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GILLESDELEUZE CI-AIREPARNET

DIALOGUES GILLE,SDE,LE,TJ
Il faudrait que le dialogue se fasse,non pas entre des per-
sonnes,mais entre les lignes, entre des chapitres ou des
parties de chapitre. Ce seraient les wais personnages.
CLAIRE,PARNET
Perdre la mémoire: il faudrait plutót dresserdes " blocs,',
les faire flotter. Un bloc d'enfance n'est pas un souvenir
d'enfant. Un bloc nous accompagne,est toujours anonyme
et contemporain, et fonctionne dans le présent - Oublier
DIALOGIJE,S
I'histoire: la question des devenirs,et de leur géographie.
Un devenir-révolutionnaire est plus important que I'avenir
ou le passéde la révolution. Un devenir-femme,un devenir-
animal sont plus importants que la différence des sexeset
des régnes - Ne pas " faire le point " : plutót tracer des
lignes. Les lignes n'ont pas d'origine, et poussentpar le
milieu. On ne fait jamais table rase, on est toujours au
milieu de quelque chose,comme I'herbe. Plus on prend le
monde lá oü il est,plus on a de chancede le changer...
Se séparer de I'appareil d'Etat et de tout systémequi le
prend pour modéle ou veut le conquérir: la présencedif-
fuse de machinesde guerre irréductibles au modéle d'Etat,
toute une histoire populaire qui n'a pas été recueillie,
un nomadisme méme immobile. Devenir ou re-devenir
marxiste: aucune analysen'est possible si elle ne porte
aussi sur les mécanismesindustriels et surtout financiers
dans un champ social. Non pas supréme instance, mais
lignes, et régimes de signes, qui s'enchainent avec les
autres, et dont les flottaisons s'agencentavecd'autres flux.

l inédit de GillesDeleuze.
i (1ee5).
Couverture :
Kee, Duettino dq Passantm, 1938.
Collection particuliére.
rhoto Edimedia. @ ADAGP, 1996.
Champs
Catégorie E
9
FH 1343 Flammarion
Cette nouvelle édition drn¡ le collection
Champs comprend un teúe inédit de Gilles GILLES DELEUZE CLAIRE PARNET
Deleuze :
L'acn¡el Gt h Yi¡tt¡d
(Amc¡c : chapitre V)

DIALOGT.]ES

FLAMMARION
CHAPITRE PREMIER

UN ENTRETIEN,
QU'EST-CEQUE C'EST,
A QUOI QA SERT?

@ tsgO, pour cette édition


ISBN : 2-08-081343-9
PREMIERE PARTIE

C'est trés difficile de < s'expliquer > - une interview,


un dialogue, un entretien. La plupart du temps, quand on

pas grand-chosei dire. L'art de construire un probléme,


c'est trés important: on invente un probléme, une posi-
tion de probléme, avant de trouver une solution. Rien de
tout cela ne se fait dans une interview, dans une conversa-
tion, dans une discussion. Méme la réflexion, i un, i
deux ou i plusieurs,ne suffit pas. Surtout pas la réflexion.
Les objections, c'est encore pire. Chaque fois qu'on me
fait une objection, j'ai envie de dire: .. D'accord, d'ac-

va-t-on la dépasser?> C'est trés pénible. On ne va pas


cesserde revenir i la question pour arriver á en sortir.
Mais sortir ne se fait jamais ainsi. Le mouvement se fait
toujours dans Ie dos du penselr, ou au moment oü il
cügne des paupiéres.Sortir, c'est déji fait, ou bien on ne change pas moins eue a celui qui > devient. La guépe
le fera jamais. Les questions sont généralementtendues devient partie de I'appareil de reproduction de I'orchidée,
vers un avenir (ou un passé).L'avenir des femmes,I'ave- en méme temps que I'orchidée devient organe sexuel
nir de la révoluüon, I'avenir de la philosophie, etc. Mais pour la guépe. Un seul et méme devenir, un seul bloc
pendant ce temps-Ii, pendant qu'on tourne en rond dans de devenir, ou, comme dit Rémy Chauvin, utro c évolu-
ces questions, il y a des devenirs qui opérent en silence, tion a-paralléle de deux étres qui n'ont absolument rien
qui sont presqueimperceptibles.On pensetrop en termes á voir I'un avec l'autre Il y a des devenin-animaux
".
d'histoire, personnelle ou universelle. Les devenirs, c'est de I'homme qui ne consistentpas i faire le chien ou Ie
de la géographie,ce sont des orientations, des directions, chat, puisque I'animal et I'homme ne s'y rencontrent
des entrées et des sorties. Il y a un devenir-femme qui que sur le parcours d'une commune déterritorialis¿fie¡,
ne se confond pas avec les femmes, leur passé et leur mais dissymétrique.C'est cornme les oiseaux de Mozart:
avenir, et ce devenir, il faut bien que les femmes y entrent il y a un devenir-oiseaudans cette musioue, mais pris
pour sortir de leur passéet de leur avenir, de leur histoire. dans un devenir-musiquede I'oiseau, les deux formant
Il y a un devenir-révolutionnairequi n'est pas la méme un seul devenir, un seul bloc, une évolution a-parallüle,
chose que I'avenir de la révolution, et qui ne passepas pas du tout un échange, mais a une confidence snns
forcément par les militants. Il y a un devenir-philosophe interlocuteur possible>, comme dit un commentateurde
qui n'a rien i voir avec I'histoire de la philosophie, et Mozart - bref un entretien.
qui passeplutót par ceux que I'histoire de la philosophie
n'arrive pas á classer. Les devenirs, c'est le plus imperceptible, ce sont des
actes qui ne peuvent étre contenus que dans une vie et
Devenir, ce n'est jamais imiter, ni faire comme, ni se exprimés dans un style. Les styles pas plus que les
conformer i un modéle, füt-il de justice ou de vérité. modes de vie ne sont des constructions.Dans le style ce
Il n'y a pas un terme dont on part, ni un auquel on ne sont pas les mots qui comptent, ni les phrases,ni les
arrive ou auquel on doit arriver. Pas non plus deux rythmes et les figures. Dans la vie, ce ne sont pas les
termes qui s'échangent.La question ( qu'est-ce que tu histoires, ni les principes ou les conséquences.Un mot,
deüens? > est particuliérement stupide. Ca¡ i mesureque vous pouvez toujours le remplacer par un autre. Si celui-
quelqu'un devient, ce qu'il devient change autant que lá ne vous plait pas, ne vous convient pas, prenez-en
lui-méme. Les devenirs ne sont pas des phénoménes un autre, mettez-en un autre i la place. Si chacun fait
d'imitation, ni d'assimilation, mais de double captrre, cet effort, tout le monde peut se comprendre, et il n'y a
d'évolution non paralléle, de noces entre deux régnes. plus guére de raison de poser des questions ou de faire
Les noces sont toujours contre nature. Les noces, c'est des objections. Il n'y a pas de mots propres, il n'y a pas
le contraire d'un couple. Il n'y a plus de machines non plus de métaphores(toutes les métaphoressont des
binaires: question-réponse, masculin-féminin, homme- mots sales, ou en font). Il n'y a que des mots inexacts
animal, etc. Ce pourrait étre ga, un entretien, simple- pour désignerquelquechoseexactement.Créons des mots
ment le tracé d'un devenir. La guépe et I'orchidée extraordinaires, i condition d'en faire I'usage le plus
donnent I'exemple. L'orchidée a I'air de former une ordinaire, et de faire exister I'entité qu'ils désignent au
image de guépe, mais en fait il y a un devenir-guépe méme titre que I'objet le plus commun. Aujourd'hui,
de I'orchidée, ür devenir-orchidée de la guépe, une nous disposons de nouvelles maniéres de lire, et peut-
double capture puisque ( ce que > chacun devient ne étre d'écrire. Il y en a de mauvaiseset de sales. Pa¡

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exemple, on a llimpression que certains lirnes sont écrits On peut toujours objecter que nous prenorrs des
pour le compte rendu qu'un journaliste sera censé en exemples favorables, Kafka iuif tchéque écrivant en alle-
faire, si bien qu'il n'y a méme plus besoin de compte mand, Beckett irlandais écrivant anglais et frangais, Luca
rendu, mais seulementde mots vides (faut lire ga! c'est d'origine roumaine, et méme Goda¡d suisse.Et alors? Ce
fameux! allez-yl vous allez voir!) pour éviter la lecture n'est le probléme pour aucun d'eux. Nous devons étre
du livre et la confection de I'article. Mais les bonnes lilingue mémeen une seulelangue,nous devonsavoir une
maniéres de lire aujourd'hui, c'est d'arriver i traiter un langue mineure i I'intérieur de notre langue, nous devons
livre comme on écoute un disque, comme on regarde un faire de notre propre langue un usagemineur. Le multi-
film ou une émission télé, comme on regoit une chan- linguisme n'est pas seulementla possessionde plusieurs
son: tout traitement du livre qui réclamerait pour lui systémes dont chacun serait homogéne en lui-méme;
un respect spécial, une attention d'une autre sorte, vient c'est d'abord la ligne de fuite ou de variation qui affecte
d'un autre áge et condamne définitivement le lirne. Il chaque systéme en I'empéchant d'étre homogéne. Non
n'y a aucune question de difficulté ni de compréhen- pas parler comme un Irlandais ou un Roumain dans une
sion: les conceptssont exactementcomme des sons,des autre langue que la sienne, mais au contrai¡e parler
couleurs ou des images, ce sont des intensités qui vous danss¿ langue¿isoi comme un étranger.Proust dit : q Les
conviennent ou non, qui passent ou ne passent pas. beaux livres sont écrits dans une sorte de langue éran-
Pop'philosophie.Il n'y a rien á comprendre, rien i inter- gére. Sous chaque mot chacun de nous met son sens
préter. Je voudrais dire ce que c'est qu'un style. C'est ou du moins son image qui est souvent un contresens.
la propriété de ceux dont on dit d'habitude < ils n'ont Mais dans les beaux livres tous les contresensqu'on fait
pas de style...rr. Ce n'est pas une structure signifiante, sont beaux t. u C'est la bonne maniére de lire : tous les
ni une organisation réfléchie, ni une inspiration spon- contresens sont bons, ¿ condition toutefois qu'ils ne
tanée, ni une orchestration,ni une petite musique.C'est consistent pas en interprétations, mais qu'ils concernent
un agencement,un agencementd'énonciation.Un style, I'usagedu liwe, qu'ils en multiplient I'usage,qu'ils fassent
c'est arriver á bégayer dans sa propre langue. C'est diffi- encore une langue i I'intérieur de sa langue. c Les beaux
cile, parce qu'il faut qu'il y ait nécessitéd'un tel bégaie- livres sont écrits dans une sorte de langue étrangére...t
ment. Non pas étre bégue dans sa parole, mais étre C'est la définition du style. Lá aussi c'est une quesüon
bégue du langage lui-méme. Etre comme un étranger de devenir. Les gens pensenttoujours ir un avenir majo-
dans sa propre langue. Faire une ligne de fuite. Les ritaire (quand je serai grand, quand j'aurai le pouvoir...).
exemplesles plus frappants pour moi: Kafka, Beckett, Alors que le probléme est celui d'un devenir-minoritaire:
Gherasim Luca, Godard. Gherasim Luca est un grand non pas faire semblant, non pas faire ou imiter I'enfant,
poéte parmi les plus grands: il a inventé un prodi- le fou, la femme, I'animal, le bégue ou l'étranger, mais
gieux bégaiement,le sien. Il lui est arrivé de faire des devenir tout cela, pour inventer de nouvellesforces ou de
lectures publiques de sespoémes;deux cents personnes' nouvelles armes.
et pourtant c'était un événement, c'est un événement
qui passera par ces deux cents, n'appartenant ¿ aucune C'est comme pour la vie. Il y a dans la vie une sorte
école ou mouvement. Jamais les choses ne se passent de gaucherie,de fragilité de santé, de constitution faible,
li oü on croit, ni par les cheminsqu'on croit. de bégaiement vital qui est le charme de quelqu'un.
Le charme, sourcede vie, comme le style, sourced'écrire.
éd.Gallimard,p. 303.
1. Proust,ContreSainte-Beuve,

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La vie, ce n'est pas votre histoire, ceux qui n'ont pas Quand on travaille, on est forcément dans une solitude
de charme n'ont pas de vie, fu sont comme morts. Seule- absolue. on ne peut pas faire école, ni faire partie d'une
ment le charme n'est pas du tout la personne. C'est ce école. Il n? a de travail que noir, et ctandátin. Seule-
qui fait saisir les personnes comme autant de combi- ment c'est une soütude extrémement peuplée. Non pas
naisons, et de chancesuniques que telle combinaison ait peuplée de réves, de fantasmes ni dt projets, mais de
été trrée. C'est un coup de dés nécessairementvainqueur, rencontres. une rencontre, c'est peut-étre la méme chose
parce qu'il affirme suffisamment de hasard, au lieu de qu'un devenir ou des noces. C'est du fond de cette
découper, de probabiüser ou de mutiler le hasard. Aussi solifude qu'on peut faire n'importe quelle rencontre. On
i travers chaque combinaisonfragile, c'est une puissance rencontre des gens (et parfois sans les connaitre ni les
de vie qui s'affirme, avec une force, une obstination, une jamais vus), mais aussi bien des mouvements, des
lvoir
persévéraüondans l'étre sanségale. C'est curieux comme idées, des événements,des entités. Toutes ces chosesont
les grands penseurs ont i la fois une vie personnelle des noms propres, mais le nom propre ne désigne pas
fragils, une santé trés incertaine, en méme temps qu'ils du to¡t une personne ou un sujet. Il désigne un efet,
portent la vie ir l'état de puissanceabsolueou de s grande un zigzag, quelque chose qui passe ou qui se parise
Santér. Ce ne sont pas des personnes,mais le chiffre entre deux comme sous une difiérence de potentiel:
de leur propre combinaison. Charme et style sont de < effet Compton Dr s oftet Kelvin r. Nous disionsla méme
mauvais mots, il faudrait en trouver d'autres, les rem- chose pour les devenirs: ce n'est pas un terme qui
placer. C'est i la fois que le charme donne i la vie une devient I'autre, mais chacun rencontre I'autre, un seul
puissancenon personnelle, supérieure aux individus, et dgvenir qui n'est pas commun aur deux, puisqu'ils n'ont
que le style donne i l'écriture une fin extérieure, qui rien i voir I'un avec I'autre, mais qui est entré les deux,
déborde l'écrit. Et c'est la méme chose: l'écriture n'a pas qui a sa propre direction, un bloc de devenir, une évo-
sa fin en soi-méme, précisément parce que la vie n'est lution a-paralléle. C'est cela, la double capture, la guépe
pas quelque chose de personnel. L'écriture a pour seule st I'orchidée: méme pas quelque chose qui serait dans
fin la vie, á travers le.s combinaisons qu'elle tire. Le I'un, ou quelque chosequi serait dans I'autre, méme si ga
contraire de la u névroseu oü, précisément, la vie ne devait s'échanger,se mélanger,mais quelquechosequi est
cesse pas d'étre mutilée, abaissée,personnaüsée,mor- entre les deux, hors des deux, et qui coule dans une autre
tifiée, et l'écriture, de se prendre elle-méme pour fin. direction. Rencontrer, c'est trouver, c'est capturer, c'est
Nietzsche, le contraire du névrosé, grand vivant i santé voler, mais il n'y a pas de méthode pour trouver, rien
fragle, écrit : q Il sembleparfois que I'artiste, et en parti- qu'une longue préparation. Voler, c'est Ie contraire de
culier le philosophe, ne soit qu'un hasard dans son plagier, de copier, d'imiter ou de faire comme.Lacapture
époque...A son appariüon, la nature, qui ne sautejamais, est toujours une double-capture,le vol, un double-vol, et
fait son bond unique, et c'est un bond de joie, car elle c'est cela qui fait, non pas quelque chose de mutuel,
sent que pour la premiére fois elle est arrivée au but, li mais un bloc asymétrique,une évolution a-paralléle, des
oü elle comprend qu'en jouant avec la vie et le devenir noces, toujours < hors > et < entre r. Alors ce serait ga,
elle avait eu aflaire á trop forte partie. Cette découverte un entretien.
la fait s'illuminer, et une douce lassitude du soir, ce que Oui je suisun voleur de pensées
les hommes appellent charme, repose sur son visaget. u non pas,je vousprie, un preneurd'0mes
j'ai construit et reconstruit
1. Nietzsche, Schopenhauer éducateur. sur ce qui est en attente
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car le sablesur les plages i faire un cours conrme Dylan organise une chanson,
découpebeaucoupde cháteaux étonnant producteur plutót qu,auteur. Et que ga com-
dans ce qui fut ouvert mence comme lui, tout d'un coup, avec son masque de
avant mon temps clown, avec un art de chaque ¿étaif concerté, pourt-t
un mot, un air, une histoire, une ligne improvisé. Le contraire dtrn plagiaire, mais iussi
le
clefs dansle vent pour me faire fuir l'esprit contraire d'un maitre ou d'un mo¿¿te. une trés longue
et fournir i mes penséesrenfermées un courant preparation, mais pas de méthode ni de régles
ou de
[d'arriére-cour recettes. Des noces, et pas des couples ni de Jonjugalité.
ce n'est pas mon affaire, m'asseoiret méditer Avoir un sac oü je mets tout .J qu"
¡e rencónóe, a
i perte et contemplationde temps condition qu'on me mette aussi dans un sac. Trouver,
pour perrserdes penséesqui ne furent pas du pensé rencontrer, voler, au üeu de régler, reconnaitre et juger.
pour penser des révesqui ne furent pas révés car reconnaitre, c'est le contraire de la rencontre. iui"t,
ou desidéesnouvellespas encoreécrites c'est le métier de beaucoup de go^, et ce n'est pas'un
ou des mots nouveaux qui iraient avec la rime... bon métier, mais
et je ne m'en fais pÍls pour les régles nouvelles -c'est aussi
gens font de l'écriture.
I'usage que beaucóup de
plutót étré balayeur que
puisqu'elles n'ont pas encore été fabriquées logr.
Plus on s'est trompé dans sa vie, plus on ¿óone ¿es
et je crie ce qui chantedansma téte legons; rien de tel qu'un starinienpour donner des regons
sachantque c'estmoi et ceux de mon espéce de non-stalinisme, et énoncer ló ( nouve¡es régtesu.
qui les ferons,cesnouvellesrégles, Il y a toute une race de juges, et I'histoire de la
et si les gensde demain iensée
se confond avec celle d'un tribunal, elle se réclam-ed'un
ont vraiment besoindesréglesd'aujourd'hui tribunal de la Raison pure, ou bien de la Foi pure...
alors rassemblez-voustous, procureurs généraux c'est pour cela que les gensparlent si facilement uü oo-
le monde n'étant qu'un tribunal et i la place des_autres,et qu'ils aiment tant les ques_
oui tions, savent si bien les posei et y répondre. Il y en a
mais je connaisles accusésmieux que vous aussi qui réclament d'étre jugés, ne serait-r, qoá pou,
et pendant que vous vous occupez i mener les étre reconnus coupables.Dans la justice, oo * récíame
[poursuites d'une conformité, méme si c'est ¿ des régles qu'on
nous nous occuponsi sifloter invente, i une transcendance qu'on prétend ievoilei ou
nous nettoyonsla salle d'audience i des sentiments qui vous poüssent. La justice, la jus-
balayant balayant tesse, sont de mauvaises idées. y opposer la formule
ecoutantécoutant de Godard: pas une image juste, justé-une image. C'est
clignant de I'ail entre nous -un
la méme chose en philosophie, óomme ¿ans film
attention ou une chnnson: pas dldées justes,juste des idées.Juste
attention des idées, c'est la rencontre, c'est le devenir, le vol et les
votre tour ne va pas tarder r. n(rces, cot a entre-deux> des soütudes. euand Godard
Orgueil et merveille, modestie aussi de ce poéme de dit: je voudrais étre un bureau de production, évidem-
Bob Dylan. Il dit tout. Professeur,je voudrais arriver il ne veut pas dire: je veux pioduire mes propres
T*t ^¿ire
l. Bob Dylan,Ecrítset dessíns, (traductionmodi-
éd. Seghers g.r, ou je veux éditer mes propres üwes. n vzut
fiée). juste des idées, parce que, quand on en est li,
on est
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tout seul, mais on est aussi comme une association de nécessairementsur quelle ügne d'eux-mémes ils sont, ni
malfaiteurs. On n'est plus un auteur, on est un bureau oü faire passer la ligne qu'ils sont en train de tracer:
de production, on n'a jamais été plus peuplé. Etre une bref il y a toute une géographiedans les gens, avec des
u bande, : les bandes vivent les pires dangers,reformer lignes dures, des ügnes souples,des ügnes de fuite, etc.
des juges, des tribunaux, des écoles, des familles et des Je vois mon ami Jean-Pierre qui m'explique, á propos
conjugalités, mais ce qu'il y a de bien dans une bande, d'autre chose, qu'une balance rnonétaire comporte une
en principe, c'est que chacun y méne sa propre affaire ligne entre deux sortes d'opérations simples en appa-
tout en rencontrant les autres, chacun raméne son rence, mais que justement cette ligne, les économistes
butin, et qu'un devenir s'esquisse,un bloc se met en peuvent la faire passer n'importe oü, si bien qu'ils ne
mouvement, qui n'est plus i personne, mais c entre D savent pas du tout oü la faire passer. C'est une ren-
tout le monde, comme un petit bateau que des enfants contre, mais avec qui? avec Jean-pierre, avec un
láchent et perdent, et que d'autres volent. Dans les entre- domaine, avec une idée, avec un mot, avec un geste?
üens télé u 6 fois 2 >, qu'est-ce que Godard et Mieville Avec Fanny, je n'ai jamais cesséde travailler de cette
ont fait, sinon I'usagele plus riche de leur solitude, s'en maniére. Toujours ses idées m'ont pris á revers, venant
servir comme d'un moyen de rencontre, faire filer une de trés loin ailleurs, si bien qu'on se croisait d'autant
ligne ou un bloc entre deux personnes,produire tous les plus comme les signaux de deux lampes.Dans son travail
phénoménes de double capture, montrer ce qu'est la i elle, elle tombe sur des poémes de Lawrence concer-
conjonction ET, ni une réunion, ni une juxtaposiüon, nant les tortues, je ne connaissaisrien sur les tortues,
mais la naissanced'un bégaiement,le tracé d'une ligne et pourtant ga change tout pour les devenirs-animaux,
brisée qui part toujours en adjacence'une sorte de ligne ce n'est pas sür que n'importe quel animal soit pris dans
de fuite activeet créatrice?er... ET...ET... ces devenirs, peut-étre les tortues, ou les girafes? Voilá
Lawrence qui dit: Si je suis une girafe, et les Anglais
"
Il ne faut pas chercher si une idée est juste ou vraie. qui écrivent sur moi des chiens bien élevés, rien ne va
Il faudrait chercher une tout autre idée, ailleurs, dans un plus, les animaux sont trop différents. Vous dites que
autre domaine,telle qu'entre les deux quelquechosepasse' vous m'aimez, croyez-moi, vous ne m'aimez pÍts, vous
qui n'est ni dans I'une ni dans I'autre. Or cette autre idée, détestez instinctivement I'animal que je suis. u Nos
on ne la trouve pas tout seul généralement,il faut un ennemissont des chiens. Mais qu'est-ceque c'est préci-
hasard, ou que quelqu'un vous la donne. Il ne faut pas sément une rencontre avec quelqu'un qu'on aime? Est-
étre savant,savoir ou connaitre tel domaine, mais appren- ce une rencontre avec quelqu'un, ou avec des animaux
dre ceci ou cela dans des domaines trés diftérents. C'est qui viennent vous peupler, ou avec des idées qui vous
mieux que le < cut-up >. C'est plutót un procédé de envahissent, avec des mcuvements qui vous émeuvent,
< pick-me-üp ,r, de < pick-up > - dans le dictionnaire : des sons qui vous traversent? Et comment séparer ces
ramassage,occasion,reprise de moteur, captaged'ondes; choses?Je peux parler de Foucault, raconter qu'il m'a
et puis sens sexuel du mot. Le cut-up de Burroughs est dit ceci ou cela, détailler comme je le vois. Ce n'est
encore une méthode de probabilités, au moins linguis- rien, tant que je n'aurai pas su rencontrer réellement
tiques, et pas un procédé de tirage ou de chance unique cet ensemblede sons martelés,de gestesdécisifs,d'idées
á chaquefois qui combine les hétérogénes.Par exemple, tout en bois sec et feu, d'attention extÉme et de cló-
j'essaie d'expüquer que les choses, les gens, sont com' ture soudaine,de rires et de souriresque I'on sent < dan-
posés de lignes trés diverses, et qu'ils ne savent pas gereux > au moment méme oü I'on en éprouve la ten-

16 t7
cet ensemble conme unique combinaison point de we d'une histoire b venir). Parmi toutes les
dresse
dont le nom propre serait Foucault. Un homme sans probabilités de la Sorbonne, c'était lui la combinaison
références, dit Frangois Ewald: le plus beau compü- unique qui nous donnait la force de supporter la nou-
ment... Jean-Pierre, le seul ami que je n'ai jamais velle remise en ordre. Et Sartre n'a jamais cesséd'étre
quitté et qui ne m'a pas quitté... Et Jérdme, cette ga, non pas un modéle, une méthode ou un exemple,
silhouette en marche, en mouvement, partout pénétrée mais un peu d'air pur, un courant d'air méme quand il
de vie, et dont la générosité, l'amour s'alimente b un venait du Flore, un intellectuel qui changeait singuliére-
foyer secret, JoNns... En chacun de nous, il y a comme ment la situation de I'intellectuel. C'est stupide de se
une ascése,en partie dirigée contre nous-mémes.Nous demandersi Sartre est le début ou la fin de quelque chose.
sommesdes déserts,mais peuplés de tribus, de faunes et Comme toutes les choseset les gens créateurs, il est au
de flores. Nous p¿rssons notre temps i ranger ces tribus, milieu, il poussepar le milieu. Reste que je ne me sentais
á les disposer autrement, i en élimioe¡ ssrtaines, i en pas d'attrait pour I'existentialismei cette époque,ni pour
faire prospérer d'autres. Et toutes ces peuplades,toutes la phénoménologie,je ne saiswaiment pas pourquoi, mais
ces foules, n'empéchent pas le désert, qui est notre c'était déji de I'histoire quand on y arrivait, trop de
ascéseméme, au contraire elle I'habitent, elles passent méthode, d'imitation, de commentaire et d'interprétation,
par lui, sur lui. En Guattari, il y a toujours eu une sauf par Sartre. Donc, aprésla Libération, I'histoire de la
sorte de rodéo sauvage,en partie contre lui-méme. Le philosophie s'est resserréesur nous, sans méme que nous
désert, I'expérimentation sur soi-méme, est notre seule nous en rendions compte, sous prétexte de nous ouwir á
identité, notre chance unique pour toutes les combi- un avenir de la penséequi aurait été en méme temps la
naisons qui nous habitent. Alors on nous dit: vous penséela plus antique. La < question Heidegger> ne me
n'étes pas des maitres, mais vous étes encore plus étouf- parait pas : est-ce qu'il a été un peu nazí? (évidemment,
fants. On aurait tant voulu autre chose. évidemment)- mais : quel a été son r6le dans cette nou-
velle injection d'histoire de la philosophie?La pensée,per-
Je fus formé par deux professeurs,que j'aimais et sonnene prend ga trés au sérieux,sauf ceux qui se préten-
admirais beaucoup, Alquié et Hyppolite. Tout a mal dent penseurs, ou philosophes de profession. Mais ga
tourné. L'un avait de longues mains blanches et un n'empéche pas du tout qu'elle ait ses appareils de pou-
bégaiementdont on ne savait pas s'il venait de I'enfance, voir - et que ce soit un effet de son appareil de pouvoir,
ou s'il était l¿ pour cacher,au contraire, un accentnatal, lorsqu'elle dit aux gens: ne me prenez pas au sérieux
et qui se mettait au service des dualismes cartésiens. puisque je pense pour vous, puisque je vous donne une
L'autre avait un visagepuissant,aux traits incomplets,et conformité, des normes et des régles, une image, aux-
rythmait de son poing les triades hégéliennes'en accro- quelles vous pourrez d'autant plus vous soumettre que
chant les mots. A la Libération, on restait bizarrement vous direz: ea n'est pas mon affaire, ga n'a pas d'im-
"
coincé dans I'histoire de la philosophie.Simplementon portance, c'est I'affaire desphilosopheset de leurs théories
entrait dans Hegel, Husserl et Heidegger; nous nous pures.)
précipitionscomme de jeuneschiensdans une scolastique
pire qu'au Moyen Age. Ileureusementil y avait Sartre. L'histoire de la philosophie a toujours été I'agent de
Sartre, c'était notre Dehors, c'était vraiment le courant ¡rouvoir dans la philosophie, et méme dans la pensée.Elle
d'air d'arriére-cour (et c'était peu important de savoir a joué le róle de répresseur: comment voulez-vouspen-
quels étaient ses rapports au juste avec Heidegger du ser sans avoir lu Platon, Descartes,Kant et Heidegger,

18 19
pris la place. L'épistémologiea pris le relais de I'histoire
et le livre de tel ou tel sur eux? Une formidable école
de la philosophie.Le marxismebrandit un jugement de
d'intirnidation qui fabrique des spécialistesde la pensée,
I'histoire ou même un tribunal du peuple qui sont plutôt
mais qui fait aussi que ceux qui restent en dehors se
plus inquiétants que les autres. La psychanalyses'occupe
conforment d'autant mieux à cette spécialitédont ils se
de plus en plus de la fonction .. pensée>, et ne se marie
moquent. Une image de la pensée,nomméephilosophie,
pas sansraison avecla linguistique.Ce sont les nouveaux
s'est constituée historiquement, qui empêche parfaite-
appareils de pouvoir dans la pensée même, et Marx,
ment les gensde penser.Le rapport de la philosophie avec
Freud, Saussure composent un curieux Répresseur à
I'Etat ne vient pas seulementde ce que, depuis un passé
trois têtes, une langue dominante majeure. Interpréter,
proche, la plupart des philosophes étaient des u profes-
transformer, énoncer sont les nouvelles formes d'idées
seurs publics ,t (encore ce fait a-t-il eu, en France et en
< justes u. Même le marqueur syntaxiquede Chomsky est
Allemagne, un sens très différent). Le rapport vient de
d'abord un marqueur de pouvoir. La linguistique a triom-
plus loin. C'est que la penséeemprunte son image pro-
phé en même temps que I'information se développait
prement philosophique à I'Etat comme belle intériorité
comme pouvoir, et imposait son image de la langue et de
substantielleou subjective. Elle invente un Etat propre-
la pensée,conforme à la transmissiondes mots d'ordre et
ment spirituel,commeun Etat absolu,qui n'est nullement
à I'organisation des redondances.Ça n'a vraiment pas
un rêve, puisqu'il fonctionne effectivement dans I'esprit.
grand sens de se demander si la philosophie est morte,
D'où I'importancede notions comme cellesd'universalité,
alors que beaucoup d'autres disciplines en reprennent la
de méthode,de questionet de réponse,de jugement,de
fonction. Nous ne nous réclamons d'aucun droit à la
reconnaissance ou de recognition,d'idéesjustes,toujours
folie, tant la folie passeelle-mêmepar la psychanalyseet
avoir desidéesjustes.D'où I'importancede thèmescomme
la linguistique réunies, tant elle s'est pénétrée d'idées
ceux d'une république des esprits, d'une enquête de
justes, d'une forte culture ou d'une histoire sans devenir,
I'entendement, d'un tribunal de la raison, d'un pur
u droit n de la pensée,avec des ministresde I'Intérieur et tant elle a sesclowns, sesprofesseurset sespetits-chefs.
des fonctionnairesde la penséepure. La philosophieest
J'ai donc commencé par de I'histoire de la philoso-
pénétrée du projet de devenir la langue ofÊcielle d'un
phie, quand elle s'imposait encore. Je ne voyais pas de
pur Etat. L'exercice de la penséese conforme ainsi aux
moyen de m'en tirer, pour mon compte. Je ne supportais
buts de I'Etat réel, aux significations dominantes comme
ni Descartes, les dualismes et le Cogito, ni Hegel, les
aux exigencesde I'ordre établi. Nietzschea tout dit sur
triades et le travail du négatif. Alors j'aimais des auteurs
ce point dans ,Scftopenhauer éducateur.Ce qui est écrasé,
qui avaient I'air de faire partie de l'histoire de la philo-
et dénoncécomme nuisance,c'est tout ce qui appartient
sophie, mais qui s'en échappaientd'un côté ou de toutes
à une pensée sans image, le nomadisme, la machine de
parts: Lucrèce, Spinoza, I{ume, Nietzsche, Bergson.
gueffe, les devenirs,les nocescontre nature, les captures
Bien sûr, toute histoire de la philosophie a son chapitre
et les vols, les entre-deux-règnes, les langues mineures
sur l'empirisme : Locke et Berkeley y ont leur place. mais
ou les bégaiementsdans la langue, etc. Certainement,
il y a chez Hume quelque chose de très bizarre qui
d'autres disciplinesque la philosophie et son histoire peu-
déplace complètement I'empirisme, et lui donne une
rent iouer ce rôle de répresseurde la pensée.On peut puissance nouvelle, une pratique et une théorie des
même dire aujourd'hui que llhistoire de la philosophie a relations, du rt, qui se poursuivront chez Russell et
fait faillite, et que u I'Etat n'a plus besoin de la sanction Whitehead, mais qui restent souterraines ou marginales
par la philosophie>. Mais d'âpres concurrentsont déjà
2l
20
écrit des liwes davantagepour mon compte. Je crois que
ce qui me souciait de toute façon, c,était de décrire cet
exercice de la pensée,soit chez un auteur, soit pour lui-
même, en tant qu'il s'oppose à I'image traditionnelle
que la philosophie a projetêe, a dresséedans Ia pensée
une secousse,un ralliement pour tous les opposants,I'objet pour la soumettre et I'empêcher de fonctionner. Mais je
de tant de haines,et c'est moins le thème de la durée que ne voudrais pas recommencerces explications, j'ai déjà
la théorie et la pratique des devenirs de toute sorte et essayéde dire tout cela dans une lettre à un ami, Michel
des multiplicités coexistantes.Et Spinoza, c'est facile de Cressole,qui avait écrit sur moi des chosestrès gentilles
lui donner même la plus grande place dans la suite du et méchantes.
cartésianisme;seulement il déborde cette place de tous
les côtés, il n'y a pas de mort vivant qui soulève aussi Ma rencontre avec Félix Guattari a changé bien des
fort sa tombe, et dise aussi bien : je ne suis pas des choses.Félix avait déjà un long passé politique, et de
vôtres. C'est sur Spinoza que j'ai travaillé le plus sérieu- travail psychiatrique. Il n'était pas ( philosophe de for-
sementd'après les normes de I'histoire de la philosophie, mation u, mais il avait d'autant plus un devenir-philo-
mais c'est lui qui m'a fait le plus I'effet d'un courant d'air sophe, et beaucoup d'autres devenirs. Il ne cessait pas.
qui vous pousse dans le dos chaque fois que vous le Peu de personnesm'ont donné I'impression de bouger à
lisez, d'un balai de sorcière qu'il vous fait enfourcher. chaquemoment, non pas de changer,mais de bouger tout
Spinoza,on n'a même pas commencéà le comprendre,et entier à la faveur d'un geste qu'il faisait, d'un mot qu'il
moi pas plus que les autres. Tous ces penseurssont de disait, d'un son de voix, comme un kaléidoscopequi tire
constitution fragile, et pourtant traversésd'une vie insur- chaque fois une nouvelle combinaison. Toujours le
montable. Ils ne procèdent que par puissance positive, même Félix, mais dont le nom propre désignait quelque
et d'affirmation. Ils ont une sorte de culte de la vie (e chose qui se passait, et non pas un sujet. Félix était un
rêve de faire une note à I'Académie des sciencesmorales, homme de groupe, de bandes ou de tribus, et pourtant
pour montrer que le liwe de Lucrèce te peut pas se c'est un homme seul, désert peuplé de tous ces groupes
terminer sur la description de la peste, et que c'est une et de tous ses amis, de tous ses devenirs. Travailler
invention, une falsification des chrétiens désireux de à deux, beaucoup de gens I'ont fait, les Goncourt,
montrer qu'un penseur malfaisant doit finlr dans I'an- Erckmann-Chatrian, Laurel et Hardy. Mais il n'y a pas
goisseet la terreur). Ces penseursont peu de rapports les de règles, de formule générale.J'essayaisdans mes livres
uns avec les autres - sauf Nietzsche et Spinoza - et précédentsde décrire un certain exercice de !a pensée;
pourtant ils en ont. On dirait que quelque chose se passe mais le décrire, ce n'était pas encore exercer la pensée
entre eux, avec des vitesseset des intensités différentes, de cette façon-là. @e même, crier < vive le multiple r,
qui n'est ni dans les uns ni dans les autres, mais waiment ce n'est pas encore le faire, il faut faire le multiple. Et
dans un espaceidéal qui ne fait plus partie de I'histoire, il ne suffit pas non plus de dire: * à bas les genresr,
encore moins un dialogue des morts, mais un entretien il faut écrire effectivementde telle façon qull n'y ait plus
interstellaire, entre étoiles très inégales,dont les devenirs de < genres>, etc.) Voilà que, avec Félix, tout cela deve-
diftérents forment un bloc mobile qu'il s'agirait de capter, nait possible, même si nous rations. Nous n'étions que
un inter-vol, années-lumière.Ensuite, j'avais payé mes deux, mais ce qui comptait pour nous, c'était moins de
dettes, Nietzsche et Spinoza m'avaient acquitté. Et i'ai travailler ensemble,que ce fait étrangede travailler entre

22 23
les deux. On cessait d'être ( auteur >. Et cet entre-les- machine, c'est-à-direde prodnire, de < surcoder> tout
deux renvoyait à d'autres gens, différents d'un côté et Ie coryrs et la tête avec un visage, et dans quel but?
de I'autre. Le désertcroissait, mais en se peuplant davan-
Ça ne va pas dc soi, le visagede I'aimé, le visagedu chef,
tage. Ça n'avait rien à voir avec une école, avec des la visagéificationdu corps physique et social... Voilà une
procès de recognition, mais beaucoup à voir avec des multiplicité, avec au moins trois dimensions, astrono-
rencontres. Et toutes ces histoires de devenirs, de noces mique, esthétique,politique. En aucun cas nous ne fai-
contre nature, d'évolution a-parallèle, de bilinguisme et sons d'usage métaphorique,nous ne disons pas: c'est
de vol de pensées,c'est ce que j'ai eu avec Félix. J'ai volé < comme , destrous noirs en astronomie,c'est ( contme D
Félix, et j'espère qu'il en a fait de même pour moi. Tu une toile blanche en peinture. Nous nous servons de
sais comment on travaille, je le redis parce que ça me termes déterritorialisés, c'est-à-dire arrachés à leur
paraît important, on ne travaille pas ensemble,on tra- domaine, pour re-territorialiser une autre notion, le
vaille entre les deux. Dans ces conditions, dès qu'il y a < t'isage,, la < visagéité> comme fonction sociale. Et
ce type de multiplicité, c'est de la politique, de la micro- pire encore, les gens ne cessentpas d'être enfoncésdans
politique. Comme dit Félix, avant I'Etre il y a la poli- des trous noirs, épingléssur un mur blanc. C'est cela,
tique. On ne travaille pas, on négocie.On n'a jamais été ëtre identifié, liché, reconnu: un ordinateur central
sur le même rythme, toujours en décalage: ce que Félix fonctionnant comme trou noir et balayant un mur blanc
me disait, je le comprenais et je pouvais m'en servir six sans contours.Nous parlons littéralement.Justement,les
mois plus tard; ce que je lui disais, il le comprenait tout astronomesenvisagentla possibilité que, dans un amas
de suite, trop vite à mon goût, il était déjà ailleurs. globulaire, toutes sortes de trous noirs se ramassent au
Parfois on a écrit sur la même notion, et I'on s'est aperçu centre en un trou unique de masseassezgrande...Mur
ensuite qu'on ne la saisissaitpas du tout de la même blanc - flsu noir, c'est pour moi un exemple typique
manière: ainsi ( corps sansorganesu. Ou bien un autre de la manière dont un travail s'agenceentre nous, ni
exemple.Félix travaillait sur les trous noirs; cette notion réunion ni juxtaposition, mais ligne brisée qui file entre
d'astronomie le fascine. Le trou noir, c'est ce qui vous deux,prolifération,tentacules.
capte et ne vous laisse pas sortir. Comment sortir d'un
trou noir? Comment émettre du fond d'un trou noir? se C'est cela une méthodede pick-up. Non, < méthode>
demande Félix. Moi je travaillais plutôt sur un mur est un mauvaismot. Mais pick-up comme procédé,c'est
blanc: qu'est-ce que c'est un mur blanc, un écran, un mot de Fanny, dont elle redoute seulementqull fasse
comment limer le mur, et faire passerune ligne de fuite? trop jeu de mot. Pick-up est un bégaioment.Il ne vaut
On n'a pas réuni les deux notions, on s'est aperçu que que par opposition au cut-up de Burroughs: pas de
chacune tendait d'elle-même vers I'autre, mais juste- coupure ni de pliage et de rabattement, mais des multi-
ment pour produire quelque chose qui n'était ni dans plicaticns suivant des dimensionscroissantes.Le pick-up
I'une ni dans I'autre. Car des trous noirs sur un mur ou le double vol, l'évolution a-parallèle, ne se fait pas
blanc, c'est précisémentun visage,largevisageaux joues entre des personnes,il se fait entre des idées, chacune
blancheset percé d'yeux noirs, ça ne ressemblepas encore se déterritorialisantdans I'autre, suivant une ligne ou des
à un visage, c'est plutôt I'agencement ou la machine Iignes qui ne sont ni dans I'une ni dans I'autre, et qui
abstraite qui va produire du visage. Du coup, le pro- emportent un < bloc r. Je ne voudrais pas réfléchir sur
blème rebondit, politique: quelles sont les sociétés,les du passé. Actuellernent, Félix et moi, nous terminons
civilisations qui ont besoin de faire fonctionner cette un gros livre. C'est presque fini, ce sera le dernier.

24
25
Après on veffa bien. On fera autre chose. Je voudrais DEUXIEME PARTIE
donc parler de ce que nous faisons maintenant. Pas une
de ceJ idées qui ne viennent de Félix, du côté de Félix
(trou noir, micro-politique, déterritorialisation, machine
abstraite, etc.). C'est le moment ou jamais d'exercer la
méthode: toi et moi, nous pouvons nous en servir dans
un autre bloc ou d'un autre côté, avec tes idées à toi,
de manière à produire quelque chose qui n'est à aucun
de nous,maisentre2,3,4... n. Ce n'estplus < x explique
x, signé x', * Deleuze explique Deleuze, signé I'inter-
viewér u, mais u Deleuze explique Guattari, signé toi >,
< x explique y signé z >. L'entretien deviendrait ainsi une
véritable fonction. Du côté de chez... Il faut multiplier les
côtés,briser tout cercle au profit despolygones.
G. D. Si le procédé des questionset des réponsesne convient
pas, c'est pour des raisons très simples. Le ton des ques-
tions peut varier: il y a un ton malin-perfide, ou au
contraire un ton servile, ou bien êgal-égal.On I'entend
tous les jours à la téiévision. Mais c'est toujours comme
dans un poème de Luca (e ne cite pas exactement):
Fusilleurs et fusillés...face à face... dos à dos... face à
dos... dos à dos et de face... Quel que soit le ton, le pro-
cédé questions-réponses est fait pour alimenter des dua-
lismes. Par exemple dans une interview littéraire, il y a
d'abord le dualisme interviewer-interviewé et puis, au-
delà, le dualisme homme-écrivain, vie-æuvre dans I'in-
terviewé lui-même, et puis encore le dualisme æuvre-
intention ou signification de l'æuvre. Et quand il s'agit
d'un colloque ou d'une table ronde, c'estpareil. Les dua-
lismes ne portent plus sur des unités, mais sur des choix
successifs:tu es un blanc ou un noir, un homme ou une
femme, un riche ou un pauvre, etc.? Tu prends la moitié
droite ou la moitié gauche?Il y a toujours une machine
binaire qui présideà la distribution Cesrôles, et qui fait
que toutes les réponsescioiventpasserpar des questions
préformées,puisqueles questionssont déjà calculéessur
les réponsessupposéesprobablesd'après les significations
dominantes.Ainsi se constitue une grille telle que tout ce
qui ne passepas par la grille ne peut matériellementêtre

27
entendu. Par exemple dans une émission sur les prisons, pouvoir. Là où elle ne s'est pas imposée, c'est qu'il y
on établira les choix juriste-directeur de prison, juge- avait d'autres moyens.La psychanalyseest une très froide
avocat, assistantesociale-casintéressant,I'opinion du pri- entreprise (culture des pulsions de mort et de la castra-
sonnier moyen qui peuple les prisons étant rejetée hors tion, du sale < petit secret>) pour écrasertous les énon-
grille ou hors du sujet. C'est en ce sensqu'on se fait tou- cés d'un patient, pour en retenir un double exsangue,et
jours < avoir, par la télévision, on a perdu d'avance. rejeter hors de la grille tout ce que le patient avait à
Même quand on croit parler pour soi, on parle toujours dire sur sesdésirs,sesexpérienceset sesagencements,ses
à la place de quelqu'un d'autre qui ne pourra pas parler. politiques, ses amours et ses haines. Il y avait déjà tant
de gens, tant de prêtres, tant de représentantsqui par-
On est forcément eu, possédé ou plutôt dépossédé. laient au nom de notre conscience,il a fallu cette nou-
Soit le célèbre tour de cartes appelé choix forcé. Vous velle race de prêtres et de représentantsparlant au nom
voulez faire choisir à quelqu'un par exemple le roi de de I'inconscient.
cæur. Vous dites d'abord: tu préfères les rouges ou
les noires?S'il répond les rouges,vous rctitez les noires de Il est faux que la machine binaire n'existe que pour des
la table; s'il répond les noires, vous les ptenez, vous les raisons de commodité. On dit que < la base 2 r, c'est le
rethez donc aussi. Vous î'avez qu'à continuer : tu pré- plus facile. Mais en fait la machine binaire est une pièce
fères les c@urs ou les carreaux? Jusqu'à, tu préfères le importante des appareils de pouvoir. On établira autant
roi ou la dame de cæur? La machine binaire procède de dichotomies qu'il en faut pour que chacun soit fiché
ainsi, même quand I'interviewer est de bonne volonté. sur le mur, enfoncé dans un trou. Même les écarts de
C'est que la machine nous dépasse,et sert d'autres fins. dévianceseront mesurésd'aprèsle degrédu choix binaire :
La psychanalyseest exemplaireà cet égard, avec son pro- tu n'es ni blanc ni noir, alors arabe? ou métis? tu n'es
cédé d'association d'idées. Je jure que les exemplesque ni homme ni femme, alors travesti? C'est cela le sys-
je donne sont réels, bien que confidentiels et non person- tème mur blanc-trou noir. Et ce n'est pas étonnant que
nels: 1o Un patient dit u je voudrais partir avec un le visage ait une telle importance dans ce système: on
groupe hippie u, le manipulateur répond < pourquoi doit avoir le visage de son rôle, à telle ou telle place
prononcez-vousgros pipi? ,r; 2o Un patient parle des parmi des unités élémentaires possibles, à tel ou tel
Bouches-du-Rhône,le psychanalystecommente lui-même niveau dans des choix successifspossibles.Rien n'est
< invitation au voyage que je ponctue d'une bouche de moins personnelque le visage.Même le fou doit avoir un
la mère u (si tu dis mère, je garde, et si tu dis mer, je certain visage conforme et qu'on attend de lui. Quand
retire, donc je gagne à chaque coup); 3" Une patiente I'institutrice a I'air bizanc, on s'installe à ce dernier
déprimée parle de ses souvenirs de Résistance,et d'un niveau de choix, et I'on dit : oui, c'est I'institutrice,
nommé René qui était chef de réseau.Le psychanalyste mais, voyez, elle fait une dépression,ou elle est devenue
dit: gardonsRené. Re-né, ce n'est plus Résistance,c'est folle. Le modèle de base, premier niveau, c'est le visage
Renaissance.Et Renaissance,c'est François I"' ou le de I'Européen moyen d'aujourd'hui, ce qu'Ezra Pound
ventre de la mère?Gardons maman. Oh oui, la psychana- appelle I'homme sensuelquelconque,Ulysse. On déter-
lyse n'est pas du tout la lettre volée, c'est le choix forcé. minera tous les types de visage à partir de ce modèle,
Là où elle s'estimposée,c'est parce qu'elle donnait à la par dichotomiessuccessives. Si la linguistique elle-même
machine binaire une nouvelle matière et une nouvelle procèdepar dichotomies(cf. les arbres de Chomsky où
extension, conformes à ce qu'on attend d'un appareil de une machine binaire travaille I'intérieur du langage), si

28 29
I'informatique procède par successionde choix duels, ce constituent toute une formalisation des mots d'ordre
n'est pas si innocent qu'on pourrait le croire. C'est peut- plutôt qu'une science pure d'unités linguistiques et de
être que I'information est un mythe, et que le langage contenus informatifs abstraits.
n'est pas essentiellementinformatif. D'abord, il y a un
rapport langage-visage,et, comme dit Félix, le langage C'est wai que dans tout ce que tu as écrit il y a le
est toujours indexé sur des traits de visage, des traits de thème d'une image de la pensée qui empêcherait de
< visagéité> : regarde-moi quand je te parle... ou bien peruier,qui empêcherait I'exercice de la pensée.Tu n'es
baisseles yeux... Quoi? qu'est-ceque tu as dit, pourquoi pourtant pas heideggérien.Tu aimes I'herbe plutôt que
tu fais cette tête? Ce que les linguistes appellent ( traits les arbres et la forêt. Tu ne dis pas que nous ne pen-
distinctifs > ne seraient même pas discernablessans les sons pas encore, er qu'il y a un avenir de la pensée qui
traits de visagéité. Et c'est d'autant plus évident que le plonge dans le passé le plus immfmefial, et que, entre
langagen'est pas neutre, n'est pas informatif. Le langage les deux, tout serait < occulté >. Avenir et passé n'ont
n'est pas fait pour être cru mais pour être obéi. Quand pas beaucoup de sens, ce qui compte, c'est le devenir-
I'institutrice explique une opération aux enfants,ou quand présent: la géographieet pas I'histoire, le milieu et pas
elle leur apprend la syntaxe, elle ne leur donne pas à le début ni la fin, I'herbe qui est au milisu et qui pousse
proprement parler des informations, elle leur commu- par le milieu, et pas les arbres qui ont un faîte et des
nique des commandements,elle leur transmet des mots racines. Toujours de I'herbe entre les pavés. Mais pré-
d'ordre, elle leur fait produire des énoncéscorrects, des cisémentla penséeest écraséepar cespavésqu'on appelle
idées c justes >, nécessairementconformes aux signifi- philosophie, par ces images qui l'étouffent et la jaunis-
cations dominantes. C'est pourquoi il faudrait modifier sent. c Images >, ici, ne renvoie pas à de I'idéologie,
le schémade I'informatique. Le schémade I'informatique mais à toute une organisation qui dresseeffectivementla
part d'une information théorique supposéemaximale; à pensée à s'exercer suivant les normes d'un pouvoir ou
I'autre bout, il met le bruit comme brouillage, anti-infor- d'un ordre établis, bien plus, qui installe en elle un appa-
mation, et, entre les deux, la redondance, qui diminue reil de pouvoir, qui l'érige elle-même en appareil de
I'information théorique, mais aussi lui permet de vaincre pouvoir : la Ratio comme tribunal, coûrmeEtat universel,
le bruit. Au contraire, ce serait : en haut la redondance comme république des esprits (plus vous serez soumis,
comme mode d'existence et de propagation des ordres plus vous serez législateurs,car vous ne serez soumis...
(les journaux, les < nouvellesu procèdent par redon- qu'à la raison pure). Dans Difrérence et Répétition, tu
dance); en dessousI'information-visagecomme étant tou- essayaisde faire le dénombrement de ces images qui
jours le minimum requis à la compréhensiondes ordres; proposent à la penséedes fins autonomes,pour mieux Ia
et en dessousencore, quelque chose qui pourrait être faire servir à des fins peu avouables.Elles se résument
aussi bien le cri que le silence, ou le bégaiement,et qui toutes dans le mot d'ordre; ayez des idées justes! C'est
serait comme la ligne de fuite du langage, parler dans d'abord I'image de la bonne nature et de la bonne volonté
- bonne volonté du penseur qui cherche la vérité r,
sa propre langue en étranger, faire du langage un usage "
minoritaire... On dirait aussibien: défaire le visage,faire bonne nature de la pensée qui possède en droit < le
ûler le visage. En tout cas si la linguistique, si I'infor- vrai >. Ensuite, c'est I'image d'un ( sens commun ), -
matique jouent facilement aujourd'hui un rôle de répres- harmonie de toutes les facultés d'un être pensant.Ensuite
seur, c'est parce qu'elles fonctionnent elles-mêmescomme encore,c'estI'imagede la recognition- < reconnaître>,
des machines binaires dans ces appareils de pouvoir, et ne serait-ce que quelque chose ou quelqu'un, est êrigê,

30 31
en modèle des activités du penseur qui exerce toutes ses pas attendu pour cesserd'être des auteurs (ni Spinoza ni
facultés sur un objet supposé le même. Ensuite encore' Nietzsche ne sont des * auteurs : ils s'en tirent, I'un
"
c'est I'image de ferreur - comme si la penséen'avait à pax la puissance d'une méthode géométrique, I'autre
se néfier que d'influences extérieures capables de lui par les aphorismes qui sont le contraire de maximes à
faire prendre le < faux ) pour le vrai. Enfin, c'est I'image auteur; même Proust s'en tire, par le jeu du narrateur;
du savoir - comme lieu de vêitê, et la vérité corlme et Foucault, cf. les moyens qu'il propose pour échapper
sanctionnant des reponsesou des solutions pour des ques- à la fonction d'auterr, dans l'Ordre du discours). C'est
tions et desproblèmes supposésc donnés r. toujours en même temps qu'on assigne un auteur, eu'on
soumet la pensée à une image, et qu'on fait de l'écri-
L'intéressant, c'est aussi bien I'envers: comment la ture une activité différente de la vie, qui aurait ses
penséepeut secouer son modèle, faire pousser son herbe, fins en elle-même...pour mieux servir des fns contre la
même localement, même dans les marges, imperceptible- vie.
ment. 1o Des penséesqui ne procéderaient pas d'une
bonne nature et d'une bonne volonté, mais qui viendraient Ton travail avec Félix (écrire à deux; c'est déjà une
d'une violence subiepar la pensée;2' qui ne s'exerceraient manière de cesserd'être auteur) ne t'a pas sorti de ce pro-
pas dans une concorde des facultés, mais qui porte- blème, mais lui a donné une orientation très difiérente.
raient au contraire chaque faculté à la limite de sa dis- Vous vous êtes mis à opposer le rhizome aux arbres. Et
cordance avec les autres; 3" qui ne se fermeraient pas les arbres, ce n'est pas du tout une métaphore, c'est une
sur la recognition, mais s'ouwiraient à des rencontres, et image de la pensée,c'est un fonctionnement,c'est tout un
se définiraient toujours en fonction d'un Dehors; 4' qui appareil qu'on plante dans la penséepour la faire aller
n'auraient pas à lutter contre I'erreur, mais auraient à droit et lui faire produire les fameusesidéesjustes. Il y a
se dégager d'un ennemi plus intérieur et plus puissant, toutes sortes de caractères dans I'arbre : il a un point
la bêtise; 5' qui se définiraient dans le mouvement d'ap- d'origine, germe ou centre; il est machine binaire ou
prendre et non dans le résultat de savoir, et qui ne lais- principe de dichotomie, avec sesembranchementsperpé-
seraient à personne, à aucun Pouvoir, le soin de c poser r tuellement répartis et reproduits, ses points d'arbores-
des questiorurou de c donner r des problèmes. Et même cence; il est axe de rotation, qui organise les choses
des auteuni sur lesquels tu as écrit, que ce soit Hume, en cercle, et les cercles autour du centre; il est structure,
Spinoza, Nietzsche, Proust, ou que ce soit Foucault, tu système de points et de positions qui quadrillent tout
ne les traitais pas comme des auteurs,c'est-à-direcoûrme le possible, système hiérarchique ou transmission de
des objets de recognition, tu y trouvais ces actes de commandements,avec instance centrale et mémoire têca-
penséesans image, aussi bien aveuglesqu'aveuglants, ces pitulatrice; il a un avenir et un passé, des racines et un
violences, ces rencontres, ces noces qui en faisaient des faîte, toute une histoire, une évolution, un développe-
créateurs bien avant qu'ils ne soient des auteurs. On ment; il peut être découpé, suivant des coupures dites
peut toujours dire que tu essayaisde les tirer à toi. Mais signiûantesen tant qu'elles suivent ses arborescences,ses
ils ne se laissent guère tirer. Tu ne rencontrais que ceux embranchements,sesconcentricités,sesmomentsde déve-
qui ne t'avaient pas attendu pour faire des rencontres en loppement. Or il n'y a pas de doute qu'on nous plante des
eux-mêmes,tu prétendais sortir de I'histoire de la philo' arbres dans la tête: I'arbre de la vie, I'arbre du savoir,
sophie ceux qui ne t'avaient pas attendu pour en sortir, etc. Tout le monde réclame des racines. Le Pouvoir est
tu n'as trouvé de créateurc qu'en ceux qui ne t'avaient toujours arborescent. Il y a peu de disciplines qui ne pas-

32 33
vement international dada, etc. Aujourd'hui les écoles
ne sont plus payantes,mais au profit d'une organisation
encore plus sombre: une sorte de marketing, où llntérêt
se déplace, et ne porte plus sur des liwes, mais sur des
articles de journaux, des émissions,des débats, des col-
loques, des tables rondes à propos d'un livre incertain
qui, à la limite, n'aurait même plus besoin d'exister.
Est-ce la mort du liwe tel que I'annonçait Mac Luhan?
Il y a un phénomène très complexe: le cinéma sur-
tout, mais aussi dans une certaine mesure le journal, la
radio, latêlê, ont été eux-mêmesde puissantsélémentsqui
mettaient en question la fonction-auteur, et qui dêga-
geaient des fonctions créatrices au moins potentielles ne
femme, devenir-animal qui n'est ni bête ni homme' Des passant plus par un Auteur. Mais à mesure que l'écri-
ture apprenait elle-même à se détacher de la fonction-
auteur, celle-ci se reconstituait précisément à la péri-
phérie, retrouvait du crédit à la radio, à la télé, dans les
journaux, et même dans le cinéma (c cinéma d'auteur r).
En même temps que le joumalisme créait de plus en plus
Ies événementsdont il parlait, le journaliste se décou-
vrait auteur, et redonnait une actualité à une fonction
tombée dans le discrédit. Les rapports de force chan-
le point. Faire population
-dâns dans un désert, et pas geaient tout à fait entre presseet liwe; et les écrivains ou
et genres une forêt. Peupler sans iamais les intellectuels passaientau service des journalistes, ou
"rpèr*
spécifier. bien se faisaient leurs propres journalistes, journalistes
d'eux-mêmes.Ils devenaient les domestiquesdes inter-
Quelle est la situation aujourd'hui? Pendant long- viewers, des débatteurs, des présentateurs: journalisa-
sont organisés tion de l'écrivain, exercicesde clowns que les radios et
-n la littérature et même les arts se
temps,
en écoles>. Les écoles sont de tlpe arborescent' Et les télés font subir à l'écrivain consentant. André Scala
a bien analysé cette nouvelle situation. D'où la possibi-
lité du marketing qui remplace aujourd'hui les écoles
vieille manière. Si bien que le problème consiste à réin-
venter non seulementpour l'écriture, mais aussi pour le
cinéma, la radio, la télé, et même pour le journalisme,
les fonctions créatrices ou productrices libérées de cette
fonction-auteur toujours renaissante. Car les inconvé-
nients de I'Auteur, c'est de constituer un point de départ
ou d'origine, de former un sujet d'énonciation dont dépen-
dent tous les énoncés produits, de se faire reconnaître

34 35
et identifier dans un ordre de significations dominantes Ce qui compte dans un sftsmin, ce qui cornpte dans
ou de pouvoirs établis : c Moi en tant que"' >- Tout une ligne, c'est toujours le milieu, pff le début ni la fin.
autres sônt les fonctions créatrices,usagesnon conformes On est toujours au milieu d'un chemin, au milisu ds
du type rhizome et non plus arbre, qui procèdent par quelque chose. L'ennuyeux dans les questions et les
interiêctions, croisementsde lignes, poinS de rencontre réponses, dans les interviews, dans les entretiens, c'est
au milieu: il n'y a pas de sujet, mais des agencements qu'il s'agit le plus souvent de faire le point : le passé et
collectifs d'énonôiatiôn; il n y a pas de spéciûcités,mais le présent, le présent et I'avenir. C'est même pourquoi il
des populations, musique-écriture-sciences-audiovisuel, est toujours possible de dire à un auteur que sa première
un." irutt relais, leurs échos, leurs interférencesde tra- æuwe contenait déjà tout, ou au contraire qu'il ne cesse
vail. ce qu'un musicien fait là-bas servira à un écrivain de se renouveler, de se transformer. De toutes manières,
ailleurs, un savant fait bouger des domaines tout autres' c'est le thème de I'embryon qui évolue, soit à partir d'une
un peintre sursautesous une percussion: ce ne sont pas préformation dans le germe, soit en fonction de structu-
des rencontres entre domaines, car chaque domaine est rations successives.Mais I'embryon, l'évolution, ce ne
déjà fait de telles rencontres en lui-même' Il n'y a que sont pas de bonnes choses.Le devenir ne passepas par
des intermezzo, des intermezzî' comme foyers de créa- là. Dans le devenir, il n'y a pas de passéni d'avenir, ni
tion. c'est cela, un entretien, et pas la conversation ni même de présent, il n'y a pas d'histoire. Dans le devenir,
le débat préformésde spécialistesentre eux, ni même une il s'agit plutôt d'involuer: ce n'est ni régresser,ni pro-
interdisciplinarité qui s'ordonnerait dans un projet gresser.Devenir, c'est devenir de plus en plus sobre, de
commun. oh certes, les vieilles écoles et le nouveau plus en plus simple, devenir de plus en plus désert, et
marketing n'épuisent pas nos possibilités; tout ce qui par là même peuplé. C'est cela qui est difficile à expli-
est vivani passe ailleuri, et se fait ailleurs. Il pourrait y quer : à quel point involuer, c'est évidemment le contraire
avoir une iharte des intellectuels, des écrivains et des d'évoluer, mais c'est aussi le contraire de régresser,reve-
artistes, où ceux-ci diraient leur refus d'une domestica' nir à une enfance, ou à un monde primitif. fnvoluer,
tion par les journaux, radios, télés, quitte à forrrer des c'est avoir une marche de plus en plus simple, économe,
group.r de pioduction et à imposer des connexionsentre sobre. C'est wai aussi pour les vêtements: l'élégance,
ies fànctions créatrices et les fonctions muettes de ceux comme le contraire de I'over-dressed où I'on en met
quin'ontpaslemoyenniledroit.deparler.Ilne-s'agit trop, on rajoute toujours quelquechosequi va tout gâcher
surtout pui at parler pour les malheureux, de parler au Q'éléganceanglaise contre I'over-dresseditalien). C'est
nom des-victimes,desJuppliciéset opprimés,mais de faire vrai aussi de la cuisine: contre la cuisine évolutive, qui
une ligne vivante, une ligne brisée. L'avantage serait au en rajoute toujours, contre la cuisine régressive qui
moins] dans le monde intellectuel si petit qu'il soit, de retourne aux élémentspremiers, il y a une cuisine involu-
séparer ceux qui se veulent ( auteurst', école ou marke- tive, qui est peut-être celle de I'anorexique. Pourquoi
iing, plaçant l.utr films narcissiques,,leurs interviews, y a-t-il une telle élégance chez certains anorexiques?
leurs émissions et leurs états d'âme, la honte actuelle, C'est vrai aussi de la vie, même la plus animale: si les
- ils ne rêvent pas, animaux inventent leurs forures et leurs fonctions, ce
et ceux qui rêvent d'autre chose
tout seul. Les deux dangers, c'est I'intellectuel n'est pas toujours en évoluant, en se développant, ni en
ça se faif
Ëororn. maître ou disciple, ou bien I'intellectuel comme régressantcomme dans le cas de la prématuration, mais
cadre,cadre moyen ou suPérieur' en perdant, en abandonnant,en réduisant, en simplifiant,
quitte à créer les nouveaux éléments et les nouveaux

36 37
rapports de cette simplification'. L'expérimentation est est débordement,c'est une leçon de morale r. r La pro-
involutive, le contraire de I'over-dose. C'est vrai aussi menade comme acte, comme politique, comme expéri-
de l'écriture: arriver à cette sobriété, cette simplicité qui mentation, corrrme vie : < Je m'étends comme de la
n'est ni la fin ni le début de quelque chose. Involuer, brume ENTREles personnesque je connais le mieux r,
c'est être ( entre D, au milieu, adjacent. Les penion- dit Virginia Woolf danssapromenadeparmi les taxis.
nages de Beckett sont en perpétuelle involution, tou-
jours au milieu d'un chemin, déjà en route. S'il faut se Le milieu n'a rien à voir avec une moyenne, ce n'est
cacher, s'il faut toujours prendre un masque, ce n'est pas un centrisme ni une modération. Il s'agit au contrairé
pas en fonction d'un goût pour le secret qui serait un d'une vitesseabsolue.Ce qui croît par le milieu est doué
petit secretpersonnel,ni par précaution, c'est en fonction d'une telle vitesse.Il faudrait distinguer non pas le mou-
d'un secret d'une plus haute nafure, à savoir que le che- vement relatif et le mouvement absolu, mais la vitesse
min n'a pas de début ni de fin, qu'il lui appartient de relative et la vitesse absolue d'un mouvement quelconque.
maintenir son début et sa fin cachés,parce qu'il ne peut Le relatif, c'est la vitesse d'un mouvement considéré d'un
pas faire autrement. Sinon ce ne serait plus un chemin, il point à un autre. Mais I'absolu, c'est la vitessedu mouve-
n'existe comme chemin qu'au milieu. Le rêve, ce serait ment entre les deux, au milieu des deux, et qui trace une
que tu sois le masque de Félix et Félix le tien. Alors il ligne de fuite. Le mouvement ne va plus d'un point à un
y aurait waiment un chemin entre les deux, que quel- autre, il se fait plutôt entre deux niveaux comme dans une
qu'un d'autre pourrait prendre au milieu, quitte à son différencede potentiel. C'est une difiérence d'intensité qui
tour, etc. C'est cela, un rhizome, ou de la mauvaise produit un phénomène,qui le lâche ou I'expulse,I'envoie
herbe. Les embryons, Ies arbres, se développent,suivant dans I'espace.Aussi la vitesse absolue peut-elle mesurer
leur préformation génétique ou leurs réorganisations un mouvement rapide, mais non moins un mouvement
structurales. Mais pas la mauvaise herbe: elle déborde très lent, ou mêmeune immobilité, comme un mouvement
à force d'être sobre. Elle pousse entre. Elle est le che- sur place. Problème d'une vitesse absolue de la pensée:
min lui-même. Les Anglais et les Américains, qui sont il y a sur ce thème d'étrangesdéclarationsd'Epicure. Ou
les moins auteun parmi les écrivains, ont deux senspar- bien Nietzsche, n'est-ce pas ce qu'il arrive à faire avec
ticulièrement aigus, et qui communiquent: celui de la un aphorisme? Que la pensée soit lancée cornme une
route et du chemin, celui de I'herbe et du rhizome. Peut- pierre par une machine de guerre. La vitesseabsolue,c'est
être est-cela raison pour laquelle ils n'ont guère de phi- la vitessedes nomades,même quand ils se déplacentlen-
losophie cornme institution spécialisée,et n'en ont pas tement. Les nomadessont toujours au milieu. La steppe
besoin, parce qu'ils ont su dans leurs romans faire de croît par le milieu, elle est entre les grandes forêts et
l'écriture un acte de pensée,et de la vie une puissancenon les grands empires. La steppe, I'herbe et les nomades
personnelle, herbe et chemin I'un dans I'autre, devenir- sont la mêmechose.Les nomadesn'ont ni passéni avenir,
bison. Henry Miller: a L'herbe n'existe qu'entre les ils ont seulement des devenirs, devenir-femme, devenir-
grands espacesnon cultivés. Elle comble les vides. Elle animal, devenir-cheval : leur extraordinaire art animalier.
pousse entre - parmî les autres choses. La fleur est Les nomades n'ont pas d'histoire, ils ont seulement de
belle, le chou est utile, le pavot rend fou. Mais I'herbe la géographie. Nietzsche : c Ils arrivent comme la des-
tinée, sanscause,sansraison, sanségard, sansprétexte... r
1. Cf. G. G. Simpson, L'Evolution et sa sîgnilicatîon, éd. Kafka: c Impossible de comprendre comment fu ont
Payot. 1. HenryMiller,Hamlet,éd.Corrêa,p.49.

38 39
paranoïa légère, rapports difrciles avec la police. Etre
pénétré iusqu'à la capitale, cependant ils sont là' et
une ligne abstraite et brisée, w agzag qui se glisse
àhuqor mutin semble âccroître leur nombfe... I Kleist: ( entre r. L'herbe est vitesse. Ce que tu appelais mal,
Eltes arrivent les Amazones, et les Grecs et les Troyens,
tout à I'heure, charme ou style, c'est la vitesse. Les
ier aeu* germesd'Etats, croient chacun qu'elles viennent
enfants vont vite parce qu'ils savent se glisser entre.
t" uUie,ïais elles passent entre les deux et, tout le
Fanny imagine la même chosede la vieillesse: là aussiil
long de leur passagé,eiles renversent les deux sur la
y a un devenir-vieux qui définit les vieillesses réussies,
lign-e de fuite.- Félix et toi, vous faites l'hypothèse que
c'est-à-dire un vieillir-vite qui s'opposeà I'impatience ordi-
lqs nomades auraient inventé la machine de guerre. ce
naire des vieillards, à leur despotisme,à leur angoissedu
qui implique que les Etats n'en avaient pas, et que le
soir (cf. la vilaine formule * la vie est trop courte... >).
pouvoii d;Etat-était fondé sur autre chose. Ce sera une
Vieillir vite, d'après Fanny, ce n'est pas vieillir précoce-
iârt immensepour les Etats d'essayerde s'approprier la
" de guerre, en en faisant une institution militaire ment, ce serait au contraire cette patience qui permet
machine
justement de saisir toutes les vitesses qui passent. Or
ou une *riér, pour la retourner contre les nomades'
c'est encore la même chose pour écrire. Ecrire doit pro-
Mais les Etats auront toujours beaucoup de difficultés
pas duire de la vitesse.Ça ne veut pas dire écrire rapidement.
avec leurs armées. Et la machine de guerre n'est
d'abord une pièce de I'appareil d'Etat, elle n'est pas une Que ce soit Céline, ou Paul Morand que Céline admirait
-d (c il a lut jazzerla langue française >), ou Miller : d'éton-
organisatioo Etut, elle est I'organisation des nomades
nantes productions de vitesse.Et ce que Nietzsche a fait
en"tant qu'ils n'ont pas d'appareil d'Etat. Les nomades
avecI'allemand, c'est cela être un étranger dans sa propre
ont inventé toute une organisation numérique qui se
langue. C'est dans l'écriture travaillée le plus lentement
retrouvera dans les armées (dizaines, centaines, etc.).
qu'on atteint à cette vitesseabsolue,qui n'est pas un eftet,
Cette organisation originale implique des rapports avec
mais un produit. Vitesse de la musique, même la plus
les femries, les végétaux, les animaux, les métaux très
lente. Est-ce par hasard que la musique ne connaît que
d i ffé r ent s dec euxq u i s o n tc o d i fi é s d a n s u n Eta t.Fai re
des lignes et pas de points? On ne peut pas faire le point
de la penséeun" puittunce nomade, ce n'est pas forcé-
en musique. Rien que des devenirs sans avenir ni passé.
ment Ëoug.r, maiJ c'est secouerle modèle de l'appareil
La musique est une anti-mémoire.Elle est pleine de deve-
d'Etat, I'idole ou I'image qui pèse sur la pensée,monstre
nirs, devenir-animal, devenir-enfant, devenir-moléculaire.
accroupi sur elle. Donner à la penséeune vitesseabsolue,
Steve Reich veut que tout soit perçu en acte dans la
une mâchine de guerre' une géographie,et tous æs !eve-
musique,que le processussoit entièremententendu : aussi
nirs ou ces chemins qui parcourent une steppe' Epicure'
cette musique est'elle la plus lente, mais à force de
Spinozaet Nietzsche'commepenseursnomades'
nous faire percevoir toutes les vitessesdiftérentielles.Une
Cette question de vitesse,c'est important, très.compli. Guwe d'art doit au moins marquer les secondes.C'est
qué aussi. Ça ne veut pas dire être le premier-à la comme le plan fixe: un moyen de nous faire percevoir
tout ce qu'il y a dans I'image. Vitesse absolue, qui nous
aourr"; il arrive qu'on soit en retard par vitesse'-Ça ne
ve ut pas dir enonp l u s c h a n g e r,i l a rri v e q u ' o n s o i ti nva. fait tout percevoir en même temps, peut être le caractère
de la lenteur ou même de I'immobilité. Immanence. C'est
riable et constant par vitesse. La vitesse, c'est êtrç pris
dans un devenir, qui n'est pas un développementou une exactement le contraire du développement,où le prin-
cipe transcendant qui détermine et qui structure n'appa-
évolution. tr faudrait être comme un taxi, ligne d'attente,
ligne de fuite, embouteillage,goulot, feux verts et rouges, raît jamais directement pour son compte, en relation per-

4l
40
dualisme. Mais le culte du langage, l'érection du langage,
ceptible avec un processus,avec un devenir. Quand Fred la linguistique elle-même est pire que la vieille ontologie,
Astaire danse la valse, ce n'est pas 1,2,3, c'est infini- dont elle a pris le relais. Nous devons passerpar les dua-
ment plus détaillé. Le tam-tam, ce n'est pas 1,2. Quand lismes parce qu'ils sont dans le langage, pas question de
les Nôirs dansent, ce n'est pas qu'ils soient saisis d'un
s'en passer, mais il faut lutter contre le langage, inventer
démon du rythme, c'est qu'ils entendent et exécutent
le bégaiement, pæ pour rejoindre une pseudo-réalité pré-
toutes les notes, tous les temps, tous les tons, toutes les
linguistique, mais pour tracer une ligne vocale ou écrite
hauteurs, toutes les intensités, tous les intervalles. Ce
qui fera couler le langage entre ces dualismes, et qui
n'estjamais 1,2, ti 1,2,3,c'est7,10,14 ou 28 tempspre-
définira un usage minoritaire de la langue, une varia-
miers comme dans une musique turque. Nous retrouve-
tion inhérente,commedit Labov.
rons cette question des vitesseset des lenteurs, comment
elles se composent,et surtout comment elles procèdent à
En second lieu, il est probable qu'une multiplicité ne
des individuations très spéciales,comment elles font des
se définit pas par le nombre de ses termes. On peut
individuations sansc sujet >.
toujours ajouter un 3" à 2, un 4' à 3, etc., on ne sort pas
par là du dualisme, puisque les élémentsd'un ensemble
S'empêcherde faire Ie point, s'interdire le souvenir, ce
quelconque peuvent être rapportés à une successionde
n'est pas faciliter l'entretien. Mais il y a une autre dif-
choix eux-mêmesbinaires. Ce ne sont ni les éléments
ficulté. Félix et toi (Félix est plus rapide que toi), vous
ni les ensemblesqui définissent la multiplicité. Ce qui
ne cessezpas de dénoncer les dualismes,vous dites que
la définit, c'est le Er, comme quelque chose qui a lieu
les machinesbinaires sont des appareils de pouvoir pour
entre les éléments ou entre les ensembles.Er, ET, ET,
casser les devenirs: tu es homme ou femme, blanc ou
le bégaiement.Et même s'il n'y a que deux termes,il y a
noir, penseur ou vivant, bourgeois ou prolétaire? Mais
qu'est-ce que vous faites, sinon proposer d'autres dua- un ET entre les deux, qui n'est ni I'un ni I'autre, ni I'un
qui devient I'autre, mais qui constitue précisément la
lismes? Des actes de penséesans image, contre I'image
multiplicité. C'est pourquoi il est toujours possible de
de la pensée;le rhizome ou I'herbe, contre les arbres; la
défaire les dualismes du dedans, en traçant la ligne de
machine de guerre, contre I'appareil d'Etat; les multi-
plicités complexes, contre les unifications ou totalisa- fuite qui passeentre les deux termes ou les deux ensem-
bles, l'étroit ruisseau qui n'appartient ni à I'un ni à
tions, la force d'oubli contre la mémoire; la géographie
I'autre, mais les entraînetous deux dans une évolution non
contre I'histoire; la ligne contre le point, etc. Peut-être
parallèle, dans un devenir hétérochrone. Au moins ce
faut-il dire d'abord que le langage est profondément tra-
vaillé par les dualismes, les dichotomies, les divisions n'est pas de la dialectique. Alors nous pourrions procé-
par 2, les calculs binaires: masculin-féminin, singulier- der ainsi: chaque chapitre resterait divisé en deux, il
pluriel, syntagme nominal-syntagme verbal. La linguis- n'y aurait plus aucune raison de siguer chaque partie,
puisque c'est entre les deux parties anonymes que se
tique ne trouve dans le langage que ce qui y est déjà:
ferait I'entretien, et que surgiraient nr Félix, rr Fanny,
le systèmearborescentde la hiérarchie et du comman-
Et toi, Et tous ceux dont nous parlons, ET moi, comme
dement. Le lr, le ru, le tt, c'est profondément du lan-
gage. Il faut parler comme tout le monde, il faut passer autant d'imagesdéforméesdans une eau courante.
par les dualismes, l-2, ou même l-2'3. Il ne faut pas c. P.
dire que le langage déforme une réalité préexistante ou
d'une autre nature. Le langageest premier, il a inventé Ie

42
CHAPITREtr

DE LA SUPÉRIORITÉ
DE LA LITTERATURE
ANGLAISE-AMÉnTceINB
PREMIERE PARTIE

Partir, s'évader, c'est tracer une ligne. L'objet le plus


haut cle la littérature, suivant Lawrence : < Partir, partir,
s'évader... traverser I'horizon, pénétrer dans une autre
vie... C'est ainsi qtre Melville se retrouve au milieu du
Pacifique, il a vraiment passé la ligne d'horizon. , La
ligne de fuite est we déterritorialisation. Les Français ne
savent pas bien ce que c'est. Evidemment, ils fuient
comme tout le monde, mais ils pensent que fuir, c'est
sortir du monde, mystique ou art, ou bien que c'est
quelque chose de lâche, parce qu'on échappe aux enga-
gementset aux responsabilités.Fuir, ce n'est pas du tout
renoncer aux actions, rien de plus actif qu'une fuite. C'est
le contraire de I'irnaginaire. C'est aussi bien faire fuir,
pas forcément les autres, mais faire fuir quelque chose,
faire fuir un systèmecomme on crève un tuyau. George
Jacksonécrit de sa prison: u Il se peut que je fuie, mais
tout au long de ma fuite je cherche une arme. ) Et
Lawrence encore: u Je dis que les vieilles armes pour-
rissent, faites-en de nouvelles et tirez juste. > Fuir, c'est
tracer une ligne, des lignes, toute une cartographie. On
ne découvre des mondesque par une longue fuite brisée.
La litt&ature anglaise-américainene cessede présenter
ces ruptures, ces personnagesqui créent leur ligne de
fuite, qui créent par ligne de fuite. Thomas Hardy,
Melville, Stevenson,Virginia Woolf, Thomas Wolfe,

47
Lawrence,Fitzgerald, Miller, Kérouac. Tout y est départ, peuvent se faire sur place, en voyage immobile. Toynbee
devenir, passage,saut, démon, rapport avec le dehors.
montre que les nomades, au sensstrict, au sens géogra-
Ils créent une nouvelle Terre, mais il se peut précisément phique, ne sont pas des migrants ni des voyageurs,mais
que le mouvement de la terre soit la déterritorialisation
au contraire ceux qui ne bougent pas, ceux qui s'accro-
même. La littérature américaine opère d'après des lignes
chent à la steppe, immobiles à grandt p*, suivant une
géographiques: la fuite vers I'Ouest, la découverte que
ligne de fuite sur place, eux, les plus grands inventeurs
le véritable Est est à I'Ouest, le sensdes frontières comme
d'armes nouvellesr. Mais I'histoire n'a jamais rien
quelque chose à franchir, à repousser, à dépasserr. Le
compris aux nomades, qui n'ont ni passéni avenir. Les
devenir est géographique. On n'a pas l'équivalent en
cartes sont des cartes d'intensités,la géographien'est pas
France. Les Français sont trop humains, trop historiques, moins mentale et corporelle que physique en mouvement.
trop soucieux d'avenir et de passé.Ils passentleur temps
Quand Lawrence s'en prend à Melville, il lui reproche
à faire le point. Ils ne savent pas devenir, ils pensent en d'avoir trop pris le voyage au sérieux. Il arrive que le
termes de passé et d'avenir historiques. Même quant à voyage soit un retour chez les sauvages,mais un tel
la révolution, ils pensentà un .. avenir de la révolution > retour est une régression.Il y a toujours une manière de
plutôt qu'à un devenir-révolutionnaire.Ils ne savent pas
se re-territorialiser dans le voyage, c'est toujours son
tracer de lignes, suivre un canal. Ils ne savent pas per- père et sa mère (ou pire) qu'on retrouve en voyage.
cer, limer le mur. Ils aiment trop les racines, les arbres, < Revenir aux sauvages rendit Melville tout à fait
le cadastre, les points d'arborescence' les propriétés.
malade... Aussitôt parti, le voilà qui recommence à
Voyez le structuralisme:c'est un systèmede points et de soupirer, à regretter le Paradis, Foyer et Mère se trou-
positions, qui opère par grandes coupures dites signi- vant à I'autre extrémité d'une chasse à la baleine2. >'
tantes, au lieu de procéder par pousséeset craquements, Fitzgeralddit encoremieux : .. J'en vins à I'idée que ceux
et qui colmate les lignes de fuite, au lieu de les suiwe, qui avaient suryécu avaient accompli une vraie rupture.
de les tracer, de les prolonger dansun champ social. Rupture veut beaucoupdire et n'a rien à voir avec rup-
Est-ce dans Michelet, la belle page où les rois de ture de chaîne où I'on est généralementdestinéà trouver
France s'opposent aux rois d'Angleterre : les uns avec une autre chaîne ou à reprendre I'ancienne. La célèbre
leur politique de terre, d'héritages,de mariages,de pro- Evasion est une excursion dans un piège même si le
cès, de ruses et de tricheries; les autres avec leur mouve- piège comprend les mers du Sud, qui ne sont faites que
ment de déterritorialisation, leurs effances et leurs répu- pour ceux qui veulent y naviguer ou les peindre. Une
diations, leurs trahisonscomme un train d'enfer qui passe? vraie rupture est quelque chosesur quoi on ne peut pas
Ils déchaînent avec eux les flux du capitalisme, mais les revenir, qui est irrémissibleparce qu'elle fait que le passé
Français inventent I'appareil de pouvoir bourgeois capa- cessed'exister3. >
ble de les bloquer, de les comptabiliser. Mais même quand on distingue la fuite et le voyage,
Fuir n'est pas exactement voyager' ni même bouger' la fuite reste encore une opération ambiguë. Qu'est-ce
D'abord parce qu'il y a des voyages à la française, trop qui nous dit que, sur une ligne de fuite, nous n'allons
historiques, culturels et organisés,où I'on se contente de pas retrouver tout ce que nous fnyons? Fuyant l'éternel
transporter son ,. moi rr. Ensuite Parce que les fuites 1. Toynbee,L'Histoire, éd. Gallimard, p. 185 sq.
2. Lawrence, Etudes sur la littérature classique otrt{ricaine, êd.
1. Cf. toute I'analyse de Leslie Fiedler, Le Retour du Peau- d u S e u i l ,p . 1 7 4 .
Rouge, éd. du Seuil. 3. Fitzgerald, La Fêlure, éd. Gallimard, p. 354.

48 49
père-mère, n'allons-nous pas retrouver toutes les forma- le sommet. C'est le contraire de I'herbe. Non seulement
tions ædipiennes sur la ligne de fuite? Fuyant le fascisme, I'herbe pousseau milieu des choses,mais elle pousseelle-
nous retrouvons des concrétions fascistes sur la ligne de même par le milieu. C'est le problème anglais, ou améri-
fuite. Fuyant tout, comment ne pas reconstituer et notre cain. L'herbe a sa ligne de fuite, et pas d'enracinement.
pays natal, et nos formations de pouvoir, nos alcools, nos On a de l'herbe dans la tête, et pas un arbre: ce que
psychanalyseset nos papasi-mamans? Comment faire pour signifie penser,ce qu'est le cerveau, ( u[ certain nervous
que la ligne de fuite ne se confonde pas avec un pur systemr, de I'herbe 1.
et simple mouvement d'autodestruction, alcoolisme de
Fitzgerald, découragement de Lawrence, suicide de Cas exemplaire de Thomas Hardy: les personnages
Virginia Woolf, triste fin de Kérouac. La littérature chez lui ne sont pas des personnesou des sujets, ce sont
anglaiseet américaineest bien traverséed'un sombre pro- des collections de sensationsintensives, chacun est une
cessusde démolition, qui emporte l'écrivain. Une mort telle collection, un paquet, un bloc de sensationsvaria-
heureuse?Mais c'est justementça qu'on ne peut apprendre bles. Il y a un curieux respect de I'individu, un respect
que sur la ligne, en même temps qu'on la trace: les dan- extraordinaire: non pas parce qu'il se saisirait lui-même
gers qu'on y court, la patienceet les précautionsqu'il faut comme une personne,et serait reconnu comme une per-
y mettre, les rectifications qu'il faut faire tout le temps, sonne, à la française,mais au contraire, justement, parce
pour la dégagerdes sableset des trous noirs. On ne peut qu'il se vit et parce qu'il vit les autres comme autant de
pas prévoir. Une vraie rupture peut s'étaler dans le < chancesuniques v - lq chanceunîque que telle ou telle
temps, elle est autre chose qu'une couPure trop signi- combînaison ait été tirée. Individuation sans sujet. Et
liante, elle doit sans cesse être protégée non seulement ces paquets-desensationsà vif, ces collectionsou combi-
contre ses faux semblants, mais aussi contre elle-même, naisons,filent sur des lignes de chance,ou de malchance,
et contre les re-territorialisations qui la guettent. C'est là où se font leurs rencontres, au besoin leurs mauvaises
pourquoi d'un écrivain à I'autre, elle saute comme ce qui rencontres qui vont jusqu'à la mort, jusqu'au meurtre.
doit être recourmencé.Les Anglais, les Américains n'ont Hardy invoque une sorte de destin grec pour ce monde
pas la même manière de recommencerque les Français. expérimentalempiriste.Des paquets de sensations,indi-
Le recommencementfrançais, c'estla table rase,la recher- vidus, filent sur la lande comme ligne de fuite, ou ligne
che d'une première certitude comme d un point d'origine, de déterritorialisationde la terre.
toujours le point ferme. L'autre manière de recommencer,
au contraire, c'est reprendre la ligne interrompue, ajouter Une fuite est une es$ce de délire. Délirer, c'est exac-
un segment à la ligne brisée, la faire passer entre deux tement sortir du sillon (comme < déconner>, etc.). Il y a
rochers, dans un étroit défilé, ou par-dessusle vide, là quelque chose de démoniaque, ou de démonique, dans
où elle s'était arrêtée. Ce n'est jamais le début ni la fin une ligne de fuite. Les démons se distinguent des dieux,
qui sont intéressants,le début et la fin sont des points. parce que les dieux ont des attributs, des propriétés et
i'intéressant, c'est le milieu. Le zéro anglais est toujours des fonctions fixes, des territoires et des codes: ils ont
au milieu. Les étranglcmentssont toujours au milieu. affaire aux sillons, aux bornes et aux cadastres.Le propre
On est au milieu d'une ligne, et c'est la situation la plus des démons, c'est de sauter les intervalles, et d'un inter-
inconfortable. On recommencepar le milieu. Les Fran- valle à I'autre. Quel démon a sauté du plus long
"
çais pensenttrop en termes d'arbre: I'arbre du savoir,
les pôints d'arborescence,I'alpha et I'oméga,les racines et 1. Cf. Steven Rose,Ie Cerveau conscient, éd. du Seuil.

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saut? >, demande Gdipe. Il y a toujours de la trahison Colomb r. Le vol créateur du traître, contre les plagiats
dans une ligne de fuite. Pas tricher à la manière d'un du tricheur.
homme d'ordre qui ménage son avenir, mais trahir à la
façon d'un homme simple qui n'a plus de passé ni de Lâncien Testament n'est pas une épopéeni une tra-
futur. On trahit les puissancesfixes qui veulent nous rete- gédie, c'est le premier roman, et c'est ainsi que les Anglais
nir, les puissancesétablies de la terre. Le mouvement le comprennent, comme fondation du roman. Le traître
de la trahison a été,défini par le double détournement: est le personnageessentieldu roman, le héros. Traître
I'homme détourne son visage de Dieu, qui ne détourne au monde des significations dominantes et de I'ordre
pas moins son visage de I'homme. C'est dans ce double établi. C'est très différent du tricheur : le tricheur, lui,
détournement, dans l'écart des visages, que se trace la prétend s'emparer de propriétés fixes, ou conquérir un
ligne de fuite, c'est-à-dire la déterritorialisation de territoire, ou mêmeinstaurer un nouvel ordre. Le tricheur
I'homme. La trahison, c'est comme le vol, elle est tou- a beaucoup d'avenir, mais pas du tout de devenir. Le
jours double. On a fait d'(Edipe à Colone, avec sa prêtre, le devin, est un tricheur, mais I'expérimentateur
longue errance, le cas exemplaire du double détourne- un traître. L'homme d'Etat, ou I'homme de cour, est un
ment. Mais Gdipe est la seule tragédie sémite des Grecs. tricheur, mais I'homme de guerre (pas maréchal ou gê:nê-
Dieu qui se détourne de I'homme, qui se détourne de ral) un traître. Le roman français présentebeaucoup de
Dieu, c'est d'abord le sujet de I'Ancien Testament.C'est tricheurs, et nos romanciers sont souvent eux-mêmesdes
I'histoire de Caih, la ligne de fuite de Caïh. C'est I'his- tricheurs. fls n'ont pas de rapport spécial avec lâncien
toire de Jonas : le prophète se reconnaît à ceci, qu'il Testament. Shakespearea mis en scènebeaucoup de rois
prend Ia direction opposéeà celle que Dieu lui ordonne, tricheurs, qui accédaientau pouvoir par tricherie, et qui
et par là réalise le commandementde Dieu mieux que s'il se révélaient en fin de compte de bons rois. Mais quand
avait obéi. Traître, il a pris le mal sur soi. L'Ancien il rencontre Richard III, il s'élève à la plus romanesque
Testament ne cesse d'être parcouru par ces lignes de des tragédies.Car Richard Iff ne veut pas simplementIe
fuite, ligne de séparation de la terre et des eaux. * Que pouvoir, il veut la trahison. Il ne veut pas la conquête
les élémentscessentde s'étreindre et se tournent le dos. de I'Etat, mais I'agencementd'une machine de guerre:
Que I'homme de la mer se détourne de sa femme humaine comment être le seul traître, et tout trahir en même
et de ses enfants...Traverseles mers, traverseles mers, temps? Le dialogue avec lady Anne, que des commen-
conseillele cæur. DélaisseI'amour et le foyerr. n Dans tateurs ont jugé ( peu vraisemblable et outré >, montre
les ., grandes découvertes>, les grandes expéditions, il les deux visagesqui se détournent, et Anne qui pressent,
n'y a pas seulementincertitude de ce qu'on va découwir, déjà consentante et fascinée, la ligne tortueuse que
et conquête d'un inconnu, mais I'invention d'une ligne Richard est en train de tracer. Et rien ne révèle mieux
de fuite, et la puissance de la trahison : être le seul la trahison que le choîx d'obiet. Non pas parce que c'est
traître, et traître à tous - Aguirre ou la colère de Dieu. un choix d'objet, mauvaise notion, mais parce que c'est
Christophe Colomb, tel que le décrit JacquesBessedans un devenir, c'est l'élément démonique par excellence.
un conte extraordinaire, y compris le devenir-femme de Dans son choix d'Anne, il y a un devenir-femme de
Richard III. De quoi le capitaine Achab est-il coupable,
1. Lawrence, Etudes sur la littérature classîque américaine, êd. dans Melville? D'avoir choisi Moby Dick, la baleine
du Seuil, p. 166. Et sur le double détournement, cf. les Remarques
sur (Edipe, de Hôlderlin, avec les commentaires de Jean Beaufret,
êd.lO/ 18. Et le liwe de Jérôme Lindon $tr fonas, éd. de Minuit. 1. JacquesBesse,La grandePâque,éd. Belfond.

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blanche, au lieu d'obéir à la loi de groupe des 1Êcheurs, objet, mais en revanche dans lesquelleson est pris, bon
qui veut que toute baleine soit bonne à chasser.C'est ça gré mal gré, du fait qu'on écrit. Une minorité n'existe
l'élément démonique d'Achab, sa trahison, son rapport jamais toute faite, elle ne se constitue que sur des lignes
avec Léviathan, ce choix d'objet qui I'engage lui-même de fuite qui sont aussibien sa manière d'avanceret d'atta-
flans ur devenir-baleine.Le même thème apparaît dans quer. Il y a un devenir-femmedans l'écriture. Il ne s'agit
la Penthésiléede Kleist: le péché de Penthésilée,avoir pas d'écrire c comme > une femme.Mme Bovary, < c'est >
choisi Achille, tandis que la loi des Amazones ordonne moi - c'est une phrase de tricheur h,vstérique.Même les
de ne pas choisir I'ennemi; l'élément démonique de femmes ne réussissentpas toujours quand elles s'eftor-
PenthésiléeI'entraîne dans un devenir-chienneKleist fai- cent d'écrire comme des femmes,en fonction d'un avenir
sait horreur aux Allemands, ils ne le reconnaissaientpas de la femme. Femme n'est pas nécessairementl'écrivain,
comme Allemand: à grandesrandonnéessur son cheval, mais le devenir-minoritaire de son écriture, qu'il soit
Kleist fait partie de ces auteurs qui, malgré I'ordre alle- homme ou femme. Virginia Woolf s'interdisait de < par-
mand, surent tracer une ligne de fuite éclatante à travers ler comme une femme > : elle captait d'autant plus le
les forêts et les Etats. De même Lenz ou Biichner, tous devenir-femmede l'écriture. Lawrence et Miller passent
les Anti-Goethe). Il faudrait définir une fonction spéciale, pour de grands phallocrates; pourtant l'écriture les a
qui ne se confond ni avec la santé ni avec la maladie: la entraînés dans un devenir-femme irrésistible. L'Angle-
fonction de I'Anomal. L'Anomal est toujours à la fron- terre n'a produit tant de romancièresque par ce devenir,
tière, sur la bordure d'une bande ou d'une multiplicité; où les femmesont autant d'effort à faire que les hommes.
il en fait partie, mais la fait déjà passer dans une autre Il y a des devenirs-nègredans l'écriture, des devenirs-
multiplicité, il la fait devenir, il trace une ligne-entre. indien, qui ne consistentpas à parler peau-rougeou petit
C'est aussil'< outsider, : Moby Dick, ou bien la Chose, nègre. tr y a des devenirs-animauxdans l'écriture, qui
I'Entité de Lovecraft, terreur. ne consistent pas à imiter I'animal, à faire " I'animal,
"
pas plus que la musique de Mozart n'imite les oiseaux,
Il se peut qu'écrire soit dans un rapport essentielavec bien qu'elle soit pênétrô,ed'un devenir-oiseau.Le capi-
les lignes de fuite. Ecrire, c'est tracer des lignes de fuite, taine Achab a un devenir-baleinequi n'est pas d'imita-
qui ne sont pas imaginaires, et qu'on est bien forcé de tion. Lawrence et le devenir-tortue, dans ses admirables
suiwe, parce que l'écriture nous y engage,nous y embar- poèmes.Il y a des devenirs-animauxdans l'écriture, qui
que en Éalitê, Ecrire, c'est devenir, mais ce n'est pas ne consistentpas à parler de son chien ou de son chat.
du tout devenir écrivain. C'est devenir autre chose. Un C'est plutôt une rencontre entre deux règnes, un court-
écrivain de professionpeut se juger d'après son passéou circuitage, une capture de code où chacun se déterritoria-
d'après son avenir, d'après son avenir personnel ou lise. En écrivant on donne touiours de l'écriture à ceux
d'après la postérité (u je serai compris dans deux ans, qui n'en ont pas, mais ceux-ci donnent à l'écriture un
f,ens cent ans >, etc.). Tout autres sont les devenirs devenir sans lequel elle ne serail pds, sans lequel elle
contenusdans l'écriture quand elle n'épousepas des mots serait pure redondanceau servicedes puissancesétablies.
d'ordre établis, mais trace elle-mêmedes lignes de fuite. Que l'écrivain soit minoritaire ne signifie pas qu'il y a
On dirait que l'écriture par elle-même, quand elle n'est moins de gens qui écrivent qu'il n'y a de lecteurs; ce ne
pas officielle, rejoint forcément des t minorités r, qui serait même plus wai aujourd'hui: cela signifie que
n'écrivent pas forcément pour leur compte, sur lesquelles l'écriture rencontre toujours une minorité qui n'écrit
non plus on n'écrit pas, au sensoù on les prendrait pour pas, et elle ne se charge pas d'écrire pour cette minorité,

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à sa place ni à son propos, mais il y a rencontre où I'acquisition d'une clandestinité (même si I'on doit deve-
chacun pousse I'autre, I'entraîne dans sa ligne de fuite, nir animal, devenir nègre ou femme). Etre enfin inconnu,
dans une déterritorialisation conjuguée. L'ecriture se comme peu de gens le sont, c'est cela, trahir. C'est très
conjugue toujours avec autre chose qui est son propre difficile de ne plus être connu du tout, même de sa
devenir. Il n'existe pas d'agencement fonctionnant sur concierge,ou dans son quartier, le chanteursansnom, la
un seul flux. Ce n'est pas aftaire d'imitation, mais de ritournelle. A la fin de Tendre est la nuit, le héros se
conjonction. L'écrivain est pênétrédu plus profond, d'un dissipe littéralement, géographiquement.Le texte si beau
devenir-non-écrivain. Hofmannsthal (qui se donne alors de Fitzgerald, The crack up, dit: < Je me sentaispareil
un pseudonymeanglais) ne peut plus écrire quand il voit aux hommes que je voyais dans les trains de banlieue de
I'agonie d'une meute de rats, parce qu'il sent que c'est en Great Neck quinze ans plus tôt... ,) Il y a tout un système
lui que l'âme de I'animal montre les dents. Un beau film social qu'on pourrait appeler systèmemur blanc - trou
anglais, Willard, présentait I'irrésistible devenir-rat du noir. Nous sommes toujours épinglés sur le mur des
héros, qui se raccrochait pourtant à chaque occasion significations dominantes, nous sommes toujours enfon-
d'humanité, mais se trouvait entraîné dans cette conju- césdans le trou de notre subjectivité,le trou noir de notre
gaison fatale. Tant de silenceset tant de suicides d,écri- Moi qui nous est cher plus que tout. Mtrr où s'inscrivent
vains doivent s'expliquer par ces noces contre nature, toutes les déterminationsobjectivesqui nous fixent, nous
ces participations contre nature. Etre traître à son propre quadrillent, nous identifient et nous font reconnaître;
règne, être traître à son sexe, à sa classe,à sa majorité trou où nous nous logeons, avec notre conscience,nos
- quelle autre raison d'écrire? Et être traître à l'écriture. sentiments,nos passions,nos petits secretstrop connus,
Il y a beaucoup de gens qui rêvent d'être traîtres. Ils notre enviede les faire connaître.Même si le visageestun
y croient, ils croient y être. Ce ne sont pourtant que de produit de ce système,c'est une production sociale:
petits tricheurs. Le cas pathétique de Maurice Sachs, large visage aux joues blanches, avec le trou noir des
dans la littérature française.Quel tricheur ne s'est dit: yeux. Nos sociétésont besoin de produire du visage. Le
ah enfin, je suis un vrai traître! Mais quel traître aussi Christ a inventé le visage. Le problème de Miller (déjà
ne se dit le soir: après tout je n'étais qu'un tricheur. celui de Lawrence) : comment défaire le visage, en libé-
C'est que traître, c'est difficile, c'est créer. Il faut y rant en nous les têtes chercheusesqui tracent des lignes
perdre son identité, son visage. Il faut disparaître, de- de devenir? Comment passerle mur, en évitant de rebon-
venir inconnu. dir sur lui, en arrière, ou d'être écrasés?Comment sortir
du trou noir, au lieu de tournoyer au fond, quelles parti-
La fin, la finalité d'écrire? Bien au-delà encore d,un cules faire sortir du trou noir? Comment briser même
devenir-femme,d'un deverrir-nègre,animal, etc., au-delà notre amour pour devenir enfin capable d'aimer?
d'un devenir-minoritaire, il y a I'entreprise finale de Comment devenir imperceptible? * Je ne regarde plus
devenir-imperceptible.Oh non, un écrivain ne peut pas dans les yeux de la femme que je tiens dans mes bras,
souhaiter être q cornu >, reconnu. L'imperceptible, mais je les traverse à la nage, tête, bras et jambes en
caractèrecommun de la plus grande vitesseet de la plus entier, et je vois que derrière les orbites de ces yeux
grande lenteur. Perdre le visage, franchir ou percer le s'étend un monde inexploré, monde des chosesfutures,
mur, le limer très patiemment, écrire n'a pas d'autre fin. et de ce monde toute logique est absente...L'æil, libéré
C'est ce que Fitzgerald appelait waie rupture: la ligne du soi, ne révèle ni n'illumine plus, il court le long de
de fuite, non pas le voyage dans les mers du Sud, mais la ligne d'horizon, voyageur éternel et privé d'informa-

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tions... J'ai brisé le mur que crée la naissance,et le tracé Georges Bataille est un auteur très français : il a fait
de mon voyage est courbe et fermé, sans rupture... Mon du petit secret I'essencede la littérature, avec une mère
corps entier doit devenir rayon perpétuel de lumière dedans, un prêtre dessous,un æil au-dessus.On ne dira
toujours plus grande... Je scelle donc mes oreilles, nes pas assezle mal que le fantasme a fait à l'écriture (il a
yeux, mes lèvres. Avant de redevenir tout à fait homme, même envahi le cinéma), en nourrissant le signifiant et
r... I I'interprétation I'un de I'autre, I'un avec I'autre. c Le
il estprobable que j'existerai en tant que patc
monde des fantasmesest un monde du passér, lln théâtre
Là nous n'avons plus de secret,nous n'avons plus rien de ressentiment et de culpabilité. On voit bien des gens
à cacher. C'est nous qui sommesdevenusun secret,c'est déûler aujourd'hui en criant: Vive la castration, cff
nous qui sommes cachés, bien que tout ce que nous c'est le lieu, I'Origine et la Fin du désir! On oublie ce
faisons, nous le fassionsau grand jour et daru la lumière qu'il y a au milieu. On invente toujours de nouvelles
crue. C'est le contraire du romantisme du ( maudit r. races de prêtres pour le sale petit secret, qui n'a d'autre
Nous nous sommes peints aux couleurs du monde. objet que de se faire reconnaître, nous remettre dans un
Lawrence dénonçait ce qui lui semblait traverser toute trou bien noir, nous faire rebondir sur le mur bien blanc.
la littérature française: la manie du c sale petit secretr.
Les personnageset les auteurs ont toujours un petit Ton secret, on le voit toujours sur ton visage et dans
secret, qui nourrit la manie d'interpréter. Il faut toujours ton cil. Perds le visage. Deviens capable d'aimer sans
que quelque chose nous rappelle autre chose, nous fasse souvenit, sans fantasme et sans interprétation, sans faire
penser à autre chose.Nous avons retenu d'(Edipe le sale le point. Qu'il y ait seulementdesflux, qui tantôt tarissent,
petit secret, et non pas Gdipe à Colone, sur sa ligne se glacent ou débordent, tantôt se conjuguent ou s'écar-
de fuite, devenu imperceptible, identique au grand secret tent. Un homme et une femme sont des flux. Tous les
vivant. Le grand secret, c'est quand on n'a plus rien à devenirs qu'il y a dans faire I'amour, tous les sexes, les
cacher, et que personne alors ne peut vous saisir. Secret n sexes en un seul ou dans deux, et qui n'ont rien à
partout, rien à dire. Depuis qu'on a inventé le c signi- voir avec la castration. Sur les lignes de fuite, il ne peut
fiant >, les chosesne se sont pas arrangées.Au lieu qu'on plus y avoir qu'une chose, l'expérimentation-vie. On
interprète le langage, c'est lui qui s'est mis à nous inter- ne sait jamais d'avancerparce qu'on n'a pas plus d'avenir
préter, et à s'interpréter lui-même. Signifiance et inter- que de passé.< Moi, voilà comme je suis r, c'est fini tout
prétose sont les deux maladies de la tette, le couple du ça. Il n? a plus de fantasme, mais seulement des pro-
despoteet du prêtre. Le signifiant, c'est toujours le petit grammes de vie, toujours modifiés à mesure qu'ils se
secret qui n'a jamais cesséde tourner autour de papa- font, trahis à mesure qu'ils se creusent,comme des rives
maman. Nous nous faisons chanter nous-mêmes,nous qui défilent ou des canaux qui se distribuent pour que
faisons les mystérieux, les discrets, nous avançons avec coule un flux. Il n'y a plus que des explorations où I'on
I'air c voyez sous quel secret je ploie r. L'écharde dans trouve toujours à I'ouest ce qu'on pensait être à I'est,
la chair. Le petit secret se ramène généralementà une organesinversés.Chaque ligne où quelqu'un se déchaîne
triste masturbation narcissique et pieuse: le fantasme! est une ligue de pudeur, par opposition à la cochonnerie
La < transgression>, trop bon concept pour les sémina- laborieuse, ponctuelle, enchaînéed'écrivains français. Il
ristes sous Ia loi d'un pape ou d'un curé, les tricheurs. n'y a plus I'infini compte rendu des interprétations tou-
jours un peu sales, mais des procès finis d'expérimenta-
p. 177.
éd.du Chêne,
du Capricorne,
1. HenryMiller,Tropique tion, des protocoles d'expérience. Kleist et Kafka pas-

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saient leur temps à faire des programmes de vie: les totale, soit comme æuvre en train de se faire, et qui
programmesne sont pas des manifestes,encore moins des renvoie toujours à une écriture de l'écriture. C'est pour-
fantasmes,mais des moyens de repérage pour conduire quoi la littérature françaiseabondeen manifestes,en idéo-
une expérimentation qui déborde nos capacités de pré- logies, en théories de l'écriture, en même temps qu'en
voir (de même ce qu'on appellela musiqueà programme). querelles de personnes,en mises au point de mises au
La force des livres de Ca.stanedadans son expérimenta- point, en complaisancesnévrotiques,en tribunaux narcis-
tion programmée de la drogue, c'est que chaque fois les siques. Les écrivains ont leur bauge personnelledans la
interprétations sont défaites, et le fameux signifiant, éln- vie, en même temps que leur terre, leur patrie, d'autant
miné. Non, le chien que j'ai vu, avec iequel j'ai couru plus spirituelle dans I'auvre à faire. Ils sont contents
sous effet de la drogue, ce n'est pas ma putain de mère... de puer personnellement,puisque ce qu'ils écrivent est
C'est un procès de devenir-animal qui ne veut rien dire d'autant plus sublime et signifiant. La littérature française
que ce qu'il devient, et me fait devenir aveclui. S'y enchaî- est souvent l'éloge le plus éhonté de la névrose.L'æuvre
neront d'autres devenirs, des devenirs-moléculairesoù sera d'autant plus signifiante qu'elle renverra au clin
I'air, le son, I'eau sont saisis dans leurs particules en d'æil et au petit secret dans la vie, et inversement. Il
même temps que leurs flux se conjuguentavec le mien. faut entendre les critiques qualifiés parler des échecsde
Tout un monde de micro-perceptionsqui nous mènent à Kleist, des impuissancesde Lawrence, des puérilités de
I'imperceptible. Expérimentez, n'interprétez jamais. Pro- Kafka, des petites filles de Carroll. C'est ignoble. C'est
grammez,ne fantasmezjamais.Henry James,un de ceux toujours dans les meilleures intentions du monde:
qui ont le plus péné,trédans le devenir-femmede l'écri- l'æuwe paraîtra d'autant plus grande qu'on rendra la
ture, invente une héroïne postière, prise dans un flux vie plus minable. On ne risque pas ainsi de voir la puis-
télégraphique qu'elle commence par dominer grâce à sance de vie qui traverse une æuvre. On a tout écrasé
son < art prodigieux de I'interprétation " (évaluerles expé- d'avance. C'est le mêrne ressentiment,le même goût de
diteurs, télégrammesanonymesou chiffrés). Mais de frag- la castration, qui anime le grand Signifiant comme fina-
ment en fragment, se construit une expérimentation lité proposéede l'æuvre, et le petit Signifié imaginaire, le
vivante où I'interprétation se met à fondre, où il n'y a fantasme, comme expédient suggéréde la vie. Lawrence
plus de perception ni de savoir, de secret ni de divina- reprochait à la littérature française d'être incurablement
tion : u Elle avait fini par en savoir tant qu'elle ne pou- intellectuelle, idéologique et idéaliste, essentiellementcri-
vait plus interpréter, il n'y avait plus d'obscurités qui tique, critique de la vie plutôt que créatrice de vie. Le
lui fissentvoir clair... il ne restait qu'une lumière crue. > nationalisme français dans les lettres : une terrible manie
La littérature anglaise ou américaine est un processus de juger et d'être jugé traversecette littérature: il y a
d'expérimentation.Ils ont tué l'interprétation. trop d'hystériques parmi ces écrivains et leurs person-
nages.Haïr, vouloir être aimé, mais une grande impuis-
La grandeerreur,la seuleerreur,seraitde croire qu'une sance à aimer et à admirer. En vérité écrire n'a pas sa
ligne de fuite consisieà fuir la vie; la fuite dans I'ima- fin en soi-même, précisémentpcrce que la vie n'est pas
ginaire, ou dans I'art. Mais fuir au contraire, c'est pro- quelque chose tle personnel. Ou plutôt le but de l'écri-
duire du réel, créer de la vie, trouver une arme. En géné- ture, c'est de porter la vie à l'état d'une puissancenon
ral, c'est dans un nrêmefaux mouvementque la vie est personnelle.Elle abdique par là tout territoire, toute fin
réduite à quelque chose de personnelet que l'æuvre est qui résiderait en elle-même.Pourquoi écrit-on? C'est qu'il
censéetrouver sa fin en elle-même,soit comme æuvre ne s'agit pas d'écriture. Il se peut que l'écrivain ait une

60 61
santé fragile, une constitution faible. Il n'en est pas pas c qu'est'cequ'ecrire? >, parce qu'il en a toute la néces-
moins le contraire du névrosé : une sorte de grand Vivant iité, tlmpossibilité d'un autre choix qui fait l'écriture
(à la manière de Spinoza, de Nietzsche ou de Lawrence), même, à condition que l'écriture à son tour soit déjà pour
pour autant qu'il est seulement trop faible pour la vie lui un autre devenir, ou vienne d'un autre devenir. L écri-
qui le traverse ou les affects qui passent en lui. Ecrire ture, moyen pour une vie plus que personnelle, au lieu
n'a pas d'autre fonction: être un flux qui se conjugue que la vie soit un pauvre secret pour une écriture qui
avec d'autres flux - fsus les devenirs-minoritaires du n'aurait d'autre fin qu'elle-même.Ah, la misère de I'ima-
monde. Un flux, c'est quelque chose d'intensif, d'instan- ginaire et du symbolique, le réel étant toujours remis à
tané et de mutant, entre une création et une destruc- demain.
tion. C'est seulement quand un flux est déterritorialisé
quï arrive à faire sa conjonction avec d'autres flux, qui
le déterritorialisent à leur tour et inversement. Dans
un devenil-animal, se conjuguent un homme et un ani-
mal dont aucun ne ressemble à fautre, dont aucun
n'imite I'autre, chacun déterritorialisant I'autre, et pous-
sant plus loin la ligne. Systèmede relais et de mutations
par le milieu. La ligne de fuite est créatrice de ces deve-
nirs. Les lignes de fuite n'ont pas de territofue. L'écriture
opère la conjonction, la transmutation des flux, par quoi
la vie échappeau ressentimentdes personnes,des sociétés
et des règnes.Les phrasesde Kérouac sont aussi sobres
qu'un dessinjaponais, pure ligne tracéepar une main sans
support, et qui traverse les âges et les regnes. Il fallait
un vrai alcoolique pour atteindre à cette sobriété-là. Ou
la phrase-lande,la ligne-lande de Thomas Hardy: ce
n'est pas que la lande soit le sujet ou la matière du
roman, mais un flux d'écriture moderne se conjugue avec
un flux de lande immémoriale. Un devenir-lande;ou bien
le devenir-herbede Miller, ce qu'i[ appelle son devenir-
Chine. Virginia Woolf et son don de passer d'un âge à
un autre, d'un règne à un autre, d'un élément à un autre :
fallait-il I'anorexie de Virginia Woolf? On n'écrit que
par amour, toute écriture est une lettre d'amour : la
Reel-littérature. On ne dewait mourir que par amour, et
non d'une mort tragique. On ne dewait écrire que par
cette nrort, ou cesserd'écrire que par cet amour, ou conti-
nuer à écrire, les deux à la fois. Nous ne connaissonspas
de livre d'amour plus important, plus insinuant, plus
grandioseque les Souterrainsde Kérouac. Il ne demande

62
DEUXIEME PARTIE

L'unité réetle minima, ce n'est pas le mot, ni I'idée


ou le concept, ni le signifiant, mais l'agencement.C'est
toujours un agencement qui produit les énoncés. Les
énoncésn'ont pas pour causeun sujet qui agirait comme
sujet d'énonciation, pas plus qu'ils ne se rapportent à
des sujets comme sujets d'énoncé. L'énoncé est le pro-
duit d'un agencement,toujours collectif, qui met en jeu,
en nous et hors de nous, des populations, des multi-
plicités, des territcires, des devenirs, des affects, des
êvénements.Le nom propre ne désigne pas un sujet,
mais quelque chose qui se passe, au moins entre deux
termes qui ne sont pas des sujets, mais des agents, des
éléments. Les noms propres ne sont pas des noms de
personne, mais de peuples et de tribus, de faunes et de
flores, d'opérations militaires ou de typhons, de collec-
tifs, de sociétésanonymeset de bureaux de production.
L'auteur est un sujet d'énonciation, mais pas l'écrivain,
qui n'est pas un auteur. L écrivain invente des agence-
ments à partir des agencementsqui I'on inventé, il fait
passerune multiplicité dans une autre. Le difficile, c'est de
laire conspirer tous les élémentsd'un ensemblenon homo-
gène, les faire fonctionner ensemble.Les structures sont
liées à des conditions d'homogénéité,mais pas les agen-
cements. L'agencement,c'est le co-fonctionnement, c'est
la ( sympathie>,la symbiose.Croyez à ma sympathie.La

65
sympathie n'est pas un vague sentiment d'estime ou de tion. Il y a beaucoup de névrosés et de fous dans le
participation spirituelle, au contraire c'est I'effort ou la monde, qui ne nous lâchent pas, tant qu'ils n'ont pas pu
pénétration des corps, haine ou amour, car la haine nous réduire à leur état, nous passer leur venin, les
aussi est un mélange, elle est un corps, elle n'est bonne hystériques, les narcissiques, leur contagion sournoise.
que lorsqu'elle se mélangeà ce qu'elle hait. La sympathie, Il y a beaucoup de docteurs et de savants qui nous
ce sont des corps qui s'aiment ou se haï'ssent,et chaque invitent à un regard scientifique aseptisé,de wais fous
fois des populations en jeu, dans ces corps ou sur ces aussi, paranoïaques. Il faut résister aux deux pièges,
corps. Les corps peuvent être physiques,biologiques, psy- celui que nous tend le miroir des contagions et des
chiques, sociaux, verbaux, ce sont toujours des-corpJ ou identifications, celui que nous indique le regard de I'en-
des coqpus. L'auteur, comme sujet d'énonciation, est tendement.Nous ne pouvons qu'agencerparmi les agen-
d'a!,o1dun esprit: tantôt il s'identifie à ses personnages, cements.Nous n'avons que la sympathie pour lutter, et
ou fait que nous nous identifions à eux, ou à I'idée doni ils pour écrire, disait Lawrence. Mais la sympathie, ce n'est
sont porteurs; tantôt au contraire il introduit une dis- pas rien, c'est un corps à corps, haïr ce qui menace et
tance qui lui permet et nous permet d'observer, de criti- infecte la vie, aimer là où elle prolifère (pas de postérité
quer, de prolonger. Mais ce n'est pas bon. L'auteur crée ni de descendance,mais une prolifération...). Non, dit
un monde, mais il n'y a pas de monde qui nous attende Lawrence, vous n'êtes pas le petit Esquimau qui passe,
pour être créé. Ni identification ni distance, ni proximité jaune et graisseux, vous rt'avez pas à vous prendre
ni éloignement, car, dans tous ces cÉls,on est amené à pour lui. Mais vous avez peut-être aftaire avec lui, vous
parler pour, ou à la place de... Au contraire, il faut parler avez quelque chose à agencer avec lui, un devenir-
avec, écrire ovec. Avec le monde, avec une portion de esquimauqui ne consistepas à faire I'Esquimau, à I'imi-
monde, avec des gens. Pas du tout une conversation, ter ou à vous identifier, à assumerI'Esquimau, mais à
mais une conspiration, un choc d'amour ou de haine. Il agencer quelque chose entre lui et vous - car vous
n'y a aucun jugement dans la sympathie,mais des conve- ne pouvez devenir esquimau que si I'Esquimau devient
nances entre colps de toute nature. < Toutes les subtiles lui-rnême autre chose. De même pour les fous, les dro-
sympathiesde l'âme innombrable, de la plus amère haine gués, les alcooliques.On objecte: avec votre misérable
à I'amour le plus passionné1. > C'est cela, agencer: sympathie, vous vous servez des fous, vous faites l'éloge
être au milieu, sur la ligne de rencontre d'un monde de la folie, puis vous les laissez tomber, vous restez
intérieur et d'un monde extérieur. Etre au milieu: <<L'es- sur le rivage... Ce n'est pas vrai. Nous essayonsd'extraire
sentiel, c'est de se rendre parfaitement inutile, de s'absor- de I'amour toute possession,toute identification, pour
ber dans le courant commun, de redevenir poisson et devenir capable d'aimer. Nous essayonsd'extraire de la
non de jouer les monstres;le seul profit, me disais-je,que folie la vie qu'elle contient, tout en hai'ssantles fous qui
je puisse tirer de I'acte d'écrire, c'est de voir disparaître ne cessentde faire mourir cette vie, de la retourner contre
de ce fait les verrières qui me séparent du monde z. > elle-même. Nous essayonsd'extraire de I'alcool la vie
qu'il contient, sans boire: la grande scène d'iwesse à
Il faut dire que c'est le monde lui-même qui nous
I'eau pure chez Henry Miller. Se passer d'alcool, de
tend les deux pièges de la distance et de I'identifica-
drogue et de folie, c'est cela le devenir, le devenir-
- l. Lawrence, Etudes sur Ia littérature classique antéricaine, êd. sobre, pour une vie de plus en plus riche. C'est la sym-
du Seuil (cf. togt le chapitre sur Whitman, qui oppose la éym-
pathie à I'identification).
patlrie, agencer. Faire son lit, le contraire de faire une
2. Miller, Sexus,éd. Buchet-Chastel, p. 29. carrière, ne pas être un histrion des identifications, ni

66 6l
un masque,une simple image, ça n'existe pas, les choses
te froid docteur des distances. Comme on fait son lit, ne commencent à bouger et à s'animer qu'au niveau
on se couche, personne ne viendra vous border. Trop du deuxième, troisième, quatrième principe, et ce ne
de gens veulent être bordés, par une grosse maman sont même plus des principes. Les choses ne courmen-
identificatrice, ou par le médecin social des distances. cent à viwe qu'au milieu. A cet égard, qu'est-ce que
Oui, que les fous, les néwosés, les alcooliques et les les empiristes ont trouvé, pas dans leur tête, mais dans
drogués, les contagieux, s'en tirent comme ils peuvent, le monde, et qui est comme une découverte vitale,
notre sympathie même est que ce ne soit pas notre une certitude de la vie, qui change la manière de viwe
affaire. Il faut que chacun passe son chemin. Mais en si I'on s'y accroche waiment? Ce n'est pas du tout la
être capable, c'est difficile. question q est-ce que I'intelligible vient du sensible?>,
Règle de ces entretiens: plus un paragraphe est long, mais une tout autre question, celle des relations. Zes
plus il convient de le lire très vite. Et les répétitions relations sont extérieures à leurs termes. c Pierre est
devraient fonctionner comme des accélérations.Certains plus petit que Paul ,, n le verre est sur la table > : la
exemples vont revenir constamment: GUÊPEet oncnr- relation n'est intérieure ni à I'un des termes qui serait
DÉn,ou bien cnEv.lrr,et ÉrnIsn... Il y en aurait beaucoup dès lors sujet, ni à I'enseqble des deux. Bien plus, une
d'autres à proposer. Mais le retour au même exemple relation peut changer sans que les terrnes changent. On
devrait produire une précipitation, même au prix d'une objectera que le verre est peut-être modifié lorsqu'on
lassitude du lecteur. Une ritournelle? Toute la musique, le transporte hors de la table, mais ce n'est pas rnai,
toute l'écriture passe par là. C'est I'entretien lui-même les idées du verre et de la table ne sont pas modifiées,
qui seraune ritournelle. qui sont les wais termes des relations. Les relations
sont au milieu, et existeut comme telles. Cette extériorité
Sun t'eupIRISME.Pourquoi écrire, pourquoi avoir écrit des relations, ce n'est pas un principe, c'est une protes-
sur I'empirisme, et sur Hume en particulier? C'est que tation vitale contre les principes. En effet, si I'on y voit
I'empirisme est comme le roman anglais. Il ne s'agit pas quelque chose qui traverse la vie, mais qui repugne à
de faire un rcman philosophique,ni de mettre de la philo- la pensée,alors il faut forcer la penséeà le penser, en
sophie dans un roman. Il s'agit de faire de la philoso- faire le point d'hallucination de la pensée,une expéri-
phie en romancier, être romancier en philosophie. On mentation qui fait violence à la pensée.Les empiristes
définit souvent I'empirisme comme une doctrine sui- ne sont pas des théoriciens, ce sont des expérimenta-
vant laquelle I'intelligible < vient u du sensible, tout ce teurs : ils n'interprètent jamais, ils n'ont pas de principes.
qui est de I'entendementvient des sens.Mais ça, c'est Si I'on prend comme fil conducteur, ou comme lip ,
le point de vue de I'histoire de la philosophie: on a le cette extériorité desrelations,on voit se déployer,morceau
don d'étouffer toute vie en cherchant et en posant un par morceau, un monde très étrange, manteau d'Arle-
premier principe abstrait. Chaque fois qu'on croit à un quin ou patchwork, fait de pleins et de vides, de blocs
premier grand principe, on ne peut plus produire que et de ruptures, d'attractions ét de distractions,de nuances
de gros dualismes stériles. Les philosophes s'y laissent et de brusqueries, de conjonctions et de disjonctions,
prendre volontiers, et discutent autour de ce qui doit d'alternances et d'entrelacements, d'additions dont le
être premier principe Q'Etre, le Moi, le Sensible?...). total n'est jamais fait, de soustractions dont le reste
Mais ce n'est vraiment pas la peine d'invoquer la n'est jamais fixé. On voit bien comment en découle le
richesse concrète du sensible si c'est pour en faire un pseudo-premier principe de I'empirisme, mais comme
principe abstrait. En fait le premier principe est toujours
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68
une limite négativetoujours repoussée,un masquemis au comme la grand-route, elle n'est pas au début, pas plus
début: en effet, si les relations sont extérieures et irré- qu'elle n'a de fin, on ne peut pas s'arrêter. Précisément,il
ductibles à leurs termes, la différence ne peut pas être ne suffit pas de faire une logique des relations, il ne suffit
entre le sensible et I'intelligible, entre I'expérience et la pas de reconnaître les droits du jugement de relation
pensée,entre les sensationset les idées, mais seulement comme sphère autonome, distinct des jugements d'exis-
entre deux sortes d'idées, ou deux sortes d'expériences, tence et d'attribution. Car rien n'empêche encore les
celle des termes et celle des relations. La fameuse asso- relations telles qu'elles sont détectéesdans les conjonc-
ciation des idées ne se réduit assurémentpas aux pla- tions (on, DoNc, etc.) de rester subordonnéesau verbe
titudes que fhistoire de la philosophie en a retenues. être. Toute la grammaire, tout le syllogisme, sont un
Chez Hume, il y a les idées, et puis les relations entre moyen de maintenir la subordination des conjonctions
ces idées, relations qui peuvent varier sans que les idées au verbe être, de les faire graviter autour du verbe être.
varient, et puis les circonstances, actions et passions, Il faut aller plus loin: faire que la rencontre avec les
qui font varier ces relations. Tout un < agencement- relations pénètre et corrompe tout, mine l'être, le fasse
Hume r qui prend les figures les plus diverses. Pour basculer. Substituerle pr au EST.A et B. Le nr n'est
devenir propriétaire d'une cité abandonnée, faut-il en même pas une relation ou une conjonction particulières,
toucher la porte avec la main, ou suffit-il de lancer son il est ce qui sous-tendtoutes les relations, la route de
javelot à distance?Pourquoi dans certains cas, le dessus toutes les relations, et qui fait filer les relations hors de
I'emporte-t-il sur le dessous,et dans d'autres cas I'inverse leurs termeset hors de I'ensemblede leurs termes,et hors
Qe sol I'emporte sur la surface, mais la peinture sur la de tout ce qui pourrait être déterminé comme Etre, Un
toile, etc.)? Expérimentez: chaque fois un agencement ou Tout. Le rr comme extra-être,inter-être. Les rela-
d'idées, de relations et de circonstances: chaque fois un tions pourraient encore s'établir entre leurs termes, ou
véritable roman, où le propriétaire, le voleur, I'homme au entre deux ensembles,de I'un à I'autre, mais le nr donne
javelot, I'homme à la main nue, le laboureur, le peintre une autre direction aux relations, et fait fuir les termes
prennent la place des concePts. et les ensembles,les uns et les autres, sur la ligne de
fuite qu'il crée activement.Penser avec r'T, au lieu de
Cette géographiedes relations est d'autant plus impor- penserrst, de penserpour Esr: I'empirismen'a jamais
tante que la philosophie, I'histoire de la philosophie, est eu d'autre secret. Essayez,c'est une penséetout à fait
encombrée du problème de l'être, nsr. On discute sur extraordinaire, et c'est pourtant la vie. Les empiristes
le jugement d'attribution (le ciel est bleu) et le juge- pensent ainsi, c'est tout. Et ce n'est pas une pensée
ment d'existence@ieu est), lequel supposeI'autre. Mais d'esthète,comme quand on dit .. un de plus >, ( une
c'est toujours le verbe être et la question du principe. femme de plus u. Et ce n'est pas une penséedialectique,
Il n'y a guère que les Anglais et les Américains pour comme quand on dit < un donne deux qui va donner
avoir libéré les conjonctions, pour avoir réfléchi sur les trois >. Le multiple n'est plus un adjectif encore subor-
relations. C'est qu'ils ont par rapport à la logique une donné à I'Un qui se divise ou à l'Etre qui I'englobe.Il est
attitude très spéciale: ils ne la conçoivent pas comme devenu substantif, une multiplicité, qui ne cessed'habiter
une forme originaire qui recélerait les premiers prin- chaque chose. Une multiplicité n'est jamais dans les
cipes; ils nous disent au contraire: la logique, ou bien termes, en quelque nombre qu'ils soient, ni dans leur
vous serez forcés de I'abandonner, ou bien vous serez ensembleou la totalité. Une multiplicité est seulementdans
amenésà en inventer une! La logique, c'est exactement le Et, qui n'a pas la même nature que les éléments,les

70 7r
ensembleset même leurs relations. Si bien qu'il peut se
tions, la ligne continue du sr... et si les esclavesdoivent
faire entre deux seulement, il n'en déroute pas moins le
avoir une connaissancede I'anglais standard, c'est pour
dualisme. tr y a une sobriété, une pauweté, une ascèse
fuir, et faire fuir la langue elle-mêmet. Oh non, ù ne
fondamentalesdu Br. A part Sartre qui est pourtant resté
s'agit pas de faire du patois ni de restaurer des dialectes,
pris dans les pièges du verbe être, le philosophe le plus
comme les romanciers paysans qui sont généralement
important en France, c'étut Jean Wahl. Non seulement
gardiens de I'ordre établi. Il s'agit de faire bouger la
il nous a fait rencontrer la pensée anglaise et améri-
langue, avec des mots de plus en plus sobres et une
caine, il a su nous faire penser en français des choses
syntaxe de plus en plus fine. Il ne s'agit pas de parler
très nouvelles, mais il a poussé le plus loin pour son
une langue comme si I'on était un étranger, il s'agit
compte cet art du Et, ce bégaiement du langage en
d'être un étranger dans sa propre langue, au sens où
lui-même, cet usageminoritaire de la langue.
I'américain est bien la langue des Noirs. Il y a une
Est-ce étonnant que ça nous vienne de I'anglais ou vocation de I'anglo-américain pour cela. Il faudrait
de I'américain? C'est une langue hégémonique, impé- opposer la façon par laquelle I'anglais et I'allemand
rialiste. Mais elle est d'autant plus wlnérable au travail forment les mots composésdont ces deux langues sont
souterrain des langues ou des dialectes qui la minent de également riches. Mais I'allemand est hanté du primat
toutes parts, et lui imposent un jeu de comrptions et de l'être, de la nostalgie de l'être, et fait tendre vers lui
variations très vastes.Ceux qui militent pour un français toutes les conjonctions dont il se sert pour fabriquer
pur, qui ne serait pas contaminé d'anglais, nous un mot composé: culte du Grund, de I'arbre et des
paraissent poser un faux problème, valable seulement racines, et du Dedans. Au contraire I'anglais fait des
pour des discussionsd'intellectuels. L'américain-langue mots composésdont le seul lien est un ET sous-entendu,
ne fonde sa prétention despotique officielle, sa prétention rapport avec le Dehors, culte de la route qui ne s'enfonce
majoritaire à I'hégémonie, que sur son étonnante apti- jamais, qui n'a pas de fondations, qui file à Ia surface,
tude à se tordre, à se casser,et à se mettre au'service rhizome. Blue-eyed boy: un garçon, du bleu et des
secret de minorités qui le travaillent du dedans, invo- yeux - un agencement.Er... ur... rr, le bégaiement.
lontairement, officieusement, rongeant cette hégémonie L'empirisme n'est pas autre chose. C'est chaque langue
au fur et à mesure qu'elle s'étend: I'envers du pouvoir. majeure, plus ou moins douée, qu'il faut casser,chacune
L'anglais a toujours été travaillé par toutes ces langues à sa façon, pour y introduire ce er créateur, qui fera
minoritaires, anglo-gaelic, anglo-irlandais, etc., qui sont filer la langue, et fera de nous cet étranger dans notre
autant de machines de gueme contre I'anglais: le nt langue en tant qu'elle est la nôtre. Trouver les moyens
de Synge, qui prend sur soi toutes les conjonctionq propres au français, avec la force de ses propres mino-
toutes les relations, et < the way r, la grand-route, pour rités, de son propre devenir-mineur (dommageà cet égard
marquer la ligne du langage qui se déroule'. L'améri- que beaucoup d'écrivains suppriment la ponctuation, qui
cain est travaillé par un black english, et aussi un yellow, vaut en français pour autant de rr). C'est cela I'empi-
un red english, broken english, qui sont chaque fois risme, syntaxe et expérimentation,syntaxique et pragma-
comme un langagetiré au pistolet des couleurs: I'emploi tique, affaire de vitesse.
très différent du verbe être, I'usagedifférent des conjonc-

1. Cf. les remarquesde FrançoisRegnault,en préfaceà la l. Cf. le livre de Dillard sur le BlackEnglish.Et sur les pro.
traductiondu c Baladindu mondeoccidentalr, éd. Le Graphe. blèmesde languesen Afrique du Sud,Breytenbach, Fen fioid,
éd.Bourgois.
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Sun SprNoze. Pourquoi écrire sur Spinoza? Là aussi posée, un monde tripolaire et c'est toutl La lumière
le prendre par le milieu, et non par le premier principe I'affecte, et elle se hissejusqu'à la pointe d'une branche.
(substanceunique pour tous les attributs). L'âme et le L'odeur d'un mammifère I'affecte, et elle se laissetomber
coqps,jamais personnen'a eu un sentiment si original de sur lui. Les poils la gênent, et elle cherche une place
la conjonction < et >. Chaque individu, âme et corPs, dépourvue de poils pour s'enfoncersous la peau et boire
possède une infinité de parties qui lui appartiennent le sang chaud. Aveugle et sourde, la tique n'a que trois
sous un certain rapport plus ou moins composé. Aussi affects dans la forêt immense, et le reste du temps peut
chaque individu est-il lui-même composé d'individus dormir des annéesen attendant la rencontre. Quelle puis-
d'ordre inférieur, et entre dans la composition d'individus sance pourtant! Finalement, on a toujours les organes
d'ordre supérieur. Tous les individus sont dans la Nature et les fonctions coffespondant aux afiects dont on est
cornme sur un plan de consistancedont ils forment la capable. Commencer par des anim4lrx simples, qui n'ont
figure entière,variable à chaquemoment. Ils s'affectentles qu'un petit nombre d'affects,et qui ne sont pas dans notre
uns les autres, pour autant que le rapport qui constitue monde, ni dans un autre, mais avec un monde associé
chacun forme un degré de puissance,un pouvoir d'être qu'ils ont su tailler, découper, recoudre: I'araignée et
afiecté. Tout n'est que rencontre dans I'univers, bonne sa toile, le pou et le crâne, la tique et un coin de peau
ou mauvaiserencontre. Adam mange la pomme, le fruit de mammifère, voilà des bêtes philosophiques et pas
défendu?C'est un phénomènedu type indigestion, intoxi- I'oiseau de Minerve. On appelle signal ce qui déclenche
cation, empoisonnement:cette pomme pourrie décom- un aftect, ce qui vient effectuerun pouvoir d'être aftecté:
pose le rapport d'Adam. Adam fait une mauvaise ren- la toile remue, le crâne se plisse, un peu de peau se
contre. D'où la force de la question de Spinozaz qu'est'ce dénude.Rien que quelquessignescomme des étoiles dans
que peut un corps? de quels aftects est-il capable? Les une nuit noire immense. Devenir-araignée,devenir-pou,
affects sont des devenirs: tantôt ils nous affaiblissent devenir-tique, une vie inconnue, forte, obscure, obstinée.
pour autant qu'ils diminuent notre puissance d'agir, et
décomposentnos rapports (tristesse),tantôt nous rendent
plus forts en tant qu'ils augmentent notre puissanceet Quand Spinoza dit ainsi: l'étonnant, c'est le corps...
nous font entrer dans un individu plus vaste ou supé- nous ne savons pas encore ce que peut un corps...
rieur (oie). Spinoza ne cessepas de s'étonner du corps. il ne veut pas faire du corps un modèle, et de l'âme,
Il ne s'étonnepas d'avoir un corps, mais de ce que peut une simple dépendancedu corps. Son entreprise est plus
le corps. Les corps ne se définissentpas par leur genre subtile. Il veut abattre la pseudo-supérioritéde l'âme
ou leur espèce,par leurs organeset leurs fonctions, mais sur le co{ps. Il y a l'âme et le corps, et tous deux
par ce qu'ils peuvent, par les affects dont ils sont expriment une seule et même chose: un attribut du
capables,en passion comme en action. Vous n'avez pas corps est aussi un exprimé de l'âme (par exemple la
défini un animal tant que vous n'avez pas fait la liste vitesse). De même que vous ne savez pas ce que peut
de ses affects. En ce sens, il y a plus de différences un co{ps, de même qu'il y a beaucoup de chosesdans
entre un cheval de courseet un cheval de labour qu'entre le corps que vous ne connaissezpas, qui dépassentvotre
un cheval de labour et un bæuf. Un lointain successeur connaissance,de même il y a dans l'âme beaucoupde
de Spinoza dira I voyez la Tique, admirez cette bête, choses qui dépassentvotre conscience. Voilà la ques-
elle se définit par trois affects, c'est tout ce dont elle tion: qu'est-ce que peut un corps? de quels affects
est capable en fonction des rapports dont elle est com- êtes-vouscapables?Expérimentez,mais il faut beaucoup

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de prudence pour expérimenter. Nous vivons dans un mourir;
il gait que la mort n'est pas le but ni la fin,
monde plutôt désagréable, où non seulement les gens, mais qu'il s'agit au contraire de passersa vie à quelqu'un
mais les pouvoirs établis ont intérêt à nous communi- d'autre. Ce que Lawrence dit dé Whitman, à quel
ioint
quer des aftects triste.s. La tristesse, les affects tristes ça convient à Spinoza, c'est sa vie continuée:-l'Ame et
sont tous ceux qui diminuent notre puissance d'agir. le Corps, l'âme n'est ni au-dessus ni au-dedans, elle
Les pouvoirs établis ont besoin de nos tristesses pour est r avec r, elle est sur la route, exposée à tous les
faire de nous des esclave.s.Le tyran, le prêtre, les pre- contacts, les rencontres, en compagnie de ceux qui
neurs d'âmes, ont besoin de nous persuader que la vie suivent le même chemin, . sentir avec eux, saisir la
est dure et lourde. Les pouvoirs ont moins besoin de vibration de leur âme et de leur chair au passager, le
nous réprimer que de nous angoisser, ou, coûlme dit contraire d'une morale de salut, enseignei à fâme à
Virilio, d'administrer et d'organiser nos petites terreurs vivre sa vie, non pas à la sauver.
int'mes. La longue plainte universelle sur la vie: le
manque-à-être qu'est la vie... On a beau dire u dan- SUR*s sroi'creNs, pourquoi écrire sur eux? Jamais
sonsD, on n'est pas bien gai. On a beau dire quel monde plus sombre et plus agité ne fut exposé: les
"
mnlheur la mort >, il aurait fallu vivre pour avoir corps... mais les qualités aussi sont des corps, lés souffies
quelque chose à perdre. Les malades, de l'âme autant et les âmes sont des cotps, les actions et leJ passionssont
que du corps, ne nous lâcheront pas, vampires, tant elles-mêmesdes corps. Tout est mélange àe corps, les
qu'ils ne nous auront pas communiqué leur névrose et corps se pénètrent, se forcent, s'empoisonnentf s'in-
leur angoisse,leur castration bien-aimée, le ressentiment miscent, se retirent, se renforcent ou se détruisent,
contre la vie, I'immonde contagion. Tout est affaire de comme le feu pénètre dans le fer et le porte au rouge,
sang. Ce n'est pas facile d'être un homme libre: fuir comme le mangeur dévore sa proie, comme I'amoureux
la peste, organiser les rencontres, augmenter la puis- s'enfonce dans I'aimé. c Il y a de la chair dans Ie pain
sance d'agir, s'affecter de joie, multiplier les affects qui et du pain dans les herbes, ces corps et tant d'atitres
expriment ou enveloppent un maximum d'affirmation. entrent dans tous les corps, par des conduig cachés,et
Faire du corps une puissance qui ne se réduit pas à s'évaporent ensemble..., Affreux repas de Thyeste,
I'organisme, faire de la penséeune puissancequi ne se incestes et dévorations, maladies qui s'élaborent dans
réduit pas à la conscience.Le célèbre premier principe nos flancs, tant de corps qui poussentdans le nôtre. eui
de Spinoza (une seule substance pour tous les attributs) dira quel mélange est bon ou mauvais, puisque tout est
dépend de cet agencement,et non I'inverse. Il y a un bon du point de vue du Tout qui sympathiie, tout est
agencement-Spinoza:âme et corps, rapports, rencontres, dangereuxdu point de vue des parties qui se rencontrent
pouvoir d'être affecté, aftects qui remplissent ce pouvoir, et se pénètrent? Quel amour n'est pas du frère et de la
tristesseet joie qui qualifient ces affects. La philosophie s(Eur,quel festin n'est pas anthropophagique?Mais voilà
devient ici I'art d'un fonctionnement, d'un agencement. que, de tous cescorps à corps, s'élèveune sorte de vapeur
Spinoza, I'homme des rencontres et du devenir, le philo- incorporelle qui ne consiste plus en qualités, en arùons
sophe à la tique, Spinoza I'imperceptible, toujours au ni en passions,en causesagissantles unes sur les autres,
milisu, toujours en fuite même s'il ne bouge pas beau- mais en résultats de ces actions et de ces passions,en
coup, fuite par rapport à la communauté juive, fuite
9ff9tr qui résultent de toutes ces causesensemble,purs
par rapport aux Pouvoirs, fuite par rapport aux malades événements incorporels impassibles, à la surface des
et aux venimeux. Il peut être lui-même malade, et choses, purs infinitifs dont on ne peut même pas dire

76 77
qu'ils sont, participant plutôt d'un extra-être qui entoure
!e Stephen Crane, < le jeune étudiant en langues r chez
ce qui est: s rougir D, ( verdoyer r, < coupgf r, < [lou- Wolfson...
rir r, c aimer r... Un tel événement, un tel verbe à
I'infinitif est aussi bien I'exprimé d'une proposition ou Entre les deux, entre les états de choses physiques
I'attribut d'un état de choses.C'est la force des stoibiens en profondeur et les événements métaphysiques de sur-
d'avoir fait passer une ligne de séparation, non plus face, il y a une stricte complémentarité. Cômment un
entre le sensible et fintelligible, non plus entre l'âme et événement ne s'effectuerait-il pas dans les corps, puis-
le corps, mais là où personne ne I'avait vue: entre la qu'il'dépend d'un état et d'un mélange de corps conme
profondeur physique et Ia surface métaphysique. Entre de ses causes, puisqu'il est produit par les iorps, les
les choses et les événements. Entre les états de choses soufles et les qualités qui se pénèhent, ici et mainte-
ou les mélanges, les causes, âmes et corps, actions et nant? Mais aussi, comment l'événement pourrait-il être
passions, qualités et substances,d'une part, et, d'autre épuisé par son efiectuation, puisque, en tant qu'effet,
part, les événementsou les Effets incorporels impassibles, il diffère en nature de sa cause, puisqu'il agit lui-même
inqualifiables, infinitifs qui résultent de ces mélanges, cornme une Quasi-causequi survole les co{ps, qui par-
qui s'attribuent à ces états de choses, qui s'expriment court et trace une surface, objet d'une contr'eftectua-
dans des propositions. Nouvelle manière de destituer le tion ou d'une vênæ éternelle? L'événement est toujours
Esr: I'attribut n'est plus une qualité rapportée à un produit par des coqps qui s'entrechoquent, se coupent
sujet par I'indicatif c ost ), c'est un verbe quelconque ou se pénètrent, la chair et l'épée; mais cet effet lui-
à finfinitif qui sort d'un état de choses, et le survole. même n'est pas de I'ordre des corps, bataille impassible,
Les verbes infinitifs sont des devenirs illimités. Au verbe incorporelle, impénétrable, qui surplombe sor propre
être, il appartient comme une tare originelle de ren- accomplissement et domine son effectuation. On n'a
voyer à un Je, au moins possible, qui le surcode et Ie jamais cessé de demander: où est la bataille? Où est
met à la première personne de I'indicatif. Mais les infi- l'événement,en quoi consisteun événement: chacun pose
nitifs-devenirs n'ont pas de sujet : ils renvoient seule- cette question en courant, a où est la prise de la Bas-
ment à un * Il de l'événement(il pleut), et s'attribuent tille? >, tout événementest un brouillard de gouttes. Si
"
eux-mêmes à des états de choses qui sont des mélanges les infinitifs ( mourir D, a aimor >r < bouger >, ( sou-
ou des collectifs, des agencements,même au plus haut rire >, etc., sont des événements,c'est parce qu'il y a
point de leur singularité. Ir - MARcHER- vERs, LEs en eux une part que leur accomplissementne suffit pas
NOMADES - AIUUVER, LE - JETNE - SOLnAT- FUIR, à réaliser, un devenir en lui-même qui ne cesse à la
l'ÉtuOtllqT - EN - LANGUES - SCHtZOpm,ÉttreUe - fois de nous attendre et de nous précéder comme une
BoucHER- oREILLgs,cuÊpg - RENcoNTRER - oRcHI- troisième personne6s I'i1finifif, une quatrième penionne
oÉe. Le télégrammeest une vitessed'événement,pas une du singulier. Oui, le mourir s'engendredans nos corps,
économie de moyens. Les waies propositions sont de il se produit dans nos corps, mais il arrive du Dehors,
petites annonces. Ce sont aussi les unités élémentaires singulièrement incorporel, et fondant sur nous comme la
de roman, ou d'événement. Les wais romans opèrent bataille qui survole les combattants, et comme I'oiseau
avec des indéfinis qui ne sont pas indéterminés, des qui survole la bataille. L'amour est au fond des cotps,
infinitifs qui ne sont pas indifiérenciés, des noms propres mais aussi sur cette surface incorporelle qui le fait
qui ne sont pas des personnes: c le jeune soldat o qui advenir. Si bien que, agents ou patients, lorsque nous
bondit ou fuit, et se voit bondir et fuir dans le lirne agissonsou subissom, il nous reste toujours à être dignes

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de ce qui nous arrive. C'est sans doute cela, la morale absurde d'aimer n'importe qui n'importe quoi, non pas
stoicienne: ne pas être inférieur à l'événement, devenir s'identifier à I'univers,-maisdégagerlè pur éïénement qui
le fls de sespropres événements.La blessure ast quelgue m'unit à ceux que j'aims, et qui ne m'àftendent pas plus
chose que je reçois dnns mon corps, à tel endroit, à que je ne les attends, puisque seul l'événemeit ooo,
tel moment, mais il y a aussi une vérité éternelle de attend, Eventum tantum. Faire un événement, si petit
la blesstre conme événement impassible, incorporel. soit-il, la chose la plus délicate du monde, Ie conÉaire
c Ma blessure existait avant moi, je suis né pour I'incar- de faire un drame, ou de faire une histoire. Aimer ceux
ner r. r Amor fati, vouloir l'événement, n'a jamais été se qui sont ainsi: quand ils entrent dans une pièce, ce ne
résigner, encore moins faire le pitre ou l'histrion, mais sont pas des personnes, des caractères ou des sujets,
dégager de nos actions et passions cette fulguration de c'est une variation atmosphérique, un changement de
surface, contr'efrectuer l'événement, accompagner cet teinte, une molécule imperceptible, uor popu-lation dis-
eftet sans corps, cette part qui dépasseI'accomplissement, crète, un brouillard
la part immaculée. Un amour de la vie qui peut dire oui 9u une nuée de gouttes.rôut a changé
en vérité. Les grands événements,aussi,ne sont pas faits
à la mort. C'est le passageproprement stoïcien. Ou bien autrement: la bataille, la révolution, la vie, la mort...
le passagede Lewis Carroll: il est fasciné par la petite Les vraies Entités sont des événements,non pas des
ûlle dont le corps est travaillé par tant de choses en concepts. Penser en termes d'événement, ce nbst pas
profondeur, mais aussi survolê par tant d'événementssans facile. D'autant moins facile que la pensée elle-même
épaisseur. Nous vivons entre deux dangers: Iéternel devient alors un événement.Il n'y a guère que les stoi-
gémissementde notre co{ps, qui trouve toujours un corps
9i"F et les Anglais pour avoir pensé ainsi. EnrrrÉ -
ac&ê qui le coupe, un corps trop gros qui le pénètre ÉvÉNe[{nNT,c'est de la terreur, àais aussi beaucoup de
et l'étouffe, un corps indigeste qui I'empoisonne, un joie. Devenir une entité, un infinitif, comme Lovecrait
en
meuble qui le cogne, un microbe qui lui fait un bouton; parlait, I'affreuse et lumineuse histoire de carter: deve-
mais aussi I'histrionisme de ceux qui miment un événe- nir-animal, devenir-moléculaire,devenir-imperceptible.
ment pur et le transforment en fantasme, et qui chantent
I'angoisse, la finitude et la castration. Il faut arriver Il est très difficile de parler de la science actuele, de
à < dresser parmi les hommes et les æuwes leur être ce que font les savants, pour autant qu'on comprenne.
d'avant I'amertume >. Entre les cris de la douleur phy- on a I'impression que l'idéal de la scieice n'est
sique et les chants de la souftrance métaphysique, com- ilus du
tout.axiomatique ou structural. une axiomatique] c'était
ment tracer son mince chemin stoicien, qui consiste à Ie dégagementd'une structure qui rendait homogénesou
être digne de ce qui arrive, à dégager quelque chose de homologues les élémentsvariables auxquels ellJ s'appri-
gai et d'amoureux dans ce qui arrive, une lueur, une quait. C'était une opération de recodage,une remisè'en
rencontre, un événement, une vitesse, un devenir? c A ordre dans les sciences.car la science n'a jamais cessé
mon goût de la mort, qui était faillite de la volonté, je de délirer, de faire passer des flux de connaissance et
substituerai une envie de mourir qui soit I'apothéosede d'objets tout à fait décodés suivant des lignes de fuite
la volonté. ) A mon envie adecte d'ètre aimé, je substi- allant toujours plus loin. Il y a donc toute une politique
tuerai une puissance d'aimer: non pas une volonté qui exige que ces lignes soient colnatées, qu'un *Ar" ùit
1. Joe Bousqrret,Traduitdu silence,éd. GallimardLes Capî- gtabli, Pensez par exemple au rôle qu'i eu Louis de
tales,Cercledu livre. Et les pagesadmirablesde Blanchotsur Broglie en physique,pour empêcherqué l'indéterminisme
l'événement, notamment dans l'Espace littéraire, éd. Gallimard. aille trop loin, pour calner la folie des particules: toute

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81
une remise en ordre. Aujourd'hui il semble plutôt que la celui qui discute sur les principes; il est à la recherche
science prenne un regain de délire. Ce n'est pas seule- d'un premier principe, encore plus premier que celui
ment la course aux particules introuvables. C'est que qu'ol^ croyait premier; il trouve une cause encore plus
la science devient de plus en plus événementielle, au première que les autres.Il ne cessede monter, de remon_
lieu de structurale. Elle trace des lignes et des parcorrs, ter. C'est pourquoi il procède par questions, c'est un
elle fait des sauts, plutôt qu'elle ne construit des axioma- homme d'entretien, de dialogue, il a un certain ton, tou-
tiques. La disparition des schémas d'arborescence au jours du signifiant. L'humour est juste le contraire: les
profit de mouvements rhizomatiques en est un signe. Les principes comptent peu, on prend tout à la lettre, on
savantss'occupent de plus en plus d'événementssinguliers, vous attend aux conséquences(c'est pourquoi I'humour
de nature incorporelle, et qui s'effectuentdans des corps, ne passe pas par les jeux de mots, par les calembours,
des états de corps, des agencementstout à fait hétéro- qui sont du signifiant, qui sont comme un principe dans
gènesentre eux (d'où I'appel à I'interdisciplinarité). C'est le principe). L'humour, c'est I'art des conséquencesou
très difiérent d'une struoture à éléments quelconques, des effets: d'accord, d'accord sur tout, vous me donnez
c'est un événement à corps hétérogènes, un événement
cotnme tel qui croise des structures diverses et des
ensembles spécifiés. Ce n'est plus une structure qui
encadre des domaines isomorphes, c'est un événement
qui traverse des domaines irréductibles. Par exemple
l'événement c catastrophe r tel que l'étudie le mathémati- art des événementspurs. Les arts du zen, tir à I'arc, jar-
cien René Thom. Ou bien l'événement-propagation,* se dinage ou tasseà thé, sont des exercicespour faire ruigir
propager r, eui s'efiectuedans un gel, mais aussidans une et fulgurer l'événement sur une surface pure. L'humour
épidémie,ou dans une information. Ou bien le sr pÉpre- juif contre I'ironie grecque, I'humour-Job contre l,ironie-
cnn qui peut affecter le trajet d'un taxi dans une ville, (Edipe, I'humour insulaire contre I'ironie continentale;
ou celui d'une mouche dans une bande: ce n'est pas un I'humour stoî'ciencontre I'ironie platonicienne, I'humour
axiome, mais un événementqui se prolonge entre ensem- zen contre I'ironie bouddhique; I'humour masochiste
bles qualifiés. On ne dégageplus une structure commune contre I'ironie sadique; I'humour-proust contre I'ironie-
à éléments quelconques, on étale un événement, on Gide, etc. Tout le destin de I'ironie est lié à la représenta-
contr'effectue un événement qui coupe diftérents corps tion, I'ironie assureI'individuation du représentéou la sub-
et s'efiectue dans diverses structures. Il y a là comme
des verbes à I'infinitif, des fignes de devenir, des lignes
qui tlent entre domaines, et sautent d'un domaine à
I'autre, inter-règnes. La science sera de plus en plus
comme I'herbe, au milieu, entre les choseset parmi les
autres choses,accompagnant léur fuite (il est vrai que les possible> est en même temps la réalité de Dieu comme
appareils de pouvoir exigeront de plus en plus une remise être singulier). L'ironie romantique, de son côté, découwe
en ordre, un recodagede la science). la subjectivité du principe de toute représentation pos-
sible. Ce ne sont pas les problèmes de I'humour, qui n'a
Humour anglais (?), humour juif, humour stoibien, jamais cesséde défaire les jeux desprincipes ou descauses
humour zen, quelle curieuse ligne brisée. L'ironiste, c'est au profit des effets, les jeux de la représentationau profit

82 83
de l'événement,les jeux de I'individuation ou de la subjec- ensemble de corps. L'homme et l'animal entrent dans un
tivation au profit des multiplicités. Il y a dans I'ironie nouveau rapport, I'un ne change pas moins que I'autre,
une prétention insupportable: celle d'appartenir à une le chamF de bataille se remplit d'un nouveau tSpe
race supérieure, et d'être la propriété des maîtres (un d'aftects. On ne croira pas pourtant que I'invention de
texte fameux de Renan le dit sans ironie, car I'ironie l'étrier suffise. Jamais un agencementn'est technologique,
cesse vite dès qu'elle parle d'elle-même). L'humour se c'est même le contraire. Les outils présupposent toujours
réclame au contraire d'une minorité, d'un devenir-mino- une machine, et la s14çhins est toujours sociale avant
ritaire: c'est lui qui fait bégayer une langue, qui lui dêtre technique. tr y a toujours une machine sociale qui
impose un usagemineur ou constitue tout un bilinguisme sélectionne ou assigne les élémen1s1sçhniquesemployés.
dans la même langue. Et justement, il ne s'agit jamais Un outil reste marginal ou peu employé, tant que n'existe
de jeux de mots (il n'y a pas un seul jeu de mots chez pas la machine sociale ou l'agencement collectif capable
Lewis Carroll), mais d'événementsde langage,un langage de le prendre dans son c phylum r. Dans le cas de
minoritaire devenu lui-même créateur d'événements.Ou l'étrier, c'est la donation de terre, liée pour le bénéficiaire
bien y aurait-il desjeux de mots < indéfinis u, gui seraient à I'obligation de servir à cheval, qui va imposer la nou-
comme un devenir au lieu d'un accomplissement? velle cavalerie et capter I'outil dans I'agencement com-
plexe: féodalité. (Auparavant, ou bien l'étrier sert déjà,
Qu'est-cequ'un agencement?C'est une multiplicité qui mais autrement, dans le contexte d'un tout autre agence-
comporte beaucoup de termes hétérogènes,et qui établit ment, par exemple celui des nomades; ou bien il est
des liaisons, des relations entre eux, à travers des âges, connu, mais n'est pas employé ou ne I'est que de manière
des sexes,des règnes- des natures diftérentes.Aussi la très limitée, comme dans la bataille d'Andrinople r.) La
seule unité de I'agencement est de co-fonctionnement: machine féodale conjugue de nouveaux rapports avec la
c'est une symbiose,une c sympathie'. Ce qui est impor- terre, avec la guerre, avec I'animal, mais aussi avec la
tant, ce ne sont jamais les filiations, mais les alliances culture et les jeux (tournois), avec les femmes (amour
et les alliages; ce ne sont pas les hérédités, les descen- chevaleresque):toutes sortes de flux entrent en conjonc-
dances, mais les contagions, les épidémies,le vent. Les tion. Comment refuser à I'agencementle nom qui lui
sorciers le savent bien. Un animal se définit moins par revient, q désir r? Ici le désir devient féodal. Ici comme
son geffe ou son espèce,ses organes et ses fonctions, ailleurs, c'est I'ensemble des affects qui se transforment
que par les agencementsdans lesquels il entre. Soit un et circulent dans un agencementde symbiosedéfini par le
agencementdu type homme-animal-objet manufacturé : co-fonctionnementde sesparties hétérogènes.
HoMME-cHEval-Érnrpn.Les technologues ont expliqué
que l'étrier permettait une nouvelle unité guerrière, en D'abord dans un agencement,il y a comme deux faces
donnant au cavalier une stabilité latérale : la lance peut ou deux têtes au moins. Des états de choses,des états de
être coincée sous un seul bras, elle profite de tout l'élan corps (Ies corps se pénètrent, se mélangent, se transmet-
du cheval, agit comme pointe elle-mêmeimmobile empor- tent des affects); mais aussi des énoncés, des régimes
tée par la course.* L'étrier remplaçal'énergie de I'homme d'énoncés: les signes s'organisentd'une nouvelle façon,
par la puissancede I'animal. > C'est une nouvelle sym- de nouvelles formulations apparaissent,un nouveau style
biose homme-animal, un nouvel agencementde guerre, pour de nouveaux gestes(les emblèmesqui individualisent
qui se définit par son degré de puissanceou de < liberté >, l. Cf. l'étudedeL. rWhitej'sur l'étrieret la féodalité,Techno-
ses affects, sa circulation d'affects: ce que peut un logie médiêvale et tansformatîons sociales, éd. Mouton.

84 85
le chevalier, les formules de serments, le système des Et puis il y a encore un autre axe d'après lequel on
c déclarations>, même d'amour, etc.). Les énoncés ne doit diviser les agencements.Cette fois, c'est d'après les
sont pas de I'idéologie, il n'y a pas d'idéologie, les énoncés mouvements qui les animent, et qui les fixent ou les
sont pièces et rouagesdans I'agencement,non moins que emportent, qui fixent ou emportent le désir avec ses états
les états de choses. Il n'y a pas d'infrastructure ni de de choses et ses énoncés.Pas d'agencementsans terri-
suprastructure dans un agencement; un flux monétaire toire, territorialitê, et re-territorialisation qui comprend
comporte en lui-même autant d'énoncés qu'un flux de toutes sortes d'artifices. Mais pas d'agencementnon plus
paroles, pour son compte, peut comporter d'argent. Les sans pointe de déterritorialisation, sans ligne de fuite,
énoncés ne se contentent pas de décrire des états de qui I'entraîne à de nouvelles créations, ou bien vers la
chosescorrespondants: ce sont plutôt comme deux for- mort? FÉoo.c,rrrÉ,gardons le même exemple. Territoria-
malisations non parallèles, formalisation d'expression et lités féodales,ou plutôt re-territorialisation, puisqu'il s'agit
formalisation de contenu, telles qu'on ne fait jamais ce d'une nouvelle distribution de la terre et de tout un sys-
qu'on dit, on ne dit jamais ce qu'on fait, mais on ne tème de sous-inféodation;et le chevalier ne va,t-il pas
ment pas pour autant, on ne trompe et on ne se trompe jusqu'à se reterritorialiser sur sa monture à étriers, il
pas pour autant, on agence seulementdes signes et des peut dormir sur son cheval. Mais en même temps, ou
corps comme pièces hétérogènesde la même machine. bien au début, ou bien vers la fin, vaste mouvement de
La seuleunité vient de ce qu'une seuleet même fonction, déterritorialisation: déterritorialisation de I'empire, et
un seul et même < fonctif >, est I'exprimé de l'énoncé surtout de I'Eglise dont on confisque les biens fonciers
et I'attribut de l'état de corps: un événementqui s'étire pour les donner aux chevaliers;et ce mouvement trouve
ou se contracte, un devenir à I'infinitif. Féodaliser?C'est une issue dans les Croisades,lesquellesopèrent pourtant
de manière indissoluble qu'un agencementest à la fois à leur tour une re-territorialisation d'empire et d'église
agencementmachinique d'effectuation et agencementcol- (la terre spirtuelle, le tombeau du Christ, Ie nouveau
lectif d'énonciation. Dans l'énonciation, dans la produc- commerce);et le chevalier n'a jamais été séparablede sa
tion des énoncés,il n'y a pas de sujet, mais toujours des course errante pousséepar un vent, de sa déterritorialisa-
agents collectifs; et ce dont l'énoncé parle, on n'y trou- tion à cheval; et le servagelui-même n'est pas séparable
vera pas des objets, mais des états machiniques.Ce sont de sa territorialité féodale, mais aussi de toutes les déter-
comme les variablesde la fonction, qui ne cessentd'entre- ritorialisations précapitalistesqui le traversent déjà r. Les
croiser leurs valeurs ou leurs segments.Personne mieux deux mouvements coexistent dans un agencement, et
que Kafka n'a montré ces deux faces complémentaires pourtant ne se valent pas, ne se compensentpas, ne sont
de tout agencement.S'il y a un monde kafkarlen,ce n'est pas symétriques.De la terre, ou plutôt de la re-territo-
certes pas celui de l'étrange ou de I'absurde, mais un rialisation d'artifice qui se fait constamment, on dira
monde où la plus extrême formalisation juridique des qu'elle donne telle ou telle substanceau contenu, tel ou
énoncés (questions et réponses, objections, plaidoirie, tel code aux énoncés,tel terme au devenir, telle efiectua-
attendus, dépôt de conclusions,verdict) coexiste avec la tion à l'événement,tel indicatif au temps (présent,passé,
plus intenseformalisation machinique,la machination des futur). Mais, de la déterritorialisation simultanée, bien
états de choses et de corps (machine-bateau,machine- qu'à d'autres points de vue, on dira qu'elle n'affecte pas
hôtel, machine-cirque,machine-château,machine-procès).
Une seule et même fonction-K, avec ses agentscollectifs 1. Sur touscesproblèmes,
M. Dobb,Etudessurle développe-
et sespassionsde corps,Désir. ment du capitalîsme, éd. Maspero, ch. I et II.

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moins la terre: elle libère une pure matière, elle défait du capitaine Achab fait bloc avec le devenir-blanc de
les codes, elle entraîne les expressions et les contenus, Moby Dick, pure blanche muraille). Alors est-ce cela,
les états de choses et les énoncés, sur une ligne de fuite peindre, composer ou écrire? Tout est question de ligne,
en ngzag, brisée, elle élève le temps à llnfinitif, elle il n'y a pas de différence considérable entre la peinture,
dégage un devenir qui n'a plus de terme, parce que la musique et l'écriture. Ces activités se distinguent par
chaque terme est un arrêt quï faut sauter. Toujours la Ieurs substances,leurs codes et leurs territorialités res-
belle fonnule de Blanchot, dégager ( la part de Ïévéne- pectives, mais pas par la ligne abstraite qu'elles tracent,
ment que son accomplissement ne peut pas réaliser r : qui file entre elles et les emporte vers un commun des-
un pur mourir, ou sourire, ou batailler, ou haïr, ou aimer, tin. Quand on arrive à tracer la ligne, on peut dire c c'est
ou s'en aller, cu créer... Retour au dualisme? Non, les de la philosophie >. Pas du tout parce que la philosophie
deux mouvements sont pris I'un dans I'autre, I'agence- serait une discipline ultime, une racine dernière qui con-
ment les composetous deux, tout se pinse entre les deux. tiendrait Ia vérité des autres, au contraire. Encore moins
Là encore, il y a une fonction-K, un autre axe tracé par une sagessepopulaire. C'est parce que la philosophie
Kafka, dans le double mouvement des territorialités et naît ou est produite du dehors par le peintre, le musicien,
de la déterritorialisation. l'écrivain, chaque fois que la ligne mélodique entraîne
le son, ou la pure ligne tracêe, la couleur, ou Ia ligne
Il y a bien une question historique de I'agencement: écrite, la voix articulée. tr n'y a aucun besoin de phi-
tels éléments hétérogènespris dans la fonction, les cir- losophie: elle est forcément produite là où chaque acti-
constances où ils sont pris, I'ensemble des rapports qui vité fait pousser sa ligne de détenitorialisation. Sortir de
unissent à tel moment I'homme, I'animal, les outils, le la philosophie, faire nlmporte quoi, pour pouvoir la
milisu. Mais aussi I'homme ne cessede devenir-animal, produire du dehors. Les philosophes ont toujours été autre
de devenir-outil, de devenir-milieu, d'après une autre chose,ils sont nésd'autre chose.
question dans ces agencements mêmes. L'homme ne
devient animal que si I'animal, de son côté, devient son, C'est tout simple, écrire. Ou bien c'est une manière de
couleur ou ligne. C'est un bloc de devenir toujours asy- se re-territorialiser, de se conformer à un code d'énoncés
métrique. Non pas que les deux termes s'échangent, ils dominants, à un territoire d'états de chosesétablies: non
ne s'échangentpas du tout, mais I'un ne devient I'autre seulement les écoles et les auteurs, mais tous les profes-
que si I'autre devient autre chose encore, et si les termes sionnels d'une écriture même non littéraire. Ou bien au
s'effacent. C'est quand le sourire est sans chat, comme dit contraire, c'est devenir, devenir autre chose qu'écrivain,
Lewis Carroll, que I'homme peut effectivement devenir puisque, en même temps, ce qu'on devient devient auûe
chat, au moment où il sourit. Ce n'est pas ltomme qui chose qu'écriture. Tout devenir ne passe pas par l'écd-
chante ou qui peint, c'est I'homme qui devient animal, ture, mais tout ce qui devient est objet d'écriture, de
mais juste en même temps que I'animal devient musical ou peinture ou de musique. Tout ce qui devient est une
pure couleur, ou ligne étonnamment simple: les oiseaux pure ligne, qui cessede représenter quoi que ce soit. On
de Mozart, c'est l'homme qui devient oiseau, parce que dit parfois que le roman a atteint son achèvement quand
lbiseau devient musical. Le marin de Melvitle devient il a pris pour penionnage un anti-héros, un être absurde,
albatros, quand I'albatros devient lui-même extraordinaire étrange et désorientéqui ne cessed'errer, sourd et aveugle.
blancheur, pur€ vibration de blanc (et le devenir-baleine Mais c'est la substancedu roman : de Beckett à Chrétien

88 89
de Troyes, de La.wrenceà Lancelot, en passant par tout Devenir-animal, à charge pour I'animal, rat, cheval, oiseau
Ie roman anglais et américain. Chrétien de Trôyes n'a ou félin, de devenir lui-même autre chose, bloc, ligne,
pas cesséde tracer la ligne des chevaliers errants, qui son, couleur de sable - une ligne abstraite. Car tout ce
dorment sur leur cheval, appuyéssur leur lance et leurs qui change passepar cette ligne: agencement.Etre un
étriers, et qui ne savent plus leur nom ni leur desti- pou de mer, qui tantôt saute et voit toute la plage, tantôt
nation, qui ne cessentde partir en zigzag, et montent reste enfoui le nez sur un seul grain. Savez-vousseulement
dansla première charrette venue,fût-elle d'iÀfamie. pointe quel animal vous êtes en train de devenir, et surtout ce
de déterritorialisation du chevalier. Tantôt dans une qu'il devient en vous, la Chose ou I'Entité de Lovecraft,
hâte fébrile sur la ligne abstraite qui les emporte, tantôt I'innommable, < la bête intellectuelle >, d'autant moins
dans le trou noir de la catatonie qui les absorbe. c'est intellectuelle qu'elle écrit avec ses sabots, avec son æil
le vent, même un vent d'arrière-cour, qui tantôt nous pré- mort, ses antennes et ses mandibules, son absence de
cipite et tantôt nous immobilise. Ux cHeveLrERDoRMTR visage,toute une meute en vous à la poursuite de quoi, un
st R sA MoNTURE. I am a poor lonesomecow-boy. L,écrt- vent de sorcière?
ture n'a pas d'autre but: le vent, même quand nous ne
bougeonspâs, ( des clefs dans le vent pour me faire fuir
I'esprit et fournir à mes penséesun courant d'arrière-
cour ) - dégagerdans la vie ce qui peut être sauvé, ce
qui se sauve tout seul à force de puissanceet d'entête-
ment, dégager dans l'événement ce qui ne se laisse pas
épuiser par I'efiectuation, dégagerdans le devenir ce qui
ne se laisse pas fixer dans un terme. Bizarre écologie:
tracer une ligne, d'écriture, de musique ou de peinture.
Ce sont des lanières agitées par le vent. Un peu d'air
passe.On trace une ligne, et d'autant plus forte qu'elle
est abstraite, si elle est assezsobre et sans figures. L'écri-
ture est faite d'agitation motrice et de catatonie: Kleist.
C'est vrai qu'on n'écrit que pour les analphabètes,pour
ceux qui ne lisent pas, ou du moins ceux qui ne vous
liront pas. On écrit toujours pour les animaux, comme
Hofmannsthal qui disait sentir un rat dans sa gorge, et
ce rat montrait les dents, ( noces ou participation contre
nahrre >, symbiose,involution. On ne s'adressequ'à I'ani-
mal dans I'homme. Ça ne veut pas dire écrire à propos
de son chien, de son chat, de son cheval ou de son ani-
mal préféré. Ça ne veut pas dire faire parler les ani-
maux. Ça veut dire écrire comme un rat trace une ligne,
ou comme il tord sa queue, comme un oiseau lance un
son, comme un félin bouge, ou bien dort pesamment.

90
CHAPITRE III

PSYCHANALYSE MORTE ANALYSEZ


PREMIERE PARTIE

Contre la psychanalyse nous n'avons dit que deux


choses: elle casse toutes les productions de désir, elle
écrasetoutes les formations d'énoncés.par là, elle brise
I'agencementsur sesdeux faces,llagencementmachinique
de désir, I'agencement collectif d'énonciation. Le fait
est que la psychanalyseparle beaucoup de I'inconscient,
elle I'a mêmedécouvert.Mais pratiquement,c'est toujours
pour le réduire, le détruire, le conjurer. L'inconscient
est conçu comme un négatif, c'est I'ennemi. < Wo es \ryar,
soll Ich werden.u On a beau traduire: là où c,êtait,
là comme sujet dois-je advenil - ç's5f encore pire (y
compris le u soll >, cet étrange < devoir au sensmoral >).
Ce que la psychanalyseappelle production ou formation
de I'inconscient, ce sont des ratés, des conflits, des
compromis ou des jeux de mots. Des désirs, il y en a
toujours trop, pour la psychanalyse: ( pervers poly-
morphe u. On vous apprendra le Manque, la Culture et
la Loi. Il ne s'agit pas de théorie, mais du fameux art
pratique de la psychanalyse,I'art d'interpréter. Et quand
on passede I'interprétation à la signifiance,de la recher-
che du signifié à la grande découverte du signifiant, il
ne semble pas que la situation change beaucoup. parmi
les pages les plus grotesquesde Freud, il y a celles sur
la < fellatio > : comment le pénis vaut pour un pis de
vache, et le pis de vache pour un sein maternel. Façon

95
de montrer que la fellatio n'est pas un c rnai > désir,
I'objectivité du désir lui-même. Le désir e.st le système
mais veut dire autre chose, cache autre chose. Il faut
des signes a-signifiants avec lesquels on produit des flux
toujours que quelque chose rappelle quelque chose
d'inconscient dans un champ social. pÀ d'éclosion de
d'autre, métaphore ou métonymie. La psychanalyse
désir, en quelque lieu que ce soit, petite famiile ou école
devient de plus en plus cicéronienne, et Freud a tou-
de quartier, qui ne mette en question les structures éta-
jours été un Romain. Pour renouveler la vieille distinc-
blies. Le désir est révolutionnaire parce qu'il veut tou-
tion wai désir - faux désir, la psychanalyse dispose jours plus de connexionset d'agencements.Mais la psy-
d'une grille parfaite à cet égard : les vrais contenus de
chanalysecoupe et rabat toutes les connexions, tous les
désir, ce seraient les pulsions partielles, ou les objets par-
agencements,elle hait le désir, elle hait la politique.
tiels; la vraie expression de désir, ce serait (Edipe, ou
la castration, ou la mort, une instance pour structurer le
La secondecritique, c'est la manière dont la psychana-
tout. Dès que le désir agence quelque chose, en rapport
lyse empêchela formation d'énoncés.Dans leur co:ltenu,
avec un Dehors, en rapport avec un devenir, on casse
les agencementssont peuplés de devenirs et d'intensités,
I'agencement.Ainsi la fellatio: pulsion orale de suçote-
de circulations intensives, de multiplicités quelconques
ment du sein f accident stnrctural ædipien. De même
(meutes, masses, espèces,races, populations, tribus-...).
pour le reste. Avant la psychanalyse,on parlait souvent
Et dans leur expression, les agencementsmanient des
de manies dégoûtantesde vieillard; avec elle, on parle
articles ou pronoms indéfinis qui ne sont nullement
d'activité perverseinfantile.
indéterminés (" un > ventre, a des > gens, ( on D bat
c un > enfant...) - des verbesà I'infinitif qui ne sont pas
Nous disons au contraire: I'inconscient, vous ne I'avez
indifférenciés, mais qui marquent des processus(mar-
pas, vous ne I'avez jamais, ce n'est pas un s c'était r
cher, tuer, aimer...) - des noms propres qui ne sont pas
au lieu duquel le a Je > doit advenir. Il faut renverser
des personnes mais des événements(ce peut être des
la formule freudienne. L'inconscient, vous devez le pro-
groupes, des animaux, des entités, des singularités, des
duire. Ce n'est pas du tout aftaire de souvenirs refoulés,
collectifs, tout ce qu'on écrit avec une majuscule, uN-
ni même de fantasmes.On ne reproduit pas des souvenirs
HnNs-onvnNrn-cnnvar). L'agencement machinique col-
d'enfance, on produit, avec des blocs d'enfance toujours
lectif n'est pas moins production matérielle de désir que
actuels, les blocs de devenir-enfant. Chacun fabrique
cause expressive d'énoncé: articulation sémiotique de
ou agence,non pas avec l'æuf dont il est sorti, ni avec
chaînesd'expressionsdont les contenussont relativement
les géniteurs qui I'y rattachent, ni avec les images qu'il
les moins formalisés. Non pas représenterun sujet, car
en tire, ni avec la structure germinale, mais avec le mor-
il n'y a pas de sujet d'énonciation, mais programmer un
ceau de placenta qu'il a dérobé, et qui lui est toujours
agencement. Non pas surcoder les énoncés, mais au
contemporain, comme matière à expérimentation. Pro-
contraire les empêcher de basculer sous la tyrannie de
duisez de I'inconscient, et ce n'est pas facile, ce n'est
constellations dites signifiantes. Or c'est curieux que la
pas n'importe où, pas avec un lapsus, un mot d'esprit ou
psychanalyse,qui se vante tant de logique, o,
même un rêve. L'inconscient, c'est une substanceà fabri- "orrp-r*n,
rien à la logique de I'article indéfini, du verbe infinitif
quer, à faire couler, un espacesocial et politique à conqué-
et du nom propre. Le psychanalysteveut à tout prix que,
rir. n n'y a pas de sujet du désir, pas plus que d'objet. Il
derrière les indéfinis, il y ait un défini caché,un possessif,
n'y a pas de sujet d'énonciation. Seuls les flux sont
un personnel. Quand les enfants de Melanie Klein disent
96
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( un ventre D, ( comment les gens gfandissent-ils?r,
Melanie Klein entend < le ventre de ma maman Dr a s€r&i- _ Se fait-on psychanalyser,on croit parler et I'on accepte
de payer pour cette croyance.Mais on n'a pas la moindre
je grand courme mon papa? '. Quand ils disent e un
chance de parler. La psychanalyseest faite tout entière
Hitler Dr c lln Churchill r, Melanie Klein y voit le pos- pour empêcherles gens de parler et leur retirer toutes les
sessif de la mauvaise mère ou du bon 1Ère. Les mili- conditions d'énonciation waie. Nous avions formé un
taires et les météorologues, plus que les psychanalystes, petit groupe de travail pour la tâche suivante: lire des
ont au moins le sensdu nom propre quand ils s'en servent comptes rendus de psychanalyses,notamment d'enfants,
pour désigner une opération stratégique ou un processus s'en tenir à ces comptes rendus et faire deux colonnes,à
géographique: opération Typhon. Il arrive à Jung de gauche ce que I'enfant a dit, d'aprèsle compte rendu lui-
rapporter un de sesrêves à Freud : il a rêvé d'un ossuaire. même, et à droite, ce que le psychanalystea entendu et
Freud veut que Jung ait désiré la mort de quelqu'un, retenu (cf. toujours le jeu de cartes du q choix forcé >).
sans Coute de sa femme. < Jung, surpris, lui fit remar- C'est effarant. Les deux textes majeurs à cet égard sont le
quer qu'il y avait plusieurs crânes, pas juste un seul r. r petit Hans de Freud, et le petit Richard de Melanie Klein.
Freud, de même, ne veut pas qu'il y ait six ou sept C'est un incroyable forcing, comme un match de boxe
loups: il n'y aura qu'un représentant du père. Et ce entre catégories trop inégales. Humour de Richard, au
que Freud encore fait avec le petit Hans: il ne tient début, qui se moque de M. K. Tous ces agencements
aucun compte de I'agencement(immeuble - rue - entre- de désir, à lui, passentpar une activité de cartographie
pôt voisin - cheval d'omnibus - un cheval tombe - pendant la guerre, une distribution de noms propres,
un cheval est fouetté!) il ne tient aucun compte de la des territorialités et des mouvements de déterritorialisa-
situation (la rue a été interdite à I'enfant, etc.) il ne tient tion, des seuils et des franchissements.Insensible et
aucun compte de la tentative du petit Hans (devenir- sourde, imperméable,Mme K. va casserIa force du petit
cheval, puisque toute autre issue a été bouchée: le bloc Richard. Leitmotiv du liwe dans le texte lui-même:
d'enfance, le bloc de devenir-animal de Hans, I'infinitif < Mme K. interpréta, Mme K. interpréta, 1Ù4lme K. rNrsn-
comme marqueur d'un devenir, la ligne de fuite ou le pnÉrn... , On dit qu'il n'en est plus ainsi aujourd'hui: la
mouvement de déterritorialisation). Tout ce qui importe signifiancea remplacéI'interprétation, le signifiant a rem-
à Freud, c'est que le cheval soit le père, et puis voilà. placé le signifié, le silence de I'analyste a remplacé ses
Pratiquement, un agencementétant donné, il suffit d'en commentaires, la castration s'est Évêlée plus sûre
extraire un segment, d'en abstraire un moment, pour qu'(Edipe, les fonctions structurales ont remplacé les
casserI'ensembledu désir, le devenir en acte, et y sub- images génitrices,le nom du Père a remplacé mon papa.
stituer des ressemblancestrop imaginaires (un cheval- Nous ne voyons pas de grands changementspratiques.
mon papa) ou des analogies de rapports trop symbo- Un patient ne peut pas munnur€r q bouchesdu Rhône
"
liques (ruer - faire I'amour). Tout le réel-désir a déjà sans se faire rectifier u bouche de la mère >; un autre
disparu: on y substitue un code, un surcodage symbo- ne peut pas dire voudrais rejoindre un groupe
" ie
lique des énoncés, un sujet fictif d'énonciation qui ne hippie E sans se faire intimer < pourquoi prononcez-vous
laisseaucunechanceaux patients comme gros pipi? >. Ces deux exemplesfont partie d'ana-
lyses fondées sur le plus haut signifiant. Et de quoi une
analyse pourrait-elle être faite, sinon de ces trucs où
1. E. A. Bennett, Ce que lung a vraiment dit, éd. Stock, p. 80. I'analyste n'a même plus besoin de parler, puisque I'ana-

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lysé les connaît aussi bien que lui? L'analysé est donc que soit leur diftérence considérable,nous croyons que
devenu analysant, terme particulièrement comique. On ces deux directions opposéestémoignentdes mêmeschan-
a beau nous dire: vous ne comprenez rren, (Edipe, ce gements, de la même évolution, qui porte sur plusieurs
n'est pas papa-maman,c'est le symbolique, la loi, I'accès points.
à la culture, c'est I'effet du signiûant, c'est la finitude du I. D'abord la psychanalysea dêplacê son centre, de
sujet, c'est le c manque-à-êtrequ'est la vie r. Et si ce la famille à la conjugalité. ElIe s'insialle entre les époux,
n'est pas (Edipe, ce sera la castration, et les prétendues Ies amants ou les amis, plus qu'entre les parents êt tes
pulsions de mort. Les psychanalystesenseignentla rési- enfants. Même les enfants sont conduits pai d"s psycho-
gnation infinie, ce sont les derniers prêtres (non, il y en logues, plutôt qu'amenés par les purent . Ou bien tes
aura encore d'autres après). On ne peut pas dire quTs rapports parents-enfants sont réglés par consultation
soient très gais, voyez le regard mort qu'ils ont, Ieur radiophoniques.Le fantasme a destitué le souvenir d'en-
nuque raide (seul Lacan a gardé un certain sensdu rire, fance. C'est une remarque pratique, qui concerne le
mais il avoue qu'il est forcé de rire tout seul). Ils n'ont recrutement des psychanalysés: ce recrutement se fait
pas tort de dire qu'ils ont besoin d'être < rémunérés> de moins en moins suivant I'arbre généalogique fami-
pour supporter le poids de ce qu'ils entendent, ils ont lial, et de plus en plus suivant le réséau deJamis (c toi
aussi, tu devrais te faire analyser...u). Comme dit Serge
quand même renoncé à soutenir la thèse d'un rôle sym-
Leclaire, avec humour peut-être, u il est maintenant
bolique et désintéresséde I'argent dans la psychanalyse.
des analysesoù les réseaux d'allégeancedes divans fré-
Nous ouwons au hasard un article quelconque,d'un psy-
quentés par les amis et amants se substituent aux rela-
chanalystequi fait autorité, I'article a deuf pagesr Lu
" tions de parenté I 'r. Ce n'est pas sans importance pour
longue dépendancede I'homme, son impuissanceà s'aider
la forme même des troubles: la névrose a abandônné
lui-même... I'infériorité congénitale de l'être humain...
les modèleshéréditaires(même si I'hérédité passepar un
la blessurenarcissiqueinhérenteà son existence.. .la rêa- < milieu familial) pour suivre des schémasde coniagion.
Iité douloureusede la condition humaine... qui implique "
La néwose a acquis sa puissancela plus redoutable, celle
I'incomplétude, le conflit... sa misère intrinsèque, qui le
de la propagation contagieuse: je ne te lâcherai pas
conduit il est wai aux plus hautes réalisations.> Il y a
tant que tu ne m'auras pas rejoint dans cet état. On admi-
longtemps qu'un curé serait chasséde son église, à tenir
rera la discrétion des anciensnévrosés,du type hystérique
un discours aussi impudent, aussi obscurantiste.
ou obsessionnel,qui ou bien menaient leur aftaire tout
Mais oui, pourtant, dans la psychanalysebeaucoup de seuls ou bien la faisaient en famille: le type dépressif
choses ont changé. Ou bien elle s'est noyée, elle s'est moderne, au contraire, est particulièrement vampirique
répandue dans toutes sortes de techniques de thérapie, ou venimeux. Ils se chargent de réaliser la prophétie de
d'adaptation ou même de marketing, auxquelles elle Nietzsche: ils ne supportent pas qu' ( une > santé existe,
apportait sa nuance particulière dans un vaste syncré- ils n'auront de cessede nous attirer dans leurs rets. pour-
tisme, sa petite ligne dans la pollphonie de groupe. Ou tant, les guérir, ce serait d'abord détruire en eux cette
bien elle s'est durcie, dans un affinement,un c retour > à volonté de venin. Mais comment le psychanalyste Ie
Freud très hautain, une harmonie solitaire, une spécifi- ferait-il, lui qui disposeainsi d'un formidable auto-recru-
cation victorieuse qui ne veut plus d'alliance qu'avec la tement de sa clientèle? On aurait pu croire que Mai 6g
linguistique (mêmesi I'inverse n'est pas wai). Mais quelle l. Serge Leclaire, Démasquer le réel, éd. du Seuil, p. 35.

100 101
aurait porté un coup fatal à la psychanalyse,et rendu gro- aux analysesde Foucault, puis de Robert Castel, quand
tesquele style des énoncésproprement psychanalytiques. ils montrent comment la psychanalysea poussésur ce sol
Non, tant de jeunes gens sont retournés à la psychana- de la psychiatrie t. En découvrant enhè les deux pôres
lyse. Précisémentparce qu'elle avait su abandonner son le monde des névroses,avec intégrité des facultés intel-
modèle familial discrédité, pour prendre une voie plus lectuelles, et même absencede délire, la psychanalyseà
inquiétante encore, une micro-contagion < politique > au ses débuts réussissait une opération très importànte:
lieu d'une macro-filiation s privée u. Jamais la psychana- faire passer sous la relation contractuelle-libérâletoutes
lyse n'a été aussi vivante, soit parce qu'elle a réussi à sortes de gens qui, jusque-là, semblaient en être exclus
tout imprégner, soit parce qu'elle a établi sur de nouvelles (la folie > mettait ceux qu,elle frappait hors de tout
"
basessa position transcendante,son Ordre spécifique. contrat possible).Le contrat proprement psychanalytique,
un flux de paroles contre un flux d'argent, allait fàire du
II. La psychiatrie dans son histoire ne nous semble psychanalystequelqu'un capable de s'insérer dans tous
pas s'être constituée autour du concept de folie, mais au les pores de la sociétéoccupéspar cescas incertains. Mais
contraire, au point où ce concept avait des difficultés à mesureque la psychanalysevoyait son extensioncroîffe,
d'application. La psychiatrie s'estheurtée en efiet au pro- à mesure aussi qu'elle remontait vers les délires cachés
blème des délires sans déficit intellectuel. D'une part sous les névroses,il semble que la relation contractuelle,
il y a des gens qui ont I'air fou, mais qui ne le sont pas même si I'on en garclait I'apparence, la contentait de
q waiment >, ayant gardé leurs facultés, et d'abord Ia moins en moins. La psychanalyseavait réalisé en effet
faculté de bien gérer leur fortune et leurs possessions ce qui faisait I'angoissede Freud à la fin de sa vie: elle
(régime paranoïaque, délire d'interprétation, etc. r). était devenue interminable, interminable en droit. En
D'autre part, il y a des gens qui sont < vraiment o fous, même temps, elle prenait une fonction de < masse>.
et pourtant n'en ont pas I'air, commettant soudain un Car ce qui définit la fonction de masse, ce n'est pas
acte explosif que rien ne laissait prévoir, incendie, homi- nécessairementune caractère collectif, de classeou d'en-
cide, etc. (régime monomaniaque, délire passionnel ou semble; c'est le passagejuridique du contrat au statut.
de revendication).Si le psychiatre a mauvaiseconscience, Il semble de plus en plus que le psychanalyséacquiert
c'est dès le début, puisqu'il est pris dans la dissociation \n statut incessible,inaliénable, plutôt qu'il n'entre dans
du concept de folie: il est accuséde traiter comme fous une relation contractuelle temporaire. précisément en
certains qui ne le sont pas exactement, et de ne pas s'installant entre les deux pôles où la psychiatrie rencon-
voir à temps la folie d'autres qui le sont effectivement. trait seslimites, en agrandissantle champ entre ces deux
La psychanalyses'est glissée entre ces deux pôles, en pôles, et en le creusant,la psychanalyseallait inventer un
disant à la fois que nous étions tous des fous sansen avoir statut de la maladie mentale ou du trouble psychique,
I'air, mais aussi bien que nous avions I'air de fous sans qui ne cessaitde se reconduire, de se propager en réseau.
l'être. Toute une < psychopathologie de la vie quoti- On nous proposaitla nouvelleambition: la psychanalyse
dienne r. Bref, c'est sur l'échec du concept de folie que la estI'affaire de toute une vie.
psychiatrie s'est constituée, et que la psychanalysea pu
enchaîneravec elle. Il est difficile d'ajouter quelque chose Peut-être I'importance de I'Ecole freudienne de paris
et le jugementqui est-elleliée à ceci, qu'elle a exprimé pour la première fois
1. Cf. le cascélèbredu Président
Schreber,
lui rendsesdroits. 1. Cf. Robert Castel, Le Psychanalysme,éd. de Minuit.

ro2 103
les exigencesd'un nouvel ordre psychanalytique,non pas Ia pratique et la théorie, qui sont en gros restées les
seulementen théorie, mais dans son organisation statu- mêmes. D'où le renversementdes rapports psychiatrie-
taire, dans sesactesde fondation. Car ce qu'elle propose psychanalyse,d'où I'ambition de la psychanalysede deve-
clairement, c'est un statut psychanalytique, par opposi- nir une langue officielle, d'où ses alliances avec la lin-
tion au vieux contrat; du coup, elle esquisseune mutation guistique (on n'a pas de rapport contractuel avec le lan-
bureaucratique, passaged'une bureaucratie de notables gage).
(tJpe radical-socialiste,qui convenait aux débuts de la
psychanalyse)à une bureaucratiede masse;du coup, idéal III. Pourtant la théorie même a changé, semble avoir
de déliwer des états statutaires comme des brevets de changé. Le passage du signifié au signifiant: si I'on
citoyenneté, des cartes d'identité, par opposition à des ne cherche plus un signifié pour des symptômes jugés
contrats limités; la psychanalysese réclame de Rome, elle signifiants, si I'on cherche au contraire quel est le iigot-
se fait cicéronienne et met sa frontière entre c lTlones- fiant pour dessymptômesqui n'en seraieniprus que Ïehet,
tas > et c la canaille I r. Si lEcole freudienne a suscité si I'interprétation fait place à la signifiance, un oouur"o
tant de problèmes dans le monde psychanalytique, ce déplacementse produit. Alors en effet, la psychanalysea
n'est pas seulementen fonction de sa hauteur théorique, ses propres références, et n'a plus besoin d'un c réfé-
ni de sa pratique, mais en raison de son esquissed'une rent > extérieur. Est vrai tout ce qui se passe dans la
nouvelle organisation explicite. Ce projet a pu être jugé psychanalyse,dans le cabinet de I'analyste. Est dérivé
mal venu par les autresorganismespsychanalytiques;mais ou secondaire,ce qui se passeailleurs. Formidable moven
parce qu'il disait la vérité sur un mouvement qui traverse d'attachement.La psychanalysea cesséd'être une science
I'ensemble de la psychanalyse,et que les autres orga- expérimentale pour conquérir les droits d'une axioma_
nisations préféraient laisser faire en silence, sous Ie cou- tique. PsychanalyserNDEx stn; pas d'auffe vérité que
vert du thème contractuel. Nous ne regrettons pas cette celle qui sort de I'opération qui la présuppose,le divan
couverture contractuelle, hypocrite dès le début. Nous ne est devenu le puits insondable,interminable en droit. La
disons pas davantageque la psychanalyseconcernemain- psychanalysea cessé d'être à la recherche, puisqu'elle
tenant les masses,mais seulementqu'elle a pris une fonc- est constitutive de Ia vérité. Encore une fois, c'est Serge
tion de masse,fût-elle fantomatique ou restreinte,ou pour Leclaire qui le dit le plus nettement: o La Éalité, de la
une ( élite >. Et que c'est le deuxième aspect de son scène primitive tend à se dévoiler plus concrètement à
changement: non seulementêtre passéede la famille à la travers le cabinet analytique que dans le padre de la
conjugalitê, de la parenté à I'alliance, de la filiation à Ia chambre des parents... D'une version figurative, on passe
contagion,mais aussidu contrat au statut.Il arrive gue à la version de référence, structurale, dévoilant le- réel
les années interminables de psychanalysedonnent des d'une opération littérale... Le divan psychanalytiqueest
< points de salaire supplémentaires aux travailleurs devenu le lieu où se déroule effectivement le jeu de la
"
sociaux; on voit la psychanalysepénétrer partout dans confrontation au réel. u Le psychanalyste est devenu
t.
Ie secteur social Cela nous paraît plus important que comme le journaliste: il crée l'événement. De toute
1. Cf. un curieuxtextede J. A. Miller, in q Ornicar > n" 1. façon, la psychanalysefait des offres de service. Tant
2. Jacques Donzelot, dans ta Polïce des familles (éd. de qu'elle interprétait, ou en tant qu'elle interprète (recher-
Minuit, montre que la psychanalyseest sortie de la relation che d'un signifié), elle ramène les désirs et les énoncésà
privée, et a peut-être pénétré le secteur c social r beaucoupplus
tôt qu'on ne le croyait. un état déviant par rapport à I'ordre établi, par rapport

104 105
aux significations dominantes, mais justement les loca-
lise dans les pores de ce co{ps établi deminant, comme
quelque chose de traduisible et d'échangeableen vertu
du contrat. Quand elle découvre le siguifiant, elle invo-
que un ordre proprement psychanalytique ('ordre sym-
bolique par opposition à I'ordre imaginaire du signiûé),
lequel n'a plus besoin que de soi, puisqu'il est statutaire
ou structural: c'est lui qui forme un corps, un corpus masse. Il est douteux qu'elle réussisse: les appareils de
suffisantpar lui-même. pouvoir ont plus d'intérêt à se tourner vers là physique,
Ia biologie ou I'informatique. Mais elle i"it' c"
On retrouve évidemment la question du pouvoir, de "urà
qu'elle aura pu : elle ne sert plus I'ordre établi, de manière
I'appareil de pouvoir psychanalytique - avec les mêmes
nuancesque précédemment: même si ce pouvoir est res-
treint, localisé, etc. On ne peut poser cette question qu'en
fonction de remarques très générales: c'est wd, ce
que dit Foucault, que toute formation de pouvoir a besoin
d'un savoir qui, pourtant n'en dépend pas, mais qui, lui-
même, n'aurait pas d'efficacité sans elle. Or ce savoir son ambition, parce qu'il y a trop de concurrents, et parce
utilisable peut avoir deux figures: ou bien une forme que, pendant ce temps-là, toutes les forces de minorité,
ofrcieuse, telle qu'il s'installe dans les c por€n rr pour toutes les forces de devenirs, toutes les forces de lan-
boucher tel ou tel trou dans I'ordre établi; ou bien une Bage, toutes les forces d'art, sont en train de fuir ce
forme officielle, quand il constitue par lui-même un terrain-là - de parler, de penser, d'agir, de devenir autre-
ordre symbolique qui donne aux pouvoirs établis une ment. Tout passe par ailleurs, que la psychanalysene
axiomatique généralisée.Par exemple, les historiens de peut même pas intercepter, ou que la psychanalysenIn-
I'Antiquité montrent la complémentaritécité grecque - tercepte que pour I'arrêter. Et c'est bien là en effet ce
géométrie euclidienne.Non pas que les géomètresont le qu'elle se propose: surcoder les agencementspour sou-
pouvoir, mais parce que la géométrie euclidienne consti- mettre les désirs à des chaînessignifiantes,les énoncésà
tue le savoir, ou la machine abstraite, dont la cité a des instancessubjectives,qui les accordent aux exigences
besoin pour son organisation de pouvoir, d'espaceet de d'un Ordre établi. Les quatre changementsprogressifs
temps. Il n'y a pas d'Etat qui n'ait besoin d'une image que nous venons de voir - passagede la famille au
de la pensée,qui lui servira d'axiomatique ou de machine réseau,substitution du statut au contrat, découverted'un
abstraite, et à laquelle il donne en revanche la force de ordre proprement psychanalytique, alliance avec la lin-
fonctionner: d'où I'insuffisance du concept dIdéologie, guistique - marquent cette ambition de participer au
qui ne rend pas du tout compte de ce rapport. Ce fut contrôle des agencementsde désir et d'énonciation, ou
le rôle fâcheux de la philosophie classique, telle que même de conquérir une place dominante dans ce contrôle.
nous I'avons vue, de fournir ainsi à des appareils de
pouvoir, Eglise ou Etat, le savoir qui leur convenait. Sar I'Anti-Gdipe, sur les machines désirantes,sur ce
Peut-on dire aujourd'hui que les sciencesde I'homme ont qu'est un agencement de désir, les forces qu'il mobilise,

106 to7
les dangers qu'il affronte, on nous a prêté beaucoup de
bêtises.Elles ne venaient pas de nous. Nous disions que
le désir n'est nullement lié à la c Loi D, et ne se définit par
auct n manque essentiel.Car c'est cela la véritable iàée
du prêtre: la loi constituante au cæur du désir, le désir
constitué comme manque, la sainte castration, le sujet
fendu, la pulsion de mort, l'étrange culture de la mort.
Et il en est sans doute ainsi chaque fois qu'on pense
le désir comme un pont entre un sujet et un objet: le
exemple, le détailler. Mais déjà le désert est un corps sans
sujet du désir ne peut être que clivé, et I'objet, d'avance
grganes qui n'a jamais été contraire aux peuplades qui le
perdu. Ce que nous avonsessayéde montrer, au contraire, hantent, le vide n'a jamais été contrairé aux particules
c'était comment le désir était hors de cescoordonnéesper- qui s y agitent.
sonnologiqueset objectales.Il nous semblait que le désir
était un processus,et qu'il déroulait un plan de consis-
tance, un champ d'immanence,un ( colps sansorganes),
comrnedisait Artaud, parcouru de particuleset de flux qui
s'échappentdes objets comme des sujets... Le désir n'est
donc pas intérieur à un sujet, pas plus qu'il ne tend vers
un objet: il est strictementimmanent à un plan auquel
il ne préexiste pas, à un plan qu'il faut construire, où
tissementou le tarissementdes flux, font partie du désir,
des particules s'émettent, cles flux se conjuguent. Il n'y
et de la pure vie du désir, sans lfmeigner d'aucun man-
a désir que pour autant qu'il y a déploiement d'un tel
que. Comme dit Lawrence, la chasteté est un flux. Le
champ, propagation de tels flux, émissionde telles parti-
plan de consistanceest-il une chose bizarre? tr faudrait
cules. Loin de supposer un sujet, le désir ne peut être
dire à la fois : vous I'avez déjà, vous n'éprouvez pas un
atteint qu'au point où quelqu'un est dessaisidu pouvoir de
désir sans qu'il soit déjà là, sans qu'il se trace en même
dire Je. Loin de tendre vers un objet, le désir ne peut
temps que votre désir - mais aussi: vous ne I'avez pas,
être atteint qu'au point où quelqu'un ne cherche ou ne
et vous ne désirezpas si vous n'arrivez piui à le construire,
saisit pas plus un objet qu'il ne se saisit comme sujet. On
objecte alors qu'un tel désir est tout à fait indéterminé, si vous ne savez pas le faire, en trouvant vos lieux,
et qu'il est encoreplus pénétréde manque. Mais qui vous vos agencements,vos particules et vos flux. Il faudrait
fait croire qu'en perdant les coordonnéesd'objet et de dire à la fois: il se fait tout seul, mais sachezle voir; et
sujet, vous manquiez de quelque chose?Qui vous pousse vous devez le f.arre, sachezle faire, prendre les bonnes
à croire que les articles et pronoms indéfinis (un, on), les directions, à vos risques et périls. Désir : qui, sauf les
troisièmespersonnes(il, elle), les verbes infinitifs sont Ie prêtres, voudrait appeler cela c manque >? Nietzsche
moins du monde indéterminés?Le plan de consistanceou I'appelait Volonté de puissance.On peut I'appeler autre-
d'immanence,le corps sans organes,comporte des vides ment. Par exemple, grâce. Désirer n'est pas du tout une
et des déserts. Mais ceux-ci font < pleinement > partie chose facile, mais justement parce quï donne, au lieu
du désir, loin d'y creuserun manque quelcongue.Quelle de manquer, < vertu qui donne r. Ceux qui lient le désir
au manque, la longue cohorte des chanteursde la castra-
108
109
tion, témoignent bien d'un long ressentiment comme
d'une interminable mauvaise conscience.Est-ce mécon-
naître la misère de ceux qui manquent effectivement
de quelque chose?Mais outre que ce n'est pas de ceux_là
que parle la psychanalyse(au contraire elle fait la distinc-
tion, elle dit bien haut qu'elle ne s'occupepas des priva-
tions réelles),ceux qui manquent réellement n'ont io.*
plan de consistancepossiblequi leur permettrait de dési- individuation ne se fait pas sur le mode d'un sujet ou
rer. Ils en sont empêchésde mile manières.Et dès qu'ils même d'une chose. Une heue, un jour, une saisôn, un
en construisentun, ils ne manquent de rien sur ce plan, climat, une ou plusieurs années- un degré de chaleur,
à partir duquel ils partent en conquérantsvers ce oont ils une intensité, des intensités très difiérentes qui se compo-
manquent cn dehors. Le manque renvoie à une positivité sent - ont une individualité parfaite qui ne se confond
du désir, et pas le désir à une négativité du manque. pas avec celle d'une chose ou d'un sujet formfu. n euel
Même individuelle, la construction du plan est une poli- terrible cinq heures du soir! ,n Ce n'est pas I'ins1411,,"
tique, elle engage nécessairementun < collectif u, des n'est pas la brièveté qui distingue ce type d'individuation.
agencementscollectifs, un ensemblede devenirs sociaux. Une heccéité peut durer autant de temps, et même plus
que le temps nécessaireau développement d'une forme
Il faudrait distinguer deux plans, deux types de plans. et à l'évolution d'un sujet. Mais ce n'est pas le même
D'une part un plan qu'on pourrait nommer d,organisa- tlpe de temps : temps flottant, lignes flottantes de I'Aiôn,
tion. ll concerne à la fois le développementclesformes par opposition à Chronos. Les heccéitéssont seulement
et la formation des sujets.Aussi est-il, autant qu'on veut, des degrésde puissancequi se composent,auxquels cor-
structural et génétique. De toute manière, il dispose respondent un pouvoir d'affecter et d'être afiecté, des
d'une dimension supplémentaire, d'une dimension de affects actifs ou passifs, des intensités. Dans sa prome-
plus, d'une dimension cachée,puisqu'il n'est pas donné nade, I'héroi'ne de Virginia Woolf s'étend coûrme une
pour lui-rnême, mais doit toujours être conclu, inféré, lame à travers toutes choses, et pourtant regarde du
induit à partir de ce qu'il organise.C'est comme dans la dehors, avec I'impression qu'il est dangereux de viwe
musique où le principe de composition n'est pas donné même un seul jour (" jamais plus je ne dirai : je suis
dans une relation directement perceptible, audible, avec ceci ou cela, il est ceci, il est cela...>). Mais la prome-
ce qu'il donne. C'est donc un plan de tranScendance, nade elle-même est une heccéité. Ce sont les heccéités
une sorte de dessein,dans I'esprit de I'homme ou dans qui s'expriment dans des articles et pronoms indéfinis,
I'esprit d'un dieu, mêmequand on lui prête un maximum mais non indéterminés, dans des noms propres qui ne
d'immanence en I'enfouissantdans les profondeurs de la désignent pas des personnes,mais marquent des événe-
Nature, ou bien de I'Inconscient.Un tel plan est celui de ments, dans des verbes infinitifs qui ne sont pas indifté-
la Loi, en tant qu'il organise et développe des formes, renciés, mais constituent des devenirs ou des processus.
genres.thèmes,motifs, et qu'il assigneet fait évoluer des C'est I'heccéité qui a besoin de ce type d'énonciation.
sujets, personnages,caractèreset sentiments: harmonie HeccÉrrÉ - ÉvÉNsrunNr. C'est une question de vie,
desformes,éducationdessujets. vivre de cette manière-là, d'après un tel plan, ou plutôt
sur un tel plan : < Il est qussi déréglé que Ie vent et très

110 111
secret sur ce qu'il fait la nuit... > (Charlotte Brontë). lui : ses dimensions croissent ou décroissent avec ce qui
D'où vient la perfection absolue de cette phrase? Pierre se passe,sans que sa planitude en soit troublee (plan à
Chevalier est ému par cette phrase quï decouwe et qui n dimensions). Ce n'est plus un plan téléologique, un
le traverse; serait-il ému s'il n'était lui-même une heccéité dessein, mais un plan géométrique, dessin abstrait, qui
qui traverse la phrase? Une chose, un animal, une per- est comme la section de toutes les formes quelconques,
sonne ne se définissentplus que par des mouvementset quelles que soient leurs dimensions: planomène ou
des repos, des vitesseset des lenteurs (longitude), et par Rhizosphère, hypersphère. C'est courme un plan fxe,
des afiects, des intensités (latitude t). Il n'y a plus de mais c txe > ne veut pas dire immobile, il indique l'état
formes, mais des rapports cinématiques entre éléments absolu du mouvemeut non moins que du repos, par rap-
non formés; il n'y a plus de sujets, mais des individua- port auquel toutes les variations de vitesserelative devien-
tions dyramiques sans sujet, qui constituent des agence- nent elles-mêmes perceptibles. Il appartient à ce plan
ments collectifs. Rien ne se développe, mais des choses dlmmanence ou de consistancede comprendre des brouil-
arrivent en retard ou en avance, et entrent dans tel agen- lards, des pestes, des vides, des sauts, des immobilisa-
cement d'après leurs compositions de vitesse. Rien ne tions, des suspens, des précipitations. Car I'echec fait
se subjective, mais des heccéitésse dessinentd'après les partie du plan lui-même: il faut en effet toujours repren-
compositions de puissanceset d'affects non subjectivés. dre, reprendre au milieu, pour donner aux éléments de
Carte des vitesseset des intensités. Nous avons déjà ren- nouveaux rapports de vitesse et de lenteur qui les font
contré cette histoire des vitesses et des lenteurs : elles changer d'agencement,sauter d'un agencementà I'autre.
ont en commun de pousserpar le milieu, d'être toujours- D'où la multiplicité des plans sur le plan, et les vides,
entre; elles ont en co[rmun I'imperceptible, comme qui font partie du plan, comme un silence fait partie du
l'énorme lenteur de gros lutteurs japonais, et tout d'un plan sonore,saruiqu'on puissedire < quelque choseman-
coup, un geste décisif si rapide qu'on ne I'a pas vu. La que >. Boulez parle de < programmer la 64çhine pour
vitessen'a aucun privilège sur la lenteur : les deux tordent que chaque fois qu'on repasse une bande, elle donne
les nerfs, ou plutôt les dressentet leur donnent la maî- des caractéristiquesdifférentes de temps Et Cage, une
trise. Antoine. Qu'est-cequ'une jeune fille, ou un groupe ".
horloge qui donnerait des vitesses variables. Certains
de jeunes filles? Proust les décrit comme des rapports musicienscontemporainsont pousséjusqu'au bout I'idée
mouvants de lenteur et de vitesse, et des individuations pratique d'un plan immanent qui n'a plus de principe
par heccéité,non subjectives. d'organisation cachée, mais où le processus doit être
entendu non moins que ce qui en procède, où les formes
C'est ce plan-là, uniquement défini par longitude et ne sont gardéesque pour libérer des variations de vitesse
latitude, qui s'opposeau plan d'organisation. C'est vrai- entre particules ou molécules sonores, où les thèmes,
ment un plan d'immanence,parce qu'il ne disposed'au- motifs et sujets ne sont gardés que pour libérer des
cune dimension supplémentaire à ce qui se passe sur affects flottants. Extraordinaire façon dont Boulez traite
le leitmotiv wagnérien. Il ne suffirait pas d'opposer ici
l. I-'heccéitê - et aussi la longitude, la latitude - sont de I'Orient et I'Occident, le plan d'immanence qui vient
très belles notions du Moyen Age, dont certains théologiens, phi-
d'Orient, et le plan d'organisation transcendantequi fut
loscphes et physiciens ont poussé I'analyse au plus loin. Nous
leur devons tout à cet égard, bien que nous employions ces toujours la maladie de I'Occident: par exemple la poésie
notions en un sens différent. ou le dessin orientaux, les arts martiaux, qui procèdent

tt2 tt3
si souvent par heccéités pus, et poussent par le un désir. Ecouter de la musique, ou bien faire de la
c milieu 1. L'Occident lui-même est travemé par cet musique, ou bien écrire, sont des désirs. Un printemps,
immenseplan d'immanence ou de consistance,gd empor- un hiver sont des désirs. La vieillesseaussi eri un désir.
tent les formes et en arrachent les indications de vitesse, Même la mort. Le désir n'est jamais à interpréter, c'est
qui dissolvent les sujets et en extraient des heccéités: lui qui expérimente. Alors on nous objecte des choses
plus rien que des longitudes et deslatitudes. très fâcheuses.on nous dit que nous revenonsà un vieux
culte du plaisir, à un principe de plaisir, ou à une
Plan de consistance, plan d'immsssass, c'est déjà conception de la fête (la révolution sera une fête...). On
ainsi qus Spinoza concevait le plan contre les tenants nous oppose ceux qui sont empêchésde dorrrir, soit du
de I'Ordre et de la Loi, philosophes ou théologiens. C'est dedans, soit du dehors, et qui n'en ont ni le pouvoir ni
déjà ainsi que la trinité Hôlderlin - Kleist - Nietzsche le temps; ou qui n'ont ni le temps ni la culture d'écouter
concevait l'écriture, l'art, etmême une nouvelle politique : de Ia musique; ni la faculté de se promener, ni d'entrer
non plus un développement harmonieux de la forme et en catatonie sauf à I'hôpital; ou qui sont frappés d'une
une formation bien Églên du sujet, comme le voulaient vieillesse,d'une mort terribles; bref tous ceux
Qui souf-
Goethe ou Schiller, ou Hegel, mais des successionsde frent: ceux-là r€ c manquent >-ils de rien? Et surtout,
catatonies et de précipitations, de suspenset de flèches, on nous objecte qu'en soustrayantte désir au manque et
des coexistencesde vitessesvariables, de.sblocs de devenir, à la loi, nous ne pouvons plus invoquer qu'un état de
des sauts par-dessus des vides, des déplacements d'un nature, un désir qui serait réalité naturelle et spontanée.
centre de gravité sur une ligne abstraite, des conjonc- Nous disonstout au contraire : îl n'y a de désir qu,agencé
tions de lignes sur un plan d'immanence, un a processutr ou machiné. Vous ne pouvez pas saisir ou concevoir un
stationnaire > à vitesse folle qui libère particules et désir hors d'un agencementdéterminé, sur un plan qui
afiects. (Deux secrets de Nietzsche: l'éternel retour ne préexiste pas, mais qui doit lui-même être construit.
comme plan fxe sélectionnant les vitesseset les lenteurs Qy" chacun, groupe ou individu, construise le plan
toujours variables de Zantboustra; I'aphorisme, non pas d'immanenceoù il mène sa vie et son entreprise,c'eit la
comme écriture parcellaire, mais comme agencementqui seule affaire importante. Hors de ces conditions, vous
ne peut pas être lu deux fois, qui ne peut pas ( repasser)r, manquez en effet de quelque chose, mais vous manquez
sans que changent les vitesses et les lenteurs entre ses précisémentdes conditions qui rendent un désir possible.
éléments.)C'est tout cela, c'est tout ce plan qui n'a qu'un Les organisations de formes, les formations de sujets
nom, Désir, et qui n'a certes rien à voir avec le manque (l'autre plan) c impuissantent> le désir: elles le soumet- '
ni avec la < loi >. Comme dit Nietzsche, qui voudrait tent à Ia loi, elles y introduisent le manque. Si vous
appelercela loi, le mot a trop d'arrière-goûtmoral? ligotez quelqu'un, et si vous lui dites o exprime-toi,
camarader, il pourra dire tout au plus qu'il ne veut pas
Nous disions donc une chosesimple: le désir concerne être ligoté. Telle est sans doute la seule spontanéité du
les vitesses et lenteurs entre des particules Qongitude), désir: ne pas vouloir être opprimé, exploité, asservi,
les affects, intensités et heccéités sous des degrés de assujetti. Mais on n'a jamais fait un désir avec des non-
puissance (latitude). UN - vAMprRB- DoRMTR - JorrR vouloirs. Ne pas vouloir être asservi est une proposition
- ET - sE nÉvstrI,nn - NUrr. Savez-vouscomme c'est nulle. En revanche tout agencementexprime et fait un
simple, un désir? Dormir est un désir. Se promener est désir en construisant le plan qui le rend possible, et, le

tt4 115
rendant possible, I'efiectue. Le désir n'est pas réservé à un jour la rue. Il n'y a que des politiques d'agencements,
des privilégiés; il n'est pas davantageréservéà la réussite même chez I'enfant : en ce senstout est politique. Il n'y a
d'une révolution une fois faite. Il est en lui-même pro- que des programmes, ou plutôt des diagrammes ou des
cessusrévolutionnaire immanent. Il est constructiviste, plans, pas des souvenirsni même des fantasmes.Il n'y a
pas du tout spontanéiste.Comme tout agencementest col- que des devenirs et des blocs, blocs d'enfance, blocs de
lectif, est lui-même un collectif, c'est bien vrai que tout féminité, d'animalité, blocs de devenir actuels, et rien
désir est I'affaire du peuple, ou une affaire de masses, de mémoriel, d'imaginaire ou de symbolique. Le désir
une aftaire moléculaire. n'est pas plus symbolique que figuratif, pas plus signifié
Nous ne croyons même pas à des pulsions intérieures que signifiant: il est fait de diftérenteslignes qui s'entre-
qui inspireraientle désir. Le plan d'immanencen'a rien croisent, se conjuguent ou s'empêchent,et qui constituent
à voir avec une intériorité, il est comme le Dehors d'où tel ou tel agencementsur un plan d'immanence.Mais le
vient tout désir. Quand nous entendons parler d'une plan ne préexiste pas à ces agencementsqui le compo-
chose aussi ridicule que la prétendue pulsion de mort, sent, à ces lignes abstraitesqui Ie tracent. Nous pouvons
nous avons I'impression d'un théâtre d'ombres, Eros et toujours I'appeler plan de Nature, pour marquer son
Thanatos. Nous avons besoin de demander: y aurait-il immanence. Mais c'est la distinction nature-artifice qui
un agencementsuffisammenttordu, suffisammentmons- n'est pas du tout pertinente ici. Il n'y a pas de désir qui
trueux pour que l'énoncé < vive la mort > en fasse pré- ne fassecoexisterplusieurs niveaux dont les uns peuvent
cisément partie et que la mort y soit elle-mêmedésirée? être dits naturels par rapport à d'autres, mais c'est une
Ou bien n'est-cepas le contraire d'un agencement,son nature qui doit être construite avec tous les artifices du
effondrement, sa faillite? Il faut décrire I'agencementoù plan d'immanence. L'agencement féodalité comprend
tel désir devient possible,se mobilise et s'énonce.Mais parmi ses éléments u cheval-étrier-lance>. La position
jamais nous n'invoquerons des pulsions qui renverraient naturelle du cavalier, la manière naturelle de tenir la
à des invariants structuraux, ou à des variables gênê- lance dépend d'une nouvelle symbiose homme-animal
tiques. Buccal, anal, génital, etc., nous demandonscha- qui fait de l'étrier la chose la plus naturelle du monde,
que fois dans quels agencementscescomposantesentrent : et du cheval la chose la plus artificielle. Les figures du
non pas à quelles pulsions elles correspondent,ni à quels désir n'en découlentpas, ellestraçaient déjà I'agencement,
souvenirs ou fixations elles doivent leur prévalence, ni I'ensembledesélémentsretenusou crééspar I'agencement,
à quels incidents elles renvoient, mais avec quels élé- la Dame non moins que le cheval, le cavalier qui dort
ments extrinsèqueselles se composentpour faire un désir, non moins que Ia courseerrante en quêtedu Graal.
pour faire désir. Il en est déjà ainsi chez I'enfant, qui
machine son désir avec le dehors, avec la conquête du Nous disons qu'il y a agencementde désir chaque fois
dehors, non pas dans des stades intérieurs ni sous des que se produisent, sur un champ d'immanence ou plan
structurestranscendantes. Encore une fois le petit Hans: de consistance, des contirutums d'intensités, des conju-
il y a la rue, le cheval, I'omnibus, les parents, le pro- gaisons de flux, des émîssionsde particules à vitesses
fesseur Freud en personne, le < fait-pipi u qui n'est ni variables. Gusttari parle d'un agencement-Schumann.
un organe ni une fonction, mais un fonctionnement Qu'est-ceque c'est qu'un tel agencementmusical désigné
machinique, une pièce de la machine. Il y a des vitesses par un nom propre? Quelles sont les dimensions d'un
et des lenteurs, des aftects et des heccéités: un cheval tel agencement?Il y a le rapport avec Clara, femme-

116 rt7
enfant-virtuose, la ligne clara. Il y a la petite machine et d'un sujet pour en extraire des vitessesvariables et
manuelle que schumann se fabrique pour ligaturer le des affectsflottants, alors la musiquecommence.Ce qui
médius et assurerI'indépendancedu quatrième doigt. Il y compte dans le désir, ce n'est pas la fausse alternative
a la ritournelle, les petites ritournelles qui liantent loi-spontanéité, nature-artifice, c'est le jeu respectif des
Schumann et traversent toute son æuwe, comme autant territorialités, re-territorialisations et mouvements de
de blocs d'enfance,toute une entrepriseconcertéed'invo- déterritorialisation.
lution, de sobriété, d'appauvrissementdu thème ou de la
forme. Et il y a aussi cette utilisation du piano, ce mou-
En parlant de désir, nous ne pensionspas plus au
vement de déterritorialisation qui emporte la ritournelle plaisir et à sesfêtes. Certainementle plaisir est agréable,
(" des ailes ont pousséà I'enfant r) sur une ligne mélo-
certainement nous y tendons de toutes nos forces. Mais,
dique, dans un agencementpolyphonique original capable
sous la forme la plus aimable ou la plus indispensable,
de produire desrapports dynamiqueset affectifs de vitesse il vient plutôt interrompre le processusdu désir comme
ou de lenteur, de retard ou d'avance, très complexes,à constitution d'un champ d'immanence. Rien de plus
partir d'une forme intrinsèquementsimple ou simplifiée.
significatif que I'idée d'un plaisir-décharge; le ptaisir
Il y a I'intermezzo, ou plutôt il n'y a que des intermezzi obtenu, on aurait au moins un peu de tranquillité avant
dans Schumann, faisant passer la musique au milieu, que Ie désir renaisse: il y a beaucoupde haine, ou de
empêchantle plan sonorede basculersousune loi d'orga- peur à l'égard du désir, dans le culte du plaisir. Le plai-
nisation ou de développement1. Tout cela se conjugue sir est I'assignationde I'affect, I'affection d'une personne
dans I'agencementconstitutif de désir. C'est le désir lui- ou d'un sujet, il est le seul moyen pour une personnede
même qui passeet qui se meut. Il n'y a pas besoin d'être < s'y retrouver > dansle processusde désir qui la déborde.
Schumann.Ecouter Schumann.Inversementqu'est-cequi Les plaisirs, même les plus artificiels, ou les plus verti-
arrive pour que tout I'agencement vacille : la petite gineux, ne peuvent être que de re-territorialisation. Si
machine manuelle entraîne la paralysie du doigt, et puis le désir n'a pas le plaisir pour norme, ce n'est pas au
le devenir-foude Schumann...Nous disonsseulementque nom d'un Manque intérieur qui serait impossible à
le désir est inséparabled'un plan de consistancequ'il combler, mais au contraire en vertu de sa positivité,
faut chaque fois construire pièce à pièce, et des agence- c'est-à-diredu plan de consistancequ'il trace au cours de
ments sur ce plan, continuums,conjugaisons,émissions. son procès. C'est la même effeur qui rapporte le désir
Sansmanque, mais certainementpas sansrisque ni péril. à la Loi du manque et à la Norme du plaisir. C'est
Le désir, dit Félix: une ritournelle. Mais c'est déjà très quand on continue de rapporter le désir au plaisir, à un
compliqué: car la ritournelle c'est une espècede terri- plaisir à obtenir, qu'on s'aperçoit du même coup qu'il
torialité sonore, I'enfant qui se rassure quand il a peur manque essentiellementde quelque chose.Au point que,
dans le noir, u Ah, vous dirais-je maman...> (la psycha- pour rompre ces alliancestoutes faites entre désir-plaisir-
nalyse a bien mal compris Ie célèbre < Fort-Da, quand manque, nous sommesforcés de passerpar de bizarres
elle y a vu une opposition de type phonologique au lieu
artifices, avec beaucoup d'ambiguïté. Exemple, I'amour
d'y trouver la ritournelle) - mais c'est aussitout le mou-
courtois, qui est un agencementde désir lié à la fin de
vement de déterritorialisation qui s'empare d'une forme
la féodalité. Dater un agencement,ce n'est pas faire de
l. Cf. I'article de Roland Barthes sur Schumann, Rasch, in I'histoire, c'est lui donner ses coordonnéesd'expression
< Langue, discours,société>, éd. du Seuil, p. 218 sq. et de contenu, noms propres, infinitifs-devenirs, articles,

118 119
heccéités.(Ou bien c'est cela, faire de I'histoire?) Or il
autant, dans d'autres conditions, de I'agencementmaso-
est bien connu que I'amour courtois implique desépreuves
chiste: I'organisation des humiliations et des souffrances
qui repoussentle plaisir, ou du moins repoussentla ter-
y apparaît moins comme un moyen de conjurer I'an-
minaison du coït. Ce n'est certes pas une manière de
goisse et d'atteindre ainsi à un plaisir supposé interdit,
privation. C'est la constitution d'un champ d'immanence,
que comme un procédé, particulièrement retors, pour
où le désir construit son propre plan, et ne manque de
constituer un corps sans organes et développer un pro-
rien, pas plus qu'il ne se laisse interrompre par une
cès continu du désir que le plaisir, au contraire, viendrait
déchargequi témoignerait de ce quï est trop lourd pour
interrompre.
lui-même. L'amour courtois a deux ennemis, qui se
confcndent: la transcendancereligieusedu manque,I'in-
Nous ne croyons pas en général que la sexualité ait le
terruption hédoniste qu'introduit le plaisir comme
rôle d'une infrastructure dans les agencementsde désir,
décharge. C'est Ie processusimmanent du désir qui se
ni qu'elle forme une énergie capable de transformation,
remplit de lui-même, c'est Ie continuum des intensités,
ou bien de neutralisationet sublimation.La sexuariténe
la conjugaison des flux, qui remplacent et I'instance-loi, peut être pensée que comme un flux parmi d'autres,
et I'intemrption-plaisir. Le processusdu désir est nommé
entrant en conjonction avec d'autres flux, émettant des
< joie >, non pas manque ou demande.Tout est permis,
particules qui entrent elles-mêmessous tel ou tel rap-
sauf ce qui viendrait rompre le processuscomplet du
port de vitesse et de lenteur dans le voisinage de telles
désir, I'agencement.Qu'on ne dise pas que c'est de la
autres particules. Aucun agencementne peut être qua-
Nature: il faut au contraire beaucoup d'artifices pour
lifié d'aprèsun flux exclusif. Quelle triste idée de I'amour,
conjurer le manque intérieur, le transcendant supérieur,
qu'en faire un rapport entre deux personnes,dont il
I'extérieur apparent. Ascèse, pourquoi pas? L'ascèse a
faudrait au besoin vaincre la monotonie en y ajoutant
toujours étê la condition du désir, et non sa discipline
d'autres personnesencore. Et ce n'est pas mieux quand
ou son interdiction. Vous trouverez toujours une ascèse
on pense quitter le domaine des personnes en rabat-
si vous pensezau désir. Or il a fallu < historiquement>
tant la sexualitésur la constructionde petites machines
qu'un tel champ d'immanencesoit possibleà tel moment,
perverses ou sadiques qui ferment la sexualité sur un
à tel endroit. L'amour proprement chevaleresquen,avait
théâtre de fantasmes: quelque chose de sale ou de
été possible que lorsque deux flux s'étaient conjugués,
moisi se dégagede tout cela, trop sentimental en vérité,
flux guerrier et érotique, au sensoù la vaillance donnait
trop narcissique,comme lorsqu'un flux se met à tourner
droit à I'amour. Mais I'amour courtois exigeait un nou-
sur soi-même,et à croupir. Alors le beau mot de Félix,
veau seuil où la vaillance devenait elle-même intérieure
< machines désirantes>, nous avons dû y renoncer pour
à I'amour, et où I'amour incluait l'épreuve t. On en dira
ces raisons.La questionde la sexualité,c'est: avec quoi
1. René Nelli, dans L'Erotique des troubadours (10/ lB), ana- d'autre entre-t-elle en voisinage pour former telle ou
lyse très bien ce plan d'immanence de I'amour courtois, en tant telle heccéité, tels rapports de mouvement et de repos?
qu'il récuse les interruptions que le plaisir y introduirait. Dans Elle restera d'autant plus sexualité,pure et simple sexua-
un tout autre agencement, on trouve des énoncés et des tech-
niques semblables dans le Tacîsme pour la construction d'un Etê, loin de toute sublimation idéalisante, qu'elle se
plan d'immanence du désir (cf. Van Gulik, La Vie sexuelle conjuguera avec d'autres flux. Etle sera d'autant plus
dans la Chine ancîenne, éd. Gallimard, et les commentaires de sexualité pour elle-même, inventive, émerveillée, sans
I.-F. Lyotard, Economie libidinale, éd. de Minuit).
fantasme qui tourne en rond ni idéalisation qui saute en
t20
r2l
I'air: il n'y a que le masturbateur pour faire des fan- psychanalysen'a pas cesséde hanter des voies parentales
tasmes. La psychanalyse,c'est exactement une mastur- et familiales, il ne faut pas lui reprocher d'avoir choisi
bation, un narcissisme généralisé, organisé, codé. La un branchement plutôt qu'un autre, mais d'avoir fait
sexualité ne se laisse pas sublimer, ni fantasmer, parce impasse avec ce branchement-là, d'avoir inventé des
que son affaire est ailleurs, dans le voisinage et la conju- conditions d'énonciation qui écrasaientd'avance les nou-
gaison réels avec d'autres flux, qui la tarissent ou la veaux énoncés qu'elle suscitait pourtant. Il faudrait arri-
précipitent - tout dépend du moment, et de Ïagence- ver à dire: ton père, ta mère, ta grand-mère, tout
ment. Et ce n'est pas seulementde I'un à I'autre des deux est bon, même le Nom du père, toute entrée est bonne,
< sujets r euo se font ce voisinage ou cette conjugaison, du moment que les sorties sont multiples. Mais la psy-
c'est en chacun des deux que plusieursflux se conjuguent, chanalyse a tout fait, sauf des sorties. < Nos rails peu-
pour former un bloc de devenir qui les entraîne tous vent nous conduire absolument partout. Et si nous ren-
deux, devenir-musique de Clara, devenir-femme ou enfant controns parlois un vieil embranchement du temps de
de Schumann. Non pas I'homme et la femme comme ma grand-mère, très bien, nous le prendrons pour voir
entités sexuées,pris dans un appareil binaire, mais un où il nous mènera. Et ma foi, une année ou I'autre,
devenir moléculaire, naissance d'une femme molécu- nous finirons bien par descendrele Mississippi en bateau,
laire dans la musique, naissance d'une sonorité molé- il y a longtemps que j'en ai envie. Nous avons assez
culaire dans une femme. a Les rapports entre detx de routes devant nous, pour remplir le temps d'une vie,
époux véritables changent profondément au cours des et c'est justement le temps d'une vie que je veux mettre
années, souvent sans qu'ils en sachent rien; quoique à achevernotrevoyaget. r
chaque changementsoit une souffrance, même s'il cause
une certaine joie... A chaque changement apparaît un
être nouveau, s'établit un nouveau rythme... Le sexe
est quelque chose de changeant, tantôt vivant, tantôt
en repos, tantôt enflammé et tantôt mort r... > Nous
sommes composésde lignes variables à chaque instant,
différemment combinables, des paquets de lignes, lon-
gitudes et latitudes, tropiques, méridiens, etc. Il n'y a
pas de mono-flux. L'analyse de I'inconscient devrait être
une géographie plutôt qu'une histoire. Quelles lignes se
trouvent bloquées, calcifiées, murées, en impasse, tom-
bant dans un trou noir, ou taries, quelles autres sont
actives ou vivantes par quoi quelque chose s'échappe
et nous entraîne? Petit Hans encore: comment la ligne
de I'immeuble, des voisins lui a été coupée, comment
I'arbre ædipien s'est développé,quel rôle a joué le bran-
chement du professeurFreud, pourquoi I'enfant a-t-il été
se réfugier sur la ligne d'un devenir-cheval, etc. La

Erosct leschiens,
1. Lawrence, p. 290.
éd.Bourgois, l. Bradbury, Les Machinesà bonheur,éd. Denoël, p. 66.

122
DEUXIEME PARTIE

Les trois contresens sur le désir sont : le mettre en


rapport avec le manque ou la loi; avec une réalité
naturelle ou spontanée;avec le plaisir, ou même et sur-
tout la fête. Le désir est toujours agencé, rnachinf, sur
un plan d'immanence ou de composition, qui doit lui-
même être construit en même temps que le désir agence
et machine. Nous ne voulons pas dire seulementque le
désir est historiquementdéterminé. La détermination his-
torique fait appel à une instance structurale qui jouerait
le rôle de loi, ou bien de cause, d'où le désir naîtrait.
Tandis que le désir est I'opérateur effectif, qui se confond
chaque fois avec les variables d'un agencement.Ce n'est
pas le manque ni la privation qui donne du désir: on
ne manque que par rapport à un agencementdont on est
exclu, mais on ne désire qu'en fonction d'un agence-
ment où I'on est inclus (fût-ce une association de bri-
gandage,ou de révolte).

Machine, machinisme, < machinique > : ce n'est ni


mécanique,ni organique.La mécaniqueest un systèmede
liaisons de proche en proche entre termes dépendants.
La machine au contraire est un ensemble de a voisi-
nage D entre termes hétérogènes indépendants Qe voisi-
nage topologique est lui-même indépendant de Ia dis-
tance ou de la contiguitQ. Ce qui définit un agencement

r25
machinique, c'est le déplacementd'un centre de gravité imaginaire. La machine est sociale en son premier sens,
sur une ligne abstraite. Comme dans la marionnette et est première par rapport aux structures qu,elle tra-
de Kleist, c'est ce déplacement qui engendre les lignes verse, aux hommes qu'elle dispose, aux outils qu'elle
ou mouvements concrets. On objecte que la machine, séIectionne,aux techniquesqu'elle promeut.
en ce sens, renvoie à I'unité d'un machiniste. Mais ce
n'est pas vrai : Ie machinisteest présent dans la machine, Et c'est pareil pour I'organisme: de même que le
c dans le centre de gravité D, ou plutôt de célérité, qui mécanique supposeune machine sociale, I'organismt sup-
la parcourt. C'est pourquoi il ne sert à rien de dire que pose lui-même un corps sans orgones, défini par ses
certains mouvementssont impossibles à la machine; au lignes, ses il(es et des gradients, tout un fonctionnement
contraire, ce sont des mouvements que telle machine machinique distinct des fonctions organiques autant que
fait parce qu'elle a pour pièce un homme. Ainsi la des relations mécaniques. L'æuf intense, pas du tout
machine dont un rouage est un danseur: il ne faut pas maternel, mais toujours contemporain de notre organisa-
dire que la machine ne peut pas faire tel mouvement tion, sous-jacent à notre développement. Machine,s
que I'homme est seul à pouvoir faire, mais au contraire abstraites ou corps sans organes, c'est le désir. Il y en
que I'homme ne peut faire ce mouvement que comme a de beaucoup de sortes, mais ils se définissentpar ce
pièce de telle machine. Un geste venu d'Orient suppose qui se passesur eux, en eux: des continuums d'intensité,
une machine asiatique. La machine est un ensemblede des blocs de devenir, des émissions de particules, des
voisinage homme-outil-animal-chose.Elle est première conjugaisonsde flux.
par rapport à eux, puisqu'elle est la ligne abstraite qui
Or ce sont cesvariables(quelscontinuums?quels deve-
les traverse, et les fait fonctionner ensemble. Elle est
nirs, quelles particules, quels flux, quels modes d'{mis-
toujours à cheval sur plusieurs structures, comme dans
sions et de conjugaisons?)qui définissentdes < régimesde
les constructionsde Tinguely. La machine, dans son exi-
signes>. Ce n'est pas le régime qui renvoie à des signes,
gence d'hétérogénéitéde voisinages, déborde les struc-
c'est le signe qui renvoie à tel régime. tr est très douteux,
tures avec leurs conditions minima d'homogénéité. Il y
dès lors, que le signe révèle un primat de la signifiance
a toujours une machine sociale première par rapport
ou du signifiant. C'est plutôt le signifiant qui renvoie à
aux hommes et aux animaux qu'elle prend dâns son
un régime particulier de signes,et sansdoute pas le plus
< phylum >.
important ni le plus ouvert. La sémiologie ne peut être
qu'une étude des régimes,de leurs difiérenceset de leurs
L'histoire des techniquesmontre qu'un outil n'est rien,
transformations. Signe ne renvoie à rien de spéciûque,
en dehors de I'agencementmachinique variable qui lui
sauf aux régimesoù entrent les variablesdu désir.
donne tel rapport de voisinage avec I'homme, Ies ani-
maux et les choses: les armes hoplites chez les Grecs Soit deux exemples, dans I'infinité des régimes pos-
préexistent à I'agencement hoplitique, mais ne seryent sibles. On peut concevoir un centre cornme une force
pas du tout de la même façon; l'étrier n'est pas le endogène,intérieure à la machine, qui se développepar
même instrument suivant qu'il a été rapporté à une irradiation circulaire en tous sens,prenant toutes choses
machine de guerre nomade, ou pris au contraire dans dans son réseau, un mécanicien sautant constamment
la machine féodale. C'est la machine qui fait I'outil, et d'un point à un autre, et d'un cercle à un autre. On défi-
pas I'inverse. Une ligne évolutive qui irait de I'homme à nit alors un régime où le c signe D ne cessede renvoyer
I'outil, de I'outil à la machine technique, est purement au signe, sur chaque cercle et d'un cercle à I'autre,

126 t27
I'ensemble des signes renvoyant lui-même à un signifiant signifiance, il y a un point de subjectivation qui donne le
nobile ou à un centre de signifiance; et où I'interpréta- départ de la ligne, et par rapport auquel se constitue un
tion, Iassignation d'un signifié, ne cessede redonner du sujet d'énonciation, puis un sujet d'énoncé, quitte à ce
signifiant, comme pour recharger le systèmeet en vaincre que l'énoncé redonne de Ïénonciation. Mécanisme très
l'entropie. On aura un ensembled'intensités et de flux qui difiérent de celui par lequel le signifié redonnait du signi-
dessinent une < carte > particulière: au centre le Des- fiant : cette fois, c'est la fin d'un procès qui marque le
pote, ou le Dieu, son temple ou sa maison, son Visage début d'un autre, dans une successionlinéaire. A la
courme visage exhibé, vu de face, trou noir sur un mur segmentarité circulaire de simultanéité s'est substituée
blanc; I'organisation rayonnante des cercles, avec toute une segmentaritélinéaire de succession.Le visage a sin
une bureaucratie qui règle les rapports et passagesd'un gulièrement changé de fonctionnement: ce n'est plus le
cercle à l'autre (e palais, la rue, le village, la campagne, visage despotique vu de face, c'est le visage autoritaire
la brousse, les frontières); le rôle spécial du prêtrL,-qui qui se détourne et se met de profil. C'est même un double
agit comme interprète ou devin; la ligne de fuite du détournement,comme disait Hôlderlin à propos d'(Edipe :
système,qui doit être barrée, conjurée,frappée d'un signe le Dieu, devenu Point de subjectivation, ne cessede se
1égatif, occupéepar une sorte de bouc émissaire,image détourner de son sujet, qui ne cesseausside se détourner
iwersée du despote, dont Ie rôle est d'emporter périô- de son Dieu. Les visagesfilent, se détournent et se mettent
diquement tout ce qui menaceou encrassele fonctionne- de profil. C'est là que la trahison remplace la tricherie:
ment de la machine. On voit que la ligne de gravité est le régime signifiant était une économie de la tricherie,
comme mutante, et que le centre qui la parcourt, le y compris dans le visage du despote,dans les opérations
q mécanicien>, ne cessede sauterd'un point à un autre: du scribe et les interprétations du devin. Mais mainte-
du visage du Dieu au bouc sans visage, en passant par nant la machination prend le sens d'une trahison: c'est
les scribes,les prêtres, les sujets. Voilà un systèmequ;on en me détournant de Dieu qui se détourne de moi, que
peut appeler signifiant; mais c'est en fonction d'un régime j'accomplirai la mission subjective de Dieu, comme la
particulier de signes en tant qu'il exprime un état de flux mission divine de ma subjectivitê. Le prophète, I'honme
et d'intensités. du double détournement,a remplacé le prêtre, interprète
ou devin. La ligne de fuite a tout à fait changéde valeur :
Soit en effet un autre régime. Nous ne concevonsplus au lieu d'être frappée du signe négatif qui marque le
une simultanêité de cercles en expansion infinie, autour bouc émissaire,la ligne de fuite a pris la valeur du signe
d'un centre, telle que chaque signe renvoie à d'autres positif, elle se confond avec la gravité ou la célérité de
signes, et I'ensemble des signes à un signifiant. Nous la machine. Mais elle n'en est pas moins cassée,segmen-
concevons un petit paquet de signes, un petit bloc de tarisee en une successionde procès finis qui, chaque fois,
signes,qui file sur une ligne droite illimitée, et qui marque tombent dans un trou noir. Voilà donc un autre régime de
sur elle une successionde procès, de segmentsfinis, cha- signes,commeune autre cartographie: régimepassionnel
cun ayant un début et une fin. C'est très différent, c'est ou subjectif, très différent du régime signifiant.
une tout autre machine. Au lieu d'une force endogène
qui baigne le tout, il y a une occasion extérieure déci- Si I'on se contente pour le moment de ces deux-là, on
sive, un rapport avec le dehors qui s'exprime comme se demande à quoi ils renvoient. Eh bien, ils renvoient à
une émotion plutôt que comme une fdée, un efiort ou une n'importe quoi, à des époqueset dans des milieux très
action plutôt qu'une imagination. Au lieu d'un centre de difiérents. Ils peuvent renvoyer à des formations sociales,

128 r29
à des événementshistoriques, mais aussi à des formations dite monomaniaque, ou passionnelle et de revendica-
pathologiques, à des types psychologigus, à des æuvres tion : une occasionextérieure,un point de subjectivation,
d'art, etc. Sansqu'il y ait lieu jamais d'opérer la moindre qui peut être n'importe quoi, petit paquet de signesloca-
réduction. Soit des formations sociales : reprenons les lisé, arche, clin d'æil, fétiche, lingerie, chaussure,visage
termes de Robert Jaulin, I'Hébreu et le Pharaon. Il nous qui se détourne - ce point de subjectivation s'en-
semble que le Pharaon appartient à une machine haute- gouffre sur une ligne droite, qui va être segmentarisée
ment signifiante, et à un régime despotiqueeui organiss en procès successifs,avec des intervalles variables. Délire
intensités et flux sur le mode circulaire irradiant que d'action, plus que d'idée, disent les psychiatres; d'émo-
nous avons essayé de définir. L'Hébreu au contraire a tion, plus que d'imagination; dépendantd'un c postulat r
perdu le temple, il se lance dans une ligne de fuite à ou d'une formule concise, plus que d'un germe en déve-
Iaquelle il donne la plus haute valeur positive; mais loppement. Nous avons vtr comment la psychiatrie, à ses
cette ligne, il la segmentariseen une série de c procès r débuts, se trouvait coincée entre ces deux types de délire :
finis autoritaires. C'est I'Arche qui n'est plus qu'un petit ce n'était pas aftaire de nosographie,mais tout un maté-
paquet de signes filant sur une ligne désertique, entre riau nouveau arrivait de deux côtés, ou se trouvait repé-
la terre et les eaux, au lieu d'être le Temple central rable à ce moment, débordant le régime de ce qu'on
immobile et partout présentdans I'harmonie des éléments. appelait jusqueJà < folie >. Un délirant passionnel ou
C'est le bouc émissairequi devient la plus intense figure subjectif commence un procès, marqué par un point de
- nous seronsle bouc et I'agneau,Dieu devenu I'animal subjectivation: Il m'aime, o il , m'a fait signe; je me
immolé: < Que le mal retombe sur nous. > Moïse se constitue coûrmesujet d'énonciation (flux d'orgueil, inten-
réclame du procès, ou de la revendication trop lourde sité haute); je retombe à l'état de sujet d'énoncé (c il
à porter, qui doit être reconduite et distribuée en segments me trompe ), c c'est un traître >, intensité basse). Et
successifs, contrat-procès toujours révocable. C'est le puis un autre < procès > recomillence, à mesure que le
double détournement linéaire qui slmpose, comme la passionnel s'enfonce dans cette ligne de fuite qui va de
nouvelle figure qui lie Dieu et son peuple, Dieu et son trou noir en trou noir. Tristan et Ysolde suivent la ligne
prophète (Jérôme Lindon I'a montré à propos de Jonas; passionnelle de la barque qui les entraîne: Tristan,
et c'est déjà cela, le signe de Caïn, ce sera encore cela, Ysolde, Ysolde, Tristan... Il y a là un type de redondance,
Ie signe du Christ). La Passion,la subjectivation. passionnelleou subjective, la redondance de résonance,
très différente de la redondance signifiante, ott de fré-
quence.
Alors nous pensonsà tout autre chose, dans un tout
autre domaine: comment, au xrx' siècle,se dégageune Sansdoute nos distinctions sont trop sommaires.Il fau-
distinction entre deux grands types de délire. D'une drait prendre chaque cas précis, et chercher dans chaque
part, le délire paranoiaque et d'interprétation, qui part cas quelle est la machine, ou le ( colps sans organes);
d'une force endogènecornme d'un centre de signifiance, et puis chercher ce qui se passe,particules et flux, quel
et qui irradie dans tous les sens, renvoyant toujours un régime de signes. Que la machine ne soit pas un méca-
signe à un autre signe, et I'ensembledes signes au signi- nisme, que le colps ne soit pas un organisme, c'est tou-
fiant central (despote, phallus, castration, avec tous les jours là que le désir agence. Mais ce n'est pas de la
sauts, toutes les mutations, du Maître castrant au bouc même manière qu'un masochisteagence, ou bien un dro-
castré). D'autre part, une forme très différente de délire, gué, ou bien un alcoolique, ou bien un anorexique, etc.

130 131
Hommage à Fanny: cas de I'anorexie. Il s'agit de flux à lbrganisme; il trahit la famille parce que la famille le
alimentaires,mais en conjonction avec d'autres flux, flux trahit en I'asservissant au repas familial et à toute une
vestimentairespar exemple (l'élégance proprement ano- politique de la famills et de la consommation (y substi-
rexique, la trinité de Fanny: Virginia Woolf, Murnau, tuer une consommation ininterrompue, mais neutralisée,
Kay Kendall). L'anorexique se compose un corps sans aseptisée);enfin il trahit I'aliment, parce que I'aliment
organesavec des vides et des pleins. Alternance de bour- est traître par nature (idée de I'anorexique, que I'aliment
rage et de vidage : les dévorationsanorexiques,les absorp- est plein de larves et de poisons, vers et bactéries,essen-
tions de boissonsgazeuses.Il ne faudrait même pas par- tiellement impur, d'où nécessité d'en choisir et d'en
ler d'alternance: le vide et le plein sont comme les deux extraire des particules, ou d'en recracher). J'ai une faim
seuils d'intensité, il s'agit toujours de flotter dans son de loup, dit-elle en se précipitant sur deux < yaourts
propre corps. Il ne s'agit pas d'un refus du corps, il sveltesse>. TrompeJa-faim, trompeJa-famille, trompe-
s'agit d'un refus de I'organisme, d'un refus de ce que I'aliment. Bref, I'anorexie est une histoire de politique :
I'organisme fait subir au corps. Pas du tout régression, être I'involué de I'organisme, de la famille ou d'une
mais involution, corps involué. Le vide anorexique n'a société de consommation. Il y a politique dès qu'il y a
rien à voir avec un manque, c'est au contraire une continuum d'intensités Qe vide et le plein anorexique),
manière d'échapper à la détermination organique du émission et captation de particules d'aliments (constitu-
manque et de Ia faim, à I'heure mécaniquedu repas. Il tion d'un corps sans organes,par opposition à la diété-
y a tout un plan de composition de I'anorexique, pour tique ou au régime organique), et surtout conjugaison
se faire un cotps anorganique (ce qui ne veut pas dire de flux (le flux alimentaire entre en rapport avec un flux
asexué: au contraire devenir-femmede tout anorexique). vestimentaire, un flux de langage, un flux de sexualité:
L'anorexie est une politique, une micro-politique: échap- tout un devenir-femme moléculaire chez I'anorexique,
per aux normes de la consommation, pour ne pas être qu'il soit homme ou femme). C'est ce que nous appelons
soi-mêmeobjet de consommation.C'est une protestation un régime de signes.Il ne s'agit surtout pas d'objets par-
féminine, d'une femme qui veut avoir un fonctionnement tiels. C'est vrai que la psychiatrie ou la psychanalysene
de corps, et pas seulement des fonctions organiques et comprennent pas, parce qu'elies rabattent tout sur un
scciales qui la livrent à la dépendance.Elle retournera code neuro-organique, ou symbolique (< manque, man-
la consommation contre elle-même: elle sera souvent que... u). Alors surgit I'autre question : pourquoi I'agen-
mannequin - elle sera souvent cuisinière, cuisinière cement anorexique risque-t-il tant de dérailler, de deve-
volante, elle fera manger les autres,ou bien elle aimera nir mortifère? quels dangers ne cesse-t-il pas de frôler,
être à table sansmanger,ou bien cn multipliant I'absorp- et dans lesquels il tombe? C'est une question qu'il faut
tion des petiteschoses,des petitessubstances. Cuisinière- prendre d'une autre manière que la psychnalyse: il faut
mannequin,un mélangequi ne peut exister que dans cet chercher quels sont les dangersqui surviennentau milieu
agencement,ce régime, ou bien qui va se dissoudredans d'une expérimentation réelle, et non pas le manque qui
d'autres. Son but, c'est arracher à la nourriture des par- préside à une interprétation pré-établie. Les gens sont
ticules, de minusculesparticules dont elle pourra faire toujours au milieu d'une entreprise, où rien ne peut être
aussibien son vide que son plein, suivant qu'elle les émet assigné cornme originaire. Toujours des choses qui se
ou les reçoit. L'anorexiqueest un passionné: il vit de plu- croisent, jamais des chosesqui se réduisent. Une carto-
sieurs façons la trahison ou le double détournement. Il graphie, jamais une symbolique.
trahit la faim, parce que la faim le trahit, en I'asservissant

132 t33
Cette digression sur I'anorexie, nous pensions qu'elle peuple, une société, un milieu ou un c moi ,. La même
devait rendre les choses plus claires. Peut-être au machine abstraite dans des agencementstrès différents.
contraire ne faut-il pas multiplier les exemples,parce qu'il On ne cessepas de refaire I'histoire, mais inversement,
y en a une infinité, et dans des directions diverses. celle-ci ne cesse pas d'être faite par chacun de nous,
L'anorexie prendra de plus en plus d'importance, par sur son propre corps. Quel personnageauriez-vousvoulu
contrecoup. En premier lieu, nous devons distinguer dans être, à quelle époque, vivre? et si vous étiez une plante,
un régime de signes la machine abstraite qui le définit, ou un paysage?Mais tout cela, vous l'êtes déjà, vous vous
et les agencementsconcrets dans lequel il entre.. ainsi trompez seulementdans les réponses.Vous êtes toujours
la machine de subjectivation, et les agencementsqui un agencementpour une machine abstraite,qui s'efiectue
l'effectuent, dans I'histoire des Hébreux, mais aussi bien ailleurs dans d'autres agencements.Vous êtes toujours
dans le courant d'un délire passionnel,dans la construc- au milieu de quelque chose, plante, animal ou paysage.
tion d'une (Euvre, etc. Entre ces agencements, qui On connaît ses proches et ses semblables,jarnais ses
opèrent dans dss milieux très difiérents, à des époques voisins, qui peuvent être d'une autre planète, qui sont
très différentes, il n'y aura aucune dépendancecausale, toujours d'une autre planète. Seuls les voisins comptent.
mais des branchements mutuels, des < voisinages indé- L'histoire est une introduction au délire, mais à charge
"
pendants de la distance ou de la proximité spatio-tem- de revanche, le délire, seule introduction à I'histoire.
porelles. Le même plan sera pris et repris à des niveaux
très diftérents, suivant que les choses se passent sur En secondlieu, il y a une infinité de régimesde signes.
( mon D corps, sur un corps social, un co{ps géogra- Nous en avons retenu deux, très limités: Régime signi-
phique (mais mon corps aussi est une géographie, ou fiant, supposés'effectuerdans un agencementdespotique
un peuple, et des peuples). Non pas que chacun repro- impérial, et aussi, sous d'autres conditions, dans un
duise un fragment de I'histoire universelle; mais nous agencementparanoïaqueinterpÉtattf. - Régime subjec-
sommes toujours dans une zone d'intensité ou de flux, tif, supposé s'efiectuer dans un agencement autoritaire
commune à notre entreprise, à une entreprise mondiale contractuel, et aussi dans un agencementmonomanique
très éloignée, à des milieux géographiques très loin- passionnel ou revendicateur. Mais il y en a tellement
tains. D'où un secretdu délire: il hante certainesrégions d'autres, à la fois au niveau des machines abstraites et
de I'histoire qui ne sont pas arbitrairement choisies, le de leurs agencements.L'anorexie même esquissait un
délire n'est pas personnel ou familial, il est historico- autre régime que nous n'avons réduit à ce schéma que
mondial (c je suis une bête, un nègre... je rêvais croi- par commodité. Les régimesde signessont innombrables:
sades,voyages de découvertesdont on n'a pas de rela- sémiotiques multiples des < primitifs ', sémiotiques des
tions, républiques silns histoires, guerres de religion nomades (et ceux du désert ne sont pas les mêmes que
étouffées, révolution de mæurs, déplacementcde races ceux de la steppe, et le voyage des Hébreux est encore
et de continents u). Et les régions de I'histoire hantent les autre chose), sémiotique des sédentaires(et combien de
délires et les (Euvres, sans qu'on puisse établh des rap- combinaisons sédentaires, et sédentaire-nomade). La
ports de causalité ni de symbolisme.Il peut y avoir un signifiance et le signifiant n'ont aucun privilège. A la
désert du corps hypocondriaque, une steppe du corps fois : il faudrait étudier tous les régimes de signes purs,
anorexique, une capitale du corps paranoïaque: ce ne du point de vue des machines abstraites qu'ils mettent
sont pas des métaphores entre sociétés et organispss, en jeu; et aussi, tous lés agencementsconcrets, du point
mais des collectifs sans organes qui s'effectuent dans un de vue des mélanges qu'ils opèrent. Une sémiotique

134 135
concrète est un mixte, un mélange de plusieurs régimes ment de montrer comment un agencement concret met
de signes.Toutes les sémiotiquesconcrètessont du petit en jeu plusieurs régimes de signes purs ou plusieurs
nègre ou du javanais. Les Hébreux sont à cheval-sur machinesabstraites,les faisant jouer dans les rouagesles
une sémiotique nomade, qu'ils transforment profondé- unes des autres. Une seconde composante serait trans-
ment, et une sémiotique impériale qu'ils rêvent de res- formationnelle; mais alors, il s'agirait de montrer com-
taurer sur de nouvellesbases,en reconstituant le temple. ment un régime de signes pur peut se traduire dans
Dans le délire, il n'y a pas de passionnel pur, s'y jôint un autre, avec quelles transformations, quels résidus
toujours un genne paranoïaque (Clérambault, le psy- inassimilables, quelles variations et innovations. Ce
chiatre qui a le mieux distingué les deux formeJ de second point de vue serait plus profond, puisqu'il mon-
délire, insistait déjà sur leur mixité). Si I'on considèreun trerait, non plus seulementcomment des sémiotiquesse
détail, comme la fonction-visage dans des sémiotiques mélangent, mais comment de nouvelles sémiotiques se
de peinture, on voit bien comment se font les mélanges: détachent et se créent, ou comment les machines
Jean Paris montrait que le visage impérial byzantin, abstraites sont elles-mêmescapables de mutations, ins-
vu de face, laissait plutôt la profondeur hors du tableau, pirant de nouveauxagencements.
entre le tableau et le spectateur;tandis que Ie euattro-
cento intégrera la profondeur en aftectant le visage d'un En troisième lieu, un régime de signesne se confond
coefficient de profil ou même de détournement; mais un jamais avec le langage ni avec une langue. On peut
tableau corlme l'Appel à Tibériade de Duccio opère toujours déterminer des fonctions organiques abstraites
un mixte où I'un des disciplestémoigne encore du visage qui supposentle langage (information, expression,signi-
byzantin, tandis que I'autre entre avec le Christ dans fication, actation, etc.). On peut même concevoir, à la
un rapport proprement passionnelt. eue dire de vastes manière de Saussureet surtout de Chomsky, une machine
agencementscomme < capitalisme> ou c socialisme>? abstraite qui ne suppose rien connu de la langue: on
C'est l'économie de chacun, et son financement, qui postule une homogénêitêet une invariancer QUeles inva-
mettent en jeu des types de régimes de signes et de riants soient conçus cotnme structuraux ou e géné-
machines abstraites très diverses. La psychanalysepour tiques > (codage héréditaire). Une telle machine peut
son compte est incapable d'analyserles régimesde signes, intégrer les régimes proprement syntaxiques ou même
parce qu'elle est elle-même un mixte qui procède à la sémantiques,elle repousseradans une sorte de dépotoir
fois par signifiance et par subjectivation, sans s'aper- nommé ( pragmatique > les variables et agencements
cevoir du caractèrecompositede sa démarche(sesopéra- très divers qui travaillent une même langue. A une telle
tions procèdent par signifiance despotiqueinfinie, tandis machine, on ne reprochera pas d'être abstraite, mais au
que ses organisations sont passionnelles,instituant une contraire de ne pas l'être assez.Car ce ne sont pas les
série illimitée de procès linéaires où chaque fois le fonctions organiquesdu langage,ni même un ( organon '
psychanalyste,le même ou un nouveau, joue le rôle de de la langue, qui déterminent les régimes de signes.
< point de subjectivation >, avec détournement des Au contraire, ce sont les régimes de signes (pragma-
visages: la psychanalyse, doublement interminable). tique) qui fixent les agencementscollectifs d'énonciation
Une sémiotique gên&ale dewait donc avoir une pre- dans une langue cornmeflux d'expression,en mêmetemps
mière composante, générative; mais il s'agirait seule- que les agencementsmachiniques de désir dans les flux
de contenu. Si bien qu'une langue n'est pas moins un
l. Jean Paris, L'Espace et Ie regard, éd. du Seuil. flux hétérogèneen elle-même,qu'elle n'est en rapport de

t36 137
présupposition réciproque avec des flux hétérogènes, c multilingue >, la question est que toute langue est
entre eux et avec elle. Une machine abstraite n'est tellement bilingue en elle-même, multilingue en elle-
jamais langagière,mais taille des conjugaisons,des émis- même, qu'on peut bégayer dans sa propre langue, être
sions et des continuations de flux tout à fait divers. étranger dans sa propre langue, c'est-à-dire pousser tou-
jours plus loin les pointes de déterritorialisation des
tr n'y a pas de fonctions de langage ni d'organe ou agencements.Une langue est traverséede lignes de fuite
corpus de la langue, mais des fonctionnements machi- qui emportent son vocabulaire et sa syntaxe. Et I'abon-
niques avec des agencementscollectifs. La lifférature, dance du vocabulaire, la richessede la syntaxe ne sont
AFFATREDU pEUpLE, pourquoi le plus solitaire peut-il que des moyens au service d'une ligne qui se juge au
dire cela, Kafka? La pragmatique est appelée à prendre contraire par sa sobriété, sa concision, son abstraction
sur soi toute la linguistigue. Qu'est-ce que fait Rotand même: une ligne involutive non appuyée qui détermine
Barthes, dans sa propre évolution concernant la sémio- les méandres d'une phrase ou d'un texte, qui traverse
tique - il est parti d'une conception du c signifiant a, toutes les redondances et crève les figures de style.
pour devenir de plus en plus < passionnelu, puis semble C'est la ligne pragmatique, de gravité ou de cê:lê:rité,
élaborer un régime à la fois ouvert et secret, d'autant dont I'idéale pauvreté com:nandeà la richessedes autres.
plus collectif qu'il est le sien: sous les apparencesd'un
lexique personnel, un réseau syntaxique affieure, et sous Il n'y a pas de fonctions de langage,mais des régimes
ce réseau, une pragmatique de particules et de flux, de signes qui conjuguent à la fois des flux d'exprqssion
cornme une cartographie renversable, modifiable, colo- et des flux de contenu, déterminant sur ceux-ci des agen-
riable de toutes sortes de façons. Faire un livre qu'il cements de désir, sur ceux-là des agencementsd'énon-
faudrait colorier mentalement,c'est déjà cela que Barthes ciation, les uns pris dans les autres. Le langage n'est
trouvait peut-être chez Loyola: ascèselinguistique. Il jamais le seul flux d'expression;et un flux d'expression
a I'air de c s'expliquer lui-même ), €r réalité il fait une n'est jamais seul, mais toujours en rapport avec des
pragmatique de la langue. Félix Guattari a êcnt un texte flux de contenu déterminés par le régime de signes.
sur les principes linguistiques suivants, qui recoupent à Quand on considèrele langage tout seul, on ne fait pas
leur manière certaines thèsesde Weinreich et surtout de une véritable abstraction, on se prive au contraire des
Labov : 1o c'est la pragmatique qui est I'essentiel,parce conditions qui rendraient possible I'assignation d'une
qu'elle est la véritable politique, la micro-politique du machine abstraite. Quand on considère un flux d'écri-
langage; 2o il t'y a pas d'universaux ni d'invariants de ture tout seul, il ne peut que tourner sur soi, tomber
la langue, ni de ( compétenceD distincte des a perfor- dans un trou noir où I'on n'entend plus à I'infini que
mances>; 3" il n'y a pas de machine abstraite intérieure l'écho de la question c qu'est-ce qu'écrire? qu'est-ce
à la langue, mais des machines abstraites qui donnent qu'écrire? >, sans que jamais rien n'en sorte. Ce que
à une langue tel agencementcollectif d'énonciation (il Labov découwe dans la langue comme variation imma-
n'y a pas de < sujet > d'énonciation), en même temps nente, irréductible à la structure comme au dévelop-
qu'elles donnent au contenu tel agencementmachinique pement, nous semblerenvoyer à des états de conjugaison
de désir (il n'y a pas de signifiant du désir); 4" il y a des flux, dans le contenu et dans I'expression1. Quand
donc plusieurs langues dans une langue, en même temps
que toutes sortes de flux dans les contenus émis, conju- 1. Cf. le livre essentiel de W. Labov, Sociolinguistîque, éd. de
gués, continués. La question n'est pas c bilingue >, Minuit.

138 139
un mot prend un autre sens, ou même entre dans une et leur fait découvrir de nouvelles connotations ou orien-
autre syntaxe, on peut être sûr qu'il a croisé un autre tations, creusant toujours une autre langue dans une
flux ou quI s'est introduit dans un autre régime de langue. Ou bien la machine abstraite sera surcodante,
signes (par exemple le sens sexuel que peut prendre un elle surcodera tout I'agencementavec un signifiant, avec
mot venu d'ailleurs, ou inversement).Il ne s'agit jamais de un sujet, etc.; ou bien elle sera mutante, mutationnelle,
métaphore,il n'y a pas de métaphore,mais seulementdes et découwira sous chaque agencement la pointe qui
conjugaisons.La poésiede François Villon: conjugaison défait I'organisation principale, et fait filer I'agencement
des mots avec trois flux, vol, homosexualité, jeu t. dans un autre. Ou bien tout se rapporte ù un plan
L'extraordinaire tentative de Louis Wolfson, le jeune d'organisation et de développementstructural ou géné-
étudiant en langues schizophrénique>, se réduif " tique, forme ou sujet; ou bien tout se lance sur un plan
mal
aux considérationspsychanalytiqueset linguistiqueshabi- de consistance qui n'a plus que des vitesses différen-
tuelles : la manière dont il traduit à toute vitessela langue tielles et des heccéités.D'après un systèmede coordon-
maternelle dans un mélange d'autres langues - cette nées, on peut toujours dire que la langue américaine
manière non pas de sortir de la langue maternelle, puis- contamine aujourd'hui toutes les langues, impérialisme;
qu'il en conserve le sens et le son, mais de la faire mais d'après I'autre référence,c'est I'anglo-américain qui
fuir ou de la déterritorialiser - est strictement insé- se trouve contaminé par les régimes les plus divers,
parable du flux anorexique d'alimentation, de la manière black-english, yellow, red ou white english, et qui fuit
dont il arrache à ce flux des particules, les compose à de partout, New York, ville sans langage. Pour rendre
toute vitesse, les conjugue avec les particules verbales compte de ces alternatives, il faut introduire une troi-
arrachées à la langue maternelle2. Emettre des parti- sième composante qui n'est plus seulement générative
cules verbales qui entrent dans le < voisinageu de par- et transformationnelle, mais diagrammatique ou prag-
ticules alimentaires, etc. matique. Il faut dans chaque régime et dans chaque
agencement découvrir la valeur propre des lignes de
Ce qui spécifierait une pragmatique de la langue, par fuite existantes: comment ici elles sont frappées d'un
rapport aux aspects syntaxique et sémantique, ce ne signe négatif, comment là-bas elles acquièrent une posi-
serait donc pas du tout son rapport à des détermina- tivité, mais sont découpées,négociéesen procès succes-
tions psychologiquesou de situation, des circonstances sifs, comment ailleurs elles tombent dans des trous noirs,
ou des intentions, mais plutôt le fait qu'elle aille au plus comment ailleurs encore elles passent au service d'une
abstrait dans I'ordre des composantesmachiniques. On machine de guerre, ou bien comment elles animent une
dirait que les régimes de signes renvoient simultané- æuwe d'art. Et comme elles sont tout cela à la fois,
ment à deux systèmes de coordonnées. Ou bien les faire à chaque instant le diagramme, la cartographie
agencementsqu'ils déterminent sont rabattus sur une de ce qui est bouché, surcodé, ou au contraire mutant,
composante principale comme organisation de pouvoir, en voie de libération, en train de tracer tel ou tel mor-
avec ordre établi et significations dominantes (ainsi la ceau pour un plan de consistance.Le diagrammatisme
signifiance despotique, le sujet d'énonciation passion- consisteà pousserla langue jusqu'à ce plan où la varia-
nel, etc.); ou bien ils seront pris dans le mouvement tion < immanente > ne dépend plus d'une structure ou
qui conjugue toujours plus loin leurs lignes de fuite, d'un développement, mais de la conjugaison des flux
mutants, de leurs compositionsde vitesse,de leurs com-
l. Pierre Guiraud, [* Iargon de Villon, éd. Gallimard. binaisons de particules (au point où des particules ali-
2. Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, éd.. Gallimard.

140 t4l
mentaires, sexuelles,verbales, etc., atteignent leur zone désignejustement pas une personneen tant qu'auteur ou
de voisinage ou d'indiscernabilité: maChine abstraite). sujet d'énonciation, il désigne un agencement ou des
agencements;le nom propre opère une individuation par
je me dis que c'est cela que je voulais * heccéité>, pas du tout par subjectivité). Charlotte
- -lNote G.D. :
faire quand j'ai travailté sur des écrivains, Sacher- Brontë qualifie un état des vents plutôt qu'une personne,
Masoch, Proust ou Lewis Carroll. Ce qui m'intéressait, Virginia Woolf qualifie un état des règnes,des âgeset des
sexes.Il qrive qu'un agencementexistedepuislongtemps,
avant qu'il reçoive son nom propre qui lui donne une
consistance particulière comme s'il se détachait alors
d'un régime plus général pour prendre une sorte d'auto-
nomie : ainsi < sadisme>, < masochisme>. pourquoi à tel
moment Ie nom propre isole-t-il un agencement,pour-
quoi en fait-il un régime de signes particulier, suivant
une composantetransformationnelle?Pourquoi n'y a-t-il
pas aussi < nietzchéismer, ( proustisme>, < kafkai'sfils Dr
o spinozisme,, suivant une clinique généralisée, c'est-
ignominie du savant et du familier. Rapporter à un à-dire une sémiologie des régimes de signes, anti-psy-
auteur un peu de cette joie, de cette force, de cette chiatrique, anti-psychanalytique, anti-philosophique? Et
vie amoureuseet politique, qu'il a su donner, inventer. que va devenir un régime de signes,isolé, nommé, dans
Tant d'écrivains morts ont dû pleurer de ce qu'on écri- le courant clinique qui I'entraîne? Ce qui est fascinant
vait sur eux. J'es1Ère que Kafka s'est réjoui du livre dans Ia médecine, c'est qu'un nom propre de médecin
que nous avons fait sur lui, et c'est pour ça que ce puisse servir à désigner un ensemble de symptômes:
livre n'a réjoui personne.l Parkinson, Roger... C'est là que le nom propre devient
nom propre ou trouve sa fonction. C'est que le médecin
La critique et la clinique devraient se confondre stric- a fait un nouveau groupement, une nouvelle individua-
tement; mais la critique serait comme le tracé du plan tion de symptômes,une nouvelle heccéité, a dissociédes
de consistanced'une æuvre, un crible qui dégageraii les régimes confondus jusqu'alors, a réuni des séquences
particules émises ou captées, les flux conjugués, les de régimes séparésjusqu'alors 1. Mais quelle difiérence
devenirs en jeu; la clinique, conformément â ion s.os entre le médecin et le malade?C'est le malade aussi qui
exact, serait le tracé des lignes sur le plan, ou la manière donne son nom propre. C'est I'idée de Nietzsche: l'écri-
vain, I'artiste comme médecin-maladed'une civilisation.
Plus vous ferez votre propre régime de signes,moins vous
serezune personneou un sujet, plus vous serezun s col-
lectif qui en rencontre d'autres, qui se conjugue et se
"

1. Le seul livre qui pose ce problème, par exemple dans I'his-


sons. Il s'agirait seulementde savoir: toire de la médecine, nous paraît être célui de Cruchet, De la
1" La fonction du nom propre (le nom propre, ici, ne méthode en ntédecine, P.U.F.

142 143
croise avec d'autres, réactivant, inventant, futurant, opé-
les spirales comportent énoncés et contenus; par rap-
rant des individuations non personnelles.
port à Albertine, qui passe au contraire par une série
2 Un régime de signes n'est pas plus déterminé par
de procès linéaires finis, prçrcèsde sommeils, procès de
la linguistique que par la psychanalyse.Au contraire,
jalousies, procès d'emprisonnements.Il y a peu d'au-
c'est lui qui va déterminer tel agencementd'énonciation
ûeurs autant que Proust qui aient fait jouer une mul-
dans les flux d'expression,tel agencementde désir dans
titude de régimes de signes pour en composer son
les flux de contenu. Et par contenu, nous n'entendons
pas seulement ce dont parle un écrivain, ses ( sujets>, æuvre. Chaque fois aussi de nouveaux régimes sont
engendrés,où ce qui était expressiondans les précédents
au double sens des thèmes qu'il traite et des person-
devient contenu par rapport aux nouvelles formes d'ex-
nages qu'il met en scène,mais bien plutôt tous les états
pression; un nouvel usage de la langue creuse dans le
de désir intérieurs ou extérieurs à l'æuvre, et qui se
langage une nouvelle langue (composante transforma-
composent avec elle, en < voisinage>. Ne jamais consi-
tionnelle).
dérer un flux tout seul; la distinction contenu-expres-
sion est même tellement relative qu'il arrive qu'un flux
3" Mais I'essentielest enfin la manière dont tous ces
de contenu passedans I'expression,dans la mesure où il
régimes de signes filent suivant une ligne de pente,
entre dans un agencementd'énonciation par rapport à
variable avec chaque auteur, tracent un plan de consis-
d'autres flux. Tout agencement est collectif, puisqu'il
tance ou de composition, qui caractérisetelle æuvre ou
est fait de plusieurs flux qui emportent les personneset
tel ensemble d'æuvres: non pas un plan dans I'esprit,
les choses,et ne se divisent ou ne se rassemblentqu'en
multiplicités. Par exemple, chez Sacher-Masoch,le flux mais un plan réel immanent non préexistant, qui recoupe
toutes les lignes, intersection de tous les régimes (com-
de douleur et d'humiliation a pour expressionun agen-
posantediagrammatique): la Vague de Virginia Woolf,
cement contractuel, les contrats de Masoch, mais ces
I'Hypersphère de Lovecraft, la Toile d'araignée de
contrats sont aussi des contenus par rapport à I'expres-
Proust, le Programme de Kleist, la fonction-K de Kafka,
sion de la femme autoritaire ou despotique.Chaque fois,
la Rhizosphère...c'est 1à qu'il n'y a plus du tout de dis-
nous devons demander avec quoi le flux d'écriture est
tinction assignableentre contenu et expression; on ne
en rapport. Ainsi la lettre d'amour comme agencement
peut plus savoir si c'est un flux de mots ou d'alcool,
d'énonciation: c'est très important, une lettre d'amour,
tant on se soûle à I'eau pure, mais aussi tant on parle
nous avons essayéde la décrire et de montrer comment
avec des " matériaux plus immédiats, plus fluides, plus
elle fonctionnait, et en rapport avec quoi, à propos de
ardents que les mots >; on ne peut plus savoir si c'est
Kafka - la première tâche serait d'étudier les régimes
un flux alimentaire ou verbal, tant I'anorexie est un
de signes employés par un auteur, et quels mixtes il
régime de signes, et les signes, un régime de calories
opère (composantegénératfve).Pour en rester aux deux
(agressionverbale quand quelqu'un, trop tôt le matin,
grandscassommairesque nous avonsdistingués,le régime
brise le silence; le régime alinrentairede Nietzsche,de
signifiant despotique et le régime passionnel subjectif,
Proust ou de Kafka, c'est aussi une écriture, et iis la
comment ils se combinent chez Kafka - le Château
comprennent ainsi; manger-parler,écrirc-aimcr, jatnais
comme centre despotiqtre irradiant, mais aussi comme
vous ne saisirezun flux tout seul). Il n'y a plus d'un
succession de Procès finis dans une suite de pièces
côté des particules,et, de I'autre, des syntagmes,il n'y
contiguës. Comment ils se combinent autrement chez
a que des particles qui entrent dans le voisinage les
Proust: par rapport à Charlus, noyau d'une galaxie dont
uns des autres, suivant un plan d'immanence.u L'idée
IM
r45
m'est venue, dit Virginia Woolf, que ce que je voudrais communet >: agencement collectif d'énonciation,
faire maintenant, c'est saturer chaque atome. r Et là
ritournelle déterritorialisée, plan de consistance du
encore, il n? a plus de formes qui s'organisent en fonc-
désir, où le nom propre atteint à sa plus haute indivi-
tion d'une structure, ni qui se développent en fonction
dualité en perdant toute personnalitê, - devenir-imper-
d'une genèse; il n'y a pas davantage de sujets, per-
ceptible, Ioséphine la souris.
sonnes ou caractères qui se laissent assigner, former,
développer. Il n'y a plus que des particules, des particles
qui se dpfinisssaf uniquement par des rapports de mou-
vement et de repos, de vitesse et de lenteur, des compo-
sitions de vitesses différentielles (et ce n'est pas forié-
ment la vitesse qui gagne, et ce n'est pas forcément

manière dont, à travers tous les régimes de signes quï


u-'lise ou pressent (capitalisme, bureaucratie, fascisme,
stalinis6e, toutes les * puissances diaboliques de I'ave-
nir r), il les fait fuir ou filer sur un plan de consistance
qui est coulme le champ immanent du désir, toujours
inachevé, mais jamais manquant ni légiférant, ni sub-
jectivant. Littérature? Mais voilà que Kafka met la litté-
rature en rapport immédiat avecune machins de minorité,
un nouvel agencementcollectif d'énonciation pour I'alle-
mand (un agencement de minorités dans I'empire autri-
chien, c'êtut déjà, d'une autre façon, lIdée de Masoch).
Voilà que Kleist met la littérature en rapport immédiat
avec une machine de guerre. Bref, la critique-clinique
doit suiwe la ligne de plus grande pente d'une (Euwe,
en même temps qu'atteindre à son plan de consistance.
Nathalie Sarraute faisait une distinction très importante
quand elle opposait, à I'organisation des formes et au
développement des personnagesou caractères, ce tout
autre plan parcouru par les particules d'une matière
inconnue, < et qui, telles des gouttelettes de mercure,
tendent sans cesse, à travers les enveloppes qui les
séparent, à se rejoindre et à se mêler dans une masse
l. Nathalie Sarraute,L'Ere du soupçon,éd. Gallimard, p. 52.
r46
CHAPITRE IV

POLITIQUES
PREMIERE PARTIE

Individus ou groupes, nous sommesfaits de lignes, et


ces lignes sont de nature très diverse. La première sorte
de ligne qui nous compose est segmentaire,à segmen-
tarité dure (ou plutôt il y a déjà beaucoup de lignes
de cette sorte); la famille-la profession; le travail-les
vacances;la famille-et puis l'école-et puis I'armée-et puis
I'usine-et puis la retraite. Et chaque fois, d'un segment
à I'autre, on nous dit: maintenant tu n'es plus un bébé;
et à l'école, ici tu n'es plus comme en famille; et à
I'armée, là ce n'est plus comme à l'école... Bref, toutes
sortes de segments bien déterminés, dans toutes sortes
de directions, qui nous découpent en tous sens, des
paquets de lignes segmentarisées-. En même temps,
nous avons des lignes de segmentarité beaucoup plus
souples,en quelque sorte moléculaires.Non pas qu'elles
soient plus intimes ou personnelles,car elles traversent
les sociétés,les groupes autant que les individus. Elles
tracent de petites modifications, elles font des détours,
elles esquissentdes chutes ou des élans: elles ne sont
pourtant pas moins précises, elles dirigent même des
processus irréversibles. Mais plutôt que des lignes
molaires à segments, ce sont des flux moléculaires à
seuils ou quanta. Un seuil est franchi, qui ne coïncide
pas forcëment avec un segment des lignes plus visibles.
Il se passe beaucoup de chosessur cette seconde sorte

l5l
de lignes, des devenirs, des micro-devenirs, qui n'ont noms divers - schizo-analyse,micro-politique, pragma-
pas le même rythme que notre c histoire p. C'est pour- tique, diagrammatisme, rhizomatique, cartographie - n'a
quoi, si pénibles, les histoires de famille, les repérages, pas d'autre objet que l'étude de ces lignes, dans des
les remémorations, tandis que tous nos wais change- groupesou des individus.
ments passent ailleurs, une autre politique, un autre
temps, une autre individuation. Un métier, c'est un Dans une nouvelle admirable, Fitzgerald explique
segment dur, mais aussi qu'est-ce qui passe là-dessous, qu'une vie va toujours à plusieurs rythmes, à plusieurs
quelles connexions, quelles attirances et répulsions qui vitessesr. Comme Fitzgerald est un drame vivant, et
ne coihcident pas avec les segments, quelles folies défnit la vie par un processus de démolition, son texte
secrètes et pourtant en rapport avec les puissances est noir, pas moins exemplaire pour cela, inspirant
publiques: par exemple être professeur, ou bien juge, I'amour à chaque phrase. Janais il n'a eu autant de génie
avocat, comptable, femme de ménage?- En même temps que quand il a parlé de sa perte de génie. Donc il dit
encore, il y a comme une troisième sorte de ligne, qu'il y a d'abord pour lui de grands segments: riche-
celleJà encore plus étrange: comme si quelque chose pauvre, jeune-vieux, succès-perte de succès, santé-
nous emportait, à travers nos segments, mais aussi à maladie, amour-tarissement,créativité-stérilité, en rap-
travers nos seuils, vers une destination inconnue, pas port avec des événements sociaux (crise économique,
prévisible, pas préexistante. Cette ltgne est simple, krach boursier, montée du cinéma qui remplace le
abstraite, et pourtant c'est la plus compliquée de toutes, roman, formation du fascisme, toutes sortes de choses
la plus tortueuse: c'est la ligne de gravité ou de célé- hétérogènes au besoin, mais dont les segments se
rité, c'est la ligne de fuite et de plus grande pente (e la répondent et se précipitent). Fitzgerald appelle cela des
ligne que doit décrire le centre de gravité est certes coupures, chaque segment marque ou peut marquer une
très simple, et, à ce qu'il croyait, droite dans la plupart coupure. C'est un type de [gne, la ligne segmentarisée,
des cas... mais d'un autre point de vue, cette ligne a qui nous concerne tous à telle da1e,en tel lieu. Qu'elle
quelque chose d'excessivementmystérieux, car',selon lui, aille vers la dégradation ou la promotion, ne change
elle n'est rien d'autre que le cheminement de l'âme du pas grand chose (une vie réussie sur ce mode-là n'est
danseurt... ,). Cette ligne a I'air de surgir après, de pas meilleure, le rêve américain est autant commencer
se détacher des deux autres, si même elle arrive à se balayeur pour devenir milliardaire que I'inverse, les
détacher. Car peut-être y a-t-il des gens qui n'ont pas mêmes segments). Et Fitzgerald dit autre chose, en
cette ligne, qui n'ont que les deux autres, ou qui n'en même temps: il y a des lignes de fêlure, qui ne coin-
ont qu'une, qui ne vivent que sur une. Pourtant, d'une cident pas avec les lignes de grandes coupures segnen-
autre façon, cette ligne est là de tout temps, bien taires. Cette fois, on dirait qu'une assiettese fêle. Mais
qu'elle soit le contraire d'un destin: elle n'a pas à se c'est plutôt quand tout va bien, ou tout va mieux sur
détacher des autres, elle serait plutôt première, les autres I'autre ligor, que la fêlure se fait sur cette nouvelle
en dériveraient. En tout cas les trois lignes sont imma- ligor, secrète, imperceptible, marquant un seuil de dimi-
nentes,prises les unes dans les autres. Nous avons autant nution de résistance,ou la montée d'un seuil d'exigence:
de ligues enchevêtréesqu'une main. Nous sommesautre- on ne supporte plus ce qu'on supportait auparavant,
ment compliqués qu'une main. Ce que nous appelonsde hier encore; la Épafiition des désirs a changé en nous,

1. Kleist,Du théâtedemarionnettes. l. Fitzgerald,La FêIure,éd. Gallimard.

152 153
nos rapports de vitesse et de lenteur se sont modifiés, peint gris sur gris, ou comme la Panthère rose il a peint
un nouveau type d'angoisse nous vient, mais aussi une le monde à sa coulew, il a acquis quelque chose d'invul-
nouvelle sérénité. Des flux ont mué, c'est quand votre nérable, et il sait qu'en aimant, même en aimant et
santé est meilleure, votre richesse plus assurée, votre pour aimer, on doit se suffire à soi-même, abandonner
talent plus affirmé, que se fait te petit craquement qui I'amour et le moi... (c'est curieux comme Lawrence a
va faire obliquer la ligne. Ou bien llnverse: vous vous écrit des pages semblables). Il n'est plus qu'une ligne
mettez à aller mieux quand tout craque sur I'autre lign", abstraite, un pur mouvement difficile à décounrir, il ne
immense soulagement. Ne plus supporter quelque chose commence jamais, il prend les choses par le mitisu,
peut être un progrès, mais ça peut aussi être une peur il est toujours au milieu - au milieu des deux autres
de vieillard, ou le développement d'une paranoîa. Ça lignes? a Je ne regarde qu'aux mouvements. r
peut être une estimation politique ou afiective, parfaite-
ment juste. On ne change pas, on ne vieillit pas de la La cartographie que propose aujourd'hui Deligny
même manière, d'une ligne à I'autre. La ligne souple quand il suit le parcours des enfants autistes: les lignes
n'est pourtant pas plus personnelle, plus intime. Les coutumières, et aussi les lignes souples, où I'enfant fait
micro-fêlures sont collectives aussi, non moins que les une boucle, trouve quelque chose,tape des mains, chan-
macro-coupures,personnelles.- Et puis Fitzgerald parle tonne une ritournelle, revient sur ses pas, et puis les
encore d'une troisième ligor, quïl appelle de rupture. c lig0es d'erre o enchevêtrées dans les deux autres r.
On dirait que rien n'a changé, et pourtant tout a changé. Toutes ces lignes sont emmêlées. Deligny fait une géo-
Assurément ce ne sont pas les grands segments, chan- analyse, une analyse de lignes qui va son chemin loin
gements ou même voyages, qui font cette ligne; mais de la psychanalyse, et qui ne concerne pas seulement
ce ne sont pas non plus les mutations plus secrètes, les enfants autistes,mais tous les enfants, tous les adultes
les seuils mobiles et fluents, bien que ceux-ci s'en rap- (voyez comme quelqu'un marche dans la rue, s'il n'est
prochent. On dirait plutôt qu'un seuil c absolu > a étê pas trop pris dans sa segmentaritédure, quelles petites
atteint. Il n'y a plus de secret. On est devenu cornme inventions il y met), et pas seulement la marche, mais les
tout le monde, mais justement on a fait de < tout-le- gestes,les affects,le langage,le style. Il faudrait d'abord
monde > un tlevenrr. On est devenu imperceptible, clan- donner un statut plus précis aux trois lignes. Pour les
destin. On a fait un curieux voyage immobile. Malgré les lignes molaires de segmenârtÉ, dure, on peut indiquer
tons différents, c'est un peu comme Kierkegaard décrit un certain nombre de caractères qui expliquent leur
le chevalier de la foi, JE NE REGARDE eu'Arrx MorryE- agencement, ou plutôt leur fonctionnement dans les
MENTsI : le chevalier n'a plus les segmentsde la rési- agencementsdont elles font partie (et il n'y a pas d'agen-
gnation, mais il n'a pas non plus la souplessed'un poète cement qui n'en comporte). Voilà donc à peu près les
ou d'un danseur, il ne se fait pas voir, il ressemblerait caractèresde la première sorte de ligne.
plutôt à un bourgeois, un percepteur, un boutiquier, il 1o Les segmentsdépendentde machinesbinaires, très
danse avec tant de précision qu'on dirait qu'il ne fait diversesau besoin. Machines binaires de classessociales,
que marcher ou même rester immobile, il se confond de sexes,homme-fenune,d'âges, enfant-adulte, de races,
avec le mur, mais le mur est devenu vivant, il s'qst blanc-noir, de secteurs,public-privé, de subjectivations,
chez nous-pasde chez nous. Ces machines binaires sont
l. Kierkegaard, Crainte et tremblement, éd. Aubier (et la
manière dont Kierkegaard, en fonction du mouvement, esquisse
une sériede scénariosqui appartiennentdéjà au cinéma). 1. FernandDeligny,Cahiersde I'immuable,éd.Recherches.

r54 155
d'autant plus complexes qu'elles se recoupent, ou se [,a paçhine abstraite de surcodage assure I'homogénéi-
heurtent les unes les autres, s'affrontent, et nous coupent sation des difiérents segments, leur convertibilité, leur
nous-mêmesen toutes sortes de sens.Et elles ne sont pas traductibilité, elle règle les passagesdes uns aux autres,
sommairementdualistes,elles sont plutôt dichotomiques: et sous quelle prévalence. Elle ne dépend pas de I'Etat,
elles peuvent opérer diachroniquement (si tu n'es ni a ni mais son efficacité dépend de I'Etat comme de I'agence-
b, alors tu es c: le dualisme s'est transporté, et ne ment qui l'effectue dans un champ social (par exemple
concerneplus des élémentssimultanésà choisir, mais des les difiérents segments monétaires, les différentes sortes
choix successifs;si tu n'es ni blanc ni noir, tu es métis; de monnaie ont des règles de convertibilité, entre elles
si tu n'es ni homme ni femme, tu es travelo: chaque fois et avec les biens, qui renvoient à une banque centrale
la machine des éléments binaires produira des choix conme appareil d'Etat). La géométrie grecque a fonc-
binaires entre éléments qui n'entraient pas dans le pre- tionné cornme une machine abstraite qui organisait
mier découpage). I'espace social, sous les conditions de I'agencement
concret du pouvoir de la cité. On demandera aujourd'hui
2" Les segments impliquent aussi des dispositifs de quelles sont les machines abstraites de surcodage, qui
pouvoir, très divers entre eux, chacun fixant le code et s'exercent en fonction des formes d'Etat moderne. On
le territoire du segmentcorrespondant. Ce sont ces dis- peut même concevoir des < savoirs qui font des offres
positifs dont Foucault a mené si loin I'analyse, en refu- "
de service à I'Etat, se proposant à son eftectuation,
sant d'y voir les simples émanationsd'un appareil d'Etat prétendant fournir les meilleures machines en fonction
préexistant.Chaque dispositif de pouvoir est un complexe des tâches ou des buts de I'Etat: aujourd'hui I'infor-
code-territoire (n'approche pas de mon territoire, c'est matique? mais aussiles sciencesde I'homme? Il n'y a pas
moi qui commande ici...). M. de Charlus s'écroule chez de sciencesd'Etat, mais il y a des machines abstraites
Mme Verdurin, parce qu'il s'est aventuré hors de son qui ont des rapports d'interdépendanceavec I'Etat. C'est
territoire et que son code ne fonctionne plus. Segmen- pourquoi, sur la ligne de segmentarité dure, on doit
tarité des bureaux contigus chez Kafka. C'est en décou- distinguer les dispositils de pouvoir qui codent les seg-
vrant cette segmentaritéet cette hétérogénéitédes pou- ments divers, la machine abstraite qui les surcode et
voirs modernes que Foucault a pu rompre avec les règle leurs rapports, l'appareil d'Etat qui effectue cette
abstractionscreusesde I'Etat et de < la >, loi, et renou- machine.
veler toutes les donnéesde I'analyse politique. Non pas
que I'appareil d'Etat n'ait pas de sens: il a lui-même 3o Enfin, toute la segmentaritédure, toutes les lignes
une fonction très particulière, en tant qu'il surcode tous de segmentarité dure enveloppent un certain plan, qui
les segments,à la fois ceux qu'il prend sur soi à tel concerne à la fois les formes et leur développement, les
ou tel moment et ceux qu'il laisse à I'extérieur de soi. sujets et leur formation. Plan d'organîsation, quii dispose
Ou plutôt I'appareil d'Etat est un agencementconcret toujours d'une dimension supplémentaire (surcodage).
qui eftectue la machine de surcodage d'une société. L'éducation du sujet et I'harmonisation de la forme
Cette machineà son tour n'est donc pas I'Etat lui-même, n'ont pas cessé de hanter notre culture, d'inspirer les
elle est la machine abstraite qui organise les énoncés segmentations,les planifications, les machines binaires
dominants et I'ordre établi d'une société, les langues qui les coupent et les machines abstraitesqui les recou-
et les savoirs dominants, les actions et sentiments pent. Comme dit Pierrette Fleutiaux, quand un contour
conformes, les segmentsqui I'emportent sur les autres. se met à trembler, quand un segmentvacille, on appelle

156 t57
la terrible Lunette à découper, le Laser, gd remet en flux. Parler toujours en géographe: supposonsqu'entre
ordre les formes, et les sujets à leur place r. l'Ouest et I'Est une certaine segmentarité s'installe,
opposée dans une machine binaire, a11angéedans des
Pour l'autre tlpe de lignes, le statut semble tout à appareils d'Etat, surcodée par une machine abstraite
fait différent. Les segments n'y sont pas les mêmes, corlme esquisse d'un Ordre mondial. C'est alors du
procédant par seuils, constituant des devenirs, des blocs Nord au Sud que se fait la c destabilisation D, corlme
de devenir, marquant des continuums d'intensité, des dit mélancoliquement Giscard d'Estaing, et qu'un nris-
conjugaisons de flux. Les machines abstraite.sn'y sont seau se creuse, même un peu profond ruisseau, qui
pas les mêmes, mutantes et non surcodantes,marquant remet tout en jeu et déroute le plan d'organisation. Un
leurs mutations à chaque seuil et chaque conjugaison. I.e Corse ici, ailleurs un Palestinisn, un détourneur d'avion,
plan n'est pas le même, plan de consistance ou dirnma- une pousséetribale, un mouvement féministe, un écolo-
nence qui arrache aux formes des particules entre les- giste vert, un Russe dissident, il y aura toujours quel-
quelles il n'y a plus que des rapports de vitesse ou de qu'un pour surgir au sud. Imaginez les Grecs et les
lenteur, et aux sujets des afiects qui n'opèrent plus que Troyens comme deux segments opposés, face à face;
des individuations par c heccéité>. Les machinesbinaires mais voilà que les Amazones arrivent, elles commencent
ne mordent plus sur ce réel, non pas parce que chan- par culbuter les Troyens, si bien que les Grecs crient
gerait le segmentdominant (telle classesociale,tel sexe...), < les Amazones avec nous r, mais elles se retournent
pas davantage parce que sTmposeraient des mixtes du contre les Grecs, les prennent à revers avec la violence
tlpe bisexualité, mélange de classes: au contraire parce d'un torrent. Ainsi commence la Penthésilée de Kleist.
que les lignes moléculaires font filer, entre les segments, Les grandes ruptures, les grandes oppositions sont tou-
des flux de déterritorialisation qui n'appartiennent plus jours négociables;mais pas la petite fêlure, les ruptures
à fun ni à I'autrer rngtis constituent le devenir asymé- imperceptibles,qui viennent du sud. Nous disons q sud r
trique des deux, sexualité moléculaire qui n'est plus celle sans y attacher d'importance. Nous parlons de sud,
d'un homme ou d'une femme, masses moléculaires qui pour marquer une direction qui n'est plus celle de
n'ont plus le contour d'une classe, races moléculaires la ligne à segments. Mais chacun a son sud, situé
comme les petites lignées qui ne répondent plus aux n'importe où, c'est-à-dire sa ligne de pente ou de fuite.
grandes oppositions molaires. Il ne s'agit certes pas d,une Les nations, les classes,les sexesont leur sud. Godard :
synthèse des deux, d'une synthèse de I et de 2, mais ce qui compte, ce ne sont pas seulementles deux camps
d'un tiers qui vient toujours d'ailleurs et dérange la opposéssur la grande ligne où ils se confrontent, ce qui
binarité des deux, ne s'inscrivant pas plus dans leur compte, c'est aussi la frontière, par où tout passe et
opposition que dans leur complémentarité. Il ne s'agrt file sur une ligne brisée moléculaire autrement orientée.
pas d'ajouter sur la ligne un nouyeau segment aux Mai 68, ce fut I'explosion d'une telle figne moleculaire'
segments précédents (un troisième sexe, une troisième irnrption des Amazones, frontière qui traçait sa ligne
classe,un troisième âge), mais de tracer une autre ligne inattendue, entraînant les segments comme des blocs
au milieu de la ligne segmentaire, au milieu des seg- arrachésqui ne sereconnaissaientplus.
ments, et qui les emportent suivant des vitesses et des
lenteurs variables dans un mouvement de fuite ou de On peut nous reprocher de ne pas sortir du dualisme,
1. PierrctteFleutiaux,Histoiredu gouflreet de la lwrcuc, êd. avec deux sortes de lignes, découpées,planifiées, machi-
Julliard. nées différemment. Mais ce qui définit le dualisme, ce

158 159
n'est pas un nombre de termes,ps plus qu'on ne sort du le désir, ou qui I'assujettissent,font déjà partie des agen-
dualisme en ajoutant d'autres termes (x ) 2). On ne cementsde désir eux-mêmes: il sufrt que le désir suive
sort efiectivement des dualismesqu'en les déplaçant à la cette ligne-là, quï se trouve pris, comme un bateau, sous
manière d'une charge,et lorsqu'on trouve entre les termes, ce vent-là. Il n'y a pas plus désir de rêvolution, que
qu'ils soient deux ou davantage,un défiIé étroit comme dêsr de pouvoir, désir d'opprimer ou d'être opprimé;
une bordure ou une frontière qui va faire de I'ensemble mais révolution, oppression,pouvoir, etc., sont des lignes
une multiplicité, indépendammentdu nombre des parties. composantesactuelles d'un agencementdonné. Non pas
Ce que nous appelonsagencement,c'est précisémentune que ces ligues préexistent; elles se tracent, elles se com-
multiplicité. Or un agencement quelconque comporte posent,immanentesles unes aux autres,emmêléesles unes
nécessairementdes lignes de segmentaritédure et binaire, dans les autres,en même temps que I'agencementde désir
non moins que des lignes moléculaires, ou des lignes de se fait, avec sesmachinesenchevêtrées,et sesplans entre-
bordure, de fuite ou de pente. Les dispositifs de pouvoir coupés. On ne sait pas d'avance ce qui va fonctionner
ne nous semblentpas exactementconstitutifs des agence- comme ligne de pente, ni la forme de ce qui va venir la
ments, mais en faire partie dans une dimension sur barrer. C'est wai d'un agencementmusical, par exemple:
laquelle tout I'agencement peut basculer ou se replier. avec ses codes et territorialités, ses contraintes et ses
Mais justement, dans la mesure où les dualismes appar- appareils de pouvoir, ses mesures dichotomisées, ses
tiennent à cette dimension, une autre dimension d'agen- formes mélodiques et harmoniques qui se développent,
cement ne fait pas dualisme avec celle-ci. Il n'y a pas son plan d'organisation transcendant,mais aussi avec ses
dualisme entre les machinesabstraitessurcodantes,et les transformateurs de vitesse entre molécules sonores, son
machinesabstraitesde mutation : celles-cise trouvent seg- < temps non pulsé >, sesproliférations et dissolutions,ses
mentarisées,organisées,surcodéespar les autres,en même devenirs-enfant, devenirs-femme, animal, son plan de
temps qu'elles les minent, toutes deux travaillent les unes consistanceimmanent. Rôle du pouvoir d'Eglise, long-
dans les autres au sein de I'agencement.De même il n'y a temps,dans les agencementsmusicaux,et ce que les musi-
pas dualisme entre deux plans d'organisation transcen- ciens réussissaientà faire passerlà-dedans,ou au milieu.
dante et de consistanceimmanente : c'est bien aux formes C'est vrai de tout agencement.
et aux sujets du premier plan que le second ne cesse
d'arracher les particules entre lesquellesil n'y a plus que Ce qu'il faudrait comparer dans chaque cas, ce sont les
des rapports de vitesseet de lenteur, et c'est aussi sur le mouvements de déterritorialisation et les processusde
plan d'immanence que I'autre s'élève, travaillant en lui re-territorialisation qui apparaissentdans un agencement.
pour bloquer les mouvements,fixer les affects, organiser Mais qu'est-ceque veulent dire cesmots, que Félix invente
des formes et des sujets. Les indicateurs de vitesse sup- pour en faire des coefficients variables? On pourrait
posent des formes qu'ils dissolvent, non moins que les reprendreles lietix communsde l'évolution de I'humanité :
organisationssupposentle matériau en fusion qu'ellesmet- I'homme, animal déteruitorialisé.Quand on nous dit que
tent en ordre. Nous ne parlons donc pas d'un dualisme I'hominien dégage de la terre ses pattes antérieures, et
entre deux sortes de < chosesn, mais d'une multiplicité que la main est d'abord locomotrice, puis préhensive,ce
de dimensions, de lignes et de directions au sein d'un sont des seuils ou des quanta de déterritorialisation, mais
agencement.A la question, comment le désir peut-il dési- chaque fois avec re-territorialisation complémentaire: la
rer sa propre répression, comment peut-il désirer son main locomotrice comme patte déterritorialisée se reter-
esclavage,nous répondons que les pouvoirs qui écrasent ritorialise sur les branches dont elle se sert pour passer

160 161
d'arbre en arbre; Ia main préhensive comme locomotion DEUXIEME PARTIE
déterritorialisée se re-territorialise sur des éléments arra-
chés, empruntés, nommés outils, qu'elle va brandir ou
propulser. Mais I'outil q bâton > est lui-même une bran-
che déterritorialisée; et les grandes inventions de I'homne
impliquent un passageà la steppe cornme forêt déterri-
torialisée; en même temps I'homme se re-territorialiss su1
la steppe.On dit du sein que c'est une glaude mammaire
déterritorialisée,par stature verticale; et que la bouche est
une gueule déterritorialisée, par retroussement des
muqueusesà I'extérieur flèwes) : mais s'opèreune re-terri-
torialisation corrélative des lèvres sur le sein et inverse-
ment, si bien que les corps et les milisua sont parcourus
de vitesses de déterritorialisation très différentes, de
vitesses différentielles, dont les complémentarités vont Mais c'est dans des champs sociaux concrets, à tel ou
former des continuums d'intensité, mais aussi vont donner tel moment, qu'il faut étudier les mouvementscomparés
lieu à des processusde re-territorialisation. A la limite, de déterritorialisation, les continuums d'intensité et les
c'est la Terre elle-même, la déterritorialisée (< le désert conjugaisonsde flux qu'ils forment. Nous prenons courme
croît... u), et c'est le nomade, I'homme de la terre, exemples,autour du xr" siècle : le mouvement de fuite des
I'homme de la déterritorialisation - bien qu'il soit aussi masses monétaires; la grande déterritorialisation des
celui qui ne bouge pas, qui reste accroché au milieu, massespaysannes,sous la pression des dernières inva-
désertou steppe. sions, et des exigencesaccrues des seigneurs;la déterri-
torialisation des massesnobiliaires, qui prend des formes
aussidiversesque la croisade,I'installation dans les villes,
les nouveauxtypesd'exploitation de la terre (afiermageou
salariat); les nouvelles figures de villes, dont les équipe-
ments sont de moins en moins territoriaux; la déterritoria-
lisation d'Eglise, avec sa dépossession terrienne, sa < paix
de Dieu D, son organisation de croisades;la déterritoriali-
sation de la femme avec I'amour chevaleresque,puis
avec I'amour courtois. Les Croisades$ compris les croi-
sades d'enfants) peuvent apparaître comme un seuil de
conjugaison de tous ces mouvements. D'une certaine
manière on dira que, dans une société,ce qui est premier,
ce sont les lignes, les mouvementsde fuite. Car ceux-ci,
loin d'être une fuite hors du social, loin d'être utopiques
ou mêmesidéologiques,sont constitutifs du champ social,
dont ils tracent la pente et les frontières, tout le devenir.
On reconnaît sommairement un marxiste à ce qu'il dit

r63
a qu'une, très embrouillée. Tantôt trois lignes en efiet,
qu'une société se contredit, se définit par ses contradic-
parce que la ligne de fuite ou de rupture conjugue tous
tions, et notamment contradictions cle classes. Nous
les mouvements de déterritorialisation, en précipite les
disons plutôt que, dans une société, tout fuit, et qu'une
quanta, en arrache des particules accéléréesqui entrent
société se définit par ses lignes de fuite qui affectent des
dans le voisinage les unes des autres, les porte sur un
massesde toute nature (encoreune fois ( masse> est une
plan de consistanceou une machine mutante; et puis une
notion moléculaire). Une société, mais aussi un agence-
secondeligne, moléculaire, où les déterritorialisationsne
ment collectif, se définit d'abord par sespointes de déter-
sont plus que relatives,toujours compenséespar desre-ter-
ritorialisation, sesflux de déterritorialisation. Les grandes
ritorialisations qui leur imposent autant de boucles, de
aventures géographiques de I'histoire sont des lignes
détours, d'équilibrage et de stabilisation; enfin la ligne
de fuite, c'est-à-direde longues marches,à pied, à cheval
molaire à segmentsbien déterminés,où les re-territoriali-
ou en bateau : celle des Hébreux dans le désert, celle de
sations s'accumulentpour constituer un plan d'organisa-
Genséricle Vandale traversant la Méditerranée, celle des
tion et passer dans une machine de surcodage. Trois
nomadesà traversla steppe,la longue marche des Chinois
- ç'esf toujours sur une ligne de fuite qu'on crée, certes lignes, dont I'une serait comme la ligne nomade, I'autre,
migrante, I'autre sédentaire (le migrant, Ps du tout la
pas parce qu'on imagine ou qu'on rêve, mais au contraire
même chose que le nomade). Ou bien il n'y aurait que
parcequ'on y fface du réel, et que I'on y composeun plan
deux lignes, parce que la ligne moléculaire apparaîtrait
de consistance.Fuir, mais en fuyant, chercher une arme.
seulementcomme oscillant entre les deux extrêmes,tan-
tôt emportée par la conjugaison des flux de déterritoria-
Cette primauté des lignes de fuite, il ne faut pas I'en-
lisation, tantôt rapportée à I'accumulationdesre-territoria-
tendre chronologiquement, mais pas non plus au sens
fisations (e migrant tantôt se fait I'allié du nomade, tan-
d'une éternelle gênêrahté,.C'est plutôt le fait et le droit de
tôt mercenaire ou ftédêrêd'un empire : les Ostrogoths et
I'intempestif : un temps non pulsé, une heccéité comme
les Wisigoths). Ou bien il n'y a qu'une ligne, la ligne
un vent qui se lève, un minuit, un midi. Car les re-terri-
de fuite première, de bordure ou de frontière, qui se rela-
torialisations se font en même temps : monétaire, sur de
tivise dansla secondeligne, qui selaissestopperou couper
nouveaux circuits; rurale, sur de nouveaux modes
dans la troisième.Mais même alors, il peut être commode
d'exploitation; urbaine, sur de nouvelles fonctions, etc.
de présenter LA ligne comme naissant de I'explosion des
C'est dansla mesureoù se fait une accumulationde toutes
deux autres. Rien de plus compliqué que la ligne ou les
cesre-territorialisations,qui se dégagealors une < classe>
lignes : c'est celle dont Melville parle, unissant les canots
qui en bénéficie particulièrement, capable d'en homogé-
dans leur segmentaritéorganisée,le capitaine Achab dans
néiser et d'en surcoder tous les segments.A la limite, il
son devenir-animal et moléculaire, la baleine blanche
faudrait distinguer les mouvements de masses,de toute
dans sa folle fuite. Revenonsaux régimes de signesdont
nature, avec leurs coefficientsde vitesserespectifs,et les
nous parlions précédemment:comment la ligne de fuite
stabilisations de classes,avec leurs segmentsdistribués
est barrée dans le régime despotique, affectée d'un
dans la re-territorialisationd'ensemble- la même chose
signe négatif; comment elle trouve dans le régime des
agissantcomme masseet comme classe,mais sur deux
Hébreux une valeur positive, mais relative, découpéeen
lignes différentes enchevêtrées,avec des contours qui ne
procès successifs...Ce n'était que deux cas très som-
coïncident pas. On peut mieux comprendrealors pourquoi
maires, il y en a tant d'autres, c'est chaque fois I'essentiel
nous disons tantôt qu'il y a au moins trois lignes diffé-
rentes, tantôt seulementdeux, tantôt même qu'il n'y en de la politique. La politique est une expérimentation

165
164
active, parce qu'on ne sait pas d'avance comment une seulement nous pouvons retrouver sur une ligne souple
ligne va tourner. Faire passerla ligne, dit le comptable: les mêmes dangers que sur la dure, simplement miniatu-
mais justementon peut la faire passern'împorte où. risés, disséminés ou plutôt molécularisés: des petits
ædipesde communautéont pris la place de l'(Edipe fami-
lial, des rapports mouvants de force ont pris le relais des
Il y a tant de dangers, chacune des trois lignes a ses
dispositifs de pouvoir, les fêlures ont remplacé les ségré-
dangers. Le danger de la segmentarité dure ou de la
gations.tr y a pire encore : ce sont les lignes soupleselles-
ligne de coupure apparaît partout. Car celle-ci ne
mêmes qui produisent ou affrontent leurs propres dan-
concerne pas seulement nos rapports avec I'Etat, mais
gers,un seuil franchi trop vite, une intensité devenuedan-
tous les dispositifs de pouvoir qui travaillent nos colps,
gereuseparce qu'on ne pouvait pas la supporter. Vous
toutes les machines binaires qui nous découpent, Ies
n'avez pas pris assezde précautions. C'est le phénomène
machines abstraites qui nous surcodent; elle concerne
< trou noir > : une ligne souple se précipite dans un trou
notre manière de percevoir, d'agir, de sentir, nos régimes
noir dont elle ne pourra pas sortir. Guattari parle des
de signes.Il est bien vrai que les Etats nationaux oscil-
micro-fascismesqui existent dans un champ social sans
lent entre deux pôles : libéral, I'Etat n'est qu'un appareil
être nécessairementcentralisés dans un appareil d'Etat
qui oriente I'effectuationde la machine abstraite;totali-
particulier. On a quitté les rivages de la segmentarité
taire, il prend sur soi la machine abstraite,et tend à se
dure, mais on est entré dans un régime non moins
confondre avec elle. I\4ais les segments qui nous tra-
concerté, où chacun s'enfonce dans son trou noir et
versentet par lesquelsnous passons,de toute façon, sont
devient dangereux dans ce trou, disposant d'une assu-
marquésd'une rigidité qui nous rassure,tout en faisant
rance sur son cas, son rôle et sa mission, plus inquié-
de nous les créatures les plus peureuses,les plus impi-
tante encore que les certitudes de la première ligne: les
toyables aussi, les plus amères.Le danger est tellement
Staline de petits groupes, les justiciers de quartiers, les
partout, et tellement évident qu'il faudrait plutôt se
micro-fascismesde bandes...On nous a fait dire que, pour
demander en quoi nous avons quand même besoin d'une
nous, le schizophrèneétait le vrai révolutionnaire. Nous
telle segmentarité.Même si nous avions le pouvoir de
croyons plutôt que la schizophrénieest la chute d'un pro-
la faire sauter,pourrions-nousy arriver sansnous détruire
nous-mêmes,tant elle fait partie des conditions de vie, y cessusmoléculaire dans un trou noir. Les marginaux nous
compris de notre organisme et de notre raison même? ont toujours fait peur, et un peu horreur. Ils ne sont pas
La prudenceaveclaquellenous devonsmanier cette ligne, assezclandestins.
les précautionsà prendre pour I'assouplir,la suspendre,
la détourner,la miner, témoignentd'un long travait qui [Note G. D. En tout cas, ils me font peur. Il y a une
ne se fait pas seulementcontre I'Etat et les pouvoirs,mais parole moléculaire de la folie < in vivo >, ou du drogué,
directementsur soi. ou du délinquant, qui ne vaut pas mieux que les grands
discours d'un psychiatre < in vitro >. Autant d'assurance
d'un côté que de certitude de I'autre. Ce ne sont pas les
D'autant plus que la secondeligne a elle-mêmeses marginaux qui créent les lignes, ils s'installent sur ces
dangers.Assurémentil ne suffit pas d'atteindre ou de tra- lignes, ils en font leur propriété, et c'est parfait quand
cer une ligne moléculaire, d'être emporté sur une ligne ils ont la curieusemodestiedes hommesde ligne, la pru-
souple. Là aussi, tout est concerné, notre perception, dence de I'expérimentateur, mais c'est la catastrophe
nos actions et passions,nos régimesde signes.Mais non quand ils glissentdans un trou noir, d'où ne sort plus que

166 r67
la parole micro-fasciste de leur dépendanceet de leur
qu'elles sont court-circuitées par les deux autres lignes,
tournoiement: < Nous sommes I'avant-gardeu, ( nous
sommesles marginaux...,rl mais en elles-mêmes,à cause d'un danger qu'elles secrè-
tent. Kleist et son suicide à deux, Hôlderlin et sa folie,
tr arrive même que les deux lignes se nourrissentI'une Fitzgerald et sa démolition, Virginia Woolf et sa dispa-
I'autre, et que I'organisation d'une segmentaritéde plus rition. On pout imaginer certainesde cesmorts apaiséeset
en plus dure, au niveau des grands ensemblesmolaires, même heureuses,heccéité d'une mort qui n'est plus celle
entre en circuit avec la gestion des petites terreurs et des d'une personne,mais le dégagementd'un événementpur,
trous noirs où chacun plonge dans le réseaumoléculaire. à son heure, sur son plan. Mais justement le plan dlmma-
Paul Virilio fait le tableau de I'Etat mondial tel qu'il nence, le plan de consistancene peut-il nous apporter
s'esquisseaujourd'hui: Etat de la paix absolueplus terri- qu'une mort relativement digne et non amère? Il n'était
fiant encore que celui de la guerre totale, ayant réalisé sa pas fait pour ça. Même si toute création se termine dans
pleine identité avec la machine abstraite, et où l'équilibre son abolition qui la travaille dès le début, même si toute
des sphèresd'influence et des grands segmentscommu- la musique est une poursuite du silence,elles ne peuvent
nique avec une < capillarité secrètep - si la cité tumi- pas être jugées d'après leur fin ni leur but supposé,car
neuse et bien découpéen'abrite plus que des troglodytes elles les excèdentde toutes parts. Quand elles débouchent
nocturnes, chacun enfoncé dans son trou noir, . maré- sur la mort, c'est en fonction d'un danger qui leur est
cage social qui complète exactement la < société évi- propre, et non d'une destinationqui serait la leur. Voilà ce
"
denteetsurorganiséeI u. que nous voulons dire: pourquoi, sur les lignes de fuite
en tant que réelles,la u métaphore de la guerre revient-
Et ce serait une erreur de croire qu'il suffit de prendre "
elle si souvent,même au niveau le plus personnel,le plus
enfin la ligne de fuite ou de rupture. D'abord il faut la individuel? Hôlderlin et le champ de bataille, Hypérion.
tracer, savoir où et comment la tracer. Et puis elle a Kleist, et partout dans son æuvre I'idée d'une machine de
elle-mêmeson danger, qui est peut-être le pire. Non seu- guerre contre les appareils d'Etat, mais aussi dans sa vie
lement les lignes de fuite, de plus grande pente, risquent I'idée d'une guerre à mener, qui doit le conduire au sui-
d'être barrées, segmentarisées, précipitées dans des trous cide. Fitzgerald : <<J'avais le sentiment d'être debout
noirs, mais elles ont un risque particulier en plus: tour- au crépusculesur un champ de tir abandonnê,... > Cri-
ner en lignes d'abolition, de destruction, des autres et de tique et clinique.' c'est la même chose,la vie, l'æuwe,
soi-même. Passion d'abolition. Même la musique, pour- quand elles ont épousé la ligne de fuite qui en fait les
quoi donne-t-elletant envie de mourir? Le cri de mort de pièces d'une même machine de guerre. Il y a longtemps,
Marie, tout en longueur, au ras des eaux, et le cri de mort dans ces conditions, Qùela vie a cesséd'être personnelle,
de Lulu, vertical et céleste.Toute la musique entre ces et que l'æuvre a cesséd'être littéraire, ou textuelle.
deux cris? Tous les exemplesque nous avons donnés de
lignes de fuite, ne serait-ceque chezles écrivainsque nous Assurément la guerre n'est pas une métaphore. Nous
aimons, comment se fait-il qu'ils tournent si mal? Et les supposonsavec Félix que la machine de guerre a une tout
lignes de fuite tournent mal, non pas parce qu'elles sont autre nature et origine que I'appareil d'Etat. La machine
imaginaires, mais justement parce qu'elles sont réelles et de guerre aurait son origine chez les pasteurs nomades,
dans leur rêalité. Elles tournent mal, non seulementparce contre les sédentairesimpériaux; elle implique une orga-
nisation arithmétique dans un espace ouvert où les
1. PaulVirilio, L'Insécurité
du territoire,éd.Stock. hommeset les bêtesse distribuent, par opposition à I'orga-
168
r69
nisation géométrique d'Etat qui repartit un espace clos
(même lorsque la machine de guerre se rapporte à une
géométrie, c'est une géométrie très différente de celle de
I'Etat, une espècede géométrie archimédienne,une géo-
métrie des < problèrnes>, et non pas des c théorèmesr
conme celle d'Euclide). fnversement le pouvoir d'Etat jamais qu'un compromis. Il peut arriver que la 64çhins
ne reposepas sur une machine de guerre, mais sur I'exer- de guerre devienne mercenaire, ou bien qu'elle se laisse
cice des machines binaires qui nous traversent et de la approprier par I'Etat dans la mesure même où elle le
machine abstraitequi nous surcode: toute une ( police >. conquiert. Mais il y aura toujours une tension entre
La machine de guerre, au contraire, est traverséepar les I'appareil d'Etat, avec son exigence de propre consetra-
devenirs-animaux,les devenirs-femme,les devenirs-imper- tion, et la machine de guerre, dans son entreprise de
ceptible du guerrier (cf. le secret comme invention de la détruire I'Etat, les sujetsde I'Etat, et même de se détruire
machine de guerrer pâr opposition à la publicité > du ou de se dissoudreelle-mêmele long de la ligne de fuite.
"
despoteou de I'homme d'Etat). Dumézil a souventinsisté S'il n'y a pas d'histoire du point de vue des nômades,bien
sur cette position excentrique du guerrier par rapport à que tout passepar eux, au point qu'ils sont comme les
I'Etat; Luc de Heusch montre comment la machine de ( noumènes> ou I'inconnaissablede I'histoire, c'est parce
guerre vient du dehors, se précipitant sur un Etat déjà gu'ils sont inséparablesde cette entreprised'abolition qui
développéqui ne la comportait pas r. Pierre Clastres,dans fait que les empires nomades se dissipent comme d'eux-
un texte ultime, explique comment la fonction de Ia mêmes, en même temps que la machine de guerre ou
guerre, dans les groupes primitifs, était prêcisément de bien se détruit, ou bien passeau service de I'Etat. Bref,
conjurer la formation d'un appareil d'Etat'. On dirait que la ligne de fuite se convertit en ligne d'abolition, de des-
I'appareil d'Etat et la machine de guerre n'appartiennent truction des autres et de soi-même, chaque fois qu'elle
pas aux mêmeslignes,ne se construisentpas sur les mêmes est tracéepar une machine de guerre. Et c'est là le danger
lignes: tandis que I'appareil d'Etat appartient aux lignes spécial à ce type de ligne, qui se mêle mais ne se confond
de segmentaritédure, et même les conditionne en tant pas avec les dangers précédents.Au point que, chaque
qu'il effectue leur surcodage,la machine de guerre suit fois qu'une ligne de fuite tourne en ligne de mort,
les lignes de fuite et de plus grande pente, venant du fond nous n'invoquons pas une pulsion intérieure du type
de la steppe ou du désert et s'enfonçant dans I'Empire. c instinct de mort >, nous invoquons encore un agen-
Gengis Khan et I'empereur de Chine. L'organisation mili- cement de désir qui met en jeu une machine objecti-
taire est une organisation de fuite, même celle que Moi'se vement ou extrinsèquementdéfinissable.Ce n'est donc
donne à son peuple, non pas seulement parce qu'elle pas par métaphoreque, chaquefois que quelqu'un détruit
consiste à fuir quelque chose, ni même à faire fuir I'en- les autres et se détruit soi-même, il a sur sa ligne de
nemi, mais parce qu'elle trace, partout où elle passe,une fuite inventé sa propre machine de guerre: la machine
ligne de fuite ou de déterritorialisation qui ne fait qu'un de guerre conjugale de Strindberg, la machine de guerre
avec sa propre politique et sa propre stratégie. Dans ces alcoolique de Fitzgerald... Tout l'æuvre de Kleist repose
1. Georges Dumézil, notamment Heur et malheur du guerrîer, sur le constatsuivant: il n'y a plus de machinede guerre
PUF, et Mythe et Epopée, t. II, éd. Gallimard. Luc de Heusch, à grande échelletellesles Amazones,la machine de guerre
Le Roi îvre ou I'origine de I'Etat, éd. Gallimard.
2. Pierre Clastres, La Guerre dans les sociétês primitives, in n'est plus qu'un rêve qui se dissipelui-même et fait place
< Libre ) Do l, éd. Payot. aux armées nationales (Prince de Hombourg); comment

t70 t7l
réinventer une machine de guerre d'un nouveau type cence et de rupture? Sont-elles encore vivables, ou bien
(Michael Kohlhaas), comment tracer la ligne de fuite déjà prises dans uas rn4çhine de destruction et d'auto-
dont on sait bien pourtant qu'elle nous mène à I'aboli- destruction qui recomposerait un fascisme molaire? - n
tion (suicide à deux)? Mener sa propre guerre?...Ou bien peut arriver qu'un agencement de désir et d'énonciation
comment déjouer ce dernier piège? soit rabattu sur ses lignes les plus dures, sur ses dispo-
sitifs de pouvoir. Il y a des agencementsqui n'ont que
Les différences ne passent pas entre individuel et col- ces lignes-là. Mais les autres dangers guettent chacun,
lectif, car nous ne voyons aucune dualité entre les deux plus souples et plus visqueux, dont chacun seul est juge,
t)'pes de problèmes: il n'y a pas de sujet d'énonciation, tant qu'il n'est pas trop tard. La question s comment le
mais tout nom propre est collectif, tout agencementes0 désir peut-il désirer sa propre répression?, ne présente
déjà collectif. Les différencesne passent pas davantage pas de diffculté théorique réelle, mais beaucoup de dif-
entre naturel et artificiel, tant les deux appartiennentà la ficultés pratiques chaque fois. Il y a désir dès qu'il y a
machine et s'y échangent.Ni entre spontanéet organisé, machine ou ( corps sansorganesu. Mais il y a des corps
tant la seule question concerneles modes d'organisation. sansorganescofirme des enveloppesvides indurées,parce
Ni entre segmentaireet centralisé, tant la centralisation qu'on aura fait sauter trop vite et trop fort leurs compo-
est elle-mêmeune organisation qui repose sur une forme santes organiques, < overdoseu. Il y a des corps sans
de segmentaritédure. Les différences efiectives passent organes,cancéreux,fascistes,dans des trous noirs ou des
entre les lignes, bien qu'elles soient toutes immanentes machines d'abolition. Comment le désir peut-il déjouer
les unes aux autres, emmêléesles unes dans les autres. tout cela, en menant son plan d'immanenceet de consis-
C'est pourquoi la question de la schizo-analyseou de Ia tance qui aftronte chaquefois cesdangers?
pragmatique, la micro-politique elle-même,ne consistent
jamais à interpréter, mais à demanderseulement: quelles Il n'y a aucune recette générale. Nous en avons fini
sont tes lignes à toi, individu ou groupe, et quels dangers avec tous les concepts globalisants. Même les concepts
sur chacune? - 1" Quels sont tes segmentsdurs, tes sont des heccéités,des événements.Ce qu'il y a d'inté-
machines binaires et de surcodage?Car même celles-là ressant dans des concepts comme désir, ou machine, ou
ne sont pas données toutes faites, nous ne sommespas agencement,c'est qu'ils ne valent que par leurs variables,
seulementdécoupéspar des machinesbinaires de classe, et par le maximum de variables qu'ils permettent. Nous
de sexeou d'âge: il y en a d'autresque nous ne cessons ne sommespas pour desconceptsaussigros que des dents
de déplacer, d'inventer sansle savoir. Et quels dangerssi creuses,r,l loi, tn maître, ln rebelle. Nous ne sommes
nous faisons sauter ces segmentstrop vite? L'organisme pas là pour tenir le compte des morts et des victimes de
même n'en mourra-t-il pas, lui qui possède aussi ses l'histoire,le martyre des Goulags,et pour conclure: s La
machines binaires, jusque dans ses nerfs et son cerveau? révolution est impossible, mais nous penseurs, il faut
- 20 Quelles sont tes lignes souples,quels flux et quels que nous pensions I'impossible, puisque cet impossible
seuils? Quel ensemble de déterritorialisations relatives, n'existe que par notre pensée!, Il nous semble qu'il n'y
et de re-territorialisations corrélatives?Et la distribution aurait jamais eu le moindre Goulag si les victimes avaient
des trous noirs: quels sont les trous noirs de chacun, là tenu le discours que tiennent aujourd'hui ceux qui pleu-
où une bête se loge, où un micro-fascisme se nourrit? rent sur elles. Il a fallu que les victirnes pensentet vivent
- 30 Quelles sont tes lignes de fuite, là où les flux se tout autrement, pour donner matière à ceux qui pleurent
conjuguent,là où les seuils atteignent un point d'adja- en leur nom, et qui pensenten leur nom, et qui donnent

n2 173
des leçons en leur nom. C'est leur force de vie qui les dictiques. Quel jeu triste et truqué jouent ceux qui parlent
poussaient,et non pas leur aigreur; leur sobriété, et pas d'un Maître suprêmementmalin, pour présenter d'eux-
leur ambition; leur anorexie et pas leurs gros appétits, mêmes I'image de penseurs rigoureux, incorruptibles et
comme dirait 7-o[a. Nous aurions voulu faire un livre de e pessimistes>? C'est sur les lignes difiérentes d'agence-
vie, et pas de comptabilitê, de tribunal, même du peuple ments complexes que les pouvoirs mènent leurs expéri-
ou de la penséepure. La question d'une révolution n'a mentations, mais que se lèvent aussi des expérimenta-
jamais été : spontanêitê:utopique ou organisation d'Etat. teurs d'une autre sorte, déjouant les prévisions, traçant
Quand on récuse le modèle de I'appareil d'Etat, ou de des lignes de fuite actives, cherchant la conjugaison de
I'organisation de parti qui se modèle sur la conquête de çss lignes,précipitant leur vitesseou la ralentissant,créant
cet appareil, on ne tombe pas pour autant dans I'alterna- morceau par morceau le plan de consistance, avec une
tive grotesque: ou bien faire appel à un état de nature, machine de guerre qui mesurerait à chaque pas les dan-
à une dynamique spontanée;ou bien devenir le penseur gers qu'elle rencontre.
soi-disant lucide d'une révolution impossible, dont on
tire tant de plaisir qu'elle soit impossible. La question a Ce qui caractérisenotre situation est à la fois au-delà
toujours été organisationnelle,p6 du tout idéologique: et en deçà de I'Etat. Au-delà desEtats nationaux, le déve-
une organisation est-elle possible, qui ne se modèle pas loppement du marché mondial, la puissancedes sociétés
sur I'appareil d'Etat, même pour préfigurer I'Etat à multinationales, I'esquisse d'une organi5afiqa plané-
venir? Alors, une machine de guene, avec ses lignes de "
taire >, I'extension du capitalisme à tout le corps social,
fuite? Opposer la machine de guerre à I'appareil d'Etat: forment bien une grande machine abstraite qui surcode
dans tout agencement,même musical, même littéraire, les flux monétaires,industriels, technologiques.En même
il faudrait évaluer le degré de voisinage avec tel ou tel temps les moyensd'exploitation, de contrôle et de surveil-
pôle. Mais comment une machine de guerre, dans n'im- lance deviennentde plus en plus subtils et diffus, molécu-
porte quel domaine,deviendrait-ellemoderne,et comment laires en quelque sorte (es ouvriers des pays riches par-
conjurerait-elle ses propres dangers fascistes, face aux ticipent nécessairementau pillage du Tiers Monde, les
dangers totalitaires de I'Etat, ses propres dangers de des- hommes, à la sur-exploitation des femmes, etc.). Mais la
truction face à la conservation de I'Etat? D'une certaine machins abstraite, avec sesdysfonctionnements,n'est pas
manière, c'est tout simple, ça se fait tout seul, et tous les plus infaillible que les Etats nationaux qui n'anivent pas
jours. L'erreur serait de dire: il y a un Etat globalisant, à les régler sur leur propre territoire et d'un territoire à
maître de ses plans et tendant ses pièges; et puis, une I'autre. L'Etat ne dispose plus des moyens politiques,
force de résistance qui va épouser la forme de I'Etat, institutionnels ou même financiers qui lui permettraient
quitte à nous trahir, ou bien qui va tomber 6ans les luttes de parer aux contrecoups sociaux de la machine; il est
locales partielles ou spontanées,quitte à être chaque fois douteux qu'il puisseéternellements'appuyersur de vieilles
étouffées et battues. L'Etat le plus centralisé n'est pas formes comme la police, les armées, les bureaucraties
du tout maître de ses plans, lui aussi est expérimenta- même syndicales, les équipements collectifs, les écoles,
teur, il fait des injections, il n'arrive pas à prévoir quoi les familles. D'énormes glissementsde terrain se font en
que ce soit : les économistesd'Etat se déclarent inca- deçà de I'Etat, suivant des lignes de pente ou de fuite
pables de prévoir I'augmentation d'une massemonétaire. affectant principalement: 1o le quadrillage des terri-
La politique américaine est bien forcée de procéder par toires; 2" les mécanismesd'assujettissementéconomique
injections empiriques, pas du tout par progranmes apo- (nouveauxcaractèresdu chômage,de I'inflation...); 3" les

r74 r75
encadrements réglementaires de base (crise de l'école, ANNEXE : CHAPITRE V
des syndicats, de farmée, des femmes...); 4" la nature
des revendications qui deviennent qualitatives autant que
quantitatives (c qualité de la vie r plutôt que s niveau de L'ACTUEL ET LE VIRTUEL
vie r) - tout cela constituant ce qu'on peut appeler un
droit au désir, tr n'est pas étonnant que toutes sortes de
questions minoritaires, linguistiques, ethniques, régio-
nales, sexistes,juvénistes, ressurgissentnon pas seulement
à tire d'archaîsmes, mais sous des formes révolution-
naires actuelles qui remettent en question, de manière
entièrement immanente, et l'économie globale de la
machine, et les agencementsd'Etats nationaux. Au lieu de
parier sur l'éternslls impossibilité de la révolution et sur le
retour fasciste d'une machine de guerre en généralr pour-
quoi ne pas penser qu'un nouveau type de révolution est
en troin de devenir possible, et que toutes sortes de
machines mutantes, vivantes, mènent des gueres, se
conjuguent, et tracent un plan de consistancequi mine le
plan d'organisation du Monde et des Etats t? Car, encore
une fois, le monde et ses Etats ne sont pas plus maîtres
de leur plan, que les révolutionnairesne sont condamnés
à la déformation du leur. Tout se joue en parties incer-
taines, c face à face, dos à dos, dos à face...>. La ques-
tion de I'avenir de la révolution est une mauvaise question,
parce que, tant qu'on la pose, il y a autant de gens qui
ne deviennent pas révolutionnaires,et qu'elle est précisé-
ment faite pour cela, empêcher la question du devenir-
révolutionnaire des gens,à tout niveau, à chaque endroit.

. l. _Sur_tous-ces points, cf. Félix Guattari, La Grande illusion,


in c I-e Monde r.
PREMIÈRE PARTIE

I-a philosophie est la théorie des multiplicités. Toute


multiplicité implique des éléments actuels et des élé-
ments virtuels. Il n'y a pas d'obiet purement actuel. Tout
actuel s'entoure d'un brouillard d'images virtuelles. Ce
brouillard s'élève de circuits coexistants plus ou moins
étendus, sur lesquels les images virtuelles se distribuent
et courent. C'est ainsi qu'une particule actuelle émet et
absorbe des virtuels plus ou moins proches, de différents
ordres. Ils sont dits virtuels en tant que leur émission et
absorption, leur création et destruction se font en un
temps plus petit que le minimum de temps continu pen-
sable, et que cette brièveté les maintient dès lors sous un
principe d'incertitude ou d'indétermination. Tout actuel
s'entoure de cercles de virnralités toujours renouvelés,
dont chacun en émet un autre, et tous entourent et réa-
gissent sur I'actuel (<,au centre de la nuée du virtuel est
encore un virtuel d'ordre plus élevé... chaque particule
virtuelle s'entoure de son cosmos virtuel et chacune à
son tour fait de même indéfiniment... I ,r En vertu de
I'identité dramatique des dynamismes, une perception
est comme une particule : une perception actuelle
s'entoure d'une nébulosité d'images virtuelles qui se dis-
tribuent sur des circuits mouvants de plus en plus éloi-

1. Michel Cassé,Du vide et de la création,Editions Odile Jacob,


p. 72-73. Et l'étude de Pierre Léwy, Qu'est-cequele airtuelà Edi-
tions de la Découverte.

t79
Bnés, de plus en plus larges, qui se font et se défont. Ce de I'actualisation, mais celle-ci n'a pour suiet que le vir-
sont des souvenirs de différents ordres : ils sont dits tuel. L'actualisation appartient au virtuel. L'acflralisation
images virtuelles en tant que leur vitesse ou leur brièveté du virtuel est la singularité, tandis que I'actuel lui-même
les maintiennent ici sous un principe d'inconscience. est I'individualité constituée. L'actuel tombe hors du
plan comme fruit, tandis que I'actualisation le rapporte
Les images virtuelles ne sont pas plus séparables de au plan comme à ce qui reconvertit I'obiet en suiet.
I'objet actuel que celui-ci de celles-là. I-es images vir-
tuelles réagissent donc sur l'actuel. De ce point de vue
elles mesurent, sur l'ensemble des cercles ou sur chaque
cercle, un continuum, un spatium déterminé dans
chaque cas par un maximum de temps pensable. A ces
cercles plus ou moins étendus d'images virtuelles, corres-
pondent des couches plus ou moins profondes de I'objet
actuel. Ceux-ci forment I'impulsion totale de I'obiet :
couches elles-mêmes virtuelles, et dans lesquelles I'obiet
actuel devient à son tour virtuel 2. Objet et image sont ici
tous deux virtuels, et constituent le plan d'immanence
où se dissout I'obiet actuel. Mais I'actuel est passé alors
dans un processus d'actualisation qui affecte I'image
autant que I'objet. Le continuum d'images virtuelles est
fragmenté, le spatium est découpé d'après des décompo-
sitions du temps régulières ou irrégulières. Et I'impulsion
totale de l'objet virtuel se brise en forces correspondant
au continuum partiel, en vitesses qui parcourent le spa-
tium découpé 3. Le virtuel n'est jamais indépendant des
singularités qui le découpent et le divisent sur le plan
d'immanence. Comme I'a montré l-eibniz, la force est
un virtuel en cours d'actualisation, autant que I'espace
dans lequel elle se déplace. Le plan se divise donc en une
multiplicité de plans, suivant les coupures du continuum
et les divisions de I'impulsion qui marquent une actuali-
sation des virtuels. Mais tous les plans ne font qu'un,
suivant la voie qui mène au virtuel. Le plan d'imma-
nence comprend à la fois le virtuel et son actualisation,
sans qu'il puisse y avoir de limite assignable entre les
deux. L'actuel est le complément ou le produit, I'objet

2. Bergson,Matièreet mëmoire,Editions du centenaire,p. 250


(les chapitresII et III analysentla virtualité du souveniret son
actualisation).
3. Cf. Gilles Châtelet, Les Enjeux du mobile, Editions du Seuil,
p. 54-68 (des <,vitesses virtuelles D aux ( découpages virtuels r).

180
DEUXIÈME PARTIE

Nous avons considéré iusqu'à maintenant le cas où un


actuel s'entoure d'autres virtualités de plus en plus éten-
dues, de plus en plus lointaines et diverses : une particule
crée des éphémères, une perception évoque des souve-
nirs. Mais le mouvement inverse s'impose aussi : quand
les cercles se rétrécissent, et que le virtuel se rapproche
de I'actuel pour s'en distinguer de moins en moins. On
atteint à un circuit intérieur qui ne réunit plus que I'objet
actuel et son image virtuelle : une particule actuelle a son
double virtuel, qui ne s'écarte que très peu d'elle ; la
perception actuelle a son propre souvenir comme une
sorte de double immédiat, consécutif ou même simul-
tané. Car, comme le montrait Bergson, le souvenir n'est
pas une image actuelle qui se formerait après I'obiet
perçu, mais I'image virtuelle qui coexiste avec la percep-
tion actuelle de I'objet. Le souvenir est I'image virtuelle
contemporaine de I'objet actuel, son double, son < image
en miroir r a. Aussi y a-t-il coalescence et scission, ou
plutôt oscillation, perpétuel échange entre I'obiet actuel
et son image virtuelle : l'image virtuelle ne cesse de
devenir actuelle, comme dans un miroir qui s'empare du
personnage, I'engouffre, et ne lui laisse plus à son tour
qu'une virtualité, à la manière de La Dame de Shanghaî.

4. Bergson, L'Energiespiituelle, < le souvenir du présent... ))r


p. 917-920. Bergsoninsistesur les deux mouvements,vers des
cerclesde plus en plus larges,vers un cerclede plus en plus étroit.

183
L'image virtuelle absorbe toute I'actualité du person- se conserye (à la sienne). I-es virtuels communiquent
nage, en même temps que le personnage actuel n'est plus immédiatement par-dessus I'actuel qui les sépare. I-es
qu'une virtualité. Cet échange perpétuel du virtuel er de deux aspects du temps, I'image actuelle du présent qui
I'actuel définit un cristal. C'est sur le plan d'immanence passe et I'image virtuelle du passé qui se conserve, se
qu'apparaissent les cristaux. L'actuel et le virtuel co- distinguent dans I'actualisation, tout en ayant une limite
existent, et entrent dans un étroit circuit qui nous inassignable, mais s'échangenr dans la cristallisation,
ramène constamment de I'un à I'autre. Ce n'est plus une jusqu'à devenir indiscernables, chacun empruntant le
singularisation, mais une individuation comme pro- rôle de I'autre.
cessus, l'actuel et son virtuel. Ce n'est plus une actuali-
sation mais une cristallisation. I-a pure virtualité n'a plus Le rapport de I'actuel et du virtuel constitue toujours
à s'actualiser puisqu'elle est strictement corrélative de un circuit, mais de deux manières : tantôt I'actuel ren-
l'actuel avec lequel elle forme le plus petit circuit. Il n'y voie à des virtuels comme à d'auues choses dans de
a plus inassignabilité de I'actuel et du virtuel, mais indis- vastes circuits, où le virnrel s'actualise, tantôt I'actuel
cemabilité entre les deux tennes qui s'échangent. renvoie au virtuel comme à son propre virtuel, dans les
plus petits circuits où le virtuel cristallise avec I'actuel. I-e
Objet actuel et image virtuelle, objet devenu virnrel et plan d'immanence contient à la fois I'actualisation
image devenue actuelle, ce sont les figures qui apparais- comme rapport du virtuel avec d'autres termes, et même
sent déià dans l'optique élémentaire 5. Mais dans tous les I'actuel comme terme avec lequel le virtuel s'échange.
cas, la distinction du virtuel et de I'actuel correspond à la Dans tous les cas, le rapport de I'actuel et du virtuel n'est
scission la plus fondamentale du Temps, quand il avance pas celui qu'on peut établir entre deux actuels. Les
en se différenciant suivant deux grandes voies : faire actuels impliquent des individus déià constitués, et des
passer le présent et conserver le passé. Le présent est une déterminations par points ordinaires ; tandis que le rap-
donnée variable mesurée par un temps continu, c'est-à- poft de I'actuel et du vinuel forme une individuation en
dire par un mouvement supposé dans une seule direc- acte ou une singularisation par points remarquables à
tion : le présent passe dans la mesure où ce temps déterminer dans chaque cas.
s'épuise. C'est le présent qui passe, qui définit I'actuel.
Mais le virtuel apparaît de son côté dans un temps plus
petit que celui qui mesure le minimum de mouvement
dans une direction unique. Ce pourquoi le virtuel est
<,éphémère r. Mais c'est dans le virtuel aussi que le passé
se conserve, puisque cet éphémère ne cesse de continuer
dans le < plus petit )) suivant, qui renvoie à un change-
ment de direction. Le temps plus petit que le minimum
de temps continu pensable en une direction est aussi le
plus long temps, plus long que le maximum de temps
continu pensable dans toutes les directions. I-e présent
passe (à son échelle), tandis que l'éphémère conserve er

5. A panir de I'objet actuel et de l'image virtuelle, I'optique


montre dans quel cas I'objet devient virtuel, et I'image actuelle,
puis commentI'objet et I'imagedeviennenttous deux actuels,ou
tous deux virtuels.

r84
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Mille Plateaux, 1980, Editions de Minuit.
Qu'est-ceque la philosophiet 1991, Editions de Minuit.

187
l.
I
TABLE DES I\,IATIÈNNS

I. Un entretierr, Qw'estae que c'est, à qrci ça


sert ?
I.............. 7-26
u............. 27-43
u. De Ia supéioité de la littérature anglaise-améi-
caine
I.............. 47-63
u............. 65- 91

lll. Psychanalyse morte analysez


I.............. 95- 123
u............ r25-r47
lY. Politiques
I.............. r5t-r62
u............ t63-r76
Annexe : Y. L'actuel et Ie oirtuel 177

Bibliographie........... 187

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