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Aujourd'hui, il nous faut décharger du wagon un énorme cylindre de fonte : je

crois bien que c'est un tube de synthèse, il doit peser plusieurs tonnes. Dans un sens
c'est préférable pour nous, car il est bien connu qu'on se fatigue moins avec les gros
poids qu'avec les petits : le travail en effet est mieux réparti, et on nous donne les
outils nécessaires; mais c'est quand même un travail dangereux qui demande une
concentration continue; il suffit d'un moment d'inattention pour être entraîné par la
masse.
Meister Nogalla, le contremaître polonais raide, sérieux, taciturne, a
personnellement surveillé la manœuvre. Le cylindre de fonte repose maintenant sur
le sol et Meister Nogalla dit : « Bohlen holen ».

Le coeur nous manque. Cela veut dire « porter des traverses », pour
construire dans la boue molle la voie sur laquelle le cylindre sera roulé à l'aide des
leviers jusqu'à l'intérieur de l'usine. Mais les traverses sont encastrées dans le sol et
pèsent quatre-vingts kilos, ce qui représente à peu prés la limite de nos forces. Les
plus robustes d'entre nous, en s'y mettant à deux, pourront transporter des traverses
pendant quelques heures ; pour moi, c'est une torture, le poids me scie en deux la
clavicule; au bout du premier voyage je suis sourd et presque aveugle tant l'effort
est violent, et je serais prêt aux pires bassesses pour échapper au second.
Je vais essayer de faire équipe avec Resnyk, qui m'a l'air d'un bon travailleur;
et puis comme il est grand, ce sera lui qui supportera la plus grande partie du poids.
Mais je sais que je dois m'attendre à ce que Resnyk me repousse avec dédain et se
mette avec quelqu'un de sa taille ; alors, je demanderai la permission d'aller aux
latrines, j'y resterai le plus longtemps possible, et puis je chercherai à me cacher,
tout en étant bien certain que je serai aussitôt repéré, hué et battu ; mais tout vaut
mieux que ce travail.
Eh bien non. Resnyk accepte ; bien plus, il soulève tout seul la traverse et me
la pose avec précaution sur l'épaule droite, puis il relève l'autre extrémité, la cale sur
son épaule gauche, et nous partons.
La traverse est couverte de neige et de boue ; à chaque pas elle me rabote
l'oreille et la neige me coule dans le cou. Au bout d'une cinquantaine de pas, je suis
à la limite de ce qu'on appelle la capacité normale de résistance : mes genoux
fléchissent, mon épaule me fait mal comme si on la serrait dans un étau, mon
équilibre est chancelant. À chaque pas, je sens mes souliers comme aspirés par la
boue avide, par cette boue polonaise omniprésente dont l'horreur monotone remplit
nos journées.
Je me mords profondément les lèvres ; nous savons tous, ici, qu'une petite
douleur provoquée volontairement réussit à stimuler nos dernières réserves
d'énergie. Les Kapos aussi le savent : il y a ceux qui nous frappent par pure
bestialité, mais il en est d'autres qui, lorsque nous sommes chargés, le font avec une
nuance de sollicitude, accompagnant leurs coups d'exhortations et
d'encouragements, comme font les charretiers avec leurs braves petits chevaux.
Arrivés au cylindre, nous déchargeons la traverse, et je reste planté là, les
yeux vides, bouche ouverte et bras ballants, plongé dans l'extase éphémère et
négative de la cessation de la douleur. Dans un crépuscule d'épuisement, j'attends là
bourrade qui m’obligera à reprendre le travail, et j'essaie de profiter de chaque
seconde de cette attente pour récupérer quelque énergie.

Primo Levi, Si c’est un homme,


© Julliard, traduction française,
1987, p99 à 102.

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