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Chapitre 2

L’Acte concernant le défrichement


des terres et la protection des forêts
FEUX DE FORÊT

Scène pendant l'incendie des


forêts de l'Ouest. L'opinion
publique, Vol. 2, no 47, p. 566-
567 (23 novembre 1871).
Gravure.

À
la fin des années 1830, le gouvernement du Bas-
Canada avait ouvert la région du Haut-Saguenay à la
colonisation pour pallier le manque d’espace dans les
vieilles paroisses québécoises et pour combler les besoins crois-
sants de l’industrie forestière. De petites colonies, qui vivaient au
rythme de l’agriculture et de l’exploitation de la forêt, s’organisè-
rent ainsi sur les rives du Saguenay et à l’embouchure du lac
Saint-Jean. En 1846, un feu de forêt détruisit les premières
infrastructures mises en place. Malgré tout, la population persista
et elle se répandit peu à peu jusqu’aux confins du
Lac-Saint-Jean. Malheureusement, le pire était à venir.

Le grand feu du Lac-Saint-Jean

En 1870, un printemps précoce et particulièrement clément


permit aux agriculteurs d’entreprendre le labourage des terres
plus tôt qu’à l’accoutumée. Les colons, nouvellement établis au
Lac-Saint-Jean, terminèrent leurs travaux de défrichement vers la
fin du mois d’avril et ils profitèrent des journées chaudes de la mi-
mai pour brûler leurs abatis. Le 19 mai vers neuf heures, un fort
vent du nord-ouest fit perdre le contrôle des feux allumés près de
la rivière à l’Ours (actuelle paroisse de Saint-Félicien). Compte tenu
de la sécheresse et de la violence des vents, l’incendie — un feu de
cimes — se propagea dans la région à une vitesse fulgurante.

En un temps record, le feu courut de la rivière Mistassini jus-


qu’à la baie des Ha ! Ha ! et dévasta la forêt, les champs et les habi-
tations. Catastrophée, la population s’enfuit. Ceux qui habitaient
près des rivières ou du lac Saint-Jean plongèrent dans l’eau où ils
s’accrochèrent à des troncs d’arbres en attendant que le feu perde
de son intensité. Certains se réfugièrent dans des caves, alors que
d’autres déguerpirent à dos de cheval. Plusieurs croyaient que la
fin du monde était arrivée. Après sept heures, le feu s’essouffla,

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L’ H I S T O I R E D’UNE GUERRE

laissant derrière lui des braises fumantes, un air irrespirable, des


centaines de blessés et sept morts.

X
Un incident de l’incendie
du Lac Saint-Jean.
L’opinion publique, Vol. 1,
no 26, p. 204 (30 juin
1870). Gravure.

Les pertes matérielles étaient tout aussi considérables. Dans le


sillage de l’incendie, 555 familles se retrouvèrent sans abri ni
moyen de subsistance. 146 autres, moins affectées, perdirent soit
des bâtiments, soit des semences ou des provisions (voir le tableau
Bilan du sinistre, ci-après). En fait, sur une population de quelque
20 000 habitants, 4 585 durent recevoir des secours immédiats.
Des scieries, des chantiers, des ponts, des églises et des magasins
généraux avaient été réduits en cendres. Selon le député de
Saguenay-Chicoutimi, le feu avait fait des dommages pour un
demi-million de dollars, sans compter les pertes en bois sur pied19.

Les premiers secours, qui vinrent des habitants et des mar-


chands épargnés par le feu, permirent à plusieurs colons de
survivre sans s’exiler. Le gouvernement québécois prit ensuite la
relève : le commissaire de l’Agriculture et des Travaux publics
chargea Pierre-Claude Boucher de LaBruère, médecin et inspec-
teur des chemins de colonisation, d’effectuer une mission de ravi-
taillement et de reconnaissance. Arrivé le 29 mai, Boucher de
LaBruère organisa les secours avec la collaboration du clergé et,
après avoir évalué les dégâts, il produisit un rapport dans lequel il
constatait que l’aide dont il disposait (3 000 $ et des vivres) était
nettement insuffisante.

Le député indépendant de Chicoutimi-Saguenay, Pierre-


Alexis Tremblay, se chargea de publiciser l’affaire pour ramasser
d’autres fonds. Il écrivit aux journaux, discourut devant
l’Assemblée législative et organisa des conférences dans plusieurs
villes. Il voulait que chaque famille dans le besoin reçoive un mon-
tant de 40 $ pour se réinstaller. Son objectif global était donc

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L’ H I S T O I R E D’UNE GUERRE

évocateur, cette loi ne faisait que reconduire les principaux points


de l’Acte pour la protection des forêts contre les incendies (février
1870) et elle fut très critiquée, notamment par le député Pierre-
Étienne Fortin. Le gouvernement forma donc un comité spécial
pour bonifier la loi, qui demeura essentiellement inchangée : la
nouvelle loi reprenait intégralement les mesures prévues dans la
loi de février 1870 pour le défrichement, les feux de camp et les
arbres sur pied.

Néanmoins, la nouvelle loi comportait deux changements qui


devaient faciliter les poursuites. D’une part, elle favorisait la déla-
tion : « toute personne majeure pourra poursuivre toute contra-
vention au présent Acte, et la moitié de l’amende, dans le cas
d’une conviction, appartiendra au poursuivant et l’autre moitié
au gouvernement de cette province, pour former partie du fonds
consolidé ». D’autre part, elle augmentait le nombre de juges de
paix en nommant ex officio certains employés du service extérieur
du département des Terres de la Couronne (les agents des terres,
les arpenteurs et les gardes-chasse). La première loi sur la protec-
tion fut donc abrogée, le 24 décembre 1870, et l’Acte concernant
le défrichement des terres et la protection des forêts contre les
incendies fut alors sanctionné.

Malgré les nouveaux pouvoirs conférés par cette loi, les


agences du département des Terres de la Couronne demeurèrent
inactives pendant près de six ans. Le texte de loi fut bel et bien
affiché et publicisé, mais ce n’était là qu’une mesure dissuasive. Il
fallut attendre les récriminations de l’industrie forestière pour
que le département agisse enfin.

Première mesure punitive

Le 26 novembre 1876, la Ontario & Quebec Lumber & Timber


Association fit en effet parvenir au département des Terres de la
Couronne une pétition pour que le gouvernement passe à l’ac-
tion. Outrée par la négligence des agents des terres, l’industrie exi-
geait qu’on instaure enfin un système de protection efficace. Le
7 février 1877, Pierre Garneau (1823-1905), commissaire des
Terres de la Couronne, fit connaître sa réponse au président de
l’association, Robert Skead24.

Le commissaire rappelait notamment aux industriels que le


gouvernement avait modifié la loi sur les permis de coupe en
1868, pour en prolonger la durée de un à vingt ans. Selon lui, cette
mesure assurait non seulement la stabilité économique nécessaire
pour l’exploitation d’une concession, mais incitait aussi « les
requérants à prendre toutes les démarches nécessaires dans le but
de protéger ces terrains contre les incendies25 ». Toutefois, les
concessionnaires continuaient de prétendre que la responsabilité

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FEUX DE FORÊT

de protéger les forêts contre le feu incombait à leur propriétaire, Pierre Garneau, commissaire des
Terres de la Couronne. L’opinion
le gouvernement québécois, et qu’aucune loi ne les obligeait à publique, Vol. 1, no 33, p. 261
assumer eux-mêmes cette responsabilité. Persuadé que le gouver- (18 août 1870). Gravure.
nement avait fait sa part, le commissaire estimait que les mar- T
chands de bois devaient payer seuls les coûts d’un éventuel
système de protection, et il leur suggérait de se regrouper
pour réduire leurs factures individuelles en les prévenant que
s’ils persistaient à réclamer l’intervention du gouvernement,
des droits de coupe additionnels leur seraient imposés.

De plus, le commissaire rappelait au président de


l’Association que des mesures législatives avaient été sanc-
tionnées en décembre 1870 et que des copies de l’Acte avaient
été distribuées par le gouvernement dans toutes les régions. À
son avis, les mesures prévues par la loi étaient efficaces et per-
mettaient de colliger suffisamment de preuves pour inculper
les contrevenants.

Comme Pierre Garneau tenait à démontrer l’efficacité de


la loi, il mit son département sur le pied de guerre et il char-
gea son assistant de préparer les agents des terres en vue de la
prochaine saison de feu :

J’ai l’honneur de vous informer que j’ai reçu instructions


de la part de l’honorable commissaire des Terres de la Couronne
de vous expédier par la malle de ce jour un certain nombre de
copies de l’Acte 34 Vict., chap. 19 intitulé « Acte concernant le
défrichement des terres et la protection des forêts contre les
incendies » et de vous enjoindre de faire tous vos efforts et d’user
des pouvoirs que vous confère cette loi pour [la] mettre à
exécution; à cette fin, vous voudrez adresser quelques copies de
cette loi à vos gardes forestiers, aux maires et juges de paix des
districts qu’ils doivent visiter et aussi l’afficher dans les camps,
villages de manière à lui donner toute la publicité possible26.

L’été suivant, dame nature allait donner au commissaire l’oc-


casion de démontrer que la loi avait « les dents suffisamment lon-
gues », car des feux ravagèrent les forêts du Saguenay et de la
Mauricie. Les plaintes virulentes des concessionnaires forcèrent
alors le commissaire à commander des enquêtes approfondies.

En septembre, le garde forestier Décoteau reçut l’ordre d’entre-


prendre « les démarches voulues27 » pour débusquer les coupa-
bles des feux de Saint-Tite et de Saint-Malo, dans la région de
Trois-Rivières. On le somma d’inculper les contrevenants et de
leur imposer des amendes. Dans la région du Bas-Saguenay, on
chargea l’agent des terres George Duberger, de Tadoussac, et son
garde forestier John McLaren, de Port-au-Persil, d’une mission
similaire28. Enfin, au Saguenay, le garde forestier Saillant dut
« s’enquérir de tous les faits qui se rattachent à cette infraction

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[feu de l’Anse-aux-Sorciers], faire arrêter les coupables […] et


procéder légalement contre eux29 ».

Les archives renferment peu d’échos de ces enquêtes.


Toutefois, une lettre envoyée au département des Terres de la
Couronne en octobre 1877 fait état d’une première inculpation
au cours du même été. Cette missive est, en fait, une pétition dans
laquelle des citoyens influents de Saint-Alexis de la Grande Baie
réclamaient l’annulation de l’amende infligée aux colons Bois
(Charles père et fils, ainsi que Napoléon). Déterminé, le
commissaire répliqua en ces termes : « vu la gravité du délit dont
les personnes précitées se sont rendues passibles, [je] regrette
beaucoup de ne pouvoir acquiescer à votre demande et accorder
les conclusions de cette dite requête30 ». Les Bois devinrent ainsi
les premières « victimes » connues de la loi.

Le conflit qui opposait l’industrie et le gouvernement quant à


l’organisation d’un système opérationnel ne fut pourtant pas
résolu. Il fallut attendre cinq autres années et un congrès forestier
panaméricain, qui se déroula à Montréal en 1882, pour qu’il
connaisse un dénouement satisfaisant.

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