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Âge, pauvreté ou richesse. Observation historique sur la question des vieux


et de l’argent
par Jean-Pierre BOIS

| F onda tion Na tionale d e Gé ron tologi e | Gé ron t ologi e e t soci é t é

2006/ - n ° 117
ISSN 0151-0193 | pages 15 à 30

Pour citer cet article :


— Bois J.-P., Âge, pauvreté ou richesse. Observation historique sur la question des vieux et de l’argent, Gérontologie
e t socié t é 2006/, n° 117, p. 15-30.

Distribution électronique Cairn pour Fondation Nationale de Gérontologie.


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ÂGE, PAUVRETÉ OU RICHESSE


Observation historique sur la question des vieux et de l’argent

JEAN-PIERRE BOIS
PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ DE NANTES

Age et pauvreté sont aussi souvent associés dans l’histoire que l’âge et la
richesse, ce qui n’est qu’un habillage des deux visages de la vieillesse folle ou
sage. La réalité, plus nuancée, est relative au repère subtil de l’argent – qui, on
le sait, ne fait pas le bonheur – et de la détention de biens matériels.
La question des rapports entre l’âge et l’argent se pose à partir du moment où
l’Europe occidentale entre dans une économie monétaire, et au moment où la
vieillesse existe, au temps de la renaissance. La pauvreté domine alors, parce
que la vieillesse n’est pas un âge, mais un état d’incapacité à pourvoir à sa
propre subsistance. Avec l’éveil de la sensibilité au temps des Lumières, puis
la révolution industrielle au XIXe, l’âge entre dans le paysage social et
institutionnel, et acquiert le droit à l’argent, comme le droit à la tendresse.
Au XXe siècle, entre ceux qui détiennent un capital et ceux qui restent
démunis, les personnes âgées représentent une charge énorme pour les actifs.
L’équilibre acquis est bouleversé, et la question du rapport entre l’âge
et l’argent se pose à nouveau en termes difficiles, et surtout ambigus.

AGE POVERTY OR WEALTH. HISTORICAL REFLECTION ON THE QUESTION


OF OLDER PEOPLE AND MONEY
Throughout history age and poverty have gone together as often as age and wealth.
They merely disguise the two faces of old age, madness and wisdom. Reality is more
subtle, relating to money –which as we know cannot buy happiness– and to the
withholding of material goods. The issue of the relation between age and money arose
from the moment that Western Europe entered into a monetary economy, at the time of
the renaissance when “old age” began to exist as such. At that time poverty was
dominant because old age was not a recognised age group but a state of incapacity to
look after oneself. With the awakening of sensibility in the Age of Enlightenment,
followed by the industrial revolution of the nineteenth century, age became part
of the social and institutional landscape and acquired the right to have money
and the right to receive tenderness. In the twentieth century, with or without capital,
older people became a huge burden for the working population.
The balance was upset and the issue of the relation between age and money arose
again in difficult and ambiguous terms.

Gérontologie et Société - n° 116 - mars 2006 page 15


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ÂGE, PAUVRETÉ OU RICHESSE

Disons le tout de suite : pauvreté et richesse sont des concepts bien


incertains. Leurs repères naturels sont relatifs d’une part au niveau
général de développement matériel d’une société, d’autre part à
un équilibre subtil entre les moyens, les besoins, les prix et les reve-
nus. Sous une autre forme, rien n’est plus difficile que d’établir une
équivalence des prix, des revenus, de la condition générale, par
exemple, entre un paysan de la France du XVIIIe siècle – les
Français alors les plus nombreux, il y en a environ 26 à 27 millions
dans un pays de 28 à 29 millions d’habitants – et le représentant
de la classe moyenne urbanisée de la France du XXe siècle, la très
grande majorité des Français, dans un pays d’une soixantaine
de millions d’habitants… Leurs horizons ne sont pas les mêmes,
le prix du pain n’est pas un absolu invariant, et sa consommation
non plus.

Il faut aussi se méfier de certaines généralisations et d’idées toutes


faites, si nombreuses. Les manuels d’histoire transmettent conscien-
cieusement, depuis plus d’un siècle, d’abord l’affirmation non pas
que les paysans sont pauvres, mais que, écrasés par la fiscalité et
malmenés par les saisons, ils ont toujours été de plus en plus
pauvres depuis que la France existe ; ensuite non pas que la classe
ouvrière est pauvre, mais qu’elle n’a cessé de s’enfoncer dans une
misère inéluctable toujours aggravée, en raison de la rapacité des
exploiteurs qui l’emploient. Enfin, que les vieillards sont pauvres,
ce qui ne tient pas compte de la diversité des conditions de la
vieillesse, ni de l’existence de la richesse de certains… En réalité, le
niveau de vie général de la France actuelle est très largement
supérieur à celui de la France du début XXe siècle, qui peut le
nier ? Poser aujourd’hui la question des rapports entre les vieux
et l’argent ne peut être compris de la même manière que poser
la question pour les siècles passés.

Enfin, n’oublions pas que, mesurées uniquement à l’aune d’indi-


cateurs matériels, pauvreté et richesse ne se définissent générale-
ment pas par les valeurs morales, les valeurs religieuses, le concept
spirituel du bonheur, que rien ne mesure. Quant à savoir si l’ar-
gent fait le bonheur, qui est sans doute la seule question vraiment
intéressante, cette question échappe à l’historien.

...
...

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JUSQU'AU XVIIe SIÈCLE


LA VIEILLESSE INCONNUE

« Le pauvre va toujours son chemin, le grand chemin de l’hôpital »

La question posée, celle des rapports entre les vieux et l’argent,


n’est-elle pas un peu anachronique pour la haute époque de la
civilisation européenne ? Pendant les siècles mérovingiens et caro-
lingiens, pendant même les premiers siècles capétiens, si l’argent
existe et s’échange, ce n’est que dans un étroit milieu, royal ou
épiscopal, peut-être seigneurial ou ecclésiastique, au sein duquel
il se confond plutôt avec la possession d’objets précieux, de métal
précieux, de bijoux, d’objets de valeur. Il n’entre pas dans les cam-
pagnes, à peine dans les villes.

L’économie médiévale, abordée dans le cadre de la vie quoti-


dienne de l’écrasante majorité de la population, n’est pas moné-
taire, et ne repose que sur l’existence de biens matériels, à vrai dire
même trop rares, trop fragiles, trop peu personnels pour définir
richesse ou pauvreté ; il y a un état, celui du paysan, secondaire-
ment celui de l’artisan, qui ne se définit même pas en termes de
possession de biens ou de dénuement. Il est entendu que les terres
ou les maisons appartiennent aux seigneurs, à des communautés
religieuses, à des maîtres laïcs, les biens personnels se réduisent
aux hardes et à quelques objets courants, et n’ont aucune valeur.
Ce dénuement ne détermine pas plus la pauvreté que la richesse,
mais une absence de lien avec le concept même de la possession
ou de l’échange d’argent dans la vie courante. Enfin, rien non plus,
dans cette haute époque, ne rattache particulièrement à l’âge ce
qu’on pourrait appeler richesse ou pauvreté, sous la forme de la
possession personnelle d’un plus ou moins grand nombre de
biens. Rappelons que la conscience d’appartenir à une catégorie
d’âge est finalement récente, n’apparaissant qu’avec le boulever-
sement démographique et l’ensemble des progrès matériels qui
accompagnent le passage du Moyen Âge à l’époque moderne,
entre le XIVe et le XVIe siècle, et qu’auparavant, l’âge relève sur-
tout d’une abstraction morale et spéculative.

Un peu avant la fin du Moyen Âge, la monnaie commence à cir-


culer dans les villes et les campagnes, les échanges se dévelop-
pent, des impôts commencent à être prélevés autrement qu’en
nature. Donc il faut posséder de l’argent, donc en gagner. Il est

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ÂGE, PAUVRETÉ OU RICHESSE

alors possible de dire qu’on a ou qu’on n’a pas d’argent ; on peut


se dire riche ou pauvre, on possède et l’on transmet ou non des
biens, on vit dans l’indépendance parce qu’on a les moyens de
l’indépendance, ou dans l’assistance parce qu’on n’a pas de
moyens.

Pourtant, plusieurs remarques s’imposent. D’abord, que l’on ne s’y


trompe pas : sauf dans une marge très étroite de la population, il
faut se rappeler que la vie est dure pour tous les âges, pas uni-
quement pour les vieux, que les conditions matérielles de l’exis-
tence quotidienne sont peu différenciées, que l’aisance ou l’abon-
dance ne sont que des exceptions, que la fête villageoise au cours
de laquelle tout le monde fait bombance est infiniment plus rare
que les jours maigres. Mais en même temps, l’idée d’une adéqua-
tion entre la condition matérielle et l’âge est elle-même lente à
venir, sans doute pour la simple raison que le nombre des
vieillards – des hommes en majorité jusqu’au XVIIe siècle, l’équi-
libre entre hommes et femmes ne se faisant qu’au courant du
XVIIIe – n’est pas encore assez important du point de vue démo-
graphique pour être socialement perceptible.

Ainsi s’explique une étrange confusion des concepts, et même le


brouillage des mots. Longtemps, le vieillard n’est pas un homme
perçu comme âgé, mais comme pauvre, dans le sens où il est
dépendant de la communauté qui doit l’entretenir, au même titre
que les malades, en particulier les incurables, au même titre que
les infirmes, estropiés ou imbéciles, au même titre que les enfants
abandonnés ou quelques filles-mères réprouvées. La pauvreté est
sans âge. Elle est le critère de la dépendance, c’est-à-dire de la
capacité ou de l’incapacité à pourvoir à sa propre subsistance. Etre
vieux n’est qu’une des formes de la pauvreté – quand la vieillesse
est pauvre. Hors de la pauvreté, être âgé n’est pas être vieux. Les
hôpitaux qui au XVIe siècle recueillent ceux qu’on appelle « les
pauvres malades », mélangent sous cette dénomination des gens
de tous les âges, des malades, des vagabonds, des pèlerins, des
passants, et effectivement des vieillards, mélangés sans dignité à
cette foule hétéroclite, elle-même assistée sans dignité, peut-être
sans charité si l’on en croit le terrible portrait des régentes de
l’Hospice de vieillards de Haarlem laissé au XVIIe siècle par Frans
Hals, qui a du subir leur secours à la fin de sa vie. On peut retenir
pour significatives les gravures éditées par Lagniet dans le troi-
sième volume de son Recueil des plus illustres proverbes, édité en

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1627, sous le titre La vie des Gueux, et montrent une population


de malheureux vivant au jour le jour, tous âges confondus, ou
plus exactement sans âge, avec cette légende : « Le pauvre va tou-
jours son chemin, le grand chemin de l’hôpital ».

Sous une forme moins tragique, l’accusation d’avarice lancée par


Molière contre Harpagon ne vise pas la vieillesse d’Harpagon,
mais relève de l’analyse psychologique de l’avarice. Le support de
l’âge n’est qu’une commodité comique, et si l’on peut en rire, c’est
qu’on ne s’y reconnaît pas.

XVIIe - XVIIIe SIÈCLES


L’ÉMERGENCE DES VIEILLESSES NÉGOCIÉES

Pourtant, en marge d’un premier effort fait dans le courant du


XVIIe siècle dans le domaine de l’assistance et de la distinction des
âges dans la pauvreté, ce qui indique le souci d’un traitement spé-
cifique, d’autres solutions commencent à exister, apportant la
démonstration de l’insertion du vieillard dans une société au sein
de laquelle l’argent, et sous une autre forme la richesse ou la pau-
vreté, l’indépendance ou la dépendance, va progressivement
prendre une place non négligeable.

Il y a d’abord, ne l’oublions pas, tous ceux pour lesquels la ques-


tion ne se pose pas, parce qu’ils sont aisés, ou du moins suffisam-
ment pourvus, et restent juridiquement maîtres de leurs biens jus-
qu’à la fin de leur vie. Ils ne sont généralement pas identifiés dans
les sources classiques de l’histoire sociale en raison de leur âge, et
disparaissent de l’histoire de la vieillesse pour être fondus dans les
chapitres généraux de l’histoire sociale des élites, mot assez vague
actuellement prisé de l’historiographie... Pour ceux qui, moins
aisés, ou déjà pauvres, mais qui ont une santé qui le permet, tra-
vailler jusqu’au bout est la situation la plus naturelle, aussi bien à
la campagne que dans les petits métiers de villes ou les offices. Ils
sont sans doute les plus nombreux, et n’apparaissent pas plus
dans l’histoire des âges ; ils sont artisans, commerçants, labou-
reurs... Ils ne sont ni riches ni pauvres, ils sont indépendants, ce qui
est bien différent.

Restent ceux qui entrent en dépendance, en raison des usures de


la vie et de la pauvreté. Eux entrent en vieillesse, et une voie plus
hasardeuse apparaît dans le courant du XVIIe siècle pour assurer

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ÂGE, PAUVRETÉ OU RICHESSE

leurs derniers jours : s’en remettre aux autres et garantir sa


vieillesse dans le cadre d’un contrat dont les termes sont savam-
ment pesés. Le notaire, auquel la société ancienne recourt beau-
coup plus fréquemment que de nos jours, pour des objets souvent
minimes, vient au secours de la personne âgée et donne une
forme juridique à ces contrats de protection de la vieillesse dému-
nie. Les premiers exemples connus datent du début du XVIIe
siècle, dans la région de l’Ile de France. Quelques parents veufs ins-
crivent dans le contrat de mariage de leur dernier enfant des
clauses de réserve à leur profit, la dot (généralement la dernière
ferme exploitée par l’ancien dans sa vie professionnelle) n’étant
accordée que contre le logement dans une ou plusieurs pièces de
la maison cédée et la jouissance d’une petite terre ou d’une basse
cour ; l’importance des bâtiments évite la promiscuité. Dans
d’autres contrats, les vieux parents constituent une pension à leurs
enfants, en échange, selon une formule vite automatique, « du
logement, nourriture, entretien, chauffage, aliments, blanchis-
sage ». Ce qui revient à se défaire de ses biens en échange d’une
protection garantie pour la vieillesse, et ce qui témoigne aussi de
l’allongement de durée de la vie. Le problème posé par cette lon-
gévité nouvelle est aussi celui du passage à l’indépendance des
enfants devenus adultes, et qui eux-mêmes fondent famille. Mais
n’oublions pas la limite : peu ou prou, ces vieillards ont du bien. Il
ne faut pas oublier le cortège innombrable des miséreux et des
sans logis, exclus de la communauté familiale ou de la commu-
nauté rurale dès lors qu’ils n’y ont plus de place utile et deviennent
à charge…

Ce type de solution de vieillesse se développe assez largement


dans le courant du XVIIIe siècle. Les contrats de mariage sont les
documents essentiels qui viennent garantir la condition des
vieillards. Les uns prévoient la renonciation explicite des enfants à
demander leur compte en partage au père ou à la mère devenus
veufs, d’autres des réserves précises d’usufruit, d’autres encore des
donations entre parents au dernier vivant, qui deviennent règles
de prévoyance sociale en faveur de la vieillesse. L’enfant, même
adulte, accepte explicitement de laisser ses parents jouir des biens
de la communauté familiale au jour du premier décès. Dans la plus
grande discrétion, sans encadrement législatif ou institutionnel,
une transformation considérable de la société est en train de se
produire. L’intérêt des parents âgés passe avant celui des enfants,
première victoire de l’âge et du ménage sur le lignage.

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Désormais, ce qui domine, avec la préoccupation de l’homme


vieillissant de transmettre à la génération suivante une terre
intacte, celle que lui-même tient de ses ancêtres, c’est le souci
d’éviter d’être maltraité ou rejeté par le fils après la transmission du
bien et la passation des pouvoirs en famille. Il ne faut pas céder les
biens trop tôt, car le risque d’exclusion au cas où la mort tarde
n’est pas exclu, ni attendre trop longtemps, car le fils peut s’impa-
tienter. De là, des calculs précis de morale et d’intérêt, dans les-
quels intervient sans doute, mais rarement de manière visible, une
part relative à la solidité des liens d’affection au sein de la famille.
Les contrats notariés, beaucoup plus nombreux et aussi bien
connus que pour le siècle précédent, montrent les difficultés et les
précautions de la vieillesse, et donnent la clé du rapport à l’argent,
ou sous une autre forme, du rapport aux biens.

Dans les milieux paysans du Bassin Parisien, bien étudiés par Jean-
Marc Moriceau, la pratique des contrats protecteurs s’est large-
ment développée : usufruit des biens au survivant des deux
parents, donations en faveur du dernier vivant qui reculent les
transmissions successorales deviennent la règle presque générale.
Dans les campagnes beaucoup plus modestes du Languedoc, étu-
diées par Yves Castan, les contrats de mariage contiennent des
engagements beaucoup plus précis de la part du fils à faire vivre
les vieux parents avec lui « à même pot et feu », ce qui assure aux
anciens le même niveau de vie que celui des autres membres de
la famille, sans les éloigner de chez eux, ni des tâches quotidien-
nes. Aucun problème en cas de bonne entente familiale. En cas
de désaccord prévisible, certains contrats précisent les mesures
d’huile, le vin, la salaison, la part des récoltes, les vêtements, et l’ar-
gent que les vieux recevront. Ces précautions se révèlent utiles
lorsque les anciens deviennent une charge, et toujours, la limite est
subtile entre le tolérable et l’intolérable. Exiger une rente trop
importante engendre un risque lorsque la médiocrité des biens et
des ressources impose des limites, beaucoup de vieux continuent
jusqu’à la limite de leurs forces à êtres actifs, on en voit mendier
pour rapporter coûte que coûte un peu plus qu’ils ne consom-
ment. Moins hasardeux, le remariage des veufs reste un fait social
du XVIIIe siècle, malgré des implications familiales complexes.

Enfin, existent toujours les renoncements à l’indépendance, et


l’entrée dans une maison, sur le modèle des Hofjes hollandais
où les vieux sont pris en charge par les municipalités, ou des

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Armenhaüser en Allemagne, maisons de pauvres créées en nombre


dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, ou encore les workhouses
en Angleterre, qui sédentarisent les vieillards pauvres et abandon-
nés sur leur lieu de naissance, et où l’on exige toujours un travail
en échange de l’hébergement. En France, le modèle dominant du
cadre de vie de la vieillesse pauvre est toujours l’hôpital général.
La première condition d’entrée est d’abandonner ses biens à l’hô-
pital, et en même temps d’abandonner toute indépendance,
presque toute dignité, on connaît bien par le journal qu’il a laissé,
publié en 1911 par P. Dufay, et récemment étudié par M.-C. Dinet-
Lecomte, la situation du vieil Isaac Girard, hébergé pour ses vieux
jours à l’hôpital général de Blois, et sa lecture en est affligeante. On
constate, au sein de l’hôpital, la persistance de la confusion entre
les âges, entre les malades et les pensionnaires sains, entre ceux
qui se trouvent hébergés de leur plein gré et les pauvres errants
arrêtés au hasard d’une patrouille de maréchaussée. Un peu plus
d’hommes que de femmes au début du XVIIIe siècle, rapport
inversé à la fin du siècle. Des hommes qui achèvent leur vie dans
un cadre mesquin. Carences alimentaires et sanitaires, manque de
confort et d’affection, un néant médical et moral. La promiscuité
est pesante, c’est ce dont semble avoir le plus souffert Isaac Girard,
qui ne s’attarde pas sur le mobilier vieux et mauvais. Mais au
moins, l’hôpital n’est pas une prison, les vieillards peuvent y rece-
voir des visites, et d’autres peuvent même y trouver une petite
activité – jardinier, portier, fossoyeur, et pour les femmes travail de
blanchisserie ou de cuisine.

Dans ces situations, au-delà d’une diversité apparente, possibilité


de survie négociée dans un cas, acceptation de la dépendance
dans les autres cas, il y a une uniformité dans la pauvreté de la
vieillesse. La clé est toujours que l’on ne conçoit pas l’existence en
dehors du travail, et à défaut, il n’existe pas d’autre solution que
l’assistance, quelle que soit la forme qu’elle prend. A l’exception,
toujours, de ceux qui ont assez de biens pour s’en passer et ache-
ver leur vie sur leurs propres revenus. Ce qu’on appellerait une
vieillesse riche. Mais l’on sait bien, à l’exemple du Céphale de
Platon, qu’il vaut toujours mieux être riche, cultivé, bien portant et
entouré, que pauvre, ignorant, malade et solitaire...

...
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XIXe ET XXe SIÈCLES - L’APOGÉE DE LA


VIEILLESSE PAUVRE ASSISTÉE, L’ÉMERGENCE
D’UNE VIEILLESSE AISÉE INDÉPENDANTE

Tout change en profondeur lorsque les sociétés européennes, et


dans cette démarche la société française a été pionnière, admet-
tent que la vieillesse justifie, en soi, des ressources propres, garan-
tie éminente de la dignité de l’âge. Alors, le rapport entre les vieux
et l’argent se transforme en profondeur. La vieillesse pourra deve-
nir un temps de la vie, et non rester un temps de survie.

Tel est le sens de l’immense mouvement né à la fin du XVIIIe siècle


et très largement développé dans le courant du XIXe siècle, à par-
tir du moment où se sont développés des systèmes de retraite. Il
est désormais admis que le vieillard peut avoir des ressources
propres, en dehors d’une activité « utile », ou sous une autre forme,
qu’il a gagné par sa vie active le droit à créer le cadre de son exis-
tence au terme de sa vie, lorsqu’il entre dans sa dernière période,
celle de l’inactivité, qui se trouve ainsi introduite, dirait-on de
manière actuelle, dans une économie monétaire…

Dans l’ensemble de l’Europe, tout commence avec la mise en place


progressive de différents systèmes de pensions militaires, à la
charge de l’Etat. Leur existence est fondée sur la reconnaissance
essentielle de la dignité du vieux serviteur qui a consacré sa vie,
parfois sa santé ou l’un de ses membres, au service de son roi. En
contrepartie, le roi assure la charge qui lui incombe, les moyens de
la vieillesse. L’initiative a été française : à partir de 1764, une poli-
tique de retraite est mise en œuvre, avec une première pension
d’invalidité, très modeste, puis une pension de vétérance qui
récompense la durée des services et non pas seulement la blessure
ou l’usure. Le principe, non formulé, d’une retraite acquise auto-
matiquement après de longs services est en train de naître. Les
bénéficiaires de cette politique d’assistance sociale sont au début
assez peu nombreux, ne sont aussi que des hommes, et sont véri-
tablement très âgés. Mais leur pension, insaisissable, les met dans
la voie d’une position sociale honorable. Ils n’ont plus à tendre la
main : ils ne sont plus à la charge d’une famille ou d’une commu-
nauté quittée depuis longtemps ; ils sont autonomes ; ils sont aussi
inactifs. A l’exemple de ce premier système, d’autres systèmes de
pensions ont vu le jour, dans la Ferme générale, dans les Postes,
dans la régie générale. Et à un autre point de vue, à l’exemple

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français, des systèmes de pensions ont été créés dans les autres
monarchies européennes. En 1790, en France, le système est
étendu à l’ensemble des serviteurs de l’Etat. Mais en même temps,
la législation civile mise en place par la Législative d’abord, confir-
mée par la Convention et le Directoire, s’est attachée à débusquer
l’autorité paternelle de ses positions traditionnelles. Avec une
majorité nationale fixée à l’âge de 21 ans, la puissance des parents
cesse. Père déchu de ses pouvoirs, le père de famille, et avec une
évolution démographique favorable désormais souvent le grand-
père, ne peut plus compter sur un système familial ou commu-
nautaire pour assurer ses vieux jours. Il doit donc se retourner vers
ses propres biens, il doit redéfinir ses rapports avec l’argent. Qui
reste l’outil vital, et qui n’est pas encore le moyen d’une consom-
mation active.

Pourtant, tout est question de position sociale, dans une société


dont les écarts s’aggravent. En gros, trois positions existent.

La première, en campagne, est difficile, sinon redoutable. Là, le


système des retraites n’est pas encore en vigueur. Il faut encore
s’en remettre à l’institution familiale, mise à mal par l’exode rural
qui accompagne déjà la première révolution industrielle, moteur
d’une transformation radicale des anciennes structures. En gros,
avant le XIXe siècle, existait une masse paysanne relativement uni-
forme, désormais condamnée à l’éclatement. La disparition des
anciennes familles larges est le fait le plus marquant dans les cam-
pagnes médiocres, les plus marquées par l’exode rural. Les plus
vieux restent au pays. Solitude et appauvrissement vont de pair,
encore que la famille soit plus sûrement détruite que les biens.
Dans les pays plus aisés, l’entretien familial reste la règle, et si
l’ancêtre qui règne sur la maisonnée est assez vigoureux ou assez
riche pour conserver la main-mise sur l’ensemble de ses terres, en
continuant de travailler quand il le peut, il assure sa vieillesse. Mais
en gros, dans l’ensemble, c’est bien désormais la question des
biens, terre mais aussi capital, qui devient la clef de la vieillesse
rurale. Ceux qui ont épargné s’en sortent, ils sont sans doute les
plus rares. Ceux qui n’ont pas épargné de quoi entretenir une
main d’œuvre, qui assure l’exploitation de la terre, sont à la merci
de leurs enfants qui souhaitent mettre la main sur la propriété
avant qu’elle ne soit vendue. « Rien de plus commun que l’oubli de
leurs devoirs de la part des enfants des deux sexes envers les auteurs
de leurs jours parvenus à la vieillesse », écrit Rouveillat de Cussac

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dans un mémoire sur les paysans de l’Aveyron et du Tarn. S’ils ont


eu l’imprudence de donner leurs biens à leurs héritiers, même avec
une rente viagère, ils s’exposent à se voir maltraités. C’est le thème
de La Terre, de Zola, avec le destin tragique du vieux Fouan. Mais
s’ils ne donnent pas leurs biens, ils risquent plus encore, car les
enfants ont alors un vrai motif pour les faire disparaître, meurtres
soigneusement effacés par le silence des campagnes. Défense indi-
viduelle, la tendance à se constituer un petit trésor caché, le
célèbre « bas de laine », des pièces d’or ou d’argent dans une
cache, qui conservent leur valeur parce que le métal précieux est
toujours précieux, et parfois des billets dont la valeur s’érode –
mais sans excès. Le XIXe siècle n’a pas vue la collection de déva-
luations qui caractérisent le XXe siècle. Dans tous les cas, cet argent
conservé dans le secret rassure, mais se trouve stérilisé. Il n’aide pas
à l’amélioration du confort matériel, il n’a comme véritable fonc-
tion que de rassurer – ce qui n’est pas négligeable, et ce qui n’est
pas comparable à l’avarice d’un Harpagon caricaturé par Molière
au XIXe siècle.

Cependant, la ville est devenue largement plus néfaste au


vieillard, dans un cadre si divers qu’il est illusoire de prétendre
schématiser : chaque groupe social sécrète sa propre vieillesse. En
gros, on peut quand même dire que dans les nouvelles grosses
villes industrielles – Lille, Manchester, Essen – le vieillard est rapi-
dement en surnombre, incapable de s’insérer dans les nouveaux
métiers créés par la mécanisation, ne bénéficiant d’aucune réserve
d’argent au terme d’une vie de travail toujours payé au niveau
minimal, et dans une époque où, grâce au sensible déclin de la
mortalité infantile, les familles très nombreuses sont devenues la
règle, ce qui n’existait pas sous l’Ancien régime. Les vieillards n’ont
aussi plus de place dans une famille qui n’a pas les moyens de les
entretenir, et ils commencent à fournir cette population considé-
rable des vieux pauvres des villes qui se trouveront dans le
meilleur des cas secourus par des œuvres d’assistance privée, par
exemple les Maisons fondées sous l’impulsion de Jeanne Jugan
par les Petites Sœurs des Pauvres à partir du milieu du XIXe siècle,
et dans le pire des cas oubliés dans leur solitude et leur misère, à
l’exemple du père Goriot de Balzac, qui a d’abord été dépouillé
par ses filles avant d’être abandonné sans pitié.

La similitude entre les deux vieillesses pauvres, en campagne et en


ville, est sans doute dans le maintien, autour de la personne du

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ÂGE, PAUVRETÉ OU RICHESSE

vieillard, d’un cercle social et territorial très étroit : une vie qui
s’achève dans un espace sans horizon, le village pour la cam-
pagne, le quartier pour la ville, et au fond sans entourage. La ques-
tion du rapport avec l’argent n’y a guère de sens. C’est, au fond,
le même horizon que crée le développement de l’assistance de
l’Etat, avec presque jusqu’à la fin du siècle le maintien de l’amal-
game historique entre toutes les catégories de malheureux qui
doivent y recourir. En 1889, au premier Congrès international d’as-
sistance qui se tient à Paris à l’occasion de l’Exposition universelle,
le principe de l’assistance est encore une fois proclamé en faveur
des enfants, des malades, des infirmes, des vieillards – histo-
riquement, les pauvres. Quinze à vingt années plus tard, la loi du
14 juillet 1905 se penche exclusivement sur le sort des vieillards
indigents, crée les asiles qui auront pendant plus d’un demi-siècle
si mauvaise réputation, espaces de retrait et d’enfermement, de
survie ou de fin de vie plutôt que de vieillesse, mais en même
temps doublés par un nouveau système généralisé de retraite
dont la mise en forme législative s’étend sur les années qui sépa-
rent la loi de 1905 de la Première Guerre mondiale.

N’échappent à cette règle tragique de la vieillesse que ceux qui


sont issus d’une société plus aisée, celle qui anime et encadre la
grande révolution scientifique, technique et matérielle du XIXe
siècle, en gros de la bourgeoisie triomphante qui prend en main
les banques, les usines, et souvent les terres, parfois même les châ-
teaux de l’ancienne noblesse, crée ses nouvelles dynasties et fait
du vieillard le chef d’un lignage fortuné, entouré, et dominateur.
Avec un peu moins de fortune, c’est la fraction sociale au sein de
laquelle la famille devient un idéal bourgeois, au sein de laquelle
de nouveaux rites donnent une nouvelle place au grand-père et à
la grand-mère, avec en particulier la construction d’un lien privilé-
gié entre grands-parents et petits-enfants. Ici l’affection, la ten-
dresse, l’émotion peuvent apparaître : elles en ont les moyens. Et
l’on ne doit pas s’y tromper : la vieillesse aisée, choyée, dominante,
illustrée par les romans de la comtesse de Ségur ou par la réflexion
morale de Madame Swetchine, qui se situe sur un plan purement
spirituel, mais en même temps à l’abri de l’urgence matérielle,
n’est sans doute pas la règle, mais on aurait tort de négliger le fait
qu’elle existe. L’histoire de la vieillesse au XIXe siècle n’est plus seu-
lement un chapitre de l’histoire générale des pauvres…

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XXe SIÈCLE - ENTRE VIEILLESSE ARGENTÉE


ET VIEILLESSE RÉCUSÉE

La politique engagée avant la Première Guerre dans le domaine


de l’assistance, de la prévoyance, et finalement de la reconnais-
sance, par la mise en place d’une retraite généralisée, se déve-
loppe largement après la Seconde, et se traduit par une améliora-
tion régulière de tous les régimes de pensions, largement favorisée
par les conditions économiques des Trente Glorieuses. Elle est la clé
d’une rupture dans la condition du vieillard.

Mais, quelles que soient les critiques qui peuvent lui être adressées
et les faiblesses ou les limites qui peuvent lui être reprochées, il est
trop simple de réduire cette rupture avec l’existence d’un système
de retraites bien structuré. Les retraites sont, incontestablement, à
l’échelle de l’Europe, ou plus exactement du monde qu’on appel-
lera après la Seconde guerre le monde développé pour l’opposer
au mode sous-développé, un apport majeur à la condition des
personnes âgées. Peu importe ici que leur conception repose sur
tel ou tel autre mode de financement ; on sait, pour simplifier, qu’il
existe deux principaux systèmes. Le premier repose sur un prin-
cipe de répartition, la garantie de la retraite repose sur un contrat
implicite entre générations et suppose le partage entre les retraités
des cotisations versées par les actifs, dont les retraites seront à leur
tour liées aux capacités des générations futures. Le second repose
sur le principe de la capitalisation : la garantie des retraites tient à
un contrat économique, les retraites étant assurées par les revenus
de placements faits au temps de l’activité, ce qui suppose la capa-
cité des marchés financiers d’offrir sur une longue période un ren-
dement positif aux capitaux investis. Le système français tient du
premier principe, même si, collectivement ou individuellement
beaucoup s’assurent des revenus relevant du second principe. Et à
dire vrai, peu importe aussi que leur montant, régulièrement infé-
rieur au revenu de la vie active, soit toujours un indicateur d’infé-
riorité sociale : leur existence donne au vieillard des ressources, et
à défaut de lui garantir l’indépendance, lui permet de s’insérer,
même modestement, dans un système économique au moins de
consommation. Ce qui compte sans doute beaucoup plus, c’est
l’évolution globale de la société qui les environne.

D’une part, la spectaculaire croissance de ce qu’on appellera, sim-


plement, le niveau de vie général – les biens matériels nous enva-

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hissent et nous submergent, sans véritable distinction d’âge. Le


vieillard, comme les autres âges de la société, vit mieux, mange
mieux, se déplace, accède à une vie culturelle, s’entoure de biens
matériels, profite d’une croissance généralisée dont, souvent, l’on
ne veut pas prendre la mesure. Et dans sa tranche d’âge, grâce à
l’armature d’une immense protection sociale, le vieillard n’est plus
inéluctablement renvoyé au dénuement. Il demeure pourtant
longtemps en retrait, et donc aux marges de la pauvreté, dans la
mesure où ses revenus sont érodés par une inflation qui a accom-
pagné l’explosion économique du XXe siècle. Celle-ci est mainte-
nant nettement plus réduite, et de ce fait, la condition du vieillard
ne se définit sans doute plus par le renvoi à l’image ancienne de
la misère, sauf dans un discours politique artificiel ou médiatique,
et dans le cas tragique, à distinguer de la vieillesse de tous, de la
vieillesse des pauvres, d’autant plus révoltante qu’elle ne répond
plus à la situation la plus courante.

A quoi s’ajoute, d’autre part, une révolution démographique qui


restera, dans l’histoire longue, par l’ensemble de ses implications,
l’un des événements majeurs de l’histoire de la seconde moitié du
XXe siècle. Deux des données de cette révolution démographique
touchent directement à la condition des vieillards. La croissance de
la longévité, d’une part, qui implique qu’ils conservent leurs biens
beaucoup plus longtemps que dans l’histoire des générations pré-
cédentes, la transmission de l’héritage devient tardive, et qu’en
même temps la génération active, dont les générations commen-
cent de plus à se creuser, doit donc supporter beaucoup plus long-
temps une charge qui devient naturellement intolérable. En parti-
culier avec l’avènement des très grandes longévités, car la prise en
charge par la collectivité des dépenses de santé rend cette longue
vie coûteuse… D’où une série de réactions globales de la société,
qui ne sont pas toujours favorables. Le système des retraites, très
lourd à supporter, en vient à être mis en cause. Réajusté une pre-
mière fois avec la réalité des âges en 1993 avec le passage à qua-
rante annuités, il est depuis cette date régulièrement contesté, par
ceux qui estiment légitime d’allonger encore le nombre des annui-
tés, de retarder l’âge de son bénéfice, voire le montant des
retraites, et à l’inverse défendu, souvent contre tout bon sens, par
ceux qui voudraient en maintenir intégralement les données de
l’époque où il a été conçu, lorsque la longévité était largement
moindre, la natalité largement supérieure, et les standards de vie
et de santé largement moins coûteux.

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En même temps, cette nouvelle génération de gens âgés, un « troi-


sième âge » prolongé par un « quatrième âge » si l’on veut, et c’est
le deuxième aspect de cette révolution démographique, avant
d’être trop lourdement à charge de la collectivité dans ses der-
nières années de vie, bénéficie pendant dix, quinze ou vingt ans
d’une santé infiniment meilleure que les générations anciennes, ce
qui est d’ailleurs une condition de son existence. Il en résulte que
ce vieillard nouveau s’insère dans la société de consommation, au
même titre que la génération active, mais presque en compensa-
tion de ce qu’il lui coûte : l’argent doit circuler. Condamné à lui
rendre ce qu’il en reçoit, il est sollicité de tous côtés. Les placards
publicitaires présentent, et de plus en plus, une vieillesse gaie,
valide, lisse, en pleine forme, avide de profiter de ce nouveau
temps de la vie que les générations antérieures n’ont pas connu.
C’est parfois sympathique, car au fond, le vieillard entreprenant et
voyageur, mangeant bien et buvant sec, continuant à pratiquer
le sport et l’amour, est un compagnon plutôt agréable ; et cela
devient pénible lorsque de faux athlètes et de fausses premières
roucoulent en faisant des projets d’avenir, mais deviennent au fur
et à mesure que les années s’accumulent de vrais pigeons… Forcé
dans ses défenses, le vieillard devient la victime d’une pression
publicitaire qui ne se soucie que d’exploiter sa nouvelle richesse.
La frontière entre la dignité reconnue et assumée et l’indignité
d’une caricature avilie par l’exploitation dont elle est l’objet est
une ligne aussi subtile que fragile…

Au bout de la vie, il y a la mort. Cela, au moins, n’a pas changé.


Mais il y a bien souvent désormais aussi, pour beaucoup d’octo-
génaires ou de nonagénaires, un temps dramatique de dépen-
dance, qui n’est en rien comparable à la pauvreté secourue des
sexagénaires et septuagénaires des autres siècles. Ils ont un
revenu, une pension, généralement insuffisante à couvrir les frais
d’une fin de vie de plus en plus longue. Aide sociale, aide médi-
cale, aide affective sont renvoyées à la collectivité, pendant que la
famille pose la question des biens dont la gestion ou la transmis-
sion constituent une nouvelle toile de fond des rapports entre les
générations. Mais d’abord, observons que la société comme les
familles, parvient à faire face à ses obligations. L’essentiel, dans ces

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ÂGE, PAUVRETÉ OU RICHESSE

fins de vie, est sans doute que la question de l’argent n’est plus au
cœur de leur histoire. Production de richesses, acquisition, diffu-
sion, échange, détention de biens stérilisés, richesse ou pauvreté
ne sont plus les clefs d’entrée dans le dernier âge, ou du moins s’ef-
facent derrière la pesanteur morale d’une situation nouvelle pour
laquelle il n’y a pas de réponse. On évoque souvent, à juste titre,
la pesanteur terrible pour la famille du vieillard, et l’on en vient à
poser la question de la signification de la vie pour un vieillard en
état de démence. Quelles que soient les réponses suggérées, entre
accompagnement, acharnement médical, euthanasie, gardons
nous de juger, c’est toujours trop facile.

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