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L A P ETITE MUSIQ UE
Sabrina Bardot
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Je me retourne dans mon lit une dernière fois. Je sens les draps
sur moi comme les voiles repliées d’un bateau condamné au port : des
voiles froides et humides de ma transpiration salée. Cela sent l’eau de
mer croupie. Mes cheveux sont comme des algues collées sur mon
front.
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« Vol
(Dans les airs) : expériences agréables,
Puis tomber : désagréments,
Et avoir des ailes : bonheur. »
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tabac. Mes titres préférés sont Voici et Paris Match mais des fois
j’achète Gala. Quelquefois j’en prends même des vrais, des bouquins,
ceux de la collection Harlequin. Je sais bien que c’est pas des grands
livres, comme Victor ou Hugo et tout ça, mais je n’ai pas l’intelligence
qu’il faut.
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Nous, nous sommes toujours restés coincées là, dans La Ville. Je n’ai
jamais connu autre chose que ces rues. Je ne sais pas comment ils ont
fait. Je ne les ai jamais revus. La Ville, ce n’est pas très grand, c’est
même un peu étriqué, comme un manteau dans lequel on aurait du
mal à déployer ses bras en ayant peur de faire sauter les coutures.
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qui sent vraiment mauvais. Je ne sais pas pourquoi mais les collègues
de l’usine trouvent que je sais y faire pour rendre ça joli. Je ne l’ai pas
dit à ma mère, pour qu’elle se moque, non merci, elle a toujours dit
que je n’avais aucun goût, que je m’habillais n’importe comment,
comme une manouche. Mais quand je voulais une belle robe d’un
magasin de La Ville sud, elle me disait qu’il ne fallait pas péter plus
haut que son cul, que les fringues de chez Kiabi ça suffirait bien, pour
ce que j’en faisais, et comme j’étais faite. « Un échalas. T’es un
échalas. » Elle me le disait tout le temps. J’ai regardé dans le diction-
naire. Un échalas c’est « un piquet de bois servant à soutenir une
plante ». Je ne serai jamais une belle plante. Juste un échalas avec un
pois chiche dans la tête.
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le médecin m’a dit « votre mère a un crabe dans la tête», j’ai répondu
« vous êtes sûr que c’est pas une pierre à la place du cœur » ? Il a ri,
puis il m’a dit que cela ne faisait pas de parler de sa mère comme ça.
En six mois, le crabe a dévoré sa tête, on l’a mise dans un cercueil. Je
ne la verrai plus. Je ne l’entendrai plus. Je n’entends plus que la petite
musique.
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Cela fait trois jours que je me retiens. Mais là, j’essaie de lire,
et je me rends compte que chaque photo est aussi fade qu’un jus de
céleri. Cela fait trois jours que j’entends la petite musique me répéter :
« le train n° 34569, en destination de Cocagne, va entrer en gare voie
B. » la voix détache bien le nom de la ville, prend son temps, s’arrête
même entre les syllabes, comme pour montrer tout ce que cela a d’ex-
ceptionnel, comme destination. Je crois que je n’irais pas travailler
aujourd’hui. Je fais mes valises. Tant pis pour l’appartement, la vie
construite. Peut-être même qu’à Cocagne, on pourra m’ôter le pois
chiche dans la tête.
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appelle un de ces collègues qui se met à rire lui aussi. Puis il redevient
sérieux, il regarde son collègue puis il me regarde en souriant et me
dit : « aujourd’hui mademoiselle, vous ne pourrez aller nulle part…En
tout cas, il n’y a pas de train pour Cocagne. Et puis nous sommes en
grève. Vous voyez tous ces gens, ils attendent un train depuis très
longtemps. Vous devriez reporter votre voyage. » Son collègue a l’air
un peu triste pour moi. C’est vrai que j’étais déçue, et ça devait se
comprendre.
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