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La Grande Peur Récit
La Grande Peur Récit
L’anarchie est partout, non point une anarchie spontanée, comme l’a
imaginé Taine, mais au contraire une anarchie préparée, entretenue,
conduite par les hommes du Palais-Royal, les chefs des clubs, en
particulier du Club breton, et servie par la tourbe que le 14 Juillet a fait
sortir des pavés et qui n’y rentrera plus avant bien longtemps.
Par tout le territoire des messagers venus on ne sait d’où sur des
chevaux blancs d’écume, annoncent les plus étranges nouvelles : dans
le Limousin, que le comte d’Artois vient de Bordeaux avec une armée,
prête à tout massacrer ; dans l’est, que les Impériaux, les Prussiens
ont passé la frontière, dans le Dauphiné, les Savoyards, dans le sud-
ouest, les Espagnols ; sur les côtes de la Manche, que les Anglais
débarquent... L’hallucination gagne de proche en proche. Le tocsin
sonne à tous les clochers.
Femmes et enfants fuient les villages, se cachent dans les forêts, les
ravins, les cavernes. Les hommes n’ont encore que des fourches et des
faux. Ils vont aux villes proches exiger des fusils, de la poudre, des
canons, que les commandants militaires n’osent leur refuser. Toute la
nation maintenant est armée, aux aguets. Ni brigands ni étrangers
n’ayant paru, la peur se mue en violence. Les villageois courent aux
châteaux.
On leur a soufflé que s’ils brûlent les parchemins des nobles ils
anéantiront les droits féodaux. Ils se ruent sur les demeures
seigneuriales, les abbayes, voire les maisons bourgeoises, les
presbytères, et des rôdeurs, des repris de justice s’étant mêlés à eux,
saccagent, incendient, volent, souvent torturent et tuent. C’est une
Jacquerie, une guerre sociale, par-dessus tout un désordre immense où
se débrident les pires instincts. L’est du royaume, Alsace, Franche-
Comté, Bourgogne, Lyonnais, Dauphiné, Provence, voit les convulsions
les plus fortes. Le tiers au moins des châteaux et des couvents y est
détruit par les paysans.
Il est trois heures du matin Dans le délire collectif qui pâlit tous les
visages, fait ruisseler tous les yeux, l’archevêque de Paris, comme
après la prise de la Bastille, propose un Te Deum, cette fois dans la
chapelle du château, et Lally-Tollendal, pour rattacher le nouveau
régime au roi, demande à l’Assemblée de couronner « l’union de tous
les ordres, de toutes les provinces, de tous les citoyens », en
proclamant Louis XVI le Restaurateur de la liberté française. Une
explosion lui répond, qui dure près d’un quart d’heure. Il semble à
tous, dans cette aube du 5 août qui, rose et pure, s’épand sur la ville
royale, qu’il n’y a plus en France de place pour la discorde, pour les
soucis personnels, pour la haine, que la Révolution cette fois est finie.
Le rêve presque aussitôt se dissipe. Quand il faut rédiger les décrets
qui rendront exécutoires les décisions prises dans la folle nuit, des
tendances opposées apparaissent. Les intérêts évanouis reprennent
corps. L’esprit condamne les entraînements du cœur. L’abbé Siyès,
soutenu par plusieurs évêques et par Lanjuinais, demande que les
dîmes frappant toutes les terres du royaume, la suppression simple
ferait un cadeau de cent vingt millions de rentes aux propriétaires
actuels. Et ce cadeau, le peuple le paierait.