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Te be ee a A certains moments de histoire de la pensée musulmane, tel ou tel personage s'impose comme le chef de file d'une éole théolo- Bique ou juridique dont, pour diverses raisons, se réclament plusieurs membres en méme temps. En régle générale, une telle situation cor- respond a une reconnaissance, par une lite savante, des competences de ce personnage dans un domaine donné du savoir religieux. Cependant, lorsqu‘on considére le cas d'Tbn Hanbal, on se rend vite compte que cette régle n’est pas tout a fait observée, Elle s‘applique sans doute a lui dans le domaine du hadith* mais elle semble ne pas faire unanimité en ce qui concerne le domaine du droit légal’. [Nous n’allons pas nous étendre ic sur la biographie d'Ibn Hanbal pour expliciter les fondements de cette exception la régle. Dans cet article, notre propos vise & clarifier quelques points déterminants qui nous semblent a Yorigine de la contestation ce son statut de juriscon- sulte, Pour ce faire nous dirons d‘abord qu’a la différence des autres imams fondateurs ’écoles juridiques sunnites, en particulier AbG Hanifa’, Malik ibn Anas* et af-Safi7’, Ibn Hanbal évite d’émettre la moindre opinion juridique personnelle (r’y) Il reette, de surcrot, est sa tout raisonnement individuel, au seul profit du sens le plus clair qu’offre le Texte (nass). Par scrupule religieux (war), Tbr Hanbal ne profére aucune décision juridique qui ne soit expressément fondée sur le Coran et la Tradition du Prophéte (Sunn), ou sur Vatar, cest-a-dire les choix et les dires des Compa- gnons et parfois de certains Successeurs de la premitre génération (taba. Qui dit fgh en Islam dit aussi futyl, Tel qui a été pratiqué au moins par les trois autres fondateurs d’écoles sunnites encore exis- tantes, Fexercice de la consultation juridique (futya) est un paramétre ui ‘impose si on tient & faire un parallale entre eux et bn Hanbal Il nous faudrait également prendre en compte les différentes posi tions exprimées au sujet de son statut de jr consulte par les généra- tions de jurisconsultes postérieurs dans les ceuvres qui traitent de la divergence des fugah de la jurisprudence, des biographies de savants illustres de chaque école ainsi que des questions dogma- tiques. Mais auparavant penchons-nous sur une position qui consti- tue le point de départ de la polémique sur le statut d'Ibn Hanbal, LOUBLI FACHEUX DE TABARI* Le premier livre & avoir soulevé indirectement la question du sta- tut d'Tbn Hanbal fut écrit par Ibn Garir at-Tabari qui lait un éminent 9 ibn hanbal, un fagih (jurisconsulte) controversé' Lahcen Daaif traditionniste, En rédigeant,dtilifa-fuguha"* qui traite de la divergence entre les jurisconsultes, ‘Tabari n'y avait pas tenu compte des faten-s don Hanbal. Il était bien évidemment loin de soupcon- net les contestations qu'il allait déclencher. I! était attiré ainsi la vindicte des disciples hanba- lites 2élés qui, bien décidés & tui faire regretter cet oubli, s’étaient si bien acharnés contre lui qu’il nit par s'enfermer dans sa maison par peur de représailles". Les excuses qu'il aurat faites, soi- disant en public, n’y changérent apparemment rien, Diailleurs, il ne changea rien & sa premidre version. Si ’on en croit les historiographes, Tabari 6tait resté fidele & Vidée qu’il se faisait d’tbn. Honbal, dans la mesure oit Youvrage en question avait &1€ retrouvé, aprés sa mort, enfoui sous. terre". Cette situation lui était d’autant plus insupportable qu'il était luis re un sympathi- sant et un admirateur d’Ibn Hanbal. Dans son livre Tabati tient d'abord & mettre en évidence les points de divergences juridiques notables qui ant eu lieu entre les différents docteurs de la Loi, et principalement entre les fondateurs des écoles juridiques sunnites de son époque”. Pourquoi I décidé de ne pas faire mention des avis juridiques attribués a Ibn Hanbal dont se procla- ‘maient, pourtant, une partie non négligeable de jurisconsultes-traditionnistes a Bagdad? Tabati semblait avancer pour sa défense la rai- son suivante: sa connaissance, il n’existe pas davis juridiques qui soient rapportés d’1bn Hanbal, dans les régles de la science de la trans- mission (ine ar-rizwty). Or, le mangement a cette ragle signifie que la validité de cos avis west pas acquise pour qu'il décide, par conséquent, d’inté- ‘gter le nom d'Ibn Hanbal dans le domaine de la divergence juridique sunnite (itildf ou hildfiyyity™ D'un autre cdté, Tabari avouait ne pas tui recon- naitre de disciples proprement jurisconsultes, sur les témoignages desquels il aurait pu fonder un jugement critique personnel. Done il lui était impossible de reconstituer les chaines de Garants" par lesquelles auraient transité les décrets juri- diques don Hanbal, si tant est qu’elles aient exists, Car cest le seul moyen de transmission qui permet de les diffuser dans les centres d’étude religieux usqu’a ce quils parviennent & Tabac. A partir de ce point, on comprend que pour Tabari Je processus qui sert & I'acheminement de la matiere juridique est celui-ld méme dont la matidre est la Tradition prophétique. Le fait que certains sectateurs d'Tbn Hanbal" essayent de for- cor dautres voies en faisant Vimpasse sur ce pro- cessus, ne fait que rendre a ses yeux nulle et non avenue toute prétention au statut de fagih pour Ibn Hanbat. Comme n’importe quel autre titre en sciences religicuses, colui de jurisconsulte (faq) ne's‘attri- ‘bue pas seulement aux savants ayant des connais- sances en sciences de la Tradition comme le pensent les contradicteurs de Tabari. Ce titre ren- voie au couronnement d'une longue formation pratique qui implique en premier lieu une partci- pation confirmée aux consultations juridiques. Déja a Kafa, au premier sigcle de Vhégire, 1a famille des Naba'i, surtout Ibrahim", se distin- guait des traditionnistes par ses compétences juri- diques. A examiner de prés le parcours de la plupart des jurisconsultes reconnus comme tels, (on voit que le statut de fagit ne se passait jamais de Vémission des décrets juridiques. Encore faut-il qu'une telle tache ne corresponde pas & ine usur- pation de titre, dans la mesure oit il n'est pas question que Y'on se proclame soi-méme juriscon- sulte, tre agit c'est 'aboutissement d’une forma- tion continue qui repose sur Vaffiliation traditionnelle de disciple & maitre. A Vissue de chaque formation les maitres décident ou non daccorder a leurs disciples le droit tre consulté ef de donner leurs avis juridiques. C'est justement 2 ceite affiliation que fat allusion Tabari dans son argumentare. Force est d'admettre que c'est dans Vexercice constanflet régulier des diverses fonc- tions Hides au fulyl que se forge la voeation inde niable du jurisconsulte, et qu’a la tongue se faconne cet esprit distinctif qui caractérise les grands jurisconsultes, LEFIQH DU POINT DE VUE DES TROIS FONDATEURS Examinons & présent quelques témoignages relatifs & ce theme. Nous allons nous limiter uni- quement aux trois fondateurs éponymes mention- 1nés plus haut, en respectant ordre chronologique de apparition de leurs éotes. Abit Hanif Méme s'il a été cité par le Hanbalite Ibn Qayyim al-Gawziyya” dans le cadre de la polé- mique sur la validité du raisonnement individuel en droit Kégal qui caractérise les relations entre Hanafites et Hanbalites, le propos qui suit nous informe qu’AbG Hanifa avait conscience de son rang de jurisconsulte et de l'exercice qu’il implique: «Notre savoir, disait Abit Hanif, pro- de dv raisonnement personnel. Et est ce que nous ‘avons pu faire de mieux. Aussi, quiconque est dans la capacité de nous proposer une (solution) meilleure, nous Vaccepterons volontiers de lui®.» C'est quelque part un défi lancé a ses détracteurs, quoique exprimé avec humilité. On trouve ailleurs des témoignages oii sa conscience du fig était préco- ‘cement ressentie, Entre les différentes branches du savoir dispensées 4 son époque: la science des lec- tures du Coran, la grammaite la poésie, la Tradi- tion, la théologie dogmatique et le droit gal, Aba Hanifa avait sciemment opté pour les fonctions consécutives ala demitre spécialité qu'est le droit legal”, C’est parce que, poursuivit-il, on avait préalablement informé qu‘en choisissant la voie ddu droit légal «on viendra te consulter, puis tu don- neras des fattoas. On ira méme jusqu’a te sollciter pour la magistrature sans trop tenir compte de ton ewe ie.» 51 Doi sa décision ferme lorsqu’il affirma: «Et {i décidé ds lors qu'il existe pas de savor plus utile (que celui, et je m’y sus, de suite, consacré!.» C'est ‘ces fonctions-la que nous devons le choix du igh par Aba Hania. En vertu de leur utitité immé- diate, ces fonctions constituent une garantie cer- taine contre les critiques publiques, y compris, celles des traditionnistes qui vont s‘intensifier plus tard®, Néanmoins, ce choix est di aussi aux avantages qui découlent de ces fonctions, outre Vestime ct les honneurs dont pourraient jouir celui dont le statut de fag est reconnu. Du point de vue juridique, Vaffiliation d’AbO Hanifa en tant que disciple est assurée par plu- sieurs jurisconsultes ‘iragiens qui étaient ses maitres. Celui qui est le plus souvent cité d’entre eux comme son principal maitre en droit Kégal est Je magistrat et jurisconsulte Hammad ibn Abi Sulayman A travers lui, il rejoint directement fa grande école de ‘Iraq, & savoir celle de Kaa ‘Mal ibn Anas Lorsque l'on vient au cas de imam Malik ibn Anas, on voit quiil avait également cette nette conscience de son réle de jurisconsulte qui s‘ad- joint & son statut d’homme de hadith (mu dnd). Pour exercer la consultation juridique, précisons quil ne stat point proposé pour donner des fat- ‘was de son propre chef. L/aval de plusicurs émi nents savants lui avait été diiment accordé pour pouvoir s‘attribuer Vexercice de ce privilége, d’oi son afi jon au niveau juridique. «Je ne me suis gms, clara, de décréter des fatuns qu‘aprés avoir consulté plus dactes que moi et m’élve assuré quils me jugeaient bien fa hauteur de cette Hiche™.» Crest Ace titre que l'on s'était publiquement per- mis de raviver, & son avantage, des rivalités avec d'autres jurisconsultes cle Médine®. Sans omettre les grandes divergences qui Vopposaient, sur le plan juridique, & Aba HJanifa en particulier et plus ‘généralement aux jurisconsultes des écoles giennes qui avaient adopté certains procédés de raisonnement juridiques qu'il jugeait hétérodoxes. Son ceuvre maitresse al-Muconti’, est essenticlle- ‘ment un ouvrage de droit légal™. Malik avait pris soin d’en disposer les chapitres suivant l'ordon- nancement qu’impliquent les matiéres juridiques traitées, de telle sorte que le hadith y edtoie et Vatar et la pratique vivante des gens de Médine”” Meme si fe Mirena’ se veut un ensemble de tradi- tions homogene, Malik y introduit par-ci par-la ‘son opinion personnelle” En outre, les séances que présidait Malik étaient consacrées au figh. Les hadiths y circu- laient, 8 la rigueur, en tant que preuves scriptu- Ils n'y étaient pas une matiére ’enseignement en soi que l'on pourrait considé- rer strictement indépenelante de son activité prin- cipale qu’était le droit. C’était une pratique coturante que de donner le pas au figh dans des séances téservées a la consultation juridique. Héri- tée des anciens jurisconsultes de Médine™, cette pratique, qui faisait probablement partie des cou- tumes de transmission du savoir, tendait & distin- guer lenseignement de la Tradition de celui du Fiqh. Du fait de sa prééminence dans les centres détude ‘irdqiens, le figh avait suscité un intérét parti consacrées. Si on veut bien ajouter foi & certaines informations dont on dispose & ce sujet®, on ier pour qu’aussit6t des séances lui soient apprendra que Malik réservait une séance (mals) ' part a la transmission des hadiths. D’une cer- taine maniére, la Tradition était reléguée au second plan, parce que la fatwa pourrait tout aussi bien résulter d’un effort de réflexion juridique (igithad) ot Vopinion individuelle prendrat le pas sur le Texte. Dans ces séances de fig, effort per- sonnel n’état pas seulement agréé, mais il fondait parlois des solutions juridiques. Par lintermé- diaire de cette forme singulidre de Sunna que constitue pour Malik le principe de ‘amal ai! al- ‘Madina, il arrive que Vopinion personnelle Vem- porte sur un hadith explicite” % 2 AsSifit Iin’en va pas autrement pour imam A&S&f qui laissait clairement entendre qu'il avait acquis, son statut de fagih depuis déja sa tendre enfance®. Muslim az-Zingi, un de ses premiers maitres en doit legal Ya solennellement investi de cette mission. II autorisa devant Fassistance a prendre place en sa présence pour émettre des décrets juri- cliques (ifa’) alors qu‘il n'avait méme pas atteint Mage de vingt ans”, Mais cette affiliation ne se limite pas seulement & ce maitre. A la Mecque, i fréquentait certes az-Zingi™, mais de temps en temps aussi lbn ‘Uyayna®, A Médine, auprés de Apart de Médine, i partait ensuite en ‘Ir oi i fréquenta les grands disciples ‘AbG 1 de prendre pour destination I'Egypte. C'était & Bagdad oi cOtoya le jurisconsulte et traditon- nist, disciple d’Aba Hanifa et d’AbO Yasuf al QUdi”, le mazlé Muhammad ibn al-Hasan. Liétude du Murwaya’, qui avait fait Vobjet d’une mémorisation complete de la part d’at- Safi, était considérée comme une étape néces- saire dans la formation dun fagit. Pour preuve, il est intéressant de savoir que méme ai-Saybani, son rival hanafite, s‘était évertué & transcrire le ‘Muzoaya’™, Pourtant a en croire le jurisconsulte et célebre réformateur hanbalite, Tagiyyadin Abmad Ibn Taymiyya (661-1263/728-1328), c'est & celui-ci que l'on doit les premiers traités:de divergences juridiques (Lil). I es avait rédigés & Vadresse de ses contradicteurs qui étaient majoritairement médinois, Ayant été informé des traités d’ai- Saybani, ai Safi s’était atelé a son tour a en faire la critique. Aprés avoir minutieusement étudié ces traités, il donna raison aux positions juridiques des savants de Médine, et ce faisant appuya les theses des traditionnistes" Cet esprit caractéris- tique des jurisconsultes se manifeste également chez a8-Safi'i dans les célébres controverses publiques (mundzarat) qui Vopposaient & ai- Saybani. Celles-ci n’auraient pas eu lieu s'il n'y avait pas eu un fonds de fatwas sur lequel les deux hommes étaient en désaccord. La critique du principe d'istibsin hanafite® par at Saf, ainsi que celle dirigée contre son maitre Malik dont it juge tune somme de positions juridiques analogues au jugement préférentiel témoignent de ses qualités de théoricien du droit®. A travers ces trois jurisconsultes foncateurs ‘nous avons relevé qu'il y a une conscience com- ‘mune relativement & la pratique juridique, une distinction nette entre deux flies figh et bil od ce dernier passe au second plan, et une affiliation juridique du méme ordre que celle en cours dont les sciences du hadith. Reste & savoir si ces condi- tions sont réunies lorsqy est question du futyd et de la fatwa chez Ibn Hanbal? Pourrait-on envisa- ger lefty comme une activité principale et auto- ‘nome dans sa vie quotidienne? IBN HANBAL, TRADITIONNISTE OU JURISCONSULTE? Efforgons-nous en premier de faire un peu de Jumire sur les indices qui nous metiraient sur la voie concernant I'affiliation juridique d’Ibn Hanbal. Cette affiliation nous semble étre la mesure qui convient pour justifier une légitimite en droit légal, laquelle recouvre la procédure sui- vie en matidre de hadith lorsqu‘elle consacre comme hifig" un savant traditionniste. Il n'est pas tout a fait exact de considérer comme affiliation les rapports qu'entretenait Sbn Hanbal avec ai-Saffi. En effet, la nature de ces rap- ports ne permet pas de les ranger sous la rubrique des relations qui lent ordinairement un disciple & son maitre. Certes, le sujet est connu pour étre trés controversé d’autant plus que ces rapports sont tras difficles & déterminer. Bien qu'un nombre

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