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THEORIE DU SOCCO CHICO

Par

Carlos de NESRY

Toute l’âme de Tanger est là, dans ce quadrilatère sonore et coloré, dans ces cercles d’oisifs qui
se font et se défont le long des heures, dans ces multitudes bigarrées qui se succèdent
indéfiniment comme une marée incessante. Tous les mythes de Tanger sont là. Ses fables et ses
vertus, ses songes et ses hérésies, ses totems et ses dieux ont trouvé leurs signes concrets dans la
perspective déclinante de cette petite place célèbre à l’apparence anonyme. C’est l’image de la
ville et son symbole. C’est aussi le sourire de Tanger et sa promesse. Sourire qu’on voudrait
troublant et magique et qui n’est que débonnaire. Mais il vous captive à jamais. Il y a bien là, à
doses prudentes et pour peu que l’imagination s’y mette, l’invitation à une poésie peut-être
équivoque, le soupçon de fruit défendu et qui sait? l’attrait voluptueux du péché qui vous feront
— --

revenir.

Privilégié des dieux, épargné par les voitures, il demeure le seul lieu de la ville où l’histoire
affleure et d’où sont proscrits le fade pittoresque et le faux exotisme. Les étrangers le devinent,
qui y affluent spontanément, à la recherche des signes inédits. Pour les autochtones initiés qui ne
dédaignent pas d’y descendre, il peut présenter un visage et parler un langage inaccessible aux
profanes. Car chacun y trouve ce qu’il y est venu chercher. Aussi le Petit Socco a ses fidèles pour
qui le pélerinage à ce véritable terminus sentimental est un rite de tous les jours.

LE FORUM

Un vieil atavisme de forum romain flotte encore sur le Socco. Forum africanisé qui tient de
Carthage et d’Alexandrie et que l’Andalousie a façonné. Synthèse singulière, à la mesure de la
ville, qui a dû prendre rapidement les allures prolixes et mythologiques d’un marché
méditerranéen de l’Antiquité. À la différence près des esclaves, qui ne se vendent plus sous la
même forme, il n’a pas beaucoup changé depuis. Du marché primitif, il a gardé le tintamarre
baroque et la fiévreuse agitation, un je ne sais quel romantisme de caravansérail distingué que la
métamorphose européenne n’a pu effacer complètement. Carrefour central, des ruelles
nombreuses y débouchent de toute part. Le Petit Socco est incompréhensible sans le contexte de
ces ruelles qui le relient au monde extérieur et qui lui forment une sorte de glacis où il rayonne.
Chaque quartier y apporte sa note et sa couleur. La Kasbah, qui commence à deux pas, y déverse
son mystère par des flots ininterrompus de djellabas et de femmes voilées. Le port tout proche y
envoie, avec ses troupeaux intermittents de marins en liesse, ses effluves d’océan, de denrées
étrangères, de bouges interlopes. De la ville haute arrivent les explorateurs d’un autre monde.
Vingt langues et dialectes entrechoquent leurs consonnances dans cette Babel méditérranéenne.
Une gamme infinie, de visages, de moeurs, de costumes, de négoces... Des épiciers chleuhs et des
magasins hindous. Des bazars à la nationalité indéfinie où se vend la pacotille de tous les
marchés. Des vitrines innombrables vous offrent les objets les plus hétéroclites: les inévitables
chemises multicolores prisées outre-Atlantique, toute la variété des articles en nylon, des bibelots
ayant franchi le Rideau de fer, un outillage disparate et somptueux... J’allais oublier les montres.
Les montres semblent être devenues à Tanger une sorte de marchandise de troc, une monnaie
générale d’échange. Vous les trouvez partout. Elles se sont glissées sournoisement dans tous les
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étalages, dans les vitrines où l’on s’attend le moins à les trouver: les simples bakal et jusqu’aux
bureaux de tabacs. Des crieurs de journaux vocifèrent dans toutes les langues les titres des
quotidiens célèbres. Des vendeurs de loterie proposent trois ou quatre loteries différentes. Le
vacarme monte et s’étend dans un éblouissement de lumière. Un agent de police baille dans toute
l’innocence de son coeur. Un autre galope derrière un petit marchand ambulant peut-être en
fraude. Un vieux derviche musulman qui, dans la bousculade générale, promène une majestueuse
indifférence, semble témoigner contre toute la vanité de cet humain tapage.

Voici les cireurs. Une théorie. Une théorie du Socco ne peut commencer que par les cireurs, qui
sont au commencement de tout et probablement éternels. Ils sont innombrables, de tous les iges et
de toutes les couleurs. Ils vous abordent en nuées déférentes et se prennent à trois pour nettoyer
vos chaussures. Us sont là, accroupis à vos pieds, pleins de zèle et de bonne volonté, dans une
attitude inconsciemment hiératique, celle du serviteur devant le maître tout-puissant. Complexe
héréditaire de l’esclave, vestige antique parmi d’autres, où le passé jamais aboli, renaît par ces
détours imprévus, dans un monde que nous croyons neuf.

Voici les touristes. Il y en a aussi de toutes les couleurs, et de toutes les conditions. Us sont non
moins nécessaires au décor et il est à espérer qu’ils soient éternels. Leur variété est inépuisable. Il
y a les Britanniques entichés de tarbouches, les Américains aux chemises bariolées, aux cravates
multicolores, les Portugais chercheurs de nylon, les Hollandais éternellement ébahis, les
Scandinaves qui prodiguent à tout les trésors d’indulgence Tous d’ailleurs se trouvent un peu
...

chez eux dans ce lieu qui, par définition, appartient à tous. Ce lieu consacré a de toujours
acclimaté ses conquérants: les Visigoths au Petit Socco devaient se sentir aussi familiers
qu’aujourd’hui les compatriotes d’Eisenhower.

LE MICROCOSME

Un anneau serré de cafés et de bars enferme comme dans un théâtre les loges. Théâtre
prédestiné. Et, sur cette scène idéale de la ville et de l’existence de Tanger se déroule
journellement, peut être observée à volonté dans ses secrets, dans ses pudeurs, dans ses
intimes faiblesses. C’est la coupe faite sur une vie urbaine ondoyante et diverse. Pour qui
sait y lire, c’est la trame tenue des intrigues, la chaîne des soucis et des désirs, les liens qui
sondent les ambitions et les intérêts Que de drames trahis par un geste, un regard! Que
...

d’espoirs surpris dans une attitude anonyme...


Ici naissent et meurent les chimères.

Autour de ces tables, des opérations de tout ordre sout traitées et parfois conclues. Des
transactions dans toutes les monnaies du monde sont réalisées par ceux qui sont venus de
tous les coins de la terre. Le Socco est parfois une bourse en plein air, avec son brouhaha et
ses inquiétudes. Ici furent amorcées des aventures diverses, les expéditions hasardeuses qui
ont valu à leurs auteurs, selon la tournure des événements, le succès ou le désastre.

Combien de fortunes, plus ou moms bien gagnées, ont ici


leurs racines? Combien
sont-ils par contre ceux qui, attirés par la légende de la ville et déçus dans leurs espoirs,
viennent échouer au Socco, dernier refuge de ces épaves humaines, victimes des mythes
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éblouissants de Tanger?

C’est donc tout un monde, un monde à une échelle réduite, mais un monde tout de même.
Et, dans ce véritable microcosme, un accord harmonieux entre les figurants et le décor, cette
sorte de communion spontanée entre une vie et un site, donne au Socco un sens humain et sa
profonde beauté.

Microcosme intelligible qui gagnerait à être compris, et souvent à être découvert. Il faudrait
recréer à Tanger la vocation du Socco. La métaphysique du Café Pib est à faire, ou à faire
connaître. On y apprend les vertus, discutées mais réelles, d’une certaine méditation. C’est
une singulière sagesse, en équilibre instable entre le bien et le mal, Dieu et le Démon,
l’absolu et le néant, le désir et le regret du désir. Il faudrait inspirer aux pouvoirs publics
l’attendrissement civique du Socco et freiner par là l’invasion des magasins sacrilèges.
Laissez disparaître le Socco et vous amputerez Tanger de ce qui fait sa tradition, sa
nostalgie et la méditation de ses soirs. Autant d’impondérables, irréductibles à toute
dialectique, qui doivent prévaloir dans la nomenclature de ses richesses.

Naguère encore, le prestige du Socco était incontesté. Chaque nation avait tenu à situer le siège
visible de sa souveraineté: des Postes, une Banque, voire le Consulat. Mais depuis, un
suobisme latent s’est allié aux nécessités d’un progrès trop utilitaire pour déplacer l’axe de
la ville vers des Boulevards inpersonnels, sans âme et sans passé. Pourtant, la jeunesse
même de ces Boulevards, l’immense anonymat de leur esthétique, est la raison profonde de
leur ennui. Rien n’y parle à la pensée, rien n y parle au souvenir.

Le Socco enregistre le temps et parle puissamment à notre mémoire. Noyau sensible de la ville,
les sommets de la vie publique s’y reflètent fidèlement. Comme sur un visage humain, vous
pouvez lire les grandes réactions collectives de Tanger et ses moments de gloire et ses moments
d’inquiétude... La moindre entorse à ses rythmes, à ses pulsations, altère ce visage. Le Socco est
plein de rumeurs du passé. Une oreille aimante peut y percevoir l’écho mourant de clameurs, de
gloires, de grandes foules en marche. Centre de la ville, il s’est trouvé au carrefour de l’histoire.
Autour de lui a retenti le choc des ambitions nationales. Par ici un jour, Guillaume Il d’Allemagne
a défilé lors d’une visite célèbre, alors chargée de possibles. Et les photos de l’époque nous
montrent, sous les actuels balcons bondés de curieux, au milieu du blanc tourbillon des burnous
flottants, le passage arrogant de l’impériale cavalcade. Le Socco devint un jour une petite
géographie des Espagnes en guerre. La guerre civile était là avec ses divisions et ses haines. Les
cafés de «droite» s’opposaient aux cafés de «gauche» dans une inimitié fratricide qui ne resta pas
dans le domaine des théories.

Tous les fastes de Tanger trouvèrent aussi au Socco leur décor ad hoc, décidément prédestiné.
C’est par ici que s’acheminaient les jours du Mouloud, dans ces immenses matins de soleil et
d’azur, dans le délire des cantiques et des galtas déchainés, les cortèges sacrés des offrandes, sous
le vaste épanouissement des oriflammes pourpre, blanc et or. Delacroix, qui est passé par ici, y fit
paraît-il une escale qui n’a pas été inféconde.
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LE SOCCO ET L’ÉTERNITÉ

Le Socco est aussi un point de départ pour l’éternité. Des Synagogues le bordent. Une Église
catholique, une chapelle baptiste, la Grande Mosquée, en marquent les frontières. Comme
àCorinthe, les temples opposés voisinent. Le clocher catholique trouve, plus bas, sa réplique dans
le minaret arabe. Ce sont les deux pôles dominant ce véritable morceau d’éternité. Et, entre eux,
les brahmanes déchus dans le commerce terrenal du nylon figurent la neutralité traditionnelle des
paganismes asiatiques.

Jamais le sacré n’a frôlé le profane d’aussi près. Entre la vertu et le vice, il y a l’épaisseur de
quelques boutiques, et le parvis séculier d’une chaussée. Cette chaussée panthéiste, foulée par les
infidèles de toutes les nations. Un vice qui ne s’étale point, et garde le respect de ce narthex idéal.
Un tact naturel et des bonnes intentions l’atténuent. Car, comme l’enfer, le Socco est pavé de
bonnes intentions.

En attendant le Royaume de Dieu, le Socco s’adonne joyeusement à une nouvelle religion qui est
un peu son Chiliasme et qui a du moins le mérite de concilier les fidèles des crédos opposés. C’est
un signe d’alliance qui fait l’unanimité, un succédané inespéré à tous les thèmes de pensée et de
création, une raison de croire et d’espérer, un culte, un drapeau, une cause collective qui
passionne les esprits, qui obsède les conversations, qui envahit les colonnes complaisantes des
journaux, qui allume les multitudes comme, dans l’Antiquité, les grands mythes nationaux. Vous
l’avez deviné, c’est le football!

Religion sans éternité qui n’en est pas moins dotée d’un sens du perpétuel. Une religion qui a ses
exegètes de tout poli, et ses controverses savantes. Comme toutes les croyances, elle a ses
frontières et ses inimitiés territoriales. Entre Tanger et Tétouan une lutte à mort est entreprise qui
soulève des vagues d’exaltation et des cris vengeurs. C’est Pise et Florence. C’est Rome et
Carthage. Or, tout le monde le sait pour que Rome vive, il faut que Carthage soit détruite.

LA TENTATION NOCTURNE DU SOCCO

Premier a s eveiller, il est le dernier à s’éteindre. On peut y sentir battre longuement, les dernières
pulsations de la ville endormie. Les noctambules invétérés, fuyant le vide des quartiers modernes,
y viennent naturellement, poussés par un invincible tropisme vers ce dernier foyer de lumière et
de vie. Car, la nuit venue, décor et figuration changent aussitôt. Une faune nouvelle, invisible le
jour, prend possession de la scène pour y jouer une pièce singulière, à cent actes divers. La rue
des Siaguins qui mène au Socco devient alors la pente facile vers l’abîme ou l’évasion, vers une
dépravation qui peut être conventionnelle, périodique et nécessaire, consentie à des doses qui
passent pour inoffensives. Une autre rue qui en part, devient la voie du péché. Elle vous mènera
tout droit aux dancings disséminés dans les parages, qui vous ouvriront, avec leurs portes
rutilantes, le refuge somptueux de la tentation, où, en de coûteuses bachanales, se dissipe
l’excédent des fortunes faciles. «A la porte disait la Bible le péché est à l’affût...»
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Quand le poids de la vie deviendra trop lourd, quand l’ingratitude humaine et le silence divin
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imposeront l’évasion, passez à l’ennemi. Cédez pour une heure à la tentation du démon et
consentez au Socco. Quand l’absurde de la condition humaine vous semblera sans issue,
traversez une frontière invisible que personne ne garde, si ce n’est le fantôme de votre conscience
enfin terrassée. Suivez l’itinéraire bacchique des ruelles, prenez dans les bars le nectar capiteux,
nécessaire àl’intelligence de ce monde. Prenez la mesure de votre liberté, de votre puissance.
Vous avez apporté avec vous ce dont votre plaisir a besoin: l’enthousiasme et la faculté
d’illusion. Donnez de votre mystère aux visages inconnus, revêtez de votre charme ces ruelles
chaudes qui ne sont jamais mornes ni sordides. Le miracle sera accompli.

Voici, face à face, les deux petits temples préliminaires à cette marche dyonisiaque: La taverne
classique d’où monte une chanson peut-être expiatoire, la rôtisserie exigue d’où monte un encens
profane que le ciel ne refuse pas toujours. Le vin et la chair sont les deux espèces de cette
communion nouvelle, les deux pôles entre lesquels s’atténue l’absurde. Ainsi l’entrée du
labyrinthe a toujours été libre. Le problème a toujours été d’en trouver l’issue.

Voici, suivant le dédale, les signes éternels que vous envoient le «Cheval Blanc» ou le «Chat
Noir» noms également mythologiques, à moins que ce ne soit le Pam-Pam, nom métaphysique,
comme vous voyez. Le faune qui dort dans chacun de nous peut y trouver sa résurrection et son
provisoire salut... Vous pouvez, si vous avez l’imagination puissante, faire connaissance avec le
Minotaure, invisible et présent au fond de ce labyrinthe, qui reste toujours fidèle, toujours aux
aguets, à jamais assoiffé des vierges cosmopolites...

Enfin, repus et libres, vous pouvez vous attabler pour le spectacle ou la méditation.
Stratégiquement placé aux terrasses qui ne ferment jamais, vous pouvez assister aux débats du
microcosme en continuelle évolution. Une sorte de foire perpétuelle y déroule journellement sa
magie lumineuse. Déjà, le marchand de tapis est venu, comme tous les soirs, étendre à vos pieds,
dans l’espoir d’un probable acheteur, son décor polychrome où vous pouvez oir un ornement
inattendu du proscenium.

Mais ce n’est point seulement d’amour vénal que vit l’illusion. Si le sort est propice, il arrivera
que de providentielles étrangères viendront à la table voisine afin de créer à vos côtés, avec leurs
accents gutturaux et la coupe exotique de leur robe, le rêve de terres lointaines et d’hérétiques
coutumes toujours bienvenues. Chaque rencontre est pleine de possibilités infinies. N’y a-t-il pas
du reste une mystérieuse invitation du destin dans ces yeux gris-acier, dans la paille dorée de cette
courte chevelure coupée haut? Et, dans votre anglais rudimentaire, vous essaierez d’entamer un
dialogue laborieux, émaillé de mimiques et de sourires, présage des meilleurs perspectives...

L’aventure est ici, sous ses mille aspects, au coin de chaque rue.

Du haut de sa tour auguste, l’horloge de l’Eglise continue à rythmer pour vous le cours des heures
qui passent. La nuit est longue et riche en promesses...

Cinq heures du matin. L’exode des dancings commence. La meute affamée des danseuses envahit
les terrasses toujours offertes. Nouvelle diastole du Socco, courte flambée d’animation, de joie.
Les rires fusent, les interpellations se croisent, le désir se crispe. Un relent de sexualité diffuse
flotte dans l’air, qui marque ces nouvelles présences. C’est le moment où les idylles amorcées au
bal arrivent près de leur dénouement. Aurores du Socco que Verlaine dirait triomphales! Le
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bourgeois tôt levé, le voyageur qui se hâte, le fidèle qui va à sa prière, jettent un regard furtif mi

réprobateur, mi intrigué sur la tranche visible de cet univers légendaire qu’ils croient toujours en
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décomposition. Les Don Juan matinaux tentent leur ultime chance dans une aventure de plus en
plus incertaine. «Tout peut naître ici bas d’une attente infinie...»

Hélas! Le songe d’une nuit de Tanger touche à sa fin. Fuyant le jour qui se lève, ces nymphes de
la nuit se dispersent, volages, insaisissables, déjà irréelles. Et la pénombre des ruelles
environnantes engloutit les instruments de la tentation, happant une à une ces dernières figurantes
d’une scène enfin déserte.

Dans une poudre d’or, le ciel de Tanger s’illumine, serein, victorieux, signe suprême de pureté.
Et, sur le désert éphémère du Socco, exorcisé pour une heure encore, tombe la voix fatidique du
muezzin, qui lance, du haut de son minaret, son appel quotidien qu’il sait sans écho.

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