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ROLAND. PNIN Un chef-d’ceuvre de la fin de la 18° dynastie au Musée de Beyrouth N septembre 1974, dans la salle des sarcophages de Sidon au Musée de Beyrouth, lieu de paix et de beauté dans une ville ot s'annonce déji la guerre, je tombe en arrét devant une piece étiquetée « téte de sarcophage », visage de quartzite brun accroché au mur, insolite parmi les gisants de marbre blanc, De ce visage, environné de regards fixes et glacés, émane une étonnante puissance de médita- tion, une sorte de beauté souffrante, ou je reconnais tout naturellement la sensibilité d'un artiste imprégné par la vision amarnienne de Petre humain. Dans ma mémoire r je n'ai pu, depuis ce temps, revoir la piece mélancolie, longuement contemple, . et ignore méme oi elle se trouve aujourd'hui —, ce v ge de ocié A Pimage d'un Liban encore paisible et déja menace. Quinze ans plus tard, la guerre civile ne voulant pas se terminer, je saisis occasion de cet hommage 4 Baudouin Van de Walle pour qui lépoque amarnienne fut, parmi beaucoup d'autres, Vobjet de savantes réflexions, et je me décide finalement a sortir ce chef-d'ceuvre de crypte sidonienne, afin tout simplement de le faire connaitre, sous la forme d'une bréve note accompagnée par les photographies que Emir Chéhab, Con faire parvenir. ervateur du Musée de Beyrouth, avait bien voulu jadis me Il s'agit d'un visage détaché certainement d'une statue, sans doute par des voleurs d’antiquités, car il parait impossible qu'une chute acci- dentelle puisse ¢tre responsable d'une découpe assez réguliére pour ubsister qu'une sorte de «masque». L’ebréchure du nez, par contre, ainsi que celles des paupiéres supéricures et du sourcil du coté gauche, paraissent plus naturelles. Si le profil en a souffert au point de ne pouvoir étre restitué, la vue de face est tout 4 fait compléte et permet d’appr n’avoir laissé ier une ceuvre pratiquement intacte (1). (Fig. 1-3) (1) Inv. 1809, Hauteur: 0,30m, Largeur 2 017m. Epaisseur max.: 0,13 m. Grés quartzite brun bistre, avee traces de couleur rouge sur les levres. Je dois a la génerosité de 'Emir Maurice Chéhab l'autorisation de publier la piece et les photogra- phies. La vue de face, originellement en couleurs, est tirée d'un guide touristique 134 MUSEE DE BEYROUTHT Caire JE 45547 (Le régne du Soleil [Bruxelles, 1975), inv. 1809 (cf, note 1). Fig. 1a, — Musée de Beyrouth, YPTE PHARAONIQUE Musée de Beyrouth, inv. 1809 (photos du Musée). 136 DE BEYROUTH — Musée de Beyrouth, inv. 1809 (photos du Musée). 137 sYPTI PHARAONIQUE A cause de nos habitudes de lecture des ignes Tiguratifs, le visage donne au premier abord impression (une physionomie féminine pour la forme de la coiffure, pour l'impression de moelleux que donne le modelé et pour la délicatesse des traits, Il s‘agit la toutefois dune inter- prétation trop immédiate, et fausse, car la coiffure, pré indiquera que cette téte doit etre comprise comme étant celle d'un homme (). Une profonde gravité Vhabite, et un temps isément, nous intérieur qui n'est ni de repos distrait, ni d'action ou de décision, ni méme d’exalta- tion spirituelle, mais de réverie mélancolique, de souffrance diffuse et illeurs pu se voir interprétée — aux dires de l'Emir Chehab par différents secrete. Ce sentiment permet d’ de comprendre que Fauvre ait visiteurs de passage comme appartenant a l'art alexandrin, ou meme a Vart gréco-bouddhique, oi s'équilibrent, en poéliques constructions, limpidité classique et reverie orientale, I ne s‘agit la cependant que de parentés d'esprit, car oeuvre admirable qui nous occupe nest ni alexandrine, ni originaire du Gandhara, mais pharaonique, et son émo- tion est un écho de celle qui illumina la sculpture égyptienne, au 11° cle avant notre @ Crest une illusion fort répandue de croire que déerire une forme de culpture peut consister seulement définir la forme ou les mens tions des objets isolés qui la composent. Comme en toute chose, l'ana- lyse n'a de sens qu’en vertu de la synthése, ct si l'art égyptien t tionnel parait s'accomoder souvent — plus qu'aucun autre peut-et1 de cette vision paratactique, certains de ses plus grands chefs-d’ceuv parmi lesquels la plupart des weuyres d'ambiance amarnienne, lui échap- pent radicalement. Mais ce serait une erreur au moins aussi grave d’élu- der, sous couvert de synthése, l'analyse de détails dont le patient e men permet deja certains résultats remarquables quant a la datation (2 et permetira sans doute, au fur et 4 mesure que la lecture s‘affinera, de distinguer écoles, ateliers, voire mains de sculpteurs. En décrivant cette anciennement diffuse & Beyrouth (Yours! and Holel Guide for Lebanon, Beyrouth, 197A, fig. 18). Elle y figurait avee la mention: « Tete de sarcophage, époque ptol maique». La pigce a été reproduite, avec un bref commentaire, par BV, Borner dans SAK 6 (1978), pl.XI (et, tout récemment, par le méme auteur, dans LM Benman (ed), The Art of Amenophis 111 [The Cleveland Museum of Art, 1990), pl.27, fig. 37). () Infra, pp. 143-144, 2) Voir le livre tout récent de Nadine PION (Maslabas ef hypogées d Empire, Bruxelles, 1989), utilisant la voie, malheureusement peu fréquentée, ouverte par EG, Ey jans Steal aus dem Siein, Munich, 1929. ‘Ancien 138 MUSEE DE BEYROUTH téte sculptée, je tenterai a la fois de retrouver le sens de la synthése plastique, qui est véritablement lesprit de l’ceuvre, et d’en analyser les détails, significatifs de pratique d’école ou d’évolution iconographique. Dans le cas présent, ce qui retient d’abord est une extréme plasticité du visage, c’est-a-dire un travail de sculpture vécu depuis l’intérieur de la forme, depuis la structure osseuse vers la chair qui l’épouse et repond a exigence de la tension interne. Vivant son acte de sculpture comme un acte de modelage (?), le sculpteur n’a réservé qu’une part tres mince des moyens expressifs au graphisme superficiel : les méches incisées de la chevelure (en contraste d’ailleurs voulu avec les formes lisses du visage), un trait finement gravé délimitant le bord de la paupiére supérieure, ainsi que — non visible sur les photos mais bien réel — un double trait incisé dessinant comme un pli a la naissance de la gorge. Intéressants mais discrets, ces éléments graphiques s’effacent presque entigrement devant la conception essentiellement plastique de la sculpture. Articu- lation majeure du visage: l’accent plein des areades sourciliéres, dont dépend toute la tension du regard, dramatisé par le conflit des ombres et des lumiéres, un conflit 4 la fois puissant et modulé puisqu’il met en jeu, outre la pleine rondeur des arcades, un angle vif au creux de la paupiére supérieure, un bourrelet léger, a la fois plastique et graphique, au bord de cette méme paupiére, un redan a peine émoussé dessinant la paupiére inférieure, enfin, sous l’ceil, un rentrant trés doux dont l’élasticité amorce le bombement discret de la joue. L’ensemble constitue un sys- téme trés puissant d’accroche lumineuse. Comme le révéle la belle pho- tographie reproduite la planche Ia, la lumiére esquisse le modelé du front, s’absente progressivement sous l'arcade, éclate pleinement a la paupiére supérieure, laisse 4 nouveau dans une ombre profonde et réveuse la source méme du regard, enfin souligne d’un liseré le bord inférieur de ’ceil, avant de glisser et se perdre dans le velouté de la joue. Du nez, on ne peut guére que constater que l'aréte dut en étre mince et Jes narines charnues, largement ouvertes. Mais une admirable bouche, antithése plastique du regard, donne tout son poids expressif au bas du visage. Ici non plus, aucun graphisme de surface, mais un modelé complexe capable d’exprimer tant l’acuité, pour le tracé lumineux de la lévre supérieure, qu'un clair-obscur délicatement dégradé, pour la sen- sualité pulpeuse de la lévre inférieure. (1) Cf. R. Ternry, Une nouvelle téte de princesse amarnienne, SAK 13 (1986), p. 255- 139 EGYPTE PHARAONIQUE. La chair est ferme, lisse, et d'une sensibilité frémissante qui paraitrait un signe de jeunesse si les commissures de la bouche ne s’abaissaient imperceptiblement, si l’ombre de rides naissantes ne cernait la bouche et le mention. Cette premiére approche, toutefois, est incompléte, car aucun indice materiel n’oblige a croire que la téte qui nous occupe soit réellement une ceuvre exécutée a Amarna. Sa provenance est inconnue : elle fut acquise sur le marché d’art & Beyrouth vers 1945 et, comme telle, est dépourvue de tout contexte (1), Bien sar, si l'on cherehe a rendre a cette ceuvre une famille stylistique, c'est & l'art amarnien que l'on pense d’abord. L’aventure artistique amarnienne commence a étre bien connue dans son devenir — sinon dans ses motivations —, depuis les fulgurantes outrances des premiers temps jusqu’d la formation d’une nouvelle synthése conciliant la complexité spirituelle de l’étre intérieur et la recherche de 'harmonie formelle qui est la marque sans doute la plus constante de la pensée figurative de 'Egypte ancienne. Dans le cas présent, on pourrait évo- quer par exemple les chefs-d’ceuvre découverts dans ’atelier du sculp- teur Thoutmés, parmi les ruines d’Akhetaton, et tout particuliérement diverses tétes de quartzite représentant Néfertiti et des princesses. L’apparentement stylistique le plus pertinent de la téte de Beyrouth me parait toutefois représenté par une superbe téte de quartzite brun découverte 4 Memphis sur le site du temple de Ptah (®) (Fig. 1b). Que ce visage soit celui de Smenkharé, comme on V’a cru souvent (2), ou plutét celui de Néfertiti, selon avis d’Aldred (*), importe peu ici. Ce genre d'identification repose d’ailleurs sur le postulat d’une objectivité phy- sionomique absolument indémontrable et n’apporte pas grand-chose a la comprehension de la pensée égyptienne ancienne. Au contraire, l’ana- lyse comparative et diachronique de cette forme particuliére de la pensée qu’est la pensée figurative, celle qui s’exprime par le langage des textu- (1) Lettre de Emir Maurice Chéhab en date du 8 janvier 1975. (2) Caire JE 45547. Ht: 0,18m. C. S. Fisner, The Eckley B. Coxe Jr., Egyptian Expedition, The Museum Journal 8 (1917) p. 88; C. ALDRED, Akhenaten and Nefertiti, p.61, fig.37; Ip., Akhenaten. A New Study, pl.8; P. Gruwerr, dans Le régne dur Soleil, Akhnaton et Néfertiti (Bruxelles, 1975), p. 76-77. (8) Par exemple, avec quelques réserves: J. VanpieR, Op. cit. p. 345, pl. CIV, 2; P. Guerr, Loc. cil.; Ch. Desnocues-Nopiecourt, Touténkhamon el son temps, p. 68- 69. (4) C. Aupnep, Akhenaten and Nefertiti, p. 60-61. 140 MUSEE DE BEYROUTH res, des formes, des lignes, des couleurs, des lumiéres, des rythmes etc., peut fournir un apport considérable a l'étude des mentalités ct de leur évolution @). Entre cette téte de Memphis et celle que je présente ici, que d’éton- nantes affinités sur le plan des intentions plastiques! Le premier choix, qui définit trés largement le champ des effets sculpturalement possibles, est celui du matériau, ce merveilleux quartzite aux tons de chair, que les artistes amarniens appréciérent tout particuliérement, sans doute pour ses diverses nuances de couleurs proches de la réalité humaine, sans doute aussi pour sa texture finement granuleuse, qui s‘incorpore la lu- miére sans la refléter et procure l'illusion d’un épiderme mat, tiéde et souple. Les sculpteurs de Toutankhamon devaient [utiliser encore, oc- casionnellement (°), A cté d’autres matiéres plus traditionnelles, peu appréciées 4 l’époque d’Amarna, tels les granits et les schistes sombres, mais c'est — on le sait — I’atelier de Thoutmés qui en a livré les exem- ples les plus remarquables, conservés pour l’essentiel au Caire et a Ber- lin. Sur certaines de ces ceuvres, comme & la téte de Beyrouth, une légére coloration rouge vient accentuer, dans le méme esprit réaliste, la vitalité sensuelle des lévres (8), Le fait que les yeux et les sourcils de la téte de Memphis avaient été incrustés, ou préparés pour l’étre, fausse quelque peu I'analyse plastique comparée de cette zone essenticlle du visage. Toutefois, si l'on oublie les profonds sillons qui tiennent aujourd'hui lieu de sourcils a la téte de Memphis, et ’évidement — ailleurs moins dérangeant parce que comblé par l’ombre — du globe oculaire, on ne peut qu’étre frappé par l'extraordinaire proximité struc- turelle des deux, ensembles. : puissance charnue des arcades sourciliéres, qui développent sous elles un profond creux d’ombre, brisé par le plan lumineux de la paupiére; redoublement du bord de celle-ci, dont le (1) Pour une réflexion trés nuancée sur les problémes du «portrait » égyptien, voir le beau texte récent de D. Spanr, Through Ancient Eyes: Egyptian Portraiture, p. 1~ 37. (2) Voir par exemple la petite téte de Toutankhamon en Amon, au Caire (JE 38002. P. ex.: Catalogue de I'exposition 5000 ans d'art égyptien [Bruxelles, 1960], n° 36, pl.30; W. B. Forman - M. Vitiwxova, L’art égyplien, p.61, pl.80), ou une statue en scribe d’Horemheb portant le cartouche de Toutankhamon, dont subsiste seulement la partie inférieure, découverte 4 Karnak (Caire CG42129. Cf. Hari, Horemheb et Ia reine Moutnedjemet, p. 45-50, fig. 6-10). (8) Cf. C. Atpren, Op. cit., particuligrement les numéros 88 (Berlin E., 21223), 98 (Brooklyn L67.26.1), 99 (Berlin E., 21220), 102 (Berlin E., 14113), 103 (Berlin O., 21245) 141 BGYPTE PHARAONIQUE, caractére charnel se trouve par la méme accusé; tracé acéré d<—————— inférieur de l’ceil, accrocheur de lumiére; finalement, modU2i——— douce de la matiére sous l’ceil, qui prépare le ressaut bien aco — pommette. Ce que I’on distingue du nez correspond & nouveau: aréte longue et mince, mémes narines bien ouvertes. La bouche sans étre identique, présente toutes les caractéristiques de style — plus haut: accord de lignes claires et de modulations puissantes, tuosité charnelle indiquée par la plénitude de la lévre infvieur, —>>—= qui parait s’en échapper — sorte d’allusion a la respiration —, i=$=_,T—— organique dans le modelé des joues, avec comme l'ombre de vl _— res aux coins de la bouche et aux ailes du nez, enfin menton large _—__ solidement charpenté. Toutefois, malgré cette évidente proximité, qui pourrait faire p-— la main d’un méme sculpteur, ou au moins & une méme tradition lier, les deux ceuvres ne sont pas identiques quant a la forme de c———— traits. Ainsi le menton accuse, a la téte de Memphis, un ET oo thisme que la téte de Beyrouth ne comporte pas. C’est en fait t structure du bas du visage qui tend 4 s‘infléchir vers l’avant. — habitude amarnienne trés accentuée au début du régne d’Akhéna qui subsiste dans les ceuvres plus évoluées, qu'il s‘agisse dU ——— méme, de Néfertiti ou des princesses. Méme la téte douloureuse buée a Ay en porte la marque nette (*). Comme il s’agit 1A bien ment d’un caractére stylistique, inspiré sans doute par le i -———= d’Akhénaton, mais devenu un véritable signe d’appartenance far répercuté comme tel sur tous les visages des proches du roi, son a-————— a la téte de Beyrouth peut étre considérée comme chargée de ser facon générale, par ailleurs, les traits de la téte de Beyrouth _ —_i sent moins étirés en largeur, qu'il s'agisse de la bouche, au. OO ___—_—_ res moins effilées, ou des yeux, moins aigus vers les tempes, et ces plus sages vont de pair avec un modelé un tant soit peu plus fond —___ détermine une expression d’ensemble oa la mélancolie l'emporte yolonté, Reste enfin le trait, non plus stylistique mais iconograp qui différencie le plus immédiatement les deux oeuvres, a savoir |: fure. La téte de Memphis était préparée pour recevwir ei __— (1) Caire JE 37930. J. Vanoier, Manuel, 0, p.368, pLCXX, 2) —_ Contribution 4 Viconographie du Pharaon Ai, Chronique d’Egypte XVI (1941 47; R. Trewin, dans Le régne du Soleil, Akhnaton et Néfertili (Bruxelles, 1 T_—_—__ 81, 3figg. 142 MUSEE DE BEYROUTH celle de Beyrouth montre une coiffure simple — certainement pas une perruque—, partageant les cheveux a partir d’une raie médiane. Cette chevelure, qui apparait comme aplatie sur le crane, sans doute A cause du poids de cheveux portés longs, est concrétement rendue au moyen de deux procédés de sculpture : tout d’abord, de lentes ondulations plasti- ques & peine perceptibles, perpendiculaires a sa limite frontale, et qui créent comme de larges vagues modulant discrétement la Iumiére; en- suite, des incisions graphiques, réalisées au moyen d'une sorte de pointe, et dessinant de fines méches aux ondulations également lentes. Leur gravure incisive et leur parallélisme trés approximatif — au point que certaines d’entre elles, du e6té gauche, vont jusqu’a se superposer—, créent un effet de naturel qui accentue impression de présence hu- maine authentique. Cette coiffure est assez particuliére pour que l'on s’y arréte un mo- ment, Si l'on excepte certains exemples de coiffures a raie médiane appartenant a la 12° dynastie et qui, bien entendu, ne nous concernent pas ici(), cette mode, exclusivement privée, fait son apparition sur certains reliefs des tombes d’Amarna, pour se généraliser dans le milieu memphite de la fin de la 18° dynastic et s’éteindre rapidement au début de l’époque ramesside. Sans entreprendre ici |’étude approfondie de cette coiffure et de ses variantes, il vaut la peine d’en rappeler les princi- paux repéres. Une coiffure a raie médiane partageant des méches faiblement ondu- lées qui tombent avec naturel sur le devant des épaules, donc trés diffé- rentes des arrangements sophistiqués de l’époque d’Aménophis III, apparait quelquefois A Amarna. On la rencontre notamment, sous une forme plutét schématique, dans la tombe de Toutou (2), ou encore sur deux stéles déposées dans l'hypogée d’Any (*). Mais elle reste finale- ment rare, et il faut se garder de la confondre avee celle, plus fréquente et trés semblable de profil, qui forme chienne sur le front: Ay la porte, par exemple, dans la scéne célébre de sa tombe amarnienne qui le (1) Par exemple, une superbe et célébre téte de reine du Musée de Brooklyn (Inv. 56.85. J. D. Cooney, Five Years of Collecting Egyptian Art, n°2, pl.7-10.), ou encore un trés beau fragment de la collection de Munich (A$ 5551. Staatliche Sammlung agyptischer Kunst (Munich, 1972), p. 57 et fig. 25). 2) N. de Garis Davies, Rock Tombs of Tell el-Amarna VI, pl. XVII. (8) Stéles d'un Ay et d'un (Ptah) mai (2): Jbidem, V, pl. XXIII. On y ajoutera un beau relief reproduit dans Werke dgyptischer Kunst (Bale, Kaufmannischer Verein, Auktion 46, 1972), 0°50, pl. 14. 143 EGYPTE PHARAONIQUE, montre, accompagné de sa femme, recevant les colliers de la récom- pense (1). A Vautre extrémité de sa bréve histoire, cette coiffure se rencontre quelquefois encore a l’époque ramesside, au sein du courant maniériste qui assure la persistance de modes stylistiques, vestimentaires et capil- laires propres a la fin de la 18° dynastie, mais sous une forme générale- ment figée qui évoque davantage une perruque que la forme naturelle d'une chevelure (2). La trés grande majorité de ces reliefs, sinon origi- nellement tous, provient de la nécropole de Saqqarah. Cependant, il ne fait pas de doute que sa grande vogue se situe juste aprés l'époque amarnienne, dans ce milieu memphite que les fouilles menées par G. T. Martin dans la nécropole de Saqgarah nous ont appris depuis peu a mieux connaitre (8). Le Corpus des reliefs memphites en cours de publication (#) devrait rassembler de nombreux exemples illus- trant cette mode. D’ores et déja, la découverte de la tombe qu’Horem- heb s’était fait préparer 4 Saqqarah, du temps oti il exercait les fonc- tions de général sous Toutankhamon, a fourni une superbe moisson de reliefs qui confirment de facon éclatante la persistance, en milieu mem- phite, d’un courant artistique d’inspiration amarnienne. Hauts fonc- tionnaires et seribes y portent fréquemment la coiffure a méches libres (1) N. de G. Davirs, Rock Tombs of Tell el-Amarna VI, pl. XXIX, XXXVIIL. Cf. C. Auprep, Akhenaten and Nefertiti, fig.5, et M. Mataise, dans le catalogue de Vexposition Le régne du Soleil, Akhnaton et Néfertiti (Bruxelles, 1975) pp. 86-87 (pl.). (2) G. T. Mancin, Corpus of Reliefs of the New Kingdom from the Memphite Necro- polis and Lower Egypt, p.38, n95., pl.36 (Brooklyn inv. 36.261) et n™ 107-108, pl. 38-39 (Hannovre 1935.200.189 et 1935.200.184). Parmi d'autres exemples caracté- ristiques, on citera un relief de Toronto, originaire de Tanis (iny. 995.79.2. J. D. Cooney, Five Years of Collecting Egyptian Art, p.27, pl.51), Vimage de Ramses- Nakhtou a Bruxelles (Musées Royaux d’Art et d'Histoire, iny. E5183. J. CaPanr, Lvart égyplien. Choix de documents III. Les arts graphiques, pl. 587), ou celle de Raia (Werke dgyptischer Kunst (Bale, Kaufmannischer Verein, Auktion 46, 1972, n° 56). Notons ici que lorsque cette coiffure est portée par des femmes, il s’agit de danseuses ou de pleureuses dont l'action dramatique utilise effet produit par les cheveux dénoués (par exemple G. T. Marin, Op. cit., n® 7, 21-22, 64), ou le relief célébre « des danseuses » au Caire (JE 4872. Ch. Zecier, dans le catalogue de l’exposition Ramses le Grand (Paris, 1976), p. 114-116). (3) Expédition conjointe de "Egypt Exploration Society (Londres) et du Musée National des Antiquités (Leyde). (4) G. T. Marvin, Corpus of Reliefs of the New Kingdom from the Memphite Necro- polis and Lower Egypt, 1, Londres, 1987. 144 MUSEE DE BEYROUTH qui nous occupe (2), en méme temps que des variantes déja attestées A Amarna, telle la chevelure coupée en chienne sur le front. Un magni- fique exemple est également fourni par le relief dit «du vieux courtisan » au Musée de Brooklyn. Sa provenance est 4 nouveau memphite, et son esprit tellement amarnien qu’on doit hésiter a le dater soit du régne d’Akhénaton, soit de celui de son successeur (°). C'est de cette méme région memphite que provient aussi la statue, depuis longtemps connue, du général Horemheb, conservée au Metropo- litan Museum of Art de New York (*). Taillée dans un granit gris 4 grain assez gros, une matiére qui ne correspond guére, comme je l’ai rappelé plus haut, aux préférences des artistes amarniens, l’ceuvre tend, par son style également, a s’écarter de ’'ambiance ancienne. Le modelé a perdu son frémissement de chair vivante, une distance s’établit entre lui et nous, par une sorte de globalisation des traits ot sont déja les germes de lacadémisme ramesside. Toutefois, les paupiéres voilant le globe ocu- laire, le dessin encore sensuel de la bouche, la pose méme de la téte et du buste légérement penchés en avant, dans l’attitude respectueuse des courtisans amarniens, indiquent une ceuvre de transition. Mais ce sont moins ces particularités qui nous intéressent ici que la coiffure. On y retrouve en effet, trés exactement, et non plus sur un bas-relief mais sur une sculpture en trois dimensions, la chevelure caractéristique de la téte de Beyrouth. Méme raie médiane, mémes ondulations plastiques for- mant comme des vagues, mémes ondulations graphiques délimitant des méches, méme recouvrement de méches par d’autres sur les tempes, (1) G. T. Manrin, Excavations at the Memphite Tomb of Horemheb 1976. Preli- minary Report, JEA 63 (1977), pl. 11, 3-4 (murs de la seconde cour). Ip., La décou- verte du tombeau d’Horemheb & Saqqarah, BSFE 77-78 (1976-77), fig. p. 19 et 21. On citera aussi le célébre relief «des deuillants», a Berlin (Inv. 12411. A. R. Scuurman, The Berlin « Trauerrelief» and Some Officials of Tut'ankhamun and Ay, JARCE 4 (1965) p. 61-66). (2) Inv. 47.120.1 C. ALpRED, New Kingdom Art, n° 111 (pl.). R. Fazzint, Images for Eternity, cat. n°70. D. Spanet, Op. cit., p.24-25 (fig.) Cf. R. Trrnry, dans Egypte éternelle. Chefs-d’ceuvre du Musée de Brooklyn (Bruxelles, 1976), p. 93 (fi (8) Inv. 23.10.1. Mit Rahineh, temple de Ptah. H. E. Woxtock, A Statue of Ha- remhab before his Accession, JEA 10 (1924), p. 1-5, pll. I-IV; Ip., Haremhab, Com- mander-Chief of the Armies of Tutankh-Amon, BMMA (oct. 1923), p.5, 9 13. J. Caran, L’art égyptien. Choix de documents LI. La statuaire, pl. 360. R. Hara, Op. cit. p. 41-42, fig. 4-5. J. Vanpter, Op. cil., p. 369, 448, 497, 519, pl. CXX, 4. C. Axprep, New Kingdom Art, n° 171. C. VANDERSLEYEN €.a., PKG 15, pl. 20a. C. Auprep e.a., L’Empire des Conguérants (Paris, 1979) fig. 342. 145, EGYPTE PHARAONIQUE contribuant 4 l'impression d'un homme représenté «au naturel». Cette coiffure est rare en statuaire, mais il est remarquable qu’elle soit tou- jours associée 4 des visages dont la construction plastique et I’expressi- vité correspondent 4 l’esprit amarnien dans sa derniére phase. A cet égard, deux ceuvres importantes, datées stylistiquement de la fin de la 18° dynastie, une téte d’homme en granit gris-noir, au Musée archéolo- gique de Florence, étudiée par P. Gilbert (#), et un buste d’homme, taillé dans le méme granit, au Musée Nicholson 4 Sidney (?), sont certaine- ment a rapprocher de l’Horemheb en scribe de New York (*). Le contexte artistique de la téte de Beyrouth apparait ainsi bien cerné, A la fois historiquement et géographiquement. Qu’elle soit le produit d'une école memphite de sculpture apparait une certitude dans l'état actuel de nos connaissances. Par ailleurs, sa qualité égale celle des plus remarquables chefs-d’ceuvre de l’époque amarnienne tardive, comme le montre son intime parenté de forme et d’esprit avec la téte de quartzite dite «de Smenkharé» ou «de Néfertiti», dont le caractére royal, en tout cas, ne peut faire de doute. Mais, précisément, sa particu- larité la plus exceptionnelle, 4 ce niveau de qualité — qui dépasse de (1) Inv, 6316. P. Giiaerr, La date d'un buste de femme... n°5626 et de la téte homme... n° 6316... du Musée archéologique de Florence, Studi in memoria 1. Rosel- lini U, p.99-104. J. Vanpier, Op. cil., p.520. (2) University of Sidney, Nicholson Museum, inv. R 1138. Provenance inconnue, d’aprés une communication du Musée. (3) Voir aussi une statuette anépigraphe, peut-etre contemporaine, d’un homme agenouillé tenant une stéle au Musée du Caire (CG1022). Comme en bas-relief, la mode subsiste en statuaire durant l’¢poque ramesside, mais sous une forme devenue rigide. On en trouvera de nombreux exemples dans J. VaNbiER, Manuel ILI, pll. CXXXVIII, 3 (Louvre N 502), CXLIV,3 (NY, MMA, 15.2.1), CLVI,5 (Caire CG42178), CLVII, 2 (Berlin 4508), CLXI,5 (Vienne 34) ete. D. Wildung date de la méme époque une téte d’homme acquise récemment par Ja collection de Munich (AS 6296), et il est incontestable qu’elle en présente tous les caractéres stylistiques. La coiffure est également identique a celle qui nous occupe, avec un peu moins de naturel toutefois qu’a la téte de Beyrouth (D. Wi.pune, Berichte der Staatlichen Kunst- sammlungen. Neuerwerbungen. Staatliche Sammlung Agyptischer Kunst, Munchner Jahrbuch der bildenden Kunst 31 (1980), p. 261-263 ; S. Scxosxe - D. Wa.pune, Agyp- lische Kunst Manchen (Munich, 1985), p.78, pl. p.77; D. Wiipune, Die Kunst des alten Agypten, pl.76, p.193). Pourtant, le corps de la méme statue, conservé au Caire, semble porter des inscriptions datables de la Troisigme Période Intermédiaire. Si le fait était confirmé par une publication scientifique, ce pourrait étre un cas remarquable — mais pas isolé — de «citation stylistique> de la part d’un artiste tardif inspiré par l'art de la fin de la 18° dynastie, 146 MUSEE DE BEYROUTH loin celui de l’Horemheb en scribe—, est que, par sa coiffure, elle se déclare Pimage d’un personnage privé, l’un des plus grands sans doute de son temps. Comme il apparait de plus en plus évident que les styles ne changent pas avec les régnes et développent des problématiques par- ticuliéres, qui représentent la vie propre de la pensée figurative, ’'impor- tant n’est certes pas de décider si le chef-d’ceuvre du Musée de Beyrouth est A dater de ’époque amarnienne tardive ou bien du régne de Tout- ankhamon. II est plus essentiel de reconnaitre en lui l'un des témoins les plus parfaits et les plus émouvants d’une aventure esthétique exception- nelle, qui a marqué comme aucune autre le développement de l’art égyptien. Roland TEFNIN 147

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