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Algérie, les barbelés de la mémoire

par Ghania MOUFFOK

| Actes Sud | La pensée de midi

2006/3 - N° 19
ISSN | ISBN 2-7427-6436-4 | pages 14 à 19

Pour citer cet article :


— Mouffok G., Algérie, les barbelés de la mémoire, La pensée de midi 2006/3, N° 19, p. 14-19.

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GHANIA MOUFFOK *

Algérie, les barbelés de la mémoire

Comment sortir des blessures de l’histoire, de ces “dictatures qui


forgent l’âme” ? Un texte fort, pour débusquer les mensonges
dans nos rapports aux libertés… et retrouver le goût des
dénociations et des combats publics.

J’ai passé mes vacances dans la proximité culpabilisante d’un petit


chien, un chien des douars au poil ras et sombre qui, tel un prison-
nier misérable, est resté attaché, enchaîné à un arbre durant tout
l’été pendant que, tout autour, la nature était à la fête. Devant mon
étonnement, son maître m’a expliqué : “C’est pour qu’il devienne
méchant.”
Et lui-même, est-il devenu injuste parce qu’il a manqué de liberté ?
Son histoire pourtant est celle d’un enfant devenu orphelin à huit ans.
Son père est mort en 1958 dans les rangs de l’Armée de libération
nationale, les armes à la main pour l’indépendance de l’Algérie. Sa
mère est morte quelques années plus tard parce qu’elle manifestait
pour la liberté, le drapeau vert-blanc-rouge à la main, un drapeau
interdit. Une balle perdue tirée par un soldat français a eu raison de
son désir, de sa soif d’un autre avenir pour elle et ses deux fils.
Elle vivait derrière des barbelés, dans un camp de regroupement,
ces camps-prisons contrôlés par l’armée française, où s’entassaient les
villageois contraints par la violence de quitter leurs maigres terres,
leurs minuscules troupeaux, afin de vider les montagnes et les cam-
pagnes d’une population accusée de soutenir les nationalistes du Front
de libération nationale.
A l’indépendance, les survivants sont restés dans ces camps de
contraintes qui sont peu à peu devenus leur chez-soi. L’armée française
est partie, les barbelés ont été arrachés, et les femmes ont fait pousser

* Journaliste, Ghania Mouffok a récemment participé à Alger, blessée et lumineuse


(Ed. Autrement, 2006). Elle est aussi l’auteur de Etre journaliste en Algérie (1988-
1995), édité par Reporters sans frontières en 1996.

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Alger © Jean-Pierre Vallorani

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Alger © Jean-Pierre Vallorani
sur leurs balcons des pots de cactus et de hbak, de basilic, comme on
s’installe dans une histoire qui ne connaît pas la marche arrière.
Quarante ans plus tard, de nouveaux militaires sont arrivés armés
de “Kalash”, de nouveaux engagés de l’armée nationale venus à leur
tour rétablir l’ordre dans cette région côtière de l’est de l’Algérie, site
splendide planté entre mer et montagne, géographie propice à la gué-
rilla, investie par la rébellion armée islamiste. D’autres sédiments de
terreur, de crimes, de tortures, de souffrances sont venus se déposer sur
les anciennes blessures camouflées mais encore ouvertes de ces popula-
tions qui portent le martyre dans le silence et la méfiance. Chassés de
leurs montagnes par cette dizaine d’années de guerre civile, d’autres
villageois sont descendus de là-haut pour s’installer dans la plaine et
s’entasser à leur tour dans des gourbis de fortune, eux qui avaient des
jardins de grenadiers, de poiriers, de raisins verts et noirs accrochés à
leurs murs de pierre. Aujourd’hui, ils ont tout perdu et recommencent
pour les survivants le chemin des galères : se nourrir, se vêtir, trouver
du travail, mettre les enfants à l’école et soigner leurs peurs qui parfois
s’installent chez les plus fragiles, les plus sensibles peut-être.
Elle a quatorze ans et son corps tremble quand je lui parle, elle
porte la peur, me dit son père, la peur du viol, de l’enlèvement que l’on
chuchote derrière les pauvres barrières contre la terreur.
C’était hier. Aujourd’hui, les militaires sont plus discrets, même s’ils
sont installés durablement dans la région et que leur présence ponctue
les cols des montagnes dominant la Méditerranée, alors que les groupes
armés islamistes ou autres groupes salafistes pour la prédication et le

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combat se font plus rares. Parfois, une vache explose dans la montagne
– elle a marché sur une mine… –, mais les morts sont enterrés, et le
silence des pierres est de retour. Ce silence est légalisé, écrit dans la charte
sur la paix et la réconciliation nationale. Parce que nous nous sommes
entretués, nous devons nous taire. La paix en échange de l’amnésie.
Longtemps, j’ai cru que les dictatures passaient sur les peuples
comme la pluie en été qui, ici, n’a pas le temps de vous mouiller que
déjà le soleil vous caresse de sa chaleur. Mais depuis, j’ai appris que les
dictatures vous habitent, vous forgent et vous dominent jusque dans
les confins de vos âmes, et que c’est sans doute le plus terrible des com-
bats : se débarrasser de cette peau qu’elles vous imposent pour sur-
vivre. Parce qu’on peut vivre en dictature, on peut même connaître le
bonheur, la joie, goûter aux plaisirs de l’amour qui, comme la mustèle
frite à peine sortie de la mer, fond dans la bouche en y laissant un goût
de beurre et de miel. La liberté est alors un vol de lumière, un instant,
un chemin emprunté entre deux silences : elle est une transgression.
Les peuples soumis à la dictature sont des rois arpenteurs de la trans-
gression. Ils contournent la loi, ils organisent le désordre en feignant
chaque jour de respecter l’ordre imposé. C’est un sport épuisant et
parfois déprimant. Il ne reste alors qu’à se moquer des puissants, obs-
cènes dans leur pathétique volonté de tout contrôler, eux qui ne
contrôlent plus rien et qui, alors, se lamentent en privé, se plaignent
de ce peuple de sauvages, de ce peuple ingrat, sale, incontrôlable, ces
paysans indécrottables. Ils se gaussent de ces manières de rustres et se
racontent des histoires pour se rassurer de leurs incompétences, de
leurs mains sales couvertes de pétrole et de sang, des vilaines
magouilles et des tristes baisers arrachés aux filles qui se donnent pour
nourrir leurs frères. Ils se lamentent de cette haine qu’ils encaissent à
leurs passages organisés, eux qui ne peuvent se mouvoir, dans ces villes
qu’ils pensent posséder, que derrière des vitres blindées, des voitures
noires qui sont de véritables chars en détresse… Ils investissent des
millions de dinars pour que leurs routes soient parsemées de tulipes
venues de Hollande, de palmiers venus de Marseille, de décors de
pacotille, de pauvres mensonges qui crèvent au soleil du sud du monde
en dépit de l’armée de jardiniers qui s’échine à maintenir vivants des
jardins qui demeurent stériles et aussi impitoyables que la sécheresse
de leurs programmes. D’échec en échec, ils avancent, seuls et méprisés,
eux qui rêvent de gloire, de foule en amour.
La foule, elle, court, elle court après le temps qui passe, elle détruit
leurs palais de vent, leurs histoires saugrenues de bonheur, de bien-être
qui arrivera demain, c’est promis. Du socialisme à l’algérienne, il reste

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le souvenir du goût rance de l’huile, des pots de confiture défoncés et
des chaussures en carton qui blessaient les chevilles des demoiselles
sous l’œil goguenard des flics en civil qui, eux, sont restés à traîner dans
nos cafés, nos consciences et nos inconscients. La foule est ailleurs,
indifférente à leur télé de propagande, à leurs slogans de pauvres
diables courant après une popularité impossible. Vous avez la télé, nous
avons la zappette, et nous zappons du soir au matin, sur des routes
parallèles. Nous savons désormais que Guantanamo est américain, que
l’Irak est à feu et à sang, que la Palestine est un trou noir, que notre des-
tin est un destin de solitude, quand les puissants du monde défilent les
uns derrière les autres, vantant notre lutte contre le terrorisme : le
modèle est devenu algérien, c’est du moins ce que nous serine notre
presse de pacotille soumise à la tentation de l’argent facile. Coca-Cola,
bonjour, Toyota, salut : l’Algérie est devenue un pays fréquentable, elle
ouvre ses portes et ses frontières au marché mondial, elle dénationalise
son pétrole et son gaz naturel. Nous sommes interdits de manifester
notre solidarité, comme nous sommes interdits de peser sur notre des-
tin, état d’urgence. Good morning Algeria. En Méditerranée, l’Otan se
balade et accoste à Alger, conférence de presse à domicile, visite guidée
de navire de guerre… Au Sahara, les GI’s débarquent, confidentiel, top
secret, toute l’Afrique est à la parade… Le monde nous est de plus en
plus petit. Le monde nous ressemble de plus en plus, nous qui pen-
sions être des exceptions et qui avons crié “au secours, nous sommes en
dictature”. “Eh bien, restez-y”, nous a répondu le monde. Espace
Schengen, fouille au corps, la planète nous est interdite. “El visa, el
visa”, chantent les plus forts d’entre nous comme on retourne le cou-
teau dans la plaie au passage des présidents en visite dans nos territoires
de pestiférés. Et les journalistes européens de conclure entre deux
entretiens : “Tous les Algériens veulent quitter l’Algérie.”
Ce n’est pas l’Algérie que nous voulons quitter, c’est le monde que
nous voulons partager.
Prisonniers du dedans, prisonniers du dehors, nous voulons juste
élargir nos horizons, et les plus rêveurs d’entre nous se jettent, tels des
malades de liberté, sur vos miradors de fer, là où la Méditerranée n’est
qu’un filet, un mince corridor, un coude amical dans ce détroit de
Gibraltar. De cet endroit d’où je vous parle, là où les hommes ne se
baignent pas, ni les femmes d’ailleurs, on cultive la terre, on remue les
pierres et on les questionne parce que l’on croit qu’elles portent la
mémoire et que l’on croit savoir que c’est dans notre mémoire que se
cache notre liberté. En dépit de nos silences et de nos pudeurs… Et je
crois que si nous n’attendons plus rien ni de vous, et encore moins de

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Alger © Franck Pourcel

nous-mêmes, c’est parce que nous savons que cette mémoire est notre
disque dur, qu’aucune dictature au monde ne saurait effacer ; et nous
la transmettons à nos enfants, nous qui pourtant avons perdu nos
langues. Car nous pressentons dans ce monde qui bascule que nous
avons tout à réapprendre.
Vous savez, les chiots, quand on les enchaîne, avant de devenir
méchants, ils sont d’abord malheureux.

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