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Tous droits réservés, 3 janvier 2007


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L A P ETITE MUSIQ UE

Sabrina Bardot
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Je me retourne dans mon lit une dernière fois. Je sens les draps
sur moi comme les voiles repliées d’un bateau condamné au port : des
voiles froides et humides de ma transpiration salée. Cela sent l’eau de
mer croupie. Mes cheveux sont comme des algues collées sur mon
front.

Au réveil, c’est comme si j’avais des restes d’intelligence, je ne


sais pas. Je me réveille comme après une traversée, un grand voyage.
C’est étrange. Je vois des images et je me les dis. Mais dès que je suis
devant les autres, je ne sais plus dire. Dans ma tête, les mots se
déploient naturellement, ma pensée est limpide, je sais tout exprimer,
je conçois tout clairement…Une fois devant les autres, plus rien.

J’ai encore rêvé. Je prenais mon envol comme un oiseau au-


dessus de la mer. Un vol très haut dans le ciel, je volais de plus en plus
haut pour ensuite retomber à pic. Et juste au dernier moment, avant
de toucher l’eau et de me noyer, je remontais. Je fais ce rêve souvent,
plusieurs fois par semaine. Je vole. Mais cette fois, je n’ai pas pu
remonter, je me suis réveillée juste avant, le cœur tapant dans mes
tempes. Et il y a avait encore cette musique qui m’appelait. Mais je ne
peux pas. Je dois rester là, je suis ancrée là. J’ai des chaînes aux pieds :
le travail, l’appartement. Cela a été si difficile de trouver ça, de cons-
truire une vie. « Faut faire sa vie », c’est ma mère qui me le disait.

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Je me suis levée et j’ai regardé dans le dictionnaire des rêves


que j’avais acheté dans une bouquinerie. Maman l’avait vu, elle avait
dit « c’est des conneries, qu’est-ce que t’as besoin de t’acheter des
bouquins, débile comme tu es ». J’avais baissé les yeux, cela ne valait
vraiment pas la peine d’expliquer. Dans le dictionnaire ils disaient :

« Vol
(Dans les airs) : expériences agréables,
Puis tomber : désagréments,
Et avoir des ailes : bonheur. »

Dans le rêve, je me sers de mes bras comme des ailes, j’ai la


sensation que tout cela est naturel, je sais voler, un point c’est tout.
Mes pics, la tête la première, ce n’est pas une dégringolade, non :
j’aime ça. Je me souviens avoir rêvé un jour que je slalomais entre des
fils électriques puis que je montais plus haut. Il fallait alors éviter les
avions. Je ne plane pas, je vole très vite. Je ne suis pas très convaincue
par cette interprétation, « désagréments ». Il a fallu que je cherche
dans le dictionnaire ce que c’était que ça : « Sentiment désagréable
causé par un événement pénible » C’est plutôt un rêve agréable, le
désagrément c’est le réveil. Moi je trouve que ce qu’ils disent dans le
dictionnaire des rêves, c’est tout et son contraire. Quelquefois, les
gens intelligents ne sont pas clairs. Ma mère a sans doute raison, c’est
que des conneries. Elle, elle sait, moi je ne sais pas. C’est ce qu’elle a
toujours dit.

J’adore lire. J’ai décidé de boire mon thé en lisant un livre. On


y parle de gens comme vous et moi sauf qu’ils sont beaux et riches,
sauf qu’ils sont célèbres, cela me fait rêver. Surtout, ils ne vivent pas
dans La Ville. Ils vivent Autre Part. Je ne sais pas comment ils ont fait.
Mes livres, je vais les acheter en bas, chez le monsieur qui tient le bar-

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tabac. Mes titres préférés sont Voici et Paris Match mais des fois
j’achète Gala. Quelquefois j’en prends même des vrais, des bouquins,
ceux de la collection Harlequin. Je sais bien que c’est pas des grands
livres, comme Victor ou Hugo et tout ça, mais je n’ai pas l’intelligence
qu’il faut.

Aujourd’hui rien ne presse. J’attends mon heure, l’heure du


travail. Le fait d’être à mi-temps est finalement assez ennuyeux : je n’ai
pas le temps de partir mais j’ai le temps d’y penser. Dans deux heures,
je vais prendre mon poste dans la chaîne. Je travaille dans une usine
de chaussettes. C’est moi qui forme les paires. C’est moi qui décide
que telle chaussette ira avec telle autre pour toute la vie, que l’une sera
la gauche et l’autre la droite ou vice et versa. Elles auront le choix, être
gauche une fois, être droite une autre fois. Elles sont en demi-liberté.
Parce que ce qu’elles ne peuvent pas choisir, c’est avec quelle chaus-
sette, qui leur ressemble comme une sœur, elles vont faire leur vie. Je
fais du mariage forcé dans le domaine de la chaussette.

C’est une bonne place, j’ai eu de la chance. Je sais lire, écrire,


compter, c’est le principal. Et ce n’était pas gagné. Je suis née avec un
pois chiche dans la tête. Je ne sais pas trop ce que ça signifie. Est-ce
que j’ai réellement un pois chiche qui se serait fourré je ne sais
comment dans ma tête ? Je l’imagine, le pauvre pois chiche, tout seul
comme un idiot, ballotté d’un côté à l’autre de mon crâne… Quand
j’étais petite, je courais très vite en balançant ma tête d’un côté puis
de l’autre : je tentais de faire sortir le pois chiche par une oreille. Il
paraît que chez moi ça rentre par une oreille et ça ressort par l’autre :
le pois chiche ça doit être pareil. Je ne comprends pas comment il a
pu faire…pour rester coincé.

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La Ville est divisée en deux parties distinctes. Le sud, avec son


centre-ville prolixe et très bruyant. Prolixe, c’est un monsieur à la télé-
vision qui l’a dit. J’ai cherché dans le dictionnaire : « Trop abondant,
exubérant ». J’ai trouvé cela joli et je l’ai écrit dans mon carnet. J’ai un
carnet où je mets tous les mots compliqués. Je les lis le soir avant de
me coucher. Je vais continuer. Je finirai peut-être pas faire sortir le
pois chiche comme ça.
Le sud a sa place de fête, où tous les cafés regardent, où, l’été,
les restaurants sortent leurs terrasses, où le marché de Noël crache ses
lumières et ses couleurs, sa musique des hauts parleurs. Une ville de
musique bruyante qui boue dans les oreilles, ou plutôt un mélange de
musique : le dernier tube à la mode, un chant de Noël interprété par
une chorale, des airs populaires échappés de boîte en fer ou en bois,
et même de peluches mécaniques… Le bordel de Noël. Il paraît que ça
ne se fait pas, de dire bordel. Encore moins bordel de Noël. Mais fran-
chement, c’est l’impression que cela me donne : tout s’achète, tout se
vend, on fait des cadeaux qui ne ressemblent à rien et dont on ne
voudrait pas soi-même, mais le vendeur a dit que ça plaît alors on le
croit. De toute façon, moi je ne peux pas savoir ce qui plaît aux gens,
je ne suis pas comme eux. Je suis bête. « T’es nouille ma pauvre fille
», me dit ma mère depuis que je suis toute petite. « T’es bête ». « T’as
rien dans le cerveau. ». Ma mère m’a dit quand j’étais petite qu’il
fallait toujours la croire, qu’elle avait toujours raison. Et la maîtresse
c’est une putain.

Alors, je n’ai pas beaucoup écouté à l’école, et je me faisais


taper sur la tête. Je n’y suis pas non plus restée très longtemps : ma
mère a dit que ça coûtait et qu’à partir de mes 14 ans je pouvais
gagner un peu d’argent. Je lui versais une pension pour l’aider. J’ai vu
mes amies partir Autre Part. A chaque fois que je demandais à ma
mère où ils allaient, tous, après la 3e, elle me répondait « Autre Part ».

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Nous, nous sommes toujours restés coincées là, dans La Ville. Je n’ai
jamais connu autre chose que ces rues. Je ne sais pas comment ils ont
fait. Je ne les ai jamais revus. La Ville, ce n’est pas très grand, c’est
même un peu étriqué, comme un manteau dans lequel on aurait du
mal à déployer ses bras en ayant peur de faire sauter les coutures.

Quand j’étais petite, j’aimais entendre le silence de la neige


recouvrir chaque objet, chaque bruit habituel et le transformer en
quelque chose d’étrange. Le temps de Noël était comme une pause,
une trêve des engueulades. D’ailleurs, à la télé, ils parlent tout le
temps de la trêve de Noël. Rien que pour ça je remercie le petit Jésus,
c’était sympa de penser à ceux qui se font tout le temps crier dessus.
A l’école, on ne faisait plus de calculs, plus de dictées mais on appre-
nait des chants, on dessinait des maisons sous la neige avec un
bonhomme au nez en carotte, et on lisait des histoires avec des lutins
et des arbres magiques. Je ne me faisais plus taper sur la tête avec la
règle de la maîtresse, je n’étais plus stupide. J’étais le petit ange de la
maîtresse parce que c’était moi qui chantais le mieux. J’ai toujours
cette voix, mais je n’ai pas appris la musique : je suis trop bête, ça
coûtait trop cher. Et puis à quoi cela m’aurait servi ? « Les chanteurs
c’est des saltimbanques et des putains. » C’est ma mère qui le dit.
Alors je les regarde, souriants et bien habillés dans leurs beaux habits
de couturiers, sur les pages de mon magazine, et j’imagine celle-là les
fesses à l’air en train de se faire tripoter par cet autre en belle chemise
de soie, drogué à la cocaïne. « C’est tous des drogués. »

La cocaïne est une poudre blanche qu’on s’enfile par le nez, un


peu comme la poudre qui sort de la bombe magique que j’utilise pour
recouvrir le sapin de Noël à l’usine. C’est moi qui suis chargée de la
décoration depuis le premier Noël. Je pends des chaussettes multico-
lores pour décorer, avec des guirlandes, des boules et la fausse neige

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qui sent vraiment mauvais. Je ne sais pas pourquoi mais les collègues
de l’usine trouvent que je sais y faire pour rendre ça joli. Je ne l’ai pas
dit à ma mère, pour qu’elle se moque, non merci, elle a toujours dit
que je n’avais aucun goût, que je m’habillais n’importe comment,
comme une manouche. Mais quand je voulais une belle robe d’un
magasin de La Ville sud, elle me disait qu’il ne fallait pas péter plus
haut que son cul, que les fringues de chez Kiabi ça suffirait bien, pour
ce que j’en faisais, et comme j’étais faite. « Un échalas. T’es un
échalas. » Elle me le disait tout le temps. J’ai regardé dans le diction-
naire. Un échalas c’est « un piquet de bois servant à soutenir une
plante ». Je ne serai jamais une belle plante. Juste un échalas avec un
pois chiche dans la tête.

Et puis aussi en hiver quand j’étais petite, je regardais la


fenêtre, le givre dessinait sur la vitre des petites étoiles qui se rejoi-
gnaient pour faire comme des toiles d’araignées, mais en plus jolies.
Le vent formait du cristal autour des branches des arbres. Quelques
étoiles dans les rues, quelques guirlandes, et mon cœur rêvait de fête.
Même les sourires voyageaient de lèvres et lèvres comme portés par la
magie de Noël. Je n’avais pas droit à tous les cadeaux que les autres
trouvent au pied du sapin. Ils revenaient à l’école en racontant et en
se vantant, mais je m’en fichais. J’avais les sourires des gens.
Maintenant, je ne vois plus les sourires, je suis attaquée par les publi-
cités pour parfums, lunettes, combinaisons de ski, lampadaires,
babioles, chocolats, marrons glacés et marrons grillés, vin chaud,
limonade et gaufres bruxelloises… Tout ce que l’on peut offrir, tout
ce que l’on peut manger à Noël s’étale là, fait la queue devant mes
yeux pour me faire envie. Avoir envie. Avoir envie ? Non, combler un
vide. Le vide qui résonne en moi. J’ai l’impression que je ne sais pas
qui je suis. J’ai envie d’Ailleurs, d’être quelqu’un d’autre. On m’a
toujours dit que je travaillerai à l’usine un point c’est tout. On m’a

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toujours dit « tu feras ceci » et « tu es cela ». Et si je n’étais ni un


échalas ni un pois chiche, ni une souillon, ni une andouille ? J’entends
le pois chiche crier dans ma tête.

La deuxième partie de La Ville, c’est là où j’habite. Cette


partie-là n’a pas le temps de faire la fête. La deuxième partie de La
Ville est coupée de la place joyeuse par la ligne de chemin de fer. Des
rails et des lignes électriques sont des barbelés qui nous empêchent de
passer. Il faut traverser le pont pour aller du côté des lumières et des
flonflons. On sent, quand on franchit le pont, qu’on entre dans un
autre monde, en clandestins, comme des étrangers qui ne sont pas à
leur place. La deuxième partie de La Ville va jusque vers les zones
commerciales et les zones industrielles. Au-delà des hangars où s’en-
tassent encore des objets à fabriquer et à acheter, il n’y a rien. Rien que
des champs de betteraves. On a même fermé l’aéroport. Ces champs
ne mènent nulle part. J’ai tenté une fois d’aller au bout de la route. A
vélo, parce que je n’ai pas de voiture. Je ne pouvais pas apprendre à
conduire : à vélo, je suis déjà un danger public. C’est ma mère qui me
l’a dit, alors je n’ai jamais essayé. Cette route, elle est infinie, elle ne
mène nulle part. Ces champs sans fin sont un mur horizontal qui
nous coupe de l’Ailleurs. J’étouffe.

Cette deuxième partie de La Ville est celle où je lis mon livre,


allongée sur mon clic-clac bleu, dans la lumière du velux. J’habite sous
les combles, c’est moins cher et puis je suis plus près du ciel. De temps
en temps, je bois une gorgée de thé. Cela me réconforte. Je me suis
construit comme un cocon pour me protéger de cette ville. Cette fois,
ces murs, je les ai choisis. Ils ne sont pas une muraille, une barrière,
des barbelés. Ils sont les parois d’un œuf de velours dans lequel je me
roule pour laisser s’étendre mes rêves. Dès mon réveil, ils sortent de
ma tête et s’étirent, ils m’enveloppent. Je vis seule maintenant. Quand

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le médecin m’a dit « votre mère a un crabe dans la tête», j’ai répondu
« vous êtes sûr que c’est pas une pierre à la place du cœur » ? Il a ri,
puis il m’a dit que cela ne faisait pas de parler de sa mère comme ça.
En six mois, le crabe a dévoré sa tête, on l’a mise dans un cercueil. Je
ne la verrai plus. Je ne l’entendrai plus. Je n’entends plus que la petite
musique.

La petite musique, je l’entends quand le vent la porte jusqu’à


moi. Ce n’est pas toujours, mais là, depuis trois jours, j’entends la
petite musique. Quatre petites notes très distinctes qui appellent les
oreilles. Après, il y a une voix, une voix de femme. Cette musique-là
est comme la mélodie des Sirènes. Elle m’attire mais je ne peux pas la
suivre. J’ai mon travail. Mon travail à mi-temps qui me laisse le temps
de rêver à l’Ailleurs. C’est comme une torture. Le revers d’une demi-
liberté, c’est un demi-emprisonnement.

Mais j’ai oublié de dire. La deuxième partie de La Ville est


derrière la gare. La gare est le seul moyen de s’échapper. Je le sais à
cause de la petite musique. C’est la petite musique et la voix qui déci-
dent où vont les rails. Un lieu, une heure, et puis un numéro de train,
c’est aussi simple que ça. Une fois dit, c’est fait, les rails n’iront pas
ailleurs, elles n’ont plus le choix, un peu comme moi et mes chaus-
settes, une fois que j’ai dit qui allait avec qui, il n’y a plus le choix.

Mais cela ne m’intéresse pas, de passer de La Ville à l’Autre


Ville, avec son autre centre-ville bruyant, son autre zone industriel, ses
autres emplois du temps à mi-temps qui laissent le temps de se rendre
compte que ma vie est minable. Seulement, depuis quelques temps, la
voix et la petite musique parlent d’une nouvelle destination. Il ne
s’agit pas d’une Autre Ville. C’est quelque part de différent. Cela a été
difficile de comprendre, parce que le vent ne porte pas toujours bien.

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Mais la première fois, je n’avais pas reconnu le nom des destinations


habituelles…Alors j’ai écouté, écouté encore et j’ai enfin compris. Les
sonorités évoquent la mer, le chant rouge des guitares, le vin qui coure
dans le gosier. Il y a des oiseaux qui prononcent les syllabes de cette
ville, il y a aussi des épices et du sucre dans le nom de cette ville. Mais
ce n’est pas le vin chaud trafiqué, ce n’est pas la purée de marron
reconstituée en marron entier et glacé au colorant et sucre de
synthèse, ce n’est pas la pâte à gaufre pré-préparée, les paillettes de
pâte à gaufre que l’on mélange à l’eau enfermée dans des bouteilles en
plastique. C’est autre chose.

Ailleurs. Il y a de l’eau qui coule en rivière et dans laquelle je


pourrai tremper mes pieds, il y a du sable et de l’herbe, il y a des
palmiers et des oiseaux colorés. Je ne sais pas trop comment cela est
possible. Peut-être même, il y a des amis qui ne me diront pas que je
suis un échalas avec un pois chiche dans la tête, des gens qui me parle-
ront autrement. Je ne suis pas une débile. Dès que je laisse aller ma
tête sans me rappeler tout ce qu’elle m’a dit sur moi, ma mère, toutes
ces définitions de moi comme des insultes qu’elle me crachait à la
gueule, j’arrive à réfléchir et à dire aussi bien que les autres, aussi bien
qu’Adeline ou Patricia par exemple, les deux secrétaires du dentiste
qui a son cabinet au rez-de-chaussée. Elles me regardent avec mépris.
Ma mère a bien eu le temps de les prévenir. Je suis une évaporée, je
n’ai pas toutes mes cases. On sait jamais, des fois qu’Adeline ou
Patricia m’ait adressé la parole et qu’on soit devenu amies. Elle en
serait tombée malade, ma mère, que j’en ai d’autres qu’elle dans ma
vie. Elle a toujours su bien y faire, ma mère. Interdite de sortie, inter-
dite de vivre, interdite d’être moi. Mais c’est fini, bien fini, et tout ça
grâce à la petite musique.

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Je n’avais jamais entendu parler de cet Ailleurs. C’est après


avoir entendu la petite musique et la voix annoncer trois fois, trois
jours de suite, ce départ vers Ailleurs, que j’ai cherché dans le diction-
naire de Robert. Voici ce que ça disait : « cause de réjouissance,
(porteur de) chance. » Et plus loin : « où tout a un air de fête, est agré-
able, facile et abondant. » Et encore : « où tout est beau, riche, tran-
quille, honnête ; où le luxe a plaisir à se mirer dans l'ordre ; où la vie
est grasse et douce à respirer. » Alors c’était certain, c’était là qu’il
fallait que j’aille. Je ne comprenais pas que tous ces gens qui étaient
là, entassés dans d’autres trains, aux guichets de la SNCF, dans les
boutiques de la gare, tous ceux qui étaient au courant comme moi de
cette nouvelle destination, ne se soient pas déjà décidés : en voiture
pour Cocagne ! En voiture pour ce lieu merveilleux, ce véritable
Ailleurs dont on m’avait caché l’existence depuis si longtemps !

Cela fait trois jours que je me retiens. Mais là, j’essaie de lire,
et je me rends compte que chaque photo est aussi fade qu’un jus de
céleri. Cela fait trois jours que j’entends la petite musique me répéter :
« le train n° 34569, en destination de Cocagne, va entrer en gare voie
B. » la voix détache bien le nom de la ville, prend son temps, s’arrête
même entre les syllabes, comme pour montrer tout ce que cela a d’ex-
ceptionnel, comme destination. Je crois que je n’irais pas travailler
aujourd’hui. Je fais mes valises. Tant pis pour l’appartement, la vie
construite. Peut-être même qu’à Cocagne, on pourra m’ôter le pois
chiche dans la tête.

Je suis arrivée à la gare, il y a vraiment beaucoup de monde.


Peut-être qu’ils ont tous appris la nouvelle. Cela m’inquiète parce que
je n’ai pas encore acheté mon billet. J’ai arrêté un contrôleur qui
traversait le hall et je lui ai demandé comment acheter un billet en
partance pour Cocagne. Il se met à rire, il me demande de répéter. Il

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appelle un de ces collègues qui se met à rire lui aussi. Puis il redevient
sérieux, il regarde son collègue puis il me regarde en souriant et me
dit : « aujourd’hui mademoiselle, vous ne pourrez aller nulle part…En
tout cas, il n’y a pas de train pour Cocagne. Et puis nous sommes en
grève. Vous voyez tous ces gens, ils attendent un train depuis très
longtemps. Vous devriez reporter votre voyage. » Son collègue a l’air
un peu triste pour moi. C’est vrai que j’étais déçue, et ça devait se
comprendre.

J’ai regardé le panneau d’affichage : il y a plusieurs départs


pour Paris, Lyon, Strasbourg, Tours, Cognac, Cagnes, Bruxelles…
Mais tous les trains étaient annulés. On n’avait même pas pris la peine
d’indiquer le train habituel pour Cocagne. C’était un sacré bordel
dans cette gare. Beaucoup de gens criaient, ils avaient des rendez-vous
importants, ils devaient « attraper un avion » à Paris, ils avaient des
correspondances et moi finalement, je n’étais pas très pressée, je n’étais
pas attendue. Il valait mieux reporter et tout organiser tranquille-
ment. Finalement, je suis allée travailler. Je n’ai parlé à personne de
mon futur départ. On ne sait pas quand s’arrêtera la grève. Mais je sais
qu’un jour, bientôt, je partirai pour Cocagne, c’est décidé.

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