Là bas

Je pensais que j'avais vécu quatre minutes. Mais quand je regarde dans mes mains, je m'aperçois que je
n'ai vécu qu'une seconde. Ça doit être ça l'enfer.

Ça se peut pas, On peut pas avoir une vie dans deux mains. Faudrait qu'elle soit tellement petite.

Il souffle dans ses mains

C'est pas une vie ça, c'est juste une respiration, juste de l'air. Il n'y a personne autour de moi, c'est pas
une vie ça ...

Quand mes mains travaillaient, il y avait quelque chose dedans. On y voyait des traces, c'était pas ma
vie non plus, mais il y avait quelque chose ... il y avait des gens autour de moi ... maintenant ... rien ...

Des mains presque blanches, des mains d'hôpital, des mains silencieuses, presque pas de sang dedans ...
rien ...

Quand j'écris, il y a quelque chose dans mes mains. Quand je n'écris pas, avec le genre de mémoire que
j'ai, je ne me souviens presque de rien. Ce que je voulais vous dire, je l'ai écrit pour m'en souvenir.

J'ai fait un beau voyage, j'ai ramassé une seconde ... mes mains ont rougi ... il y avait du sang dedans ...

J'étais pas tout seul, il y avait des gens autour de moi. Il y avait de l'air dans mes poumons, de l'air que
je pouvais aussi prendre pour réchauffer mes mains.

J'ai un passeport maintenant, je suis quelqu'un, j'existe. Ça faisait longtemps que j'avais pas existé.
Un passeport ... qu'est-ce que je vais faire avec ça, maintenant? Mon voyage est fait. Est-ce que je vais
repartir? Est-ce que je vais sortir?

Je ne sais pas, je suis vieux, pas encore tellement mais quand même, ça viendra. Je suis malade,
j'oublie. Mais quand j'écris, il y a quelque chose dans mes mains ...et j'oublie moins, beaucoup moins ...

Voyager c'est fatiguant. Je sais pas. J'étais moins stressé en tous cas quand je suis revenu. Je voulais
être moins stressé quand je reviendrais. Ici, c'est stressant. Les gens qui ont une vie sont stressants.

J'aime ça regarder dans mes mains et voir quelque chose de quand j'étais jeune. C'est vrai, des fois je
trouve quelques morceaux. Des morceaux, c'est quelque chose des morceaux. Des morceaux c'est
beaucoup mieux que rien ...

Là-bas ... quelqu'un m'a demandé: ... « Qui es-tu toi? » Je ne sais pas ... je lui ai répondu n'importe quoi
... un nom ... Je ne sais même pas si c'était mon nom ... je pensais qu'il s'en foutait ... Il attendait ... J'ai
répété ... je pense ... j'ai parlé ... un peu ... mais je ne l'ai pas écrit ... et là, je ne me souviens pas ...
j'aimerais ça me souvenir, c'était bien.
Ce texte est basé en grande partie sur les témoignages consignés dans un film (De l'autre côté - Anaïs Fleurent) qui a été présenté en mai 2008 à Québec, par Yves et Anne-Marie
Kaufmant, lors du colloque "Que peut espérer le psychotique aujourd'hui?"
"Le patient psychotique, particulièrement, veut que son expérience porte témoignage."
Jean-Claude Boulet, version du 27 juin 2010