Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
1
satisfaction intéressée n’est pas de même nature que peindre sur une paroi
un « beau » cheval ou une « belle » vache. Bien sûr, il est devenu évident
que nos ancêtres l’ont vécu comme aussi comme une pratique utile, pour
des raisons symboliques et magiques complexes. Mais une chose est de
gribouiller une forme, autre chose est de créer une œuvre. Et c’est bien, pas
toujours mais souvent, d’œuvres d’art qu’il s’agit.
Ce qui apparaît nettement, au cœur même de cet art, c’est cette spécificité
humaine que Hannah Arendt résumait en quelques mots dans La condition
de l’homme moderne (chapitre VI) : « Seul (l’homme) peut se
communiquer au lieu de communiquer quelque chose ». En ce sens
général, les œuvres paléolithiques sont autant de miroirs de l’humain. Mais
quels miroirs de quels humains ?
2
capacités propres qui le rendaient possible. Et si au contraire ces capacités
propres n’avaient été rendues possibles que grâce au développement des
pratiques artistiques ? Les œuvres seraient à la fois des miroirs des
hommes qui les ont créées, et ce qui les a créés eux-mêmes. L’art
paléolithique serait alors, et toujours, un enchevêtrement de miroirs
reflétant certes un goût et un plaisir, mais aussi des croyances et de
premières formes préconceptuelles voire conceptuelles en gestation.
3
franches. Rien ne dit que l’idée même de leur distinction ait eu un sens
pour les humains du paléolithique supérieur. Seulement pour en parler
nous disposons de concepts qui justement les distinguent. Si je veux
désigner le mode de fonctionnement mental probable qui a présidé aux
premières œuvres d’art, je devrai alors inventer le concept de senti-cru-
pensé. C’est un seul mot, fait de trois mots, ou encore, j’aurai besoin de ces
trois mots qui sont pour moi distincts pour désigner quelque chose
d’antérieur à cette distinction. C’est là une contradiction qu’il est
nécessaire d’assumer pour éviter d’attribuer aux artistes paléolithiques ce
qui n’est devenu évident que bien plus tard, et se méprendre sur le sens
même de l’émergence de l’art.
4
Cinquième question : l’art n’est pas la première forme par laquelle les
humains ont inscrit dans la matière comme un reflet d’eux-mêmes. Bien
avant il y a eu les outils fabriqués intentionnellement pour permettre des
opérations liées aux besoins vitaux, et qui sont devenus eux-mêmes de
nouveaux besoins perçus comme tels.
3
Hegel, Propédeutique philosophique, Deuxième cours, I, 2, B, §36 (Trad.M.de Gandillac)
5
Sixième question : depuis un siècle, les tentatives pour cerner ce sens n’ont
pas manqué : art pour l’art exprimant un sens inné pour le beau ; pratique
magique de capture de l’esprit du gibier ; associations symboliques de type
binaire; chamanisme ; écriture pré-conceptuelle ; astrologie ; etc. Dès lors
a paru s’imposer la question de pouvoir trancher entre elles et, si oui,
comment. Mais le problème ne se pose peut-être pas exactement en ces
termes, et ce pour plusieurs raisons. La première : encore une fois, il n’est
pas du tout évident qu’il puisse exister une explication unique dès lors que
l’on distingue, parmi tout ce qui est peint ou gravé, des figurations de
natures différentes, dont toutes ne relèvent pas de l’art. La seconde : il ne
sera jamais envisageable de fournir une interprétation irréfutable de ces
œuvres, d’une part parce que ce genre d’interprétation est inconcevable dès
lors que l’on considère justement celles qui relèvent de l’art, et d’autre part
parce que pour tout ce qui concerne les questions d’origine lointaine, on ne
peut espérer construire que des ensembles conceptuels hypothétiques, dont
la valeur de vérité tient à leur cohérence et à leur portée explicative, ainsi
qu’à leur capacité à détruire définitivement d’autres hypothèses.
6
beau n’a pu être vécu que comme l’une des formes originaires de la pensée
humaine, mêlée par essence aux autres formes qui construisent avec elle ce
senti-cru-pensé indivisible qui fut le creuset commun à l’émotion
esthétique, à la pensée conceptuelle et aux représentations magiques et
finalistes de l’univers.
4
Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Gallimard, 1943, IV, 1.
5
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, 1958, Ed.Calmann-Lévy, 1961, Chap.V.
6
Roland Barthes, L’obvie et l’obtus (Le Seuil, 1982, p.279).
7
apparaissent en voie de spécification. On ne saurait cependant les
confondre, en décelant du “ tout art ”, du “ tout magique ” ou du “ tout
conceptuel ”.
Dans les œuvres paléolithiques, c’est alors l’ensemble de notre monde
intérieur qui nous fait face, ce que nous avons de plus universel qui se
manifeste, avant que les cultures en se différenciant ne créent l’apparence
factice d’un éclatement de notre espèce. Les plus anciennes œuvres d’art
ne sont pas de quelque part, leurs auteurs sont des qui en harmonie avec
tous les terriens.
C’est sans doute pour cette raison que des centaines de peintres du XX°
siècle se sont retrouvés dans les œuvres paléolithiques, et que celui-ci a pu
autant influencer l’art contemporain. Les artistes ici présents en
témoignent. Il y a là une retrouvaille de l’humanité avec elle-même, d’une
richesse prometteuse, et que notre rencontre incarne à mes yeux.