708 HISTOIRE DES REPRÉSENTATIONS DU MARCHÉ
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LE MARCHÉ DES HONNEURS :
LES THÉORIES DE LA RÉCOMPENSE CHEZ G IUSEPPE
GORANI ET JEREMY BENTHAM.
O livier Ihl
Les homn1cs des Lumières n'one cessé de s'interroger sur la
meilleure façon de conduire les corps et les esprits. La no tion
d', intérêt » leur a semblé fourrur la solution. Au point qu'ils l'ont
appréhendée ·comm e la matière première d'une sorte de manufacture
de l'ambition. Non plus en vue de la dispensation de biens spirituels
-les biens de salut se dissipent avec l'éloignement du paradis- mais
dans un but plus immédiat: l'adjudi cation de signes de grandeur.
Gouvemer par les récompenses: voilà cornn1ent fut imaginé ce nouveau
pouvoir social. D'où l'importance du débat su r les conditions qui
permettraient aux traditionnelles « distinctions» de s'imposer
comme une technique autonome. Mon propos sera justement de
montrer que cette théorie nouvelle - celle de la « motivation» et de
la « performance », c'est-à-dire celle du managem ent ho norifique-
s'est affirmée da ns Je mouvement même par lequel la r~co111pense, se
distinguant de la libéralité et de la faveur, est devenue l'objet d'une
science de gouvernement (llù Olivier, 1996 et 1999).
A la f111 du XVIIIe siècle, deux figures en ont tout particulièrement
pris la mesure, deux figures dont la réputation n'est plus guère associée
à cette partie de leur œuvre. La première est le comte Giuseppe
Gorani dont l'ouvrage, publié en 1790, fu t traduit deux ans plus tard
à Paris sous le titre Recherches sur fa scietJce degouvememellt' . La seconde
est Jeremy Bentham dont le texte The Ratiouale of Retvards fut publié
en français pour la première fois par Etienne Dumont en 1811 sous
le titre Théorie des peitJes el des récompense;'. Pour ces utilitaristes, tous
deux naturalisés 41: citoyen français» par le décret du 26 aoû t 1792,
régénérer l'édifice des relations sociales, c'était imposer une nouvelle
publicité du m érite. Trouver aussi un substitut aux piétés consolantes
et autres dévotions protectri ces chères à la pastorale chrétienne. D 'où
leur proposition d'établir un « trésor d'honneurs» pour exciter
l'émulation et ainsi récompenser les services rendus à la société. Une
idée abondanunent déb attue au XIxe siècle.
710 HISTOIRE DES REPRÉSENTATIONS DU MARCHÉ
Pourquo i sollicicer ce dialogue, celui finalement entre économie
politique et science de gouvernement, utilitarisme et idéalisme des
Lumières? Il s'agit en faie d'éclairer la genèse d'une doctrine de la
4C monnaie d'honneur », et plus largement de l'émulation premiale
essentielle aussi bien à l'économie de marché qu'à la démocratie
civique. Une technique de mobilisation qui devait prendre l'allure au
XIXe siècle d'un véritable progranune d'action.Avec à son fondement
une théorie des incitations qui promettait d'en faire un instrument
privilégié: celui du gouvernement des sociétés complexes et des
organisations hiérarc hiqu es corrune la bureaucratie ou }'entrcpris€
industrielle (Baron James N . et Cook Karen S., 1992). L'entrée des
récompenses h onorifiques dans le giron de l'économie politique n'a
donc rien d'anecdotique. Elle a inspiré une forme d'administration
du sociaJ. Fondée sur la reconnaissance méritocratique et le . IJAmi des H ommes Of l Traité de la population. M ais l'idée de l'auceur
d'émulation, celle-ci se déploie au nom d'une théorie
du prestige dont l'exigence de « rémunération au mérite»
auj ourd'hui qu'un e traduction parmi d'autres.
UNE ÉCONOMlE POLITIQUE DU MÉR ITE
On le sait : le siècle des Lumières considéra sous un jour
la notion d'émulation. li en fit une fonction de l'État libéral
Marco E., 1997). Apologie des expositio ns agricoles, créaticm
sociétés d'encouragement, multiplication des prix proposés
académies et sociétés savantes: tout était bon pour répandre
d'encouragement dont le but n'était pas seulelnent éC()ll()mjqlJeM
s'agissait, en prin1ant le plus beau cheval de labour, le meilleur
philosophique ou un e innovation technique, de défendre une
conce ption du progrès lui- même3 .
1790: le comte Giuseppe Gorani propose qu'une caisse
« trésor d' honne ur » permette à chaqu e État «
énergie à mesure qu' il fe ra une juste distribution de sel:~:~~~~~
L'idée est simple: chaque nouvelle distribution alimentera
et augmentera sans cesse vertus et talents. Cette « monnaie
distribu ée par le prince devai t suivre les vœux d'académies sp,éciali,;é,
ceux de « sénats» composés de professionnels rompus à l"exaJnen;,
mérites. C'était là une façon de transformer les faveurs prin(:iè;resj
récompenses véritables. Pour tant, ces examinateurs seront
admitlistratel~rs de vertu que des doxosophes: leur tâch e était avant
pour Gorani, de sanctionner le cours des renommées in(iividll.U:
C'est l'estime qui sert ici de point de référence, soit une
considération dont la cotation est présentée comme «
puisq u'émanant de l'opinion publique elle-même. Gorani Jel
LES REPRÉSENTATIONS DU MARCHÉ. ENCASTRÉ • 711
dans son ouvrage: CI: les cordons,les médailles, les signes extérieurs de
décoration distribués avec économie, justice et sagacité, sont touj ours
des monnaies d'une valeur incroyable, pourvu qu'clles représentent un
mérite dont la vérité soit bien connue du public» (1792, p. 20). Cette
t monnaie d'honneu r » a toutes les caractéristiques d'un instrument
fiduciaire. C' est pourquoi Gorani s' en déclare convaincu:« Si les signes
représentatifs de ce trésor pouvaient être falsifiés impunément, il en
résulterait dans le système moral, les mêmes désordres que produirait
dans le commerce et la circulation, la falsification des monnaies ct des
autres signes de valeur ».
Cette lecture n'a rien d'originale en cette fin de XV I[[c siècle.
On la retrouve ch ez nombre de moralisces. Par exemple chez le
marquis de Mi rabeau dont Gorani avoue avoir lu (t deux fois»
des Recherches se distingue de ces évoca tions philosophiques. Si la
récompense est conçue co mme un recours, ce n'est pas en ce qu'elle
promet de tempérer « l'égoïsme» par la «vanité ». C 'est parce qu'
aiguillon efficace », elle préfigure un mjtJjstère des conduites en
. à se comparer sans cesse, sin on à se surpasser. On retrouve
reve ndication chez les 4C économistes» italiens. Conu u e chez le
Giacinto Dragonetti, j urisconsulce fixé en Sicile où il devint
présid"nt de la Cour Royale: en 1765, dans Delle virlll e dei premi', il
de traiter des vertus d'abord du point de vu e économique et
pOIlt1'ju,:'. Les considérant comme des ac tions utiles à la société, il en
une technique de rémun ération des « motifS les plus louables ».
€omme lui, Gorani est un illuminista. Proche de )'Aaademja dei
(1763) ou du journal Il CajJè que dirigeaient les frères Verri,
Beccaria, Alfonso Longo ou Paolo Frîsi (Venturi Franco, 1970,
ct s.) il propage un prophétisme social. Celui du libertinisme,
l'ucopisme e t des courants hétérodoxes de la pensée maçonnique
protestante (Ferrone Vincenzo, 1989, pp. 356-357). Autre source
!\~~::::~i:~~~~: ~' la «science de la police» (polizeiwissensscluYi.) des
~r et des cours de langue allemande que cet illumillÎSla a
téglue:ntées. Pourtant, son inspiration la plus directe est l'économie
qu'il découvre, fasciné, à l'extrême fin des années 1760.
découverte sera, après 1770, à l'origine d' une réorientation
écrits dont témoignent, ou tre plusieurs publications
l~cialisées 6 une correspondance soutenue avec l'abbé Baudeau ou
de la Rivière (Gorani, 1944, p. 135) . Pour ce « philosophe.
à la Cour de Berlin, le gouvernement des homm es et des
devait s'exercer par la mobilisa tion de savoirs expérimentaux.
l'observance stri cte du droit, fut- il naturel, o u dans l'ombre
de la Philoso phie.
712 HISTOIRE DES REPRÉSENTATIONS DU MARCHÉ
En demandant de n'attribuer la récompense qu'à ceux là seulement
qui en auront été reconnus dignes par des « sénats» spécialisés, les
Recherches rendent compte d'une métamorphose de la notion
d'émulation. S'appliquant au grand nombre, celle-ci devient un
instrument bureaucratique et « scientifique ». La récompense? Elle est
maintenant proportionnée au degré d'utilité des services distingués.
Mieux: elle s'énonce comme une rétribution des « belles actions,.
(par opposition aux « distinctions et prérogatives que l'opinion attache
à la naissance »). Une manière de fondre l'antique vertu républicaine
dans le mérite: celui de la société civique et industrielle. Ce n'est pas
pour rien que Gorani insiste pour que soient avant tout reconnus
les talents des « classes inFerieures de la société» : parce qu'elles sont
Cl les plus nombreuses », ce serait« encourager le perfectionnement de
l'agriculture et des arts et des métiers les plus utiles '1/.
COMMERCIALISER LA VERTU
Jeremy Bentham rencontra, lui, la question de l'émulation sur
le terrain d'une science de la législation, plus précisément d'une
théorie dans laquelle la récompense était considérée comme une
sanction alternative à la punition (sur ces techniques de management
« préwebériennes ), Hume Leonard J., 1981, notamment le chap. 7).
Descendant d'une famille d'attorney, défenseur des classes moyennes,
Bentham définit la récompense comme un « moyen rémunératoire ».
Une sanction honorifique qui apparaît conune l'envers de la pénalité
moderne: (C chaque service distingué pourrait trouver une place dans
ces annales; et les personnes, toujours sujettes à exagérer la vigilance
et les moyens d'information possédés par leur gouvernement seraient
bientôt persuadés qu'une inspection perpétuelle (a perpetuai inspection)
a été organisée, non seulement en ce qui concerne leurs défauts mais
également pour leurs actions les plus méritantes (their meritoriolls
actions) »8. Dans sa Déontologie 011 science de la morale, il explicite le statut
de ces gratifications qui demandent la plus grande attention de la
part des pouvoirs publics:« la réputation, l'honneur, la renommée;la
célébrité, la gloire, les dignités », autant d' 0: entités fictives» qui ont en
commun d'être. des objets de possession , (1834, p.113). Plus encore:
la sanction occupe dans ce système un double statut. Judiciaire, elle agit
principalement par voie de punition, administrative elle se déploie par:
voie de récompense. Dans les deux cas, elle est (C exeluplaire ». Et c:es&
à ce titre qu'elle « s'applique aux vertus qui sont désignées à l'Etat
conune dignes d'être récompensées par lui ,..
Pour Gora.ni, issu d'une grande fa.mille de la noblesse lombarde
empreint de républicanisme, la vertu renferme sa propre ré(;ornp',ns~
LES REPRÉSENTATIONS DU MARCHÉ . ENCASTRÉ • 713
(1792, p. 17). Cependant, il est bien obligé de le concéder: éloquente
par elle-même, la vertu ne fait pas la même impression sur tous. D'où
son idée d'en rendre les richesses et les honneurs inséparables: ce serait
le moyen de l'encourager. «La certitude d'obtenir la récompense
proportionnée à son mérite est certainement le mobile le plus
efficace pour déterminer à la vertu ». Pour Bentham aussi, un Cl code
rémunératoire» doit être associé à la vertu, cette dernière étant tOut
à,la f~is ~n acte, celui qui consiste à rendre -service, et une disposition,
c es~-a-dire une. « chan~e de services ». Ce faisane, la récompense
d:vlent une prmle: m~eux, un moyen de management propre à
developper les arts, les sCIences et l'industrie. Car, définie comm e « une
portion du Bien» (a portiml if the malter ifgood), elle opère conmlC un
mobile pour accroître la « performance» d'une action. Si la valeur de
la récornpense doit être cherchée dans le désir et la confiance, son vrai
ressort est ailleurs. li naît de l'incitation que produisent les échanges
lorsqu'ils mettent en concurrence l'énergie et les efforts déployés par
chacun. En somme, à la manière dont se créent les valeurs industrielles
se placent les capitaux, se détermine l'intérêt de l'argent ou se mobîlisd
1:, propri~té fo~c.ière, la :rerto c~ez B,entham émarge aux règles que
1econonue pohnque a a connaltre. A la façon dont le sacrifice du
travail et le plaisir de la consonmlation s'équilibrent pour l'agent
économique, l'abnégation cc l'honneur, la peine et la récompense, se
font face pour les membres d'une société d'émules (Peardon Thomas
,P., 1951, p. 199): l'estime aussi est un calcul social.
Pour mieux comprendre cette théorie, il ÎIllpOrte de revenir sur la
notion d'émulation. Au XVIIIe siècle, celle-ci ne se distingue guère
du concept de concurrence auquel elle emprunte d'ailleurs beaucoup
de son éclat. Assin1i1ée à un « aiguilJon », elle promet d'enfermer les
vo~ontés dans un enchaînement salvateur: celui où toutes les parties
(j;
a~ISS~nt et se comnlUniquent un mouvement égal », où un pays
«JOUIt de toute la vigueur dont il est susceptible »'>. Peu itnporte alors
qu'on la fasse dériver, comme Adam Sm.ith et .Bernard Mandeville,
de sentiments plutôt que d'un calcul ou du se!f-interest conmle chez
Hobbes (sur ces controverses, Hirschman Albert O., 1977). C'est
l'effet produit qui importe: J'émulation promeut l'ambition et
l'ambition l'apprentissage. Soit à terme l'efficacité et la prospérité. Il
faut dire qu'avec le XVIIIe siècle, la récompense ne s'attache plus à
une ~t~pologîe des ~ passions ». Elle se proclame « scientifique ».
En s ~nserant dans le developpement de l'écol1onue politique, elle
chenune sous les traits d'une science de gouvernenlenc, celle de
c vices privés» dont le pouvoir prétend désormais faire une (C vertu
pul)li·~lue ». Une métamorphose sur laquelle les gouvernants VOnt au
siècle s'ingénier à asseoir leur volonté de puissance.
714 HISTOIRE DES REPRÉSENTATIONS DU MARCHÉ
Dominants au XVIIIe siècle, les écrits des théoriciens de la
souveraineté, du contrat ou du droit nacurel subissent avec la
Révolution française la concurrence d'une nouvelle revendication
de scietltificité à la fois utilitariste ct libérale. Or, celle-ci récuse la
possibilité de faire du pouvoir un serviteur docile de la <l loi ». Ou de
l'adosser à un e « volonté» parée des traits de la généralité ou produit
par le seul jeu de la règle et de l'interdit. Pour Bentham ou Gorani, ce
serait là tourner le dos à la société elle-même. Pire : délaisser ses points
d'affrontements, oublier ses foyers de compétition, négliger ses lieux
d'instabilité. C'est pourquoi ces hommes vom partir à la recherche
d'une autre figure du pouvoir. Ni guerrière ni juridique: un pouvoir
s'écablissant dans et par l'entrecroisenlent des intérêts. Le pouvoir de
l'émulation premiale.
La prime - rappellons le - dérive du latin primus (qui est en avant).
Un terme d'où découle primat et primauté. tout deux synonymes
de supéri orité, voire de prééminence. A partir du XVIIe siècle, le
développement des échanges marchands comme l'affirmation de la
Ré forme ont imposé de nouveaux principes de comptabilité. Non
plus le système des bénédictions et des conjurations propice à la q~ê[e
cléricale du salut mais une économie psychologique fondée sur un Etat
de justice et des règles de commerce. En somme, sur une économie
multipliant les prix et les gratifications. D 'o ù l'apparition au début
du XVlle siècle de l'anglais premiu111 (récompense, prix) : il renvoie à
praemium, de pra et emere; ce que l'on reçoit avant les autres. En français,
c'est l'apparition du verbe primer, sans doute en lien avec l'ancien
français premier (récompenser) qui signifiait le fait de l'emporter sur
ses rivaux, de prendre l'avantage et, plus généralement, d'exceller dans
tel ou tel domaine. La notion de prime va par métonymie désigner
au XVIIIe siècle toute somme versée en rémunération dlun service,
toute marque aussi par laquelle un individu s'agrandit socialement: se
distifJglle, au double sens de se séparer et de s'élever.
Proposer, comme le font Bentham ou Gorani, que la vertu soit
primée, n'est-ce pas faire œuvre de rédu ctionnisnle? En fait, ces
hommes ne nient pas que la vertu puisse exister sans prétention à
la reconnaissance. C'est-à-dire fmalement sans anticipation sur
aV3.I).tages qui peuvent en résulter. L'héroïsme s'établit bel et bien
soi. Tel celui qui pousse à se jeter dans les flammes ou dans les
pour sauver des malheureux qui brûlent ou se noient. La questlon
que ces théoriciens pose nt est ailleurs: elle est de savoir corrune.ti~
rendre ces actions plus fréquentes. C'est là qu'ils proposent de
la vertu. Nullement pour s'occuper de ceux qui ont appris à
en eux-mêmes le prix de leurs bienfaits mais pour mobiliser le
grand nombre. Pour que l'honune moderne puisse rendre
LES REPRÉSENTATIONS DU MARCHÉ. ENCASTRÉ • 715
à la société, rien ne vaut, disent-ils, des preuves de reconnaissance
e~ de considération. Des distinctions qui lui permettront comme
cItoyen mais aussi agent économique, de figurer dans la mé~loire de
la postérité.
LA SOC IÉTÉ DES ÉMULES
Si l'~c.endant des récompenses accompagna l'ascension de la
bourgeOISIe du négoce et de l'industrie, c'est parce qu'il portait en lui
une promesse, celle de dompter des comportements que la violence
seule ne parvenait plus à civiliser lO • Agissant par et sur les forces
sociales, cette science de gouvernement obligeait le législateur à traiter
des intérêts d'une autre manière: en suivant des «( lois» au regard
desquelles les « faits» se lieraient à des «( causes» et à des « résultats »
(sur ~e schéma adopté alors par les« sciences» du politique, Ihl Olivier
. ~t ~1,. 2003). C'est à cette condition que la publicité -l'exposition à
1o~1Il.lon ~ .devint capable d'orienter ce que Mandeville appelait les
«VIces ,l?nves » vers ~e~ fins d'intérêt collectif (Rosenberg Nathan,
1,~63) .. A cette con,dlt1~:)fl que la récomp ense d'estime parvint à
s etablir cornnle un equlvalent sur le terrain moral du prix des biens
et des se,r,?ces dans l'univers marchand. Or, un siècle durant, ce projet
va acquenr le statut d'une utopie mobilisatrice. Tantôt au nom d' un
idéal civique, tantôt au nom de co nsidérants économiques.
DJI~fl idéa~ civique. La logique est simple: armée pour la répression,
n'e~t-il pa;; Juste que la société ait, au côté du devoir de punir, le
dr:o It de recompense.r? .L 'opinion en tout cas s'en propage. rI y a des
tn~~naux pou,r purnr, Il faut d e~ juges pour encourager. A côté du
ch.at~ment,la remunération. Et l'E tat ne doit pas laisser à d'autres cette
~lllss~on . P~ur mettre en scène ce nouveau régime d'interdépendance,
~.IUl fa~t lnvent~r ses propres rituels d'émulation. Que l'on so nge à
lmveno.on du pnx de vertu en 1782 délivré par l'Académi e française
pour une ac?o~ digne ?'~Ioge (sur ce dispositif, fruit de l'application
de la revendicatIOn statlstlque au domaine de la moralité, voir Lecui r
1974) ou à la généralisation de J'usage des récompenses dans les
ouvrages de pédagogie. Que l'on pense aux règles de préséances dans
les administrations, aux citations et médailles militaires, aux livres d'or
aux ~n;tal~s civiles., au:, éJoge~ commémoratili: autant de marques dd •
conslderatlon attrlbuees dorenavant à raison d'une dignité acquise
Olivier, 2000).
De considérants économiques. ' Pour nombre d'observateurs de la
industrielle, une conviction s'impose: la plupart des actions
font dans la vue d'obtenir une récompense. D'où d'innombrables
visant à accroître la productivité du travail par l'application
716 HISTOIRE DES REPRÉSENTATIONS DU MARCHÉ
d'un code de prix et de primes. Comme avec ces livrets d' ouvrie~
retraçant les quantités de travaux et les salaires perçus: sou:ms
au contrôle des associés, ils devaient distinguer les plus «act~fs 1>
des travailleurs (Clément Ambroise, 1846, p. 270). Est-ce à l'Etat
d'intervenir? L'idée sera contestée, en particulier par les écon?nust~
« libéraux », au nom de la préservation d'une*- demande » pres~nt.ee
comme autorégtùatrice. Ce serait, disaient-ils, outrepasser ~a « hnllte
juste des besoins» (article « Encouragements *. dans Coquelin Charles
et Guillaumin Gilbert, 1853, p. 687). Pour Jean Baptiste Say aussi, .le
public est en général le mei~eur jug:. de ce ~u' on fait en sa faveur et
les profits ordinaires du [ravall ct de 1 Industne sont la plus natur~lle et
la plus utile des récompenses; c'est elle qui provoque la productlon et
entretient la société. (1852, p. 354). .'
Le langage de l'émulation premîale ne s'en est pas m?ln5 Impose.
Et avec lui, le mérite est devenu « performance ». Il a prIS place dans
une échelle d'oppormnité, à la fois hiérarchique et contmu.e. ,Une
échelle dans laquelle chaque niveau de mobilité est déternune. par
des réalisations et des compétitions, des évaluations et des sanct1o~.
C lasser les individus préalablement mis sur un pied d'égalité, c'étalt
plus qu'ouvrir un canal pour l'émulation. C'é t~t forger une n;:>uvelle
structure de relation sociale: ici tester et habiliter des compete.nces,
là punir « indolents» ou « incapables ~. Dans t~u: .les ~as, aSSOCIer la
hiérarchie sociale au principe d'arbitrages compentifS debouchant sur
l'allocation de marques d'estime ll . . 1elemem central de l'organisation industrielle et commerciale.
La surveillance du supérieur - le roi, l'instituteur, le lieutenant,
le contremaître -? Elle apparaît moins digne de co~ance qu~ les
répliques de l'anîbition personnelle. C'est ~ourquol ces. Lunueres
vont chercher à donner un autre ressort a la prod~cuon de !a
conformité sociale. Depuis les années 1970, celle-cl est plucot
envisagée conmîe le fruit d'une surveillance continue. Un thèm:
popularisé par le succès de la théorie du contrôle so<:ial, celle ~U1 ,
dans le sillage de l'ouvrage de Michel Foucault. Survelll,;' et pU"", a
insisté sur la logique de l'enfermement (pnson, ecole, hopltaux) ou,
dans le monde anglo-saxon, s'appuie sur la doctrine de la deterreuce. •.
Les écrits des théoriciens des récompenses suggèrent une aurr:e VOle.
Et si l'internalisation des normes avait en réalité plus à VOlr
une émulation généralisée? Comme si une économie politique
désir sous-tendait l'anatomie politique des corps. Sans d?ute
difficile, à partir de nos spécialisations académîq~:s, ~; r~stItuer
la cohérence de cette revendication au XVIl[e slecle . Sl le profit
une notion chère aux économistes, le désir est, de nos jou~,
des psychologues, voire des pédagogues. n n'en reste pas mOlIlS
la récompense du mérite s'cst transformée. Lorsque les
LES REPRÉSENTATIONS DU MARCHÉ, ENCASTRÉ • 717
de l'économie du marché ont dû concilier l'arrivée des masses et
l'avènement de l'égalité, la notion s'est affirmée conmle un dispositif
pour conduire les subjectivités, dans J'entreprise comme dans la Cité.
En un mot, pour surveiller et récompenser.
UNE THÉORIE DES INCITATIONS?
Le marché des honneurs a d'abord possédé cette vertu aux yeux
de ses laudateurs: expérimenter la force des incitations conune
opé:at,eur pour harmonis~r l,es comp?rtements. Bentha.m parle d'un
A
fil hberatel1r; «( non cet Interet partIal et vil qui asservit les âmes
sordides mais. ce~ in~é~êt à vues larges et bienfaisantes qui règne sur
. tous les esprIts ec!a.tres. (1834, p. 124): Son disciple Jean-Baptiste
Say, parle lUI «d encouragenlenrs» qLU Il excitent l'émulation et
accroissent la masse des lu mières générales, sans détourner l'industrie
et les capitaux de leur emploi)) (1841, p. 191). Comme si l'estime ct
la disgrâce étaient les plus puissantes sources d'émulation. L'économie
p~lit~qu~ a continué à théoriser cette pratique sous l'appellation d'
Il mCltatlOns» mais en la détachant progressivement de ses objets
(c,orrune .les honneurs.' les primes ~u les « prix »). Conîme s'il.s'agissait
desormals de formaliser les relanons entre les termes plus que les
termes de la relation.
" ?bservons-Je; la li ttératuTe économique a fait de l'incitation
Dans les manuels d'économie politique du début du XIXe siècle de
~équen~, passages exp,:sent l'intérêt de ce mécanisme pour accroître
1efficaclte des enlployes ou des organisations. L'inc itation y repose
~ur .des punitions et récompenses présentées comme des moyens
eqUl~lents : cO~le deux contraires bien faits dont les gouvernants
devraJem se SaJSlt alternativement. Les Lumières avaient un autre
point de vue. Certes, il y a place pour la punition dans J'émulation
Ma~ G~rani conune Bentham la relèguent au second plan; elle ne'
12
SUsclteraIt pas la participation maximale. Employée isolément elle
ne générerait pas l'effort individuel: «Que la crainte soit le' seul
mobile de ses efforts, écrit par exemple Bentham, (le salarié) travaille
avec douleur pour s'exempter de la peine; mais il ne fera rien de
plus : esclave à la tâche, il n'aspire qu'à la finir ». Pour obtenir un •
management maximal, il faut joindre Il à toute la force de la peine
. la douce~r de la récompense" (1838,p.142).Les pédagogues
certes trace la VOle. On pense à Morelly écrivant que (( le feu
la ;olonté s'alimente beaucoup mieux à l'espérance" (1745, p. 85).
« econonustes » allaIent falre plus fort; suggérer conlment avec une
t,dépeiJSe assez petite créer une grande masse d'attemes. Le poim de
718 HISTOIRE DES REPRÉSENTATIONS DU MARCHÉ
vue de Bentham, plus analytique sur ce point, insiste sur l'importance
de la structure de la compétition, notamment pour proportionner les
chances que chacun peut se flatter d'y obtenir. . n?po eoruen It un large lls~ge notamment avec la création de la Légion
C'est ainsi qu'il distingue les cOluposantcs de l'incitation prenuale.
Son horizon: l'attente de fil quelque bien futur •. Son ressort: le
«plaisir de l'attente» (the pleas14re of expectatiol1). IL mécanisme de
l'espoir: voilà ce qui (( donne la vie et le mouvement au monde
moral; (. _.) remplit les jours et les années, dont les plaisirs n'occupent
que des instants fugitifS,.. ~ va mêm~ jus9.u'à ~ffirmer: , la part
principale du bonheur Co~slste dans, 1 ~s?ou: mals. co~e ~eu de
nos espérances sont complete ment realisees 11 scmt neceSS31Ie que
les hon~mes puissent se voir épargnés tout désa~pointement to~t
en écanc exclus de la joie. (1838, p. 138). Malgre son cour parfoIS
psychologique, l'émulation est moins ici une affection innée,l" q?'un
comportement défini par une structure formelle: le frUit d ~ne
compétition entre un grand nombre d'individus pour l'obtcnt.J.on
de récompenses espérées, Reste que le bénéfice escompté n'est pas
suffisant, de son point de vue, pour générer la compétition, Il faut
une contrainte SH i generis pour obliger les individus à entrer dans l~
jeu. Cette contrainte est donnée par un sentiment d'inquiétude: celut
d'être privé des récompenses promises.
Les incitations ne tirent donc pas leur effet d'entraînement de la
seule valeur du bien proposé. Elles le doi~ent, d'un côté',aux ~han<~es
de g'J.in (qui doivent être suffisamment reell,es P?u~ eXCIter 1 espOIr):
de l'autre au nombre de compétiteurs (qUl dOlt etre suffisamment
large pour maintenir ~a peur de demeurer sans succ~s). Cette
inquiétude n'est ni déSir de quelque c,h,ose que nous n avons pas
(comme chez Locke), ni peur de la pUnloon (comme chez Hobbes)
mais simplement l'anxiété de ne pas obtenir les gams pronllS, Cela
n'est évidenunent possible que si liberté et égalité sont formellement
établies parmi les émules,
:aI
Signe que c'est bien la structure de jeu social, et non la seule eur
pécuniaire de l'enjeu,qui produit l'incitation. Le résultat pe~t d'aill,eurs
fmir par s'avérer paradoxal: les récompenses peuvent etre rrueux
estimées qu'elles ne valent, Voire d'autant plus appréciées, q,u'e~es se
révèlent purement symboliques, c'est-à-dire simplem.e nt « dlSoocnves »,
Il y a pourtant une limite à la distribution ?es récompe..nses, fussen~­
elles honorifiques, Elle tient dans cette quesoon : est-on sur de pouv01r
donner satisfaction sans - et dans le même mouvement- décourag~r
un plus grand nombre? Autrement dit: corrunent ~'assurer que l'espOlf
benchamien ne produise pas d'abord de la frustraoo n ? . , . Dlfficile de le ~alre découler, comme chez Canard, de la quantité de
Jean-Baptiste Say a pressenti cet écueil : ,il coosIsteratt a
que les récompenses honorifiques sont un bIen dont la pr,od,"cciofi
LES REPRÉSENTATIONS DU MARCHÉ . ENCASTRÉ • 719
ne ~oûte rien à la société, On songe aux couronnes de chêne et de'
launers chères à la Révolution française. O u aux rubam dom l'E .
]' . fi mplre
d honneur. Pour Say, « un tItre de noblesse, une décoration ne relèvent
pa~ u~ ho~e sans rabaisser les autres ». Car toute prééminence se
pale d un a~aJssement correspondant, C'est pourquoi il se fit l'apôtre
d'un~ ccr~ame sob~iété dé~orative. Les gouvernemems ne doivent
pas ce?er a la tentatIon de recompenser par des « titres ramassés dans
la ~uille du moyen âge l) : ce serait provoquer le ridicule ou pire le
senomene d'humiliaci~n (1852, p. 356). Derrière la mise en ;"rd~, il
y aVait un ,constat, SI 1 abondance des récompenses permet d'animer
les entrepns:s humaines, il est,faux de croire qu'en les multipliant, on
a~gmen~e d ,au~ant la propornon des gens satisfaits, Tout le contraire
rIsque d aVOIr lieu: car à mesure que s'abaisse le degré des exigences
augn:ente le n~mbre des prétentions devenues légitimes. Et pa:
cons~quent celut 'des mécomptes à venir. Partant de ce constat,Joseph
Garruer, professeur à l'Ecole des Ponts et Chaussées et rédacteur en
chef d~ JoLlmal, des Ecoflomütes, propose d'en limjter l'usage à certaines
professlOIlS, Faire ,entrer la considération dans la fixation des salaires
des ~avan~ts et des,lllventeurs, c'est le moyen, écrit-il, de maintenir ces
s;rvlces a bas, prDt: • L'attrait inhérent aux recherches scientifiques,
1ho~eur gu on y attache, rend cette classe de travailleurs moins
soumise au profit pécuniaire et plus d'un travailleur se trouve
suffisal:unent réc~mpensé par l'honneur et le plaisir qu'il a à les
vulganser » (Garruer Joseph, 1848, p. 263).
O,n le voi~: mê.~le dépourvues de valeur pécuniaire, les récompenses
c,~mmu e~t :. obeir a~x rè~les de l'échange. L'incitation honorifique
~ lI"?~ose a .1 Image dune ecluse, régulant la montée et la baisse des
m[~rets soclau;c P?ur inonder ou rendre au talent des plages immenses.
~olt-on en dedulre que I,e faible attrait de ces distinctions est l'effet
une trop grande profusIon? Pour Gorani COl1UTIe pour Benthanl
on ne p~ut, en dou~er, Les rubans, grades, couronnes de laurier e~
autres m~dailles - biens purement honorifiques - sont soumis à ce
que, en 1 abse~ce de l'analyse marginale, les économ.istes appeUem
encore la « latItude»: la valeur qui résulte de la lutte entre vende urs
~t achcteurs, ici ,.dem~l1deur~ ct offreurs (Canard Nicolas-François,
801, p. ~8),' Qu il ~, aIt un lIen entre le « prix» des récompenses et
leur rarete, a la marue~e finalement dom il existe dans chaque État un
rap?~rt e~t~e populatlon Ct demande de grains, limite cerces var iable
m~ls ~lpeneuse" on le conçoit, Mais qu 'est-cc qui en ftxe le cou rs?
employee ou des efforts consentis pour les obtenir. À quoi ,
'·atcache,n, alors les hommes en quête de récompenses?
720 HISTOIRE DES REPRÉSENTATIONS DU MARCHÉ
Pour Gorani, la valeur de ces Ct sanctions,. toutes positives, c'est
l'estime publique. Une forme de considération qui, sous le nom
de Ct renonunée» ou de «prestige,., demeure indépendante de
l'autorité des gouvernements. Sans doute serait-il préférable que la
nation distribuât ces signes elle-même: dès qu'une délégation est
introduite, préjugés et faveurs s'introduisent. Oui, mais voilà. Pas plus
que la politique, le mérite ne peut s' émanciper, dans un grand Etat,
du cadre représentatif. Si J' estime ne peut être « directe », en toue cas
au-delà des bornes du voisinage, elle doit être conduite. En Europe:
les exemples d'honneurs rémunératoires le montrent: qu'il s'agisse
de la Rosière de Salency, avec ses prix annuels qui viennent doter
de chastes j eu nes filles ls , des fêtes de gymnastique militaire à Genève
récompensant J'agilité et la robustesse, de la Huma/le Society à Londres,
avec ses médailles de sauvetage et d'altruisme ou de l'Académie
française avec son prix de vertu dû au baron de M ontyon. La publicité
du mérite devient en ces années un levier de pouvoir: le moyen de
gouverner par les récompenses.
Bentham a suivi cette voie dans son texte R atiollale of Rewards.
L'intervention du législateur ? Elle est utile si elle supplée à la
déficience de r estime publique, motivation que Bentham tient,
lui aussi, pour naturelle 1). La valeur des honneurs? Elle consiste
(Ii
autrement dans une rareté bien adnùnistrée : aussitôt qu'ils deviennent
communs, leur cours s'effondre. Le trait deviendra très vite un lieu
conunun: pou r Louis de Boilandry, « si la monnaie des honneurs est
auj ourd 'hui devenue nécessaire, si elle doit être conservée, évitons de
l'avilir en la mul tipliant. La prodigalité des récompenses honorifiques
peut être comparée à celle du papier monnaie; plus il se déprécie
et plus il faue le multiplier ~ 16. Pourtant, à la fin de sa vie, Bentham
changea quelque peu d'optique. Certes, il continua à accorder une
place à ces trophées d' honneur, aux titres et aux grades hiérarchiques,
mais en les limitant à la fonction publique. Une façon de rallier un
utilitarisme plus radical: en poursuivant les honneurs, les individus
s'attacheraient moins à des distinctions sociales, fruit des préjugés
d'une époque, qu'à un bien-être personnel. D'où la priorité qu'il
va donner désormais aux incitations pécuniaires, devenues à ses
yeux le modèle d'émulation par excellence (Bentham, 1983). C'est
pourquoi, dans ses derniers travaux, une loi universelle de l'incérêt
se substicue aux théories politiques» des cycles de corruption
(j
ou du gouvernemen t mix te. Et c'est le schéma d' un e société liée
non par des rangs ou la religion mais par le « travail profitable ~ qui
s'impose. Celle de compétiteurs indifférenciés, celle aussi d'un ordre
sans ordonnateur: régulé par le seul jeu de sanctions, tantôt positives,
tantôt négatives. Des structures de relations que la société libérale n'a
LES REPRÉSENTATIONS DU MARCHÉ . ENCASTRÉ • 721
eu de cesse de développer en les fonnalisam de façon toujours plus
sophistiquée (Tedeschi James T., 1970, pp. 155-191).
L E MANAGEMENT HONORIFIQUE
De nos jours, les récompenses d'honneur ne sont plus au service,
comme avec la déférence mo narchique, d'une partition de l'espace
social (la société d'ordres). Bien au contraire: elles suscitent mobilité
et dépassement de soi en participant d'une structu re d'opportunité
calquée sur celle du marché. Outre qu'elles ont permis de l'lOrl'1laliser,
voire de moraliser, l'exaltation de soi, longtemps décriée comme
un vice répréhensible, ces récompenses ont inspi ré l' économie
du pouvoir. La compétiti on pour le profit est aussi un instrument
d'agrandissement social. Assimilée à une force naturelle, elle suggère
une façon de modeler les volontés individuelles. Un domaine d'action
dont l'exploration fit[ conduire sur un mode scientifique: celui
approprié aux phénomènes naturels.
Avec l'économie politique, le marché des honneurs se soumet à des
lois qui sont comme celle de l'uruvers physique: régulières et dignes
de confiance. D'où vient cette régularité? De l'existence de tendances
humaines réputées uniformes mais aussi de l'impetus d'un souci de
perfectionnement personnel. On dira que la description de l'intérêt
personnel a ici une résonance bien matérialiste. Elle s'exprime, il est
vrai, non pas au travers d'une culture de la vertu ou de la sagesse
mais d'une théorie de l'ambition et du désir d'estime. Une science de
gouvernem ent qui se subordonne, elle-même, à une co nceptio n de
la société défini e comme une machine dont les parties consti tutives
travaillen t ensemble en vertu d'un plan préétabli (<< la nature~) et
opèrent par l'acti on de 1 « émulation )), force motrice perm ettan t de
réaliser un ordre social harmonieux» en assurant un accroissement
(j
continu de la richesse. Du même coup, la théorie des incitations
honorifiqu es épouse la vision d'un progrès dont chaque homme mu
par le « besoin 1) de sc distinguer devient une force active tandis que
les fruits sont collectivement approp riés (le « progrès »).
Pour Bentham, les (1 récompenses d'honneur» offrent un autre
avantage: elles écartent les risques liés à de simples rémunérations
pécu niaires. C'est ainsi qu'en rédigeant son Code constitutionnel, il y
perçoit une solution au fi management» de la bureaucratie alors en
voie d' expansion. En particulier dans le chapitre lX qui examine le
fonctionnement de la machine d'État, Benthan1 y revient: comment
maximiser l'aptitude des fonctionnaires et minimiser les dépenses des
contribuables? La réponse est évidente. Croix, étoiles, prix, médailles,
palmes, rubans: voilà les marques de distinction, à la fois hiérarc hisées
722 HISTOIRE DES REPRÉSENTATIONS DU MARCHÉ
et fonctionnelles, qui viendront renforcer l'autorité gouvernementale
en diffusant les idées de fi self-Întcrest » ct de 41 rétribution du mérite "
Le mécanisme qui doit lier l'intérêt au devoir. ce n'est pas seulement
le taux de sala.ire. Et pour une raison simple. Elevé, il donnerait le
goût de l'opulence en créant des besoins factices l1 . En revanche, si les
traitements étaient bas, les fonctionnaires sélectionnés seraient moins
attirés par les salaires que par la réputation ou la considération l8 .
Qu'importe la validité empirique de ces formulations. Ce qui est
significatif, c' est la conviction martelée à plusieurs reprises: il [am
attacher les agents publics à des récompenses symboliques car l'attrait
de ce «( marché des honneurs» viendra compenser celui du « marché
des salaires ». De plus, ces rémunérations symboliques, qui ne coûtent
ri en au contribuable, dissuaderont de la corruption.
Gorani, Bentham: deux exemples de réformateurs proclamant
finalement que les habitudes de travail sont plus rapidement changées
par l'espoir du gain que par l'héroïsme ou les récompenses célestes.
Au point de faire du désir d'estime le cœur d'une science de
gouvernement. Pourtant promouvoir ce management honorifique, ce
n'était pas seulement saper la dérerence traditionnelle ou rivaliser
avec l'éclat de la vertu antique. C'était fermer l'horizon de la science
même dont ils pouvaient s'enorgueillir. Car, que l'on fasse dériver
l'émulation d'un désir anxieux d'exceller, de la force de sujétion de
l'approbation ou tout simplement de l'amour-propre, le constat reste
le même. L'émulation premiale n'est qu'un mythe scientifique: une
constructi on métaphysique de l'économie politique.
Passons rapidement sur les principaux postulats de ce militantisme
scientifique puisqu'ils continuent de diviser les sciences sociales:
l'individu se conduirait en suivant ses propres intérêts rationnellement
délibérés; des effets de composition «< une main invisible")
viendraient métamorphoser les passions privées en vertus publiques.
Notons en revanche combien l'éclat de la science fut revendiqué
pour asseoir cette idée que la distinction, celle des fortunes comme
celle des rangs ou des signes de mérite, pourraÎt conditionner la
progression des jouissances, voire la « contenance " du corps social.
Une manière de soutenir que la science des richesses pouvait être le
fondement de la morale. Fallait-il pour cela civiliser la concurrence?
Non, répondent les plus libéraux. Car la concurrence est la
civilisation. L'argument sera évidemm.e nt dénoncé. 41 Est-ce ainsi qu'il
faut appeler l'état d'amagonisme qui depuis cinquante ans résulte de
l'émancipation de l'industrie et du commerce? *. Ce que le socialiste
Jobard préferait norruner «une guerre individuelle ». Sans doute
pouvait-elle être supportée dans certains secteurs. La concurrence
est excellente, ajoute Jobard, dans la carrière des « sciences, des arts
LES REPRÉSENTATIONS DU MARCHE . ENCASTRÉ • 723
et de la littérature ~. En revanche, elle est fatale au commerce et à
l'industrie. Car là, elle y produit l'inégalité et le paupérisme (1844,
p.22).
Si la concurrence n'a pas à être civilisée, c'est parce qu' elle s'identifie
depuis la fin du XVII Ie siècle à l'émulation, terme mor<d et . positif,
donc l'accréditation fut l' un des enjeux essentiels de la théorie des
incitations l9 • Deux déductions l'accompagnent chez ses partisans les
plus ardents: les individus sont personnellement responsables de leur
« SOrt» économique; si chacun parvient en proportion de ses efforts
et de ses aptitudes, la distribution des inégalités qui en résulte est
présumée acceptable. L'élTIulation, terme savant et presque intimidant,
servit donc à légitimer la concurrence, en particulier l'inégalité de
distribution des « récompenses» au sein des organisations travaillant
à hiérarchiser des « égaux ». Toue au long du XIXe siècle, elle fera
l'objet d'innombrables controverses. Avec chez ses adversaires le
so uci de contrer l'idéalisme dont s'enveloppait cette « science» du
management honorifique. Avec l'idée aussi - il faut y prêter attemion-
de re trouver la logique politique de la compétition marchande: celle d'un
dispositif disciplinaire dont le terme de «sanction positive" exprime,
dans so n ambiguïté même, la force de sujétion. Comment ne pas en
convenir: non seulement la montée des compétitions émulatives a, au
XIXe et XXI! siècles, canalisé les comportements nl.ais elle a encouragé
à s'engager dans certains types d'activité (on pense aux expositions
agricoles, commerciales ou industrielles, aux primes en tout gen re au
sein des bureaucraties européennes, des sociétés savantes et des lieux
de formation). A ce titre, elle a procuré aux élites dirigeantes une
force capable de mobiliser jusqu'à la psychologie la plus intime de
J'individu. La pénétration de cette discipline jusqu'au sein de sphères
jusque là inaccessibles (a utrement que par la confession) est donc un e
technique de gouvernement à part entière.
Le comprend re, c'est se donner les moyens de saisir le lien entre le
management honorifique qui a succédé au règne des récompenses
célestes et la formation de l'Etat libéral. Une transformation qui ne fU[
pas seulement le fait de l'industrialisation mais qui tient à l'affirmation
de l'égale dignité des hommes: une condition dont On sait depuis
Aristote le rôle dans l'établissement d'une relation d'émulation. C'est
dire si les évaluations du marché des honneurs,loin d'être II. naturelles ,.,
demeurent étroitement liées à des standards culturels comme à
des conjonctures historiques. Standards et conjonctures qui jouent
comme des biais évaluatifs ou des itifiuelUes cognitives pour reprendre
le vocabulaire de la théorie du frame ou melltal accourtlillg cher aux
psychologues sociaux. La thé orie libérale du prestige, nouvelle science
de gouvernement, devrait tout particulièrement en tenir compte de
724 HISTOIRE DES REPRÉSENTATIONS DU MARCHÉ
nos jours pour ne pas s' empêtrer dans les vérités d 'hier. Après cout,
les travaux récents des sociologues des organisations l'ont montré: les
dispositifS émulatilS o nt aussi cette propriété d'accentuer le sentiment
d'injustice. sinon la conflictualité sociale. Plus ces pratiques. dénoncées
parfois comme « paternalistes ». se développent, plus sont élevés les
niveaux de contentieux dans les entreprises (Milgrom Paul et Roberts
John, 1988). Gorani er Bentham le disaient à leur manière mais par
des aphorismes forgés sur les idéaux de leurs temps. 11 ne faut pas
de distinction où la nature n' en veut pas; en revanche, il est d'une
sage politique d'en mettre où elle en montre la nécessité. Un art de
gouverner qui, au nom d'une économie politique du mérite ou sous
couvert d' une science politique des récompenses. a décidénlent encore
bea ucoup à nous apprendre.
NOTES
1. La première édition, sous le titre Ricerche s l~lla scienza dei governi, date
de 1790, chez Heuba ch, Durand & Co, à Lausanne. Et non de 1788 comme
l'indique, en suivant les Mémoires de Gorani , Alessandro Casati dans sa
présentation du Dai dispDcismo iIIuminato alla rivoluziotlc [1767- 1791] (Gorani,
1942, p. 430, note 2).
2. Ouvrage extra it des manuscrits de M. Jérémie Bentham, Bossange et
Masson (repris dans Œuvres de Jérémie Bentham, vol. 2, Haumann, Bruxelles,
1829- 1830). La premi ère édition anglaise date, elle, de 1825 chez]. et H . Hunt:
amendée, elle est le fruit du travail d'un de ses secrétaires, Richard Smith. Une
version définitive modifiant sensiblement l'édition de Dumont (rejetée par
Bentham) fut pro posée par un autre de ses assistants, John Bowring dans 11le
Works of Jeremy Bentham, Edinburgh, W Tait, 1838-1843. C'est il celle-ci que
je me réfère cn m'appuyant sur son édition électronique (www.la.ueexas.edu/
labyrinth) . Po ur une première incursion dans les honneurs comme science de
gouvernement, Thl Olivier, 2002 b.
3. Claude Dupin rappell e ainsi que les Romains traitaient ~ avec honneur
ceux qui réussiss.,üent dans le Commerce et la Navigation: ils récompensaient les
bons Pilo tes et les bons Matelots; moyen infaillible de faire de faire promptement
de bons élèves à peu de frais f (1745, P. 76).
4. Dragonetti, 1787. La première édition parue à Naples en 1767: elle
connaîtra une traduction française intitulée Traité des vertus et des récompenses
réalisée par . un capitaine de l'artillerie du roi J , Jean-Cla.ude Pingeron, chez
Jean Gravier, en 1767.Je me réfère ici à l'édition italienne.
5. Cela au nom de ce que Dragonetti appelle .-; la science des Politiqu es,. qui
consiste « à trouver le véritable point où les hommes puissent être heureux et
libres» (P. 235). Pour une présentation de cet opuscule, voir Rao Anna Maria,
1990.
LES REPRÉSENTATIONS DU MARCHÉ . ENCASTRÉ • 725
6. C'est pourquo i il répudia son livre le plus connu, le Vero Dispotismo
poune décla rer prosélyte de l'économie politique. En témoignent en 1771
un plan de réforme ImpDstc secolldo " ordine della NalUra puis en 1772 deux
projets (pour la Cour de Vienne et à nouveau pour le Gouvernement de
Milan) sur la façon de rédimer les droits régaliens sans blesser les droits de la
propriété : des ouvrages qu'il présentera comme conformes, eux, à la science
nouvelle.
7. Même opinion de Dragonetti: les souverains .-; devraient s'attacher
particulièrement à exci ter l'industrie des cultivateurs par des récompenses et à
rendre leur triste condition meilleure f, (1787, P. 107).
8.Le premier à avoir analyser dans toute son étendue la place de la théori e des
récompenses chez Bentham est sans doute Facchi Alessandra , 1994, pp. 53-130,
dans une perspective d'histoire du droit.
9. Véron de Forbo nnais François, (1753, P. 832). Et d'en conclure: « les
besoins enfantent les arts, la concurrence les élève et la ri chesse des artistes les
rends savants 1.
10. Gorani le note: cette ambition étant très utile à la soc iété, il est du
« devoir et de la sage économie, d'un gouvernement de lu i offrir .-; un al iment
perpétuel, avec lequel il puisse récompenser les services rendus à la société,
proporti onner les récompenses aux services, et donner par ces exemples de
j ustice, de J'émulation à ceux qui en o nt besoin 1, 1792, P. 272.
11 . Sur ce paradigme, Erickson Bonnie H. et Nosanchuk T.A., 1984, pp.
648-58. L'enquête soumet à l'épreuve empirique l'hypothèse chère il Goode
Goode (1978) selo n laquelle l'estime serait une .-; fonction curvilin éaire de la
performance sociale ~.
12. Meier Robert F. et Johnson Weldon T., 1977. Une doctrine qui associe le
contrôle des comportements au mécanisme extérieur de san ctions- récompenses
et punitions - que les auteurs font remonter à Beccaria et Bentham (P. 293). Ils
n'en étudient cependant - et le trait est caractéristique des sciences sociales des
années 1970 - que la face punitive et judiciaire.
13. Surtout en France où, comme l'observe Charles Gide, fi l'aversion po ur
la méthode de l' école histor iqu e (allemande) ~ a entravé le développement
scientifique de l'économie politique, 1890, P. 615.
14. Comme chez Alibert Jean-Lou is, 1825: .. L'émulation est une affectio n
innée qui nous décermine à imiter les actions de nos semblables, de manière à les
égaler, souvent même à les surpasser dans les diverses ca rrières qu'ils SOnt appelés
à parcourir ' (P. 289,T. 1) .
15. Sur ces fètes de la rose et les débats qu'elles ont suscités à la flO du XV IJIe
siècle, voir Maza Sara h, 1989.
16. Et d'en appeler à récompenser « les agriculteurs, les manuf.1cnlriers et les
commerçants " Boilandry Louis de, 1815, P. 323.
17. Bentham, t 983, P. 358. Sur ce point, vo i.r aussi l'analyse de Guidi Marco
E.L. 1997.
726 HISTOIRE DES REPRÉSENTATIONS DU MARCHÉ
18. Bentham, 1838, notamment dans le livre II ,<< Reward applied to Offices.
le chap. IV « MinÎmize Emolument •.
19. Exemple parmi d'autres, l'ouvrage de vulgarisation de J-J. Rapet. 1863:
• Si les hommes comprenaient ces harmonies sociales ( ... ), ils S::Iuraient que
le bien général résulte des efforts légitimes de chacun vers son intérêt bien
compris .. (P. Il).
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POINT DE VUE ET PERSPECTIVE DANS LA
REPRÉSENTATION DU MARCHÉ DU TRAVAIL
(Le «( Lapin chasseur» et f1 mla/'11orpllose)
Bruno Lamier
INTRO DUCTION
La question des représentations du marché du travail est au CŒur de
la théorie du marché du travail, contrairement sans doute aux autres
domaines de la théorie économique, pour deux raisons. Tout d'abord,
il ne s'agit pas uniquement de savoir si,le marché est «( parfait ou non,
1)
mais d 'abord de savoir s'il y existe un marché, de Smith aux théories
des conventions, de la régulation etc., en passant par Keynes. Ensuite,
la question de la représentation se pose de façon immédiatement
duale; d' u ne part: com.m ent puis-je. moi économiste ou (t scientiste
. social », représenter le marché? D'autre part: conlment ceux qui sont
placés sur ce marché (offreurs et demandeurs de travail, salar iés et
salarieurs, exploités et exploiteurs . .. ) se représe ntent-ils ce marché?
Ce second volet de la question est particulier au marché du trava il: les
économistes s'intéressent rarement à la questio n de savoir comm ent
l'acheteur d'une conserve de haricots se représente le marché des
conserves de haricots.
On pourrait se débarrasserdu problème en arguant que cette question
des représentations est de peu d'importance pour le fonctionnement
du marché: les ouvrières de la zone franche de Shenzhen peuvent
avoir les images qu'elles veulent dans la tête, cela n' clnpêche pas les
jouets chinois d 'arriver dans nos supermarchés pour Noël. L'objectif
de ce texte est, au contraire, de montrer la pertinence de la question:
les représentations du marché du travail sont-elles constitutives de
celui-ci? La réponse est illustrée d'exemples essentiellement issus
de pays « du Sud », assortis de réŒrences plus ou moins récentes (les
vingt dernières années), non seulement pour apporter un petit vent
exo tique, mais aussi parce que, en termes purem ent empiriques, les
travailleurs du capitalisme sont très majoritairement situés hors de
l'Amérique du Nord et de l'Europe. Trois concepts seront avancés: