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Robinson Crusoé, Daniel Defoe, 1719.

Chapitre 14

Ayant surmonté ces faiblesses, mon domicile et mon ameublement étant


établis aussi bien que possible, je commençai mon journal dont je vais ici vous
donner la copie (encore quʼil comporte la répétition de tous les détails précédents)
aussi loin que je pus le poursuivre  ; car mon encre une fois usée, je fus dans la
nécessité de lʼinterrompre.
JOURNAL
30 SEPTEMBRE 1659
Moi, pauvre misérable Robinson Crusoé, après avoir fait naufrage au large
durant une horrible tempête, tout lʼéquipage étant noyé, moi-même étant à demi
mort, jʼabordai à cette île infortunée, que je nommai Y île du désespoir. Je passai
tout le reste du jour à mʼaffliger de lʼétat affreux où jʼétais réduit : sans nourriture,
sans demeure, sans vêtements, sans armes, sans lieu de refuge, sans aucune
espèce de secours, je ne voyais rien devant moi que la mort, soit que je dusse être
dévoré par les bêtes ou tué par les sauvages, ou que je dusse périr de faim. A la
brune je montai sur un arbre, de peur des animaux féroces, et je dormis
profondément, quoiquʼil plût toute la nuit.
OCTOBRE
Le 1er. — A ma grande surprise, jʼaperçus, le matin, que le vaisseau avait été
soulevé par la marée montante, et entraîné beaucoup plus près du rivage. Dʼun
côté ce fut une consolation pour moi ; car le voyant entier et dressé sur sa quille, je
conçus lʼespérance, si le vent venait à sʼabattre, dʼaller à bord et dʼen tirer les vivres
ou les choses nécessaires pour mon soulagement. Dʼun autre côté ce spectacle
renouvela la douleur que je ressentais de la perte de mes camarades ; jʼimaginais
que si nous étions demeurés à bord, nous eussions pu sauver le navire, ou quʼau
moins mes compagnons nʼeussent pas été noyés comme ils lʼétaient, et que, si tout
lʼéquipage avait été préservé, peut-être nous eussions pu construire avec les débris
du bâtiment une embarcation qui nous aurait portés en quelque endroit du monde.
Je passai une grande partie de la journée à tourmenter mon âme de ces regrets ;
mais enfin, voyant le bâtiment presque à sec, jʼavançai sur la grève aussi loin que
je pus, et me mis à la nage pour aller à bord. Il continua de pleuvoir tout le jour,
mais il ne faisait point de vent.
Du 5 au 24. — Toutes ces journées furent employées à faire plusieurs voyages
pour tirer du vaisseau tout ce que je pouvais, et lʼamener à terre sur des radeaux à
la faveur de chaque marée montante. Il plut beaucoup durant cet intervalle,
quoique avec quelque lueur de beau temps  : il paraît que cʼétait la saison
pluvieuse.
Le 20. — Je renversai mon radeau et tous les objets que jʼavais mis dessus ;
mais, comme cʼétait dans une eau peu profonde, et que la cargaison se composait
surtout dʼobjets pesants, jʼen recouvrai une grande partie quand la marée se fut
retirée.
Le 25. — Tout le jour et toute la nuit il tomba une pluie accompagnée de
rafales ; durant ce temps le navire se brisa, et le vent ayant soufflé plus violemment
encore, il disparut, et je ne pus apercevoir ses débris quʼà marée basse seulement.
Je passai ce jour-là à mettre à lʼabri les effets que jʼavais sauvés, de crainte quʼils
ne sʼendommageassent à la pluie.
Le 26. — Je parcourus le rivage presque tout le jour, pour trouver une place où
je pusse fixer mon habitation ; jʼétais fort inquiet de me mettre à couvert, pendant la
nuit, des attaques des hommes et des bêtes sauvages. Vers le soir je mʼétablis en
un lieu convenable, au pied dʼun rocher, et je traçai un demi-cercle pour mon
campement, que je résolus dʼentourer de fortifications composées dʼune double
palissade fourrée de câbles et renformie de gazon.
Du 26 au 30. — Je travaillai rudement à transporter tous mes bagages dans
ma nouvelle habitation, quoiquʼil plût excessivement fort une partie de ce temps-là.
Le 31. — Dans la matinée je sortis avec mon fusil pour chercher quelque
nourriture et reconnaître le pays  ; je tuai une chèvre, dont le chevreau me suivit
jusque chez moi ; mais, dans la suite, comme il refusait de manger, je le tuai aussi.
NOVEMBRE
Le 1er. — Je dressai ma tente au pied du rocher, et jʼy couchai pour la
première nuit, je lʼavais faite aussi grande que possible avec des piquets que jʼy
avais plantés, et auxquels jʼavais suspendu mon hamac.
Le 2. — Jʼentassai tous mes coffres, toutes mes planches et tout le bois de
construction dont jʼavais fait mon radeau, et mʼen formai un rempart autour de moi,
un peu en dedans de la ligne que jʼavais tracée pour mes fortifications.
Le 3. — Je sortis avec mon fusil et je tuai deux oiseaux semblables à des
canards, qui furent un excellent manger. Dans lʼaprès-midi je me mis à lʼœuvre
pour faire une table.
Le 4. — Je commençai à régler mon temps de travail et de sortie, mon temps
de repos et de récréation, et suivant cette règle que je continuai dʼobserver, le
matin, sʼil ne pleuvait pas, je sortais avec mon fusil pour deux ou trois heures ; je
travaillais ensuite jusquʼà onze heures environ, puis je mangeais ce que je pouvais
avoir  ; de midi à deux heures je me couchais pour dormir, à cause de la chaleur
accablante  ; et, dans la soirée, je me remettais à lʼouvrage. Tout mon temps de
travail de ce jour-là et du suivant fut employé à me faire une table ; car je nʼétais
alors quʼun triste ouvrier ; mais bientôt après le temps et la nécessité firent de moi
un parfait artisan comme ils lʼauraient fait, je pense, de tout autre.
Le 5. — Je sortis avec mon fusil et mon chien, et je tuai un chat sauvage ; sa
peau était assez douce, mais sa chair ne valait rien. Jʼécorchais chaque animal que
je tuais, et jʼen conservais la peau. En revenant le long du rivage je vis plusieurs
espèces dʼoiseaux de mer qui mʼétaient inconnus ; mais je fus étonné et presque
effrayé par deux ou trois veaux marins, qui, tandis que je les fixais du regard, ne
sachant pas trop ce quʼils étaient, se culbutèrent dans lʼeau et mʼéchappèrent pour
cette fois.
Le 6. — Après ma promenade du matin, je me mis à travailler de nouveau à
ma table, et je lʼachevai, non pas à ma fantaisie  ; mais il ne se passa pas
longtemps avant que je fusse en état dʼen corriger les défauts.
Le 7. — Le ciel commença à se mettre au beau.
Les 7, 8, 9, 10, et une partie du 12 — le 11 était un dimanche — je passai tout
mon temps à me fabriquer une chaise, et, avec beaucoup de peine, je lʼamenai à
une forme passable ; mais elle ne put jamais me plaire, et même, en la faisant, je la
démontai plusieurs fois.
NOTA  : Je négligeai bientôt lʼobservation des dimanches  ; car ayant omis de
faire la marque qui les désignait sur mon poteau, jʼoubliai quand tombait ce jour.
Le 13. — Il fit une pluie qui humecta la terre et me rafraîchit beaucoup ; mais
elle fut accompagnée dʼun coup de tonnerre et dʼun éclair, qui mʼeffrayèrent
horriblement, à cause de ma poudre. Aussitôt quʼUs furent passés, je résolus de
séparer ma provision de poudre en autant de petits paquets que possible, pour la
mettre hors de tout danger.
Les 14,15 et 16. — Je passai ces trois jours à faire des boîtes ou de petites
caisses carrées, qui pouvaient contenir une livre de poudre ou deux tout au plus ;
et, les ayant emplies, je les mis aussi en sûreté, et aussi éloignées les unes des
autres que possible. Lʼun de ces trois jours, je tuai un gros oiseau qui était bon à
manger ; mais je ne sus quel nom lui donner.
Le 17. — Je commençai, en ce jour, à creuser le roc derrière ma tente, pour
ajouter à mes commodités.
NOTA : Il me manquait, pour ce travail, trois choses absolument nécessaires,
savoir  : un pic, une pelle et une brouette ou un panier. Je discontinuai donc mon
travail, et me mis à réfléchir sur les moyens de suppléer à ce besoin, et de me faire
quelques outils. Je remplaçai le pic par des leviers de fer, qui étaient assez propres
à cela, quoique un peu lourds ; pour la pelle ou bêche, qui était la seconde chose
dont jʼavais besoin, elle mʼétait dʼune si absolue nécessité, que, sans cela, je ne
pouvais réellement rien faire. Mais je ne savais par quoi la remplacer.
Le 18. — En cherchant dans les bois, je trouvai un arbre qui était semblable,
ou tout au moins ressemblait beaucoup à celui quʼau Brésil on appelle bois de fer, à
cause de son excessive dureté. Jʼen coupai une pièce avec une peine extrême et
en gâtant presque ma hache ; je nʼeus pas moins de difficulté pour lʼamener jusque
chez moi, car elle était extrêmement lourde.
La dureté excessive de ce bois, et le manque de moyens dʼexécution, firent
que je demeurai longtemps à façonner cet instrument  ; ce ne fut que petit à petit
que je pus lui donner la forme dʼune pelle ou dʼune bêche. Son manche était
exactement fait comme à celles dont on se sert en Angleterre ; mais sa partie plate
nʼétant pas ferrée, elle ne pouvait pas être dʼun aussi long usage. Néanmoins elle
remplit assez bien son office dans toutes les occasions que jʼeus de mʼen servir.
Jamais pelle, je pense, ne fut faite de cette façon et ne fut si longue à fabriquer.
Mais ce nʼétait pas tout ; il me manquait encore un panier ou une brouette. Un
panier, il mʼétait de toute impossibilité dʼen faire, nʼayant rien de semblable à des
baguettes ployantes propres à tresser de la vannerie, du moins je nʼen avais point
encore découvert. Quant à la brouette, je mʼimaginai que je pourrais en venir à
bout, à lʼexception de la roue, dont je nʼavais aucune notion, et que je ne savais
comment entreprendre. Dʼailleurs je nʼavais rien pour forger le goujon de fer qui
devait passer dans lʼaxe ou le moyeu. Jʼy renonçai donc ; et, pour emporter la terre
que je tirais de la grotte, je me fis une machine semblable à lʼoiseau l dans lequel
les manœuvres portent le mortier quand ils servent les maçons. La façon de ce
dernier ustensile me présenta moins de difficulté que celle de la pelle ; néanmoins
lʼune et lʼautre, et la malheureuse tentative que je fis de construire une brouette, ne
me prirent pas moins de quatre journées, en en exceptant toujours le temps de ma
promenade du matin avec mon fusil  ; je la manquais rarement, et rarement aussi
manquais-je dʼen rapporter quelque chose à manger.
Le 23. — Mon autre travail ayant été interrompu pour la fabrication de ces
outils, dès quʼils furent achevés je le repris, et, tout en faisant ce que le temps et
mes forces me permettaient, je passai dix-huit jours entiers à élargir et à creuser
ma grotte, afin quʼelle pût loger mes meubles plus commodément.

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