Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
JAQUET La Peur de La Mort PDF
JAQUET La Peur de La Mort PDF
Publications
de la
Sorbonne
Les expressions de puissance d’agir chez Spinoza
| Chantal Jaquet
*
La peur de la mort
p. 275-291
Texto completo
1 Philosopher, pour Spinoza, ce n’est pas apprendre à mourir,
mais à vivre pour l’éternité. Le champion de l’éternité semble
ainsi n’accorder aucune place centrale à une réflexion sur la
mort, à la critique des craintes qu’elle inspire et aux remèdes
pour les dissiper, contrairement à ce que faisait Épicure, par
exemple, dans la Lettre à Ménécée. Tout se passe donc
comme si le fait de mourir n’avait pas d’importance aux yeux
de l’homme libre qui balaie la crainte vaine du haut de son
éternité. Spinoza bannit cette préoccupation au point d’en
faire l’objet auquel le sage pense le moins.
http://books.openedition.org/psorbonne/155 1/20
14/2/2017 Les expressions de puissance d’agir chez Spinoza - La peur de la mort - Publications de la Sorbonne
http://books.openedition.org/psorbonne/155 2/20
14/2/2017 Les expressions de puissance d’agir chez Spinoza - La peur de la mort - Publications de la Sorbonne
http://books.openedition.org/psorbonne/155 4/20
14/2/2017 Les expressions de puissance d’agir chez Spinoza - La peur de la mort - Publications de la Sorbonne
objet est nuisible, moins le sage y pense, plus il est utile, plus
le sage y pense. La mort est donc ce à quoi l’homme libre
pense le moins, car elle est ce qui est le plus nuisible et le plus
éloigné de sa recherche. La réflexion sur la mort détourne du
salut et sème la tristesse au lieu de la joie.
8 Cette démarche n’est d’ailleurs pas propre au sage, car le
refus de méditer sur la mort s’explique d’abord par une
répugnance naturelle à évoquer cette question, répugnance
qui est l’expression même de l’effort pour persévérer dans
l’être et de la résistance du conatus qui s’oppose à tout ce qui
peut supprimer son existence6. Spinoza l’affirme clairement
dans le corollaire de la proposition XIII de l’Éthique III :
« L’esprit a de l’aversion à imaginer ce qui diminue ou
contrarie sa puissance et celle du corps. »
9 On comprend alors qu’il répugne au plus haut point à penser
à la mort, qui réduit à néant la puissance du corps, et qu’il
s’efforce d’imaginer des choses qui en excluent l’existence.
L’ignorance de la mort est donc la marque d’une force
d’esprit, tandis que la préoccupation à ce propos est le signe
d’une âme impuissante encline à la mélancolie. Un esprit sain
écarte ce sujet en s’efforçant d’imaginer ce qui augmente ou
aide la puissance de son corps. Une méditation de la mort
risque fort de diminuer la puissance, car loin d’apaiser la
crainte, elle peut la renforcer en faisant apparaître la
nécessité de la finitude, alors que l’absence de réflexion
cantonne la mort dans les possibles lointains, dans les futurs
contingents qui nous affectent moins. Cela ne signifie pas
qu’il vaille mieux vivre dans l’illusion de la contingence de sa
propre fin plutôt que dans la conscience de son caractère
inéluctable, mais cela signifie qu’une méditation de la vie est
préférable à une méditation de la mort, car elle nous fait
percevoir l’existence dans sa continuité indéfinie et augmente
notre joie, tandis qu’une méditation de la mort accentue la
tristesse en mettant la finitude au jour. L’esprit libre
s’efforcera donc autant que possible de penser à l’éternité
plutôt qu’à la mort.
10 Cette analyse, cependant, repose sur le présupposé selon
lequel la mort est un mal. Mais en quoi la mort pourrait-elle
être mauvaise si l’homme est en partie éternel ? Pour le
http://books.openedition.org/psorbonne/155 5/20
14/2/2017 Les expressions de puissance d’agir chez Spinoza - La peur de la mort - Publications de la Sorbonne
donc d’autant plus vive que la mort est une nécessité. Notre
propre fin peut certes nous paraître contingente, car nous
n’avons pas une connaissance adéquate de la durée de notre
vie, vu que celle-ci ne dépend ni de notre essence ni de la
cause qui la pose. Mais cette contingence apparente n’est que
la figure que prend pour nous la nécessité, compte tenu de
notre ignorance des causes qui excluent notre existence.
Durer, en effet, ce n’est pas éprouver sa finitude, mais la
continuité indéfinie de l’existence11. Bien que notre durée soit
en réalité finie, son indéfinité n’est cependant pas un leurre,
car si nous considérons notre essence ou la cause qui nous
pose, nous ne trouvons rien en elles qui exclue notre
existence. Néanmoins, « la force par laquelle l’homme
persévère dans l’exister est limitée, et la puissance des causes
extérieures la surpasse infiniment »12. Cela tient au statut
ontologique de l’homme qui n’est qu’une partie de la nature,
exposée à pâtir de changements tantôt conformes tantôt
contraires à sa conservation. Partie de l’infinie puissance de
Dieu, la puissance humaine est finie, en sorte qu’elle peut
être anéantie par une cause extérieure. L’homme partage
ainsi nécessairement le lot de toute chose singulière, tel qu’il
est défini dans l’unique axiome de la partie IV :
« Il n’y a pas de chose singulière dans la nature des choses,
qu’il n’y en ait une autre plus puissante et plus forte. Mais,
étant donnée une chose quelconque, il y en a une autre plus
puissante, par qui la première peut être détruite. »
17 La mort attend donc, pour ainsi dire, chacun au tournant
d’une cause extérieure et ce n’est pas l’éternité de son esprit
qui l’empêchera de mourir. L’éternité ne permet ni de
supprimer la mort ni de la vaincre, car elle n’est ni une survie
post-mortem ni une résurrection. Nous sommes éternels et
nous mourons. L’éternité concerne une partie de notre être, à
savoir l’entendement constitué d’idées adéquates, la mort
concerne le corps et l’imagination. Il n’y a pas de passage de
l’une à l’autre, car elles ne concernent pas les mêmes parties.
Ce qui est éternel est éternel, ce qui est mortel est mortel. La
mort, par conséquent, est une nécessité tout comme
l’éternité. Nul ne peut en faire l’économie. Si, grâce à son
entendement, le sage demeure, il n’en meurt pas moins pour
http://books.openedition.org/psorbonne/155 8/20
14/2/2017 Les expressions de puissance d’agir chez Spinoza - La peur de la mort - Publications de la Sorbonne
http://books.openedition.org/psorbonne/155 9/20
14/2/2017 Les expressions de puissance d’agir chez Spinoza - La peur de la mort - Publications de la Sorbonne
http://books.openedition.org/psorbonne/155 12/20
14/2/2017 Les expressions de puissance d’agir chez Spinoza - La peur de la mort - Publications de la Sorbonne
http://books.openedition.org/psorbonne/155 13/20
14/2/2017 Les expressions de puissance d’agir chez Spinoza - La peur de la mort - Publications de la Sorbonne
http://books.openedition.org/psorbonne/155 16/20
14/2/2017 Les expressions de puissance d’agir chez Spinoza - La peur de la mort - Publications de la Sorbonne
affect »35. Dans les deux cas de figure, qu’elle soit considérée
en tant que vérité ou en tant qu’affect, la connaissance de ce
mal qu’est la mort est impuissante pour vaincre la peur. En
tant que vraie seulement, elle est inefficace, car seul un affect
peut venir à bout d’un autre. En tant qu’affect, la
connaissance du mal n’est rien d’autre que la tristesse en tant
que nous en sommes conscients36 ; elle ne saurait contrarier
la peur, car elle est de même nature qu’elle. La peur de la
mort ne peut être vaincue que par un affect contraire plus
puissant.
31 C’est pourquoi seule la démonstration du caractère
inversement proportionnel entre l’aptitude à comprendre
adéquatement et l’aptitude à pâtir des affects qui sont
mauvais, opérée dans la proposition XXXVIII de la partie V,
peut fournir les armes efficaces pour lutter contre elle.
« Plus l’esprit comprend les choses par les deuxième et
troisième genres de connaissance, moins il pâtit des affects
qui sont mauvais, et moins il a peur de la mort. »
32 En effet, plus la raison et la science intuitive se développent,
plus la part de l’esprit qui subsiste est grande, plus l’homme
aime Dieu et éprouve la vraie satisfaction de l’âme. En tant
qu’affects joyeux éternels, l’amour intellectuel de Dieu et
l’acquiescentia peuvent supplanter par leur puissance la peur
de mourir. C’est la conscience de l’éternité de l’esprit et de
son pouvoir cognitif qui arrache l’homme aux affects
nuisibles. Seule une méditation de la vie, ou plus exactement
de l’éternité de l’entendement, en tant qu’elle engendre un
amour intellectuel de Dieu, peut contrarier la peur de mourir
et la faire reculer au point de la rendre insignifiante.
33 Spinoza utilise donc une stratégie du détour pour remédier à
la peur de la mort. Sans ce détour par la méditation de
l’éternité, la mort ne peut se regarder en face. C’est pourquoi
la question de savoir quelle est la nature de ce mal et
l’étendue de son pouvoir de nuisance a été délibérément
suspendue dans le scolie de la proposition XXXIX de la partie
IV, car elle ne pouvait pas être résolue, tant que la
démonstration de l’éternité de l’esprit et de son amour
intellectuel de Dieu n’était pas établie. Mais cet ajournement
n’était en aucun cas une fuite ou une occultation du
http://books.openedition.org/psorbonne/155 17/20
14/2/2017 Les expressions de puissance d’agir chez Spinoza - La peur de la mort - Publications de la Sorbonne
Notas
1. Éthique IV, LXVII.
2. Éthique IV, LXVII, dém.
http://books.openedition.org/psorbonne/155 18/20
14/2/2017 Les expressions de puissance d’agir chez Spinoza - La peur de la mort - Publications de la Sorbonne
http://books.openedition.org/psorbonne/155 19/20
14/2/2017 Les expressions de puissance d’agir chez Spinoza - La peur de la mort - Publications de la Sorbonne
Notas finales
* Article paru dans Fortitude et Servitude, Lectures de l’Éthique IV,
Paris, Kimé, 2003.
http://books.openedition.org/psorbonne/155 20/20