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14/2/2017 Les expressions de puissance d’agir chez Spinoza - La peur de la mort - Publications de la Sorbonne

Publications
de la
Sorbonne
Les expressions de puissance d’agir chez Spinoza
| Chantal Jaquet

*
La peur de la mort
p. 275-291

Texto completo
1 Philosopher, pour Spinoza, ce n’est pas apprendre à mourir,
mais à vivre pour l’éternité. Le champion de l’éternité semble
ainsi n’accorder aucune place centrale à une réflexion sur la
mort, à la critique des craintes qu’elle inspire et aux remèdes
pour les dissiper, contrairement à ce que faisait Épicure, par
exemple, dans la Lettre à Ménécée. Tout se passe donc
comme si le fait de mourir n’avait pas d’importance aux yeux
de l’homme libre qui balaie la crainte vaine du haut de son
éternité. Spinoza bannit cette préoccupation au point d’en
faire l’objet auquel le sage pense le moins.
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« L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa


sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie »1.

2 La proposition LXVIII fait ainsi partie de ces formules


sentencieuses souvent évoquées de manière dogmatique par
les spinozistes, comme si la citation suffisait pour conjurer la
mort et son cortège de craintes. Mais si l’auteur de l’Éthique
ne conçoit pas la philosophie comme une réflexion sur la
mort, il faut noter qu’il n’exclut pas totalement cette
éventualité. Si la sagesse est avant tout une méditation de la
vie, cela n’implique pas que la pensée de la mort soit
radicalement absente. Dire que le sage ne pense à rien moins
qu’à la mort ne signifie pas qu’il n’y pense point, mais qu’il
n’y pense guère. Dans ces conditions, il est possible de
s’interroger sur les raisons pour lesquelles la réflexion à ce
sujet reste minimale et épisodique.
3 Il faut remarquer d’abord que si l’homme libre ne pense à
rien moins qu’à la mort, ce n’est pas parce que la mort est
moins que rien. Elle constitue au contraire un phénomène
redoutable. Spinoza reconnaît l’existence d’une peur de la
mort et établit une proportion entre son intensité et la
capacité plus ou moins grande à connaître adéquatement les
choses par la raison et la science intuitive. Dans la
proposition XXXVIII de l’Éthique V, il affirme en effet que
« plus l’esprit comprend de choses par les deuxième et
troisième genres de connaissance, moins il pâtit des affects
qui sont mauvais, et moins il a peur de la mort ». Minimale
chez le sage, maximale chez l’ignorant, cette peur de la mort
est irréductible : il est impossible de l’éradiquer totalement.
C’est ce qui ressort du scolie de la proposition XXXIX de
l’Éthique V :
« Parce que les corps humains sont aptes à un très grand
nombre de choses, il ne fait pas de doute qu’ils peuvent être
de nature telle qu’ils se rapportent à des esprits ayant d’eux-
mêmes ainsi que de Dieu une grande connaissance, et dont la
plus grande part, autrement dit, la principale, est éternelle, et
tellement qu’ils n’aient pour ainsi dire pas peur de la mort
(mortem vix timeant). »

4 Là encore, dire que l’esprit peut parvenir à une puissance


telle qu’il n’a guère peur de la mort, c’est reconnaître

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néanmoins la présence de cet affect en lui, aussi atténué soit-


il. N’avoir pour ainsi dire pas peur, c’est toujours avoir peur.
Le sage peut donc au mieux faire en sorte que cet affect
diminue au point d’être négligeable, et réduire ce qui périt à
quelque chose d’insignifiant au regard de ce qui subsiste,
mais il ne peut définitivement le supprimer. Dans ces
conditions, n’est-il pas contradictoire de reconnaître
l’existence d’une peur de la mort et de refuser de méditer sur
cet événement ? Il est difficile de comprendre en effet
comment l’homme pourrait se libérer de cet affect, s’il ne
mène pas une réflexion sur la nature de la mort et sur les
remèdes à son effroi. La thèse selon laquelle l’homme libre ne
pense à rien moins qu’à la mort ne conduit-elle pas à une
occultation de ce phénomène qui pourrait être interprétée
comme une fuite ou un déni ? Le silence à ce sujet paraît
étrange et intenable. Spinoza lui-même d’ailleurs brise la
réserve qu’il impute au sage et semble contrevenir à ses
propres préceptes. En montrant au cours des propositions
XXXVIII et XXXIX de l’Éthique V que la peur de la mort est
inversement proportionnelle au degré de connaissance
adéquate, d’une part, et à la grandeur de la partie éternelle de
l’esprit, d’autre part, n’introduit-il pas une spéculation sur la
mort et sur les remèdes à la crainte qu’elle inspire ?
L’existence de cette tension entre la rareté de la méditation
de la mort, qui manifeste la puissance de l’homme libre, et la
résurgence d’un discours thérapeutique sur ce thème au
cours de la démonstration de l’éternité de l’entendement
nous invite ainsi à sortir de notre sommeil dogmatique et à
analyser les raisons pour lesquelles la sagesse n’est pas une
méditation de la mort.
5 À cet effet, il s’agira d’abord d’examiner la démonstration de
la proposition LXVII de la partie IV dans laquelle Spinoza
fournit les justifications de cette orientation vers une
méditation de la vie plutôt que de la mort. La raison
officiellement invoquée au cours de cette démonstration tient
à la nature de la sagesse qui se définit plus comme une
inclination vers le bien qu’une fuite du mal. L’homme libre
n’est pas conduit pas la crainte, mais par la raison ; il ne se
préoccupe donc pas d’échapper au mal, mais « il désire
directement le bien […], c’est-à-dire […] agir, vivre, conserver
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son être conformément au fondement qui consiste à


rechercher ce qui est proprement utile à soi ; et par suite il ne
pense à rien moins qu’à la mort ; mais sa sagesse est une
méditation de la vie »2. La rareté de l’évocation de la mort est
une conséquence de la démarche rationnelle et s’explique
donc par des causes positives. Tandis que l’homme craintif
désire parfois indirectement le bien pour éviter directement
le mal, l’homme conduit par la raison désire directement le
bien et fuit indirectement le mal. C’est ce que montre le
corollaire de la proposition LXIII auquel Spinoza renvoie. Un
désir né de la raison aide ou augmente la puissance d’agir et
s’accompagne donc nécessairement d’un affect actif de joie et
non de tristesse. Par conséquent, il naît de la connaissance du
bien et non de celle du mal, puisque « la connaissance du
bien et du mal n’est rien d’autre que l’affect de joie ou de
tristesse, en tant que nous en sommes conscients »3.
L’homme libre ne se fonde pas sur la connaissance du mal,
connaissance toujours inadéquate, puisqu’elle n’est rien
d’autre qu’une tristesse consciente qui diminue notre
perfection et qui ne peut se comprendre par notre essence
même4. Il est pleine positivité et cherche à jouir du bien
plutôt qu’à éviter le mal par crainte. Spinoza recourt à
l’exemple de l’homme malade et de l’homme sain pour
illustrer la différence entre l’homme mû par la crainte et
l’homme libre.
« Le malade mange ce qu’il déteste par peur de la mort ; et
l’homme sain prend plaisir à la nourriture, et de cette
manière, il jouit mieux de la vie que s’il avait peur de la mort
et désirait directement l’éviter. »5
6 Spinoza oppose donc deux attitudes : l’une saine, la
jouissance et la méditation de la vie, l’autre malsaine, la
crainte et la méditation de la mort. L’absence de réflexion sur
la mort est une forme d’hygiène mentale et le signe d’une
bonne santé de l’esprit.
7 La conséquence s’impose alors de manière évidente :
l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort. La
spéculation sur la mort est aux antipodes des préoccupations
du sage soucieux de l’utile et non du nuisible à la vie. La
méditation est proportionnelle au degré de nuisance. Plus un

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objet est nuisible, moins le sage y pense, plus il est utile, plus
le sage y pense. La mort est donc ce à quoi l’homme libre
pense le moins, car elle est ce qui est le plus nuisible et le plus
éloigné de sa recherche. La réflexion sur la mort détourne du
salut et sème la tristesse au lieu de la joie.
8 Cette démarche n’est d’ailleurs pas propre au sage, car le
refus de méditer sur la mort s’explique d’abord par une
répugnance naturelle à évoquer cette question, répugnance
qui est l’expression même de l’effort pour persévérer dans
l’être et de la résistance du conatus qui s’oppose à tout ce qui
peut supprimer son existence6. Spinoza l’affirme clairement
dans le corollaire de la proposition XIII de l’Éthique III :
« L’esprit a de l’aversion à imaginer ce qui diminue ou
contrarie sa puissance et celle du corps. »
9 On comprend alors qu’il répugne au plus haut point à penser
à la mort, qui réduit à néant la puissance du corps, et qu’il
s’efforce d’imaginer des choses qui en excluent l’existence.
L’ignorance de la mort est donc la marque d’une force
d’esprit, tandis que la préoccupation à ce propos est le signe
d’une âme impuissante encline à la mélancolie. Un esprit sain
écarte ce sujet en s’efforçant d’imaginer ce qui augmente ou
aide la puissance de son corps. Une méditation de la mort
risque fort de diminuer la puissance, car loin d’apaiser la
crainte, elle peut la renforcer en faisant apparaître la
nécessité de la finitude, alors que l’absence de réflexion
cantonne la mort dans les possibles lointains, dans les futurs
contingents qui nous affectent moins. Cela ne signifie pas
qu’il vaille mieux vivre dans l’illusion de la contingence de sa
propre fin plutôt que dans la conscience de son caractère
inéluctable, mais cela signifie qu’une méditation de la vie est
préférable à une méditation de la mort, car elle nous fait
percevoir l’existence dans sa continuité indéfinie et augmente
notre joie, tandis qu’une méditation de la mort accentue la
tristesse en mettant la finitude au jour. L’esprit libre
s’efforcera donc autant que possible de penser à l’éternité
plutôt qu’à la mort.
10 Cette analyse, cependant, repose sur le présupposé selon
lequel la mort est un mal. Mais en quoi la mort pourrait-elle
être mauvaise si l’homme est en partie éternel ? Pour le

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déterminer, il faut analyser sa nature, bien que Spinoza soit


peu loquace à ce sujet, conformément sans doute au précepte
selon lequel le sage ne pense à rien moins qu’à la mort. D’une
manière générale, la mort se présente comme un changement
de la forme du corps et implique une modification du rapport
de mouvement et de repos qu’entretiennent ses parties.
« La mort survient au corps […], dit Spinoza, quand ses
parties se trouvent ainsi disposées qu’elles entrent les unes
par rapport aux autres dans un autre rapport de mouvement
et de repos. »7
11 Un corps humain, d’après les lemmes IV à VII de l’abrégé de
Physique, continue de persévérer dans l’être si et seulement
si les modifications qui l’affectent n’altèrent pas sa forme. La
forme du corps est constituée par un rapport précis et
déterminé de mouvement et de repos. Elle demeure la même
tant que les parties se communiquent entre elles leurs
mouvements selon ce rapport constant ; elle est détruite dès
lors que les parties reçoivent un autre rapport. Mourir, c’est
donc perdre sa forme ou plutôt se transformer en autre
chose.
12 Il reste à comprendre en quoi cette métamorphose est un
mal, car dans l’absolu, un changement de forme n’est pas
nocif. Pour Spinoza, la mort est indéniablement mauvaise
comme l’atteste la proposition XXXIX de la partie IV :
« Tout ce qui fait que se conserve le rapport de mouvement et
de repos que les parties du corps ont entre elles est bon ; et
mauvais, au contraire, tout ce qui fait que les parties du corps
humain ont entre elles un autre rapport de mouvement et de
repos. »

13 Il est donc clair que tout ce qui tend à transformer le rapport


de mouvement et de repos est nuisible et que la mort l’est au
plus haut point puisqu’elle consomme la destruction de ce
rapport. Dans l’échelle des valeurs humaines, la mort est le
mal suprême. Dans le Traité de la réforme de l’entendement,
Spinoza en parle comme d’un péril suprême (summo
periculo) qui « le contraint à chercher de toutes (ses) forces
un remède, fût-il incertain ; de même un malade atteint
d’une affection mortelle, qui voit la mort imminente, s’il
n’applique un remède, est contraint de le chercher, fût-il
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incertain, de toutes ses forces, puisque tout son espoir est


dans ce remède »8. Certes, la mort n’est pas un mal absolu,
car rien n’est bon ni mauvais en soi. Il n’en reste pas moins
qu’elle est mauvaise au sens où Spinoza entend ce concept
dans la définition II de la partie IV, en ce qu’elle empêche que
nous possédions un bien, autrement dit ce que nous savons
avec certitude nous être utile.
14 Mais quel est au juste ce bien dont la mort nous prive et qui
lui vaut d’être considérée comme mauvaise ? La
démonstration de la proposition XXXIX donne la clé du
problème :
« Ce qui fait que les parties du corps humain reçoivent un
autre rapport de repos et de mouvement, fait aussi […] que le
corps humain revêt une autre forme, c’est-à-dire […] fait que
le corps humain est détruit, et par conséquent est rendu tout
à fait inapte à être affecté de plus de manières, et partant […]
est mauvais. »
15 La mort est mauvaise parce qu’elle sonne le glas des
affections du corps. Elle est donc le comble de l’impuissance,
car elle constitue un obstacle définitif à l’acquisition d’une
nature humaine supérieure. Un corps est d’autant plus
parfait qu’il est apte à agir et à pâtir de bien des manières à la
fois9. Dans ces conditions, la mort apparaît comme le plus
bas degré de la perfection du corps, car elle le rend inapte
aussi bien à l’action qu’à la passion. De ce fait, l’esprit est
inapte à percevoir et à passer à une plus grande perfection.
La mort est un mal, car elle constitue une entrave à la
jouissance du bien suprême et de la béatitude. En effet, « qui
a un corps apte à un très grand nombre de choses a un esprit
dont la plus grande part est éternelle »10. En supprimant
toute aptitude du corps, la mort empêche l’accroissement de
la partie éternelle de l’esprit. Elle a donc des incidences sur le
salut, puisque la béatitude est fonction de la plus ou moins
grande partie de l’esprit qui demeure.
16 La mort est d’autant plus redoutable que le mal, pour ainsi
dire, est nécessaire. En effet, selon la proposition XI de
l’Éthique IV, « un affect à l’égard d’une chose que nous
imaginons comme nécessaire est, toutes choses égales
d’ailleurs, plus intense qu’à l’égard d’une chose possible ou
contingente, autrement dit non nécessaire ». La peur est
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donc d’autant plus vive que la mort est une nécessité. Notre
propre fin peut certes nous paraître contingente, car nous
n’avons pas une connaissance adéquate de la durée de notre
vie, vu que celle-ci ne dépend ni de notre essence ni de la
cause qui la pose. Mais cette contingence apparente n’est que
la figure que prend pour nous la nécessité, compte tenu de
notre ignorance des causes qui excluent notre existence.
Durer, en effet, ce n’est pas éprouver sa finitude, mais la
continuité indéfinie de l’existence11. Bien que notre durée soit
en réalité finie, son indéfinité n’est cependant pas un leurre,
car si nous considérons notre essence ou la cause qui nous
pose, nous ne trouvons rien en elles qui exclue notre
existence. Néanmoins, « la force par laquelle l’homme
persévère dans l’exister est limitée, et la puissance des causes
extérieures la surpasse infiniment »12. Cela tient au statut
ontologique de l’homme qui n’est qu’une partie de la nature,
exposée à pâtir de changements tantôt conformes tantôt
contraires à sa conservation. Partie de l’infinie puissance de
Dieu, la puissance humaine est finie, en sorte qu’elle peut
être anéantie par une cause extérieure. L’homme partage
ainsi nécessairement le lot de toute chose singulière, tel qu’il
est défini dans l’unique axiome de la partie IV :
« Il n’y a pas de chose singulière dans la nature des choses,
qu’il n’y en ait une autre plus puissante et plus forte. Mais,
étant donnée une chose quelconque, il y en a une autre plus
puissante, par qui la première peut être détruite. »
17 La mort attend donc, pour ainsi dire, chacun au tournant
d’une cause extérieure et ce n’est pas l’éternité de son esprit
qui l’empêchera de mourir. L’éternité ne permet ni de
supprimer la mort ni de la vaincre, car elle n’est ni une survie
post-mortem ni une résurrection. Nous sommes éternels et
nous mourons. L’éternité concerne une partie de notre être, à
savoir l’entendement constitué d’idées adéquates, la mort
concerne le corps et l’imagination. Il n’y a pas de passage de
l’une à l’autre, car elles ne concernent pas les mêmes parties.
Ce qui est éternel est éternel, ce qui est mortel est mortel. La
mort, par conséquent, est une nécessité tout comme
l’éternité. Nul ne peut en faire l’économie. Si, grâce à son
entendement, le sage demeure, il n’en meurt pas moins pour

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autant. Quand bien même il serait en mesure de faire en


sorte que la partie de lui qui périt ne soit rien au regard de
celle qui demeure13, il n’en reste pas moins que la mort
implique une perte, celle du corps et de l’imagination. On
comprend que le sage conscient du bien précieux que
constitue le corps puisse redouter un peu la mort, car elle met
un terme au développement de ses aptitudes physiques, et
corrélativement à l’accroissement de la part éternelle de son
esprit.
18 Du même coup, le sage spinoziste se détache de ses
homologues antiques, car son attitude face à la mort rompt
avec la belle indifférence affichée par les anciens. L’un des
traits caractéristiques du sage antique, en effet, est son
impassibilité face à la mort. Socrate devisant tranquillement
avec ses amis avant de boire la ciguë fatale, Caton se
suicidant sereinement après avoir relu le Phédon font partie
de ces figures célèbres qui incarnent l’idéal d’apathie face à la
mort. Le sage stoïcien n’a cure de la mort qu’il considère
comme indifférente et reste heureux jusque dans le taureau
de Phalaris. Le sage épicurien doté du quadruple remède
jouit de l’ataraxie et de l’aponie parfaites ; « Il est
constamment sans crainte face à la mort »14, nous dit l’auteur
de la Lettre à Ménécée. Le sage spinoziste, en revanche,
n’affiche pas une impassibilité totale face à la mort et la
craint un tant soit peu. Certes, Spinoza revendique une
parfaite tranquillité de l’âme face à ce qui ne dépend pas de
nous avec des accents très stoïciens, notamment dans le
chapitre qui conclut la quatrième partie de l’Éthique15.
Néanmoins, cette égalité d’âme n’est jamais totale et absolue.
Le sage spinoziste fait partie des hommes dont les corps sont
aptes à un très grand nombre de choses, de sorte qu’ils se
rapportent à des esprits « dont la plus grande part,
autrement dit la principale, est éternelle, et tellement qu’ils
n’aient pour ainsi dire pas peur de la mort (mortem vix
timeant) »16. L’indifférence du sage face à la mort n’est donc
pas aussi totale que chez les Stoïciens. Spinoza ne dira
d’ailleurs pas du sage qu’il est impassible, mais qu’il possède
une âme difficile à émouvoir, vix animo movetur, dans le
dernier scolie de l’Éthique. On retrouve la présence du même

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adverbe vix. L’âme s’émeut à peine, certes, mais elle s’émeut.


L’apathie, par conséquent, ne peut jamais être parfaite.
19 Cette différence sensible d’attitude est le reflet pratique d’une
divergence théorique profonde. S’il partage avec ses illustres
prédécesseurs le souci d’apaiser la crainte face à la mort,
Spinoza prend en revanche le contre-pied de leurs
conceptions et renverse leurs jugements de valeur, car il
n’assimile la mort ni à un bien ni à une chose indifférente,
mais à un mal. Primo, jamais l’auteur de l’Éthique ne saurait
considérer la mort comme un bien, à l’instar de Platon dans
le Phédon. Contrairement à Socrate pour qui cet événement
consiste soit en un sommeil paisible, auquel cas « c’est un
merveilleux gain que de mourir »17, soit en un passage d’ici-
bas vers un autre lieu où sont réunis tous les morts devant
des juges véritables, auquel cas il est impossible « d’imaginer
un plus grand bien »18, Spinoza voit dans la mort un
changement de forme préjudiciable au salut, étant donné que
les aptitudes de l’esprit sont corrélatives de celles du corps.
Secundo, la mort ne saurait pas non plus être rangée parmi
les choses indifférentes. Spinoza ne souscrit pas à la
classification stoïcienne selon laquelle la vie, la santé, la mort
et la maladie ne sont ni bonnes ni mauvaises, mais relèvent
de la catégorie des adiaphora19. Il se démarque également
d’Épicure pour qui la mort n’est pas à craindre, car elle n’est
rien par rapport à nous. Pour l’auteur de la Lettre à Ménécée,
le bien et le mal résident dans la sensibilité. La mort, de ce
fait, n’est ni un bien ni un mal, car elle est privation de
sensibilité. Elle n’existe ni pour les vivants ni pour les morts.
Quand l’homme est, elle n’est pas. Quand elle est, l’homme
n’est plus, de sorte qu’elle s’apparente à un rendez-vous
éternellement manqué. Spinoza s’accorde avec Épicure pour
reconnaître que la mort est privation de sensibilité
puisqu’elle consomme la fin des affections du corps, mais il
en tire des conséquences diamétralement opposées. En effet,
c’est parce que la mort implique la privation de sensibilité ou,
pour parler en termes spinozistes, l’inaptitude à être affecté,
qu’elle est indéniablement mauvaise pour l’homme. Cette
divergence de fond tient à la conception dynamique de la
puissance chez Spinoza qui ne saurait se réduire à l’aponie et
à l’ataraxie, mais qui implique le développement des
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aptitudes du corps et de l’esprit. Si l’esprit ne peut que ce que


peut le corps, tout ce qui porte atteinte à l’intégrité de ce
mode de l’étendue diminue la puissance de penser. En
somme, c’est parce que Spinoza réhabilite le corps au point
de considérer qu’il ne constitue avec l’esprit qu’une seule et
même chose conçue tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt
sous l’attribut de l’étendue, que la mort est jugée mauvaise.
La crainte de la mort est donc l’envers du statut positif
accordé au corps. On comprend alors que le sage ne puisse
l’éradiquer totalement, car il ne saurait ignorer ce corps dont
dépend sa puissance, ni être parfaitement indifférent à
l’égard de sa destruction. On comprend moins, en revanche,
que Spinoza puisse dire que le sage ne pense à rien moins
qu’à la mort et se désintéresse de cette question. Il y a là un
paradoxe que Cicéron n’aurait pas manqué de relever.
L’auteur Des Biens et des Maux estime en effet que « pas plus
que l’on ne peut ne pas craindre la mort, si on la met au
nombre des maux, on ne peut en aucun cas, si l’on a décidé
que telle chose est un mal, s’en désintéresser et la
mépriser »20. Il est curieux de constater que les penseurs
pour qui la mort n’est rien ont médité sur elle pour dissiper la
crainte vaine, alors qu’un philosophe pour qui elle est
nuisible s’abstient de le faire. La peur éprouvée a beau être
un affect passif, elle n’en demeure pas moins nécessaire si la
mort est mauvaise. Elle appelle donc des remèdes qui
impliquent, semble-t-il, une réflexion concernant la nature
du mal. Dans ces conditions, comment expliquer l’absence de
méditation de la mort chez Spinoza ? N’y a-t-il pas là un
point aveugle de sa philosophie, un signe de mélancolie
sourde ou un aveu d’impuissance ? Cet argument, selon
lequel il vaut mieux désirer directement le bien, toutefois,
n’emporte pas totalement la conviction. En effet, la
proposition LXII se heurte à deux objections.
20 Premièrement, la méditation sur la mort ne pourrait–elle pas
s’accompagner de joie, en tant qu’elle repose sur une
connaissance adéquate ? La compréhension de la nécessité,
en effet, ne nous voue pas à l’impuissance et au malheur,
mais elle libère des affects passifs et augmente notre
puissance, comme le souligne la proposition VI de l’Éthique
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« L’esprit, en tant qu’il comprend toutes choses comme


nécessaires, a en cela plus de puissance sur les affects,
autrement dit en pâtit moins. »

21 Spinoza recourt également à l’expérience pour corroborer sa


démonstration.
« Nous voyons en effet s’apaiser la tristesse causée par la
perte d’un bien sitôt que l’homme qui l’a perdu considère qu’il
n’y avait aucune possibilité de le conserver. »21

22 Il en va de la vie comme des biens. Si dans un premier temps


l’idée de la perdre s’accompagne d’un sentiment de tristesse
et de crainte, la compréhension de la nécessité de la mort
apaise les tourments, car il n’est pas en notre pouvoir de
l’éviter. Le refus de méditer sur la mort ne peut donc
s’expliquer uniquement par une aversion naturelle pour ce
qui détruit le corps, puisque la saisie de la nécessité de cet
événement renforce la puissance sur les affects et devrait
donc dans le cas qui nous occupe diminuer la peur.
23 Deuxièmement, l’homme libre est un être rare, et les
ignorants sont légion. Que faire de tous ceux qui, menés par
la crainte, font le bien pour éviter le mal ? Pour reprendre
l’exemple de Spinoza, dans le pire des cas, il vaut mieux que
le malade mange ce qu’il déteste par peur de la mort plutôt
que de s’abstenir de le faire et de périr. La peur de la mort ici
semble salutaire et renforcer le conatus. Dans ces conditions,
une méditation de la mort ne pourrait-elle pas être utile à
ceux qui sont incapables de chercher directement le bien ? Ne
pourrait-elle pas constituer une ruse de la raison, une voie
médiane pour inciter l’homme à se tourner vers ce qui lui est
véritablement utile ? Si l’on en croit la proposition XLVII de
l’Éthique IV, la crainte et l’espérance ne sont jamais bonnes
par elles-mêmes, mais elles peuvent l’être indirectement
lorsqu’elles viennent contrarier des affects excessifs. Spinoza
lui-même, dans le prologue du Traité de la réforme de
l’entendement, n’utilise-t-il pas des arguments fondés sur la
crainte de la mort pour tempérer l’attachement aux richesses,
aux honneurs et aux plaisirs, et pour parvenir à se lancer à la
recherche du bien suprême22 ? Certes, la crainte de périr n’est
pas décisive en elle-même, car seule la jouissance de plus en
plus prolongée du vrai bien peut définitivement renforcer le

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désir de le rechercher et produire la conversion escomptée,


mais elle permet de tempérer les affects d’amour excessif
pour les richesses, les honneurs et le plaisir. Comment
expliquer alors que Spinoza n’exploite pas davantage la peur
de la mort et qu’il n’ait plus recours à ce type d’arguments
dans l’Éthique ?
24 La réponse se trouve dans le scolie de la proposition XXXIX
de l’Éthique IV, qui est l’un des rares textes où l’auteur
aborde la question de la mort et justifie l’interruption de sa
méditation à ce sujet. Spinoza commence par présenter la
conception de la mort, telle qu’il l’entend sous une forme
physique, et l’assimile à une destruction du rapport de
mouvement et de repos qui définit le corps, mais il n’en
donne pas une définition en bonne et due forme, car il laisse
entendre que ce concept peut revêtir une acception plus large
et englober des changements de forme qui ne se réduisent
pas nécessairement au passage de la vie à trépas.
« Aucune raison ne me force à penser, dit-il, que le corps ne
meurt que s’il est changé en cadavre ; bien mieux l’expérience
elle-même semble persuader du contraire. Car il arrive
parfois qu’un homme pâtisse de changements tels qu’on
aurait bien du mal à dire qu’il est le même, comme j’ai
entendu dire d’un certain poète espagnol, qui avait été frappé
par la maladie et qui, quoique guéri, demeura dans un tel
oubli de sa vie passée qu’il ne croyait pas que les fables et les
tragédies qu’il avait faites fussent de lui, et à coup sûr on
aurait pu le prendre pour un bébé adulte s’il avait aussi oublié
sa langue maternelle. Et, si ça a l’air incroyable, que dire des
bébés ? Leur nature, un homme d’âge avancé la croit
tellement différente de la sienne qu’il ne pourrait jamais se
persuader d’avoir été bébé, s’il n’en faisait d’après les autres
la conjecture pour lui-même. »23
25 La mort pourrait ainsi revêtir plusieurs formes ; elle pourrait
être d’ordre biologique, mais également d’ordre
psychologique, comme en témoignent l’histoire du poète
espagnol qui a perdu la mémoire et l’exemple du bébé.
L’enfant devenu adulte et l’amnésique s’apparentent au
cadavre et pourraient faire partie des figures de la mort, car
ils impliquent un changement de nature. Toutefois, il faut
noter que Spinoza ne se prononce pas affirmativement sur la

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question de savoir si la perte de la mémoire ou la sortie de


l’enfance sont des formes de mort. Il suspend son jugement
sur la mort, ne tranche pas de manière définitive, comme le
montrent les expressions « on aurait bien du mal à dire qu’il
est le même », « on aurait pu le prendre pour un bébé
adulte », « un homme croit la nature des bébés tellement
différente de la sienne », qui témoignent de la difficulté, mais
non de l’impossibilité de penser l’amnésique et les bébés
comme des vivants qui sont les mêmes qu’avant, ou qui
resteront les mêmes après. Le statut de la mort demeure
donc hypothétique et suspendu, car rien ne force à penser
qu’elle se réduit à l’état cadavérique, et rien ne permet
d’affirmer absolument que l’amnésique est un homme mort.
Spinoza fait état seulement de présomptions et en reste à des
conjectures. Les contours de la mort sont confus de sorte
qu’elle ne fait pas l’objet d’une définition adéquate. Ainsi, le
scolie de l’Éthique IV, XXXIX, vérifie la thèse générale selon
laquelle « la connaissance du mal est une connaissance
inadéquate »24, et montre qu’il ne saurait y avoir de véritable
méditation de la mort, tant les idées à ce sujet se révèlent
incertaines et indéterminées. La première objection, selon
laquelle une pensée adéquate de la mort serait source de joie,
tombe ainsi d’elle-même.
26 Est-ce à dire que la mort soit indéfinissable et que la pluralité
de ses formes ne puisse faire l’objet d’une connaissance
avérée ? Loin s’en faut, car ce qui est indéterminé n’est pas
nécessairement indéterminable. En vérité, ce n’est pas la
raison pour laquelle Spinoza abandonne la réflexion à ce
sujet. Quand bien même une réflexion rationnelle sur la mort
serait possible, l’auteur de l’Éthique s’abstient de le faire et en
avance la raison à la fin du scolie de la proposition XXXIX de
la partie IV. Après avoir admis qu’aucune raison ne le force à
penser que le corps ne meurt que s’il est transformé en
cadavre, et invoqué les exemples offerts par l’expérience, il
met un terme aux spéculations en disant : « Pour ne pas
donner aux superstitieux matière à de nouvelles questions, je
préfère laisser cela en suspens. » L’élucidation des formes de
la mort et de sa nature est donc officiellement ajournée pour
couper court à toute interrogation superstitieuse. Ainsi,
Spinoza ne vise pas l’intelligibilité absolue de tous les
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phénomènes du réel, puisqu’il préfère laisser la mort dans


l’ombre. Le propos a de quoi surprendre, car pourquoi
suspendre la réflexion et la présenter comme du grain à
moudre pour les superstitieux ?
27 Il est vrai que la méditation sur ce mal qu’est la mort
s’accompagne toujours par définition d’affects tristes25, et
notamment de cette peur, dont nul, nous dit Spinoza, n’est
totalement exempt. La peur est « cet affect qui dispose
l’homme de telle sorte qu’il ne veuille pas ce qu’il veut, ou
bien qu’il veuille ce qu’il ne veut pas… (et) qui partant n’est
rien d’autre que la crainte, en tant qu’elle dispose l’homme à
éviter un mal qu’il juge devoir se produire, par un moindre
mal »26. Or, la crainte est le berceau de la superstition,
comme le rappelle la préface du Traité théologico-politique27.
Il est clair dans ces conditions que celui qui se hasarde à
spéculer sur la mort s’expose à réveiller la superstition en
suscitant les interrogations des esprits inquiets.
28 Mais en quoi le risque d’offrir une tribune aux superstitieux
justifie-t-il la suspension des analyses ? En réalité, la
superstition est un mal redoutable qui mène l’homme à sa
perte28. Attitude crédule qui consiste à chercher des signes, à
prendre les fictions de l’imagination, les songes et n’importe
quelle puérile sottise pour réponses divines à l’inquiétude, la
superstition est un fléau mortel pour Spinoza. C’est elle qui
conduit l’homme d’errance en erreur et qui en fait la dupe du
monarque régnant par la terreur. Instable par nature, car les
hommes changent d’illusions une fois que les espoirs placés
en une croyance vaine sont déçus, elle a provoqué un grand
nombre de troubles et de guerres atroces29. Mus par la
crainte superstitieuse, les hommes sont amenés à combattre
pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut30 et à
tenir « non pour une honte, mais pour le plus grand honneur,
de gaspiller leur sang et leur vie pour la vanité d’un seul
homme »31. Sous l’empire de la superstition, ils sont ainsi
disposés à vouloir ce qu’ils ne veulent pas, à savoir leur
propre destruction. C’est d’ailleurs bien là l’effet paradoxal de
la peur, qui fait délirer l’homme, et qui le pousse à prendre le
contre-pied de ses désirs. Par définition, l’homme en proie à
la peur se reconnaît à un double signe. Premièrement, il ne
veut pas ce qu’il veut. Ainsi, quiconque hait autrui s’efforce
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généralement de lui faire du mal, sauf s’il a peur d’un plus


grand mal en retour, auquel cas il s’abstiendra d’accomplir ce
que pourtant il désire32. Deuxièmement, il veut ce qu’il ne
veut pas. C’est le cas, par exemple, du malade qui « mange ce
qu’il déteste, par peur de la mort »33. D’une manière générale,
si la peur (timor) est « le Désir d’éviter par un moindre mal
un mal plus grand que nous craignons »34, l’homme qui
l’éprouve appète consciemment ce qui lui nuit dans l’espoir
d’écarter un dommage plus considérable. Mais, en
substituant un mal à un autre, la peur nous laisse toujours en
proie à la tristesse, et partant, elle nous détruit. C’est ce que
montre la démonstration de la proposition XXI de l’Éthique
III :
« Une chose, en tant qu’elle est affectée de tristesse est en cela
détruite, et d’autant plus qu’est grande la tristesse qui
l’affecte. »
29 Dans le cas de la peur de mourir, le mal est conjuré par la
superstition. Or, le remède est pire que le mal, car pour éviter
une destruction encore incertaine, tant que la mort n’est pas
advenue, l’homme court à une destruction certaine à cause de
ses superstitions. En somme, la peur superstitieuse de la
mort tue, ou du moins précipite la destruction. Ainsi,
l’homme meurt littéralement de peur par peur de la mort.
Loin d’écarter le mal, une réflexion à son sujet risque de
l’anticiper. Voilà pourquoi l’Éthique n’invite pas à méditer
sur ce thème pour libérer de la crainte, car le remède pourrait
se commuer en poison. La raison essentielle de l’absence
d’une réflexion approfondie sur la mort tient donc en
définitive au souci de ne pas encourager la superstition et de
maintenir, autant que faire se peut, le couvercle sur sa boîte
de Pandore.
30 Quand bien même une réflexion adéquate sur la mort serait
possible, quand bien même elle ne comporterait aucun risque
de réveiller le mal au lieu de le combattre, elle ne serait de
toute façon d’aucun secours pour démystifier la peur et tenter
de la juguler. En effet, méditer sur la mort, c’est spéculer sur
un mal qui nous détruit. Or, « la vraie connaissance du bien
et du mal, en tant que vraie ne peut contrarier aucun affect,
mais seulement en tant qu’on la considère comme un

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affect »35. Dans les deux cas de figure, qu’elle soit considérée
en tant que vérité ou en tant qu’affect, la connaissance de ce
mal qu’est la mort est impuissante pour vaincre la peur. En
tant que vraie seulement, elle est inefficace, car seul un affect
peut venir à bout d’un autre. En tant qu’affect, la
connaissance du mal n’est rien d’autre que la tristesse en tant
que nous en sommes conscients36 ; elle ne saurait contrarier
la peur, car elle est de même nature qu’elle. La peur de la
mort ne peut être vaincue que par un affect contraire plus
puissant.
31 C’est pourquoi seule la démonstration du caractère
inversement proportionnel entre l’aptitude à comprendre
adéquatement et l’aptitude à pâtir des affects qui sont
mauvais, opérée dans la proposition XXXVIII de la partie V,
peut fournir les armes efficaces pour lutter contre elle.
« Plus l’esprit comprend les choses par les deuxième et
troisième genres de connaissance, moins il pâtit des affects
qui sont mauvais, et moins il a peur de la mort. »
32 En effet, plus la raison et la science intuitive se développent,
plus la part de l’esprit qui subsiste est grande, plus l’homme
aime Dieu et éprouve la vraie satisfaction de l’âme. En tant
qu’affects joyeux éternels, l’amour intellectuel de Dieu et
l’acquiescentia peuvent supplanter par leur puissance la peur
de mourir. C’est la conscience de l’éternité de l’esprit et de
son pouvoir cognitif qui arrache l’homme aux affects
nuisibles. Seule une méditation de la vie, ou plus exactement
de l’éternité de l’entendement, en tant qu’elle engendre un
amour intellectuel de Dieu, peut contrarier la peur de mourir
et la faire reculer au point de la rendre insignifiante.
33 Spinoza utilise donc une stratégie du détour pour remédier à
la peur de la mort. Sans ce détour par la méditation de
l’éternité, la mort ne peut se regarder en face. C’est pourquoi
la question de savoir quelle est la nature de ce mal et
l’étendue de son pouvoir de nuisance a été délibérément
suspendue dans le scolie de la proposition XXXIX de la partie
IV, car elle ne pouvait pas être résolue, tant que la
démonstration de l’éternité de l’esprit et de son amour
intellectuel de Dieu n’était pas établie. Mais cet ajournement
n’était en aucun cas une fuite ou une occultation du

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problème, puisque Spinoza revient explicitement sur cette


question et justifie son traitement différé par la nécessité de
la mise en place des analyses de la proposition XXXVIII de la
partie V :
« Nous comprenons par là le point que j’ai touché dans le
scol. prop. 39 p. 4 et que j’ai promis d’expliquer dans cette
partie-ci ; à savoir, que la mort est d’autant moins nuisible
que l’esprit a une plus grande connaissance claire et distincte,
et, par conséquent que l’esprit aime plus Dieu. »37
34 La détermination du statut de la mort et de son caractère plus
ou moins nuisible varie donc en fonction de la connaissance
et de l’amour de Dieu.
35 En définitive, l’absence d’une spéculation systématique au
sujet de la mort ne tient pas au fait que cet événement n’est
rien et qu’il n’y a rien à méditer. La mort est l’une des pires
choses qui puissent advenir à l’homme, car elle supprime
toute possibilité d’être affecté. La peur de la mort n’est donc
pas vaine, mais nécessaire, car nul ne peut se résoudre de
gaieté de cœur à se voir détruit. Le sage spinoziste, par
conséquent, ne tremble pas devant la mort, mais il frissonne
quelque peu. Pour combattre cet affect mauvais qui précipite
ce qu’il veut éviter, il ne faut pas méditer sur la finitude
nécessaire, car jamais tristesse ne chassera la mélancolie. La
spéculation sur un mal est un mal et s’accompagne toujours
d’idées inadéquates. Ainsi, la mort reste « un je ne sais
quoi », si elle n’est pas « un presque rien ». Toutefois,
l’absence de définition complète et parfaitement distincte de
la mort n’est pas le fruit d’un échec ou d’une impossibilité,
mais d’une décision et d’une précaution contre la
superstition. Spinoza n’a cure de la nature exacte des formes
de la mort, car seul le salut lui tient à cœur. Son silence à ce
sujet n’est pas un silence de mort, mais de vie. C’est pourquoi
la seule véritable méditation de la mort est donc en réalité
une méditation de l’éternité de l’esprit qui triomphe de la
peur.

Notas
1. Éthique IV, LXVII.
2. Éthique IV, LXVII, dém.

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3. Éthique IV, VIII.


4. Cf. Éthique IV, LXIV.
5. Éthique IV, LXIII, scolie.
6. Cf. Éthique III, VI, dém.
7. Éthique IV, XXXIX, scolie.
8. Traité de la réforme de l’entendement, § 2.
9. Cf. Éthique II, XIII, scolie.
10. Éthique V, XXXIX.
11. Cf. Éthique II, définition V.
12. Cf. Éthique IV, III.
13. Cf. Éthique,V, XXXVIII, scolie.
14. Lettre à Ménécée, 133-134.
15. Cf. Éthique, IV, ch. XXXII : « La puissance de l’homme est
extrêmement limitée, et infiniment surpassée par la puissance des causes
extérieures ; et par suite nous n’avons pas le pouvoir absolu d’adapter à
notre usage les choses qui sont en dehors de nous. Et pourtant, c’est
d’une âme égale que nous supporterons ce qui nous arrive en
contradiction avec ce qu’exige la règle de notre utilité, si nous sommes
conscients du fait que nous nous sommes acquittés de notre tâche, que la
puissance que nous avons n’est pas allée jusqu’à nous permettre de
l’éviter, et que nous sommes une partie de la nature tout entière, dont
nous suivons l’ordre. »
16. Éthique V, XXXIX, scolie.
17. Apologie de Socrate, 40d.
18. Ibid., 41a.
19. Cf. Diogène Laërce, Vie et opinions des philosophes, VII, 102.
20. Des Biens et des Maux, III, VIII, 29, traduction d’É. Bréhier, Pléiade,
p. 272.
21. Éthique V, VI, scolie.
22. Cf. § 3.
23. Éthique, IV, XXXIX, scolie.
24. Éthique IV, LXIV.
25. Cf. Éthique IV, VIII : « La connaissance du bien et du mal n’est rien
d’autre que l’affect de joie et de tristesse en tant que nous en sommes
conscients. »
26. Éthique III, XXXIX, scolie.
27. Cf. § 4 : « La cause qui engendre, conserve, et alimente la
superstition, c’est la crainte. »

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28. Traité théologico-politique, préface, § 3.


29. Ibid., § 5.
30. Ibid., § 7.
31. Ibid., § 7.
32. Éthique, IV, XXXIX.
33. Éthique, IV, LXIII, scolie.
34. Cf. Éthique, III, définitions des affects, XXXIX.
35. Éthique IV, XIV.
36. Cf. Éthique IV, VIII.
37. Éthique V, XXXVIII, scolie.

Notas finales
* Article paru dans Fortitude et Servitude, Lectures de l’Éthique IV,
Paris, Kimé, 2003.

© Publications de la Sorbonne, 2005

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Referencia electrónica del capítulo


JAQUET, Chantal. La peur de la mort In: Les expressions de puissance
d’agir chez Spinoza [en línea]. Paris: Publications de la Sorbonne, 2005
(generado el 14 febrero 2017). Disponible en Internet:
<http://books.openedition.org/psorbonne/155>. ISBN:
9782859448066. DOI: 10.4000/books.psorbonne.155.

Referencia electrónica del libro


JAQUET, Chantal. Les expressions de puissance d’agir chez Spinoza.
Nueva edición [en línea]. Paris: Publications de la Sorbonne, 2005
(generado el 14 febrero 2017). Disponible en Internet:
<http://books.openedition.org/psorbonne/127>. ISBN:
9782859448066. DOI: 10.4000/books.psorbonne.127.
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