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L’œuvre de Pierre Bourdieu nous interroge directement la science politique. Pour lui, cette
« pseudo science « n’est qu’une mystification visant à légitimer la vision dominante de la
politique comme lieu de la conquête du pouvoir et de la production idéologique. Il oppose à
cette conception, qu’il juge ethnocentriste, la nécessité d’étudier la question politique à travers
les conditions sociales de production et réception du discours politique, afin de dévoiler la
violence symbolique inscrite au cœur de la politique.
Afin de comprendre cette approche qui se revendique en rupture avec les théories politiques
traditionnelles, je vous propose de présenter les caractéristiques essentielles de la saisie faite par
Bourdieu du champ politique, ainsi que les instruments théoriques qu’il met en œuvre pour
l’appréhender. Je développerai donc dans un premier temps une mise en perspective des travaux
de Bourdieu en lien avec le phénomène politique, ainsi que l’importance du paradigme de la
domination culturelle et symbolique dans son analyse du champ politique. Dans un second
temps, j’évoquerai les difficultés posées par son approche.
Des analyses qui entendent questionner radicalement le politique, en rupture avec l’approche
« dominante »…
Dans son article intitulé « Les modes de domination »[1], Bourdieu expose que, dans les sociétés
traditionnelles, dépourvues de marché « auto-réglé » (au sens de Polanyi), d’institutions scolaire,
juridique etc., les relations de domination ne peuvent se poursuivre qu’à condition d’être
renouvelées perpétuellement de manière directe et personnelle (comme on le voit, en Kabylie,
avec le Khammessat).
A l’inverse, lorsque la domination est imbriquée dans la possession des moyens -capital
économique et culturel- de contrôler les mécanismes des champs, la domination se reproduit de
manière systémique, indépendamment d’une action intentionnelle des agents.
En d’autres termes, il existe des différences dans les modes de domination qui résident, en
dernier ressort, dans l’objectivation du capital social accumulé : la Kabylie illustre ces sociétés où
les relations de domination sont dépendantes des interactions personnelles. Dans les sociétés
modernes, ces relations sont médiatisées par des mécanismes institutionnels, objectifs : elles sont,
dès lors, plus opaques, et peuvent subsister longtemps sans que les agents aient à les recréer
continûment ; comme les capitaux sont inégalement distribués, cette objectivation assure la
reproduction de la structure de la distribution du capital, qui conditionne elle-même
l’appropriation du capital et reproduit ainsi les rapports de domination.
Voyons quels sont, selon Bourdieu, les effets de l’objectivation du capital accumulé :
L’existence de champs relativement autonomes permet aux détenteurs des moyens de maîtriser
leurs mécanismes de faire l’économie de stratégies visant à perpétuer une relation durable de
dépendance de personne à personne. En effet, ces relations personnelles de domination sont très
coûteuses car elles supposent souvent des dons -comme lors du potlatch, mais aussi du temps : le
moyen peut finir par manger la fin[2] (les actions et dons nécessaires à maintenir la domination la
fragilise, par exemple en asséchant financièrement les familles).
Bourdieu explique en détail ces mécanismes d’objectivation : par la détention d’un statut
professionnel ou d’un titre scolaire, le capital incorporé dans une personne est objectivé par des
institutions qui assurent sa légitimité, si bien que les relations de pouvoir et de dépendance ne
s’établissent plus directement entre les personnes, mais s’instaurent dans l’anonymat
institutionnel. Tous ces mécanismes, avalisés par le droit, permettent aux détenteurs d’un pouvoir
de faire l’économie de l’affirmation continue de rapports de force. La reproduction des relations
de domination demeure cachée (par exemple, le système d’enseignement, sous l’apparence d’un
jeu équitable, ne fait qu’enregistrer la transmission d’un capital en établissant l’adéquation entre
les diplômes et les postes). Plus la reproduction de la domination dépend de mécanismes
objectifs, plus les stratégies de reproduction sont indirectes, impersonnelles[3].
Société traditionnelle et violence symbolique :
Au contraire, tant qu’il n’existe pas de système qui assure par son propre mouvement la
reproduction de l’ordre établi, les dominants doivent y travailler quotidiennement et
personnellement. Dès lors, il y a deux manières de s’assurer la soumission d’une personne : la
violence ouverte (physique ou économique, par le biais de la dette), et la violence symbolique
(notamment par le bais du don, qui suppose des obligations morales). La violence symbolique,
euphémisée, est méconnue comme telle et donc reconnue. Et c’est parce que la domination ne
peut s’exercer que de personne à personne qu’elle doit se dissimuler sous le voile des relations
enchantées.
La société traditionnelle est, pour Bourdieu, le lieu par excellence de la violence symbolique (l’on
verra plus loin les problèmes que cela pose) : étant donné qu’elle ne dispose pas de la violence
implacable et cachée des mécanismes objectifs, elle a recours simultanément à des formes de
domination parfois plus violentes physiquement, mais aussi plus douces. En témoigne la relation
entre le maître et son khammès, qui peut, selon l’état des rapports de force, donner lieu à une
violence ouverte ou symbolique. Cependant, l’usage de la violence ouverte menace la relation
même de domination, et la violence symbolique lui est préférée car plus efficace. Cette violence
douce exige de celui qui l’exerce qu’il paye de sa personne car la confiance qu’on lui porte doit lui
venir de ses qualités propres : n’étant pas garantie par une institution, l’autorité personnelle ne
peut se perpétuer durablement qu’au travers d’actions qui la réaffirment par leur conformité aux
valeurs reconnues par le groupe, et les dominants peuvent moins que quiconque se permettre de
prendre des libertés avec les normes du groupe. Ainsi, le proverbe kabyle « on est riche pour
donner aux pauvres » illustre bien que la richesse, base ultime du pouvoir, ne peut exercer
durablement un pouvoir que si elle est transformée en capital symbolique, prestige notamment
assuré par le don, la vertu, la générosité… Par ailleurs, la reconversion permanente du capital
économique en capital symbolique, coûteux socialement et économiquement, ne peut réussir
qu’avec la complicité de tout le groupe, par les dispositions que le groupe inculque sous forme
d’habitus aux agents. La morale de l’honneur et la relation enchantée unissant le dominé au
dominant rendent inacceptables les relations de l’économie moderne, vues sur le mode
désenchanté de l’intérêt.
Société moderne : un retour de la violence symbolique ?
Bourdieu affirme ainsi que, dans les sociétés modernes, les formes symboliques de domination
ont perdu du terrain avec la constitution de mécanismes objectifs qui nécessiteraient, pour être
acceptés, une vision désenchantée du monde. Il ajoute cependant que la découverte de ces
mécanismes de reproduction, menaçant la perpétuation de la domination, appelle le retour de
formes de violence symbolique fondées sur la dissimulation de ces mécanismes : cela se
produirait par la conversion du capital économique en capital symbolique (redistribution publique
ou privée, qui assure un prestige qui semble ne rien devoir à l’exploitation des dominés), ainsi que
par le démenti de l’intérêt matériel, par la transformation de l’argent en distinction (art, pratiques
culturelles…).
§2 … qui inscrit le politique dans les rapports de domination symbolique
… mais ne permettent pas d’établir un cadre théorique clair pour appréhender la spécificité
politique
Nous avons vu, au long de cet exposé, que la sociologie de Bourdieu, dans ses instruments
théoriques comme dans son attention aux mécanismes de légitimation de la domination, est
éminemment politique. Cependant, il semble difficile d’identifier une approche claire du
politique. Cela rejoint une des questions proposées par Lahouari Addi dans son
ouvragesociologie et anthropologie chez pierre bourdieu.
Un des premiers obstacles qui se pose à nous provient de l’hétérogénéité de l’œuvre de Bourdieu
en matière de sociologie politique : comme vous avez pu vous en apercevoir durant l’exposé, il
n’y a pas de théorie unifiée du politique, de l’Etat, mais une multitude d’articles, d’ouvrages qui
traitent en partie du politique, mais sous des angles d’approche souvent différents ( les sondages
et modes de production de l’opinion ; la violence symbolique que constitue l’imposition d’un
mode de participation légitime au politique ; la délégation et les risques de l’aliénation ; le champ
politique, marché monopolistique…).
Le second obstacle, sur lequel nous allons à présent nous pencher, est posé par le concept de
violence symbolique, qui échappe au monopole de l’Etat en se tissant aussi entre les personnes.
Les modes de domination et la violence symbolique ne permettent pas d’expliquer les
spécificités des sociétés modernes et traditionnelles
Je ne reviendrai que brièvement, pour l’avoir traité dans la première partie, sur la notion de
violence symbolique, pour me concentrer sur les problèmes qu’elle suppose : parce qu’elle n’est
pas perçue comme violence et domination arbitraire, elle permet aux dominants de reproduire
leur statut sans passer par la coercition physique, coûteuse et moins efficace dans la durée. Elle
fonde sa légitimité sur la méconnaissance de ceux qui la subissent, et qui sont donc les complices
nécessaires de son efficacité. Elle rend possible la reproduction des rapports de forces et de la
conflictualité sociale en la dissimulant. Lahouari Addi rappelle ainsi que « constitutive du lien
social dont elle cache la conflictualité, elle assure la paix civile dans une structure inégalitaire des
statuts »[24].
Bourdieu distingue entre société moderne et traditionnelle selon le type de violence en vigueur :
dans les sociétés traditionnelles, la violence s’exprimerait par le biais de relations subjectives,
personnalisées et enchantées (violence symbolique) ; dans les sociétés modernes, les classes
dominantes n’auraient plus besoin de la réactualiser en permanence, car la domination s’exercerait
objectivement par des institutions sur un mode désenchanté.
Mais cela pose question car toute autorité politique se fonde indistinctement sur les deux types de
violence, symbolique en régime de croisière, physique en dernier recours : aucune société ne
fonde l’autorité politique sur l’une ou l’autre des violences.
La violence symbolique semble plus importante dans les sociétés traditionnelles car les rapports
de domination sont plus personnalisés et parce que la violence physique n’est pas véritablement
monopolisée par une institution légitime. Au contraire, dans les sociétés modernes, elle perdrait
du terrain, remplacée par des mécanismes institutionnels. Cependant, on peut accompagner
Lahouari Addi lorsqu’il fait remarquer que la société moderne fait elle aussi un usage régulier de la
violence symbolique : en comparant lekhammessat et le salariat, il rappelle que la relation
enchantée du khammès à sont maître se retrouve aussi dans la relation salariale des sociétés
modernes, lorsque celui qui vend son travail croit qu’il est dans une relation de négociation
librement consentie avec son patron.
Ainsi, la violence symbolique dans les relations interpersonnelles n’est pas seulement le fait des
sociétés traditionnelles, surtout si l’on note que, lors de la transition vers la modernité en Kabylie,
le salariat a été vécu comme un esclavage puis finalement reconnu comme rapport de confiance,
alors que le khammessat apparaissait à son tour comme une exploitation. Bourdieu semble
ensuite se contredire lorsqu’il admet que les deux types de société ont recours aux deux types de
violence.
Par ailleurs, la notion de violence symbolique devient ambiguë lorsque se pose la question des
mécanismes objectifs de la domination : les mécanismes objectifs de la reproduction qui auraient
permis de faire l’économie de la violence symbolique apparaissent soit comme des instances
imposant la domination par la force, soit comme des institutions produisant de la violence
symbolique. Si ces institutions fonctionnent à la violence symbolique, cela remet en cause la
modernité de la France…
Poser le problème en ces termes permet de mettre en évidence la contradiction opposant société
traditionnelle fondée sur la violence symbolique et société moderne fondée sur la domination
désenchantée. Or la violence symbolique n’apparaît pas comme une variable déterminante ou
pertinente pour expliquer ces différences : elle est présente dans toutes les sociétés et tous les
rapports de domination, car aucun pouvoir ne peut se fonder durablement sur la coercition
physique et doit apparaître légitime pour perdurer.
Ainsi, la différence entre société traditionnelle et moderne réside dans le fait que, dans le cas de la
seconde, c’est l’Etat qui dispose du monopole de l’exercice de la violence physique légitime ; cela
s’explique par l’existence d’un champ politique autonome structuré autour de l’Etat, alors que
dans les sociétés traditionnelles, les champs sont imbriqués, indifférenciés.
Si l’on accompagne Lahouari Addi, l’ambiguïté viendrait du fait que les outils méthodologiques et
les concepts théoriques utilisés par Bourdieu pour analyser la société Kabyle seraient transposés,
plaqués sur la société moderne, en ne prenant pas en compte sa spécificité, c’est-à-dire l’existence
d’un Etat monopolisant la violence physique. Bourdieu est ainsi conduit à contredire l’hypothèse
de l’autonomisation des champs : son raisonnement circulaire remet en cause l’autonomie du
politique qui devient un pouvoir comme un autre et, plus, il délaye le politique dans tout l’espace
social analysé comme conflictualité généralisée.
Il analyse le passage des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes non pas comme
Durkheim, qui prend en compte la division du travail par exemple, Weber, qui insiste sur la
nouvelle éthique économique liée au protestantisme, ou Marx, avec la lutte des classes, avec le
passage d’une autorité fondée sur la domination symbolique à une autorité fondée sur la force.
En refusant de considérer l’Etat hors de ses déterminations sociales, il s’interdit de limiter le
politique au champ du pouvoir public. Cela se retrouve dans sa critique adressée à la science
politique, vue comme fausse science, mystification au service du pouvoir car ayant pour objet la
politique entendue comme art de conquérir le pouvoir, là où une véritable science du politique
devrait dévoiler les mécanismes sociaux qui fondent la légitimation de l’appréhension dominante
de l’action politique.
Conclusion
Pour conclure, les critiques faites à l’approche bourdieusienne du politique, notamment celles de
Lahouari Addi ou Yves Schemeil et Frédéric Bon qui se rejoignent pour regretter l’absence d’une
théorie politique conséquente, ne sont pas infondées. Cependant, il semble que là n’était pas
l’ambition de Pierre Bourdieu et, comme le rappelle Jean-Yves Caro dans « La sociologie de
Pierre Bourdieu », ce dernier n’a pas cherché à produire une théorie générale du champ politique.
En effet, comme nous avons pu le constater, il s’est surtout penché sur un enjeu particulier de ce
champ, qui est de dissimuler la violence symbolique.
Bourdieu présente l’espace social comme structuré par un système de rapports de force et de sens
entre des groupes et des classes. Il part donc de l’hypothèse centrale selon laquelle il existe des
classes sociales, ce qui est objet de débat dans le monde scientifique (comme souvent chez
Bourdieu, il est difficile de falsifier cette hypothèse, car le fait même de nier une répartition en
classes est vu comme un enjeu des rapports de classe, dans la mesure où la domination se
perpétue d’autant mieux qu’elle est ignorée).
Si la structuration en classe a un fondement matériel, économique, on ne peut comprendre la
reproduction de la structure qu’en analysant les rapports de classe, qui sont en grande part
symboliques. Le plus souvent, la maîtrise du pouvoir économique s’accompagne de la maîtrise
des pouvoirs symboliques, notamment politique et culturel, ce qui explique que l’arbitraire de la
domination n’apparaît pas comme tel aux classes dominées. Ainsi, les rapports de force entre les
classes se perpétuent grâce à des rapports de sens, des rapports symboliques. Les institutions ne
sont pas neutres, et assurent par leurs mécanismes la reproduction des structures sociales. Les
luttes symboliques entre les classes ont pour fin la légitimation de la domination, car la
domination ne relève pas de l’allant de soit : comme elle n’est pas naturelle, elle doit être
conquise. Pour obtenir le consentement de la domination dans le champ symbolique, il faut que
les dominés acceptent d’entrer en concurrence pour s’approprier les capitaux symboliques
propres au champ, qu’ils partent avec un désavantage et que ce désavantage soit invisible.
Le champ politique des sociétés modernes est un des espaces de la domination symbolique, dans
la mesure où il produit des rapports de sens qui fondent la dignité ou l’indignité sociale. La
production de l’indignité politique provient d’une impuissance à participer au jeu ainsi que d’une
incapacité à en changer les règles, à le disqualifier.
Comme tous les partis, même ceux qui représentent les dominés, doivent respecter les règles du
jeu du discours politique légitime, les partis qui voudraient faire de leurs membre des porte-parole
doivent leur apprendre la rhétorique du discours légitime, des règles de pensées produites par les
dominants et qui leurs sont étrangères (comme la supériorité de la forme sur le fond). Même un
discours qui voudrait dénoncer l’ordre établi doit respecter les règles établies par cet ordre (par
exemple, passer par des théories économiques pour légitimer la critique du patronat) : cela
produit une déconnection avec la base, qui reprend les opinions du partis sans que cela devienne
une opinion personnelle.
Le champ politique apparaît comme un champ de domination méconnu donc reconnu. Il se fait
de plus le théâtre de l’indignité politique et de la l’infériorité sociale : en effet, l’ethos de classe
permet aux dominés d’identifier l’habitus, programme incorporé, de leurs représentants, mais
cette identification passe nécessairement par des systèmes de classement, si bien qu’en
reconnaissant le porte-parole comme un des leurs, ils le reconnaissent aussi comme inférieur, en
le comparant lors d’un débat par exemple, avec un autre représentant qui aurait un habitus
dominant. A la fin de la Distinction, Bourdieu analyse les résultats d’un sondage sur les
politiciens français qui demandait de leur attribuer des objets, couleurs, etc. : les classes dominées,
si elles s’identifient à leur porte parole, lui attribuent aussi un statut inférieur aux représentants de
dominants.
En gros, même les partis qui veulent défendre les dominés sont obligés de participer au jeu
politique qui contribue à créer cette indignité politique et à légitimer la domination. Soit le parti
sélectionne un militant de base, qui devra apprendre les règles du jeu et paraîtra toujours avec les
stigmates de son habitus, soit il fait appel à une personne diplômée mais renforce à la foi la
méfiance des militants et leur sentiment d’être indigne de participer au jeu politique, de porter la
parole de leur propre classe sociale.
La théorie du champ politique parait, à mon sens, intéressante, dans la mesure où elle questionne
les modes de production des opinions en lien avec les rapports de sens qui structurent l’espace
social. En fait, approcher le politique avec les instruments de Bourdieu peut s’avérer plus ou
moins pertinent selon que l’on se penche plus sur la question des agents ou de l’Etat. En effet, en
ce qui concerne la théorie de l’Etat, l’analyse bourdieusienne se révèle plus limitée. En revanche,
Jean-Yves Caro montre bien les perspectives intéressantes ouvertes par Bourdieu, notamment
pour aborder le thème de la politique-spectacle : souvent décrite comme les gesticulations de
pantins sans pouvoirs manipulés par des éminences grises ou par un système tout puissant, elle
est spectacle dans le sens où elle représente les rapport de classe.
Je voudrais à présent poser quelques questions, que j’ai abordées dans l’exposé, mais qui ne sont
pas encore résolues :
Question théorique tout d’abord : les mécanismes objectifs de domination dont parlent Bourdieu
fonctionnent-ils ou non à la violence symbolique ?
Enfin, d’un point de vue plus normatif, on peut se poser la question : « que faire » ? Accepter les
règles du jeu, ou les dénoncer ? Car, selon sa théorie, une remise en cause et un affaiblissement de
la domination symbolique entraînerait la réactivation des rapports de force ouvertement violente
pour garantir la domination ! Les dominés ont-ils intérêt à risquer cette confrontation ouverte ?
Une illustration du pessimisme radical de la théorie de Bourdieu, où il n’est pas d’alternative à la
domination…
Les luttes symboliques entre les classes ont pour fin la légitimation de la domination, car la
domination ne relève pas de l’allant de soit : comme elle n’est pas naturelle, elle doit être
conquise. Mais elle ne peut se maintenir durablement par la force (oppression), elle doit
apparaître comme naturelle, légitime, c’est-à-dire méconnue comme violence arbitraire, pour être
reconnue, acceptée. Il s’agit de la domination la plus économique, la plus efficace, et s’ancre
principalement dans le champ symbolique. Pour obtenir le consentement de la domination dans
le champ symbolique, il faut que les dominés acceptent d’entrer en concurrence pour s’approprier
les capitaux symboliques propres au champ, qu’ils partent avec un désavantage et que ce
désavantage soit invisible.
Cet affrontement symbolique pour la légitimité est permis notamment par des instances sociales
produisant de la violence symbolique, pouvant engager les dominés à entrer en concurrence sur
les marchés symboliques.
Pour comprendre la violence symbolique, il est important de saisir le système des normes qui
gouvernent l’ethos est un ensemble de classements qui permettent aux agents de donner du sens
au monde social. Ces classements sont l’enjeu de la lutte pour la légitimation de la domination
dans la mesure où ils donnent le cadre, les limites possibles de la perception de la lutte
symbolique : ainsi, le système de classement utilisé par les dominés pour comprendre les rapports
de sens les pousse à se considérer d’emblée comme dominés (exp : lorsqu’on considère qu’une
position supérieure suppose une capacité à s’exprimer dans un langage soutenu, et qu’on ne le
maîtrise pas, on en vient à légitimer sa position). Comme il n’existe pas d’autre système
d’appréhension du monde social que celui qui est dominant, les classements des agents tendent à
les amener à légitimer leur soumission.
les système de classements (le goût) sont au cœur de la domination : « classeurs classés par leurs
classements, les sujets sociaux se distinguent par les distinctions qu’ils opèrent ». La distinction
est une distance sociale incorporée produite par l’habitus, et la distinction naturelle (la classe, qui
se repère dans la façon de se tenir, dans l’hexis corporel) est une dimension fondamentale de la
légitimation de la domination, fonde comme naturel, inné, une supériorité qui est apprise.
Lise
Notes
[1] Pierre Bourdieu, « Les modes de domination », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 8-9, 1976,
p122-132
[2] On pense à la noblesse en déclin en Europe après la chute de l’ancien régime : ne pouvant travailler
sous peine de perdre son statut, les nobles se ruinaient en fêtes pour assurer son leur prestige, pour
finalement devoir organiser des mariages, des alliances avec la bourgeoisie, accélérant ainsi leur
décadence.
[3] Bourdieu donne l’exemple suivant : c’est en choisissant le meilleur placement pour son argent, la
meilleur école pour son enfant, et non en se montrant généreux envers ses domestiques, que le détenteur de
capital assure la perpétuation de la domination qui l’unit à sa femme de ménage.
[4] Pierre Bourdieu, « Questions de politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°16, 1977, p 55-89
[5] Ibid., p56 ; il entend par là la « compétence minimale » qui est nécessaire pour reconnaître son opinion parmi
celles formulées dans un questionnaire.
[6] Capacité à reconnaître une question politique comme telle et de la traiter politiquement –et non sur le mode
éthique par exemple. Cette propension à produire ou non une opinion politique est présente deux niveaux : la
compétence technique (posséder les connaissances, la culture politique, maîtriser la rhétorique) et la compétence
socialement reconnue : aptitude liée au sentiment d’être ou non compétent pour émettre ce jugement, de se
savoir socialement reconnu comme ayant la légitimité à s’occuper de politique, à donner son opinion et à vouloir
peser sur le cours des choses. Cela peut mener à l’exclusion objective –ce n’est pas pour moi- et subjective –ça
ne m’intéresse pas) ; l’exclusion subjective, comme dans d’autres champs, est souvent la conséquence de
l’exclusion objective…
[7] L’opinion politique n’est pas un jugement purement informatif capable de s’imposer par la force intrinsèque
de la vérité (comme l’information scientifique) mais ce que Bourdieu appelle une idée-force, un énoncé
performatif qui a d’autant plus de chance de devenir vrai que sa puissance symbolique est portée par un groupe
plus nombreux. A la parole autorisée de la compétence statutaire, douée d’une dimension performative, répond
ainsi le silence de l’incompétence statutaire : si la propension à déléguer à d’autres la responsabilité des affaires
politiques varie inversement au niveau de capital scolaire, c’est que le titre scolaire est considéré par tous comme
donnant une légitimité à exercer l’autorité. De même, plus on est pourvu de ce type de capital, moins on est
enclin à déléguer à d’autres une compétence que l’on s’attribue à soi. Bourdieu distingue donc entre ceux qui,
faute de posséder les moyens réels d’exercer la politique, abdiquent leurs droits formels et ceux qui se sentent
compétents et légitimes pour exprimer leur opinion.
[8] La conception de l’opinion politique (réponse à une question, vote etc.) comme un jugement purement
politique (et non éthique) suppose que tous possèdent une maîtrise équivalente de la production de cette
opinion, et peut conduire à l’imposition de problématiques ou à l’ « effet d’allodoxia ».
[9] L’illusion de l’autonomie et de la compétence politique comme droit d’entrée exigible dans le champ de la
production idéologique est accentué, selon Bourdieu, par les postulats de la science politique : cette « fausse
science », qui serait enseignée dans les IEP, légitime l’art politique (le sens pratique du politicien qui lui permet
de s’adapter à son public et de jouer à la fois sur la scène politique et dans les coulisses) pour en faire la science
du politique, et met à son service des techniques telles que les sondages. Ce faisant, la science politique ne fait
qu’accentuer la réduction du champ politique au champ de production idéologique, et disqualifie l’étude des
conditions sociales de la production des opinions. Elle empêche de concevoir la mobilisation politique comme la
rencontre d’un ethos (dispositions existant à l’état pratique) et d’un logos (discours). Ainsi, souvent, le principe
de l’efficacité du discours (l’influence) peut résider dans les dispositions de ceux qui le reçoivent, de l’accord
des dispositions de l’émetteur et du récepteur.
[10] Pierre Bourdieu, « Questions de politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°16, 1977, p 55-89
(p88)
[11] Pierre Bourdieu, « Champ politique, champ des sciences sociales, champ journalistique », Cahiers de
recherche, n°15, GRS, Lyon 1996, p16
[12] Ibid., p.13
[13] Pierre Bourdieu, « Propos sur le champ politique », Op.cit., p35
[14] P. Bourdieu, « La représentation politique. Eléments pour une théorie du champ politique », Actes de
la recherche en sciences sociales, n°36/37, 1981, pp. 3-24.
[15] Bourdieu voit là une explication de l’existence de deux modalités de validation contradictoires, la science et
le plébiscite.
[16] Ibid., p.13
[17]Pierre Bourdieu, « La délégation et le fétichisme politique », Actes de la recherche en sciences sociales,
n°52-53, 1984, p 49-55 (p 49)
[18] Le fétiche est pour Marx « ces produits de la tete de l’homme qui apparaissent comme doués d’une vie
propre »
[19] Ibid., p53
[20] Pour Bourdieu, les « stratégies du sacerdoce » sont fondées sur la « mauvaise foi, au sens sartrien du
terme, le mensonge à soi-même » (Pierre Bourdieu, « La délégation et le fétichisme politique », Actes de la
recherche en sciences sociales, n°52-53, 1984, pp 49-55, p52)
[21] Pierre Bourdieu, « La délégation et le fétichisme politique », Actes de la recherche en sciences sociales,
n°52-53, 1984, pp 49-55, p 51
[22] Frédéric Bon, Yves Schemeil, « La rationalisation de l’inconduite : comprendre le statut du politique
chez Pierre Bourdieu », RFSP, 1980, vol. 30, n°6, p 1198-1228 (p. 1212)
[23] Ibid., p. 1221
[24] Lahouari Addi, Sociologie et anthropologie chez Pierre Bourdieu, La découverte, Paris, 2002, p159
[25] Cela rejoint la critique, souvent faite à Bourdieu, du « dominocentrisme », et du refus, par exemple, de
parler d’une culture populaire propre là où il ne voit qu’une culture dominée.