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2006/ - n ° 117
ISSN 0151-0193 | pages 15 à 30
JEAN-PIERRE BOIS
PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ DE NANTES
Age et pauvreté sont aussi souvent associés dans l’histoire que l’âge et la
richesse, ce qui n’est qu’un habillage des deux visages de la vieillesse folle ou
sage. La réalité, plus nuancée, est relative au repère subtil de l’argent – qui, on
le sait, ne fait pas le bonheur – et de la détention de biens matériels.
La question des rapports entre l’âge et l’argent se pose à partir du moment où
l’Europe occidentale entre dans une économie monétaire, et au moment où la
vieillesse existe, au temps de la renaissance. La pauvreté domine alors, parce
que la vieillesse n’est pas un âge, mais un état d’incapacité à pourvoir à sa
propre subsistance. Avec l’éveil de la sensibilité au temps des Lumières, puis
la révolution industrielle au XIXe, l’âge entre dans le paysage social et
institutionnel, et acquiert le droit à l’argent, comme le droit à la tendresse.
Au XXe siècle, entre ceux qui détiennent un capital et ceux qui restent
démunis, les personnes âgées représentent une charge énorme pour les actifs.
L’équilibre acquis est bouleversé, et la question du rapport entre l’âge
et l’argent se pose à nouveau en termes difficiles, et surtout ambigus.
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Dans les milieux paysans du Bassin Parisien, bien étudiés par Jean-
Marc Moriceau, la pratique des contrats protecteurs s’est large-
ment développée : usufruit des biens au survivant des deux
parents, donations en faveur du dernier vivant qui reculent les
transmissions successorales deviennent la règle presque générale.
Dans les campagnes beaucoup plus modestes du Languedoc, étu-
diées par Yves Castan, les contrats de mariage contiennent des
engagements beaucoup plus précis de la part du fils à faire vivre
les vieux parents avec lui « à même pot et feu », ce qui assure aux
anciens le même niveau de vie que celui des autres membres de
la famille, sans les éloigner de chez eux, ni des tâches quotidien-
nes. Aucun problème en cas de bonne entente familiale. En cas
de désaccord prévisible, certains contrats précisent les mesures
d’huile, le vin, la salaison, la part des récoltes, les vêtements, et l’ar-
gent que les vieux recevront. Ces précautions se révèlent utiles
lorsque les anciens deviennent une charge, et toujours, la limite est
subtile entre le tolérable et l’intolérable. Exiger une rente trop
importante engendre un risque lorsque la médiocrité des biens et
des ressources impose des limites, beaucoup de vieux continuent
jusqu’à la limite de leurs forces à êtres actifs, on en voit mendier
pour rapporter coûte que coûte un peu plus qu’ils ne consom-
ment. Moins hasardeux, le remariage des veufs reste un fait social
du XVIIIe siècle, malgré des implications familiales complexes.
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français, des systèmes de pensions ont été créés dans les autres
monarchies européennes. En 1790, en France, le système est
étendu à l’ensemble des serviteurs de l’Etat. Mais en même temps,
la législation civile mise en place par la Législative d’abord, confir-
mée par la Convention et le Directoire, s’est attachée à débusquer
l’autorité paternelle de ses positions traditionnelles. Avec une
majorité nationale fixée à l’âge de 21 ans, la puissance des parents
cesse. Père déchu de ses pouvoirs, le père de famille, et avec une
évolution démographique favorable désormais souvent le grand-
père, ne peut plus compter sur un système familial ou commu-
nautaire pour assurer ses vieux jours. Il doit donc se retourner vers
ses propres biens, il doit redéfinir ses rapports avec l’argent. Qui
reste l’outil vital, et qui n’est pas encore le moyen d’une consom-
mation active.
vieillard, d’un cercle social et territorial très étroit : une vie qui
s’achève dans un espace sans horizon, le village pour la cam-
pagne, le quartier pour la ville, et au fond sans entourage. La ques-
tion du rapport avec l’argent n’y a guère de sens. C’est, au fond,
le même horizon que crée le développement de l’assistance de
l’Etat, avec presque jusqu’à la fin du siècle le maintien de l’amal-
game historique entre toutes les catégories de malheureux qui
doivent y recourir. En 1889, au premier Congrès international d’as-
sistance qui se tient à Paris à l’occasion de l’Exposition universelle,
le principe de l’assistance est encore une fois proclamé en faveur
des enfants, des malades, des infirmes, des vieillards – histo-
riquement, les pauvres. Quinze à vingt années plus tard, la loi du
14 juillet 1905 se penche exclusivement sur le sort des vieillards
indigents, crée les asiles qui auront pendant plus d’un demi-siècle
si mauvaise réputation, espaces de retrait et d’enfermement, de
survie ou de fin de vie plutôt que de vieillesse, mais en même
temps doublés par un nouveau système généralisé de retraite
dont la mise en forme législative s’étend sur les années qui sépa-
rent la loi de 1905 de la Première Guerre mondiale.
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Mais, quelles que soient les critiques qui peuvent lui être adressées
et les faiblesses ou les limites qui peuvent lui être reprochées, il est
trop simple de réduire cette rupture avec l’existence d’un système
de retraites bien structuré. Les retraites sont, incontestablement, à
l’échelle de l’Europe, ou plus exactement du monde qu’on appel-
lera après la Seconde guerre le monde développé pour l’opposer
au mode sous-développé, un apport majeur à la condition des
personnes âgées. Peu importe ici que leur conception repose sur
tel ou tel autre mode de financement ; on sait, pour simplifier, qu’il
existe deux principaux systèmes. Le premier repose sur un prin-
cipe de répartition, la garantie de la retraite repose sur un contrat
implicite entre générations et suppose le partage entre les retraités
des cotisations versées par les actifs, dont les retraites seront à leur
tour liées aux capacités des générations futures. Le second repose
sur le principe de la capitalisation : la garantie des retraites tient à
un contrat économique, les retraites étant assurées par les revenus
de placements faits au temps de l’activité, ce qui suppose la capa-
cité des marchés financiers d’offrir sur une longue période un ren-
dement positif aux capitaux investis. Le système français tient du
premier principe, même si, collectivement ou individuellement
beaucoup s’assurent des revenus relevant du second principe. Et à
dire vrai, peu importe aussi que leur montant, régulièrement infé-
rieur au revenu de la vie active, soit toujours un indicateur d’infé-
riorité sociale : leur existence donne au vieillard des ressources, et
à défaut de lui garantir l’indépendance, lui permet de s’insérer,
même modestement, dans un système économique au moins de
consommation. Ce qui compte sans doute beaucoup plus, c’est
l’évolution globale de la société qui les environne.
fins de vie, est sans doute que la question de l’argent n’est plus au
cœur de leur histoire. Production de richesses, acquisition, diffu-
sion, échange, détention de biens stérilisés, richesse ou pauvreté
ne sont plus les clefs d’entrée dans le dernier âge, ou du moins s’ef-
facent derrière la pesanteur morale d’une situation nouvelle pour
laquelle il n’y a pas de réponse. On évoque souvent, à juste titre,
la pesanteur terrible pour la famille du vieillard, et l’on en vient à
poser la question de la signification de la vie pour un vieillard en
état de démence. Quelles que soient les réponses suggérées, entre
accompagnement, acharnement médical, euthanasie, gardons
nous de juger, c’est toujours trop facile.
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