Vous êtes sur la page 1sur 84
CE QUE LIRE VEUT DIRE La lecture, une affaire politique par Frangois Cusset Egalement dans ce numéro Le démon de la bureaucratie néolibérale Occupy toujours ! * Colonisation et environnement Politiques des drogues + Notre-Dame-des-Landes Mors Marxisme noir « L’impérialisme sexuel en débat 2013 Deligny et les territoires du commun n°O10 SOMMAIRE ‘journos pose ‘ot procs regan entactekdprassecon, LES RENCONTRES DE LA Ral 2 Le point sur ee Les politiques des drogues Le démon de Ia bureaucratic tose tp Anne Cope Oe Dot otal lie popens solide gst re ‘La Burenuerasaion du monde deve nbltbéate Géographie de la critique Bea Katka, The Demon of Witing HERVE KEDOE Alexander R. Galhoway, Protocol pa Un, deux, trois, mille Notre-Dame-des-Landes! Entretien Saasegais Coste Proposrecuilis par Alice Le Roy ‘Ce que lire veut dre. Lalecture, See ee eee cance ot Charlotte Nordmann, Poy Apropos de Marielle Macé Expérimentations politiques acon de is, manires dre Par ANDREA BENVENUTO Les banquets des sourds-muets ‘au xa siécle et la naissance du mouvement sourd p69 Débat empire de «la sexualité en question p.17 SANDRA AINAREZ DE TOLEDO, Deligny ~ Cartographier les territoires du commun. Entretien ropes ecuelis tines par Chariotte Newnan Apropos de Carte et lignes dere ‘Occupy Wall street : fin ou début d'un mouvement ? ‘propos do Thomas Frank ‘Oceuper Wal Street, un mouvement tombs amourvux de lu-méme» pa MATTHEW RENAULT henner Cartes et lignes d'erre Black Marxism. C.L. R. James et Pindépendance des luttes noires arésena Deliaew bit apropos de CLR. ames, Surla question noe 9.34 ‘ORSULAIRE DABONNEMENE p4o Alive sur www.revuedeslivres.tr La courbe de la Bastille, osEPH MASSAD Paris, le 6 mai 2012, pat Lempire de « la sexualité », ou Peut-on ea ne pas étre homosexuel (ou hétérosexuel) ? "rRANGoIs DUMASY ope Coionisation frangaise et protection de environnement au Maghreb: histolres mélées ~ A propos de Diana K. Davis, Props recueiis par Flix Boggio Ewanié-Epse ot Stella Mapian-Belkacem propor de Joseph Massa, Desiring Arabs Les Mytesenvironnementaus coutectt dela colonisation francaiseau Maghreb p48 The Trouble is The Banks. Letters to Wall Street ile porte (entraits) ENRIQUE DUSSEL LIS MARIENEZ ANDRADE La théologie politique au service Enrique Dussel. Pour une philosophie de la de la libération. Entretien libération. Portrait ropes recellis par Luis Martinez Andrade pst Remerclements & andra Alvatez do Toledo et Anats Masson (LA rachnéen), Adsion Beni, Thierry Boccon-Gibod, Gisele Durand-Ruiz, Hossoin Sadeghi (Le Liov-Dit) ct ux eamarades do Rotimpres de Routage Catalan et dos depts de La Poste Paris Brune et Perpignan Roussllo PIC. La Ral n°N1 (mal-juin 2013) sera en klosque le vendredi 1“ mal et en librairie le jeudl 16 mal. Vous souhaitez nous faire part de vos remaraues et suagestions ou nous proposer un article? Ecrivez-nous 8 info@revuedeslivres fr ‘Sulvez-nous sur Facebook et sur Twitter (revuedeslivres). Inscription & la lettre d'information électronique liste @revuedeslivres.tr. LES RENCONTRES DE LA RDL LES MEMOIRES CONFLICTUELLES DE LA COMMUNE le mardi 12 mars 2013, 219 h au Lieu-Dit, 6 rue Sorbier, 8 Paris (MP Méniimontant) Rencontre avec Eric FOURNIER autour de La Commune nest pas morte d'Eric Fournier (Libertalia, 2013) « Avjourd'hui analyse par les histriens comme un singolierergpuscule des revolutions dx" ice Ia Comme de Pars fut longtemps consideree comme Paurore de revolutions du xx ile, conse une fle tpoursuivr. Cet sab che ses sages politiques des anémoies dec! événementwagique dont son our, contribuant patois aux victoires de forces de gauche {en France, lors du Frost populaire notamment La Commune est alors polit quement vivant. Aprés le chant du eygne du centenaie 1971). went le temps ddeapaisement et ddéctin, Massa Commune peinea mobilise aujount h son mythe apparailinderacinable el ressaritponctuellement dans fe cham peltique. » (Présentation de Téditeur) Eric Fourier, agrége et dacteur en histoire, enseigne en Iyege depuis une ‘winzaine années. Il et Fauteur de Parse ines, Di Paris haustmannien {uals commmunand(Uinago, 2007): Ci dusang Les bawchers de Lat Vita ont Droyfs (Libotaia, 2008): La Belle ule. D'Wvanhoea la Shoah (Champ Vallon, 219), POUR EN FINIR AVEC «LA GUERRE CONTRE LES DROGUES» le mara 9 avril 2013, & 19 heures au Lieu-Dit, 6 rue Sorbier, 8 Paris (MP Méniimontant) Rencontre avec Anne COPPEL, Olivier DOUBRE et Aude LALANDE autour de Drogues, sortir de I’impasse d'Anne Coppel et Olivier Doubre (La Découverte, 2012) La guerre contre es drgues» et un désistre,Himporte den dresser am bilan ausspréisetrigoureus que possible, demettre un terme ainstrumentalisation poliicieane de a= police» des drogues et de defini eolletivement une autre Politique des drogues, prazmatique et istrute des experiences alternatives Feussies developpees dans le mone. ‘Aane Coppel Sciologue, sé président de « Limiter la case», association qu impulsé en France la eduction des risques Flle est aotammentFauteute, avec Christian Bachmann, de La Drogue dans le monde. Elle afegu en 1996.2 Floreace. le pris international Rlleston Award de a réduoton des eas Dvir Doub est journalist a Polit Ha poblié de nombreux acti res westions lige aux droguce (dene Vacarme, Swaps, Asd-Journl. fi Manifesto fie) Ha cooslonné aves Anne Coppel en 2002-200) ls premivie experience ux drogues Frangaise de democrat patisinativ locale sur les problemes ws de drogues| 1 leurs modalités de socialisation. Elles public divers articles sue ces sujets ddansla revue Vacarme (vacarme-org)ouelle a notamment animé une rubrigue consscrée atx « psychotropes comme enjeu politique» LIRE ENSEMBLE ? PRATIQUES ET POLITIQUES DE LA LECTURE le mardi 23 avril 2013, & 19h au Lieu-Dit, 6 rue Sorbier, 8 Paris (MP Méniimontant) Rencontre avec Francois Cusset autour de Fagons de lire, maniéres d’étre de Marielle Macé (Gallimard, 2011) Lon aestjamais tout aitseul quand on it. Lalecture est toujours une affaire plus ou moins colletive. Elle peut sequérir une dimension proprement politique. C'est au désrypiage des pratique et des expérinees conlemporaines mergentes ops lables, enviag 2s que cette rencontre avee Francs sonnoment: Tide qui n'y aura pas de edeploiement dune poliique qui, au cours du xx" sitcle, multiplé les eglements, les procédures, les entraves, ct, dans leur sillon, des ribambelles de fonctionnaires cet de formulaires plus Lalibre concurrene: igré ses cruautés parfois inhumaines, n'a-Lelle pas au moins le mérite dela simplicité: chacun fait ce qui lui plait, et que le ameilleur gagne! La double bureaucratisation du monde Dans son dernier livre, Béatrice Hibou, auteur de La Force de lobéissance (2006) et ’Anatomie poli tigue de la domination (2011), bat en bréche de tls clichés, Elle ous invite considérer ere néolibérale comme celle d'une ebureaucratisation du monde>. ‘Non seulement le Marché ne se développe qu'au sein de réglementations de plus en plus tatillonnes, des tinges 3 assurer «une concurrence libre et non faus- sée» par le biais des ionctionnaires et formulaires de PUE et de 'OMC. Mais surtout linstitution-entre prise, obsédée par sa rentabilité (bottom line), nest pas moins bureaueratique que linstitution-Etat: «la strategie d'entreprise, le processus de normalisation etde certification des produits, des modes de produc tion et de gestion, la ligne marketing, le management des achats, les relations publiques, les relations avec les fournisseurs, les sous-traitants et les prestataires #'YeesCitton est protesscur de literature franyaise du xvi sitle A 'université de Grenobl de services|... sont définis de fagon stricte et proce: durale, de sorte que les marchés et la concurrence, les comportements des clients et les cireuis de distribu- tion, la presse et les pouvoirs publics, Fensemble de la chatne de production soient matris6s» Alors que les logiciels obsoletes qui continuent A régir nos débats politiques sobstinent & opposer partisans du Marché et partisans de Etat, nos ré3- lités sociales se tissent au fil d'une bureaucratisation croissante qui fait converger Marchés et Etats vers ‘un horizon multipliant leurs absurdités conjuguées. Test désormais patent que le régne de la concur- rence marchande est aussi enclin que ladministra: tion étatique & engendrer ce qui faisait essence de la bureaucratie dans I'étude classique qu’en a don- née Fanthropolozue Michael Herzfeld: la production sociale de lindifférence? La tyrannie comptable Le livre de Béatrice Hibou souvre sur la description (p. 142) La résistance est (futile horizon protocolaire de la bureaucratisation néoi hérale du monde a certes de quoi faire frissonner. LA ‘ol ke «nouveau capitalisme» (postindustrel, cogni- tif, exéatif) faisat miroiter une dé-bureaucratisation promettant une autonomie décisionnelle, une flexi- bilité, une imlormalité prétes & accueillir toutes les hétérogénéités pour garantir une inventivité maxi male, nous nous retrouvons coincés entre des armées d'évaluateurs obsédés par des chiffres déconnectés de la ralité et des formulairesen ligne rendant maté- tellement impossible toute réponse non exécutable selon les standards rigiifiés parla duret¢ implacable du hardware, Cela méme qui, au nom de la neutra- lité du Net, saffiche comme pouvant accueillir tous les contenu, sans higrarchisation ni discrimination. repose sur une homogéneisation — standardisation, simplification'® — devenue incontournable: si<('In- ternet est univers mass médiatique le plus hautement contr6lé connu d ce jour», cela est di au «cout trés dlevé imposé @ tout écart revendigué par ceux qui choisiraient dignorer Tusage global de ces technolo- sies. Nepasentrer dans faconimunauté protocolaire se paye sicher que rejter le protocole serait insensé. [.] Le succes méme du protocoteexclut ls positions outsiders: seuls les participants peuvent se connec- ter et donc, par définition, il ne peut pas y avoir de résistance au protocole (p. 147) La soumission m’est pourtant pas la seule alterna. tive. Alexander Galloway suggére deux voies pour agir sur le protocol de Tintérieur, retrouvant au sein de Tunivers numérique les gréves du z2le et autres ‘manducations de papier pratiquées envers la paperas- serie de jas. Sura base du principe que, «afin détre olitiquement progressste le protocole doit d'abord ‘tre partiellement réactionnaire» (p. 244), il suggere de se plier 2 la standardisation exigée pour entrer dans Je réseau, afin de pouvoir le rotravailler de 'intéricur. Sur cette prémisse il propose deux modes de com> portement. D'une part, «a meilleure réponse tac- tique envers le protocole n'est pas la résistance, mats Uhypertrophie», la multiplication (p. 244). Diautre part, un usage tactique des médias numériques La ot le «nouveau capitalisme» faisait miroiter une dé-bureaucratisation, promettant une autonomie décisionnelle, nous nous retrouvons coincés entre des armées d’évaluateurs obsédés par des chiffres déconnectés de la réalité et des formulaires en ligne rendant matériellement impossible toute réponse non exécutable selon des standards rigidifiés. promeut «les phénomenes susceptibles d'exploiter des failles des commandes et des contrdles protoco- daires et proprietaires, non pour détruire la techno- dogie, mais pour scuipter le protocole afin de mieux Vadapter aux désirsréels des gens» (p. 176). Meme si ce programme date déja d'une dizaine d'années ts les expoirs suscités par Thactivisme ont récem- ment t€ revises Ia basse, y compris par Alexander Galloway dans son dernier ouvrage', la double voie de hypertrophic et de Fexploitation des falles reste valide pour apprendre a «sculpter» les protocoles puta qu’ les subie Un formulaire sur deux ‘On peut dds lors faire le point sur ce que ces trois livres suggerent pour combattre limpression d'im- puissance et d’crasement qu'impose la bureau- cratisation néolibérale d'un monde en voie de protacolisation: 1° Exiger de toutes les institutions auxquelles on souhaite participer qu‘lles mettent la réduction des formalités au premier rang de leurs priorités: au Jicu du dogme imbécile de non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux, un gouvernement éclaité imposerait & tous ses ministéres /éfimination d'un formulaire sur deux. 2 Observer sans regret la fagon dont la tyrannie de la transparence comptable sera vouge a gripper et ctouffer fatalement toute institution assez. faible [Pour se soumettre a ses dietats (il est malheureu- sement 8 ctaindre que les universités frangaises ne soient d inscrire dans cette catégori). 3° Exploiter de maniere inventive les propriétés du médium bureaucratique pour neutraliser des réformes réactionnaires ou s'infiltrer dans les failles de procédutes évasives 4° Défendre pied a pied les zones d'opacité per- ‘mettant A nos collaborations de se développer sur le régime de la confiance plutot que sur celui de uation abstraite, 5° Promouvoir tous azimuts des modes diéduea- tion et dauto-valorisation basés sur le bidouillage des protocoles (hacking), plutot que sur leur acceptation passive, 6° Opérer une distinction ferme, parmi les pro- tocoles, entre ceux dont la standardisation n'est ini- tiglement réactionnaize qu'afin détre politiquement progressiste dans ses effets (selon le modéle originel un Internet fibre), et ceux dont les pré-paramétrages. ne visent qu’ réduire le coiit de notre soumission. Les premiers peuvent faire objet dinvestissements, taetiques; les seconds ne méritent que d'étre sabotés. Ces trois ouvrages nous invitent & approcher la bureaucratisation du monde comme un redéploie- ‘ment de la politique, le démon d’éerire comme une guerre inhérente a notre rapport au pouvoir, le protocole comme la condition d'existence de notre postmodernité: tous trois conduisent a contrer la rigidité des formulaires par 'imprévisibilité de nos reformulations. NOTES 1. Béatrice Hibou, La Bureaucrasationdumonde dre néol brat, Pats, ta TDgcounerte, 2012, p. 28-2, Michoel Here, The Social Production of nference. Exploring the Sombie Roots of Western Burenucracy, Chictgo, Univer of Chicago Dress, sogz. 3 Angélique del Rey, La Frannie de evaluation, aris, La Déeouverte, 20134 Mariya Suathern, «The Tyranny of Transparency» ritish Blucational Research Jonna, vo 2 1° 3 (in 2000), p. 309-21. 5. Friedrich Melchior Grimm, Correspondance iterate, philosophique et erlgue du juillet +764, edition Tourneu, Paris, Gamer, 1877-188, v0.6, p30 6 Louis Sebastien Mercer, Tableau de Paris, Amsterdam. 1780, vol, chapitre nex p. 57.7. Louis Antoine Léon SuintTus "Lar militate dela Nation et a bureaucrat, Rapport nom ‘hy Comite de Salut public da rer octobre 179 disponible en ligne sur www.assemblec-nationale.tr/histoire/7el.asp. S:Alexander R Galloway, Protocol. How Contol Exist aes Decentralization, Camblge Ma, MIT Press, 2004.9. 15-15, 9 Woir sur ee point article de Friedich Kites, « Thee Is No Softwates. en ligne aur waw.ctheory.nctaticles ape 10, Voirle denne live de lea Michel Beanie, Eom in biifie. Le syndrome de la touche etoile, Paci, Fayard, 2 TH. Voir Alexander Gallonay. Te Interface Effet. Cmmbrids. Polity Pos, 2012 et Geert Lavink, Networks Wihout a Cause A Critique of Soctl Metin, Cambridge, Polity Pres, 202, CE QUE LIRE VEUT DIRE: LA LECTURE, UNE AFFAIRE COLLECTIVE, UNE AFFAIRE POLITIQUE PAR FRANCOIS CUSSET* APROPOS DE ‘Marielle Macé, Facons de lire, maniéres d'étre, Paris, Gallimard / NRF Essais, 201T, 304 p.. I880€, Dans Facons de lire, maniéres d’étre, Marielle Macé envisage la lecture comme une stylisation de s0i, et une experience irréductiblement individuelle, N'est-ce pas occulter que la lecture est aussi tne pratique collective, qu'elle n'est jamais « hors du monde », mais est au contraire traversée par des enjeux politiques, qui la transforment et la renouvellont ? Lit stojous ten France, paren pave det grande famille lttérare. La lecture est chez nous sans méme avoir A étre déplige, cette bordure exte. rieure, et triviale, du grand mystére littéraire. Plas \olontiers conceptualisée et politisée autrement au- dela des mers, et suspectée par la méme en France de collusion avec tous les relativismes, a lecture n'a jamais été un bon objet pour la théorie et histoire littgraires frangaises. Tout a leur culte de labsolu de Iécriture, et aux débats sur les intertextes et les contextes du! grand ceuvre, nos litéraires lassent la question de la lecture aux sociologues, aux histo- riens, voire aux psychanalystes-lesquels ont des lors devant eux un vaste terrain vierge que personne ne vient leur disputer: Pierre Bourdieu pour y démonter la mécanique de la lecture légitime, Roger Chartier pour y inscrire les procédures de «mise en livre dans histoire sociale de la Renaissance, ou Michel Picard pour y débusquer les vertus émancipatrices du «jeu lecteur!, Et pour peu que nos théoriciens lité ‘aires jettent néanmoins leur dévolu sur cette vieille question de la lecture, ils le feront, presque exclusi vement, dans la lignée d'une tradition phénoméno- logique, qui emprunte aussi bien & la philosophie de Merleau-Ponty qu’ des intuitions fortes puisées chez les penseurs suisses de I Ecole dite de Geneve® (Jean Rousset, Jean Starobinski..) ou les Allemands de I'Beole de Constance’ (Hans Robert Fauss, Wolfgang Iser..). Cette tradition phénoménologique sintéresse davantage & la perception lectrice, et au faisceau de relations entre un texte donné et un lecteur indivi ‘uel, qua la lecture en elle-méme, comme opération dle sémantisation, vecteur de socialisation, subjecti- vation politique ou juste plateforme institationnelle La demigre preuve en date ena été fournie,en 2011 par Pélégante étude de Marielle Macé, au ttre digne des meilleurs traités Wanthropologie des techniques Fagons de lire, maniéres détre. Et par sa réception critique enthousiaste, et plut6t large pour un livre exi- geant :médias et médiateurs, ils nen dscernaient pas toutes les subtilités, semblaient célébrer, avec ce livre, [es joies de la lecture litéraire, de ses jeux dinitigs, de ses ruses codées,sinon d'un entre solitaire auguel is associent, sans bien sien rendre compte, 'idée meme de littérature. Mais e’tait aussi une manitre de féli- citer Fautcure —qu’on avait remarquée cing ans aupa- ‘avant pour son étude magistrale du genre de essai dans la France du xx" sitele!— pour les authentiques bonheurs de lecture quelle leur avait procurés. Et pour cause : parmi de nombreux morceaux de bra: voure, ce livre-ci marque notamment ses lecteurs par ses pages aziles et enlevées sur ce moment clé dune lecture qui consiste a «lever les yeux de son livre», ‘pour laisse sen recombiner autrement les impressions premieres, ou sur les fabuleuses péripéties de la per- ception (mobile et coitré la fois) ds qu’on Sessaie & «lire dans le train. Mais Vambition de Marielle Macé est plus vaste que la seule phénoménologie raffinge des situations de lecture, Entre littérature et psychologie: ja lecture comme invention de sol Tout en revendiquant cette filiation phénoménolo- gique dans son approcke de la lecture, Facons de live, maniores d'etre y ajoute une triple originalité. Dans la méthode d'abord, allégre et rigoureuse la fois, associant en spirale la récurrence d'une thse simple (on devient en lisant) et la maieutique « Frongois Cust et presser d'études américince a universté de Paris Ouest Nanterre, Son dernier vee, abr alu déclin du ‘mond aria editions BOLL en 203, 2 CE QUE LIRE VEUT DIRE RDL_N*10 ~ MARS-AVRIL 2015 graduelle un point 'aboutissement (ou d'une ligne de fuite) qui se veut la vie méme, et alternant, pour ce faire, les lectures rapprochées de textes de grands lecteurs et les échappées plus conceptuelles, de Roland Barthes a Paul Ricceur, de Gilles Deleuze a Jean-Claude Milner, sur la toile de temps et ineer- titude dont est tramée toute existence. ‘Danses rélérences ensuite, moins éclectiques que duelles, conformément a ce dualisme premier de la vie et du texte : aux réérences du canon littéraire répondent, plus discrétes, souvent implicites, mais décisives dans la perspective du livre, les références aux neurosciences et au cognitivisme, toute une psychologie du lire néo-comportementale et parfois ‘méme directement physiologique ~ mimétisme des grands auteurs d'un c6té, scientisme du cerveau lec- teur de Pautre, qui soudain s‘arriment Pun 3 Fautre, se répondent, comme lorsque Macé place, au détour une phrase, les «approches cognitives» de la lee- ture dans la lignée directe de ce qu’a pu en dire Marcel Proust (p. 190). Originalité enfin, et surtout, dans Youverture du spectre, inédite dans la petite histoire des phéno- ménologies littéraires du lire : la lecture, ic, n'est cenvisagée ni in abstracto ni localement, & tel recoin Cun texte ou tel moment d'une vie, mais plutot «a Vechelle globate d une existence» (p. 107). La delicate analyse qu’élabore Marielle Macé des rapports du lire et du vivte, de «lexpérience cognitive» lectrice et du «maniérisme de existence», se veut en effet anerée dans la longue durée des lectures et de leurs effets de leur mémoire involontaire et des possibles quelles ouvrent, méme a contretemps :il y va dune « (p. 190), C'est aussi que la fine observation proposée ici des modalités de Patten- tion lectrice et des transpositions perceptives qu'elle induit a pour toile de fond, plus ou moins explicite, Téthique humaniste classique d'un épanouissement psychique et d'une «augmentation du monde (Selon Je mot de Ricoeur") par les vertus du texte Iu. Mais lune éthique remise au goit du jour, enrichie de toute tune «pragmatique du rapport ésoi et au monde sen- sible», dans la mesure exacte oit la lecture invite «d essayer de nowvelles dispositions cognitives, un autre corps, un autre “soi” [..., [oa] elfe restitue aux sujeis leurs capacités de stlisation’>, en empruntant aussi bien les «questions dl usage» ou les «inierprétations pratiques» au vocabulaire de Michel de Certeau® et ‘au vocabulaire foucaldien tardif «lexercice ascétique et souverain dune stlistique de existence» (p. 184). ‘Limportant, pour Macé, reste la série des continuités et des échos dela littérature avec le monde sensible, tout ce «mouvement déchange entre le temps exis- tentiel et le temps narratif» (p. 130). Les pages sur la «narvatvitéinchoative» de nos vies, cette «structure prénarrative de Uexistence »chere Ricoeur, sur la EXTRAIT / LE «NOUS» QUI INTERPRETE EST UN «NOUS» COMMUNAUTAIRE, NON UN INDIVIDU ISOLE Lasaienetacae tates lente snt ait am tounge sso fais pa esses ince thes que nous mttns en eave POUT dt ne suis ps conan a Subjctvit dans la metre ot er moyens par esque ces objtssom ats sont sociaux ct omventionelsAdtement ikon gu ‘eal le travalnterpreatif qui met es poomes,lssuts de ov ct es ates Ftstour dans emonde cnt ux =o commas ton un indivi sl. Nol SFeneenows a ae eile le matin st 3 trang a1 cng a nouveau ste cdueati u ne Acide de jeter seit a rot Sune fom organisation ae eaueemsot criginale Nous ne lana en de out sla Pe que ns ne porrons pea, Pures gu es operation melas Ue ous pons exter sont imide pares {nations dans squcles nos sommes dd dass Cesinaitstions now precedent est solemonton lee bain om tant ais par elles que aos avons secs ax publique. Dans Systeme i om ecivit ot subject pore qu donne ETitdes signin sens publics tconventionnls quelle: Droduisent. ins, i et sa qe nous {Erconsla possi ets suet de devoiret les lists), aous a ctCons au moyen do strategies tnterpétaives qui ne sont inalement pas es notre. mais qui ont leur source dans un systeme dimteligibilie de dispor fn mesare ole syste (on ire dans es) nos 34s fagonne également. nous ‘munissant ds eatdgoies de compichension avec lesgueles nous fagonnons & notre tour lesentités que nous pouvons alors dsigne. En bee, alist bjs fis ou const, ous dens ous jouer nous- memes, Pisque, tout autant que les poms et es fujot de devoits, nous somanes ls prods Adeschomes de ponsce sociaux ct eultuels Foraler le probleme de cette maniere revient a comprendre que opposition entre ie est aus pusaue ‘Tue m aut renstent dans Ia forme isa valeur Fopposition. tons ne sent aso tives objectives, du mins pas dans lex termes porés par ceux quien débattent ‘teria lt cade taditonne eles ne Seront pas objectives parce quills seron le produit dun point de vue pte que implement lust» get elles ne seront pas Subjectves parce que ce point de vue sera toujours social ov insttutionael.[.J Lego existe pus en dchos des eatdgories de pense conventionnelles et commana {qui habliten ses opérations (penser, vir, Tne), Une fs qu'on a dcouvet que es conceptions qui remplissent la conscience, jusqw In conception de son propre stata ont toutes sues dla culture, ls notion meme diego now contrat de conscience Pleinement ct dangereusement litre, devicat incomprehensible Stanley Fish, «Comment reconnaitr an potme quand on en voit un Quand lire st fae. Linutrlé des communaiies, Imerprétaves, tad °E. Dobenesque, Paris, Les Prarie ordinates, 2007, per, ROL N*10 ~ MARS-AVRIL 2015 CE QUE LIRE VEUT DIRE fonction consolatrice du récit et la fonetion mimé- Ligue de la fable, sont particulitrement intéressantes, Mace y disséquant le rapport entre la rencontre avec un récit et la «passibilisation de sol», chez Sartre ou méme Bourdieu, et y suivant écheveau complexe des ramifications du narratif dans la lecture, en par= ticulier la «concurrence » quelle institue au cceur de la subjectivité «entre une “identitésstyistiques”..» (p. 106). Une bien curleuse solitude Pew peu, pourtant, la lecture de ce live suscite une zene, une Curieuse frustration, quelque chose comme unmangue de monde. Les dominos habilement alignés ‘paraissentretomber dans autre sens, déwiler une face Vide : tout ce qui semblait juste phénoménologique- ment et existentiellement se trouve, au fur et mesure, renvoyé a soi, invalidé par Fabsence criante de autre, . Et quand elle critique «/es sarcasmes de Bourdieu» doutant de la «force culturelle de la littérature», ou oppose un peu vite aux Régles de Uiart «la valeur existentielle de “la forme”...» (p. 169), elle va jusqu’a donner au socio- Jogue une legon de catharsis littraite i conseilant, sans cles, Vindividuel contre le social, et Vamor fat lecteur contre le « désespoir» théorique. C'est dai Teurs au détour de ces memes pages que le social et le collectf se trouvent évacués en une seule parenthese: contre les thises de la domination culturelle, Macé décréte, comme une évidence, que «la chance d'une sylisation de so [est partagée par tous» et que «tous ‘peuvent trouver dans ta littérature une puissance de ‘nuance ¢p. 167). Wishful thinking ou lapsus élitste? La lecture de Marielle Macé n’est pas erronée, quelle suive sur toute leur euvre les auteurs ftiches dees grands lecteurs ou quelle mette Paccent sur les Intes incessantes «entre la fermeté au moins promise une identité narrative [1] et la protestation [chez ces auteurs lecteurs} de rvihmes, de styles dtr et de maniéres (p. 180) elle est pluto biaisée, incom- plete hémiplégique parfois, tant il est vrai que Sartre lisait aussi en marxiste, Bourdieu malgré tout en sociologue, et Baudelaire plus d'une fois en témoin CE QUE LIRE VEUT DIRE RDL_N*10 ~ MARS-AVRIL 2015, crucial de Ja modernité urbaine et de ses tableaux parisiens. Lecture sans monde, en quelque sorte. ‘Au fond, c'est une higrarchie venue de loin qui sur- détermine toute cette vision : la subordination de la Jecture Mécriture, celle-1a ne pouvant au mieux que ««profonger »celle-i(verbe récurrent sous la plume de ‘Macé), un rapport & Teruvre qui ne peut étre que «le desir d imitation» (quil faut, précise-telle page 207, ‘«arracher é wn sentiment trop simple daliénation »). la logique du «consentement» ici réenchanté, le retour conven au «modéle», tout un «hovarysme lecteur» docile et assujetti pour lequel la référence & Jacques Raneire est pour le moins 4 contre-emploi (le paral- le étant delle, et pas de lui, entre Emma perplexe face aux mots diffciles et les prolétaires, ses vonter- porains, voulant donner un sens aux grands mots de emancipation politique). Higrarchie constamment martelée : «les phrases [Iues] nous devaneent» (p. 203) et «f'écrivain [..] marche devant moi» (p. 215), et Sil este aux auteurs-lecteurs le recours la citation, Cet juste «pour ne pas étre seul d écrire» (p. 217), les détournements et les stratégies dela citation semblant ‘impensables, comme sils n’vaient pas été explorés illya déja plus de trente ans’. Et la solitude en question, parfois brisée par la citation ou menacée par la relation, ne gagne rien & etre, dans univers idiosyncratique de Macé, car lire ici cist aussi le risque de basculer «du plaisir d'éire soi la menace de ne pas étre le seul a éire tel» : ai décrit-elle la «blessure du lecteur» quand il réalise que ce qui avait era &tre Alvi «était déja dit ailleurs, ef mieux, par un autre» (p. 230-231), sans que nulle part puisse étre envisagée la reduction de cette méme solitude telle que peuvent y conduire la lecture et ses latéralités, son nuancier social et ses jeux (dé) ientificatoires ~ «lire n'est pas autre chose iss ‘relle méme dans une parenthse stupéfiante, «{que] devoirentendre sans cesse d'autres “moi..» (p-233). (Chez Macé, en un mot, la lecture est le grand paral- [ele des egos on lit seul, on écrit seul, et tant mieux, ‘murmure--elle, pour la littérature, La lecture, un acte collectif et politique Le fantasme auguel ressortit une telle lecture est celui d'une table rase des contextes et des interac- tions, le fantasme d'un lecteur en feuille blanche sur laquelle s‘inserirait expérience de lecture et que Yiendrait plier la forme méme de Feuvre. Fantasme dominateur qui ne laisse pas de poser probleme, sans que les jolis oxymores forgés par Pauteure ne nous fournissent de solution : Ia lecture comme «force {d'un} abandon », ou «émancipation dans Facquiescement une influence ». Le critique amé- ricain Harold Bloom, avant de devenir derridien puis conservateur, avait jadis tiré de cette veille question de influence (des textes les uns sur les autres, du lu sure lecteur.) des pistes autrement prometteuses* ‘Au contraire, si quelque chose comme une éman- cipation par la lecture est possible ~ mais rien n'est moins sir n'est-ce pas aussi, sinon méme avant tout, par le dépassement de Vindividualité, ou au ‘moins son déplacement, parle renversement & méme Vacte de lecture des higrarchies canoniques, par Varrachement @ la transcendance de Veuvre? A la fin de son essai, Marielle Macé va jusqu’a recom- rmander un retour vers a substantialité de leeuvre contre les devenirs et les désirs que «la pensée des années 1970.4 justement thématisels}», un retour aux modes et aux influences contre «Jes injonetions contemporaines [.] au ressatsissemiend souverain de EXTRAIT / xvIEXViI SIECLES, EXPERIENCES COLLECTIVES DE LA LECTURE cette représcntation dela lecture de Tindvialit, les homes di ‘r'sgcleen on oppose une ate of une lecture haute voit tassemble une fall, ‘une maisonnce, dansune éeoite partagée, [CT En consiraisintimplictement ane ‘poston entre la lecture slencicse titan t noble et la etune haute voix (pout les autres mais asl pour so-méme), populaie et paysanne, les images et les fetes dela seconde moti du xv isle indiquent Ie ve d'une lecture del Iransparence,rassemblantsgeset conditions sttour du livre decitit, En fit, construction de ces deux mages antithétiques de a lesture, maniges au xvi see pour fire ressortirles ‘postions ente vile t campagne, ltrs tt paysan,frivole et vertu, masque esistence autres relations a Téerit imprimé ole tent est decile en ‘commun, i par ceux qui sven eu qui Savent mains ou pas du tout, paris manié ‘ou labor colletivement, Alrxv sible, de fels usages de Timprimé peuvent etre econmus dans les sesembles protestants, les prtiquesdatlo, les eonecres fests, ‘nscrivant le maniement du ivre dans un cnsemble d experiences fondamentales. habituant méme les analphabetes & encontrer impr, ats plus familie, iv apprvoie, Pour le peuple tan, Cette relation collective aux mateiauxsortis des presses sans daute te dune ‘importance déesve,autorisant une progresivesasculturstion typographiqae Parallel ou substtase au apprentisages Scolsires. Deux silos plus tard, de tls sages ne sont pas perdus, ct a ille les fccasons une lecture communautaire i ‘nest pas seulement écoate dw lester sant |Uhaute voix mais rppert direct, physique veel matéria imprime, sont ombreuses ‘tour de marehands de chanson, face aux Mfiches et placards, pus tard dans les clubs ‘tle sections, Ente les eleutes da privé et les lctures des veilles, authentiques ot idealiaces, existent done autres stations de lecture ot salient es competences indvidelles, 08 sai wa rapport, pedagogique immedi et spontané. Roger Chartier, «Du ives ie Roger Charter ir), Pravques tela Fecture, Paris, Payot, 1985, 96-100. soi» (qu'elle voit a tort comme le propre des «philo- sophies modernes dela difference», p. 261), et vers la vvie-comme-ceuvre contre la «ite» vers Vextérieur difficile de ne pas voir dans un tel retour une sacrée rézression, et dans une telle psychologic relation nelle de la lecture littéraire un coup de grace porté la théorie littéraire en France, apres trois décen- ries passées i la dépolitiser et a la reterritorialiser. ifficile aussi de ne pas voir dans cet angle mort de la lecture «2-plus-d'un» la raison majeure d'une résistance frangaise encore forte aujourd'hui aux politiques anglo-américaines de la lecture littéraire. Inversement, en face, Fessor depuis un quart de sigele des champs d'études identitaires et minoritaires dans les départements de littérature outre-Atlan- tigue sxplique aussi, et peut-étre avant tout, par la ccentralité de la question de la lecture dans le champ litigraire américain et dans Phistoire de Tuniversité étatsunienne ~ ot la discipline reine des humanités 4 toujours été proto-coloniale : « English literature» induisant en effet ds le départ cette distance critique au canon par laquelle la lecture litéraire peut deve- nis un enjeu collect. ‘Meme plus ou moins décollectivisée au fil des trois derniers sitcles par lvolution des structures sociales et des pratiques culturelles (comme le montre le travail historique de Roger Chartier), la lecture, Tittéraire ou philosophique, engage toujours dire tement [2tre-ensemble, ct peut méme en renouveler les modalités, Trois innovations des derniéres décennies. qu'on sien rgjouisse ou les regrette, en attestent ainsi a coup sir, sans parvenir pour autant a ébranler les certi- tudes inactuelles des phénoménologues de la lecture. ‘Trois exemples sans rapport ni commune mesure Ty a bien sir les pratiques américaines de redé- coupage et de recomposition de la communauté lectrice en fonction des identités, officiclles ou sub- jectives, imposées ou déniges, des lecteurs, lesquels ‘rouvent dans la critique des canons littéraires blancs, européens et masculins, du moins au sein de Puni- versité, les ressources de nouvelles subjectivations collectives et de nouvelles stratégies énonciatives. Mais ily a aussi, dans un tout autre genre, ce que Taucuns appellent le «tournant festivatier®» de la littérature: la multiplication récente des salons, des

Vous aimerez peut-être aussi