contre, révélation d ’un tem
péram ent qui s’ignorait ou perception affinée des couleurs, des sons ou des
formes ». Une telle exaltation de la sensibilité esthétique survivrait même
à l ’expérience. Mais cependant, écrit encore S. Cohen, « les preuves sont peu
nombreuses, mais elles sont encourageantes... »
Pour nous, nous ne pouvons pas oublier, comme nous l ’indiquions en abor
dant la description clinique de l ’ivresse lysergique, q u ’il s’agit bien d ’une
ivresse, c ’est-à-dire d ’effet psychique et psychotomimétique d ’un toxique qui
est un « poison de la Conscience » qui produit, en effet, des troubles de la 1
(1) Nous n’avons pas cessé de lutter contre l’idée que l’art psychopathologique,
(la fourniture d’images que nous livreraient le délire ou les Hallucinations), représen-
ferait ce que l’art produit de plus merveilleux (cf. notre étude sur « La Psychiatrie
devant le surréalisme », Évol. Psych., 1948, et aussi VAvant-Propos de cet ouvrage
(cf. supra p. 1-33)). Nous supportons mal de pareilles sornettes. Dire que l’expérience
lysergique ou toute autre expérience hallucinatoire et délirante dote le Sujet d’un pou
voir de création, c’est confondre précisément cette création (c’est-à-dire l’œuvre d’art)
avec la sécrétion d’un « pathos » qui est bien dans la nature même du rêve comme
art brut mais informe, c’est-à-dire privé de la forme et du style sans quoi la « pro
duction artistique » n’est rien d’autre qu’une pure matière (le pain des rêves) com
mune à tous les hommes. Celui qui, intoxiqué, croit devenir un <c artiste » (et assez
facilement un génie) n’est qu’un homme qui trouve au fond de lui-même ce qui est au
fond de chacun de nous : le monde des images. Etre artiste et faire œuvre d’art, ce
n’est pas seulement se livrer à cette germination, à cette végétation onirique. L’art
ne commence — même sous sa forme pour nous la plus esthétique, celle du poé-
V tique, fantastique ou surréaliste — que lorsque cette matière trouve son auteur,
c’est-à-dire ce quelqu’un qui met assez de distance entre ses images et lui pour eu
faire un poème ou un tableau — pour l’arracher à sa subjectivité... Mais nous retrou
verons plus loin encore et à sa véritable place ce problème (p. 671-673).
578 L E S H A L L U C IN O G È N E S
Conscience (1). Or, ces troubles de la Conscience consistent notam m ent dans
la forme de l ’excitation (l’état primordial délirant, rappelons-le, pour M oreau
(de Tours)) à vivre intensément d ’illusions et principalement de celle qui consiste
à n ’avoir pas de troubles de la Conscience, à être lucide et même extralucide...
Il est bien difficile d ’oublier ce que l ’expérience des maladies mentales nous
apprend quand il s’agit précisément d ’apprécier les effets psychotomimétiques
d ’une drogue comme le LSD (2). De telle sorte que les auto-observations des
(1) Que veulent-ils dire alors les auteurs qui reprennent à leur compte l’antienne
des toxicomanes eux-mêmes et déclarent que l’expérience lysergique ne comporte pas
de troubles de la Conscience, qu’elle ne serait pas une cc ivresse », ou qu’elle ne serait
qu’une ivresse sans troubles de la Conscience, ou mieux encore, qu’elle serait une
ivresse comportant une extra-lucidité. Je pense qu’ils veulent tout simplement dire que
le LSD produirait comme « à froid » un fourmillement d’impressions, d’illusions, de
troubles perceptifs, dont la somme représenterait le vécu hallucinatoire ou de déper
sonnalisation sans que la Conscience elle-même soit altérée. Il suffit de formuler la
thèse de ceux qui se font une idée si naïve de ce poison hallucinogène et déliriogène
pour en apercevoir l’inanité. En réalité— c’est-à-dire en clinique—« l’état psychique »
qu’engendre le LSD baigne dans une atmosphère de troubles que tous les obser
vateurs notent sur eux-mêmes ou leurs Sujets d’expériences : ce halo de troubles,
cet état primordial du délire. Même quand il donne Yillusion d’une hypermnésie,
d’une hyperlucidité, d’une plus grande capacité de performances, d’une toute-
puissance de la pensée — même, sinon surtout, dans ce cas — ce halo de déficit,
de « négatif » (qui correspond aux troubles de la pensée, ou plus exactement à la
déstructuration de la Conscience envisagée comme organisation en champ du
présent accordé à la réalité), c’est précisément lui qui engendre l’illusion délirante
qui fait dire au Sujet qu’il est lui-même plus lucide comme si, devenu plus clair
voyant, il voyait au-delà de la réalité. Même quand Sidney Cohen se complait à nous
décrire la « hors-Raison » qui serait une sorte d’intuition créatrice, il suffit de lire
les observations qui illustrent son livre, comme il suffit dans les analyses de J. D elay
et jPh. Benda de combler le hiatus qui sépare les phénomènes qu’ils isolent par le
trouble qui les unit, pour saisir la réalité même de ce trouble fondamental de la
Conscience, de cette dissolution qui engendre la figure délirante et hallucinatoire du
vécu psychédélique (trouble sur lequel depuis longtemps ont insisté O. H. Arnold
et H. H off (1953) et tant d’autres, pour ne pas dire la plupart des auteurs).
(2) L’étude du LSD comme drogue psychotomimétique a donné lieu à d’innom
brables travaux, dans le sens indiqué il y a quelque 30 ou 40 ans par H. Baruk et
L. V. Buscaino. Il semble que c’est aus U. S. A. que M. R inkel, en 1950, montra
à la réunion annuelle de l’American Psychiatrie Association, l’intérêt de cette « model-
psychosis » Depuis lors, P. H och (1953), H. Osmond (1953), et bien d’autres auteurs,
se sont intéressés à ce problème et notamment à propos des analogies entre l’expé
rience lysergique et l’expérience schizophrénique (cf. ce que nous avons déjà noté
plus haut à ce sujet, p. 578, A. H offer et H. Osmond qui ont depuis 1952 beaucoup
travaillé dans ce sens consacrent dans leur ouvrage (1967) un très bon chapitre à cette
assimilation qui va pour eux jusqu’à adopter l’hypothèse d’une identité du processus
d’action du LSD et du processus neurobiologique schizophrénique (A. H offer,
H. Osmond, Smythies, 1952 et 1954). D ’autres (Saskatchewan, H. J. D eshon et
col!., 1952; L. E. H ollister, 1952) ont montré le caractère un peu trompeur (mis-
\ L S D — V IV R E S S E L Y S E R G IQ U E 579
leading) de cette comparaison qui n’est pas raison. Notons cependant que les travaux ■
de A. H offer, H. Osmond et Smythies s’appuient sur une grande quantité d’obser
vations et d’expériences (W. A. Stoll, 1947; P. H och et coll., 1952; R. Belsanti,
1952; B. Sloane et J. W. D oust, 1954; H. H. Pennes, 1954; L. S. Cholden et coll.,
1955; C. R uiz-Ogara et coll., 1956; J. W. Liebert et coll., 1957; H. S. Cline et
H. F reeman, 1956; C. Savage et L. S. Cholden, 1956; S. Wapner et D. M. K rus,
1959-1960; D. M, K rus et coll., 1963). Pour eux, le trouble métabolique (malvaria j
ou réaction mauve dans les urines découverte par H offer et Mahon en 1961) constitue :
l’essentiel du processus schizophrénique (métabolites de l’adénochrome) par quoi j
il s’apparente à l’action psycho-neuropharmacologique du LSD (production d’adé- 1
nochrome comme nous l’avons signalé plus haut, p. 518). On trouvera dans le chapitre j
que S. M alitz et coll. ont consacré (in C. R . Symposium Washington L. West, 1962), j
à la comparaison des effets hallucinatoires des drogues et des états hallucinatoires j
psychotiques spontanés, une étude statistique comparée portant sur 100 schizophrènes s
hallucinés et 86 Sujets soumis au LSD, MLD ou ALD. De même, dans l’appendice B, J
tableau 2 du livre de S. Cohen, un tableau des différences entre expérience lysergique- |
schizophrénie aiguë et psychose toxique. Rappelons, comme nous l’avons déjà fait J
v plus haut, que M. Bleuler et plus généralement l’école de Zürich (E. Blickenstorfer, I
Arch. f. Psych., 1952, 188, p. 226-236; H. Walther-Buel, Schw. Med. Woch., 1953, j
p. 83-483) ont fortement et justement critiqué l’analogie établie par les auteurs J
américains entre « expérience lysergique » et « Schizophrénie ». 1
580 LES HALLUCINOGÈNES J
— Telles sont les principales données de faits et l ’analyse structurale qui
les rassemble qui nous ont permis de décrire ici l ’expérience lysergique comme
elle est. Elle est souvent axée par de forts courants d ’angoisse; elle comporte
non seulement des envolées de rêve mais des coulées de cauchemars qui pro
curent au Sujet souvent un état de malaise ou de vertige pénible ou dramatique,
parfois intolérable (1). Dans ces conditions, on comprend que vue par les Psy
chiatres, ceux-ci (Delay et Benda, 1958) aient pu se déclarer « déçus » par
elle (2). Nous allons voir que cette déception n ’est pas partagée par ceux qui
ont fait de cette drogue l ’objet d ’une véritable idolâtrie.
(1) Cependant W. A. Stoll, dès 1947, avait pressenti en raison de ses effets eupho
risants, sinon fascinants, l’usage toxicomaniaque possible du LSD.
(2) Ch. Savage et M. J. Stolaroff (1965) se sont fait les échos d’une certaine
réticence des médecins à l’égard de certaines interprétations excessives de l’action
du LSD (ou d’autres drogues) : ils appellent à la prudence, recommandée aussi
par S. U nger (P sy c h ia try , 1963, 26, p. 111-125) et, bien sûr, par tous ceux qui se sont
préoccupés des ravages qu’elle peut provoquer (cf. su pra, p. 547-549).
L S D — E X P É R IE N C E S P S Y C H É D É L IQ U E S 581
hommes ont toujours entretenu au fond d ’eux-mêmes le feu sacré) sont évi
demment celles aussi du besoin toxicomaniaque (la cause de l’appétence, de
Yaddiction, du Sucht). Elles expliquent la cause et aussi les effets du poison
hallucinogène. Celui-ci n ’est pas seul à produire l ’imaginaire qui est aussi et
nécessairement l ’effet (placebo) de l ’imagination... De telle sorte que lorsque,
p a r exemple, Sidney Cohen (p. 40-67) — pour revenir au LSD — ou encore
Henri Michaux notent la merveilleuse poussée de ce monde des images, l ’éclo
sion de ces fleurs vénéneuses qui tremblent dans 1’ « infini turbulent », dans
« la Conscience de soi ravagée » et « au fond des gouffres d ’immense inexpli
qué », non seulement ils ont la vivante expérience des effets de la drogue, mais
ils lui ajoutent aussi la part de fascination anticipée qu’y introduit l'image
de la « Drogue » (1). De telle sorte aussi que le drogué lui-même, quand il
est justem ent un technicien de l ’imaginaire, artiste ou poète, ajoute certainement
beaucoup en m aniant cette « arme absolue de la poésie » à la splendeur ou à la
magie des images q u ’il a l ’intention ou l ’ambition de créer, comme Hiéronymus
Bosch désirait les peindre, ou Baudelaire, A. Rimbaud, André Breton, J. Cocteau
et H. Michaux ont entrepris de les poétiser. Mais, bien sûr, ce ne sont pas seu
lement les génies esthétiques qui sont capables d ’élever leur potentiel imaginatif
à ce degré de fantastique. Il y a chez tous les hommes assez d ’imagination,
assez de rêve en puissance pour porter au-delà de ses effets « moyens » l ’expé
rience psychédélique à la hauteur de la poésie. C ’est « tout naturellement » dans
la migration du monde « hippie », vers les espaces extra-spatiaux que s’inscrit le
mouvement actuel d ’idolâtrie pour les Drogues en général et pour le « divin
Acide » en particulier. Les grands rassemblements de ces dernières années
aux U. S. A. ou en Europe occidentale (île de Wight ou autres lieux de grands
rassemblements) sous le signe de la « Beat génération », de la « P op’-music » ou
de la « free-music » n ’ont constitué que les débordements par vagues immenses
des « happenings » ou « encounter groups » qui, cantonnés d ’abord à Londres,
à Amsterdam, à New York ou à l ’Université de Berkeley, ont élu — avant de
transhum er par les chemins de K atm andou — la Californie comme le « Paradis
artificiel » rêvé. De Los Angeles à San Francisco, dans les tôles de D rop City
dans le Colorado, ou à Haight Ashburg, au Filmore ou à Topanya Canyon,
au Golden Park de San Francisco, grouillent les « psychedelics », les apôtres
de cette idolâtrie de la drogue, du «flower Power » et du « free Love »... Parfois,
hélas ! comme dans le Kessler Cas (étudiant de Brooklyn qui a égorgé sa belle-1
(1) Cette part d’auto-suggestion dans les effets psychiques du LSD correspond
à la portion de suggestion que le Sujet tire du « support », du « setting » de l’environ
nement (Timothy Leary), et aussi de la suggestion directe par autrui. La photographie
d ’un adepte de l ’I. F. I. F. (Fondation Internationale pour une Liberté Intérieure)
dans la « chambre de méditation » du Centre du Massachusetts où les initiés se vantent
de parvenir au nirvana psychédélique sans avoir besoin de LSD, illustre cette part
de suggestion. F ogel et H offer (1962) ont montré qu’il est possible, en effet, d!
rompre ou de reproduire par l’hypnose l’expérience psychédélique. Certaines n’e
que la foi de l’enthousiasme collectif des « Acid Heads ».
582 LES HALLUCINOGÈNES
J
mère) ou dans le massacre de Sheron Täte et de ses amis par les adeptes de
Ch. M anson, les Hippies (1), ces « Hommes en fleur », se transform ent en
Yppies (Yound Indep. Party), c ’est-à-dire des assassins (2).
Voici un extrait de l ’enregistrement magnétique d ’une expérience lyser-
gique éprouvée par un courtier d ’assurances américain (S. Cohen, p. 58-61) :
M
*t!
LSD — E X P É R IE N C E S P S Y C H É D É L IQ U E S 583
toutes sortes que des centaines de Lilliputiens ont entortillées autour de mes bras
et de mes jambes. Mais quels idiots, ces Lilliputiens; en fait, ce sont les Sept Nains
de Blanche-Neige reproduits à des centaines d’exemplaires et ils n ’ont rien à faire là,
ce n ’est pas leur place. Mais ils sont là tout de même; et tout le monde s’amuse
bien pendant qu’ils me ligotent.
Mes petits amis Lilliputiens sont partis. Me voilà en plein univers freudien.
Ce ne sont pas des images directement sexuelles d ’ailleurs. Je vois un tunnel. Ce
tunnel n ’est pas entièrement nouveau pour moi. Il ressemble, en gigantesque, à un
tunnel beaucoup plus petit que j ’apercevais parfois, jamais bien nettement, jamais
bien longtemps, du temps où je me faisais psychanalyser sans grand succès il y a une
quinzaine d’années. Quand je le voyais j ’en parlais à mon psychanalyste, mais c’était
quelque chose de très confus, je ne le voyais que de l’extérieur et je n ’arrivais pas à
en parler clairement.
En fait, ce que je vois ce n ’est pas un tunnel mais une caverne, si l’on peut parler
de caverne pour quelque chose qui a des kilomètres de longueur. C’est une caverne
naturelle, en ligne droite. Mais cette caverne est un vagin immense, un prototype
de vagin. Ce n’est pas le vagin d’une femme réelle. C’est l’incarnation même du vagin.
Par sa taille c’est une caverne mais avec des murailles qui battent, qui palpitent;
c’est une membrane vaginale, décorée si je puis dire par des centaines de seins. De là
s’écoule sans fin une sorte de matière visqueuse, jaunâtre, comme du plastique liquide
Au fur et à mesure il se crée des formes extraordinaires, absolument spontanées :
c’est l’art absolu sans artiste.
Cet art consommé est l ’œuvre du plastique liquide lui-même : en sortant de la
caverne-vagin il perd de sa viscosité, prend des tons ivoire délicats et se transforme
sans fin en toutes sortes de sculptures. Ces sculptures commencent après avoir elles
aussi quelque chose d’hindou : tous les dieux et toutes les déesses de la religion hindoue
défilent. Puis on change de religion, et les précieux ivoires deviennent une panoplie
de bouddhas et de bouddhisattvas. A présent l ’Inde quitte la scène et fait place à des
sculptures perses richement ornées : on dirait que les personnages des vases perses,
agrandis cent fois, se sont animés et se sont remodelés dans cette substance couleur
ivoire qui continue à s’écouler de la gigantesque caverne vaginale. La Perse cède la
place à son tour, et je reconnais maintenant d’immenses reproductions des person
nages de Michel-Ange dans la Chapelle Sixtine. Je ne suis ni peintre ni sculpteur;
pourtant tout en sentant que c’est la substance plastique qui est l’artiste et non pas moi,
je suis envahi d ’un grand sentiment bienheureux de puissance créatrice : j ’ai l ’impres
sion de valoir Michel-Ange et Vinci réunis.
... C’est un monde de chair que je vois. Mais ce n ’est pas une belle chair, recouverte
de peau. C ’est de la chair écorchée, vue de l ’intérieur comme un microbe pourrait
la voir : palpitant, tressaillant, dans un perpétuel effort. C’est tout un monde absurde
qui s’agite en pure perte, vanité des vanités, tout est vanité. Ces corps écorchés se
tordent, muets et souffrants, dans un éternel purgatoire. C’est le Paradis Perdu,
j ’ai échangé un monde d ’albâtre contre un purgatoire infernal. J ’ai échangé le monde
de Michel-Ange contre celui de Dante.
C ’est bien ce monde de rêve où s’assouvit le Désir qui est recherché par
tous les amateurs d ’expériences psychédéliques, dans cette épidémie que l'o a
peut — en forçant le sens du terme juste assez pour lui restituer son seas
vulgaire — appeler « hystérique » et qui « ravage » les jeunes couches de b
584 LES HALLUCINOGÈNES
(1) Je ne reprendrai pas ici à mon compte les prudhommeries moralisantes des i
censeurs « sérieux et méritants » dont se gausse avec esprit J.-Fr. H eld (préface de i
la traduction française du livre « L S D 2 5 » de Sidney C ohen , 1964). Je leur laisse le
soin de protéger la société contre « le fléau » des Defoncett’s boys ». Si je veux marquer
ici le supplément imaginatif qui ajoute à l’expérience « phantastica » le désir de
jouer à l’amour océanique ou panthéistique chez tant de zélateurs de « l’Acide », ce
n’est certes pas pour condamner (au cachot, à la maladie ou à la mort) les jeunes
générations qui, somme toute, préfèrent la bombe atomique psychique à la bombe
atomique tout court... Car pour moi, Psychiatre, la Psychiatrie et l’étude psychia
trique que je poursuis ici dans cet ouvrage ne sauraient se confondre avec la « défense
de la Société» dont le devoir appartient à d’autres que nous, Psychiatres, de la
défendre. Notre fonction n’est pas policière mais médicale, c’est-à-dire thérapeutique
(cf. supra, p. 560, et la partie terminale de ce chapitre sur les « Hallucinogènes »).
Les alarmes déjà anciennes de certains Psychiatres (P. A. B ensoussan, 1966) et la
déclaration de M. P apon , Préfet de Police au Conseil Municipal de Paris (1966) ont
trouvé depuis quelques années une certaine justification. Au travers des « mass media »
l’augmentation des dangers et de la diffusion de 1’ « Acide » émeut profondément les
Pouvoirs publics (Déclaration du Ministre de la Santé, 1969 et 1971. Action commune
décidée entre le Gouvernement des U. S. A., le « Narcotic Bureau » et le Ministre
de l’Intérieur en France, 1971-1972). Il n’y a lieu, à mon avis, ni de dramatiser ni
non plus de minimiser à l’excès l’usage du LSD, tout au moins en France et jusqu’à
présent. On se rapportera pour notre pays et la Belgique aux travaux de S. O liven
stein (1967), de P. D eniker (1969), de H. Loo (1970), de G. V arenne (1971), etc.,
pour se convaincre que le danger de la drogue n’est pas un mythe (F. J. Ayd, 1970),
mais aussi peut-être qu’il n’y a pas lieu objectivement ni avantage tactiquement de
l’exagérer. Chacun pouvant succomber non seulement à la surprise mais à la ten
tation de la drogue, la révolution des mœurs qui caractérise la fermentation contes
tataire du monde occidental ne peut que favoriser les « expériences exaltantes »
d’une « folie » érigée en suprême valeur sacrée, soit de « nihilisme », soit de recherche
de l’Absolu, de Dieu (M. L ancelot , 1968)...
LSD — E X P É R IE N C E S P S Y C H É D É L IQ U E S 585
C’est elle qui est d’abord oppressée. Elle se sent lourde. Elle aperçoit quelque
chose qui l’émerveille et la « panique ». « Puis elle poursuit son voyage fantastique
au bord de l’acide ». Elle ne reconnaît plus les objets, a des illusions perceptives
multiples. Elle voit aussi des images hallucinatoires, tantôt suggérées, tantôt
spontanées, mais furtives. Elle saisit un poisson d’argent qui l’attire irrésistiblement
et elle le caresse « jusqu’au vertige et l’extase » (Pendant ce temps, son partenaire
« répond » comme s’il était lui-même caressé). Et, finalement, ses mains se joignent
à celles de l’autre. Us dansent et elle tient des propos confus : « U y a du vent, de
petites lumières... Je voudrais me coucher. Je voudrais dormir... Faut pas fermer
les yeux. C’est affreux... », et ainsi, disent les observateurs, « finit le voyage ».
Quant à lui, il réagit un peu plus tard. « Ça bouge... Les couleurs sont très
belles ». Il a peur. Il lutte, disent les observateurs, contre l’ennemi intérieur qui
le dissocie et le submerge. En fait, il dit : « Est-ce que je serais capable de m’arrê
ter... Si je laisse aller, que c’est beau (il rit)... Il a l’impression de nager, de flotter... »
Il se rapproche amoureusement de la partenaire, danse avec elle, tous deux
étant dans le vague et se sentant attirés et ballottés.
A la fin il tient des propos qui sont ainsi rapportés : « Je viens de loin, ça ne
donne pas envie. Je me laissais aller, c’est pour ça que c’est dangereux... Mes
jambes sont mal posées, c’est terrible... J’ai du mal... J’arrive pas, ça continue...
Si je me laisse aller, c’est terrible ». Et ainsi finit le « voyage ».
— Question ; P lu sie u rs ce n ta in e s?
L eary : O ui, p lu sie u rs ce n tain es.
— Q uestion : C e t a sp e c t d e l ’a c tio n d u L S D a é té é v o q u é e n p riv é m a is ja m a is
signalé claire m e n t e n p u b lic ju s q u ’à p rése n t. P o u rq u o i?
Leary : L ’effet sexuel est, n a tu re lle m e n t, le secret d e p o lic h in e lle d u L S D (1).
(1) L’interview de Timothy L eary doit être lue jusqu’au bout, jusqu’à ce point
où il se lance dans une sorte de métaphysique panthéiste d’un monde dont tous
les éléments entrent en communion, en fusion, en « union », pour réaliser une
sorte d’ « o rg a s m e cosm iqu e ».
(2) Bien sûr, tant du point de vue des usagers que des observateurs d’importantes
réserves ont été faites sur l’exaltation érotique dans l’expérience psychédélique
(cf. P. B ailly-Salin et coll., « A m ou r, délices e t drogue ». A nn. M é d . P sych o ., 1970,1,
p. 120-128).
(3) Le « placebo » peut être lui-même objet de toxicomanie si nous en croyons
O. V inar (Dépendances on a placebo. A case report. B ritish J. P sy c h ia try , 1969,115,
p. 1189-1190).
588 LES HALLUCINOGÈNES
ont éprouvé avec le rêve chez les Sujets sous placebo, il n ’y a eu aucune
réponse positive contre 60 chez les Sujets ayant effectivement reçu du LSD.
En ce qui concerne le contrôle de leur pensée, on retrouve le même taux faible
ment négatif (10) avec le placebo, et très positif (70) chez les Sujets intoxiqués.
Encore même discordance à propos de la question de savoir s ’ils ont éprouvé
des pensées ou des idées q u ’ils n ’avaient jam ais eues à l ’esprit : zéro réponse
positive dans les cas placebo contre 33 positives sous l ’influence de la drogue.
Il en fut de même encore pour les réponses à la question : « Avez-vous perdu
le contrôle de vos émotions »? : Zéro pour le placebo et 70 réponses positives
pour le LSD. Par contre, le rapprochement du taux des réponses positives dans
les deux situations (index de l ’autosuggestion) s ’observe à propos de la ques
tion « Avez-vous l ’impression d ’avoir l ’esprit plus clair? » de celle sur le
caractère euphorique de l ’expérience, et à un moindre degré mais de façon
significative (15 avec placebo et 37 avec LSD) pour la question : « Avez-vous vu
des choses imaginaires? » Il est donc évident que sous le contrôle de la méthode
de placebo (et du «double-blind»), d ’après ces auteurs, l ’action du LSD est réelle.
Mais elle n ’en est pas moins imaginaire à la mesure de la projection d ’attente
inhérente à la situation expérimentale elle-même q u ’y introduit le Sujet.
Nous serions tenté d ’écrire ici C.Q.F.D.
Car c ’est, en effet, la thèse que tout au long de cette étude sur les halluci
nogènes nous soutenons, et que démontre l ’analyse psychologique, sociolo
gique et psychodynamique de 1’ « expérience lysergique », laquelle est caractérisée
par l ’inextricable combinaison des effets réels de déstructuration du Champ
de la Conscience et des troubles imaginaires hallucinatoires q u ’elle provoque.
De tels effets procurent aux Sujets le plaisir (ou plus exactement la satis
faction) q u ’ils recherchent consciemment ou inconsciemment. De telle
sorte que la dialectique du Désir (la part positive du trouble) est aussi
im portante que le processus de dissolution fonctionnelle (la part négative du
trouble). Il arrive même, et c ’est bien le cas le plus fréquent des « expériences
psychédéliques » recherchées par les D-men, que le Désir soit plus fort que
le Poison et se serve de lui comme d ’un instrum ent et presque comme d ’un
alibi.
Paradoxalement, le LSD est, comme nous l’avons déjà rappelé, de plus en plus
utilisé comme agent thérapeutique ou, plus exactement, comme agent capable de
libérer les tensions intra-psychiques. Exactement comme avec l’amytal sodique
on a tenté de faire l’instrument de courtes psychothérapies à base, d’abréaction ou
de transfert abrupt. Les névroses et l’alcoolisme ont fait l’objet de tentatives théra
peutiques de ce genre, mais aussi les psychoses aiguës et chroniques, et tout naturel
lement les psychoses schizophréniques dont nous avons exposé et examinerons encore
les rapports avec l’expérience lysergique.
les ravages q u ’on lui attribue. Mais pour nous et ici, ce qui est im portant
ce n ’est pas l ’usage toxicomaniaque du LSD, mais essentiellement son pou
voir hallucinogène. De tout l ’ensemble des faits que nous avons rapportés,
il nous paraît évident de tirer des effets de l ’intoxication par cette éthyla-
mine neurotrope (qui, comme tous les hallucinogènes, altère la Conscience
et la perception), les conclusions suivantes :
1° Il est évident que ce qui apparaît d ’abord ce sont des configurations
de type visuel et corporel, beaucoup plus rarement
É id o l o - h a l l u c in o s iq u e s
auditif. L ’éclosion de ces formes incongrues, bizarres, étranges, surprenantes
et captivantes aussi, paraît manifester la désintégration des secteurs sensoriels
du champ perceptif sur lesquels s’exerce d ’abord (comme dans la constitu
tion d ’images hypnagogiques de l ’endormissement) l ’action « spécifique »
du LSD. Dans la suite de l ’expérience lysergique, ces Éidolies hallucinosiques
occupent une place variable de la périphérie au centre du vécu et sont, soit
juxtaposées comme éléments hétérogènes, soit intégrées comme aliments
incorporés dans l ’expérience délirante.
2° L ’ex pér ien c e d élira n te et h a l l u c in a t o ir e ne se constitue que lorsque
apparaissent et sont vécues les modifications du champ de la Conscience. Au
premier degré de cette déstructuration, l ’expérience délirante lysergique est
caractérisée par l ’euphorie et l ’angoisse qui modifient l ’ensemble de l ’expé
rience vécue. A un second degré, correspondent les expériences de déperson
nalisation et de dédoublement hallucinatoire de l ’activité psychique. A un
troisième degré (plus rarement atteint ou seulement par vagues ou pointes
du processus délirio-hallucinogène), c’est l ’expérience oniroïde, ou plus
profondément encore, un véritable état confuso-onirique. Mais nous devons
bien souligner à cet égard que l ’expérience recherchée, soit à titre d ’expérience
scientifique, soit à titre d ’expérience psychédélique, s’arrête le plus généra
lement aux niveaux supérieurs de cette déstructuration du champ de la Cons
cience.
3° En s’arrêtant au niveau supérieur de la hiérarchie de l ’ordre décomposé
du champ de la Conscience, l ’expérience est vécue nécessairement dans une
atmosphère illusionnelle de toute-puissance psychique ou de transe ülumi-
natrice qui sont comme l ’aube du rêve ou l ’ombre anticipée du cauchemar dam
l ’expérience vécue. D ’où l’attraction q u ’exerce le vertige d ’une connaissance
merveilleuse ou d ’une chute métaphysique ou surnaturelle dans le monde
ou l ’anti-monde des images.
NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE
DES PRINCIPAUX TRAVAUX A CONSULTER
P o u r to u s le s tr a v a u x c ité s d a n s le te x t e e t a y a n t p a r u e n tr e 1 9 5 0 e t 1 9 7 1 ,
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526.
Une Bibliographie sur le LSD doit paraître (ou a déjà paru), établie par V A ddic
tion R esearch Foundation (R. E. Popham) à Toronto.
— Pour ce qui est des problèmes philosophiques et sociaux posés par l’usage
et l’abus de cette drogue, cf. notice bibliographique, p. 674.
i
i
;i
1
LES CHAMPIGNONS HALLUCINOGÈNES
DU MEXIQUE
(PSILOCYBINE)
Le gros ouvrage (1) que Roger Heim et R. G ordon Wasson ont consacré
aux champignons hallucinogènes du Mexique et la thèse de Anne-Marie
Quetin (2) contiennent une énorme documentation sur ces agarics halluci
nogènes mexicains dont la Psilocybine est le plus connu et a été le mieux
étudié (3) du point de vue de ses effets psychopathologiques. i
f . . . . '
L e s c h a m p ig n o n s h a llu c in o g è n e s m e x ic a in s . j
i
592 L E S H A L L U C IN O G È N E S
deros »). R. G ordon Wasson a fait le récit des scènes religieuses ou des réu
nions ésotériques auxquelles donne lieu ce culte du champignon sacré (p. 45
à 100) chez les Indiens de la sierra mazatèque (1), de la vallée de Mexico ou chez
les Zapotèques de la sierra Costera. Ils signalent que chez les Chimantèques,
par contre, l ’usage et le culte du champignon sont peu répandus (cf. à ce sujet
F. Benitez, 1954, Perez de Francisco, 1965, et Cuandera, 1965).
Psilocybine et Psilocine.
C ’est à partir du « Psilocybe mexicana Heim » (2) que furent extraits ses prin
cipes actifs au Laboratoire Sandoz à Bâle en 1958 (Hofmann et coll.). La
Psilocybine est une 4 phosphoryloxy-N.N. diméthyltryptamine ; sa formule
brute (que nous avons reproduite dans son développement plus haut) est
C12 H „ 0 4 N a P. L ’année suivante, A. Hofmann, R. Heim et coll. identifièrent
la Psilocybine qui en est un dérivé déphosphorylé dont la structure molécu
laire l ’apparente à des dérivés de l ’hydroxytryptamine. Comme la Butofénine,
comme les dérivés de la Tryptomine, comme l ’Harmine et la Réserpine
(A. M. Quetin, p. 33), la Psilocybine et la Psilocine s’apparentent donc aux
amines indoliques dérivées du tryptophane à action psychotrope. F. Kalberer
et coll. (1962) ont synthétisé la psilocine, D. H. Woolley et N. K. Campbell
(1962) ont m ontré que cet hallucinogène analogue à la sérotonine, a une activité
antisérotonine, et E. K. Zsigmond et coll. (1961) ont trouvé que, in vitro, la
Psilocybine inhibe la cholinestérase plasmatique. Les travaux de neurophysio
logie sur la Psilocybine et la Psilocine sont beaucoup moins nombreux que
ceux qui ont été consacrés à la mescaline et au LSD, tout simplement parce
que l ’isolement de ces substances est relativement récent. A. Hoffer et
H. Osmond (p. 480-500) exposent en détail tous les travaux publiés (jusqu’en
1967) sur cette diméthyltryptamine qui leur paraît avoir l’effet psycho-neuro
pharmacologique des hallucinogènes indoliques.
Divers travaux (entre autres celui de A. Cerletti, dans l ’ouvrage de R. Heim
et R. G. Wasson (1958, et celui de H. Weidmann, M. Taeschler et H. Konzett,
1958) ont m ontré que cette substance — comme le LSD et la mescaline —
a une action adrénergique (mydriase, pilo-érection, hyperthermie modérée)
chez la souris et le lapin. D ’après M. M onnier (1959) qui a étudié l ’EEG chez
le lapin ayant reçu de la Psilocybine, celle-ci a également une action de stimu
lation sur la form ation réticulée, mais a une action dépressive sur le système
médio-thalamique. J. Delay, J. Thuillier, Nakajim a et M. C. Durandin (1959)12
(1) L’histoire de la Senora Maria Sabina déjà évoquée par R H eim et Gordon
Wasson, a été reprise par F. Benitez (L o s H o n g o s alucinantes, 1964).
(2) Parmi les psilocybes, d’autres espèces sont plus pauvres en psilocybine
(JP. Z a p o te c o ru m , P . m a za te c o ru m , etc.), mais l’espèce sempersive apparue par
mutation en culture est plus riche. Les S tr o p h a ria contiennent eux aussi les mêmes
principes.
P S IL O C Y B IN E 593
ayant observé le com portement des souris sous l’influence de la drogue, ont
noté que celles-ci se com portent comme les mono-éthylamides et comme le LSD :
son action paraissant être plus rapide et s’exercer plus spécifiquement sur la
composante motrice des fonctions nerveuses. Pour B. S. M aldum et R. N aquet \
(1971), la psilocybine inhibe les réponses à la SLI chez les papio-papio.
U n mémoire de l ’école psychiatrique de Rome (Reda, Vella, Cancrini
et d ’Agostino, 1964) et l ’ouvrage de A. Hoffer et H. Osmond (p. 480-500) ;
exposent la pharmacologie de la Psilocybine et notam m ent des données sur
l ’EEG. D ’après Delay, Pichot, Yerdeaux et Lemperière le tracé EEG ne j
serait pas altéré. Il semble même, d ’après les auteurs italiens, que l ’on |
observe au cours de l ’intoxication une régularisation des tracés chez les j
malades mentaux. Ce fait déjà constaté par A.-M. Quetin (1960) peut être j
rapproché de la norm alisation des tracés comitiaux (Landolt) au cours j
des états crépusculaires épileptiques. Il y a là une énigme à résoudre. j
Q uant à la toxicité, elle paraît assez faible (Weidmann et coll., 1958) chez la 1
souris; McCawley et coll. (1962) cas d ’intoxication humaine. |
En ce qui concerne la tolérance et surtout la « cross tolérance » (à l ’égard ’
du LSD), elle a donné lieu à des observations et expériences (Isbell et coll., ;
1961 ; Balestrieri, 1960) qui m ontrent que ces deux drogues ajoutent leurs \
effets l ’une à l ’autre. j
Bien entendu, au cours de l ’intoxication expérimentale réalisée générale- j
ment avec une dose moyenne de 10 milligrammes, on observe des troubles |
neuro-végétatifs (mydriase, bradycardie, hypotension (dans 34 % des cas) ou j
une instabilité tensionnelle (dans 28 % des cas), des troubles vaso-moteurs j
(congestion céphalique, sueurs, cyanose des extrémités). On note aussi l ’asthé- j
nie, la somnolence, l’hyperréflexie ostéo-tendineuse, des tendances vertigineuses, |
un certain degré d ’amblyopie (brouillard devant les yeux). A.-M. Quetin, 1
à qui nous em pruntons les éléments de cette description sommaire, a noté un j
certain degré d ’hypoglycémie. Le tracé EEG ne paraît pas altéré (J. Delay, j
G. Verdeaux, P. Pichot, Th. Lempérière, 1959). Le tableau qui figure dans
la thèse de A.-M. Quetin (p. 42) est très complet et perm et d ’avoir un inven
taire total de tous ces troubles fonctionnels ou physiologiques.
J
J
594 L E S H A L L U C IN O G È N E S
j
596 L E S H A L L U C IN O G È N E S
« Je pense aux aigles multiples du « Napoléon » d’Abel Gance et j ’ouvre les yeux...
« et je ris. Le pourquoi de ces rires ne me préoccupe plus, je m ’y livre maintenant
« totalement, d ’autant plus facilement que s’est installée une agréable sensation
« de supériorité aimable et gentille. Ne suis-je pas la seule à voir ces choses et je
« consens à les livrer. Consciente de la vanité de cet état d ’esprit, je m ’y complais,
« m’efforce seulement de l’extérioriser au minimum car parler me gêne un peu
« dans ma contemplation affective.
« Un portail d’église s’ouvre devant moi, coloré en jaune vif. Je crois entrer
« dans l ’église... Oui, je suis dans l ’église et j ’ai droit maintenant à de très beaux
« vitraux également colorés en jaune. Je crois que mon interprétation à voix haute
« influe sur l ’Hallucination qui s’organise en fonction des phrases prononcées :
« ainsi j ’ai parlé d ’un portail d ’église et je me suis trouvée ensuite dans cette église.
« Je ferme les yeux : c’est une vision très laide... des têtes... Je me refuse à
« expliquer leur aspect cadavérique et sinistre quoique indistinct. J ’ouvre les yeux
« très vite et très vite je suis à nouveau euphorique...
« ... Les yeux fermés, c’est à nouveau le corridor vertigineux, puis un escalier.
« J ’avance maintenant dans une salle brumeuse dont le fond est indistinct. C’est
« une vision rouge qui s’organise, mais je retombe dans les formes géométriques.
« Je crois que cette géométrie est un matériel de conjuration. Ma longue marche
« dans le corridor inquiétant, mon arrivée dans la salle brumeuse préludaient
« à une désagréable vision que j ’ai refusée. Je suis dans une pièce ronde à toit
« pointu, les décors sont très rococo, 1900. De ridicules personnages joufflus
« soutiennent des tentures. Je ris beaucoup : des motifs décoratifs, têtes de per
« sonnages comiques, défilent...
« Une ruelle obscure s’ouvre devant moi, une curieuse ruelle couverte et bru-
« talement c’est une extraordinaire ville très stylisée construite sur un invrai-
« semblable à-pic vertigineux. Les murs en sont très nets et leur angle de cons-
« truction sans rapport avec une possible réalité... Je suis sur l ’à-pic maintenant :
« au pied de la ville, c’est un vallonnement et une armée qui serpente, s’éloigne
« de la ville. La description que je fais des murs stylisés a fait surgir devant moi
« pendant un bref instant un mur au contraire très net, aux briques .très appa-
« rentes. Maintenant, c’est un escalier que je descends... Je débouche en bas...
« Je vois une vieille dame assise dans un fauteuil... Personnage qui m ’est tota-
« lement inconnu, cette vieille dame est très majestueuse, royale... Sans transi-
« tion, brutalement, j ’ai devant moi une horrible tête d’oiseau de proie énorme
« et effrayant. C ’est affreux, il tombe sur moi... J ’ouvre les yeux, je dois me tordre
« sur mon fauteuil pour échapper à cela... »
est un des auteurs qui a le plus souligné la valeur de « creativity » (cf. plus
loin, p. 671) de l ’expérience psychédélique en général. Chez deux sujets minu
tieusement étudiés, malgré les distinctions « structurales » un peu superficielles
auxquelles il se réfère, note que dans l ’état d ’ « ergotropic arousal » où se
trouvent les sujets augmente les tendances aux stéréotypies et réduit la liberté
caractéristique, disent-ils en concluant, du plus haut niveau d ’arousal.
i
PSILOCYBINE 599
i
r
600 LES HALLUCINOGÈNES
pour notre compte fortifié dans l ’idée que l ’expérience vécue au cours de
l ’intoxication par la psilocybine ressemble comme une sœur à toutes les expé
riences vécues au cours du s y n d r o m e p s y c h o t o x iq u e a ig u provoqué par tous
les hallucinogènes.
Et nous retrouvons à propos de ce toxique les mêmes problèmes déjà
rencontrés en exposant l ’action hallucinogène du haschich et du LSD. Nous
les rencontrerons encore à propos de la mescaline. Du point de vue qui inté
resse le plus généralement les Psychiatres, c’est-à-dire l ’analogie des troubles
avec les états psychiques anormaux (expérimentalement provoqués), nous
pouvons noter que les effets hallucinatoires de cet hallucinogène entrent dans
l ’ordre général des catégories que nous avons établies.
Les caractéristiques psychopathologiques de l ’action de la psilocybine sont :
1° de présenter le type même d ’une e x p é r ie n c e d é lir a n te a ig u ë statu nascendi ; 2° de
se constituer à un niveau de déstructuration du champ de la Conscience qui
équivaut le plus souvent à celui de la désorganisation temporelle-éthique du
champ de la Conscience qui atteint par vagues ou progressivement le niveau de
déstructuration de l ’espace vécu (dépersonnalisation); 3° de com porter les deux
catégories des phénomènes hallucinatoires; car, d ’une part le toxique dissout
la Conscience en tant q u ’organisation de l ’actuellement vécu (E x p é r ie n c e s
d é lir a n te s ) e t , d ’autre part, il atteint et désintègre les sphères sensorielles
privilégiées en y faisant apparaître des É id o lie s h a llu c in o s iq u e s surtout visuel
les et corporelles.
Q uant à l ’apport im a g in a t if que le Sujet de l ’expérience introduit dans sa
« réaction » à la drogue, il peut aller — comme nous l ’avons noté pour les
autres « s p a n d in g -d r u g s » — jusqu’à une sorte d ’auto-suggestion (manifeste,
nous semble-t-il, dans beaucoup d ’auto-observations médicales ou de psy
chologues) qui retranche de l ’action du toxique ce q u ’y ajoute l ’intérêt pas
sionné du Sujet. Celui-ci, dans ces sortes d ’expériences, transforme assez faci
lement l ’expérience (au sens objectif du terme) en pure expérience (Erlebniss)
du Sujet. Et c ’est bien en effet en quoi de tels toxiques sont hallucinogènes
pour introduire précisément plus de subjectif dans l ’objectif. Tout le problème
consiste évidemment à se demander si le Sujet peut par son propre pouvoir
aller ju sq u ’à cette objectivation qui, en quelque sorte, r é a lis e l ’expérience
que ses sens comme ceux d ’un observateur enregistrent sans que, précisément,
quelque chose du monde (la drogue) n ’amorce cette métamorphose du
pouvoir de l ’imagination (expérience vécue) en prise de distance objective
(observation scientifique). Telle est, en effet, la division de l ’éprouvé et du
constaté (comme dit P. Guiraud) impliquée dans l ’acte de la Conscience et dont
l ’Hallucination dans son imposture et par la triche q u ’elle introduit dans la
fausse perception opère la coalescence. C ’est bien peut-être ce qui a conduit
justement Timothy Leary (1) dans un travail d ’ailleurs très métaphysique 1
f
BIBLIOGRAPHIE 601
N O T IC E B IB L IO G R A P H IQ U E
une confession générale, priant, invoquant le soir venu « les cinq vents du
monde », en état de jeûne et d ’extase. C ar c ’est l ’état de grâce et la purifica
tion qui font de cet itinéraire une ascèse. Arrivés au terme de leur pérégrination,
les « hicourieros » parvenus aux autels du dieu Peyotl, lancent de leurs arcs
des flèches qui transpercent les premiers cactus. Et ainsi se fait la récolte du
« Peyotl des déesses » et du « Peyotl des Dieux » (1)..., la grande fête du Peyotl
(ou fête du Maïs grillé). Nous citerons ici quelques passages de Rouhier :
«... Les femmes ont des couronnes de fleurs rouges et jaunes et de leurs épaules
tombent des guirlandes de plumes d’ara et d’épervier.
« A l’intérieur du temple, le feu central est allumé en grande pompe. Le prêtre
arrive portant sur ses mains étendues une bûche de bois vert d’une coudée de long :
c’est l’oreiller de « l’Aïeul le Feu »; il l’offre aux cinq parties du monde et puis
à la sixième en la déposant sur l’emplacement du foyer... Dans la partie nord-
ouest, un foyer plus petit brûle devant deux animaux sacrés, écureuil gris et putois
rayé dont les dépouilles empaillées, fixées sur des piquets, parées d’ornements et
de fétiches semblent présider à la cérémonie; près d’eux sont disposés deux vases
contenant du Peyotl. Enfin, au sud de cet espace sont disposées de nombreuses
marmites destinées à cuire le tesguïno. Deux femmes sont désignées pour écraser
sur le metate, à l’aide d’une pierre, le Peyotl que l’on y mélangera.
« ... Des gâteaux (tamales) composés de grains de maïs bouillis et cuits dans
la pâte ont été préparés. Us sont modelés en forme d’étoile à sept branches, imi
tation grossière d’un Peyotl.
«. . . Réunis dans le temple et présidés par le prêtre, ceux qui ont pris part à
l’expédition du Peyotl prient longuement à voix haute... Jetant dans le feu leurs
petits paquets de tabac sacré, ils se libèrent à ce moment de toutes leurs obliga
tions à son égard. Cessant dès lors, suivant leur expression, « d’être des prison
niers », aucune interdiction ne les opprime plus... Alors la danse sacrée com
mence. Les danseurs, hommes et femmes, évoluent derrière le prêtre en une cho
régraphie rapide, l’encerclent ainsi que le brasier d’une ronde sautillante dont
le sens est contraire à celui du mouvement apparent du soleil et qui, s’allongeant
peu à peu en ellipse, tend à les rapprocher des animaux sacrés. Ils portent appuyés
à l’épaule, comme des sceptres, des bâtons grossièrement sculptés en forme de
serpents.
« ... Tous dansent avec de vifs mouvements, décrivent des voltes rapides,
tournent sans arrêt ni fatigue, conduits par quatre coryphantes (deux hommes et
deux femmes) vêtus somptueusement. Dans les nuages de poussière soulevés par
les rapides mouvements des jambes, par les sauts et les rebondissements des dan
seurs sur le sol, les formes se noient, les flammes des foyers s’obscurcissent et la1
voix des officiants s’éteint... La danse déroulera ainsi l’infinie complexité de ses
figures symboliques pendant plus de vingt-quatre heures.
« ... La fête ne prend fin que le surlendemain matin. La cérémonie de la « Gril
lade du Maïs » la termine. Elle se prolonge généralement jusqu’à midi, retardée
par l’ivresse générale de toute la tribu. Cette ivresse est due à la fois au Peyotl,
au tesguïno et surtout au Sotol (1) que certains mercantis accourus des districts
voisins viennent vendre aux Huichols. Ceux-ci « s’enivrent si magnifiquement
que l’on voit le patio parsemé d’hommes et de femmes privés de raison, qui restent
pendant quelque temps en ce misérable état ».
Les expéditions et cérémonies sont les mêmes chez les Coras et les Tarahu-
mares. Chez les Indiens des États-Unis où les rites du Peyotl ont été importés,
les rites sont analogues quoique assez différents. Chez les Kiowas, la cérémonie
se déroule moins comme une danse que comme une « scène de contempla
tion paisible ». Après que les hommes aient mangé quatre « mescal-buttons »
d ’abord, dans la suite, après minuit, les « mescal-buttons » sont distribués
à la ronde, chacun en consommant autant q u ’il le désire.
J. Cazeneuve (2) s’est intéressé à l’extension et à la survivance de ce culte
peyotlique au Nouveau-Mexique, et il a noté que si certaines tribus polythéistes
plus cultivées (les Puellos) y sont réfractaires, d ’innombrables « Katchinas »
s’y adonnent généralement, tandis que d ’autres encore (les Navahos) y sont
peu enclins. Ce fait permet à l ’auteur de défendre la thèse que le culte du
Peyotl est pour ainsi dire conditionné par l’institution religieuse et notam m ent
par l’attitude de contemplation ou de vision intérieure de l ’ivresse que procure
le mescal-button, prolongement naturel du désir de surnaturel.
Car, bien entendu, la « p la n t e q u i f a i t le s y e u x é m e r v e illé s » (A. Rouhier)
les ouvre sur le monde des images ou, si l ’on veut, des Imagos, ou, si l ’on veut
aller plus loin encore, du « numinosus », qui constitue le noyau mystique de
l’humanité son hallucinophilie immanente.
PHARMACOLOGIE DE LA MESCALINE
1891 et A. Heffter en 1894, mais c’est seulement en 1910 que E. Spath réa
lisa la synthèse de ces différents alcaloïdes.
Nous avons déjà indiqué (p. 516) la formule développée de la m e s c a lin e
f qui est l ’alcaloïde le plus actif. C ’est une ß3, 4, 5 triméthoxyphénéthylamine
dont la formule chimique a été précisée depuis les premiers travaux de Heffter
(1894) ju sq u ’à ceux de Spath et coll. (1919,1937) et de L. Reti (1950). Rappelons
que la structure moléculaire de la mescaline ne contient pas de noyau indol,
mais que certains auteurs ont admis son indolisation au travers de ses méta
bolites successifs (J. Harley-Mason et coll., 1958) après son passage dans
l ’organisme. Le fait que le noyau indole ne serait que virtuel et, somme toute,
conjectural, a étayé, nous l ’avons déjà vu, les critiques de Turner (S. Merlis
1956-1959) contre la théorie « indolique » des principaux hallucinogènes.
mimétique (1). Pendant longtemps, les expériences ont mis l ’accent (2) sur les
divers états de réactions neuro-végétatives (tension artérielle, réactions pupil
laires, glycémie, action sur la respiration et le cœur isolé et perfusé de la gre
nouille ou du lapin, etc.). Cependant, tous ces travaux (W. E. Heffter, 1894
1898, G. E. Dixon 1899, puis R. Hamel, 1931) semblent assez décevants, proba
blement parce que l ’action du toxique sur le Système nerveux autonome
varie dans les phases successives de l ’intoxication. Il paraît certain q u ’à la
période de stress initial (choc avec hypotension et ralentissement du pouls et
de la respiration) succède une phase de type plus nettem ent adrénergique.
C ’est ce qui semble ressortir notam m ent du travail de G. E. Roberts et H. Hey-
m an (1937) qui ont utilisé pour leurs expériences les épreuves de Danieloplu.
Vers la même époque, E. G uttm an (1936) après administration per os de 0,20
à 0,50 de sulfate de mescaline, a noté un syndrome typiquement sympathico-
mimétique. Il semble bien que la mescaline se comporte généralement comme
une amine sympathico-mimétique.
En dehors de ces troubles neuro-végétatifs, on a noté des modifications de
réflexes (notamment W. H. Bridger et W. H. G antt, 1956), des troubles senso
riels proprem ent dits (hyperacousie douloureuse, augmentation des seuils per
ceptifs) et des tremblements.
L ’augmentation du taux de glycémie (E. Lindeman, 1934) paraît avoir la
même signification. M. R opert (1957) dans son travail la tient pour une donnée
physiologique significative ; d ’après ses observations, elle s’associe à l ’hypo-
kaliémie et à l ’hyperleucocytose avec éosinopénie (3) pour caractériser le
« choc mescalinique ».
(1) La Thèse de Martine R opert (Paris, 1957) contient un exposé très complet
du syndrome organique et végétatif de l’intoxication par la mescaline.
(2) On trouvera le détail de ces expérimentations anciennes dans la Thèse
que j’ai inspirée à mon élève Daniel Colomb : C o n trib u tio n à l'é tu d e p h a rm a c o lo g i
qu e d e la M e sc a lin e (Thèse, Paris 1939).
(3) Ces résultats coïncident avec les recherches hématologiques de E. Linde
mann (1934) et de G autz (1945) et avec celles de H. C. D enber (1961).
/
MESCALINE — PSYCHOPHARMACOLOGIE 607
par contre, n ’ont identifié dans les urines, ni mescaline libre, ni acide triméthoxy-
phénylacétique, mais un produit contenant seulement un groupe méthoxyle;
par D. Richter (1938) qui a constaté une élimination de 58 % après absorption
orale (18 heures après), et 33 % seulement après injection intraveineuse; par
K. Salomon, B. W. Gabrio et T. Thaïe (1949) qui, étudiant la courbe d ’excrétion
urinaire, n ’ont observé que de faibles quantités (de 8 % à 39 %) dans les urines
de substances à radicaux méthoxyles; par K. D. Charalampous et K. E. Walker
qui, plus récemment (1961) ont étudié l’élimination de la mescaline et de ses
métabolites et ont observé que 50 à 60 % de la mescaline s’éliminait assez vite
en même temps que l’on trouvait dans les urines de l ’acide 3,4,5-triméthoxy-
phénylacétique (TMA) du N-acéthyl bêta éthylique ou du N-acéthylmescaline
(DM M ). D ’après E. Spector et coll. (1961), chez le chien, la mescaline injectée
par voie péritonéale est excrétée dans les urines jusqu’à 52 à 62 % de sa radio
activité. Ces travaux m ontrent que l ’élimination du toxique est assez rapide
après avoir subi une modification métabolique qui décompose sa constitution
moléculaire.
(A)
H C K ^H
(B)
(B) H O ^ X / ( C ) NH
"CH3
(D)
notés depuis longtemps aussi par H. de Jong et H. Baruk (1934), puis par
M. H. Seevers, J. Cochin et L. A. Woods (1951), W. H. Bridger et W. H. G antt
(1956). Il semble que depuis quelques années et en recourant aux injections intra
cérébrales (intraventriculaires) de mescaline chez le chien de nombreux auteurs
aient confirmé ce pouvoir catatonique (H. de Jong, 1945 ; M. J. Hosko et R. Tis-
low, 1956; T. J. Haley etcoll., 1956et 1958). R. T. Schopp et coll. (1961) ont éga
lement noté un blocage du tonus neuro-musculaire sous l ’influence de la mesca
line chez le chien anesthésié. Des troubles du com portement ont été notés chez
les poissons (A. Saxena et coll., 1962) dans leurs mouvements vibratoires et nata
toires. Chez les mammifères, Speck (1957) a observé chez les rats en prépa
ration aiguë une hyperactivité, une hyperréactivité et un syndrome sympa
thique (exophtalmie, tremblements, sueurs) tandis qu’en préparation chronique
les effets du toxique étaient surtout l ’apathie et la passivité. R. W. Brimble-
combe (1963) étudiant toute une série de dérivés des éthyltryptamines, la
mescaline et d ’autres amines encore, a noté que toutes ces drogues déclenchent
des défécations émotionnelles. D ’après J. L. Füller (1962), ces substances et
notam m ent la mescaline produisant chez le chat un état de dépression stupo
reuse, de désorientation, de l’apathie et des postures bizarres. L ’injection
intracérébrale (ou intraventriculaire) de mescaline a produit chez le chat,
d ’après B. E. Schwarz et coll. (1956) des symptômes catatoniques avec dimi
nution de réaction à droite. F. M. Sturtevant et V. A. Drill (1956) ont observé
dans ces conditions un véritable stress avec salivation, mydriase, sueurs, défé
cation, urination; mais ensuite le chat devient au contraire indifférent, sans
agressivité à l’égard de la souris (ce qui ne se produit pas avec le LSD). D ’après
les observations faites chez le chat par F. M. Sturtevant (1956) et W. B. Rice
et J. D. McColl (I960), la mescaline provoque à une certaine phase de son
action des réactions d ’agressivité, voire de « sham-rage ». A cet égard, les effets
de la mescaline seraient analogues plutôt à ceux de l ’adrénochrome que du
LSD (cf. à ce sujet le chapitre « Animal studies o f hallucinogenic drugs », in
A. Hoffer et H. Osmond, p. 555-596).
Quant aux recherches EEG chez Vhomme, elles ont d ’abord donné lieu à des
recherches comme celles de A. Chweitzer, E. Geblewitz et W. Liberson (1936),
de P. Golla, S. Graham , E. G uttm an et W. Grey W alter (1938), et la plupart des
auteurs ont mis en évidence l ’aplatissement du tracé, la diminution ou la dispa
rition du rythme alpha. On trouvera encore beaucoup d ’observations du même
genre dans les travaux plus récents de Verdeaux et M arty (1954), de Merlis et
H unter (1955), de Sanguinetti et coll. (1955), etc. Mais celles qui sont les plus
intéressantes ont été faites dans le but d ’établir les corrélations des tracés de
veille avec la phase hallucinatoire.
Dans leur travail déjà ancien, A. Chweitzer, E. Geblewitz et W. Liber-
son (1936) avaient noté q u ’à l’apparition des Hallucinations visuelles corres
pond une période de silence électrique. Ce fait a été retrouvé par W. Golla,
S. Graham , E. G uttm an et W. Grey W alter (1938) qui ont constaté la dispa
rition du rythme alpha pendant les Hallucinations, et que même avec les yeux
fermés, un sujet ayant des Hallucinations mescaliniques n ’a q u ’un taux très 1
réduit d ’alpha rapide. R. R. M onroe et coll. (1957) ont observé pendant que le
Sujet répondait cliniquement (à une dose de 0,50 de mescaline) un dévelop
pem ent paroxystique de 10 c/s dans la région antérieure de l ’hippocampe
gauche.
Si nous essayons de suivre les événements électriques qui accompagnent
les événements cliniques dans leur évolution, nous pouvons peut-être nous
faire une petite idée de l ’ordre dans lequel ils se déroulent (A. Wilker, 1954;
L. S. Merlis et Hunter, 1955; Sanguinetti et coll., 1955, etc.). Le travail déjà
ancien de A. Chweitzer, E. Geblewitz et W. Lieberson nous paraît à cet égard
particulièrement im portant. Ces auteurs ont montré que pendant la première
phase de l ’intoxication l’état d ’indifférence, d ’apathie et d ’hypertonie (sans
Hallucinations), le tracé reste inchangé. Ensuite, pendant les trois heures qui
suivent (apparition des Hallucinations visuelles avec sentiment de dépersonna
lisation et d ’irréalité) des phases de silence électrique surviennent qui coïn
cident avec des Hallucinations visuelles ou des dreamy States (état de rêve).
Enfin, pendant la troisième période (apathie, fatigue), il y a des phases plus
brèves de silence électrique avec réapparition de l ’alpha. Us notent cependant
que durant les silences électriques de la fin de l ’épreuve il n ’y a pas d ’Halluci
nations, et concluent que la corrélation entre les deux phénomènes n ’est, ni
immédiate, ni directe, ce que paraît confirmer l ’hétérogénéité des effets enre
gistrés depuis par les nombreux auteurs qui se sont intéressés à l ’action de la
mescaline sur l ’électrogenèse centrale.
Signalons aussi que certains auteurs (Weatley et Schnaler, 1950) ont pu
déclencher l ’apparition d'Hallucinations visuelles par la stimulation lumineuse
intermittente (S. L. I.) sous mescaline alors que la fréquence du rythme alpha
restait normale.
(1) Ce tableau publié dans les Proceedings Staff Meetings Mayo Clin. (1955) est
reproduit, in A. H offer et H. O smond (p. 41).
616 L E S H A L L U C IN O G È N E S
excitation des nerfs ou des centres sensoriels... Ceci apparaîtra avec plus d’évi
dence quand nous parlerons de l’action spécifique de la mescaline sur l’expé
rience sensorielle tant au niveau des récepteurs que des analyseurs corticaux
perceptifs.
(1) « M eskalin rau sch », c’est le titre même de l’ouvrage que K. Beringer a publié
en 1927 en même temps que paraissait celui de A. R ouhier en France.
(2) Les auto-observations les plus commentées dans la littérature (en dehors
bien sûr de celles de A. R ouhier, de Beringer et de K. K lüver) sont celles de
H. Serko (1913) jusqu’à celles de Henri M ichaux ( C on n aissan ce p a r le s g o u ffre s)
(1961), en passant par les centaines d’auto-expériences qui d’après Soghani et
Sagripente (1957) ont été publiées. Parmi celles-ci, celle de P. Quercy (1930), de
E. Morselli (1936), de H. C. D enber et M. R aclot (1955), celle de Aldous H uxley
(1954) méritent d’être spécialement signalées. Pour notre propre compte, 0,50 de
sulfate de mescaline (1934) n’ont produit chez nous que des effets vagues et nous
n’avons éprouvé que quelques illusions sensorielles (dysmégalopsie, mouvements
apparents des objets dans une « atmosphère » de légère obtusion et avec un senti
ment de malaise assez désagréable). — Si nous n’avons pas pu obtenir d’expérience
directe de la mescaline, par contre nous avons beaucoup expérimenté cette drogue
(une cinquantaine de cas entre 1934 et 1937). Ces observations n’ont jamais été
publiées. C’est tout de même à elles que nous songeons en écrivant ce chapitre sur
l’ivresse mescalinique.
(3) Il est assez piquant de remarquer que dans l’immense bibliographie de A. H of-
fer et H. Osmond (six pages entières, p. 75-81) le livre de A. R ouhier n’est pas men
tionné...
L 'I V R E S S E M E S C A L I N I Q U E 617
y e u x é m e r v e illé s » à la fé e r ie d e s im a g e s . C ’e s t d u p o in t d e v u e p h é n o m é
n o lo g iq u e s u r t o u t u n e e x p é r ie n c e d 'é id o lie s h a llu c in o s iq u e s q u ’il a d é c r ite .
« allumées sont des flammes très longues, finement effilées, couchées horizon
« talement de gauche à droite et d’une couleur pourpre délicieusement lumineuse
« et pure.
« La figure humaine vue au début reparaît à ma gauche, très près de moi et
« me regarde.
« ... Un hall public, vague réminiscence de la Salle des dépêches du Progrès
« de Lyon. Un mur, vu en perspective très fuyante va de droite à gauche; il est
« garni de masques de couleur, rouges, bruns et noirs, ces derniers d’un dessin
« très net et d’un noir velouté très pur. Une forme indécise de couleur marron
« (petit chasseur coiffé d’une casquette à bandeau rouge vif) passe, rapide, vue
« de dos. Elle semble s’élever contre le mur, en diagonale, suivie inlassablement
« d’un défilé de formes semblables, animées d’un mouvement régulier. »
21 heures : nausées violentes suivies de vomissements.
« Ceci fait, mon malaise stomacal disparaît entièrement; je me trouve tout à
« fait à mon aise en position horizontale.
« Un petit chat familial vient se coucher auprès de moi; je le caresse machi
« nalement sans le voir (ayant les yeux fermés); la sensation tactile se transforme
« immédiatement en une image représentant un chat allongé suivant une oblique
« de 45° par rapport au diamètre horizontal du champ visuel, dont la tête de
« l’animal occupe le centre. La couleur du chat imaginaire est celle du chat réel :
« gris fauve rayé de brun.
« Vision de fragments irréguliers et mal définis, de couleur noire, d’un beau
« noir velouté et franc, d’un noir « profond » et superbe qui excite mon admira
« tion. Ces fragments se trouvent dans le secteur inférieur du champ visuel.
« ... Parfois des éclairs violents comme des soleils qui éclateraient dans du
« noir se produisent, toujours au même point du cercle visuel : quart supérieur
« droit. Ils me produisent, tant ils sont lumineux, l’impression d’un véritable
« choc sur la rétine.
« Vision de gravures vagues, à marges blanches, vues à moitié ou se recouvrant
« les unes les autres.
« Des masques encore, de moins en moins nets. Un masque de grande barbe
« en tarlatane amidonnée paraît en haut à gauche.
« Vision d’un tunnel de couleur brun cuivré. Les lignes qui le composent
« semblent converger vers l’infini dans la direction duquel se meut le sol, comme
« un trottoir roulant, de couleur plus claire que les parois et moucheté d’une
« infinité de points blanchâtres.
« L’une après l’autre, deux figures humaines surgissent toujours à gauche du
« champ visuel. Elles sont en noir et blanc comme des photographies.
« ... Puis apparaît très net, bien que vu dans une obscurité sans cesse crois
« sante, un lion brun jaunâtre accroupi et vu de face. Ses deux pattes antérieures
« sont croisées l’une sur l’autre. Quelque chose cependant me gêne pour bien le
« voir : une épaisse ligne verticale confuse assez semblable à un poteau de bois
« sombre qui le partage en deux. Cela rend l’image très pénible à regarder. Le
« lion se remue lentement; je n’ai aucun sentiment de crainte, je sais bien que
« c’est une vision et je regrette qu’elle soit mal éclairée.
« Brusquement le lion se transforme en un monstre de même couleur, d’un
« aspect extraordinaire : son corps est bien celui d’un quadrupède, mais la tête
« est remplacée par un gros coquillage vivalve qui baille.
« Ce sont là les dernières visions bien nettes... »
L 'I V R E S S E M E S C A L I N I Q U E 619
Familier avec les visions à type d’Éidolies hallucinosiques que nous avons
décrites précédemment, c’est bien à ce phénomène portant l’image hypna-
gogique à son comble de constance et d’incoercibilité que nous renvoie cette
auto-observation « princeps ».
18 h. 05. — Elle annonce une vision bleue, très bleue qui subsiste un certain
temps. Elle est très excitée et regrette de ne pas se souvenir d’une sensation de
supériorité vraiment étonnante qu’elle vient d’avoir : « Je peux me gouverner
très bien!... Comme c’est complexe un être humain! »
18 h. 08. •— Vision d’herbes vertes, de ciel bleu : « Ce ne sont pas des visions
étonnantes! »
Je lui parle de Papa Hankassé, son petit singe favori; elle s’étonne : « Mais
j’y pensais!... Est-ce spontané ce que vous venez de dire?... Je l’aime bien ».
18 h. 15. — Pouls 64. Mlle de K. semble plus tranquille, sans visions et parle
d’elle à la troisième personne : « E lle est redevenue elle-même. L ’a u tre est domptée
maintenant ». De nouveau elle trouve que sa voix est rauque et constate que les
paroles n’expriment pas ce qu’elle ressent : « elles rendent faux ce que je pense ».
L’état de nervosité reparaît. Elle se lève, va et vient dans l’appartement avec
assurance.
18 h. 25. — Son « ivresse » continue d’être agréable et hilare.
Elle parle d’elle avec beaucoup d’intelligence et de précision, mais toujours
comme si elle était double. Elle ne cesse d’apprécier un de ses « Moi » : « Elle n’est
pas mauvaise la p e ti te b ê te , vous savez ! Elle est très jeune, elle est tout enfant ! »
Elle déclare que son autre « Moi », le plus intime, est très vieux, lui, très intel
ligent ».
19 h. 10. — Elle ouvre les yeux. Son « ivresse » alors est différente. Mlle de K.
semble avoir à ce moment une prescience assez impressionnante des êtres et des
choses qui l’entourent. Elle chante très délicatement.
... Les yeux ouverts, elle reparle de ses différents « Ego » : « Est-ce qu’il n’y
aurait pas plusieurs personnes en soi-même? ». Elle a envie de parler russe et, ce
qui ne lui arrive jamais, chante en russe avec vocalises.
19 h. 20. — A genoux sur le divan, elle continue à chanter avec beaucoup
d’expression. Voilà des colliers de corail. « Oh! comme j’ai vécu antérieurement! »
Suit un petit discours évangélique prononcé toujours accroupie et les yeux fermés :
« Il faut être simple, sans orgueil et faire tout son devoir sans chercher le pour
quoi des choses. On n’a pas assez d’étoffe pour cela. Il faut avoir une grande
indulgence pour tous les hommes et ne pas les traiter comme des fourmis. Il faut
être sage et ne pas prendre de cette plante dans le seul but d’avoir des sensations!...
(un silence)... Ah! je les vois! ils sont noirs, tout nus, avec un petit pagne seule
ment... Je vois un squelette, mais je n’en ai pas peur! »
20 h. 45. — Mlle de K. rouvre les yeux. A partir de ce moment, jusqu’à minuit
et demi, elle n’aura plus que de rares visions lorsque ses paupières seront closes
et elle monologuera presque constamment, légèrement divagante, très loquace.
« Il y a une loi de gravitation et de pesanteur pour les astres et les étoiles. La même
loi régit intellectuellement les hommes : c’est la loi des attirances et des répulsions
constituant la loi de g ra n d e unité qui relie tous les humains les uns aux autres...
Les saints, les ascètes, les intellectuels suivent des chemins différents pour arriver
au même but... »
Sa tête lui semble en feu (elle est très chaude). Elle rit doucement à ses pensées
intérieures... Elle voit « des gens vilains ».
S’adressant à moi, dit Rouhier, elle me dit que c’est ma présence qui lui pro-
L'IVRESSE MESCALINIQUE 621
t
cure cette grosse suractivité cérébrale et que c ’est probablem ent p arce q u ’elle
sent que la chose m ’intéresse q u ’elle est assaillie p a r cet énorm e flux de pensées.
latéral. Un pli pris dans la porte lui donne l’impression d’un grand mouvement.
T o u t e s t b a rré d e ra ie s lu m in eu ses de tous les côtés.
A 15 h. 45. — Angoisse. Sentiment de p e u r. Impression de mort imminente.
Crainte que son cœur ne s’arrête. « J ’a i vu m e s m ain s m acu lées d e san g, d e g ro s se s
p a tt e s sa le s q u i ne so n t p a s à m o i ». Effectivement, regarde longtemps ses mains
avec attention, très anxieuse. « Dès que je fixe un objet il se déforme très vite ».
Interrogée sur des questions d’anatomie du système nerveux, ses réponses
sont mauvaises, fragmentaires. Elle dérive perpétuellement et son attention est
continuellement captée par des « images ». Sa représentation du système nerveux est
très concrète, faite de schémas en couleurs. Elle rit et a conscience de ses troubles.
A 16 h. 10. — Elle perçoit des « mouvements » de danse très lents. Si elle passe
sa main sur les yeux « ses doigts restent imprimés sur sa rétine » (im a g e s consécu
tiv e s très vive s). Elle perçoit des mouvements de corps bien moulés « comme sur
des vases grecs ». Elle voit un corps de femme très beau, qui grandit quand elle
regarde. (« Qu’est-ce que je tiens déclare-t-elle ». « On ne peut pas dire l’infime
partie de tout ce que je vois défiler... (Au début je me disais : oh! je n ’aurai pas
grand-chose mais je me sens plus atteinte que la première fois) ». En fermant les
yeux elle voit des couleurs très vives. Elle essaie de se lever. N ’a plus la notion des
distances... Le parquet lui paraît très beau... « Ah! dit-elle, je suis « partie »...
C’est dégoûtant!... » Elle sent des « picotements » dans les mains. « Ah! c’est
formidable, dit-elle. C’est un jeu de lumière baroque, une déesse avec mille bras.
Ça se tra n sfo rm e... Un bûcheron qui coupe du bois. Ce sont des jeux de lumière
des Mille et une Nuits. Au fond, encore cette sorte de déesse... Ah! mais tout ça
n ’existe pas!... »
Vers 17 heures. — Cauchemars. Angoisse. Crainte de la mort imminente.
Variation d’humeur. Rit, puis garde longtemps le silence. A sso u p ie.
A 17 h. 40. — Sensation de la durée correcte. Raconte qu’elle vient d’avoir
« des Hallucinations formidables, comme des verres sculptés... Quand on m’a mis
le brassard pour la tension artérielle, j’ai eu l ’im p ressio n q u ’on m e m a n g e a it le
bras. Mon pouls m’apparaissait tout à l’heure comme un corps étranger sonore... »
Peu à peu tout s’apaisa et la lucidité redevint complète.
Si nous avons choisi cette observation parmi les dizaines d ’autres pour
exposer les aspects subjectifs de l ’expérience vécue pendant l ’ivresse mesca-
linique, c ’est pour deux raisons. La première, c’est q u ’elle représente dans
notre propre « matériel clinique » une sorte d ’observation typique, notam
ment par l ’importance des sentiments d ’anxiété, la tonalité générale d ’angoisse
et de malaise, atmosphère en quelque sorte symétrique mais de même niveau
que l ’euphorie que l ’on observe aussi souvent — la seconde, c ’est que nous
y saisissons la déstructuration de la Conscience au niveau pour ainsi dire
moyen, celui d ’un état oniroïde subconfusionnel.
(1) Cf. le petit livre que J. de Ajuriaguerra et F. Jaegg (1964) ont consacré aux
dessins d’Henri Michaux faits sous l ’influence de la Mescaline.
i
t L ’IVRESSE MESCALINIQUE 623
i
i
tons-nous à la transcription musicale, pouvons-nous dire, que fait H. Michaux
(Connaissance par les gouffres, p. 73-88) de sa propre expérience mescali-
nique :
Après cette « ouverture », voici comment il développe le thème musical
de l ’expérience mescalinique :
C aractéristiques p sych o p a th o lo g iq u es
de l’expérience m escalinique.
même des choses celle-là : c ’est que l ’expérience vécue mêle tous les plans,
confond souvent tous les symptômes de la séméiologie classique qui « y perd
son latin ». De sorte que les uns, en décrivant ce pêle-mêle d ’illusions, d ’Hallu
cinations, de sentiments d ’étrangeté, de dépersonnalisation, ces troubles de
l ’espace vécu et du temps vécu, l ’euphorie, l ’indifférence, l ’anxiété, la lucidité
ou l ’obnubilation de la Conscience, etc., minimisent généralement le vécu
en le présentant comme s’il ne représentait q u ’une somme de petits accidents
perceptifs, amusants, pittoresques, étranges ou secondaires q u ’ils décrivent
avec une infinie précision — et que les autres les décrivent dans le mouve
ment lyrique qui les emporte comme de merveilleuses et fantastiques aventures
non seulement esthésiques mais esthétiques.
Mais ces réserves, et fort importantes, étant faites, voyons comment en
général sont décrits les phénomènes qui composent l ’expérience mescali-
nique (1). Suivons l ’ordre et l ’énumération des phénomènes, selon J. Delay
et H. P. G irard (1950), tout en com plétant la description de ces auteurs par
le supplément que notre propre expérience clinique ou celle des autres nous
permettent d ’y ajouter.
L es « troubles thymiques ». — Ils revêtent la forme de l ’excitation ou de
la dépression. Tantôt, en effet, le sujet se sent « transporté », « merveilleu
sement bien », tout lui paraît beau et facile. Il se sent d ’un enthousiasme
débordant. Les choses sont comiques. Tout est am usant et fait rire. Jeux de
mots, calembours, fuite des idées (rappelant, disent Delay et Gérard, celle
du haschich). Il s’agit, soulignent encore ces auteurs, d ’une excitation psy
chique stérile, avec sensation d ’énervement et instabilité motrice. L ’état que
les auteurs français (G. de Clérambault) ont toujours désigné par le terme de
« mentisme » en paraît constituer le mouvement incoercible. Tantôt, au
contraire (et ceci nous paraît beaucoup plus fréquent que ne le disent J. Delay
et H. P. Gérard pour qui l ’humeur dépressive serait au contraire moins fré
quente), il s’agit d ’un vécu à tonalité dépressive avec prédominance de tristesse
et de pessimisme; et ce sont des pleurs, des reviviscences, des remords, des
deuils, des scrupules, des auto-accusations. Et plus souvent encore de forts
courants d ’angoisse, de vagues de panique qui ne va pas toujours sans une
certaine agressivité (M. Ropert). Bien souvent aussi, l ’état psychique est
comme emporté dans le vertige d ’un état mixte où se mêlent l ’excitation et la
dépression dans une proportion voisine de celle que Kraepelin décrivit dans le
mélange maniaco-dépressif « des troubles de l ’hum eur ». Tel est, nous semble-t-il,1
(1) L’ordre même dans lequel ils sont décrits par les divers auteurs est lui-
même indicatif de l’interprétation qui en est faite. C’est ainsi que pour R ouhier
ce sont les illusions et Hallucinations visuelles qui sont « primaires » (initiales,
constantes et presque les seules manifestations) comme pour P. Quercy qui décrit
naturellement son auto-observation avec la foi d ’ « Opsiphile » que pour D elay
et G érard ce sont les troubles de l ’humeur, tandis que pour E. Morselli ce sont
les phénomènes de dépersonnalisation qui sont primordiaux, etc.
626 LES HALLUCINOGÈNES
de mur, pas de revêtement, mais une seule plaque, peuplée, sur fond bleu, d ’une
grappe d ’amours en haut-relief. Un instant après, c’est un burg ruiné, au soleil
couchant.
3° Un dièdre droit ouvert à gauche. Le plan vertical est le blanc, vertigineux,
d ’un gros cargo dont mon regard frôle le profil; l’autre, le plan horizontal, est la
surface d ’une mer verte.
4° Verticale et à droite, une forêt sous-marine et, à sa lisière, s’échappant des
troncs vers la gauche, un départ de méduses.
5° Un cheval, mais d’abord un cheval de zinc, obèse et d ’un art résolument
cubiste. Il se transforme soudain en une rossinante de bois portant sur son dos
un grand toit de chaume.
6° Les rideaux de la Vierge de Raphaël à Dresde. Ils s’écartent, on peut voir
ce qu’ils dévoilent : un berceau d’argent; et le malade murmure : « Dans la lumière,
un grand berceau d ’argent, une adorable balancelle, pour un roi de Rome heureux ».
7° Un magasin de ficelles. A ma gauche, à l’extrême limite visuelle, un plan
cher, un mur, des rayons, et partout des pelotons, des échevaux, en rangs, en paquets
en chapelets, en tas.
Toutes ces images-objets sont souvent comme reliées aux objets réels
avec lesquels ils s’intriquent (paréidolies) ou sur lesquels ils glissent (Hal
lucinations s’étalant à la surface des objets). On note aussi l ’importance des
images consécutives (méthestésie) , des troubles de la perception des couleurs
et des formes (cf. par exemple le travail de A.-M. Hartm an et L. E. Hollister,
1963). Car la perception des couleurs dans l ’expérience mescalinique est celle
qui, naturellement, a été la plus étudiée. La couleur figure, en effet, dans cette
expérience soit sous forme d ’Éidolies, fulgurantes élémentaires mono- ou
polychromes, soit d ’un enchaînement scénique qui déjà constitue un film
en couleur. Parfois, il s’agit de couleurs éclatantes qui débordent — comme
dans les images d ’Épinal mal imprimées — les contours d ’objets, les bariolant,
les enrichissant de leur profusion et de leur métamorphose chromo-cinéma
tographiques; elles alternent souvent par couples de couleur complémentaire
(bleu-jaune, rouge-vert, noir-blanc) comme l’ont souligné W. Mayer-Gross et
J. Stein, ou s’accompagnent de troubles de la perception des couleurs (hyper-
chromatopsie ou mélange dans la perception des couleurs, comme le signale
Beringer). « Les objets multicolores perdent leur unité (écrivent J. Delay et
H. P. Gérard, 1950), les plages de coloration différentes s’isolent, des formes
nouvelles apparaissent ». Parfois et peut-être le plus souvent (H. Klüver,
Aldous Huxley, etc.), il s’agit plutôt d ’une sorte de luminosité fantastique du
champ visuel, soit q u ’il soit saturé de couleurs, soit q u ’il soit surtout vécu
comme une illumination prodigieuse. Libération de plages colorées lumineuses
ou ombrées et moindre exigence des facteurs « intellectuels » de liaison (de
Gestaltisation) créent dans tout le champ visuel une floraison d ’Éidolies mul
tiples, soit dans leur juxtaposition anarchique dans l ’espace, soit dans leur
succession cinématographique dans le temps. « L ’expérience mescalinique »
manifeste à cet égard, la prédominance des facteurs « kinésie » et « couleur »
sur les « formes » comme dans l’épreuve de Rorschach des épileptiques (Fr. Min-
628 LES HALLUCINOGÈNES
sonne, ou lorsque le Sujet en première personne est, pour ainsi dire, déjà
préparé à ce dédoublement par le fait même de sa structure névrotique (1).
I
632 LES HALLUCINOGÈNES
le Sujet n ’est plus conscient d ’être halluciné lorsque précisément il tombe dans
une certaine inconscience (1). J. Delay et H. P. Gérard, quant à eux, plus atten
tifs à cette décomposition du Champ de la conscience, ont étudié longuement
(p. 217-228) la dégradation de ce q u ’ils appellent la structure de la pensée sous
l ’influence de la mescaline : « D ’abord, disent-ils, cette dégradation transparaît
« sous l ’euphorie railleuse et satisfaite de l ’excitation comme dans la dram a
« tisation de l ’anxieux. Les productions intellectuelles à ce stade sont stériles
« et la pensée est généralement celle d ’un hypomaniaque, incoordonnée,
« construite sur une charpente grêle de rapports superficiels, entraînée dans
« une course dont il n ’est pas le maître, ou bien elle est figée, fixée dans l ’attente
« d ’une catastrophe imminente, écrasée dans l ’angoisse ». On ne saurait mieux
dire pour caractériser ce que nous appelons le premier degré de la déstructura
tion du Champ de la conscience, celle qui atteint sa structure temporelle-
éthique.
« Mais progressivement, ajoutent-ils, le psychisme est envahi par les phéno-
« mènes psycho-sensoriels qui n ’occupent au début q u ’une marge de la Cons-
« cience constituant dans la période la plus intense la totalité de l ’activité
« idéique. » C ’est précisément cette m utation qui caractérise le passage de
l ’idéation normale dans sa représentation aux troubles de la structure de la
Conscience (2). Et ils soulignent comment la pensée du Sujet en s’objectivant
(1930) et les réflexions qui la suivent sont très démonstratives aussi du mouve
ment de déstructuration du Champ de la conscience qui succède à la phase
en quelque sorte hypnagogique des Éidolies hallucinosiques. Elles coïncident
aussi avec l ’étude des troubles de la pensée sous l ’influence de la mescaline des
auteurs anglo-saxons contemporains. Par exemple, dans sa contribution au
Symposium de Londres organisé par la R o y a l M e d ic o p s y c h o lo g ic a l A s s o c ia tio n ,
Peter McKellar (1961) a insisté sur le caractère illusoire de l ’idéation pendant
l ’expérience mescalinique : le sujet dont la pensée est altérée a l ’impression
d ’être capable de to u t comprendre, d ’avoir une capacité d ’ « in s ig h t » prodi
gieuse. Sans doute serait-il faux de dire q u ’il ne comprend rie n , mais ses
pensées se meuvent dans une zone intermédiaire. Il cite les travaux de W. H. R.
Rivers sur la concrétisation de la pensée, phénomène dont nous avons rappelé,
à propos de l ’analyse de J. Delay et H. P. Gérard, q u ’il renvoie aux travaux de
Silberer, et il met l ’accent sur la pensée magico-mystique, la détérioration de
l ’activité intellectuelle, les troubles d ’association, les expériences délirantes et les
perturbations de la communication. A utant dire que pour la mescaline comme
pour le LSD, même si ces substances sont des poisons de l ’analyseur perceptif,
ils sont aussi et essentiellement des poisons de la C onscience. De telle sorte que
l’hyperconscience dont le Sujet a l ’impression n ’est elle-même q u ’une manifes
tation de cette altération de sa Conscience. Nous ne pourrions que répéter ici
ce que nous avons déjà dit à propos de la « su r -c o n sc ie n c e », de 1’ « e x tr a
lu c id ité » de l ’expérience lysergique : q u ’elle est une illusion.
Tel est, en effet, le bouleversement du Champ de la conscience qui, s’il ne
suffit pas à rendre compte de l ’apparition des « Éidolies hallucinosiques » (qui
n ’y entrent pas d ’abord et qu’il enveloppe ensuite), constitue essentiellement
l ’atmosphère délirante dans laquelle se déroule l ’expérience vécue de cette
éclosion d ’images fantastiques que font lever, comme un rêve, les alcaloïdes
que contient le divin peyotl, « la plante qui fait les yeux émerveillés »...
Disons-le d ’un m ot et sans crainte de répéter ce leit-motiv. L ’expérience
mescalinique doit être rapprochée de celle de la dissolution hypnique. Si le
sommeil sépare les Hallucinations hypnagogiques du rêve à la période de
l ’endormissement, quand il s’approfondit et q u ’il se modifie ensuite dans les
phases de « sommeil rapide », il fond dans l ’expérience délirante les Éidolies.
Nous pouvons dire même que l ’expérience délirante en se constituant comme
telle supprime la possibilité même pour l ’image éidolique d ’être vécue pour
devoir être engloutie dans le délire, dans la Conscience devenue délirante.
Nous sommes donc bien fondés à dire : 10 que les Éidolies (protéidolies et
phantéidolies) apparaissent dans leur forme caractéristique avant hors de
l ’altération du Champ de la conscience; 2° que le trouble de la Conscience
constitue le paramètre fonctionnel qui donne à tous les phénomènes psychiques
qui entrent dans la constitution de l ’ivresse mescalinique proprem ent dite
leur dimension; 2° que le niveau structural de cette déstructuration correspond
d ’abord — comme nous l ’avons vu ou le verrons pour les autres hallucino
gènes — à ces premiers paliers que l ’on appelle souvent « dysthymiques »
(déstructuration temporelle-éthique du vécu) — puis de la désorganisation
de l ’espace vécu avec ses expériences caractéristiques de dépersonnalisa
tion et de dédoublement hallucinatoire. Conclusions, somme toute, identi
ques à celles auxquelles nous ont conduit nos précé dents exposés sur
l ’expérience haschichique, l ’expérience lysergique et l ’expérience psilocybinique.
MESCALINE — PATHOGÉNIE DES HALLUCINATIONS 637
L e s d e u x g r a n d e s c a té g o r ie s
d e p h é n o m è n e s h a llu c in a to ir e s m e s c a lin iq u e s
e t le p r o b l è m e d e l e u r l o c a lis a tio n .
Disons d ’abord que pour simplifier (et aussi parce que l ’expérience mesca
linique les comporte principalement, sinon exclusivement), nous allons ici,
comme la plupart des auteurs, nous limiter au problème des phénomènes
hallucinatoires visuels. Nous avons à plusieurs reprises fait remarquer que
dans les descriptions et auto-observations des expériences mescaliniques, la
plupart des auteurs, depuis 1927, ont été tout naturellement amenés à faire
une distinction qui apparaît tout à la fois satisfaire aux exigences de la clinique
et ne pas satisfaire aux exigences théoriques. Tout le monde, en elfet, oppose
d ’une part Hallucinations élémentaires (photopsies, lueurs entoptiques, formes
cristallines, géométriques, etc.), et d ’autre p art Hallucinations complexes
(films oniriques, enchaînements scéniques). Ajoutons encore que l ’accord se
fait aussi très généralement sur le fait que les premières s’observent hors des
troubles de la Conscience et que les secondes paraissent être l’effet d ’une disso-
638 LES HALLUCINOGÈNES
J. Zador est parti d ’une classification de faits ■— somme toute classiques comme
nous venons de le rappeler — entre ce qu’il avait appelé avec K. Zucker (2) les « p r i
m itiven , m eskalinspezifischen Sinnestäuschungen » et les « szenenhaften, unspezi
fisch en Sinnestäuschungen » (entre les troubles psychosensoriels primitifs et spéci
fiques et les troubles psychosensoriels scéniques ■ — ou si l’on veut oniriques non
spécifiques). Disons aussi pour bien situer ce mémoire dans son contexte scien
tifique, que J. Zador avait été très intéressé par les études approfondies de J. Stein et de
W. Mayer-Gross (3) que nous exposerons plus loin. Stein, notamment, avait conçu
l’action hallucinogène de la mescaline comme s’exerçant sur la sensorialité (d’ail
leurs moins spécifique que ne l’admettait la psychophysiologie classique des sen
sations). Et, d ’emblée bien sûr, J. Zador a posé le problème (pour l’orienter vers la
solution conforme à la distinction traditionnelle entre Hallucinations élémentaires
et Hallucinations complexes) en se demandant : 1° si tous les troubles psychosen
soriels sont réductibles à des troubles primitivement sensoriels; 2° à quelle locali
sation peuvent correspondre les troubles psychosensoriels provoqués par la mes
caline? Il a pensé que l’étude de 21 malades atteints de « lésion du système optique »
à divers niveaux et soumis à l ’influence de 0,30 à 0,50 de sulfate de mescaline
pouvait permettre d’avancer dans la solution de ce problème.123
Myopie.
C a s 2. — (Auto-observation du Prof. Förster). Myopie de 5 dioptries. Après
mescaline (0,45), amélioration de la myopie. Illusion de mouvements d ’objets.
Paréidolies kaléidoscopiques dans la perception d ’un tapis dont le sujet est cons
cient du caractère d ’irréalité.
C a s 3. — G. E., 16 ans. Nystagmus congénital. Œil droit aveugle. Œil gauche
myope. Après mescaline (0,45), modification globale de la perception. Mouve
ments des objets de droite à gauche et d ’arrière en avant, tantôt lents, tantôt rapides.
L ’acuité visuelle qui était sans lunettes de 4/60 à l ’œil gauche est de 4/35, puis
revient ensuite à son niveau antérieur.
Apparition devant l ’œil gauche de cercles, arc-en-ciel, puis des meubles, de
l ’eau (à la pression de l ’œil). Ensuite, dans les carreaux de la fenêtre, perception
de lignes sinueuses qui se transforment en acrobates, puis en serpents (ce sont,
dit la patiente, des « fantaisies »). On note aussi le caractère micropsique des images
puis leur déformation. L ’observation est très détaillée. La malade analyse bien ses
troubles et précise qu’elle n ’était pas dupe de l ’irréalité des images. Celles-ci apparais
saient aussi les yeux étant fermés et sous une forme « scénique ».
Zador insiste sur les deux catégories d'Hallucinations : les premières sont pri
mitives (visions entoptiques), les autres scéniques sont « secondaires » et ne com
portent ni mouvements apparents, ni déformation.
C a s 4. — H. G., 38 ans. Nystagmus congénital. Amblyopie de l ’œil gauche.
Vision normale à l ’œil droit. Pas d ’illusions de mouvements apparents des objets.
640 LES HALLUCINOGÈNES
— L’auteur s’arrête ici pour commenter ces cinq observations (pp. 49-58). En ce
qui concerne les m o u vem en ts a p p a re n ts, il les divise en deux catégories. C eu x q u i so n t
p e rç u s dan s les o b je ts réels et qui sont en rapport avec les rythmes du nystagmus.
Il s’agit, dit-il, d’une vision objective (« o b je k tiv e » S ehen) qui est en relation
avec la composante motrice de la perception. De ces mouvements apparents
d’objets se rapprochent les mouvements continus et lents des objets fixes et les
changements de distance et de grandeur des objets. Quant à ceux qui sont perçus
dans les images hallucinatoires au lieu d’être soumis à une sorte de rythme pen
dulaire, ils sont plutôt en relation avec le sens et le contenu des images, et au lieu
de paraître les yeux fermés comme mus par une force endogène quasi mécanique
ils se présentent dans le champ perceptif ouvert mais infiltré de projections scé
niques (nous dirions, bien sûr, de rêve). — Enfin J. Zador insiste sur le fait
que la déformation des objets perçus dans ses phénomènes hallucinatoires est
surtout l’apanage des phénomènes primitifs et sensoriels. Mais il semble bien
que cette déformation soit due à un trouble central (Réflexion par quoi s’ouvre
la discussion qui va suivre dans les commentaires que l’auteur prodigue à propos de
toutes les observations suivantes jusqu’à ses conclusions).
Hémianopsies.
C a s 6. — G. A., 38 ans. Hémianopsie temporale gauche et amaurose droite
par tumeur de l’hypophyse.
Après mescaline (0,35), d’abord déformation d’objets, brillance des couleurs,
puis à la pression des globes oculaires et les yeux ouverts : images lilliputiennes
(négresses dansant) mais disparaissant rapidement, photopsies devant l’œil voyant
(gauche). Ensuite, les yeux fermés, images de poissons dans l’eau et de danses orien
tales vues devant les deux yeux et dans toute l’étendue du champ visuel en même temps
que se produisait un état de rêverie (T r ä u m e r e i). A noter que les limites du champ
aveugle sont moins nettes subjectivement et que le sujet a l’impression que son champ
perceptif s’est élargi ? Objectivement, on peut constater que les mouvements de la
main sont perçus dans l’hémi-champ aveugle (contrairement à ce qui se passait
avant l’épreuve). Somme toute, la mescaline ici semble avoir effacé la lacune hémianop-
sique et a engendré dans l’ensemble du champ visuel des Hallucinations scéniques.
C a s 7. — S. N., 53 ans. Hémianopsie temporale droite. Amaurose gauche.
Tumeur de l’hypophyse.
». MESCALINE — PATHOGÉNIE DES HALLUCINATIONS 641
Amauroses unilatérales.
C a s 9. — F. B., 45 ans. Atrophie tabétique du nerf optique. A.V. 1/50 à droite,
5/25 à gauche.
Après mescaline (0,40), mouvements apparents et déformation d ’objets perçus.
Puis apparition de cercles et de rayons, à la pression des deux yeux. D a n s ce c a s
n 'e s t a p p a ru e aucune H a llu cin a tio n scén iqu e. Par contre, il a pu être constaté que
les mouvements apparents des objets réels n ’étaient pas influencés par l’épreuve
du nystagmus rotatoire.1
642 L E S H A L L U C IN O G È N E S
Cécité (2).
Après avoir indiqué (p. 78 à 80) l ’intérêt majeur de cette recherche, Zador
attend d’elle qu’elle contribue à éclaircir le problème de la localisation périphé-12
semblaient aux images très nettes du « patron décoratif » que le malade voyait
avant l’expérience mescalinique devant ses yeux.
Cas 13. — P. M., 45 ans. Amaurose par atrophie optique tabétique. Depuis
quelque temps, étant aveugle, elle voyait devant les yeux une boule rouge qui
suivait les mouvements de ses yeux. Elle voyait ainsi de temps en temps, surtout
à droite, de petits carrés bleus, des éclairs d ’or, un coucher de soleil, etc.
Après mescaline (0,20 + 0,20), augmentation de ces phénomènes psychosen
soriels avec développement d ’un « rêve dans la réalité ». La distinction entre phé
nomènes primitifs et scéniques était dans ce cas particulièrement nette. Fina
lement, à l’acmé de l ’expérience mescalinique s’est produit un véritable état de
délire onirique.
Cas 14. — G. E., 8 ans (1). Amaurose par atrophie optique (tumeur cérébel
leuse). Cécité depuis deux ans. L’enfant avait l ’impression de clartés devant les
yeux.
Après mescaline (0,05 seulement), quelques manifestations hallucinatoires
qui n ’étaient pas seulement optiques mais étaient plutôt vécues sur le registre
spatio-gnosique.
Cas 15. — S. R. 42 ans. Amaurose par atrophie optique (syphilis cérébrale).
Complètement aveugle depuis quatre ans.
Après mescaline (0,40) il a éprouvé simplement une sensation intense de clarté.
Cas 16. — R. A., 45 ans. Glaucome et cécité depuis six ans.
Après mescaline (0,15 seulement), manifestations optiques primitives non
colorées, puis rayons rouges, flammes devant les deux yeux. Pas de phénomènes
scéniques.
Cas 17. — R. G., 38 ans. Atrophie optique tabétique. Aveugle depuis six ans.
Voyait de temps en temps un point bleu allant de droite à gauche.
Après mescaline (0,45), apparition de figures géométriques donnant lieu à
une auto-observation critique intéressante du point de vue des représentations
abstraites plutôt que concrètes et esthésiques provoquées par la mescaline.
Cas 18. — H. W., 50 ans. Amaurose à droite par lésion de la cornée, plus à
gauche par cataracte. Cécité de l ’œil gauche depuis quinze ans, puis de l ’œil droit
depuis cinq ans. Les yeux ouverts il voit parfois devant l ’œil droit des clartés, et
dans le demi-sommeil il a de vagues perceptions d ’objets. Les épreuves de repré
sentation étaient normales.
Après mescaline (0,20 + 0,30), apparition de phénomènes optiques seule
ment devant l’œil gauche, puis phénomènes scéniques comme au cinéma mais
« dans la pensée ».
Cas 19. — E. L., 57 ans. Amaurose (de cataracte). Cécité depuis vingt ans.
Après mescaline (0,30), phénomènes entoptiques (comme il en avait avant,
mais plus vifs) non influencés par l ’épreuve du nystagmus rotatoire. Pas de phé
nomènes scéniques.
Cas 20. — K. L., 37 ans. Amaurose par rétinite pigmentaire et surdi-mutité
congénitale. Possibilité de communication manuelle (écriture sur la main).1
(1) L’auteur signale que dans trois autres cas d ’enfants aveugles (de quatre
à six ans), les phénomènes hallucinatoires étaient très discrets.
MESCALINE — PATHOGÉNIE DES HALLUCINATIONS 645
(1) On trouvera dans tous ces protocoles d’expérience, des indications sur la
représentation onirique visuelle des divers sujets.
f
!
— Le rapport avec les Stimuli, avec les signaux spécifiques, est évident pour
tout ce qui concerne les mouvements apparents, les dysmégalopsies ou les
dysmorphies. Pour ce qui est des phosphènes, photopsies, images lumineuses
ou colorées, de formes géométriques (hexagones ou octaèdres), ou de treillis,
réseaux, etc., ils sont bien parfois en rapport avec des signaux émanant du
milieu extérieur (les yeux étant ouverts), mais ils sont aussi en rapport avec
les Stimuli du milieu intérieur de la sphère optique. Celle-ci, en effet, n ’est
jam ais vide (comme nous l ’avons fait souvent remarquer et comme le sou
ligne J. Stein), et les mouvements oculo-moteurs ne cessent non plus jamais
(sauf dans la fixation perceptive d ’un objet qui immobilise ce mouvement
que l ’on pourrait presque appeler « brownien » de l ’organe oculaire). C ’est
justem ent cette origine autochtone ou interne de ces visions plus ou moins
directement « entoptiques » qui se manifeste dans leur apparition à la pres
sion des yeux ou les yeux étant fermés.
Ces phénomènes sont vécus et observés comme des accidents de regard,
c ’est-à-dire q u ’ils sont intégrés dans la trajectoire même de la visée et dans
les mouvements du globe oculaire qui balayent le champ perceptif. De telle
sorte que, portés par le mouvement et comme engendrés par lui, ils sont vécus
comme des formes cinétiques qui ne développent pas leur thème mais qui se
succèdent dans un mouvement plus tachistoscopique ou « anacoluthique » (1)
que kaléidoscopique.
Enfin — et ceci est capital — ils ne se produisent pas lorsque, par exemple
(dans l ’observation 21), une énucléation des deux yeux ancienne a littéra
lement tari la source de toute information lumineuse. Et s’ils (observation 12)
se produisent, ils ne se produisent que devant l ’œil qui a été le plus récem
ment frappé de cécité. Dans le cas d ’une cécité unilatérale (observation 10),
ils ne se produisent pas « devant » l ’œil aveugle. Autrement dit — et ces obser
vations recoupent celles dont nous venons de parler à propos de leur caractère
illusionnel — il est nécessaire pour que ces phénomènes apparaissent, que
l ’organe des sens ou plus généralement le système d ’information optique soit
encore — fût-ce faiblement — capable de recevoir des messages. Cela recoupe
encore l ’expérience de l ’isolement sensoriel qui n ’est hallucinogène (2) que
si le champ perceptif n ’est pas absolument aboli (Goldberger et Holt, 1958).
Tous ces phénomènes sont éprouvés de façon passive, sont subis comme
des accidents (conformément à la description des phantéidolies hallucinosiques
que nous avons présentée dans la 3e Partie). Ils constituent la pathologie de la
« sensorialité » (ou, plutôt, de la sensorio-motilité) « élémentaire », mais en
donnant d ’ailleurs à cette notion d ’ « élémentaire » un sens plus nettement
« gestaltiste ». Ainsi, Zador approfondit-il jusque dans leur mécanisme psycho-
jection hallucinatoire, point que R. M ourgue (1932) avait mis au centre de sa thèse
de sa théorie des Hallucinations.
(1) N ous avons, il y a bien longtem ps, proposé ce term e p o u r désigner le carac
tère elliptique, interm ittent, incohérent, d ’une suite d ’images.
(2) Cf. A. H offer et H. O smond, p. 40; cf. aussi plus loin, p. 707.
648 L E S H A L L U C IN O G È N E S
physiologique les É id o lie s que la mescaline provoque chez tous les Sujets pré
sentant à des degrés divers et quels que soient la nature et le siège de la lésion.
Point capital sur lequel nous allons revenir.
L’action de la mescaline atteint la couche du vécu sensoriel pour autant qu’il
contient dans la sphère de chaque sens sous forme des « phantasmes virtuels »
(L. Klages, M. Palagyi) une virtualité hallucinatoire. Car le « vécu sensible »
est, comme le dit J. Stein (et il rejoint Husserl, comme celui-ci est rejoint par
M. Merleau-Ponty), un phénomène vital au même titre que la respiration et la
circulation; il est animé même à l ’état de repos ou quand il est pathologi
quement frappé d’inactivité fonctionnelle, d’une sorte de « tonus sensoriel »
de fond (dont P. Guiraud a, dans son étude sur l ’Hallucination, montré de
son côté l’importance et la constance) (1). Il ne fait pas de doute que l’action
de la mescaline s’exerce « spécifiquement » (J. Zador) sur ce vécu qui est comme
le clavier sensible et multisensoriel qui accompagne toute expérience. Nous
examinerons plus loin comment nous pouvons-nous faire une idée du chan
gement fonctionnel du fameux « W a n d e lfu n k tio n » de Weiszäcker) dont ce
vécu est l’objet pour devenir justement l’objet d’une fausse perception.
Le fait que ces « p h é n o m è n e s p r i m i t i f s » et en quelque sorte élémentaires
se produisent ou ne se produisent pas dans certaines conditions pathologiques
(c’est-à-dire ce que nous apprend notamment l’expérimentation de Zador),
doit être ici souligné pour être dans nos conclusions pathogéniques largement
exploité. En gros, et malgré quelques incertitudes ou ambiguïtés de faits relatés,
les expériences que nous venons d’exposer imposent l’idée que ces phéno
mènes optiques (illusions spatio-géométriques, mouvements apparents d’objets,
déformation des objets perçus, phénomènes entoptiques, figurations élémen
taires) sont : 1° en rapport avec les Stimuli sensoriels externes ou internes;
2° animés de mouvements en rapport avec ceux des globes oculaires; 3° qu’ils
ne se produisent pas quand il y a une amaurose complète et ancienne soit des
deux yeux (dans l’ensemble du champ visuel), soit d’un seul œil (dans le secteur
périphérique de la réception des messages qu’il assure).
Nous devons ajouter, quant à nous, que ces troubles sensoriels primitifs
ou élémentaires, utilisant les signaux externes (milieu extérieur) ou internes
(milieu optique) ne dépendent pas seulement des « récepteurs » mais de la
capacité du « centre rétinien » de transformer les signaux en messages. Car
l ’analyseur perceptif est un appareil d’interprétation et d’intégration qui
fonctionne — et à tous ses niveaux — pour coder l’information, c’est-à-dire
la transformer en messages significatifs. De telle sorte que cette activité illu-
sionnelle ou hallucinatoire (nous avons perdu, espérons-nous, la mauvaise
habitude de séparer radicalement l ’un et l’autre de ces phénomènes, de ces
deux pôles de l’halluciner) n’est pas seulement productrice de formes pour
ainsi dire insignifiantes, mais qu’elle engendre des images qui, malgré leur1
Elles surgissent dans la Conscience déjà troublée par la mescaline et sont indé
pendantes et très différentes des premières. On les observe notamment dans la
totalité du champ, même si celui-ci est partiellement mis hors jeu par lésion
du globe ou dans les hémianopsies. Elles sont liées à un trouble de niveau
(fonctionnel mais non pas nécessairement anatomique) supérieur, celui de
la représentation (K. Zucker et J. Zador, 1930) et consistent en phénomènes
d’objectivation et de concrétisation symbolique d’images et de la pensée
(que l’on observe dans l’état hypnagogique), phénomène qui annonce ou est
déjà un travail de rêve. Elles sont vues dans la totalité du champ visuel sans
rapport avec le mouvement des yeux ni avec l’occlusion des paupières, sans
rapport non plus en général avec les objets plus ou moins bien perçus. A ce
sujet, Zador indique cependant, à propos de l’observation 8, comme nous
l’avons fait nous-mêmes tant de fois qu’il y a des cas où cette indépendance rela
tivement aux objets réellement perçus est en défaut. Il arrive, en effet, bien
souvent que l’expérience délirante emprunte au monde des objets les maté
riaux de sa construction. Somme toute, ce « haut niveau » de l’expérience
hallucinatoire et délirante mescalinique correspond à ce qui se passe dans le
rêve qui, pour si représentatif qu’il soit, n’est pas non plus sans rapport avec
la perception actuelle ou récente de la réalité (cf. l’étude de W. C. Dement sur
la perception pendant le sommeil, in P s y c h o p a th o lo g y o f P e r c e p tio n de Hoch et
Zubin, 1965).
Ces phénomènes scéniques sont des manifestations du travail du rêve que
déclenche l ’action du toxique. Et ainsi, en effet, nous sommes invités à quitter
la pathologie de l ’analyseur perceptif pour réintroduire dans l’activité hal
lucinatoire de l’ivresse mescalinique une autre dimension : celle de la déstruc
turation du Champ de la conscience. Elle s’annonce — comme dans l’endor
missement que, nous l’avons vu, les tracés EEG apparentent à l ’expérience
mescalinique —• par les Hallucinations « hypnagogiques » signes avant-cou
reurs du rêve qui va s’installer et se poursuivre dans la production des scènes
oniriques qui captent la Conscience « hypnotisée » du Sujet mescalinisé,
comme celle du rêveur. De telle sorte que c’est ce travail hallucinatoire que
nous retrouvons intact chez les aveugles (observations 12, 13, etc. et même
21, de Zador). Il dépend de la libération des images quand est bloquée l’infor
mation sensorielle. Nous développerons longuement notre propre conception
pathogénique de ces « phantéidolies » à la fin de cet ouvrage. Le lecteur pourra
ainsi mesurer l’importance que le travail de J. Zador a toujours revêtu à nos
yeux.1
(1) Nous reprendrons la discussion de ce point fondamental plus loin (6e Partie),
et notamment à propos de la fameuse observation de V illamil (p. 296). Il est possible
que l’action de la mescaline sur certaines connexions réticulo-corticales au niveau
de l’activité dendritique (hypopolarisation ou hyperpolarisation) perturbe les modi
fications intersynaptiques dont dépend le « patterning » cortical de l’information
au niveau des centres visuels temporo-occipitaux. Une telle interprétation se dégage,
semble-t-il, de la théorie qu’exposent M. E. S cheibel et A. B. Scheibel (in Halluci
nations, C. R . S ym p o siu m d e W ashington, 1958, p. 15-35). Pour ces auteurs, l’action
hallucinogène ne dépendrait pas de l’action dynamogène totale de la F. R. mais de
l’altération de certains de ses rayons fonctionnels qui seraient le commun dénomina
teur de tous les phénomènes qu’ils appellent par abréviation n. o. b. (n on -objectif-
bou n d), c’est-à-dire qui présentent le vécu perceptif sans qu’il soit lié aux signaux
que lui adresse le monde de l’objectivité.
M E S C A L IN E — P A T H O G É N IE D E S H A L L U C IN A T IO N S 653
Nous sommes certainement bien loin de l’idée un peu naïve qui faisait
interpréter par les anciens auteurs l’Hallucination engendrée par les toxiques
comme produits par un « processus d’excitation » des nerfs et des centres
nerveux. Ceux-ci depuis la fameuse théorie de Johan Müller (1840) sur l’éner
gie spécifique des nerfs pensaient qu’un stimulus inadéquat des récepteurs
des nerfs ou des centres provoquait une qualité sensible. De telle sorte que
l’Hallucination leur paraissait s’expliquer par ce phénomène d’excitation.
Aux yeux des physiologistes actuels (1), cette idée paraît représenter « une
solution un peu verbale » quoique sans cesse reprise à leur compte par la
plupart d’entre eux. Non pas, certes, qu’il ne soit pas vrai que les stimulations
portées sur n’importe quel point d’un tractus sensoriel ne provoquent une
sensation « spécifique », mais parce que cette production ne se fait pas e x n ih ilo ,
car l’excitation mécanique ou électrique n’est efficace qu’en s’appliquant à un
édifice fonctionnel, à un équilibre dynamique qui déjà à ce niveau intègre
dans le temps une infinité de structures et de connexions et qu’alimente un
courant continu de « Stimuli » en nombre infini (cf. p. 1164-1176). Il
faut bien se représenter, en effet, que même au niveau du photo-récepteur
(rétine et nerf optique) s’organise un système de codage de l’information,
un appareil de sélection qui extrait de la lumière par la mise en jeu des seuils,
les effets cc on » et les « off » des potentiels d’action et par les modulations
adaptatives à la durée des Stimuli, le spectre de ses qualités. L a s e n s o r ia lité 1
(1) Cf., in T raité d e P h ysio lo g ie de Ch. K ayser, l’article de Ch. M arx sur le
neurone, p. 166; celui de G. Viaud et coll.; ou encore celui de R. J ung (P sych ia trie
der G egen w art (1967)); cf. plus généralement dans le chapitre III de la Septième
Partie notre exposé critique.
E y . — Traité des Hallucinations. 22
(
654 L E S H A L L U C IN O G È N E S
é le c tiv e m e n t v é c u e d a n s la p e r c e p tio n e s t d o n c le p r o d u i t e t n o n le p o i n t d e d é p a r t
de P a c te p e r c e p t if . Les qualités sensorielles n’entrent dans la perception,
c’est-à-dire dans l’élaboration de leur formation configurative, que dans et
par les mouvements (1) qui en règlent l’usage adaptatif sinon intentionnel.
Et c’est ce caractère cinétique ou dynamique de la perception visuelle au
niveau même de son vécu proprement sensoriel qui a été — et précisément
à propos de la mescaline et de ses effets — à la base des études de J. Stein et
de W. Mayer-Gross (1928) sur les troubles de la perception, études dont il
nous paraît indispensable de dire un mot.
Bien sûr, ce qui pouvait apparaître il y a quarante ans comme une nou-
vauté de la psychophysiologie gestaltiste (2) a été largement confirmé et même
dépassé par les études et expériences sur la perception dans ses rapports avec
l ’activité nerveuse (J. J. Gibson, R. Jung, etc.). Mais ce sont tout de même
ces études du « m o u v e m e n t s e n s o r ie l » qui nous paraissent fondamentales
pour comprendre précisément comment sa constitution est altérée par la
mescaline.
J. Stein (se référant explicitement à V. von Weizsâcker, à L. Klages et à
M. Palagyi) montre comment les divers troubles sensoriels ont quelque chose de
commun quels que soient les sens affectés, thème repris, nous l ’avons vu, par
J. Zador et bien sûr par E. Straus. Cette « F u n k tio n s w a n d e l » (cette modification
fonctionnelle) consiste essentiellement dans des variations de l’excitabilité modi
fiée dans ses phases réfractaires. De telle sorte que soit qu’il s’agisse d’illusions
tactiles (von Kries, Frey) comme en produit par exemple la mescaline (p. 373)
ou d’altérations de perception des couleurs (p. 372), il s’agit essentiellement
d’un processus de dédifférenciation, processus qui, en dernière analyse, se
réduit à un trouble de la durée (et par conséquent à des interférences consécu
tives des diverses phases de la stimulation et de l’excitabilité) des connexions (3).
Nous ne pouvons pas entrer dans le détail des analyses et des réflexions très
approfondies de l’auteur. Il nous suffit ici de souligner que pour lui la mescaline
agit non pas seulement sur « la composante motrice de la sensation » comme123
(l) Peut-être pouvons-nous donner une idée du sens des analyses de J. Stein
en rapportant ce qu’il dit sur la fameuse illusion de mouvement du cercle concen
trique de T homson (cf. planche hors texte plus loin, p. 1184). Nous y saisissons, dit-il,
un processus illusionnel qui est vraiment vital et qui n’a rien à voir avec une idée,
car elle exclut toute représentation antérieure ou sous-jacente.
« Dans la description de l’expérience et des phénomènes observés je suis, dit-
« il, l’exposé de F. B. H ofmann parce qu’il en reproduit le contenu d’une façon
« extrêmement claire. Lorsqu’on fait mouvoir en cercle la figure, comme lors-
« qu’on imprime un mouvement circulaire à l’eau contenue dans un verre, on
« observe, animés du même mouvement circulaire, deux secteurs étroits diamé-
« tralement opposés. D ’après B orditsch et H all et d’après C obbold , ils sont
« causés par le fait que les arcs de cercle, des anneaux noirs et blancs situés à ce
« moment dans la direction du mouvement du cercle, se déplacent sur eux-mêmes
« (d’où vision nette de ceux-ci), tandis que ceux au m êm e m o m e n t qui sont dirigés
« de biais par rapport à la direction du mouvement circulaire sont vus d’une façon
« floue. Si on imprime à la figure des m o u vem en ts de va-et-vient en ligne droite, on
« perçoit très bien la différence entre les portions d’anneaux vues d’une façon
« nette et d’une façon floue (lesquels naturellement ne se déplacent pas). F. B. H of
« mann parle de la tra n sfo rm a tio n d 'im a g e s o p tiq u e s à va ria tio n s régu lières en un
« p h én om èn e d e m ou vem en t. « C’est le changement constant dans une certaine
« direction qui mène à l’impression d’un mouvement continu. Donc, à un certain
« moment le mouvement du cercle de la figure déclenche un mouvement apparent
« de chacun des anneaux noirs dans la direction du mouvement circulaire;
« à un autre moment, l’ensemble des « secteurs » paraissent se mouvoir dans la
« même direction. Il y a encore d’autres particularités à préciser.
« Si après avoir considéré un certain temps l’usage dans son mouvement en
« cercle on s’arrête, il apparaît alors une image consécutive des secteurs, laquelle
« tourne à l’inverse du mouvement primitif pendant un court instant; puis elle
« s’installe avec des mouvements pendulaires propres, puis disparaît à nouveau,
« tandis que l’image elle-même et ses différentes parties (anneaux) sont observées
« au repos. On peut donc en conclure : après que la figure a été observée dans son
« réel mouvement en cercle et lorsque l’image est au repos, il s’accuse une ten
« dance à un contre-mouvement qui suffit à provoquer le repos des objets observés.
« La figure réelle est vue au repos parce que le mouvement apparent est com
« pensé par le contre-mouvement survenant à l’arrêt du mouvement réel, tandis
« que l’image consécutive des secteurs semble encore en mouvement. C’est-à-dire
« que le contre-mouvement ainsi induit coïncide dans le temps avec l’apparition
« de l’image consécutive et se joint à celle-ci. On pourrait voir là une explica-
« tion de l’apparition de toutes les images consécutives de mouvement ».
656 L E S H A L L U C IN O G È N E S
Nous avons exposé aux yeux du lecteur les merveilles des spectacles qui
s’offrent merveilleusement aux yeux émerveillés qu’ouvre l’expérience mesca-
linique. Nous pouvons bien dire que les gouffres que creusent chez les Sujets
de cette expérience les ondes de la mescaline oscillent entre les sensations que
l’œil, le « troisième œil », dit S. Cohen perçoit de lui-même, de son sang, de ses
membranes, de ses mouvements, et l ’imagination que l ’œil « psychique » per
çoit par le regard intérieur de ses propres rêves dans le crépuscule des sens.
Bien sûr, la poésie peut et doit compléter la physiologie pour atteindre dans
sa totalité l’expérience de l’au-delà mescalinique. Elle n’y a pas manqué!
Mais il faut remarquer que, probablement en raison de la tonalité dépres
sive et souvent anxieuse du malaise qui émane de cette « nuit des sens »,
l ’extase est moins constante et opulente dans l’ivresse mescalinique que dans
celle de certains hallucinogènes (le Haschich). C’est probablement la raison pour
laquelle il n’y a guère d’usage toxique de cette drogue (1). En fait, à ce « voyage »
(pour rappeler le terme qui désigne les expériences psychédéliques), même
les brillantes descriptions de Weir Mitchell, d’Havelock Ellis, de A. Rouhier ou
de H. Michaux, le terme d’extase, ne convient guère ou, en tout cas, l’expérience
que chacun peut faire de ces émerveillements en limite la splendeur. Il a peut-être
fallu à Aldous Huxley (2), à défaut de génie poétique, une forte nostalgie de la
métaphysique que refoule sa conception rationaliste et positiviste du monde,
pour découvrir le « Nouveau Monde » que dans sa mythologie géographico-
culturaliste il nous propose d’explorer comme pour atteindre — sans en être
dotés et par la triche du toxique — les transports de l ’imagination fantastique
de William Blake...12
NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE
O u v ra g e s e t tr a v a u x im p o r ta n ts (c o n te n a n t la p lu p a r t d e s ré fé re n c e s b ib lio g ra p h iq u es j u s q u ’e n 1 9 6 7 ).
O n tr o u v e ra le s r é fé re n c e s b ib lio g ra p h iq u e s d e s tr a v a u x p a r u s d e 1 9 5 0 à 1971
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235.
j
!
VALEUR DES E X P E R IE N C E S S U B JE C T IV E S
PROVOQUÉES PAR LES H A L L U C IN O G È N E S
(1) Ce titre d’un des trois livres de Aldous H uxley (L e C ie l e t l'E n fer, V ile ) se
réfère au texte du poète William B lake : « Si les portes de la perception étaient net
toyées, toute chose apparaîtrait à l’homme telle quelle est, infinie ». Le chapitre que
M. L ancelot (1968) consacre à « Saint Aldous » constitue un acte de foi psychédé
lique qui doit effectivement retenir l’attention de tous les hommes, même et surtout
les plus savants, sur les racines psychédéliques de la religion. Nous savons bien, nous,
que l’Hallucination en tant qu’elle s’impose dans notre recherche de la perception
perdue, nous conduit, en effet, au p ro b lè m e d’un au-delà du monde. Au problème,
mais certainement pas à sa solution ! Religion, art, mystique, expérience des plantes
sacrées ont toujours été dans l’histoire de l’humanité étroitement entrelacés. L’ouvrage
de J. M. A llegro (1971) et l’idolâtrie de « Jésus Super-Star » nous suggèrent la vision
la plus archaïque et la plus nouvelle qu’exige la tendance hallucinophilique de l’huma
nité qui la détourne surnaturellement du monde vers lequel elle est tournée. La
« nouvelle religion » de Th. L eary « League for Spiritual Discovery » (L. S. D.) et
ses ouvrages, l'E x p érien ce psych éd éliq u e (tirée du livre thibétain des Morts) et les
P riè r e s p sych éd éliq u es (d’après le Tao-Té-King chinois de Lao-Tseu) ne doivent être,
ni pris au sérieux ni tournés en dérision. Ils sont tout simplement une forme moderne
de l’interrogation fondatrice du problème des fins de l’homme, que ce soit celle de
Socrate, de Hamlet, de Pascal ou de Kierkegaard.
660 L E S H A L L U C IN O G È N E S
de la quête et des usages sacrés des plantes et de leurs sucs (opium, coca,
chanvre indien, peyotl, champignons divins, etc.) dont ont été tirés les alcaloïdes
et amines synthétiques « hallucinogènes », cette religion en ce qui concerne
le LSD n’a pas recommandé son usage magique avant sa découverte chimique,
mais l’a commandé après, comme si nécessairement tous les « phantastica »
devaient comporter une idolâtrie orgiaque de l’extase ou de l’orgasme collec
tif qui dépasse leur simple usage privé.
Cet « encadrement » éthique et religieux de la drogue (1) se manifeste
avec une particulière évidence dans l’usage collectif qu’en font les « provos »,
« beatniks », « rookers », « vitelloni », « shintaros », « skinkuitte », etc., du
monde entier, qu’ils soient « Anges de l’enfer » (Hell’s Angels) ou « Hippies »,
peintres, voyageurs ou baladins du « Living Theater », plus souvent encore
jazzmen, op’ de la « pop’ music ». C’est dans le « h a p p e n in g » (la grande
macoumba véritable « Inchitumia » durkheimienne, forme cérémoniale sacrée
des « représentations collectives » de la vie religieuse) que la manifestation
du culte trouve son exaltation débordante. Car le « setting » (le « support
situationnel » constitué par l ’environnement, la « suggestion », ou la « magie »
de l’ambiance) est requis pour que, comme dans les expériences spirites ou
mediumniques, les apparitions des « esprits » invoqués aient lieu.
Les fervents de ces divines « Drogues » de la « g o d intoxication » en sont
même venus à les considérer comme des « sacrem ents » dont les « signes »
physico-chimiques disparaissent dans et par la signification du culte qu’ils leur
rendent. C’est ainsi que la « Drogue est souvent désignée par ses idolâtres
par des sigles qui sont comme les mots sacrés qui consacrent la métaphysique,
la métapsychique ou la magie de leur liturgie (G. R. ou Grand Refus; NSD ou
« non systématique Destructeur), ou encore par des néologismes corne kaf-
kaïn e (ou essence de Kafka susceptible de métamorphoser en cloporte...
comme si à être jeté par la Drogue dans le monde des cloportes était une
« manière-d’être-au-monde-des-multipattes » empruntée bien sûr plutôt à
Robbe-Grillet — « La jalousie » — qu’à Heidegger). Plus généralement encore,
les zélateurs de cette religion, du G. R. (ou Grand Refus) s’adonnent, comme
ils le disent parfois eux-mêmes au « tri-m arxo-freudo-m arcusal »...
Malgré le caractère « subversif » ou « révolutionnaire » de tous ses adeptes,
la Drogue « divine » ou « diabolique », si elle est foncièrement psychopatho
logique dans ses effets ne l’est pas toujours et nécessairement dans sa cause :
la motivation des Déviants. Nous sommes à cet égard de l’avis de J. J. Deglon
(1971) et de Th. Szasz (1971) qui se refusent à considérer tous les drogués
comme des malades. Nous regrettons que tant de psychiatres et aussi de
Gouvernements tiennent tellement à les faire entrer dans le champ de l’action
et de la responsabilité médicales. La psychopathologie de la drogue ne com
mence, pour nous, que par ses effets ou ses mobiles nettement psychopatho
logiques, c’est-à-dire assez exceptionnels. Nous ne considérons pas plus1
comme malades tous les drogués que nous considérons comme malades
tous les buveurs de vin ou les fumeurs de tabac...
— C’est un « état primordial de délire » disait Moreau (de Tours). Tous les
« S y n d r o m e s p s y c h o - to x iq u e s a ig u s » , toutes les « ivresses toxiques à manifesta
tions psychotomimétiques » constituent le prototype, le «model-psychosis » même
des expériences pathologiques et délirantes. P a th o lo g iq u e en ce sens, que la désor
ganisation du Champ de la conscience est l ’effet d’un processus toxique qui
signe sa pathogénie délirante. D é lir a n te en ce sens, que le vécu de cette expé
rience de l’imaginaire est celui d’une réalité non seulement fausse, mais incoer
cible dans sa perception. Le caractère psychopathologique de ce qu’il faut bien
appeler l’ivresse que provoquent ces « poisons de la conscience » est objecti
vement (cliniquement et expérimentalement) démontré par toutes les études
que nous avons exposées dans les divers paragraphes consacrés aux principaux
hallucinogènes. Ces substances n’engendrent l’expérience délirante psyché
délique qu’en altérant les fonctions psychiques supérieures (O. N. Kutznasov
et V. I. Lebedev, 1968).
Mais il est clair aussi qu’elles ont une action généralement appelée spécifique
sur les analyseurs perceptifs. Par là se manifeste précisément le bien-fondé
de notre distinction qui sépare dans la masse de tous les phénomènes halluci
natoires, les É id o lie s h a llu c in o s iq u e s et les H a llu c in a tio n s d é lir a n te s .
Tous les auteurs sont d’accord pour décrire les Éidolies hallucinosiques
que l ’on observe au cours de ces ivresses sacrées comme des symptômes de la
pathologie des systèmes perceptifs. Ils constituent dans leur forme la plus
typique, c’est-à-dire dans leur présentation isolée, des « hallucinations compa
tibles avec la raison », disons, dans un langage plus moderne, compatibles
avec une bonne organisation du Champ de la conscience à laquelle ils n’échap
pent que partiellement. D ’où le paradoxe phénoménologique, impliqué dans
la structure hallucinosique, d’ « être conscient d’être halluciné », c’est-à-dire
de ne pas comporter nécessairement ou même d’exclure le délire sans bien sûr,
cesser d’être pathologique.
— L’expérience psychédélique, en tant qu’expérience délirante et halluci
natoire par excellence, doit nous permettre de préciser très exactement quelle
est sa structure caractéristique afin précisément de pouvoir nous demander
légitimement, c’est-à-dire logiquement, si toutes les expériences de vision inté
rieure lui sont identiques ou analogues?
Ce qui nous importe donc, c ’est d’abord de souligner que ce qui importe
dans le vécu de cette expérience (comme dans celle du rêve à laquelle elle
s’apparente profondément), c’est précisément la modalité de sa présentation
« formelle ». Nous devons nous expliquer sur ce point.
Quand nous parlons d’ « expérience délirante », c ’est bien pour souligner
qu’une des modalités fondamentales du délire (le « delirium » et ses substituts
oniriques), c’est d’être une expérience subjective « sui generis ». Si, en effet,
nous disions simplement que ce qui caractérise le « vécu » de l’expérience
L 'E X P É R IE N C E P S Y C H É D É L IQ U E E S T U N D É L IR E 663
délirante c’est son vécu, il n’y aurait aucune possibilité de distinguer ce vécu
de n’importe quel autre vécu et ce que sentent, ressentent, entendent, voient les
hallucinés ou tous les hommes en général pour autant qu’ils se perçoivent
eux-mêmes en même temps que les objets du monde extérieur, ou que, ima
ginant quelque chose ils le perçoivent de quelque manière aussi... Il faut dire,
par conséquent, que le problème de la valeur de l ’expérience subjective dont
l’expérience hallucinatoire est un cas particulier, exige que le vécu soit visé
dans sa p r é s e n ta tio n , pour autant que celle-ci en constitue la forme spécifique.
Cette odeur ou cette couleur, cette étoffe qui bouge ou ce robinet qui coule
peuvent être a u s s i b ie n des images, des souvenirs ou des perceptions sans
qu’aucune qualité sensorielle ne puisse les distinguer. Car, bien entendu,
l’intensité de telle ou telle qualité ne pourra jamais à elle seule justifier de sa
réalité, de ce coin de cuisine qui serait le même sur une photographie, dans
une scène de film sonore, dans mes souvenirs, dans mon rêve, ou lorsque
ouvrant la porte de l’office, « je le perçois ». Ce qui caractérise ces « appari
tions », ce qui les authentifie comme Hallucinations, c’est la f o r m e , ou si l’on
veut, le contexte ou l’encadrement de l’image, le c o n te n u , en demeurant le
même comme radical noétique, significatif ou sémantique de ce qui, au travers
de ces infinies présentations, demeure également représenté. Et nous voici,
en effet, confronté avec le fameux problème de la forme et du contenu. Certes,
il est bien facile de se débarrasser de cette distinction scolastique en la traitant
précisément de « scolastique »; mais on ne peut jamais véritablement, c’est-
à-dire logiquement échapper à cette double fonction de la connaissance pour
autant qu’elle implique le sens de l’objet visé et la visée qui détermine son
objectivité. Que l’on parle avec Husserl de noèse et d’acte noématique — de
qualités sensorielles et de jugement perceptif avec la psychophysiologie clas
sique d’Helmholtz — ou avec la Gestaltpsychologie de qualités sensibles et
d’actes perceptifs, c’est toujours revenir à la matière et à la forme aristotéli
ciennes. C’est que rien ne peut être ni dit ni pensé de la perception qui ne la
saisisse comme un acte constructif ou constitutif, lequel exige l’articulation
de ce qui est la représentation de l’objet et sa présentation dans son statut
d’objectivité.
Cela revient à dire que ce qui différencie les catégories de l ’imagination,
quelle que soit son exaltation, c’est la place qu’elle occupe dans l ’expérience
délirante (comme dans le rêve) dans la catégorie de la réalité. C’est par son
contexte, son encadrement, sa présentation que le vécu imaginaire devient un
« perçu » dans une Conscience dont le potentiel de perception est précisément
altéré. Ou pour parler plus abstraitement, c’est par une altération de la fonction
thétique de la Conscience ou de la structure noématique du vécu que celui-ci
change de signe, s’inverse même, en passant de l’imaginaire du vécu à un ima
ginaire perçu. C’est à cette prestidigitation, à cette métamorphose que corres
pond l ’expérience délirante qui est toujours et nécessairement « processuelle »
pour ne jamais pouvoir s’interpréter comme l’effet d’une causalité purement
psychique (notamment celle du désir). A ce délire tel qu’il lève sous le « levain »
toxique engendrant la déstructuration du Champ de la conscience, correspon
664 L E S H A L L U C IN O G È N E S
vana, est aussi une expérience du néant, une é p r e u v e dans laquelle se lie au « vécu »,
le « subi » dans le sens pathique d’une passion péniblement endurée. Et par là
nous allons enfin déboucher sur le fond du problème. Car il est dès lors aussi
évident que cette expérience délirante qu’est l’expérience psychédélique produite
par l’action des toxiques est le prototype même d’une forme p a th o lo g iq u e de
l’expérience (une déstructuration du Champ de la conscience) — et que le
vécu de cette expérience est celui de to u te s le s e x p é r ie n c e s où la connaissance
prend pour objet, non le monde objectif soumis aux règles de l ’entendement,
mais les images des objets d’une « aperception » purement subjective.
Autrement dit, la « v is io n in té r ie u r e » d e l'e x p é r ie n c e d é lir a n te p s y c h é d é liq u e >;
d o it ê t r e tr a ité e c o m m e a y a n t n é c e s s a ir e m e n t q u e lq u e c h o s e d e c o m m u n , m a i s j
a u s s i q u e lq u e c h o s e d e d iffé r e n t, à l ' é g a r d d e to u t e s le s e x p é r ie n c e s s u b je c tiv e s \
d u m o n d e d e s im a g e s . }
Le problème « axiologique » que nous allons aborder est celui des différences ;
entre les expériences psychédéliques pathologiques et les autres expériences de j
connaissance purement subjective. Si les « v is io n n a ir e s » pathologiques sont des j
hommes enivrés par les poisons de la Conscience, cette première catégorie pose i
n é c e s s a ir e m e n t la question de savoir si les autres catégories d’expériences plus ou ]
moins analogues (expériences esthétiques et expériences mystiques) sont ou ne ^
sont pas assimilables à cette expérience délirante (1). Nous devons donc partir I
des expériences délirantes et hallucinatoires en les tenant pour ce qu’elles sont,
c’est-à-dire des formes hétérogènes à l ’expérience commune et normale (2). j
Mais comme cette « psychose délirante hallucinatoire aiguë » ne crée pas mais 112
(1) Nous ne ferons ici qu’une brève allusion aux « expériences méta- ou para-
psychiques » qui n’ont pas manqué de faire l’objet (H . U r b a n 1952, H. B e n d e r , même
l’école neuro-psychophysiologique soviétique) d’observations scientifiques (J. B. R h in e
et N. C. D u r h a m , P arapsych ol. P re ss, 1971, 306 p.). Chercher à rapprocher ces phé
nomènes métapsychiques de ce qui se passe sous l’effet des drogues hallucinogènes, i
c’est une certaine façon (et bien paradoxale) d’en démontrer la « réalité ». Mais, j
généralement, les auteurs qui accordent un certain crédit à ces expériences d’hyper- j
lucidité ou de forces psychiques exceptionnelles (cf. par exemple C. W. M. W a t s o n , j
in L e s C ah iers d e la Tour S ain t-Jacqu es, n° 1, 1960, p. 163-181, qui se réfère lui- j
même aux expériences de médiumnité exposées dans l’ouvrage de J. B . R h in e et i
G . P ratt de 1957, Springfield, C. Thomas), ces auteurs insistent sur des phénomènes
aussi conjecturaux que la télépathie, la perception extra-sensorielle, l’action de
l’énergie psychique sur les objets physiques (psychokinésie). Dans ce domaine tout
peut être, en effet, dit sans pouvoir être jamais contredit.
(2) On ergote souvent à ce sujet à propos du rêve que Ton considère comme
« normal » parce qu’il se produit chez tous les hommes, mais qui est essentiel
lement « anormal » au regard d’une définition non plus statistique mais norma
tive du normal...
666 L E S H A L L U C IN O G È N E S
libère les images par les mouvements vitaux qui lui sont liés, il est bien évident
que la part d’imagination qui entre dans l’expérience délirante doit ressembler
aux autres expériences de l’imaginaire communes à toutes les modalités de l’ima
ginaire spontané (automatique) auquel l’homme s’abandonne dans ses extases
— et de l’imaginaire cultivé auquel l’homme s’emploie dans sa création poétique.
Et par là est correctement posé le p r o b lè m e d e l ' id e n t it é o u d e la d iv e r s it é d e
to u te s c e s e x p é r ie n c e s . Il est correctement posé car il laisse à l ’observation
le soin de répondre, par les faits, à cette question : quelles sont les analogies et
les différences entre ces diverses modalités d’expériences toutes radicalement
subjectives ? Nous pourrons, en effet, conclure que ces expériences de « vision
intérieure », de « connaissance intuitive », d’imaginaire ou d’un « au-delà »
du monde sensible sont différentes des expériences délirantes et hallucinatoires
psychédéliques, si nous pouvons montrer en quoi elles diffèrent de l’enchaî
nement du rêveur à ses images. Nous conclurons au contraire à leur identité
si toutes paraissent pouvoir se ramener à un modèle commun, celui de
l’expérience délirante et hallucinatoire analogue au rêve. Somme toute, c ’est à
une d ia le c tiq u e d e la p r o d u c tio n de l’imaginaire ou du supra-sensible que nous
demanderons la réponse à notre question, et nous ne nous contenterons pas
d’analogies ou de différences superficielles ou contingentes.
(1) Cette représentation du Monde constitue dans nos temps modernes un vaste
courant de pensée illuministe ou intimiste d’un subjectivisme absolu qu’il a puisé
dans les métaphysiques de la pratique religieuse de l’Extrême-Orient ses modèles
(Yoga, Zen) de méditation et d’exercice d’introversion radicale. Comme l’écrit
D. T. S u z u k i : « Le Zen est comme boire de l’eau, car c’est par soi-même que l’on
connaît si elle est chaude ou froide ». Autrement dit, l’ascèse, le détachement absolu
V A L E U R D E L A C O N N A IS S A N C E SU B JE C TIV E 667
(1) La fameuse querelle des « Universaux » en est un excellent exemple, car il est
assez évident, je pense, que les thèses et antithèses qui s’y, prétendument, opposaient
entre « nominalistes » et « réalistes » ne cessaient chez les uns et les autres d’inter
férer ou même de se confondre.
(2) A cet égard le culte « oriental » de l’irrationnel et le culte « gréco-occidental »
de la Raison apparaissent plutôt complémentaires chez tous les hommes ( « Ö stlich e
und W estliche in uns se lb st S in d » ) comme l’a écrit justement W. Bitter (A ben dlich keit
T herapie u n d östlich e W eisheit, Stuttgart, Klust, 1968, 287 p.).
V A L E U R D E L 'E X P É R IE N C E SU B JE C TIV E 669
(1) L’idée que l’organisation du « corps psychique » est une logique, comme celle
de l’être vivant (F. J acob), sera développée longuement dans la Septième Partie.
670 L E S H A L L U C IN O G È N E S
— Ce qui constitue 1' ex pér ien c e esth étiq u e , c’est bien cette nuée de fantasti
que qui lève dans la pensée du Sujet comme une éclosion d’images ou d’intuitions,
lesquelles dans le clair-obscur d’une aurore de sens naissent à la lumière des
mots et des formes. Et c’est bien cette merveilleuse efflorescence de ce que le
Sujet perçoit dans son propre monde intérieur qui, étant l’essence même de la
contemplation esthétique (dénominateur commun de la création esthétique
chez l’auteur et de l ’émotion esthétique chez le spectateur, tous deux étant unis
par avance dans la même communion esthétique), apparaît comme une per
ception interne et merveilleuse d’objets extraits du monde opaque impensé,
implicite ou inconnu qui est chez chacun et chez tous celui du miracle et non
de la vérité, du rêve et non de la réalité. A cet égard, la « créativité » en tant
qu'expérience hallucinatoire se distingue aux yeux même d’auteurs qui ont
tendance à les confondre (R. Fischer, 1969). C’est ainsi que ce même auteur
dans son article en collaboration avec G. M. Landon (G. M . Landon et
R. Fischer, in Keup, 1969) fait une différence, en conclusion d’une analyse
approfondie du langage entre la « créative performance » (la création propre
ment dite) et la « créative expérience ». Il souligne que 1’« arousal state »
hallucinatoire comporte une limitation de la liberté « caractéristique du plus
haut niveau arousal ».
Cette expérience, même si elle exige d’être activement cultivée, a bien ce
caractère d’être nécessairement « pathique », c’est-à-dire de n’être qu 'é p r o u v é e
comme une exaltation, une poussée inspiratrice, une germination, une transe
dont chaque artiste aime généralement à se prévaloir comme du « don » ou de
la « grâce » qui authentifient son « génie » . Jacques Maritain a justement
souligné à cet égard que l ’effusion poétique n’est possible que grâce à un
recueillement, à une disponibilité extatique par quoi la « poésie est reli
gieuse » : « L’âme, dit-il, entre dans son repos, dans ce lieu de rafraîchissement
« et de paix supérieure à tout sentiment. Elle meurt de la mort des Anges,
« mais c’est pour revivre l’exaltation et l’enthousiasme dans cet état que l’on
« nomme à tort inspiration, parce que l ’inspiration c’était déjà le repos lui-
« même où elle passait inaperçue... Maintenant l ’esprit est dans une heureuse
« activité, si facile que tout paraît lui être donné à l ’instant et comme du
« dehors. En réalité, tout était là dans l ’ombre, caché dans l ’esprit et dans le
« sang, tout ce qui va être mis en œuvre était là, mais nous ne le savions pas.
672 L E S H A L L U C IN O G È N E S
où la poésie est une floraison et le poète ne secrète — comme tous les rêveurs —
que son propre rêve, c’est précisément celle de tout le monde. Si tout rêveur
n’est pas un poète, le rêve n’est lui-même qu’un objet poétique et non une
œuvre d’art. Si nous nous plaçons par contre dans le sens de la production
de l’œuvre d’art, ce n’est plus dans la catégorie de l 'ê tr e mais dans celle du f a i r e
que nous découvrons l ’expérience esthétique, comme la source de la création
qui se développe en sublimant non seulement les contenus affectifs qu’elle
exprime mais encore les qualités sensibles des images pour les faire passer de la
virtualité jusqu’à l’objectivation du poème ou du tableau, c’est-à-dire à sa
mise en forme et en style (1).
Si l ’expérience esthétique touche à l ’expérience psychédélique, ce n’est que
dans la mesure où elle touche aussi à l’expérience mystique, dans cette région
de l ’être où surgit comme un monde d’objets internes le pur vécu, le radical
même de la subjectivité (2). Tous les auteurs (et les mystiques eux-mêmes)
sont d’accord pour saisir ce qu’il y a de commun à ces expériences qui toutes
commencent par l ’anéantissement volontaire, laborieux ou instantané du monde
de la réalité, par l’éclipse de la raison. Mais les différences éclatent au contraire
dès que Ton passe de l’expérience éidétique du rêve à l’expérience esthéti
que où déjà se dessine le mouvement dialectique de l ’œuvre en marche, c’est-
à-dire sa production, sa c r é a tio n .
— Mais, bien sûr, ce ne sont pas les analogies mais les différences, l’expé
rience psychédélique de l’expérience mystique qui ont fait l ’objet des contro
verses les plus passionnées, les plus importantes aussi pour le problème des
valeurs spirituelles et religieuses de l ’humanité (3). Nous nous bornerons ici à123
(1) Je crains bien que soient décevantes les réponses au questionnaire sur l’emploi
des drogues et leur efficacité adressé à tous les peintres des États-Unis par Stanley
K ripnner et qui doivent paraître (nous annonçait en 1968 M. L ancelot, p. 249)
dans un ouvrage « P sych ed elic A r t » que je n’ai pas pu me procurer.
(2) La plupart des auteurs et même des mystiques s’accordent assez facilement
pour identifier à la b a se toutes ces expériences en les renvoyant non pas aux images,
qu’elles ne comportent pas toujours, mais à l ’activité symbolique « statu nascendi ». Et
c’est effectivement à cette zone d’obscurité qui s’éclaircit, de ténèbres qui se déchirent,
que correspond le vécu commun à toutes ces expériences, vécu qui est au-delà
même de l’image. « Comment parler d’images, écrit B a r u zi (p. 311 et sq.), puisque
« la nuit des sens » en est la négation? ». « Mais, ajoute-t-il, le lyrisme fait sortir
dans ce paysage intérieur ou abyssal des images qui sont inhérentes à la pensée
profonde... Ces images sont plutôt des symbolismes virtuels qu’éveillent en nous
le vide ». Ce sont ces « images » de l’absolu que le poète et le mystique rencontrent
comme une surréalité ou une sumaturalité métaphysique à Tun et à l’autre com
mune.
(3) Je renvoie ici plus particulièrement au vieux livre de Henri D elacroix
sur la P sych o lo g ie d e s m y stiq u e s (1908), à celui du Père G ardeil, « L a stru c tu re d e
l'â m e e t l'ex p érien ce m y stiq u e » (Paris, 1927), à celui de Jean B aruzi sur Jean d e ta
C ro ix (1931), aux Études Carmélitaines, l'E sp rit e t la Vie (23e an n ée, vol. 11, 1938)
674 L E S H A L L U C IN O G È N E S
trant ses réflexions sur le thème de l ’isolation en tant que règle de vie et voie de
perfectionnement. Nul doute, en effet, que les « hyperstimulations » isolantes
des danses sacrées ou les techniques d’auto-concentration isolante (techniques
yogiques du Raja-Yoga et du Hatha-Yoga, techniques d’invocation et de
représentation du Nom et du son que l’on retrouve dans le Zen, dans le sou
fisme, le tantrisme ou le christianisme byzantin ou les oraisons des grands mys
tiques chrétiens) ne consistent chacune et toutes ensemble à faire jaillir l’esprit
de la chair dans une expérience de la solitude et de détachement absolus.
Ce radical commun de toutes les expériences mystiques qui s’identifie à
celui que nous avons noté dans l’expérience esthétique, il se rencontre dans
l’expérience psychédélique et aussi dans l’expérience délirante. Il ne peut nous
rendre compte dès lors de la spécificité même de l ’expérience mystique, celle-ci
étant difficile à saisir autrement que par certains profils phénoménologiques.
Les deux plus caractéristiques sont la nuit de l ’esprit et l’union d’amour avec
Dieu.
Tous les mystiques, en effet, soit dans leur technique, soit dans leur théologie
posent le primat d’un obscurcissement de la vie psychique, la nécessité de
vider, dit saint Jean de la Croix, les profondes cavernes des sens. D ’où les
expressions qui reviennent sans cesse pour exprimer ce symbolisme, cette nuit
des sens (1) et de l’esprit (ténèbres, obscurité, ombre, vide, disette, déréliction,
dessèchement et liquéfaction de l ’âme, etc.). C’est en quelque sorte par un
retrait des investissements libidinaux de la réalité et de l’usage de la raison que
débute l ’expérience mystique, comme nous avons vu que le recueillement
prélude à l’expérience esthétique et que la chute dans les gouffres intérieurs
constitue le premier vertige de l ’expérience psychédélique. C’est à cette struc
ture « crépusculaire » du Champ de la conscience, à cette ouverture d’un abîme
intérieur, à cet enténébrement que correspondent le détachement, la négation
de toutes les structures sensibles et intellectuelles, l’anéantissement même du
monde. C’est en quelque sorte la structure négative de l’extase qui prélude
à l’oraison passive et au nirvana.
Une autre caractéristique, celle-là positive, est vécue et décrite comme une
union avec Dieu. Et ici le terme d’union va servir à exprimer une fusion orgas
tique. C’est, en effet, par les images du feu (du tison embrasé, de l ’or en fusion
dans le creuset, du madrier « sous la morsure du feu matériel », etc.) que se
décrivent ou se symbolisent l’embrasement, l’inflammation de l’âme dévorée
des flammes de ses « fiançailles divines ». C’est alors le ravissement dans la
passivité totale de la « contemplation infuse ».
C’est d’ailleurs entre ces deux registres (celui de la pacification, du dépouil
lement et du détachement ou celui de l ’union consommée dans le feu de l’amour,
ou encore celui d’une douce pénombre et celui d’une éclatante flamme, que
s’inscrivent généralement toutes les descriptions, récits et méditations ayant1
(1) L a n oche d e l « se n tid o » c ’est (la nu it du « sentir ») ce qui p araît être meil
leur que la trad u ctio n habituelle en français « n u it du sens » à laquelle il serait
m ieux de substituer « nuit des sens »...
676 L E S H A L L U C IN O G È N E S
Mais avant de toucher au fond du problème, jetons d’abord un regard sur les
prises de position qui assimilent purement et simplement expérience psychédélique
et expérience mystique. C’est W. James qui a d’abord affirmé que les drogues excitent
les facultés mystiques de la nature humaine. Aldous Huxley avait un des premiers
noté que la mescaline provoquait des « expériences yogiques de niveau élevé ».
W. T. Stace (1952) a très nettement pris position aussi en déclarant que « le problème
n’est pas de se demander si l’expérience qui résulte du LSD e s t sem b la b le à l’expé
rience mystique, car elle e s t une expérience mystique. Comme nous l’avons déjà fait
remarquer plus haut, les opinions de Allan Watts ou de Timothy Leary sont les
mêmes, et on sait à quelle religion nouvelle amène la « G o d in to x ica tio n ». Toynbee
a souligné aussi la parenté des ce voyages psychédéliques » et des ceexpériences mys
tiques » de saint François d’Assise. C’est que — et nous venons de le souligner —1
(1) Nous exposerons plus loin les idées du théologien de Harvard, Walter P ahnke
(1963) sur les ra p p o rts de la D rogu e e t du M y stic ism e . Ces rapports ont fait, selon
M. L ancelot (1968, p. 138-162) l’objet d’un a R a p p o r t» secret (G o d , S o u l a n d
D ru g s) qu’il a pu cependant consulter clandestinement. Les secrets, à vrai dire déjà
connus de tous, ne sont pas, malgré leur accumulation, dépourvus de pittoresque.
L’ouvrage « M a n d a la » (1969) est, lui, placé sous le signe de l’ésotérisme et de l’illu
minisme. C’est un ouvrage collectif qui traite de l’expérience artistique et poétique
(Allan G insbert, Marc K alinowski), des usages rituels des hallucinogènes (champi
gnons du Mexique, la folie des Kuma, le « Muchamora »), et surtout, pour ce qui
nous intéresse ici, de la cerévélation mystique ». On trouvera également dans ce recueil
des textes de Allan W atts, «Expérience psychédélique, réalité ou chimère», de
R. M etzner et de Th. L eary sur la concentration « yoga » et une contribution méta-
éidétique de H. O smond ; « l’extase indescriptible» mais décrite par John B lofeld
(p. 285-292), après injection de 0,50 de mescaline a forcé mon admiration, à moi qui
avais éprouvé des effets si peu merveilleux.
E X P É R IE N C E P S Y C H É D É L IQ U E E T E X P É R IE N C E M Y S T IQ U E 677
(de Tours)), tandis que l’extase mystique obtenue par l ’exercice et l’entrainement
arcatique serait caractérisée par une sorte de « détachement », d’assoupissement...
W. N. Pahnke (1963), a établi le catalogue de neuf caractéristiques de l’état
de Conscience mystique (unité intérieure et extérieure de l’état de Conscience
sans perte de Conscience, transcendance du temps et de l’espace — état d’esprit
positif profondément ressenti — sens du sacré — objectivité et réalité — état
paradoxal — ineffabilité — expérience transitoire — effets positifs persistants sur
le comportement et les attitudes de l’existence). On comprend que vu sous cet
angle en quelque sorte descriptif pour ne pas dire behavioriste, l’auteur conclut
qu’on retrouve dans l’expérience psychédélique la « typologie » de l’expérience
mystique.
C’est qu’elle y est en effet, comme nous l’avons souligné plus haut, car il n’y a
pas deux façons différentes pour l’homme de rêver. Mais tout le problème dont la
solution est laissée en suspens est celui de la valeur qu’a pour l’existence l’expérience
onirique. Chez un sujet normal, elle n’en a aucune ou presque car l’existence n’est
pas un rêve. Chez le malade mental, elle en a une très forte et très envahissante, mais
qui le fixe, ou mieux, l’enchaîne à ses imagos. Chez le saint, c’est la sublimation
qui porte à son plus haut degré de transcendance, au niveau d’une existence librement
orientée, les sources intuitives qui constituent pour lui ses expériences mystiques,
ses extases.
son existence son prix ou lui conférer sa valeur. Telle est la métaphysique de
la Foi et de la Liberté.
NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE
Nous devons cependant signaler encore quelques D urand (G.). — Les structures de Vimaginaire, éd.
livres importants : Bordas, 1969.
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C ircé , n° 1, éd. de Minuit, 1970. éd. Le Seuil, 1969.
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Minuit, 1969. 1970.
D umery (H.). — Philosophie de la religion, 2 vol.,
Paris, P. U. F., 1957.
C H A P IT R E IV
LE PROBLÈME DE L’ISOLEMENT
SENSORIEL HALLUCINOGÈNE (1)
(« SENSORY DEPRIVATION »
ET « PERCEPTIVE DEPRIVATION »)
(1) Nous avions déjà rédigé ce chapitre lorsque nous avons pu prendre connais
sance de l’ouvrage vraiment exhaustif que, sous la direction de John P. Z u b e k ,
quelques auteurs américains, notamment Peter S u e d f e l d et Martin Z u c k e r m a n
ont publié (1959). Nous avons pu intégrer ainsi quelques faits puisés dans leur
documentation et tenir compte des aspects théoriques exposés dans la dernière
partie du livre. Nous avons pris également connaissance du livre de L. M a d o w et
L. H. S n o w (1970).
(2) Dans le texte de ce chapitre, nous userons d’abréviations dans nos réfé
rences bibliographiques à quatre grands ouvrages collectifs : S. W. (pour les C. R.
du Symposium de Washington, 1958, sous la direction de L. W est ), S. H. (pour
684 ISOLEMENT SENSORIEL ET HALLUCINATIONS
C ’est d ’abord dans une perspective en quelque sorte écologique que les
anciens auteurs (Brierre de Boismont, 1845; ou Sir Francis Galton, 1883)
avaient noté que l ’isolement et la solitude pouvaient, par le seul effet de la
rupture ou des faiblesses des relations du Sujet avec son milieu social, engendrer
une vive imagination. Des auto-observations de solitaires, d ’ermites, d ’explora
teurs (J. Slocum, 1901), d ’explorateurs polaires (A. Courtauld, 1932; R. E. Byrd,
1938), de prisonniers cellulaires (S. Schächter, 1959; Papillon, 1969) ou
de victimes de catastrophes qui les ont enterrés vivants ou en tout cas exposés
à un confinement dangereux (C. Bumey, 1952; W. Gibson, 1953; A. Ploger,
1968), de navigateurs isolés (A. Bombard, 1953), ou de spéléologues (M. Siffre,
C. N. R. s., 1969), ont permis de se rendre compte des situations pathogènes
des Robinsons ou des mineurs emmurés (L. Goldberger, 1966; A. Ploger,
1968). Les travaux de J. C. Lilly (1956), de Ph. Solomon (1957), de E. Levy
et coll. (1959), etc. font référence à ces faits assez variés pour ne pas dire un
peu hétéroclites.
On avait aussi remarqué, bien sûr, que la « monotonie » de certaines condi
tions d ’existence, voire de travail, entraînait une tendance à l’imagerie
(sinon à l ’assoupissement). C ’est ainsi que D. W. Fiske (1961) et P. E. Kub-
zansky (1961) l ’ont noté spécialement chez les observateurs de radar. J. L.
W heaton (1959), A. M. Bennett (1961), D. E. Cameron et coll. (1961), R. R.
Holt et L. Goldeberger (1961), P. E. Kubzanzky (1961), G. E. Ruff et V. H.
Thaler (1961), ont rapporté des faits analogues dans les vols aéronautiques
ou spatiaux (T. M. Fraser, 1966).
Bien entendu, le « lavage de cerveau » (brain washing) qui implique non
seulement la suggestion et la menace (P. Suedfeld, in Z., p. 157) mais aussi
des épreuves et des supplices de cachot, n ’ont pas m anqué d ’attirer l’attention
sur ces facteurs d ’environnement dramatiques et l ’éclosion d ’imageries plus ou
moins hallucinatoires (D. M. Fiske, 1961 ; W. Héron, 1961 ; P. E. Kubzansky,
1961 ; T. I. Meyers et coll., 1961) q u ’ils engendrent.
Nous voyons ainsi d ’emblée à quelle extension pouvaient donner lieu ces
prémices de l ’observation sur les « facteurs hallucinogènes » de situations
aussi diverses que celles d ’un vol spatial, d ’un naufrage sur une île déserte ou *1
Elles reposent sur des artifices techniques qui peuvent être classés schéma
tiquement en trois méthodes :
a) Méthode princeps de W. H. Bexton, W. Héron et T. H. Scott. —
Les études de « privation sensorielle » chez l ’homme ont été effectuées par 1
(1) Signalons d ’abord le travail de H. A z im a et coll. (1962). J ’ai avec mon élève
H. B a r t e publié une revue générale sur ces recherches (Presse Médicale, 1963).
Nous avons ainsi dans mon service (Thèse de H. B a r t e , Paris 1963) essayé de faire
(dans des conditions peu exemplaires) quelques essais expérimentaux qui nous ont
permis de poser le problème à peu près dans les termes où je le reprends ici. Il convient
de signaler deux autres travaux français : celui de P. C. R a c a m ie r (1963) et celui
de M. P a o l i (1963).
TECHNIQUES 687
et autre chose la « perceptive deprivation » (1) qui place le sujet non pas devant
un vide sensoriel total mais dans des conditions où les formes de la perception
ne structurent pas les Stimuli en « pattem ing » suffisant, de telle sorte que le
sujet n ’a à sa disposition q u ’un champ perceptif homogène (sans configuration
distincte, luminosité diffuse, white noise), ce qui exclut une désafférentation
totale. Généralement, on obtient cette « perceptive deprivation », dite encore
« limited sensory environment » dans des conditions de silence, d ’obscurité,
d ’immobilité, dans un « dark cell » (chambre obscure) se rapprochant des
conditions de l’expérience telle q u ’elle a été réglée p ar Bexton, H éron et
Scott en 1954. L ’exposé de A. M. Rossi (in Z ., p. 16-43) précise le « manuel
opératoire » (la stratégie) nécessaire pour obtenir dans de bonnes conditions
non pas une « sensory deprivation », somme toute impossible à réaliser, mais
u n isolement sensoriel, ou plus exactement, une réduction des informations
provenant du champ perceptif, ce qui constitue une situation expérimentale
favorable à l’éclosion de ces phénomènes « hallucinatoires » qui font l ’objet
même du débat sur l’effet hallucinogène de la « S. D. ».
— N ous devons signaler aussi que, outre ces méthodes expérimentales,
il existe une source précieuse d ’informations sur les effets « hallucinogènes »
de la désafférentation, c ’est la « clinical sensory deprivation » (C. W. Jackson,
in Z.). Nous ne m anquerons pas d ’y puiser à la fin de ce chapitre, comme nous
l ’avons déjà fait plus haut en exposant la clinique hallucinatoire de la cécité
(p. 353-356), de la surdité (p. 365-367) et les effets des hallucinogènes chez les
aveugles et les sourds, nous réservant d ’ailleurs de reprendre l ’ensemble de
ces faits dans le chapitre III de la Septième Partie.
Nous pouvons d ’abord rappeler les faits dont toutes les recherches sont
parties ou qui sont le plus communément observés.1
Données et fa its.
— O b s e r v a t io n de J. T. S h u r l e y (O k l a h o m a ).
Dans une étude de Shurley effectuée avec la technique d ’immersion sous l’eau
(art. de J. T. Shurley, in S. W., p. 152-157), un Sujet rapporte une image halluci
natoire si vivace « qu’il fut même capable de peindre la scène qu’il avait vue ». Ainsi,
il vit soudain devant lui « un champ de 7 ou 8 champignons jaunes poussant sur
une terre rouge et nue avec la lumière du soleil réfléchissant sur la tige de l’un
d ’eux et lui donnant une teinte dorée. L’image était en couleur et à trois dimen
sions comme une cuillère à thé tournant lentement dans une tasse de thé ».
— O b s e r v a t io n de H. B a r t e (B o n n e v a l ).
Le Dr Barte qui s’était soumis lui-même à l ’expérience effectuée à Bonneval
dans le service, rapporte outre l’imagerie mentale classique (points lumineux,
dessins géométriques, etc.), une activité hallucinatoire auditive. Il raconte à la
fin de l ’expérience qu’il entendait des avions tournant au-dessus de l ’hôpital,
convaincu de l’existence de ce phénomène alors qu’il se trouvait dans une chambre
insonorisée et que l ’expérimentateur qui suivait l’expérience pouvait constater l’irréa
lité du fait.
M o d i f i c a t i o n d e l ’a c t i v i t é p s y c h i q u e e t d e l a C o n s c ie n c e .
A côté de ces effets « non spécifiques », on observe aussi des altérations « spé
cifiques » dans les divers systèmes perceptifs. Les effets sur la vision (R. C. Tees,
1971) ontété mis en évidence tant en ce qui concerne la vision de la perspective, la
brillance et les discriminations de la perception tachistocopique par l ’équipe de
McGill et les Japonais (H. Ueno, H. Tada et Y. Nagatsuka). Comme le font
remarquer S. J. Freedman, H. N. Grunebaum et M. G reenblatt (S. H., p. 58-71),
la « désafférentation sensorielle » pourrait faire régresser les modes de percep
tion ju sq u ’au stade infantile prim itif de la « blooming, buzzing confusion »
(W. James). Certaines recherches ont montré que les conduites d ’adaptation
oculomotrice se trouvent perturbées (redressement du renversement du champ
visuel dans l ’expérience de Stratton, étude des illusions d ’optique et des mou
vements apparents, etc.). B. K. Doane et coll. (1959), étudiant la perception
visuelle chez 13 étudiants soumis à une « sensory deprivation » de quatre jours,
ont montré à l ’aide de tests perceptifs visuels que les sensations de couleur,
l ’acuité visuelle et la perception des formes étaient altérées. S. J. Freedman et
coll. (S . H.) se sont particulièrement intéressés à ces distorsions de formes et
aux modifications des illusions perceptives (illusions de Müller-Lyer, de
Rubin, etc.). Cependant, pour J. P. Zubek (p. 206-253) les troubles de la per
ception ne sont pas aussi constants q u ’on se l ’est d ’abord figuré. Ils ne sont pas
en to ut cas homogènes, c ’est-à-dire que certaines performances sont conservées
ou même facilitées; il insiste aussi, là encore, sur l’importance et la durée de
l ’expérience qui constitueraient pour les sujets qui y sont soumis une véritable
épreuve, c ’est-à-dire une pénible situation.
L es H allucinations.
(1) A vrai dire, ces cas sont assez exceptionnels dans les conditions expéri
mentales habituelles. Par contre, on observe souvent cette éventualité dans les
cas de désafférentation sensorielle par cécité quand une intervention chirurgicale
ou une crise confuso-anxieuse produisent une déstructuration onirogène du Champ
de la conscience (cf. Symposium de Bel-Air, 1964).
694 IS O L E M E N T S E N S O R IE L E T H A L L U C IN A T IO N S
un seul de leurs cas), il s’agit seulement d ’images plates et ternes. Les auteurs
insistent naturellement sur les différences d ’organisation, de complexité et
d ’anim ation de ces figures. Le ton affectif leur a paru être plutôt désagréable
et même anxieux (dans cinq cas), et plus rarem ent agréable (dans deux cas).
Leur recherche a porté sur un lot de sujets déjà hallucinés et un lot de contrôle.
A cet égard, parmi les sept sujets hallucinés comme dans le lot-témoin,
ces visions ont été vécues comme des images, des rêveries ou de l ’im agination
c’est-à-dire comme des « Éidolies hallucinosiques » aussi bien chez les sujets
psychopathologiques que chez les sujets sains.
Pour aller m aintenant plus loin encore dans la « problématique » de ces
images, c’est-à-dire à la recherche des caractéristiques de leur présentation
qui en fait plutôt des représentations, il n ’est q u ’à se rapporter aux formules
dont se servent les neuf sujets observés p ar E. L. Bliss et L. D. Clark (S. W.,
p. 102) : ils s’interrogeaient eux-mêmes, comme les observateurs, sur le carac
tère hallucinatoire de leurs images qui leur apparaissaient n ’être guère diffé
rentes de celles qui se présentent à leur esprit dans les conditions normales
de l ’existence...
Cependant, comme le fait rem arquer J. T. Shurley (et nous retrouvons là
le problème que nous avons exposé à propos des effets hallucinatoires des hal
lucinogènes), il y a des cas où des « images » paraissent bien être des « Hallu
cinations », c ’est-à-dire nous renvoyer aux critères de S. J. Freedman et aux
premières descriptions de W. Héron (S. H ., p. 17-19) et, somme toute, à notre
propre définition de l ’Hallucination (1) en tan t q u ’elle souligne le caractère
hétérogène et non pas seulement quantitatif du vécu hallucinatoire à l ’égard de
l ’imagerie normale.
Outre des Hallucinations visuelles, il existe parfois mais plus rarem ent des
Hallucinations auditives qui, elles aussi, se distribuent dans la gamme des
phénomènes éidoliques que nous avons tant de fois décrits dans cet ouvrage.
A. J. Silverman et coli. (S. W., p. 128) en rapporte quelques exemples : signalons
notam m ent le cas 31 de S. J. Freedman (S. W.) et celui que nous avons nous-
mêmes observé et rappelé plus haut (p. 681). J. A. Vernon et T. McGill (S. W.,
p. 151) signalent que, plus souvent que les visuelles, les Hallucinations acousti
ques paraissent en rapport direct avec le bruit entendu malgré l ’isolement, notam
m ent avec les bruits informes (sans pattem ing). Cependant, d ’après le tableau
statistique de J. P. Zubek (1969), l ’assourdissement total ou bien le « bruit
blanc » seraient également hallucinogènes, point de fait qui, nous l ’avons vu,
n ’est pas évident pour l ’ensemble des « sensations rapportées ».1
(1) Fait assez rare pour être souligné. P. Suedfeld et J. Vernon (1964) se
sont, d ’après M. Z uckerman (in Z., p. 86), référés aux critères de la « vraie Hal
lucination » proposée par P. G uiraud (1937) : incoercibilité, extranéité, spatiali
sation et apparences de réalité. Il semble que tout en se référant à un article paru
dans les Annales Médico-Psychologiques (1937) ils se rapportent plutôt et indi
rectement à celui que P. G uiraud a publié dans le Paris Médical de 1932 (Repré
sentation et Hallucination).
D IS C U S S IO N S P A T H O G É N IQ U E S 695
DISCUSSIONS PATHOGÉNIQUES
font de l ’imagerie ont frappé celle-ci d ’une sorte de suspicion. D ’où les expres
sions comme celle de « non-objet-bound-sensory » (n.o.b.s.) proposée par les
Scheibel au Symposium de Washington, ou celle de « reported sensation »
(R. S.) employée par D. F. Murphy, T. I. Myers et S. Smith (1963). Certains
auteurs ont même tout simplement nié, q u ’il y ait dans cette imagerie rien
qui la désigne pour être hallucinatoire si on entend par là qu’elle aurait des
caractères spécifiquement différents de la représentation mentale telle q u ’elle
se donne libre cours dans la rêverie, la solitude, disons aussi dans l ’obscurité.
Rappelons que E. Z. Levy, G. Ruff et V. H. Thaler (1958) ont même expli
citement mis en doute que cette imagerie hallucinatoire existe en tan t que
différente de celle de l’exercice norm al de l ’imagination ; la même opinion
fut dès le début des recherches sur l ’isolement sensoriel soutenue par
l ’école de Princeton (J. A. Vernon, Th. McGill et H. Schiffman, 1957), puis
par bien d ’autres observateurs ou expérimentateurs (E. J. Kandel, T. I. Myers,
et D. F. Murphy, 1958, in S . W ., p. 118-123; C. W. Jackson, 1960; C. W. Jack
son et J. C. Pollard, 1962; E. Ziskind et Th. Augsburg, 1962; T. Schaefer
et N. Bernick, 1965, etc.). Tous ces auteurs pensent plus ou moins explicite
ment q u ’il s’agit d ’une « spontaneous imagery » (référence à l ’ouvrage de
W. J. Pinard) (1) qui n ’est investie d ’un coefficient « hallucinatoire » que
sous l ’effet d ’une suggestion (expectancy-set) ou de la réaction homéosta
tique de défense (reduced level arousal) à l ’égard de la situation catastrophi
que exceptionnelle qui constitue la « sensory deprivation » (J. P. Zubek,
M. Zuckerman, in Z., 1969).
Le travail très méthodique de Th. I. Myers et D. B. M urphy ( S . W ., p. 118
125) mérite d ’être exposé ici. Ces auteurs ont soumis 80 sujets à une expérience
d ’isolement sensoriel très courte (10 minutes). Pour évaluer l ’effet de la
suggestion et des consignes données aux Sujets (set) sur le « rapport » d'Halluci
nation fait par eux après l ’expérience, ils ont divisé leurs 80 sujets en deux
groupes de 40. D ans un de ces groupes, 40 Sujets étaient soumis à un pré-test
(planche de Rorschach), puis 20 d ’entre eux étaient soumis à l ’expérience
avec l ’avertissement q u ’ils devaient s’attendre à « voir des choses » comme
dans les planches de Rorschach (suggestion positive); tandis que les 20 autres
étaient prévenus q u ’il s’agissait d ’une expérience où seuls les malades mentaux
pouvaient « voir quelque chose » (suggestion négative). Le taux d ’apparition
moyen d ’images hallucinatoires chez les sujets soumis à la suggestion positive
atteignit 14,8, tandis q u ’il n ’atteignait que 7,3 chez ceux qui étaient soumis à la
suggestion négative. Q uant aux autres 40 Sujets qui ne furent pas astreints
à l ’épreuve du Rorschach avant l ’expérience et divisés également en deux
groupes de 20 (l’un recevant des suggestions positives et l ’autre des suggestions
négatives) le taux d ’apparition des images fut de 17,0 pour ceux qui avaient
une suggestion positive et de 8,1 pour ceux qui avaient reçu une suggestion
négative. Depuis lors, à l ’Université de Ann A rbor (Michigan), C. W. Jackson
et J. C. Pollard (1962 puis 1966) ont cru démontrer que le facteur suggestion
par les consignes de l’attente curieuse ou passionnée agissait plus ou moins
directement sur l’effet « hallucinatoire ».
Il y aurait certes beaucoup à dire et à redire sur ce genre de vérifications
et l’appareil mathématique dans lequel elles sont présentées, mais il semble
que l’on peut conclure que si 1’ « effet placebo » est considérable, il n’est
certainement pas suffisant.
Des études très approfondies ont été ensuite entreprises pour préciser et
discriminer les diverses « motivations » conscientes ou inconscientes (1) de
cette « alerte à l ’Hallucination ». A cet égard, nous devons accorder une
particulière attention aux travaux qui m ettent en évidence cet état d ’alerte,
d ’hypervigilance ou de « stimulus seeking Behavior » (A. Jones, in Z ., p. 167
207). Ils reviennent nécessairement à mettre l ’accent sur la réaction d ’adap
tation du Sujet de l’expérience à l ’égard de la condition expérimentale excep
tionnelle agissant comme une situation « stressante », m obilisant 1’ « arousal
inform ation diurne » (P. Suedfeld, in Z., p. 443-448). La conclusion logique de
ces recherches, c ’est évidemment de supprimer en quelque sorte le caractère
pathologique spécifique de l ’Hallucination « rapportée » par les sujets
mis dans ces conditions expérimentales. E t il est assez remarquable à cet égard
de constater q u ’une « pathogénie » de ces phénomènes qui les réduit à n ’être
que le jeu du système compensateur ram enant à son « optimal level o f stimu
lation » l ’activité psychique (M. Zuckerman) manque son objet en le détrui-
(1) Ces « motivations » comprenant, bien sûr, celles qui projettent le processus
primaire de l ’Inconscient ou les défenses inconscientes du Moi ou les pulsions du Ça
dans ces phantasmes interprétés comme tels par les psychanalystes (L. G o l d b e r g e r
et R. R. H o l t , 1958; A. M. G i l l et D. R a p a p o r t , 1959; etc.). Tandis que H. H. B l a n k
(1957), H. H. B l a n k , J. H. v o n S c h u m a n n (1958) et H. J. S c h u m a n n (1959), entre
autres, ont assimilé cet état d ’alerte à l ’exaspération désespérée du désir de voir
à la dénégation de la cécité, le récent article que vient de publier R o y G . F it z g e r a l d
(1971) montre que le mécanisme de la projection hallucinatoire (la part positive
dirions-nous) du désir de voir ne suffit pas à expliquer la phénoménologie de ce qui
apparaît comme vu dans le champ visuel devenu aveugle, et cela surtout chez les
aveugles récents. Comme nous le verrons dans le chapitre m de la 7e Partie, l ’organe
des sens n ’est pas une machine soumise aux lois de la physique mathématique;
l ’œil par exemple est animé par la visée du regard qui n ’est et ne peut être que le vec
teur de l'intentionalité consciente ou inconsciente du Sujet; il a ou plutôt il est une
tonction symbolique (M. H e a t o n , 1968; J. S t a r o b in s k i , 1968) par laquelle le Sujet
diaphragme la réalité à la mesure de son désir. Je pensais trouver dans les C. R. de
l ’excellent colloque « Sur la fonction du regard» (Paris, CNRS, 1971), quelques aperçus
intéressants, comme ceux de R. H e l d (Evol. Psych., 1952, p. 221-267) exposés par un
psychanalyste. Mais 1’ « Essai » de P. B o u r d ie r en diluant le problème dans la banalité
des habituelles ritournelles « psychanalytiques » m ’a beaucoup déçu... L’ouvrage
de L. M a d o w et L. H. S n o w (1960), malgré son titre, ne compte guère d ’ « études
psychodynamiques » en dehors de celles qui soulignent l’effet de l’isolement et de
la solitude.
« RÉALITÉ » DES PHÉNOMÈNES HALLUCINATOIRES 699
i
« RÉALITÉ » DES PHÉNOMÈNES HALLUCINATOIRES 701
(1) Cependant D. B. Lindsley et coll. (1964) ayant astreint des singes à vivre
23 heures sur 24 dans l ’obscurité (avec 1 heure de lumière diffuse par jour), ont
noté que les réponses « off » et « on » à la lumière étaient augmentées après l ’expé
rience.
(2) Consulter spécialement au sujet de l’action sur l’ARN ribosomique et total
chez divers animaux, l’ouvrage de L. M a d o w et L. H. S n o w (1970).
702 ISOLEMENT SENSORIEL ET HALLUCINATIONS
tèmes perceptifs. C ’est encore à deux travaux de A. H. Riesen (1964 et 1966) que
nous devons renvoyer à ce sujet (1).
— C ’est ici que nous devons présenter une sorte de résumé des diverses
modalités hallucinatoires qui se présentent en clinique dans divers syndromes
de déficit sensoriel. Nous nous limiterons d ’ailleurs aux hallucinations que l ’on
rencontre dans les cas de cécité ou de surdité plus ou moins complète. R ap
pelons que nous avons déjà exposé ces faits et abordé les problèmes q u ’ils
posent, non seulement dans nos chapitres sur les Hallucinations visuelles et
sur les Hallucinations auditives mais encore à propos de l ’action hallucino
gène du LSD (G. R. Forrer et R. Goldner, 1951; G. Alema, 1952; A. Krill
et coll., 1963; A. H oiïer et H. Osmond, 1967, etc) ou de la mescaline (J. Zador,
1930).
plus fréquents et vivides), etc. L ’auto-observation d ’un des plus illustres « hal-
lucinologues », G. de Clérambault, mérite d ’être lue (on la trouve à la fin du
deuxième volume de YŒuvre). Avant d ’être opéré de la cataracte par Barraguer
à Barcelone, le « M aître de l ’Infirmerie psychiatrique du Dépôt de Paris »
voyait les objets déformés (des boules apparaissaient « comme des tulipes aux
pétales dissociés » ou « comme une m andarine subdivisée »). Après l ’extraction,
il a décrit l ’expérience du bandeau « comme une merveilleuse méditation soli
taire qui occupait son temps », ou si l ’on veut, remplissait « le champ perceptif
aveugle ». L ’observation publiée par J. E. Bartlet (Brain, 1951) est aussi parti
culièrement intéressante : ce vieillard de 84 ans et à moitié sourd a présenté
des « Éidolies hallucinosiques visuelles »(1), c ’est-à-dire une imagerie (reconnue
p ar lui comme pure illusion) q u ’il « percevait », après l ’extraction du cristal
lin, lorsque l ’œil opéré était bandé et que l ’autre était ouvert mais amblyope.
Nous devons rappeler ce que nous avons déjà indiqué (Surrogatprinzip)
sur les mécanismes psychodynamiques de compensation « hallucinatoire »
chez ces «m utilés »perceptifs que sont les aveugles (2). Leurs expériences psychi
ques ont fait l ’objet d ’une étude très intéressante de H. Jacob (1949).
A utant dire que tous les phénomènes hallucinatoires décrits dans ces cas
de cécité congénitale ou très précoce (notam m ent au cours des expériences
de J. Z ador avec la mescaline) ou des cécités plus ou moins complètes chez
les ophtalm opathes ou chez les vieillards atteints d ’amblyopie (Syndrome de
Ch. Bonnet), ou encore dans les amauroses transitoires (de type diencéphalique
comme l ’adm et G. de Morsier, 1969), ou au cours des amauroses progressives
— que ces troubles se rencontrent au début de la cécité ou parfois au contraire
très tardivement (J. Trillot et coll., 1937; J. de Ajuriaguerra et Legenne, 1946;
B. A. Sampaio et Cl. Igert, 1961), tous ces phénomènes sont extrêmement
hétérogènes. Et c ’est pourquoi il est si difficile aux auteurs d ’en tirer des conclu
sions pathogéniques valables : les uns insistant sur l ’importance des « lésions
périphériques », les autres sur la nécessité de « lésions centrales »; les uns
m ettant ces phénomènes sur le compte d ’excitation sensorielle, les autres sur
les effets compensatoires de l ’imagination, etc. Q uant à nous, nous estimons
q u ’il y a une distinction à établir entre tous ces faits : les uns relevant de la
pathologie de la Conscience (comme p ar exemple dans les « cataractes delirium »
post-opératoires ou dans l ’observation rapportée par J. de Ajuriaguerra,
S. B. A ., p. 105), les autres — la plupart — entrant dans le groupe des Éidolies,
soit à type de protéidolies « illusions des sens » proprem ent dites p ar défaut de
form ation de l ’inform ation), soit à type de phantéidolies, ces dernières se
produisant comme un travail de rêve qui remplit le champ aveugle en tout ou
partie quand, comme nous le verrons plus loin, l ’arousal sensoriel diminue et
que s’installe l’état de « clauding o f sensorium ».
en effet, de ferm er les yeux ou de se boucher les oreilles pour halluciner. Disons
plutôt que certaines modalités de troubles de la fonction d ’information
q u ’assument les organes des sens et les centres qui élaborent leurs messages
sont manifestement « hallucinogènes » au sens plein et varié du terme.
Il est clair en tout cas que la grande explication classique (le recours au
concept d ’excitation sensorielle) est ici caduque puisqu’il s’agit d ’un processus
de « clouding o f sensorium » « hallucinogène » à base de réduction ou de
suppression des Stimuli sensoriels. Mais on risque de tom ber de Carybde en
Scylla si on croit q u ’à l ’explication simpliste par les excès de Stimuli des nerfs,
organes ou centres sensoriels, peut se substituer une explication aussi simpliste,
celle d ’une désafférentation qui suffirait p ar elle-même à substituer les images
aux sensations, fût-ce en vertu de ce que M. Zuckerman avec D. P. S. Schultz
(1965) ou avec D . B. Lindsley, (1961) appellent une « sensoristasis ».
Les faits qui sont depuis vingt ans en discussion sont, nous semble-t-il,
assez éloquents pour nous m ontrer deux paramètres im portants de l ’action
hallucinogène de l ’isolement sensoriel. L ’un est constitué p ar la condition
« non-patterning » de la « perceptive deprivation », et l ’autre p ar l ’effondre
m ent de la composante motrice de la perception.
Il est très remarquable, en effet, que le taux des images hallucinatoires
(mettons les plus « authentiques », c ’est-à-dire les plus irréductibles à une
imagerie normale ou suggérée) ne croît pas avec la réduction sensorielle. Ce
n ’est pas, en effet, lorsque — selon une probabilité au moins relative —
l ’obscurité, le silence et la désafférentation sensitivo-sensorielle ont atteint
(ou tendent vers) un zéro d ’ « inputs » que le sujet voit le plus d ’images.
D ’après S. J. Freedman et coll. (S . W., p. 108-115), c’est au contraire lors
que le champ perceptif devient homogène (1), c ’est-à-dire que le « patter-
ning », l ’ordre des présentations objectives ou de la « Gestaltisation » ne peut
s’opérer, que les Hallucinations apparaissent, et plus particulièrement, selon
M. Zuckerman, sous forme de type A ou I selon la nomenclature géné
ralement employée et, pour nous, sous forme de protéidolies. Nous aurons
plus loin à souligner l ’importance de ce point de vue pathogénique, à nos yeux
capital, pour une théorie de ces illusions des sens (au sens d ’Esquirol) que
sont les « Éidolies » (et plus particulièrement les « protéidolies », ces fameuses
images « simples » appelées aussi « meaningless » pour éclater sans contexte
significatif ou ne com porter aucune complexité de représentation). J. Vernon
et Th. E. McGill (S. W., p. 146-152) ont publié un très joli travail pour mon
trer l ’importance d ’un « non patterning » hallucinogène. Ils ont placé leurs
sujets dans des conditions d ’isolement progressif (phase I et phase II, cette
dernière étant caractérisée p ar une réclusion plus sévère dans la chambre
(1) C’est cette condition que me paraît seule valablement viser le concept théorique
de « Optimal levels o f stimulation and arousal » développé par M. Zuchermann
(in Z., p. 407-432).
708 IS O L E M E N T S E N S O R IE L E T H A L L U C IN A T IO N S
(1) Le travail de S. J. F reedman doit attirer spécialem ent l ’atten tio n (Remarks
on the relation between perception and motion, S. B. A., p. 298-306).
U I. S. CONDITION NÉGATIVE HALLUCINOGÈNE 709
N O T IC E B IB L IO G R A P H IQ U E
(Principaux travaux à consulter)
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Stratton, 1962. R uff (G . E.). — Sensory deprivation. American
A Bibliography o f Experimental Studies o f Sensory Handbook o f Psychiatry, de A riett, 1966, t. UL
Deprivation with Human Subjects, par J. C. POLLARD, Weinstein (S.) et coll. — Bibliography o f sensory
C. W. J ackson, Jr., L. U hr et D. F euerfile. perceptual deprivation isolation and released areas.
M ental H ealth Research Institute the University o f Percept. mou Sktll, 1968, 26, p. 1119-1163.
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R acamier (P. C.). — Sur la privation sensorielle et F errari (G .), G iodarni (L .) et M uscatello (C. F .). —
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médicale de Sainte-Anne â Paris).